# 157-11-71
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### *Appel pour les Compagnons*
NOS amis, dans l'ensemble, négligent beaucoup trop d'apporter aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES le soutien qu'ils peuvent et qu'ils devraient leur apporter. Cette négligence est devenue catastrophique au cours de la présente année. Je parle de la négligence de tous ceux qui, n'ayant pas le temps ou le goût de participer eux-mêmes aux activités des COMPAGNONS, peuvent du moins alimenter et soutenir ces activités par leurs souscriptions. Je demande à tous ceux qui approuvent notre action de verser aux COMPAGNONS, selon leurs moyens, une souscription immédiate à l'intitulé suivant :
LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES C.C.P. Paris 19.241.14
Ne craignez pas d'être ensuite embrigadés contre votre gré. Précisez si vous le voulez sur le talon de votre versement « souscription sans adhésion ». Mais ne laissez pas, ne laissez plus les COMPAGNONS sans les ressources nécessaires à leur action. La négligence, l'abstention du plus grand nombre de nos lecteurs est en train d'asphyxier LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES : ils n'arrivent plus, faute de moyens, à faire face à la première de leurs tâches, l'établissement de bourses (partielles ou totales) d'abonnement. L'argent manque parce que les dons qui leur sont adressés par vous à cet effet sont trop peu nombreux et trop peu élevés.
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Ce serait une honte que nous soyons obligés d'abandonner l'entraide à l'abonnement faute de dons pour l'assurer. Je vous rappelle qu'il s'agit d'une entraide : une aide entre abonnés : les COMPAGNONS n'ont d'autres ressources, pour y pourvoir, que vos cotisations, vos dons, vos souscriptions. Or, dans cette seule branche de leurs activités, ils ont un déficit qui dépasse maintenant deux millions de francs (anciens).
Je demande donc à l'ensemble de nos lecteurs de venir à leur secours, d'abord en comblant immédiatement ce déficit.
J'en profite aussi pour vous rappeler ce que sont et comment fonctionnent LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, et quels sont leurs autres besoins.
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Les abonnés de la revue reçoivent seulement la revue et les communications, circulaires ou lettres en provenance de la revue. Nous ne communiquons pas leur adresse aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. S'ils veulent rencontrer d'autres abonnés de la revue et être tenus au courant de nos activités locales, il leur faut prendre eux-mêmes l'initiative initiale de faire connaître aux COMPAGNONS leur nom et leur adresse à cet effet. Il arrive que de très anciens et très fidèles abonnés apprennent par ouï-dire, après coup, que je suis venu m'entretenir avec nos amis dans leur localité, ils ne comprennent pas pourquoi ils n'ont pas été prévenus : -- Comment ! disent-ils, moi qui suis abonné depuis dix ans ! On ne m'a pas convoqué, on ne m'a pas avisé ! -- Eh ! non : nous avisons, nous convoquons seulement ceux qui, même sans adhérer à l'Association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, lui ont donné leur nom et leur adresse en vue d'être avisés de nos activités et convoqués à nos réunions.
C'est par LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES que ceux de nos lecteurs qui le désirent peuvent se rencontrer et se concerter afin d'organiser deux sortes d'activités :
1\. -- les activités qui ont pour but le soutien et la diffusion de la revue ;
2\. -- les activités qui sont recommandées par la revue.
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Dans la seconde catégorie figure en première ligne le soutien matériel et moral à apporter aux prêtres qui maintiennent vivante LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V. Ce soutien, d'autres l'organisent d'autres manières. Nous l'organisons pour notre part seulement entre gens, laïcs et prêtres, qui se connaissent personnellement. Cela est beaucoup plus modeste, local, artisanal, mais beaucoup plus sûr.
Je comprends très bien que beaucoup de lecteurs de la revue ne participent pas, pour diverses raisons, aux activités des COMPAGNONS.
La revue, conformément à sa vocation, est lue par beaucoup de personnes qui militent déjà dans d'autres organisations civiques ou religieuses et n'ont pas la possibilité d'assumer des responsabilités supplémentaires.
D'autre part, beaucoup de lecteurs n'ont pas le goût ou ne croient pas avoir les capacités de militer dans une association active.
Mais aux uns et aux autres, je demande d'aider les COMPAGNONS au moins par leurs « souscriptions sans adhésion ». Une association comme LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES n'a pas de ressources, -- pas d'autres ressources que vos dons, j'y insiste, comprenez-le bien. Elle n'a que des charges, elle n'a que des dépenses. Une revue, par exemple, a ses recettes normales : abonnements et ventes au numéro. Une association militante ne vend rien et n'a pas de recettes. Elle n'a que les cotisations des adhérents et les dons de ceux qui lui envoient des « souscriptions sans adhésion ». Il est important, il est urgent que tous nos lecteurs s'y mettent pour assurer aux COMPAGNONS un budget enfin normal.
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Songez que les COMPAGNONS n'ont pas encore un local ! Ils n'ont que celui qui leur est gracieusement prêté, deux heures par semaine depuis leur fondation. Mais y demeurer indéfiniment, c'est à la longue, abuser de la générosité qui nous est faite ; et c'est en abuser sans profit, car c'est évidemment insuffisant comme siège central de nos activités.
Mais, cela et le reste dépend de vous.
Je vous ai assez manifesté que LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ont un grand et mortel besoin d'argent.
Pensez-y.
J. M.
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### Réponse à une question
« *Dans la région de V..., pouvez-vous m'indiquer un prêtre* (*une paroisse*) *qui célèbre, notamment le dimanche, la messe de saint Pie V ? *»
Le nombre augmente des lettres qui, sous une forme ou sous une autre, nous posent une question de cette sorte.
Les auteurs de ces lettres ne sont pas inscrits aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ; souvent, ils ne sont même pas abonnés à la revue. Ils ont plus ou moins entendu dire que nous encouragions et soutenions la célébration maintenue de *la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de* *saint Pie V*. Sans s'inscrire aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, sans s'abonner à la revue, ils nous écrivent comme on écrit à une agence de tourisme ou à un service de petites annonces.
Nous refusons de donner les indications demandées.
Si nous les refusons, ce n'est point parce que, pour avoir accès à ces renseignements, la condition serait de souscrire un abonnement à la revue ou d'envoyer une cotisation aux COMPAGNONS : non, cela ne suffirait pas. *Nous refusons ces renseignements à toutes les personnes que nous ne connaissons pas* *personnellement*. Nous les leur refusons parce que nous estimons devoir les leur refuser.
Les renseignements sur les messes, les renseignements sur les prêtres, nous ne les donnons *ni par écrit* *ni à n'importe qui*. Ces renseignements, leur voie normale est de *circuler oralement entre gens qui* *se connaissent*. Il faut d'abord se connaître ; se connaître personnellement ; se connaître depuis longtemps. Nos lecteurs ne peuvent pas dire que l'avertissement ne leur en a pas été donné, avec insistance, avec gravité.
Voici par exemple ce que nous disions dans notre numéro spécial sur le Saint Sacrifice de la Messe :
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Nous recevons des lettres de lecteurs qui nous demandent comment faire pour obtenir *au moins* une messe de mariage ou de funérailles qui soit célébrée selon le Missel romain de saint Pie V. Nos réponses, quand nous avons le temps d'en faire, les déçoivent. Mais c'est de leur faute : ils sont *trop seuls* et ils s'y prennent *trop tard.*
Ils n'ont que quelques jours pour une messe de funérailles, que quelques semaines pour une messe de mariage, et souvent *pas même un prêtre* qui accepte de célébrer la messe selon leur vœu.
Dans ces conditions, il est impossible de contrecarrer le refus paroissial ou diocésain. Il n'existe aucun « truc miracle » permettant d'imposer le Missel romain et le grégorien à un clergé qui n'en veut pas. *Il fallait s'y prendre plus tôt, s'organiser en temps utile, s'être déjà regroupés* CHAQUE DIMANCHE *autour de messes de saint Pie V ;* s'être déjà documentés ; avoir déjà des prêtres, déjà des contacts suivis avec les associations qui s'en occupent et qui sont en relations avec des avocats ecclésiastiques compétents et résolus.
Groupez-vous pour être forts, pour être renseignés, pour être défendus : *entraide et autodéfense mutuelles.* Trouvez le moyen d'être *en possession paisible* de la messe de saint Pie V chaque dimanche. Quand viendra la persécution administrative, vous ferez appel selon les formes... Procédures longues et difficiles. Vous y serez embrouillés, vous y serez débordés, si vous y allez isolés et en amateurs. Au contraire, ces procédures vous seront facilitées si vous avez des conseils juridiques compétents. C'est en quoi peuvent vous rendre service des associations comme LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES et comme UNA VOCE. A la condition de ne pas les alerter au dernier moment, en catastrophe : mais *d'y être déjà organisés* quand survient l'arbitraire.
La position la plus simple et la plus forte est de s'établir habituellement dans la messe latine de saint Pie V : *aucune autorisation préalable n'est nécessaire.* Aucune autorité *n'a le droit de l'interdire.* Mais bien sûr cette interdiction viendra tôt ou tard par abus de pouvoir : il faut être prêts, être organisés, dès maintenant. Quand vient l'arbitraire, alors, sans céder, on fait appel, jusqu'à Rome, et de toutes façons l'appel est suspensif des mesures d'interdiction.
Des prêtres pour cela, il en existe ; des avocats ecclésiastiques compétents et résolus, il en existe aussi. Naturellement, nous *ne les indiquerons pas à nos lecteurs sur simple lettre.*
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Si vous voulez des prêtres, si vous voulez des avocats, si vous voulez des messes de saint Pie V, si vous voulez des renseignements, des conseils, des moyens d'action, entrez d'abord dans les associations qui vous les procureront *quand elles vous connaîtront suffisamment ;* pas avant.
-- Mais comment se connaître, comment se faire connaître ?
-- De cent manières. Prenez celle qui vous paraît la meilleure ou la plus commode. Mais ne dites pas que vous n'en avez aucune. LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ont été créés notamment pour ceux qui n'en avaient ou qui n'en acceptaient, aucune autre. Leur développement est entre vos mains. Vous bénéficierez d'un puissant secours des COMPAGNONS si leur association est puissante : et elle le sera si justement, en y apportant tous ensemble vos forces et vos ressources, vous avez su la rendre telle.
Si vous préférez apporter le meilleur de vos ressources, de vos forces, de votre temps, de votre activité à des associations *qui n'ont pas pour but* de maintenir la messe catholique traditionnelle, alors ne vous étonnez pas d'être privés de prêtres et de messes.
Travaillez en priorité à ce qui vous paraît le plus important...
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## ÉDITORIAL
### L'assistance à la Messe
par R.-Th. Calmel, o.p.
A LA VUE de la dissolution progressive de la Messe, conséquence logique du lancement du *novus Ordo,* les fidèles sont de plus en plus nombreux à se poser des cas de conscience. Où est leur devoir ?
Dans la mesure où ils ont compris trois choses capitales : 1°) la dissolution de la Messe est l'effet nécessaire de son démantèlement ; 2°) deux garanties objectives au moins sont nécessaires pour empêcher ce démantèlement et prévenir la dissolution ; 3°) l'arrêt de la dissolution ne se fera pas de manière automatique, mais il sera le fruit d'une résistance effective dans la foi ; dans la mesure où les fidèles ont compris ces trois vérités une question de conscience se pose à eux, inéluctable : que dois-je faire pour ne pas donner la main à la destruction de la Messe ? Qu'attend de moi Notre-Seigneur qui, dans son amour infini, a institué la Sainte Messe, qui a voulu qu'elle présente toutes les garanties nécessaires par le moyen des formulaires et cérémonies ordonnées par l'Église ? Disons tout de suite, quitte à l'expliquer un peu plus loin, que les deux garanties objectives indispensables sont d'abord le Canon romain latin d'avant Paul VI, c'est-à-dire sans dialogue après la consécration ; ensuite la communion de la main du prêtre et sur les lèvres.
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Trop souvent les prêtres ne procurent aux fidèles que des Messes nouvelles, donc privées de garanties suffisantes. *Les conditions dans lesquelles s'impose l'obligation de venir à la Messe ne sont pas tenues.*
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Toute obligation relative à la Messe n'est pas supprimée pour, autant, mais l'obligation d'y assister, du fait qu'elle porte sur une Messe présentant en elle-même un minimum de garanties, cette obligation-là se trouve suspendue. Par la faute des prêtres, mais avant tout par la faute des responsables du *novus Ordo,* LES CONDITIONS DE L'OBLIGATION LÉGALE ONT ÉTÉ CASSÉES*.* Cependant une très grave obligation persiste, une obligation dont nulle lâcheté, nulle trahison de la part de l'autorité hiérarchique ne saurait nous rendre exempts tout chrétien demeure tenu de confesser ouvertement la foi dans la Messe catholique ; le Seigneur lui demande même, lui fait l'honneur de lui demander, une confession de foi d'autant plus ferme que la Messe est exposée à un péril plus grave et plus insidieux.
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La légalité étant brisée il est inévitable que les fidèles entendent de façons diverses et d'ailleurs complémentaires la manifestation de leur fidélité. Ce qui est capital c'est que l'attitude des uns et des autres soit commandée par la résolution inébranlable de confesser la foi dans la bonne Messe. S'il en est ainsi, ils se découvriront unanimes pour défendre les deux points suivants : faire le plus grand effort, un effort beaucoup plus grand qu'en des périodes tranquilles, pour trouver une Messe de saint Pie V, ou au moins une Messe qui présente les deux garanties indispensables du Canon romain inchangé et du rite de communion inchangé. Les fidèles déploieront les ressources dont ils disposent pour trouver une telle Messe ou pour obtenir des prêtres qu'ils acceptent de la célébrer. Deuxième point où doit exister l'unanimité : les fidèles doivent s'abstenir de celles des Messes nouvelles qui sont douteuses parce que la foi et la piété du prêtre ne viennent pas suppléer à la carence du rite.
Mais s'il s'agit de ces Messes nouvelles qui sont valides et même pieuses, encore qu'elles manquent des garanties nécessaires, la conduite des fidèles subira des variations légitimes. Les uns estimeront n'avoir qu'un seul moyen, en ce qui les regarde, pour confesser la foi dans la vraie Messe, empêcher la prescription, prouver l'attachement au Dieu de vérité qui ne supporte pas l'équivoque dans les rites de son Église ;
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le seul moyen qu'ils jugent bon, dans leur cas personnel, est de s'abstenir. Ils ne prennent certes pas ce parti comme une solution de facilité. Leur abstention est choisie devant Dieu comme un témoignage de fidélité, jamais comme une concession à la paresse ou à l'indifférence. Qu'ils veillent seulement à ce que leur abstention soit pénétrée de prière, nourrie d'oraison, afin d'être non seulement une indignation de la droiture et de l'honnêteté mais aussi, et plus encore, un témoignage de foi. -- D'autres, en revanche, estimeront que, en ce qui les regarde, du moment qu'ils marquent leur réprobation en toute netteté, notamment par le silence et en communiant sur les lèvres, ils font bien d'assister à ces Messes encore valides, quoique n'étant plus garanties. Ils n'estiment pas que Notre-Seigneur leur demande de témoigner de leur foi dans l'Eucharistie en se retirant purement et simplement de cette célébration de la Messe, du moment qu'elle est encore valide. Qu'ils veillent cependant à rester toujours fermes et décidés dans la manifestation de leur désaccord sur le *novus Ordo,* en particulier sur les *nouvelles prières eucharistiques,* de peur que leur assistance aux nouvelles Messes (en tout cas à une petite partie de ces Messes) ne tourne à l'accoutumance et ne finisse par la complicité. Qu'ils fassent également ce qu'ils peuvent pour ramener le prêtre à son devoir sacerdotal, car le prêtre ne fait pas son devoir qui se laisse aller à célébrer la Messe sans les garanties traditionnelles.
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Quand je m'adresse à mes frères dans le sacerdoce je leur dis ceci, dans la mesure du moins où je peux les atteindre : « Ce que vous faites, au nom de la soi-disant obéissance, essayez de le considérer de plus prés. Examinez en particulier si, du fait d'avoir pris le *novus Ordo* en général et les nouvelles prières eucharistiques en particulier, vous n'apportez pas votre concours, sans même y avoir pensé, à la destruction progressive de la Messe ? N'arguons pas de notre piété personnelle pour négliger cet examen. Certes notre piété personnelle importe grandement. Mais il s'agit ici d'autre chose. Il s'agit de savoir si, abstraction faite de la piété variable des divers célébrants, le *novus Ordo* en général et les *nouvelles prières eucharistiques* en particulier ne tendent pas à détruire la Messe, alors que *l'Ordo* de saint Pie V et le *Canon romain latin* en particulier la sauvegardent nécessairement, la maintiennent intacte, intègre, pieuse.
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Nous n'avons pas le droit de dire les *nouvelles prières eucharistiques --* pas plus du reste que le Canon romain -- les yeux fermés ou plutôt l'intelligence aveuglée. Rationabile obsequium nostrum. Si une étude sans prévention nous montre que les nouveaux formulaires produisent le démantèlement de la Messe, un démantèlement universel qui prépare la destruction, nous devons tirer la conclusion de cette étude : opposer un refus. D'autant que le devoir d'obéissance n'existe pas. La Messe dite de saint Pie V et le Canon romain latin d'avant Paul VI, c'est-à-dire sans dialogue après la consécration, restent toujours autorisés. Et nous sommes sûrs que Paul VI ne va pas, ne peut pas, retourner l'anathème de saint Pie V, condamner dans les formes de la Bulle *Quo Primum* du 14 juillet 1570, proclamer canoniquement qu'il a voué à *la malédiction du Dieu Tout-Puissant et des bienheureux Apôtres Pierre et Paul* tout prêtre qui continue de se servir de *l'Ordo Missae* codifié par son prédécesseur. Or il ne faudrait rien de moins que cela pour nous lier en conscience. »
Même dans l'état de décomposition avancée où nous voici descendus, les prêtres qui se sont ralliés au *novus Ordo* peuvent, au moins, REVENIR DÈS MAINTENANT AUX DEUX GARANTIES OBJECTIVES INDISPENSABLES du Canon romain d'avant Paul VI, (c'est-à-dire sans dialogue après la consécration) et du rite de communion traditionnel. Au moins cela, en attendant de reprendre sans tarder l'*Ordo* entier de saint Pie V.
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J'expliquerai maintenant la cause immédiate, principale, de la dissolution de la Messe, puis les deux garanties qui s'imposent pour éviter cette dissolution.
Après deux ans de messes nouvelles, de nouvelles *Prières eucharistiques,* de nouvelles façons de communier, la Messe devient n'importe quoi. Dans cet ordre où il y va de tout, puisque c'est le Sacrifice même du Seigneur, sa Présence réelle, le sacrement de son Corps et de son Sang, la confusion et la dégradation ont progressé à une allure vertigineuse, ou plutôt, comme il y avait lieu de le redouter, se sont précipitées à un train d'Enfer.
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Il est du reste quelque chose d'encore plus abominable, mais hélas ! tout à fait logique : le nombre des Messes sacrilèges ou même, invalides augmente régulièrement. Désormais des prêtres disent la Messe habillés en civil, garçons et filles s'asseyant autour d'eux, prononçant avec eux les paroles consécratoires, chacun se servant ensuite à même la corbeille ; la corbeille... faut-il ajouter de pain ou d'hosties consacrées ? Désormais les prêtres peuvent multiplier des repas eucharistiques qui outragent la sainte Eucharistie et déshonorent le sacerdoce, il n'arrive pas pour autant que l'autorité hiérarchique se risque à intervenir avec fermeté, en public, et selon les lois d'une juste rigueur. Pleine liberté est accordée à des Messes de plus en plus informes. C'est logique. C'est la suite logique du mauvais coup perpétré contre la Messe voici deux ans, lorsque l'autorité hiérarchique en proscrivant, de fait, la langue latine, en substituant au Canon romain latin des *Prières eucharistiques* vagues et fort peu expressives, en approuvant la Communion sous une forme non adorante, *démantelait* ainsi la Messe de toutes les garanties plus que millénaires. On a voulu une Messe sans protection, et l'on s'étonnerait qu'elle fût dévastée par des clercs impudents ou hérétiques, cependant que trop de prêtres pieux, mais craintifs et désemparés, et doutant de leur bon droit, se sont résignés à se faire une Messe de leur cru, privée de garanties objectives.
Si vous mettez la main dans certains engrenages le corps entier sera broyé. Le *Novus Ordo Missae* peut se comparer à un engrenage implacable, exactement calculé pour broyer la Messe et, avec la Messe, le prêtre. Banni le latin. Repoussé le Canon ou *règle invariable* de la Consécration. Encouragées les *Prières eucharistiques* peu consistantes, notamment le *Canon-Express.* Fini le rite adorant et fixe pour recevoir la communion. En somme la Messe démantelée de part en part, dans toutes les prières, dans toutes les attitudes ; aussi bien du côté du prêtre que du côté des fidèles ; la Messe abandonnée, dans la pratique, à l'arbitraire d'un chacun. Et vous voudriez, avec cela, que la consécration, qui certes est conservée, continue d'être faite dans un contexte approprié à son mystère ! Vous voudriez que la Messe demeure stable, pieuse, infailliblement valide ; vous voudriez qu'elle ne devienne pas n'importe quoi ! Autant vouloir l'impossible.
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Autant dire : pendant l'orage ne vous abritez d'aucune manière, mais quand même ne soyez pas mouillés ! Il est vrai que les novateurs s'imaginent qu'après Vatican II il fera toujours beau dans la sainte Église, que les orages ne viendront plus nous éprouver. Vue intéressante sans doute, dont la seule faiblesse est de manquer de réalisme.
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La Messe catholique normale, ne laissant place à aucune hésitation sur la réalité de son mystère, totalement franche, n'offrant nulle possibilité de fissure, la bonne Messe est la Messe de saint Pie V. Non que le grand Pape dominicain d'après le Concile de Trente l'eût forgée de toutes pièces comme c'est hélas ! arrivé pour les auteurs des Messes nouvelles. Il a simplement codifié ce qui se faisait bien avant lui, ce qui remontait, pour l'essentiel, à l'époque patristique de saint Léon ou même de saint Ambroise.
Or prenez une Messe nouvelle, dans la célébration de laquelle le prêtre aura maintenu d'une part le formulaire primitif du Canon, intact, intègre, non modifié en quoi que ce soit, d'autre part le rite traditionnel et adorant de la sainte communion, -- du fait d'une garantie de cette force ; une telle Messe malgré les insuffisances (notamment la déformation de l'Offertoire), ne donnera jamais au protestantisme ni au modernisme de *prise décisive.* Nécessairement elle échappera. Il sera impossible qu'elle se distende, qu'elle s'affaisse et qu'elle se perde. Elle ne risquera pas de se dissoudre dans la cène protestante, le repas symbolique moderniste ou les agapes humanitaires. C'est si vrai que jamais pasteur protestant, qu'il soit de Taizé ou de Strasbourg, ne s'est lancé à prendre le Canon romain, latin d'avant Paul VI, (c'est-à-dire sans dialogue après la consécration) ; pas davantage les pasteurs de Taizé ne distribuent la communion sur les lèvres. Des pasteurs, au contraire, se servent maintenant de nos *Prières eucharistiques* nouvelles. Ils s'en trouvent fort bien. Pour le Canon romain latin d'avant Paul VI pas de danger. Il leur serait resté, si l'on peut dire, en travers de la gorge. Il n'aurait pu passer. Si les nouvelles *Prières eucharistiques* passent sans trop de mal c'est qu'elles sont informes, molles, atypiques.
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Elles ne se rapportent au mystère propre de la consécration, c'est-à-dire à la transsubstantiation qui réalise la Messe, que d'une manière vague et flottante. Tandis que le Canon romain n'a de sens que parce que la consécration est bien telle que Jésus-Christ l'a voulue : changement de substance qui le rend présent sur l'autel, à la fois comme vraiment immolé pour nous et comme réellement donné pour nous en nourriture. Les dix oraisons du Canon romain latin, les cinq qui préparent la consécration et les cinq qui l'accompagnent, ne peuvent être dites, logiquement, que dans la perspective de la Messe catholique. Elles se rapportent à cette Messe ou alors elles ne se rapportent à rien, ou alors elles se déroulent dans l'irréel. Donc, lorsqu'un prêtre, ayant pris les nouvelles Messes, a gardé malgré tout les deux garanties du Canon inchangé et du rite inchangé de la communion, il a observé le minimum requis pour que la Messe ne puisse tourner à autre chose que la Messe. Les fidèles peuvent assister à cette célébration qui présente le minimum de garanties objectives.
Je dis bien : *objectives.* Il est quand même trop clair que la piété du prêtre, les dispositions personnelles de foi et de piété, encore que le Seigneur les exige et que le peuple chrétien les attende, présupposent les éléments objectifs, indépendants de lui, faute desquels la Messe est exposée à ne plus être la Messe. Ne renversons pas l'ordre des choses. La Messe est infiniment au-dessus du prêtre, quel qu'il soit. Ce n'est pas la piété du prêtre qui la fait. La piété du prêtre s'adapte à la Messe, se nourrit de la Messe, mais la Messe tient en dehors de lui ; elle doit avoir un rempart protecteur indépendant de les dispositions particulières. Même s'il arrive, ce qui est devenu assez fréquent depuis le *Novus Ordo,* que la propre piété du prêtre confère une garantie suffisante de validité à une Messe informe et non protégée par ailleurs, il reste que la garantie normale procède d'un tout autre principe ; elle procède, avec l'institution du Seigneur, du formulaire et du rite sur lequel l'Église s'est engagée irrévocablement avec saint Pie V. Non pas seulement avec gravité, mais en vertu d'une décision irrévocable. Il suffit de lire la fin de la bulle *Quo Primum* du 14 juillet 1570.
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J'ai toujours parlé du Canon romain *latin* d'avant Paul VI. En effet, si au lieu du latin, on se met à utiliser les langues nationales pour ce qui touche de très près *la forme* des sacrements, on s'expose alors à des périls pratiquement insurmontables. Pie XII l'avait compris qui, tout en faisant dans le rituel une certaine place aux langues nationales, les avaient exclues non seulement de la forme sacramentelle mais de ce qui s'y rapporte intimement. Dans le rite solennel du baptême par exemple, il prescrivait l'usage du seul latin non seulement pour l'*Ego te baptizo...* mais pour la *bénédiction du sel,* les *exorcismes,* l'*Epheta,* les *onctions.*
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Le Canon romain latin d'avant Paul VI (c'est-à-dire sans dialogue après la consécration), ce Canon est à tel point adapté au mystère de la consécration, il est pénétré de tant de foi et de révérence, que le prêtre qui le dit est obligé de savoir de la manière la plus explicite qu'il offre, en vertu de la consécration, un sacrifice parfait *au Père très clément ;* un sacrifice qui satisfait *pour nos péchés,* qui apporte la paix à l'Église véritable laquelle est *catholique et apostolique,* qui allège *la souffrance des âmes du Purgatoire,* enfin qui honore Marie *toujours* Vierge, *les douze Apôtres* et tous les saints. Il sait, à n'en pouvoir douter, simplement du fait de suivre les prières de ce formulaire, que le Sacrifice de l'autel, parce que Jésus-Christ s'y trouve réellement présent et offert, est le *sacrifice définitif qui accomplit les anciens sacrifices figuratifs.* Il sait, par la simple teneur du texte, que Jésus-Christ lui-même et *en personne, qui est l'hostie de la consécration, est le pain vivant de la communion.* Il est forcé, simplement en lisant ce qui est écrit, de *consacrer avec une foi consciente et éveillée ;* il ne prononce jamais en effet la formule consécratoire sans avoir évoqué auparavant la Toute-Puissance du Père... *et elevatis oculis in cœlum ad Te Deum Patrem suum omnipotentem*. La consécration ne serait rien hors de cette intervention toute-puissante : pain et vin resteraient identiques ; nulle oblation ; nulle présence ; pas de sacrifice accompli ; pas de vraie communion possible. La vertu du Canon traditionnel est tellement forte que le prêtre ne peut normalement dire la formule de consécration d'après ce Canon sans que cette formule soit valide.
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Bien plus, le prêtre qui se laisse instruire et guider par ces dix admirables prières, cinq avant la consécration et cinq après, célèbre la Messe avec une foi tout à fait avertie ; il est invité à la plus grande humilité et formé à l'adoration et à la révérence la plus profonde. Ce Canon en usage depuis seize siècles, le seul dont se servirent saint Grégoire 1^er^ et saint Grégoire VII, saint Dominique et saint Philippe Néri, saint Pie X et le Père de Foucauld, ce Canon exceptionnellement vénérable soutient le prêtre catholique pour lui faire dire la Messe comme elle demande à être dite. Si les nouvelles prières tout récemment inventées et jetées dans la circulation à la sauvette, si ces formulaires tombés de je ne sais quels bureaux, étaient comparables même de loin au Canon traditionnel, s'ils n'exposaient pas nécessairement la Messe à devenir n'importe quoi, pour quel motif alors la dissolution de la Messe coïnciderait-elle avec leur lancement ? Pourquoi s'aggraverait-elle avec une logique implacable à proportion même que l'usage en est prolongé ?
Si maintenant nous en venons, après les formulaires nouveaux, aux nouveaux rites de communion, il est trop visible que, considérés en eux-mêmes, ils excluent les marques d'adoration. Dès l'instant où le fidèle, le laïc, qui n'a pas le caractère sacerdotal, est autorisé à toucher et manier le pain eucharistique comme du pain ordinaire, il est clair que l'hostie consacrée n'apparaît plus comme différant à l'infini du pain matériel. Le prêtre admettant les nouvelles façons de communier ne donne plus de preuves, objectivement suffisantes, que la communion est infiniment autre chose qu'un simple repas commémoratif. Il supporte en effet de distribuer ou de laisser prendre la communion comme si la consécration avait simplement conféré à l'hostie une certaine valeur religieuse, au lieu de changer toute la substance du pain en toute la substance du Christ, pour rendre le Christ réellement présent comme immolé.
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Tirons les conclusions pratiques de l'effrayante décomposition actuelle. Attachons-nous intelligemment et pieusement à ce qui a permis à la Messe de tenir ; car c'est cela, et cela seul, qui permettra de retrouver la Messe.
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Du côté de rassemblée des fidèles, le chant latin du *Kyrie,* du *Gloria,* du *Credo,* du *Sanctus* et de *l'Agnus.* Du côté du prêtre, la récitation en latin, avec foi et piété, des oraisons, du formulaire de l'Offertoire traditionnel et surtout du formulaire de l'unique Canon romain ; que la communion soit donnée par le prêtre et sur les lèvres. Alors la déroute de la Messe sera stoppée, ce sera la volte-face. La participation de l'assemblée, dont on nous a tellement rebattu les oreilles, redeviendra recueillie et magnifique. -- L'offensive des novateurs a été aussi simple qu'hypocrite : ne rien nier ouvertement, mais démanteler la Messe de toutes parts et sur tous les points à la fois, du côté des fidèles comme du côté du prêtre. Pour le prêtre : quatre *Prières eucharistiques* en langue vulgaire ; des variantes partout ; un rite de communion profane, mouvant, évolutif. Pour les fidèles : plus de chants latins et un continuel empiètement sur la fonction propre du prêtre. Le résultat ne s'est pas fait attendre. En deux ou trois ans et sans que les catholiques dans l'ensemble soient tombés un beau jour brusquement dans l'apostasie, ils ne se sont plus reconnus dans la Messe. Il a suffi de démanteler la Messe pour la faire aller à la dérive et dans tous les sens ; la faire échapper à tout le monde, à commencer par les prêtres. Eh ! bien, c'est le procédé des novateurs que nous devons catégoriquement refuser. Plus de Messe démantelée !
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L'Église est frappée au cœur puisque la Messe est touchée. Qu'il plaise donc à Notre-Dame d'intervenir ; jamais sans doute l'intervention toute-puissante de celle que nous invoquons comme *secours des chrétiens* ne nous fut à ce point nécessaire. La Messe est soumise à une manœuvre de destruction aussi puissante qu'elle est simple, une manœuvre dont jamais sans doute la méthode n'avait été étudiée d'aussi près et si habilement appliquée : le démantèlement universel de tout rempart protecteur et le camouflage dans le démantèlement.
\*\*\*
Pour la Messe, et bientôt peut-être pour toute l'économie sacramentaire, l'autorité hiérarchique a voulu ou, au moins, a laissé saccager la juste légalité qui défendait la Tradition.
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La Tradition n'est pas abolie pour autant et un jour viendra où l'autorité hiérarchique rétablira la juste légalité qui en est la sauvegarde. Pour préparer ce jour, Notre-Seigneur demande à tous, aux prêtres et aux laïcs, la fidélité la plus ferme dans l'attachement à la Tradition ; une fidélité qui inclue l'héroïsme. A chacun il redit la grande parole qu'il disait à l'Apôtre saint Paul, accablé mais vaillant : *sufficit tibi gratia mea *; ma grâce te suffit.
R.-Th. Calmel, o. p.
19:157
ANNEXE
### Apologie pour le Canon romain
par R.-Th. Calmel, o.p.
*Première section :\
Le silence intentionnel*
Un certain nombre de prêtres n'ont pas fait difficulté d'adopter les nouvelles *Preces Eucharisticæ* pour offrir le Saint Sacrifice. Plus souvent encore que la *Prex III* ou la *Prex IV* ils ont adopté la *Prex II,* ultra-rapide et tellement atypique qu'elle est utilisée par les Protestants. Mais, du reste, qu'elles soient *Quarta, Tertia* vel *Secunda,* les nouvelles *Preces* sont toutes atteintes du même mal incurable ; altérées par les mêmes omissions ; affectées de la même tare, par-là même frappées à mort.
Avant de le montrer, observons que trop souvent hélas ! les prêtres qui se sont ralliés n'ont pas pris le temps, la peine, le risque de réfléchir profondément à ce qu'ils faisaient. On peut penser qu'un examen attentif des omissions n'aurait pas permis à leur conscience de se tenir quitte à peu de frais avec l'abandon du Canon romain, car ces omissions sont en elles-mêmes très graves.
Comme d'autre part elles ne sont pas compensées par le fameux *enrichissement biblique* des nouvelles *Preces* on est en droit de penser que, par un silence intentionnel, les novateurs ont cherché à détruire la Messe.
20:157
#### I
**1. **Une *première* omission, une des plus apparentes, se rapporte au *Qui pridie*, c'est-à-dire à la présentation immédiate des paroles consécratoires. Les novateurs ont supprimé toute allusion aux *mains saintes et adorables* du Christ, à *ses yeux levés au ciel,* à la *toute-puissance de son Père*. Ils ont fait ces trois suppressions juste au moment où la consécration va mettre en cause la Toute-Puissance du Père et la sainte humanité du Fils. On est alors amené à s'interroger sur l'intention qui les a guidés. Pourquoi ce silence ? Pourquoi à ce moment-là ? s'ils avaient voulu nous détourner d'attacher de l'importance à *cela même qui constitue la Messe* auraient-ils procédé différemment ? Un tel silence, à un tel moment : il n'y avait peut-être pas de moyen plus simple et plus habile d'entraîner les prêtres à perdre de vue l'essentiel de la Messe : la transsubstantiation sacrificielle, effet de la toute-puissance divine. Mais si le prêtre perd de vue l'essentiel de la Messe il en viendra peu à peu, surtout en une période de subversion hérétique, à ne plus offrir validement la Sainte Messe. On croit entendre l'explication perfide de quelque démon du modernisme : « Vous pouvez estimer qu'il y a *transsubstantiation* et que par là-même le Sacrifice est réellement offert. Nous ne vous demandons pas de penser ou de soutenir le contraire. La seule chose qui nous intéresse c'est que vous en finissiez avec ce rappel intempestif de la Toute-Puissance de Dieu : *ad te, Deum Patrem suum omnipotentem*... alors que vous allez dire les paroles consécratoires. Laissez tomber ce qui est à notre avis un embellissement inutile, introduit en vertu de préjugés dogmatiques : *et elevatis oculis in cœlum ad Te, Deum, Patrem suum omnipotentem... Item tibi gratias agens*.
21:157
« Pour vous, la Messe est le don suprême du cœur de Jésus-Christ, le Fils de Dieu incarné rédempteur, qui est infiniment cher à son Père et que l'Église aime par-dessus tout. Il vous arrive de prêcher sur les versets du chapitre treizième de saint Jean : *Cum dilexisset suos qui erant in hoc mundo in finem dilexit eos* ([^1]). Prêchez cela tant que vous voudrez. Loin de nous de vous demander une rétractation ouverte. Nous exigeons seulement que, juste avant de consacrer, vous cessiez de vous attendrir avec l'Église, -- serait-ce par le seul mot *dilectissimi*, -- sur l'amour du Père pour son Fils Jésus-Christ et sur l'amour de Jésus-Christ pour l'Église lorsqu'il a opéré la première transsubstantiation. Donc plus de *dilectissimi Filii tui* avant de dire le *ut nobis Corpus et Sanguis fiat...* Et pas davantage de ces expressions qui feraient songer de trop près à la divinité de Jésus, inséparable de sa nature humaine. On ne doit plus évoquer en termes clairs la sanctification ineffable de la nature humaine par la divinité. Pourquoi donc parler avec tant de révérence des mains du Christ ? Tenez-vous au texte de l'Écriture sans expliciter d'aucune façon les vérités que l'Église y perçoit depuis toujours. Donc terminées les merveilleuses précisions : accepit panem *in sanctas et venerabiles manus suas*... Terminé le : accipiens *et hunc præclarum calicem in sanctas ac venerabiles manus suas*... »
**2. **Cette *première* omission n'est qu'un modeste début. Elle se complète, si on peut dire, par une addition *qui détourne de voir un mystère de foi dans la consécration elle-même ; dans le sacrifice sacramentellement offert ici et maintenant*. En introduisant les trois dialogues *ad libitum*, en demandant au prêtre de s'entretenir avec l'assemblée aussitôt après la consécration, les novateurs semblent nous dire : « D'après vous, le prêtre est seul à consacrer ; l'assemblée ne partage pas ce pouvoir. D'après vous, le caractère baptismal qui rend le chrétien capable de participer au Saint-Sacrifice et d'y communier, ne l'ordonne pas à consacrer le pain et le vin. Vous pouvez garder cette position. Simplement nous vous demandons d'entrer en conversation avec l'assemblée juste après la consécration.
22:157
Vous penserez de cela ce que vous voudrez et l'assemblée fera comme vous. Notre idée à nous c'est qu'un bon dialogue placé au bon endroit conduira peu à peu les chrétiens, non moins que les prêtres, à revoir les théories anciennes du sacerdoce ministériel. Nous demandons en outre que, dans ce dialogue, rien ne soit affirmé de trop clair, mais aussi que rien ne soit explicitement nié, touchant la présence réelle substantielle, l'oblation objective du sacrifice passé rendu présent sous forme sacramentelle. Il est important que vos acclamations ne soulignent point ceci : la consécration elle-même constitue un *mysterium fidei*. Dans notre dialogue nous entendons que le *mysterium fidei* soit référé uniquement soit à la Passion et à la Résurrection, soit au repas eucharistique. Pas de référence nette à la consécration, à son effet de présence substantielle et de sacrifice objectif. »
**3. **Pour peu que l'on porte attention à la manière inaccoutumée de parler à Dieu dans les nouvelles *Preces* on s'aperçoit que les novateurs, par l'exclusion des termes appropriés, cherchent à nous faire oublier les mystères révélés au sujet du *Seigneur à qui nous offrons la Messe.* C'est le Dieu très saint offensé par nos péchés, c'est le Dieu tout-puissant qui, se servant de sa puissance en faveur de sa miséricorde, accomplit la transsubstantiation sacramentelle et met ainsi entre les mains de l'Église le sacrifice satisfactoire de son propre Fils incarné. Par les suppressions des formules touchant le mystère de Dieu à qui la Messe est offerte, les novateurs nous donnent à penser qu'ils ont raisonné à peu près comme ceci : « Que les prêtres continuent de prêcher comme ils l'entendent sur les attributs de Dieu. Mais quand ils offrent à Dieu le sacrifice public, le sacrifice destiné à l'Église entière, qu'ils se bornent à invoquer Dieu comme *Domine ;* à la rigueur *clemens Pater* dans les *Preces III et IV* qui ne sont pas d'un usage habituel. Donc, que l'on mette au rancart ces espèces d'invocations litaniques : Te igitur *clementissime Pater*... Ibique reddunt vota sua *æterno Deo vivo et vero*... offerimus *præclaræ Majestatis tuæ*. *Omnipotens* Deus... in conspectu *divinæ Majestatis tuæ*. -- Et puis qu'on nous laisse en paix avec le rappel du devoir de dévotion, de soumission, de dépendance, de réparation ; qu'on ne fasse plus ces allusions humiliantes à notre soi-disant indignité ou bien à l'obligation où nous sommes de prier humblement pour être préservés de l'Enfer éternel et comptés au nombre des élus. Que tout cela ait un rapport intrinsèque avec la Messe, nous ne disons pas le contraire.
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Mais nous ne voulons pas le savoir. Donc on ne continuera plus de dire : quorum tibi *nota* (*est*) *devotio... oblationem servitutis nostræ... atque ad æterna damnatione nos eripi... nos servi tui... de tuis donis ac datis... nobis quoque peccatoribus famulis tuis... intra quorum nos consortium non æstimator meriti sed veniæ quæsumus largitor admitte*. »
C'est ici la troisième série d'omissions, celles qui portent sur *le mystère de Dieu à qui nous offrons la* *Messe.*
**4. **Les omissions de la *quatrième* série *ont trait aux saints et aux bienheureux en l'honneur de qui nous célébrons la Messe*. On ne nous interdit pas de célébrer en l'honneur de nos frères du ciel, ni même, au-dessus de tous, en l'honneur de la bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu et la nôtre. On nous demande toutefois d'être tout à fait discrets. D'abord nous ne devons plus nommer aucun des saints ; pas un seul ; pas même saint Pierre et saint Paul. Ensuite nous devons ne plus parler de leurs *mérites*. Quant à la bienheureuse Marie, *toujours Vierge* et Mère de Dieu, on fera silence sur le privilège de sa virginité perpétuelle. On nous permet, bien sûr, de nommer la Vierge Marie, mais on biffe *semper* devant *Virgo*. On interdit la procession de nos intercesseurs : *beati Joseph beatorum Apostolorum ac Martyrum tuorum Petri et Pauli* et les autres... *Cum tuis sanctis apostolis ac martyribus, cum Joanne, Stephano* et cæteri. On ne fait plus mention de leurs mérites : *quorum meritis*...
**5. **La *cinquième* série d'omissions concerne *les effets de la Messe pour l'Église catholique.* On ne nous défend pas de croire que l'un des fruits principaux de la Messe est la sanctification et l'extension de la seule Église catholique, à l'exclusion des fausses religions et des sectes innombrables. On tient cependant à ce que nous ne fassions plus état en termes explicites, alors que nous disons la Messe, de la croyance orthodoxe au sujet de l'Église. Les omissions sont calculées pour nous voiler et dissimuler une vérité primordiale sur les fruits du Saint Sacrifice. On semble ignorer désormais que si la Messe profite aux non baptisés eux-mêmes c'est en leur obtenant des grâces pour se convertir à l'Église catholique *comme telle.* On a donc barré impitoyablement : *pro Ecclesia tua sancta catholica quam... regere digneris toto orbe terrarum ;* et encore : *pro omnibus orthodoxis atque catholicæ et apostolicæ fidei cultoribus*.
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Quant à l'Église souffrante on ne fera plus d'allusion manifeste à ses souffrances. Que l'un des effets de la Messe soit de servir aux défunts ce n'est pas nié ; mais de quelle manière ? On n'en dit rien. On ne demande plus que la Messe ait précisément cet effet d'arracher aux flammes mystérieuses les défunts *qui reposent dans le Christ* et de les introduire *in locum refrigerii*.
**6. **Avec les omissions de la *sixième* série c'est *la nature même de la Messe* qui est en cause. Les novateurs se refusent à nous suggérer que la Messe est le sacrifice parfait qui accomplit les sacrifices figuratifs. Que l'Ancien Testament soit la figure du Nouveau, en particulier que les sacrifices des patriarches et des lévites aient été agréables à Dieu seulement en considération du Sacrifice de la Croix, et donc de la Messe qui contient d'une manière mystique mais réelle le Sacrifice de la Croix, ce sont là des vérités premières de la foi catholique, des vérités inséparables de l'institution par le Seigneur du Sacrifice sacramentel *de la nouvelle et éternelle alliance.* Le Canon par le fait de mentionner les sacrifices figuratifs laisse entendre suffisamment que le Sacrifice de la Messe n'est point figure mais réalité. On comprend que les novateurs n'aient pas supporté une suggestion aussi éclairante. C'est pour cela qu'ils ont enlevé des nouveaux formulaires tout ce qui aurait présenté quelque équivalence du grand texte qui rejoint et qui oppose les deux catégories de sacrifices : *sicuti accepta habere dignatus es munera pueri tui justi Abel et sacrificium patriarchæ nostri Abrahæ et quod tibi obtulit summus sacerdos tuus Melchisedech*... On a ôté également toute mention de *l'autel.* On ne veut plus nous faire souvenir, comme le suggérait le *Supplices te rogamus,* que la victime de l'autel d'ici-bas est le même Seigneur, le même Souverain Prêtre qui intercède dans le ciel devant la divine Majesté. On ne dit plus rien qui ressemble à la prière : *Jube haec perferri per manus sancti Angeli tui in sublime altare tuum, in conspectu divinæ Majestatis tuæ, ut quotquot ex hac altaris participatione*...
\*\*\*
25:157
Au total les novateurs exigent de tout prêtre qui célèbre selon les nouvelles *Preces Eucharisticæ* qu'il élimine *les termes et les expressions qui mettent clairement* en accord les prières de la Messe avec la vraie Messe *et seulement avec celle-là.* On supprime donc d'abord les termes et les expressions qui illuminent, mystérieusement sans doute, mais d'un rayon très pur, le mystère de la consécration au moment où il s'accomplit ; on supprime encore toutes les formules qui dans les prières oblatives, suppliantes et adorantes d'avant ou d'après la consécration, nous obligent à tenir pour ce qu'il est *Dieu à qui nous offrons la Messe ;* à nous tenir pour ce que nous sommes, *nous qui offrons la Messe ;* à tenir pour ce qu'ils sont *les effets de la Messe qui est offerte.*
Les novateurs attachent le plus grand prix à ce silence. C'est leur première préoccupation. Il suffira, pensent-ils, que le silence s'étende à toutes les Messes de la chrétienté, qu'il s'étende assez vite, pour que les Messes ne tardent pas à se défaire, faute d'être soutenues par des prières en rapport avec ce qu'elles sont. Et comme les novateurs ne tiennent pas à exaspérer ceux qui leur cèdent sur des points importants, ils tolèrent encore bien des choses. Ils nous disent en somme : « Accordez-nous les silences des nouvelles prières du Canon proprement dit puisque nous vous accordons les anciens textes de la *Préface* et de la *doxologie* du *Per Ipsum*. Nous ne touchons pas aux diverses *Préfaces,* au *Sanctus,* à la doxologie finale ; mais de votre côté accédez à notre requête de silence sur le *elevatis oculis in cælum ad Te Deum Patrem suum omnipotentem ;* le *ab æterne damnatione ;* le *semper Virgo* et tant d'autres passages que nous avons effacés. Bien sûr nous tolérons également les morceaux grégoriens de tout le *Kyriale*. Si vous prenez les nouvelles *Preces,* comme certaines abbayes n'ont pas hésité à le faire, nous aurions mauvaise grâce à vous tenir rigueur du *Kyriale* ancien et grégorien. »
Nous leur répondrons que les concessions qu'ils daignent nous faire ne nous donnent pas le change. Nous savons que les plus belles mélodies ne parviendront pas à rompre le silence sur les points essentiels où les novateurs ont essayé de l'imposer. Sans doute ont-ils remis en honneur le *Sanctus* et la *Doxologie.* Ils interdisent au prêtre de commencer le Canon avant que ne soit achevé le *Sanctus ;* ils prescrivent une grande élévation à la fin du Canon en chantant solennellement le *Per Ipsum.* Ce n'est pas nous qui trouverons à redire ; d'autant que cette amélioration des rubriques était demandée depuis des siècles ([^2]).
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Il reste que *l'action de grâce* qui introduit et qui clôture le *Canon* sera privée de son sens le jour où la Messe, tout en conservant le *récit de l'institution,* aura fini par se dénaturer quant à son essence, sa raison d'être, ses effets. Or le silence des nouvelles *Preces* doit acheminer la Messe à se dénaturer quant à ses effets, son objet, sa raison d'être, tout en conservant le récit de l'institution. Ce *novum silentium* du *novus Ordo* est calculé pour ça.
#### II
Voyons maintenant comment les prétendus enrichissements des nouvelles prières ne sont là que pour servir d'alibi ; ils ne corrigent pas du tout les omissions quant au fond ; ils représentent les tentatives les plus insidieuses du camouflage biblique.
Si quelque prêtre, hésitant et surpris, objectait aux auteurs du *novus Ordo :* « Voudriez-vous par hasard nous interdire de nous avouer *pécheurs et serviteurs* lorsque nous offrons le Saint Sacrifice ? Seulement : *Nobis omnibus filiis tuis :* plus de *Nobis quoque peccatoribus ?* » On peut imaginer sans peine quelle serait la réponse des novateurs : « Ne vous fâchez donc pas. Lisez plutôt, dans la *Prex IV*, la suite du *Nobis omnibus filiis tuis*. Lisez ceci : *in regno tuo ubi cum universa creatura, a corruptione peccati et mortis liberata, te glorificemnus*... Vous y percevez à coup sûr une réminiscence du chapitre VIII des *Romains : La création elle-même sera délivrée de la servitude de la corruption* (VIII, 21)... Êtes-vous insensible à la plénitude de ces évocations ? » -- A cela le prêtre de répondre : « En réalité j'en constate surtout le vide, l'astuce à faire le vide. Car enfin les auteurs des nouvelles *Preces* ont fait endosser le péché *à toute la création* mais l'homme pécheur n'existe plus. Ils se refusent à dire que les pécheurs c'est nous : *nobis peccatoribus. *»
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A qui lui reproche d'enlever de la Messe le souvenir des patriarches, la mémoire des saints qui offrirent des sacrifices préparatoires et symboliques, l'escamoteur moderniste répondra peut-être : « Abel, Abraham, Melchisédech, il est vrai qu'on n'en parle plus. Mais en revanche que de textes scripturaires discrètement rappelés et savamment enchâssés dans le *Confitemur tibi Pater sancte*, de la *Prex IV ;* et des trouvailles du *fœdera pluries hominibus obtulisti eosque per prophetas erudisti*... et ces élargissements par l'introduction du simple mot *hominibus...* Les alliances et les prophéties ne sont plus étroitement réservées aux Hébreux, elles sont étendues à tous les hommes, *hominibus.* Non plus seulement Moïse et les douze prophètes mais, sans doute, Bouddha et Lao-Tseu et même pourquoi pas ? ceux que nous appelons grossièrement les sorciers du Néandertal : *foedera pluries hominibus obtulisti eosque per prophetas erudisti*... Comptez-vous cela pour rien ? » -- Oui, du point de vue du Sacrifice que nous offrons présentement, nous le comptons pour rien. On se moque de nous. Il ne s'agit pas à la Messe de ces *fœdera,* de ces obscures alliances sur lesquelles on n'apporte pas un mot de précision ; il ne s'agit même pas, à proprement parler, de l'enseignement des prophètes (*per prophetas erudisti*) ; il s'agit du vrai Sacrifice, du *sanctum sacrificium* annoncé par les sacrifices symboliques d'Abel, d'Abraham, de Melchisédech. On nous détourne de ce qui est en cause avec les grandes tirades d'un biblisme fumeux.
Sous prétexte d'un enrichissement prétendu *biblique* on a appauvri les prières de la Messe de ce qui les faisait loyalement *eucharistiques et catholiques.* Pour autant on a détourné le sens de la Bible : car c'est de l'Eucharistie catholique que rend témoignage le texte sacré. Un double principe a présidé à la composition des nouveaux formulaires : silence catholique effectif, enrichissement biblique apparent ; silence sur ce qui donne au Canon romain latin (antérieur au *novus Ordo*) une signification strictement catholique, en rapport immédiat et exclusif avec l'Eucharistie catholique. Dans ce nouveau formulaire, bourré d'omissions et plein de vides, l'Église ne retrouve ni sa foi ni sa piété.
#### III
Je n'ignore pas que certains prêtres, qui se sont laissé prendre aux arguments spécieux d'une théologie apparemment très « scientifique », se détournent pour cela d'examiner de près les nouvelles *Preces Eucharisticæ*.
28:157
Ils évitent ainsi d'ailleurs les inconvénients et les souffrances de plus d'une espèce que pourrait entraîner un refus motivé à la suite d'un examen approfondi. Leur position sociologique demeure confortable malgré les difficultés actuelles. On peut quand même se demander si, en une période où la Messe est insidieusement attaquée, leur confession de la foi dans la Messe demeure suffisante.
Donc ils ont écouté des théologiens leur dire ceci : étant donné la distance, en quelque sorte impossible à combler, qui s'étend entre d'une part les paroles de la consécration véritablement sacramentelle, reçues du Christ et prononcées en son nom, et d'autre part les *Preces Eucharisticæ* qui viennent de l'Église et sont dépourvues de valeur sacramentelle, étant donnée cette distance, puisque vous faites la consécration avec toute la foi et la piété dont vous êtes capable, les *Preces* n'ont pas une telle importance, si du moins elles ne sont pas formellement hérétiques ; et, de fait, elles ne le sont pas. Cette argumentation est inacceptable pour la raison majeure que jamais l'Église ne l'a acceptée. La Sainte Église, qui est plus savante que les plus savants de ses fils, n'a jamais dit ni pensé ceci : « J'ai tellement conscience de la dénivellation entre les paroles de la consécration qui ne peuvent changer, que le Christ prononce en quelque sorte lui-même, et les prières du Canon qui ne sont pas d'institution divine, que j'ai tirées de mon cœur d'Épouse -- (et qui, à la différence de la consécration, n'exigent pas une expression unique puisqu'elles diffèrent en Orient et en Occident) -- j'ai une conscience tellement vive de cette dénivellation que, après tout, les *Preces Eucharisticæ* ne m'importent pas tellement : pourvu qu'elles n'expriment pas une hérésie formelle, je ne vais pas m'inquiéter de savoir si elles sont en fuite vers l'hérésie. Quelles ne soient pas carrément hérétiques, c'est tout ce qui m'intéresse. »
Ce n'est pas une conclusion semblable que l'Église a tirée de la différence, certes très réelle, entre le Canon et la formule consécratoire. Et cependant, si quelqu'un a conscience de cette différence prodigieuse, si quelqu'un la perçoit par l'intuition mystique et non par la seule déduction savante, c'est bien la sainte Église, l'Épouse du Verbe Incarné. Or si l'Église n'a pas tiré la conclusion que nous avons exposée, qui de ses enfants, qui surtout de ses prêtres, se risquerait à conclure autrement que la *Mater Ecclesia ?*
29:157
Sur les rapports entre les mystères révélés et l'expression en langage rationnel, l'Église a su de tous temps que : une chose est la différence de plans, une autre chose l'impossibilité d'harmonie. Dénivellation n'est pas si l'on peut dire *extrincécisme.* L'Église estime que l'harmonie est réalisable entre d'un côté les prières exprimées en termes de discours logique, qui préparent et accompagnent la consécration, d'un autre côté le mystère, supérieur à tous les discours, rendu présent sous un signe, par la formule consécratoire. Pour l'Église il n'y a pas incompatibilité ni opposition entre le mystère divin et l'expression humaine. Il doit y avoir, il y a de fait, harmonie, convenance, traduction fidèle. Le déploiement traditionnel de toute la liturgie catholique n'est pas autre chose que l'harmonie réalisée entre le sacrement dont l'accomplissement relève de l'action du Christ, -- le prêtre n'étant que l'instrument, -- et le rite officiel dont l'ordonnance relève de l'Église, de son initiative propre, encore que cette initiative soit assistée du Saint-Esprit. Pour en revenir à la Messe, disons que la dénivellation des plans entre la consécration et le Canon n'a rien à voir avec leur incompatibilité, au point que le formulaire du Canon serait une chose à peu prés indifférente. L'Église a toujours estimé que certains formulaires étaient souverainement appropriés ; d'autres beaucoup moins ; d'autres encore, compatibles au premier aborde se découvraient, pour peu qu'on les examine, en tendance vers l'abolition du réalisme sacramentel et de la consécration. Il est des formulaires trop atypiques par rapport au mystère opéré à la consécration pour que ce mystère ne soit pas mis en danger, menacé de s'évanouir dans une commémoration qui sera justement sans mystère. Il y a des prières soi-disant eucharistiques qui glissent vers l'abolition de l'Eucharistie. Si elles glissent dans cette direction c'est pour arriver au but. Ou plutôt c'est pour induire les prêtres et les fidèles à atteindre ce but, à se laisser entraîner sur la pente de la cène hérétique jusqu'à supprimer la validité de la Messe. -- Il n'est que d'analyser de près les nouvelles *Preces* (et l'*Ordo novus* tout entier sans parler des Oraisons du nouveau sanctoral) pour vérifier qu'elles sont en fuite vers l'hérésie. Si les omissions qui les affectent ne sont pas intentionnelles, si toute la structure du *novus Ordo* n'est pas intentionnelle, c'est-à-dire si les multiples silences des nouvelles *Preces* n'ont pas l'intention de faire oublier le mystère de la Messe et par là de rendre la Messe nulle, simplement figurative et donc nulle, s'il n'en est pas ainsi, que les responsables nous le démontrent.
30:157
Nul, depuis deux ou trois ans, n'a encore réussi à prouver au peuple chrétien, aux prêtres et aux fidèles, que l'intention indubitable du *novus Ordo,* avec ses silences eucharistiques et ses bavardages bibliques, était celle-ci : nous donner un sens plus vif de l'objectivité sacramentelle du Saint Sacrifice ; nous rendre plus humblement conscients de notre condition de serviteurs et de pécheurs, qui nous oblige à offrir le Saint Sacrifice ; approfondir notre sentiment de la sainteté et de la miséricorde de Dieu à qui nous offrons le Sacrifice ; nous faire prier pour l'Église catholique *comme telle*, puisque c'est d'abord à son intention qu'est célébré le Sacrifice ; enfin nous préparer à communier au Saint Sacrifice avec les plus profondes dispositions d'adoration et de foi. En effet celui qui est le pain vivant de notre divinisation est d'abord l'hostie sainte de notre rédemption. Nous ne demandons pas mieux que de comprendre enfin que l'intention des nouvelles *Preces* n'est pas de dissimuler mais de mettre en lumière ces aspects essentiels de la Messe et par là-même de défendre plus sûrement la validité et la dignité de la Messe. Qu'attendez-vous pour avancer des preuves ?
\*\*\*
Les rites et formulaires de l'Offertoire et surtout du Canon et de la Communion sont autre chose que les *cadres de la Messe.* Cette expression du Cardinal Journet n'est pas heureuse. Le cadre en effet ne relève pas comme le tableau de l'ordre de la représentation ; c'est une bordure utilitaire qui assure la protection du tableau, mais qui ne touche en rien à la représentation. Le cadre fait ressortir plus ou moins le tableau, il ne peut le modifier ; il demeure rigoureusement extrinsèque. Au contraire les prières et les rites symboliques de la Messe ont un rapport intime avec le signe, efficace en lui-même et proprement divin, de la consécration. Les *cérémonies* liturgiques diffèrent essentiellement d'un simple *cadre*. Le signe sacramentel de la consécration peut fort bien être annulé par les rites et les prières qui l'entourent, lorsqu'ils suggèrent une interprétation non sacramentelle ; non sacramentellement sacrificielle. C'est même cela qui est arrivé en Angleterre, au XVI^e^ siècle lorsque la consécration, matériellement inchangée, fut insérée dans un Canon forgé par l'Anglicanisme. C'est ce qui arriverait peu à peu au XX^e^ siècle si l'on persistait à insérer la consécration dans un *Ordo* et des *Preces* d'orientation moderniste. Si les cérémonies et prières de Cranmer n'avaient été qu'un *cadre,* la Messe serait demeurée valide. Si les cérémonies et prières forgées par les novateurs du XX^e^ siècle n'étaient qu'un *cadre* la Messe ne serait pas menacée.
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Il est facile comme fait le Cardinal Journet à la fin de son livre sur *la Messe* ([^3]), de mettre en relief le caractère *partiel* des formes liturgiques. Certes toutes les cérémonies et toutes les oraisons sont insuffisantes par rapport au mystère transcendant de la consécration. Cependant le réalisme théologique demande non seulement de voir cela, qui est trop clair, mais surtout de s'apercevoir que certaines formes liturgiques, toutes partielles qu'elles soient, gardent une absolue fidélité au mystère. Le Canon romain est dans ce cas. D'autres formes, en revanche, sont hypocritement infidèles. C'est le cas des nouvelles *Preces Eucharisticæ*. Le réalisme théologique ne demande pas seulement de saisir qu'il y a décalage entre le signe sacramentel et l'ordonnance rituelle. Il faut comprendre aussi qu'il peut y avoir opposition. Et l'opposition indirecte et dissimulée du *novus Ordo* est sans doute la plus grave. -- Parce que nous sommes des êtres humains les signes sacramentels, -- et, avant tout, le signe sacramentel par quoi se réalise la Messe c'est-à-dire la consécration, -- ces signes sacramentels ne se tiennent pas en l'air, comme ça, tout seuls, dans des espaces imaginaires, hors d'atteinte des cérémonies qui les entourent. Ils exigent des cérémonies et des prières liturgiques qui soient adaptées à leur mystère et le mettent dans tout son jour. Une théologie réaliste des sacrements est donc inséparable d'une réflexion attentive sur l'ordonnance rituelle ([^4]). Même sans aucune variation dans la matérialité du signe sacramentel celui-ci, du fait de certaines dispositions de l'ordonnance rituelle, peut être annulé et donc perdre sa valeur de sacrement. S'il est une forme d'hérésie qui consiste à rejeter tel ou tel sacrement en refusant d'en accomplir le rite, il est une autre forme d'hérésie, et combien plus dangereuse, qui consiste à pervertir de manière indirecte et oblique le sacrement ; on continue d'accomplir le rite sacramentel proprement dit, mais à l'intérieur d'une ordonnance rituelle qui l'annule ou tend à l'annuler. C'est tout le procédé du *novus Ordo Missae*.
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Il est très vrai que les Anciens connaissaient une grande variété de rites. Qu'on lise des études historiques sur la Liturgie, -- par exemple les travaux de Salaville sur l'*Épiclèse,* ou bien *Eucharistie* du Père Bouyer ou quelques ouvrages semblables -- on sera étonné par l'abondance des formulaires et des cérémonies. Quelle profusion en l'honneur du mystère ; quelle luxuriance ! Mais justement c'est en l'honneur du mystère de la Messe catholique, en l'honneur de ce mystère seul, qu'il y a profusion. Cette luxuriance est ordonnée ; elle est exclusivement relative au sacrifice non sanglant réalisé sur l'autel par la transsubstantiation. Que pouvez-vous conclure de là en faveur du pluralisme des nouvelles *prières eucharistiques ?* Celles-ci ne sont-elles pas intentionnellement atypiques, vagues, peu définies ? Leur relation au mystère n'est-elle pas imprécise ? Vous ne pouvez donc pas conclure du pluralisme des Anciens, mis en relief par les études historiques, au pluralisme du *Novus Ordo.* Le pluralisme des Anciens est commandé par un sentiment prodigieux de l'Absolu du mystère ; c'est un effort admirable pour s'y adapter, un effort qui se reconnaît insuffisant, mais qui respecte toujours le mystère de la Messe, qui en affirme en toute netteté la transcendance. Le pluralisme du *Novus Ordo* au contraire est commandé par une volonté de relativiser le mystère. C'est une tentative pour démanteler la Messe catholique de telle sorte qu'elle convienne également aux hérétiques. Ne cherchez pas d'autre explication à l'exclusion de fait prononcée contre le latin, à la haine féroce contre l'offertoire et surtout contre le Canon d'avant Paul VI. Mais on essaie de nous faire perdre la tête en venant nous raconter des choses très compliquées et fort obscures sur le pluralisme liturgique des Anciens. Se servir ainsi de l'histoire c'est jeter de la poudre aux yeux. Car l'histoire de l'Église ne montre pas du tout qu'on ait jamais reconnu des droits à cette sorte de pluralisme liturgique qui tend à supprimer la Messe. -- L'histoire nous enseigne que, pour l'autel du Dieu vivant on a multiplié les bouquets de fleurs vivantes ; un jour des roses ; des lys le lendemain ; -- ici des œillets et là des chrysanthèmes. Mais jamais encore on n'avait eu l'idée d'orner le saint autel avec des bouquets en matière plastique. Les novateurs historicistes se couvrent de ridicule quand ils veulent justifier, par la profusion antique des grands bouquets de fleurs naturelles, le déballage tout moderne des bouquets de pacotille et des fleurs artificielles diversement coloriées.
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Serait-il possible de s'autoriser de *l'obéissance* pour éviter de tirer les conclusions pratiques où ne manque pas de nous conduire l'analyse des nouvelles *Preces ?* Je ne pense pas que l'obéissance soit ici en cause. L'obéissance en effet se mesure rigoureusement sur la nature de l'ordre et sa légitimité. Il est de fait que le précepte d'abandonner, même dans les Messes *coram populo,* l'*Ordo* de saint Pie V, ce précepte n'existe pas canoniquement. Ce précepte n'existe pas comme précepte. Il existe la caricature de l'interdiction c'est-à-dire une pression administrative et sociologique, accablante et perfide, substituée à une interdiction en forme canonique, sous peine de péché grave. Que l'on nous montre donc une interdiction rédigée en des termes équivalents à ceux-ci : le prêtre qui aurait l'audace d'offrir le Saint Sacrifice conformément à l'*Ordo* du Pape saint Pie V, et en latin, aurait chargé sa conscience *d'un péché mortel* et encouru de ce fait la peine *d'excommunication.*
Si le Pape actuel n'édicte pas un précepte ayant forme et force canonique, il est quand même clair que ses préférences personnelles vont au *novus Ordo.* Est-ce à un simple prêtre de s'opposer ? -- Tout prêtre doit distinguer soigneusement entre les préférences personnelles du Pape et les préceptes clairs et canoniques qu'il porte régulièrement, en se tenant dans la tradition de tous les Papes, en exprimant en outre sans équivoque possible sa volonté expresse de nous « lier » sous peine de péché mortel. Si les préférences personnelles du Pape favorisent manifestement un péché, notre devoir est de résister à ces préférences. En cherchant par pression administrative et par intimidation à imposer ce *novus Ordo* qui glisse vers la destruction de la Messe, il est sûr que le Pape, objectivement, favorise un péché, non pas n'importe quel péché ; mais, ce qui est très grave, un péché contre la foi et les sacrements de la foi. Nous n'avons pas à nous rendre complice.
Je sais très bien que de telles propositions ont de quoi faire peur. Que l'on comprenne cependant qu'elles sont écrites sans la moindre animosité. Tout au contraire incite les tenants de la Messe de toujours à redoubler leur supplication pour le Vicaire de Jésus-Christ. Mais enfin la prière ne nous met pas un bandeau sur les yeux, au contraire elle permet de mieux voir. Une fois au moins il est arrivé qu'un Pape ait favorisé le péché contre la foi. Comment oublier l'anathème porté par saint Léon II contre son prédécesseur Honorius I^er^ : « Nous anathématisons les inventeurs de l'erreur nouvelle (le monothélisme) c'est-à-dire Théodore de Pharan, Cyrus d'Alexandrie... et aussi Honorius qui n'a point fait effort pour faire resplendir cette Église apostolique par l'enseignement de la Tradition apostolique, mais a permis, par une trahison exécrable, que cette Église sans tache fut souillée. » ([^5])
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Du fait que saint Léon II, en 683, ait jeté l'anathème sur son malheureux prédécesseur on ne peut certainement rien conclure contre le dogme défini de l'infaillibilité pontificale, puisque Honorius I^er^ n'avait point parlé *ex cathedra,* mais on doit retenir que l'autorité du Pape ne requiert jamais une obéissance aveugle ; parfois même elle ne mérite pas d'être suivie.
On nous demande : vous avez l'audace de comparer sur certains points Paul VI et Honorius I^er^ ? Sans hésiter nous disons : oui sur certains points. Et si l'on nous objecte que cette comparaison manque de fondement il faudra, pour nous convaincre, prendre la peine de justifier une foule d'actes considérables du présent pontificat ; il faudra prouver que le refus de sévir canoniquement contre les auteurs et propagateurs des hérésies les plus sinistres, qui est l'une des nouveautés du gouvernement actuel du successeur de Pierre, il faudra prouver, dis-je, que dette abstention d'exercer le pouvoir de *lier,* bien loin de favoriser l'hérésie, rend au contraire le plus grand service à la foi catholique. Nulle sanction n'ayant été portée soit contre les auteurs du Catéchisme hollandais, soit contre leurs adaptateurs en langue française, soit contre les présidents des églises nationales qui ont foulé au pied *Humanæ Vitæ,* soit contre les évêques qui autorisent les célébrations liturgiques les plus scandaleusement sacrilèges, nulle intervention autre que des discours platoniques n'ayant fait barrage aux propagateurs de l'apostasie, il faudra prouver que le Pontife du XX^e^ siècle qui gouverne de cette façon n'offre pas le moindre trait de ressemblance avec son prédécesseur du VII^e^ siècle, avec cet Honorius I^er^, contre qui saint Léon II s'est élevé solennellement : « Nous anathématisons les inventeurs de l'erreur nouvelle (le monothélisme) c'est-à-dire Théodore de Pharan, Cyrus d'Alexandrie... et aussi Honorius qui n'a point fait effort pour faire resplendir cette Église apostolique par l'enseignement de la Tradition apostolique, mais a permis, par une trahison exécrable, que cette Église sans tache fût souillée. »
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Autant le modernisme l'emporte sur le monothélisme en perversion essentielle et en habileté tactique de pénétration, autant la négligence de la part du 263° Pape à exercer le pouvoir de *lier* l'emporte en gravité sur l'incurie de son prédécesseur du VII^e^ siècle. Nous n'avons pas à nous rendre complices de cette négligence ou de ce refus. Nous sommes dans une situation où l'obéissance deviendrait complicité et véritable péché. Nous avons à maintenir la Tradition et à prier.
Les novateurs en détournant le prêtre de dire le Canon romain ne demandent qu'une chose : le silence. Qu'on s'en tienne au *nouvel Ordo* car il organise le silence. Silence, dans les nouvelles prières de la Messe, sur tous les points où elles devraient être explicites au sujet de la Messe.
Le diable moderniste s'est juré d'obtenir le silence. Il n'aboutira pas. Impossible de nous taire. C'est la foi qui nous oblige à parler. C'est la foi dans la Messe qui nous oblige à dire sans changement le Canon romain latin. *Non possumus non loqui. Credidi propter quod locutus sum*.
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*Deuxième section :\
Maintenir le Canon romain*
Même si certains prêtres acceptent de réciter n'importe quel « canon », sans se tracasser de rien, du moment que la consécration est valide, il est évident que l'Église ne s'est jamais satisfaite à si bon compte. Depuis toujours c'est tout un pour l'Église d'assurer la validité de la consécration et de l'entourer d'un certain formulaire qui est à la fois transparent au mystère divin et nous incite à la plus humble piété. Pour l'Église vouloir faire la consécration valide c'est, pratiquement et depuis toujours, vouloir faire la consécration à l'intérieur d'un formulaire d'Oblation approprié. Pour l'Église d'Occident le Canon romain latin est ce formulaire. (Il est entendu une fois pour toutes que je parle de ce Canon dans son état originel, avant les changements que les auteurs du *Novus Ordo* ont eu l'impiété de lui faire subir.)
#### I
Le moderniste ne croit pas au réalisme sacrificiel de la Messe parce qu'il ne croit pas à la transsubstantiation. Le moderniste ne reconnaît pas en l'Église catholique la dépositaire unique et infaillible de la Révélation surnaturelle et du sacrement du Salut, parce qu'il admet l'équivalence entre toutes les confessions, et même entre formes culturelles et institutions religieuses.
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Si le Christ, pour le moderniste, est la figure la plus sublime de *la montée humaine,* il ne saurait être question toutefois de reconnaître en Jésus, né de la Vierge, crucifié sous Ponce-Pilate et ressuscité dans sa chair le troisième jour, le Fils de Dieu fait homme, Celui dont nous confessons avec Nicée, Constantinople, Éphèse et Chalcédoine qu'il est le Verbe *consubstantiel au Père,* personne unique et divine subsistant en deux natures, seul Rédempteur de nos péchés. Juge suprême des vivants et des morts.
Il reste que, sans avoir la foi, le moderniste se donne pour catholique. Son cas n'est pas simple. C'est un hérétique d'un genre très particulier : un hérétique doublé d'un traître. S'il demeure dans l'Église, s'il recherche même et s'il obtient les postes les plus élevés, c'est en vue d'opérer une transformation graduelle mais radicale. L'Église doit évoluer par ses soins jusqu'à devenir une super-religion adaptée à toutes les autres religions, assez atypique pour regrouper les humains sans exiger d'eux qu'ils reçoivent le même *Credo *; assez utopique, pour les lancer dans la construction d'un monde prométhéen, totalement affranchi des servitudes du premier Adam.
Tel étant le caractère du moderniste on comprend qu'il n'ait aucune envie de supprimer ostensiblement la Sainte Messe. La manière directe d'un quelconque réformateur combatif et fanatique, mais loyal, répugne à son personnage tout pétri de mensonge. Son jeu est autrement subtil. Il sait fort bien que pour faire évoluer l'Église il faut avant tout changer la Messe. Mais il faut aussi dans une entreprise d'une telle envergure éviter autant que possible de donner l'éveil. La difficulté serait résolue si l'on arrivait à forger une Messe qui, d'une part, serait encore acceptable par ceux qui n'ont pas varié dans la foi catholique et apostolique, et d'autre part ne répugnerait pas à ceux qui ont une foi beaucoup plus large ; c'est-à-dire à ceux qui n'ont pas de foi du tout. (En effet une foi qui se veut plus large que celle du *Credo* catholique est la négation de la foi.) De fait, la difficulté des modernistes à forger une Messe qui puisse demeurer encore une Messe, bien qu'elle soit équivoque, et qu'elle tende à l'abolition de la Messe, bref la difficulté de mentir avec une habileté suprême a été finalement résolue. Il a suffi de recourir à trois expédients simultanés et qui se complètent l'un l'autre : invention de nouvelles prières eucharistiques et « correction » du Canon romain ; ensuite introduction des langues nationales ; enfin substitution de la pression sociologique et de l'intimidation à une promulgation régulière et canonique.
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Si l'on veut bien saisir l'intention moderniste de ces *Preces Eucharisticæ,* mises en concurrence avec le Canon romain latin et très souvent substituées à ce Canon, il faut auparavant avoir considéré trois choses : la nature de la Messe ; les éléments qui en assurent en même temps que la validité une présentation digne et pieuse ; enfin les moyens mis en œuvre pour tout détruire.
La Messe est le même sacrifice que celui de la Croix, mais offert d'une manière non sanglante par le ministère des prêtres ; c'est le sacrifice du *Testament Nouveau et éternel* offert actuellement, mais sous un signe ; c'est le mémorial efficace, le mémorial sacramentel et non simplement représentatif, du seul Sacrifice qui soit agréé par la Trinité Sainte. C'est le même Sacrifice que celui de la Croix, mais offert sous les espèces du pain et du vin ; c'est-à-dire offert de telle sorte que la victime de notre rédemption soit en même temps la nourriture de notre divinisation.
Pour assurer la validité de la Messe et pour la célébrer avec la dignité qui s'impose, l'Église depuis l'époque patristique a établi un formulaire et prescrit des attitudes. Le formulaire est composé d'un ensemble de prières oblatives, adorantes, suppliantes, ayant un rapport direct avec la consécration. Ces prières laissent voir avec une transparence sans ombre que le récit de l'institution, lu pendant la Messe, opère objectivement le Saint Sacrifice. Il est infiniment autre chose qu'une lecture simplement évocatrice de la dernière Cène, sans efficience véritable.
Non seulement les prières du Canon romain avant et après la Consécration, mais encore la formule qui encadre immédiatement les paroles sacramentelles, sont composées de telle sorte qu'elles manifestent en toute limpidité la réalité objective du Sacrifice, sa nature et ses effets. Elles sont dignes en toute chose du Seigneur qui nous a dit : *Le Père cherche des adorateurs en esprit et en vérité*. Il offre infailliblement le Saint Sacrifice *en esprit et en vérité* le prêtre qui se laisse guider et porter par le Canon romain.
Quels moyens sont mis en œuvre pour ruiner le Canon romain, pour faire régner l'équivoque et l'indévotion dans une ordonnance rituelle qui n'était jusqu'ici que vérité et piété ? Ces moyens sont les déplacements, les ajouts et surtout le silence intentionnel. On commence par reporter après la consécration la plus grande partie des *Preces Eucharisticæ* ;
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juste une brève invocation au Saint-Esprit enclavée entre le *Sanctus* et le récit de l'institution ; on veut à toute force que le prêtre vienne butter contre la consécration sans lui laisser le temps convenable pour prendre conscience de ce qu'il va faire, sans lui permettre de se préparer au mystère infini qu'il va réaliser. -- Ensuite, juste après la consécration on tourne l'attention du prêtre vers l'assemblée pour engager un dialogue qui, sans être hérétique, ne fait aucune allusion précise au Saint-Sacrifice, offert ici et maintenant. -- Enfin si l'on a retenu, vaille que vaille, certaines idées du Canon romain sur la nature de la Messe et sur ses effets, on les a systématiquement énervées et affaiblies par des omissions bien calculées : le Seigneur Dieu à qui le Sacrifice est offert n'est plus invoqué sous les titres de sa toute-puissance ou de sa clémence infinie ; -- pas un mot de notre condition de serviteurs et de pécheurs, tenus à ces deux titres d'offrir le Saint Sacrifice ; -- rien sur l'Église en tant que *catholique et apostolique. --* Pour tout achever, on stérilise, non sans doute la formule sacramentelle de la consécration, mais du moins sa présentation immédiate, en la privant de toute référence au *Père Tout-Puissant*. -- Par suite de ces altérations et manipulations les richesses inépuisables, mais bien définies, du rite consécratoire ne sont plus convenablement explicitées. Les dispositions intérieures requises pour recevoir les fruits surnaturels du Saint Sacrifice ne sont plus favorisées comme il convient. Comment éviter que prêtres et fidèles, peu à peu, cessent de percevoir la signification de la Messe et que la Messe catholique glisse vers la cène protestante ?
A nos appréhensions l'avocat du diable répondra sans doute : vous n'avez rien à craindre car nous avons gardé l'équivalent des formules du Canon romain. Hélas ! lui répondrons-nous tout de suite, montrez-nous donc les formules équivalentes au *Qui Pridie* qui, au moment le plus solennel de la Messe et pour préparer l'action consécratoire, dont tout dépend, nous réfèrent à la Toute-Puissance de Dieu et à la sainte humanité du Christ. Inutile d'insister, vous savez fort bien que vous avez fait sauter le : *accepit panem in sanctas ac venerabiles manus suas, et elevatis oculis in cælum, ad te Deum Patrem suum omnipotentem*...
L'avocat du diable continuera peut-être : Tenez compte malgré tout que, même si dans la *Prex II* nous n'avons pas jugé opportun d'introduire les termes : *sacrificium, oblatio, hostia,* cependant nous les avons gardés dans les *Preces III et IV*. L'allusion au mystère de la Messe comme sacrifice réel n'est quand même pas supprimée ?
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A quoi nous répondrons : ce n'est pas douteux ; cependant pour quel motif cette référence sacrificielle (sauf dans la *Prex III*) arrive-t-elle seulement après la consécration ? Pourquoi ce retard et ce déplacement ? La mention du sacrifice n'aurait-elle donc pas une place normale avant la transsubstantiation consécratoire qui précisément accomplit le sacrifice ? Si vous aviez voulu amener le prêtre à perdre de vue la valeur sacrificielle de la consécration auriez-vous procédé d'une autre manière ?
#### II
Mais avant de poursuivre la comparaison et pour disposer de toutes les données indispensables relisons de près le Canon romain.
Le *Te igitur, clementissime Pater*, PREMIÈRE prière préparatoire à la Consécration, demande que soit agréé le Saint Sacrifice en spécifiant l'un de ses effets majeurs, obtenir tous les biens véritables pour la Sainte Église catholique et apostolique. Cette prière s'adresse au Père au titre de sa suprême clémence, car il n'y aurait aucun sens à offrir le Sacrifice si le Père ne nous avait donné le gage de son infinie clémence, de sa miséricorde sans limite par la croix rédemptrice de Notre-Seigneur et par le sacrement de son corps et de son sang. (Cette mention de la miséricorde du Père est évidemment un aveu implicite et repentant de nos offenses et de nos péchés.) -- Voici les termes qui implorent l'acceptation du Sacrifice : *Te igitur, clementissime Pater, per Jesum Christum, Filium tuum, Dominum nostrum, supplices rogamus, ac petimus, uti accepta habeas et benedicas, haec dona, haec munera, haec sancta sacrificia illibata*. Voici les termes qui spécifient l'un des effets majeurs de la Messe : *In primis, quæ tibi offerimus pro Ecclesia tua sancta catholica : quam pacificare, custodire, adunare et regere digneris toto orbe terrarum : una cum famulo tuo Papa nostro N. et Antistite nostro N. et omnibus orthodoxis, atque catholique et apostolicæ fidei cultoribus*.
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Dans le *Memento,* SECONDE prière préparatoire à la consécration, l'Église recommande certains fidèles déterminés, ainsi que tous les assistants, mais en ayant soin de faire valoir leur foi orthodoxe, leur dévotion, leur qualité présente de participants pieux à l'oblation du sacrifice de louange. En les recommandant, l'Église indique les effets que la Messe doit produire en eux : rédemption de l'âme, espérance de salut, protection et sauvegarde dans tous les domaines. Ce *Memento* s'adresse au Seigneur au titre où il est *Dieu éternel, vivant, véritable.* -- Voici en quels termes les fidèles du *Memento* sont désignés et qualifiés en vue d'être présentés au Seigneur : *et omnium circumstantium quorum tibi fides cognita est et nota devotio, pro quibus tibi offerimus vel qui tibi offerunt hoc sacrificium laudis*.
Le *Communicantes,* TROISIÈME prière préparatoire, peut s'appeler une prière de communion des saints. L'Église militante, avant d'offrir le Sacrifice qui lui a été confié, tient à se mettre explicitement en liaison avec l'Église triomphante. Elle commence par vénérer la bienheureuse Marie toujours vierge. Il faut en effet la nommer en premier, et tout à fait à part des autres saints, puisque par son intercession elle préside au don de la grâce qui fait les saints. Afin que notre vénération ne soit pas un éclair fugitif, à peine perceptible, l'Église prend le temps d'énumérer un à un les douze apôtres ; viennent ensuite douze martyrs des premiers siècles. Mais en avant du cortège des grands intercesseurs, en tête de la procession s'avance saint Joseph ; il vient immédiatement après la Vierge ; il est en effet son très chaste et très digne époux ; de plus son rôle s'est exercé dans la constitution même du mystère de l'Incarnation, alors que la mission des apôtres et des martyrs se rapporte seulement à la prédication et à la confession du mystère du Salut déjà réalisé.
La QUATRIÈME prière préparatoire, *Hanc igitur,* se réfère de nouveau, explicitement, au Saint Sacrifice. Nous prions le Seigneur de l'agréer en précisant à quelle intention et en vue de quels effets ; la paix dans nos jours d'ici-bas, la préservation de la damnation éternelle, « l'agrégation » au nombre des élus (in electorum *grege*). Dans ce *Hanc igitur* nous nous tenons devant Dieu comme des serviteurs et non seulement comme des fils ; nous demandons à Dieu d'agréer notre oblation au titre de sa miséricorde *ut placatus accipias ;* bref nous prions comme des pécheurs offrant à Dieu un sacrifice propitiatoire.
La CINQUIÈME prière, le *Quam oblationem*, demande avec beaucoup de force et d'amour l'accomplissement de la transsubstantiation sacrificielle.
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Ici, la référence au Sacrifice réel et objectif est encore plus vive et plus nette que dans le *Te igitur,* le *Memento,* le *Hanc igitur oblationem*. Le *Quam oblationem* redouble d'insistance et accumule les expressions complémentaires pour obtenir que l'oblation (ici présente) soit faite en toutes choses et sous tous les rapports une oblation bénie, admise, ratifiée, raisonnable (et spirituelle), acceptable. Nous disons « raisonnable » par opposition aux sacrifices d'animaux, sacrifices charnels et figuratifs de l'Ancien Testament. Nous demandons pour tout résumer en deux mots, que notre oblation devienne *soit faite* (*fiat*) le corps et le sang du *Fils très aimé* du Père céleste.
Comme si tant d'insistance ne suffisait pas à manifester le réalisme des paroles consécratoires, l'Église dans le *Qui pridie* nous donne une présentation de ces paroles qui fait encore valoir leur efficacité sacramentelle. L'Église en effet ne rapporte *les paroles de l'institution* qu'après les avoir serties dans un écrin lumineux. Elle ne répète *Hoc est enim Corpus meum... Hic est enim calix Sanguinis mei*... qu'en faisant mémoire de la Toute-Puissance du Père et de la sainte humanité de son Fils. L'Église rappelle en outre que c'est un grand *mystère de foi,* parce que le Sacrifice rédempteur du Fils de Dieu incarné est, ici et aujourd'hui, offert en toute vérité, quoique sous un signe.
Avec la consécration le Sacrifice est consommé. En vertu des paroles sacramentelles le Christ est substantiellement présent et offert ici et aujourd'hui ; du pain et du vin ne restent que les apparences. Nous sommes appelés à nous unir à ce Christ, présent comme immolé, puisque l'hostie de notre rédemption est indivisiblement l'aliment de notre divinisation. Il s'offre comme victime sous un signe tel qu'il soit en même temps nourriture : *prenez et mangez tous de ceci car ceci est mon corps... prenez et buvez-en tous, car c'est le calice de mon sang...*
Cependant il ne convient pas de communier aussitôt. Si, comme il se doit, nous voulons prendre conscience du mystère ineffable réalisé par la consécration, l'offrir dévotement, en recueillir les fruits, il est nécessaire de continuer de prier en des oraisons suffisamment longues et explicites. Démantelée de prières ayant cette double qualité, la consécration laisserait perdre son sens et la communion ne trouverait pas le sien. De là les cinq prières qui suivent la consécration avant la doxologie du *Per Ipsum* et avant le *Pater noster* qui nous introduira directement à la communion.
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La PREMIÈRE prière d'après la consécration est purement oblative. Dans le *Unde et Memores* l'Église fait mémoire de la Passion, de la Résurrection et de l'Ascension en offrant l'hostie, toujours ici présente, de la Passion accomplie à Jérusalem une fois pour toutes. C'est bien dans le passé que le Seigneur s'immola d'une manière sanglante, mais dans le présent il continue d'être immolé, quoique d'une manière non sanglante. Il est ici, sur cet autel, en qualité d'hostie pure, sainte, immaculée ; la même hostie que celle du Golgotha. Une telle offrande est vraiment proportionnée à la Majesté divine. C'est sans doute pourquoi l'Église dit solennellement : *Nos servi tui sed et plebs tua sancta ofjerimus præclaræ majestati tuæ*... Pas un instant l'Église n'oublie qu'elle serait incapable de présenter cette oblation absolument digne de Dieu, si Dieu le premier, à partir de dons terrestres qui viennent de lui (*de tuis donis ac datis*) ne l'avait mise entre ses mains, par le miracle de la transsubstantiation : *offerimus... de tuis donis ac datis hostiam puram*.
Dans la SECONDE prière d'après la consécration, l'Église implore la faveur de Dieu sur le sacrifice de la loi de grâce, en évoquant la faveur jadis accordée aux sacrifices les plus célèbres et les plus saints de la loi de nature et de la loi écrite. Ce *supra quae* qui compare deux ordres de sacrifices présuppose l'efficacité de la consécration. Si la consécration était en effet un simple souvenir, sans vertu efficiente, sans réalisation objective, que viendrait faire ici le rappel de ces sacrifices qui, bien certainement, n'étaient que symbole, allusion et figure. La consécration est d'un autre ordre : l'ordre sacramentel ; le sacrifice de la croix lui-même est offert sur l'autel mais sous un signe. *Sanctum sacrificium, immaculatam hostiam*.
La TROISIÈME prière, le *Supra quæ,* expose une double requête : que notre sacrifice soit présenté à la Majesté divine ; par suite, que la communion qui nous y fera participer porte en nous tous ses fruits. L'Église supplie le Dieu Tout-Puissant que son Ange, c'est-à-dire son Envoyé par excellence, Jésus-Christ lui-même, veuille présenter sur l'autel céleste le sacrifice sacramentel qu'il a réalisé, par le ministère du prêtre, sur cet autel terrestre. De la sorte, en participant à l'autel d'ici-bas, en recevant le Corps et le Sang très saints du Fils de Dieu, nous serons remplis de toute bénédiction et de toute grâce. -- Étant donné la gravité de ces demandes, il est naturel que l'Église s'adresse à Dieu au titre de sa *Toute-Puissance.*
La QUATRIÈME prière, le *Memento des défunts,* demande à Dieu, au nom de sa miséricorde, (*ut indulgeas*) que la Messe fasse sentir *son effet* sur l'Église souffrante.
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Que nos frères trépassés qui sont en proie aux flammes mystérieuses du Purgatoire soient arrachés à l'obscurité et aux tourments qui les éprouvent dans ce lieu d'expiation et de purification. L'Église n'intercède pas indistinctement pour tous les défunts ; elle ne prie pas pour les damnés (pour ceux *qui ab æterna damnatione non fuerunt erepti*) ([^6]) mais pour les seuls fidèles décédés dans la paix du Christ : d'abord ceux qui ont reçu le caractère du baptême sacramentel (qui nos præcesserunt *cum signo fidei*) ; ensuite ceux qui, au moins par le baptême de désir, ont mérité de reposer dans le Christ (*omnibus in Christo quiescentibus*).
Avec la CINQUIÈME prière d'après la consécration, le *Nobis quoque peccatoribus*, nous passons du *Memento* des défunts à une sorte de *Memento* des vivants. Nous demandons en effet pour nous autres pécheurs d'avoir quelque part avec nos frères, et sœurs du Paradis ; des frères et des sœurs ayant un nom et un visage : le précurseur Jean-Baptiste, le premier martyr Étienne, les deux Apôtres désignés après l'Ascension : Matthias et Barnabé, enfin des martyrs et des vierges d'Alexandrie, de Carthage et de Rome : Félicité, Perpétue, Agathe, Lucie, Agnès, Cécile, Anastasie. Cette sorte de *Memento* dans une perspective de Paradis est le plus humble qu'on puisse imaginer. Plus nous avons conscience que l'objet de notre demande est sublime et gratuit (*partem aliquam, et societatem donare digneris, cum tuis sanctis apostolis et martyribus*), plus aussi nous éprouvons notre indignité et notre incapacité (*intra quorum nos consortium, non æstimator meriti, sed veniae, quaesumus, largitor admitte*).
Le *Nobis quoque peccatoribus* ainsi que le *Memento* des défunts sont intimement liés au Sacrifice. Ils s'adressent à Dieu, en effet, non pas seulement *par le Christ,* mais *par le Christ qui a sanctifié nos dons ;* en d'autres termes par le Christ qui vient d'offrir mystiquement son sacrifice en opérant la transsubstantiation sacramentelle des dons de son Église.
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Après les cinq prières oblatives, adorantes et suppliantes qui préparent la consécration, après le *Te igitur* et le *Memento,* après le *Communicantes,* le *Hanc oblationem* et le *Quam oblationem,* lorsque le prêtre en vient à dire le récit de l'institution il est suffisamment éclairé sur sa réalité objective, sa consistance réelle, sa portée infinie. Il lui est moralement impossible de dire les paroles sacramentelles au titre de simple lecteur d'un récit et comme *in personna ipsius legentis sacerdotis* ([^7])*.* Il les dira *in personna Ipsius Christi Filii Dei*, étant porté par le mouvement si vigoureux et si pur, tout entier tendu vers la sacramentalité, du *Te igitur* et du *Memento*, de l'*Hanc igitur* et du *Quam oblationem.*
Lorsque s'élèvera, en conclusion du Canon, la grande doxologie du *Per Ipsum* c'est en toute certitude qu'elle montera vers Dieu le Père Tout-Puissant, dans l'unité du Saint-Esprit, par le Christ lui-même avec lui et en lui.
La consécration en effet ayant été préparée et suivie par les prières que nous avons tenté de résumer ne peut avoir d'autre valeur que sacramentelle. Les formules qui entourent la consécration, soit avant, soit après, en manifestent le réalisme sacramentel avec tant de vigueur qu'il est moralement impossible de dire le récit de l'institution au titre d'une simple évocation symbolique, et donc inopérante et vide.
Prières suppliantes et oblatives, et qui traduisent toujours le sentiment de l'adoration chrétienne la plus profonde ; prières dont le lien avec la réalité objective du sacrifice, sa nature et ses fruits demeure toujours harmonieux et fort ; prières qui manifestent avec douceur et clarté les effets de la Messe pour l'Église catholique militante, pour l'honneur des saints et la consolation des fidèles trépassés ; prières qui nous enseignent à supplier Dieu et à l'adorer en toute décence et humilité, non seulement comme des fils et des serviteurs, mais comme des pécheurs qui ont un besoin essentiel de recevoir, par la Messe, les bienfaits infinis de la Croix : tel nous apparaît le Canon romain. Il est sans doute impossible de mieux préparer et mieux entourer la consécration.
#### III
Alors que les prières du Canon romain sont parfaitement adaptées au mystère, les nouvelles prières eucharistiques sont savamment désadaptées. La simple classification des omissions sans aucune équivalence nous en donnera quelque idée.
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S'agit-il des termes ou des expressions qui marquent la valeur sacramentelle des paroles de la consécration, nous avons ceci : dans les trois nouvelles *Preces Eucharisticæ*, le *Qui pridie* a disparu ; dans les trois également : addition intempestive d'un dialogue postconsécratoire. Or c'est le moment pour le prêtre d'offrir à Dieu l'hostie pure qui vient de s'immoler mystiquement à ses paroles, mais ce n'est pas encore le moment de s'occuper des fidèles ; encore moins de s'adresser à eux en gardant le silence sur les aspects premiers du *mysterium fidei :* immolation actuelle, présence réelle.
Relevons également dans les nouvelles *Preces*, sans exception aucune, la réduction systématique des cinq prières qui préparent la consécration à une seule prière, scandaleusement brève et rapide. C'est toujours une invocation adressée au Saint-Esprit à toute vitesse et comme à la dérobée. La longue digression biblique de la *Prex eucharistica quarta* n'est là que pour donner le change : en réalité dans la *Prex quarta* la prière de préparation proprement dite est aussi vite expédiée que dans les autres. Dans la seule *Prex tertia*, l'invocation, toujours aussi abrégée, comporte cependant une formule très explicite : munera quae tibi *sacranda* deferimus.
S'agit-il, dans les *nouvelles Preces*, d'affirmer en termes clairs l'accomplissement actuel du sacrifice nous avons ceci : dans la *Prex II* nous n'avons rien. Éviction pure et simple des mots *oblatio, hostia, sacrificium*. Dans la *Prex III* nous relevons cependant une fois *sacrificium*, une fois *oblatio*, deux fois *hostia*. Dans la *Prex IV* une fois *sacrificium*, une fois *hostia*. *Altare* est inconnu des trois *Preces.*
S'agit-il des termes et expressions qui suggèrent la Majesté de Dieu à qui nous offrons le Sacrifice, en aucune des trois *Preces* on ne rencontre : *Omnipotens Deus, divina Majestas, præclara Majestas*.
Pour ce qui est des termes et expressions qui évoquent l'offense faire à Dieu, la nécessité où nous sommes de recevoir le pardon, la miséricorde divine qui nous fait grâce en vertu du Sacrifice de Jésus-Christ, jamais dans aucune des trois *Preces*, jamais une formule comme : *clementissime Pater, ut indulgeas, non æstimator meriti sed veniæ, largitor admitte*. Simplement dans les *Prex III* et *IV *: *clemens Pater* prononcé comme à regret, comme s'il nous suffisait d'une clémence ordinaire et banale. Le mot *benignus* figure une fois dans les *Preces* *III et IV.*
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La *Prex III* y ajoute, une seule fois, *placatus* (sous la forme *placari*), *miseratus, propitius*. On n'évite pas de se dire que les auteurs de ces prières ont un sentiment mesquin de la miséricorde de Dieu. Car Dieu, dans sa miséricorde infinie, ne s'est pas contenté de nous donner son propre Fils, il a voulu encore nous laisser, sous forme sacramentelle, le Sacrifice de ce Fils.
Les termes ou expressions rappelant notre condition -- de serviteurs, notre état de pécheurs qui ont besoin d'offrir le sacrifice, ces termes ont été supprimés dans toutes les *Preces* ; plus de *servi tui*, *servitutis nostræ, peccatores, ab æterna damnatione nos eripi*.
Nous avons déjà remarqué que la bienheureuse Vierge Marie n'est jamais dite *semper* virgo ; que les *mérites* des saints sont ignorés ; enfin que pour exprimer les effets de la Messe par rapport à *l'Église catholique* on ne dit jamais justement que l'Église soit catholique et sainte et apostolique ; de même que la *foi* mentionnée dans les seules *Preces* *III et IV* (jamais dans la *Prex II*) cette foi n'est pas déclarée catholique et apostolique.
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On nous vante parfois l'enrichissement biblique des nouvelles anaphores. Regardons-y de près ; nous verrons si l'on ne se moque pas de nous, si l'enrichissement prétendu n'est pas, en vérité, un détournement habile. Lorsque par exemple, dans la *Prex eucharistica tertia*, on s'exprime en ces termes : *universos filios tuos ubique dispersos tibi, clemens Pater, miseratus conjunge*, il est quand même visible que l'on affaiblit, mais en s'abritant derrière une allusion implicite au IV^e^ Évangile, on affaiblit la prière du Canon romain : *pro Ecclesia tua sancta catholica quam... regere digneris toto orbe terrarum*. En passant dans la *Prex tertia*, cette supplication paraît devenir plus scripturaire ; la réminiscence de saint Jean est bien visible : *ut filios Dei qui erant dispersi congregaret in unum* (Jo. XI, 52) ([^8]). Seulement la façon de présenter cette réminiscence l'expose aux interprétations les plus fâcheuses, les plus contraires au Sacrifice de la Croix et au Sacrifice de la Messe qui en est le mémorial efficace. On ne tombe pas nécessairement dans une interprétation rationaliste ou syncrétiste de l'Écriture, mais plus rien n'empêche d'y tomber.
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Alors en effet que le prêtre qui offre la Messe selon le Canon romain demande au Père de rassembler tous ses enfants, *non pas de n'importe quelle façon, mais dans l'Église sainte et catholique,* au contraire le prêtre qui offre la Messe selon la *Prex eucharistica tertia* n'entre pas dans ces précisions nécessaires. La nouvelle Messe ignore de propos délibéré cet effet premier du Saint Sacrifice : rassembler, mais non pas n'importe où les brebis dispersées ; les réunir au sein de l'Église catholique seule, parce que, en vue du salut éternel, le Seigneur ne tonnait pas d'autre rassemblement. La substitution de *omnes filios tuos ubique dispersos* à l'expression traditionnelle : *pro Ecclesia tua sancta catholica quam... regere digneris toto orbe terrarum* loin d'être un enrichissement biblique représente plutôt une altération grave, camouflée de biblisme. Ce ne serait pas une bonne défense d'objecter : un peu avant le *omnes filios tuos,* la *Prex tertia* demande l'affermissement de la foi et de la charité. Quelle foi ? En insérant le terme foi on veut nous endormir puisqu'on refuse de dire, au contraire du Canon romain, si cette foi est oui ou non orthodoxe ; là où le Canon romain offrait la Messe *pro omnibus orthodoxis atque catholicæ et apostolicæ fidei cultoribus* la *Prex tertia* se refuse à rien savoir de la catholicité ni de l'apostolicité de notre foi. Quant aux *Preces secunda et quarta* elles sont sous ce rapport encore plus imprécises.
On nous objectera peut-être : pourquoi donc s'attacher tellement aux termes *catholique et apostolique* quand on sait que tout homme de bonne volonté, *entièrement fidèle* à la lumière d'En Haut, a reçu le *baptême de feu* et donc fait partie de l'Église ? Mais s'il fait partie de l'Église c'est parce qu'il accepte, serait-ce d'une manière très implicite, l'Église de Dieu telle qu'elle est ; or elle est à jamais *catholique et apostolique.* Si l'Église récusait ces deux notes qui sont consécutives à son mystère, les hommes qui l'ignorent invinciblement, mais qui sont justifiés par une foi implicite, ne pourraient jamais lui appartenir car elle n'existerait pas ; elle manquerait de ce qui la constitue dans son être. Sous prétexte que, dans certaines conditions, certains hommes n'ayant pas reçu le baptême d'eau et ne possédant pas *explicitement* la foi orthodoxe appartiennent cependant à l'Église, il est absurde de rejeter les notes de *catholicité* et *d'orthodoxie,* les définitions immuables et les rites déterminés ; car les hommes justifiés par le baptême de désir appartiennent seulement à cette Église-là, qui est catholique et orthodoxe, avec ses définitions et ses rites.
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Disons pour conclure le bref examen des nouvelles *Preces* que rien n'y est laissé au hasard. Tout est calculé. Tout s'infléchit dans une direction précise. On voulait aboutir à des formulaires atypiques destinés à favoriser la destruction de la Messe. Il fallait donc recourir à une phraséologie réticente, et même essentiellement fuyante, ayant multiplié les omissions qui touchent à l'essentiel ; une phraséologie qui sans rendre nécessairement, ni tout de suite, les Messes invalides, préparerait les prêtres à les rendre telles en les obligeant à se tenir, quand ils disent les prières de la Messe, aussi loin que possible du mystère qu'ils célèbrent. On a réussi ce tour de force sinistre. Ce beau résultat pourra-t-il durer ? C'est une autre question. D'avance nous pouvons répondre par la négative. Les prêtres comprendront de plus en plus où on veut les mener et ils redresseront enfin la tête. Le Seigneur ne les a pas faits prêtres pour que, se laissant prendre dans l'engrenage de rites et de formulaires hypocrites, ils marchent la tête basse et se laissent finalement transformer en pasteurs, de sorte que la seule et vraie Messe, la Messe catholique, s'évanouisse dans la cène protestante. Le grand moyen de l'éviter, et le seul en définitive, est de nous tenir au Canon romain latin -- (et à l'Offertoire et en général au Missel) -- d'avant le *novus Ordo.*
Nous confesserons la foi de l'Église dans la Messe en conservant l'*Ordo* de saint Pie V.
#### IV
Imaginez en vous reportant autour des années 1950, quelque Père Abbé visiteur, au caractère despotique, écrivant aux Moines et Moniales de sa Congrégation : « Mes Révérends Pères, mes Révérendes Sœurs, à supposer qu'un jour nos Seigneurs les évêques, avec nombre de prêtres séculiers, décident de célébrer la Messe en langue vulgaire, je vous ordonne de garder le latin. En revanche notez bien ceci : je vous défends, pendant tout le Canon, maintenu obligatoirement en latin, d'invoquer jamais Dieu comme *Père très clément,* ou *Tout-Puissant,* ou *Éternel,* ou *Vivant et Vrai ;* je vous défends en outre de parler de la *Majesté divine* à qui vous offrez l'hostie ; cette hostie elle-même vous cesserez de la déclarer *pure, sainte* et *immaculée ;* vous cesserez enfin de vous reconnaître *pécheurs* et *serviteurs.*
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Vous continuerez d'offrir la Messe pour l'Église, mais interdiction de la déclarer *sainte et catholique,* gardienne de *la foi apostolique et orthodoxe.* En priant pour les défunts pendant le Saint Sacrifice ne dites plus rien du fameux *locum refrigerii.* En faisant mémoire de la Vierge cessez de la proclamer *toujours* vierge ; *beata* virgo est largement suffisant. Le texte de la consécration devra s'en tenir à la lettre de l'Écriture ; il sera dépouillé des vains ornements qui sentent leur précision dogmatique : *ad Te, Patrem suum omnipotentem* et tout ce qui précède sur les mains du Christ et sur son regard élevé vers le ciel. De plus *le récit de l'institution* sera étoffé d'un dialogue. Le prêtre n'aura pas plutôt fini la consécration qu'il sera tenu d'entonner un couplet acclamatoire avec le peuple de Dieu, -- cette assemblée de laïques dont jusqu'à nos jours on a trop méconnu le sacerdoce. Au sujet d'Abel, Abraham, Melchisédech, au sujet de l'Ange mystérieux ou de l'autel céleste, ou de l'Enfer éternel on est prié de n'en plus faire aucune mention. Quant aux signes de croix et aux agenouillements ils sont laissés *ad libitum ;* il n'est d'ailleurs pas interdit de les supprimer purement et simplement. Tout cela pour satisfaire aux impératifs nouveaux d'une Messe élargie, rendue œcuménique, mise à la disposition des pasteurs protestants, au lieu d'être orgueilleusement réservée aux seuls prêtres catholiques. »
On n'imagine pas de telles ordonnances il y a de cela trois ou quatre lustres. Le Père Abbé de notre fable, aussi dévoyé, aussi tyrannique qu'on le suppose, aurait été incapable d'envisager pareilles destructions. A supposer cependant qu'il les eût conçues et même édictées, on se demande combien de moines et de moniales auraient baissé la tête et accepté de les appliquer au nom d'une obéissance soi-disant religieuse.
Or voici que la *Congrégation pour le culte divin* a lancé des directives non moins insolites, non moins énormes que celles que j'ai signalées. Que feront alors la plupart des monastères ? De quelle manière vont-ils célébrer justement le *culte divin ?* Est-ce que par hasard des directives et notifications que l'on aurait tenues, il y a trois ou quatre lustres, pour ce qu'elles sont en vérité, c'est-à-dire sacrilèges et modernistes, ont été rendues tout à coup saintes et bienfaisantes et méritent d'être obéies du fait d'avoir été, non pas même promulguées selon les règles canoniques, mais hypocritement imposées par un Hannibal Bunigni, décoré du titre de secrétaire de la Congrégation pour le Culte divin, sans doute par antiphrase et pour se moquer du monde ?
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Si nous passons des monastères aux ordres apostoliques composés de clercs, chacun sait que l'arbitraire dans la célébration de la Messe, quand ce n'est pas la désinvolture, l'irrespect et le sacrilège même, sont en train de se généraliser.
Cependant la doctrine enseignée par les théologiens de ces ordres apostoliques demeurait en général, jusqu'à, ces derniers temps, solide et traditionnelle. Elle était incompatible, cette doctrine, avec les retouches, altérations, orientations des nouvelles Messes. On se demande alors : pourquoi ces théologiens ont-ils laissé passer sans rien dire, sans faire la moindre remarque ? En tout cas, s'ils ont fait des remarques, ils ont donné si peu de voix que l'on n'a pas entendu. Entre beaucoup d'autres raisons on peut relever les deux suivantes : d'abord la connaissance du modernisme leur est étrangère ; l'analyse des moyens spécifiques de ce type d'hérésie ne les intéresse pas ; ils n'ont pas compris que les procédés sociologiques de pénétration, de domination, mis en œuvre par le modernisme étaient rigoureusement inséparables des erreurs doctrinales proprement dites. S'intéresser non seulement à des erreurs ouvertement professées mais à des manœuvres révolutionnaires leur paraît indigne de la *théologie scientifique.* Ils se figurent que la Messe n'est pas vraiment menacée puisque le formulaire des nouvelles *Preces Eucharisticæ* ne nie pas ouvertement, explicitement, le réalisme sacramentel de la consécration. Cependant il est une autre raison qui explique pourquoi des théologiens traditionnels ont pu disserter sur toutes choses sans jamais rencontrer sur le chemin une hérésie qui avance masquée : c'est le décalage qui existait entre d'une part un travail de conceptualisation savante, d'ailleurs juste, et d'autre part l'attention humble et vigoureuse à ce formulaire du Canon romain qu'ils ont dit chaque jour pendant des dizaines d'années. Quoique correcte, leur théologie de la Messe avait fort peu de choses à voir avec ce Canon qui porte et entoure la Messe depuis un millénaire et demi. Théologie d'un côté, prière de l'autre ; peu ou point de communication entre les deux. Les nouvelles *Preces Eucharisticæ* peuvent multiplier les omissions intentionnelles sur la transcendance de Dieu à qui la Messe est offerte, sur l'objectivité sacramentelle de la consécration, sur les effets de la *Messe* pour l'Église militante, de cela ils ne s'aperçoivent pas ; en tout cas trop faiblement pour le dire et s'indigner. Ils continuent à *enseigner* une doctrine *correcte* sur notre état de pécheurs qui nous oblige à offrir le sacrifice, sur la sacramentalité du sacrifice, sur la sainteté de Dieu offensé par nos péchés, sur la nécessité d'un sacrifice de propitiation, et cela leur suffit ;
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ils ne vont pas encore se livrer à une étude comparative entre les *Preces* nouvelles et le Canon ancien. Pour ces théologiens, qui cependant sont prêtres, le formulaire selon lequel ils célèbrent la Messe n'a pas grande importance (à condition certes de n'être pas carrément hérétique) du moment que dans leurs cours et dans leurs livres ils exposent sur la Messe les thèses traditionnelles. Comme s'il y avait en eux deux personnages, comme si le théologien, tout à coup, en rédigeant ou en professant ses leçons magistrales se trouvait frappé d'amnésie sur ce qu'il venait de dire et de faire comme prêtre, à l'autel du Seigneur.
Si, comme il arrive presque toujours, on enseigne la théologie étant prêtre, il importe d'avoir la conscience la plus vive de ce qui est impliqué dans l'office sacerdotal et dans les actions qui en relèvent, la première de toutes étant d'offrir le Saint Sacrifice de la Messe.
#### V
Ce que j'attends des prêtres, dit l'Église, c'est qu'ils offrent le Saint Sacrifice le moins indignement qu'il se pourra. C'est avant tout pour cet office que je les ai ordonnés. La prédication de la saine doctrine, l'étude sacrée, les divers ministères en paroisse ou ailleurs, je ne les attends de leur zèle apostolique que reliés à leur fonction spécifiquement sacerdotale et dans son intime dépendance. Avant d'être préposés au corps mystique ils sont députés au corps eucharistique.
Qu'ils méditent les prières de l'offertoire et surtout les prières du Canon romain, latin, antérieur aux récentes manipulations. Que, ayant médité ces prières, ils les récitent dans la foi, en se souvenant que j'ai maintenu intact ce formulaire depuis au moins quatorze ou quinze siècles. Ils se déferont alors de la conception aberrante, si répandue dans le clergé, qui admet une relativité à peu près totale du formulaire, pourvu que soient prononcées les paroles de la consécration. Comme si j'avais bâclé les prières et les rites de la Messe, comme si je les avais composés pour autre chose que pour expliciter en toute franchise et toute piété le contenu et les effets des formules sacramentelles ;
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comme si ces formules elles-mêmes, que j'ai reçues de mon Époux et Seigneur, le Verbe de Dieu né de la Vierge, n'étaient pas exposées à devenir nulles, faute d'un contexte approprié. Et de fait elles sont devenues inopérantes et vides, tout en demeurant matériellement identiques, lorsque les Protestants les ont insérées dans un contexte qui en pervertit la signification. Le récit de l'institution ne suffit pas à garantir la validité de la Messe si le contexte le fait glisser vers un changement de sens. Le récit de l'institution maintenu invariable, mais prononcé par des pasteurs hérétiques, ne laisse pas d'être entièrement inefficace.
Que mes prêtres méditent le Canon et, guidés par moi, ils sauront le remettre en honneur, ils ne s'abandonneront plus au sommeil d'un rubricisme sans âme. Ils comprendront que si c'est un progrès d'avoir solennisé le *Per Ipsum,* un changement louable de faire reposer l'hostie sur la patène et non plus sur le seul corporal, une disposition utile de réciter le Canon à voix basse et non plus d'une voix rigoureusement imperceptible, en revanche, c'est une hypocrisie horrible d'avoir lié ces réformes, qui sont heureuses, à un bouleversement du formulaire qui est, ni plus ni moins, une tentative dissimulée de corruption intégrale. S'il est bon de ne pas rejeter ces réformes, il est indispensable, serait-ce contre le gré des autorités, de les soustraire à un danger imminent de corruption.
Que mes enfants admettent l'existence et l'activité du démon de l'hérésie. Si les démons des passions charnelles, la peur, la luxure, l'avarice sont les plus visibles et les plus remuants, les démons de la perversion hérétique ne sont ni plus faibles, ni moins actifs. *Non est nobis colluctatio adversus carnem et sanguinem, sed adversus principes et potestates*... ([^9])*.* Que mes enfants mettant à profit, dans la lumière de l'Esprit Saint, les leçons qui se dégagent de ma longue histoire, osent réfléchir sur l'une des causes les plus certaines du succès des hérétiques. Ceux-ci ne seraient pas allés bien loin, ils auraient vite tourné court, s'ils n'avaient rencontré la complicité des évêques ; parfois même, on ne peut le nier, une certaine connivence, indécise mais vertigineuse, de celui-là qui est le père commun des pasteurs et des fidèles, le Vicaire en ce monde de mon Chef invisible qui règne dans les cieux et ne cesse de me défendre.
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Que l'obéissance de mes enfants soit toujours dans la lumière et les yeux grands ouverts ; filiale et nourrie d'oraison, mais ne se rabaissant jamais à devenir inconditionnelle et servile ; car tout détenteur de l'autorité peut pécher ; si le Pape, dans certaines conditions, ne peut pas se tromper, il est également des circonstances où il peut se servir de son pouvoir ou négliger de s'en servir de telle sorte qu'il s'oppose à la loi de Dieu ; dans ce cas, il ne faut pas le suivre ; *mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes.*
Je demande à mes enfants d'être les témoins de la foi que je leur ai transmise et des sept sacrements que je garde au moyen de rites appropriés ; en particulier, être les témoins de la Messe de toujours, celle qui tient depuis des siècles et des siècles, grâce à l'Offertoire et au Canon romain. Ne point pactiser ; être témoins de la foi et de la Messe ; ne pas s'arrêter de prier ; surtout invoquer Notre-Dame, parce qu'elle est médiatrice de toute grâce et qu'elle extermine les hérésies : *Cunctas hereses sola interimisti, dum Gabrielis Archangeli dictis credidisti* ([^10])*.* Elle défendra victorieusement, contre les inventeurs d'une Messe œcuménique, que chacun tournerait à sa façon et interpréterait comme bon lui semble, la Messe catholique, la Messe loyale et impossible à tourner, inexpugnable et indestructible, la Messe romaine d'avant le présent pontificat, la Messe romaine avec le Canon romain.
R.-Th. Calmel, o. p.
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### L'arsenal Ce qu'il faut savoir sur la messe aujourd'hui
1\. -- Le Saint Sacrifice de la Messe : numéro spécial de la revue « Itinéraires ».
Numéro 146.
236 pages. Ce numéro rassemble les principales études fondamentales sur le problème de la messe publiées dans Itinéraires par le P. Calmel, l'abbé Raymond Dulac, le P. Guérard des Lauriers, Luce Quenette, Henri Charlier et Jean Madiran.
Il contient en outre des indications pratiques détaillées :
1\. -- pour s'établir et se maintenir dans la possession légitime, paisible et habituelle, chaque dimanche, *de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V ;*
2\. -- pour réapprendre le latin (dans le cas des adultes qui l'ont plus ou moins oublié) ;
3\. -- pour apprendre le latin aux enfants ;
4\. -- pour apprendre le grégorien aux enfants.
2\. -- Le « Bref examen critique » présenté, à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci.
Tout le monde en a plus ou moins entendu parler en France, mais souvent sans en avoir le texte complet. En voici la traduction intégrale.
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Nous y avons ajouté en annexe des extraits du *Catéchisme du Concile de Trente* et du *Catéchisme de S. Pie X* sur la messe et l'eucharistie.
Une brochure de 56 pages. \[cf. 141-03-70, pp. 213-251\]
3\. -- *Déclarations sur la messe* faites par les Pères R.-Th. Calmel, Raymond Dulac, Maurice Avril et M. L. Guérard des Lauriers.
Le monument déjà historique de la fidélité dans le clergé de France : quatre prêtres français parlent pour tous les prêtres silencieux.
C'est l'indispensable vade-mecum du catholique français.
Une brochure de 60 pages. \[Recueil des déclarations sur la Messe publiées dans ITINÉRAIRES\].
4\. -- La nouvelle messe, par Louis Salleron.
Un volume de 192 pages, Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI^e^.
Henri Rambaud a écrit sur ce livre dans le Bulletin des lettres du 15 avril 1971 : « *Véritablement un* *grand livre, le plus utile sans doute, avec* L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE *de Jean Madiran, pour comprendre ce qui divise aujourd'hui les chrétiens : c'est l'essence même de la foi qui est en jeu. *»
5\. -- Le chant grégorien, par Henri et André Charlier. Un volume de 158 p., ATELIER DOMINIQUE MORIN, 27, rue Maréchal Joffre, 92 -- Colombes.
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Henri et André Charlier ne sont pas nés dans une famille chrétienne. Ils sont des convertis de l'âge adulte. Ils sont venus du *monde moderne* à la *foi chrétienne :* contrairement à l'itinéraire d'autodémolition qui voudrait nous conduire *de la foi chrétienne au monde moderne*.
Ils témoignent d'une chose qu'ils n'ont pas inventée, mais expérimentée, et ils l'expliquent : une chose qui appartient à la tradition, à la sagesse, à la pédagogie de l'Église, et que dans l'Église on est en train de méconnaître et d'oublier. *A savoir qu'en matière d'éducation chrétienne, le grégorien est plus surnaturel, plus simple, plus universel, plus populaire que tout le reste*.
*6. -- L'assistance à la messe,* suivie de *l'apologie pour le Canon romain,* par le P. Calmel O.P.
L'éditorial du présent numéro et son annexe seront prochainement édités en brochure.
Pour la commander, il est *obligatoire* d'utiliser (ou de recopier exactement) le bulletin de commande qui figure parmi les dernières pages du présent numéro.
Les bulletins de commande doivent nous parvenir avant Noël. Les exemplaires commandés seront envoyés avant la fin de l'hiver
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## CHRONIQUES
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### Lettre à Jean Madiran
*sur le Pèlerinage à Rome*
par Tito Casini
Cher Madiran,
Je suis rentré de Rome le cœur gonflé, après notre grande rencontre de la Pentecôte à laquelle, vous autres Français, vous avez donné tant de personnes et de passion ([^11]). Gonflé comme mon fleuve, l'Arno, au long duquel je m'en retournais en réécoutant intérieurement et en rechantant des lèvres ce *Veni Sancte Spiritus,* cette divine séquence qui, à S. Andrea della Valle, s'étranglait dans ma gorge par l'effet de cette espèce de nœud qui bloque, qui obstrue à la voix son passage quand l'émotion *dépasse la limite...* C'était ainsi, et les lunettes noires, que par distraction je n'avais pas enlevées en entrant dans l'église après les rues ensoleillées de Rome, me servaient en ce moment à cacher ce quelque chose que nous autres Toscans -- « toscanacci », comme nous nous appelons sans qu'y manque la bienveillance -- ne sommes point, par caractère, faciles à sortir.
Ce qu'il y a, c'est qu'à S. Andrea, à cette Messe de... comment dois-je dire ? de jadis ? Non : de toujours, et je me réfère au futur, comme le soleil *post nubila,* après les nuages, même si elle est pour l'instant cachée, précisément, par les nuages de l'hérésie...
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A cette Messe, disais-je, parmi nos frères *ex omni natione quœ sub cœlo est*, de toute nation qui est sous le ciel (et de bien plus qu'il ne put s'en trouver ce cinquantième jour sous le ciel de Jérusalem), j'ai revécu, plus que je ne me suis remémoré, la Pentecôte, en cette commune prière *unanimes uno ore*, « unanimes d'une seule bouche », une seule âme et -- dans une telle diversité d'accents -- une seule langue, parmi les enfants eux-mêmes, de toutes les parties de l'Amérique et de l'Europe, qui ont fait là leur angélique Première Communion.
Quelle séquence ! Jamais, à vrai dire, je ne l'avais écoutée et chantée (dans mon église florentine de jadis) avec une plus grande émotion, jamais je n'avais invoqué avec une douceur plus sentie le *consolator optime*... le *dulcis hospes animæ*... le *dulce refrigerium...* même et surtout parce que jamais comme aujourd'hui nous n'avions eu motif de L'invoquer comme « réconfort dans les larmes », n'ayant jamais eu autant motif de pleurer, jamais, comme fils de l'Église, autant de raison de Lui dire pour l'Église : « Lavez ce qui est sordide... guérissez ce qui est blessé... remettez en bonne voie ce qui en est sorti ! »
La certitude qu'Il nous exaucera, *bien qu'il ne nous appartienne pas de savoir le moment*, la certitude que la maladie pour laquelle nous L'appelons « n'est pas pour la mort mais pour la gloire de Dieu », *non est ad mortem sed pro gloria Dei*, a été pour moi le principal fruit de nos trois journées romaines de cette Messe (pour ne dire que l'une des trois),
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de cette veillée entre le *Te lucis ante* de la vigile et les premières lueurs du matin de la fête, de cette longue procession de la basilique de la Madone à celle de saint Pierre... de ce *refus* lui-même qui, s'il nous a causé tant d'amertume, ne nous a pas fait moins prier, ni prier avec un amour moins filial, *pro pontifice nostro Paulo*, demandant tout ce que sa prière demande : que le Seigneur le conserve... le vivifie... le rende heureux sur la terre... le délivre des mains de ses ennemis, de ses plus grands ennemis, *domestici ejus *: « ceux de sa maison », qui l'ont empêché de voir, en tête de la procession, même ces deux cents petits enfants, vêtus de blanc comme lui, pour leur Première Communion, venus, et d'aussi loin, pour le voir, pour « voir le Père » ; *domestici ejus,* « ceux de sa maison » qui l'ont fait répondre, par ce refus : « Ne permettez pas, empêchez que les petits enfants viennent à moi. »
C'était de cette certitude, surtout, qu'était gonflé mon cœur, tandis que sur la route qui longe mon fleuve, je m'en retournais à ma Florence... Ses eaux, après les récentes pluies, n'étaient pas des plus claires au début, mais se clarifiaient peu à peu, et en elles venaient d'en haut se refléter le ciel, et des berges, parmi un joyeux vol d'oiseaux, les buissons de genêts, encore verts mais déjà tachetés d'or, de ce jaune d'or qui pour nous, en Italie, parle d'ostensoirs, de chapes, de baldaquins, en un mot de Fête-Dieu. Chez nous, en effet, le genêt est la *fleur de la Fête-Dieu,* tant parce qu'elle éclôt et s'épanouit en ces jours-là, que parce que dans les campagnes on en jonche les routes sur lesquelles le *Corpus Domini* sera porté triomphalement en procession.
Sera, ou était ? Le « triomphalisme », comme vous savez, cher Madiran, est détesté des novateurs qui appliquent à la destruction le *quantum potes tantum aude*, « ose autant que tu peux », la *démesure* que l'Église nous avait donné pour mesure en cette fête (appelée chez nous, pour son excellence, la Fête), et qui sait même pour celle-là, même chez nous... ! Je me le demandais en voyant, justement, ces genêts non encore fleuris mais qui auraient bien pu se mettre à fleurir, qui auraient bien pu, après l'hiver, accomplir de nouveau le miracle.
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L'hiver ? *Fove quod est frigidum*... et ce que le soleil aurait faite ce qu'il était en train de faire pour les genêts, je ne doutais pas que le Seigneur ne l'eût fait pour nous : Lui qui pense aux fleurs, combien davantage il la veut belle, *pulchra et decora*, l'Église son Épouse, et plus que tous les oiseaux Lui sont chers ses fils, d'autant plus si, rejetés des autels, désertés par toute espérance humaine, ils se tournent vers Lui, ne se fiant désormais qu'à Lui seul : *Domine, ad quem ibimus ?*
Pour des « poètes » -- comme ils nous appellent avec mépris -- même un bourgeon qui s'ouvre peut être un argument ; mais c'est Lui qui l'a enseigné : *Considerate lilia agri*, considérez les lis des champs... *Videte ficulneam et omnes arbores*, voyez le figuier, et tous les arbres... Au revoir donc à une autre année : *arrivederci a un altr'anno*, comme nous nous sommes salués en nous quittant -- et veuille le Seigneur que ce soit avant tout, que ce soit déjà pour le remercier ! Pour cela, continuons à prier.
Cordialement vôtre,
Tito Casini.
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### Conseils pour une école
par Luce Quenette
#### Le merveilleux temporel.
Il ne faut pas refuser et bouder le merveilleux. Tout est possible à Dieu et Il se plaît à combler de biens ses serviteurs de biens spirituels, toujours ; de biens temporels, parfois. Il s'agit de les recevoir avec la surprise reconnaissante et naïve de Cendrillon qui voit son jupon et sa casaque changés en robe de soie, ses sabots en petites pantoufles de vair, la citrouille et les souris en un carrosse doré, attelé de quatre chevaux blancs.
Je pense à la belle histoire que ce serait pour des gens qui veulent ouvrir une sainte école et qui en parlent tout en se promenant dans la forêt : et puis, soudain, une clairière où commence une allée d'ormes centenaires ; ils la suivent, elle mène à un château, un château commode du XVIII^e^, avec une belle distribution de pièces régulières, bien éclairées, le chauffage central installé, le châtelain souriant, les mains ouvertes, la voix chaude : « *Voilà,* dit-il, *la maison que je vous donne, toute prête, pour votre école. Visitez, mesurez, dites ce qui pourrait encore manquer, j'ai fait vœu de fournir à tout, je ne vous demande que de former là des enfants chrétiens, sauvés de la corruption générale ! *»
Que faudrait-il faire ? Sans doute, remercier, se frotter les yeux pour être bien sûr qu'on ne rêve pas, que le beau château et le châtelain ne vont pas s'évanouir, que la toiture est en bon état. Que sais-je !
Je veux, par ce conte, montrer que je ne crois pas illégitime de rêver pareille aventure, et qu'on n'est pas tenu de décourager tels bienfaiteurs, en disant qu'on préfère la pauvreté des rudes commencements.
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Ainsi, je souffre d'une lettre que je viens de recevoir. Une dame m'écrit qu'à Cordes, délicieuse ville, petite et ancienne du Tarn, un pensionnat vient de fermer. « Il s'agit, dit-elle, d'une admirable grande maison, fort bien située, comprenant chapelle, cloître, dortoirs, classes, grand jardin, chauffage central... Les religieuses de Saint-Joseph d'Ouillas, dont la Maison Mère est à Lyon, *ont laissé entendre* qu'elles céderaient tout *à un prix modique,* si l'acheteur voulait continuer l'œuvre commencée depuis bien des années. » Pour tout renseignement, écrire à Mme Suzanne Lapeyre, place Saint-Michel, 81 - Cordes.
Voilà que le cœur catholique souffre de l'abandon d'une telle maison : parce que les pauvres religieuses, sans doute recyclées, ne recrutent plus de sujets ? Le cœur catholique souffre de ne pouvoir envoyer tout de suite le groupe jeune, ardente religieux qui rendrait la vie à ce couvent, à ce cloître, à ces classes, à ce jardin.
Qu'on veuille bien regarder ces lignes comme « une annonce », une invite à qui serait en mesure de « profiter de l'occasion ». Je fais remarquer cependant qu'il faut avec prudence scruter les termes : « ont laissé entendre » et « prix modique ». Si le pensionnat est très grand, en bon état, le prix *modique* peut être de 100 000 F (dix millions d'anciens francs) et l'entretien des toitures, des bâtiments, de la chapelle etc., trop lourd pour de vrais jeunes pauvres, riches seulement de feu sacré.
Mais enfin tout ce prologue est pour dire que le procédé de fondation dont je vais parler est une vue, sans doute réaliste, mais particulière. Bien loin d'exclure toutes autres manières d'ouvrir une nouvelle école, nous nous y intéressons vivement et nous les souhaitons.
Cependant, de nouveau, je veux exposer celle que nous aimons le mieux et que nous conseillons aux jeunes vocations en route pour l'absolu.
#### La Santa Casa.
Les Carmélites de Lorette, en plein XVII^e^ siècle, firent un cadeau au Carmel de Fourvière à Lyon. Quel était le lien spirituel d'amitié entre les deux monastères ?
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Au moins la sainteté carmélitaine et une dévotion commune à Notre-Dame de la Santa Casa. Vint donc de Lorette un tableau, d'un petit mètre carré environ, avec des personnages en trois quarts de relief, en bois sculpté, doré à l'or fin, où la sainte Maison était enlevée dans le fond bleu du ciel, parmi les nuages d'argent, par quatre anges en plein vol, en quatre attitudes différentes, tandis qu'au-dessus de la Casa est assise en gloire Notre-Dame tenant l'Enfant divin.
Je vis cet aimable chef-d'œuvre, il y a quelques années, à la devanture d'un antiquaire et, frappée de sa beauté autant que de son inspiration, je demandai son origine au marchand. C'est de lui que je la tiens. « Les Carmélites de Fourvière, ajouta-t-il, veulent *se débarrasser de ce sujet,* et m'ont prié de le vendre. » L'expression du marchand était aussi intelligente qu'énigmatique, et pouvait signifier que les religieuses d'aujourd'hui n'ont que faire de croire au miracle d'une maison emportée dans les airs sur des ailes d'anges désormais dévissées.
J'achetai 800 NF (80 000 anciens francs) comme c'était notre devoir, et nous avons suspendu ce triomphe de Vie Divine Cachée, au-dessus de l'autel, dans la chapelle de la Péraudière. Ainsi, pendant la sainte Messe, en même temps que les regards, en s'élevant, adorent Jésus Hostie, ils voient la gloire de la pauvre petite Maison. Mysterium fidei en deux considérations : le Sacrifice du Calvaire renouvelé et divinement préparé par la Vie Cachée de Nazareth, les Anges adorant la Sainte Disparition du Fils de Dieu dans la maison de village, et la disparition et réelle présence du Fils de Dieu sous les apparences du pain et du vin pour l'homme servus, pauper et humilis.
Pendant le chapelet, devant ce même autel où Jésus vit au tabernacle, nous avons demandé souvent que notre école fût cette pauvre maison cachée avec Jésus et Marie. A force de méditer Nazareth, l'âme prend le goût de l'humble commencement, de l'humble cheminement des œuvres de la Grâce.
#### Si le grain ne meurt.
Notre cœur n'a pas toujours habité Nazareth. Nous n'avons pas toujours estimé la petitesse du grain de sénevé jeté en terre. Nous avons autrefois, nous aussi, rêvé de grandes belles maisons catholiques, et trois cents élèves ne nous faisaient pas peur, ni une belle installation, ni une certaine réussite de gloire, ni même une publicité distinguée auprès des familles.
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Et ce n'est pas la piété que nous nommions d'abord dans nos « dépliants » pour attirer la confiance. L'instruction religieuse s'inscrivait dans « les précisions » du programme. La Croix n'était pas royale et première. Nous avions de « belles » ambitions humaines, et il y avait autour de nous, dans la Patrie déjà désolée, encore assez de chances entretenues, de patrimoine respecté, pour nous donner apparemment raison...
Bien que nous connussions depuis notre enfance le relent du modernisme et que nous pensions en avoir horreur, il nous restait tant de biens...
Le Catéchisme officiel ne nous semblait pas changé (et cependant depuis 1937, il l'était, mais nous n'y regardions pas de si près), l'Écriture Sainte régnait dans nos beaux missels de Dom Lefebvre. Et enfin, surtout, il n'était pas pensé qu'on pût altérer la Messe éternelle et, par elle, fomenter l'hérésie. Pie XII développait les beautés du Saint Sacrifice en nous ordonnant d'y répondre tous pour y mieux « participer ». Mais « participer » ne signifiait pas que le Prêtre était président d'assemblée...
Maintenant, nous savons. L'angoisse de la mort a serré nos cœurs. Où que nous portions nos regards, nous voyons la dévastation. Quotidie morior. Nos assurances humaines meurent chaque jour. Elles meurent jusqu'à ce degré que la Messe est altérée par ordre de la plus chère autorité et que l'impureté avec la Révolution est enseignée aux enfants.
La Messe, les enfants ! Ces deux mesures extrêmes d'agonie. Ces échardes plantées en notre chair. Alors la Croix « s'invente » et s'exalte à nos yeux. La Vie cachée absolument fidèle prend son prix. Notre-Dame de la Sainte-Espérance parvient à nous convertir. Le grain veut bien mourir pour porter des fruits. Plus le Monde va confortablement, richement à la perdition, plus nous sentons en nous l'amour de tout ce qu'il hait. Et que « la Grâce nous suffit ». Mais surtout, en une jeunesse qui n'a pas eu les illusions de la nôtre, le feu sacré, pur de tout alliage, brûle aujourd'hui d'une ambition uniquement chrétienne. Une jeunesse de fondateurs, de fondateurs des plus humbles et des plus fières écoles.
C'est ce que je veux encore expliquer.
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#### La graine, le temps, la peine.
Je vous propose de laisser pour un instant les poignantes vérités de notre malheur et les poignantes vérités de la Croix, pour considérer que le bons sens millénaire s'accorde avec elles. La raison où la foi est racinée, le terrestre où s'insère solidement le céleste, nous apprend que toutes les entreprises grandes et durables ont commencé comme le grain de sénevé. La nature porte en elle le symbole de l'action divine : je pense à la graine, au temps et à la peine.
Jésus Créateur et Sauveur a trouvé dans la plus petite graine l'heureuse image du royaume qu'Il entreprenait. Qui veut abriter un jour les oiseaux du ciel doit s'en souvenir.
... *Le temps a part*
*A tous les chefs-d'œuvre de l'Art.*
Notre économie, basée sur la circulation de l'argent qui lance, du premier coup, la réussite commerciale par de grands emprunts, d'*investissement* (terme d'assaut pour prendre vite une place forte), forge en nous l'illusion que pour réussir une œuvre d'éducation, il faut aussi investir grandement, « trouver des capitaux », rémunérer des capitaux, exciter par des salaires suffisants le zèle de collaborateurs par ailleurs chrétiens de bonne volonté.
C'est oublier que l'éducation est œuvre de morale et œuvre d'art, d'inspiration, de poésie ; qu'elle suit les fragiles progrès de l'âge et que sa fondamentale ambition est de préparer par la vie, puis par la mort, à une vie éternelle.
Les lois de semence, de temps, et de peine naturelles et surnaturelles, anciennes comme l'humanité, s'imposent ici sans rémission. N'est-ce pas un enfantement que l'éducation ? Ne faut-il pas souffrir ? Ne fallait-il pas qu'il souffrît ?... La femme, lorsqu'elle enfante, gémit...
D'autre part, les œuvres qui partent de la plus petite semence, avec le temps, et la peine, sont *les plus* *intéressantes.*
Les enfants s'enchantent des histoires où Robinson (Crusoë, ou « de douze ans »), jeté sur l'île inconnue, depuis l'arbre où il dormit la nuit première après son naufrage, jusqu'à la cabane de troncs écorcés puis à la grotte, puis à l'enclos, progresse de ses mains, de son ingéniosité, de son esprit d'invention, jusqu'à écraser enfin un premier épi dont il fera peut-être un pain occidental.
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Honoré de Balzac, qui était en pratique un si grand brouillon d'affaires et un si grand gaspilleur, sous l'inspiration poétique, nous décrit avec un réalisme génial la réussite lente et sûre de ces gagne-petit, riches d'intelligence et d'indomptable courage. Leurs progrès à partir du grain de sénevé est une épopée passionnante. Et si j'avais le temps de m'amuser avec vous, je vous ferais ce roman de l'effort intelligent à travers toute l'œuvre de Balzac, comme on pourrait y trouver les chutes rapides des pressés qui bousculent la graine, le temps et la peine.
Relisez donc le Médecin de Campagne, ce chef-d'œuvre de bon sens. La nature se garde bien d'y contredire Nazareth. Que fait ce grand éducateur de génie qu'est le Docteur Bénassis pour sortir de l'incurie, de l'abrutissement et de la misère le pauvre village qu'il aime ? Il commence par les petits paniers :
« *Vous allez rire de mon début, Monsieur. J'ai commencé cette œuvre difficile par une fabrique de paniers.*
« *Ces pauvres gens achetaient à Grenoble leurs clayons à fromages et les vanneries indispensables à leur misérable commerce, je donnai l'idée à un jeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, une portion de terrain que les alluvions enrichissent annuellement, et où l'osier devait très bien venir... j'allai dénicher à Grenoble quelque jeune ouvrier sans ressource, habile travailleur. Quand je l'eus trouvé, je le décidai facilement à s'installer ici en lui avançant le prix de l'osier nécessaire à sa fabrication jusqu'à ce que mon planteur pût lui en fournir. Je lui persuadai de vendre ses paniers au-dessous des prix de Grenoble, tout en les façonnant mieux. Il me comprit. Il fallut attendre la quatrième année pour apprécier les résultats, car l'osier n'est bon à couper qu'à trois ans... *»
Des paniers du pauvre ouvrier date la transformation de la commune. Il faut lire aussi l'histoire de la pauvre tuilerie, où les deux grand-mères du ménage transportaient les tuiles au four et comment, très peu à peu, on en vint à une joyeuse fabrique avec ses compagnons et ses attelages.
Vous direz : passe pour 1840. En notre temps de mutation, où le monde évolue si vite, où se lancent les satellites, où se lancent les idées, où se lancent les pires destructions, vos petits paniers, en effet, me font rire.
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Voilà ! Je vous y prends. Ce qui se passe dans le monde que vous voulez combattre, vous a investi et convaincu. *Vous voulez, pour le bien, faire comme ils font pour le mal.* Vous voulez construire le chef d'œuvre infiniment délicat d'une éducation chrétienne comme ils détruisent les patrimoines millénaires, ou comme ils établissent un supermarché.
Vous vous trompez.
Vous protestez, vous dites : malheur, actuellement, à la petite entreprise. Elle est étouffée d'impôts, de gros prix de revient, elle est destinée au boa constrictor de la grande firme dévoratrice.
Vous vous trompez.
Mais il faut voir en face la situation.
#### La situation de l'école. La situation du paysan.
Je rapproche l'école de la ferme paysanne, d'autant que je ne conçois mon école qu'à la campagne. Je résume ici ce que nous avons expliqué dans « Situation des Parents », puis dans notre étude « Le paysan persécuté » ([^12]) : dans quelle perspective il fallait, aujourd'hui, voir l'école catholique et la vie paysanne. Dans l'un et l'autre cas, les catholiques et les paysans ont vécu une erreur de base.
Les uns et les autres ont refusé de voir que, s'ils étaient authentiques, vraiment éducateurs ou vraiment paysans chrétiens attachés à la terre et aux vertus des ancêtres, *il fallait qu'ils fussent persécutés,* méprisés, tenus pour retardés, non évolués, et donc à contre-courant du progrès, du confort, de la facilité, de la réussite matérielle, bref selon la belle expression chrétienne : dépouillés « de la richesse et des honneurs ».
La plus perfide persécution que la révolution permanente a progressivement fait subir au paysan chrétien, c'est de lui mettre en tête de revendiquer les mêmes avantages apparents que l'ouvrier des villes, de lui laisser croire que l'agriculture est aussi chère à l'État que l'industrie, et donc, que plus sa vie ressemblerait familialement, professionnellement, à celle des ouvriers, plus il aurait de promotion sociale et de profit matériel.
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Il n'a pas voulu comprendre qu'il était, dans la civilisation actuelle, le méprisé dont on tend à faire disparaître la race et qu'en revendiquant une égalité trompeuse, il perdait ses vrais biens : son indépendance, ses traditions, son union familiale, la paix de sa retraite, la beauté de son horizon, la tranquillité d'une vie saine et libre.
Il n'a pas voulu rester paisiblement pauvre de ce que les autres acquéraient si facilement, lui semblait-il, et il est devenu pauvre des biens dont personne ne pouvait le dépouiller s'il n'y avait renoncé lui-même.
Mais la déchéance morale du paysan a été accélérée par la déchéance morale parallèle de l'école.
Sous un gouvernement athée, créateur de l'école sans Dieu, dite école de l'État, ne fallait-il pas, pour les temps où Dieu laisserait victorieuse la laïcité, nous établir dans la situation de persécutés, et non de revendiquer une égalité de traitement matériel avec l'autre école.
Sans doute l'école libre est restée fière dans la persécution et s'est maintenue par la régulière charité catholique jusqu'à la révolution des contrats. Mais elle vivait deux erreurs mortelles : elle croyait que l'école laïque *lui était supérieure professionnellement* et que la copier devait être sa règle, la voie unique pour aboutir aux diplômes que seul dispense l'enseignement athée ; et aussi qu'en *réclamant continuellement et véhémentement*, elle arriverait à mettre la République en demeure d'établir cette égalité écrite au fronton des mairies, l'égalité des sous, la répartition « équitable » entre toutes les écoles, les laïques et les libres, « librement choisies par les Parents ». Bref, il s'agissait d'obtenir du franc-maçon qu'il partageât sa bourse également entre le maître chrétien et le maître franc-maçon. C'était la belle lutte insensée (et juste) où l'on perdait son honneur et sa raison d'être.
L'école catholique, dans l'État laïque, devait être catholique avant tout et par-dessus tout, *et pauvre*, soutenue par le sacrifice des Parents et par la charité chrétienne et cela, non en attendant que les députés votassent une loi juste et impossible, mais paisiblement, définitivement, *jusqu'à la conversion de la Patrie*.
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Ces deux erreurs : la béate copie de la laïque (depuis l'école de village, le lycée et la Faculté) et l'espoir d'une manne gouvernementale, ont gangrené l'école catholique. Elle en est morte, nous le savons maintenant. Payée par le persécuteur, elle est dans son camp, elle participe de sa déchéance, de sa chute, de sa pourriture, elle chahute, elle conteste, elle apostasie.
Elle est vidée, c'est logique.
#### La petite entreprise.
Et pour ressusciter une vraie école catholique, il faut être catholique, petit, pauvre et persécuté. Mais persécuté doublement, par l'enseignement officiel et par l'autodémolition de l'Église.
La persécution de l'enseignement officiel a deux faces. Il faut renoncer premièrement, absolument, à tout contrat offert, le simple comme l'autre. Pour des âmes de foi, c'est l'allégresse. Nous le verrons. L'autre face de la persécution officielle, ce sont les programmes scolaires pour l'obtention des diplômes. Persécution perfide, insensible à notre mentalité de copistes du laïcisme et de dévots inconditionnés du baccalauréat.
Nous reparlerons de ce conditionnement plus que dangereux.
Mais renoncer aux contrats, être libre de tout salaire, de toute subvention, je le répète, c'est l'allégresse et la paix. D'expérience, je peux dire que l'Académie est bonne fille pour les rarissimes écoles auxquelles elle ne donne pas un sou. Les gens qui, aujourd'hui : artisans, paysans, maîtres d'école, ont résolu d'ignorer la soif dévorante des grosses situations, qui veulent bien connaître un long commencement pénible, pour une réussite morale très grande et une réussite matérielle médiocre, sont très tranquilles, en marge d'une course effrénée, et peu tendus par la peur de manquer, libres pour ne souffrir à fond que de la misère spirituelle, de la destruction de la foi et de l'infortune des âmes.
#### La cruelle persécution.
La persécution par l'Église elle-même, c'est-à-dire par la Révolution dans l'Église : est-il besoin de la définir, de la délimiter, nous la vivons, nous en connaissons la *pression extérieure et intérieure.*
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Elle se sert, pour nous faire souffrir, de cet instinct de foi, de cette fidélité apprise d'une école chrétienne au pasteur de la paroisse, à l'enseignement diocésain. Mais les années ont passé. Nous savons qu'il s'en faut garder comme de la laïcité, plus hélas, car la corruption du meilleur est la pire.
Il y a douze ans, à la salle paroissiale, le délégué de l'enseignement diocésain auprès de l'école du village ne manquait pas de stigmatiser lourdement la Péraudière, non affiliée à l'enseignement diocésain. Nous étions en 1959, la Messe paraissait intacte, l'Écriture aussi, le Catéchisme subissait sans doute l'assaut du catéchisme progressif qu'attaquait alors avec pertinence Pierre Lemaire, qui depuis... Mais enfin nous avions le cœur tendre et la tête dure devant l'évidence. Bref, l'attachement à la hiérarchie nous faisait un scrupule de tenir compte des sarcasmes du délégué diocésain. Un saint religieux, le Père Théotime de Saint-Just, qui souffrait affreusement du modernisme, mais voulait nous voir surnaturels et obéissants en ce qu'il croyait encore possible, engagea le directeur de la Péraudière à se rendre au bureau de l'enseignement diocésain et à y faire sa soumission. Il en coûtait à nos pressentiments et à notre humeur. Nous fîmes cependant comme les Mages, nous allâmes trouver Hérode. Le grand chef des écoles reçut très aimablement le directeur. Il plaisanta sur cette école à l'effectif alors de quarante élèves : 1) *mobilisant trop de dévouements,* 2) *non rentable définitivement avec ses nombreuses classes de si peu d'élèves,* 3) *menacée par le mariage possible de ses membres, tous célibataires.*
Je redis avec soin ces trois objections non négligeables, et éclairantes dans notre méditation d'aujourd'hui.
Le directeur, quoique sauvage, garda de fort bonnes manières, sollicita, malgré la révolte de sa nature, l'inscription de l'école dans l'enseignement diocésain, et proposa tout de suite de payer la cotisation de 300 anciens francs par enfant, soit 12 000. Le chanoine préposé les refusa gracieusement, arguant qu'il faudrait d'abord « remplir les papiers », qu'on était en été, et que nous ne serions acceptés qu'après le Conseil d'octobre (petit synode !). Nous ne pensâmes pas grand-chose de ce gentil pas en arrière au dernier moment. Les papiers, grands et rayés en cases nombreuses, arrivèrent un mois plus tard. C'était un fichier soviétique avec curriculum sur dix années pour chaque professeur. Nous le remplîmes bêtement.
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Et ainsi l'enseignement diocésain se trouva au pied du mur, obligé d'inscrire la Péraudière dans la liste des écoles qu'il recommandait, et d'embrasser éventuellement nos embarras juridiques. C'est pourquoi l'annonce *de notre inscription ne vint jamais.* Le délégué ne fit plus de sarcasmes, et « nous revînmes dans notre pays par un autre chemin ».
La persécution s'était, en quelque sorte, neutralisée elle-même.
A la fondation de l'école de Filles de la Providence, à Malvières, l'irritation fut paraît-il assez grande à l'Évêché. Douze petites filles dans un village perdu ! On nous fit savoir que, du Puy, l'autorité ecclésiastique avait tenu à avertir l'Académie que cette école n'était pas de l'enseignement diocésain. Je demande en quoi ce renseignement pouvait indisposer monsieur l'Inspecteur !
Non, la persécution administrative du clergé recyclé se heurte à l'absolu désintéressement des maîtres : l'administration civile, jusqu'à nouvel ordre, ne poursuit pas une école régulière qui ne demande aucune subvention. Le plus lourd, ce sont les règlements de sécurité, surtout en installation électrique, depuis les crimes de Saint-Laurent-du-Pont que paient les braves gens, encore que la plupart de ces mesures soient utiles et raisonnables.
#### L'oppression intérieure.
Celle-ci est terrible. Nous en portons la meurtrissure inguérissable. C'est l'insécurité des âmes sous une hiérarchie dont nous respectons toujours l'authenticité, sinon l'exercice. C'est le Catéchisme, c'est le ministère, c'est « la parole », c'est la Messe altérée dont il faut se méfier, se garer, protéger les enfants.
Trouver le prêtre fidèle, et avec lui, maintenir l'absolue fidélité à la Messe traditionnelle, ne jamais faiblir, mais guetter et combattre toute faiblesse, inspirer aux enfants cet amour inébranlable de la doctrine intacte et de la Messe inchangée, analyser tout scrupule à la seule lumière de la foi, entraîner et convaincre les parents,
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ne jamais perdre de vue que la sanctification de la famille est indispensable à la sanctification de l'écolier, instruire, progressivement et selon l'âge, les petits de cette résistance à l'hérésie dont on ne peut pas les dispenser, forger en eux une chasteté farouche, et cela avec le secours très intermittent du saint prêtre qui passe, car il se doit à tous ; mais avec le secours permanent de ce qui est écrit pour notre instruction et notre adaptation aux assauts d'aujourd'hui : lecture et étude quotidiennes, prière en quelque sorte sine intermissione par l'intention réitérée tout le jour de sauver les âmes, et la nôtre d'abord, en nous « préservant tous du siècle présent » (S. Jacques).
Voilà les obligations continûment plus pressantes d'une école vivante d'aujourd'hui. On n'y peut être fidèle qu'en établissant la Sainte Vierge Maîtresse et directrice, pour la servir selon le saint esclavage qu'a prêché Grignion de Montfort : il préparait d'avance la génération des martyrs de la Bretagne et de la Vendée. La Sainte Vierge, honorée chaque jour par le chapelet médité, forme dans les cœurs ces deux dispositions corrélatives : l'attachement obéissant à la sainte Tradition et la liberté vis-à-vis de la fausse obéissance aux menaces d'une autorité arbitraire, fausse obéissance qui n'est que lâcheté, amour du repos dans la démission.
Notre-Dame apprend à « distinguer », sans cesse, dans la paix.
#### Mise à jour.
Nous remettons, aujourd'hui, sous vos yeux des considérations que nous avons faites à plusieurs reprises : d'abord dans « Le Feu Sacré » ([^13]) ; puis au moment de la fondation de la Providence. Mais je rappelle que nous avions étudié, dans « Situation des Parents » et dans « Le paysan persécuté », un ensemble de vérités, de réalités modestes et *expérimentées,* qui ont pris une force croissante ces deux dernières années. En effet, les conditions d'apostolat auprès des enfants sont devenues d'une terrible exigence. Il faut aux fondateurs une vocation, des vertus, et un courage très réglés, sans laisser-aller, pratiqués dans une clairvoyance continue sur l'immense péril des âmes.
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Je redis qu'on peut établir des écoles selon d'autres normes et tenter la chance hors de la pauvreté et avec l'ambition du nombre et de la réussite aisée aux examens officiels. Tout est possible. Mais la petite pauvre école inexpugnable me semble seule capable de résister à la tempête de ces jours, et à celle des mois à venir.
La diffusion du Livre Rouge des écoliers, les films d'inceste nous instruisent d'une part et, d'autre parte ces faits réels : nous avons mené les enfants à Rome, ils ont su que le Pape refusait de les bénir et de les recevoir, que cependant, pratiquement reniés et exclus par lui, nous devions prier pour lui, sans soutien extérieur, sans autre soutien que la foi. Quelle trempe de caractère, quel sens surnaturel faut-il former dans des enfants. Mais alors, quelle force, quel sens surnaturel sont exigés des fondateurs !
#### Les fondateurs d'aujourd'hui.
J'ai dit qu'il fallait des jeunes, des célibataires qui ne demandent pour leur dévouement que leur entretien, qui ne se soucient ni d'assurances, ni de vieillesse, ni de vacances et qui cependant tiennent en ordre leur livre de compte et bouclent humblement leur budget.
Ces conditions restent vraies, mais pour être réalisées dans l'épreuve d'aujourd'hui, demandent aux fondateurs une vocation que je ne crains pas de qualifier de religieuse.
Des laïcs s'engagent dans les rangs des Chevaliers de Notre-Dame (des Chevaliers fidèles à la Messe) ; nos enfants les plus sages entrent dans cet esprit de chevalerie par une promesse de Petit Compagnon ; autrefois, une promesse d'honneur liait le scout et même le louveteau ; le dévouement exigé d'un chef de patrouille éloignait les cœurs médiocres. C'est encore le vœu des Scouts d'Europe qui tentent de ressusciter la Tradition. Et nous penserions, dans l'épreuve d'hérésie, dans la plus affreuse des entreprises contre les âmes d'enfants, entreprise de la Révolution pour les absorber, nous penserions que les fondateurs d'école peuvent être des particuliers, libres, amateurs, qui viennent à l'enseignement comme à un emploi « en attendant »,
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« pour voir », sans se soucier d'un appel de Dieu, sans solliciter de sa grâce une lumière de vocation pour un don complet de soi, un peu comme ce jeune apprenti pasteur, très évolué et très protestant, qui me disait : « J'étudie pour ça, et ça durera ce que ça durera ! » Il est impossible d'envisager maintenant une ouverture d'école catholique sans un désir de consécration religieuse.
Je ne dis pas qu'il faut exiger cet engagement (qui l'exigerait ?) des jeunes filles et des jeunes gens qui veulent réaliser une fondation, mais je dis qu'il faut *les former à comprendre* que telle est la perspective, la garantie de leur apostolat, qu'il est sage et obligatoire, sous peine de voir leur œuvre se dissiper, sans nerfs et sans fruits, qu'il est sage et obligatoire de fonder sur ces rochers qui ont été à la base de toute grande œuvre de charité : la pauvreté, la chasteté, l'obéissance.
Quelle pauvreté, quelle chasteté, quelle obéissance ? Sous quelle forme ? Nous allons le méditer.
#### Les saints fondateurs.
Les périls sont-ils moins grands que du temps de saint François, de saint Dominique, de sainte Thérèse, de saint Ignace, de saint François de Sales, de saint Joseph Calasanct, de saint Jean-Baptiste de la Salle, de saint Jean Bosco, du saint Curé d'Ars ?
Je n'ai pas à démontrer que notre malheur, pour être vêtu plus cossu, plus confortable, plus nourri, est plus étendu, plus profond, plus tragique que le danger de l'hérésie contre nature des Albigeois ou que la révolte luthérienne de la moitié de l'Europe, puisque le Modernisme est le cloaque de toutes les hérésies.
Si le besoin est au moins aussi grand, les mesures à prendre sont aussi rigoureuses, et l'expérience des saints Fondateurs qui défendirent les âmes n'est donc pas à mépriser, mais, en effet, à méditer. Nous avons parlé des commencements modestes de petites entreprises humaines, mais, à la lumière de Nazareth, la grâce éclipse la nature par l'évidence de ses réussites.
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Comment ont fait les saints qui ont voulu sauver les enfants par les écoles ? Comment ont-ils fait par des commencements si petits, si pauvres, si impensables dans notre esprit à capitaux, pour voir fleurir dans leur vie même, des centaines de bonnes écoles ? Nous ne voulons pas être plus malins qu'eux, mais recueillir leur leçon, leurs procédés et les appliquer à nos affaires, autant que le pourra notre médiocrité.
Toutes les fondations des saints sont nées *d'une misère d'autrui qu'ils ne pouvaient supporter.* Les âmes avaient besoin d'eux, les clients de leur charité arrivaient bien avant les moyens de leur porter secours. C'est d'un gémissement des âmes et des corps, même du gémissement des églises ruinées, que naissait leur inspiration.
Saint François d'Assise commence par transporter des pierres, demande qu'on l'aide à refaire Saint-Damien, saint François de Sales écoute l'hérésie du Chablais, court prêcher, soigner, convertir, réparer les églises, replanter les croix ; il en rentre trop tard à cette petite forteresse des Allinges où l'on acceptait de l'abriter, il lui arrive de dormir dans la neige, insoucieux d'user sa jeune santé : les besoins sont trop pressants.
Sainte Thérèse part en fondation dans des taudis glacés, ouverts à l'eau et au vent ; elle patauge la nuit dans des rues boueuses inconnues : « Ah Seigneur, de la façon dont vous traitez vos amis, ne vous étonnez pas d'en avoir si peu ! »
Le Père Damien voit les lépreux sans eau, sans lit, sans église ; la hache, la bêche aux mains, il creuse, il canalise la source et l'argent, parce qu'il est assiégé de misères, de supplications et de besoins.
Ce sera encore plus visible, plus leçon de choses avec Don Bosco. Là on saisit l'invraisemblable humilité de la mise en route, l'invraisemblable pauvreté des ressources que les gens raisonnables trouvent puérile et insoucieuse parce qu'ils ne sont, eux, ni éclairés ni dévorés par la flamme du feu sacré.
Jean Bosco voyait dans Turin des enfants, des adolescents, goujats des maçons qui reconstruisaient la ville. « *Une tourbe d'enfants sans parents, abandonnée à elle-même. Les maçons ne valaient pas grand-chose et les goujats encore moins. De la graine de rebelles... des garnements en liberté qui lui devinrent très chers... *» ([^14]) Puis le début, le premier happé par l'apôtre, ce Barthélemy Garelli que le sacristain chassait de l'église où Jean Bosco était tout habillé pour la messe. Il interroge l'enfant, un orphelin qui vit comme il peut. « Il ne sait ni lire, ni écrire, ni chanter, ni siffler », sans doute chiper et rire !
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Jean Bosco lui donne sa première leçon de Catéchisme et lui promet des sous s'il amène des camarades. Il en trouve huit. Voilà la fondation. *Car ils deviennent cent avant qu'il ait non pas une maison, mais un* « *local *»*, mais une cour, un préau.* Six fois il est chassé du pré, du hangar, des pauvres chambres, de la remise où il les contient, les catéchise, les amuse. Ils étaient quatre cents voyous, quatre cents avides de Notre-Seigneur, quatre cents protégés par la Grande Dame, avant que l'Apôtre eût pu louer à bail une misérable maison. La Grande Dame, Mère de Jésus, n'avait donné en rêve à son fougueux serviteur qu'un conseil pour toute ressource : « De la douceur, Jean Bosco, de la douceur ! »
On saisit bien : la misère, le besoin des âmes, la fondation, les ressources. Voilà le processus ordinaire. Même leçon pour cette fondation de Malvières qui nous est si chère : donnée par la Providence du Curé d'Ars. Nous lui avons demandé le nom de notre école. Mais, aujourd'hui, je cite de nouveau ces lignes dont m'apparaît mieux le sens profond :
« Donc monsieur le Curé avait choisi Catherine Lassagne et Benoîte Lardet pour faire la classe aux petites filles. Catherine aurait pu arguer de sa faible santé, du besoin qu'on avait d'elle à la maison. Elle n'en fit rien. D'ailleurs sa famille ne chercha pas à la retenir ; n'était-ce pas le bon Dieu qui, par la voix de monsieur le Curé, l'appelait à ce bel emploi de sa vie élever de petites chrétiennes, aider un prêtre dans son ministère auprès des âmes ; ces enfants n'étaient-elles pas l'avenir de la paroisse ? Et cela, *obscurément, sans renommée, sans récompense humaine. Catherine avait accepté de grand cœur.*
Les voilà toutes les trois, ces humbles filles : Catherine Lassagne, Benoîte Lardet, Jeanne-Marie Chanay, *lancées dans la voie de la vie parfaite, car l'état où il les engageait, il le savait, exige de hautes vertus. *»
J'ai ouï dire souvent à monsieur le Curé, écrira Catherine dans son petit Mémoire, que ce ne serait qu'au jour du Jugement qu'on verrait le bien qui s'est produit dans cette maison. »
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#### Lancés dans la voie parfaite.
Je retiens, je mets en relief ces trois réalités : parce qu'elles avaient résolu d'élever de petites chrétiennes, ces jeunes filles 1) acceptaient *de grand cœur,* 2) de vivre *obscurément,* sans renommée, sans récompense humaine, 3) elles étaient, par le seul fait de la vie choisie, à savoir l'enseignement chrétien, lancées dans *la vie parfaite.* Le Saint Curé ne les envoie pas dans les Congrégations existantes et puissantes (dont l'une, par l'évêque, s'emparera de la Providence, spoliation par la hiérarchie (déjà !) que je crois être la plus grande épreuve morale de la vie du Saint Curé et de la sainte directrice). Ce n'est pas que le Curé d'Ars méprisât les couvents de son temps. Loin de là. Combien de jeunes pénitentes il y enverra ! Mais comme par une intuition de la générale corruption d'aujourd'hui, il dira à des religieuses de Saint-Charles que leur institut, si florissant à l'époque en pensionnats de pierre de taille, « tiendra un jour sous un parapluie » ! Prédiction paysanne d'un poignant réalisme : le parapluie du recyclage.
Il y a donc un appel à la voie parfaite indépendant des Congrégations rongées de notre temps, mais non indépendant des vertus éprouvées de tous les fondateurs de ces Congrégations dans l'Église traditionnelle.
Nous voulons, disons-nous, rester liés à l'Église de toujours, par la Messe et la foi, mais si nous voulons par là-même sauver les enfants, il faut que les maîtres et les maîtresses fondateurs, à partir de la Messe et de la foi, prennent les mêmes moyens qu'ont pris les fondateurs de toujours.
Ce n'est plus simplement une idée, une inspiration juste, un moyen pratique et édifiant, comme j'en parlais il y a deux ans. Maintenant nous apparaît une nécessité morale, une obligation pour l'élite des jeunes qui se décide, de bien peser à quoi elle s'engage, et cela sans le soutien d'un institut, sans le soutien d'une hiérarchie, mais au milieu de l'hostilité des écoles recyclées, des instituts mis à la page, de la direction diocésaine, de tout ce climat de richesse, d'esclavage, de laisser-aller, de démission, d'orgueil et de stérilité incroyable et réel. Comment, au Ciel, les saints fondateurs de ces instituts peuvent-ils jouir encore de la béatitude ? Je ne sais, j'en adore le mystère. Mais ce dont je suis sûre, c'est que tous intercèdent, demandent des pluies de grâces pour les jeunes hommes et les jeunes filles de nos jours noirs, qui veulent retrouver l'inspiration et les vertus obligatoires dont ils furent possédés quand ils ouvrirent leurs écoles. La Sainte Vierge bienheureuse leur donne l'exemple en venant pleurer et menacer et implorer notre terre. Tous ces saints avec Elle travaillent le Ciel en notre faveur. Mais il faut répondre *intelligemment.*
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Voilà le gros mot lâché.
L'intelligence exigée des nouveaux fondateurs et des nouvelles familles.
On veut du nouveau. Eh bien, en voilà. Ancien et nouveau comme la foi, l'espérance et la charité : l'intelligence dans la vie donnée à Dieu !
#### La Bêtise régnante.
Comment pensez-vous que le diable ait pu en si peu de temps démolir tant d'instituts religieux ? Car enfin, les instituts de femmes, pour ne parler que d'elles, étaient pleins de religieuses dévouées et de sincère bonne volonté. C'était une minorité qui regimbait, voulait lever le pied et muter dans le monde.
Comment le diable s'y est-il pris pour accomplir l'invraisemblable ravage d'aujourd'hui, puisqu'elles dépassent en coquinerie, en hardiesse vestimentaire leurs confrères masculins ? Et celles qui sont restées de cœur religieuses, qui veulent être fidèles à leurs vœux, au milieu de la congrégation recyclée, sont persécutées, elles cèdent, en sont chassées. Et chassées, elles sont bien démunies.
L'abbé Dulac nous a expliqué le génocide des Carmélites ([^15]). Des monstres les ont trompées. Mais enfin, quand on leur offrit la Fédération révolutionnaire, la plupart des Carmels l'acceptèrent. Comment le sursaut immédiat, *intelligent,* a-t-il été si rare ? Comment sont-ils si peu les Carmels héroïques qu'il faut tuer pour les faire mourir, ceux qui ont *compris* l'oppression, ceux qui, *tout de suite,* ont refusé ces congrès de prieures et de sous-prieures d'il y a trois ans où, avant le décret de Rome, elles recevaient toutes (avec recueillement !) l'Hostie dans la main. Elles étaient soixante supérieures déjà ! C'est la prieure d'Autun qui me l'a écrit parce que j'avais déploré cet empressement sinistre. Manœuvrées, oui, mais surtout aveuglées, parce que *l'intelligence n'était pas développée,* parce que *la foi n'avait pas rencontré l'effort d'intelligence de la nature.*
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Il y a quatre ans, j'ai vu, dans *Rivarol,* une photographie instructive. Elle sortait peut-être de la *Vie catholique.* C'étaient des religieuses en costume encore traditionnel, regardant venir le Tour de France. Quelques-unes avaient grimpé sur des bancs, toutes, hilares, avec de bonnes figures aux expressions identiques de joie sans mélange, de curiosité puérile. C'était la récréation permise, en toute tranquillité, et on voyait venir les malheureux suppliciés du vélo, en maillot, muscles forcés, visages tirés. Les sœurs ne pensaient pas le moins du monde à la *sottise* de leur présence et de leur excitation, à la *vanité* cruelle d'un tel spectacle, en soi, et pour des vierges consacrées.
Cette vision nous frappa comme prophétique. Qu'il était facile de duper ces naïves, de mener ces rassurées, d'entraîner ces simples dans les charmes de la nouveauté ! L'attrait du monde une fois béni, permis, le diable avait beau jeu.
J'ai signalé avec horreur, en mai, que des bonnes sœurs, pour le Mardi-Gras, s'étaient déguisées avec leur saint habit !
Il m'a été répété par des candidates au cloître, de vingt ans, qu'on leur avait assuré que pour être bonne religieuse, il fallait être un peu «* gnian-gnian *» : Mon Dieu, elles n'étaient point scandalisées de la consigne. C'étaient de fort bonnes petites, des cœurs purs, d'une confiance désarmante, qu'un recyclage méthodique trouverait progressivement souples et satisfaites. On leur proposera le mensonge doré de permissions et de beaux motifs de charité, « la sainteté travestie et caricaturée » sans qu'une intuition fulgurante et décidée leur fasse dire non. Car enfin, et j'y reviens, dans cet attentat qu'expose l'abbé Dulac, nous lisons que pendant une session de deux mois « la presque unanimité des monastères de France et de Brabant ont communié dans une *recherche* sur le sens de leur vie contemplative... Le fait d'exprimer, dans un *climat de vérité* ce qu'elles sont, leur a donné une occasion nouvelle de se *remettre en question...* Les Sœurs *se découvraient* mutuellement... les moins instruites ont appris *au contact des autres sans s'en apercevoir.* Des Sœurs, plutôt silencieuses à l'ordinaire, ont étonné la communauté *par leurs trouvailles *»*.* Assurément « ces Vierges étaient droguées jusqu'à l'inconscience » dans une mécanisation ajustée. Mais enfin, on a l'impression d'une *assemblée de démunies intellectuellement,* d'excitées pour des blagues, d'esprits informes épatés de soi-même, sans défense, bien plus faciles à conquérir qu'une réunion de paysans authentiques, d'ouvriers qualifiés, d'artisans et de compagnons un peu avisés.
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Sans doute, il y a la faiblesse de la nature humaine : « On sait d'avance ce qui arrivera si vous relâchez l'exigence des vieilles règles... » Assurément, mais la plupart ont accepté cette expérience du relâchement en douceur, avec entrain, et cela surtout dans les ordres enseignants.
Si elles avaient eu la *claire intelligence* de leurs sages constitutions, si l'obéissance, la pauvreté, la chasteté *avaient été comprises* au plus profond d'elles-mêmes, la séduction, les menaces n'auraient pas eu ces faciles et presque universelles victoires.
C'est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu'une dame qui n'est sage que par contrainte,
A qui, dans les désirs qui pourraient l'assaillir,
*Il ne manquerait rien qu'un moyen de faillir...*
(ÉCOLE DES MARIS)
Une femme d'esprit peut trahir son devoir
Mais il faut pour le moins qu'elle ose le vouloir,
*Et la stupide au sien peut manquer d'ordinaire,*
*Sans en avoir l'envie et sans penser le faire.*
(ÉCOLE DES FEMMES)
Je crois que les fondatrices d'aujourd'hui feront bien de méditer le bon sens des « Écoles » de Molière.
Parmi ces religieuses follement et hypocritement entraînées, il y a les saintes, éclairées par leur foi et, justement, par leur bon sens, qui ont résisté, qui souffrent et refusent dans leur for intérieur, victimes auxquelles nous devons la patience de Dieu, mais il est évident aussi qu'elles sont la toute petite minorité et que, depuis la Révolution, les massacres de Septembre, la guerre de Vendée, les Carmélites de Compiègne, *l'intelligence a baissé dans les Congrégations*.
J'en reste aux femmes. Mais de haut en bas, les échelons recyclés de la hiérarchie, et les Congrégations d'hommes ont la même pénurie de culture et d'intelligence. Le progressisme est bête, assurément. L'histoire épiscopale des traductions de l'Épître des Rameaux nous fait connaître, plus que la perfidie, l'ignorance et la sottise, sans compter le goût du copiage niais entre diocèses pour règlements, ordonnances et mandements, et l'infirmité de ne pouvoir penser par soi-même.
La bêtise explique l'aveuglement. Les meneurs, pense-t-on, eux, sont intelligents, qui manœuvrent clercs et nonnes. Je veux bien ! Cependant, on en peut douter. Il y a au moins le diable, dont la réputation d'intelligence n'est plus à faire.
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Et même toi, Satan, es-tu intelligent ? Si ces choses d'intelligence divine sont cachées aux sages et aux prudents selon le monde et révélées aux petits et aux humbles, comment les saurais-tu ? La preuve en est, dit La Varende, dans la grossièreté, la monotonie des procédés de persécution qu'emploient les démons quand ils se trouvent en face de la vraie et inébranlable foi. Mais nous savons bien qu'une fois mise en marche, la Révolution va son train, comme une machine stupide. Et justement, ceux qui l'ont mise en marche ne la connaissaient pas et n'avaient pas l'intention de lui faire faire ce qu'elle a fait. « Nous n'avons pas voulu cela ! » Ils sont morts, elle court toute seule, servie par une bêtise sans repentance.
Osons-nous aller jusqu'à dire que ce qui manque aux textes toujours fumeux de Vatican II, c'est l'intelligence. La clarté brille et l'intelligence dans les décrets du Concile de Trente.
Le vague et l'équivoque ne sont pas seulement preuves de perfide calcul, d'ouverture au diable ; mais « les énoncés flasques et pendulaires » marquent le degré des intelligences qui les ont rédigés et de celles qui les ont votés.
#### Forts dans la foi.
Il est donc évident que pour ouvrir une modeste et ferme école, il faut être inaccessible au doute, au trouble, à l'hésitation ; il faut avoir dépassé la tentation de concéder la moindre parcelle de la Tradition. Résistez, forts dans la foi.
C'est donc que l'intelligence s'est soudée, greffée dans la foi, qu'elle la respire avec la liberté des enfants de Dieu. Pour en arriver là, que faut-il faire ? *Étudier !* La paresse d'esprit ronge les catholiques fidèles. Ils sont sans nombre, les braves gens qui soupirent, les yeux au Ciel : « Que voulez-vous, je n'ai pas le temps de lire ! » Mais ils vous prouvent par une réflexion, une remarque, une exclamation qu'ils ont eu le temps de lire *Match,* le dernier sale roman ou de regarder leur télévision. L'habitude du magazine et de la Télé dispense de pousser l'examen plus loin : ceux-là n'auront jamais l'imagination disciplinée, ils sont incapables d'un jugement médité sur la Vérité seule ; l'immortification stérilise l'intelligence.
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C'est pourquoi j'ai dit qu'il ne faut pas espérer grand-chose des enfants élevés dans les familles à Télévision ; ne serait-ce que parce qu'on a « trouvé l'argent pour ça », et qu'on était trop borné pour comprendre que l'essentiel danger de cet appareil est de remplacer les idées par des images. Une répugnance d'intelligence a manqué.
Étudier. Continuellement, chaque jour, et en arriver par la volonté à la soif, à l'avidité de l'étude. L'étude directe du Catéchisme. Les monastères et les séminaires jettent par leurs fenêtres, justement, toutes les ressources d'intelligence et de foi.
Je veux dire qu'ils bradent Bréviaires, Année liturgique, Missels, Somme de saint Thomas en français, en latin, Histoire de l'Église en dix ou quinze volumes, œuvres complètes de Bossuet, hagiographies, œuvres des Pères, encycliques et le reste...
Les grands de la Péraudière ont recueilli, pour peu de deniers, avec des ruses de serpent, cette manne bradée par la stupidité. Et l'enthousiasme est tel que nous devons l'arrêter aux petites classes de peur que le feu du commerce mêle une flamme moins pure au feu sacré. Mais des gamins de cinquième ont excité chez leur papa le désir d'une Année Liturgique complète de dom Guéranger ; et les grands fréquentent les leçons des Nocturnes où ils rencontrent chaque jour saint Augustin ou saint Grégoire, saint Léon, voire Bède le Vénérable ; saint Jérôme et saint Hilaire.
Ainsi l'or des Égyptiens enrichit les Israélites.
Mais les jeunes hommes et les jeunes filles qui ont la vocation d'ouvrir une école doivent aller encore au delà, *il leur faut poursuivre des études philosophiques à la lumière de la foi.*
Les jeunes clercs et les prêtres persécutés eux-mêmes (parfois) ont perdu de vue cette obligation. Ils ont pris l'habitude d'une philosophie toute profane, séparée de la théologie. Cette question ne peut être traitée ici en quelques lignes. Elle est trop grave et trop profonde. Mais les jeunes gens qui veulent ouvrir des écoles ne doivent pas « acquérir ces préjugés ». Pour eux la lecture d'ITINÉRAIRES, par exemple, chaque mois, a démontré que *rien dans la culture de l'intelligence ne doit être séparé de la religion* et du combat que nous livrons pour elle.
FORTS DANS LA FOI du Père Barbara illustre familièrement cette corrélation constante du bon sens et des vérités religieuses traditionnelles. Dans le numéro 19, il répond avec une pertinence vigoureuse aux objections de la pusillanimité, de l'ignorance relative qui se croit instruite, des âmes troublées par des slogans flottants, de la niaiserie habillée de scrupule, de la vertu « peinée » parce qu'aveuglée.
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Si l'on n'a pas le temps, ni le goût de ces trois travaux :
1\) la méditation quotidienne ;
2\) l'étude quotidienne du Catéchisme, détaillée, approfondie ;
3\) l'étude d'une philosophie directement éclairée par la foi ou au moins d'un apprentissage, d'un goût de cette étude directe par la lecture de revues comme ITINÉRAIRES, FORTS DANS LA FOI et celles qui leur ressemblent vraiment, par exemple notre modeste LETTRE DE LA PÉRAUDIÈRE ; si l'on n'a pas cette « fides quærens » continuellement « intellectum » il ne faut pas se proposer de fonder la plus petite école, parce qu'on faiblira par niaiserie, tôt ou tard, « sans en avoir l'envie et sans penser le faire ».
#### A qui, la confiance ?
D'excellentes personnes très généreuses, toutes prêtes à fonder une école pour de petits enfants, m'écrivent pour me demander de leur indiquer un bon prêtre, jeune, en qui *on puisse avoir confiance,* donc à qui elles puissent confier les enfants, un prêtre à demeure, capable de les *entraîner en récréation* et de *dialoguer avec leurs âmes...*
Ces demandes édifiantes sont instructives. Elles marquent une méconnaissance profonde de la réalité. Le nombre des prêtres à la fois disponibles et fidèles est très restreint. Cependant, je l'ai dit, on ne peut se passer du prêtre, et quand il le faut, on s'en passe en gémissant. Or, ils sont surmenés, rares et très persécutés. Ils ont obtenu une juridiction avaricieusement accordée qui leur permet de confesser validement, mais ils sont de passage. S'ils imploraient de l'Ordinaire une situation à demeure dans telle école, ce serait les désigner, eux et l'école, à tous les refus.
Les récréations ne regardent pas ce prêtre, non que je ne trouve charmant ce jeune religieux relançant le ballon au milieu d'une compagnie de scouts, mais comprenons bien que les fondateurs et les professeurs d'une école doivent remplir leur tâche professionnelle et ne s'en décharger sur personne. Quand on assume une autorité, il faut en accomplir l'exercice.
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Quant à « dialoguer avec leurs âmes », il faudrait s'entendre sur le sens de cette expression vague, très dans le vent, qui semble faire du maître un interlocuteur valable, à égalité avec le disciple, ce qui est contre la nature des choses, quel que soit le préjugé du moment. Mais ce point demande, pour une autre fois, d'autres développements.
La mission d'autorité du prêtre, partout, c'est la Messe, les Sacrements, l'instruction religieuse.
Nous avions reçu, un dimanche, un jeune prêtre fervent. Les enfants avaient été saisis par son recueillement et la piété de ses exhortations. Pendant la récréation, vint un moniteur qui se mêla aux jeux avec entrain. Mon prêtre fit mélancoliquement cette réflexion : « Est-ce ma soutane qui les empêche de jouer avec moi ? » On lui répondit vivement : « Votre soutane et votre ministère vous établissent au milieu d'eux comme le représentant de Jésus-Christ. Votre seule présence leur inspire le respect. Vous avez la meilleure part, ne regrettez pas la plus basse. »
Mais les fondateurs d'une école doivent être, eux aussi, capables de la complète instruction religieuse car :
1\) tout leur enseignement doit y être orienté ;
2\) s'ils ne sont pas blindés contre l'hérésie, ferrés en religion, comment découvriront-ils, dans notre temps, le prêtre en qui on peut avoir confiance ?
Là, justement, est le fond du problème. Éclairez-vous, développez l'intelligence de la foi pour savoir les normes indispensables de la confiance : l'Ordo de saint Pie V, sans concession, sans arrangement, *par soumission à la Tradition de l'Église ;* l'attachement absolu à l'Écriture Sainte, l'horreur de la moindre falsification ; l'enseignement d'un Catéchisme exact, exactement vérifié.
Les pouvoirs du prêtre dans l'Église catholique sont immenses. Avant de s'y abandonner, simples comme des colombes, il faut la ruse du serpent, pour deviner le loup sous la peau de brebis, ou le sens propre, le goût personnel au lieu de la soumission à la Tradition, ou la faiblesse de plaire, serait-ce à des enfants, à la place de l'absolu des Commandements.
Donc, obligation terrible pour les fondateurs d'être intelligents. Il leur faut « *l'esprit de discernement,* plus rare que les diamants et les perles ».
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#### La Messe à l'école.
Je crois qu'on peut distinguer, par la Messe, trois sortes de prêtres fidèles, de prêtres ayant gardé la foi.
D'abord, avec vénération et allégresse, ceux qui font profession hautement, quoi qu'il arrive, de ne célébrer que la Messe qui leur a été confiée, qui paient « le prix qu'il faut », qui ne s'inquiètent ni du mépris, ni de la pauvreté, ni de la persécution, ni de la fatigue, ni des pressions, et qui veulent bien vivre et mourir en soumission absolue à l'Église de toujours. Sans doute, de goût, de dévotion, d'attrait, ils aiment le rite traditionnel, mais ce n'est pas là leurs raisons d'y être fidèles. Leur raison, c'est l'obéissance, la vraie, à l'Autorité traditionnelle que viole le Nouvel Ordo. Ils ne choisissent pas du tout entre leur sens propre et l'Église hiérarchique qui leur ordonnerait la nouvelle messe, mais « entre une décision de l'Église hiérarchique, décision exprimée par tous les pontifes (et très précisément depuis saint Pie V) et le pontife actuel qui rompt avec tous ses prédécesseurs » ([^16]). Ils ont peur d'entrer en péché mortel en désobéissant à cette lignée d'Autorité sans faille et de mériter cette « sorte d'anathème prononcé par saint Pie V (la colère du Dieu Tout Puissant et des bienheureux Apôtres Pierre et Paul) contre celui qui oserait porter la main contre l'Ordo Missae traditionnel ».
Ils conçoivent même que le Pape actuel, étant donné sa formation démocratique, ait eu la tentation de changer la Messe, mais ils restent perplexes que la crainte ne l'ait pas retenu.
Pour eux, il n'y a pas tiraillement, il y a soumission, et tellement méfiance du sens propre que si, par négligence, ils ont laissé tomber, autrefois, quelques signes de croix ou quelques prosternations, ils les reprennent avec scrupule.
Il y a ensuite les prêtres persécutés, brimés, poursuivis, qui restent « de cœur » attachés à l'unique Messe, la vraie, la complète, la seule. Mais ils ont pensé que Dieu ne leur demandait pas de tout perdre, que le prix à payer (leur paroisse, ce qu'ils estiment le bien des âmes) était trop grand ; et, dans l'angoisse, ils croient de leur devoir de dire le nouvel Ordo, et même de donner la Communion dans la main. Ils tremblent d'être entraînés au-delà, ils supplient qu'on prie pour eux.
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Ils s'échappent de temps en temps vers un sanctuaire de la Sainte Vierge et, passionnément, fidèlement, célèbrent dans la fête et le deuil de leur cœur, la seule Messe où ils se sentent soumis à l'Église éternelle, soulagés, consolés. Si on leur dit : « Voulez-vous nous dire la Messe à notre chapelle de l'école ? », ils y viennent de tout leur cœur, heureux au milieu des enfants et ils la disent dans le latin impeccable de leur sang et de leur moelle, sans en omettre un geste, une syllabe. Les enfants savent qu'il faut prier beaucoup pour eux : ils n'ont ni le droit ni l'idée de les juger ; et le prêtre, en repartant pour son dérisoire champ de bataille, dit de ces mots qui appellent au secours : « Si je ne venais de temps en temps vers vos enfants, je ne vivrais pas. »
Il y a enfin des prêtres bien plus courageux, semble-t-il, que ces derniers. Ils n'ont pas cédé et n'ont pas pris le nouvel Ordo. Cependant, *ils ont jugé* que tout n'était pas mal dans la Messe changée, qu'on peut, tout en restant fidèle à la Tradition, la modifier heureusement sur certains points. A partir de là, la variété est infinie. Mais chez tous, c'est le canon romain, en latin, en français, tout bas, tout haut, la consécration traditionnelle ou avec de « légères » modifications qu'ils jugent « plus conformes à l'Écriture » mais toujours recueillie, bien isolée du récit -- avec *mysterium fidei* dedans, ou en dehors des paroles consécratoires, selon que cela leur semble plus pieux, avec ou sans une petite acclamation, avec une, ou deux génuflexions, etc. etc. Si l'on discute, ces prêtres fidèles ne sont pas loin de dire que leur conscience les maintient à la fois un peu éloignés d'une soumission scrupuleuse de l'Ordo de 1570, et plus éloignés, mais avec quelques concessions, de l'Ordo de Paul VI, selon ce qu'ils ont jugé plus sage. Et comme ils ont de la volonté et de l'énergie, si vous leur demandez une Messe à l'école, ils imposeront cette Messe qu'ils ont, pensent-ils, judicieusement arrangée. On ne peut douter de leur foi, mais *il est impossible de les présenter aux enfants.* Ils ne sont plus ces obéissants à la Tradition, jusqu'à la mort, à qui l'enfant va d'un cœur enthousiaste et confiant.
Ils ne sont pas ces très malheureux qu'il faut aimer et qui, loin de leur prison, reviennent d'emblée à l'Éternel Sacrifice.
Ils sont les indépendants, peut-être énergiques, peut-être résolus, que les deux partis dans le monde peuvent admettre : les progressistes modérés parce qu'ils les espèrent en voie d'évolution ; les intégristes modérés parce que leur messe est « certainement valide ». *Mais la formation et le jugement absolu des enfants ne peuvent pas accepter une demi-soumission, mêlée de jugement propre.*
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Ce n'est pas une condamnation que nous nous permettons ici. C'est une règle pour une fondation d'école. Obéir est obligatoire en catholicité. Obéir entièrement à qui ? à quoi, à la Révolution dans l'Église ? C'est aveuglement, nous en avons horreur. A la Tradition, intacte et autoritaire : c'est notre gloire. Mais toucher à la Messe par sens propre et choix : c'est indéfinissable, incompréhensible, impossible.
J'aimerais bien mieux qu'ils se rallient aux prêtres écrasés de chagrin en disant : la crainte, la peur de la hiérarchie, le désir que notre conscience trouve légitime, de conserver pour les âmes notre juridiction, nous conduit à donner le change, à concéder ce qui nous semble acceptable : mais dès que nous le pouvons sans les dommages qui nous semblent graves, nous revenons à la Messe inaltérée.
#### La ligne des enfants.
Pour fonder une école, il faut l'absolu, paisible, traditionnel. On ne forme pas les cœurs et les volontés et les intelligences avec des lignes de retraite, des reculs stratégiques, des arrangements légitimes. Cela ne prend pas. Dès que l'école, le monastère mord aux arrangements, la vocation pure se dégoûte. Le feu sacré est pur ou n'est plus sacré.
Des fondateurs doivent d'abord s'appuyer ensemble, d'un même cœur, sur la Messe absolue. Un jeune religieux, navré de la corruption de son Ordre, nous disait : « *Il y a parmi nous un mouvement de regroupement d'un certain nombre de pères pour l'observance sincère de la Règle. *» Nous lui avons dit :
« *Que professent-ils pour la Messe ? *» *--* « *Ils ont parlé seulement de la Règle, pour la Messe, les avis sont variés, les uns... les autres... *» -- « *Alors qu'ils n'espèrent aucun regroupement, car* LA RÈGLE VIENT APRÈS LA MESSE. *La Messe est le facteur d'unité, le lien de Charité essentiel, le point de départ d'une action commune, l'Acte divin, l'Opus Dei où l'identité de vue est vitale. *»
La première beauté, l'essentielle application d'un lien religieux entre les membres de toute communauté (et j'y comprends la famille), c'est la Messe.
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Il est impossible de fonder une union surnaturelle entre époux, entre parents et enfants, entre membres fondateurs d'une œuvre d'éducation sur les moindres divergences à propos du Sacrifice unique et de la Communion au Corps et au Sang du Sauveur.
#### La Messe, force des Vertus.
Et puisque nous avons nommé l'obéissance, la chasteté et la pauvreté religieuse, sans une certaine pratique desquelles les fondateurs ne sauraient réussir en notre temps de persécution, voyons tout de suite que ces saintes vertus surnaturelles qui élèvent l'homme vers les anges ont leur source, leur modèle, leur sens, leur expression doctrinale et mystique dans la Messe. Je le sais et le vois, mais je souhaite que le Père Calmel, un jour, nous le développe : l'Obéissance du Rédempteur *usque ad mortem crucis* en oblation au Père et à la voix de son prêtre, abîmé et confondu du pouvoir trop grand qu'il a le devoir d'exercer sur le Sauveur lui-même.
Hostie pure, hostie sans tache, Agneau sans défaut, Victime que seuls des doigts consacrés par la Virginité peuvent tenir, élever et distribuer, sacrifice immaculé annoncé par le pain et le vin pacifiques de Melchisédech. Pauvreté divine, incompréhensible abaissement jusqu'à l'inertie apparente de l'aliment le plus commun.
Comment ne pas être exhorté puissamment à vous imiter par une obéissance scrupuleuse des gestes, des paroles imposées, reçues sans qu'on y puisse tolérer la moindre initiative, le moindre choix, la délibération, la modification la plus petite. Comment, à la Messe, ne pas prendre le goût d'un don de tout l'être ; au moins, l'estime de la Virginité consacrée au salut des âmes.
Comment ne pas mépriser l'honneur et la richesse du monde et ne pas désirer aimer ce détachement de Jésus anéanti à notre service ?
Voilà comment, avec infirmité, j'affirme que pour les jeunes fondateurs d'école (et leurs élèves) la Messe est la racine et l'efficace de la vie religieuse qui les appelle.
La Messe du Curé d'Ars pour Catherine, Benoîte et Jeanne et les petites filles de la Providence, chaque matin !
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Nous mesurons leur chance. Mais les leçons de vertus jaillies du Saint Sacrifice sont les mêmes pour nous, et nous les comprenons aussi bien que ces courageuses institutrices, car notre Sacrifice attaqué, assailli, et par nous défendu, parle à nos cœurs avec une éloquence maintenant irrésistible.
#### Les ouvriers nouveaux.
On comprend bien que, depuis deux ans, nous ayons approfondi les conseils d'expérience que nous donnions pour l'ouverture des écoles. Mais nous avons été portés à cet approfondissement, à ce besoin d'austérité et d'intelligence surnaturelle, par ceux-là même que Dieu appelle à les pratiquer.
Des vocations éveillées par la grâce viennent à nous et nous instruisent. Mgr Marcel Lefebvre qui ouvre un séminaire selon le cœur de Dieu s'étonne du nombre des candidats du monde entier à la prêtrise sans compromission, trop nombreux pour les maisons inachevées. De même, nous sommes bouleversés par une levée d'âmes courageuses qui ne rêvent que d'écoles pauvres et absolues où se dévouer.
Une maman très sage de deux jeunes filles pieuses et ardentes nous confie : « Un prêtre ami, de bon conseil, a dit qu'il ne pouvait engager que rarement de jeunes pénitentes à entrer dans un institut, tellement l'avenir de la Messe et de la doctrine y est menacé. Il reste que beaucoup de vocations sont arrêtées, vouées à la tiédeur et à l'oubli. Il faudrait montrer à ces jeunes, désireuses de se donner au Bon Dieu, la manière dont elles peuvent, aujourd'hui, répondre à Son appel. Si je voyais ce désir se lever en mes filles, je voudrais que vous leur montriez cette réponse *comme vous la pratiquez dans leur école. *» Cette dame ne sait pas qu'elle a prophétisé et que son souhait vient en convergence de toutes ces jeunes ferveurs qui écrivent, qui attendent, qui veulent l'absolu, et qui germent, en même temps que la moisson, dans les écoles indignes, pousse, blanchit, pourrit, se perd sous leurs yeux.
Il en est de même chez les jeunes gens, aussi désintéressés, mais peut-être plus insoucieux et, le croirait-on, moins réalistes. Pour tous, il faut l'absolu, la base sans défaut de la Messe inaltérable, il y a l'appétit de l'étude religieuse, de la Somme du Docteur commun, dégoût de ce qu'on ose encore appeler philosophie en classe terminale et littérature dans le XX^e^ siècle de Lagarde et Michard.
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A partir de la Messe, ces jeunes sont avides de répondre pratiquement à la grâce.
Nous ne sommes pas fondateurs de congrégation, nous n'avons aucune autorité, ni aucune ambition en ce sens, mais portés par ces bonnes volontés et ces intelligences conscientes des besoins du temps et de la valeur absolue des moyens surnaturels de toujours, nous courons en avant pour avertir que voilà le chemin sûr qui sauvera les enfants d'une parte et qui recueille et utilise les forces vives d'apostolat. Un jour, ces âmes rencontreront le prêtre surnaturel, avisé, désintéressé, qui les conduira dans cette voie de perfection si leur vocation lui semble juste et solide, et peut-être le petit monastère héroïque et intact. Cela n'est absolument pas notre affaire.
Et déjà des jeunes filles qui rêvaient d'un cloître, et qui prennent judicieusement peur en voyant s'y introduire la faiblesse, la concession, le lavage des cerveaux et des consciences, reçoivent d'un sage confesseur ce conseil : « *En attendant une trouvaille ou une résurrection possible, espérée, ne perdez pas votre temps, allez sauver des enfants, apportez-leur les vertus du monastère, le goût de l'oraison, le recueillement de votre cœur. *» Tous les hommes religieux ne sont pas faits pour les enfants. Mais y a-t-il des femmes à qui Dieu aurait refusé de se sanctifier près de l'enfance ?
En réservant ainsi au sacerdoce la direction définitive d'une âme prête au sacrifice, rien ne nous empêche d'indiquer les petits moyens, les applications modestes, les adaptations mesurées des grandes vertus religieuses que nous croyons indispensables aux fondateurs d'une école d'aujourd'hui. C'est la mise en route purement chrétienne d'un engagement possible, futur, souhaitable. Après tout : Votum maximum nostrum quo vovimus nos in Christo esse mansuros in baptismo. L'engagement, le vœu principal par lequel nous avons juré de demeurer au service de Jésus-Christ, *c'est notre baptême* (S. Augustin). Non secus ac mancipia Redemptori nostro. Notre état de baptisé n'est pas autre chose que celui de vassal, d'esclave de notre Rédempteur (Catéchisme du Concile de Trente, parte I c. 3). Du baptême bien médité aux conseils que notre expérience nous fait donner, il y a unité d'esprit, et réponse aux exigences d'une élite de jeunes qui n'hésitent plus.
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#### L'aimable Pauvreté.
Nous l'avons dit : la pauvreté est de toute sainte fondation. Mais nous le répétons cette fois dans la poésie même de la vie parfaite. On ne me querellera pas sur cet appel à la poésie. La pauvreté n'est pas que morale, elle est enchanteresse et poétique. Saint François d'Assise nous l'a montrée aimable et grande Dame. Pour qui veut fonder, le pauvre début, je l'ai assez démontré, doit être trouvé charmant. Comme la chasteté, la pauvreté demande qu'on goûte sa grâce, qu'on apprécie sa fine saveur.
Se résoudre avec résignation à partir de peu, c'est partir sans chanter. Une brave maison vivable, solide, où les enfants auront assez chaud l'hiver, où l'eau vient pure et abondante et ce grand indispensable luxe : *la campagne*, au moins à 50 km de la ville ! Les arbres, les nuages, les prairies par toutes les fenêtres ! Je ne sais pas *élever* les enfants en nos villes. Aucune « commodité », aucun « équipement » ne remplace un bel horizon vallonné et paisible où les saisons règnent par l'air, le vent, la pluie, la neige, les feuillages, les oiseaux, les vaches, les branches dépouillées et les bourgeons nouveaux. Comprendre, pour l'éducation, cette « grande pompe », ce luxe ineffable, cette richesse stable et changeante, c'est esprit de pauvreté.
J'ai dit déjà et répété que des fondateurs ne doivent pour les débuts n'envisager que de *vivre avec les enfants, sans salaire* (un peu de monnaie, un rien) tant que l'implantation demande toutes les ressources et tous les soins. Si l'on calcule, dès l'entrée, *les traitements*, on n'osera ouvrir qu'avec un nombre suffisant... suffisant pour ces traitements, et ce sont eux qui en décideront, tandis que la sagesse veut qu'on ouvre une école avec *un très petit nombre *: autre application de cette exigeante pauvreté. La Péraudière a commencé avec six élèves et n'est arrivée à la vingtaine, je n'ose pas dire en combien de temps, pour ne faire peur à personne. C'est qu'il faut considérer les premiers élèves comme des fondateurs, eux aussi, et leur formation est le gage de l'avenir. Vous voyez que la pauvreté n'a pas besoin d'une grande organisation conventuelle pour orienter fermement les ouvriers de la moisson.
Elle demande aussi que de ces douze ou quinze premiers, on ait *le courage de renvoyer* celui qui ne mord pas à cet enthousiasme, à cette piété joyeuse qu'il faut pour un tel lancement.
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« Renvoyer », sans colère, sans étonnement, sans peur, sans retard ; dans la charité, la bonté, mais sans faiblesse, quel devoir austère ! quelle pauvreté en esprit ! Et, tout positivement, j'ai souvent entendu dire à l'économe de la Péraudière : « Vous renvoyez des payeurs impeccables ! »
C'est encore la pauvreté, nous l'avons dit, qui, par une apparente contradiction, exige que l'abandon à la Providence se double d'un livre de compte bien tenu et d'un budget tôt équilibré. Je sais qu'on peut faire comme les saints : de grandes dettes que le miracle viendra payer. Mais pour faire comme les saints, je pense qu'il faut bien plus de sainteté que nous n'en prévoyons dans nos jeunes fondateurs, et la sévérité de comptes rigoureux nous paraît plus formatrice.
On comprend que, pour boucler dans ces conditions, il faut que les professeurs *se passent de domestiques.* Je parle d'expérience et d'expérience pédagogique moderne. 1) Les domestiques non seulement sont ruineux, mais seront-ils de vocation, de feu sacré comme les fondateurs ? C'est une chimère. Alors, adieu l'unité sans fissure de la maison. 2) Rien de meilleur pour les pédagogues et les intellectuels que quelques heures par jour de travail manuel, calmant, humble, pauvre. Saint Benoît, saint Bernard approuvent hautement.
Enfin, il faut faire aimer et faire partager l'esprit de pauvreté par les enfants. Ce point si important, nous ne le traiterons pas ici. Il fait partie d'une éducation à contre-courant où nous reviendrons à loisir...
La pauvreté chrétienne, on le voit, fleurit en mille pratiques raisonnables et nous en avons dit bien peu.
Puisqu'il s'agit de fondation, nous ne parlerons pas des nouveaux devoirs d'une prospérité commençante, mais elle vient assez vite, cette petite prospérité. Très logiquement. Des fondateurs, au départ sans salaire, c'est la semence en terre fameuse : tous les grands Ordres y ont trouvé la magnificence et, plus tard, la tentation.
D'ailleurs, les conditions actuelles de l'enseignement font que ce sont les parents, non les plus riches, mais les plus courageux et les plus disposés aux sacrifices qui cherchent parfois très loin l'école sans contrat. Et puisque cette sélection de la vertu n'est pas une sélection des grosses fortunes, loin de là, il faut être prêt à entrer dans les finances de ces familles d'élite *avec des prix médiocres* et nuancés, et adaptés...
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Dès le départ, je propose cet acte de confiance tout surnaturel, particulièrement agréable, je crois, à saint Joseph « A Dieu ne plaise que nous refusions jamais un enfant à cause de la pauvreté de ses parents... »
Être prêt à « faire des différences » n'est pas être prêt à offrir la gratuité, car je ne pense pas de bien de gens qui, dans les conditions actuelles, ne veulent rien sacrifier pour l'éducation de leur enfant. Et la prudence est amie de la pauvreté. Je ne conseille pas, non plus, la générosité envers des gens qui ont, sur leur toit, le râteau de la Télé.
Cependant, la pauvreté supporte, et j'ai envie de dire comme le Concile « toutes choses égales d'ailleurs », la pauvreté supporte d'être « poire ». La charité *doit* être volée de temps en temps. A une sage directrice, à un sage économe de limiter la candeur des fils de lumière.
Bref, toujours se méfier de l'abondance, selon cette parole de saint Vincent de Paul : « Nous ne sommes pas assez vertueux pour pouvoir porter le poids de l'abondance et celui de la vertu apostolique. »
Dans cet esprit, nos cœurs désirent « évangéliser les pauvres », je veux dire ajouter à l'école quelque catéchisme de village, donner aux enfants, pauvres de doctrine, la splendeur des vérités de la foi et de la liturgie latine... et pour cela méditer l'œuvre de l'abbé Berto. Ne m'arrêtez pas en disant que dans notre misère, cet apostolat au village est impossible. Qui le sait mieux que nous ? Mais en garder la nostalgie, se jeter sur l'occasion.
#### Un exemple de vocation.
Une jeune maîtresse de la Providence de Malvières, un dimanche, auprès de ses parents, dans une petite ville près de Lyon, remarque une famille qui suit la Messe dans de vrais missels et montre un je ne sais quoi qu'elle reconnaît tout de suite. Sur cette intuition, tout simplement, on entre en relation, en amitié et en Messe à la Péraudière. L'après-midi du dimanche, nous recevons un père, une mère et trois jeunes filles. Leur histoire est celle des gagne-petit qui se débrouillent pour élever chrétiennement six enfants.
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Au début, on a acquis, dans ce que nous appellerons une*-*minuscule sous-préfecture, un pauvre magasin de bonneterie en faillite. Les enfants sont tout petits, il faut beaucoup travailler, on a tout juste de quoi les habiller décemment, et toujours le temps de prier, et le temps d'aller chaque jour à la Messe. Cependant, le magasin remonté avec une patience ingénieuse est maintenant un honnête petit fonds de commerce vendable. On le vend, surtout pour se rapprocher d'une école plus chrétienne. On achète, près de cette école, dans une ville un peu moins petite, un commerce semblable, un peu plus important. Le temps passe, les garçons ont appris un métier, deux sont mariés, la fille aînée aide au magasin. La cadette est fort bonne élève ; avant la débâcle de l'école, elle a son bachot et entreprend une licence de sciences ; la benjamine prie sa mère de l'enlever de l'école recyclée, et, en attendant de voir clair dans l'avenir, aide au magasin la sœur aînée.
En ce dimanche, c'est la cadette, vingt ans, la savante, qu'on vient nous présenter. Après deux ans de Faculté, dégoûtée de ce qu'elle y voit et de ce qu'elle y entend, elle en sorte et, confusément, désire l'école aussi chrétienne que sa famille où elle enseignera les enfants. Mais, comme elle ne trouve rien, elle accepte un poste de remplaçante dans ce qu'on appelle les classes de transition, et elle goûte à la vie de fonctionnaire.
« Toutes les deux semaines, dit-elle, quelquefois chaque semaine, je suis envoyée comme remplaçante dans un village différent, j'ai six heures de classe et, tout de suite, 38,50 NF par jour nets, assurances payées. Mais je dois chercher seule mon logement et, bien entendu, ma nourriture. Personne ne s'en occupe, j'échoue parfois dans un débarras abandonné. Les congés sont payés, pourvu que je sois présente le jour de la sortie et le jour de la rentrée. Pour une première année, sans titularité, je touche environ 900 NF par mois et je rentre à la maison le mercredi soir, le samedi à midi. Ce tarif n'est que pour la première année. »
Le tarif ! Il est donc clair que, avec les maîtres actuels et les jeunes, dressés aux contrats, l'Église ne peut reprendre les écoles. Sans *une conversion complète des mœurs et des cœurs,* à ces tarifs, l'État seul, irresponsable, maître des impôts et de l'inflation, peut payer ses esclaves.
« Assurément, car les écoles privées sous contrat ont exactement les mêmes tarifs. Cependant, par un reste de charité chrétienne, on y prévoit le logement de la remplaçante et sa nourriture. C'est pour cela, et pour cela seulement, que ces remplacements sont recherchés. Mais l'habitude des gros salaires se prend vite.
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Avec le C.A.P., on arrive rapidement à 2000 NF par mois. Eh bien, la plupart des jeunes institutrices ne joignent pas les deux bouts : voiture, télé, week-end, les besoins sont toujours plus pressants. »
-- « Vous n'avez jamais eu le désir, vous aussi, de l'avancement, et de l'augmentation ? »
-- « Non jamais, mais j'ai vu venir l'engrenage, sinon la tentation. C'est automatique. Cependant, le plus clair pour moi, c'était l'affreux vide de mon enseignement. Des gamins de 5^e^, ingouvernables, vieux, avec des plaisanteries ignobles. Impossible de renvoyer les mauvais, de trier les bons, impossible de faire le bien !
« Alors je viens, prenez-moi, formez-moi, je sais d'avance toutes les conditions, mon amie de Malvières m'a tout expliqué. Tout ce que je demande, c'est la vraie Messe et c'est de recevoir des leçons, d'apprendre à tout enseigner chrétiennement comme mon père et ma mère nous ont tous gouvernés, chez nous, dans la religion.
« Je sais que je serai heureuse, je n'ai pas besoin de réfléchir, l'expérience de ce que je ne peux supporter m'a suffi, et vous n'aurez pas à me former au ménage, au travail manuel, maman y a pourvu, nous sommes habituées. »
Famille, vocation, attrait de l'absolu !
Que nous ne soyons pas indignes de vous recevoir, jeunes apôtres des derniers temps !
#### Sancta Virginitas.
J'ai étudié très simplement la fécondité spirituelle catholique du don de soi dans une chasteté bien réfléchie, bien comprise doctrinalement et j'ai essayé d'en marquer la poésie et l'allégresse ([^17]). Il s'agit, là aussi, d'une perspective, d'un jugement de valeur, que les fondateurs résolus d'une école doivent méditer. Il n'est pas impossible en soi que des gens mariés créent une bonne école. Mais je ne propose que les conditions qui mettent toutes les chances naturelles et surnaturelles du côté des jeunes fondateurs.
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Il n'est pas raisonnable de dire à un père et à une mère de famille de se désintéresser des salaires tout le temps qu'il faudra, et des tarifs pour toujours. Le bon ordre chrétien est justement dans un autre sens, il faut qu'ils se soucient d'abord d'un gain suffisant pour eux, pour leurs enfants présents et à venir, et secondement, de la marche de leur école. Il est plus difficile, quand on est chargé de famille, de se passer de domestique, d'épargne et de vacances. Mais le débat est bien plus élevé.
Cette liberté du célibat ne doit être conservée que pour Jésus-Christ seul, et, en Lui, pour le salut des âmes.
Nous ne ferons pas mieux que tous nos pères et nos mères dans la foi qui se sont consacrés depuis l'Origine de l'Église à l'éducation de la jeunesse. Le privilège d'un célibat offert par amour de Dieu est une puissance étonnante d'autorité, qui mûrit l'expérience et crée, autour de soi, une atmosphère de confiance, de paix, de force.
C'est, pour les enfants, une inclination à l'obéissance que cette certitude que leurs maîtres ont gardé toute liberté, au service de Jésus, au service de leurs âmes. Quand leur maître leur dit, comme saint Paul : « Vous êtes ma joie et ma couronne », ils savent qu'aucune autre ambition humaine ne vient troubler cette fierté. Quand leur maître leur dit : « Quel est celui qui tombe sans que je sois dans le feu », comment douteraient-ils de la gravité extrême du péché ?
Il faut creuser encore plus avant.
La sancta Virginitas, dans l'éducation des enfants, les arrache à la Révolution, en tant que la Révolution les entreprend par l'impureté. L'âme gardée et consacrée au service de la Sainte Vierge est une protection surnaturelle des enfants dont elle a la charge. Voilà sur le plan du mystère et de la vie intérieure. Mais il y a un don de psychologie, un sentiment, une intuition des périls qui menacent la pureté des enfants, un art de leur donner le goût de la chasteté, de leur dire chastement et suffisamment ce qu'il faut, à la fois pour les instruire et les préserver, bref une grâce actuelle, souple et variée, d'éducateur qui se puise aisément dans la sancta Virginitas, sans compter le flair pour dépister le vice, le galeux qu'il faut ou brutalement convertir ou exclure, -- flair de police indispensable qu'il est avantageux de tenir d'une source si pure.
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Dans une école où les maîtres sont ainsi « servi Mariae », faut-il dire que la justice, cette vertu cardinale de base dans tout gouvernement, mais d'une exigence plus scrupuleuse peut-être dans le gouvernement des enfants, la justice ne se heurte pas à ces troubles préférences de « chouchous », peste séculaire des maisons d'éducation.
Il est beaucoup d'autres applications et d'autres fruits de cette liberté consacrée, mais nous les verrons quand nous parlerons un jour directement de l'éducation de la pureté.
Au moins que l'on comprenne que des fondateurs ainsi armés, partis résolument sur ce chemin, *feront aimer la Sainte Vierge,* avec une facilité extraordinaire. Or, un enfant est sauvé quand il a appris à recourir à Elle comme d'instinct et tendrement.
J'aurais encore à dire que des Maîtres qui aiment à fond cette religieuse chasteté ne s'arrogent jamais les privilèges d'affection des parents : leur autorité n'en a ni besoin, ni envie. Elle est, dès l'origine, sur un autre plan.
Enfin, faut-il rappeler que les vocations fleurissent dans l'atmosphère virginale. Et, quand des parents intelligents et vertueux sauvegardent à la maison cette atmosphère indispensable à l'appel divin, quel secours puissant dans l'école pour l'enfant que la grâce a choisi ! Je marque bien ici une collaboration nécessaire. Si la famille n'est pas de climat chaste dans l'éducation, et cela dès les premiers ans, l'école ne suffira pas.
En ces jours horribles, où de nombreux malheureux prêtres cherchent la sensualité et la souillure, n'est-il pas temps d'expier avec joie, en célébrant la liberté des enfants de Dieu ?
#### L'intelligente obéissance.
Je redis encore que ce n'est point une ambition congrégationiste qui me fait affirmer, après plusieurs années d'expérience et de contacts avec ces « jeunes qui n'hésitent plus », que les écoles contre-révolutionnaires seront fécondées et soutenues par les vertus qui ont fécondé et soutenu l'enseignement catholique depuis l'origine de l'Église.
Cette obéissance au nom de laquelle tant de trahisons et de lâchetés se commettent aujourd'hui, que faut-il en faire entre jeunes fondateurs pour qu'elle couronne efficacement l'aimable pauvreté et la sévère chasteté ?
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Pas de fondation possible sur la terre sans unité de commandement. Pas d'entreprise sans un chef. Entre nous, qui n'avons pas pour inspirateur J. J. Rousseau, la démonstration de cette évidence fondée en Dieu est inutile, autant que le principe dont elle découle : que l'autorité vient d'En Haut. Les modestes conseils que je veux donner portent sur les modalités d'application de ces principes qui ne peuvent informer la conduite comme dans un monastère ou un bataillon de chasseurs alpins (du temps de l'honneur), encore que la vraie obéissance religieuse et militaire y devra être méditée, comprise, conservée dans le cœur par l'admiration.
La première application de la vertu d'Obéissance, c'est donc le choix des chefs. Nous savons que leur médiocrité ou leur niaiserie sont les auxiliaires du diable dans la décadence de beaucoup de congrégations.
La vocation au commandement est un don qui ne comporte par soi, en droit, au départ, aucun mérite, aucune supériorité absolue, surnaturelle ou même morale, mais le don, l'aptitude à une supériorité sociale pour le temps, et une charge morale, une obligation à plus de sainteté, une menace de condamnation plus sévère, une responsabilité redoutable.
L'étude des qualités, vertus, dons, obligations de celui ou de celle qui dirige une école dans les temps présents est à faire et nous ne pouvons ici nous y livrer. Mais puisqu'il s'agit de retrouver dans les règles religieuses antiques le remède à la misère de notre enseignement et le goût de les appliquer avec prudence, j'engage celui qui veut fonder à lire la Règle de saint Benoît, traduite et annotée par dom Augustin Savaton, abbé de Saint-Paul de Visques, avec l'imprimatur de Solesmes, dans les années ferventes et si lointaines de 1950. Dom Savaton lui-même note que le chapitre II « quel doit être l'Abbé » et le chapitre LXIV « l'institution de l'Abbé » constituent une magnifique charte de gouvernement chrétien, dont on peut s'inspirer « même *en dehors des cloîtres, et dans tous les temps, la notion de chef,* maître et docteur des âmes, est mise ici *en plein relief *»*.*
N'est-elle pas d'essence contre-révolutionnaire, cette méditation des idées du grand éducateur des moines d'Occident, en ces jours où les abbayes, oublieuses, contestateuses, lécheuses du pouvoir, aggiornamentées, recyclées, devenues folles, piétinent plus ou moins joyeusement, l'une après l'autre, ce qui faisait leur vigueur et assurait leur solidité.
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Au long de la règle de saint Benoît, *il est parlé des enfants,* puisque tout monastère avait un petit collège où pauperes et nobiles pouvaient faire élever leurs fils. L'Abbé était le père de tous. Et voilà bien l'idéal de l'école catholique : les enfants baignés de liturgie, nourris de la Messe, fleurissant dans le familier latin.
Or le chef de ce petit gouvernement général doit avoir, dit saint Benoît :
1\) la doctrine de la sagesse et la sagesse de la doctrine ;
2\) la crainte du jugement de Dieu ;
3\) la discrétion « mère des vertus » : « Le sens de ce qui est exact et convenable dans chaque cas concret, le sens de la mesure, du possible... mais cette discrétion *n'est pas du tout timidité* dans l'exercice du bien... Saint Benoît compte surtout *sur les forts* pour donner à la maison sa vraie physionomie, il compte sur la soif de sainteté qui seule répond aux avances de Dieu. »
Est-ce trop espérer de laïcs jeunes, absolument désintéressés, épris seulement d'absolu, et indifférents aux gains, attirés par la sancta Virginitas ? Je ne crois pas, j'en ai l'expérience. Mais au chef : sûreté de catéchisme, force de résistance à l'hérésie, attachement à l'unique Messe, horreur constante de toute altération ! Et il est jeune... sans expérience ? Je vous dis : qu'importe ; la grâce lui sera donnée, s'il est « pur du siècle présent ». Car, s'il est « pur du siècle présent », il a « le jugement sain », condition première de l'autorité, dit saint Benoît.
La sottise, l'inculture, la crédulité qui engendrent la peur, l'inclination à faire comme tout le monde, ce sont les fruits de la superbe bêtise, si commune à tant de supérieurs d'aujourd'hui.
Mon jeune juste en sera préservé.
#### L'obéissance de l'indépendance.
Cependant l'obéissance majeure pour nos fondateurs, l'obéissance à l'Église éternelle, c'est l'humble dépendance envers la Tradition, et donc, corrélativement, la sauvegarde d'une indépendance de tout pouvoir progressiste envahissant.
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Les entreprises de mainmise sur une école sont sans nombre. Le capitaine doit veiller sans cesse. Sous les dehors les plus vertueux, les plus doucement méprisants, les plus flatteurs, cette pauvre indépendance qui n'est qu'obédience à Dieu plutôt qu'aux hommes, est sans cesse menacée. C'est que, depuis la Révolution, règne la volonté de puissance, à la fois paresseuse et usurpatrice, qui guette pour s'en emparer l'œuvre bien partie, les fruits déjà formés, sous prétexte de les protéger.
Quelle solidarité d'union, d'amitié il faut aux fondateurs pour faire front à ce perpétuel et malicieux assaut ! « Toute maison divisée contre elle-même périra ! » Mais, en nos jours de Révolution, l'avertissement divin désigne un péril mortel immédiat, à cause de la dialectique communiste dont usent couramment tous les agresseurs d'unité.
#### Les racines de l'amertume.
C'est pourquoi il faut appliquer la grande vertu d'obéissance d'abord de la manière suivante : non seulement les fondateurs s'aimeront et leur affection mutuelle sera basée sur une estime de la vocation, de la valeur, des dons de chacun, mais encore ils ne garderont jamais en leur cœur une « racine d'amertume ». Ce n'est pas mince affaire. Les couvents ont été empoisonnés de petites querelles, vexations, énervements, rancunes, calculs, vanités, blessures, picoteries, qui, soigneusement entretenues, aboutissent à de petites et affreuses tueries où les saints, surtout les saintes, comme Marguerite-Marie et Thérèse de l'Enfant-Jésus ont trouvé leur calvaire et leur gloire. Mais c'était dans un temps encore propice aux Communautés, où l'Église sans cancer révolutionnaire, encore vigoureuse et traditionnelle, pouvait se payer ces jolis meurtres lents, à coup de niaiseries et de pieuses méchancetés. Maintenant, c'est la Révolution. On fera bien d'éviter comme la mort « que le soleil se couche sur une colère » entre fondateurs, mais, au contraire, il faut percer tout abcès, éclairer tout différend, être convaincu par une crainte permanente, une ces petites jalousies seront tôt ou tard exploitées perfidement par la dialectique ennemie.
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#### Une petite forteresse.
L'École fidèle sera donc entourée d'un rempart sans fissure.
Je veux dire que l'amitié y sera si chrétienne, si résolue, que pas une plainte, pas une confidence contre le caractère ou les défauts, ou les fautes ou les insuffisances d'un membre ne passera ce rempart de charité. Clarté courageuse, ferme, entre collaborateurs, vigilance du Chef. Mais discrétion, réserve sans faille à l'extérieur. Que la petite forteresse soit impénétrable, tellement on s'aime, tellement on craint de blesser l'Œuvre, l'Opus bien aimé de l'éducation des enfants.
Bien entendu, devant eux, mais sincèrement, sans hypocrisie et sans flatterie, il faut que les Maîtres expriment cette estime réciproque et se préviennent d'honneur les uns les autres.
Sans doute, une famille spirituelle de cette sorte peut accorder sa confiance à un ami extérieur, mais avec sévère circonspection. Il y a une grande différence entre solliciter l'avis d'un conseiller désintéressé et aller jusqu'à révéler les fautes ou les défauts supportables de ceux qu'on aime et avec qui on poursuit la tâche essentielle. Or, la tentation de se confier à l'extérieur, un jour de mauvaise humeur, est subtile, elle se pare de légitimité délicate quand il s'agit, par exemple, d'un prêtre, d'une mère. Et pourtant, avouer un mécontentement, en faire une médisance, c'est la porte de la mort, la fin de l'honneur. Vous n'avez pas fait de vœu, c'est le cas de le dire. Si vous ne pouvez endurer, allez-vous-en, mais si vous êtes de la garnison, gardez l'absolue consigne de cette essentielle charité.
Voilà la vraie « loi de clôture ».
#### L'amitié.
Les applications de ces très modestes règles font comprendre comment des monastères munis de constitutions parfaites, des abbayes fondées dans la sainteté se sont suicidées sans le savoir. D'une première concession sur la Messe au sacrilège, et, d'autre part, « des brouilleries » (S. Benoît, ch. LXV) aux rivalités confiées au dehors, on va à « la ruine spirituelle » (S. Benoît, ch. LXVII).
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Concluons pour aujourd'hui, car je vois bien que l'expérience m'entraînera plus loin, sur un sujet qui importe si fort au salut des enfants de ce temps.
La vertu des fondateurs, c'est bien la charité qui garantit le lien de la paix ; mais, parce que ce divin mot de charité est occasion de mensonge et de sottise dans l'apostasie actuelle, nous précisons : par *amitié*. L'amitié vertu, celle dont saint Thomas fait un des principaux éléments de la béatitude : societas amicorum.
Une amitié de telle sorte naît d'une foi ardente, claire, identique quant à son objet. C'est pourquoi nous en revenons au point de départ : vues identiques sur la Messe, la Doctrine, la Tradition. Pas la moindre divergence sur l'intégrité parfaite du Saint Sacrifice. L'union affectueuse dans l'horreur de la plus légère concession au libre arbitre personnel.
Alors il est doux à des frères d'habiter ensemble. Je dirai les fruits prodigieux d'une telle amitié sur les jeunes élèves.
Je dis seulement que cette jeune, vigoureuse, vitale amitié simplifie étonnamment la charge du chef, allège le joug nécessaire de l'autorité parce qu'elle permet l'épanouissement du précieux don de conseil. Le Chef ne sera jamais ce Supérieur, craint plus qu'aimé, auquel ses compagnons n'osent donner leur avis. Chez nous, l'amitié se permettra, dans l'intimité, l'affectueuse discussion, l'intelligente objection, l' « amicam contentionem », et cette ironie un peu taquine qui tue la flatterie, revêt et purifie la tendresse. Quand on aime en Jésus-Christ, les caractères et les volontés propres se rôdent sans éclat (je ne dis pas sans légers orages et vives saillies) en portant la même croix.
Que celui qui peut comprendre comprenne comment est fondée en grâce, gracieuse en effet, étrangère au monde, cette amitié qui suppose entre les fondateurs « même complexion », « un peu de mystère » (mystère de charité) et la peur délicate « d'en profaner le nom » (Alceste, I^er^ acte).
Ces réflexions toutes simples, fruits de bien des années, je les confie aux Anges ; il se peut, je le leur demande, qu'ils aillent les porter, en humble annonciation, à une jeune fille intelligente, éprise de Nazareth, qui soudain lira dans son cœur le désir de quitter d'inutiles ambitions pour dire à son tour :
« Je viens pour les enfants, au service de Notre-Seigneur. »
Luce Quenette.
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### Deux dissidents communistes parlent
par Roland Gaucher
TOUTE HISTOIRE VÉRIDIQUE du Parti communiste français est rigoureusement impossible si l'on ne tient pas compte des témoignages de ses principaux dissidents. Depuis une cinquantaine d'années, ceux-ci -- Souvarine, Rosmer, Paz, Doriot, Barbé, Célor, Vassart, Clamamus, Lecœur, pour ne citer que quelques-uns -- ont apporté leurs révélations. Ces témoignages n'échappent assurément pas à la critique. Mais l'histoire écrite par les scribes du Parti, qui automatiquement étouffent la parole des « renégats », est par là-même une histoire truquée.
Deux récents ouvrages, *Croix de guerre pour une grève*, d'Auguste Lecœur ([^18]), et *Un* « *Procès de Moscou *» *à Paris*, de Charles Tillon ([^19]), viennent de verser de nouvelles pièces à cette histoire vraie du Parti qui reste encore à écrire.
Lecœur et Tillon ont tous deux occupé des postes éminents dans la hiérarchie communiste. Membre du Bureau Politique avant guerre, ancien mutin, non de la Mer Noire comme on l'écrit souvent, mais de la Méditerranée, Charles Tillon fut, sous l'occupation, le chef d'état-major des F.T.P.F. (Francs-Tireurs et Partisans Français), formation armée du P.C. clandestin. Après la Libération, il occupa un poste important à la tête d'une organisation para-communiste, Les Combattants de la Paix, avant de connaître, en 1952, la disgrâce en même temps qu'André Marty et d'être renvoyé à la base. *Un* « *Procès de* *Moscou *» *à Paris* relate les origines et le déroulement de la crise qui aboutit cette année-là à son éviction brutale de la bureaucratie dirigeante. C'est si l'on veut, la chute d'un ange communiste.
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Sensiblement plus jeune que le précédent, Auguste Lecœur, originaire du Pas-de-Calais, s'engagea tout jeune dans les Brigades Internationales pendant la guerre civile espagnole. Sous l'occupation, il fut, comme Tillon, un important dirigeant de la lutte clandestine. Secrétaire à l'organisation après la guerre -- poste clé -- il fit un moment figure de dauphin de Thorez. Son destin croisa celui de Tillon et de Marty quand ces deux derniers comparurent devant la commission d'enquête du Bureau Politique. Mais Lecœur était alors dans le camp de l'accusation où il jouait même aux côtés de Léon Mauvais le rôle de procureur. Un an plus tard, il était à son tour chassé du Parti, traité ignominieusement de renégat et de policier, et même sauvagement agressé par les nervis communistes parce qu'il avait eu l'audace de tenir un meeting dans le pays minier.
Son dernier ouvrage, *Croix de guerre pour une grève,* porte sur une période bien différente de celle qu'évoque Tillon. Il y décrit en effet les principales phases de la grève des mineurs du Pas-de-Calais pendant l'occupation, grève qui se déroula du 27 mai au 10 juin 1941. Ce mouvement, d'une grande ampleur, dont Auguste Lecœur fut un des dirigeants, se situe peu avant le déclenchement de l'Offensive allemande (22 juin) contre l'Union Soviétique. Sa signification revêt du même coup une importance certaine pour formuler un jugement sur l'attitude des communistes pendant cette période.
Il convient de rappeler rapidement quelle fut la ligne politique suivie par la direction du P.C.F. depuis le début de la guerre (septembre 1939) jusqu'au 22 juin 1941. Alors que la presse communiste n'avait cessé d'appeler à la croisade des démocraties contre le fascisme hitlérien, un revirement brutal s'opéra dès la signature (fin août 1939) du pacte de non-agression germano-soviétique. Mobilisé, Thorez déserta, gagna la Suisse, puis l'Union Soviétique selon un itinéraire officiellement inconnu mais qui pouvait difficilement éviter le territoire du Reich. Sur l'ordre de Moscou, il mena campagne contre la guerre, prêcha le défaitisme. Les dirigeants du P.C. demeurés sur le territoire national et réfugiés dans la clandestinité après la dissolution de leur parti, adoptèrent la même ligne de conduite. Dans certains cas, ce défaitisme alla jusqu'au sabotage. Après la conclusion de l'armistice, les mêmes hommes appelèrent à la fraternisation avec les soldats de la Wehrmacht. On sait aussi que des démarches furent faites auprès des autorités d'occupation pour la reparution de *L'Humanité* ([^20])*.*
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L'autorisation ne fut pas accordée parce que le gouvernement de Vichy s'y opposa.
La ligne politique adoptée par la direction du Parti (qui dans sa propagande clandestine insultait alors copieusement de Gaulle et l'impérialisme anglais aussi bien que Pétain) ne connut pas de changement notable tant que Hitler ne se décida pas à attaquer Staline. C'est ce dont témoignent les documents de l'époque. Après la Libération, toutefois, cette même direction éprouva (et éprouve toujours) le besoin impérieux de corriger l'histoire. Dans la version officielle, non seulement le P.C.F. s'est dressé contre les Allemands depuis le début de l'occupation, mais il a été *le seul* à mener constamment cette résistance « héroïque ». Pour étayer cette démonstration, les scribes-falsificateurs du Parti ont eu recours, en gros, à trois sortes de moyens :
1\. La *falsification,* en particulier par la diffusion tapageuse d'un manifeste du Parti, soi-disant daté de juillet 1940 (il date en réalité, vraisemblablement, de septembre). Au prix d'un certain nombre d'amputations, ce texte antidaté a pu apparaître à quelques esprits simplistes comme un appel -- d'ailleurs très flou -- à la résistance.
2\. La *récupération* d'actes individuels (attentats, sabotages, collecte d'armes, délits divers) de militants qui dès cette époque appartenaient au Parti ou en devinrent membres par la suite, mais qui agissaient alors de leur propre chef, soit qu'ils ignoraient (la dissolution du PCF., la guerre, les circonstances de l'occupation avaient rompu beaucoup de liens) les consignes de la direction, soit parce qu'ils s'en écartaient délibérément.
En définitive, tout cela est plutôt maigrichon, et peu convaincant, bien que M. Henri Noguères ait accepté, dans un livre qui constitue un véritable plaidoyer pro-communiste, de s'en contenter.
3\. D'où l'importance pour la direction du Parti d'un *grand mouvement collectif* de la classe ouvrière, antérieur à l'offensive allemande contre la Russie. Il n'y en a qu'un, c'est la grève des Mineurs du Nord et du Pas-de-Calais. Si l'on peut démontrer que cette grève a été *une grève dirigée par le Parti communiste contre l'occupant,* ses dirigeants peuvent alors prétendre que leur résistance a commencé un peu avant la date fatidique du 22 juin 1941. D'extrême justesse, le P.C.F. se trouve dédouané.
Telle est la thèse des « historiens » du P.C.F. et de leurs amis ou complices. C'est elle que l'ouvrage de Lecœur contribue fortement à démolir.
Précisons-le : ce n'est pas à proprement parler une révélation. Le véritable caractère de la grève des mineurs a été déjà établi par l'ancien communiste Rossi (Tosca) dès les années qui suivirent la Libération ([^21]).
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Mais le livre de Lecœur possède un double intérêt : d'abord, l'auteur était à l'époque le dirigeant clandestin de la fédération communiste du Pas-de-Calais, et à ce titre il a joué un rôle important. En outre, *Croix de guerre pour une grève* se présente comme une relation détaillée de ce mouvement.
Et d'abord, quels en furent les mobiles ? Il s'agit, dit Lecœur, d'un mouvement essentiellement revendicatif provoqué par un certain nombre de mesures prises par la Direction des Houillères, par l'insuffisance des salaires et celle du ravitaillement. La grève a éclaté le 27 mai au puits du « Dahomey ». En font foi deux documents d'origine toute différente mais qui se recoupent précieusement : *une note* adressée à M. Bucher, président de la Chambre des Houillères, par M. Soulary, directeur de la concession de Dourges, qui débute ainsi : « Le 27 mai 1941, début de grève au siège 7 » ([^22]) ; et *un article*, page 65 des *Cahiers du Communisme*, alors clandestins (premier trimestre 1944) où l'on peut lire que « le mardi 27 mai, devant le mécontentement des mineurs occasionné par le « marquage des bois », le comité du puits 7 de Dourges donne l'ordre de grève. Le mouvement est unanime... » ([^23]).
La grève s'étend, toujours pour des motifs revendicatifs. Elle devient totale le 4 juin, groupant alors environ 100.000 mineurs. Puis le mouvement va en régressant jusqu'au 11, jour où il s'achève.
Le cahier de revendications soumis à la direction le 28 mai est très significatif. Il comporte dix points qui portent tous sur des problèmes de travail, de sanctions à lever et de questions alimentaires. *Aucun d'eux n'a un quelconque aspect politique. L'occupant n'est jamais nommé*. C'est une grève professionnelle.
Mais les autorités allemandes ne peuvent pas tolérer un mouvement aussi vaste qui stoppe la production de charbon. Elles envisagent des sanctions et dépêchent sur place des *Feldgendarmen.* Cette intervention déclenche chez une bonne partie des grévistes des réactions anti-allemandes extrêmement vives. Certains même passent à la clandestinité. Dans cette région exposée aux invasions, les souvenirs de l'occupation allemande pendant la guerre de 1914 n'ont rien perdu de leur vigueur. Et surtout, le Nord et le Pas-de-Calais font désormais partie d'une zone interdite, coupée du reste du pays, inquiète d'une possible annexion, si le traité de paix est signé demain avec une Allemagne victorieuse. Bref, dans les populations minières, le nationalisme spontané sous-tend la plupart des réactions. La minorité polonaise qui travaille activement dans les mines n'est pas moins anti-allemande.
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Dans quelle mesure la direction du P.C.F. a-t-elle influé sur cet état d'esprit ? En rien, affirme Lecœur. D'ailleurs sa propagande, encore défaitiste à l'époque, ne pénétrait pour ainsi dire pas dans cette zone interdite où l'on écoutait bien davantage Radio-Londres. Cette même direction n'est jamais intervenue pour infléchir cette grève revendicative dans un sens anti-allemand.
Mais après la Libération, la bureaucratie thorézienne a édifié sur ces événements toute une mythologie. Lecœur rappelle ainsi que dans *L'Humanité* des 17-18 février 1946, Victorin Duguet, secrétaire général de la Fédération Nationale des Travailleurs du Sous-Sol (C.G.T.) donnait des origines de cette grève cette version audacieuse : « C'est à l'appel de ce grand patriote (Thorez) qu'en avril-mai 1941 cent mille mineurs du Nord et du Pas-de-Calais firent grève contre les hitlériens ». Deux lignes, trois mensonges : Thorez, toujours en U.R.S.S., n'a lancé aucun appel ; la grève n'a pas débuté en avril mais fin mai ; elle n'était pas dirigée contre les hitlériens.
Autre mensonge, dans *L'Humanité* du 1^er^ novembre 1941 « Le 24 mai 1941, au puits 4 de Noyelle-Godault où avait travaillé Maurice Thorez, ils (les mineurs) levaient à son appel l'étendard de la lutte pour la libération nationale ».
Pour les besoins de la légende, il faut que la grève ait éclaté au puits où travailla (très peu de temps) le jeune Thorez. Nous avons vu plus haut qu'elle avait commencé trois jours plus tard, au « Dahomey ». Lecœur, qui rappelle ces faits, aurait peut-être pu signaler que l'imposture de la grève de Noyelle-Godault avait déjà été établie, vingt ans plus tôt, par Rossi dans son livre : *Physiologie du Parti* *Communiste Français* ([^24]).
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Lecœur donne plusieurs autres exemples de falsification, qu'il serait trop long de rapporter ici (voir par exemple ce qu'il écrit des *Carnets* de Charles Debarge).
Pour autant, tout n'est pas parfaitement éclairci par son livre. Il affirme par exemple qu'il était personnellement hostile à la politique de collaboration du P.C.F. et qu'il eut des démêlés à ce sujet avec Marthe Demusois. On comprend mal dans ces conditions que la direction du Parti, toujours sourcilleuse, l'ait investi dès cette époque de responsabilités importantes et qu'elle lui ait maintenu ultérieurement sa confiance en le nommant chef d'état-major de l' « appareil » clandestin.
Le témoignage des dissidents du Parti, souvent irremplaçable pour expliquer certains épisodes mystérieux de son histoire, est souvent plus contestable dès que ces hommes en viennent à justifier ou expliquer *leur propre* rôle. On ne doit pas oublier non plus qu'ils sont parfois contraints à garder le silence. Pour diverses raisons, qu'il serait trop long d'expliquer, j'en suis venu à penser que nombre d'entre eux n'ont pas révélé tout ce qu'ils avaient fait ou connu. C'est, je crois, le cas de Lecœur. Il fut auprès de la troïka Duclos-Frachon-Tillon, le principal responsable de la lutte clandestine à partir de 1942. Or, sur ses propres activités dans cette phase, sur l'histoire de l'appareil « clandestin », il n'a à peu près rien dit. Un exemple : dans son livre *Le Partisan* ([^25])*,* Lecœur indique bien que dans les journées de la Libération de Paris il va chercher en voiture Duclos et Frachon dans leur « planque » située dans un village proche de Clamart. Il omet toutefois de nommer ce village et de donner l'adresse du pavillon qui servait aux deux hommes de logis secret.
Bien d'autres événements de cette période n'ont pas été abordés par Lecœur. De même, secrétaire à l'organisation, il connaissait nécessairement la liste des militants « hors-cadres » -- c'est-à-dire n'appartenant pas ouvertement au Parti -- qu'on appelle encore « les sous-marins ». A deux ou trois exceptions près, soupçonnées d'ailleurs de pas mal de gens, il n'a livré aucun nom.
Je ne le lui reproche pas. Je pense que pour des hommes ayant occupé les fonctions de Lecœur ou de Tillon, certaines révélations comporteraient des risques MORTELS. S'il n'en a pas été averti de façon formelle, le dissident n'a pas trop de peine à deviner quelles limites il ne peut pas franchir.
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Voilà ce qu'on ne peut pas perdre de vue quand on lit *Un* « *Procès de Moscou *» à Paris, de Charles Tillon. C'est un récit bien mené, bien raconté, parfois d'une façon un peu trop littéraire qui ne paraît pas toujours naturelle. Mais, au total, il soulève plus de questions qu'il n'apporte d'éclaircissements, ceci en raison de réticences évidentes.
Derrière le « procès » mené contre Marty et Tillon, en 1952, par la direction du Parti, on discerne dans le récit qu'en donne l'ex-mutin une série de causes complexes : la maladie de Thorez (alors soigné en U.R.S.S.) qui a provoqué une crise au sein du Bureau Politique où des tendances s'affrontent et des ambitions se dessinent ; la rancune de Jeannette Vermeersch contre Tillon, à cause d'une réflexion hargneuse de celui-ci sur le rôle de ladite Jeannette pendant la guerre (dans ce parti prolétarien, il n'est pas bon d'offenser la cheftaine) ; la décision brutale prise par Staline de réarmer l'Allemagne de l'Est, ce qui jette le trouble dans l'organisation annexe du Mouvement de la Paix dont Tillon est le patron, au moins théorique ; de vieilles et obscures rancœurs qui datent de la Résistance ou de plus loin... ; la mystérieuse et délicate question des fonds secrets dont Tillon fut le détenteur à cette époque ; et, enfin, l'ombre du Procès de Prague, organisé contre Slansky et ses « complices »...
Au centre de ce témoignage, le récit d'une nuit au siège du Parti où, dans une pièce triangulaire truffée de micros ([^26]), Marty et Tillon, tendus et angoissés, comparaissent devant le « tribunal » formé par la commission d'enquête du Parti, et se voient accusés -- crime majeur -- d'avoir constitué une « fraction ».
Tillon appelle ses juges « référents » (nom donné par London aux hommes qui l'interrogent à Prague) ([^27]) et compare les éléments de cet interrogatoire à celui des Procès de Prague et de Moscou. La comparaison est un peu forcée.
Sans doute, la commission d'enquête n'a-t-elle agi qu'à l'instigation des Soviétiques. A ce propos, Tillon confirme l'étroitesse des relations entre les services de Moscou et la direction du P.C.F. Il révèle que depuis plus d'un an le *service des cadres,* dont Servin était alors le responsable, c'est-à-dire le fichier du Parti, son antenne policière, était alors directement raccordé au N.K.V.D. Il ajoute que dans les six premiers mois de 1952, *plus de 30 voyages* ont été effectués par les responsables du secrétariat et de « l'appareil » entre Paris et Moscou, et que Servin a fait quatre déplacements à Moscou, avec escales à Prague, afin de remettre à Beria les dossiers des Brigades Internationales et de la M.O.I. ([^28]).
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Sans doute aussi Staline, par l'intermédiaire de ses hommes en France, a-t-il voulu faire liquider tous ceux qu'il soupçonnait de « titisme » ou de « slanskysme ». Marty et Tillon, par leur passé, correspondaient bien à cette image.
Les conditions mêmes de l'interrogatoire, les chantages exercés sur la femme de Marty, vainement sur celle de Tillon, peuvent encore se comparer aux méthodes du procès Slansky. Mais enfin, le sort de Tillon à Paris n'est pas tout à fait comparable à celui de London à Prague. Au siège du P.C.F. on n'exerce pas de tortures physiques, et quand l'interrogatoire est fini, Tillon rentre coucher chez lui, à Aubervilliers. Ce qui fait tout de même une petite différence.
De cet interrogatoire, l'auteur donne un récit coloré. La tension qui règne dans la salle du Bureau Politique devient insupportable ; le front de Tillon se couvre d'une sueur dont les gouttes tombent sur les quatre pages de notes « que je tenais -- écrit-il -- en tremblant d'irritation mal contenue ». ([^29]).
Suivent une demi-douzaine de pages malheureusement alourdies par une emphase excessive. « Je ne pus cacher plus longtemps des larmes glacées par une sueur de mort... quand je rentrai dans le fournil où Duclos pâtissait la fraternité... » etc. Je préférerais pour ma part un compte rendu moins lyrique et plus précis. Ces quatre pages de notes que Tillon affirme avoir conservées, que ne nous en livre-t-il la photocopie ! elles ne dépareraient pas cet ouvrage, non plus qu'un résumé des questions posées aux deux hommes et de leurs réponses.
Même avec le temps, quand on a vécu de telles scènes, on ne peut tout oublier...
Mais dix-huit ans après ce « procès », Tillon, qui chargea Marty en avouant une réunion « fractionnelle » que l'ancien commissaire des Brigades Internationales niait furieusement, a sans doute des raisons de se taire, ou du moins de ne pas tout dire. En définitive, son livre est surtout intéressant par des révélations fragmentaires qui apparaissent çà et là. Nous avons ainsi la confirmation que Thorez, après sa désertion, gagna l'U.R.S.S. par l'Allemagne et que Tillon en sait long à ce sujet (mais il n'en dit pas plus !) ; que le secrétariat établit pour ses finances une double trésorerie ; que si Tillon a été accusé d'avoir constitué un trésor de guerre pour les besoins de son travail fractionnel, les choses ne sont pas si simples, qu'il en sait long sur les histoires d'argent des uns et des autres pendant la guerre (mais il les garde pour lui...).
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Ces questions d'argent réapparaissent à plusieurs reprises, mais toujours d'une manière allusive, et embarrassée :
« Et puis -- écrit par exemple Tillon -- restait toujours pendante cette vieille affaire des ressources du Parti issues de la clandestinité, qui posait pour moi des interrogations sérieuses après que des entrevues avec certains responsables des affaires industrielles et commerciales du Parti m'eurent permis de les entrevoir subordonnées à d'étranges opérations depuis que j'avais cessé d'être informé succinctement sur ces questions par L... » ([^30]).
Voilà qui est bigrement entortillé ! Quelles sont ces ressources clandestines ? Pourquoi amènent-elles l'auteur à se poser des « interrogations sérieuses » ? Qui sont ces responsables des affaires industrielles et commerciales ? Et d'abord, quelles affaires ? Qui est L... ? Etc. Nous restons sur notre soif. Ne comptons pas trop sur Tillon pour l'étancher bientôt. Là aussi nous touchons sans doute à des secrets mortels.
Certaines pages ne peuvent être déchiffrées que par des initiés. Lorsque Tillon écrit ([^31]) que l'appel à l'insurrection armée fut lancé le 10 août par le Comité Militaire National des F.T.P., il répond en réalité à Lecœur qui, dans « Le Partisan », affirme que l'initiative de cet appel appartient au Parti ([^32]). Dans le même livre, Lecœur accusait Tillon d'avoir coupé le contact avec la direction clandestine du Parti, alors que Tillon soutient aujourd'hui que l'initiative de la coupure venait de Duclos.
Lecœur n'est guère intervenu depuis que Tillon est parti en dissidence. Ce silence s'explique : il fut, comme nous l'avons dit, un des accusateurs de Tillon et de Marty au cours de leur « procès ». Il ne tient pas à évoquer ces souvenirs. Sur ce qui s'est exactement passé au cours de cette nuit d'interrogatoire du 1^er^ septembre 1952, la vérité serait pourtant aisée à établir. Tillon révèle que tout fut enregistré cette nuit-là sur bandes magnétiques tirées en plusieurs exemplaires ([^33]). Il ajoute qu'un de ces exemplaires a disparu du secrétariat.
Il n'y a aucune chance pour que Duclos satisfasse notre curiosité. Mais, dans *Le Parti Communiste Français et la Résistance,* Auguste Lecœur écrit ceci :
« Lors d'une séance du Bureau Politique consacrée à ses démêlés avec Jeannette Vermeersch, Tillon s'écrie « Vous me condamnez tous ? » (long silence, troublé par les sanglots de Tillon). Il reprend :
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« Vous me condamnez tous, dommage que vous soyez en séance de nuit et que Cachin ne soit pas présent, lui aussi me condamnerait pour la deuxième fois.* *» (Plus lentement, et en scandant les mots, Tillon répète : « Pour la deuxième fois ») ([^34]).
Lecœur précise, en note, que ces propos de Tillon *sont extraits de l'enregistrement par magnétophone* de cette séance du Bureau Politique ([^35]).
D'autre part, dans la préface du même ouvrage, Pierre Bernard Marquet indique que « la documentation conservée par Auguste Lecœur est immense : collection de journaux clandestins, photocopies, *bandes magnétiques,* lettres personnelles... » ([^36]).
La bande magnétique dont parle Lecœur et qui a enregistré les sanglots de Tillon n'est-elle pas justement celle de la nuit du 1^er^ septembre 1952 ? Il appartient à Lecœur de répondre. Et il lui appartient peut-être de fournir sur cette phase de l'histoire communiste où lui-même joua -- sincèrement sans doute -- un rôle qu'il doit regretter aujourd'hui, une contribution décisive.
Roland Gaucher.
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### Histoire élémentaire de Vichy
par Paul Auphan
L'amiral Auphan va publier ce mois-ci aux Éditions France-Empire un gros ouvrage très attendu : *Histoire élémentaire de Vichy.*
Ce livre est très important. Il rétablit la vérité sur une période tragique : une période capitale, dont nous subissons encore très directement les conséquences. Une période dont l'histoire a été systématiquement travestie depuis un quart de siècle.
Nous reproduisons ci-après le chapitre IX de l'ouvrage sur « les cas de conscience de la justice » en 1940-1944, puis le chapitre de conclusion sur la nature et les suites du choix fait en 1944.
L'ARMISTICE AVAIT ÉTÉ, je l'ai dit, comme un réflexe de noyé. Ayant repris conscience, le « noyé », c'est-à-dire l'opinion, chercha à comprendre ce qui lui était arrivé. Humiliée et malheureuse, elle s'en prit aux groupes de pression, aux partis, aux hommes politiques qui avaient assumé la réalité du pouvoir à la veille de la guerre. La manière dont le gouvernement essaya, tout en freinant, de satisfaire ce courant, qui naturellement venait surtout des adversaires du Front populaire, ne fut pas toujours habile ni opportune, comme nous allons le voir. Mais l'émotion et les malheurs des temps attisaient les passions, compliquant la tâche gouvernementale.
116:157
#### Le procès de Riom
Au lendemain de l'armistice il était impensable pour la multitude des Français que les responsables de la plus grande défaite de notre histoire pussent se retirer tranquillement chez eux, comme après une crise ministérielle banale, sans avoir de comptes à rendre. « *Quel était le cri qui sortait de toutes les poitrines ? Nous avons été trahis. Nous sommes trahis *»*,* devait avouer le procureur général Mornet lui-même, accusateur public au procès du Maréchal Pétain ([^37]).
Sur le principe le gouvernement était unanime. La difficulté était dans l'application. Autrefois, c'était le Sénat qui constituait la Haute Cour politique habilitée à juger des ministres suspectés d'impéritie ou de faute lourde. Sous l'occupation et compte tenu du fait que des sénateurs pouvaient être impliqués dans le procès, la réunion du Sénat était manifestement impossible. Un acte constitutionnel du 30 juillet 1940 institua donc une Cour Suprême de Justice. Mais quel procès faire ? Hitler évidemment attendait celui des responsabilités de la guerre qui eût lavé le Reich de toute culpabilité et l'eût, du même coup, vengé du traité de Versailles. Le gouvernement français, lui, n'entendait pas discuter la question devant l'occupant. Il se résignait mal à vider une querelle politique entre Français sous le regard des Allemands. Au fond, le Maréchal aurait voulu prendre des sanctions sans procès public, comme il le fera avec le « Conseil de Justice » dont nous verrons plus loin l'intervention. Mais un procès avec débats contradictoires restait trop dans la tradition politique française pour qu'on pût en sevrer l'opinion sans faire crier à l'absolutisme. Et puis les soutiens les plus fidèles de la Révolution nationale voulaient stigmatiser à tout prix à travers les personnes les errements qui nous avaient conduits à la catastrophe et qui, soutenus par la radio de Londres, menaçaient de ressusciter... Les historiens qui critiquent aujourd'hui les hésitations du pouvoir se gardent de dire quelle autre voie plus juste on pouvait suivre.
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La Cour Suprême de Justice ([^38]) fut chargée de rechercher et de juger les ministres, anciens ministres ou leurs subordonnés immédiats, civils ou militaires, « ayant commis des crimes ou délits ou trahi les devoirs de leur charge dans les actes qui ont concouru au passage de l'état de paix à l'état de guerre avant le 4 septembre 1939 et ceux qui ont ultérieurement aggravé les conséquences de la situation ainsi créée ».
Furent inculpés : Édouard Daladier, ancien ministre de la Défense nationale pendant quatre ans et ancien président du Conseil ; Pierre Cot (par contumace), et Guy La Chambre, anciens ministres de l'Air ; général Gamelin, ancien chef d'État-Major de la Défense nationale et commandant en chef ; contrôleur général Jacomet, ancien secrétaire général du Ministère de la Défense nationale et de la Guerre.
Paul Reynaud et Georges Mandel ne furent pas inculpés. Cette abstention parut aux Allemands une provocation, car ils les tenaient tous deux pour principaux responsables de la guerre. Sous la pression du Reich on les interna administrativement à Pellevoisin, puis à Vals, puis au fort du Portalet.
L'instruction fut longue. Le procureur général Cassagneau ne signa son réquisitoire que le 15 octobre 1941, alors que la situation en France avait déjà suffisamment évolué pour faire presque oublier à beaucoup l'effondrement de la défaite et l'humiliation de l'armistice. La Russie était dans la guerre. L'état d'esprit n'était plus le même.
Ce réquisitoire était un énorme document de 57 000 mots fondé par un immense labeur et avec une grande probité intellectuelle sur une multitude de témoignages. Quand on le compare à l'indigence du réquisitoire établi en 1945 contre le maréchal Pétain, on mesure la chute verticale d'une justice à l'autre. Tout historien de la dernière guerre qu'intéresserait le jeu des divers rouages administratifs ou politiques de l'État dans les années qui l'ont précédée gagnerait à exploiter ce monument.
Le jour même où le réquisitoire était communiqué aux inculpés, quatre mois environ avant l'ouverture du procès, le chef de l'État approuvait la proposition motivée que lui avait faite un « Conseil de Justice politique » de sept membres, tous anciens combattants d'une honorabilité indiscutable dont plusieurs éminents juristes, en vertu de laquelle Léon Blum, Édouard Daladier et le général Gamelin étaient condamnés à la détention dans une enceinte fortifiée ([^39]).
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C'était en apparence si étrange que, quand ils parlent de cette condamnation prononcée avant tout débat, les historiens ou les hommes de loi d'aujourd'hui ne manquent pas de s'esclaffer en disant qu'un simple bachelier n'aurait pas commis pareille bourde juridique. Ils n'ajoutent pas qu'un peu plus tard et à une beaucoup plus grande échelle on a refait à une multitude de Français un coup analogue en commençant par leur infliger, sans les avoir entendus, une sanction disciplinaire ou administrative pour le même motif en vertu duquel on les condamnait ensuite en Haute Cour...
Il existe cependant deux différences essentielles à cet égard entre Vichy et le gouvernement de la Libération. La sanction d'internement prise par le Maréchal était peut-être humiliante pour les intéressés, mais elle ne touchait à aucune vie humaine et son arbitraire même réservait l'avenir. Si la Libération n'avait eu que des solutions de cette sorte, le cours de l'histoire eût été changé.
D'autre part, le Maréchal n'était pas libre. Il était en présence des Allemands. Il ne voulait pas, comme un témoin l'a rappelé à son procès ([^40]), qu'on puisse déclarer la France coupable de la guerre. Il se demandait, dans ces conditions, combien de temps le procès allait durer et si les circonstances ou l'Occupant ne forceraient pas à l'interrompre. Il ne fallait pas, dans l'esprit du Conseil de Justice, que les trois principaux inculpés pussent rentrer chez eux comme s'il ne s'était rien passé. D'où la précaution préalable d'un internement apaisant l'opinion.
La précaution n'était pas inutile.
Avec une grande indépendance d'esprit, les magistrats de la Cour de Riom, proclamant d'avance qu'ils ne tiendraient aucun compte de la sanction déjà décidée, firent le procès, non de la déclaration de guerre ou de la politique suivie -- ce qui leur était interdit --, mais de la mauvaise préparation matérielle à la guerre. On assista à des discussions interminables sur les crédits budgétaires, les fabrications d'armements, le nombre des chars, des avions ou des pièces de D.C.A., tous domaines où jamais deux statistiques ne sont d'accord. On fit ainsi une excellente critique des méthodes et des moyens. Mais jamais le débat ne s'éleva au niveau des véritables responsabilités politiques et morales de la défaite, plus ou moins partagées par tous les Français : dégradation du patriotisme, absence de sens civique, esprit de jouissance et d'abandon, contradictions d'une politique qui avait été offensive en diplomatie, exclusivement défensive au point de vue militaire, circonstances de l'entrée en guerre sans vote parlementaire..., etc.
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Dans ces conditions, « les journalistes allemands, si affairés les premiers jours, quittèrent cette salle d'audience où la France n'était pas assise entre deux gendarmes. Les délégués des feuilles parisiennes suivirent. Ce procès n'intéressait plus l'Allemagne ([^41]) ». Bien plus, il l'indisposait et elle le fit savoir.
Le 14 avril 1942 un décret-loi suspendit les débats en invitant la Cour à « compléter son information ». C'était l'enterrement. Seule tenait la condamnation proposée par le Conseil de Justice.
Peut-être aurait-il mieux valu ne pas déclencher un procès avec tant de fracas pour en arriver là.
#### La dissolution de la franc-maçonnerie
La politique de Vichy à l'égard de la franc-maçonnerie ne peut se comprendre que si l'on admet que cette institution, aux ramifications internationales plus ou moins occultes, constitue quelque chose de plus puissant et de plus efficace qu'une simple mutuelle d'entraide pour se pousser aux bonnes places, comme on le croit d'habitude.
Pour qui connaît les dessous de l'histoire, le rôle de la franc-maçonnerie en France et en Europe depuis le XVIII^e^ siècle apparaît comme beaucoup plus important que la part, petite ou parfois nulle, que les historiens modernes lui font dans leurs ouvrages. Il semble que ce soit un sujet dont, peut-être par ignorance, peu osent parler ; de même de l'influence des hommes politiques francs-maçons ou sympathisants entre les deux guerres et dans l'éclatement du conflit de 1939 (Roosevelt, Bullitt, Benès, Campolonghi, Herriot, Daladier...).
Les francs-maçons, pensait-on à Vichy, étaient redevables de leur efficacité à la dissimulation et au secret dont ils s'entouraient. Arguant de ce caractère et sans s'en prendre aux idées souvent généreuses de la maçonnerie, une loi du 13 août 1940 ordonna la dissolution de toute association dont l'activité s'exerçait de façon secrète. En voici l'exposé des motifs :
« Des organisations à caractère occulte se sont instituées ou développées en France, sous forme soit d'associations, soit même de simples groupements de fait.
« Aucun gouvernement ne peut admettre, et dans les circonstances actuelles moins que jamais, l'existence de groupements poursuivant une activité clandestine ou secrète.
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« Il serait totalement inadmissible que l'œuvre entreprise en vue du redressement national pût être combattue par des organisations d'autant plus dangereuses qu'elles restent cachées, qu'elles recrutent un grand nombre de leurs membres parmi les fonctionnaires et que leur activité tend trop souvent à fausser les rouages de l'État et à paralyser l'action du gouvernement.
« Il paraît donc indispensable, d'une part, de dissoudre tous les groupements ou associations à caractère secret et d'en interdire la reconstitution ; d'autre part, d'exiger de tous ceux qui sont investis d'une fonction publique un engagement d'honneur attestant qu'ils n'appartiennent pas et n'appartiendront jamais à pareille organisation... »
La loi du 13 août 1940 -- on n'y pensa pas assez sur le moment -- eut des conséquences désastreuses dans l'empire d'outre-mer. Une grande partie des cadres de l'administration coloniale était affiliée à la franc-maçonnerie ([^42]). On prétendait même qu'il était difficile sans cela d'y faire carrière. Avant qu'aucune mesure d'application ne fût précisée, l'annonce de ces dispositions ne pouvait qu'inciter les gouverneurs ou hauts fonctionnaires menacés à basculer dans la dissidence gaulliste.
En exécution de la loi, les loges des diverses obédiences furent dissoutes et leurs biens saisis au profit de l'Assistance publique. Une déclaration de non-appartenance à la franc-maçonnerie ou de séparation d'avec elle fut demandée à tous les fonctionnaires.
Un an plus tard, le 11 août 1941, une nouvelle loi prescrivit la publication des noms des dignitaires de la franc-maçonnerie et l'interdiction pour ceux-ci d'exercer des fonctions publiques Ils devaient être mis à la retraite avec promesse d'indemnité. *On peut considérer comme définitive,* disait l'exposé des motifs, *la renonciation de la plupart des membres de grade inférieur. Par contre, une étroite solidarité continuera à subsister entre les dignitaires et les hauts grades si ces mesures ne sont pas prises.*
Les colonnes du *Journal officiel* se remplirent donc des noms des dignitaires qu'on avait trouvés dans les archives des loges, en général des inconnus de situation modeste. A chaque publication la France entière se penchait sur ces listes pour y dénicher le nom de quelque voisin. Un historien estime qu'on publia ainsi quatorze mille noms, ce qui portait tout de même un coup à un organisme qui se voulait secret ([^43]).
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Les réclamations ou cas litigieux en ce qui concerne la mise à la retraite d'office des fonctionnaires dignitaires ou de ceux qui avaient cru habile de mentir en signant une fausse déclaration furent soumis à une commission présidée par un président de section au Conseil d'État d'esprit notoirement libéral, qui prononça « à titre exceptionnel » d'innombrables dérogations à la loi.
Bien qu'on ait cherché à être humain dans l'application de la loi -- la « révocation sans pension » ne devait être inventée qu'à la Libération -- ces mesures étaient sévères ([^44]). Étaient-elles injustifiées vis-à-vis d'une institution qui, venue de l'étranger au milieu du XVIII^e^ siècle et ayant gardé des ramifications internationales, s'était employée dans l'ombre à désagréger les bases chrétiennes de la société et à entretenir chez nous un ferment laïc révolutionnaire ?
Un effort fut fait pour éclairer l'opinion en exploitant les archives saisies dans les loges.
A cet égard les Allemands en zone occupée nous avaient devancés. Vraisemblablement ils avaient écrémé les papiers ([^45]). D'ailleurs, une partie des archives parisiennes du Grand Orient avait été évacuée sur Bordeaux en juin 1940 en même temps que le gouvernement ([^46]) et avait disparu. D'autres papiers disparaîtront à la Libération.
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Une revue mensuelle patronnée par Vichy, *les Documents maçonniques*, publia à partir de 1941 des études historiques sur l'œuvre de la franc-maçonnerie et des articles tirés de ce qui restait des archives. Cette revue mit en relief l'influence de la franc-maçonnerie sur la politique suivie par Blum ou Daladier, qui n'étaient pas affiliés mais « maçons sans tablier », comme on disait dans les loges, c'est-à-dire sympathisants. Maints travaux fondés sur les lettres découvertes méritent d'être signalés. Citons au hasard : Part prise par la franc-maçonnerie dans la « défense du peuple éthiopien et de la paix » pour l'application stricte des sanctions contre l'Italie -- Action de la franc-maçonnerie en faveur du franc-maçon André Marty, communiste, futur membre du Comité central du Parti -- Étude sur la « Ligue de l'Enseignement » -- Étude sur la politique laïque du Bloc des gauches et d'Herriot en 1924 ..., etc.
La franc-maçonnerie avait joué un rôle important dans le déclenchement de la Révolution française. Depuis lors toutes les lois relatives aux questions religieuses, aux congrégations ou à l'enseignement avaient été conçues dans les loges avant de voir le jour au parlement. Comment s'étonner qu'un gouvernement qui cherchait à fonder le redressement intellectuel et moral de la France sur un retour aux valeurs spirituelles traditionnelles ait cherché à supprimer, sans tuer personne, une des sources occultes de la persécution antichrétienne ? La contrepartie de cette politique -- dont les conséquences, il faut le reconnaître, furent supportées dignement par beaucoup de francs-maçons -- fut de rejeter ceux-ci dans l'opposition au régime et dans la Résistance : le quart de l'Assemblée nationale consultative nommée par le général de Gaulle à Alger sera composé de francs-maçons ([^47]), ce qui explique en partie la suite.
#### La question juive
Le drame des Juifs sous l'occupation ne se comprend que replacé dans l'ensemble de ce qui se passait en Europe.
Il y avait avant la guerre presque deux fois plus de Juifs dans le Reich qu'en France, dont beaucoup de Polonais. Hitler ayant commencé à les persécuter ou à les expulser, l'un d'eux, pour se venger avait assassiné un haut fonctionnaire. La réaction nationale-socialiste avait été terrible : incarcérations massives, synagogues incendiées, biens saccagés, etc. Beaucoup de ceux qui le pouvaient avaient émigré d'Europe centrale ou Orientale vers des pays encore libres et qu'ils croyaient bien à l'abri de l'hitlérisme, comme la France.
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La loi allemande avait déchu de leur nationalité les Juifs allemands ou autrichiens émigrés, faisant d'eux des apatrides. Dès avant la guerre le gouvernement français s'était inquiété de cette invasion, mais ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis n'avaient voulu s'ouvrir aux Juifs émigrés.
On comptait ainsi dans notre pays, au moment de l'armistice ([^48]), environ trois cent vingt mille Juifs : une moitié au moins d'étrangers ou d'apatrides, poussés comme une écume par le flot de l'armée allemande, un quart de naturalisés de très fraîche date, un quart seulement de Juifs français intégrés depuis longtemps à la communauté nationale ([^49]). Si le gouvernement français, attentif à ses nationaux, faisait une différence entre les deux catégories, les autorités d'occupation n'en faisaient aucune, la qualité de Juif primant à leurs yeux la nationalité.
C'est dans ces conditions que le 27 septembre 1940 les Allemands publièrent soudain en zone occupée une ordonnance prescrivant le recensement des Juifs et de leurs biens, en vue manifestement de mesures de spoliation comme ils l'avaient fait dans les autres pays envahis.
Non content de protester, le gouvernement français crut opportun de prendre de son côté des mesures dans l'espoir que les Allemands s'en contenteraient et n'iraient pas plus loin.
L'état d'exaspération contre les Juifs d'un large secteur de l'opinion ne lui permettait pas de rester sans rien faire. Outre qu'il existe un problème entre Juifs et chrétiens depuis la Passion du Christ, le souvenir du Front populaire dirigé en 1936 par Léon Blum, la pénétration croissante des Juifs dans les milieux de l'information, leur poids international dans la politique qui avait conduit à la guerre, l'attitude scandaleuse de maints émigrés juifs dans les malheurs de notre défaite, tout cela avait engendré dans certaines couches de l'opinion, à l'égard des Juifs en général, un ressentiment qui ne pouvait pas ne pas s'exprimer. Du moment que la loi constitutionnelle permettait de remettre en ordre la maison « France », l'occasion paraissait bonne de ramener les Juifs à une place paraissant équitable, sans qu'ils puissent en déborder ni assumer dans la nation un rôle directeur que leur « bidimension ([^50]) » leur interdisait de remplir sans équivoque.
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Le statut des Juifs, promulgué le 18 octobre par loi du 3 octobre 1940, les excluait de la fonction publique, de la radio, de la presse, du cinéma, du théâtre. Des dérogations étaient prévues en faveur des anciens combattants et de tous ceux qui avaient rendu service au pays. Quoi qu'on ait racontée aucun prisonnier de guerre juif ne fut séparé de ses camarades et plus inquiété que les autres par les Allemands. Étaient considérés comme Juifs pour l'application de ces mesures ceux qui étaient de religion juive ou qui avaient plus de deux grands-parents juifs. Soumis au Vatican, ce statut n'appela aucune remarque du moment qu'il ne touchait pas, contrairement à la loi allemande, à la liberté du mariage.
Cette distinction entre deux catégories de Français, les Juifs et les non-Juifs, était pénible et peut être jugée intolérable par ceux qui méconnaissent le fond du problème. Elle n'était que la transcription sociale d'un grand mystère : l'incapacité qui empêche le peuple de la Bible, pourvu par ailleurs de tant de dons de l'esprit et du cœur, de retrouver un équilibre collectif depuis la mort du Christ ou de s'assimiler complètement, autrement que par une longue conversion familiale, à des nations chrétiennes. Le maréchal Pétain était trop humain pour ne pas avoir souffert de décisions qu'il ne prit que par devoir, dans l'intention de préserver la nation d'influences étrangères à son essence. Un jour de 1944 où il faisait devant moi, en tête à tête, le bilan de son œuvre, la seule chose qu'il lui advint, sinon de regretter, du moins d'estimer peut-être trop sévère pour ne pas appeler correction, fut le statut des Juifs.
Ce statut devait encore être aggravé en 1941 sous la pression des Allemands. D'une part, l' « aryanisation » des biens juifs, décidée par les Allemands en zone occupée, fut étendue à tout le territoire mais dans un tout autre esprit. Le gouvernement français s'attacha à sauver le plus possible d'entreprises juives, éléments de l'économie française, en mettant à leur tête un séquestre français ou une direction temporaire non juive qui continuait l'exploitation et enlevait aux Allemands tout motif de spoliation ([^51]). Quand il ne pouvait l'empêcher, il intervenait pour faire verser à la Caisse des Dépôts au nom de l'intéressé une indemnité convenable. Tout cela évidemment traversé de mille tracasseries.
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D'autre part, le numerus clausus prévu par le statut de 1940 fut fixé à 2 % pour les professions libérales, à 3 % pour les étudiants de l'enseignement supérieur. On s'émeut aujourd'hui de l'étroitesse de ces chiffres. *Mais quel historien pense à dire que le taux de 3 % n'avait été fixé qu'après enquête* *discrète montrant qu'il dépassait la réalité et ne gênerait personne* ([^52]) ?
Pour douloureuses qu'elles fussent, ces mesures, dont le port de l'étoile jaune n'a jamais fait partie et que le temps eût sans doute atténuées, ne menaçaient pas la vie même des Juifs.
C'est ici qu'il faut relever la confusion qui s'est établie dans l'opinion (et que l'histoire officielle ne fait rien pour dissiper) entre la politique française limitant l'influence des Juifs dans la communauté nationale mais s'attachant à protéger la vie et les biens de ceux qui étaient français et, d'autre part, la politique allemande qui ne visait à rien de moins -- on le sait aujourd'hui, mais personne ne l'eût imaginé alors -- qu'à exterminer tous les Juifs sans distinction. Si l'on avait pu seulement supposer cette « solution finale », il est vraisemblable que la politique de Vichy eût été différente.
Comme le gouvernement français s'interposait pour défendre ses citoyens, c'est sur les Juifs étrangers que l'administration allemande s'abattit. Un certain nombre réussirent à partir ([^53]). Beaucoup furent déportés. Ce qui choqua l'opinion et nous choque encore aujourd'hui de prime abord, c'est la participation de la police française aux arrestations et aux rafles ([^54]). Cette « collaboration » apparente contribua à noircir le mot de complicités écœurantes.
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Le gouvernement s'était fait un principe absolu d'*exercer sa souveraineté sur tout le territoire* parce que, si réduite qu'elle fût, *elle lui donnait le droit de protéger ses ressortissants.* Jusqu'aux derniers temps de l'occupation, la police française était donc seule habilitée à opérer, quitte à le faire à la requête des Allemands comme l'article 3 de la convention d'armistice l'y obligeait. Tout le problème est de savoir si, pour ne pas se mêler à cette affaire, il fallait renoncer au principe et risquer ainsi de sacrifier la protection que l'armistice assurait tant bien que mal à quarante millions de Français. Les Juifs étrangers, dont beaucoup d'ex-Allemands, échappaient totalement à notre juridiction. La présence de la police française permettait de s'assurer que, sauf cas spéciaux, il n'y avait pas de citoyens français parmi les déportés. D'ailleurs, dans l'ignorance de ce que ceux-ci devenaient exactement, tout le monde croyait qu'ils allaient travailler en Allemagne comme les jeunes Français qui y partaient également, requis par le S.T.O., et, après tout, on n'était pas fâché de cette égalité apparente de traitement.
Au total, cette politique a permis de sauver la plus grande partie des Juifs français. On peut estimer en effet que, sur un total présumé d'environ cent mille déportés juifs sous l'occupation allemande, cinq ou six pour cent seulement étaient des citoyens français ([^55]).
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La qualité de Français faisait, pour un Juif, un tel barrage à la déportation que les Allemands n'ont cessé d'insister pendant quatre ans, mais en vain, pour qu'on l'enlevât systématiquement à tous ceux qui avaient été naturalisés depuis 1933. Poliakov n'a pas craint d'écrire que, dans la tourmente, les Juifs français ont été relativement des « privilégiés ([^56]) ».
Il est manifeste que, sans l'armistice, les Juifs français auraient subi le même sort que les étrangers. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer le nombre des victimes que nous venons d'indiquer à celui de sept autres pays également occupés (Pologne, Autriche, Tchécoslovaquie, Belgique, Hollande, Grèce, Yougoslavie), où, dans l'ensemble, 95 % de la population juive n'est pas revenue de déportation.
On peut discuter la politique juive de Vichy. Toute œuvre humaine a ses ombres. Mais il faut au moins la situer dans son cadre et ses intentions, en décrire objectivement les difficultés et les péripéties, en dresser le bilan.
L'émotion intense qui s'est emparée à juste raison de l'humanité quand elle a appris, après la guerre, ce qui s'était passé dans les camps allemands jointe à la manière dont on écrit l'histoire chez nous depuis la Libération ont empêché jusqu'à maintenant les historiens qui en auraient eu l'intention de le faire.
Pour comparer ce qu'a fait le gouvernement français, le couteau sur la gorge, à ce que d'autres n'ont pas fait, il faudrait dire aussi pourquoi les gouvernements britannique et américain n'ont pas racheté davantage de Juifs que les Allemands cyniquement ne demandaient qu'à leur « vendre » contre rançon, comme on le pratique couramment aujourd'hui avec des otages, mais cette histoire ne serait plus celle de Vichy ([^57]).
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#### Les premiers attentats et les tribunaux d'exception
L'armistice avait été une manière d'abandon, faute de moyens, de la forme violente de la guerre que nous ne pouvions plus soutenir.
Faire de la France un immense « maquis » qui eût continué sporadiquement les hostilités contre l'armée d'occupation à coups d'attentats, comme les Anglais le voulaient, eût peut-être satisfait, pour les amateurs de légendes, l'amour-propre patriotique. Mais cette solution, alors que la Wehrmacht nous écrasait de sa puissance, eût constitué pour la population un véritable suicide, que le devoir de tout gouvernement était d'empêcher, d'autant plus que les Français n'y étaient préparés ni matériellement ni moralement. C'eût été en outre une violation flagrante de la convention de La Haye, signée par tous les pays civilisés qui s'étaient engagés au début du siècle à ne pas pousser la guerre jusqu'à une forme corruptrice du tissu social humain.
La contrepartie pour les Français de ne plus être tués, capturés ou spoliés par l'ennemi était qu'eux-mêmes, malgré l'humiliation de la défaite, ne cherchent pas à lui nuire. Cela exigeait une sorte de loyauté réciproque, l'occupant n'usant de sa victoire que dans la limite d'une législation constamment négociée par le gouvernement, l'occupé acceptant de cohabiter avec lui dans le respect de cette législation.
Grosso modo, il en fut ainsi jusqu'à l'attaque de la Russie soviétique par la Wehrmacht. Quelques inévitables incidents entre occupants et occupés et quelques petites manifestations gaullistes n'avaient pas suffi à altérer le climat, somme toute assez correct, dans lequel, en zone Nord, Français et Allemands étaient contraints de vivre juxtaposés.
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Des espions, il y en avait eu dans toutes les guerres ; ils savaient à quoi ils s'exposaient s'ils étaient pris et cette acceptation faisait la valeur de leur sacrifice ; on ne peut qu'honorer ceux qui s'y consacraient par pur patriotisme désintéressé ([^58]). Mais les précautions ou les sanctions -- les mêmes dans toutes les armées -- prises contre eux par l'occupant ne rejaillissaient pas systématiquement sur l'ensemble de la population.
Typiques du climat qui régnait alors sont, par exemple, les quelques mots prononcés avant de formuler le verdict par le président du tribunal militaire allemand qui venait de condamner à mort le lieutenant de vaisseau d'Estienne d'Orves et huit de ses complices (tous travaillant pour Londres) le 28 mai 1941 : « *De même que les accusés ont cru qu'ils étaient dans l'obligation de remplir leur devoir envers leur patrie, de même nous autres juges avons été tenus de remplir notre devoir envers la nôtre en les jugeant selon les lois en vigueur. *» A quoi faisait écho le condamné lui-même dans son dernier message aux siens : « *N'ayez, à cause de moi, de haine pour personne. Chacun a fait son devoir pour sa patrie... *» Et il embrassa l'officier qui commandait le peloton d'exécution.
La guerre d'occupation, on le voit, se déroulait tristement, mais presque sans haine entre les individus. Les communistes allaient la pervertir.
Rappelons que le Parti communiste français avait été dissous le 26 septembre 1939 par le gouvernement Daladier. La plupart des députés communistes se trouvaient en prison. L'appareil du Parti, en liaison étroite avec l'U.R.S.S., était devenu clandestin. La défaite avait été saluée par les tracts communistes d'alors comme celle de l'impérialisme français. Dans l'esprit du pacte germano-soviétique, dès l'entrée des Allemands à Paris, le Parti, s'en prenant aux « responsables français de la guerre », avait fait sa cour aux Allemands pour tenter de faire reparaître le journal l'Humanité. Les militants communistes étaient ainsi engagés dans une collaboration de fait avec les nazis ([^59]), quand, brusquement, en juillet 1941, Staline, attaqué par Hitler, retourna sa politique et découpla contre les arrières de la Wehrmacht tous les partis de l'Internationale communiste.
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L'U.R.S.S. n'avait aucun scrupule de conscience à sortir des lois de la guerre puisque, juridiquement, c'est très important à noter, *elle n'avait pas adhéré, comme les autres puissances belligérantes, aux conventions internationales de La Haye et de Genève.* « Notre devoir est d'aider l'U.R.S.S. par tous les moyens », écrivait *l'Humanité* clandestine, n° 120, de juillet 1941. La voie était ouverte à la *guerre subversive.*
Le 21 août 1941, à Paris, l'aspirant Moser, de la Kriegsmarinee montant dans une rame de métro à la station Barbès, est *assassiné d'un coup de pistolet dans le dos.* L'assassin et ses complices se perdent dans la foule. Nous verrons plus loin qui ils étaient. Robert Aron, dans son *Histoire de Vichy,* qualifie ce meurtre d' « exécution » comme s'il y avait eu condamnation judiciaire antérieure, petit mot qui laisse percer le bout de l'oreille... En fait d'exécution, il n'y avait que celle d'un ordre soviétique d'allumer partout sur les arrières allemands *la guerre subversive* sans souci des conventions internationales et des populations.
En représailles, les Allemands décident de faire pendre publiquement sur la place de la Concorde cent otages prélevés dans les prisons. L'émotion dans la capitale, où quelques personnalités israélites viennent d'être arrêtées, est à son comble. De Vichy, le gouvernement français intervient. L'armée d'occupation n'accepte de surseoir au massacre qu'à la condition qu'un tribunal extraordinaire soit institué contre le terrorisme et que dix, puis seulement six détenus soient condamnés à mort et exécutés avant les obsèques de la victime.
On devine le débat intérieur des autorités chargées de décider. Bien sûr, la vie humaine échappe à toute arithmétique. Mais pouvait-on abandonner la population à la vengeance de l'occupant ? Cela aurait mieux valu peut-être pour la popularité du gouvernement, pas pour les gouvernés, ni surtout pour les futures victimes... Normalement, selon les lois en vigueur, les attentats terroristes relevaient des tribunaux militaires. Or il n'y en avait pas en zone occupée. Conscient depuis peu de cette lacune, le gouvernement avait préparé une loi. Le jour de l'attentat elle n'était pas encore publiée. On la promulgua en hâte au *Journal officiel* du 24 août en la datant du 14.
Quand les historiens parlent de cette loi, ils en critiquent surtout le caractère rétroactif. Le plus scabreux n'était pas l'institution d'une « Section Spéciale » à la Cour de Paris, mais l'extension jusqu'à la peine de mort de la gamme des sanctions prévues pour « toutes infractions pénales commises dans une intention d'activité communiste ou anarchiste », selon les termes très élastiques de la nouvelle loi.
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L'activité communiste était déjà illégale. Ceux qui s'y livraient le savaient, mais, jusque là, ils ne risquaient, pour ce seul fait, qu'une peine privative de liberté. Permettre de la sanctionner par la peine de mort est ce que les juristes avaient trouvé pour ouvrir aux juges la possibilité légale de satisfaire à l'ultimatum allemand.
Le 27 août six détenus, répondant à la définition de la loi, mais étrangers évidemment à l'attentat puisqu'ils étaient en prison, sont présentés au tribunal fraîchement composé. Les juges sont prévenus à la dernière minute de ce que l'on attend d'eux. Les trois premiers accusés, assez peu intéressants, sont condamnés à mort. Le quatrième est un journaliste dont le seul tort est d'être communiste : il est condamné aux travaux forcés et la suite de l'audience est suspendue... A Dieu de juger les consciences, celles des juges et des législateurs français responsables de la vie du pays sous la botte allemande, celles des autorités d'occupation responsables de la sûreté de leurs troupes, celles surtout *des assassins et de leurs chefs qui ont laissé silencieusement périr des innocents dans le seul but de déclencher la guerre révolutionnaire.*
Les Allemands se seraient-ils contentés de ces trois « têtes » ? Peut-être, car on ne cessait de négocier... Mais ce même 27 août un certain Paul Colette (cagoulard ? communiste ? gaulliste ?...), au cours d'une cérémonie en faveur de la L.V.F. (la légion antibolchevique), blesse à coups de revolver Pierre Laval (qui, à l'époque, n'est pas membre du gouvernement) et Marcel Déat, groupés tous deux avec les personnalités allemandes ([^60]). Résultats de ce nouvel attentat : le 29 août le lieutenant de vaisseau d'Estienne d'Orves (agent de renseignements de la France Libre, condamné à mort depuis trois mois et que Darlan faisait tout pour sauver) est fusillé au Mont Valérien avec deux de ses complices et le 3 septembre le commandement militaire allemand en France somme le gouvernement français de poursuivre la répression.
Le 7 septembre une nouvelle loi, précédée d'un exposé des motifs arguant que celle du 14 août a des limites et qu' « il convient aujourd'hui de n'être pas arrêté par les restrictions d'un texte », institue un « Tribunal d'État » provisoire, auquel le conseil des ministres peut déférer « les auteurs de tous actes, menées ou activités de nature à troubler l'ordre, la paix intérieure, la tranquillité publique, les relations internationales ou, d'une manière générale, de nuire au peuple français ». Cette rédaction permet tout, par raison d'État, pourrait-on dire, et quinze jours plus tard les deux malheureux rescapés du 27 ainsi qu'un député communiste sont jugés, condamnés et exécutés.
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Il eût été certainement plus net de laisser les Allemands agir seuls. Mais la politique est rarement chose pure. On ne peut comprendre ce qui nous choque aujourd'hui sans se replacer par la pensée dans les circonstances d'alors. Le gouvernement était hanté par la menace qui pesait sur la population et sur la France, au moins tant que la Wehrmacht n'était pas encore enferrée à l'Est. Les communistes s'étaient retranchés eux-mêmes du destin national en optant pour la révolution internationale : « La France n'est que notre pays, disait un tract des Jeunesses Communistes collé pendant la guerre, mais l'U.R.S.S. est notre patrie. » *La guerre subversive,* réprimée jusque là par tous les États policés, risquait *de miner les fondements mêmes de la civilisation*. Personne ne peut dire, si Vichy avait agi autrement, quelles eussent été les réactions de la Wehrmacht... Et pourquoi se scandaliser davantage des six malheureux otages sacrifiés au bien commun tel qu'on le voyait à Vichy que des milliers d'innocents fauchés sans nécessité par les bombardements alliés ?
Hélas ! le martyrologe ne faisait que commencer.
Même si l'on trouve toujours en France, et chez les communistes comme ailleurs, des hommes capables de se faire tuer pour leurs idées, on n'en trouve pas beaucoup qui, de sang-froid, acceptent d'*assassiner un passant dans la rue*. Pour organiser les premiers attentats l'appareil clandestin du parti avait donc fait appel à quelques « spécialistes » des Brigades Internationales d'Espagne ou des Jeunesses Communistes. Un certain Fabien ([^61]) avait « descendu » l'aspirant Moser. Quelques semaines plus tard Brustein prend la relève, essaie sans succès de faire dérailler un train, puis assassine le 20 octobre à coups de revolver le lieutenant-colonel Hotz, feldkommandant de la place de Nantes, qui allait sans méfiance à pied à son bureau par les rues de la ville. Il se trouve que le colonel Hotz, aussi humain que les circonstances le permettaient, était assez estimé de la population.
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La réaction allemande est violente : cinquante otages à fusiller immédiatement, cinquante autres si le coupable n'est pas arrêté dans les trois jours. Cette fois-ci pas de négociation avec Vichy ni de comparution retardatrice devant un tribunal : les Allemands se chargeront eux-mêmes de choisir les otages parmi les détenus ou internés de la région et de les fusiller.
Il semble que le ministre de l'Intérieur français, consulté malgré tout sur une première liste, ait attiré l'attention des Allemands sur les anciens combattants 1914-1918 ou décorés de la Légion d'Honneur qui s'y trouvaient, ce qui les conduisit à y substituer d'autres noms, sans doute plus marqués. Quelle qu'ait été l'influence de cette intervention négative, regrettée après coup par le Maréchal, elle devait valoir à Pierre Pucheu, à la requête des communistes, d'être condamné et exécuté à Alger en 1944.
De son côté le maréchal Pétain essayait de gagner du temps et d'attendrir les autorités allemandes de Paris. Mais le 21 octobre un autre officier de la Wehrmacht, le conseiller administratif Reimers, était assassiné sur la place Pey-Berland à Bordeaux sans que le meurtrier fût appréhendé ([^62]). Toute clémence devenait impossible.
Le lendemain 22, sont fusillés par les Allemands : à Châteaubriand (Loire-Maritime) 27 personnalités communistes ou syndicales prélevées dans le camp où était internée l'élite du Parti ; à Nantes, 2 militaires polonais et 16 habitants de la ville, parmi lesquels plusieurs anciens combattants 1914-1918 ; à Paris, Mont-Valérien, 5 résistants nantais.
A Vichy, le maréchal Pétain, bouleversé, déclare à son entourage qu'il va se constituer prisonnier à la ligne de démarcation comme seul otage au nom de tous les Français. Le geste n'eût pas manqué de grandeur. Les ministres qui ont le plus la confiance du Maréchal (dont Moysset de qui je tiens le récit) en délibèrent. Ils comprennent et partagent l'émotion du chef de l'État. Mais la politique n'est pas chose sentimentale. Il serait vain d'espérer que Hitler, ému par le geste et touché par la grâce, va tout à coup renoncer à des mesures que toute armée d'occupation poursuivant la guerre serait de même bien obligée de prendre. On risque de voir le Maréchal retenu prisonnier, avec des égards sans doute, mais prisonnier tout de même et privant le pays du seul homme capable de le protéger.
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On ne se résigne pas à tenter l'aventure. Inaptes à saisir de tels cas de conscience, des historiens traiteront plus tard ces hésitations de manifestations séniles.
Mis dans l'impossibilité de faire davantage, le maréchal Pétain use de toute son influence sur les Allemands pour arrêter l'effusion de sang français. Le Conseil des ministres du 25 octobre ne s'occupe que de cela. En même temps se déroule une démarche d'une rare noblesse de cœur. A l'instigation du maire de Nantes, qui s'était d'ailleurs, lui aussi, proposé comme premier otage, les familles des victimes font parvenir ce même 25 octobre aux autorités d'occupation le message suivant : « *Les familles des otages nantais fusillés condamnent avec indignation le meurtre du colonel Hotz. Elles acceptent avec calme et résignation le sacrifice qui leur a été imposé. Elles font appel aux autorités allemandes, espérant que leur attitude permettra d'obtenir la grâce des cinquante autres otages* ([^63]). » Trois jours plus tard, les Allemands font savoir qu'ils suspendent toute nouvelle exécution pour les attentats de Nantes et de Bordeaux ([^64]).
Les attentats n'en cessent pas pour autant puisque le Parti communiste entend dégrader peu à peu le *modus vivendi* de l'armistice sans souci de ce qui en résultera pour la population. Citons quelques-uns des plus marquants : le 16 avril 1942 à Moult-Argens (Calvados) un train de permissionnaires allemands déraille par suite du déboulonnement d'un rail, faisant 25 morts et 30 blessés ;
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le 1^er^ mai 1942 à Paris, près du métro Clichy, deux individus blessent mortellement à coups de revolver deux militaires allemands ; le 5 août 1942, au stade Jean Bouin, à Paris, deux grenades lancées sur un groupe de militaires allemands font deux morts, huit blessés graves ; le 13 octobre 1942, gare Montparnasse, à Paris, une valise déposée dans la salle d'attente attenant au bureau allemand explose, tue quatre passants et en blesse une trentaine d'autres, dont seulement six soldats allemands..., etc.
D'après les synthèses périodiques de la Direction Générale de la Police sur les menées communistes, d'où ces cas sont extraits, on compte en moyenne *chaque jour* à cette époque un attentat contre des militaires allemands ou des Français réputés « collaborateurs », un ou deux attentats ferroviaires (matériel saboté, fils coupés, déraillements...), deux ou trois sabotages industriels, économiques ou idéologiques (incendies, poteaux abattus, vitrines brisées...).
Les historiens qui parlent de ce temps sans faire allusion à ces longues listes d'incidents quotidiens, de sabotages ou d'attentats, égarent le jugement de leurs lecteurs ([^65]). Il est douteux que ce terrorisme prétendu patriotique ait avancé d'un seul jour la libération du territoire. Ce qui est certain, c'est qu'en opposant forces de l'ordre et facteurs de désordre, il a cassé l'élan de la Révolution nationale, arrêté le redressement moral du pays, accru les souffrances de la population par les mesures auxquelles les Allemands étaient contraints et finalement engendré la guerre civile dans laquelle, moralement, nous baignons encore.
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Avant les grands affrontements qui éclateront en 1944, tant que les attentats restent du ressort des procédures individuelles, il s'établit en France, à partir de 1942, en ce qui concerne le maintien de l'ordre, une sorte de *modus vivendi* entre la justice civile française et celle de la Wehrmacht.
En principe, les tribunaux militaires allemands jugent les auteurs des attentats commis contre les troupes d'occupation et toutes les affaires d'espionnage, donc de réseaux, touchant de près ou de loin à la sécurité de ces troupes. La justice française est compétente pour les crimes perpétrés contre des Français (fonctionnaires, forces de police, Français réputés « collaborateurs »...), les actes de sabotage de matériel française les tentatives visant à dégrader l'économie du pays. Souvent un même dossier est assez embrouillé pour conduire les deux juridictions à s'en mêler.
Compte tenu de l'habituel degré de médiocrité qu'on rencontre, quelle que soit la nationalité d'une armée, dans le tout venant des simples exécutants, il faut avoir la probité de reconnaître que la justice militaire allemande a été sévère, mais en général régulière. La Wehrmacht n'a pas voulu se mêler de la persécution des Juifs. Aucune armée d'occupation poursuivant la guerre n'eût agi très différemment de ce qu'elle a fait en France (nous parlerons plus loin de la Gestapo). Il paraît même extraordinaire a posteriori que le Reich n'ait pas dénoncé l'armistice pour avoir les mains libres et priver ainsi les réseaux manipulés de l'extérieur du refuge relatif que constituait pour eux un territoire administré par des Français et bénéficiant d'une suspension d'armes.
Croyant impressionner l'opinion, les tribunaux allemands ne dédaignaient pas l'apparat. C'est ainsi que le 4 mars 1942 s'ouvrit au Palais Bourbon, dans la salle de séance des députés, le procès public de sept communistes, tous membres de l'O.S. ([^66]), accusés de dix-sept attentats. Le 24 août c'est à l'Hôtel Continental que siège le tribunal devant lequel comparaissent trente-trois communistes ayant chacun leur avocat allemand désigné d'office.
A Paris, les exécutions ont lieu au Mont Valérien, devenu de ce fait un haut lieu de la Résistance. Le courage, le désintéressement, l'esprit de sacrifice de la plupart des condamnés appellent le respect. Mais l'idéal de ceux qui étaient communistes (sans doute la grande majorité à cette époque) était essentiellement révolutionnaire et les moyens qu'ils employaient, réprouvés par la morale et prohibés par les conventions internationales, contaminaient d'avance le résultat.
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La libération du pays n'a dépendu que de l'arrivée des armées anglo-américaines. Pratiquement, les attentats qui ont entraîné l'exécution de tant de courageuses victimes ne paraissent pas l'avoir avancée d'un jour. En revanche, comme nous le verrons dans les derniers chapitres, ils ont été d'une efficacité décisive pour ruiner le régime de l'armistice et paralyser le redressement intellectuel et moral du pays qui ne pouvait s'opérer que dans un calme relatif.
A côté de la justice militaire allemande, les tribunaux d'exception français étaient une nécessité. Ils cherchaient à enlever à l'occupant le plus possible de dossiers. Ils jugeaient avec une conscience uniquement française en pensant au bien commun. Ils avaient le souci de distinguer dans chaque affaire ce qui était tolérable ou excusable en raison des circonstances de ce qui risquait d'attirer des représailles ou de nuire au pays en semant la guerre civile.
Le Tribunal d'État n'eut à juger que quelques grosses affaires. La plus connue est celle dite de la rue de Buci, à Paris, où des provocateurs communistes, créant de toutes pièces une bagarre à propos de questions de ravitaillement, tuèrent plusieurs policiers français ; il n'y avait pas le moindre Allemand sur les lieux ; tout le monde, sauf évidemment les communistes, fut choqué de ce qu'aucune condamnation à mort n'ait été prononcée. De même pour une vilaine affaire à Poitiers où plusieurs étudiants, ayant fait appeler un médecin au chevet d'un malade, l'avaient lâchement assassiné ; mais, dans ce cas, les Allemands, arguant que les assassins faisaient partie d'un réseau qui avait commis des attentats contre l'armée d'occupation, exigèrent qu'on les leur livrât ; ils furent régulièrement condamnés à mort par un conseil de guerre allemand et exécutés.
De leur côté, les Sections Spéciales près des Cours d'appel étaient impuissantes à endiguer la montée d'un terrorisme armé et entretenu de l'extérieur. Obnubilés par la crainte de ne pas paraître assez « patriotes » et cherchant à épargner les vies humaines, les magistrats, dans les affaires qui leur étaient soumises, se montraient moins sévères que les Cours martiales allemandes. *Il devint ainsi plus facile et* *moins dangereux de s'en prendre à un compatriote qu'à un militaire allemand.*
Mais les magistrats français étaient pris entre deux feux. Tantôt les Allemands, intéressés également au maintien de l'ordre, trouvaient leurs verdicts trop mous et menaçaient de les interner, comme un jour à Dijon où le gouvernement français dut intervenir pour protéger l'un d'eux. Tantôt ils étaient l'objet de menaces ou d'attentats de la part des communistes.
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Plusieurs furent assassinés en pleine rue à Nantes, Toulouse, Lyon, Aix...
Pour mettre les juges à l'abri de représailles sur leur personne, on essaya de rendre la justice plus anonyme. On savait que les assassinats commis par les réseaux de la Résistance étaient parfois délibérés et décidés au préalable par de prétendus tribunaux secrets. Par analogie, on rendit anonyme le jury des Sections Spéciales qui assistait le président, puis on institua, au sein de la Milice (dont nous parlerons plus loin) des Cours martiales délibérant en secret de manière expéditive.
Affreuse époque ! mais qui était le fruit inévitable des premiers attentats communistes et de la guerre subversive ainsi déclenchée.
« Le fait qui domine le second conflit mondial fut l'intervention décisive des masses populaires dans la guerre », proclame fièrement le communiste Charles Tillon, ancien chef des F.T.P. au temps de l'occupation ([^67]). Au moins en ce qui concerne la France, le mot de « masses » ne convient pas. En gros, les masses sont restées neutres, fidèles ou passives. La plupart des gens n'ont basculé qu'au moment où ils ont vu la partie jouée. L' « intervention décisive » n'a été que celle de quelques dizaines, puis de quelques centaines de *spécialistes* qui, non sans courage mais dans un but plus idéologique que simplement patriotique, ont amorcé le cycle bien connu aujourd'hui, mais nouveau à l'époque : *provocation, répression, révolution*.
#### Le refus de 1944 et ses conséquences
La plupart des historiens, quand ils parlent de la fin du gouvernement de Vichy, emploient le mot d'effondrement comme s'il s'agissait de quelque chose de pourri intérieurement qui soudain se serait écroulé. C'est d'ailleurs bien cela que l'on veut faire croire.
Or l'image n'est pas juste.
L'armistice avait été une barrière de papier provisoirement dressée après une guerre malheureuse pour protéger la population pendant l'inévitable occupation. L'ennemi étant refoulé par la victoire alliée et l'Occupation prenant fin, la mission de l'armistice était terminée, donc aussi celle des équipes qui, grâce à lui, avaient fait vivre les Français pendant quatre ans. Le gouvernement n'était pas « effondré » : simplement, il ne répondait plus à la situation.
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Mais, dans la succession que la relève allait recueillir, il y avait deux parties très différentes :
-- l'une d'opportunité politique, liée aux événements extérieurs comme l'armistice l'avait été lui-même et qui concernait tout ce qu'il fallait changer dans l'État pour passer de la contrainte d'une suspension d'armes à une politique de belligérance aux côtés de nos alliés retrouvés ;
-- l'autre, fondamentale, essentielle, indépendante des circonstances, constituée par l'ensemble des réformes qui avaient amorcé le redressement intellectuel, social et moral du pays et qu'il s'agissait de conserver si l'on voulait en sauver l'esprit.
Ce « si » impliquait un choix de la part du nouveau pouvoir débarqué en France avec les alliés.
Nous avons dit, répété et démontré que la seule voie de salut pour le pays en 1940 passait par un armistice. Mais cet armistice avec l'ennemi n'avait pas été un traité d'adhésion à ses idées. Entre les deux idéologies belligérantes, le gouvernement de Vichy n'avait opté ni pour le nazisme joint au fascisme, ni pour le démocratisme allié au communisme.
La survie de l'idéal qui avait animé la « Révolution nationale » n'était possible que dans une paix de compromis intelligente et chrétienne, qui eût rejeté ce qu'il y avait de moralement inacceptable dans chaque camp. L'exigence anglo-américaine de « reddition sans condition », c'est-à-dire sans vouloir discuter des conditions d'une paix stable, conduisait droit à la victoire idéologique du communisme. Révolution nationale et communisme international étant directement opposés, le nouveau pouvoir français avait à choisir entre les deux, à supposer qu'il fût assez libre pour le faire : dans un cas il y aurait transition sans rupture de la légitimité, dans l'autre, cassure et révolution nouvelle.
En août 1944 le maréchal Pétain estimait de son devoir de chef de l'État de faciliter la solution de transition en allant, au besoin, comme il me l'a dit, jusqu'à s'effacer entièrement lui-même.
Aux conclusions qu'il tirait ainsi de la raison s'ajoutaient celles du cœur. C'est par amour qu'il avait couvert la France du bouclier de l'armistice. Après toutes les épreuves de l'occupation et malgré les affrontements qui, hélas, avaient si souvent opposé de bons Français à d'autres bons Français, il n'imaginait pas que l'amour ne puisse l'emporter sur la haine et que les uns et les autres n'arrivent pas, au moment de la libération du pays, à surmonter leurs discordes, pour assurer ensemble son avenir.
Une multitude de Français l'espéraient.
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Deux fois au cours de l'hiver 1943-1944, le 9 décembre et le 17 février, sans être expressément mandaté mais aussi sans rien cacher au Maréchal de mes relations et de mon but, j'avais rencontré des personnalités de la Résistance intérieure, dont Pierre-Henri Teitgen et Michel Debré. Je voulais savoir comment des Français qui avaient suivi une voie différente mais qui étaient certainement animés des mêmes sentiments patriotiques que moi envisageaient la situation et le changement de portage politique qu'il faudrait opérer au moment du départ des Allemands. Ces conversations exploratrices, où une courtoise cordialité n'empêchait pas de constater les désaccords, eussent peut-être porté quelque fruit si Teitgen n'avait pas été arrêté par les Allemands.
L'assassinat de Darlan à Alger avait tué tout espoir d'arrangement entre les deux morceaux de la France. Des relations établies avec son successeur, le général Giraud, et avec le réseau d'agents qu'il entretenait dans la métropole n'avaient abouti à rien. D'ailleurs Giraud, d'une invraisemblable naïveté, allait être éliminé par le nouveau pouvoir et privé de toute influence.
Le sectarisme politique qui régnait à Alger, où les communistes faisaient la loi, conduisit plusieurs éléments du « groupe des Cinq » (celui qui avait organisé secrètement avec les Américains le débarquement du 8 novembre) à rompre avec de Gaulle et à se rapprocher du Maréchal dans l'espoir de ressouder, au moment de la Libération, l'Afrique du Nord à la métropole. En 1944 il était trop tard pour tirer parti de ces failles ([^68]).
Dès la prise de Rome, le 5 juin, à l'issue de la campagne victorieuse d'Italie méridionale, où les troupes françaises d'Afrique avaient tenu la place glorieuse que l'on sait, le général de Gaulle avait fait remettre une lettre d'hommage à Sa Sainteté le pape Pie XII. Le Saint-Père lui avait répondu le 15 juin : « *Comme vous l'observez justement, la fin des combats ne suffirait pas à donner à la France l'ordre et la tranquillité de la paix... si elle conservait dans son sein des germes funestes de discordes civiles...*
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*Aussi est-ce avec ferveur que nous demandons à Dieu d'épargner à votre patrie ces troubles néfastes, d'éclairer ceux qui seront chargés de la conduire et de faire prévaloir, dans les cœurs de tous, des sentiments, non de rancœur et de violence, mais de charité et de réconciliation fraternelle* ([^69]). »
Le 30 juin, le général de Gaulle en personne fut reçu en audience par le pape au Vatican. Déjà renseigné sur l'échange de lettres, le nonce à Vichy, Mgr Valerio Valeri, fut mis au courant de ce qui s'était dit pendant l'entretien et vint exprès en informer le maréchal Pétain. D'après lui, le pape aurait vivement souhaité que se réalisât en temps opportun la réconciliation de tous les Français dans une Europe imperméable au communisme et son interlocuteur aurait acquiescé à ce conseil voilé. Dans le tome II de ses *Mémoires de guerre,* de Gaulle écrit simplement que Pie XII lui a parlé du « danger que la France court de retomber dans les divisions qui trop souvent paralysent son génie ». Les deux sons de cloche se complètent plus qu'ils ne s'excluent.
C'est donc avec au moins l'encouragement moral du Saint-Siège que le maréchal Pétain me remit le 11 août 1944 un pouvoir écrit pour que j'aille tendre en son nom la main au général de Gaulle au moment où il arriverait à Paris et que je voie avec lui comment assurer la transition du pouvoir dans la légitimité afin « d'empêcher la guerre civile et de réconcilier tous les Français de bonne foi ». Prudent jusqu'au bout, il ne voulait pas prendre l'initiative de déchirer l'armistice avant la libération de la capitale.
Arrivé le 12 août, j'informai mon correspondant de la Résistance des intentions du chef de l'État et du pouvoir que je détenais à cet effet, puis j'attendis. Il avait été convenu avec le Maréchal (auquel me reliait un poste radio clandestin de la Marine installé au palais de Chaillot, musée de la Marine) qu'il ne viendrait lui-même à Paris qu'après accord de l'autre partie, pour sceller la réconciliation. Tout ce qui a été raconté sur des tractations locales entre Vichy et les maquis du voisinage n'a jamais intéressé le Maréchal lui-même.
Le 15 la « grève patriotique » de la police parisienne éclatait. Cela signifiait qu'elle décrochait de Vichy, comme tout le monde à ce moment-là, et se rangeait aux ordres de la Résistance, permettant ainsi au nouveau pouvoir de mettre la main sur les leviers de commande en marge de toute légalité.
Le chef du gouvernement, présent lui aussi dans la capitale, avait conçu une autre procédure pour éviter la vacance du pouvoir. En vieux parlementaire ayant gardé toutes ses anciennes relations, c'est au parlement qu'il voulait faire appel.
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Il avait obtenu à cet effet que les Allemands remissent en liberté le président de la Chambre Édouard Herriot qu'ils avaient interné du côté de Nancy et qu'il alla lui-même chercher. D'accord avec celui-ci, il aurait réuni, dès que possible, l'assemblée nationale qui avait délégué ses pouvoirs au Maréchal en juillet 1940, qui les aurait repris et qui aurait investi un nouveau gouvernement. Herriot se voyait déjà chef intérimaire de l'État avec un gouvernement de Gaulle... Mais pour déclencher la manœuvre il fallait que le Maréchal vienne lui-même à Paris la consacrer, comme Laval ne cessait de le lui demander. J'ai dit plus haut pourquoi il ne voulait pas s'y risquer sans l'accord de la Résistance.
Pour ingénieux qu'il ait été, le projet Laval avait un tort : celui de ne pas tenir compte des Allemands.
Outre que le nazisme avait horreur de tout ce qui est parlementaire, le gouvernement allemand tenait en suspicion particulière l'assemblée française qui lui avait déclaré la guerre en 1939. C'était même l'argument-massue que le Reich, appuyé à ce moment-là par Laval, avait opposé au Maréchal pour l'empêcher de procéder à ses réformes de novembre 1943. En 1944, la guerre continuant, les Allemands ne tenaient pas du tout à favoriser une solution, quelle qu'elle fût, qui eût rassemblé d'une manière légale tous les Français contre eux. Ils préféraient une cassure de la légitimité entraînant désordres, guerre civile et impuissance. Il est probable que les collaborationnistes de Paris, mécontents du rapprochement qui se faisait entre Herriot et Laval, ont poussé les Allemands à durcir leur position.
Le 17 août Herriot fut réincarcéré. Le lendemain Pierre, Laval lui-même fut enlevé par la Gestapo et transféré en Allemagne. Jusqu'au bout il s'était inquiété des mesures à prendre pour assurer la vie des Parisiens dans la capitale en ébullition. Ne voulant pas qu'on pût supposer que le gouvernement s'était délibérément enfui, Laval en prononça la dissolution et, avant de se laisser conduire, chargea par écrit les secrétaires généraux des divers ministères d'assurer comme ils le pouvaient le fonctionnement de l'administration.
Le 20 août ce fut le tour du chef de l'État. Pour ne pas avoir l'air de le contraindre, les Allemands essayèrent de lui faire croire que le gouvernement français s'était replié dans l'Est de la France et qu'il ne s'agissait que d'aller le rejoindre. Très bien renseigné, le Maréchal ne fut pas dupe. Pour éviter toute fâcheuse interprétation, il ne voulait quitter Vichy que prisonnier. Le nonce, doyen du corps diplomatique, et le ministre de Suisse, tous deux expressément convoqués, à la colère des Allemands, assistèrent dans son bureau à son arrestation et à son départ, sous escorte allemande, pour Sigmaringen, dans le Wurtemberg.
143:157
Avant de partir le chef de l'État avait pu faire diffuser par son entourage, à la mesure des moyens qui lui restaient, son dernier message aux Français. Il me chargea par radio de l'apporter au cardinal Suhard et de le faire connaître à Paris où, malgré la pagaille générale, des exemplaires purent être affichés. Il savait que les premiers contacts que j'avais pris n'avaient encore éveillé aucun écho. Son texte ne pouvait donc faire état d'aucun rapprochement avec le nouveau pouvoir, d'aucune réconciliation ; mais, à le lire, on sent qu'il l'espérait.
L'arrestation et l'enlèvement du maréchal Pétain en Allemagne n'ôtaient rien à l'intérêt de la démarche dont j'étais chargé. Ils la simplifiaient même dans une certaine mesure puisqu'il n'y avait plus de question de personne, mais seulement une décision de principe. On n'allait pas tarder à être fixé.
Le 25 août en effet les derniers éléments des troupes d'occupation capitulaient sans que, malgré les ordres donnés en haut lieu, Paris fût détruit. Le 27, peu après la rentrée dans la capitale du général de Gaulle accompagné du général Juin, nouveau chef d'état-major de la Défense nationale, j'eus une entrevue avec ce dernier. Après avoir évoqué ensemble ce que l'un et l'autre avions fait de part et d'autre de la Méditerranée depuis la coupure de novembre 1942, je lui remis pour le général de Gaulle une lettre demandant à celui-ci de vouloir bien me recevoir, un « mémoire sur la nécessité d'une transmission légitime du pouvoir » et une justification des pouvoirs étendus que je détenais à cet effet. Rarement sans doute dans l'histoire une dissidence révolutionnaire a eu ainsi, présentée sur un plat, une telle possibilité de légitimation, sous condition évidemment de respecter d'un commun accord l'essentiel de l'œuvre entreprise et la masse de ceux qui s'y étaient consacrés de manière désintéressée.
On sait ce qu'il advint. Jamais je ne reçus de réponse ([^70]). Il est vrai que les innombrables poursuites déclenchées contre tous ceux qui avaient soutenu le régime précédent ou lui avaient simplement obéi, les exécutions sommaires, les emprisonnements, les épurations, constituaient une réplique assez éloquente pour dispenser leur organisateur d'y ajouter quoi que ce fût.
144:157
*Entre les fondements moraux de la Révolution nationale et la collaboration avec le communisme, le* *nouveau pouvoir avait opté. Nous sommes dans les conséquences.*
\*\*\*
Ce récit pourrait s'arrêter là. Mais l'histoire, à mon avis, n'est féconde que si, ayant reconstitué aussi honnêtement que possible le passé et attendu que le flot des conséquences se soit écoulé, on tire un enseignement des faits qu'on a racontés. A chacun suivant ses lumières de les découvrir.
Pour ma part, quand je scrute les événements en profondeur, la leçon qui m'apparaît comme la plus évidente est que la plupart des convulsions dans lesquelles se tord actuellement notre pays ont pour origine lointaine le refus d'union de 1944, donc le rejet des idées et des valeurs que Vichy était arrivé à y faire germer sans casser le fil de la légitimité.
La légitimité est un ensemble subtil de conditions constitutionnelles remplies par le pouvoir et de valeurs incarnées par lui, dont l'acceptation générale cimente au bout d'un très long temps l'unité d'un pays.
On peut critiquer une opinion politique, on ne discute pas sans dommage grave pour le bien commun la légitimité d'un régime, au moins tant que ses fondements ne renient pas la loi divine, le droit naturel et les principes d'organisation qui en résultent pour la société.
Les catholiques des années 1900 se sont révoltés contre les « inventaires » dans les églises. Des officiers ont brisé leur épée plutôt que d'y participer. Il n'est venu à l'idée de personne de déclarer le gouvernement illégitime et d'en fonder un autre à côté.
Les officiers de marine de 1936 et 1937 ont été, par devoir, les agents d'exécution d'une politique d'appui discret aux républicains espagnols que la plupart réprouvaient au fond d'eux-mêmes. Aucun de nous n'a eu l'idée de désobéir aux ordres ou d'en contester la légitimité.
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En 1940 les Français qui n'avaient pas vu de leurs yeux la défaite ou qui n'étaient pas en situation d'apprécier l'étendue du désastre pouvaient ne pas croire à la nécessité d'une suspension d'armes. Plus tard, sous l'occupation, le bon citoyen pouvait blâmer les abandons apparents du gouvernement ou « résister » à l'occupant en tournant les décisions que le pouvoir était contraint de prendre. De là à nier sa légitimité et à en fonder un autre pour l'abattre -- et avec quels moyens ! -- il y avait la marge qui sépare la liberté d'opinion de la subversion et de la violence. La majorité des Français ne l'eût pas franchie si un homme, à Londres, n'avait pas détourné leur patriotisme à des fins personnelles.
L'agression s'est parée du motif le plus louable. On ne voulait pas s'avouer vaincu, on « refusait la défaite », disent encore aujourd'hui les publicistes, comme si l'on pouvait refuser un accident d'automobile. Le refus n'eût été acceptable que tourné, non contre les victimes asphyxiées sous la ferraille, mais exclusivement contre les fauteurs de l'accident...
Le Maréchal et son gouvernement savaient très bien qu'aucune défaite dans l'histoire n'est définitive et qu'un grand pays comme le nôtre, s'il puise dans les leçons de son épreuve la force de se redresser tout en restant uni, se donne la meilleure chance d'une revanche à plus ou moins long terme.
Encore faut-il ne pas s'aveugler soi-même sur la réalité. En niant la défaite, on s'est condamné à n'en pas rechercher les causes. -- celles d'ordre intellectuel et moral, communes à tous, plus que celles, occasionnelles, de quelques malheureux ministres -- et, par conséquent, à persévérer dans les errements qui nous y avaient conduits.
Changer de politique quand les circonstances évoluent n'appelle, s'il le faut, qu'un changement d'hommes. On pouvait en 1944 refaire ce qu'on avait fait en 1940. Mais casser la légitimité ébranle, au-delà des personnes, les principes sur lesquels se fonde l'unité.
C'est ainsi que la révolution de 1944 a détruit des germes de redressement qui avaient été plantés.
Au système jacobin d'idées hérité de 1789 qui avait à plusieurs reprises engagé la France dans une politique dépassant ses moyens et qui, après 1918, n'avait pas su maintenir l'union forgée au feu pour défendre la paix, le gouvernement de Vichy avait essayé de substituer graduellement, dans la légitimité, avec l'assentiment du plus grand nombre et à l'abri de toute infiltration idéologique allemande, un ensemble de valeurs, pour la plupart de simple bon sens, sans lesquelles il pensait qu'aucune société humaine, en Occident, ne peut s'épanouir.
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Les structures en 1940 n'étaient pas aussi détériorées qu'aujourd'hui. Les luttes de classes ou de partis n'avaient pas encore trop dégradé le fonds naturel du pays. Il ne s'agissait que d'effacer les méfaits d'un individualisme excessif et d'une idéologie trop abstraite pour que réapparaissent les vertus de travail, d'abnégation, de sacrifice, de loyalisme patriotique, de discipline éducative et familiale qui avaient formé au cours des siècles le tissu français.
C'est ce qu'avait essayé de faire le gouvernement de l'armistice. Il ne pouvait plus combattre, mais il avait préparé le pays, selon les circonstances, à d'éventuels combats ultérieurs en redressant ses forces morales, en lui donnant des structures sociales plus humaines, en lui forgeant une âme nouvelle.
Qu'il y ait eu dans cette œuvre, sous la pression de l'opinion, des excès ou des décisions trop rapidement prises dans l'émotion de la défaite, ce n'est pas douteux. Un ré-examen de la situation entre Français réconciliés en 1944 eût permis de les corriger. En gros, à part quelques profiteurs comme il y en a partout, les uns et les autres, de part et d'autre du « front » que constituait la Manche, avaient fait ce qu'ils avaient pu pour leur pays malheureux. S'ils s'étaient combattus, c'était pour la même patrie. Était-il utopique d'espérer que, la patrie sauvée, ils s'ouvriraient réciproquement les bras ?
Nous sommes un vieux pays, multiple et divers dans ses oppositions internes. Mais ce qui nous fait un seul peuple, ce qui nous unit inconsciemment dans l'extrême diversité des opinions et des croyances, c'est un vieux fond d'habitudes communes héritées du passé chrétien. Était-il impossible de trouver en 1944 au « problème politique français », pour parler comme mon ordre de mission, une solution respectant l'essentiel de ce soubassement et permettant à toutes les cellules sociales du pays de vivre en harmonie, dans une mutuelle tolérance ?
Si ces questions ont reçu une réponse négative, plus exactement si elles n'ont même pas été examinées, c'est que le nouveau pouvoir était prisonnier de son passé, de ses alliances, des moyens subversifs qu'il avait employés pour arriver à ses fins, surtout de cette montagne de cadavres français qui demeure comme un témoignage entre lui et le communisme international stalinien. Triomphant grâce à la haine, il ne pouvait opter pour l'amour. La victoire simultanée des armées alliées et de la Résistance révolutionnaire le dispensait de rechercher la moindre « onction » légalisante. Il sut empêcher les chefs communistes français (qui n'y tenaient peut-être pas) de s'emparer organiquement du pouvoir, ce qui a rassuré les « bien-pensants » ; mais il a permis à l'idéologie communiste, victorieuse avec lui, de s'infiltrer partout, de détruire ce que Vichy avait semé et de gangrener progressivement les mentalités et les structures.
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Nous sommes au temps des échéances.
Il est facile à la dialectique communiste de ramener schématiquement toute situation politique à un binôme « occupants-occupés » : hors d'une perspective chrétienne, on est toujours l' « aliéné » de quelqu'un ou de quelque chose. Il n'y a donc pas de pustule révolutionnaire qui ne se forme ici ou là sur la planète sans que les contestants se recommandent aussitôt du précédent de la Résistance française et en adoptent les procédés.
En France même, si l'idéologie communiste a si vite prospéré, c'est qu'elle n'a trouvé, et ne trouve encore, devant elle qu'une opposition superficielle réduite à des discussions d'intérêts matériels. Les cadavres communs de l'époque de la Résistance ne permettent pas au nouveau pouvoir et à ses partisans les mieux intentionnés d'aller au fond du problème. La forme soviétique du communisme en arrive aujourd'hui à se présenter, à côté des divers « gauchismes », comme une sorte de rempart de l'ordre, ce qui est un comble.
L'opposition de fond, la seule qui eût été capable de résister, c'était le système d'idées élaboré à Vichy dans la souffrance et dont ce livre raconte l'histoire éphémère. Dans le climat spirituel et moral que ces idées eussent fait régner, jamais l'une ou l'autre des formes du marxisme-léninisme n'aurait pu se développer. Si l'on veut un jour arrêter le pays sur la pente qu'il est en train de descendre, les mêmes remèdes s'imposeront. Plus on tardera, plus ce sera dur.
Paul Auphan.
Sur le même sujet on peut se reporter :
1° à l'article de l'amiral Auphan : *Valeur permanente de l'œuvre politique du Maréchal,* dans ITINÉRAIRES, numéro 154 de juin 1971 ;
2° à l'article de Jean Madiran : *Chronique marginale,* dans ITINÉRAIRES, numéro 149 de janvier 1971.
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### L'autodémolition de la vie religieuse
*Son inspiration\
et ses procédés*
par l'abbé Raymond Dulac
#### I. -- *Religieux et religieuses* «* en recherche *»*.*
« Parmi les sujets proposés par les Mères Prieures figurait l'*ouverture au monde...* Cette façon d'envisager les problèmes d'aujourd'hui a conduit les déléguées à *se remettre en question*. »
« Nous étions et voulions demeurer *en recherche*.
« Qu'*attendent* les novices ? Ne convient-il pas de le leur *demander à elles-mêmes ?* Les jeunes cherchent ensuite comment devrait leur être donné ce qu'elles attendent... Une recherche *communautaire* pour découvrir la réponse, quel étonnant moyen pour nous aider à *trouver* ce que doit être *aujourd'hui* la vie du Carmel ! »
« Avec le recul de plusieurs semaines, on est stupéfait, émerveillé, en se rappelant les *remises en questions* lucides, courageuses, auxquelles amenait un vrai *travail en commun*. »
Nous tirons ces extraits, au hasard de la fourchette, de quelques-unes de ces « Lettres » que le P. Guillet adressait aux carmels « fédérés » de la Région Avignon-Lyon, du temps où il était leur « Assistant » religieux. Mais on pourrait aussi bien attribuer sans fraude ces précieuses confidences au P. Élisée, son successeur, ou à l'une quelconque de ces Prieures au pied léger, hôtesses itinérantes de ces « assemblées fédérales », où l'on étudie profondément, toujours en groupe, et toujours à la lumière du seul Vatican II, les 6 ou 7 manières d'observer, en 1970-1971, la clôture, le silence et l'humilité.
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Nous connaissons ces ritournelles du P. Guillet et de ses complices. Et nous savons désormais leur sens caché, leur inspiration :
Celui, celle qui *cherchent* ainsi, c'est qu'ils sont las d'avoir trouvé et qu'ils travaillent hypocritement à se donner de bonnes raisons de perdre. -- De perdre la perle précieuse pour laquelle, à vingt ans, ils avaient tout donné.
Spirites désœuvrés qui font tourner les tables pour leur faire dire les réponses *qu'ils désirent*. Ils font penser aux vieilles représentations de la Cène du Jeudi-Saint. Le peintre y montre les Onze, tendus vers le Seigneur dont ils boivent les paroles. Seul, à part, sur le devant du tableau, Judas doucement détourne la tête. Lointain, pensif, la main sous le menton, il regarde furtivement la porte. L'Iscariote est « en recherche ».
*Remise en question ; expériences ; révision de vie ; interpellation ; prise de conscience ; reconversion* *missionnaire*... -- On a commencé par rire de ces formules clichées, comme de tics ou de flatuosités verbales. L'Action catholique d'avant le Concile nous avait habitués en France à cette salive. On en faisait des pastiches qu'on déclamait, au dessert, dans les séminaires. Il a fallu peu à peu s'apercevoir que ces mots vagues dissimulaient et faisaient passer des idées très précises, puis que ces idées étaient grosses d'une force d'explosion insoupçonnée. Qui donc en composera aujourd'hui le lexique ?
Je viens de relire un extrait d'une conférence faite à Rome, en 1965, par la Très Révérende Mère Guillemin, Supérieure Générale des Filles de la Charité -- et, s'il vous plaît, « auditrice » au Concile : ce qui lui donnait droit à un siège en velours sur une estrade, où l'auditrice « auditionnait » aussi peu que possible, caquetant plutôt avec M. Guitton ou Mlle Monnet, auditeurs comme elle, pendant que les Pères orateurs se dépensaient à la tribune.
Voici donc ce que disait cette considérable personne :
« La religieuse est amenée à passer d'une situation de possession à une situation d'insertion, d'une position d'autorité à une position de collaboration, d'un complexe de supériorité à un sentiment de fraternité, d'un complexe d'infériorité humaine à une franche participation à la vie, d'un souci de conversion morale à un souci missionnaire. »
Et la Rév. Générale concluait ainsi sa prosopopée :
« Il faut avouer que cela représente un VÉRITABLE RETOURNEMENT de nos positions TRADITIONNELLES, et que cela représente une longue et persévérante PRÉPARATION des ESPRITS. » (I.C.I. N° 252, p. 15.)
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Après cinq ans, nous voyons ce que signifiait et où devait mener cette rhétorique de suffragette : les petites novices de Madame Guillemin ont, pour l'amour du Concile, allongé leurs cheveux, raccourci leur robe, puis comme ces amusements vestimentaires laissaient encore subsister des « complexes », les Filles de la Charité mise à jour ont poussé la « franche participation à la vie » jusqu'à convoler avec l'interne de service.
Il y a, dans l'énorme bouquin du P. Luchini, dont nous avons déjà parlé (ITINÉRAIRES : N^os^ 149 et 155) un aveu bien instructif. Il est au t. II, p. 61 :
« Le renouveau qui s'amorce chez les RELIGIEUSES est PLUS RADICAL et UNANIME que celui qui se fait dans le clergé séculier et régulier. »
Et pourquoi donc ? -- Réponse :
« Ce renouveau est servi par une plus grande SENSIBILITÉ au MONDE (et) par une plus grande discipline COLLECTIVE. » Candeur ou cynisme ?
Mais qui est-ce donc, Monsieur, qui a redonné cette « sensibilité » à des femmes qui l'avaient volontairement éteinte dans leur cœur, quand elle y était encore ardente ?
Quant à la « discipline collective », la VÔTRE, nous en avons désormais décelé l'origine : par les manipulations d'une alchimie satanique, vous avez dérobé aux vertus de la règle religieuse et des vœux les docilités de ces âmes pures et vous les avez ensuite fait servir aux aliénations d'une Pastorale *totalitaire laïcisée.* J'ai avancé, là-dessus, un mot et je ne le retire pas : vous et vos pareils, Père Luchini et vous Père Guillet vous avez *violé* des vierges, après les avoir *droguées* d'une héroïne à l'eau de mélisse des Carmes.
Là voilà l'AUTO-DÉMOLITION ! *Au double* sens du mot : c'est le religieux qui démolit la vie religieuse et il met au service de sa destruction les moyens qui avaient servi à l'édifier.
On ne peut expliquer autrement que par ce viol des âmes l'énorme révolution que, dans l'espace des 5 années post-conciliaires, des Meneurs démoniaques ont introduite dans les mœurs des Religieuses avant de les inscrire dans leurs lois.
Il suffit qu'une seule ait, un jour, sauté le mur. Le mur de la modestie virginale. Une deuxième, une troisième, puis 10 et 20 ont *suivi*. Comme on *suit* la mode : par mimétisme, par lâcheté ou sous le coup de l'acédie. Bientôt c'est toute la maison de P. et de N. qui sont prises, et, deux ans après, la Congrégation entière. Puis, de proche en proche, grâce à l'astucieuse et détestable invention des « fédérations », c'est une cinquantaine d'instituts qui sont contaminés, la décision « fédérale » s'imposant, au nom de la « majorité », à l'ensemble des communautés locales dont quelques-unes auraient pu résister si elles avaient su garder leur autonomie.
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Tout cela sans bouleversement tumultueux, sans aucune de ces catastrophes politiques ou de ces persécutions religieuses qui, en d'autres temps, avaient lézardé les murailles des monastères.
Tout s'est passé au-dedans et comme à huis-clos, à voix basse, par MODIFICATIONS progressives, presque imperceptibles chaque fois. Et toujours, derrière, un « théologien », un sociologue, un « psychologue » qui *soufflent* et qui *sifflent.*
J'emploie le mot de MODIFICATION, au sens profond où l'employait Paul Valéry, dans sa prophétique *Ébauche d'un Serpent,* pour décrire les ruses du Menteur :
*Je suis Celui qui modifie,*
*Je retouche au cœur qui s'y fie,*
*D'un doigt sûr et mystérieux !*
*Modifiée :* La même et pas la même : La Fille de Charité porte encore la cornette, mais elle l'a mise à l'envers. C'est ce que madame Guillemin appelait « le *retournement* de nos positions traditionnelles ». On a commencé par l'habit, le reste a suivi.
La religieuse « en recherche » a fini ainsi par trouver. Trouver son *corps.* Mais elle a, du coup, perdu son ombre et son âme.
L'ombre de son passé et de sa patrie spirituelle, comme l'exilé du conte de Chamisso. Et l'âme des vœux de ses vingt ans.
#### II. *--* «* Laissons-le se laïciser tout seul. *»
En ce mois ténébreux de mars 1904, la Chambre des députés français est occupée à discuter de « la loi Combes » la loi qui doit supprimer l'enseignement congréganiste, comme on disait alors pour désigner le droit aux Religieux, d'enseigner.
Le rapporteur de la loi est Ferdinand Buisson. Plus sournois et subtil que Combes (le clerc minoré du séminaire de Castres, transfuge non seulement de sa vocation, mais de sa foi), Buisson a trouvé le distinguo sauveur : liberté pour les Congréganistes, oui ! Liberté pour la Congrégation, non ! C'est-à-dire : comme individu, le religieux garde le pouvoir d'enseigner, mais à partir du moment où il est membre d'une association religieuse, ses *vœux* lui ôtent les droits de l'Homme et du. Citoyen. Supprimons les congrégations enseignantes « Je dis qu'une Congrégation est un mode tout à fait spécial d'extinction de la personne humaine, et, si on la généralisait, d'extinction de l'espèce humaine. »
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Mais une objection surgit : votre loi veut interdire l'enseignement aux Congrégations sans l'interdire aux congréganistes. Alors ceux d'aujourd'hui reparaîtront demain maîtres laïques ! Il leur suffira de changer simplement d'habit, sans changer d'esprit !
Là-dessus Buisson commence une tirade, qui prend, après trois quarts de siècle, la valeur d'une extraordinaire prophétie (Séance du 4 mars 1904)
« Je connais le proverbe qui dit : l'habit ne fait pas le moine. Eh bien ! je soutiens, moi, que c'est l'habit qui fait le moine.
« L'habit est, en effet, pour lui et pour les autres, le signe, le symbole perpétuel de *sa mise à part*, le signe qu'il n'est pas homme avec tous les hommes...
« Cet habit, c'est une force ; c'est la force et la mainmise d'un maître qui ne lâche jamais son esclave. Et notre rêve est précisément de lui arracher sa proie.
« Quand l'homme aura déposé cet uniforme de la milice où il est enrôlé, forcément il retrouvera la liberté de s'appartenir ; il n'aura plus une *règle* qui enserre, moment après moment, toute sa vie ; il n'aura plus un *supérieur* à qui demander des ordres pour chaque acte de son existence..., il ne sera plus l'homme de la Congrégation, il redeviendra forcément tôt ou tard l'homme de la famille, l'homme de la cité, l'homme de l'humanité. »
Ce n'est pas tout ! Buisson a tout prévu, comme s'il avait déjà connu l' « expérience des prêtres-ouvriers » et lu les enquêtes préparatoires au Synode d'octobre 1971 sur le « statut » du Prêtre à l'ère de « la mort de Dieu ». Écoutons la suite de sa prophétie :
« Il faudra bien qu'il (= le religieux sécularisé) se mette à *gagner sa vie* comme tout le monde. *Nous n'en demandons pas plus *; le voilà LIBRE (...)
« Longtemps peut-être, il restera attaché à ses idées, religieuses et autres. Gardons-nous de nous en plaindre... LAISSONS-LE SE LAÏCISER TOUT SEUL, la vie aidant. Comptons sur la nature pour reprendre tous ses droits... C'est *par la liberté* que nous le gagnerons à la liberté (...)
« Ne perdez pas de vue que, pour rester congréganiste, il faut faire une violence incessante à *la nature*, et que, pour redevenir laïque, il suffit de rouvrir son cœur et ses yeux. »
-- Est-ce assez beau !
Le tableau était d'un maître psychologue : il arrive, que la haine soit ainsi plus lucide que l'amour. Les théologiens de l'Après-Concile suent beaucoup pour définir le clerc et le religieux. Les Buisson du début du siècle n'y ont eu aucune peine. Ce que leurs grands Ancêtres, les bourreaux de 1792, n'avaient pu obtenir par la prison et les supplices, les laïcisateurs de 1901-1904 allaient l'obtenir par l'arsenal hypocrite et silencieux des lois.
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Il leur suffirait de toucher au *cœur* de l'institution religieuse. Le cœur, ce sont les *vœux*.
Le cœur, c'est la *vie en commun* sous le même toit et sous la même règle.
Le cœur, c'est la double *clôture* des grilles et de l'habit.
Oh ! *l'évasion* ne se produirait pas tout de suite ! Les longues habitudes de la régularité, la fidélité des vieux à leur profession religieuse, la noblesse de caractère de quelques grands moines, enfin le soutien de laïcs magnifiques allaient perturber quelque peu les prévisions des Sectes.
Les événements politiques aussi : les révoltes sociales, précipitées par la puissance communicative des principes invoqués par les bourgeois francs-maçons pour attribuer à l'État le « milliard des Congrégations ». -- La formule, devenue célèbre, était du prédécesseur de Combes, Waldeck Rousseau, qui destinait ce magot aux « retraites ouvrières ». Celles-ci n'en devaient percevoir le moindre centime, le milliard s'étant volatilisé dans les poches du liquidateur Duez et d'une douzaine de compères, maçons comme lui.
Il y eut ensuite les deux guerres : celle de 1914 et celle de 1939. La « paix religieuse » qui suivit l'une et l'autre ne fut point le fruit de *la tranquillité de l'ordre,* mais l'effet d'une lassitude ou d'une tolérance. Le prêtre « ancien combattant », puis le « résistant » firent oublier le « Congréganiste ». Mais les lois demeuraient et leur dynamique irrésistible, telle que Buisson l'avait prévue !
Le virus législateur inoculé cinquante ans avant allait, ainsi, lentement, sûrement, invisiblement, développer sa leucémie dans le corps de l'église de France. -- Car nous croyons pouvoir dater des années 1950 à 1960 la furie cellulaire que le Vatican II ne fera que mener à son paroxysme. Il faut le dire hardiment : le germe avait été déposé *sous Pie XII,* avec le Congrès international des Religieuses (1952), l'institution de l' « union des Supérieurs majeurs », femmes (1957) et hommes (1958), complétant ou précédant les fameuses « Fédérations » (Instructions de 1950 et 1956).
Les prêtres, les religieux allaient, selon l'espérance de Buisson, « se laïciser tout seuls ». Mais -- ce que le législateur de 1901-1904 n'aurait osé imaginer ! -- la force de la loi allait être accrue et la décadence accélérée par les œuvres des clercs eux-mêmes : Rachel se joignant, cette fois, à Hérode pour massacrer les Innocents.
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#### III. *-- La sainte recherche et la curieuse.*
Se *remettre en question, rester en recherche...,* quel chrétien, quel prêtre, quel religieux ne se répéteraient sans cesse ces avis ?
Je relis ceux que sainte Thérèse donnait à ses filles :
« Que ton désir soit de voir Dieu ; ta crainte, de le perdre ; ta douleur, de ne le point posséder ; ta joie, de ce qui peut te conduire à lui... »
« Souviens-toi que tu n'as qu'une âme, que tu ne mourras qu'une fois, que tu n'as qu'une vie, et qui est courte... »
Et ces inscriptions sur les murs des cloîtres :
« Ma fille, qu'es-tu venue faire ici ? -- La volonté de Dieu. »
« J'ai quitté tout, et j'ai trouvé tout. »
« Il n'y a de long que ce qui est éternel. »
« Celui qui aime fait tout sans peine, ou bien sa peine il l'aime. »
La carmélite, la visitandine qui, après ces réponses, ont encore des *questions* à se poser, c'est qu'elles n'ont pas envie de trouver, ou qu'elles veulent trouver ce qu'elles désirent. Il faut leur faire lire ce que saint Thomas et tous les maîtres spirituels ont écrit sur *la curiosité.*
Mais voilà : les « psychologues » qui ont mis au point, dans leurs officines, la technique opératoire de l'autodémolition des communautés, savent bien que toute démolition de la foi ou des mœurs commence, depuis le Paradis terrestre, par une curiosité, celle-ci produisant ensuite un doute et le doute un premier abandon : que ce soit le doute philosophique de Pyrrhon ou le doute simplement « méthodique » de Descartes.
L'art du tentateur est d'inquiéter. P. Valéry fait dire cela merveilleusement à son Serpent :
Or, d'une éblouissante bave,
Filons les systèmes *légers*
Où l'oisive et l'Ève suave
S'engage *en de vagues dangers !*
Que sous une charge de soie
*Tremble* la peau de cette proie
Accoutumée au seul azur !
Ceci encore, qui résume le fond de toutes les enquêtes, sessions, carrefours et autres parlotes fédérales :
Je vais, je viens, je glisse, plonge,
Je disparais dans un cœur pur !
Fut-il jamais de sein si dur
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Qu'on n'y puisse loger un songe ?
Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui point
Dans ton âme, lorsqu'elle *s'aime ?*
Je suis, au fond de sa faveur,
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves *qu'à toi-même !*
Lisez, après cela, l'un de ces « questionnaires » *apparemment* puérils proposés à des moniales qui ont quelquefois 30 ans de profession. En voici un, du P. Guillet, daté de : « Monte-Carlo, 8 février 1968 », et adressé « à chacune des sœurs (carmélites) externes de France et de Brabant ». Les *externes* sont celles qui vivent hors clôture et communiquent avec le monde extérieur :
« Qu'est-ce *que vous ne trouvez pas* dans votre vocation ?
« Qu'est-ce que vous *désireriez ?...*
« Que pensez-vous de la vie de Sœur externe, *si* elle demeure *ce qu'elle est ?...*
« Votre vie attire-t-elle de jeunes vocations ?... »
*Vous, vous, votre :* des *possessifs* partout à celles qui étaient venues pour se déposséder.
Un autre jour, l'on interrogera l'innocente sur l'incommodité de la robe et du scapulaire les jours de mistral, quand on est chargé. Etc., etc.
Comment voulez-vous qu'une sœur, qui était jusque là « sans problèmes », n'aille pas tout à coup s'en poser ? Et voilà, peu à peu, troublée la paix du cœur d'une sainte âme.
Vous connaissez l'histoire du capucin et de la petite fille ?
-- « Mon Père, votre longue barbe, quand vous êtes au lit, vous la mettez par-dessus les draps ou dessous ?
-- « Ah ! ma petite fille, je, je, je... la mets... dessus -- Non, je me trompe : dessous ! -- Non ! Ah ! J'sais pas ! J'sais plus ! »
Le cher Père Saturnin était arrivé à la cinquante-deuxième année de sa profession perpétuelle sans s'être jamais posé la « question ». Le soir de ce dialogue, l'interrogation de la petite lui revient. Il met sa barbe par-dessus, puis par-dessous, change et rechange, mal à l'aise chaque fois, incapable de trouver le sommeil à cause de cette maudite question devenue tout à coup un « problème ». Vers une heure du matin, n'y tenant plus, il se lève, prend des ciseaux, et zou ! il taille net la belle barbe blanche.
On pourrait, pour corser cette vieille histoire, imaginer que le P. Saturnin, penaud, gêné, devant le rire de ses confrères, le matin venu, organise alors une « recherche en équipe » sur :
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« les avantages et les inconvénients comparés de la barbe dans le monde d'aujourd'hui ». Et, la discussion s'animant, on verrait le couvent en arriver bientôt à sécréter une « Métaphysique de la Barbe », à partir d'un texte du Vatican II. (Il y a tout dans *Gaudium et Spes.*)
J'ai rapporté l'observation ingénue du P. Guillet :
« Des Sœurs qui n'étaient pas habituées à travailler en ces domaines, l'ont appris *au contact* des autres *sans s'en apercevoir.* Certaines, plutôt silencieuses à *l'ordinaire,* ont étonné par *leurs trouvailles. *» (Lettre du 8 févr. 1968.)
Et voilà comment « l'esprit vient aux filles ».
Mais relisez donc, mon Révérend, la 156^e^ maxime de St Jean de la Croix :
« Lorsque les enfants d'Israël cessaient de *trouver* dans la manne le goût et la force qu'ils désiraient, cela ne venait point de ce que la manne l'eût perdu, mais de ce qu'ils voulaient *autre chose. *»
Tel est le premier procédé de l'autodémolition de la vie religieuse : les QUESTIONNAIRES insidieux ou curieux. Nous allons voir le second : ENQUÊTES et SOCIOLOGIE.
#### IV. *-- La chèvre de M. Seguin.*
Cette chevrette imprudente et trop curieuse du conte d'Alph. Daudet, ce sera pour nous aujourd'hui, si elle nous le permet, la Sœur Pascale. Une vraie Sœur, -- et dominicaine hélas ! Elle est quelque chose d'important au « Bureau National de la C.R.C.C. », comme il apparaît d'après une circulaire -- non datée (fin 1970 ?), signée d'elle, qui rend compte aux Contemplatives *fédérées* de la « Région Provence-Méditerranée » de je ne sais quelle « rencontre de responsables » à Thiais.
Il y a, à la p. 2 de ce compte rendu, un paragraphe, auquel nous croyons pouvoir promettre une certaine célébrité :
La Sr Pascale y parle en bêlements émus d'une conférence du P. Luchini, « pièce maîtresse, dit-elle, de ces deux jours ». Le Père y traita de cette énorme enquête, à laquelle nous avons déjà donné une juste publicité, sur l'état des ordres religieux féminins en France.
« Travail énorme, serré (= ?) que le P. n'aurait pu réaliser sans *l'aide des ordinateurs ;* et puis, les conclusions *implacables. *» *--* Attention à la suite :
« Personne ne doute de l'ESPRIT SAINT, ni de son zèle (sic) à susciter toujours des vocations contemplatives, MAIS... »
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-- Cet « Esprit Saint, *mais *» entrera dans l'histoire. Vous attendez son développement ? Le voici :
« ...*mais* personne ne peut *non plus* être insensible au caractère ABSOLU de ces graphiques et de ces courbes qui montrent MATHÉMATIQUEMENT la baisse constante de nos monastères, tandis que les âges ne font que monter. Qu'en sera-t-il dans 10 ans ? »
-- Qu'en sera-t-il ? Je vais vous le dire, petite chèvre, et sans ordinateur : avant 10 ans, le loup vous aura croquée, au coin d'un bois, et l'Esprit Saint, qui est le Seul qui « renouvelle la face de la Terre » aura, Lui, refait le miracle qu'il fit pour l'épouse d'Abraham et pour celle de Joachim, vieilles et stériles.
Il refera le miracle, si, de notre côté, nous refaisons la prière ardente des hommes qui ont « espéré contre l'espoir », au lieu de s'en remettre au joujou mécanique d'un Luchini :
Votre confiance enfantine et primaire aux « graphiques » et aux « courbes », jeune Sœur Pascale, vous *vieillit* terriblement : elle vous date des années 1880, quand nos chimistes et physiciens s'enthousiasmaient à la pensée de « l'Avenir de la Science », dans le même temps où nos laïcistes annonçaient la mort des Congrégations.
Celle-ci ont survécu. Les vocations ont afflué, seulement, en ce temps là, on n'entassait pas les *vieilles* moniales dans des anciennats, et les *jeunes* ne couraient pas, 5 à 6 fois par an, à 600 kilomètres de la clôture, pour s'extasier sur les « courbes » d'un Révérend en pantalon.
Les unes et les autres faisaient oraison dans la solitude. Elles invoquaient l'Esprit *Saint.*
Et point un Esprit *mais,* prisonnier des mathématiques :
#### V. -- *La philosophie de l'autodémolition : L'évolutionnisme de Teilhard.*
Les ruses de l'action psychologique, le bluff pédant des enquêtes sociologiques n'auraient pu, à eux seuls, démolir les murs de la forteresse monastique, si l'on n'avait aussi miné ses fondations : la foi théologale des religieux et leur espérance *surnaturelle.*
Çà, c'est le travail de Teilhard. De Teilhard l'Apostat. On le retrouve partout : à l'état pur, ou à dose homéopathique, enrobé dans le sucre d'un vocabulaire ascético-mystique, qui dissimule et fait passer délicieusement le poison : celui d'un naturalisme évolutionniste athée.
158:157
En écrivant ceci, je ne veux point penser aux tristes pages posthumes publiées par son amie Jeanne Mortier : à cet « usage spirituel de la chair », à cette « troisième voie » (comme des disciples l'ont appelée) où la virginité parfaite apparaîtrait au terme de l'union des corps, dans « la même énergie de convergence » : d'abord « contact des deux éléments dans l'amour humain. Puis ascension, à deux, vers le plus grand centre divin ».
Laissons ces délectations moroses : on les retrouve, périodiquement, au cours des siècles, dans toutes les sectes plus ou moins « gnostiques ». Cela, au moins, est clair et ne peut tromper que ceux qui le veulent bien.
Ce qui est plus redoutable, c'est l'emploi hypocrite de notions qui pourraient être en soi purement chrétiennes, si, par une satanique « transmutation des métaux », les alchimistes de la subversion religieuse n'avaient *modifié* le sens des concepts sous l'identité des mots. La répétition obsédante de certaines formules postconciliaires devrait déjà avertir de la présence, dessous, d'un *piège :* « Théologie des réalités *terrestres *» *--* « Signe des *temps *» *--* « Lire la volonté de Dieu dans l'*événement *»*,* etc.
Toutes expressions qui seraient saines pour un esprit lui-même sain. Mais faites-les passer par un entendement gâté ou simplement tordu. Vous obtenez alors ceci :
-- « L'Évolution est une force vitale inépuisable qui PERFECTIONNE graduellement l'univers créé. »
Ainsi sommes-nous entrés aujourd'hui dans « ...une nouvelle ère de la CRÉATION et de la RACE humaine : l'ÈRE POSTCHRÉTIENNE ».
-- « L'Église doit prendre conscience qu'elle fait PARTIE INTÉGRANTE de cette ère ».
Quelles sont les conséquences pratiques de cette philosophie pour le sujet qui nous touche, à savoir... la LAÏCISATION consciente et délibérée de la vie religieuse ? -- Celles-ci :
-- « Dans la nouvelle ère où nous sommes entrés, l'apostolat *institutionnalisé* est en voie de diminuer en importance. Les chrétiens, et ces chrétiens particuliers appelés religieux (*sic*) vont plutôt *pénétrer le travail* de la société *civile. *»
*--* « Si la vie religieuse doit survivre, elle doit suivre l'exemple de l'Église et entrer dans le mouvement de SÉCULARISATION, elle doit reconnaître les *exigences* de notre époque postchrétienne. »
Et voici la CLEF qui ouvre les portes les plus secrètes aux initiés :
-- « L'Église est proclamation prophétique, DU SEUL FAIT de sa PRÉSENCE dans le MONDE. »
159:157
Vous saisissez maintenant le sens profond de l' « ouverture » ?
On aura, pensons-nous, reconnu, dans ces extraits, les idées-forces, simplement regroupées et soulignées, de la célèbre conférence faite *à Rome* (!)*,* en novembre 1968, par le T.C.F. Henry, Supérieur général des Frères de St Jean Baptiste de la Salle : l'admirable congrégation qui comptait, il y a quelques années, près de 18.000 religieux, formant, dans le monde entier, 700 à 800.000 élèves. Elle est aujourd'hui en pleine décadence, comme tant d'autres ordres religieux, qui furent, pendant des siècles, l'honneur de l'Église.
Comment pourrait-il en être autrement ?
Admettons, dans la meilleure des hypothèses, que le P. Guillet ou la Fédérale Christiane, ou la Sœur Pascale n'aient point pénétré dans les arcanes de l'initiation teilhardienne. Il est certes gênant de les supposer nigauds pour les croire innocents, mais comment sortir de cette alternative ?
Dans la meilleure des hypothèses, les deux carmes et la dominicaine n'auront donc point été des causes premières, mais ils demeurent au moins des influences secondes : des vecteurs, ou des catalyseurs, ou, comme on dit aujourd'hui, des courroies de transmission. Ils auront créé le *terrain* (au sens médical du mot) ou encore le *climat.* Ils n'auront peut-être pas fait adhérer leurs auditeurs à des idées fausses, mais ils les auront détachés des idées justes. Ou, simplement, ils les auront *troublés :* on a déjà blessé la foi théologale, quand on a simplement affaibli sa certitude, car elle est *essentiellement* la FERMETÉ d'une ADHÉSION.
Nous ne prendrons que deux exemples entre cent : l'un concerne les *entrées* en religion, l'autre les *sorties,* hélas, ou les simples découragements.
De R. Solé, dans *le Monde* du 5 novembre 1970 (Ce M. Solé n'est certainement pas de notre paroisse). Il parle du discernement de la vocation religieuse :
« La novice entrait *jadis* dans un état de vie *immuable.* On pouvait établir des critères relativement clairs auxquels il fallait répondre. Aujourd'hui, personne ne sait exactement comment ÉVOLUERA la vie religieuse. »
Et là-dessus Solé rapporte ce propos d'une religieuse :
« Chez une candidate, un état de sainteté *figé* m'inquiète. Ce qui me paraît important, c'est la capacité de *s'adapter, tout en évoluant,* de manière à augmenter en quelque sorte son quotient spirituel. »
Ou cette phrase ne signifie rien ou elle signifie quelque chose de faux. Elle ne devient originale qu'en cessant d'être juste. On peut la charger du pire des sens cachés dans la gnose teilhardienne.
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Voyez le désastre qu'une pareille formatrice peut introduire dans le paisible équilibre d'une âme de jeune fille qui vient précisément chercher dans la profession religieuse la STABILITÉ d'une résolution consacrée par les trois vœux.
Mon deuxième exemple est emprunté au compte rendu du vingtième congrès de *l'Union* (encore une !) *des Religieuses enseignantes* (*Le Monde :* 8 juillet 1970)
« Devant les CHANGEMENTS intervenus aussi bien à l'école que *dans la vie en communauté,* l'enquête a révélé combien certaines religieuses sont déconcertées, au point de DOUTER de leur MISSION DANS L'ÉGLISE en tant qu'enseignantes. »
-- Donc : continuer d'enseigner, mais en sortant de l'Église et en se laïcisant ? Ou rester dans l'Église en cessant d'enseigner un enseignement *religieux ?*
Ceux qui ont autorité dans cette Église savent-ils les drames qu'ils ont *créés* dans des âmes consacrées qui n'étaient certes pas « entrées en religion » pour en venir là ? Comment retenir ceux et celles qui disent : « Alors on nous avait trompés quand nous étions au noviciat ? »
#### **VI. *-- L'amour de Dieu n'évolue pas. ***
*-- *Non, Frères et Sœurs ! Ce n'est pas hier qu'on vous a trompés, c'est aujourd'hui qu'on tente de le faire, avec ce *mythe* de l'AGGIORNAMENTO et de « l'ouverture au monde ». Chaque siècle de l'Église l'a eu, son « monde moderne ». Seulement l'Église ne s'y conformait point dans l'espoir impie -- et naïf ! -- de le convertir.
Croit-on que « la mort de Dieu », que « la Cité séculière » n'étaient pas plus envahissants au début de ce siècle, en France, qu'ils ne le sont en 1971 ? Or écoutez ce que saint Pie X écrivait, le 23 Avril 1905, au Supérieur général des Frères des Écoles chrétiennes :
« Nous apprenons qu'une opinion se répand, d'après laquelle vous devriez mettre au premier rang l'éducation des enfants, et la profession religieuse seulement au second : ainsi l'exigeraient l'esprit et le besoin de CE TEMPS.
« Nous ne voulons absolument pas que cette opinion trouve tant soit peu de crédit auprès de vous et des autres Instituts religieux qui, comme le vôtre, ont pour but l'éducation de la jeunesse. Sans doute, il faut, autant qu'on le peut, apporter remède aux maux si graves dont souffre la société et par suite céder en beaucoup de choses, aux exigences du temps, mais *sans descendre* toutefois jusqu'à *porter atteinte à de très saintes* INSTITUTIONS, ce qui serait du même coup porter atteinte au patrimoine sacré de *la doctrine* elle-même.
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Qu'il soit donc bien établi que *la vie religieuse l'emporte de beaucoup sur la vie commune* (= des laïcs) et que si vous êtes gravement obligés à l'égard du prochain par le devoir d'enseigner, bien plus graves encore sont les obligations *qui vous lient envers Dieu. *»
Que l'on mette, en regard de cette doctrine d'un saint Pontife, la conclusion de la conférence du T.C.F. Henry :
« Un ajustement RADICAL et douloureux semble être la réalité de l'avenir (...) Il y aura souvent *peu de différence* entre le religieux et... TOUT AUTRE chrétien. »
Les deux déclarations sont clairement contradictoires. Il faut donc choisir. Ce choix n'est pas libre pour un catholique. Le Pape de 1905 enseignait ce qui a été *toujours, en tous lieux et par tous* tenu et transmis par l'Église. Si l'on prouvait que le Vatican II ou un ange enseignent le contraire, il faudrait tranquillement déclarer que Vatican II et cet ange se *trompent.*
Mais on ne le prouvera pas seulement, on laissera, hélas subsister l'*équivoque.* Et l'on maintiendra aux premières places d'autorité dans l'Église des hommes qui, en des temps normaux, n'y seraient pas restés vingt-quatre heures après une déclaration d'apostasie comme celle de ce Supérieur général.
Et voilà le comble du scandale : que la démolition des institutions religieuses, accomplie par des Religieux, soit tolérée par le Supérieur des Supérieurs, par celui qui, le premier, a parlé en 1968 de l' « autodémolition », et qui, depuis ce temps, n'a rien fait d'autre pour l'empêcher que des discours. Longtemps on a dit : « Si Paul VI savait ! », -- comme si, déjà, le Chef n'était pas coupable de ne point savoir !
Aujourd'hui, nous savons qu'*il sait.*
Prisonnier de mystérieux engagements il ne veut plus « condamner », et, par là, il renonce à exercer ce pouvoir des CLEFS qui est *essentiel* à l'autorité pontificale.
Mais alors, s'il ne veut point condamner et *lier* les démolisseurs, qu'il autorise du moins ceux qui veulent *conserver* la maison, à le faire librement !
Il ne s'agit pas, pour eux, de *créer, à côté* des grandes congrégations décadentes, *d'autres* qui s'en *détacheraient.* Il s'agit de *rester* là où l'on est. Il s'agit de *continuer* à professer ses vœux, à suivre ses Constitutions et sa Règle, comme on fit, il y a quarante ans, après d'autres qui les observaient *depuis* des siècles. Ils ne prétendent même pas à ce qu'on appellerait une « stricte » observance, mais uniquement à une « exacte » observance : ici, dans ce monastère qu'un dénommé Assistant fédéral veut fermer après *inventaire* des meubles et des personnes.
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Si Paul VI n'use pas de son autorité pour simplement accorder cette liberté, alors nous n'hésiterons plus à le dire : Paul VI n'est plus seulement tolérant, il est complice.
#### VII. *--* «* Vacante Sede... *»
Plaise à Dieu que cette supposition ne soit que téméraire ! Plaise à Dieu que le silence de Pierre ne soit l'effet que d'une patience excessive ! Plaise à Dieu que le Siège Romain ne soit vacant que selon les apparences !
Une règle sacrée devra, dans *tous* les cas, lier le catholique NE RIEN INNOVER. Rester simplement fidèle. Colonne dans le Temple de Dieu.
Cette règle liera singulièrement le Religieux qui, à la simple obligation du chrétien, a voulu ajouter la consécration du Vœu. *Contre* cette PREMIÈRE obéissance, il n'y a plus d'obéissance :
« L'Église n'a pas l'intention d'imposer des changements à des Constitutions librement choisies dans la profession et faisant partie de la physionomie caractéristique de l'Institut lui-même avec l'approbation déclarée et définitive du Saint-Siège.
« La stabilité de l'état religieux et le lien contracté à la profession doivent *garantir* à qui embrasse un genre déterminé de vie religieuse, la liberté, le DROIT même et l'OBLIGATION d'y rester fidèle *jusqu'à la mort* (...)
« PERSONNE ne peut exiger qu'un institut déjà existant soit *modifié* et transformé en opposition avec son esprit, tel qu'il a été voulu par le Fondateur et sanctionné par l'Église. »
Ces mâles paroles sont du Cardinal Antoniutti, qui est encore, à l'heure où nous écrivons, à la tête du Dicastère chargé de la vie religieuse. Il les adressait à Mgr Dubois, archevêque de Besançon, à l'occasion du Congrès national des Aumôniers de Religieuses (Angers : 15-17 juillet 1964).
... *Garantir le droit... -- Jusqu'à la mort... -- Personne ne peut exiger...*
Ce grand cardinal n'est point un rhéteur. Il sait le sens des mots. Il sait que la lésion d'un DROIT confère un autre droit : le droit à une ACTION judiciaire.
Il y a des Tribunaux dans la Sainte Église, même après le Vatican II. Et il y a encore des Juges à Rome. Des Juges qu'aucun Secrétaire d'État ne sera capable d'influencer.
. Ou, alors, un droit nouveau, inattendu, épouvantable, serait, par la loi naturelle, donné à la Carmélite chassée de son Couvent : celui dont saint Paul usa : « J'en appelle ! César ! »
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Ce serait alors le moment de relire le discours de Paul VI à l'O.N.U.
Un certain nombre de catholiques subsistent, qui ne laisseront pas dire aux descendants des Laïcisateurs de 1904 que la profession des Vœux religieux abolissait la personnalité humaine.
Raymond Dulac.
prêtre
164:157
### Pages de journal
par Alexis Curvers
Montaigne : « Le premier trait de la corruption des mœurs est le bannissement de la vérité. »
\*\*\*
Bossuet : « L'amour de la vérité doit donner de l'éloignement pour tout ce qui l'affaiblit. »
\*\*\*
Pascal : « Dire la vérité est utile à ceux à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. »
D'où il suit que dire des mensonges est désavantageux à ceux à qui on en dit, mais utile à ceux qui en disent, parce qu'ils se font aimer.
\*\*\*
Le verbe *mentir* n'a pas de contraire, si ce n'est la périphrase *dire vrai*. La véracité du discours est présumée aller naturellement de soi, tandis que pour y contrevenir il faut une action positive et délibérée.
En revanche, on dit bien *dire la vérité*, mais non pas *dire le mensonge*, parce que la vérité est une et indivisible dans tous les cas, tandis que le mensonge est légion. Force étant au menteur de faire un choix parmi les innombrables mensonges possibles, il ne peut dire que *des mensonges *; et ce pluriel partitif marque à la fois la limite et l'arbitraire de son agression.
La vérité ne souffre ni limitation ni choix ; on ne peut la dire que tout entière et toute pure. La formule du serment est superfétatoire, par laquelle on s'engage à dire la vérité, toute *la vérité, rien que la vérité *; qu'on en retranche ou qu'on y ajoute, ce ne serait plus la vérité.
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Le mensonge aime à s'entourer de vérités partielles, grâce auxquelles il se dédouane.
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La vérité rend fous furieux les partisans de l'erreur et du mensonge, tandis que l'erreur et le mensonge laissent en général fort tranquilles ceux qui pourtant connaissent la vérité.
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La vérité n'a pas de chance. Elle se laisse attaquer par des gens sans scrupules, et volontiers se fait défendre par des gens sans courage. A peine sort-elle du puits qu'elle reçoit de ses ennemis l'ordre d'y redescendre, et de ses amis le conseil d'aller se rhabiller.
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Plus nos contemporains jouissent de tout ce qu'ils croient qu'il faut pour être heureux, plus ils se plaignent et ont matière à se plaindre de leur sort. Induits en erreur sur ce qui rend heureux, ils le sont également sur la raison du mal dont ils se plaignent. Et toutes leurs plaintes, en dernière analyse, consistent à s'étonner que les causes produisent des effets.
\*\*\*
Si le mieux est l'ennemi du bien, il semble également vrai que le pire soit l'ennemi du mal ; mais il est plus souvent l'ami de pire encore.
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C'est entendu, les réformes vont dans le sens de l'histoire. Le malheur est que l'histoire ne va pas dans le sens des réformes.
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Que la République était belle sous l'Empire, mais aussi que l'Empire était beau sous la République ! Et la Terreur sous le règne des philosophes, et l'indépendance au temps de la colonisation ! On voit déjà combien la dictature marxiste est belle dans l'imagination de ses futurs esclaves, et combien la « société de consommation » à son tour le deviendra dans leur souvenir, quand elle aura fini de tisser d'or et de soie la corde qu'ils se passent au cou.
Non contents de scier la branche sur laquelle ils sont assis, les sots regardent pousser trop lentement à leur gré, croyant s'y asseoir plus à l'aise, la branche à laquelle ils seront pendus. Ils mourront tout surpris qu'une branche serve à pendre.
Variante : *Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ?* Sotte question s'il en fut, l'or ne pouvant se changer en plomb. Joad ne s'avouera jamais que ce qu'il avait pris pour de l'or n'était déjà que du plomb doré. Les gens veulent bien se tromper ; s'être trompé, jamais.
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Après avoir détrôné le soliveau, les grenouilles, prises dans le bec de la grue, se demandent comment la grue s'est changée en mangeuse de grenouilles.
\*\*\*
Chaque fois que revient l'âge d'or, les prophètes qui en ont procuré l'avènement protestent à voix basse qu'ils n'ont pas voulu cela. Ne continuent à le chanter que ceux qui n'en crèvent pas tout de suite.
\*\*\*
Certains s'affligent des conséquences, aussi sottement qu'ils s'étaient d'abord illusionnés sur les causes. Et certains s'étaient voilé la face devant les causes, aussi lâchement qu'ils acquiescent enfin aux conséquences.
\*\*\*
Les gens qui ont le plus besoin de conseils sont ceux à qui il faut le moins en donner, la sottise mettant son point d'honneur à prendre tout conseil pour une offense.
\*\*\*
La grammaire n'est pas seulement *la principale partie de l'art de penser*, comme a dit Condillac ; elle n'est pas seulement le premier instrument de la raison ; elle est la raison même appliquée au langage, c'est-à-dire à l'exercice le plus élémentaire et le plus universel de la pensée. Elle est, en un mot, la condition organique et *sine qua non* du fonctionnement de toute pensée raisonnable.
Il était donc naturel, fatal et nécessaire que la grammaire cessât d'être enseignée, qu'elle fût combattue et proscrite par des maîtres qui ont entrepris de faire de l'homme, pour mieux le réduire en esclavage, un animal non pensant, hors d'état de recouvrer jamais l'usage de la raison.
\*\*\*
C'est à se demander pourquoi on se fatigue à écrire, dans une époque où les gens ne savent plus lire.
\*\*\*
Aussi les écrivains renoncent-ils à se fatiguer. Non sans raison. Ils savent que moins on les lira, plus le succès leur sera facile. Qui lit un Sartre, par exemple ? Assurément aucun de ceux qui acclament ce prince des cacographes et roi des emmerdeurs. La plupart des gloires littéraires d'aujourd'hui se fondent sur une convention d'analphabétisme tacitement conclue entre soi-disant auteurs et soi-disant lecteurs.
\*\*\*
167:157
*O sæclum insapiens et infacetum*. Catulle a fait là un beau pléonasme. L'inintelligence n'est jamais drôle, si ce n'est aux yeux des malins qui l'exploitent.
\*\*\*
C'est bien à tort et bien à la légère que nous rions des pédagogues modernes, alors qu'ils se donnent à dessein tous les dehors de la sottise et du délire. Le ridicule dont ils ont le courage de se couvrir n'est qu'une feinte, la plus nécessaire, la plus propre à déguiser une entreprise qui doit rester secrète si elle veut réussir. On ne saurait trop admirer les auteurs qui l'ont si fortement conçue et les exécutants qui la mènent si docilement à bien. Le but final auquel tous marchent étant d'abêtir le genre humain sans qu'il s'en aperçoive, je vous défie de rien imaginer de plus intelligent que ce qu'ils font.
\*\*\*
Les enseignants n'ont jamais tant fait parler d'eux que depuis qu'ils n'enseignent plus rien.
Les étudiants n'ont jamais fait tant d'esbroufe que depuis qu'ils n'étudient plus.
L'alphabétisation du genre humain progresse à pas de géant depuis que les individus s'analphabétisent à vue d'œil.
La linguistique est en plein essor depuis que le langage articulé est en voie d'extinction.
Les espaces verts sont à l'ordre du jour depuis qu'on abat tous les arbres.
L'urbanisme règne en maître dans les villes devenues horribles.
Les maisons de la culture poussent comme des champignons dans les immensités de l'inculture générale.
Aimez-vous les structures ? Le structuralisme en a mis partout, et tout va s'écroulant.
La politique a hissé la liberté sur les autels dans l'instant même où elle instituait l'esclavage renforcé.
Les sociologues ont inventé sous le nom de sociologie l'arme de guerre la mieux faite pour démolir toute société.
Et les curés n'ont jamais tant célébré le peuple de Dieu que depuis qu'ils ont condamné Dieu à mort et le peuple à se passer de Dieu.
\*\*\*
Le grand secret, le grand œuvre, le grand art de la Subversion démocratique sous toutes ses formes, c'est de parler véhémentement dans un sens et d'agir d'autant plus énergiquement dans le sens contraire.
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Le peuple croit ce qu'il entend et ne comprend pas ce qu'il voit. Du moins fait-il semblant, pour peu qu'on l'y décide par l'endoctrinement et par la terreur.
Ainsi le régime fonctionne en perfection quand tout le monde fait semblant : ceux qui commandent et ceux qui obéissent, la cour et le peuple -- dont la cour est remplie...
\*\*\*
Docteurs qui prêchent le *oui* et le *non* ensemble. Ils savent très bien que le *non* sera seul suivi d'effet dans l'événement que leur discours prépare, au lieu que le *oui* restera lettre morte. Leur *oui* et leur *non* sont l'aile droite et l'aile gauche d'une armée qu'un stratège déploie sur le terrain pour cacher ses desseins par une fausse symétrie : l'aile droite a pour mission de se faire tuer sur place, à seule fin de couvrir et de favoriser la manœuvre que l'aile gauche se réserve d'exécuter sans coup férir.
\*\*\*
En cas de renversement des alliances, les pacifistes deviennent bellicistes, et vice versa.
C'est qu'il n'y a pas de pacifistes : il n'y a que des partisans de l'ennemi.
Ainsi n'y a-t-il pas de tolérants, mais seulement des complaisants, qui, dans l'intérêt même du parti qu'ils servent, préfèrent ne pas s'en déclarer complices.
\*\*\*
A l'article *démonarchiser*, verbe actif (« ruiner dans un pays le système monarchique »), Littré donne comme exemple cette phrase d'une lettre du père de Mirabeau, parlant de son fils :
« Il dit hautement qu'il ne souffrira pas qu'on démonarchise la France, et en même temps il est l'ami des coryphées du tiers. »
Tout le portrait de Paul VI.
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Depuis qu'elles se veulent « scientifiques », la théologie et la pédagogie n'ont plus d'autre objet qu'elles-mêmes. Les théologiens font la théologie de la théologie, les pédagogues font la pédagogie de la pédagogie.
C'est pourquoi nos théologiens détruisent la religion, comme nos pédagogues détruisent l'enseignement : les uns et les autres en vidant de son contenu, c'est-à-dire de sa raison d'être, la discipline dont ils se réclament avec gloire.
169:157
Et c'est pourquoi aussi les uns et les autres ne tarderont pas à se détruire eux-mêmes, comme Narcisse qui, pour se rendre plus admirable à ses propres yeux, cessa d'être un homme. Narcisse donc se changea en fleur et perdit jusqu'aux yeux qu'il faut pour s'admirer.
Mais en quoi se changeront théologiens et pédagogues, une fois devenus inutiles aux nouveaux dieux dont ils fomentent le règne ?
\*\*\*
Les théologiens savent de quoi ils parlent, quand ils annoncent la mort de Dieu qu'ils ont tué. Pour plus de sûreté, ils ont banni de leurs discours jusqu'à son Nom. C'est démontrer le mouvement en marchant.
Si une machine électronique mesurait le peu de place que leur langage réserve à Dieu, on serait surpris du résultat. Sous la plume pourtant féconde du cardinal Suenens, par exemple, le Nom divin n'est guère usité que dans la locution «* peuple de Dieu *», Dieu n'étant là que pour donner du lustre au peuple comme le peuple à Suenens, lequel d'ailleurs n'a jamais demandé leur avis là-dessus ni à Dieu ni au peuple.
\*\*\*
Nous perdons temps, nous apprêtons à rire, quand nous remontrons aux nouveaux prêtres qu'ils ne croient plus en Dieu ; ils le savent beaucoup mieux que nous et depuis plus longtemps. Nous les avertissons qu'ils font scandale et causent de grands maux ; or c'est justement ce qu'ils veulent. Nous leur prouvons qu'ils jouent avec le feu de l'Apocalypse ; et rien ne leur est plus agréable.
Chez le brocanteur. Une carte postale dans un petit cadre démantibulé. C'est un assez beau portrait de Pie XII, vu de profil, en prière, mains jointes admirables. Je détache la photographie, grossièrement collée sur un fond de carton. Au verso, quelques lignes d'une écriture fine, rendues presque illisibles par les fragments de colle et de carton qui les recouvrent en partie. Je déchiffre enfin :
*L'Église ! Faciem meam non averti ab increpantibus et conspuentibus in me. Dominus Deus auxiliator meus, ideo non sum confusus*.
C'est un passage d'Isaïe (L, 6-7) : « Je n'ai pas dérobé ma face aux outrages et aux crachats de mes ennemis. Le Seigneur Dieu me vient en aide, c'est pourquoi je n'ai pas été confondu. »
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L'auteur de cette inscription a pris soin d'en noter la date : *Mai 1953*. Il était donc prophète. Aucun de nous ne soupçonnait alors la campagne de calomnies qui se déchaînerait dix ans plus tard contre Pie XII, et que des curés communistes ne faisaient encore que tramer dans la pénombre de certaines sacristies. Curés communistes, ou communistes curés ? Les deux sans doute. Conjuration longtemps secrète, dont pourtant le cardinal Roncalli dénonça les premiers effets en 1958, du haut de la chaire de Saint-Marc de Venise, quelques mois avant de succéder à Pie XII. L'avertissement resta sans suite. Les conjurés étaient dans la place, tenant déjà leur proie et leur victoire.
\*\*\*
La destruction du christianisme, et par conséquent de la civilisation, est l'œuvre de beaucoup de gens. Mais elle n'eût pas été possible si les curés n'y avaient donné le coup d'épaule décisif.
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Les choses en sont au point qu'aujourd'hui, toutes les fois que dans la vie privée ou dans la vie publique on voit se perpétrer une sale affaire, on a sujet de craindre que des curés y aient trempé les mains, souvent d'ailleurs sans trop se mouiller.
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Dans le premier jet de mon *Pie XII,* j'envisageais comme hypothèse explicative qu'il existât quelque part un Directoire mondial de la Subversion, seul capable d'avoir si bien organisé l'offensive générale que le regretté Paul Rassinier appela justement *l'Opération* « *Vicaire *»*.*
A la vue de mon manuscrit, des amis qui me voulaient du bien se récrièrent de bonne foi : « Non, non, vous avez trop d'imagination ! Vous donnez dans le rocambolesque ! Où donc se cache-t-il, ce fameux Directoire ? » Il est vrai que je n'en savais rien.
Cédant à leurs objurgations, j'acceptai de remplacer *Directoire* par *Entreprise de subversion,* formule impersonnelle qui ne dérangeait personne.
J'ai eu tort. La suite des événements a montré et continue à montrer de mieux en mieux qu'un Directoire dirige bel et bien l'Entreprise, et que ce Directoire obéit lui-même à un Directeur d'autant plus puissant qu'invisible et insoupçonné.
\*\*\*
171:157
Il y a des gens qui se disent rationalistes, qui lisent les journaux et ne croient pas au diable.
\*\*\*
Le diable se définit par les deux caractères essentiels que Notre-Seigneur lui attribue en propre : il est *homicide* et *menteur,* et il l'est *depuis le commencement,* c'est-à-dire par nature.
J'ai compté de nos jours trois activités florissantes par la conjonction desquelles Satan assure à son empire « une pompe » et des attraits nouveaux : pornographie, sadisme et sacrilège, -- tous trois réunis n'étant du reste qu'une variété particulière de l'homicide et du mensonge.
Et j'ai compté trois signes immédiatement sensibles qui nous avertissent de la présence du diable ou seulement de son approche : laideur, bêtise, et mortel ennui, -- qui forment aussi l'appareil ordinaire de l'homicide et du mensonge.
On peut dire que nous sommes servis.
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Dans la parabole du semeur d'ivraie, Notre-Seigneur désigne le diable du nom d'*homo inimicus *: c'est l'Ennemi figuré par un homme. Le semeur d'ivraie vient de nuit, en se cachant, pour détruire le blé. Il est donc, ici aussi, menteur et homicide.
Dans *la Nuit des Rois,* Shakespeare nomme le diable *the Enemy,* et il l'accuse d'avoir inspiré aux personnages de la pièce le stratagème des déguisements sous lesquels, malgré leurs bonnes intentions, forcés de s'induire mutuellement en erreur, ils vont du mensonge à l'égarement, de la passion aveugle à l'exaspération et presque jusqu'au meurtre. Menteur et homicide, encore une fois.
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Les papes d'autrefois, en parfait accord avec la pure doctrine marxiste, enseignaient qu'il n'est pas de collaboration possible entre le christianisme et le communisme, jugé par eux « intrinsèquement pervers ». La preuve éclatante qu'ils avaient raison, nous l'avons sous les yeux depuis que l'interdit est levé. Les curés n'arrivent ni ne cherchent plus à cacher qu'ils cessent d'être chrétiens à mesure qu'ils se font agents recruteurs au service du communisme, lequel en tout cas reste seul à profiter à la fois de l'enseignement des anciens papes et de la politique des nouveaux.
On se demandera seulement si nos curés ont perdu la foi parce qu'ils sont devenus communistes, ou s'ils sont devenus communistes parce qu'ils ont perdu la foi : à moins de supposer qu'ils n'aient jamais eu la foi et soient communistes depuis toujours.
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172:157
Vous accusez l'ancienne Église de s'être rangée constamment du côté du manche. La nouvelle y est plus que jamais. C'est le manche qui a changé de côté. Encore n'est-on pas sûr qu'il ait par là changé de mains.
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Les nouveaux prêtres ont tous les défauts qu'ils reprochent aux anciens sans en avoir aucunement les vertus, que d'ailleurs ils dénigrent avec une goujaterie méchante qui est le premier signe de leur indignité.
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Il est bien inutile d'adapter l'Évangile au monde moderne. C'est déjà fait. L'Évangile est adapté d'avance à tous les mondes, puisqu'il l'est à l'éternité, dont le monde moderne est un moment qui passe comme les autres, et passe vite, et passe mal. Il s'agirait plutôt d'adapter le monde moderne à l'Évangile.
Vous dites que saint Thomas a adapté le christianisme à Aristote, comme vous prétendez l'adapter à Marx. Il n'en est rien. Loin d'adapter le christianisme à ce qui lui est le plus contraire, saint Thomas a trouvé Aristote naturellement apte au Christ qu'il ne connaissait pas, tandis que Marx vous rend surnaturellement inaptes au Christ que saint Thomas vous a instruits à mieux connaître.
D'ailleurs, qu'est-ce que Marx auprès d'Aristote ? Cette seule comparaison vous juge. Et qu'êtes-vous auprès de saint Thomas ? Cette comparaison vous écrase. Ayez sinon la pudeur, du moins la prudence d'éviter l'une et l'autre.
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« Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. »
Traduction pseudo-chrétienne au goût du jour : « Cherchez d'abord votre justice et le reste, et le royaume de Dieu vous sera offert en cadeau-réclame. »
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173:157
Ce ne sont pas les nations prospères qui ont annexé le christianisme, c'est le christianisme qui a tenu sa promesse d'apporter un surcroît de prospérité aux nations qui croiraient en lui. Avis aux peuples en voie de développement : croyez que l'homme ne vit pas seulement de pain, et vous aurez du pain.
Quant aux peuples ci-devant chrétiens, s'ils doivent à leurs restes d'éducation chrétienne le pain qu'ils mangent encore, leur apostasie les pousse un peu plus loin chaque jour dans la voie du sous-développement.
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Contrairement aux apparences, l'Église dirige toujours le monde. Mais dans quel sens ?
Elle renonce au latin. L'enseignement profane, qui n'attendait que la permission, jette à son tour par-dessus bord cet encombrant vestige et dernier rudiment de civilisation.
Elle édite les nouveaux catéchismes. Il n'en fallait pas moins pour préparer le lancement et assurer le succès du « petit livre rouge », lequel initie paisiblement nos écoliers aux diverses techniques de la fornication, de la drogue, de l'émeute et de la haine.
Elle produit en liberté quelques abbés sexologues. C'est assez pour enhardir et mettre à l'abri des lois 343 femmes riches qui, sûres de l'impunité, se vantent publiquement de s'être fait avorter ; assez pour que des marchands de spectacles, rivalisant d'ignominie, osent exhiber sans risque, tant à l'écran que sur les planches, des obscénités que les mimes du Bas-Empire auraient jugées sinistres.
Et ainsi de suite. L'exemple et l'autorité de l'Église, qui dans tous ces cas a donné le signal du grand laisser-aller, prévalent sur les pouvoirs civils au point de les dispenser d'appliquer le code pénal.
Elle innove une théologie où Dieu est mort, une liturgie où Jésus-Christ n'est plus Dieu. Et aussitôt le monde, ne connaissant plus d'autre dieu que lui-même, se rue aux abîmes sous les bénédictions de l'Église.
Ce n'est plus l'Église, dira-t-on. Certes. Mais où donc se cache l'autre Église qui, parce qu'elle était la vraie, sauvait le monde malgré lui et souvent malgré elle ?
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174:157
Ils ont tout perverti, jusqu'au péché même.
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La seule chose qui m'étonne encore, c'est que la dégringolade ait été si rapide, et traîne cependant en longueur.
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L'Église a le monde qu'elle mérite. C'est depuis que les curés ont cessé de croire en Dieu que le sacrilège est entré dans les mœurs et que la crapule tient le haut du pavé.
Mais peut-être le monde a-t-il aussi les curés qu'il mérite.
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Peut-être l'Église, en tant qu'elle dirige le monde, a-t-elle dû succomber enfin à ce qu'Édouard Drumont appelle « cette force irrésistible qui pousse les classes dirigeantes à se détruire elles-mêmes ».
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A quoi bon tous ces journaux ? Qu'y apprend-on qu'on ne sache déjà ? Ils démontrent tous la même chose, qui n'est aucune de celles qu'ils disent. Quand je veux connaître les dernières nouvelles, disait Léon Bloy, je lis saint Paul.
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La vérité sur quoi que ce soit n'a jamais été aussi introuvable que depuis que le Concile a porté aux nues les moyens modernes d'information.
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Le jeudi 13 mai 1971, à Versailles, journée de clôture du congrès « Urbanisme et commerce », en présence du prince Albert de Belgique. Les sept cents congressistes entendent un exposé de M. Fourastié : *L'homme, ses aspirations et ses besoins.* Extraits du compte rendu (publié par *Le Soir* du 15, sous la signature de Lucien Nicaise, envoyé spécial) :
« A notre époque, dit l'orateur, une aspiration devient rapidement un besoin, ce qui procure -- hélas -- des insatisfactions permanentes. Il a cité ensuite ces « invités inattendus » (pollution, encombrement) que toute nouvelle réalisation nous amène, avant de rappeler que l'homme construit comme les abeilles, mais que si ces insectes sont tous identiques, aucun être humain n'est pareil à son voisin.
« Nous sommes acculés aux essais, mais ceux-ci nous imposent l'indulgence, car plus rien n'est parfait. (...) Tant qu'on n'aura pas trouvé de réponse aux questions globales (des villes pour quoi faire ? des loisirs pour quoi faire ? des hommes pour quoi faire ?) nous serons voués aux rationalités de détail. Tant qu'on n'aura pas retrouvé les buts fondamentaux de l'existence, il faudra cette indulgence pour les essais partiels, mais on ne peut plus attendre de grandes œuvres. »
175:157
Suit une phrase un peu moins claire, d'où il ressort, je crois, que les gratte-ciel ne remplacent pas les cathédrales. Il n'est que trop vrai. Mais la conclusion reste sous-entendue, et elle tient en deux mots de Pie XII : *Manca Dio.*
S'il s'agit de retrouver les buts fondamentaux de l'existence, n'est-ce pas que nous les avons perdus et ne savons plus où les chercher ? Quels sont donc ces besoins et ces aspirations par quoi les hommes se distinguent des abeilles ? A quoi bon ces rationalités de détail (autrement dit : absurdités d'ensemble), génératrices d'insatisfactions permanentes ? Et ces essais partiels qui, bien que nous coûtant fort cher, nous imposent l'indulgence à défaut d'enthousiasme ? Pourquoi plus rien n'est-il parfait ? Pourquoi n'avons-nous plus de grandes œuvres à espérer ? Sociologues, répondez : des villes, pour quoi faire ? des loisirs, pour quoi faire ? des hommes, pour quoi faire ? Tout le monde, en vain, se le demande.
Considérez l'imprudence d'Œdipe et quelles en furent les suites. La question du sphinx lui sembla très facile : quel animal marche le matin sur quatre pattes, à midi sur deux et le soir sur trois ? Le sphinx avait machiné la devinette exprès pour qu'Œdipe n'eût qu'à répondre : l'homme. Voilà le grand mot lâché. André Gide renchérit, voulant qu'à toute question il n'y ait d'autre réponse que l'homme. C'était aussi l'avis de Protagoras et des sophistes, pour qui l'homme est la mesure de toutes choses. Et notre siècle, Église en tête, chante avec zèle ce vieux refrain qu'il croit nouveau.
André Gide ni le siècle, ni maintenant l'Église, n'ont vu que la réponse d'Œdipe est le commencement de ses malheurs. Et des nôtres.
Les maux qu'Œdipe attire sur Thèbes sont justement les mêmes que nous déplorons sous ce nom de *pollution* qui n'est qu'un pudique et superficiel euphémisme. Le vrai fléau que décrit Sophocle, et lui aussi à mots couverts, détruit la vie en ses sources mêmes : la ville meurt de l'infécondité de la terre, des plantes, des troupeaux, des femmes dont les grossesses n'arrivent plus à terme ([^71]). Tel est le sort fatal des cités qui n'attendent leur salut et leur loi que de l'homme. L'homme n'est ni l'auteur ni le maître de la réalité. Il la déforme et la tue, s'il la contraint à n'obéir qu'à lui.
Œdipe lui-même est un enfant que ses parents, sur le conseil d'un faux oracle, ont abandonné dès sa naissance...
176:157
De ce crime il garde les marques imprimées dans sa chair infirme et dans son âme à jamais tourmentée. Et c'est à la lumière de cette expérience des hommes qu'il s'apprête à gouverner les hommes : sous le : signe de l'homme.
Quelle expérience, d'ailleurs, vaut mieux que la sienne, à moins d'être éclairée, exorcisée et redressée par une lumière venue du ciel ? Livré sur la terre à ses propres forces, tout homme est un enfant trahi, infirme, aveugle et orphelin, sans recours qu'à ces expédients provisoires que sont, en langage moderne, les rationalités de détail et les essais partiels dont parle M. Fourastié. C'est fort bien dit. De même qu'Œdipe, fort de sa foi en l'homme, cherche remède au fléau dans les tâtonnements d'une enquête qui n'aboutira qu'à le rendre inexpiable, ainsi la science moderne, incapable de voir jamais d'assez haut les choses au niveau desquelles elle opère, vouée par la spécialisation à ne traiter que le détail et à prendre continuellement la partie pour le tout, dérègle d'une main ce qu'elle répare de l'autre, et finalement, devant l'énormité catastrophique du fléau qu'elle a moins arrêté que déchaîné, avoue son impuissance, implore l'indulgence de ses victimes désabusées et, comme Œdipe, se crève enfin les yeux pour ne plus voir ce qu'elle a fait.
M. Fourastié a bien raison de regarder la pollution comme un invité du monde moderne. Mais ce n'est nullement un « invité inattendu » ; très attendu au contraire, mathématiquement prévisible et inévitable, et parfaitement exact aux rendez-vous fixés par l'homme qui ne croit qu'en l'homme.
Pour combattre le fléau de cette pollution dont il meurt, l'homme moderne en tant que tel n'a sous la main que les moyens humains et modernes, c'est-à-dire industriels, qui ne font que polluer davantage les nourritures de son corps et de son âme. Plus sage, armé de la foi, il attaquerait le fléau dans sa cause, dans ce péché originel qui, comme aux temps d'Adam et comme aux temps d'Œdipe, frappe de malédiction la nature de toutes choses visibles et invisibles. Ce péché est toujours le même : il consiste à mettre l'homme à la place de Dieu.
Aux congressistes de Versailles, M. Fourastié aurait utilement rappelé le psaume CXXVI, qui résout en principe tous les problèmes de l'urbanisme : *Nisi Dominus ædificaverit domum*... A toutes nos questions insolubles, ce psaume apporte Dieu et non pas l'homme pour seule réponse, la seule en tout cas dont il nous reste à faire l'essai, dans l'hypothèse d'une dernière chance.
Certes, si les insectes d'une même espèce paraissent tous identiques, aucun être humain n'est pareil à son voisin. Mais comment M. Fourastié le sait-il ? La distinction des êtres est nécessairement étrangère et suspecte à l'esprit scientifique moderne ; puisque celui-ci ne peut ni ne veut rien connaître que par la statistique.
177:157
Dieu seul, qui lit dans le secret des âmes, embrasse tous les hommes d'un regard assez respectueux pour préserver entre eux les précieuses différences dont il les a lui-même, en les créant, enrichis et marqués un à un.
Supprimez Dieu, les hommes ne sont plus que des insectes et n'ont plus d'autre destinée que la termitière et le fléau.
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Toute entreprise qui ne part pas de Dieu et ne mène pas à Dieu, quel que soit d'ailleurs le sentiment de ses auteurs, n'est prometteuse que de désastre. N'entreprenez rien sans Dieu, encore moins contre Dieu. Vous perdez votre temps. Vous échouerez. N'essayez pas.
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De quoi se mêlent tous ces gens, souvent même ces prêtres qui parlent de « construire le monde » ? Le Créateur ne les a pas attendus, Dieu merci. Il leur demandait seulement de ne pas détruire son œuvre, de ne pas la corrompre et de la respecter.
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Le plus convaincant des miracles qui prouvent la toute-puissance et la bonté de Dieu, c'est l'abjection désespérée d'un monde qui Le renie. Jamais la vérité de Dieu ne s'est élevée au degré d'évidence où nous la voyons maintenant fulgurer dans la nuit.
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« En marge du procès de Leningrad. » -- M. Christian Hoche a pu interroger deux Juifs échappés de Russie : une femme ingénieur de 24 ans, qui travaillait depuis trois ans dans un institut de recherches à Leningrad, et un Géorgien de 39 ans, qui, licencié en droit, n'avait qu'un petit emploi de correcteur dans une maison d'édition. Mécontents de l'état des choses, tous deux, après une longue attente, ont obtenu la permission d'émigrer ; le second même en compagnie de sa femme et de son fils. Dans le *Figaro* des 22/23 mai 1971, M. Christian Hoche résume leurs griefs en ces termes :
« Théoriquement, les juifs jouissent des mêmes droits que les citoyens de n'importe quelle autre nationalité : du droit à une culture et à un enseignement donné dans la langue maternelle, et du droit à la pratique religieuse. Dans les faits, il en va autrement. Certes, rien n'est interdit, mais tout est supprimé ou réduit à l'état de symbole.
178:157
C'est une répression qui s'exerce, non par la contrainte, mais par le refus sous toutes ses formes. Il n'est pas interdit d'apprendre le yiddish, mais on ne l'enseigne pas dans les écoles. Il y avait en 1930 seize théâtres juifs : il n'en reste plus un seul aujourd'hui. Quatre cent cinquante synagogues en 1956 : cinquante-cinq, en 1969. Même limitation progressive et même discrimination dans la vie politique ou professionnelle. »
M. Christian Hoche a tout à fait raison d'ajouter : « Cette consomption lente, dont seule souffre la minorité juive, lui est devenue insupportable. » Vous avez bien lu : la minorité juive *seule.*
Il a tout à fait raison, car il est notoire que les autres minorités (Géorgiens non juifs, Ukrainiens, Tartares, Baltes, koulaks, etc.) n'ont cessé de connaître sous le régime soviétique un sort beaucoup plus enviable, sort du reste partagé par la majorité chrétienne de la population. Épargnant à ces heureux privilégiés les affres de la consomption lente, le régime leur réserve depuis 1917 tous les avantages de la persécution rapide. Et la preuve qu'ils n'ont pas eu à s'en plaindre, c'est que M. Hoche n'a jamais entendu parler d'eux et que la minorité juive n'a jamais fait écho à leurs plaintes, même au temps où elle était quasi toute-puissante en Russie soviétique.
Mais il y a des mots maladroits. Si les lecteurs du *Figaro* avaient quelque mémoire et savaient lire, M. Hoche risquerait d'apprendre qu'un seul petit mot de trop peut ruiner l'effet d'un bon sentiment, et provoquer autant sinon plus de méfiance à l'égard d'une propagande, que de compassion envers les malheureux que cette propagande compromet en les favorisant au mépris de tous les autres.
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UBU-ROI DANS L'ÉGLISE. -- On lit dans *le Monde* du 8 janvier 1971 :
« *Pour la dernière fois, cette année, les Lucien seront fêtés le 8 janvier. La France aura en effet un nouveau calendrier des saints à partir de 1972. Cette petite révolution est la conséquence d'une autre, survenue au Vatican il y a deux ans : la publication d'un nouveau calendrier romain universel. *»
Bien que « *survenue *»*,* cette publication a tout de même été faite par des « *promoteurs *»*,* qui ont voulu :
« 1) *Éliminer les saints historiquement douteux, comme Boniface de Tharse* (*?*)*, Catherine d'Alexandrie ou même le célèbre Christophe, patron des automobilistes ;*
« 2) *Faire coïncider autant que possible la fête du saint avec le jour de sa mort : sainte Brigitte est donc passée du 8 octobre au 23 juillet. *»
179:157
C'est le bon usage, la date de la mort d'un saint étant celle de sa naissance à la gloire éternelle. Dans la suite de l'article, cependant, on apprend que « *des fêtes de saints ont bougé pour une question de date de naissance : saint Raymond passe du 23 au 7 *» (janvier) ; et que saint Rémi, expulsé du calendrier romain mais « *récupéré *» par le français, « *y occupera la case vide du 15 janvier* (*sa date de naissance*) »*.*
Le nouveau calendrier français se distingue par d'autres originalités encore.
Ainsi la fête de sainte Geneviève, éliminée du calendrier universel, sera néanmoins facultative en France et « *très certainement *» solennelle à Paris. (Tout ce qu'il y a de bon, comme on voit, tant pour l'unité de l'Église et la concorde nationale que pour la solidarité de l'Europe chrétienne devant les barbares.)
De plus, le calendrier français s'étoffera d' « *une liste des fêtes à souhaiter, qui comprend quelque huit cents prénoms actuellement en usage en France *»*.* Exemples cités : sainte Peggy, sainte Tatania (sic).
Rassurons-nous d'ailleurs, le sanctoral est en bonnes mains « *Pour établir le nouveau calendrier français, les spécialistes du Centre national de pastorale liturgique n'ont pas voulu faire cavalier seul. Ils ont formé une commission de travail, à laquelle participaient des représentants du syndicat des fabricants de calendriers et agendas, un délégué de la fédération des fleuristes *»*,* etc. « *Pour les fabricants d'agendas et calendriers, la période des incertitudes est terminée. Les yeux fermés, ils ont donné à* *composer leur production des années à venir. *»
Tout permet d'espérer que les fleuristes, eux du moins, auront gardé les yeux ouverts.
Alexis Curvers.
180:157
### Le cours des choses
par Jacques Perret
LE COURS DES CHOSES est le fait des hommes, or les hommes prennent des vacances, donc etc. Sophisme du genre stupéfiant à l'usage du troupeau vacancier. Le vice est dans la mineure qui ne tient pas compte de la vitesse acquise des choses et laisse croire en plus que tous les hommes prennent des vacances. Mais il y a un service d'entretien, une permanence d'été qui travaille à l'aise dans le silence des bureaux déserts. De temps en temps il y en a un qui se fait photographier en tenue d'estivant. Au pire deux baigneurs en bronzage paresseux feront alors un commentaire léger de la photo : « Avoue qu'il les réussit pas mal ses sorties de bain. » -- « D'accord, dit l'autre, mais je le trouve meilleur dans les sorties de messe ».
Entre temps le cours des choses est manœuvré en douce, aiguillé, redressé, accéléré ou simplement huilé. Une tentative de dissuasion, sabotage, détournement, on ne sait trop, a été faite au départ de juillet avec une bombe dans la gare Saint-Lazare, en vain. Les tarifs n'ont pas freiné leur élan et les voyageurs eux-mêmes ont entendu le pétard comme un avertissement puéril ne les concernant pas. De toutes manières entre l'avertissement et l'événement c'est l'infini des vacances. Les événements les plus événementiels se sont écoulés une fois encore en contournant les loisirs impavides. Ils ont accordé néanmoins au vieux choléra la satisfaction d'un petit succès d'alarme en le laissant provoquer au Portalet un flux et reflux d'estivants selon que les journaux gonflaient ou dégonflaient le microbe. Cela mis à part, les événements classiques ou bizarres, bruyants ou furtifs ont taillé leur chemin sans porter ombrage aux étalages du culte solaire. C'est à bonne distance que l'aileron des squales routiniers, les anneaux recyclés du serpent de mer, les tournois de soucoupes volantes, les grandes balises en dérive, les orages en transit pour les Désirades lointaines, les épaves piégées, les boules de feu, les éteignoirs de papier, les cachalots putrides, les pavillons noirs aux mâts de cocagne, les brûlots d'amour sous le vent des pirates, les grosses tirelires chavirées et les trombes suceuses ont évolué au large pour le divertissement des baigneurs au demeurant blasés.
181:157
En venant mourir sur nos plages dorées, à peine le long sillage des chalutiers soviétiques a-t-il chatouillé nos pieds en éventail. Le suspens de Damoclès n'a jamais coupé l'appétit des honnêtes gens, et qui n'a pas aujourd'hui sa conscience tranquille ou tranquillisée.
Aussi bien n'ai-je pas l'intention de me dérober aux devoirs d'été parce que j'écris pour novembre. Bien qu'ayant passé le plus gros des vacances au jardin des Plantes, où les événements fourmillent, je vais dire quelques mots paisibles sur la vallée de la Creuse, comme si le roi du Maroc, le dollar, les jésuites, la délinquance abusive, la lune et la fédération centriste n'existaient pas.
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Le village de Gargilesse, en Berry, était connu et fréquenté jadis comme relais des pèlerins de Compostelle. Son église romane, dédiée à saint Jacques, est toujours là, sauvée de justesse et entretenue aux frais de l'archéologie, elle-même soutenue par l'engouement culturel. Cela ne veut pas dire qu'elle y ait perdu son âme. Serait-il envahi de ronces, muté en décharge publique ou bastringue, un lieu dûment consacré le restera. Mais disons tout de suite qu'on célèbre encore de temps en temps la messe à Gargilesse et je m'en voudrais de la soupçonner d'un zèle folklorique. Disons aussi qu'en restaurant les sanctuaires l'archéologie laïque et militante, qu'elle le veuille ou non, a bien mérité de la religion. Vu que l'archéologie se nourrit de ferveur plus que d'émoluments, il faut bien que le premier madrier étayant la voûte branlante soit déjà un acte pieux. On ne s'échine pas au déterrement d'un temple de Jupiter sans quelque nostalgie du monde romain et un rien de tendresse pour la mémoire de ses dieux. On ne s'adonne pas au sauvetage d'un prieuré mérovingien sans un peu de sympathie pour le monde chrétien et peut-être une certaine considération pour le mystère de la Sainte Trinité.
On est tenté de croire aujourd'hui que tous les visiteurs qui suivent le guide sont des abrutis. Ce n'est pas vrai du tout. Il y en aura toujours quelques-uns, mettons un seul, pour imaginer la foi de ses devanciers pèlerins, les honorer d'un petit élan de sollicitude fût-il mêlé de condescendance, peut-être aura-t-il pour le saint dédicatoire un mouvement de curiosité bienveillante, un soupçon de vague à l'âme, un soupir d'on ne sait quoi ; et les anges devenus moins difficiles en feront un alleluia.
182:157
A Gargilesse par bonheur la femme du village qui fait le guide n'est pas n'importe qui. Elle détient les clefs de l'église, de saint Jacques, des symboles et des mystères. Elle y croit, elle a travaillé la question. L'habitude n'a pas refroidi son zèle et les charretées de photographes présumés impies ou hébétés n'ont pas découragé sa foi. Même quand elle se borne à réciter le topo de routine on y devine la chaleur d'une dévotion. Si tous les haut lieux de France étaient servis de la sorte le carnaval de l'esprit nouveau en prendrait sans doute un bienfaisant ombrage. Les foules visiteuses qui payent pour voir et savoir sont plus attentives qu'on ne le croit aux leçons du guide. Il se présente investi des pleins pouvoirs de l'érudition, renforcé par les magies de l'acoustique et tous les prestiges du lieu dont il est supposé l'immémorial confident. Même inconscient de son autorité il endoctrinerait facilement des millions de touristes. Un immense troupeau à convertir. Depuis le XIX^e^ siècle des générations de visiteurs ont bien avalé tout cru les fariboles et menteries dont il convenait alors d'enfumer le Moyen Age. Il n'est pas si rare néanmoins de trouver un guide assez libre et intelligent pour se faire le défenseur moral des lieux qu'il présente et des ombres qu'il évoque. A Pierrefonds entre autres il y en avait un particulièrement efficace, avantagé il est vrai par une diction inouïe où j'avais cru reconnaître les accents caractéristiques du langage d'Ile de France au temps de Charles VI. Selon les salles et les passages parcourus il récitait son laïus comme s'il eût été l'introducteur des invités de Louis d'Orléans ou qu'il eût passé trois siècles de sa vie à batailler aux créneaux de Violet le Duc. Il y a près de quarante ans, à Loches, en plein Front populaire, un cicérone avait pris hardiment les crosses de Louis XI. Devant la fameuse cage du cardinal La Ballue, joli travail issu des ateliers historiques de Napoléon III, il n'hésitait pas à dire avec tout le poids de l'historien assermenté : « Et je vous prie de croire, messieurs dames, que si le cardinal était là dedans c'est qu'il l'avait mérité. » Moyennant quoi, sur ce point délicat bon an mal an, quarante mille visiteurs étaient rendus par ses soins à la vérité historique.
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Il y a longtemps bien sûr que la dévotion à saint Jacques ne suffit plus à l'honneur et prospérité de Gargilesse. Elle y a été supplantée par le culte de Georges Sand. Celle-ci d'ailleurs professait pour les choses de la religion un mépris de qualité assez médiocre et à peine romantique. Elle fut, en son temps, à tous égards et quelque peu la Passionaria des élites, et plût au Ciel que lui ressemblassent aujourd'hui nos passionarias de plume et de bonne famille. Pour les fidèles de Georges Sand, Gargilesse est une station secondaire mais florissante. Elle connaît les honneurs du tourisme organisé et la colombe culturelle plane sur le canton. La bonne dame avait acheté ici une petite maison où elle fit quelques séjours avec promenades à pied et excursions herboristiques.
183:157
Le délicat Chopin suivait à dos d'âne l'infatigable piétonne qui lui montrait les papillons. Elle eût, semble-t-il, donné tout saint Jacques et son train pour un joli papillon comme si l'odeur de sainteté fût toxique aux papillons et les sciences naturelles au péril des prêtres. Elle ne se doutait pas la pauvrette que les progrès de la science devaient tuer les papillons et les prêtres se confire en naturalisme. Alexandre Dumas, énorme papillon, fut également son hôte mais le séjour fut bref. Il s'est ennuyé ; il faisait peur aux papillons.
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On m'a parlé de grandes opérations de nivelage et ratiboisage effectuées dans certaines régions du sud-ouest et du centre où il est vrai que le terrain s'encombrait parfois d'agréments naturels ou obtenus tout à fait anachroniques. C'est un fait que le paysan français entretenait jusqu'ici le paysage reçu, constatant à son tour que la plupart des accidents et aménagements contribuaient à la commodité de ses travaux et parfois au désennui de son âme. Ni plus ni moins parcimonieux que les autres, son économie lui faisait préférer le talus où il cassait la croûte, la petite fondrière qui lui donnait l'osier, le ru qui tenait sa gourde au frais à l'ombre du saule qui lui donnait ses perches, sans pleurer le demi-arpent de culture immobilisé par ces garnitures aimables. La civilisation a toujours toléré ce qu'on appelle aujourd'hui le sous-développement ; elle en exige un minimum. Enfin n'en parlons plus, des équilibres nouveaux lui sont imposés avec des bonheurs souvent reconduits aux calendes volapucques. Ainsi des laboureurs scientifiques généralement hollandais ou allemands, obsédés de platitudes arables, ont-ils acheté ici et là de beaux grands domaines en économie stationnaire pour y accomplir d'abord, en quelques mois, le travail d'une ère géologique. Un natif du Bourbonnais m'a raconté qu'il n'avait pas reconnu les paysages de son enfance, et à bien regarder il n'y avait plus de paysage. Il faudra que les topographes se préoccupent avant peu de mettre à jour nos cartes d'état-major. Il y a des courbes de niveau qui vont sauter, ou alors, un jour venant, nos officiers vont prévoir des emplacements de batteries, des nids de mitrailleuses, des marches d'approches et même, sait-on jamais, des chemins de repli qui n'existent plus ; et c'est encore une fois la catastrophe. Ces étrangers, donc, sans autre malice que de mise en valeur absolue et sous la protection des lois françaises, ont déjà débarrassé des centaines d'hectares de leurs chemins creux, haies vives, mares, buttes, vallons, boqueteaux, murettes, pommiers etc. pas d'histoires : nivelage, dopage et mort-aux-rats. Je n'ai pas encore visité de ces cauchemars agricoles.
184:157
Ils doivent se présenter sur les plateaux. Mais ce qu'on peut voir ici de la vallée de la Creuse en quatre jours de promenades modérées donne encore l'illusion d'une campagne civilisée telle que les images du *Magasin Pittoresque* nous faisaient rêver de bonheur champêtre. Il va de soi que cette vallée ne dort que d'un œil, guettant et mesurant l'approche des promoteurs et carpetbaggers qui ne viennent pas seulement du Nord. On comprend bien que son privilège de site protégé, là comme ailleurs, ne tardera pas à exciter la convoitise des maffias spécialisées dans la mise en valeur des sites protégés. Le seul nom de vallée de la Creuse fait une garantie foncière de premier choix, c'est dans la poche.
En attendant profitons du paysage. Le papillon se fait rare, le cheval rescapé se planque et se personnalise dans les ranchs bituriges et l'ultime charrette se débite en tronçons pour l'ornement culturel des salles de séjour. On voit de loin en loin des individus qui marchent à pied. En général ils ne quittent pas les routes et ils gênent les automobiles. On en voit encore moins sur les chemins de terre et les traverses qui dépérissent faute d'emploi. C'est ce qu'on appelle, au sens démographique, le désert français. La démographie n'est pas encore extensive et quand elle se déplace ne galope que par les routes, sur deux ou quatre roues, dans l'intervalle des bétonneuses à huit roues qui foncent dans la prospective en faisant tourner leur cucurbite baveuse. Ainsi dans l'hinterland les solitudes abondent mais les hippies n'y tiennent pas tellement. On les croit sincèrement épris de vie libre et sauvage et de métaphysique apache, mais ils en sont encore pour la plupart à témoigner de leur idéal en formation serrée au plus épais des grouillements consommateurs. On verra plus souvent le petit bourgeois citadin en congé d'esclavage s'aventurer sauvagement dans la franche et déserte nature. Il en trouvera ici des lopins assez farouches dans les bois rescapés qui bordent la rivière. Comme les gens du cru n'ont plus rien à y faire, plus de rameaux à fagoter, ces coins-là sont plus déserts qu'au temps éocène : ils ont même perdu jusqu'à la mémoire de leurs sentiers immémoriaux. Il y avait là, piétiné depuis toujours, un raidillon préceltique d'intérêt local. Comme il s'était peu à peu et plus ou moins raccordé au réseau voyer de la Gaule et de l'ancien monde il avait maintes fois servi de dégagement à quelques bandits de grand chemin, déchets de grande invasion, enfants perdus des chariots barbares, maquisards armagnacs, déserteurs, traînards et fugitifs de tout poil, collaborant ainsi modestement à l'entretien des échanges culturels et contacts humains. Je crois même savoir qu'en l'an 52 il fut caressé d'une lueur historique au passage des envoyés courants d'Abractus, annonceurs de renforts à Vercingétorix en retraite sur Alésia. Mais peu importe, il devait l'existence aux routines locales et le dernier passant fut probablement la Félicie, une veuve de Quatorze qui vint y ramasser son dernier bois mort en 1948.
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Après quoi c'est fini, plus personne, le taillis l'emporte, plus trace de rien. Qui donc aujourd'hui va s'inquiéter du chemin des ânes ou d'un raccourci frayé par quatre-vingts générations de sandales, brodequins, sabots et galoches. Les archéologues explorateurs du cheminement français ne commencent à frétiller qu'à la présomption de voie romaine et, dans le meilleur des cas, les Ponts et Chaussées leur diront sagement que la France n'est tout de même pas qu'un musée.
Quant à ces bois délaissés qui recommencent à vivre dans l'ignorance de l'homme en attendant de le revoir pour d'inquiétantes besognes, ils offriraient sans doute au misanthrope un sujet de méditation féconde. Mais il y a des gens qui profitent mieux de la solitude quand ils peuvent y surprendre les traces d'un passage ou d'un établissement. Je trouve plaisant et parfaitement raisonnable de tailler son chemin dans les forêts de l'Amazonie, mais quand j'aborde, en France, un terrain boisé, je veux d'abord m'informer du sentier, enfin voyons !
Il y avait là un sentier qui n'est certes pas mort d'accident. On n'aura pas le toupet de nous dire qu'il est mort de sa bonne mort, de vieillesse, quand le propre des sentiers est de s'affirmer avec l'âge : plus on s'en sert et mieux il se porte.
-- Justement, il ne servait plus à rien.
-- Vraiment ? Il ne servait plus à se rendre d'un point à un autre ? Mais si les points ne sont plus desservis entre eux, c'est la fin des points, imaginez-vous cela ? Si vous retirez les points de ce monde il n'est plus définissable et à ce moment-là, d'accord, le vide n'a que faire de sentiers.
-- Je me suis mal exprimé, mettons qu'il servait à quelque chose mais plus à personne.
-- Ça, je veux bien croire qu'on ne saurait emprunter ce qui n'est plus.
-- Eh non, c'est l'inverse, le sentier est mort faute d'emprunt et vous ne me baladerez pas dans un cercle vicieux.
-- Oh, les sentiers périphériques ont leur utilité mais vous détournez la question.
-- Brisons-là, nous n'en sortirons jamais.
-- Je n'en demandais pas tant, seulement y faire quelques pas, mais n'en parlons plus.
N'empêche que le sentier en question est mort de privation et déréliction. Cela donne à penser qu'il ne serait pas le seul et que voilà encore un scandale sous roche. En attendant l'enquête je dénonce au moins l'incurie de la très vénérable institution du *Contrôle et Inspection des Sentiers Battus,* dont j'étais moi-même le plus fidèle et le plus confiant des zélateurs.
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Ce corps de haute vigilance serait-il tombé en sinécure ? Peut-on parler de négligence ordinaire quand les sentiers battus font règle d'or de la civilisation, faute de quoi le progrès divague sans témoin ni référence ? Faut-il croire qu'on aurait tout simplement ignoré, oublié qu'en effaçant de la terre les pas de nos anciens, nous perdons l'audace de nous en écarter avec la joie de les retrouver ? Ou faut-il soupçonner, je le crains, un nouvel exploit de la concussion au bénéfice de l'idiote entreprise qui ferait de la nation une société d'orphelins amnésiques et d'enfants trouvés ?
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Au demeurant ces bois abandonnés ne font bien souvent que des solitudes fausses ou pour le moins fragiles, comme terrains vagues enclavés dans quelque ZIP ZAP ou ZUP et autres agents du forcing historique. Autant se laisser enfermer dans le square Boucicaut à la tombée de la nuit pour y goûter la solitude. Je crois savoir que le chnoque rural se plaignait naguère que les faucheuses mécaniques dérangeassent les perdrix, fissent perdre aux moissonneurs les agréments du travail en société, la cadence et le crépitement soyeux des faux dans le dru des blés, l'usage même des faux, si utiles parfois dans l'intervalle des moissons pour l'armement des jacqueries, la punition des Anglais, la chasse aux Bourguignons et la juste lacération des ballons sphériques échoués sur les trèfles. Et quand vinrent peu après les odeurs du gazoil dans les blés avec les bruits de moteur dans l'écurie, ce furent bien d'autres plaintes et sarcasmes. Nous reconnaissons la justesse des observations, nous jugeons les doléances dérisoires, elles étaient prémonitoires car maintenant ça y est, nous y sommes, c'est la revanche des grommeleurs arriérés : les mirliflores de l'anti-pollution, de l'anti-bruit et de l'environnement nous parlent comme des chnoques. On voit venir la constitution d'un comité interministériel de contrôle des progrès techniques et conquêtes de la science, en attendant les pleins pouvoirs d'un comité de lutte. On n'aura pas la cruauté de leur faire dire que la République n'a pas besoin de savants. On n'ira même pas jusqu'à leur demander abolition de cette fatalité si caractéristique dudit progrès, mais seulement de nous rappeler que, si fatalité il y a, elle n'implique pas nécessité de s'en vanter.
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Il est probable que George Sand n'aurait pas désapprouvé les hommages touristiques rendus à sa mémoire. Ce n'est pas dire qu'elle eût cautionné de bon cœur l'implantation d'un guignol artistique à Gargilesse. L'attraction est annoncée de loin sur panonceaux : *Gargilesse, village d'artistes*. Quand on a vu de loin en loin le long des routes les capharnaüms de céramiques d'art étagées sous abri de plastique jaune et translucide, le premier mouvement est de faire demi-tour avec une pensée de gratitude pour la prévention routière ; mais saint Jacques vaut bien cette pénitence et Gargilesse est quand même un beau village.
La prise de conscience artistique est un phénomène social, économique et religieux d'intérêt national, il faut se faire une raison. C'est ainsi que Rouen après quatorze siècles de vie secrète et dans l'ignorance de soi-même au sein ténébreux d'un peuple inculte, a pu enfin se décider à prendre conscience de sa dignité artistique. Dès lors par voie d'écriteaux le voyageur est prié de se tenir prêt à visiter *Rouen, ville d'art*. Mais l'art vivant exigeait davantage et, piqué au vif, s'organisait bientôt en villages d'artistes sur les côtes fortunées de la Provence. Ainsi voyons-nous l'Art et le Tourisme prospérer en symbiose. La qualité du produit restera bien sûr, affaire de goût mais il pourra dans tous les cas se réclamer des valeurs absolues et des libertés indéfinies de l'art. L'art est le plus recherché des mots magiques, il peut rapporter beaucoup et ne rien coûter, il transcende la chose, anoblit son créateur, sublime son trafic. Les notions de mystère sacré, charisme et vocation se déplaceraient aujourd'hui volontiers de l'évêque à l'artiste.
Il y a quelques mois un groupe d'artistes implanté dans un passage de l'avenue d'Orléans et menacé d'expropriation, a su provoquer huit jours de scandale national. Ils ont eu parfaitement raison. Dès que l'urbaniste ou le promoteur lève la pioche, on ne risque rien à crier au fou, au voleur, à mort, ils ont gagné d'avance. Interviewés au micro les artistes brimés ont merveilleusement plaidé au nom de l'art opprimé, du talent molesté, de la culture vilipendée. Ils ont flétri, stigmatisé, revendiqué. La rhétorique hautaine le disputait à l'invective populaire, les anathèmes pleuvaient sur les consuls sacrilèges. On expulsait les vestales, que dis-je, on expulsait Vélasquez, Vermeer, Michel-Ange, que dis-je, on expulsait Picasso, Braque, Schpuntzki, Miro, tant et si bien que le ministre intéressé arrive en hâte sur les lieux. Pénétré de ses devoirs et de son impuissance il prend part, il s'associe, il se penche, il forme des vœux : que cette jeunesse d'élite, cette pépinière du prestige national soit assurée de la très haute sollicitude du gouvernement et que puisse alors en cette pénible occurrence le peuple français prendre définitivement conscience de ces valeurs artistiques et occidentales dont l'école française doit rester la plus haute expression.
C'est pour dire que les barouds d'honneur les plus beaux se livrent aux frontières du canular. Quoi qu'il en soit, résultat probable : un bloc résidentiel, quarante niveaux, parking, galerie marchande et garantie foncière sur valeurs occidentales à la casse.
188:157
On aimerait savoir que les sympathiques bannis de l'avenue d'Orléans sont partis hardiment, chevalet sur le dos, chercher au fond de nos provinces un vieux village à coloniser. Le ressourcement au médiéval est plus en faveur dans les arts que dans la politique, l'économique et la religion. Si, en plus, le village élu est à l'enseigne d'une célébrité romanesque et de notoriété touristique, la petite colonie s'en réjouira et c'est bien naturel. Malheureusement, à Gargilesse, la densité artistique me paraît déjà très forte. Il y a des potiers, des ferronniers, des peintres et des céramistes, et la contagion s'est emparée des autochtones y compris les municipes. Moyennant quoi l'équipement artistique arrive à saturation et les pots de géraniums se cramponnent aux murailles médiévales qui se languissaient de coquetteries. George Sand qui pourtant aimait les artistes, savait aussi les choisir et l'art commençait à peine à se détacher du bon goût. Cela dit, même en faisant abstraction du tourisme et de l'art, Gargilesse serait encore un bien joli village. Peut-être en ruines. Plutôt mourir que survivre en culturel, c'est une fière devise, un peu folle.
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Dernière observation. Une certaine carte postale est en vente aux tourniquets des marchands de tabac, hôtels et papeteries de la région. Elle représente une rue de village, supposé berrichon, dans laquelle un vieux couple de villageois supposés authentiques et néanmoins déguisés en berrichons de casino, regarde passer une fille en slip. La légende qui les fait parler est à peu près celle-ci : « D'mon temps j'avions point l'plaisir ed-reluquer d'biaux brins de filles pareil'. » Voilà. Je me bornerai à constater que, depuis 1900, la situation du folklore fantaisie dans le secteur postal ne s'est pas sensiblement améliorée, en France, fiers Gaulois que nous sommes.
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Il va de soi que tous les propos ci-dessus ne résument pas le Berry et que toute autre province aurait pu sans doute en inspirer d'analogues. Le lecteur berrichon me dira peut-être et pourtant que j'en parle aussi légèrement qu'un touriste mal luné. Soit, mais la lune a ses quartiers, légèreté ne fait pas erreur et par les temps qui courent exagérer c'est prévoir. Je préciserai aussi bien qu'en m'élevant du particulier au général à partir d'observations hâtives, superficielles et tendancieuses, je me conforme à une vénérable tradition des chroniqueurs à la main. Jouer le moraliste est l'ordinaire penchant de mes pareils et s'il est dénué de parti pris, à quoi bon le moraliste ?
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On voudra bien noter aussi que les hommes de science eux-mêmes s'abandonnent parfois aux charmes de l'observation orientée avec leçon préconçue. Ils en usent plus facilement sous les dehors d'une démarche impassible, d'un langage plus ou moins chiffré et du prestige inhérent à tout serviteur de la science intrinsèquement objective. Ce serait un peu le cas de M. Jacques Monod avec son ouvrage intitulé *Le hasard et la nécessité,* bestellaire de l'athéisme scientifique et militant. Il a fait quelque bruit, autant qu'en peut faire un pavé d'hypothèses molles tombant dans une mare de vérités fondantes. L'intelligenzia néo-catholique en a tartiné quelques charabias complaisants. M. Monod est un savant, peut-être même un grand, et nous savons que la science ne se laisse pas toujours enfermer dans le neutralisme sous prétexte d'objectivité. Le tournesol n'est même pas indispensable pour nous révéler la couleur d'une hypothèse. Aujourd'hui surtout que la science est devenue adulte un savant a le droit, le devoir de nous raconter les belles histoires et belles images que lui ont inspirées la musique des nombres, le jeu des formules et les fonds d'éprouvette. La génétique est une muse particulièrement favorable au roman et c'est pourquoi son succès est grand. Presque aussi grand que celui de l'atome et de l'enzyme. Il les dépassera car les hommes sont devenus plus curieux des origines que des fins.
L'ouvrage de M. Monod a donc fait chez les snobs une entrée assez brillante, ce qui arrive aux meilleures choses. Il a été lu sur les plages par des penseurs en relax et des amateurs distingués de science-fiction, chacun y prenant selon ses moyens. Je l'ai lu au jardin des Plantes, sur une chaise de fer, sans lunettes de soleil, à l'ombre d'un *Fagus Sylvatica,* face à l'amphithéâtre Louis XVI où travailla Réaumur, en vue du laboratoire des Bequerel dominé par les murailles de la nouvelle Faculté des sciences, Bernardin de Saint-Pierre dans mon dos. A ma droite l'éléphant de mer tournait en rond sous l'autorité d'une sirène de bronze gracieusement téléonomique, plus loin s'égosillait un pithèque en mal d'anthrope, mais là-bas le hasard des grands sauriens s'endormait sagement dans la nécessité des vacances. C'est dire que toutes les disciplines de la science au service de la philosophie ornementale faisaient au lecteur forain un environnement des plus signifiant. Mais de toutes manières la lecture d'un ouvrage comme celui de Jacques Monod ne doit pas se préoccuper d'environnement. A dire vrai j'en ai parcouru les trois quarts, de quoi me dérouiller le discursif pour arriver en bonne condition là où l'auteur voulait en venir.
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Disons pourtant qu'en ces matières de protéine et morphogénèse ma lecture est celle d'un Béotien marchant au pifomètre, mais que l'intention vulgarisatrice de l'ouvrage s'est révélée efficace. J'ai bientôt flairé dans l'auteur un membre éminent de la vieille famille Homais, sorti des plus savantes pharmacies de la République pour s'aventurer en armes dans les prestigieux abîmes de l'humanisme intégral et nous y proposer l'exaltation de Sisyphe sous le bonnet de Diafoirus. Ce sont là bien sûr des images de polémique dénuées de toute valeur démonstrative. Peut-être me suis-je laissé influencer par le vague des arguments et l'embarras de l'expression. Aussi aurais-je accueilli volontiers le démenti intelligent ou la confirmation autorisée de ce jugement téméraire. Ne l'ayant pas trouvé dans les critiques spécialisées qui me tombaient sous les yeux, j'ai pris connaissance de la lettre n° 44 de la *Contre-Réforme* où l'abbé de Nantes avait traité du sujet. Traitement d'une sévérité extrême et scientifiquement administré. Allure expéditive et ton magistral. L'abbé ne se contente pas d'un jugement théologique ex abruto. Il va chercher des attendus concrets dans le détail même des opérations matérielles dont se fortifie le spéculateur. Il connaît assez le maniement des armes savantes pour suivre le savant pas à pas, surprendre les faux-pas, surveiller les expériences, dénoncer les interprétations suspectes ou frauduleuses. Il le poursuit dans ses extrapolations boiteuses, le talonne enfin jusqu'au fond des solitudes matérialistes. C'est un cul-de-sac où le savant Monod, un peu titubant d'ailleurs, va condamner son Homme et le couronner d'une gloire désespérée. C'est alors qu'une fois de plus Dieu surgit pour offrir au savant la clé des sciences, et puisqu'il est poète la clé des songes.
Jacques Perret.
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### Un phénomène d'aujourd'hui
*l'émission à R. T. L.\
de Mme Grégoire*
par Georges Laffly
Nous ne sommes pas encore habitués à ce fait : les nouveaux moyens d'information -- radio, télévision -- donnent à des personnes fort ordinaires une carrure prodigieuse. La plus banale speakerine devient une vedette dont les amours et les maladies occupent les conversations jusque dans les chaumières -- je veux dire les H.L.M. de village. Mais, plus grave, le moindre commentateur ou animateur prend une stature de colosse, sorte de monstre dont la tête est celle d'un homme ou d'une femme, tête d'épingle souvent, et le corps réunit ses deux ou dix millions d'auditeurs
Leur talent peut être médiocre, leurs idées de quatrième main. Ils représentent une force sociale incomparable, dans un temps où tout chavire, où les principes les plus fermes deviennent fluides.
Je veux parler ici d'un de ces phénomènes : Mme Ménie Grégoire. Journaliste à *Elle,* à *Marie-Claire,* féministe ardente, elle fait jusqu'en 1967 une carrière aisée dans les frivolités et les préjugés à la mode. On sait aussi qu'elle est sœur de l'abbé Laurentin, du Figaro, et qu'elle est l'épouse d'un conseiller d'État.
Le phénomène commence quand, en 1967, elle se voit confier à Radio-Luxembourg une émission quotidienne, qu'on pourrait définir par l'introduction de la psychanalyse dans le courrier du cœur.
Succès immédiat, immense.
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Dans un livre « Les Cris de la vie » (éd. Tchou) Mme Grégoire vient de réunir aujourd'hui les résultats de trois ans d'expérience. Ses auditeurs réguliers sont au nombre de trois millions. De 67 à 70, elle a reçu 80 000 lettres et 30 000 appels téléphoniques (les correspondants sont, à 90 % des femmes), qui ont constitué pour Mme Grégoire, les matériaux d'une enquête sociologique. Un tableau de notre société, ses maux, les remèdes, voilà ce qu'est le livre aux yeux de son auteur.
Si l'on trouvait là quelque prétention, il faut dire à son excuse que le phénomène dont nous parlions a joué. Il y a bien un fait sociologique remarquable dans cette affaire. C'est que pour les foules solitaires d'aujourd'hui Mme Grégoire (Allo Ménie ? Bonjour Ménie !) est devenue un substitut du confesseur, du psychiatre et de la mère. Comme elle le dit elle-même -- on ne peut pas toujours être modeste -- : « Je suis un mythe à mi-chemin entre le Bon Dieu, le général de Gaulle et la tireuse de cartes... »
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Mme Grégoire croit aux mythes, et d'abord au sien. Mais, nous dit-elle au début des « Cris de la vie », elle ne croit plus en Dieu. Notre monde n'a plus de Ciel à implorer, il gémit, mal à l'aise dans une morale vieillie, et en cherche une nouvelle.
Comme tout serait plus simple si les hommes savaient se fier au bon Freud, comme Ménie. Là est sa mission : révéler la science à ces humains qui souffrent par ignorance. La science, c'est-à-dire la psychanalyse et la sociologie. L'une nous éclaire sur la vie sexuelle, l'autre nous indique la nécessité et la possibilité d'instaurer de nouvelles relations entre hommes et femmes, entre parents et enfants.
Entre le mal et son médecin, entre les auditeurs et Mme Grégoire, ce puissant outil de réforme, de révolution : la radio. Et nous avons « la première expérience de psychothérapie collective ». Expérience, retenons le mot. Et si cela rate, les expériences ? A-t-on le droit d'opérer sur du vivant, et sur ce qu'il y a de plus fragile, de plus complexe dans la vie : sa part affective ?
Nous rencontrons ici le mélange de pédantisme et d'incroyable légèreté qui est propre à notre époque.
Au départ, quel est le public de l'émission ? Les esseulés, les vaincus de la vie, ceux qui cherchent une oreille pour les écouter. C'est l'aspect « courrier du cœur ». Dans notre société de nouveaux nomades, où les cadres sociaux ont éclaté, où la famille est réduite au couple, où presque tout le monde est déraciné, ils sont nombreux ceux qui cherchent un appui, un conseil éclairé.
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Mme Grégoire va s'en servir comme d'un levier, de ce public naïf, et de ce levier renverser les dernières pierres des vieilles mœurs. Elle connaît très bien les ficelles du métier. Elle écrit (p. 38) : « Ah, l'argent ! Si j'avais voulu faire monter le courrier, par vaine gloriole, ce qu'à Dieu ne plaise, j'ai vite compris qu'il suffirait de l'agiter, sous quelque prétexte que ce soit ». Merveilleuse délicatesse de l'expression.
Cette science du métier, elle va l'appliquer à son dessein. « En brisant un par un les tabous... J'en ai franchi quelques-uns, pas à pas, l'œil fixé sur le thermomètre. S'il indiquait « casse-cou », c'est que la résistance collective était trop forte. Je faisais marche arrière et je revenais sagement aux jeunes filles en pleurs, aux maris en fuite, aux sanglots longs de la misère, finalement plus rassurants... Le temps de digérer ; et puis je recommençais. »
On voit que les cœurs en détresse ne sont qu'un moyen, un prétexte. Cachée derrière eux, elle progresse peu à peu vers son véritable but : changer les cœurs et les esprits, faire avaler à des gens qui ne le demandent nullement, qui ne se méfient pas, mal équipés pour se défendre, une morale nouvelle. Quand on est allé trop fort, on s'arrête, on fait le gros dos, avant de repartir à la charge. Il y a là une conquête, un viol des esprits. « En brisant les tabous... » dit Mme Grégoire. Le mot nous vient de l'ethnologie, mais il s'est beaucoup vulgarisé. Dans l'esprit de nos contemporains, et ici en particulier, on se demande s'il n'y a pas confusion entre le tabou et le sens des convenances, par exemple. L'inceste, dans nos sociétés, est un tabou, l'anthropophagie également : interdictions qui relèvent du sacré, dont le viol ébranle l'être intime, libère des forces funestes, attire la colère céleste. Tandis que l'interdiction de fumer devant les dames, ou de cracher en public ne sont des « tabous » que par un abus des mots : il s'agit là de règles qui peuvent varier selon la délicatesse de l'époque ou du milieu.
Contrairement à ce que croit Mme Grégoire, les « tabous » ne sont pas à briser, la voie du progrès ne consiste pas à en joncher notre chemin pour nous sentir de plus en plus libres, allègres et modernes. C'est une vue bien frivole que de croire que les véritables interdits s'évanouissent sans laisser de traces. Ils peuvent n'être pas partout les mêmes, ils sont une constante de toute société humaine.
Il est vrai que Mme Grégoire est hardie. Montesquieu ne voulait toucher aux lois mêmes (qui ne sont pas du même ordre que le tabou) « que d'une main tremblante ». Notre auteur n'a pas de ces timidités. Parlant des relations entre époux, entre parents et enfants, elle affirme : « Ce n'est que le fruit des civilisations, organismes fragiles, stupides, et, Dieu merci, mortelles ».
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On reste confondu. Valéry, le pauvre homme, croyait énoncer une vérité triste, angoissante, en parlant de la mort des civilisations. Mais Mme Grégoire lui répond, qui a l'air de croire qu'une civilisation se fonde aussi aisément qu'une société anonyme.
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Il est bon ici de voir comment notre héroïne aime à s'imaginer. Le portrait qu'on va lire est de sa secrétaire, Mme Claudia Cas : « Intelligente, généreuse, profondément sincère, animée d'une foi totale en ce qu'elle entreprend, Ménie avance, en petit Don Quichotte efficace, renversant les tabous, combattant l'hypocrisie, luttant contre l'ignorance. »
Voyons donc cette lutte et ce combat.
Il s'agit de sauver la femme et les jeunes de leurs oppresseurs naturels : le mari, les parents.
La femme, toujours humiliée, subissant toujours, vaincue, soumise, est une victime de l'homme.
L'homme, selon Ménie, le voici. Il est du « modèle latin... inquiet, jaloux de ses privilèges ». Latin est employé ici au sens large, puisqu'il s'agit aussi... des musulmans. Ce modèle d'homme « a traversé les mers avec les conquérants, a colonisé toute l'Amérique du Sud et du Centre et l'Amérique du Nord n'en est peut être pas totalement indemne ».
Étrange géographie. Les Écossais, les Russes, les Noirs, les Chinois sont donc d'un modèle différent, je pense ? Mais un peu plus loin, elle note que les Chinois tiennent, eux aussi, à la virginité des filles, (ce qui est « latin »). Alors ? En fait nous avons là une référence hâtive à un livre de Mme Tillion. Sans doute Mme Grégoire veut-elle attaquer l'affreuse morale « judéo-chrétienne ». Que ne le dit-elle pas ? Elle n'est pas la première à le faire.
Cet homme jaloux, nous dit-on, est « masqué ». Il cache ses sentiments. Et la meilleure preuve, c'est qu'il y a neuf femmes pour un homme qui écrivent à Mme Grégoire. C'est là un vice impardonnable.
L'homme est tyrannique. Il ne comprend pas la vie quotidienne. C'est à lui qu'on doit notre architecture de lignes droites et d'angles, sans « rondeurs » féminines. L'auteur a l'air très fier de cette psychanalyse architecturale, mais comme il doit bien constater que dans des siècles plus civilisés les « rondeurs » n'ont pas manqué, il faut bien inventer une explication : hier encore le tyran, sûr de lui, permettait une architecture plus humaine. Aujourd'hui, menacé par la révolte féministe, il se raidit et se cabre dans son refus.
Qu'on excuse ces détails. Ils me semblent pleins d'humour, involontairement, et révèlent ce goût de la systématisation hasardeuse, péché mignon des demi-savants.
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Mme Grégoire note aussi que l'homme ronfle en souvenir des cavernes, où ce bruit éloignait les animaux dangereux. Cette constance dans le souci de protéger les siens pourrait attendrir l'auteur, mais je crains que cela ne lui paraisse surtout répugnant.
Évidemment, cet être affreux, chez qui le Cro-Magnon veille encore, ne comprend pas sa femme. Il est d'ailleurs souvent impuissant, attaché qu'il est à une mère-ogresse. Et quand il ne l'est pas, il trompe sa femme.
Cet homme, c'est le mari. Heureusement, il y a d'autres hommes. Des « vrais » (p. 130). Ce sont les amants. Hélas, les amants ne « sauvent » pas souvent les femmes, car ils sont volages. « *L'adultère n'est pas une institution solide *» (p. 130).
Devons-nous désespérer ? Non, car des jeunes gens (ah, les jeunes !) osent avoir des sentiments. Un garçon de seize ans a écrit à Ménie qu'il cherchait « l'âme sœur » (p. 91). Bouleversante nouveauté qui nous promet pour demain un homme régénéré.
En attendant, ces « jeunes » sont d'autres victimes de notre société. Parce qu'ils ne sont pas mariés (ou accouplés) tout en étant physiquement mûrs. Parce qu'ils n'ont pas de métier rentable, ou de droit légal sur leur salaire, dans un monde où l'argent est roi. Parce qu'ils n'ont aucun droit légal ou politique. Ils n'ont droit à aucun choix, même pas à celui du domicile.
Et pensez qu'aujourd'hui une fille est « *vraiment *» amoureuse à douze ans. Ce qui n'arrivait pas, évidemment, dans les siècles passés, ô Chimène, ô Béatrice, ô Juliette.
C'est le grand couplet sur la maturation plus rapide des jeunes gens d'aujourd'hui. Ils sont, paraît-il, adultes plus tôt qu'on ne l'était autrefois, aptes à prendre, à un âge encore tendre, des responsabilités. Ce n'est pas le lieu de montrer ici qu'il s'agit d'une erreur de perspective. Constatons seulement que cette illusion coïncide avec un fait inédit dans notre histoire : *un nombre bien plus grand que jamais d'enfants majeurs à la charge, dans la dépendance, de leurs parents,* à cause des études plus longues. Nous disons que l'on est adulte plus tôt aujourd'hui, alors que justement on l'est plus tard. C'est une des contradictions de notre temps.
Sur l'éducation, Mme Grégoire nous apporte également des lumières scientifiques. Elle nous apprend que « les hommes (les pères) ont démissionné, eux qui, dans les sociétés primitives, prenaient les garçons en charge à l'âge de 7 ans ». Vrai, encore que cette affirmation soit à nuancer. L'ennui, c'est qu'après avoir lu cela page 205, on se souvient que, page 60, on nous expliquait la « soumission » féminine, si honteuse, par le fait que les filles sont élevées par les mères. « Ce n'est pas par hasard qu'on a toujours remis les jeunes garçons au clan des hommes vers la septième année. » Que signifie ce toujours ?
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On a pu déjà conclure que Mme Grégoire trouve notre société lamentable, cette société qui se caractérise par des lois mauvaises (divorce, statut des mineurs, prostitution) et la force de tabous odieux et « dépassés ». Notre auteur voit uniquement le corps social et ses lois comme un carcan, jamais comme une protection. Position commune aujourd'hui, où l'on ne sait même plus que la société la plus imparfaite est supérieure à une non-société. Position trop confortable, néanmoins, et grosse de périls.
Mais telle est l'exigence du progrès. Si nous allons vers un mieux, il faut bien penser que nous sortons d'un pire. Et là, nous rencontrons l'inévitable thème des mutations. Mme Grégoire note -- après tant d'autres -- les changements rapides qui affectent notre monde. Il est vrai que nous nous trouvons dans une situation inédite, jamais vécue par une autre société. Situation peut-être inviable : liens relâchés avec la nature, refus des exemples du passé, apparition de nouveaux moyens de grouper et d'informer les hommes, etc.
Cela n'inquiète nullement l'auteur des « Cris de la vie ». On lit page 71 : « Seuls les cadavres ne se renouvellent pas. » Voilà de ces formules heureusement journalistiques, qui doivent clouer les becs réactionnaires. Mais cette image est-elle juste ? Le cadavre n'est-il pas le lieu de changements extrêmement rapides et profonds -- bien plus rapides et profonds que les changements du corps pendant la vie ? C'est la décomposition. Après, il n'y a rien.
Si Mme Grégoire prend gaillardement son parti de nos métamorphoses, c'est qu'elle est bien assurée d'en avoir les clés. Les mutations, elle entend bien les diriger, les orienter. Elle est, au milieu de tant d'autres, guide et prophète. Et sa mission est de conduire un peuple ignorant.
Comment ? Nous allons le voir.
L'émission de Mme Grégoire est à la jointure du courrier du cœur et de la psychologie scientifique, le point de rencontre étant le cœur, le malheur des pauvres hommes. Elle joue donc sur des besoins très puissants : besoin de se confier, d'ouvrir les vannes à un secret trop longtemps gardé. Besoin, chez ceux qui écoutent, de renifler ces bas-fonds de l'âme pour s'apitoyer (sur les autres, ou par retour, sur eux-mêmes) ou pour en jouir, par une curiosité qui n'est pas très estimable. Il n'y a pas de mot français pour désigner ce voyeurisme auditif, ce goût d'écouter aux portes.
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Il y a de quoi rêver quand on pense à ces remous profonds qui amènent à la surface les vases de l'âme. Un confesseur, un psychiatre sont seuls avec leur confident. Ici, l'on passe à une gigantesque cérémonie de déballage. Des millions d'êtres communient dans l'exhibition des catastrophes et des tares intimes, se repaissent de ces tristes images, sous la direction de la grande prêtresse, l'indulgente, la bénéfique, la consolatrice.
On me répondra que les auditeurs sont chacun, devant son poste, et que la communion n'est pas physique. Elle est cependant très forte, Mme Grégoire le dit dans son livre. Et n'oublions pas que depuis quelque temps, la séance a lieu en public : le culte a ses temples. Il y a même eu récemment, salle Pleyel, une séance houleuse et excentrique qui vaut d'être rappelée (on y avait fait écho dans la presse). Le sujet choisi était l'homosexualité. On pense bien qu'il s'agissait de reconnaître cette « déviation », et de demander pour elle le respect. Mais Mme Grégoire ajoutait à ce respect une nuance de commisération : ces gens-là souffrent beaucoup, etc. La chose tourna au ridicule. Un commando d'homosexuels envahit la scène en clamant qu'ils étaient très heureux ainsi, et refusaient la pitié qu'on leur offrait.
Nous avons employé le mot culte. C'est à lui qu'il faut revenir. Tant de détresses qui ne savaient où s'exprimer se transforment peu à peu en communion, et trouvent une espérance.
Mme Jeanine Blanchard, assistante de l'émission, écrit dans un appendice des « Cris de la vie » :
« Puisque famille, médecin, religion et justice sont fantômes, absence si souvent, force de l'émission... Tout cela est bon, vrai, même si parfois la fêlure devient cassure. » Mme Grégoire remplace donc Dieu, le Juge et le Père. C'est beaucoup. Mais « si la fêlure devient cassure » ? A-t-on le droit de passer légèrement sur ce risque ? Si la tentation longtemps refoulée (de l'adultère, de l'abandon du foyer ou du viol) se réveille, s'affermit, à l'écoute d'un cas tout semblable, auquel on entend compatir, qui se trouve exposé avec compréhension, indulgence ?
Si l'émission servait aussi à « donner des idées » ? Si les confidences favorisaient la contagion ?
Mme Grégoire connaît fort bien ce risque. « J'ai reculé devant les grandes perversions et les crimes... J'avais trop bien compris la valeur permissive de l'émission, et le danger de cette absence de jugement, de cette espèce d'acceptation qu'elle suggère... »
En tous cas, la porte est ouverte aux « petites » perversions et aux « petits » crimes.
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Passons sur l'inconvénient, qui n'est pas mince, de vulgariser un langage et des notions de psychologie très élaborés (et dont la solidité scientifique n'est pas assurée). On sait ce que les médecins pensent de la vulgarisation médicale. Il y a, Dieu merci, des médicaments qui ne sont délivrés que sur ordonnance. Qu'on essaye d'imaginer ce que peut donner une thérapeutique de l'esprit, fondée sur des notions mal comprises, ou pas comprises du tout. Mme Grégoire se moque gentiment des lettres où elle lit : « J'en ai eu une scoliose cérébrale, les nerfs qui se croisent au cœur » ou « J'ai été opérée de l'abivicule viliaire ». C'est pourtant ce public qu'elle convie à utiliser des concepts comme « complexe », « libido », « frustration ». Le diable sait ce qui en pourra sortir.
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Mme Blanchard note encore : « Début de l'émission... : choc, vertige, chute dans l'infinie spirale de l'enfer des autres, de soi-même... » Notez l'expression : il s'agit d'une descente aux enfers. Et ce qui s'exprime, dans ces cris, ces aveux, elle le dit un peu plus loin : « spontanément reparues du fond des âges, la mythologie, les légendes ».
Nous sommes en fort progrès sur le XIX^e^ siècle, où le même goût de descendre aux bas-fonds, dans « l'enfer des autres et de soi-même », ne trouvait pour se satisfaire que la lecture des romans populaires. Si inventifs qu'ils fussent, Eugène Sue ou Pierre Decourcelle ne pouvaient donner que des imitations, des produits fabriqués, et c'est derrière les multiples grilles des mots, et des censures, que les lecteurs affamés arrivaient à entendre « crier » la vie. Aujourd'hui, grâce à la radio, vous avez du vif, du saignant. Il suffit de plonger dans le vivier inépuisable et vous prenez une femme vraie, tout écorchée, bien démolie. Elle est là, tout près, palpitante. Et ce qu'elle dit, ce sont les mythes, les légendes, le vieux fond humain -- (Œdipe et les Atrides et Phèdre) -- mais non plus jugulé, ennobli, éloigné, par l'art et le temps, et par une vision religieuse. Non, maintenant, vous les avez, ces drames, tout crus, tout proches, votre voisin de palier peut-être. C'est aussi excitant que le cirque romain.
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Un des grand mots de Mme Grégoire est qu'elle n'a pas à juger et à conseiller mais seulement à éclairer, à « faire prendre conscience ». Nul exhibitionnisme, d'ailleurs, dans l'émission. Les voix, dit-elle, sont anonymes. Filtrées par la radio, on ne les reconnaît pas.
Probable. Mais il nous semble certain qu'un exhibitionnisme existe pour l'auditeur, pour ce qu'elle appelle très justement « le groupe d'écoute » : une communauté qui s'unit dans le récit de ce qui d'ordinaire, est caché -- et même à soi.
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L'auteur cite, en l'approuvant, cette lettre : « Ne vous arrêtez pas, Ménie... \[quand on entend\] certaines petites phrases il n'y a plus d'âge, plus de race, plus de condition. Il y a un être humain qui sent un autre être humain, conscient de ce qu'est une personne. Dans l'anonymat, on se libère. Au bout du fil, on n'est plus tout à fait soi-même, on est une généralité... »
Prodige ! On se sent une personne, mais une personne qui n'est presque plus rien -- sans nom, sans âge, sans race, sans condition sociale -- existant juste assez pour être l'exact reflet de n'importe quelle autre. Ce qui sort de ces zombies, c'est le fonds indifférencié de l'humanité : je parle pour toi, tu es comme moi.
Mme Grégoire affirme pourtant qu'il y a *rencontre,* lorsqu'elle répond au téléphone. Rencontre entre une anonyme et Ménie qu'elle n'a jamais vue ? Rencontre vraie, où l'on va au fond des cœurs, entre deux êtres qui ne se reconnaîtraient pas dans la rue ?
Voilà un moyen bien hygiénique d'aider son prochain. On se moquait des dames d'œuvre qui mettaient des gants pour aller chez les pauvres. Nos bourgeois progressistes ont bien d'autres défenses que les gants.
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Sur les 110.000 lettres et appels analysés jusqu'ici par Mme Grégoire, 45 % viennent des grandes villes. Ce qui tue, dit-elle, c'est la solitude des banlieues, les grands ensembles désespérants. On ne connaît personne. Les enfants ne savent où jouer.
Tout ce qu'elle dit sur ce point est très juste et mérite d'être salué. Ainsi quand elle oppose à la famille-couple, et au F3 ou F4, le besoin qu'éprouvent les enfants de retrouver « l'équivalent de la famille large et du village ». Il est vrai que tant que la cité moderne n'aura pas retrouvé cela, elle ne sera pas viable, ne pouvant assurer l'intégration et l'épanouissement des êtres.
Mais comme toujours, il faut qu'elle en rajoute. Voilà comment elle illustre le malheur des banlieues modernes. Une femme lui téléphone. Elle vient d'accoucher, et dans la semaine, quatre femmes des étages supérieurs de son immeuble ont mis également un enfant au monde. Surprise d'abord, elle finit par se rappeler que neuf mois auparavant, les voisins du 5^e^ sont rentrés d'une soirée assez joyeux. Ils ont réveillé ceux du 4^e^, qui ont réveillé ceux du 3^e^, qui ont réveillé notre téléphoniste et son mari.
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Résultat : les cinq bébés. Voit-on comment on passe du fait réel (maisons sonores) à l'extravagance, et de la sociologie au film burlesque ?
Mais revenons à notre analyse : 45 % d'appels des grandes villes, 24 % de moins de 20 ans, dont 3 % de moins de 15 ans on appelle Mme Grégoire à 7 ans, 8 ans ! L'auteur entend souligner par là que son émission touche les forces « vives », les couches « ascendantes » de la population.
Il vaut donc la peine de jeter un coup d'œil sur l'aspect politique de ce phénomène. « Politique » : c'est Mme Pascale Desforges, autre assistante, qui prononce le mot.
Mme Grégoire parle de ses auditeurs comme d'un « groupe d'écoute » : communauté qui se crée autour de l'émission, influencée, formée par elle. Or, l'émission n'est pas neutre. Elle est tout entière orientée vers une critique de la société, du rôle qu'elle donne au père, des relations entre époux ou entre parents et enfants. Elle souligne l'injustice des lois. Mme Grégoire contribue très fortement à une démolition des structures sur lesquelles toute la civilisation occidentale s'est formée et a vécu. Et quand Mme Desforges a parlé de « politique », un mot lui vient pour la définir : « *révolution permanente *»*.*
Il est d'ailleurs remarquable que tout au long des « Cris de la vie », la seule société qui soit louée -- pour sa gymnastique, parce qu'elle a supprimé la prostitution, parce qu'elle a résolu le problème de l'éducation enfantine -- c'est la Chine, la Chine de Mao. Mme Grégoire n'en parle qu'avec un frisson d'extase. Et si la France ne lui paraît pas perdue, c'est parce qu'elle a eu un beau sursaut récemment. « Ô mai 68, si proche et si lointain, si mort et si vivant ! »
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Qu'on nous excuse de nous être attardés sur cette aventure singulière. Elle nous semble exemplaire.
En plaquant sur un fond anodin et populaire (courrier du cœur) une affiche scientifique qui flattait le public, Mme Grégoire sut métamorphoser son émission et en faire un instrument de changement social.
En devenant, par l'outil employé, une de ces vedettes, un de ces « monstres sacrés » qui, en prétendant exprimer ce que veut le public, le conduisent à leur guise, Mme Grégoire est devenue une sorte de prêtresse, de prophétesse, qui mène son troupeau naïf et fidèle vers la Terre promise : l'Avenir qui connaîtra le Bonheur par la Libération (majuscules indispensables).
Mais si au bout de cette aventure, et de bien d'autres du même genre, il y avait la catastrophe ? De cela, nul ne veut se soucier.
Georges Laffly.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
« LE TONNERRE de la prédication évangélique peut-il encore réveiller ceux qui ont pris cette morphine ? » C'est la question posée par le Père J.M. Lagrange, (je cite de mémoire), sur la *Vie de Jésus* de Renan ; mais M. Jean Guitton nous explique « qu'en 1971 des croyants puissent lire la *Vie de Jésus* sans scandale... Je dois commencer par situer sur sa terre, par étudier comme homme mon semblable, celui, etc. » (*Figaro,* 13 avril). Les yeux de Renan sont-ils à recommander pour « étudier comme homme mon semblable » Jésus de Nazareth, ou s'agit-il, avec de tels yeux, d'être aveugle ? Mais d'abord, que vaut la thèse elle-même, de *devoir commencer par cette étude là,* c'est-à-dire la foi chrétienne obligatoirement précédée par l'étude scientifique de la vie du Christ ? Thèse à la mode, au goût du jour comme les goûts, disait le même Renan, des femmes grosses, puisqu'on ignore la protestation de saint Paul évoquée aussitôt par une telle thèse : « Si nous avons connu le Christ selon la chair, à présent nous ne le connaissons plus de cette manière. » (II Corinthiens, 5/16.) Et cette protestation de l'Apôtre évoque elle-même la parole de Jésus à Simon-Pierre : « Ce n'est pas la chair et le sang qui te l'ont révélé (que je suis le Fils de Dieu), mais c'est mon Père qui est dans les cieux. » Croyez-en M. Jean Guitton : « Je dois commencer par situer sur sa terre, par étudier comme homme mon semblable, celui qu'en approfondissant je reconnaîtrai comme être insurpassable, comme égal au Père, comme Verbe en qui tout est fait. » Encore pire : « Et j'ai connu une femme incroyante à qui Renan avait révélé l'être unique au monde. » Quelle est donc une pensée parlant ainsi de Jésus révélé par Renan ?
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202:157
« Ils se méfient des étrangers, et la plupart du temps ils ont raison. » Eh quoi, du racisme à *France-Inter ?* Mais non, il s'agit des Chinois dans la Chine de Mao. (13 avril.)
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Aucun être humain ne consiste en rien sans son passé, ne vit qu'en son présent, et ne cesse d'être tendu vers l'avenir ; l'entière humanité n'ayant d'autre vérité que la même continuité, ne devrait-on pas rire du découpage en trois temps de l'histoire ?
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Les faux dieux, véritable « opium du peuple », oui, mais comment, ce dont ne savent rien, ni la critique marxiste, ni le *Figaro* (15 avril) ? *Tout est opium du peuple en l'absence du vrai Dieu,* puisque cette absence ne fait pas renoncer au bonheur, au mensonge du bonheur en cette absence. (A quoi s'ajoute un argument ad hominem : si vous voyez un faux dieu dans « le Dieu-de-l'ordre-moral » et dans « le Dieu-tout-puissant », (ibid.), comment ferez-vous le vrai Dieu de votre « Copain Jésus-Christ » ?)
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Mariage, christianisme, sacerdoce : trois vocations, puisque chaque personne en décide par un choix au-delà de la nature humaine, en tant que celle-ci est commune à tous les hommes. Quel choix dans chaque cas, il importe de le préciser ; car si la vocation chrétienne concerne tout homme, non pas en tant qu'homme, -- cette incohérence à la mode, -- mais en tant qu'homme sauvé par Jésus-Christ et recevant sa grâce ; vouloir son salut et recevoir la grâce n'en est pas moins une obligation pour tous dans la pleine cohérence de la foi ; or il n'y a rien de cette obligation universelle, touchant le mariage, bien que celui-ci tienne à la nature en tant que nature et n'implique pas la grâce, -- de sorte que le mariage n'oblige ni l'homme ni le chrétien en tant que tels, mais regarde le chrétien, et en tant qu'homme, et en tant que chrétien. Que dire de la vocation au sacerdoce de Jésus-Christ, sinon qu'elle suppose un chrétien, non en tant qu'il est un chrétien, mais en tant que tel chrétien est choisi par le Christ, pour la grâce de cette vocation de sa personne en tant que telle personne chrétienne, (Jean, 15/16 et 19) ? Dès lors, est-il possible à un prêtre de prétendre au droit commun du mariage, à la commune liberté du mariage, sans méconnaître le caractère personnel de la vocation au sacerdoce, et sans en faire abusivement une vocation de l'homme en tant qu'homme, ou du chrétien en tant que chrétien ?
203:157
Cela ne devrait-il pas évoquer le cas incohérent d'un homme marié qui prétendrait jouir encore de la commune liberté de se marier ? *Lorsque la personne est liée, quelle liberté selon la nature,* sans appeler la sentence de l'Évangile : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu », (Luc, 9/62) ?
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Certaine équivoque sur le désintéressement de la recherche scientifique en fait bel et bien une idolâtrie ; on s'adonne à cette recherche pour elle-même, on souligne : pour la vérité ; ou l'on regarde la vérité en cause comme un bien qui n'est pas la fin dernière de l'homme et doit lui être subordonné, (la IIae, 1, 6, ad 2) ; ou l'on fait de la science une fin idolâtrique de l'homme, et l'homme idolâtre de lui-même. Disons-le familièrement, il faut chercher la vérité pour vivre, et non pas vivre pour chercher n'importe quelles vérités.
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La morale thomiste distingue, (Ia IIae, 1, 1), les actes humains et les actes de l'homme ; en effet, l'homme est l'animal raisonnable ; la raison est intelligence et composition ; l'animal est végétal et sensible ; la vie sensible est perception et appétition ; l'être végétal est la matière organisée ; la matière est inertie et énergie. Par-dessus tout cela, l'homme veille ou il rêve, et il peut s'y tromper. Donc, la dualité dans l'homme est au moins à la septième puissance ; voilà où je trouve bonne mine à *l'hypothèse* freudienne d'un inconscient *humain* de même actualité spirituelle que les actions de notre vie morale. Bonne mine axiomatique de l'homme, défini par l'ensemble des éléments qui le constituent à égalité, selon que la science les distingue en lui, -- qui serait *lui* comme *leur ensemble,* ni plus, ni moins !
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Aimer, c'est toujours Dieu que l'on aime, par la plus profonde vérité de l'amour ; mais quant à la vérité de la vie de celui qui aime, c'est aimer Dieu *en quelle sorte *? Je le demande à qui fait le procès de l'amour dévot, peut-être à juste titre, mais qui semble ignorer tout autre mensonge d'aimer.
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204:157
La liberté a pour contraire l'esclavage, qui consiste à appartenir à autrui comme une chose ; alors que l'on doit, faut-il entendre, disposer de soi-même comme le fait une personne ; le malheur veut que l'on se veuille libre étant le seul maître de soi-même comme on dispose d'une chose, -- chacun son esclave !
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A la fin, il faut que j'en demande pardon à l'univers, mais l'Évangile ne dit pas plus le malheur d'être riche que le bonheur d'être pauvre ; il dit quelque chose de surnaturellement autre, inimaginable à mesure, et à mesure impensable, semble-t-il, bien qu'il le dise de la manière la plus expresse : le même bonheur des huit Béatitudes, c'est d'avoir pour sien le Royaume des cieux ; le malheur n'est pas un autre que se contenter d'être à l'aise sur la terre, en ayant les moyens. Opposer le « beati possidentes » de Bismarck au « væ vobis divitibus » n'est qu'un quiproquo ; et il est grotesque d'épiloguer sur le fait que Luc béatifie les pauvres, au lieu des pauvres en esprit de Matthieu, puisque le bonheur en question est celui du Royaume. Si l'on rencontre aujourd'hui, je veux bien le croire, des tas de milliardaires écœurés, le sont-ils par leurs milliards, ou par le train de vie moderne, comme il est jouisseur, précisément, comme il l'est avec sottise, (la sottise qui ne distingue plus le gourmet des consommateurs), et rappelle le vers de Musset : *La meule de pressoir de l'abrutissement ?*
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La pensée d'Henri Poincaré : « La recherche de la vérité doit être le but de notre activité ; c'est la seule fin qui soit digne d'elle », souffre d'une incohérence fondamentale, puisque parler ainsi de la *recherche* de la vérité suppose la *connaissance* de la plus haute vérité humaine : celle de la fin de notre activité. Ce sont des incohérences de ce genre que le galiléisme rend inévitables et fait pleuvoir sur tout le champ de la pensée moderne. « La seule fin qui soit digne d'elle » exige l'activité proprement humaine, donc, exercée à la lumière de *sa* vérité, non pas à la recherche de *la* vérité, comme si celle-ci pouvait lui être du tout au tout inconnue sans impossibilité, à mesure, d'une activité humaine obligeant à sa dignité, obligée par sa noblesse. Saint Thomas établit qu'aucune activité de l'âme ne peut être la fin dernière en quoi consiste la béatitude, ni aucun bien créé, (Ia IIae, 2, 7 et 8) ; or la recherche de la vérité est l'un et l'autre. Mais le plus remarquable en cette leçon est sans doute la tranquille affirmation du fait que notre âme est un être en puissance : « Ipsa enim anima, in se considerata, est ut in potentia existens : fit enim, de potentia sciente, actu sciens ; et de potentia virtuosa, actu virtuosa. »
205:157
Tant saint Thomas peut se tenir loin de certaine idée de l'homme ainsi que d'un tout fait, s'il y a une nature humaine ! Tant peut être ridicule, à sa lumière, une dignité de la personne humaine qui en fasse un dieu pour la société !
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Il ne peut pas et il ne doit pas y avoir de dialogue égalitaire entre les jeunes et leurs parents ou leurs maîtres ; supposé que les adultes consentent au mensonge d'un pareil échange des fruits de la vie avec ses fleurs, les jeunes s'enfonceront dans leur vertige au lieu d'en réchapper. On se demande pourquoi l'angoisse des jeunes ; je demande comment la jeunesse échapperait à l'angoisse, *étant abandonnée à elle-même par le dialogue à égalité* dont ses parents et ses maîtres lui font un droit.
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Si tout le monde « veut être heureux, et ne veut être qu'heureux », en tous les choix de son existence, est-ce éclairer l'un de ceux-ci que de lui donner pour but son bonheur ? Autant répondre que si l'on veut vivre de telle sorte, c'est que l'on veut vivre ; ouais, quelles sont vos raisons de vouloir vivre et être heureux dans le mariage, ou dans telle profession, ou dans telle foi ? Peut-être arrivera-t-il alors de voir que, si vouloir être heureux ne fait pas de doute, ce n'est point comme identique au vouloir-vivre, comme adéquat au vouloir-être, -- Dieu merci ! puisque se trouver dans sa vie et son existence est donné à chacun absolument, sans passage par lui-même de ce don de Dieu, tandis que le bonheur de chacun, qui réellement est Dieu, n'apparaît à chacun que dans son propre miroir.
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« Si nous considérons la postérité de 0 en raison de ce nombre, il est évident que 1 appartient à cette postérité, puisque 1 = 0 + 1 ; et puisque 1 appartient à la postérité de 0, 2 lui appartient aussi ; et puisque 2 lui appartient, 3 aussi. Procédant de la sorte, nous obtenons tout un ensemble de nombres appartenant tous à la postérité de 0. » (B. Russell, *Hist. de mes idées philosophiques*, trad. G. Auclair, page 118). Diriez-vous pas d'un canular ? Mais, on ne peut plus sérieusement, la « promotion du zéro » en mathématique moderne en fait (dès le cours élémentaire) le premier des nombres, et les autres sa postérité ; tout de même d'ailleurs que la logique moderne se veut « non-A » par une équivalence du non au oui qui mène le oui à l'absurde, et l'y laisse à quia. Je demande alors s'il s'agit d'un autre dérangement du cerveau, avec le non de la Gauche à la priorité de l'existence sociale et de ses conditions ;
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avec la révolution permanente à partir du zéro axiomatique (ou idéal) d'une « société de type socialiste » ; avec l'avenir au pouvoir sur un présent par absence du passé, enfin mort, (cela non plus n'est pas un canular), et réduit au silence, (une dernière fois, en mai 68). Remarque à l'appui : la réaction socialiste au libéralisme tombe dans le même vide d'inexistence sociale créé par le libéralisme, elle part du même zéro axiomatique, offert au « + 1 » du je ne sais quoi, venu de soi-même, de chacun des éléments de l'ensemble social comme l'ensemble des nombres.
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Si l'on a fait une jeunesse capable de penser qu'être au monde sans l'avoir demandé la dispense de rien devoir à qui le lui a donné, pourquoi ne pas prendre à la blague, aussi bien que les autres péchés contre la chasteté, -- n'est-ce pas que ce langage fait rire ? -- la non-chasteté de l'inceste ? Est-ce que l'on aurait contre celui-ci d'autres raisons que celles de saint Thomas (IIa IIae, 154, 9) ?
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Le péché originel nous fait naître sans la justice originelle, traduisons en français courant : nous ne sommes pas des saints de naissance. Parlons encore tout bonnement : Adam était saint, Ève était sainte ; mais là-dessus, dialogue avec le serpent, péché originel, -- qu'est-ce à dire, sinon, pour la première fois, « l'homme naît bon, la société le déprave » ?
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Sans la société, qui donc est soi-même à soi-même ? Sans le langage, qu'est-ce que la société ? Lorsque le langage est libre, et l'on veut dire à l'entière discrétion de chacun, et c'est-à-dire la société anarchique pour ce qui est du langage, (fond et forme, désormais), de quelle farce s'agit-il, à rechercher d'où peut venir, et comment soigner, n'importe quelle maladie du corps social et de ses membres ? Si la liberté de l'ivrogne est de boire, et l'on sait où çà le mène illico et à échéance, qu'attendre de l'ivrognerie démocratique ? Si le langage peut se rendre coupable de diffamation envers les personnes, non envers la société, celle-ci doit donc protéger des personnes qui ne sont rien sans elle, mais sans se défendre elle-même contre les personnes qu'elle fait exister ; je le demande encore : quelle est cette farce d'une circulation automobile avec un pareil code de la route, qui autorise à démolir la route ?
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Ce moraliste de radio et de *Figaro* accuse les producteurs du film « Un souffle au cœur » d'irrespect de l'enfant à qui l'on fait jouer un tel rôle mais aussitôt : « Je ne veux pas juger les parents ; ils font ce qu'ils veulent avec leur fils, ils en sont responsables. » (*France-Inter,* 9 h., 8 mai.) Cela semble une histoire de fou inventée un peu vite ; c'est l'interminable histoire de fous de la liberté moderne : tellement le tout de tout qu'être responsable ne se borne pas à impliquer la condition d'un choix libre, c'est une manière équivalente de dire que le choix est libre, entendez : sans autre loi que d'être libre. Voilà par quel mystère les parents, responsables de leur fils, échappent au reproche d'irrespect de l'enfant, élevé contre les cinéastes.
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Toute la méchanceté des hommes n'est pas une raison de ne pas donner raison à qui se déclare pour l'homme, aucune injustice sociale ne dispense d'être pour la société ; de même, impossible de ne pas reconnaître pour moi-même et pour les miens, et pour le bien, quiconque se déclare *pour l'ordre,* à plus forte raison pour *l'ordre moral,* du moment, et à mesure, qu'il faut l'ordre et non le désordre, et que l'Ordre doit être moral pour être humain. Objecter le fait que « l'Ordre règne à Varsovie », et que le moralisme peut faire obstacle à la politique, c'est prendre à son compte un langage de Babel, qui abandonne les plus hautes réalités aux abus les plus stupides qu'en font les hommes. Refusera-t-on, avec les cinglés du siècle, de se dire pour Dieu à cause des faux dieux ? Qui n'est pas avec Dieu est contre Dieu, qui n'est pas pour l'ordre est pour le chaos, pour le néant ; toujours la même barbarie du non initial stigmatisée par Maurras, toujours le même combat du bon sens, qui lui faisait demander : voyons, n'est-ce pas une bonne chose, toute force en tant que force ?
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« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire... », je voudrais bien savoir s'il reste la moindre apparence d'une règle quand il ne s'agit plus de plaire à « l'honnête homme », *pour qui ont écrit tous les Classiques,* (dont Descartes disait, -- il faut retourner la formule : « La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés. ») ;
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lorsque l'écrivain veut plaire à un public *dont le seul accueil fera son public,* la grande règle de toutes les règles n'est-elle pas de n'en avoir aucune, -- sauf à en faire une du mensonge démocratique : *la règle après coup d'une majorité,* si relative soit-elle ? Voilà notre querelle des Anciens et des Modernes : sans aucun doute faut-il plaire, mais est-ce au bon goût que l'on croit, ou bien s'agit-il d'action efficace ?
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« Vénérable, parce qu'elle a bien connu l'homme », Pascal le dit de la religion chrétienne, (Br. 187), et c'est-à-dire de la Sagesse de Dieu, (Br. 430) ; qu'entend-il par « bien connu l'homme », toute l'apologie en témoigne, voici un résumé entre cent : « Il faut, pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse, et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a connue, que la chrétienne ? » (Br. 433). Quelle grandeur, quelle petitesse, quelle raison, surtout, de l'une et de l'autre ? « ...Il y a deux vérités de foi également constantes : l'une, que l'homme dans l'état de la création est élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable à Dieu, et participant de sa divinité, l'autre qu'en l'état de la corruption et de péché, il est déchu de cet état et rendu semblable aux bêtes. » (Br. 434). Que dirait Pascal de sa traduction moderne : l'Église « experte en humanité », à preuve, *Populorum progressio *?
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« Politique d'abord » suppose la distinction d'un objet propre de la politique, et doit se borner, logiquement, à le vouloir pour fin propre dans le domaine qui est le sien, -- comme les médecins, en ce qui les concerne, ont à dire : santé d'abord. La confusion révolutionnaire du citoyen avec l'homme en tant qu'homme, (cette abstraction), a fait d'abord regarder l'aphorisme de Maurras comme ennemi du genre humain et de l'Évangile ; mais aujourd'hui, où l'action idéologique laisse enfin place au combat pour l'existence, on redécouvre la politique, sans être encore capable de la distinguer entre les arts humains ; on en proclame donc la nécessité comme l'humanité même et le christianisme même, sans distinction imaginable que par hypocrisie. Voilà, depuis 1926, un retournement où l'on pourrait examiner s'il y a lieu, oui ou non, à parler d'une gauche et d'une droite, en politique et en christianisme, selon que, soit le citoyen, soit le chrétien, se trouvent confondus avec l'homme par la mentalité moderne, ou distingués par l'esprit traditionnel.
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209:157
Qu'est-ce que *la science,* pour s'appeler de la sorte, et, de la sorte, s'opposer à la philosophie ? Peut-on l'expliquer sans le scientisme fondamental de vouloir la science galiléenne la seule méthode rationnelle, et la pauvre pensée philosophique ce qu'il plaira aux uns et aux autres, mais pas du tout, avec Aristote et saint Thomas, une science véritable, par une méthode rationnelle supérieure, -- et indispensable à celle de Galilée pour un sens et un usage humains de celle-ci ?
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Il est certain qu'il n'y a rien pour nous, humainement, que selon sa vérité en nous, sans excepter, pour chacun, lui-même, et, par conséquent, lui-même le beau premier. Sans aucun doute, *la vérité en tant que vérité* doit nous être chère partout, de préférence à son contraire le faux ; mais gare à ne pas prendre cela pour tout autre chose, qui est la soif de connaître *telle vérité en tant que telle vérité !* Sans avoir, certes, rien de mauvais par elles-mêmes, la soif de savoir et la joie de connaître nous font obligation de les gouverner raisonnablement, comme tout le reste de notre vie ; que dire, lorsqu'il s'agit du savoir galiléen, avec son ivresse d'en être rendu maître et possesseur de la nature, et cela, au point où nous en sommes de ne plus voir de scientisme à prétendre de la science un nouvel humanisme, une nouvelle morale, une religion enfin œcuménique ! Mais arrêtons-nous ici à l'effet déjà dit de ce vertige : se faire un *besoin de telle vérité* comme l'on se reconnaît *obligé à la vérité.* Peu importe au philosophe, disait Thomas d'Aquin avec humour, le nombre des cailloux dans le lit du torrent...
Paul Bouscaren.
210:157
### La révolution culturelle en Amérique et en Occident
par Marie-Claire Gousseau
#### La Révolution culturelle américaine
Une forme inédite de révolution se développe-t-elle outre-Atlantique ? L'évolution du « climat » américain, depuis quelques années, ne laisse pas en effet de surprendre le monde entier.
La seule immensité géographique permet-elle la cohabitation du plus grand effort scientifique et technologique de l'homme franchissant les espaces interplanétaires et du refus absolu de la condition humaine qu'expriment les hippies ? L'extension à l'ensemble des administrations américaines, en mars 1967, du P.P.B.S. (Planning Programming Budgeting System), couronnement de la plus grande œuvre d'organisation jamais entreprise, œuvre de Robert Mac Namara, n'a-t-elle pas curieusement coïncidé avec les grandes manifestations de violences, noires ou universitaires, et le début de la grande vague de repli, hors de cette société super-organisée ?
Ainsi, au moment précis où *l'Américain dream,* ce rêve d'une société « permissive » au plus haut degré, négatrice de toute contrainte individuelle ou sociale, octroyant un universel contrat d'assurance sur la vie dans l'abondance, semble devenir une proche réalité, une terrible lame de fond secoue les États-Unis.
Pour mesurer exactement l'amplitude de ce flux, l'observateur européen ne dispose peut-être pas de la totalité des données nécessaires. L'essai d'analyse des origines de ce nouveau type de révolution s'impose cependant, afin de disposer des moyens de reconnaître ses effets possibles sur notre propre société.
Deux grands types de révolutionnaires coexistent aux États-Unis comme partout ailleurs mais avec un luxe de variétés tout à fait particulier.
211:157
La gauche traditionnelle
Elle comprend :
-- *Les communistes* « *orthodoxes *» répartis en trois groupes différents : l'un pro-soviétique -- le second pro-chinois -- le troisième trotskiste. Ils demeurent cependant « orthodoxes » puisque, tout en s'appuyant sur trois données différentes, ils croient à la prise du pouvoir par le prolétariat. Il s'agit donc d'un militantisme politique de type classique. Tout parti communiste demeure interdit pour le moment aux États-Unis.
-- *Les sociaux-démocrates :* peu nombreux, croient fermement à la mise au point et à l'emploi d'une stratégie qui fera évoluer la démocratie américaine vers le socialisme. Ils se regroupent dans la L.A.D. (Ligue pour la démocratie industrielle).
-- *Les libéraux.* C'est à leur conquête que tend la Nouvelle gauche. Malgré ses nombreuses références aux révolutionnaires du monde entier, cette nouvelle gauche se veut donc destinée à résoudre les problèmes proprement américains.
La nouvelle gauche
Elle se répartit depuis 1960 (environ) autour de quatre grands groupes apparus successivement.
Les noirs (et leurs défenseurs blancs)
-- les « *Sit in *» : mouvement non violent déclenché contre la ségrégation ; de nombreux Blancs s'y joignent. Durant les « sit in », les participants lisent la Bible, la Constitution, ou étudient leurs cours. Ils chantent des chants patriotiques ou religieux quand la police les délogent de la chaussée ou autre lieu public qu'ils occupent,
-- *le mouvement des Droits civiques :* Martin Luther King en fut l'âme. Action non-violente, appel à la fraternité furent les thèmes de ses préoccupations,
-- le *Snick* (S.N.C.C. ou conseil de coordination des Étudiants non-violents). Il dérive des idées et de l'action de M. L. King. Son programme : droit de vote pour tous, donc pour les Noirs aussi, démocratie de la participation, promotion de l'activisme et du courage physique (mieux vaut mourir libre que de vivre esclave), non-violence, non-directivité, (donc pas de leadership). -- Le mouvement se scindera en 1965 sur ces derniers points. Violence et désir d'organisation entraîneront une bonne partie des Noirs et de leurs supporters hors du Snick.
212:157
-- *Le Black Power :* mouvement nationaliste noir, réclame la sécession des sept États du sud. Refuse l'intégration raciale, depuis 1966. Robert Williams, Malcon X, S. Carmichaël en furent les chefs de file. Mouvement violent, il s'agrège peu à peu le Snick et se solidarise, lors du congrès de l'Organisation Latino-Americain de Solidarité à la Havane en 1967, avec l'action des guerilleros du Tiers-Monde. Les ghettos noirs sont à leurs yeux les seuls révolutionnaires en puissance aux États-Unis.
-- *Les Blacks Panthers :* Ce groupe d'autodéfense né en 1966 est devenu l'avant-garde révolutionnaire du mouvement noir. Il prône une révolution socialiste *propre* aux États-Unis, obtenue par la lutte armée qui libèrera du même coup les Blancs et les Noirs, également opprimés. Par ce dernier point il se distingue du Black Power qui exclut tout front commun avec les Blancs, même les plus révolutionnaires. Son chef E. Cleaver en appelle à la « guerre populaire ».
L'Intelligentsia blanche
L'Intelligentsia blanche a participé aux « sit-in » des noirs et au Snick. Elle va se regrouper au sein du *S.D.S.* (Student for a Democratic Societty) issu de la vieille L.A.D. (Sociaux-démocrates), qui lui-même va évoluer et se désintégrer au cours d'un certain nombre d'actions.
-- *Le manifeste de Port-Huron* (Juin 1962) : mise en accusation de la démocratie américaine invoquant la défense de la liberté, de la raison et de l'amour.
-- *La fondation de l'E.R.A.P.* (Projet d'action et de recherche économique) : Les Blancs vont dans les ghettos aider les noirs à lutter contre leur pauvreté et leur apprendre à vivre la démocratie de la participation. Immenses efforts, peu de résultats vite ruinés par la montée du Black Power.
-- *L'explosion de Berkeley.*
Produite par la rencontre de l'idéologie du S.D.S. qui vient nourrir un petit groupe activiste dit *Slate* (slate of canditates, liste des candidats). Depuis 1962 Tom Hayden (rédacteur du manifeste de Port-Huron) avait commencé à édifier la doctrine du *Pouvoir étudiant,* c'est-à-dire la suppression de la distinction enseignant-enseigné, la création d'une seule structure administrative avec collège unique pour ceux qui étaient autrefois les professeurs et les étudiants.
Le Slate de son côté critique véhémentement l'Université américaine, qui fabrique et qui vend sa marchandise comme un quelconque trust.
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La crise va engendrer un groupe « ultra » le *F.S.M.* (Mouvement pour la liberté de la parole) dont le leader Mario Savio dénonce les ennemis communs à tous les jeunes et tous les noirs d'Amérique : les bureaucrates du pouvoir et les ploutocrates de la finance. Le F.S.M. conteste donc les institutions américaines en bloc. Le S.D.S. le suit peu à peu dans la même voie surtout à partir de la guerre du Viet-Nam.
*La crise d'avril 1968.*
En avril 1968, le drapeau Viet-cong monte sur l'Université de Columbia occupée et en grève. Une partie des professeurs s'est solidarisée avec les étudiants. Ce petit fait est en réalité plus important par ses conséquences que l'explosion peut-être plus violente de Berkeley. C'est en effet la répétition générale d'un phénomène qui va se reproduire désormais à travers les États-Unis et les pays occidentaux. La date seule s'en révèle déjà éloquente.
Hypnotisés par l'Est, les Français n'ont ainsi pas vu venir la nouvelle révolution en provenance de l'Ouest : sinon Mai 68 n'aurait pas dû les surprendre à ce point. Il est vrai que bien souvent la révolte étudiante est encore considérée comme un avatar de la révolution marxiste, dont le modèle unique demeure toujours à Moscou ou à Pékin.
*Le procès de Chicago.*
En septembre 1969, cinq intellectuels « radicaux » sont traduits en justice. Ils sont accusés d'avoir tenté de fomenter des troubles à la Convention Démocrate de Chicago en août 1969 : chacun illustrera par sa défense les divergences de ses points de vue sur la méthode à employer pour balayer la société répressive, la démocratie capitaliste et sa classe dirigeante.
Le procès de Chicago marque le durcissement des « News Radicals » et la fin de l'illusion libérale.
Un leader des Blacks Panthers et deux leaders Yippies étaient inculpés en même temps que les intellectuels. Ainsi ce procès dépasse-t-il de beaucoup le seul problème universitaire. Il résume assez bien l'état de la révolution américaine.
*La disparition du S.D.S.*
Le procès de Chicago provoque des réactions nombreuses et brutales en de nombreuses villes des États-Unis. Mais surtout il causera ce durcissement des plus radicaux, parmi les révolutionnaires, qui entraînera l'éclatement du S.D.S. -- Le rejet du Pouvoir étudiant comme trop limité conduit les divers groupes étudiants à retrouver leurs alliés naturels les noirs, et à s'éloigner de l'ouvrier blanc, jugé raciste et conservateur. La révolte aux États-Unis devient un épisode de la lutte mondiale contre toutes les formes d'exploitation, elle doit devenir violente. La Révolution devient pour eux une guerre à l'échelle mondiale.
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*Les Weathermen* sont les extrémistes des groupes issus du S.D.S. Ils représentent assez bien la révolution devenant culturelle c'est-à-dire créatrice d'une nouvelle manière de vivre. Les Weathermen vivent par groupes de 12, formés selon les affinités, dans une seule pièce. Ils pratiquent la thérapeutique permanente de groupe et n'ont point besoin pour cela de recourir à Mao. Leurs professeurs de psychologie la leur enseignent depuis trente ans. Ils se contentent de l'appliquer systématiquement vingt quatre heures sur vingt quatre, à la totalité de leur vie.
L'application de ces méthodes réputées scientifiques, et « neutres » parce que scientifiques, permet de pratiquer un collectivisme absolu, un lavage de cerveau que l'emploi du L.S.D. tend à rendre physiquement définitif. Toute vie privée dissoute, tous rapports sociaux détruits, les Weathermen deviennent les implacables agents destructeurs de la société qu'ils ont déjà détruite à leur niveau.
Le « radicalisme » des Weathermen limite d'ailleurs leur expansion. Les groupes (RC -- RYM II) se reprochent entre eux d'annexer la révolution à leurs seuls rangs. Les anciens du S.D.S., continuent à refuser l'internationalisme d'une révolution qu'ils veulent essentiellement américaine quand ce n'est pas exclusivement étudiante.
L'intelligentsia de la nouvelle gauche devenue de plus en plus « radicale » dans ses objectifs et ses méthodes d'action, se déchire, se méprise de groupe à groupe, chacun prétendant au rôle exclusif d'avant garde révolutionnaire.
Le comportement de cette intelligentsia américaine ressemble donc passablement à celui de l'intelligentsia gauchiste d'Europe, et française en particulier.
Les marginaux
-- Les premiers, les *Beatnicks* apparurent professant que la Révolution est un acte mental individuel et que la politique mérite le seul mépris.
-- *La gauche psychédélique* donne le spectacle du puritanisme devenu fou. Spectacle tout aussi ennuyeux que celui du puritanisme authentique. Effort laborieux et totalement dépourvu d'imagination, malgré ses intentions de changer l'homme ! Cette gauche n'aboutit qu'à promouvoir un puritain inverti.
-- Les *hippies* utilisent à cette fin le sexe et la drogue.
-- Les *Yippies* y ajoutent la violence et se joignent maintenant aux Black Panthers pour des manifestations de force.
215:157
Les animateurs de ces mouvements, Timothy Leary, Allen Ginsberg, se jugent parvenus au-delà de la révolution marxiste. Ils ont admirablement utilisé le large libéralisme religieux de la constitution américaine afin de déguiser en sectes, le moindre groupuscule s'adonnant à la drogue et à tous les types de perversion sexuelle.
Les communes hippies paraissent se faire et se défaire rapidement mais leur nombre s'accroît en même temps cependant.
Les féministes
-- Le mouvement féministe, dernier venu, sur l'échiquier de la *New Left* comptait à ses origines deux groupements de quelque importance *Women's Liberation* et *National Organisation for Women,* dont le sigle donne N.O.W. c'est-à-dire « maintenant ».
Viennent s'y ajouter, depuis 1969, des groupes « ultras » dont les seules dénominations expriment les intentions extrémistes :
*Les Bas rouges ; La conspiration terroriste internationale des Femmes de l'Enfer* (W.I.T.C.H.) ; *La société pour l'élimination des hommes* (S.C.U.M.)*. --* On sait que les manifestations des *Bas rouges* ont provoqué durant l'été 1970 des démonstrations de solidarité de la part d'intellectuelles françaises qui se produisirent sur les Champs-Élysées, à Paris. S'y firent remarquer, entre autres, Mesdames Simone de Beauvoir et Christiane Rochefort.
La révolution américaine\
possède-t-elle son idéologie propre ?
« Déchirée entre anarchistes, maoïstes, pacifistes, féministes, partisans de l'organisation et de la discipline (Panthers, Weathermen) individualistes exacerbés (yippies), « rebelles politiques » et rebelles culturels, le mouvement reste en quête d'une idéologie propre.
« Les troubles qui continuent d'agiter perpétuellement les Universités ne sont pas inspirés par une idéologie ni par une organisation unique. » (Marie-Christine Grandjon -- *Raison Présente --* N° 16, oct.-nov.-déc. 1970.)
Ces manifestations fortement différenciées ne possèdent en effet probablement pas de système de pensée, aussi radicalement révolutionnaire soit-il, comme l'a entendu une gauche désormais traditionnelle. Cette nouvelle gauche ne se réfère plus à l'analyse scientifique du capitalisme selon le schéma marxiste classique.
216:157
Une enquête effectuée à l'intérieur du S.D.S. en 1965 révélait qu'à peine 20 % d'entre les étudiants qui s'affirment révolutionnaires avaient lu Marx, environ 14 % Lénine ou Trotski, la moitié Frantz Fanon et Marcuse et tous, Wright Mills ([^72]). Si elle ne possède pas une idéologie propre au sens rigoureux du terme, la révolution américaine possède cependant ses orientations particulières. Les références à Fanon, Marcuse, Wright Mills peuvent faire sourire. Il n'empêche que ces écrivains représentent assez exactement le nouveau visage de la révolution née en Amérique.
Car cette révolution est *culturelle.* C'est même pourrait-on affirmer sans crainte de s'engager trop loin, la seule véritable révolution culturelle. Ne s'efforce-t-elle pas de sauver d'elle-même la révolution qui s'essouffle en Occident, sous ses formes désormais traditionnelles ?
« Fouriérisme sauvage, marxisme vulgaire, embryon d'une religion d'amour pancosmique... Quelle catalyse, quel enzyme pourrait réunir tout cela pour en faire la nouvelle religion. » (Edgar Morin -- La Mutation occidentale. Esprit N° 10, oct. 1970.) Les intentions ne manquent pas d'envergure.
Le même Edgar Morin comprend fort bien les dangers qui menacent cette révolution originale : « L'intoxication par la drogue d'une part, le marxisme léninisme de l'autre (c'est l'autre drogue) détruisent de l'intérieur la grande croisade d'amour ; ils dévient chacun dans un sens la prodigieuse révolte. »
Il ne s'agit donc plus d'un projet politique au sens étroit du terme mais d'un renouvellement total, dans un mouvement passant très au large des seules structures. Il s'agit d'obtenir une véritable mutation culturelle, c'est-à-dire la naissance d'une nouvelle condition humaine.
Cette révolution trouve sa source dans cette société prise en elle-même et non pas dans les seules difficultés du moment qui certes demeurent : problème noir, racisme, guerre du Viet-Nam, etc.
La révolution culturelle américaine constitue de fait la relance inattendue du vieil utopisme de gauche qui s'est curieusement reconstruit une nouvelle base de départ dans la société industrielle la plus évoluée.
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#### La révolution culturelle occidentale
*La société industrielle, base de la révolution culturelle. --* « *Pour l'instant, les esprits sont encore trop imprégnés des prémisses marxistes pour percevoir que le destin de la révolution n'est lié ni à Moscou ni même à Karl Marx ; mais que la société industrielle, notamment les États-Unis, servent désormais* (*pour le restant du siècle*) *de base révolutionnaire*. » (Thomas Molnar, *La gauche vue d'en face,* Seuil 1970). Reste à démonter le mécanisme de la constitution de cette nouvelle base révolutionnaire.
1945\. L'U.R.S.S. achève la deuxième guerre mondiale du côté des vainqueurs, dans le camp de la démocratie qui est aussi celui des impérialistes, des capitalistes et des bourgeois avec lesquels elle avait convenu, à Yalta, d'un partage du monde. Elle impose alors par les armes la dictature russe aux États devenus ses satellites. Le fait passe inaperçu dans l'opinion jusqu'à l'insurrection de Budapest. Puis il y eut Prague, la Pologne.
La conspiration du silence n'empêche pas le trouble de grandir chez les intellectuels des partis communistes occidentaux. Ils découvrent l'existence d'un prolétariat opprimé par des forces socialistes et par la bureaucratie soviétique.
Ainsi se réveille le démon intérieur de la révolution : cette volonté de projeter à n'importe quel prix l'Idée absolue dans les faits et de renoncer aux faits lorsqu'ils ne coïncident plus avec l'Idée.
Toute volonté révolutionnaire, qu'elle se manifeste à travers un État, une structure sociale, un simple groupe, se voit donc condamnée à trahir l'Idée, au contact du réel, afin de survivre en tant qu'État, structure, groupe, ou bien à mourir.
Elle mourra ainsi soit sous les coups de boutoir du réel vécu, soit du fait des tenants irréductibles de l'Idée qui crient à la trahison.
Les pays communistes se voient acculés à renoncer à l'utopisme révolutionnaire et à se laisser regagner par l'esprit dit « bourgeois ». La Chine parut destinée, durant quelques années, à réincarner l'Idée. L'issue de la révolution culturelle, livrée aux bons soins des maréchaux et la quasi impossibilité d'exporter cette variété de révolution, par trop marquée d'exotisme extrême-oriental et de rancœurs xénophobes aussi vieilles que la Chine, a profondément désenchanté la plupart des admirateurs de la première heure.
La révolution castriste, à cause de ses liens avec la guerilla menée dans les pays catholiques d'Amérique du Sud, a marqué surtout les milieux occidentaux cléricaux, déçus à leur tour par la « lenteur » du processus de décomposition de l'Église.
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C'est aux alentours de 1960 qu'il semble possible de situer « la prise de conscience » par l'intelligentsia occidentale des possibilités révolutionnaires de la société industrielle. Cette intelligentsia découvre l'analyse interne que la psychosociologie américaine a fait subir à la société industrielle. Ainsi naît le nouveau mythe de la société de consommation.
L'immense avantage de cette arme idéologique par rapport à celles qui l'ont précédée, réside dans la charge maximale de crédibilité qu'elle contient. Cette société de consommation se révèle en effet déjà trop progressiste, c'est-à-dire trop éloignée de l'ordre naturel, pour trouver des défenseurs auprès des gens de simple bon sens, et pourtant elle joue désormais pour les révolutionnaires le rôle imparti jadis à la société conservatrice et bourgeoise.
Pour la projection de l'Idée, la société industrielle, plus fluctuante (elle annonce elle-même sans cesse ses propres mutations), conviendra mieux que les sociétés socialistes.
Il devient désormais plus facile de rendre révolutionnaire cette société industrielle que de redresser les pays communistes, beaucoup plus rigides, pour les remettre sur la « bonne voie » qu'ils tendent à abandonner. Mieux vaut les laisser suivre à leur tour l'évolution des pays capitalistes qu'ils imitent de plus en plus. Ils se transformeront peu à peu à leur tour en sociétés industrielles, qui accompliront avec quelque retard la révolution culturelle engagée aux États-Unis.
Cette révolution culturelle américaine jouera donc désormais le rôle d'avant-garde révolutionnaire.
Pourquoi « une » révolution culturelle
La *dépolitisation* de la société ou sa *privatisation,* mots abstraits pour désigner le repli du citoyen dans ses appartements, où il vit au sein d'une famille réduite à sa plus simple expression, ont provoqué *le déplacement de l'action révolutionnaire du domaine de la politique à celui de la culture.*
Pourquoi la culture ? parce qu'elle représente « l'anti-industrie », selon l'expression employée par Thomas Molnar (*op. cit*.).
Il convient en effet de se rappeler que ce terme de « *culture *» a pris dans sa conception révolutionnaire la signification de ce que le langage courant appelait autrefois « *civilisation *»*.* Cette confusion, ou plus exactement, cette véritable inversion s'est opérée progressivement à travers la pensée idéaliste allemande héritière de Hegel et paraît désormais admise par l'usage courant.
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Ainsi une révolution culturelle représente-t-elle un retournement total, infiniment plus radical que la révolution politique ou sociale. Elle entend créer un genre de vie propre à la société conforme à l'Idée révolutionnaire. Pour cette raison *elle s'introduira au plus profond de la vie privée* où semble se réfugier l'homme de la société industrielle. Elle projette, dans cet aspect du fait social, l'Idée pure de l'homme « privé », totalement désaliéné, qui sera :
-- l'homme libéré des contraintes sexuelles ;
-- l'homme libéré des contraintes du monde extérieur par la drogue, le refus de l'hygiène, le port d'un vêtement, image extérieure de son dégagement des symboles sociaux ;
-- l'homme libéré des contraintes spirituelles, non plus par le seul bénéfice du plus large libéralisme religieux, mais par le refus de toute formation de l'esprit et de tout enseignement, même le plus élémentaire.
Ce dernier point a trouvé un théoricien éprouvé en la personne d'Ivan Illich (membre du CIDOC, Cuernavaca, Mexico) « L'École c'est *l'Église séculière* d'une époque qui touche à sa fin... La déscolarisation de l'éducation et la démythologisation de l'École doivent se comprendre en analogie avec la sécularisation du christianisme et la démythologisation de l'Église. » (Ivan Illich, l'École cette vache sacrée : *Les Temps Modernes,* N° 280, nov. 1969. Discours prononcé à la distribution des diplômes à l'Université de Porto-Rico.) « Une minorité non négligeable rejette les diplômes et se prépare à vivre dans une anti-culture, hors de la société officielle (...) L'École est le plus important et le plus anonyme des patrons. Elle est le meilleur exemple d'un nouveau type d'entreprise qui succède à la firme capitaliste. » (Ivan Illich, Pour en finir avec la religion de l'école : *Esprit,* n° 12, déc. 1970.)
Une anti-culture : la révolution culturelle la plus radicale possède déjà ses propres gauchistes. L'Idée pure au contact du fait est donc bien condamnée à disparaître ou à nier le réel.
Le mode de vie « hippie » résume assez exactement une forme culturelle de révolution en société industrielle, confinant avec un syncrétisme religieux universel existant, à l'état latent en plus d'un point du globe.
« Le *Paradise now* est le point de convergence du néochristianisme primitif, du néo-communisme primitif et de la recherche extatique narco-asiatique. » (Edgar Morin, *op. cit*.)
Pourquoi « cette » révolution culturelle ?
La révolution culturelle prétend donc créer un nouveau genre de vie : genre de vie de l'homme totalement libéré des « aliénations » les plus élémentaires ;
220:157
vie sociale réduite au minimum par une sorte de nomadisme généralisé, qui défait tout lien, tout rapport avec autrui. Le collectivisme le plus intégral (« mariages de groupes » inclus) y voisine avec l'individualisme le plus exacerbé. L'ensemble *dissout toute espèce de stabilité dans le temps comme dans* *l'espace.*
Bien des observateurs et non des moins informés, telle Suzanne Labin (*Hippies, drogue et sexe,* Éditions La Table ronde 1970), paraissent demeurer sans explication valable de cette révolution, nouveau style. S'étonner en effet que celle-ci atteigne ceux des hommes les mieux pourvus en confort matériel, en facilités d'existence, et de surcroît les plus jeunes d'entre eux, c'est avouer n'avoir pas compris que *l'utopie nouvelle naît précisément du refus de cette société super-organisée*.
Pourquoi ce refus ?
Puritanisme régurgité, avons-nous déjà remarqué. Mais les jeunes Suédois vomissent de la même manière leur socialisme démocratique. Il faut donc découvrir la cause commune du même refus brutal de ces sociétés matérialisées à l'excès. Elle n'est d'ailleurs plus à découvrir. Qui ne sait que ces révoltes radicales trouvent leur source dans la *disparition de toute dimension spirituelle* et dans l'opacité grandissante du voile qui *obscurcit la claire vision des fins dernières de l'homme ?*
Depuis la fin du temps de chrétienté la conquête de la science, de la technique, des biens de consommation de tous ordres ont pu limiter les désirs des hommes à la terre. La planète sembla si vaste qu'elle put durant quelques générations jouer le rôle d'au-delà. Parallèlement, une conception erronée de la résignation chrétienne, héritage du jansénisme, pour la France, enlevait à beaucoup d'hommes tout désir de se dégager d'un style de vie voué à une véritable religion de travail qui, pour porter ses fruits, se devait d'être souverainement ennuyeux sinon pénible.
Une réaction contre ces déviations notoires a tout emporté. La question de notre raison d'exister demeure donc sans réponse à tous les niveaux depuis la philosophie existentielle jusqu'au pragmatisme le plus immédiat.
Les jeunes nés dans la société d'abondance *accepteront de plus en plus difficilement le travail,* instrument de progrès matériel et de conquête du confort, *comme but à fixer à leur existence.*
Ainsi s'explique que le refus de la société industrielle se montre le plus violent aux États-Unis, pays industrialisé au plus haut degré.
D'autres raisons s'ajoutent probablement à ce motif essentiel. En ce qui concerne les États-Unis, les habitudes sociales qui ont rejeté les enfants et les adolescents dans le ghetto doré des nurseries, clubs, chambres d'adolescents et campus, pourvus de tout ce qui permet d'y vivre en autarcie, mais aux dépens des adultes, pourvoyeurs généreux, la plupart du temps invisibles, n'ont pas peu contribué à rendre quasi impossible l'intégration des jeunes dans la société dite active.
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Pour les États-Unis encore, la fin de la conquête de l'Ouest et de l'ère des pionniers équivaut à la perte des empires coloniaux pour l'Occident et accentue cette oppressante sensation d'un rétrécissement du monde. L'extraordinaire développement des moyens de communication contribue à intensifier encore davantage chaque jour cette impression « d'enfermement » dans le grand village, appelé Terre. Les entreprises spatiales interplanétaires tentent d'aider l'Amérique à échapper à ce sentiment d'emprisonnement. Cependant elles ne proposent à chacun que de vivre par procuration l'aventure jadis à la portée de celui qui la désirait. C'est ainsi qu'à la limite, toutes les issues se fermant, reste seule ouverte la route du haschich.
Ramener la révolution culturelle radicale\
dans les voies du réformisme...
Ramener la révolution culturelle radicale dans les voies d'un sage réformisme demeure le rêve tenace des esprits incorrigiblement modérés.
Il faut reconnaître d'ailleurs que l'évolution de la société industrielle vers des formes de refus violent constitue depuis longtemps le souci d'une large part des intellectuels analystes de cette société. Néanmoins, incapables de découvrir qu'un véritable gouffre se creuse sous leurs pas, ils vont ainsi de recherche en recherche. Or chaque étape de cette recherche, loin de résoudre le problème, fournit de nouveaux éléments à la phase de décomposition suivante. Deux points de recherche essentiels paraissent se dégager jusqu'ici :
-- l'intégration du marxisme par la science ;
-- l'expansionnisme scientifique par les voies de la psychosociologie, de l'anthropologie et de la biologie.
L'intégration du marxisme par la science
La science réputée neutre peut, lorsqu'elle s'intègre une notion explosive, la désamorcer, comme la pharmacie fabrique un médicament à partir d'un poison violent.
Ainsi les « marxologues » ont-ils entrepris une analyse scientifique de la pensée « marxienne » qui ébranla la conviction universelle dans la qualité *scientifique* du marxisme. Cette découverte se produisit simultanément avec celle de la réalité soviétique durant les années précédant 1960.
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Cette double révélation s'est accompagnée de l'analyse impitoyable de la société industrielle. Mais la résultante de ce triple effort n'engagea pas les esprits sur la voie d'un repli réformiste. Elles les poussa à poursuivre au delà d'un marxisme dépassé et trahie au bout duquel les attendait précisément la révolution culturelle la plus radicale.
L'expansionnisme scientifique
Au monde devenant physiquement trop petit il convient de donner de nouvelles dimensions comme on agrandit la maison lorsque les enfants y prennent avec l'âge de plus en plus de place et y font de plus en plus de bruit. Il faudra en outre leur procurer des jouets scientifiques rationnels et « compensateurs ». Une véritable politique expansionniste de la science semble ainsi succéder à l'expansion territoriale de jadis. Les États-Unis, avons-nous déjà remarqué, s'ouvrent sur les espaces interplanétaires mais il ne s'agit là que d'une forme superlativement technicisée d'expansion territoriale.
Les mêmes États-Unis ont réexpédié à l'Europe, depuis les années 1956-57 environ, soigneusement emballé de pragmatisme anglo-saxon et libéral, un paquet que Benjamin Franklin avait emporté jadis au fond de ses valises lorsqu'il était venu quérir auprès de Louis XVI l'aide de la France pour l'indépendance des colonies américaines révoltées contre l'Angleterre : à savoir le rationalisme scientiste, prospère dans les loges maçonniques parisiennes, que ce même Franklin avait longuement fréquentées, ou si l'on préfère, l'esprit rationaliste de l'Encyclopédie édifiant alors ses machines de guerre contre le christianisme catholique et la société chrétienne.
Peut-être n'a-t-on point pris suffisamment garde à tout ce que contenait de révolutionnaire en elle-même une société, privée de tout passé catholique, patrie du plus étonnant libéralisme religieux, marquée profondément par les sectes puritaines, quakers, mormons, millénarismes divers et autres déismes, plus ou moins bizarres ?
Les voies de la psychosociologie
Au fur et à mesure que tendent à disparaître en Occident les survivances directes des temps de Chrétienté, les idées humanitaires, idées chrétiennes démarquées, demeurées florissantes dans le nouveau monde, reviennent au vieux continent parées du prestige de la science la plus puissante « in the world ». Elles y connaissent un succès d'estime, dû à leur apparente nouveauté.
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Elles ne sont pourtant que ce vieux rationalisme du siècle des « philosophes », rhabillé de neuf par leurs descendants, les psychosociologues américains. Comme d'Alembert, Diderot, Bayle, Helvétius ont bien vieilli et que, ne disposant pas à leur époque de somptueux laboratoires, leur langage semble désormais quelque peu puéril tout rapprochement avec les savants U.S.A. du comportement humain peut apparaître singulier. Les rationalistes modernes de toute obédience n'ont point cessé cependant de se réclamer de cette filiation. Pourquoi donc la refuser à une catégorie particulière d'entre eux ?
Ainsi les méthodes de la psycho-sociologie américaine atteignent-elles la France aux alentours des années 1956-1957. Conçues par leurs promoteurs pour tenter de résoudre la crise de civilisation qu'ils présentent depuis l'immédiat avant-guerre, ces méthodes abordent l'Europe à la date même où leur inefficacité s'inscrit chaque jour davantage dans le cours d'événements qui ne cessent de s'aggraver.
La psycho-sociologie suppose encore l'existence d'une « psyché », d'une âme, de conception quasi matérialiste il est vrai. Elle entend permettre à l'homme de s'insérer dans la nouvelle société, de s'adapter à la mobilité sociale, de survivre à travers les mutations de la technologie, de se créer les nouveaux liens nécessaires à son équilibre et à son épanouissement. En ce sens elle dérive bien de l'idéal humanitaire du XVIII^e^ siècle. Cependant ses échecs évidents, quoique certains les nient, commencent à causer de plus en plus nombreuses déceptions.
Il faut donc ouvrir de nouvelles voies de recherche.
Les voies de l'anthropologie
L'anthropologie a joui, en même temps que la psychosociologie, de la réputation de pouvoir elle aussi « *expliquer à l'homme privé de religion le sens de sa destinée *»*,* s'il est permis d'appliquer à l'anthropologie la fin qu'André Malraux assigna à la culture. Comme l'anthropologie se voit aussi qualifiée de « culturelle », ce rapprochement ne semble pas forcer le sens de la formule.
Synthèse de l'étude des caractères anatomiques et physiologiques de l'homme, de l'observation des sociétés primitives ou évoluées et plus particulièrement du phénomène social élémentaire qu'est le langage, l'anthropologie en devenant « structurale » paraît avoir abouti à l'inverse de ce que d'aucuns en• attendaient. N'a-t-elle pas conclu à « la mort de l'homme », puisque l'homme n'est que le produit de la société, donc à un déterminisme scientifique porté à son paroxysme ?
Les « aliénations » politiques ou sociales que veulent briser le marxisme d'une part et la psycho-sociologie d'autre part, demeurent inéluctables.
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Marxistes et psycho-sociologues se trompent en voulant libérer l'homme, la société, quelle que soit sa forme, l'emportera toujours sur l'homme. Reste à se soumettre ou à se démettre, c'est-à-dire détruire toute forme de société. Ainsi prend naissance un nouveau nihilisme, qu'illustre tout particulièrement, pour prendre un exemple français, le département philosophique de la Faculté de Vincennes.
Si les diplômes décernés par ce département se sont vus frappés d'invalidation en 1969, ce n'est que pour ces tendances nihilistes qu'ont récusées, conformément à la tradition du Parti, les universitaires communistes.
Acculés une fois de plus à la révolution culturelle radicale, les chercheurs s'orientent en une autre direction.
Les voies de la biologie
La confiance, éperdue et universellement répandue, dans la Science majusculaire se réfugiera donc dans un nouveau champ d'expériences, celui de la biologie. Si la biologie en elle-même ne peut pas prétendre à la nouveauté, ce que tout un courant de pensée attend de la biologie se présente par contre comme une idée nouvelle.
Les sciences psychiques et anthropologiques se révèlent donc impuissantes à créer un nouveau type d'homme, sagement révolutionnaire, apprenti-sorcier raisonnable, bref le parfait réformiste qui sait se garder du « radicalisme » exagéré. Il faut également rejeter ces sciences car elles créent de nouvelles situations aliénantes ou détournent les masses de la lutte dialectique (puisqu'elles tendent à faire disparaître les termes de cette dialectique en apaisant toutes formes d'oppositions sociales, par la participation, la non-directivité, la collégialité des centres de décision etc.). La biologie, plus neutre que la psychosociologie et que l'anthropologie, parviendra à créer, par ses méthodes propres, l'homme attendu, à la fois par les rationalistes déçus et par les révolutionnaires les plus culturels.
Réformistes et révolutionnaires s'affronteront-ils, une fois encore dans ce nouveau champ clos ou y fêteront-ils la réconciliation des frères séparés ?
Les espoirs démesurés placés dans les possibilités de la biologie, pour créer l'Homme avec un H voudraient en effet satisfaire à la fois :
-- les recherches du rationaliste scientiste qui y voit la réalisation prochaine de l'homme enfin tout puissant, de cet homme-démiurge qu'ont attendu les penseurs gnostiques de tous les temps (dont Teilhard de Chardin).
-- la quête angoissée de l'existentialiste, pris de nausée devant l'absurdité du monde et le néant de l'homme.
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-- la poursuite par le marxiste du moment et du lieu où la société socialiste cessera de se dégrader au contact des réalités de la politique quotidienne.
« La formation de la personnalité humaine dans la société nouvelle à l'aide de la biochimie, qui passera du domaine de la fiction à celui des possibilités réelles » (Adam Schaff -- Diogène, 1^er^ trimestre 1967) donnera au processus de l'évolution vers une forme supérieure d'homme, ce coup de pouce que la nature paraît décidément refuser aux découvertes des plus farouches défenseurs de l'évolutionnisme. Enfin l'évolution deviendra une réalité. Enfin l'homme deviendra capable par lui-même d'échapper aux aliénations (travail, bureaucratie, culture de masse) que secrète toute société même communiste !
Après les « monstres », produits de l'idéologie, verra-t-on surgir les « monstres », produits de la biochimie aux mains des idéologues ?
La révolution culturelle américaine\
peut-elle s'étendre à l'Occident ?
L'examen du chemin parcouru de l'une à l'autre de ces sciences, servant tour à tour de refuge à des idéologies, vérifie déjà quelque peu l'assertion de Raymond Aron qui voyait aux alentours de 1960 mourir les idéologies et en attendait la renaissance des idées.
Si les idéologies ont commencé à sombrer vers cette date au fond des éprouvettes des biochimistes, il faudra aux hommes le courage de se remettre à penser, donc de renoncer à l'utopie, même vêtue de science, apparemment rationnelle et réputée neutre. Sinon nos jeunes nihilistes ont raison et l'arrêt de mort de la planète est signé pour une date prochaine.
Mutations par voie psycho-sociologique ou biochimique appartiennent aux rêves de la société quittant l'ère industrielle pour entrer dans l'ère post-industrielle.
Il est en effet convenu d'appeler société post-industrielle, toute société où le secteur tertiaire, c'est-à-dire les bureaux et les administrations, prédomine par le volume de personnes occupées. Les États-Unis paraissent avoir résolument franchi ce cap. Pour cette raison encore, la révolution de type marxiste classique destinée à la société industrielle les atteindra difficilement. La révolution culturelle en cours est issue, par contre, de l'évolution propre à la société américaine, comme nous avons essayé de l'établir.
Nos sociétés occidentales évoluent en ce moment du stade industriel vers le stade post-industriel. Elles échapperont difficilement au processus de révolution culturelle, de type américain, déjà bien engagé.
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Un sociologue, M. Lengellé n'a pas craint de parler de « révolution tertiaire ». C'en est une, semble-t-il, puisque la prédominance du tertiaire entraîne effectivement la révolution dans la révolution.
Les communautés hippies naissent çà et là : en Angleterre, en Hollande, en Belgique, en Allemagne et en France. Le nombre de jeunes qui refusent un travail régulier et vivent en bandes autour des grandes villes et des centres industriels, s'accroît.
Ces phénomènes de peu d'envergure encore devraient jouer pourtant le rôle de sonnerie d'alarme.
Le processus de révolution culturelle semble plus largement engagé encore dans les milieux intellectuels. Là réside le danger le plus grave, car ces milieux possèdent dorénavant trois importantes voies de pénétration à travers l'ensemble du corps social :
-- l'Université qui reçoit une fraction de la jeunesse sans cesse grandissante.
-- les « mass-média » ou moyens de communication sociale universellement répandus.
-- les Églises (catholiques et réformées) qui atteignent un public encore dense.
Aucune tranche de population n'échappe pratiquement à l'une ou l'autre de ces zones d'influence. Certaines subissent le contact avec deux ou trois d'entre elles.
Les Mao, les plus efficaces, et les plus « radicaux », de la révolution culturelle occidentale, ne figurent probablement pas sur les seules listes des partis marxistes-léninistes plus ou moins interdits.
Marie-Claire Gousseau.
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### Nouvelles impressions sur la nouvelle messe
par Louis Salleron
AU DÉPART, nous avons jugé la nouvelle messe sur pièces. Aujourd'hui, nous réagissons à sa célébration effective. Chacun a ses réactions propres. Je vais dire les miennes. Elles ne procèdent pas d'une accoutumance. J'ai la chance d'avoir à côté de chez moi une chapelle où est célébrée la messe normale. Mais de temps à autre l'occasion m'est donnée d'assister à la nouvelle messe. Les impressions que j'en ai reçues se sont précisées. Je les résume sous quelques chefs principaux.
Une messe coupée en deux
L'impression la plus nette que j'éprouve chaque fois, c'est celle d'une messe coupée en deux.
Il y a d'abord tout ce qu'on appelle maintenant la « liturgie de la parole » (sur laquelle je vais revenir) et puis brusquement c'est la consécration et on se trouve, avec des communions très nombreuses quand l'assistance est elle-même nombreuse, comme de l'autre côté de la messe, qui se trouve soudain terminée alors qu'on se demande presque si elle a eu lieu.
Impression subjective ? Peut-être. Il faut croire pourtant qu'elle correspond à quelque réalité puisque nous apprenons de temps à autre que la coupure qui nous frappe est réalisée concrètement en certains cas.
Un jour, c'est un groupe de retraitants qui organise sa messe de la manière suivante : 1^er^ jour, confession ; 2^e^ jour, liturgie de la parole ; 3^e^ jour, liturgie eucharistique. L'innovation n'était sans doute pas extravagante puisqu'un évêque (ou plusieurs) y présidait.
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Une autre fois, c'est un prêtre qui, pendant deux ou trois heures, étudie la Bible avec un petit groupe. A la fin du colloque il déclare : « Ce que nous venons de faire correspond, en fait, à la liturgie de la parole, je vais donc procéder directement à la célébration eucharistique. »
On connaît aussi cette lettre-circulaire d'un supérieur d'ordre religieux à ses couvents. Il suggérait que la liturgie de l'eucharistie soit « remplacée » de temps à autre par la liturgie de la parole.
La Constitution conciliaire sur la liturgie dit, en son article 55 : « Les deux parties qui constituent en quelque sorte la messe, c'est-à-dire la liturgie de la parole et la liturgie eucharistique, sont si *étroitement unies entre elles qu'elles constituent un seul acte du culte *»*.* A l'époque, je n'avais pas remarqué cette précision qui semble aller de soi. Je me demande aujourd'hui si les rédacteurs de l'article qui ont dû être, pour une part, certains de ceux qui allaient fabriquer la nouvelle messe, n'avaient pas déjà conscience de la coupure qu'allait marquer fortement la distinction des deux « liturgies ». Louons-les d'avoir voulu parer aux conséquences. Mais ils n'y ont pas réussi. Même quand nous assistons à « un seul acte du culte », la coupure nous est sensible.
L'article 50 de la Constitution conciliaire dit : « Le rituel de la messe sera révisé de telle sorte que se manifestent plus clairement le *rôle propre* ainsi que la *connexion mutuelle* de chacune de ses parties... » Le « rôle propre » est, en effet, clairement manifesté. La « connexion mutuelle » a disparu.
La « liturgie de la parole »
Nous ne connaissions pas naguère la « liturgie de la parole ». Nous connaissions la liturgie de la messe, dans laquelle la parole avait toute sa part.
Nos modernes réformateurs ont l'air d'avoir redécouvert la parole de Dieu, comme si elle avait été négligée ou inconnue pendant des siècles. Rien n'est plus faux. Dans « la nouvelle messe », j'ai cité là-dessus des propos vigoureux du curé d'Ars (p. 180). Mais le curé d'Ars n'innovait pas. Il était dans le droit fil d'une tradition qui n'a jamais été interrompue. Cette tradition, intégralement maintenue dans la messe, avec l'épître, l'évangile et éventuellement le sermon, ne donnait pas lieu à un rappel perpétuel, parce que c'était inutile. C'est si elle avait été perdue qu'il eût été nécessaire de la rappeler.
Fallait-il en rendre une plus vive conscience aux fidèles ? Peut-être, mais ce n'était certainement pas d'une nécessité urgente. Quand une pratique est habituelle, il n'est pas nécessaire de rappeler qu'elle doit l'être. Tous les chrétiens savent que le Christ a dit à ses disciples : « Allez, enseignez toutes les nations. » Dès lors que cet enseignement est donné, tout va bien. Il comporte en lui-même le rappel permanent de sa signification.
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Si ce rappel doit être fait de temps à autre, quelque occasion le justifie. C'est ainsi probablement que le Curé d'Ars crut devoir un jour mettre les points sur les « i ».
Avant lui, d'autres l'avaient fait. Je me rappelais là-dessus un sermon de Bossuet, mais je ne l'ai pas cité dans mon livre sur « la nouvelle messe » parce que je ne savais plus lequel c'était. Un hasard m'a fait mettre la main dessus ces jours-ci. C'est le deuxième sermon pour le deuxième dimanche de Carême « *sur la parole de Dieu *»*.* Il figure à la page 149 du tome II de l'édition des œuvres de Bossuet, « Sermons » (Paris, Paul Mellier, et Poissy, Olivier Fulgence, 1845).
Lisez-le si vous ne le connaissez pas, et relisez-le si vous le connaissez. Il est admirable de bout en bout, comme tout Bossuet. L'ayant sous les yeux, je ne sais quoi en citer. Choisissons tout de même :
« *C'est à cause de ce rapport admirable entre l'autel et la chaire que quelques docteurs anciens n'ont pas craint de prêcher aux fidèles qu'ils doivent approcher de l'un et de l'autre avec une vénération semblable : et sur ce sujet, chrétiens, vous serez bien aises d'entendre des paroles remarquables de saint Augustin, qui sont renommées parmi les savants, et que je rapporterai en leur entier dès le commencement de ce discours, auquel elles doivent servir de fondement. *»
Une note de l'éditeur nous informe que ces paroles ne sont pas, en réalité, de saint Augustin, mais probablement de saint Césaire d'Arles. Le fait que l'attribution soit incertaine et les paroles « renommées parmi les savants » prouve qu'il s'agit d'un texte autrefois bien connu et qui devait traîner un peu dans tous les livres, avec ou sans la référence.
Bossuet cite d'abord en latin puis traduit :
« *Je vous demande, mes Frères, laquelle de ces deux choses vous semble de plus grande dignité, la parole de Dieu, ou le corps de Jésus-Christ ? Si vous voulez dire la vérité, vous répondrez sans doute que la parole de Jésus-Christ ne vous semble pas moins estimable que son corps ; ainsi donc, autant que nous apportons de précaution pour ne pas laisser tomber à terre le corps de Jésus-Christ qu'on nous présente, autant en devons-nous apporter pour ne pas laisser tomber de notre cœur la parole de Jésus-Christ qu'on nous annonce ; parce que celui-là n'est pas moins coupable, qui écoute négligemment la sainte parole que celui qui laisse tomber par sa faute le corps de Jésus-Christ. *»
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Mais chez Bossuet comme chez le curé d'Ars et chez Césaire d'Arles, la parole n'est digne de vénération qu'en tant que *parole de Dieu.* C'est la *vérité* qui est nourriture, non la parole dans sa matérialité. « Là Jésus-Christ se fait adorer dans la *vérité de son corps ;* il se fait reconnaître ici dans la *vérité de sa doctrine. *»
Bossuet qui, ce jour-là, parle devant la Reine mère et son entourage, secoue son auditoire en l'avertissant que les chrétiens ne reçoivent que la parole qu'ils désirent. « *C'est aux auditeurs de faire les prédicateurs *»*,* dit-il tranquillement. Et il s'explique :
« *Voulez-vous savoir, chrétiens, quand Dieu se plaît de parler ? Quand les hommes sont disposés à l'entendre. Cherchez en vérité la saine doctrine, Dieu vous suscitera des prédicateurs. Que le champ soit bien préparé, ni le bon grain, ni le laboureur, ni la rosée ne manqueront pas. Que si, au contraire vous êtes de ceux qui détournent leur oreille de la vérité, et qui demandent des fables et d'agréables rêveries :* Ad fabulas autem convertantur ([^73]) ; *Dieu commandera à ses nues* \[*de ne point pleuvoir sur vous* ([^74])\] *; il retirera la saine doctrine de la bouche de ses prédicateurs,* \[*et vous livrera à cette terrible famine de sa parole dont le prophète vous menace*\]. *Il enverra en sa fureur des prophètes insensés et téméraires* « *qui disent : La paix, où il n'y a point de paix* ([^75]), *qui disent : Le Seigneur, le Seigneur ; et le Seigneur ne leur a point donné de commission* ([^76]). »
Abstenons-nous de commentaires et de mises au point, dont Bossuet n'a pas besoin pour qui sait l'entendre. Ce qui me frappe dans les passages que je cite et davantage encore dans tout son sermon, c'est la relation qu'il établit spontanément entre la *vérité* et la *foi*, entre l'*offre* divine de la parole, incarnée ou prononcée, et l'*accueil* qui lui est fait. C'est la doctrine même de l'Évangile. Dieu, en tout, est premier, éternellement. Mais l'homme est premier dans sa liberté. « Demandez et vous recevrez. »
Les novateurs nous ont dit et répété qu'ils voulaient *revaloriser la liturgie de la parole.* L'intention est excellente. Seulement, comme ils ont prétendu revaloriser la parole *au détriment de l'eucharistie,* ils n'ont abouti qu'à *dévaloriser l'une et l'autre.*
Au lieu de s'attacher à la *parole de Dieu,* c'est leur propre parole qu'ils nous ont proposée, en s'éloignant toujours davantage de la parole de Dieu. Ils ont même été jusqu'à *falsifier* celle-ci, dans des *traductions fausses ou mutilées.*
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Bossuet voulait que nous adorions Jésus-Christ dans la « *vérité de son corps *» et la « *vérité de sa doctrine *»*.* Du fait que nous sommes privés de la vérité de sa doctrine nous ne sommes même plus assurés que nous soit toujours offerte la vérité de son corps. La lecture d'un « récit de l'institution » peut n'être qu'une simple lecture. Il devient aussi indifférent à beaucoup de « laisser tomber à terre le corps de Jésus-Christ qu'on nous présente » que de « laisser tomber de notre cœur la parole de Jésus-Christ qu'on nous annonce ». Cette indifférence peut bien être liée inconsciemment au doute qui plane sur la nature de ce qui est présenté et annoncé.
\*\*\*
Dans la « liturgie de la parole » il faut distinguer 1° la parole même de Dieu, 2° le reste.
La parole de Dieu, c'était naguère l'épître et l'évangile. Aujourd'hui on y ajoute une troisième lecture tirée de l'ancien Testament.
Cette innovation m'avait paru heureuse. Il me semblait que l'évangile, encadré (comme je l'aurais vu) entre un texte l'annonçant et un autre le commentant, devait trouver son plein éclat.
En fait, les trois textes ne se correspondent pas toujours d'une manière très sensible. Dans ces conditions, trois textes différents sont un effort excessif demandé à la mémoire, ou simplement à l'attention. C'est d'autre part une diminution de l'évangile, placé sur le même rang que les deux autres textes.
\*\*\*
Le plus grave n'est pas là. Il est dans la répartition *sur trois années* des textes de l'Écriture sainte.
Les fidèles qui, *chaque année,* voyaient revenir *chaque dimanche* la même épître et le même évangile, s'en pénétraient peu à peu. La valeur pédagogique de « l'année liturgique » était immense. A l'inverse, personne ne peut plus rien retenir de ce qu'il entend une fois tous les trois ans.
On nous dit qu'on veut revaloriser la Bible. On aboutit au résultat contraire.
L'ancien Testament trouvait naguère une place éminente dans les admirables messes de minuit de Noël et de Pâques. Les lectures qu'on y faisait constituaient une synthèse puissante de la signification de l'ancienne Alliance. L'intelligence et le cœur étaient également saisis par une liturgie admirable où l'Incarnation et la Rédemption donnaient tout leur sens à la Création, en se révélant la réponse à la longue attente du peuple élu et à l'aspiration confuse de la nature elle-même. Tout cela a été balayé.
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On a réussi sur la messe ce qu'on a réussi sur le nouveau catéchisme. Dans les deux cas on a prétendu remettre la Bible en honneur. Dans les deux cas on l'a mise en miettes et on en a évacué le sens. Un *personnage* de la Bible et un *texte* de la Bible n'ont de sens que reliés à toute la Bible, qui est une histoire -- l'*histoire sainte.*
Dans le nouveau catéchisme, on cite quelques noms -- Abraham, Moïse, David -- qui se baladent de manière incompréhensible au cours de leçons « existentielles ». Les enfants, en conséquence, ignorent, à la fois, le catéchisme et l'histoire sainte.
Dans la nouvelle messe, on cite des bribes de l'ancien Testament, en même temps qu'on casse la liturgie. Il y avait plus de Bible dans la seule structure de la messe traditionnelle qu'il n'y en a dans toutes les lectures bibliques des trois années de la nouvelle. Le seul fait de l'effacement du sacrifice eucharistique rend vaine l'évocation textuelle de la parole antérieure au Christ.
Parenthèse sur la Bible
Pour la première fois de ma vie, je viens de lire la Bible d'affilée (en quelques mois). C'est une expérience à faire. On n'y découvre pas grand chose qu'on n'avait déjà lu. On y découvre davantage : l'ensemble.
La Bible, c'est un effroyable chaos historique, géographique, philosophique et religieux. Et c'est un ordre. C'est le chaos de l'histoire dans l'ordre de l'éternité. C'est le chaos du cheminement de l'humanité derrière le peuple élu dans l'ordre de la transcendance du Dieu qui est celui qui est.
A première vue, l'ancien testament est comme le contraire exact du nouveau. *Concrètement,* en effet, c'est le triomphe de l'idolâtrie, dans le cortège permanent des sept péchés capitaux. Mais c'est pourtant l'annonce du nouveau testament par le *dépôt,* jalousement gardé, de la Vérité de Dieu. Les paraboles du grain de sénevé et du ferment dans la pâte éclairent l'histoire sainte. C'est toujours un « petit reste », ce sont toujours quelques individus, et quelques rares fidèles avec eux, qui « sauvent » un Dieu sauveur, transcendant et immanent, dur comme la nécessité et tendre comme la providence. Alors que le Iahweh de la multitude ne se distingue guère des Baals avec lesquels elle le mélange à perpétuité, le Iahweh des saints et des prophètes est déjà et dès l'origine le Dieu unique, à la fois inatteignable et sensible au cœur.
233:157
« Dieu est mort en Jésus-Christ » dit Cardonnel. C'est l'inverse. Dieu a fait irruption en Jésus-Christ. Mais c'est la fin des temps. Notre liberté subsiste. Toute séduite d'abord par la lumière de l'Évangile, elle en a fait la chrétienté ; mais sa puissance l'oriente aux nouveaux mirages d'un paradis terrestre qui serait sa création propre. La tension de l'homme libre et du Dieu de l'incarnation est infiniment plus grande que celle qui existait entre l'homme libre et le Dieu de la création, car cette confession de la dépendance par rapport à Dieu qui subsistait jusque dans l'idolâtrie tend à disparaître au spectacle du monde transformé.
Dans cette conjecture, on saisit mieux l'importance de la *messe* en face de la Loi du Temple qu'elle résume dans une mutation radicale et définitive.
Cela, bien sûr, ne nous définit par la seule et véritable liturgie de la messe. Mais cela nous invite à n'y toucher qu'en tremblant. Cela m'explique, quant à moi, certaines impressions que j'éprouve au contact de la nouvelle messe.
Les paroles entre la parole
Il y a la parole de Dieu. Nous la recevons, falsifiée, altérée, ou déformée dans sa traduction française. Et puis il y a les paroles des hommes, celles du prêtre, et celles des assistants.
Laissons de côté les extravagances. Bornons-nous à ce qui est normal.
Les « acclamations » et réponses diverses ont un côté artificiel difficile à « vivifier ».
La prière universelle est insupportable. Quand elle respecte la Constitution conciliaire -- « des supplications pour la sainte Église, pour ceux qui détiennent l'autorité publique, pour ceux qui sont accablés par diverses nécessités, et pour tous les hommes et le salut du monde entier » (§ 53) -- elle est fade, pour ne pas dire insipide. Quand elle est « actualisée », elle tombe aisément dans la politique ou le fait divers. Elle a je ne sais quoi d'irréel, ou d'insolite. D'autre part, chaque « supplication » est suivie d'un chant dont la répétition lasse. L'ensemble est long et fastidieux.
Quant à l'homélie, elle ne diffère de l'ancien sermon que par une référence plus fréquente aux questions politiques et sociales.
Mais les paroles se donnent libre cours dans des cantiques qui semblent devenir une règle générale. On chante beaucoup dans la nouvelle messe. Cela nous ramène aux beaux temps de notre enfance. Mais il est curieux de constater qu'alors qu'on nous fait une messe pour « adultes », on nous ramène aux messes du catéchisme. Les paroles sont aussi stupides ou aussi médiocres que dans les cantiques d'autrefois (pas plus, soyons justes) et la musique va de pair.
234:157
Ces cantiques ont dès maintenant un inconvénient qui ira croissant. Ce sont surtout les femmes qui chantent, et parmi elles un quarteron d'enthousiastes dont les voix couvrent toutes les autres. Plus timides, ou plus sensibles à la laideur, les hommes ont tendance à se taire. Un jour, ils fuiront. On se trouvera alors dans la situation du protestantisme anglais. Je le dis en pensant à ces « cartoons » qui, des générations durant, ont fait la joie des lecteurs de « Punch » : une église où l'on voit quelques dévotes en train de chanter, et sur ce thème unique et apparemment mince une légende indéfiniment renouvelée qui nous invite à rire.
Le canon
Il y a quatre canons. J'ai toujours entendu le même -- le plus court probablement.
La participation
La « participation » est un des thèmes préférés de la réforme de la messe. L'article 48 de la Constitution conciliaire en parle dans les termes suivants : « Aussi l'Église se soucie-t-elle d'obtenir que les fidèles n'assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que le comprenant bien dans ses rites et ses prières, *ils participent consciemment, pieusement et activement à l'action sacrée... *»
Rien de mieux. Il va de soi que si les fidèles « assistent » à la messe, c'est pour y « participer ». La question est de savoir quelle est la nature de cette participation et de quelle manière elle peut se réaliser.
Là-dessus, Pie XII a tout dit dans son encyclique sur la liturgie *Mediator Dei* (20 novembre 1947). Il y consacre un chapitre entier qu'il faut relire.
Mon impression est que la nouvelle messe favorise la *participation extérieure*, mais au détriment de la *participation intérieure*.
Au début, semble-t-il, la nouvelle messe a favorisé à la fois la participation extérieure et intérieure du plus grand nombre. Étonnés du français et des diverses nouveautés qui leur étaient offertes, les fidèles ont généralement bien accueilli l'ensemble de la réforme. Leur *attention* étant attirée sur les changements et leur *bonne volonté* étant grande, ils participaient donc mieux à la messe.
235:157
Aujourd'hui, par ce que je peux en juger, l'habitude recommence à jouer. Ceux qui continuent de suivre le mouvement continuent du même coup de répondre, de chanter, bref de jouer le rôle « actif » qui leur est assigné, en quoi leur *participation extérieure* est accrue par rapport à autrefois. Mais l'abus des cantiques et l'aspect haché de la cérémonie diminuent, selon toute vraisemblance, leur *participation intérieure* et en diminue, en tous cas, la qualité. Dans la mesure même où leur attention se fixe sur les paroles des cantiques et sur le petit remue-ménage du jeu liturgique, très pauvre, qui leur est proposé, ils sont davantage tirés vers le bas que vers le haut dans l'orientation de leur prière.
Il suffit du reste de voir à quel point le *sacrifice* de la messe est estompé dans la cérémonie pour comprendre que la participation ne peut être d'une autre nature que l'objet qui lui est offert.
Ici, c'est la nouvelle messe elle-même qui est en cause, telle que la révèle sa structure, telle que la révèle l'intention de ses auteurs dans le premier article 7 de l'*Institutio generalis*, telle que la révèle enfin l'ensemble du rite et de ses modalités d'exécution.
La messe traditionnelle est centrée sur le *sacrifice eucharistique*, qui donne tout leur sens à la proclamation de la *parole* et à la *communion*. L'architecture du rite et l'orientation du prêtre, tourné vers l'autel à la tête de l'assemblée, donnent à la *participation* des fidèles une possibilité d'intériorisation spirituelle qui ne rompent pas mais soutiennent les actions collectives auxquelles ils sont conviés.
La nouvelle messe, au contraire, est centrée sur l'*assemblée* elle-même, sujet et objet du « partage » de la *parole* et du *pain*. Le prêtre, tourné vers les fidèles, est vraiment leur « président » et tout le rite ne semble destiné qu'à favoriser une émotion collective où l'anthropocentrisme l'emporte sur le théocentrisme. Le saint sacrifice de la messe s'efface au profit d'une « concélébration » de louange, scellée par un repas communautaire où le sacerdoce ministériel se perd dans le sacerdoce commun des baptisés.
Lors donc que les fidèles « participent consciemment, pieusement et activement à l'action sacrée », ils risquent, avec la nouvelle messe, d'altérer la nature de leur participation par l'altération même de la liturgie. Mais j'ai l'impression que, pour beaucoup, c'est leur participation elle-même qui diminue, parce qu'ils ne peuvent plus « suivre la messe » dans un missel unique qui contenait tout. Faute de s'y retrouver dans la diversité infinie des prières offertes à la liberté du prêtre, ils ne peuvent plus qu'*écouter*. C'est pis encore quand le prêtre improvise, comme il est fréquent. La bonne volonté à suivre ses initiatives est autre chose qu'une participation « à l'action sacrée ».
236:157
Parenthèse sur le rôle du prêtre
La nouvelle messe semble plaire assez à un nombre relativement important de prêtres. J'ai l'impression qu'une des raisons majeures du goût qu'ils ont pour elle est le rôle plus actif qu'ils jouent vis-à-vis de « l'assemblée ».
En 1967, le P. Annibale Bugnini disait : « Si, dans un endroit, l'application d'une règle peut susciter de la surprise et de l'étonnement, le bon prêtre comprend de lui-même qu'il droit préparer progressivement *ses gens* avant d'introduire l'innovation. » Maintenant que les innovations sont introduites (quoiqu'elles ne cessent de se multiplier), le « bon prêtre » aime mener « *ses gens *» -- en leur parlant, en improvisant, en donnant des explications, en commandant des attitudes etc. C'est humain, et en soi ce n'est pas répréhensible. Mais il y a là tout de même un élément de « divertissement » et la racine d'une (très modeste) « volonté de puissance » qui jettent un voile sur la pureté de la messe.
Dans la messe traditionnelle, le jeu liturgique, la chorégraphie de l'action sacrée placent le prêtre en tête des fidèles dans le culte rendu à Dieu. Le prêtre est premier, mais dans l'Obéissance commune à Dieu. « *Mon sacrifice, qui est aussi le vôtre...* »
Dans la nouvelle messe, le prêtre est premier par rapport à l'assemblée qu'il gouverne. Il est comme le chef d'orchestre qui dirige les musiciens. D'où ce nom de « président de l'assemblée » dont on aime aujourd'hui à l'honorer. Or il n'est pas faux qu'il le soit, mais on doit bien constater que la surestimation de ce rôle conduit à un glissement qui altère peu à peu la nature de la messe.
La concélébration
La Constitution sur la liturgie consacre son article 57 à la concélébration :
« § 1. La concélébration, qui manifeste heureusement l'unité du sacerdoce, est restée en usage jusqu'à maintenant dans l'Église, en Occident comme en Orient. Aussi le Concile a-t-il décidé d'étendre la faculté de concélébrer aux cas suivants :
« 1. *a*) le Jeudi-Saint, tant à la messe chrismale qu'à la messe du soir ;
« *b*) aux messes célébrées dans les Conciles, les assemblées épiscopales et les synodes ;
« *c*) à la messe de la bénédiction d'un abbé.
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« 2. En outre, avec la permission de l'Ordinaire, à qui il appartient d'apprécier l'opportunité de la concélébration :
« *a*) à la messe conventuelle et à la messe principale des églises, lorsque l'utilité des fidèles ne requiert pas que tous les prêtres présents célèbrent individuellement ;
« *b*) aux messes des assemblées de prêtres de tout genre, aussi bien séculiers que religieux.
« § 2. Il appartient à l'évêque de diriger et de régler la concélébration dans son diocèse.
« 2. Cependant, on réservera toujours à chaque prêtre la liberté de célébrer la messe individuellement, mais non pas au même moment dans la même église, ni le Jeudi-Saint. »
De ce texte et de divers autres, il ressort 1) que la concélébration est, pour les prêtres, une manifestation de « communion », 2) qu'elle est une « faculté » concédée dans certains cas par le Concile, et non pas la règle.
Or que voyons-nous aujourd'hui ? Dès que deux ou plusieurs prêtres se trouvent au même endroit, ils concélèbrent. L'avantage en est peut-être de réduire un peu le flot de la parole. L'inconvénient est de majorer le phénomène communautaire de la célébration eucharistique. La messe concélébrée apparaît comme étant davantage la vraie messe, parce que le nombre des célébrants est comme le noyau central de l'assemblée appelée à concélébrer avec eux. Il arrive que les fidèles sont invités à prononcer avec les prêtres les paroles du canon et de la consécration, voire à étendre les mains en même temps qu'eux, pour mieux « participer ». Complètement détournée de son sens original, la concélébration n'est plus alors qu'une messe célébrée par tous, dans la réduction du ministère sacerdotal au sacerdoce commun des fidèles.
La messe des petits groupes
L'addition de toutes les déviations, petites ou grandes, que nous venons de passer en revue explique pourquoi se développe le phénomène des messes de petits groupes.
Le petit groupe réalise « l'assemblée » dans sa perfection. Le petit groupe favorise la ferveur communautaire.
Le petit groupe donne un sens précis au rôle du « président ».
Le petit groupe permet et appelle le « partage » de la « parole ».
Le petit groupe rend plus facile le « partage » du pain et du vin.
Le petit groupe noie totalement le sacerdoce ministériel dans le sacerdoce commun (et royal) des baptisés.
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Bref le petit groupe, quand il ne répudie pas purement et simplement le *sacrifice* eucharistique, le subordonne à la *parole* et au *repas*, faisant « de la Communion accomplie en commun comme le point culminant de toute la cérémonie » (déviation dénoncée par Pie XII dans *Mediator Dei*)*.* Ce qu'est cette communion dans certains cas, on peut se le demander. Elle n'est évidemment qu'une « agape » s'il n'y a pas célébration du sacrifice de la messe par le prêtre. C'est le cas chaque fois qu'il y a inter-communion avec inter-célébration (comme c'est fréquent en Hollande).
Certes la notion de « messe de petits groupes » n'a rien de précis. Des « petits groupes » peuvent bénéficier de messes célébrées de manière tout à fait régulière. Mais les « petits groupes » et autres « communautés de base » qui revendiquent ces expressions sont généralement et de plus en plus, des groupes restreints de chrétiens qui entendent avoir leur liturgie propre, conforme à leur foi propre. La liberté du rite et de la parole est de règle chez eux. En ce cas, on peut d'autant moins parler de « messe » que, conformément à la tradition, la Constitution conciliaire rappelle que « le gouvernement de la liturgie dépend uniquement de l'autorité de l'Église » et qu'en conséquence, en dehors du Siège apostolique et, dans les règles du droit, de l'évêque, « *absolument personne d'autre, même prêtre, ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie *» (art. 22).
Conclusion
La conclusion de ces impressions, fondées sur des constatations, c'est que les déviations liturgiques dont nous sommes les témoins sont rendues *possibles*, et sans doute *favorisées*, par la *structure de la nouvelle messe*.
Ce n'est pas la nouvelle messe qui est cause de tout. L'usage de la langue vernaculaire, l'attitude du prêtre face au peuple, la pression formidable exercée par les novateurs pour changer le sens et la nature même du sacerdoce et de la messe sont naturellement les causes directes et premières. Mais ces causes ne pourraient pas aisément produire leurs effets dans le *cadre de la messe traditionnelle*.
C'est bien ce qu'avaient vu les cardinaux Ottaviani et Bacci quand ils disaient au Pape que le Concile de Trente, « en fixant définitivement les canons du rite » avait élevé « une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du mystère ».
La barrière infranchissable a été brisée.
L'intégrité du mystère est atteinte.
Louis Salleron.
239:157
## La bataille du verset 6
### Memento
■ Le verset 6 de l'épître des Rameaux est celui ou les falsificateurs épiscopaux de l'Écriture ont reculé. Le seul. Et provisoirement... La bataille continue.
■ Nous l'appelons « la bataille du verset 6 » parce que c'est là que nous avons pu faire une brèche, la première, dans le système de falsification de l'Écriture autoritairement imposé par le nouveau catéchisme et par la nouvelle liturgie. Par cette brèche ce sont bien sûr toutes les autres falsifications aussi que nous attaquons.
■ Ce qui s'est passé en France, pour le Dimanche des Rameaux 1971, nous n'accepterons ni de l'oublier ni de le laisser oublier.
On lira ci-après : *Ce qui s'est passé à Lyon*, raconté en détail par Henri Rambaud, qui en fut l'acteur avant d'en être le mémorialiste.
■ On lira secondement la suite de nos études et réflexions tant sur la signification du verset 6 en question qu'en général sur la traduction de l'Écriture
-- l'étude du P. Calmel sur *l'humilité du Christ*, trahie par la fausse traduction de l'épître des Rameaux ;
-- la dénonciation, par Édouard Delebecque, d'une autre falsification encore, une de plus, commise et imposée par l'épiscopat français, celle du faux *prologue de saint Luc* que le soi-disant « Nouveau Missel des Dimanches » invente pour le prétendu « troisième dimanche ordinaire ».
■ On lira ci-après, troisièmement, une autre falsification encore, une falsification fantastique du nouveau Lectionnaire :
240:157
celle qui fait dire à saint Paul que *pour vivre dans la sainteté, il faut prendre femme.* Version nouvelle, garantie authentique, imposée comme désormais obligatoire. Approuvée par l'épiscopat et confirmée par le Saint-Siège : l'un et l'autre, s'ils croient l'emporter tranquillement en paradis, se trompent beaucoup.
■ Nous n'avons pas seulement fait entendre une protestation. Nous n'avons pas seulement suscité dans les églises, le dimanche des Rameaux, des manifestations dignes, fermes, efficaces, comme celles que raconte ci-après Henri Rambaud. Nous ne nous contentons pas non plus de nous préparer à recommencer en 1972. Nous avons, sur le fond de la question, sur l'exégèse et la théologie du verset 6, publié une série d'études qui en ont approfondi et éclairé tous les aspects. Nous en donnons la liste récapitulative, on va bientôt voir pourquoi :
-- Jean Madiran : La prise de position de l'évêque d'Angoulême (numéros 152 et 153).
-- Édouard Delebecque : Sur une simple lettre de l'épître aux Philippiens (numéro 152).
-- Louis Salleron : Critique interne de Philipp. II, 1-8 (numéro 153).
-- Jean Madiran : L'interprétation de saint Thomas d'Aquin, traduction et commentaire (numéro 153).
-- Jean Madiran : La déroute de la Bible de Jérusalem : comment comprendre « arpagmos » (numéro 154).
-- D. Minimus : En relisant Cornelius a Lapide (numéro 155).
■ Il faut croire que les auteurs, complices et apologistes de la falsification n'ont rien trouvé à répliquer au fond.
Voici en effet la notice qu'après toutes nos *études* mentionnées ci-dessus, l'illustre P. Roguet a publiée contre nous dans *La Vie catholique illustrée,* numéro 1355 du 28 juillet au 3 août 1971 :
« A propos d'un scandale artificiel. -- Ces deux causes : oubli de la réalité de l'incarnation et oubli du temps nécessaire à l'explicitation de la doctrine, produisent beaucoup de faux problèmes. Parmi ceux-ci figure le scandale artificiellement soulevé au sujet d'une traduction de l'épître aux Philippiens, chapitre 2. Qu'on ait pu protester contre une traduction qui dit le Christ « à l'image même de Dieu » montre une curieuse ignorance. Car saint Paul affirme que « le Christ est l'image de Dieu » dans deux textes qu'il est impossible de traduire autrement : 2 Corinthiens 4, 4 ; Colossiens, 1, 15. Mais voilà : saint Paul ne savait pas son catéchisme aussi bien que ces champions de la vraie doctrine. »
241:157
Est-ce, implicite, un aveu, -- ou est-ce une malhonnêteté ? Cela ressemble plutôt à un aveu malhonnête...
Un aveu implicite : la traduction est indéfendable. Et la malhonnêteté de taire le passage le plus falsifié, qui fait l'objet du principal reproche : « *il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu *»*,* première version ; et seconde version : « *n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu *»*.* Le P. Roguet tait entièrement ce passage de la première à la seconde falsification. Il n'ose défendre ni l'une ni l'autre. Il n'ose même pas les citer. S'il fait le faraud, c'est pour dissimuler ce qui vient d'être rappelé.
Quant à ce qu'il dit... Il nous inculpe d'une *curieuse ignorance :* il veut faire croire que nous ignorons deux passages de saint Paul (qui au contraire ont été cités, recités et commentés ici) ; il veut faire croire que selon nous le terme « image » ne saurait être appliqué au Christ (alors qu'au contraire nous avons montré que cet emploi du terme « image » n'était spécifiquement ni « paulinien » ni « biblique », comme le P. Roguet semble le croire lui aussi, mais parfaitement ecclésiastique, et scolastique, et théologique). En vérité le P. Roguet fait la bête. Il sait fort bien que les deux passages de saint Paul qu'il allègue en nous reprochant témérairement de les ignorer témoignent pour nous et contre lui : ils attestent que lorsque saint Paul veut dire « image », il écrit en grec *icône,* et non pas *morphi* comme dans le verset 6 de l'épître des Rameaux. Cela et le reste, nous l'avons dit et répété, démontré et redémontré. On n'a trouvé à nous opposer que des fictions et des bêtises, de la grossièreté qu'on vient de voir. Nous en prenons acte.
■ Tant pis pour les faussaires : nous n'y pouvons rien. Ils sont libres. Mais qu'ils ne comptent pas que notre réclamation, que notre accusation vont s'arrêter.
Nous continuerons à les crier à l'Église ; et si l'Église est sourde, à la terre et au ciel, aux anges et à Dieu.
■ Pour nos lecteurs, *l'utilité* d'étudier ces falsifications est identique à l'utilité de l'hérésie en général : ils sont conduits à étendre et à approfondir leurs connaissances religieuses, à les porter au même niveau intellectuel que leurs connaissances professionnelles et profanes.
■ En ce qui concerne précisément le verset 6 : en retrouver comme nous l'avons fait l'interprétation traditionnelle, la relever, l'illustrer, la remettre en honneur.
Au moins chez nous.
242:157
### Ce qui s'est passé à Lyon
*pour le Dimanche des Rameaux*
par Henri Rambaud
#### Lundi 15 mars 1971
Le dimanche des Rameaux approche, et avec lui son épître, où jusqu'à présent doit être lue de Phil. II, 6 la scandaleuse traduction du *Lectionnaire* officiel. Un religieux de nos amis suggère que nous en demandions la correction au cardinal Renard lui-même. Dans sa pensée, il s'agirait moins d'une pétition qui réunisse un très grand nombre de signatures que simplement d'une supplique émanée d'un éventail aussi large que possible de catholiques lyonnais plus ou moins connus.
L'idée me paraît excellente. Certes, et notre ami le sait bien, le succès est des plus douteux : vraisemblablement, nous aurons dix lignes de réponse, -- le cardinal Renard répond de sa main à toutes les lettres, -- mais dix lignes sans autre intention que d'apaiser notre inquiétude pour nous faire tenir tranquilles et pouvoir lui-même le rester : bonnes paroles qui ne changeront rien à rien. Je le dis par expérience. Il y a trois ans, je lui écrivis longuement de l'*Abrégé de la foi catholique* du P. Varillon, que ma femme avait entendu recommander dans notre paroisse. Le billet que je reçus par retour du courrier ne soufflait mot des thèses inadmissibles relevées dans ma lettre avec la précision requise (sur le péché originel, sur la présence réelle) : juste le conseil d'entrer en contact avec l'auteur et l'indication de deux ou trois ouvrages propres à m'éclairer. Comme si je lui faisais part de quelque embarras !
N'importe, la démarche est nécessaire : s'il doit y avoir une protestation publique, il la faut justifiée par l'échec des voies régulières.
243:157
J'offre de rédiger cette supplique. Aucun mérite : c'est la sorte de choses que j'aime à écrire, étant épistolier de nature et, de plus, avec le goût d'argumenter. J'entends bien que cette lettre-ci ne sera pas du genre familier ; mais c'est de m'adresser à un lecteur déterminé qui me facilite le travail.
Cela me rappelle un mot de l'autre Varillon, Pierre et non François, cousin éloigné du jésuite et son antithèse sur tous les points. Au fait, la mienne aussi ; car, bien que nous ayons fait ensemble, dans les temps préhistoriques, une *Enquête sur les maîtres de la jeune littérature* ([^77]), nous ne nous ressemblions guère, ni de tempérament ni de formation, et nos goûts littéraires, malgré nombre d'admirations communes, avaient tout ce qu'il fallait pour nous tirer à hue et à dia ; je n'ai jamais été simple et faisais mes délices des auteurs difficiles, de qui la subtilité de pensée ou les préciosités d'écriture semblaient au contraire à Pierre vaine chinoiserie. Notre amitié n'en était pas moins profonde pour cela, tant l'homme était sûr. J'aimais jusqu'à ses brusqueries, qui cachaient un cœur d'or, joint à un sens pratique des plus avisés : parmi les innombrables dévouements que Maurras a suscités, l'un des plus fervents, et aussi, je croirais, de ceux qui lui furent le plus utiles. Déjà dix ans qu'il est mort, et pour en venir où nous en viendrons tous, quel long calvaire n'avait été le sien ! mais aussi quel mystérieux, quel inimaginable approfondissement ! Grand diabétique, il avait dû subir l'ablation d'un œil, puis de l'autre, continuant cependant à travailler avec l'aide de sa femme (son *Joffre* si intelligent a été achevé par un aveugle) : depuis un pèlerinage à Lourdes, telle avait été son ascension spirituelle qu'il ne savait que rendre grâces.
« Vous, me disait donc un jour mon Varillon à moi, votre œuvre, ce sera votre correspondance. » J'aimerais bien pourtant qu'il y eût autre chose. Mais c'est un mot qui m'a été utile, même doublement : en m'avertissant que l'heure était venue de me hâter, mais aussi en me persuadant que je n'avais peut-être pas entièrement perdu mon temps, quand j'en avais plus qu'aujourd'hui, et plus d'années aussi devant moi qu'il ne m'en reste, à m'abandonner dans d'interminables lettres au plaisir de penser loin des regards du public. Que j'aurais donc été long à comprendre qu'un écrivain doit accepter le mode d'expression qui lui est propre, parce qu'il fait partie de la nature qu'il a reçue de Dieu et qu'à refuser les aises qu'elle réclame, il n'aboutira qu'au silence, pis que cela, au désespoir ! Ah oui, *sero me amavi*, si j'ose risquer cette variante du mot fameux des *Confessions*.
244:157
Il demeure néanmoins que c'est erreur de tout se permettre : si bien que le problème, toujours délicat, est de composer justement les libertés qu'il faut s'accorder, parce qu'elles sont chez nous, condition vitale de l'expression, avec les exigences qui, sans nous paralyser, nous feront cheminer plus heureusement dans *notre* voie.
#### Mercredi 17 mars 1971
*Carrefour* reproduit une note de Mgr Sauvage : dans le diocèse d'Annecy, le verset des *Philippiens* sera lu comme suit : « Le Christ Jésus, tout en restant de condition divine, ne s'est pas prévalu de son égalité avec Dieu. »
Le peu qui m'a été dit de Mgr Sauvage ne me donne pas à penser qu'il soit de nos amis. Il n'en est que plus remarquable que sa note nous donne raison sur toute la ligne.
Sur le fond d'abord, en déclarant que « la traduction précédente laissait planer une équivoque sur la préexistence du Christ dans son égalité avec Dieu ». Jugement trop indulgent ? Bien sûr : être l' « image » de Dieu étant moins qu'être « pareil » à Dieu, dire que « le Christ Jésus, tout en restant l'image même de Dieu, n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu » fait penser que, s'il ne l'a pas voulu, c'est que la revendication eût été abusive ; qu'il n'était donc pas Dieu. Mais un évêque n'a pas la même liberté de parole que nous autres, « qui ne sommes pas du monde » (toujours le vers de *Namouna !*) et celui-là m'a tout l'air d'être passé maître dans l'art de se faire entendre à demi-mot. Il ne dénonce qu'une « équivoque » ? Sans doute ; mais parce qu'à la place qu'il occupe, il serait messéant de montrer aux collègues leur béjaune. Car il y a la suite : « Il est évident que la foi des pasteurs et des fidèles ne s'y est pas laissée prendre » : c'est-à-dire que l'éloge est pour les catholiques assez instruits de leur religion pour n'être pas tombés dans le panneau, le blâme pour le traducteur qui l'a tendu. Surtout, Mgr Sauvage ne prescrit pas seulement de rappeler aux fidèles l'enseignement de l'Église sur la divinité du Christ, comme il eût suffi si la traduction n'avait d'autre tort que de ne pas l'affirmer explicitement : il remplace sans façon la traduction vicieuse par une traduction théologiquement sans reproche.
245:157
Maintenant, a-t-il agi de son propre chef ou d'accord avec l'ensemble de l'épiscopat ? Salleron penche pour la seconde hypothèse. La première me paraît plus vraisemblable : supposé que la conférence épiscopale se soit résignée à faire droit à notre requête, elle affirmait son autorité en revendiquant la responsabilité de la correction. Je crois plutôt que Mgr Sauvage aura voulu prendre les devants (sa note est du 26 février, plus d'un mois avant l'échéance) : la conférence épiscopale suivrait ou ne suivrait pas, du moins aurait-il montré qu'il entendait rester maître chez lui. S'il est vrai, une belle preuve de caractère.
Mieux encore, sa note donne raison à notre méthode de combat, en déclarant que « cette traduction nouvelle coupera court à toute campagne de protestation ». Je ne dis pas que sans la crainte de ces protestations, Mgr Sauvage : fût resté coi : puisque le premier motif allégué est qu' « il vaut mieux une précision plus rigoureuse ». Mais la perspective d'incidents désagréables lui a certainement rendu la bonne décision plus facile : en cas de blâme du collège épiscopal, elle lui permettra de plaider la prudence. Preuve que Madiran a bien servi l'épiscopat en l'avertissant que, s'il s'obstinait, nous n'hésiterions pas à manifester en pleine église notre indignation : il l'aidait à faire son devoir.
Il sera bien intéressant de savoir si une démarche a été faite auprès de Mgr Sauvage par nos amis d'Annecy... Je vais tâcher de me renseigner.
Quoi qu'il en soit de ce point, cette note d'Annecy m'est précieuse pour la supplique que je dois rédiger et qui maintenant presse. Le cardinal Renard ne pourra dire que nous lui demandons l'impossible. Pourvu seulement qu'il ne soit pas piqué d'avoir été devancé ! Pourtant le précédent devrait lui donner du courage. Après tout, que risque-t-il à prescrire la lecture d'une traduction orthodoxe ? D'être désobéi par certains de ses prêtres ? A sa place, j'aimerais mieux cela que de leur obéir.
#### Jeudi 18 mars 1971
Enfin pu joindre au téléphone nos amis d'Annecy. Ils n'ont connaissance d'aucune requête adressée à Mgr Sauvage au sujet du verset des *Philippiens.* A tout le moins n'y en a-t-il pas eu de leur part. Et comme Salleron et Madiran sont les seuls à avoir levé ce lièvre...
Mgr Sauvage aurait donc pris son heureuse décision de sa propre initiative ; du moins autant qu'on puisse le savoir.
246:157
On l'en félicitera d'autant plus, cela ne prouve pas que nous n'y soyons pour rien : puisque, parmi les résultats qu'il en attend, figure expressément que ne soit pas troublée « l'assemblée liturgique » (comme on dit aujourd'hui). Mes conclusions demeurent.
#### Vendredi 19 mars 1971
Achevé la lettre au cardinal Renard. J'ai tâché d'y observer la déférence due à un prince de l'Église, mais je lui devais plus encore d'être net pour lui mettre entre les mains tous les éléments de décision, et je n'ai pas mâché les mots : nous ne céderons pas et, s'il maintient la traduction scandaleuse, protesterons publiquement.
Heureux de pouvoir dater cette lettre de la fête de saint Joseph ; quoique je ne l'aie pas cherché.
#### Samedi 20 mars 1971
Décidément, j'arriverai toujours comme les carabiniers : pendant que je m'employais à presser le cardinal Renard d'user de son autorité de prince de l'Église pour obtenir des responsables du *Lectionnaire* une traduction orthodoxe du verset des *Philippiens,* le Conseil permanent de l'épiscopat se saisissait de l'affaire au cours de sa session extraordinaire des 18 et 19 mars, et maintenant, sur le plan national, c'est joué. Mais avec quelles cartes biseautées ! Ma parole, si j'étais l'inspirateur de ce que je viens de lire dans *La Croix* et que je ne sais comment nommer, j'en aurais le rouge au front.
(Car ce n'est pas proprement un communiqué, du moins le morceau ne se donne-t-il pas pour tel, étant signé d'un rédacteur de *La Croix.* Sa forme est celle d'une simple relation, mais qu'il n'y a pas de raison de croire infidèle ; dont force est donc d'imputer la substance, aussi longtemps qu'elle n'aura pas été démentie, au Conseil permanent.)
247:157
Je passe sur le procédé de polémique (pour une fois le terme est exact) qu'est de qualifier de « campagne d'opinion menée par des revues ou feuilles plus ou moins confidentielles », sans autre précision (il s'agit d'*Itinéraires* et de *Carrefour*)*,* les critiques assez positives de Madiran et de Salleron. Toute l'argumentation tient en ces deux paragraphes :
A partir des conclusions de plusieurs spécialistes de l'exégèse de l'épître aux Philippiens (« *la traduction proposée est conforme à la christologie encore fruste de cette hymne pré-paulinienne, qui ne dit pas du tout sur le Christ Fils de Dieu, comme d'ailleurs de nombreux autres textes du Nouveau Testament *» ; il n'y a pas aujourd'hui de risque d'hérésie à partir de cette traduction), le Conseil permanent de l'épiscopat a donné son plein accord à ces termes et approuvé totalement la traduction actuelle.
Pour apaiser certaines craintes, toutefois, les pasteurs expliqueront avant la lecture de cette Épître le sens du texte, par exemple par l'introduction suivante. « *La Lettre de saint Paul aux Philippiens que nous allons entendre nous révèle qui a été Jésus et ce qu'il a fait pour notre salut : Jésus, le Fils unique de Dieu, est l'image même de son Père. Son obéissance filiale l'a conduit à mourir sur une croix pour le salut des hommes. Étant ainsi le Sauveur du monde, Jésus ressuscité est le Seigneur : il est celui qui règne sur l'univers. *»
Il est clair que, loin d'arranger les choses, cette « mise au point », comme on dit en pareil cas, les aggrave. La justification de la traduction incriminée n'est pas plus pertinente que ne rassure l'introduction proposée « pour apaiser certaines craintes ».
Le Conseil permanent n'a pourtant pas lésiné sur le choix des compétences ni celles-ci sur les ressources de leur érudition : qu'opposer à une traduction que « plusieurs spécialistes » non seulement de l'exégèse, mais « de l'exégèse de l'épître aux Philippiens », déclarent « conforme à la christologie encore fruste de cette hymne pré-paulinienne » ?
Je pense, quant à moi, qu'en dépit de mots si soigneusement choisis pour faire sérieux, la sentence n'en imposera qu'aux têtes irréfléchies. Les autres se demanderont comment ces bonnets carrés peuvent bien être si sûrs que Phil., I, 6-11 est une « hymne pré-paulinienne ». Elles prendront alors la peine d'aller aux renseignements, et l'assertion n'étant fondée que sur le ton et le rythme de ces six versets, sans être étayée d'aucun témoignage extrinsèque, elles distingueront entre le substantif et l'épithète, le premier justifié en effet par le caractère du passage, la seconde pure hypothèse. Surtout, elles se diront que, s'il est évidemment possible que le passage procède d'un texte antérieur à l'épître, ce n'est pas là ce qui importe ;
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mais bien que, pré-paulinienne ou non, saint Paul, indubitablement cette fois, prend l'hymne à son compte et, par conséquent que, du point de vue de la doctrine, c'est proprement pour « paulinienne », sans « pré- », que dans l'un et l'autre cas, en doit être tenue la « christologie ». Le reste est problème de sources, simple curiosité d'érudit. Et, bien sûr, ce peu de lignes ne dit pas tout sur le Christ, quel texte pourrait y prétendre ? C'est égal, il faut ne pas avoir froid aux yeux pour traiter d' « encore fruste » la christologie de saint Paul...
Comment des évêques ne se sont-ils pas fait une réflexion aussi, simple ? Je ne voudrais pas noircir les membres du Conseil permanent et crois volontiers que leur excuse est d'être si occupés de tâches extra-diocésaines qu'ils ne trouvent plus le temps d'être hommes d'étude : on en vient vite à perdre l'habitude de penser. Que les évêques ne soient pas des spécialistes de l'exégèse et doivent par conséquent les consulter, d'accord : ils ont mieux à faire que la critique des textes sacrés. Du moins devraient-ils avoir gardé assez de familiarité avec les travaux de l'esprit pour ne pas avaler bouche bée tout ce que les spécialistes leur présentent.
Quant à l'introduction proposée... Comment ! nous reprochons à la traduction officielle de nier implicitement la divinité de Jésus-Christ et il ne vient pas à l'esprit de ces chrétiens qu'ils nous fermeraient la bouche en proclamant Jésus-Christ « vrai Dieu et vrai homme » ? Certains d'entre eux jugeraient-ils la formule périmée ? Le fait est qu'elle est absente des nouveaux catéchismes.
Inutile heureusement de recommencer ma lettre et même mieux vaut l'avoir écrite avant ce pitoyable plaidoyer. L'espérance qu'elle exprime, quoique, à vrai dire, plus protocolaire que convaincue, rendra plus manifeste l'entêtement du Conseil permanent : Un post-scriptum fera l'affaire.
#### Dimanche 21 mars 1971
Écrit hier soir avec, la plus grande facilité le post-scriptun sur la justification du Conseil permanent. J'en détache l'argumentation :
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Il y est bien dit que Jésus est « le Fils unique de Dieu », et cette expression traditionnelle est en soi sans reproche : tout catholique instruit des vérités de sa religion y entendra que Jésus-Christ est la Seconde Personne de la Trinité, donc Dieu lui-même au même titre que son Père. Mais c'est là une *déduction,* et cette déduction n'est pas nécessaire. La preuve en est qu'au temps de l'arianisme un arien n'eût pas fait difficulté de dire « Jésus le Fils unique de Dieu ». Ce qu'il contestait n'était pas que le Christ fût au-dessus de toutes les autres créatures, « le Sauveur du monde », « celui qui règne sur l'univers » ; il le professait. Il contestait qu'il fût Dieu, et c'est pour cela que le Concile de Nicée le déclara « *consubstantiel au Père *»*,* précision très regrettablement disparue aujourd'hui de la traduction française du *Credo,* laquelle ne le dit plus que « de même nature que le Père » : ce qui, logiquement, revient bien au même, mais n'affirme plus expressément cette consubstantialité.
Or il ne faut pas oublier que nous vivons aujourd'hui en climat arien : les mêmes périls sont revenus, plus insidieux encore qu'ils ne l'étaient au quatrième siècle. D'autant plus impérieux est le devoir d'affirmer sans équivoque, en toute netteté, les vérités de notre foi.
En disant le Christ « en forme de « Dieu », c'est-à-dire (voir les traductions citées au commencement de cette lettre) « de condition divine » (Crampon, Bible de Jérusalem, chanoine Osty, Lectionnaire de 1959) ou, simplement « Dieu » (Feder), saint Paul affirmait expressément la nature divine du Christ. C'est cette nature divine qu'il est nécessaire que n'affirme pas moins expressément la seconde lecture du Dimanche des Rameaux, par fidélité tant au texte de saint Paul qu'aux vérités de notre foi.
(Je généraliserais volontiers la remarque du premier paragraphe : je veux dire que si profonde est devenue la subversion du langage religieux qu'il arrive que l'on ne sache plus dans quel sens sont employées des expressions autrefois bien innocentes. J'entendais dernièrement un prêtre inviter à recevoir « le pain de vie ». Je connais un peu l'homme : je me suis demandé s'il n'usait pas à dessein de cette façon de parler, qui, si l'on y réfléchit, n'affirme pas expressément que ce pain-là est devenu le corps du Christ.)
Je pensais avoir achevé mon travail et, au début de la soirée, le communiquai à la mère du religieux qui est à l'origine de cette supplique pour qu'elle la fît signer autour d'elle. Au surplus, elle y avait eu grande part, sinon dans sa rédaction, du moins par les encouragements qu'elle m'avait prodigués, doublés de précieux avis.
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Trois heures plus tard, elle me téléphonait sa déception : quelque éloquence qu'elle ait déployée (et Dieu sait si elle est capable d'en avoir !), nos amis, qui sont aussi les miens, refusent de signer. Ma lettre est jugée trop vive. Le fond n'en fait pas objection, mais il n'est pas accepté que nous envisagions d'interrompre la lecture de l'épître. Pas de manifestations à l'église.
Je m'interroge sur les causes profondes de ce refus, qui revient à faire passer le bon ordre des cérémonies avant la fidélité à la doctrine. Je conviens volontiers que nous aurions tort de manifester pour un simple accident de traduction ; mais si c'était le cas, il y a beau temps que les critiques de Salleron et de Madiran en auraient obtenu la correction. Tandis qu'elles n'ont eu d'autre résultat que de faire dissimuler avec plus de soin l'hérésie comme il appert de la comparaison de la traduction de 1969 ([^78]) avec l'actuelle, sans parler des silences et des falsifications du catéchisme. C'est ce contexte qui justifiera notre action, s'il faut qu'elle ait lieu : non scandale, mais remède au scandale, bien réel celui-là, qu'est de nier, ne fût-ce qu'implicitement, la divinité de Jésus-Christ.
Comment ces amis, car ils sont aussi les miens, ne s'en rendent-ils pas compte ? La sûreté de leur doctrine ni leur dévouement, leur courage ne font question ; toujours prêts à payer de leur personne, sans plaindre leur peine, pour enrayer les progrès des erreurs du jour. Alors, quelle explication ? Je croirais : trop longue habitude de la soumission, de la docilité, tenues pour vertus majeures, trop de confiance dans le recours aux autorités légitimes par les voies régulières. Grande sagesse, sans doute, en temps normal, mais nous ne sommes pas en des temps normaux ; nous sommes en temps de crise ; nous sommes au seuil d'une révolution. Et je veux bien que, même alors, s'il nous paraît que l'autorité se trompe, notre première démarche doive être de le lui faire respectueusement observer, en lui donnant nos raisons ; mais c'est précisément ce que fait cette lettre. Elle va plus loin, elle dit clairement qu'en cas de refus, nous ne jouerons pas les enfants sages ? Eh ! c'est que nous sommes payés pour savoir que, sans cette perspective, nous n'obtiendrons rien. Par le temps qui court, la voie hiérarchique n'aboutit qu'aux cartons verts.
Seulement voilà : c'est chose que la bonne volonté n'admettra jamais facilement, parce que son premier mouvement sera toujours de prêter à la partie adverse ses propres dispositions. Je me souviens de ce que j'étais au lendemain du concile : que de désillusions ne m'a-t-il fallu pour me persuader que les hommes chargés par état de nous préserver contre l'erreur et dont un assez grand nombre, dans le privé, sont d'honnêtes gens, n'agiront vraiment, sauf exceptions, car il y en a, mais ce sont des exceptions, que si nous leur mettons l'épée dans les reins et que, tant que nous nous bornerons à leur présenter avec déférence nos requêtes, leur réaction professionnelle, quand encore ils accepteront de nous écouter, sera d'essayer de nous avoir !
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Il n'en serait que plus précieux que des esprits aussi peu portés à l' « activisme » que ceux-là signent notre supplique. Je vais voir s'il n'y aurait pas moyen, sans lâcher sur le fond, de la leur rendre acceptable en émoussant ce qu'elle a peut-être d'inutilement acéré : j'en retrouverai bien l'emploi. Il est capital que l'éventail des signataires soit aussi large que possible : la diversité des tempéraments et des tendances montrera que nous ne sommes pas des trublions.
#### Mardi 23 mars 1971
Journées remplies jusqu'au bord, mais cette fois c'est fait. Ce soir, peu après six heures, notre supplique a été remise en mains propres au cardinal.
Passé la matinée de dimanche à retoucher mon texte en vue d'obtenir les signatures refusées la veille. Rien à regretter, ce refus m'a rendu service : je n'ai pas changé d'avis, mais notre supplique sera plus forte d'être plus manifestement pondérée. Elle l'était déjà ; mais il faut encore qu'elle le paraisse. Par exemple, remplacé « falsification scandaleuse » par « traduction gravement erronée », quoique la première qualification n'eût rien d'injuste.
Impossible, évidemment, de supprimer qu'il y aura protestation publique si la divinité de Jésus-Christ n'est pas proclamée : le cardinal doit en être averti. Mais est-il indispensable que la responsabilité de cette protestation soit assumée par les signataires ? Il ne me semble pas. Certes, dire ou permettre de croire l'erreur vénielle serait mensonge, et nos amis pensent bien qu'elle ne l'est pas ; mais il y a des cas où la sagesse est de fermer les yeux sur une erreur certaine : affaire de jugement prudentiel. Suffit donc que mention soit faite du risque, sans prononcer sur l'opportunité, ni dans un sens ni dans l'autre. Nos amis n'auront pas à endosser chose qui les heurte et le cardinal comprendra tout aussi bien.
Une correction d'une autre origine fait ma joie. Un ami que je pressens par téléphone approuvait jusque là sans réserve quand il bute sur la dernière phrase : « Pouvons-nous espérer que, dans le prochain numéro d'*Église de Lyon* ou, au plus tard, le suivant... » Il m'arrête net : « Je ne signe pas. Vous posez un ultimatum au cardinal.
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-- Mais, cher ami, ce n'est pas moi qui le pose : c'est le calendrier. -- N'importe, c'est un ultimatum. Je ne signe pas. -- Et si je mettais : *en temps utile ?* -- Je signe des deux mains. » Excellente leçon de style : un bon écrivain veille à ces minuties.
J'espérais que la journée d'hier suffirait pour rassembler les signatures, mais il y a des gens qu'on ne peut prier de passer chez vous et, bien que notre amie ait pris sa part des démarches, coups de fil et visites faites ou reçues ont conduit jusqu'à ce soir. Mais ce temps-là n'a pas été du temps perdu. Fait de nouvelles connaissances et resserré les liens qui existaient déjà. Chose capitale : le creux de la vague est encore loin, il faut que dès maintenant les gens de notre bord se tiennent les coudes.
Signatures données presque toutes sans débat et, pour qu'il n'y en ait pas d'obtenues par surprises, toujours après lecture intégrale : je l'exigeais même des gens pressés. A deux d'entre elles sont jointes quelques lignes de confiance dans la sagesse du cardinal. Deux refus seulement, mais sur un ensemble qui avait déjà fait l'objet d'un tri, rien à conclure du pourcentage. Reste qu'il y eut des cas intéressants.
Nous avions décidé de ne pas solliciter d'ecclésiastiques, pour ne pas risquer d'en mettre dans l'embarras ; nous agissons en tant que chrétiens, simplement, au seul titre de notre baptême et de notre confirmation. Mais ce n'est pas que l'approbation d'un théologien nous fût indifférente, et, sitôt mon second texte mis au net, je rends visite à l'un des plus éminents du diocèse, que je n'avais fait jusqu'à présent qu'entrevoir ; notre amie me conseillait vivement la démarche : « Vous verrez, c'est un prêtre de doctrine très sûre, thomiste des mieux informés, des plus solides, mais si soucieux d'équité qu'aux esprits moins épris d'exactitude, les nuances qu'il apporte à ses jugements en font méconnaître la fermeté. » « Bon, m'étais-je dit, je serai en famille : tout juste le reproche qu'*in petto* me faisait le cher Massis comme il le faisait à Du Bos, que certains me font peut-être encore, quoique ce que je publie depuis plus d'un an ne me paraisse pas pécher par la timidité, non plus que ce que je viens d'écrire. » Tout de même, je ne savais trop l'accueil que je recevrais.
Je ne lis pas notre lettre, je la donne à lire, ayant souvent éprouvé que je juge moins bien à l'audition qu'à la lecture et ne voulant exercer de pression d'aucune sorte. Accord complet, tant sur la forme que sur le fond, sans que me soit demandé le changement d'un seul mot. Mieux, de cet accord je suis expressément autorisé à faire état. Le résultat ne se fait pas attendre : le soir même, un juriste n'hésite plus.
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La journée d'hier aura été celle des deux hellénistes : un prêtre qui a passé de longues années dans l'étude des Pères de l'Église ; un professeur de lycée, celui-là de mes amis, virtuose insigne dans l'art de traduire avec autant de vie et de naturel que de fidélité : dommage que sa traduction d'Aristophane ne comporte pas en regard l'original, on l'admirerait davantage. Des deux côtés, approbation sans réserve, et dans l'un et l'autre cas, sur examen du grec. On ne dira pas que nous n'avons pas les compétences, -- les vraies, -- de notre côté.
Finalement, les signatures que nous n'avions pas obtenues d'emblée, ne sont pas seulement données, mais données avec joie. Et quant aux deux refus... Dans un cas, affaire de relations personnelles, je suppose. Mais l'autre me conduit à une réflexion de portée plus générale.
A vrai dire, je ne comptais guère sur l'adhésion d'un homme que son libéralisme situe fort loin de nous ; mais il me souvenait d'avoir lu sous sa plume, à l'époque d'*Humanæ vitæ*, une critique si courageuse de l'abus qu'il est fait de la notion de « paternité responsable » pour limiter à deux ou trois le nombre de ses enfants (lui-même en a une dizaine) que j'aurais cru faire injure à cet excellent catholique en ne lui proposant pas d'être des nôtres, quand notre requête n'est pas celle d'un parti, ni même d'une opinion particulière ; nous ne demandons que le respect de la foi commune à tous les chrétiens, et il n'y a pas de doute que cette foi ne soit la sienne.
Surprise : ce spécialiste de l'histoire religieuse n'a jamais eu vent de l'affaire. Sur le peu que je lui dis au téléphone, il est d'ailleurs prêt à juger fondée notre plainte et me remercie de l'avoir informé, il s'offre même à appuyer notre action, quoique « par d'autres moyens » : de quoi je ne puis que le remercier à mon tour. Je ne sais la suite qu'a eue ou qu'aura le propos, mais il est certain que de sa part, une démarche personnelle pèsera plus que seulement sa signature à côté des nôtres. Et c'est le résultat qui importe, ce n'est pas qu'il nous soit dû.
Tout de même, qu'à un homme de si vaste information j'aie appris qu'il y a une affaire des *Philippiens,* je n'en reviens pas. Il me faut un certain temps pour m'aviser que ma surprise a tort. Comment l'aurait-il su avec les journaux qu'il lit vraisemblablement, avec les milieux qu'il fréquente ? Ce coup de téléphone est d'avant-hier et s'est seulement la veille que pour la première fois *La Croix* parlait de cette traduction. Antérieurement, il y a bien eu l'article de l'abbé Feuillet dans *L'Homme nouveau* du 17 janvier, mais cet universitaire lit-il *L'Homme nouveau ?* Et il ne lit certainement pas *Itinéraires.*
Deux remarques :
La première est que c'est tactique délibérée de la subversion de s'insinuer le plus discrètement possible. Ce n'est pas nouveauté de petite taille de traduire un verset de saint Paul de manière qu'il aboutisse à nier la divinité de Jésus-Christ. On se garde bien d'en avertir. Et quand des veilleurs sonnent le tocsin, point de réplique : ce serait lui faire écho. Les esprits qui ne demandent leur information qu'à la grande presse n'en peuvent rien savoir.
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Variante de la même tactique : là où la nouveauté est trop voyante pour être dissimulée, persuader les traditionalistes qu'elle est de peu de portée et ne vaut pas une bataille, tout au plus une requête respectueuse : l'union d'abord. Et d'ailleurs, il pourra être vrai que cette nouveauté-là ne touche pas elle-même à l'essentiel ; mais elle accoutumera au changement, et, une fois admise, sera suivie de plus graves. C'est l'histoire du *consubstantiel :* nous avons fait une pétition, les évêques s'en sont souciés comme d'une guigne, et nous en sommes maintenant à la négation implicite de la divinité de Jésus-Christ. La vérité est que nous aurions dû avoir mauvais caractère beaucoup plus tôt.
Ma seconde remarque est que nous sommes des privilégiés de lire *Itinéraires.* Je ne le dis pas parce que j'y écris ; mais c'est vrai, sans vouloir médire de publications excellentes, il n'y a pas de revue qui réunisse une si large information à pareille franchise dans l'analyse de la situation religieuse présente. Je finirai par prendre en horreur les esprits qui, pensant très bien dans le fond, n'osent pas dire ce qu'ils pensent, pour ne pas inquiéter. Que de gens profondément attachés à l'Église la serviraient mieux si seulement leur étaient clairement montrés les périls qui menacent notre foi !
#### Mercredi 24 mars 1971
Doux Jésus ! notre cardinal est expéditif : il a eu notre supplique à la fin de l'après-midi d'hier, je m'en déclarais le rédacteur, et ce matin, par le premier courrier, la poste m'apporte sa réponse. Il est vrai que, partant pour Rome quelques heures plus tard, il lui fallait faire vite, ou remettre à son retour.
J'admire comme il se doit cette promptitude ; mais ne me défends pas de penser qu'elle l'a fait nous lire en diagonale ; me demande s'il n'en aurait pas été de même en tout état de cause. Si c'est ça qu'on appelle le dialogue !
Une double carte seulement, moins de deux cents mots, mais ce n'est pas cette brièveté qui me fâche. C'est qu'il répond *à côté.* Aucune attention à ce que nous lui disions : reprend la position du Conseil permanent, comme si notre lettre ne lui en faisait pas la critique ; critique qu'il pouvait évidemment contester, mais à la condition de lui opposer quelque chose. Il a jugé plus simple de l'ignorer.
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Pas de changement dans notre foi ? -- Si nous attendons pour protester qu'on nous dise que Jésus-Christ n'est pas Dieu, il passera de l'eau sous les ponts avant que nous ouvrions la bouche. Et pendant ce temps, l'hérésie aura fait du chemin.
Des « exégètes compétents » l'ont assuré que la traduction nouvelle est « fidèle au texte *littéralement *»* *? -- Je veux bien qu'il se soit trouvé des exégètes pour en donner l'assurance au cardinal Renard ; mais, sans remonter au grec, le latin de la Vulgate aurait bien dû lui inspirer quelques doutes. Ou nous jugerait-il si niais qu'on puisse nous raconter n'importe quoi ?
Me renvoie à la note à paraître dans sa prochaine *Semaine religieuse *? (car son billet dit *Semaine religieuse,* non *Église de Lyon,* et ça, c'est très bien ; son instinct vaut mieux que ce qu'il couvre de son autorité) : « Elle porte une explication qui affirme nettement que Jésus est le Fils de Dieu. » -- La formule du Conseil permanent. Et j'avais pris la peine d'expliquer pourquoi elle ne suffit pas !
Une nouveauté toutefois, par rapport à ce que *La Croix* rapporte des décisions du Conseil permanent, mais c'est la seule : permission de revenir au texte de 1964. -- Une permission, point un ordre : quelque chose, pas assez. Mgr Sauvage avait été plus net.
Pour conclure : « Je pense que vous êtes convaincu. » Un bel exemple de *wishful-thinking :* il aurait fallu pour cela triompher de nos arguments.
Je me demande si je ne lui répondrai pas, quand j'aurai vu la note annoncée. Oui, je pense. Le ton de sa carte n'a rien de déplaisant, elle est même plutôt aimable ; mais la substance en est vraiment trop légère, quand ce que nous lui disions était sérieux ; et ce serait vouloir qu'il s'enferre que de lui laisser croire qu'il nous a eus si facilement. Ce sont des finesses qu'il ne faut avoir qu'avec les adversaires.
Tout de même c'est triste. La foi du cardinal Renard n'est pas douteuse, c'est un homme pieux, très dévot à la Sainte Vierge, me dit-on ; et l'on me dit aussi qu'il n'a pas d'illusion sur la situation présente de l'Église en général et de son diocèse en particulier : il la voit telle qu'elle est, c'est-à-dire tout autre que brillante et promettant de s'aggraver encore. Alors pourquoi n'agit-il pas énergiquement ? Parce qu'il aurait des ennuis ? Bien sûr ! A la place qu'il occupe, on en a toujours. Mais comment la vie ne lui a-t-elle pas appris qu'en dépit de ce que le diable nous souffle, céder à la peur nous impose plus de souffrances que le courage ?
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Ou pense-t-il que cette traduction ne fera perdre la foi à personne et qu'il ne vaut pas d'en faire une histoire ? Car je n'arrive pas à me persuader qu'il la juge satisfaisante (au fait, il ne me le dit pas, il s'abrite derrière le jugement d' « exégètes compétents »). C'est pourtant chose grave que de traduire inexactement la parole de Dieu, quand il s'agit de la divinité de Jésus-Christ. Et nous avons l'expérience : si nous laissons passer, on ira plus loin la prochaine fois. C'est donc dès maintenant qu'il s'impose de faire barrage. C'est même déjà tard ; mais raison de plus.
Je croirais plutôt que cet homme discipliné se sent lié par la décision du Conseil permanent, dont il fait partie. Une signature imprudemment donnée peut-être. Il devrait pourtant savoir qu'un général n'obéit pas comme un sous-lieutenant.
Cela me remet en mémoire une question du catéchisme de mon enfance. « Quand on a juré de faire une chose défendue, doit-on tenir son serment ? -- Quand on a juré de faire une chose défendue il faut ne pas tenir son serment, parce qu'on fait une première faute en faisant ce serment et qu'on en ferait une seconde en l'accomplissant. » Preuve qu'il n'était pas si sot de présenter la doctrine par questions et réponses. Cela développait l'esprit d'analyse. Avec les nouvelles méthodes, ce n'est pas seulement la foi qui s'évapore ; c'est l'art même de penser qui se perd.
#### Vendredi 26 mars 1971
*Église de Lyon* m'apporte la note sur les *Philippiens.* Je recopie scrupuleusement, ne pouvant décider si ce qui m'y surprend est le fait de l'imprimeur ou du rédacteur :
DIMANCHE DES RAMEAUX : LECTURE DE LA MESSE
Selon la rubrique du Lectionnaire, on peut choisir comme lectures soit le reste d'Isaïe, soit celui de (*sic*) Philippiens soit les deux.
Si on lit l'épître de Paul aux Philippiens (2, 6-11) on pourra le (*sic*) présenter, (*sic* pour la virgule) par l'introduction suivante : la lettre de saint Paul nous révèle qui est Jésus et ce qu'Il a fait pour notre salut : Jésus, le Fils unique de Dieu, est l'Image même de son Père. Son obéissance filiale l'a conduit à mourir sur une croix pour le salut des hommes. Le sauveur du monde, Jésus ressuscité, est le Seigneur...
Le texte de l'épître aux Philippiens peut être pris dans le lectionnaire actuel ou dans celui de 1964.
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Je compare avec les décisions du Conseil permanent, telles que *La Croix* les a fait connaître.
D'un côté, en ce qui concerne le texte à lire, nouveauté capitale : comme me l'annonçait la lettre du cardinal, la traduction du Lectionnaire n'est plus obligatoire. Mieux que cela, le prêtre qui voudrait ne pas prendre parti dans le débat est autorisé à ne pas lire du tout saint Paul (l'omission éventuelle d'Isaïe est évidemment une fausse fenêtre). Comme dérobade, on ne fait pas mieux.
Mais est-ce bien une dérobade, quand « *selon la rubrique du Lectionnaire *» exclut expressément que la faculté d'omettre l'une ou l'autre des deux lectures qui précèdent l'évangile soit une mesure de circonstance ? Cherché dans le *Nouveau Missel des dimanches 1971* si la permission s'y trouve : elle n'y est pas mentionnée. Consulté un prêtre ami : même réponse, la permission ne figure pas dans le *Lectionnaire.* Je suis bien obligé de conclure que, sur ce point, la première phrase de la note d'*Église de Lyon* n'est pas conforme à la vérité. Il n'y a pas seulement dérobade ; la dérobade est voilée ([^79]).
En revanche, touchant la présentation de l'épître, *Église de Lyon* est plutôt plus favorable à la traduction du *Lectionnaire* que n'était le Conseil permanent d'après le compte rendu de *La Croix.*
258:157
La différence ne porte pas sur le texte même de l'introduction envisagée : sous réserve qu'il n'est pas dit dans *Église de Lyon* que « Jésus est celui qui règne sur l'univers », les deux textes sont presque mot pour mot identiques. Mais le Conseil permanent imposait que le sens de l'épître fût expliqué avant lecture (« pour apaiser, toutefois, certaines craintes, les pasteurs expliqueront... ») ; *Église de Lyon* en donne seulement la permission (« si on lit l'épître de saint Paul aux Philippiens, on pourra le présenter... »), elle n'en fait pas une obligation. Et, secondement, cette introduction substantiellement identique est proposée par le premier texte à titre d' « exemple », donc avec la faculté d'en préférer une autre, tandis que la note lyonnaise ne comporte pas cette liberté, ce sera l'introduction dictée ou point : si bien qu'à prendre le texte au pied de la lettre, *Église de Lyon* ne permet pas d'expliquer ce passage de saint Paul en disant qu'il affirme la nature divine de Jésus-Christ.
Je n'ai garde de prêter si noir dessein au cardinal Renard. Je suis même prêt à croire que j'ai tort de lire cette note avec plus de soin qu'elle n'a été écrite et que l'épreuve n'en a été corrigée. Il reste que s'il est vraisemblable que le cardinal Renard en ait confié la rédaction à une plume insuffisamment attentive, l'identité substantielle des deux introductions ne peut être imputée qu'à lui. Comment n'a-t-il pas compris qu'un prince de l'Église avait mieux à faire qu'à emboîter docilement le pas de ses pairs ?
Je ne trouve qu'une explication : c'est qu'il est lui-même trop sincèrement, trop profondément persuadé de la divinité de Jésus-Christ pour imaginer qu'autour de lui des ecclésiastiques puissent délibérément éviter d'énoncer que le Christ est la Seconde Personne de la Trinité. Il voit bien que les choses vont mal dans l'Église, il ne voit pas à quel point elles y vont mal et que ce n'est pas seulement en matière de discipline ; que, plus encore qu'aux jours de saint Pie X, c'est « du dedans », pour reprendre les expressions de ce grand pape, que « les ennemis de l'Église trament sa ruine » et que, de plus, « ce n'est point aux rameaux ou aux rejetons qu'ils ont mis la cognée, mais à la racine même, c'est-à-dire à la foi et à ses fibres les plus profondes » ([^80]). Oui, je crois, c'est là qu'est l'erreur, la double erreur de notre cardinal : il est très zélé, très soucieux de « pastorale » (on aurait dit autrefois d'apostolat), il n'est pas homme de pensée et ne voit pas que la crise présente est *d'abord* une crise de la *foi*, le Christ n'étant plus présenté que comme notre modèle et notre Sauveur, au détriment de sa divinité, pratiquement méconnue et doctrinalement professée du bout des lèvres ou passée sous silence, voire par plus d'un positivement mise en doute ; et il ne voit pas non plus, du moins pas assez, qu'au premier rang des propagateurs de ce nouvel arianisme figurent des hommes d'Église, même de ceux qui, par état, sont commis à la défense de la doctrine.
259:157
Il devrait bien relire *Pascendi* et se demander si l'étroitesse de cette encyclique vieille de plus de soixante ans n'aurait pas porté, en son temps, des fruits plus heureux que la largeur d'accueil de nos aggionarmentistes.
Je n'hésite plus : je dois lui écrire. Si douteux que soit le succès, je n'ai pas le droit de ne pas faire ce qui est en moi pour aider cet homme de très bonne volonté à comprendre ce qu'exige de lui la gravité de la situation. Et, cette lettre-là, comme je la signerai seul, je n'aurai pas à y mettre une sourdine à ma franchise. Je choquerai certains de nos amis, mais tant pis ! C'est mal servir l'autorité que, par docilité, ne pas l'avertir des périls où elle court et il y a des cas où la rudesse est le seul langage qui ait quelque chance d'être entendu.
#### Lundi 29 mars 1971
J'adresse la lettre suivante au cardinal Renard :
Éminence,
Je vous suis extrêmement reconnaissant d'avoir si promptement répondu à notre lettre, en dépit de votre départ imminent pour Rome. J'aimerais à vous remercier aussi d'avoir dissipé notre inquiétude, je ne puis : votre réponse l'a rendue plus vive encore qu'elle n'était. Pour être franc, j'ai le sentiment que le peu de temps dont vous disposiez ne vous a pas permis de peser ce que nous vous écrivions, et, comme vous n'en aurez vraisemblablement pas plus au reçu de cette lettre-ci, pour ne pas abuser de vos instants, je la bornerai aux remarques qui s'imposent. Votre bonté en excusera la sécheresse.
1\. -- Je ne comprends pas comment il se peut que « des exégètes compétents » vous aient assuré « que la dernière traduction est fidèle au texte -- *littéralement *» (souligné dans votre lettre). L'assertion est *matériellement* fausse, tous les hellénistes vous le confirmeront. *Morphê* ne signifie pas « image » ([^81]), qui se dit *eikôn ; isos* ne signifie pas « pareil », mais « égal » ; *oukh hêgêsato* ne signifie pas « n'a pas voulu », mais « n'a pas pensé ».
260:157
Aucune contestation possible. La traduction littérale est celle de la Vulgate : *qui cum in forma Dei esset, non rapinam arbitratus est esse se œqualem Deo*, soit « lui, qui était en forme de Dieu, n'a pas jugé que ce fût acte de rapine d'être égal à Dieu ».
2\. -- L'exactitude d'une traduction réside dans *le sens que l'usager lui donnera :* d'où résulte que, si, comme il arrive, les mots ont changé de sens, il faut les changer pour que le sens ne soit pas changé. Je n'ai pas le droit de parler de la *perruque* de Cassandre Salviati, quoique ce soit le terme de Ronsard, parce que, pour Ronsard, perruque signifie « chevelure naturelle » et qu'il signifie pour nous « chevelure postiche ».
Il serait donc sans pertinence de justifier l'emploi du terme d'*image* par un hypothétique substrat sémitique, dont l'auditeur n'aura pas conscience. Ce qui importe, c'est que, du fait qu'être l' « image » de Dieu est moins qu'être « pareil » à Dieu, l'auditeur doit comprendre que, si « le Christ Jésus, tout en restant l'image même de Dieu, n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu », c'est parce que la revendication eût été abusive ; qu'il n'était donc pas Dieu.
3\. -- C'est pure clause de style de dire notre foi « inchangée » quand on élude obstinément d'en avoir sur les lèvres certains articles. C'est malheureusement le cas des textes émanés de notre épiscopat depuis la fin du récent concile, comme s'il se trouvait parmi les plumes qu'il emploie ou même parmi ses membres des têtes qui travaillent méthodiquement à l'effritement des dogmes définis, non certes par leur négation ouverte, qui serait franche, mais par le silence et l'ambiguïté.
Première manifestation de cet effritement : la suppression, dans le *Credo*, du *consubstantiel* pour motif d'intelligibilité. N'imaginant pas que la consubstantialité du Fils avec le Père pût être mise en doute par nos évêques, nous crûmes alors au motif invoqué, en déplorant seulement que cette consubstantialité ne fût plus expressément affirmée. Survinrent bientôt les deux traductions successives de *Phil*., II, 6, celle de 1969 et l'actuelle, et il fallut bien nous demander si le motif déclaré n'aurait pas caché, chez certains, une intention moins innocente : il était tout de même singulier que la première traduction exclût positivement la divinité du Christ et qu'une correction ayant été réclamée, la seconde se réfugiât dans l'équivoque.
261:157
A cette question, l'introduction proposée par le Conseil permanent de l'épiscopat apporte aujourd'hui une réponse positive. Admettons que la traduction du *Lectionnaire* actuel soit philologiquement satisfaisante et n'ait d'autre tort que de ne pas, dire assez nettement que Jésus-Christ est Dieu : si l'épiscopat veut lever l'équivoque, c'est donc la divinité de Jésus-Christ qu'il proclamera dans les lignes d'introduction, où il n'est pas lié par l'obligation d'être littéralement fidèle au texte. Or, mon post-scriptum vous le faisait remarquer, c'est un fait qu'il s'en est abstenu. Jésus-Christ y est bien dit « le Fils unique de Dieu », affirmation irréprochablement exacte, mais qu'un arien souscrivait ; il fallait le dire le Verbe, la Seconde Personne de la Trinité, consubstantielle à la Première.
J'admire de tout mon cœur les trésors d'ingéniosité déployés par l'auteur de cette introduction pour ne pas articuler que Jésus-Christ est Dieu en ayant l'air de le croire, mais en me réjouissant de penser que ce n'est pas vous qui avez tenu la plume, je constate avec tristesse que l'introduction proposée par Église de *Lyon* est calquée sur l'introduction émanée du Conseil permanent de l'épiscopat.
4\. -- La seule bonne chose que contienne la note d'*Église de Lyon* est qu'elle *permet* de lire une traduction correcte de *Phil*., II, 6 ou même de ne pas lire du tout le texte de saint Paul. Mais c'est une chose qui n'est bonne qu'à demi, puisque cette même note permet aussi de lire la traduction qui tend à nier la divinité du Christ.
Il y a malheureusement à parier que les trois quarts de vos prêtres, sans mauvaise intention, simplement parce que le lectionnaire actuel est plus près de leur main, ou qu'ils ne pourront trouver celui de 1964 (dont cette note aurait bien dû donner le texte) feront le mauvais choix ; du moins laissés à eux-mêmes. Il en résulte pour les laïcs l'obligation de les avertir. Mes amis et les amis de mes amis feront de leur mieux pour s'acquitter du devoir que vous nous mettez ainsi sur les épaules, mais ils ne pourront être partout et, quelque pressante et persuasive qu'ils s'appliquent à faire leur requête, elle aura moins d'autorité que n'aurait eu un ordre de vous.
5\. -- Ne m'opposez pas, Éminence, que je fais bien du tapage pour une vétille. J'accorde qu'il n'y aura vraisemblablement pas de fidèles troublés dans leur foi par la lecture de cette traduction scandaleuse : les uns, parce qu'ils savent à quoi s'en tenir ; et les autres, parce qu'ils écouteront d'une oreille distraite. Je m'en réjouis ; mais ne puis penser que ce soit chose de peu que de lire, au saint sacrifice de la messe, une phrase qui nie implicitement la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
262:157
Une aussi grave offense à notre foi fût-elle commise par mégarde qu'il faudrait déjà tout faire pour l'éviter. Or, de la part des responsables de cette traduction, cette offense n'est pas un accident, parce qu'elle s'inscrit dans une longue suite d'attentats perpétrés, avec la tolérance de nos évêques, contre l'intégrité du dogme catholique. Quand le *Fonds obligatoire* falsifie ([^82]) l'évangile de l'Annonciation pour taire la virginité de Marie et, parce qu'il n'y a pas de « preuves de la résurrection » ([^83]), omet le tombeau vide ([^84]), quand les *Orientations pour le catéchiste* disent de ne pas « présenter le *péché originel* comme une *catastrophe spirituelle* par laquelle on prétend expliquer ce qu'il y a de misère dans la condition humaine » ([^85]), -- l'enseignement même du Concile de Trente, -- il ne se peut que votre conscience ne vous dise que nous avons lieu de tout craindre et le devoir de nous montrer plus vigilants que le Conseil permanent de l'épiscopat.
Ce n'est pas cependant que j'aie le moindre doute sur l'intégrité de votre foi, soyez rassuré sur ce point. Je la sais très ferme et j'en rends grâce à Dieu. Mais croyez bien que nous sommes nombreux, dans le diocèse, à souhaiter que vos actes la défendent avec la même fermeté que votre cœur la professe.
Veuillez agréer, Éminence, l'expression du profond respect avec lequel je baise votre pourpre sacrée.
Avant d'expédier cette lettre, j'en ai donné lecture à quelques amis plus proches de ma pensée. Ils ont été unanimes à l'approuver.
263:157
#### Mardi 30 mars 1971
Un ami me communique le premier feuillet de *La Vie catholique du diocèse de Clermont,* numéro daté du 27 mars. En tête de la « partie officielle » :
ÉPÎTRE DU DIMANCHE DES RAMEAUX
La traduction du texte de la Lettre de saint Paul aux Philippiens (II, 6-11) présenté comme seconde lecture du dimanche des Rameaux dans le nouveau Lectionnaire dominical T (page 57) a provoqué de vives réactions, justifiées quant au fond sinon acceptables dans leur forme.
La correction proposée dans une feuille annexe ne paraît pas satisfaisante.
Dans le diocèse de Clermont, on se servira pour cette lecture, de la traduction proposée par l'ancien Lectionnaire (page 162) : « Étant de condition divine, le Christ ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu, mais il se dépouilla Lui-même... »
Il est possible également de se servir du texte correspondant de la Bible dite de Jérusalem.
Note véritablement parfaite. Quoique n'ayant pas l'honneur de connaître Mgr de La Chanonie (car je pense qu'en effet c'en serait un), je ne me retiens pas de lui adresser une carte de félicitations ([^86]).
Cependant, à cette date, l'article de *La Croix* qui donne la décision du Conseil permanent avait paru. Impossible de manifester plus discrètement, mais plus fermement son indépendance.
Je songe à tout ce qui se pourrait si trop d'ecclésiastiques n'avaient peur que le ciel ne leur tombe sur la tête. Obéissance, docilité, que d'authentiques lâchetés sont commises en votre nom ! Comme le diable s'entend à nous faire déguiser nos vices en vertus ! Il y a si longtemps qu'il s'occupe de nous, et nous n'avons pas encore compris que c'était son artifice favori ! Comme il doit rire de notre stupidité sous sa cape couleur de lumière !
264:157
« Mes petits, disais-je à mes élèves du temps que j'en avais, hormis les cas où une autorisation est évidemment nécessaire, je n'aime pas que vous me demandiez une permission. Une permission ne se demande pas, elle se prend, quitte à se faire donner sur les doigts quand on s'est trompé. Cela au moins vous apprendra quelque chose. Et même le principal, qui est que, bonnes ou mauvaises, vous aurez les conséquences de vos décisions. »
#### Mercredi 31 mars 1971
Donc Clermont après Annecy... Deux hirondelles non plus ne font pas le printemps ? Non certainement. Et certainement aussi, le ciel reste trop sombre pour qu'il y ait à penser que le pire soit derrière nous. Tout de même, ce n'est pas si peu que deux évêques ([^87]) aient pris sur eux d'écarter une traduction imposée par le *Lectionnaire* officiel et d'en prescrire une autre dans leur diocèse.
Ce pourrait même être un fait considérable : première fissure dans la tyrannie des conférences épiscopales ? Reste à savoir si la fissure gagnera de proche en proche ou sera promptement calfatée.
Car il ne fait pas de doute que ces conférences ne soient une des inventions les plus détestables de notre temps. Certes, il est normal, il est nécessaire que les évêques d'un pays aient entre eux des contacts ; mais de là à se constituer en collège aux décisions souveraines !
265:157
Je vois bien comment elles se sont établies. Parce qu'après la politique, le parlementarisme a maintenant gagné l'Église et qu'il est dans sa logique de faire de l'épiscopat d'une nation une assemblée législative ; et parce que l'œcuménisme aussi trouve son compte à la constitution d'églises particulières, qui, pense-t-on, rendra plus facile aux dénominations encore séparées de l'Église de Jésus-Christ de la rallier en restant ce qu'elles sont. Mais surtout, plus secrètement, parce que, pour une minorité manœuvrière, une assemblée est le moyen rêvé de faire endosser ses décisions à la majorité. Notre époque peut être stupide, mais les meneurs du jeu savent ce qu'ils font.
Il devrait pourtant être assez clair aux honnêtes gens que le système n'est pas moins oppressif pour les évêques qu'il ne risque d'être gênant pour l'autorité supérieure. Malheureusement, Rome le veut. Elle aura les conséquences.
Sur le premier de ces deux inconvénients, je ne sais rien qui vaille certains propos de Mgr Marcel Lefebvre tenus en octobre 1963, ce qui prouve qu'il voyait loin. Je les ai rencontrés récemment au cours de ma lecture de *The Rhine Flows into the Tiber,* par le Rév. Ralph M. Wiltgen, S.V.D., Divine Word Missionary ([^88]), livre que je dois à *L'Église de Judas ?* de Bernard Faÿ (le point d'interrogation est dans le titre) d'avoir fait venir d'Amérique, et je ne le regrette certes pas, de meilleure histoire du Concile, et des dessous du Concile ; d'autant plus terrible qu'elle est d'une scrupuleuse objectivité : rien d'un pamphlet.
Je traduis toute la page :
Dans une interview exclusive, Mgr Lefebvre me dit qu'il ne voyait pas de menace pour la papauté dans des conférences épiscopales puissantes, mais qu'il les regardait sans hésiter comme une menace pour l'autorité doctrinale et les responsabilités pastorales des évêques particuliers. Il pouvait parler de la question avec d'autant plus de compétence que, comme délégué apostolique pour l'Afrique francophone de 1948 à 1959 il avait fondé les conférences épiscopales nationales de Madagascar, du Congo-Brazzaville, du Cameroun et de l'Afrique Occidentale française.
Il est aisé de comprendre, m'expliquait-il, que dans une conférence épiscopale nationale, « trois, quatre ou cinq évêques auront plus d'influence que les autres et en prendront la direction » : chose qu'il qualifiait de « danger pour l'autorité doctrinale et pastorale de l'évêque, lequel, d'institution divine, est le docteur et le pasteur de son troupeau ». Et de me citer l'exemple de la France, où, me disait-il, l'assemblée des archevêques prend de temps à autre une position commune sur les questions sociales ou pastorales. « Il est alors très difficile pour un évêque particulier, d'être en désaccord avec la position publiquement prise, et il en est réduit au silence. Cela revient à instituer au-dessus de l'évêque du diocèse, une autorité nouvelle et indésirable ».
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Il poursuivit en me disant que c'était « introduire dans l'Église une nouvelle forme de gouvernement collectif ». Selon lui, la tendance actuelle de l'aula conciliaire était de rendre les conférences épiscopales nationales « si puissantes que les évêques seraient bridés dans le gouvernement de leur diocèse au point de perdre leur initiative ». Un évêque gardera bien le droit de contredire la conférence nationale, « mais alors clergé et laïcs de son diocèse ne sauront plus que faire : qui suivre, leur évêque ou la conférence ? »
Cette restriction des pouvoirs de l'évêque se manifeste déjà au Concile, me dit Mgr Lefebvre en terminant : « Les groupes minoritaires des différentes nations ne parlent pas comme ils devraient, ils s'alignent en silence sur leurs conférences nationales. Ce qu'il aurait fallu, poursuivit-il, dans ce Concile catholique, est que les Pères ne se groupent pas par nations ou par langues, comme ça été le cas jusqu'à présent, mais, sans considération de pays, par écoles de pensée et par tendances caractéristiques. De cette manière il aurait été possible de voir ce que les évêques pensent, et pas seulement ce que pensent les pays. Car ce sont les évêques, ce ne sont pas les pays qui constituent le Concile. » ([^89])
Page véritablement lumineuse. Mais Mgr Marcel Lefebvre dirait-il encore que les conférences épiscopales ne sont pas un danger pour la papauté ? Elles le sont sans doute moins essentiellement, parce que le pape a les moyens d'imposer sa volonté. Mais s'il juge de son devoir de leur laisser la bride sur le cou et ne les reprend même pas lorsqu'elles contrecarrent ses enseignements ?
Mon étonnement cesse quand je prends garde à la chronologie. Ces propos de Mgr Lefebvre sont de 1963, octobre 1963 ; et l'expérience qui les inspirait est plus ancienne encore : du temps de Pie XII. Nous en avons une autre.
#### Samedi 3 avril 1971
Réponse du cardinal Renard. En substance : *Bien sûr, Jésus-Christ est Dieu, cela ne fait pas question, mais une traduction peut être maladroite ou mal comprise. Voyez les explications de Mgr Coffy dans* « La Croix ». *Il est trop tard pour changer le texte. Et d'espérer que les fidèles comprendront cette épître difficile grâce au commentaire introductif*.
267:157
Il est trop tard ? C'est donc qu'il aurait fallu s'y prendre plus tôt. Et nos évêques seraient mal fondés à prétendre qu'ils n'ont pas été avertis en temps utile, quand il y a plusieurs mois que nous réclamons à cor et à cri cette correction. Pour moi, je note ce « trop tard » sur mes tablettes. J'attends le cardinal Renard au 14 septembre, fête de l'Exaltation de la Sainte Croix (aujourd'hui « de la Croix Glorieuse »), où le même verset des Philippiens doit être lu encore.
De notre côté, pris les dernières dispositions pour manifester, s'il y a lieu. Nous ne sommes pas assez nombreux pour être partout et avons fait choix : pour ce soir, d'Ainay, paroisse bourgeoise s'il en est, mais dont le curé, prêtre d'une très attentive réserve, et d'ailleurs, je crois, dévoué, me semble acquis aux idées nouvelles, quoique je ne sache pas jusqu'où va son adhésion ; et pour demain, de la cathédrale Saint-Jean, dont les vicaires, -- là, je le sais, -- sont progressistes et du plus déplaisant laisser-aller.
J'ai fait interroger le curé d'Ainay par un ami, mais ami beaucoup plus docile aux ecclésiastiques que je ne suis (je ne lui ai pas demandé de signer notre lettre, il aurait refusé). Il lui a été répondu que le sens de l'épître serait expliqué par quelques mots d'introduction. Mais que seront ces quelques mots ?
Je n'ai pas fait faire d'enquête à Saint-Jean. Nous aurions certainement été fort mal reçus.
#### Lundi Saint 5 avril 1971
Eh bien c'est fait. Et que cela a donc été facile !
Nous nous étions concertés, et, n'ayant pas en tête de faire scandale pour le plaisir, étions bien décidés à ne troubler, s'il le fallait, « l'assemblée liturgique », comme on dit aujourd'hui, que le moins possible : nous n'interviendrions que pendant la « liturgie de la parole » (autrefois « messe des catéchumènes »), nous nous retirerions ensuite en signe de protestation, et ne serions intervenus que pour obéir au devoir de témoigner de notre foi. Car c'est exactement de cela qu'il s'agissait, et non pas, à proprement parler, de protester contre une mauvaise traduction.
268:157
Tout dépendait, par conséquent, de l'introduction qui présenterait l'épître. Que cette introduction proclamât Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, ce serait assez, nous ne dirions rien. La traduction elle-même pourrait être détestable, nier implicitement la divinité de Jésus-Christ ; suffirait pour que nous restions tranquilles que cette négation implicite fût annihilée par la profession explicite qui l'aurait précédée. La traduction n'en deviendrait pas pour cela satisfaisante ni les traducteurs innocents, et nous continuerions à exiger que la première soit abandonnée et les seconds, s'ils ne se corrigeaient pas, conviés à d'autres travaux. Du moins, avec cette profession de foi de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le scandale de la nier, qui était celui auquel nous entendions porter remède, disparaissait, la traduction qui suivrait, s'il se trouvait qu'elle impliquât cette négation, pouvant alors être tenue pour simple malfaçon.
Restait à savoir qui apprécierait si l'introduction de l'épître était satisfaisante. Le soin m'en fut confié : si je jugeais qu'elle ne l'était pas, au mot « image », j'éclaterais.
Ainsi advint-il samedi à Ainay. Le curé lui-même était à l'ambon, la chaire ayant été enlevée il y a quelque trois ans, changement significatif encore. C'est un homme qui s'exprime avec beaucoup d'aisance : il n'aurait certainement pas été embarrassé d'exposer la doctrine s'il l'avait voulu. Il se borna à lire l'introduction d'Église de Lyon, puis entama la traduction du Lectionnaire : « Le Christ Jésus, tout en restant l'image même de Dieu... »
« *Non, criai-je de toutes mes forces, Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ! *» Et derrière moi d'autres protestations fusèrent. Ce fut tout. Visiblement interloqué, le curé s'arrêta net, sans dire mot. De notre côté, ne cherchant pas la bagarre, nous nous retirions en silence.
Ce qui me surprit fort, par exemple, fut d'être félicité sur le parvis de mon « courage » par mes amis. L'éloge était bien immérité. Certes, il m'arrive d'avoir besoin de prendre sur moi pour faire les choses qui m'ennuient ou ne pas faire celles qui me plaisent, et, plus souvent qu'à mon tour, j'en ai peur, de chercher quelque artifice qui me permette de réduire les frais sans avoir trop visiblement à m'accuser de n'avoir pas fait le nécessaire, quitte à l'avoir si bien restreint au minimum qu'il ne suffit plus. Mais cette fois-là, non vraiment, je mentirais à prétendre qu'il m'avait fallu faire effort pour ouvrir la bouche. Je savais bien que je ne risquais rien, que je ne serais pas brutalisé. Et je savais aussi que mes amis m'approuveraient. Je choquerais d'autres personnes ? Mais il n'est pas tellement désagréable de déplaire, quand on est sûr d'avoir raison. On peut même y trouver un certain plaisir.
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Mon vrai sentiment était bien différent : je n'étais pas content de moi. Il m'était clair que l'assistance n'avait pas compris le motif de mon intervention et je regrettais de ne pas m'être expliqué davantage. Heureusement, j'avais le lendemain pour me rattraper. Ainay n'avait été qu'une répétition ; à Saint-Jean, je serais rodé.
De fait, c'y fut beaucoup plus animé. Le lecteur de l'épître était l'un des vicaires, le plus progressiste, me fut-il dit. Point d'introduction et, naturellement, la traduction du *Lectionnaire*. Je crie de même au mot « image », mais ne me contente pas de proclamer Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme : je dis la traduction fausse et donne la bonne : « Le Christ, étant de condition divine, n'a pas jugé que ce fût acte de rapine d'être l'égal de Dieu... »
Le vicaire avait dû être prévenu : toujours est-il qu'il tira un papier, préparé, je pense, pour ne pas risquer de s'embrouiller dans le grec ; car sa réplique cita le terme de *morphê*. Je l'entendais malheureusement assez mal, et ce n'était pas le lieu d'un « face à face » philologique, où j'aurais bien eu, je crois pouvoir l'espérer, l'avantage du savoir, mais où mon adversaire aurait eu celui du micro. Il nous prodigua surtout les gentillesses : il y eut une allusion aux « milieux d'où nous sortons », nous étions « un cas de pathologie religieuse », il faudrait une « ambulance pour nous conduire dans un hôpital psychiatrique ». J'eus même droit, personnellement, à la qualification d' « énergumène ».
Il faut croire que l'on est récompensé de ses bonnes actions. Je ne suis pas parfait et dois confesser que ce qui aurait dû m'attrister m'amusa : je ne m'étais jamais trouvé à pareille fête. Le soir un ami me témoigna son indignation de la façon dont j'avais été traité : je n'en éprouvais pas l'ombre. Simplement, je pensais que mon censeur ferait un bien mauvais critique : on peut me reprocher, je me reproche bien des choses ; mais d'être un énergumène, non, vraiment pas. Je suis plutôt porté à croire qu'avec mon invincible pente à l'autocritique, je ne le suis pas assez.
Comme je me levais pour sortir, le curé vint vers moi et, très courtoisement : « Allez entendre la messe ailleurs. » N'avait-il donc pas vu que c'était ce que j'étais en train de faire ?
Mais comment le curé d'Ainay ni le vicaire de Saint-Jean ne se sont-ils pas avisés qu'ils avaient une façon bien simple de me réduire au silence ? « Mais, bien sûr, Jésus-Christ est Dieu et homme tout ensemble, et, pour qu'il n'y ait aucun doute sur notre croyance, je demande à l'assemblée de le proclamer avec moi. »
270:157
Il est vrai que ni l'ancien ni le nouveau rituel ne prévoient pareille proclamation à ce moment de la messe du dimanche des Rameaux. Mais, puisque la nouvelle liturgie se propose d'associer plus étroitement les fidèles aux cérémonies du culte, l'innovation eût été pleinement conforme à son esprit, qui, pour une fois, se serait montré salutaire : du coup, la traduction vicieuse était désinfectée.
Henri Rambaud.
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### De l'humilité du Christ
par R.-Th. Calmel 0. P.
Ce qui est propre à l'humilité du Christ, ce pour quoi elle est un exemple unique, une source de grâce, le principe de toute humilité vraie, c'est qu'elle est l'humilité du Verbe fait chair, du Fils de Dieu descendu du ciel pour nous et pour notre salut : *descendi de cælo* (Jo. VI, 38). La considération de l'identité mystérieuse de Jésus, cette personne de la Trinité qui subsiste en deux natures, nous permet d'avoir un juste sentiment de son humilité. Avant *les actes* bouleversants de l'humilité de Jésus dans les humiliations de la Passion : *obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis*, il y a cet *état* foncier d'humilité qui est constitutif de l'Incarnation. Le verbe de Dieu, *consubstantiel* au Père, du seul fait de s'unir à notre nature hypostatiquement, même à supposer, par impossible qu'il se fût entouré habituellement de l'éclat de la transfiguration, se fût abaissé malgré tout à un point que notre raison, laissée à ses seules forces, eût été bien incapable de jamais soupçonner. Non que le Fils de Dieu, dans son Incarnation, puisse abandonner si peu que ce soit de la réalité de sa divinité ; mais justement parce que c'est à sa nature divine, infiniment parfaite, que le Fils de Dieu unit dans l'unité de sa personne une nature créée et déficiente et parce que malgré la communication merveilleuse entre les deux natures, la distance demeure infinie, l'Incarnation, même dans l'hypothèse où elle se réaliserait avec splendeur, représenterait déjà un degré d'abaissement inouï ; disons avec saint Paul une *exinanition.* Mais il s'en faut que l'Incarnation se soit réalisée dans la gloire. L'Incarnation de Jésus encore qu'elle soit illustrée par les signes miraculeux et si touchants de sa divinité, comme la maternité virginale de Marie et le cantique des anges, s'est tout de même réalisée en cette manière obscure, effacée, non bruyante, discrète et modeste que nous chantons depuis nos premières messes de minuit, quand nous venions avec les autres petits enfants nous agenouiller devant la crèche :
272:157
*Une étable est son logement*
*Un peu de paille est sa couchette*
*Une étable est son logement*
*Pour un Dieu quel abaissement.*
Jésus est venu en notre monde par une naissance miraculeuse, en donnant des preuves suffisantes qu'il était Dieu mais il n'est pas venu en petit enfant transfiguré. Ni dans sa vie à Nazareth, ni dans son ministère public, il n'a vécu dans un état de transfiguration. Une fois cependant la gloire qui revenait en toute justice à l'humanité qu'il avait assumée resplendi sur sa face aux yeux des Apôtres : mais ce miracle lui-même annonciateur de la gloire pascale gardait une sorte d'obscurité, puisqu'il était réservé exclusivement à trois témoins, et d'autre part la transfiguration ne s'est accomplie qu'une seule fois. Sans doute Jésus a-t-il semé les miracles à pleine ; mains pour ne laisser aux hommes aucun doute sur sa divinité Il reste que, même prodiguant les miracles, il n'a pas vécu en état de perpétuel miracle. Il a eu faim et soif, lui qui multipliai les pains pour une immense foule ; il s'est caché de ses ennemis, lui qui chassait les démons du corps des possédés. *Vere tu es Deus absconditus* ([^90]). En toute hypothèse, l'Incarnation du Fils de Dieu aurait été une humiliation extrême ; mais l'In carnation telle qu'elle s'est réalisée en fait, l'économie historique de l'Incarnation, nous oblige en quelque sorte à nous arrêter interdits et confondus devant l'état d'humilité où le Fils de Dieu s'est réduit. -- Il convenait qu'il en fût ainsi d'abord parce que le Verbe s'est fait homme avant tout pour expier le péché originel qui fut un péché d'orgueil et de désobéissance ([^91]) ; ensuite pour que la foi demeure une libre soumission du cœur et de l'esprit, que nous ne soyons pas comme contraints de croire par l'éblouissement habituel de la splendeur.
273:157
L'exemple d'humilité que nous donne le Christ dès l'Incarnation ne risque évidemment de nous toucher que si nous croyons vivement qu'il est Dieu en personne. Si le Christ n'est pas une Personne divine ayant assumé notre nature, il est certain que le fait de partager la condition humaine, comme chacun de nous, ne comporterait aucune humiliation spéciale. On comprend alors que l'Apôtre nous exhortant *à avoir en nous les sentiments qui sont dans le Christ Jésus,* nous pressant de devenir humbles à son image, insiste avec tant de force sur sa condition divine. L'égalité avec le Père lui appartient de plein droit ; elle n'est d'aucune manière une usurpation ; être consubstantiel au Père est un bien tout ce qu'il y a de plus légitime et qui même est constitutif de son être. Eh ! bien, alors que le Fils n'est rien de moins que cela, il a pris notre condition d'esclave. Comment l'orgueil de l'homme ne se rendrait-il pas devant une pareille leçon ? -- «* Qui cum in forma Dei esset... *» *Lui qui était dans la forme* (et la nature) *de Dieu n'a pas considéré comme une usurpation* (à laquelle il n'avait pas droit, comme une chose volée qu'il devait restituer) *son égalité avec Dieu.* (Il savait au contraire que cette égalité est une propriété constitutive de ce qu'il est, absolument essentielle. Or, malgré cela, oublieux en quelque sorte de sa propre majesté) *il s'est anéanti lui-même en prenant la forme* (et la nature) *d'esclave, se rendant semblable aux hommes et reconnu pour homme par tout ce qui de lui paraissait au dehors. *» (Phil. II, 5-7).
Dans un autre contexte, alors qu'il ne s'agit plus de l'Incarnation mais de la leçon figurative du lavement des pieds, le disciple que Jésus aimait, avant de décrire cette mise en scène inoubliable qui précéda l'institution de l'Eucharistie et du Sacerdoce, évoque avec solennité la divinité de Jésus et son origine éternelle. C'est en effet la dignité divine qui confère à l'humilité de Jésus, dans cet office de serviteur, toute sa valeur d'exemple en même temps que toute son efficacité salutaire pour nous purifier de l'orgueil en toutes ses formes. « ...sachant que son Père lui avait tout remis entre les mains, qu'il était sorti de Dieu et que vers Dieu il retournait, (Jésus) se leva de table, déposa ses vêtements et prenant un linge il s'en ceignit. Il versa ensuite de l'eau dans le bassin et se mit à laver les pieds de ses disciples puis à les essuyer avec le linge qu'il portait ». (Jo. XIII, 3-5.)
\*\*\*
274:157
Le mystère de l'Incarnation, mystère de l'assomption par le Verbe de Dieu à l'unité de sa personne divine de notre nature humaine infirme et déficiente, est un mystère à la fois d'amour et d'abaissement. Ce mystère nous donne d'entrevoir à quel point c'est le propre de notre grand Dieu, tout en ne perdant rien de sa transcendance, non seulement de se donner et de se communiquer mais aussi et du même mouvement de descendre et de s'abaisser. *Sic Deus dilexit mundum... ut Filium suum unigenitum daret* (Jo. III. 16) ; *Propter nos homines et propter nostram salutem descendit de caelis*. Du seul fait qu'il y a le Dieu fait homme, indépendamment de tous les actes extérieurs de la charité et de l'humilité de Jésus, nous avons sous les yeux le signe qui subsistera éternellement de cette bonté et de cette humilité. *Apparuit benignitas... Salvatoris nostri Dei* nous déclare l'Apôtre (Tite III, 4). Et s'il ne dit pas : *apparuit humilitas* il affirme l'équivalent quand il dit : *Qui cum in forma Dei esset, non rapinam arbitratus est*... et le reste.
Indépendamment des humiliations de la Passion, l'Incarnation est déjà un comble d'humilité non pas au sens moderniste d'un parti pris de travestissement qui empêcherait de reconnaître la divinité, mais au sens chrétien d'un abaissement sans égal, en vertu duquel le Fils qui subsiste de toute éternité dans la condition de Dieu, a pris dans le temps et pour jamais les apparences de l'homme et la condition d'esclave. -- *In similitudinem hominum factus *: ce n'est pas une splendeur habituelle de transfiguration car telles ne sont pas *les apparences de l'homme.* D'autre part notre nature étant dans une totale dépendance à l'égard de Dieu, le Fils de Dieu lorsqu'il l'assume à l'unité de sa personne, prend en vérité *la condition de l'esclavage. --* Étant donné que la distance est infinie de l'homme à Dieu et d'autre part qu'il assume pour la sauver une nature astreinte aux peines du péché depuis Adam, donc une nature peu resplendissante, on doit dire, en toute vérité, que le Verbe, en descendant du ciel, s'est *anéanti *: la plénitude de sa divinité qui demeure intacte s'est unie en lui à l'inanité de notre nature à qui le néant est plus propre que l'être ([^92]) et qui porte les suites du premier péché c'est-à-dire l'obligation de peiner et de mourir. *Notre Dieu est un Dieu caché. Vere tu es Deus absconditus*.
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Or *l'état* d'humilité constitutif de l'Incarnation du Seigneur atteint son expression suprême dans le consentement aux humiliations, aux mépris, aux outrages de la Passion.
En quoi a consisté l'humilité du Christ dans sa Passion ? Non pas, c'est bien évident, à dissimuler sa divinité ni son égalité avec le Père : au contraire, il s'en est prévalu devant Caïphe et il n'a pas dénié devant Pilate, le bien-fondé de la double accusation que les Juifs portaient contre lui : *il se fait Fils de Dieu... il se fait roi*. -- En quoi donc a consisté son humilité ? Non pas à estimer négligeable et de peu d'importance la culpabilité de ceux qui l'ont outragé et crucifié : au contraire il a imploré le pardon de Dieu en leur faveur et il a prédit le châtiment qu'ils attiraient sur leur tête, car « des jours vont venir où on dira : bienheureuses les femmes stériles ; les seins qui n'ont pas enfanté et les mamelles qui n'ont pas allaité. » -- Son humilité n'a pas consisté non plus à s'excuser d'être Dieu, si l'on peut ainsi parler, au point de s'interdire la moindre manifestation de sa toute-puissance : au contraire il a renversé les gardes, guéri Malchus, disposé du Paradis pour le bon larron ; sa mort a amené les ténèbres sur la face de la terre et provoqué le déchirement en deux parts, et du haut en bas, du grand voile du Temple ; enfin sa mort a ressuscité des morts. Ainsi, dans la Passion du Seigneur ([^93]), encore que s'accomplisse fidèlement la prophétie d'Isaïe *et vidimus eum et non erat aspectus* (Isaïe LIII), néanmoins la solennelle affirmation de l'Évangéliste saint Jean ne laisse pas également de se réaliser *et vidimus gloriam ejus* (Jo. I). Sans doute c'est dans le miracle de la résurrection que cette gloire sera déployée et resplendissante, mais dans les ignominies de la Passion elle n'est pas tellement cachée qu'elle échappe aux yeux des hommes droits. De quoi le centurion romain rendit témoignage en déclarant : *Cet homme était vraiment le Fils de Dieu* (Marc XV, 39).
L'humilité du Seigneur pendant sa Passion a consisté en ceci : se tenant dans sa dignité incréée de Fils de Dieu, demeurant absolument étranger à toute tentation de démission et de découragement, il a choisi, par amour et par obéissance ([^94]), premièrement de souffrir dans le secret le plus intime et le plus profond de son âme la nuit spirituelle de l'agonie au jardin et de l'agonie sur la croix ;
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de souffrir en plus, toujours dans son âme très sainte, la trahison, le reniement, l'abandon, les sentences les plus injustes ; de souffrir enfin dans son corps incomparablement pur, délicat et tendre, les crachats, les gifles, les coups de fouets ; la torture de la couronne d'épines et l'accablement de la croix écrasante ; enfin la crucifixion et la mort. Son humilité a consisté en ce que lui, Fils de Dieu, consubstantiel au Père, se sachant et se déclarant Fils de Dieu, en fournissant les preuves et demandant à être reconnu comme tel, a cependant voulu, pour la rédemption de nos âmes, mourir crucifié entre deux larrons. *Factus est pro nobis obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis* selon l'antienne, inspirée de l'épître aux *Philippiens*, que chante la sainte Église chaque jour du *Triduo Paschæ*.
Cette humilité ne serait pas celle de Jésus, ces humiliations n'auraient ni leur profondeur unique, ni leur efficacité surnaturelle infinie, si celui qui souffrait la Passion n'eût pas été un avec le Père dans l'égalité de la majesté divine. Car si celui *qui descendit de cælo... et incarnatus est... et crucifxus est etiam pro nobis* est autre que celui qui *ex Patre natus est ante omnia sæcula... consubstantialis Patri*, en un mot si les humiliations de la Passion n'ont pas été souffertes par une personne divine dans sa nature humaine et si le mystère de la croix ne présuppose pas le mystère de l'Incarnation, alors la croix est vide et la Passion est vaine. Dans l'hypothèse où il ne serait pas le Fils égal au Père ses humiliations, pour émouvantes qu'elles soient, étant privées du pouvoir de causer la grâce n'auraient pas ce qu'il faut pour guérir notre orgueil et tous nos vices ; elles seraient sans doute un exemple très noble, mais pas un mystère de salut.
Telle étant l'humilité du Seigneur dans la Passion, on comprend que l'Apôtre, nous exhortant *à avoir en nous les sentiments qui sont dans le cœur du Christ*, ait tenu à nous exposer avant toute autre chose la vérité sur le mystère de l'Incarnation (Phil. II, 5-7) et n'en soit venu qu'ensuite à évoquer la Passion avec ses abaissements qui nous confondent. L'Apôtre a terminé, comme il se devait, en énonçant les merveilles ineffables de la gloire céleste qui a récompensé non, à vrai dire, l'Incarnation ([^95]), mais l'effacement de la vie cachée, les tribulations de la vie publique, et par-dessus tous les tourments et la mort du Vendredi-Saint.
\*\*\*
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Méditer selon la foi sur l'humilité de Jésus-Christ dans son Incarnation et sa Passion doit nous mettre en défense contre l'orgueil sous toutes ses formes et nous préparer à répondre avec ferveur à l'invitation pressante (Matth. XI, 29) qui est adressée à chacun de nous : *Recevez mes enseignements car je suis doux et humble de cœur.*
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Le prologue de l'Évangile de saint Luc
*selon le nouveau Missel*
par Édouard Delebecque
LE *Nouveau Missel des Dimanches* (1971), page 71, donne pour le « Troisième dimanche ordinaire » (24 janvier), à l'Évangile, un passage de saint Luc fait de deux parties juxtaposées, les versets 1 à 4 du chapitre I, additionnés des versets 14 à 21 du chapitre 4.
Rien n'indique, dans ce texte français, où finit la première partie ni où commence la seconde, et l'omission ne l'éclaire aucunement. L'auditeur, de surcroît, ne peut deviner l'existence d'une large lacune, qui s'étend du verset 5 du chapitre 1 jusqu'au verset 13 du chapitre 4, puisque l'ensemble de cet Évangile du troisième dimanche ordinaire est placé, sans le moindre signe de coupure, sous le titre « commencement de l'Évangile de Jésus-Christ selon saint Luc », un titre qui ne couvre que le premier tiers du texte, exactement neuf lignes sur vingt-neuf. Ainsi, vingt lignes, sur vingt-neuf, n'appartiennent pas à ce « Commencement », si bien que le vrai titre devrait être : « Commencement de l'Évangile de Jésus-Christ par saint Luc selon le Nouveau Missel. »
N'insistons pas. L'objet des présentes remarques est d'examiner la seule première partie de cet Évangile du 24 janvier. Il importe d'en saisir le sens plein, parce qu'elle constitue le prologue de tout le troisième Évangile.
Le Nouveau Missel offre la traduction suivante, où l'on ajoute simplement, pour la commodité, le numéro des quatre versets : « **^1^** Plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, **^2^** tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le début, furent les témoins oculaires et sont devenus les serviteurs de la Parole. **^3^** C'est pourquoi j'ai décidé, moi aussi, après m'être informé soigneusement de tout depuis les origines, d'en écrire pour toi, cher Théophile, un exposé suivi, **^4^** afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as reçus. »
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Quiconque confronte cette version avec l'original grec (dont on peut dès maintenant, si l'on veut, consulter la traduction à la fin du présent article), est contraint de faire une observation générale et des observations particulières.
*Observation générale :* L'ensemble du prologue est d'une bonne langue grecque. Luc a choisi quelques mots rares, un peu solennels comme il sied à un manifeste. Chaque proposition est riche de sens ; la suite des idées est organisée, avec soin, en deux groupes de propositions subordonnées autour d'une proposition principale : des membres au service d'une tête. L'analyse de la phrase grecque donne le schéma suivant :
A -- 1) une circonstancielle (causale) + une complétive une participiale ;
2\) une circonstancielle (comparative) + une participiale ;
B -- au centre : la proposition principale (« j'ai décidé ») ;
C -- 1) une participiale + une complétive ;
2\) une circonstancielle (finale) + une relative.
Que le lecteur veuille bien mettre en regard ce schéma et la traduction du Nouveau Missel : un abîme les sépare. Le traducteur qui a mis bout à bout, comme on l'a vu plus haut, deux morceaux d'Évangile, use ici du procédé opposé, mais également condamnable : il voile et viole l'intention stylistique de l'écrivain et la hiérarchie de ses idées en cassant une période grecque. Avec lui le nerveux devient plat.
Sous la forme, cherchons la pensée, dont il faut maintenant saisir les éléments successifs, en interrogeant le seul original grec.
*Observations particulières :*
VERSET 1 : Sans entrer dans une discussion présentement secondaire, constatons que là ou le texte grec écrit *beaucoup,* le Nouveau Missel traduit *plusieurs*.
Le Nouveau Missel traduit par *composer* le verbe grec qui signifie *recomposer,* ou *remettre en ordre,* et qui peut suggérer que la remise en ordre est faite de mémoire.
Le Nouveau Missel traduit par *événements qui se sont accomplis parmi nous* les mots du texte grec qui signifient des *actes parachevés chez nous.* Luc ne vise donc pas des événements ordinaires, qui se sont accomplis tout seuls, mais des actes qui ont été, en vertu d'une volonté, menés jusqu'à leur accomplissement, c'est-à-dire jusqu'au mystère de la Passion-Résurrection-Ascension. Le verbe grec tire sa force à la fois de sa rareté et de son temps : parfait passif, il souligne le parachèvement des actes.
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Tout compte fait, le premier verset n'est pas totalement inacceptable. Dans le second, à l'infidélité, qui subsiste, s'ajoute le contresens.
VERSET 2 : Le problème, beaucoup plus grave, est maintenant de comprendre qui sont les auteurs de la transmission première des actes parachevés. Le Nouveau Missel est d'abord obscur : il ne dit pas explicitement de quoi ceux qui transmirent furent témoins oculaires. Est-ce de la Parole ? On ne le voit pas nettement. On peut tout aussi bien, et peut-être mieux parce que ce sens est plus naturel dans la phrase française, comprendre qu'ils furent témoins oculaires des événements mentionnés dans le premier verset. Il se peut que la traduction soit volontairement dépouillée de clarté. Ce qui est sûr c'est que le Nouveau Missel oppose les deux verbes *furent* et *sont devenus *: ceux qui *furent*, dans une première étape, témoins, *sont devenus*, dans une seconde, les serviteurs.
Le texte grec interdit une pareille interprétation. Luc emploie en effet un verbe unique, mis au participe (aoriste), précédé de l'article. Article et participe constituent une enclave de type courant, à l'intérieur de laquelle sont enfermés, outre une expression adverbiale (« dès le début »), les deux substantifs *témoins* et *serviteurs*, étroitement liés par l'unique conjonction de coordination *et* (*kai*), et possédant l'un et l'autre la même fonction d'attribut. Par suite, inévitablement, le complément de nom, le génitif *de la Parole*, qui suit l'enclave, est, comme un facteur commun, le complément *à la fois* des deux substantifs inséparables.
Que l'on se garde d'objecter que le verbe *gignesthai*, ici au participe *genomenoi*, signifie *devenir* par opposition à *einai* signifiant *être* (verbe qui d'ailleurs ne se trouve pas ici). Sans doute le verbe *gignesthai* a-t-il souvent ce sens. Mais souvent aussi il ne l'a pas ; il est alors le pur et simple synonyme de *einai* = *être*. Il est aisé de voir pourquoi saint Luc a choisi le premier de préférence au second. Ce n'est nullement par opposition de sens. C'est parce qu'il avait besoin d'un temps. Il avait besoin d'un participe aoriste, *genomenoi*, pour exprimer un passé historique, et le verbe *einai* ne peut lui offrir qu'un participe présent ; le participe présent de ce verbe *einai*, signifie « étant », ou « qui est » ; il peut signifier quelquefois « qui était » ; il ne peut jamais signifier « qui fut » ou « qui a été ».
Une seconde raison interdit de traduire ici *genomenoi* par « qui sont devenus ». Si le participe grec avait ce sens, puisqu'il est unique il l'aurait également pour ses deux attributs étroitement liés. Il ne faudrait pas traduire seulement « qui sont devenus serviteurs », mais « qui sont devenus les témoins et serviteurs... »
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Il suffit d'envisager cette hypothèse pour la rejeter. Saint Luc a certainement voulu dire « qui *furent* témoins ». Puisqu'il ajoute « *et* serviteurs », il a voulu dire « qui *furent* témoins *et* serviteurs » (de la Parole). Le doute n'est pas permis.
Le Nouveau Missel commet donc là une grave erreur de sens. Saint Jérôme écrit : « *...qui ab initio ipsi viderunt et ministri fuerunt sermonis... *» Il n'est certes pas impossible qu'il ait sous-entendu un *sermonem* après *viderunt*, mais son outil latin, moins apte que le grec à épouser les nuances de la pensée, le dessert ; et le doute subsiste, du moins pour ceux qui ont la précaution de se reporter au texte grec. Les autres foncent les yeux fermés dans l'erreur : faute de recourir au texte de saint Luc ils ne se rendent pas compte que le latin, ne possédant pas d'article, est contraint de rendre le participe *oi genomenoi* par une relative, qu'il ne dispose pas d'un mot unique pour dire « témoins oculaires » (*autoptai*), et que par suite il lui faut recourir à deux propositions relatives mettant côte à côte deux notions différentes « qui virent » (*viderunt*), « qui furent » (*fuerunt*), là où le grec n'en veut exprimer qu'une seule, « qui furent ».
Dès lors, la vraie traduction du texte grec, pour la partie incriminée du verset 2, donne ceci, littéralement : « ...ceux qui dès le début furent les spectateurs et serviteurs de la Parole... » On écarte *témoins oculaires* en faveur de *spectateurs* afin de rendre un seul mot grec par un seul mot français, et parce que Littré définit : « Spectateur, celui qui est témoin d'une chose, quelle qu'elle soit, qui la voit des yeux du corps ou de ceux de l'esprit. » Spectateurs de quoi ? De la Parole. L'expression est forte, et saint Luc l'a voulue telle. Dans une traduction finale on pourra préférer « spectateurs du Verbe », qui serait peut-être moins inattendue chez saint Jean (Ep. I, 1). Mais il faut garder à l'esprit que saint Luc écrit un manifeste, et que son écrit est révélé.
On traduit enfin « *les* spectateurs » parce que, dans la langue grecque, l'attribut n'est pas accompagné de l'article ; il y a donc lieu de le mettre en français. Et l'on ne met pas d'article à « serviteurs » parce qu'un seul article suffit pour les deux substantifs liés par *et*. Il suffit, aussi, d'avoir été spectateurs de la Parole, ou du Verbe, pour en avoir été du même coup, immédiatement, serviteurs. Le texte grec du verset 2 est d'une parfaite clarté.
Celui du verset 3 ne l'est pas moins, parce que le grec est bon. Mais il veut un exposé préliminaire, car il exige une connaissance plus poussée des usages de la langue grecque.
VERSET 3 : Avant toute chose il convient de saisir un mode d'expression fondamental des Grecs. Après un verbe, normalement principal, exprimant volonté, possibilité, obligation, conseil, lorsque deux idées complétives en dépendent, la langue française exprime ces deux idées par deux infinitifs, coordonnés, voire subordonnés, l'un à l'autre.
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Par exemple : « j'ai voulu *venir* et *dire *» (deux infinitifs coordonnés), ou bien : « j'ai voulu *venir dire *» (le second infinitif subordonné au premier venir *pour* dire). Le grec, lui, sauf si l'auteur a une intention particulière exigeant une dérogation à l'usage, exprime toujours la première idée complétive par un participe et la seconde par un infinitif.
Le participe est généralement aoriste, et l'aoriste, dans le cas présent, comme très souvent, n'a pas une valeur temporelle : il signifie, en dehors du temps, l'idée verbale pure, et ce n'est qu'accessoirement, et selon le contexte, qu'il peut exprimer le temps, même s'il n'est pas précisé par un adverbe de temps. Ainsi, pour reprendre le même exemple, le grec -- ici transposé en français -- ne dit pas « j'ai voulu *venir* dire », il dit « j'ai voulu, *venant*, dire », et « venant » est un participe aoriste qui n'exprime pas, ici, en soi, nécessairement, en sa qualité d'aoriste, une antériorité par rapport à l'infinitif *dire.* Il signifie le *déplacement* de celui qui avait quelque chose d'important à dire.
Saint Luc, qui sait son grec, emploie *naturellement* ce tour. Le lecteur qui aura la curiosité de se reporter au texte en trouvera, par exemple, dans son Évangile, en IX, 59 (« Permets-moi de *m'en aller* enterrer mon père »), XI, 7 (« Je ne puis *me lever* et te donner », ou bien « ...*me lever* pour te donner »), et dans les *Actes,* XV, 22 (« Les apôtres décidèrent -- et ce verbe est en grec celui-là même de notre prologue -- de *choisir*... et d'envoyer... »), XVII, 21 (« Il fallait *m'obéir* et ne pas m'envoyer »), XVII, 43 (« Il ordonna... de *se jeter* et de sortir », ou bien « pour sortir » ; voir aussi Luc, V, 7). Dans tous ces cas, comme il est normal, le grec exprime l'idée du premier infinitif français par un participe, et un participe aoriste (dont le cas n'importe pas pour le sens).
Ici s'impose une distinction. Dans notre verset 3 du prologue, saint Luc a bien employé ce tour. Il n'a pas eu à réfléchir pour l'employer. Mais son sens de la langue lui a fait mettre, au lieu d'un participe aoriste, un participe parfait. Il ne faut pas croire que ce remplacement soit dû au fait que, de son temps, le parfait a perdu son sens de parfait, exprimant un état acquis, une action définitivement achevée, puisque précisément, au verset 1, nous l'avons vu, saint Luc a voulu employer le participe parfait dans son sens vrai et plein (les actes *parachevés*). Il faut donc distinguer ce parfait d'un aoriste, et le placer, comme il est normal pour un état acquis, dans la sphère du présent.
Dans le tour grec envisagé (verbe principal + participe infinitif), si le participe est au présent, son action exprime moins un temps qu'une modalité de l'action exprimée par l'infinitif.
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Par exemple : « j'ai voulu *courant* (participe présent du grec) te voir » ne signifie pas, comme précédemment, « j'ai voulu courir (ce qui serait le sens du participe aoriste) te voir » (ou bien : « pour te voir »), mais « j'ai voulu te voir *en courant *», c'est-à-dire « te voir un instant, *sans m'arrêter* auprès de toi » ; et il importe de remarquer qu'ici, à la différence de l'ordre grec, le français se trouve obligé d'exprimer le participe présent *après* l'infinitif complétif.
Il en va de même si le participe grec est un parfait. La seule différence avec le cas précédent du participe présent est que l'action exprimée par ce participe n'est plus actuelle, en train de s'accomplir, mais *achevée,* donc « ne varietur ». Le verbe à l'infinitif est maintenant inséparable d'une modalité acquise une fois pour toutes, laquelle est nettement séparée de l'action exprimée par le verbe principal. Selon l'exemple précédent : « j'ai voulu te voir au terme de ma course ».
Par suite, dans le cas présent du verset 3, pour reprendre -- tout provisoirement -- les mots de la traduction du Nouveau Missel, saint Luc n'a pas voulu dire : « j'ai décidé, *après m'être informé...* d'écrire pour toi... ». Tel n'est pas le sens du grec, car une telle phrase française signifie que saint Luc a commencé, dans une première étape, par s'informer, ensuite que, dans une seconde étape, s'étant donc informé, il a décidé d'écrire ; l'information, fortuite ou non au point de départ, est alors *la cause* de la décision. Il serait moins inexact, sans être absolument exact, d'écrire : « j'ai décidé *que,* après m'être informé, j'écrirais... », car la présence et la place de la conjonction *que* respectent mieux l'étroitesse des rapports entre l'information et la décision d'écrire. En fait, la phrase grecque, elle, veut dire que saint Luc a décidé d'*écrire*... *avec* le secours *constant* de l'information *acquise.*
Une telle erreur sur la construction originale entraîne une seconde erreur sur le sens du verbe mis au participe. Le verbe grec au participe est *parakolouthein.* Il est peut-être le signe d'une réminiscence littéraire, et signifie sûrement, ici au figuré, « suivre de près, pas à pas (par la pensée) », « s'attacher à (des faits examinés intellectuellement) », « s'appliquer à (ces faits) ». Un tel attachement n'est pas naturel si, en la précédant, il est distinct de la décision d'écrire. Pour rendre le mouvement naturel, on travestit l'application, ou l'attachement, en une recherche d'*information*, et l'on fausse, avec le Nouveau Missel, le sens du texte grec. Mais dès que l'on rend au verbe grec son vrai sens, la pensée de saint Luc devient claire : l'attachement aux actes va de pair avec leur rédaction décidée.
Quels actes ? Évidemment les actes du verset 1. Et saint Luc apporte à leur sujet deux précisions : il s'y attachera « dans un esprit de rigueur » (*diligenter, akribôs*), et il s'attachera *à tous*. Sur ce dernier point, le traducteur du Nouveau Missel apporte, lui, une nouvelle inexactitude :
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« après m'être informé soigneusement de tout », fait-il dire à l'Évangéliste. Ce *tout* manque de rigueur, au moment même où saint Luc revendique la rigueur. Ce *tout* reste dans le vague, et ne désigne ni nécessairement ni exclusivement les actes parachevés. Il fausse d'autant plus fortement le sens du texte grec que, si l'on a saisi les rapports étroits unissant le participe et l'infinitif, on se rend compte que le mot *tous,* au pluriel, est mis à son tour en facteur commun, comme complément des deux verbes à la fois. Sous le datif « tous » (*pasi*) complément du verbe « s'attacher », se dissimule, non exprimé, un accusatif « tous » (*panta*) complément du verbe « écrire », et cela encore est conforme aux usages du grec. On cesse dès lors d'être gêné par l'apparente absence d'un complément à l'infinitif « écrire ». La rigueur de la méthode voulue par l'Évangéliste s'applique à tous les actes, et la rédaction décidée n'omettra aucun des actes : elle sera complète.
Complète. On a vu le parachèvement des actes. Reste à préciser le point de départ de la rédaction. Le Nouveau Missel est mal inspiré en traduisant l'adverbe grec *anôthen* par « depuis les origines ». Pluriel regrettable, manquant de rigueur autant que le *tout* qui précède. Le mot grec signifie « en prenant les choses à leur point de départ ». Saint Luc a choisi délibérément un point de départ précis, et non plusieurs : la révélation du Nouveau Testament.
VERSET 4 : saint Luc achève son prologue en précisant aussi son intention. Il a voulu que l'excellent Théophile -- fictif ou historique, peu importe -- se rende compte, selon le Nouveau Missel (qui a le tort supplémentaire de transformer l'excellent en *cher* Théophile), de la solidité *des* enseignements reçus. Le texte grec ne dit rien de tel. Saint Luc ne vise pas la solidité *des* enseignements reçus ; il veut que, *à propos* de cet enseignement (et l'ordre des mots invite à traduire la préposition *peri* plus fortement ici qu'au premier verset), Théophile puisse se faire une idée de ce qu'est la certitude. Cela va loin.
Cela n'est pas tout. Le Nouveau Missel met encore la suite des idées dans l'ombre en n'exprimant pas ce qui est impliqué dans les *logoi* (les *verba* de la Vulgate) -- lesquels sont sans rapport avec le *logos* (le *sermo* de la Vulgate) qui figure au verset 2. Les *logoi* désignent tout naturellement une catéchèse *orale* reçue par Théophile. Cet enseignement oral, saint Luc entend le compléter par son Évangile *écrit,* c'est-à-dire, en définitive, par un livre où il recompose médiatement les données d'une tradition immédiate. Il y met de l'ordre, il suit une méthode sévère, et donne une relation continue, complète, depuis le point de départ jusqu'à l'Ascension.
\*\*\*
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On peut conclure en proposant une traduction dont le seul mérite est de s'appliquer à suivre le texte grec aussi rigoureusement qu'il est possible : **^1^** PUISQUE BEAUCOUP ONT ESSAYÉ DE RECOMPOSER UNE RELATION DES ACTES PARACHEVÉS CHEZ NOUS **^2^** TELS QUE NOUS LES ONT TRANSMIS CEUX QUI DÈS LE DÉBUT FURENT LES SPECTATEURS ET SERVITEURS DU VERBE, **^3^** J'AI DÉCIDÉ MOI AUSSI D'EN FAIRE DANS L'ORDRE UNE RELATION COMPLÈTE, EXCELLENT THÉOPHILE, EN RESTANT ATTACHÉ A LES SUIVRE RIGOUREUSEMENT DEPUIS LE POINT DE DÉPART, **^4^** AFIN QUE, SUR LES INSTRUCTIONS QUE TU AS ENTENDUES, TU SACHES CE QUE C'EST QUE LA CERTITUDE. »
Ces lignes liminaires méritent l'attention parce que l'auteur, avant d'aborder un récit historique, signe une proclamation (le *kêrygme*), où il explique les circonstances -- causes déterminantes et causes finales -- qui ont entouré sa décision de prendre la plume. Il n'est pas le premier ; il n'a pas vu de ses yeux. Il recueille et ordonne ce qu'il tient de ceux qui ont vu de leurs yeux, et le fait avec une précision qui lui permet de prononcer le mot de la fin, la « certitude ».
Il appartient à d'autres de tirer les conséquences d'une telle version. On a voulu simplement signaler les dangers de s'écarter du texte original. Quand l' « Association épiscopale liturgique de France », sous prétexte de *pastorale* (voir le supplément de la « Vie spirituelle », 1967), ne craint pas les entorses aux textes authentiques, on admire que le rapport de janvier 1971 présenté par Mgr Coffy au « Conseil permanent de l'Épiscopat français » revienne à la primauté du *doctrinal.* Cette conversion peut répondre à l'Encyclique *Divino afflante spiritu* du 30 septembre 1943, où Pie XII écrivait que « la connaissance des livres saints suppose le recours aux textes originaux » (D.T.C. suppl. art. Pie XII, col. 3670).
Édouard Delebecque.
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### Une autre falsification de l'Écriture
*Il faut prendre femme\
pour pouvoir vivre saintement !*
DANS *Carrefour* du 8 septembre 1971, Louis Salleron a dénoncé encore une autre falsification de l'Écriture sainte, une de plus, imposée tyranniquement par l'ORDRE NOUVEAU de la messe : le soi-disant Lectionnaire officiel, pour le vendredi de la 21^e^ semaine de l'année (vendredi 27 août 1971), donne cette version de I Thess. IV, 4 :
« (La Volonté de Dieu) *c'est que chacun de vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté et le respect.* »
Ainsi saint Paul est frauduleusement enrôlé dans le camp du mariage des prêtres, comme le dit Louis Salleron dans son commentaire :
« Voici donc un nouveau saint Paul qui nous enseigne que *telle est la volonté de Dieu : que chacun prenne femme !* A commencer par les prêtres, nous l'avons compris sans difficulté.
« ...Tous les prêtres qui ne célèbrent pas la messe en latin, et qui la célèbrent chaque jour, ont annoncé la bonne nouvelle aux fidèles de France le vendredi 27 août 1971.
« Nous ne protesterons pas : nous sommes las de protester... »
(Secouons notre lassitude. Ne cessons pas de protester. Qu'il n'y ait pas prescription. Nous l'avons dit plus haut, nous le répétons ici : tant que nous aurons un souffle de vie, nous n'arrêterons pas de crier notre protestation.
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Nous la crions à l'Église. Si l'Église est sourde, nous la crions à la terre et au ciel, aux anges et à Dieu.)
« ...Nous nous tournons simplement vers nos messieurs prêtres traducteurs du Lectionnaire et nous leur disons : « Puisque vous êtes assurés de l'enseignement de saint Paule allez-y ! Donnez l'exemple ; ou suivez l'exemple de tous ceux qui vous ont précédés dans cette voie : *Que chacun de vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté et le respect !* -- Pour nous, nous chercherons ailleurs nos prêtres et nos traducteurs de saint Paul. »
Ce Lectionnaire est officiel, « obligatoire », *approuvé par l'épiscopat et confirmé par le Saint-Siège.*
\*\*\*
Reportons-nous au texte de saint Paul :
« *Haec est enim voluntas Dei* (...) *ut sciat unusquisque vestrum vas suum possidere in sanctificatione et honore*... (EIDENAI EKASTON YMON TO EAUTOU SKEUOS KTASTHAI). »
De tout temps les exégètes ont hésité entre deux interprétations pour *vas suum possidere* (TO EAUTOU SKEUOS KTASTHAI). Voici comment Buzy résumait l'état de la question en 1951 (Pirot et Clamer, tome XII, p. 155) :
« Nous traduisons, tout bien pesé : *que chacun de vous sache garder son corps,* plutôt que *acquérir sa femme, vas possidere,* TO EAUTOU SKEUOS KTASTHAI. Car on peut hésiter entre les deux traductions, et la difficulté du passage est notoire dans l'exégèse du Nouveau Testament. Bon nombre d'anciens (saint Augustin, Théodore de Mopsueste) et de modernes (...) traduisent : *acquérir sa femme, prendre femme,* se marier : 1° parce que c'est le sens naturel de l'expression KTASTHAI YINAIKA ; 2° parce qu'on achetait sa femme ; 3° parce que l'infinitif KTASTHAI a exclusivement le sens d'*acquérir*, le sens de *posséder* étant réservé au parfait KEKTIMAI ; 4° parce que l'hébreu (...) correspondant de SKEUOS a fréquemment le sens de femme. -- La traduction adverse *garder son corps*, qui est soutenue par saint Jean Chrysostome, Théodoret (...), fait valoir les raisons suivantes : 1° chez les auteurs grecs, SKEUOS désigne souvent aussi *le corps*, qui est appelé *le vase de l'âme* (...) ; saint Paul lui-même emploie le mot en ce sens quand il dit : *nous avons ce trésor* (la grâce du ministère apostolique) dans des *vases d'argile* (II Cor. IV, 7) ;
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2° KTASTHAI, à l'infinitif, a aussi le sens de *posséder* dans plusieurs textes de papyrus, c'est-à-dire au moins dans le parler populaire ; 3° il est remarquable que les auteurs grecs qui admettent pour SKEUOS le sens de *corps*, n'hésitent pas non plus à donner à KTASTHAI le sens de *posséder*, ce que fait aussi la Vulgate ; 4° si l'expression KTASTHAI YINAIKA, *prendre femme,* est courante, on ne trouve jamais ailleurs KTASTHAI SKEUOS ; 5° enfin, la formule *acquérir sa femme,* pour dire *acquérir une femme qui soit la sienne,* resterait forcée. »
Mais il ressort de cet exposé lui-même qu'il n'y a pas seulement les deux interprétations qu'il mentionne ; il y en a trois :
1° garder son corps en toute sainteté ;
2° posséder sa femme en toute sainteté ;
3° prendre femme en toute sainteté.
La seconde interprétation, omise dans l'exposé cité du Pirot et Clamer, est pourtant celle de saint Thomas d'Aquin dans son commentaire de ce passage (*Super epistolas. S. Pauli lectura,* édition Marietti 1953, tome II, page 180, § 80).
Le Lectionnaire a choisi le troisième sens : *prendre femme.*
C'est le sens le moins probable.
Mais la falsification ne consiste pas dans le choix de cette interprétation.
Elle consiste très précisément dans l'adjonction des deux mots : « *pour vivre *»*.*
Car ainsi, avec ces deux mots arbitrairement ajoutés, l'acte de *prendre femme* devient *une condition* de la sainteté : « Que chacun de vous sache prendre femme *pour vivre dans la sainteté... *»* !*
En cela donc, en cela très exactement consiste la falsification : la falsification grossière, le faux crapuleux, la tricherie sans prétexte et sans excuse.
\*\*\*
Par là, le cas est différent de celui de l'épître des Rameaux.
Il est beaucoup plus vil.
Pour l'épître des Rameaux, nous disions : *Si la falsification est évidente, ses causes ne sont ni simples ni grossières.* Cette falsification-là était la conséquence, d'une erreur « scientifique ». Nous avons montré la responsabilité intellectuelle des exégètes Benoît, Lamarche, André Feuillet, opérant une sorte de désintégration mentale de l'interprétation ([^96]).
289:157
Ici au contraire, aucune erreur n'est à l'origine du crime.
Aucun exégète n'avait soutenu que « prendre femme » était donné par saint Paul, dans ce passage, comme une CONDITION de la sainteté. Aucun n'avait cru devoir comprendre que saint Paul prétendait que, *pour vivre dans la sainteté, il faut prendre femme.*
Aucune erreur préalable, donc, n'explique la falsification.
Seulement la concupiscence de la chair.
\*\*\*
Plus clairement encore que les autres falsifications, celle-ci est bien la signature du Diable à l'ORDRE NOUVEAU de la liturgie.
Le ricanement de Satan dans le nouveau Lectionnaire. Nul ne pourra dire que les signes les plus manifestes auront manqué.
\*\*\*
Insistons sur le sens.
Selon la troisième interprétation (très peu probable, tout juste possible, à la limite), saint Paul veut dire :
-- *Que chacun de vous, s'il prend femme, le fasse dans la sainteté.*
Dans la seconde interprétation, celle de saint Thomas d'Aquin, saint Paul veut dire :
-- *Que ceux d'entre vous qui sont dans l'état de mariage en usent en toute sainteté.*
Ni l'une ni l'autre interprétation n'explique ou n'excuse, même de loin, d'avoir fait dire à saint Paul :
-- *Que chacun de vous prenne femme pour pouvoir vivre dans la sainteté.*
290:157
Approuvé, confirmé, imposé par l'épiscopat et par le Saint-Siège !
Cet épiscopat-là et ce Vatican-là, il n'est pas difficile de leur annoncer que leur crime les a condamnés. *Jam foetent.*
J. M.
291:157
## NOTES CRITIQUES
### Une société malade
On parlait de *malaise.* On s'aperçoit qu'il s'agit d'une *maladie.* A vrai dire, nul n'en doutait ; mais on préférait se le dissimuler ; les mots sont faits pour conjurer la réalité. Le malaise est un état superficiel et passager. On n'échappe plus à l'évidence que le mal est durable et profond.
La société est malade. La société tout entière. Non seulement la société française, mais la société occidentale, et d'ailleurs aussi la société communiste. Bref, la société humaine, dans le monde entier. (Ce qui rassure un peu, bizarrement.)
La société est malade, et on ignore son mal. (Ce qui, cette fois, inquiète, normalement.)
Le diagnostic n'est pas facile à faire. S'il entend être celui du mal planétaire, il risque de tomber dans des généralités vides de sens, en se bornant à quelques constatations d'évidence. Le mal devient alors *ce qui est,* c'est-à-dire une somme de déséquilibres et de souffrances résultant d'un progrès technique accéléré dont les effets, très divers selon le degré d'évolution des pays, perturbent partout les habitudes et les mœurs, sans qu'aucun progrès spirituel correspondant permette d'en faire une source de bonheur et de paix.
\*\*\*
Bornons-nous à la France. Quel est son mal ?
Son mal est d'abord *biologique.* Pour le comprendre, il faut se rappeler quelques chiffres.
1°) Pendant tout le XIX^e^ siècle, la France a souffert d'un malthusianisme qui l'a terriblement affaiblie. Dans les limites du traité de Versailles (1919), voici l'évolution, en millions d'habitants :
1800 1914
France 27 41
Grande-Bretagne et Irlande du Nord 12 44
Allemagne 25 84
292:157
Depuis lors, tous les pays d'Europe ont un rythme démographique sensiblement analogue, mais notre retard reste acquis.
2°) Tandis qu'au XIX^e^ siècle (et au XX^e^) tous les pays d'Europe ont une *émigration* considérable, la France est le seul pays à connaître non pas l'émigration mais *l'immigration*.
Par rapport aux 27 millions de 1800, les quelque 40 ou 41 millions d'habitants de la France d'entre deux guerres résultent des additions et soustractions suivantes (dont l'analyse a été faite par A. Landry) :
Reproduction (ou remplacement) -- 5 millions
Accroissement de la longévité + 16 millions
Guerre de 1914 -- 3 millions
Immigration + 5 millions
Nos 50 millions actuels marquent un heureux redressement, mais compensés hélas ! par une baisse régulière du taux de fécondité depuis 1965.
Bref, la France pèse de moins en moins en Europe, l'Europe elle-même pesant de moins en moins dans le monde...
\*\*\*
Ce mal biologique n'est rien à côté du mal *politique,* lequel se confond presque avec le mal *spirituel*.
On peut le nommer d'un seul mot : la *démocratie* (j'entends la *religion* démocratique, celle qui donne sa foi au nombre et à la matière humaine).
Le triomphe de la démocratie a pour premier effet, en France, de donner le pouvoir à l'opinion publique, telle qu'elle résulte du jeu combiné de la démagogie traditionnelle et du nivellement général engendré par le développement des « moyens de communication » (presse, radio, télévision).
Avec l'accroissement du nombre des salariés (75 % de la population active), au détriment des « indépendants » et des paysans, tous les problèmes économiques passent par la considération des salaires.
Il en résulte une production désordonnée, dominée par les goûts du consommateur moyen et la volonté de puissance de quelques secteurs publics ou privés, protégés par leur rôle de distributeurs de revenus et l'indifférence générale.
L'unique référence du niveau de vie et du productivisme crée une érosion permanente de toutes les valeurs fondamentales de la société, entraînant la dislocation des familles ; et des milieux sociaux qui en étaient la source et le conservatoire, tandis que la monnaie fondante détruit tous les patrimoines.
293:157
Faute d'une idée politique nationale, le salariat généralisé engendre le socialisme qui, sans idée lui-même, n'a de sens que par le communisme. La France y est plus vulnérable qu'aucun autre pays. Les nations anglo-saxonnes ont des institutions et un civisme qui, jusqu'à présent, les en préservent assez efficacement. L'Allemagne, pour le moment, est encore sensibilisée à l'invasion soviétique. L'Italie elle-même nage avec quelque aisance dans une semi-anarchie : Mais chez nous, la Libération a introduit le communisme comme la grande référence de la nouvelle légitimité face à la Troisième République et au gouvernement de Vichy. Tant en politique intérieure qu'en politique étrangère, le général de Gaulle a joué l'alliance avec un communisme qu'il entendait à la fois mater et intégrer, sans se soucier d'une idéologie à laquelle il ne croyait pas. Aujourd'hui l'idéologie est reine. Personne ne la professe et personne n'en veut, mais comme elle est la logique d'*une démocratie sociale où régnerait l'ordre*, elle envahit toute la société française, en même temps qu'elle offre à l'U.R.S.S. une Europe inconsistante qui ne tient que par la peur générale d'une guerre universelle ou d'un chaos absolu.
Toute la société européenne en général, mais la société française en particulier n'existe donc aujourd'hui que par l'addition d'un *divertissement* suspendu à l'augmentation permanente du niveau de vie et de la *terreur* d'une rupture de cet équilibre purement matériel.
Autrement dit, il n'y a plus *aucun principe d'autorité* dans la société. Dès l'instant qu'un groupe social quelconque est assuré, *par la voie syndicale,* ou par la violence de pouvoir saisir *l'opinion publique,* il peut se permettre de faire ce qu'il veut. La seule limite à son action est la crainte d'aller au-delà de ce que pourrait supporter l'opinion, appréciation délicate qui est habituellement laissée au parti communiste, bon juge en la matière.
On pourrait croire tout de même qu'il s'agit là d'un malaise passager. La preuve qu'il s'agit d'un mal véritable et profond est qu'il atteint l'Église catholique.
C'est l'Église elle-même qui est débordée par la démocratie. L'opinion publique y impose de plus en plus des « réformes » contraires à sa nature et à ses principes. Du moins tient-elle encore dans les proclamations les plus solennelles de son Credo. Mais ses structures sont rongées et en partie démolies. Toute la société occidentale découvre avec épouvante qu'elle n'a même plus pour la sauver le rempart, qui paraissait indestructible, de Rome.
Il ne faut jamais désespérer. Les forces d'autodéfense d'un corps en péril de mort sont plus grandes qu'on ne l'imagine.
294:157
Elles peuvent triompher. Mais il serait vain de s'illusionner. Le mal dont est atteinte notre société est un mal terrible et qui ne sera pas guéri par la multiplication des progrès techniques -- dont il se nourrit.
Louis Salleron.
### Bibliographie
#### Jean Cau : Le temps des esclaves (Table ronde)
*Déjà bien des esprits formés aux idées dominantes de l'immédiate après-guerre sont arrivés à l'heure pénible des révisions et des ruptures, cette situation est infiniment préférable à l'abandon aux illusions faciles. Mais le renoncement à des illusions n'aboutit pas aussitôt à des vérités ; et la révolte d'un esprit sain, si elle conduit à des positions diamétralement contraires aux anciennes, peut néanmoins suggérer des attitudes dont la dureté et la sincérité abrupte sont impressionnantes sans que l'on soit pour autant convaincu de leur justesse. La méditation de Jean Cau est riche de perspectives critiques, notamment quand il traite des clichés complaisamment développés par la pensée progressiste et des notions dont se régale* (*ou feint de se régaler*) *une partie de la jeunesse : aucune de ces idées, qualifiées trop légèrement de* « *généreuses *»*, ne trouve grâce ici. Prenons pour exemple la pseudo-mystique de la Paix :* « *La Paix. Jeunes, vous l'avez et c'est bien ça qui vous ennuie *»* ; ou encore le libéralisme :* « *Tout État deviendra nécessairement policier puisque la morale ne sera plus qu'une pratique sociale formelle dont seul le policier connaîtra les tables et les codes. Si vous ne croyez plus à rien, vous serez obligés de croire à la police. Moins votre crainte sera sacrée, plus elle deviendra terrestre. Moins il y aura de prêtres et plus il y aura de policiers. *» *Il dénonce l'hypocrisie de certaines contestations :* « *Nouveaux barbares, les jeunes peuvent saccager des bancs et des pupitres d'université, mais ils n'approcheront pas des silos de fusées. *» *Il s'attaque à l'utopie du gouvernement mondial :*
295:157
« *Il gouvernerait peut-être le monde, mais il ne serait que celui de quelques puissances de ce monde. Oppressif, donc. *» *Il dénonce le socialisme comme un détournement du sacré, et rejette l'égalitarisme prôné par Rousseau,* « *Schizophrène, paranoïaque, malade mental *»*.* « *Si les hommes sont égaux, ils ne seront plus libres. *»
*Mais après avoir soumis tant de mythes néfastes à une salutaire démolition, Jean Cau ne nous offre qu'une* « *morale des maîtres *» *où certains ont vu du stoïcisme, mais qui semble surtout nietzschéenne. Il nous dit que son intention fut d'opérer la synthèse de Nietzsche et de De Gaulle. Il n'envisage finalement qu'une sorte de millénarisme catastrophique, une grande guerre civile que tant d'erreurs avilissantes rendraient désormais inévitable. De là sortirait une nouvelle génération de* « *maîtres *»*, dont pourtant Jean Cau craint* « *qu'ils ne soient bêtes *»*. Il semble que l'auteur aurait profit à relire les pages de Maurras sur la nature et les bienfaits de l'autorité afin de nuancer une conception des* « *maîtres *» *qui reflète une sorte de militarisme simpliste et dont lui-même se dissimule mal le caractère incomplet et décevant. Sur quoi, au fait, repose sa conception de l'honneur,* « *la plus belle des vertus *»* ? Nous retrouvons sous sa plume les vieilles attaques contre le Christianisme,* « *religion d'esclaves et marquée à jamais par ses origines *» *et l'affirmation que l'Église* « *ne sait pas qu'elle se traîne en agonie -- en vérité -- depuis la fin du Moyen Age *»*. A notre sens l'agonie est beaucoup plus ancienne et elle commence au Jardin des Oliviers... Pascal dit que Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde et qu'il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. Il semble que Jean Cau, lui, se soit réveillé d'un cauchemar pour tomber dans un autre. Je reste froid devant le tableau du Hara-Kiri qui commence le livre ; et peu m'importe que l'auteur japonais ait fait passer dans la réalité et pour son compte cette séquence cinématographique. Les stoïciens antiques ignoraient le film, mais leurs suicides spectaculaires étaient déjà du cinéma. Le général de Castelnau disait qu'il fallait* « *mourir puissamment *»*, et je discerne mal en quoi cette autochirurgie exotique illustre la* « *morale des maîtres *»*. Que dire aussi de l'éloge à peine dissimulé du nazisme ? Il était à peu prés inévitable qu'au bout d'une génération, les déficiences de toute une pensée philosophique, présentée comme* « *résistante *» *bien qu'elle découlât du nihilisme allemand, amèneraient certains à manifester quelque faveur à ces* « *surhommes *» *dont Goering peu avant sa mort disait qu'avant soixante ans on leur élèverait des statues. Je ne pense pas que Jean Cau puisse en rester là, on souhaite qu'il réfléchisse à sa propre phrase :* « *Enfin si Dieu n'existe pas, je vous défie de récupérer la souffrance. *» *Il faut trouver le moyen de* « *récupérer *» *l'agonie... Il est dommage toutefois que l'Église actuelle n'offre que des facilités liquéfiantes, et que des esprits souvent mieux inspirés s'attendrissent* *devant le prétendu renouveau évangélique en préparation chez les* « *hippies *» *américains.*
296:157
*Sans préjuger des voies de la Providence, on peut penser que le mépris qu'inspirent actuellement à beaucoup la crasse et la sottise déteint sur l'image du Christianisme ; à d'hypocrites effusions lacrymatoires, certains esprits préféreront l'impasse du nietzschéisme. La crise de conscience de Jean Cau est dramatique, profondément intéressante ; elle ressemble au désarroi des* « *tristes années 80 *»*. Sa lucidité est trop partielle pour que nous ayons à y trouver autre chose qu'un témoignage ; mais une telle attitude n'est pas isolée : j'en trouve des exemples presque chaque jour. Toutefois la technocratie intellectuelle de l'Église est trop satisfaite d'elle-même, trop soucieuse de son confort, pour sen préoccuper.*
Jean-Baptiste Morvan.
#### A.C.U.F. : L'enjeu (Éditions de l'O.R.A.C.)
Fondée en 1947 par les premiers rapatriés du corps expéditionnaire d'Extrême-Orient, l'Association des Combattants de l'Union Française (A.C.U.F.) regroupe actuellement tous ceux qui ont combattu sur les théâtres d'opérations extérieures où la France a été engagée depuis la seconde guerre mondiale. Aussi « L'Enjeu » nous livre-t-il la philosophie d'un groupe en même temps que le travail de toute une équipe ; message issu d'une « expérience » dont il fallait bien en effet tirer de l'intérieur les premières leçons. Eux qui en ont été les témoins, les acteurs, souvent aussi les premières victimes, déclarent aujourd'hui « ne pouvoir taire ce qu'ils ont vu et vécu (...), afin que tous comprennent l'enjeu des affrontements qui marquent la fin de ce vingtième siècle, parce qu'il concerne tous les hommes de notre temps... » Ne méritent-ils pas autrement mieux notre attention que ces inlassables et confortables détracteurs de leur combat, calomniateurs de leurs morts et de notre pays immuablement réfugiés derrière leur appareil journalistique ou leur conscience révolutionnaire de salon ?
297:157
« L'Enjeu » n'a d'ailleurs rien d'une œuvre cruellement nostalgique, voire vindicative, ce à quoi elle aurait pu prétendre en toute justice. Et ce n'est pas un mince mérite, de la part de ces hommes qui auraient tant à dire sur le passé, tant sans doute à reprocher au présent, d'avoir su réaliser un livre pour le futur, entièrement axé sur les principes et méthodes du combat à mener *face aux nouveaux terrains de l'action subversive*. Car, au-delà des conclusions attristées d'un épisode de leur vie, la tragique expérience de l'histoire proche fournit essentiellement aux auteurs de « L'Enjeu » le nouveau point de départ d'une résistance au communisme qui n'a rien perdu de sa vigueur et de sa conviction, et dont -- mieux que tout autre -- ils connaissent le prix :
« En Indochine, nous nous sommes battus à la porte du jardin, en Algérie, nous nous battions à la porte de la maison, et aujourd'hui c'est à l'intérieur (...) qu'il nous faut mener le combat. Le danger n'est plus imminent, il est là, présent ! Aussi, loin de nous abandonner à une passivité coupable, nous devons constituer le fer de lance de cette nouvelle résistance et y appeler nos compatriotes, car dans ce combat il n'y a pas de neutres et tous les hommes sont concernés. » (*Introduction*, p. 15.)
Encore faut-il absolument, pour bien se battre, « connaître le caractère précieux de ce que l'on doit défendre ». L'instinct patriotique, le sentiment que se trouvent gravement menacées les valeurs de civilisation les plus fondamentales, n'y suffisent plus. Désormais, face aux progrès de la barbarie sous toutes ses formes, face à l'omniprésence d'une propagande dont le propre est de dénaturer le sens des conflits par le mensonge systématique et répété, il importe de retremper soi-même ses convictions. D'opérer un retour aux sources, naturelles et rationnelles à la fois, où toute société humaine non totalitaire puise ses fondements juridiques, et la vitalité de ses structures essentielles (c'est la première partie de l'étude : La Civilisation) ; d'en découvrir et d'en dénoncer les ennemis, hors de nous ou en nous (deuxième partie : Les forces à combattre) ; de déterminer enfin les modalités les plus efficaces de notre résistance aux forces de la technocratie ou de la subversion (troisième partie : L'action à entreprendre).
Mais il serait vain sans doute de vouloir résumer une œuvre qui se présente elle-même comme un condensé pour l'action la charte fondamentale d'une entreprise à la fois politique, civique et culturelle, fondée sur les principes du droit naturel, et dont l' « enjeu » n'est autre que notre liberté :
« Ce n'est pas seulement à l'heure du danger majeur, la guerre, qu'il faut servir son pays. Ce n'est pas seulement avec des armes qu'il faut se battre pour lui. Chacun doit mettre à son service sa pensée et son cœur. »
298:157
« Car si nous ne nous occupons pas de défendre nos libertés, et les valeurs sur lesquelles elles sont basées, d'autres veillent à nous les supprimer l'une après l'autre. L'enjeu de notre combat, en premier lieue ce sont nos libertés quotidiennes, et celles de nos enfants. Saurons-nous les défendre... ? » (p. 162).
Ce qu'ils ont défendu autrefois avec l'épée, les auteurs de « L'Enjeu » ne renâclent point aujourd'hui à le défendre avec la plume, l'intelligence et le cœur. *Pro patria semper* reste la seule devise de ces soldats, les derniers peut-être de notre race qui ne rougissent pas de cultiver en eux la belle ambition de *servir*, vertu des humbles et des forts... Ils n'y récolteront sans doute pas davantage de lauriers et d'honneurs (selon le monde) que sur leurs terrains d'Indochine ou d'Algérie. Mais ne devrait-on pas y voir le signe qu'on ne saurait si aisément désarmer cette vieille générosité française, cet esprit de chevalerie -- fait de piété et de simple bravoure -- dont est pétrie notre tradition nationale et qui, si Dieu veut, purifiera demain l'air de notre pays ?
Hugues Kéraly.
Note complémentaire
Un point toutefois de cette étude appelle à notre sens quelques réserves, ou plutôt quelques compléments. Nous souhaiterions les apporter ici à titre de contribution amicale (plutôt que de critique), vis-à-vis d'une œuvre dont nous approuvons par ailleurs les principes. On peut lire en effet, dans un paragraphe intitulé *Primauté de l'homme sur la société* (p. 35 à 38) :
« L'homme, entendez la personne humaine, a priorité autant que primauté sur la société. Pourquoi ? Parce qu'il est donné à la personne humaine d'être vouée à un ordre de biens que la société ne peut atteindre. L'homme étant d'abord une « personne ». Ce que la société n'est pas. Ne saurait être. (...) Que l'homme ait des devoirs envers la société, cela ne fait aucun doute. Mais ce n'est pas cela précisément qui est en question. Qui refusera de reconnaître qu'on puisse avoir des devoirs envers son prochain, ses parents, ses amis, etc. ? Cela ne fait pas de difficulté. »
299:157
Telle qu'elle se trouve ici énoncée, l'affirmation de la priorité ou de la primauté de l'homme sur la société n'est point illégitime. La philosophie politique, le droit naturel, la doctrine sociale de l'Église s'y réfèrent même constamment : « Civitas homini, non homo civitati existit » (Divini Redemptoris). Mais, hors du contexte doctrinal qui en détermine l'exacte signification et en fixe par là même les justes limites, cette affirmation peut sembler dangereuse, parce qu'incomplète. Comme nous paraît également incomplète cette définition trop univoquement temporelle du *bien commun* de la société, donnée quelques pages plus loin :
« Le bien commun, dans une société politique donnée, c'est l'ensemble des conditions extérieures qui assurent le respect de tous les droits réciproques et facilitent. -- ce qui est parfois nécessaire -- l'accomplissement des devoirs. »
Les deux définitions d'ailleurs se donnent la main : affirmer la primauté absolue de l'homme sur la société conduit, en effet, à donner du bien commun une définition sinon inexacte, du moins considérablement affaiblie. Car le bien commun ne définit pas seulement « l'ensemble des conditions extérieures » qui assurent le respect du droit, mais l'*ensemble des conditions, intellectuelles et morales* *autant que matérielles et juridiques, auxquelles se trouve soumise la vie du groupe pour que celle-ci reste conforme à sa finalité*. Or ce que la société apporte à l'individu en moyen de perpétuer sa vie, de former son intelligence ou d'épanouir sa spiritualité est absolument considérable. Maurras en apporte un tableau saisissant dans la Préface de « Mes idées politiques », et Aristote, suivi en cela, par saint Thomas d'Aquin, en consignait déjà de nombreuses preuves d'expérience. La société, condition de réalisation de toute perfection humaine, est aussi nécessaire au « vivre » qu'au « bien-vivre » ; la sauvegarde du bien commun de la société peut donc exiger le sacrifice des biens particuliers aux individus, y compris dans certains cas limite celui de leur propre vie. Mais c'est alors en tant que son bien est commun-aux-individus-qui-la-composent, et non en tant qu'entité abstraite et séparée susceptible d'exiger tous les sacrifices, que la société fait pression sur ses propres membres pour exiger d'eux le sacrifice de leur intérêt personnel. Ce qui écarte toute similitude avec le mépris de la personne humaine affiché dans l'attitude totalitaire, où tout se trouve subordonné à un principe univoque extérieur au véritable bien commun des hommes assemblés en société. Le propre de l'attitude totalitaire n'est-il pas en effet de prendre la partie pour le tout, c'est-à-dire de déifier comme un absolu devant lequel tout doit s'effacer la personne physique ou morale du despote ?
300:157
La relation qui unit individu et société n'est donc pas en réalité univoque, mais *double.* Ou plutôt elle relève d'une double application d'un même principe fondamental (principe de totalité), qui énonce que « l'être des parties est pour l'être du tout », et que « celui-ci peut en disposer dans son intérêt »... Une première application de ce principe à la relation qui nous intéresse subordonne l'individu à la société, c'est-à-dire les tiens particuliers au bien commun (en tant-que-commun-aux-individus), ce dernier étant « plus divin que le bien d'un seul » (Aristote), dans la mesure même où il assure à tout bien humain les conditions universellement vérifiées de son épanouissement. La seconde application du principe de totalité, où l'homme n'est plus considéré alors comme simple partie du tout social (mais comme partie d'un tout plus vaste dont la société n'est elle-même qu'une partie), subordonne la société à l'individu, ou encore -- dans la perspective chrétienne -- subordonne société et individu à Dieu lui-même, Fin ultime de tout l'univers... Ce qui revient à définir la société d'une part *en elle-même,* comme fin digne d'être recherchée et aimée par l'homme naturellement social, mais d'autre part aussi comme fin seulement *intermédiaire,* quoique non facultative (nous l'avons vu) pour la réalisation de la plénitude humaine. Car si l'homme est un animal politique, naturellement fait pour vivre en société, sa finalité l'appelle en outre à d'autres perfections. L'enseignement de saint Thomas d'Aquin constitue encore sur ce point ce que l'on peut alléguer de plus rationnel et de plus équilibré :
« Comme il convient à l'homme de vivre en multitude, parce que, s'il reste solitaire, il ne se suffit pas pour les choses nécessaires à la vie, il faut que le lien social (*societas*) de la multitude soit d'autant plus parfait que, par elle-même, elle suffirait à la vie. Une seule famille, dans une seule maison, suffirait bien à certains besoins vitaux, comme par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition (...) ; dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul corps de métier ; mais dans une cité, *qui est la communauté parfaite,* on se suffira quant à toutes les choses nécessaires à la vie. » (*De Regno,* Livre premier, ch. I.)
« Si donc la fin de l'homme était un bien quelconque existant en lui, et si semblablement la fin ultime de la multitude à gouverner était qu'elle acquière un tel bien et s'y maintienne, et si une telle fin ultime, soit de l'homme, soit de la multitude, était corporelle, si c'était la vie ou la santé du corps, elle regarderait la fonction du médecin. Si cette fin ultime était l'affluence des richesses, l'économe serait une sorte de roi de la multitude. (...) Or il apparaît que la fin ultime d'une multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En effet, si les hommes s'assemblent *c'est pour mener ensemble une vie bonne*, ce à quoi chacun vivant isolément ne pourrait parvenir. »
301:157
« Mais puisque l'homme, en vivant selon la vertu, *est ordonné à une fin ultérieure,* qui consiste dans la fruition de Dieu (...), il faut que la multitude humaine ait la même fin que l'homme pris personnellement. La fin ultime de la multitude rassemblée en société n'est donc pas de vivre selon la vertu, mais, par la vertu, de parvenir à la fruition de Dieu. » (*Ibidem*, Livre premier, ch. XIV.)
Ainsi saint Thomas définit-il, d'une part la nécessaire subordination de l'individu au bien commun intrinsèque de la société, seule ordonnée en vue de suffire par elle-même à la vie humaine (per se sufficientia vitæ humanæ) ; d'autre part le bien extérieur à la société (ou : bien commun extrinsèque de la société), auquel celle-ci se trouve elle-même subordonnée. Dans « Le principe de totalité », Jean Madiran commente ainsi cette doctrine, la seule qui puisse être opposée aussi bien aux méfaits de l'individualisme qu'à toutes les formes du totalitarisme moderne :
« Hors de tout contexte doctrinal, la formule : *la cité est pour l'homme* pourrait être aussi dangereuse, quoique d'une autre manière, que la formule *l'homme est pour la cité.* Celle-ci tendrait à absorber le personnel dans le social, c'est-à-dire à réduire en esclavage la personne humaine. Celle-là tendrait à faire de la personne le tout suprême, ayant en soi sa cause et sa fin. -- On peut dire que la cité est ordonnée à l'épanouissement de la personne humaine, à condition d'apercevoir en même temps que l'épanouissement de la personne humaine n'est pas à lui-même sa règle supérieure et unique. La personne humaine n'est pas telle que tout se rapporterait à elle et qu'elle-même ne se rapporterait à rien. « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu. » Dire que LA CITÉ EST POUR LA PERSONNE s'entend dans le contexte doctrinal de l'ordination à Dieu de l'une et de l'autre. La cité n'est pas ordonnée à l'égoïsme, à l'orgueil, à la volonté de puissance de la personne. » (*Le principe de totalité,* ch. V, p. 76 -- Nouvelles Éditions Latines, Collection Itinéraires.)
Face aux menaces grandissantes du totalitarisme sociologique (marxiste ou technocratique, mais despotique toujours), il peut certes sembler légitime de faire principalement porter l'insistance sur l'aspect de la relation individu-société qui subordonne celle-ci aux fins dernières de l'homme. On prendra garde toutefois d'oublier, comme le rappelle Jean Madiran, que l'individualisme contemporain contribue aussi à sa manière à compromettre gravement les fondements naturels de la vie en société.
302:157
La perte de tout sens civique ne doit-elle pas d'ailleurs être placée au premier rang des maladies contemporaines qui préparent le terrain à l'étatisme sans faille des sociétés communistes ?
H. K.
#### Maurice Bardèche : Marcel Proust romancier (Éditions Les sept couleurs)
*Les deux volumes de cette étude ont pour objet essentiel la genèse de la* « *Recherche du Temps Perdu *»*, sa progressive élaboration avec l'essai préalable du* « *Contre Sainte-Beuve *» *et le schéma préparatoire de* « *Jean Santeuil *»*, tous les problèmes de composition et d'équilibre, de constitution des personnages. Sans être indifférent à l'érudition méthodique appliquée à une œuvre de premier plan, nous découvrons dans le travail de Maurice Bardèche d'autres sources d'intérêt plus directement en rapport avec les problèmes qui nous préoccupent ordinairement ici. Ces aspects concernent déjà, il est vrai, la composition elle-même dans ses rapports avec la morale ; et nous y trouverions une raison supplémentaire de garder nos distances avec la technique romanesque, si artistique, si géniale qu'elle soit. On peut se demander en effet si les nécessités de construction de l'intrigue, le dynamisme indispensable pour conduire les personnages vers leurs métamorphoses, leur aboutissement ou leur catastrophe révélatrice, n'exigent pas de l'auteur une contribution passionnelle parfois excessive et forcée, voire envahissante. Les passions sensuelles offrent les repères les mieux marqués, les schémas les plus commodes pour faire sentir la continuité ou éveiller la surprise : l'auteur cherchera en son propre fonds des matériaux qui ne sont pas forcément les plus précieux, ni ceux qui lui sont les plus chers et qu'il tient surtout à nous léguer. Pour les uns, Proust restera inoubliable à cause des* « *enfances *» *à Combray, comme Colette pour ses évocations de la Puisaye ; ces lecteurs garderont toujours l'impression douloureuse des profanations ou des* « *démythifications *» *que le roman, à l'image de la vie, inflige à cet univers pur et rêveur. Pour d'autres, ce qui compte avant tout, c'est l'analyse, approfondie et sans concessions, des travers, et plus encore des vices.*
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*Bardèche tient ce côté* « *moraliste *» *pour essentiel, tout en repoussant les explications faciles appuyées sur la seule psychologie de l'auteur, arbitrairement simplifiée et trop souvent systématiquement réduite aux collections de racontars invérifiables ou d'anecdotes faisandées. Il souligne que cette étude des mœurs, et surtout des mœurs spéciales, qui nous paraît chez Proust proliférante au point de devenir pénible, garde une conscience aiguë de la bassesse et du ridicule dans la peinture vivante des personnages ; il met en relief un aspect moliéresque et il établit un rapport avec Pascal.*
*A ce stade se pose donc déjà le problème d'une philosophie proustienne, et Bardèche en poursuit les prolongements dans une démonstration pleine d'intérêt. Tout d'abord, il souligne nettement les divergences entre Proust et Bergson, alors qu'on a souvent ramené purement et simplement la méthode du romancier à une application du bergsonisme à la fiction ; il évoque à ce propos les interviews données par Proust lui-même. La recherche de Proust repose sur la distinction omise par Bergson entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. L'épisode-clef de la madeleine et de la tasse de thé, loin d'être la simple retranscription d'un surgissement intuitif représenterait une composition consciemment élaborée, destinée à illustrer une doctrine de recherche intellectuelle éminemment rationnelle et volontaire ; et l'on est bien tenté de donner raison à Bardèche quand on scrute le style de ce passage où les phrases sont souvent si peu conformes au type prétendu de la phrase proustienne, longue, sinueuse et quasi-invertébrée : certaines formules, par leur rigueur équilibrée rappellent Taine, et les grands prosateurs du XVII^e^ siècle. Peut-être y a-t-il quelque excès cependant à prétendre* « *qu'il n'est pas vrai qu'un écrivain ou un poète ait besoin du miracle de la mémoire involontaire *»* ; plus exactement, la mémoire involontaire ne devient vraiment* « *miracle *» *que si elle est exploitée par une sorte de* « *mémoire passionnée *» *qui n'atteint son objet que par la conscience et la raison. Il est exagéré de dire que le thème de Combray représente la facilité ; et Bardèche lui-même insiste assez sur Proust lecteur de Nerval, et sur le caractère poétique de l'œuvre, là où Combray est essentiel.* « *Ce qui retentit, c'est la trompette des symboles *»* : de fait il existe un lien certain entre Proust et l'héritage baudelairien. Baudelaire lui-même soumettait, les* « *Correspondances *» *à une méditation morale et philosophique.* « *La poésie, de M. Baudelaire est moins l'épanchement d'un sentiment individuel qu'une ferme conception de son esprit *»*, écrivait Barbey d'Aurevilly. Bardèche déplore précisément d'ailleurs qu'on n'ait pas fait plus grand cas, chez Proust, de ses lectures de Barbey.*
*Ce domaine poétique, pour lequel la mention du nom de Barbey d'Aurevilly nous suggère déjà une perspective éclairante est commun à la plupart des écrivains de l'époque 1900-1913 y compris Alain-Fournier. Les variations proustiennes sur la valeur des noms propres de paye se retrouvent par exemple dans les* « *Ballades Françaises *» *de Paul Fort : dans* « *Les Beaux Noms *»*, il reprend le Valois célébré par Nerval.*
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*Ceci nous amène à envisager l'orchestration française et chrétienne qui s'imposa aux grands écrivains du début de notre siècle soucieux de trouver une justification dans l'éternel à des impressions d'abord confuses et à d'obscures correspondances à demi conscientes. Proust est d'abord dreyfusard ; mais le peintre fervent de l'église de Combray apporte en 1904 son adhésion admirative à Barrès pour la défense des sanctuaires menacés. Le* « *côté de Guermantes *» *conduit Proust, lecteur passionné d'Augustin Thierry dans son adolescence, à une prise de conscience historique. De ce qui fut d'abord un snobisme aristocratique, d'ailleurs conscient et critique, il tire une contemplation traditionaliste, sans doute encore très chargée de sentimentalité, et que Bardèche essaye de caractériser par le terme de* « *carliste *»*. La double référence de Proust à l'almanach nobiliaire du Gotha et à l'indicateur des chemins de fer français implique une recherche plus profonde, une synthèse française, historique et géographique. Une influence chrétienne dans l'ordre esthétique l'a marqué, celle de Ruskin, un peu trop simple encore peut-être dans ses aspirations artisanales et archaïsantes : mais cela aussi entrera dans la synthèse proustienne. On arrive ainsi à ce passage d'une préface donnée par Proust à une œuvre de Paul Morand :* « *Mes maîtres, MM. Léon Daudet et Charles Maurras... *» « *C'est qu'il y a secrètement, tout au fond de la sensibilité de Proust, un Proust paysan et beauceron, un Proust d'Action Française *»*. Nous tenons la preuve que Combray, ce n'était pas la facilité ; la Beauce de Proust rejoignant le paysage de Péguy, et Proust revendiquant Maurras pour son maître : un document supplémentaire pour une étude de la notion de* « *pays réel *»* !... On pourra bien alléguer que la parenté n'était pas aussi proche que Proust lui-même se le figurait, ou qu'il l'aurait voulue ; il nous suffit qu'il l'ait proclamée. Et il n'est pas sans intérêt de constater que des disciples de Bergson, interprétant les notions de mémoire, d'intuition et de durée au-delà des enseignements du philosophe, en réclamaient les conséquences au point d'aboutir au nationalisme. La poésie même, exigeante par nature et constructive par définition, ne pouvait se satisfaire du fluent et de l'indéfini quand il s'agissait de parvenir à une œuvre capable de transmettre au lecteur les paillettes d'or charriées par le fleuve de la conscience secrète. De plus, l'opposition de Bergson au Scientisme ne pouvait aller sans la contestation des formules politiques officielles qui appuyaient le scientisme : il suggéra à une jeunesse intellectuelle passionnée des options qu'il eût été sans doute lui-même assez loin de prévoir.*
Jean-Baptiste Morvan.
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#### Edmonde Charles-Roux : Elle, Adrienne (Grasset)
Il arrivait naguère que nous ayons à souffrir d'une certaine disette de livres pendant les mois d'été. Les auteurs se réservaient-ils pour les automnes féconds en prix littéraires ? Les longues journées sur les plages ont-elles créé un besoin ? On ne peut pas toujours passer son temps à se frotter d'huile à la manière des athlètes antiques... La nature des livres estivaux en est peut-être influencée : plus copieux, moins soucieux des doctrines littéraires à la mode, la fantaisie s'y donne libre cours, l'intrigue en est plus flottante. Le roman y retrouve sa vocation première et son vrai public, mais parfois au prix de quelques inconvénients. « Elle, Adrienne » est un roman où l'on peut perdre sa page, incident fréquent à cause des facéties du vent frivolant dans les après-midi littorales. Le découpage capri-cieux de l'intrigue, les alternances des lieux, les disparitions et réapparitions des personnages, n'imposent point une attention également soutenue, on peut revenir en arrière. Ce jeu de cache-cache des personnages n'est pas forcément déplaisant, mais il semble se justifier par le peu d'attachement qu'ils inspirent au lecteur. Adrienne, beauté mûre, déesse de la haute couture et de la vie galante, nous pst présentée comme un vivant mystère : je ne parviens pourtant pas à ressentir la curiosité passionnée que l'on s'efforce de me suggérer : un personnage insaisissable doit de toute façon être saisi, au moins comme tel ; c'est un paradoxe, mais qu'il faut réaliser. Or Adrienne inquiète peu. Son neveu, le jeune Serge Linah, d'origine incertaine, transplanté de Paris à Marseille par les vicissitudes de la défaite et de l'occupation, Miguel, ancien combattant rouge de la guerre d'Espagne devenu résistant « français », le capitaine germano-tchèque Ulric Muhlen, tous ces admirateurs qui vont et viennent autour d'Adrienne, restent assez superficiels : présences gratuites dans l'univers complexe de l'occupation et de la libération. Le vrai sujet, c'est la fresque collective. La débâcle, Marseille avant et la nuit du sabordage de la flotte, après 1942, les rues mal famées, les troupes marocaines de Monsabert, tout cela fournit des peintures intéressantes, encore que les partis pris résistantialistes, qui animent l'action et stimulent la verve de l'auteur, les rendent parfois sujettes à caution.
A ce tableau d'une France en désarroi s'ajoute avec Muhlen, sa famille, son passé et le complexe incertain de l'ancien empire autrichien, l'image d'une Europe démolie et ambulante assez bien dans la tradition de l' « Europe buissonnière » de Blondin. Nous tenons là un des thèmes majeurs de la littérature de l'après-guerre : les personnages comiques, et parfois grotesques, y ont leur place, comme ce colonel Pflazen, allemand sceptique, hautain et saugrenu, réfugié dans l'alcool et la mystique équestre.
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Mais les personnages choisis comme coryphées de la résistance semblent étrangers à toute structure profonde et ne compensent pas par leur intensité l'intérêt assez mince procuré par l'étude psychologique des amours de Muhlen et de l'inconnaissable Adrienne. On se prend à souhaiter d'autres romans qui pour la France et l'Europe de ce temps-là, évoqueraient ce qui restait stable et profond. ; des personnages qui auraient eu leurs drames et leurs souffrances sans pour autant être les enfants modèles au gré des thèses officielles. En dehors même de la France, nous trouvons une Europe centrale caricaturale et ridiculisée qui semble impliquer la légitimité d'une durable invasion soviétique. Nous avons l'impression qu'on nous cache quelque chose. Si l'on ne pouvait divertir qu'à ce prix, à d'autres alors le soin de faire revivre en leurs romans l'Histoire d'une réalité moins bariolée et moins cocasse, non moins vraie pourtant, et sans doute pour nous plus nécessaire.
J.-B. Morvan.
#### André Gribius : Une vie d'officier (Éditions France-Empire)
J'ai rencontré deux fois André Gribius de par le monde à une époque où les soldats de notre génération n'avaient guère le temps que de s'entrevoir, sans disposer de loisirs pour giberner : le 22 janvier 1945, durant la chaude affaire de Killstett, au nord de Strasbourg, et à la fin de l'année 1951, en Indochine, à l'école de Dalat, le Saint-Cyr vietnamien -- deux épisodes d'une carrière, d'*Une vie d'officier* que l'auteur nous raconte avec talent.
S'il ne s'est pas souvenu de moi, je ne l'ai certes pas oublié. J'ai pour cela de bonnes raisons. Outre la reconnaissance que je lui dois eu égard à l'épine qu'il a tiré de notre pied à Kilstett, il est de ceux qui retiennent l'attention, même dans la pénombre où leur modestie se complaît.
Ce gentleman formé à Saumur nous fait songer au conseil que nos pères donnaient à leurs enfants : « la suprême élégance consiste à ne pas se faire remarquer ». Je fermerai là le ban de mes compliments, laissant le plaisir au lecteur d'*Une vie d'officier* de découvrir lui-même tous les dons d'une attachante personnalité. De Gribius, le maréchal Leclerc fit son chef du 3^e^ bureau durant la campagne de 1944, cette merveilleuse course au clocher où il vola des tours de Notre-Dame à la flèche de la cathédrale de Strasbourg. Ce seul fait prouve que l'auteur a été un témoin privilégié, lui confère un brevet d'aptitude et de noblesse fort enviable. *Une vie d'officier* est un document de valeur sur l'histoire d'une époque parfois sombre et douloureuse pour nos armes. Si, à défaut d'arcs de triomphe, elle a eu ses arcs-en-ciel, nous le devons à des guerriers tels qu'André Gribius.
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Ce qu'il a vu et entendu, il le raconte sans cravater, avec autant de tact que de sincérité, dans un style dépouillé de tout artifice, de tout fard. Bien qu'il ne cèle nullement ses sentiments, lorsqu'il aborde le temps des illusions perdues, ce bon cavalier se garde d'enfourcher le coursier de la colère, conserve un ton, sinon détaché, du moins mesuré. On peut le trouver parfois trop indulgent pour de tristes sires, relever quelques inexactitudes de détail dans son récit, estimer discutables certains de ses jugements, mais on lui sait gré de son objectivité et de son désintéressement. Le général Gribius « n'a pas été un officier satisfait, installé dans une tranquillité de fonctionnaire ». Il s'est montré plus préoccupé de bien servir que de gagner la course aux étoiles. S'il a eu le sens de l'honneur, il fut peu sensible aux honneurs. Son cœur blessé par l'abandon de l'Algérie a souffert, ressenti l'humiliation infligée par un homme d'État inhumain à ses centurions fidèles aux promesses qu'ils avaient faites. Pourtant malgré le heurt donné à sa fierté, en dépit de sa douleur, ce chevalier juge inutile de se répandre en lamentations. Injustement frappé à la fin de sa vie militaire, comme tant d'autres de nos camarades, il conserve sa foi, ne désespère pas de l'avenir d'une Armée dont ni le pays, ni le pouvoir n'ont reconnu les mérites. Il préfère l'attitude de Vauvenargues à celle de La Rochefoucauld.
Cette sérénité trouve son explication dans l'humanisme de l'auteur. En aucune circonstance de sa vie, André Gribius n'a oublié qu'un chef est avant tout un meneur d'hommes, un éducateur. A Saumur, en 1945, il invite les élèves de l'école à s'intéresser aux établissements pénitentiaires voisins, où de jeunes garçons purgent des fautes pénales. En Algérie, en 1958, il crée un service de la jeunesse musulmane, prend en charge plus de cent mille garçons et filles en vue de leur assurer un métier. En Allemagne, il crée des clubs afin de multiplier les contacts avec la jeunesse d'outre-Rhin. Partout le succès apporte des satisfactions et des consolations à cet apôtre plein d'initiatives et conscient de ses responsabilités. Ce disciple de Lyautey est en droit d'écrire dans le prologue de son livre : « Aujourd'hui, s'il m'arrive de me souvenir, c'est avant tout de ce contact humain qui a fait de ma vie cette aventure exaltante qu'elle a été. Trente-cinq ans de service, une guerre mondiale, trois aventures coloniales, si cela occupe une vie, cela ne peut la remplir. Et je penserais ne l'avoir pas remplie si je n'avais, en toutes circonstances, tenu compte du facteur humain. Officier, cela veut dire responsable d'hommes. On peut bien sûr négliger ce facteur et réussir sa carrière : on ne réalise pas sa mission. Former, orienter, façonner des hommes au service de mon pays, ce fut pour moi l'un des aspects de mon métier qui m'a fait le choisir. Et aujourd'hui, je ne le regrette pas. »
Tous les jeunes Français -- pas seulement ceux qui ont la vocation militaire -- trouveront profit à lire ce beau livre. En méditant ses leçons, ils comprendront que l'arbre de la technique ne doit point cacher la forêt humaine dont la pérennité demeure une réalité vivante pleine de promesses.
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Quoique l'emploi éventuel des redoutables armes atomiques ait transformé l'art de la guerre ; le véritable chef conserve aujourd'hui encore ses prérogatives et ses devoirs. Il lui faut connaître ses subordonnés, les comprendre, se dévouer pour eux. En bref, servir et commander.
Il y a là de quoi remplir toute une vie d'homme.
J. Dinfreville.
#### Marie-Claire Gousseau : La culture et le rossignol (Nouvelles Éditions Latines)
Lorsqu'ils évoquent ce qui se dessine aujourd'hui dans les pays occidentaux sous le nom de *révolution culturelle*, les chroniqueurs de la grande presse trouvent généralement élégant de faire appel au modèle chinois. Mais la comparaison a ses limites. Pour le « génial » Président Mao, la révolution culturelle doit surgir au moment même où se constitue l'État révolutionnaire, dont elle est directement productrice. Sans une permanente révolution des consciences maintenues en ébullition ne saurait en effet s'achever l'édification du socialisme intégral : entreprise à la fois politique, sociale et culturelle d'où jaillira comme un cataclysme la synthèse omnipotente du grand Paradis Rouge...
Notre révolution « culturelle », qui s'épanouit dans un cadre politique déterminé depuis longtemps, est loin de présenter ce caractère hautement explosif. Les événements de mai 1968 ont assez démontre au contraire l'aspect folklorique, ludique en somme, de l'inspiration maoïste en milieu universitaire. Les étudiants de Nanterre et d'ailleurs n'ont pas eu besoin de recourir à Mao pour former leur conscience révolutionnaire ; ils possédaient sur place les professeurs et les manuels voulus. Imaginer que quelque « Internationale » étudiante ait pu introduire ex nihilo en Europe les germes de la culture subversive moderne revient à tromper l'opinion sur les véritables origines de cette culture, fruit d'une idéologie qui a droit de cité en France depuis 1789, et dont toutes les grandes révolutions sociales et politiques se sont plus ou moins réclamées. L'État, révolutionnaire au moins en ses principes, engendre la révolution culturelle dans le cadre même de ses institutions, sans faillir un seul instant à la logique de ses dogmes les mieux établis, tandis que ceux qui croient être les plus révolutionnaires dans l'État ne constituent rien d'autre que les agents privilégiés de cette culture : l'avant-garde, un peu turbulente sans doute, mais nullement schismatique. « La révolution culturelle n'est pas née en Chine a, expliqué fort justement Marie-Claire Gousseau. « Pensée par des Français, issue de la tradition révolutionnaire française les XVIII^e^ et XIX^e^ siècles, elle a opéré la synthèse des divers courants marxistes ou para-marxistes et vulgarisé les méthodes d'animation des nouvelles structures sociales, élaborées pour la plupart dans les laboratoires de la psycho-sociologie américaine. »
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Loin donc de la frénésie chinoise, la révolution culturelle occidentale se développe avec une sage lenteur, laissant mûrir une victoire qui ne semble plus devoir lui échapper. On la déguise en France sous diverses appellations benoîtes, que certains Ministres de la V^e^ s'efforcent de mettre au goût du jour : « droit à la culture », « éducation permanente des adultes », « civilisation de la culture et des loisirs », etc. Mais son appareil institutionnel ne s'en érige pas moins au fil des ans, sans rencontrer d'obstacles majeurs projet Langevin-Wallon en 1948, création d'un Ministère d'État chargé des Affaires Culturelles en 1959, loi d'orientation Edgar Faure en 1968, pour ne citer que quelques étapes importantes.
C'est le principal mérite du livre de Marie-Claire Gousseau d'avoir montré que la culture abritée aujourd'hui par les organismes de l'État, en dépit de son apparente neutralité, débouche sur une action subversive d'inspiration totalitaire -- au même titre que les deux révolutions, politique et socio-économique, dont elle constitue le troisième volet. « Quand nous parlons de démocratisation de l'enseignement comme élément central d'une éducation permanente (...) nous évoquons à la fois les besoins d'une économie et d'une société de plus en plus complexes (...), et les exigences de la justice (Y) et des droits de l'homme dont le terrain d'application et de réalisation s'est étendu au cours de deux siècles du statut civil au politique, du politique à l'économique et de l'économique au culturel. » (Joseph Rovan, ancien Vice-Président de Peuple et Culture, rapport du 25 nov. 1966). « L'action culturelle », politique dans ses intentions comme dans ses méthodes de diffusion, constitue donc « une voie vers la démocratie absolue », et appelle avec une sorte de nécessité l'institutionnalisation radicale de tous les moyens d'éducation ou d'information populaires. Quelles que soient les charitables intentions « humanitaires » de certains de leurs promoteurs, « le droit à la culture », « la formation permanente des adultes », etc. dissimulent ou encouragent en réalité une volonté toujours grandissante d'asservissement des consciences individuelles à l'idéologie révolutionnaire, et la prétendue « neutralité » de l'État ne saurait en aucun cas tempérer une action dont la philosophie est d'essence totalitaire. Marie-Claire Gousseau en retrace l'historique avec beaucoup de précision, en même temps qu'elle apporte -- dans son analyse de la situation présente -- une documentation absolument considérable, toujours accompagnée de commentaires rigoureux. De l'École à l'Université, de l'O.R.T.F. aux Maisons de la Culture, et des groupes de pression aux sessions de séminaristes en mal d'aggiornamento aucun domaine, aucune recherche susceptible d'éclairer l'enquête n'est épargné. Marie-Claire Gousseau va jusqu'à analyser point par point (II^e^ partie, ch. 1) 26 mots-clefs du jargon psycho-socio-culturel à la mode : lexique précieux, unique en son genre, et dont l'examen attentif nous a semblé aussi riche d'enseignements que la lecture de deux ou trois manuels spécialisés.
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Car ce n'est pas rien que la Nouvelle Culture. 2000 ans de christianisme, de civilisation, de culture, de philosophie chrétiennes, devraient -- si l'on en croit les définitions les plus officielles -- y trouver enfin leur solution de rechange « La Culture, (...) c'est ce qui permet de fonder l'Homme lorsqu'il n'est plus fondé sur Dieu. » (André Malraux, cité par *Le Monde* du 29 sept. 1965.) Et encore : « La Culture, c'est ce qui répond à l'Homme quand il se demande ce qu'il fait sur la terre. » (Le même, cité par Marie-Claire Gousseau p. 38 de son ouvrage. On notera le parfum très « petit catéchisme » de cette seconde formulation.)
Placée sous le signe de la révolte contre Dieu, la Nouvelle Culture prétend ainsi fonder sur un anthropocentrisme radical la naissance de l'Homme nouveau ; elle trahit par là même l'étendue de ses prétentions politico-idéologiques, dont l'aboutissement ne saurait être totalitaire. Car l'histoire de l'Europe depuis la Révolution française l'a plusieurs fois vérifié : les philosophies de l'Homme (avec un grand H), de la révolte contre le Créateur, précèdent immanquablement l'esclavage socialiste, et l'asservissement idéologique sous toutes ses formes... La cause de l'esclavage moderne ne doit pas en effet être seulement recherchée dans la puissance grandissante des idéologies totalitaires, mais aussi et surtout dans l'affaiblissement des doctrines philosophiques, dans la perte du sens du réel, qui conduit à l'hypertrophie de toute vie intellectuelle digne de ce nom. Ainsi que Marcel De Corte, philosophant sur le drame contemporain, l'a montré, l'homme moderne n'est point seulement en révolte contre son Dieu, mais en révolte contre tout lui-même ; contre sa liberté, sa condition, sa nature, et donc en dernier ressort contre ce qui le spécifie en tant qu'homme : l'intelligence (spéculative et pratique), qui définit les limites raisonnables -- en même temps que vitales -- de son activité :
« (...) L'homme tue en lui l'intelligence qui lui reproche inlassablement d'avoir franchi les bornes du réel.
« Dépasser les bornes du réel, c'est entrer dans l'imaginaire. Nous sommes de plus en plus dans un monde d'artifices, dans une société utopique, en face de fantômes qui se font et se défont sous nos yeux selon l'implacable *mouvement de l'histoire.* C'est le dernier stade de la maladie. L'intelligence morte, il ne reste plus en l'homme que l'animalité, *la parfaite et définitive fourmilière* dont parlait Valéry, le spectre monstrueux du *Léviathan* qu'évoquait Pie XII. » (*L'intelligence en péril de mort*, Éditions du Club de la Culture Française, 1969.)
Si Marcel De Corte voit dans la mort de l'intelligence le « dernier stade » de la maladie contemporaine née avec l'idéalisme philosophique et le rejet du sens commun, la révolution culturelle n'est autre, pour Marie-Claire Gousseau, que la troisième et dernière étape d'un processus révolutionnaire déclenché en Occident par la Révolution française de 1789. A moins de se boucher les yeux et les oreilles, le parallélisme de ces deux évolutions, idéologique et politique, ne saurait passer pour fortuit. La vaste enquête de Marie-Claire Gousseau ne permet plus d'en douter un seul instant ; philosophie et culture contemporaines n'ont qu'une ambition et qu'une issue possible : rejoindre le domaine de l'action politique pour conquérir, avec ou contre les politiciens existants, un pouvoir indiscuté sur « la parfaite et définitive fourmilière » annoncée par Valéry. La démocratie-intégrale-enfin-réalisée, si elle n'est pas balayée à temps, règnera sur des esclaves.
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Mais mieux vaut sans doute évoquer ici le merveilleux conte d'Andersen que Marie-Claire Gousseau place en exergue de son étude, et dont elle ne manquera pas in fine d'adopter la conclusion : le rossignol mécanique des jardins impériaux, don fastueux d'un Empereur voisin n'est jamais parvenu à faire oublier aux plus humbles sujets que le vrai rossignol chante toujours dans la forêt ; et tandis que le délire des courtisans trop vite fascinés décroît devant les premiers dérèglements de la mécanique usée par le temps, le rossignol fait de chair et d'os, qui a résisté silencieusement à tous les orages, revient au Palais. Il ne faudra pas le prier bien longtemps pour qu'il chante à nouveau dans l'Empire revenu, après la démesure et l'artifice, à la paix et la liberté des enfants de Dieu.
H. Kéraly.
#### Marie-Madeleine Martin : Le latin immortel (Diffusion de la pensée française, 86 -- Chiré-en-Montreuil)
Les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent Marie-Madeleine Martin, Grand Prix Gobert d'Histoire de l'Académie Française, et première femme en France à avoir obtenu cette distinction. Elle a écrit une vingtaine d'ouvrages dont *L'histoire de l'unité française*, *Sully le Grand*, *Le Génie des Femmes, Saint Vincent de Paul et les Grands* sont parmi les plus remarquables. Elle excelle dans ces vastes synthèses historiques qui constituent, en quelque sorte, les panoramas d'une civilisation. Cette ancienne élève de l'École des Chartes fait appel dans ses ouvrages à des sources dont la valeur ne peut être contestée. Mais son érudition n'est jamais sèche ni glacée. Une émouvante poésie l'accompagne, lui confère une chaleur réconfortante, une douce saveur. Marie-Madeleine Martin ne s'enferme pas à l'intérieur de la citadelle d'un passé qu'elle défend. Elle ne reste pas à son créneau. Elle effectue de vigoureuses sorties vers l'avenir, et les rafales du « vent de l'Histoire » ne la font point plier. Elle nous laisse aussi au cœur une espérance.
*Le Latin immortel*, dans la ligne de ses précédents ouvrages, proclame par son titre que l'historienne, suivant, la devise du maréchal de Lattre, « ne subit pas ». Elle conserve sa foi dans les vertus d'une langue dont Jean Belot, juriste parisien, écrivait en 1637 :
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« Nous devons croire, ce que les premiers chrétiens avaient cru de l'Empire romain, qu'il subsisterait jusqu'à la dissolution du monde. »
Marie-Madeleine Martin ne se limite pas au problème actuel, à la défense du latin d'Église contre ses détracteurs, partisans de l'emploi des langues nationales et même dialectales dans la liturgie. Elle élève le débat, étudie le rôle du latin à travers le monde laïc et religieux depuis les origines jusqu'à nos jours. Elle démontre son caractère d'universalité, rappelle comment Rome, « la ville de la hiérarchie et de la force organisée », a fourni à l'Église « son armature terrestre, son vêtement de solidité », pourquoi elle mérite, elle aussi, les titres de *Mater* et *Magistra.* L'auteur met amoureusement en lumière les qualités de la construction latine, les mots rudes d'un langage concret solide et simple, le réalisme d'un vocabulaire qui traduit le goût d'un peuple pour l'action. Ses commentaires sur les hymnes de la liturgie sont d'une sensibilité très féminine.
Véritable somme, *Le Latin immortel* abonde en trouvailles heureuses, en jugements lucides qui surprendront maints lecteurs, qu'il s'agisse de l'apport de la Grèce à Rome, du rôle joué par l'Ordre de saint Benoît dans le monde chrétien, de l'essor prodigieux de l'Université de Paris aux XII^e^ et XIII^e^ siècles, « du phénomène que l'on a appelé trop longtemps, abusivement, Renaissance », du renouveau religieux au XVII^e^ siècle, durant lequel la France devient rivale de Rome, des coups durs portés à la latinité par les Jansénistes et les philosophes du XVIII^e^ siècle, de l'échec au XIX^e^ siècle des efforts de maîtres tels que Maistre et Bonald, Chateaubriand et Lamartine, Montalembert et Louis Veuillot.
Le récit de cette alternance de succès et de revers pour la latinité, le rappel des assauts répétés contre elle à travers les siècles permettent au lecteur de mieux comprendre la crise actuelle. Ce grand sujet porte à méditer, à prier aussi... Ce fort et bel ouvrage se termine sur ces lignes extraites du discours de réception de Monseigneur Dupanloup à l'Académie française :
« Pour que l'idée vraie rentre dans ses droits, il y faut parfois l'intervention du ciel même... »
J. Dinfreville.
#### Giacomo Biffi : Le cinquième évangile (Éditions du Cèdre)
*L'opinion de Kéraly...*
« Pour ce que rire est le propre de l'homme » (le signe même selon Rabelais d'une certaine santé physique et morale de l'individu), on serait bien sot de négliger ses ressources lorsque l'outrecuidance et la turpitude ambiantes ne cessent d'en multiplier l'occasion.
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Bergson a apporté sur ce sujet les conclusions à notre avis les plus probantes de toute sa philosophie (in *Le rire, Essai sur la signification du comique*, P.U.F.) : parce qu'il constitue l'arme subtile et terriblement efficace d'une société soucieuse de mettre en garde certains de ses membres contre leur dangereuse « inattention à la vie », le rire nous est aussi vital que la parole elle-même. En un domaine où le discours en effet serait vain, et la justice des tribunaux peut-être exagérée, le rire traduit le jugement immédiat et unanime du groupe face à qui menace, ou menace de menacer, ses règles communes les plus fondamentales, ses us et coutumes les plus raisonnablement établis. « Tout ce qui est exagéré est insignifiant », a pu dire Talleyrand... Plus subtile encore est l'ironie, que l'esprit français -- pour ne pas dire voltairien -- aime tant à manier contre les ridicules et les grandiloquents, et par lequel on s'applique à exprimer exactement le contraire de ce que l'on veut faire entendre, sans pour autant qu'il en résulte aucune ambiguïté. L'artifice consiste en effet simplement à porter la pensée adverse au point où son ridicule enfin dévoilé la condamne à perdre d'elle-même toute audience aux yeux d'autrui.
Il est vrai que l'éclat de rire, le mot d'esprit, ne remplacent pas le discours au terme duquel se trouvent réfutées -- point par point -- les positions jugées aberrantes. Mais une ironie convenablement dosée y prépare souvent, anime parfois avec bonheur le discours lui-même, éventuellement le résume en un trait qui peut laisser durablement sa trace. En présence de l'ennemi, et avant que ne s'engage l'action, il peut être précieux de savoir perdre encore quelques instants à réajuster telle ou telle disposition de sa stratégie d'ensemble ; mais face à lui, au cœur même du combat, alors la tactique prime parfois la stratégie -- et l'on fait feu de tous bois, n'en déplaise aux théoriciens de l'état-major...
Le rôle de l'écrivain catholique, et spécialement du chroniqueur ou du journaliste, n'est-il pas double, pareillement ? Face à tous ceux qui portent dans l'Église et le peuple de Dieu l'exagération, la falsification ou l'hérésie systématiques, ne doit-il pas s'efforcer de montrer par la raillerie et le sarcasme, autant que de démontrer par la raison raisonnante, le ridicule (tragique) de ces marionnettes de la Mort ? Giacomo Biffi, auteur par ailleurs fort sérieux de plusieurs gros ouvrages théologiques, n'a pas craint de s'y risquer. Son « Cinquième évangile », antithèse radicale des quatre évangiles canoniques, risquera sans doute de choquer puissamment certains de ses lecteurs... Mais le devoir de défendre la vérité n'est-il pas une juste violence ? Il semble plus que temps d'inquiéter à leur tour les hérauts tranquilles et satisfaits du progressisme intégral. « Ceux par qui le (plus grand) scandale arrive », ceux-là qui n'ont point balancé un seul instant à troubler de leurs mensonges la foi des plus petits, méritent bien de se voir enfin distiller quelques gouttes du vitriol le plus corrosif ! Puisqu'il s'agit ici d'*exorciser,* sinon les doctrinaires de la mort de Dieu, du moins la foule innombrable de leurs victimes, qui s'étonnera de l'emploi d'une arme dont la vertu salutaire est précisément de dévoiler aux yeux de tous l'imposture manifeste, la formidable impiété du clergé moderniste en place ?
314:157
Il n'importe plus seulement en effet de convaincre d'erreur quelques théologiens dévoyés (et au surplus aveugles, sourds et muets dès qu'il s'agit de dialoguer avec leurs égaux), mais de désenchanter un public trop crédule ; de l'amener à rejeter le « charme » de leur délire verbal et prétendument humanitaire. Car, plus encore que la multiplication du mensonge (les mauvais pasteurs ont toujours existé), c'est *la non-résistance au mensonge* dans le peuple de Dieu qui permet à l'hérésie du XX^e^ siècle de se propager avec une telle ampleur... Or, l'artifice tout à fait ingénieux introduit par Giacomo Biffi dans les dogmes du modernisme clérical consiste précisément à les revêtir de la forme et du genre littéraires les plus aptes à en faire apparaître clairement l'imposture, à savoir celles du récit évangélique lui-même. Ironie malicieuse, mais parfaitement salutaire, puisqu'elle aboutit à dénoncer -- hors de toute démonstration discursive -- l'exacte inversion de la Vérité ; au point qu'il n'est plus possible alors de douter de l'inspiration démoniaque, au sens propre du terme, qui en anime consciemment ou non les misérables auteurs... Car comment qualifier autrement cette prétention de faire abdiquer Dieu et son Église au profit des Droits absolus de l'Humanité, désormais libérée de toute filiation divine, étant devenue à elle-même son centre et sa fin ?
Et comment résister nous-mêmes à la tentation de reproduire ici quelques unes des flèches les mieux aiguisés de ce théologien italien que l'esprit de Voltaire semble avoir (pour la bonne cause) un instant habité ? Notre seul regret sera de ne pouvoir tout citer, tant nous a semblé savoureuse la richesse sarcastique des commentaires de ce « Cinquième évangile ».
*• Fragment 10* (antithèse de Mat. 12, 30 ; Marc 9, 40) : « Qui est contre nous est pour nous. »
*• Fragment 11* (ant. de Mat. 11, 25) : « Je te rends grâce, ô Père, de ce qu'il t'a plu de révéler les mystères du Royaume aux doctes et aux intelligents, qui ainsi pourront les expliquer aux simples. »
*• Fragment 12* (ant. de Mat. 5, 27-28) : « On vous avait dit : Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis avec elle l'adultère en son cœur. Mais maintenant je vous dis : Il ne faut pas exagérer. La femme est faite pour l'homme et l'homme est fait pour Dieu. La seule condition est que tout se fasse par amour. »
*• Fragment 20* (ant. de Mat, 18, 12-13) : « Le Royaume des cieux est semblable à un berger qui avait cent brebis et qui, en ayant perdu quatre-vingt-dix-neuf, reproche à la dernière son manque d'initiative, la met à la porte et, ayant fermé sa bergerie, s'en va à l'auberge discuter de pastorale. »
*• Fragment 21* (ant. de Mat. 16, 26) : « Que sert à l'homme de sauver son âme, si après cela il ne réussit pas à conquérir le monde. ? »
*• Fragment 22* (ant. de Jean, 15, 18-19) : « Si le monde vous hait, c'est un signe que vous ne le comprenez pas. Conformez-vous au monde, et le monde vous sauvera. »
*• Fragment 28* (ant. de Luc, 22, 32) : « J'ai prié pour toi, Simon, pour que ta foi, confirmée par l'opinion de la multitude, ne défaille jamais, et que tu sois soutenu par le murmure affectueux de tes frères. »
*• Fragment 29* (ant. de *Luc,* 22, 19) : « Ceci est le corps qui est livré pour vous : faites cela pour vous souvenir de votre communion mutuelle. »
315:157
*• Fragment 30* (ant. de Mat, 28, 19) : « Allez dans le monde entier et discutez : de la libre confrontation des opinions jaillira la vérité. »
« On ne peut pas les prendre au sérieux », disait un chroniqueur contemporain des idéologues révolutionnaires, « mais *on est bien forcé de les prendre au tragique *»*.* N'entrons-nous pas également, avec nos clercs modernistes, leur infatuation, leur boursouflure, leur fanfaronnade dans le domaine de l'épisode « tragi-comique » ? Sans doute, et c'est pourquoi il est bon, en même temps qu'on s'en défie toujours, de quelque fois s'en moquer.
H. Kéraly.
*... et celle de Morvan :*
*L'édition italienne de ce petit livre a paru en 1970 avec l'imprimatur de l'Évêque de Brescia, et a été traduite par le P. de Saint-Aupre. M. Jacques Vier, qui préface l'édition française, pose le problème de l'ironie en matière religieuse et s'interroge sur la possibilité d'un* « *Voltaire catholique *» *au milieu des nécessités présentes. Aux méthodes chères à Voltaire, G. Biffi emprunte d'abord le procédé de la fiction facétieuse à laquelle personne ne croira : un industriel milanais, fruste et parvenu, nommé Migliavacca, découvre au cours d'un voyage en Terre Sainte, comme on trouva les trop fameux* « *Manuscrits de la Mer Morte *»*, un cinquième évangile tout à fait propre à confirmer les idées modernes répandues dans l'Église post-conciliaire. Voici un de ces textes :* « *Le Royaume des Cieux est semblable à un berger ayant cent brebis et qui, en ayant perdu quatre-vingt-dix-neuf, reproche à la dernière son manque d'initiative, la met à la porte et, ayant fermé sa bergerie, s'en va à l'auberge discuter de pastorale. *» *Et ce passage est présenté en synoptique avec la Parabole des cent brebis dans Saint Matthieu. On discerne la méthode fort rigoureuse qui aboutit à cette invention apparemment irrévérencieuse : prendre ce qui nous est actuellement présenté comme l'esprit même de l'Évangile, puis imaginer ce que deviendrait en réalité le texte des enseignements et des paraboles s'ils devaient suggérer pareille doctrine. C'est un peu le procédé pascalien du* « *renversement du pour au contre *»* : pour réagir contre une dégradation lente, contre une déformation d'abord insensible, on confronte le point de départ et le point d'arrivée. Au delà même de la polémique contre les erreurs modernistes, cette méthode est propre à nous faire mesurer combien notre pensée est, d'une façon générale, sujette à s'user d'elle-même, à se polir au point de perdre son mordant et son efficacité, comme un engrenage désormais sans prise ou comme une machine trop huilée.*
316:157
*En d'autres textes, nous trouvons des pastiches situés dans l'esprit et le style authentique de l'Évangile, tel le n° 18 :* « *Le royaume de Dieu est semblable à un joueur de flûte... *»* : alors il n'y a point de rapprochement synoptique et le pseudo-commentateur qui à chaque fois développe avec une satisfaction béate les thèses modernistes, se déclare gêné et finit par supposer que le texte n'est qu'une abusive interpolation, car la vérité lui semble désagréablement discordante. C'est une ironie à la deuxième puissance ; et l'auteur prête à son glossateur, généreusement, le jargon socio-théologique à la mode, au point de prouver que ce que nous appelons l'* « *hexagonal *» *est devenu un langage vraiment international, pour ne pas dire œcuménique. Certains lecteurs seront-ils gênés par cette habile et subtile composition littéraire ? Mais nous pouvons aussi y trouver une preuve que le style de l'Évangile ne saurait être pastiché que dans la mesure où le pastiche révèle ou rétablit l'intention évangélique ; plus généralement encore, que l'ironie ne vaut que par un fond de sérieux et d'ardente bonne foi, par un constant souci de la vérité sous l'apparente fantaisie des moyens d'expression : une liberté très relative, constamment dominée par le sens du devoir intellectuel et spirituel.*
J.-B. Morvan.
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## RÉTRO
#### Il y a 15 ans
Novembre 1956 : la révolte de la Hongrie.
Pie XII, encyclique *Datis nuperrime* du 5 novembre 1956 « Voici, coulant à nouveau, dans les villes, les bourgs et les villages de la Hongrie, le sang de citoyens qui aspiraient de toute leur âme à une juste liberté ; voici les institutions nationales, à peine restaurées, à nouveau renversées et anéanties par la violence, et la servitude imposée par les armes de l'étranger à un peuple ensanglanté. »
Pie XII, radiomessage du 10 novembre 1956 :
« Le monde peut-il se désintéresser de ces frères (hongrois) et les abandonner au destin d'un dégradant esclavage ? La conscience chrétienne ne peut se soustraire à l'obligation morale de tenter tous les moyens permis pour restaurer leur dignité et leur rendre la liberté (...). Que l'on resserre bientôt les rangs et que l'on groupe en un pacte solide tous ceux qui -- gouvernements et peuples -- veulent que le monde suive le sentier de l'honneur et de la dignité des fils de Dieu. Un pacte capable aussi de défendre efficacement ses membres de toute attaque injuste contre leurs droits et leur indépendance. »
Et, dans son message de Noël 1956, après l'abandon de la Hongrie par l'Occident, Pie XII demande qu'au moins les États communistes « ne soient plus autorisés à exercer leurs droits de membres de l'ONU ».
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Comme on le sait, Pie XII n'a pas été entendu. On n'a pas écouté son invitation à secourir la Hongrie. On n'a même pas écouté son invitation à exclure platoniquement de l'ONU les États communistes.
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318:157
Les forces qui dominent *réellement* le monde occidental n'ont retiré de cet épisode qu'une haine intense contre Pie XII celle qui s'étalera et s'imposera partout en Occident après sa mort.
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ITINÉRAIRES, numéro 8 : « Le martyre du peuple hongrois porte le témoignage sanglant d'une vérité cardinale que nous avons oubliée depuis le temps où Péguy et Maurras d'accord sur ce point nous en prévenaient : *c'est le soldat qui mesure l'étendue des terres où vit une civilisation.* La civilisation chrétienne n'a pas été en mesure de porter aux Hongrois le secours essentiel du soldat, qui est l'unique moyen temporel de défendre les pauvres et les malheureux contre leurs bourreaux. »
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Pour plusieurs mois, le communisme soviétique était déshonoré devant « l'opinion mondiale ». Pas moins. Mais pas plus. Déshonoré. Pour quelques mois. Seulement devant « l'opinion » qui, mondiale ou non, oublie vite. La propagande communiste en fut grandement gênée, pendant un certain temps, dans les pays non communistes. Les Hongrois n'en furent ni secourus ni soulagés. Quatorze ans plus tard, Moscou recommença en Tchécoslovaquie, avec autant d'assurance et une aussi complète impunité.
Ainsi, c'est en novembre 1956 qu'il devint clair que l'anticommunisme des gouvernements occidentaux n'était ni sérieux, ni résolu, ni conséquent.
C'est depuis lors que les opportunistes sérieux, un peu partout dans le monde, et dans les sphères dirigeantes du Vatican, ont décidé de jouer désormais la carte communiste et non plus la carte anti-communiste. C'est depuis lors et pour cette raison que les maçonneries occidentales ont perdu leurs fractions anti-communistes. Au Vatican même, cela n'apparut qu'après la mort de Pie XII en 1958 : Jean XXIII fut choisi pour une « ouverture au monde » qui était une « ouverture à gauche » en direction des communistes. C'était bien, là comme ailleurs, la conséquence de la démission occidentale de 1956.
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9 novembre 1956 : l'article, célèbre mais sans suite, de Fabrègues dans *La France catholique :*
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« L'un des premiers gestes significatifs de la Pologne à l'heure où elle se trouvait sur le chemin de la liberté a été l'exclusion de son sein, par l'Assemblée des Écrivains polonais, du comte Piasecki (...). Il y a deux ans, on nous avait amené à Paris M. Piasecki et ses semblables. Et l'on nous avait dit : « Il faut les entendre, il faut les comprendre. » (...) Et vous qui avez été parmi nous les répondants, les imitateurs et les introducteurs des Piasecki, nous voulons bien écouter vos *mea culpa* (...) à une condition, une seule, mais elle est nette : *que vous répariez... *»
ITINÉRAIRES, numéro 9, réclamait : « Les noms, Fabrègues, les noms ! sans haine et sans crainte, par charité, parce que c'est le seul moyen d'empêcher les mêmes docteurs faillis de se remettre, dans trois semaines ou dans trois mois, à tisser les mêmes mensonges. »
Fabrègues n'a jamais donné les noms de ceux qui avaient été auprès de lui les introducteurs et les répondants de Piasecki.
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Ce numéro 9 d'ITINÉRAIRES concluait cette réclamation en lançant à Fabrègues et à *La France catholique* l'avertissement suivant :
« Vous, Fabrègues, et votre vieille et noble *France catholique* pleine d'honneur, nous ne vous contestons pas le droit de marcher au premier rang. Nous ne passons devant vous que lorsque vous n'avancez pas. »
C'était il y a quinze ans...
#### Il y a 10 ans
ITINÉRAIRES de novembre 1961 : « Les cas tragiques se multiplient de familles sans ressources, de représailles (indirectes ou non) contre les femmes et les enfants, de mesures arbitraires et cruelles. Sous la présidence de M. Jean La Hargue s'est constituée une organisation de solidarité et de charité pour secourir ces victimes ; ! 800 personnalités du clergé, de l'université, de la magistrature, du barreau et 85 parlementaires y ont adhéré : c'est le SPES (Secours populaire par l'entraide et la solidarité), 42, rue de Tocqueville, Paris 17^e^. Nos lecteurs s'adresseront utilement au SPES pour connaître la réalité de ces souffrances et pour contribuer, par leur aide fraternelle, à y porter secours. »
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10 novembre 1961 : début d'une campagne contre *La Cité catholique.* Publication dans la presse d'une « mise en garde » de l'épiscopat français qui serait resté secrète « parce que *La Cité catholique* jouit au Vatican de certaines protections, par exemple celle du cardinal Ottaviani, secrétaire du Saint-Office ». Articles du *Progrès de Lyon* du 5 novembre, du *Monde,* le 10 novembre et les jours suivants ; intervention publique de l'affreux archevêque d'Alger Duval contre *La Cité catholique,* etc. etc. Sur ces machinations frauduleuses et calomnieuses, voir ITINÉRAIRES, numéro 59, pages 155 à 177.
L'intention de Mgr Guerry, alors secrétaire de l'Assemblée des cardinaux et archevêques, était de contraindre *La Cité catholique* à passer de l' « explicitement catholique » à l' « implicitement ».
#### Il y a 5 ans
Novembre 1966. Michel de Saint Pierre publie : *Ces prêtres qui souffrent,* faisant suite aux *Nouveaux prêtres* (1964) et à *Sainte colère* (1965).
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Le numéro de novembre 1966 d'ITINÉRAIRES rappelle la position de la revue concernant Vatican II, et, notamment :
Nous croyons à l'Église des Papes et des Conciles, non point à une Église qui serait celle d'un seul Concile. S'il fallait -- comme certains osent le suggérer -- interpréter les décisions du Concile dans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l'Église, nous n'aurions alors aucun motif de recevoir ces décisions et personne n'aurait le pouvoir de nous les imposer. »
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## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### Jésus-Christ n'est plus "vrai Dieu et vrai homme" ? ...mais c'est officiel depuis 1966 !
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Depuis longtemps nous ne lisons plus les *Cahiers universitaires catholiques.* En quoi sans doute nous n'avons pas tort. *L'Homme nouveau* du 15 août, en page 2, reproduit un extrait desdits *Cahiers,* prélevé en la page 6 de leur numéro de juillet-août 1971. C'est une prose du P. Xavier Léon-Dufour qui déclare :
« Pour bien des chrétiens, il y a encore identification entre le mystère de Jésus-Christ et la définition qu'en donne le concile de Chalcédoine : une personne, deux natures. Or cette formulation, parfaitement vraie dans le cadre d'une époque déterminée, peut fort légitimement être modifiée aujourd'hui en vue de dire le mystère en un langage contemporain... »
Le P. Xavier Léon-Dufour n'est pas seulement un homme dont « *en sept ans, le modernisme invisible, latent et virtuel est devenu visible, patent et actuel *» ([^97])*.* Il est, parmi les exégètes contemporains de langue française, l'un des plus en vue, et l'un des plus écoutés par un épiscopat prévaricateur.
322:157
Il nous donne là le motif pour lequel l'épiscopat a supprimé, dans le nouveau catéchisme français, l'affirmation *deux* natures, une personne, et l'affirmation connexe : *Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme*.
Il nous remet ainsi en mémoire que l'épiscopat français a officiellement rejeté *les notions de nature et de personne telles qu'elles étaient au V^e^ siècle et dans saint Thomas*. Le concile de Chalcédoine s'est tenu précisément au V^e^ siècle (en 451). En 1966, dans sa fameuse lettre au Saint-Siège, l'épiscopat français déclarait solennellement :
« L'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu'elle était au cinquième siècle ou dans le thomisme.
« De quelles notions sur la nature et la personne faut-il user pour que ces notions soient capables d'exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques ? » ([^98])
Le contenu de cette lettre au Saint-Siège avait été arrêté par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français qui s'était tenue à Lourdes en 1966.
La même Assemblée avait approuvé le « Fonds obligatoire » du national-catéchisme français, qui n'enseigne plus « une personne et deux natures », ni, par conséquent, « vrai Dieu et vrai homme ».
Nous avons toujours dit que c'est cette Assemblée-là de 1966 qui, par ces deux décisions, a *franchi* le point de non-retour doctrinal.
Dans le numéro cité de *L'Homme nouveau*, M. Pierre Dumont remarque que la Sainte Trinité définie comme « trois personnes, une nature » ne résistera pas davantage à la réforme des notions de *nature* et de *personne*. Le « consubstantiel » du Credo avait sauté le premier : pour les mêmes motifs.
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323:157
La seule chose véritablement étrange dans l'affaire est que tout le monde (y compris M. Pierre Dumont et *L'Homme nouveau*) semble ignorer que tout cela est la *doctrine officiellement déclarée* de l'épiscopat français depuis 1966 : depuis cinq ans.
Et le P. Ravier Léon-Dufour serait fondé à répondre :
-- Pourquoi vous scandalisez-vous que je répète en 1971 ce qui est depuis 1966 un lieu commun de la doctrine explicitement et officiellement professée par l'épiscopat français ?
#### Vatican II selon Mgr Schmitt : "un vague sentimentalisme"
On a pu le lire dans *La Croix* du 7 septembre 1971.
On a pu le relire dans la *Documentation catholique* du 3 octobre (page 887).
Le célèbre Mgr Schmitt, évêque de Metz, docteur de Saint-Avold, parlant à l'avance du Synode romain d'octobre 1971, a écrit notamment ceci :
« L'Église serait infidèle à sa mission si elle se contentait de nous éveiller à quelque vague sentimentalisme ou de nous provoquer à quelques gestes philanthropiques. Bien loin de laisser nos consciences s'endormir, elle doit nous exciter à apporter, tant aux maux dont souffrent nos frères qu'à leurs causes profondes, les remèdes qu'appelle et permet la situation historique du temps présent.
« C'est dire que le Synode ne pourra se contenter de répéter purement et simplement Vatican II. »
Lisez bien.
Examinez de près.
Analysez la valeur et la portée du : « *C'est dire que... *»
Et vous verrez que selon Mgr Schmitt, il ne faut pas répéter Vatican II.
Parce que, selon lui, répéter Vatican II, ce serait *éveiller à quelque vague sentimentalisme.*
Ce serait *provoquer à quelques gestes philanthropiques.*
Et *laisser nos consciences s'endormir.*
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Selon Mgr Schmitt, donc, Vatican II n'est bon qu'à endormir en éveillant : n'est bon qu'à endormir les consciences en les éveillant à un vague sentimentalisme ; n'est bon qu'à provoquer à quelques gestes philanthropiques. Il est sévère pour Vatican II, ce Mgr Schmitt...
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On supposera peut-être que Mgr de Saint-Avold n'a pas *voulu dire* cela.
Mais son texte le dit ; certainement ; irrécusablement.
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Au demeurant, il n'est nullement impossible que Mgr Schmitt ait très précisément *voulu dire* ce qu'il a dit effectivement. Il est en effet un intoxiqué du changement.
Son texte continue en disant :
« Depuis la clôture du Concile, le monde et l'Église ont connu des mutations irréversibles. Le Synode se doit de tenir compte des situations nouvelles... »
Et depuis que Mgr Schmitt a écrit cela, ses phrases elles-mêmes sont devenues du passé : un passé irréversiblement révolu. Et ainsi de suite.
« On ne peut pas toucher deux fois l'eau de la Moselle » disait déjà, au VII^e^ siècle avant Jésus-Christ, un épiscope messin nommé Héraclite.
#### L'affaire Boulin
De Marcel Clément, dans *L'Homme nouveau* du 15 août :
« M. Robert Boulin, comme tout le monde, peut bien dire n'importe quoi, cela le regarde. Le ministre de la Santé, ès-qualités, ne devrait pas dire n'importe quoi. Cela nous concerne.
M. Robert Boulin est ministre de la Santé. C'est en tant que tel qu'il vient d'écrire une « lettre au Premier ministre » pour demander la création de ce qu'ici nous avons appelé un Institut Français de la Mort.
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Que quelqu'un réclame le « droit » de tuer fût-ce en nommant cet acte homicide une « interruption de grossesse » c'est un désordre moral grave. Qu'un ministre dans l'exercice de ses fonctions affirme qu'il faut étendre le droit de tuer, c'est un défi au bien commun politique. Mais que le ministre français de la Santé réclame ès qualités j'insiste une loi qui établisse la liste de ceux que l'on condamnera à ce qui est le contraire absolu de la santé : la mort, voilà qui en dit long sur le degré de confusion mentale et morale de quelques-uns des membres de l'actuel gouvernement.
On me dit que cette « Lettre au Premier ministre » et la publicité que lui a donné son auteur (cf. *Le Monde* du 5 août) est une simple manœuvre politique, un clin d'œil donné « à la gauche » pour obtenir son appui en une conjoncture difficile par ces temps de scandales immobiliers. Si c'était vrai, ce n'en serait que plus odieux.
Quoi qu'il en soit, à la faveur de la léthargie nationale de ces jours d'août, le ministre français de la Santé, à la face du monde, a demandé une loi portant création d'un institut de la mort. Car plus encore que dans le projet de loi Peyret, c'est de cela qu'il s'agit. M. Boulin l'a précisé : ce sont les magistrats, non les médecins, qui devront décider en certains cas si l'enfant doit être, ou non, exécuté. »
Marcel Clément montre très bien, dans la suite de son article, que *les mêmes,* aujourd'hui, sont *simultanément* partisans :
1° de la suppression de la peine de mort pour les criminels ;
2° de l'établissement de la peine de mort pour les innocents.
En effet :
« On assiste, actuellement, à deux offensives qui, si elles aboutissaient, en viendraient à ruiner le principe même de la civilisation humaine.
*Première offensive :* c'est l'offensive qui cherche à abolir le droit à la vie de la personne humaine innocente, lorsque celle-ci, par sa seule existence, fait courir un « danger » (physique ou moral) à la société. C'est là l'inspiration de fond de la « Lettre au Premier ministre » du ministre de la Santé.
*Deuxième offensive :* c'est l'offensive qui cherche à empêcher d'aboutir la suggestion, qui me semble justifiée, du ministre de l'Intérieur, Raymond Marcellin, et tendant à prévoir la peine de mort pour les trafiquants de drogue.
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Il est beau de voir *Le Monde* du 5 août soutenir complaisamment l'intervention de M. Boulin, alors que le même *Monde* du 28 juillet s'en était pris à Raymond Marcellin, partisan, pour les plus graves motifs, de la peine de mort. *Le Monde* écrivait, en effet :
« L'homme n'a pas le droit de disposer de la vie de son semblable, même s'il s'agit du pire des criminels. Comment mesurer, en effet, l'exacte part de responsabilité qui revient, dans tout crime, à la société ou à quelque mystérieuse alchimie physiologique, à l'hérédité ou à l'accident. »
Ainsi, la première offensive affirme que la société peut disposer de la vie de l'être humain innocent et que l'on peut exactement mesurer les motifs susceptibles de « *justifier un avortement *» (déclaration de M. Boulin).
La deuxième offensive affirme que la société ne peut pas disposer de la vie du criminel le plus avéré et cela parce que l'on ne peut pas mesurer exactement sa responsabilité.
Allons-nous laisser s'établir une société qui entreprend d'exterminer les innocents qui la gênent, et qui, simultanément, se proclame responsable des crimes monstrueux des assassins qu'elle n'ose plus punir ? »
#### Un communiqué du "Centre Humanæ vitæ"
Le Centre Humanæ vitæ, présidé par le Dr Ernest Huant, a publié le 6 août un communiqué contre le ministre Robert Boulin, communiqué publié par *L'Homme nouveau* du 15 août, qui déclare notamment :
Une telle prise de position (du ministre Boulin)... ne surprendra certes pas ceux qui se rappelleront que le ministre en question a choisi comme inspecteur chef de ses services techniques -- en fait comme son collaborateur le plus direct en ce domaine -- le docteur Simon, Grand Maître de la Grande Loge de France, prosélyte ardent de la contraception et dirigeant très influent de l'Association nationale pour l'étude de l'avortement, dont on sait très bien maintenant qu'elle est à l'origine même de la proposition Peyret... »
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On nous raconte que nous avons un gouvernement « de droite »...
De la même manière que l'on nous raconte que Paul VI est « à moitié intégriste ».
Les peuples aujourd'hui sont trompés et trahis par *toutes* les autorités constituées.
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Signalons aussi l'Association *Laissez-les vivre* (39, rue d'Amsterdam, Paris 8^e^), qui mène vivement campagne contre les manœuvres politiques tendant à légaliser en France l'avortement.
#### L'enseignement supérieur libre en France
Depuis trois ans, plusieurs institutions d'enseignement supérieur libres ont été créées en France. Nous en rappelons la liste telle qu'elle est donnée dans *L'Action scolaire* de septembre :
*La FACO : Faculté Autonome et Cogérée d'Économie et de Droit,* 94, rue Broca, Paris 13^e^ a pour objet de donner une haute formation économique et juridique à des étudiants désireux d'obtenir les diplômes de Licence décernés actuellement par l'État ou les titres propres à la Faculté Autonome. Elle se réclame de l'humanisme chrétien.
Dans les perspectives de l'économie et de l'emploi, ses enseignements visent à assurer à la jeunesse un meilleur débouché sur les carrières effectivement offertes, en liaison avec les grandes entreprises et les organisations professionnelles.
*La Faculté de Philosophie Comparée* (I.P.C.) 21, rue du Cherche Midi, Paris 6^e^, donne une formation complète en philosophie et prépare ses étudiants à ses diplômes propres et aux diplômes d'État. Elle estime que contrairement à un préjugé courant, la philosophie comparée conduit à de nombreux débouchés. Non seulement les carrières de l'enseignement sont ouvertes aux étudiants diplômés en philosophie, mais les qualités intellectuelles et pratiques développées dans la formation préparent à assumer des responsabilités professionnelles et une vraie promotion dans plusieurs secteurs.
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Un centre d'Études et de Recherches en médecine psychosomatique propose un cycle de travaux répartis sur trois ans.
*La FACLIP -- Faculté Libre Internationale Pluridisciplinaire,* 44, rue de Rennes, Paris 6°, définit ainsi ses buts :
-- Assurer un enseignement de haute valeur dans les disciplines littéraires et scientifiques, sanctionné par des examens et diplômes des Facultés d'État.
-- Former un corps professoral pour l'enseignement secondaire public, notamment en vue des agrégations et des CAPES.
-- Préparer des cadres professionnels de qualité.
L'ISLA (Institut Supérieur de Langues Appliquées) offre aux étudiants qui préparent une licence d'Anglais ou d'Allemand, ou qui sont déjà titulaires de ce diplôme, un complément de formation, en deux années d'études, qui leur permet de trouver des situations dans le commerce, l'industrie et les affaires en général.
*L'Institut d'Enseignement Supérieur* (*I.D.E.S. -- Lyon*)*,* 18, rue du Bât d'Argent, 69 - Lyon 1^er^.
L'IDES se présente comme l'indispensable complément technique d'une formation spécialisée. Il comporte actuellement deux sections :
-- la section documentation : carrières de documentalistes.
-- la section rédaction-information : carrières de la presse et de l'information.
*L'Université Libre du Soir* (*U.L.S.*)*,* Maison des Centraux, 8, rue Jean Goujon, Paris 8^e^. Renseignements et inscriptions M. AUMONNIER, 6, rue Eugène Manuel, Paris 16^e^.
Les cours sont donnés le soir, par des Universitaires, de 21 à 23 heures. Ils permettent aux étudiants et aux adultes (cadres et responsables d'entreprises) de réfléchir aux problèmes que leur posent leur existence et leur destinée.
Grandes Lignes du programme 1971-1972 :
-- *Philosophie *: Connaissance et Destinée : L'Homme l'Univers -- L'Homme et l'Esprit -- L'Homme et la Foi.
*-- Histoire :* Les différentes formes de « contestations » dans l'Histoire.
-- *Sociologie :* L'Homme dans la société moderne face aux Idéologies et aux Réalités.
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Sur les principes et les perspectives d'un enseignement supérieur libre, on se reportera à l'étude d'Henri Charlier : *Heureuses initiatives,* paru dans notre numéro 138 de décembre 1969.
#### Une mise au point du Père Barbara
Concernant le précepte de l'assistance à la messe (le dimanche et les fêtes d'obligation), l'avis le plus généralement accepté fut d'abord que, si l'on n'avait pas d'autre messe à sa disposition, il y avait devoir d'assister, faute de mieux, à la messe nouvelle. Ce fut notamment l'avis du P. Barbara, ainsi qu'il le rappelle lui-même ([^99]) en expliquant qu'aujourd'hui cette opinion ne paraît plus soutenable.
On avait considéré d'abord que la nouvelle messe -- celle du nouvel Ordo Missae publié par Paul VI en 1969 -- n'était pas invalide. Mais c'était là une vue surtout théorique : pour la raison, aisément constatable, que la messe de Paul VI n'est célébrée quasiment nulle part. Les traductions vernaculaires (notamment la traduction française) s'éloignent tellement du texte latin du nouvel Ordo Missae qu'on peut se demander s'il ne s'agit pas déjà d'une autre messe. En outre, de plus en plus souvent, les prêtres en prennent et en laissent, dans une complète liberté à l'égard des textes « officiels » latins ou vernacs de la nouvelle messe. Chaque cas devient un cas particulier ; et donc douteux dans cette mesure.
Or *l'obligation* d'un précepte ne saurait jouer en faveur d'un objet *douteux*.
« Plusieurs théologiens en qui nous avons pleine confiance, écrit le P. Barbara, nous ont reproché notre position à cause de l'obligation que nous faisions au fidèle d'y assister (à la nouvelle messe). Que l'on permette, dans certains cas et sous certaines conditions, d'y assister, soit ; mais qu'on en fasse une obligation générale, non. »
En conséquence, le P. Barbara déclare :
« Par le seul fait que la messe est célébrée dans ce nouveau rite équivoque, elle ne peut être l'objet du précepte dominical, bien qu'elle puisse être valide.
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Nul ne peut obliger un fidèle à y assister. Et si le fidèle n'a pas la possibilité d'assister à une messe dans le rite de saint Pie V, il est dispensé du précepte de la messe dominicale car à l'impossible nul n'est tenu. »
Le devoir demeure de sanctifier le dimanche :
« Cette dispense d'assister à la messe (puisqu'il n'en est pas de normale à sa disposition) ne dispense pas ce fidèle de l'obligation de sanctifier le Jour du Seigneur.
« Ce jour-là, isolé, en famille ou en groupe, le fidèle se transportera en esprit là où se célèbre le saint sacrifice dans le rite non équivoque de saint Pie V ; il s'y unira en récitant toutes les prières qu'il lira dans son missel catholique non réformé... Au moment de la consécration, il adorera en esprit Jésus-Christ, réellement présent là où se célèbrent de vraies messes. Il fera la communion Spirituelle et une action de grâces et il suppliera Dieu de le prendre en pitié et de lui rendre au plus tôt la vraie messe. »
En marge et à l'appui de ces sages recommandations, rappelons l'histoire de saint Herménégilde :
#### *Un saint canonisé pour avoir refusé de faire ses Pâques*
Fils du roi des Wisigoths d'Espagne Léovigild, saint Herménégilde était né dans l'arianisme comme tous les siens. On le maria en 579 à une jeune Française, descendante de sainte Clotilde : Ingonde, fille de Sigebert, roi des Francs d'Austrasie, et de Brunehaut.
Sous l'influence d'Ingonde, Herménégilde abjura l'arianisme ; il se convertit et fut baptisé par son maître et ami saint Léandre, évêque de Séville. Bientôt tous les espoirs catholiques se rassemblèrent sur le jeune prince héritier. Son père Léovigild le fit jeter en prison et *la nuit de Pâques,* il lui fit *porter la communion par un évêque arien.*
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Herménégilde *repoussa avec indignation* cet évêque hérétique : il fut *pour cela mis à mort* (décapité) le 13 avril 586. Trois ans plus tard, toute l'Espagne adhérait à la foi romaine. On y vit un fruit du martyre de saint Herménégilde, qui pour cette raison est appelé « le Clovis de l'Espagne ». Son corps repose à Séville, dont il est le patron. Sa fête est le 13 avril.
Ainsi donc, contrairement aux doctrines honteusement opportunistes des actuels recyclés, *il n'y a pas lieu d'accepter les yeux fermés n'importe quelle messe, n'importe quelle communion, n'importe quel évêque, sous prétexte d'obéissance et de précepte.*
C'est pour avoir refusé de faire ses pâques -- et l'avoir refusé jusqu'au martyre -- que saint Herménégilde a été canonisé.
#### En France : l'Opus sacerdotale
L'association de prêtres français qui s'intitule OPUS SACERDOTALE a envoyé à chaque évêque, au mois de mai 1971, une « Déclaration » complétée par une « Annexe à la Déclaration ». Puis elle a rendu publics ces documents au mois d'août, dans le numéro 133 de la revue ecclésiastique *La Pensée catholique,* qui semble être plus ou moins le porte-parole de l'OPUS SACERDOTALE. Étaient également rendus publics dans ce numéro, à notre connaissance pour la première fois, quelques renseignements sur l'existence et sur l'activité de cette association.
Bien que n'en méconnaissant pas l'importance, nous n'en avions jamais parlé, pour respecter le caractère discret et en quelque sorte privé qu'elle conservait jusqu'ici.
Puisqu'elle accède maintenant à la vie publique, nous pouvons sans inconvénient donner à nos lecteurs des informations à son sujet ([^100]).
L'OPUS SACERDOTALE a son origine dans un groupement d'amitié, « Les Amitiés sacerdotales », fondé pendant le concile, en 1964. Depuis lors l'association a pris la forme d'un Institut séculier ayant pour base le décret *Presbyterorum ordinis* de Vatican II sur « la vie et le ministère des prêtres ».
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Les membres de l'association sont des prêtres qui « se sont donné pour tâche de faire passer dans leur vie et dans leur ministère les enseignements contenus dans \[ce décret conciliaire\] ». Les démarches en vue d'obtenir l'approbation canonique des statuts de cet Institut sont en cours auprès du Saint-Siège.
Le Directeur de l'OPUS SACERDOTALE est actuellement le chanoine Étienne CATTA, professeur aux Facultés catholiques d'Angers, assisté par l'abbé Pierre LOURDELET, curé de Belloy-en-France (Val d'Oise), l'abbé Jean CHAMPROUX, aumônier du Préventorium de Précigné (Sarthe), l'abbé Robert LARGIER, curé de la Trinité à Lyon, et l'abbé Joseph ROUXEL, curé de Montmirail (Sarthe). Ils sont, au nom de l'association, les cinq signataires de la « Déclaration des prêtres de l'Œuvre sacerdotale », datée du 1^er^ mai 1971, qui a été, comme nous le disions, envoyée à chaque évêque de France.
L'OPUS SACERDOTALE groupe actuellement près de 500 prêtres séculiers. Un certain nombre de prêtres réguliers, sans être à proprement parler membres de l'association, lui apportent leur concours spirituel. Au sein de l'Opus, « un noyau plus étroit » assume les responsabilités ; les membres qui le composent « prennent un engagement de fidélité aux exigences de vie parfaite reprises ([^101]) par leur ordination sacerdotale ». Œuvre de prêtres, au service du sacerdoce, elle est placée sous le patronage de « Marie, Mère de l'Église ».
Une grave réclamation
La plus grave des réclamations émises par l'OPUS SACERDOTALE est à notre avis celle qui concerne le pape Paul VI :
« Nous sommes indéfectiblement attachés au Siège de Pierre, à la personne du Pape dont nous voulons souligner ici les documents doctrinaux essentiels :
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la Profession de Foi, « Ecclesiam suam », les encycliques « Mysterium Fidei », « Sacerdotis cœlibatus » et « Humanæ vitæ ». Nous attendons du Vicaire du Christ qu'il exerce sans entrave la plénitude de ses pouvoirs sur tous et chacun des membres de l'Église. »
(Et voici maintenant la *réclamation*, dont il ne faut pas méconnaître la portée :)
« Nous attendons du Vicaire du Christ qu'il corrige ou mette au point clairement plusieurs textes du second Concile du Vatican dont la teneur incertaine ou équivoque a causé et cause encore tant de ravages chez certains hommes d'Église. Nous attendons qu'après avoir corrigé l'art. 7 du nouvel Ordo Missae, le Souverain Pontife rectifie le nouveau rite conformément à la définition catholique du Saint Sacrifice de la Messe. Nous attendons ces décisions avec patience, nous le disons avec respect, et nous espérons fermement que le Successeur de Pierre « confirmera ses frères dans la Foi » de toujours. »
Nous disons que c'est la réclamation la plus grave parce qu'elle s'adresse au Souverain Pontife : elle lui déclare nettement que plusieurs textes conciliaires ont besoin d'être corrigés ou mis au point, et que le nouveau rite de la messe a besoin d'être *rectifié.*
Voyons cela de plus près.
L'un des deux points\
de la « ligne Salleron »
Ce que nous avons appelé « la ligne Salleron » concerne la messe et consiste, on le sait ([^102]), dans la réclamation ininterrompue de deux décisions claires :
1\. -- la confirmation explicite du droit de tous les prêtres, sans condition ni autorisation préalable, de célébrer la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V ;
2\. -- la rectification du nouveau rite de la messe.
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L'OPUS SACERDOTALE passe sous silence le premier point, mais il s'engage à fond sur le second ([^103]).
Le rite nouveau est conforme à la définition de la messe qui était donnée par la première version de l'art. 7 (*Institutio generalis* du nouvel Ordo Missae). Cette première définition était si scandaleusement défaillante que le Saint-Siège a dû corriger ledit article 7 moins d'un an après l'avoir édicté. On demande maintenant, et c'est logique, une rectification analogue du rite lui-même. Car le rite nouveau, conforme à la première version de l'article 7, n'est pas conforme à la version rectifiée de cet article. Autrement dit, *le* *rite nouveau n'est pas conforme à la définition catholique du saint sacrifice de la messe.* Il faut approuver cette ferme déclaration des prêtres de l'OPUS SACERDOTALE, il faut appuyer leur juste réclamation.
Cet appui amical que nous leur apportons volontiers sur un point si important ne nous conduira pas toutefois à nous aligner entièrement sur leur position. Car le premier point de la « ligne Salleron » : le maintien de la messe traditionnelle, est plus important encore que la réclamation contre le rite nouveau. Notre position demeure donc : *soutenir moralement et matériellement, en priorité, les prêtres qui, en la* *célébrant, maintiennent vivante la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel* *romain de saint Pie V.*
Réclamation\
contre les évêques
A l'égard des évêques, les prêtres de l'OPUS SACERDOTALE déclarent notamment :
« Nous attendons de nos évêques qu'ils nous restituent, dans les traductions de nos missels, des textes exacts et sûrs (...) ; que dans les missels, les textes liturgiques et les catéchismes les traductions erronées ou ambiguës de l'Écriture Sainte soient rendues fidèles. Nous attendons de nos évêques la correction de l'art. 16 de leur « note pastorale » sur l'Encyclique « Humanæ vitæ ». Nous attendons ces décisions avec patience, nous le disons avec respect, et nous espérons fermement que nos évêques opéreront le redressement qui s'impose et qui ne peut se faire que par eux. »
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Pour des prêtres qui, matériellement, dépendent de l'administration épiscopale, il est fort courageux de dire en face à leurs évêques qu'ils doivent corriger l'article 16 de leur Note pastorale ([^104]) et rendre fidèles à l'Écriture leurs traductions erronées.
Il est significatif qu'une association de prêtres existant depuis 1964 sorte de son silence en 1971 pour dire cela aux évêques, et ce qui précède au pape.
Il y aura lieu de suivre les activités et manifestations ultérieures de l'OPUS SACERDOTALE avec une attentive sympathie.
Quelques points faibles
En prolongeant et en approfondissant leur réflexion, les prêtres de l'OPUS SACERDOTALE arriveraient sans doute à éliminer quelques points faibles de leur position actuelle : position qui n'apparaît pas en tous points cohérente avec elle-même ni parfaitement adéquate à la situation réelle.
Ces points faibles sont visibles dans les passages que nous avons déjà cités et dans celui-ci également :
« Nous n'avons pas à « accepter » le Concile : nous avons à le recevoir comme s'inscrivant parmi cette longue suite de Documents du Magistère, dans lesquels l'Église exprime sa Foi. Tout prêtre a le devoir de s'y soumettre. Nous ne cesserons de considérer avec étonnement que des Documents d'un caractère aussi sacré, votés avec une telle unanimité, promulgués aussi solennellement, aient été traités par prétérition, sinon formellement remis en cause.
« Le Concile, au lieu d'être jalousement préservé sous sa forme propre, celle-ci fût-elle « pastorale », mais ayant valeur de norme, émanant de l'autorité de l'Église au nom de son Chef invisible, Jésus-Christ, a été transposé en « événement-choc » qui nous obligerait, prétend-on, à distinguer l'Église post-conciliaire de celle qui fut avant.
« Nous nous refusons à cette conception, plusieurs fois dénoncée par S.S. Paul VI. Nous rejetons un « esprit du Concile » dont le plus clair qu'on en puisse comprendre est de nous offrir ses textes comme déjà « dépassés » et dans un « dépassement » perpétuel. »
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Il est vrai que plusieurs fois, encore que peu fréquentes et non suivies d'effet, Paul VI a « dénoncé » cette conception. Mais il est vrai aussi que plus souvent il a lui-même dit et fait ce qu'il dénonçait...
Cette remarque nous introduit à une considération plus précise des points faibles que nous voudrions cordialement signaler aux prêtres de l'OPUS SACERDOTALE. :
I. -- Se réclamer de Paul VI, se déclarer attaché non seulement à son principe, à sa fonction, à ce qu'il représente (plus ou moins bien), mais encore « à sa personne », n'est qu'un artifice chimérique, sans portée réelle, sans effet durable, si l'on se réclame *d'un faux Paul VI,* ou plus exactement *d'une moitié* de Paul VI, ou peut-être même seulement d'un tiers, en faisant comme si l'autre moitié, ou les autres tiers, n'existaient pas. Bien entendu, on trouve des choses très satisfaisantes dans les discours de Paul VI : *mais a-t-on le droit de dissimuler* (*et d'abord de se dissimuler à soi-même*) *qu'on en trouve aussi le contraire, dans d'autres discours et quelquefois dans le même ?* Cette étonnante particularité est quelquefois subtilement voilée, quelquefois presque imperceptible ; d'autres fois elle est criante. Elle culmine dans l'Instruction *Memoriale Domini* du 29 mai 1969 qui rejette et en même temps institue la communion dans la main : instruction « rédigée par mandat spécial du Souverain Pontife Paul VI » et « approuvée par lui-même ». Le blanc et le noir, le oui et le non les plus catégoriques y sont juxtaposés. Dans l'analyse détaillée que nous en avons faite ([^105]), nous avons pu en dire, pièces en main et preuves sur la table : -- *Le oui et le non y coexistent comme si l'on enregistrait avec impartialité les pensées opposées de deux Papes concurrents.* N'est-il pas arbitraire, ne sera-t-il pas inopérant de se déclarer attaché et obéissant à l'un des deux, en faisant comme si l'autre n'existait pas ? et donc, en feignant de ne pas voir le vrai et terrible problème ?
II\. -- Les prêtres de l'OPUS SACERDOTALE ne nous disent pas comment ils s'y prennent, et selon quels critères, pour faire le tri entre les « documents doctrinaux essentiels » de Paul VI et ceux qui le seraient moins. Ils ne nous disent pas non plus pourquoi ils rejettent dans le néant ce qui leur paraît moins « essentiel ». Ici encore, nous sommes dans l'artifice chimérique. Pourquoi l'encyclique *Populorum progressio*, par exemple, est-elle exclue de la liste des « documents doctrinaux essentiels », et pourquoi l'encyclique *Ecclesiam suam* y figure-t-elle, alors qu'elle n'est pas du tout, celle-ci, un document doctrinal ? Sur ces graves questions, il faudrait éviter de donner l'impression que l'on a pu être rapide, ou léger, et que l'on s'est prononcé sans un examen suffisamment compétent et approfondi ([^106]).
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Par les présentes remarques, nous ne proposons pas une solution du problème plutôt qu'une autre : nous cherchons à en rappeler les données exactes, ce qui est un préalable indispensable à toute réflexion sur la situation présente.
III\. -- De même pour Vatican II. Il n'est pas possible de déclarer un *devoir* de se *soumettre* au concile et de le tenir comme *ayant valeur de norme,* quand simultanément on professe que *plusieurs* de ses documents ont besoin d'être *corrigés ou mis au point,* parce que *leur teneur incertaine ou équivoque a causé et cause tant de ravages.* Ce qui est incertain, équivoque, ravageur ne peut précisément avoir valeur de norme. Il n'existe nulle part aucun devoir de se soumettre au ravageur, à l'équivoque, à l'incertain. -- Dira-t-on que l'on récuse seulement ce qui est tel dans les documents de Vatican II, et qu'il faut se soumettre à tout le reste ? Mais alors nous demandons : -- *Qui peut opérer un tel tri ? et peut-on parler et agir comme si ce tri était déjà fait ?* S'il y a de l'incertain, de l'équivoque et du ravageur dans plusieurs documents de Vatican II, *c'est tout le concile qui est frappé de suspicion légitime :* ce qu'il contenait éventuellement de bon aura besoin d'être DISCERNÉ ET CONFIRMÉ PAR UN ACTE EXPLICITE, probablement solennel ([^107]).
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Les prêtres de l'OPUS SACERDOTALE ne devraient pas professer que Vatican II « émane de l'autorité de l'Église au nom de son Chef invisible, Jésus-Christ » : peuvent-ils attribuer à Jésus-Christ l'incertain, l'équivoque, le ravageur qu'ils reconnaissent dans ce concile ?
Il apparaîtra sans doute un jour à l'Opus SACERDOTALE qu'il était imprudent d'avoir fondé ses statuts et son action exclusivement, ou principalement, sur le décret *Presbyterorum ordinis* de Vatican II. Ce décret paraît entièrement bon aux prêtres de l'Opus : mais c'est à leur sens propre (peut-être juste) qu'il paraît tel. Il n'a pas autorité, parce qu'il provient d'un concile suspect.
IV\. -- Le concile Vatican II est suspect à cause de ses fruits, sous lesquels nous périssons. Il est suspect, essentiellement, parce qu'il s'est voulu, s'est proclamé et s'est fait *atypique.* C'est-à-dire que, par ses intentions déclarées et par ses actes, il a voulu être et il a été un concile *pas comme les autres.* Il serait donc erroné dès le principe d'aller nous-mêmes le tenir pour *un concile comme les autres :* c'est justement ce qu'il n'a pas voulu. En professant que Vatican II doit être reçu et obéi *comme les autres conciles,* les prêtres de l'Opus, en cela, « *désobéissent *» *à Vatican II !* Au moment où ils nous disent de recevoir Vatican II « comme s'inscrivant parmi cette longue suite des Documents du Magistère... », nous apercevons au passage que c'est bien là le point. Nous ne recevons pas Vatican II *comme s'inscrivant,* parce qu'il n'a *pas voulu s'inscrire* dans la longue suite. -- Voilà donc, ici encore, quelques données du problème qui à notre avis appellent de la part de l'Opus un nouvel examen, plus serré, plus rigoureux. Quant à notre position là-dessus, nous la rappelons un peu plus loin.
V. -- Il est parfaitement vrai que « le redressement qui s'impose » dans l'Église « ne peut se faire que par eux » eux, les évêques (sans en exclure celui de Rome et sa primauté). Mais il est chimérique *d'espérer fermement* que ce redressement viendra sous le règne actuel et avec les évêques actuellement en place. Ou bien cette *ferme espérance* n'est-elle qu'une clause de style ? Ah ! la situation est trop grave, efforçons-nous d'être *vrais* jusque dans le style et dans le détail, ne consentons à écrire et signer aucune clause de style que nous tiendrions pour une fausseté. N'allons pas contribuer à *répandre parmi le peuple chrétien de fausses espérances,* fabriquant ainsi de nos mains des déceptions supplémentaires, non voulues par Dieu, et qui pourraient conduire les âmes au désespoir. -- Oui, ce sont seulement le pape et les évêques qui pourront rendre au peuple chrétien l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique. Nous les gardons en ce qui nous concerne.
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Mais, nous l'avons dit depuis longtemps, nous le répétons une fois de plus, *il est clair que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique n'auront pas le courage ou le discernement de les garder s'ils n'y sont pas positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela.* Il faut donc s'organiser et agir en fonction de la situation réelle : de cette situation-là.
Il faut aussi qu'une *réclamation ininterrompue* assaille les détenteurs de l'autorité légitime, parce qu'ils sont aujourd'hui fauteurs ou complices de l'apostasie immanente.
Les prêtres de l'OPUS SACERDOTALE viennent justement de prendre place dans cette grandissante réclamation publique. Qu'ils soient félicités de ce premier pas.
Notre position\
sur Vatican II
Il arrive que des lecteurs nouveaux (ou même des lecteurs plus anciens, mais oublieux) nous interrogent sur « notre position » concernant Vatican II. Il y a plusieurs années que nous avons dit à ce sujet tout ce que nous avions à dire. Notre position sur ce point et sur tous les autres est résumée dans la brochure : *Notre action catholique,* à laquelle nos amis auront toujours intérêt à se reporter ([^108]).
Voici ce qui concerne « le Concile » (pp. 13-16) :
Nous n'avons jamais été insensibles à la cascade d'étrangetés apparues dans le contexte, le déroulement et maintenant les fruits de « Vatican II ».
Mais nous ne jugeons pas ce Concile : nous attendons sur lui le jugement de l'Église.
Nous savons bien qu'un Concile, du simple fait qu'il est un Concile, n'est pas forcément « réussi ». Nous avons combattu le grossier fétichisme qui, sous prétexte de Concile, présentait comme émanant directement du Saint-Esprit tous les bavardages et toutes les humeurs des Pères conciliaires ou de leur majorité : une telle présentation relève du truquage, de la prestidigitation, de la magie, d'une manière qui n'a rien à voir avec la doctrine catholique sur les Conciles.
S'il nous paraît vraisemblable et utile que vienne sur « Vatican II » un jugement de l'Église, c'est notamment parce que les majoritaires et apologistes de ce Concile atypique font eux-mêmes tout ce qu'il faut pour attirer et rendre inévitable un tel jugement, peut-être sévère, peut-être indulgent, mais en tous cas rigoureusement précis.
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Dans une « interview » donnée au mois de mai 1969, le cardinal Suenens, « qui fut un des principaux leaders de la majorité conciliaire », condamne publiquement « la théologie officielle de l'Église », ainsi que le remarque avec pleine raison Henri Fesquet.
Pour *se séparer* de la théologie *officielle* de l'Église, un cardinal, même Suenens, et un Concile pastoral, même Vatican II, ce n'est pas assez, ça ne fait pas le poids, Et nous l'avons dit, et nous le disons, et nous continuerons à le dire.
Dans sa déclaration, le cardinal Suenens abordait quantité de sujets dont nous n'avons pas l'intention de traiter ici. Mais il a énoncé une affirmation *doctrinale* que personne ne semble avoir remarquée, et qui est *la clef* du drame actuel :
« *On peut,* a dit le cardinal Suenens, *faire une impressionnante liste de thèses enseignées à Rome, avant-hier et hier, comme seules valables, et qui furent éliminées par les pères conciliaires. *»
Une telle affirmation appelle trois remarques :
*A*) Visiblement, une grande quantité d'autorités religieuses pensent semblablement que le Concile a *modifié* ce qui était antérieurement enseigné par Rome.
*B*) Les « pères conciliaires » en question, et le cardinal Suenens à leur tête, se sont conduits en cela comme de petits malins et de grands sournois. Ils ont en effet absolument omis de dire dans l'aula conciliaire et d'inscrire dans leurs schémas : -- *Nous éliminons une impressionnante liste de thèses enseignées par Rome comme seules valables*. Ils ont caché leur dessein d' « éliminer » les doctrines romaines : s'ils les ont éliminées, comme l'assure le cardinal Suenens, ils l'ont *fait sans le dire,* et même ils l'ont fait en protestant du contraire. Ils ont menti. *En face de la religion que maintenant ils nous enseignent au nom de cet exploit conciliaire, notre suspicion est légitime, et aussi illimitée que leur fourberie.*
*C*) Car, *attention, attention !* Il ne s'agit pas de « thèses » qui en leur temps auraient été données comme « préférables » ou comme « plus probables », et qui peuvent effectivement varier. Il s'agit bien de thèses « *enseignées comme seules valables *» : donc comme SEULES VRAIES. Si « Rome » d'une part, les « pères conciliaires » d'autre part, sont dans une telle opposition sur « une impressionnante liste de thèses », alors il faut qu'on nous dise qui s'est trompé : qui s'est tellement trompé.
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On nous le dit d'ailleurs tous les jours ; on nous dit que c'est Rome ; mais on nous le dit sans autorité et en outre sans vraisemblance : car on invoque simplement le Concile, et nous ne voyons pas comment *un Concile pastoral aurait eu qualité pour convaincre Rome d'erreur doctrinale.*
Il faudra bien un jugement de l'Église pour sortir de cette confusion partout répandue dans l'univers catholique. Mais pour estimer dès maintenant que le cardinal Suenens et ses pareils sont de dangereux acrobates qui désorientent profondément les âmes chrétiennes, il n'est aucun besoin d'un jugement solennel de l'Église.
Cet exemple est assez clair pour expliquer notre attitude. Nous attendons pour porter un jugement global sur Vatican II, et ce jugement, nous ne le porterons pas de nous-mêmes nous l'attendons de l'Église.
Mais nous n'avons attendu personne ni rien pour rejeter absolument tout ce qui nous a été « présenté », fût-ce au nom de Vatican II, comme modifiant la doctrine révélée ou la loi naturelle.
Savoir si une telle « présentation » était grammaticalement conforme à la lettre des documents officiels de Vatican II, ou si elle est intrinsèquement cohérente avec leur esprit, nous n'entendons point en décider, au demeurant la question est complexe : tandis qu'il est très simple et clairement obligatoire de rejeter comme hérétique tout ce qui prétend, sous quelque prétexte que ce soit, se séparer de la loi naturelle et de la doctrine révélée enseignées par l'Église depuis deux mille ans.
Un jour viendra, nous l'espérons, un jugement de l'Église tranchant enfin avec autorité toutes les questions d' « interprétation » de Vatican II.
Ce jugement consistera peut-être à en fixer une interprétation conforme à la tradition catholique.
Ou peut-être en corrigera-t-il les documents qui n'apparaissent pas assez résolument, assez clairement ou assez intégralement homogènes à cette tradition.
Ou autre chose encore, peut-être : nous ne savons.
Mais nous n'attendons pas qu'il ait été promulgué pour encourager et organiser la fidélité aux doctrines que l'Église a enseignées « hier, avant-hier » et toujours comme « seules valables ». Et nous laissons au cardinal Suenens la triste impiété de considérer que le passé de l'Église avant 1958 est un « lourd héritage » qui « nous enveloppe dans sa chape de plomb ».
L'important, le plus important, pour nous qui ne sommes ni évêques ni cardinaux, n'est pas de porter un *jugement,* de prononcer une *qualification* concernant l'origine des ravages qui, au nom du concile ou au nom du pape, dévastent l'Église et le monde.
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Certes, il est conforme à la nature et à la dignité de l'homme de se former une *opinion* à ce sujet : en sachant toutefois que ce n'est rien de plus qu'une opinion. -- En revanche, ce n'est pas une opinion, c'est un devoir de rester fidèle à l'ÉCRITURE SAINTE, à la MESSE CATHOLIQUE, au CATÉCHISME ROMAIN. Et de même, ce n'est pas une opinion, c'est un devoir de refuser tout ce qui, fût-ce au nom du concile ou du pape, renverse le CATÉCHISME, défigure la MESSE, falsifie l'ÉCRITURE. Ces falsifications, est-ce à tort, est-ce à raison qu'elles nous sont présentées *au nom* et *de par l'autorité* du concile, du pape, des évêques ? Il est légitime de se poser la question : mais ce n'est pas la question principale. Les évêques, le pape sont-ils trompés, ou inconscients, ou drogués, ou d'une manière ou d'une autre prisonniers de l'apostasie immanente, ou positivement fauteurs d'hérésie, ou autre chose encore : ces questions elles aussi sont légitimes, et inévitables, mais elles ne sont pas non plus la question principale. Le principal, l'unique nécessaire en l'occurrence, est la ferme résolution, doctrinalement fondée, de *refuser tout ce qui apparemment ou réellement vient du pape, des évêques, du concile,* chaque fois qu'il s'agit de suggestions, recommandations, directives, monitions *théoriquement ou pratiquement contraires à la loi naturelle ou à la religion révélée telles qu'elles ont été définies par l'Église.*
Et de plus, en raison de l'actuelle et nécessaire suspicion qui les frappe : *refuser tout ce qui vient du pape, des évêques ou du concile* et qui, sans être manifestement contraire à la loi naturelle et à la religion révélée, *constitue une innovation*, fût-ce en des domaines et des matières où l'innovation peut éventuellement être légitime. Pour accepter ces innovations, nous attendrons d'y avoir été invités par des *actes non équivoques* promulgués par des *hiérarques non suspects.*
C'est par l'obéissance à l'Église, nous le professons, que cela est requis.
Nous déclarons nous y tenir par obéissance à l'Église.
#### Le congrès de l'Una Voce française
Le congrès 1971 de l'UNA VOCE française s'est tenu à Versailles les 5 et 6 juin. La bulletin *Una Voce* ([^109]) en a rendu compte en août : conférence sur le chant grégorien par Dom Gérard O.S.B., conférence sur l'avenir de l'intelligence par Marcel Clément, rapport moral par Georges Cerbelaud-Salagnac, délégué général de l'association.
343:157
Le congrès a pris position en faveur de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V, en votant la motion suivante :
« Le 5 septembre 1970, l'Association UNA VOCE AUSTRIA adressait à Sa Sainteté le Pape Paul VI un mémorandum dans le but d'obtenir le maintien de la messe « tridentine » comme un rite reconnu de l'Église catholique, parallèlement à l'Ordo Missae, de 1969.
UNA VOCE FRANCE tient à s'associer à cette requête, et demande instamment, comme sa sœur autrichienne et pour les mêmes motifs, que la messe « tridentine » reste licite et ne soit ni interdite ni déconseillée.
L'Association UNA VOCE FRANCE est très profondément convaincue qu'en présentant avec respect et confiance cette requête, elle œuvre pour l'unité de l'Église et le maintien de la Foi.
Elle a aussi la certitude de faire acte charitable en cherchant à réserver un havre de paix spirituelle à de très nombreux fidèles, de tout âge et de toute condition, dont les souffrances morales très douloureuses méritent compréhension et sympathie. Ces âmes cruellement tourmentées, pour la plupart âmes d'élite et particulièrement pieuses, seraient entièrement réconfortées par une décision libérale, généreusement inspirée du principe « pluraliste » si sagement préconisé par le Saint-Père ».
Les dernières lignes de cette motion ont été, sans doute à dessein, rédigées dans un charabia libéral ayant une portée uniquement *ad hominem :* il faut se souvenir que l'argumentation *ad hominem* est une forme licite d'argumentation. Ce faisant, il était tout de même superflu d'ajouter là où il est le mot *sagement.* Mais c'est évidemment par clause de style. Le « pluralisme » qualifié de « principe », et ce « principe » qualifié de « préconisé » (préconisé si sagement par le Saint Père, tu parles...), ce sont là des acrobaties verbales dont la seule raison d'être est de parvenir à se faire entendre par Paul VI.
344:157
Dans cette perspective et sous réserve de ces précisions, nous ne pouvons qu'approuver cette motion et féliciter UNA VOCE de réclamer avec insistance le premier (et le *plus* important) des deux points de la « ligne Salleron ».
#### Une odieuse hypocrisie : permettre l'ordination d'hommes mariés
Non point permettre aux prêtres de se marier (disent de prétendus modérés, de soi-disant sages) : mais simplement permettre à des hommes déjà mariés de devenir prêtres.
Cela d'ailleurs est déjà possible, à titre tout à fait exceptionnel et à certaines conditions (notamment l'accord des deux conjoints pour *ne plus* vivre ensemble et entrer en religion chacun de son côté).
Mais on voudrait que cela devienne courant ; et l'on voudrait aussi que l'homme marié ordonné prêtre continue simultanément à vivre dans l'état de mariage.
Cela veut paraître anodin. Ce serait affreux.
Ce serait ignoble.
Marcel Clément en a donné l'éclatante et définitive démonstration dans *L'Homme nouveau* du 5 septembre :
« ...C'est une illusion de penser que la solution qui consisterait à ordonner prêtres des hommes mariés (sages, sérieux, etc.) et simultanément à refuser la permission de se marier aux prêtres déjà ordonnés puisse, EN PRATIQUE, réaliser un équilibre quelconque dans l'Église, compte tenu du climat actuel de crise.
Prenons un exemple. M. le Curé de X... quarante-cinq ans, est ordonné depuis six mois après vingt ans de vie conjugale harmonieuse. Il a quatre enfants, une femme charmante, un caractère accueillant. Il reçoit à sa table son confrère, curé de Y..., âgé de cinquante ans, ordonné depuis un quart de siècle. De retour dans sa paroisse, ce dernier s'effondre. Pour mieux dire, il craque : affectivement, nerveusement.
345:157
Ce ne sont pas des sanglots : ce sont des hurlements de bête ! Quoi ? Parce qu'il a été, lui, ordonné AVANT, il ne peut pas goûter cette joie, ce bonheur simple d'une famille vraiment chrétienne ! Cette joie, ce bonheur terrestre lui sont refusés non pas pour être prêtre et n'être que prêtre ; mais, ô dérision, parce que la simple CHRONOLOGIE joue contre lui ! Le choix lui est refusé. Pour une question de CHRONOLOGIE, l'Église, cette « Mère » lui interdit de connaître la vie conjugale et familiale de son confrère !
Le lendemain, il ne peut pas dire sa messe. Sa révolte est trop grande.
Que fera-t-il ? Il ira voir son Évêque. Celui-ci pensera, car il a du cœur, et du bon sens, que son prêtre a bien raison... La Presse, la Radio, la Télévision multiplieront et répercuteront à l'infini ce nouveau scandale de prêtres injustement crucifiés à leur célibat parce que chronologiquement défavorisés. Ceux-là mêmes qui acceptaient jusqu'ici volontiers ce sacrifice commenceront à douter. Si ce qui était obligatoire est maintenant facultatif, le sacrifice valait-il la peine ? Nouvelle offensive mondiale : les conférences épiscopales seront saisies, un nouveau synode « interpellé »... Il deviendra vite INÉVITABLE d'autoriser les prêtres déjà ordonnés à se marier. Il faudra, de plus, rendre au ministère les prêtres qui en auront été écartés depuis plusieurs années, par leur mariage : un mariage prophétique.
C'est une responsabilité double que porteront certains Évêques du synode. Ils porteront celle de plaider en regard d'une tradition millénaire sur la « nécessité » d'ordonner des hommes mariés (sages, sérieux etc.). Et puis, ils porteront la responsabilité, corrélative, de la situation de désespoir, de révolte, ou d'héroïsme plus ou moins supportable, que la décision d'ordonner des hommes mariés entraînera pour les prêtres non encore très mûris dans la vie intérieure. Ils sont, aujourd'hui plus qu'hier, la grande majorité, soit dit sans offenser personne.
Ce sont les événement qui jugeront de la prudence de la décision. Ils ne sont pas bien difficiles à prévoir. » ([^110])
Qu'on n'aille pas croire que les évêques n'ont pas pensé à ce que leur expose Marcel Clément.
S'ils n'y avaient pas pensé, ils l'ont, au moins, lu dans *L'Homme nouveau* mis sous leurs yeux en septembre 1971. C'est en toute connaissance de cause qu'ils prendront, s'ils la prennent, -- avec la responsabilité d'ordonner des hommes mariés contrairement à la tradition millénaire de l'Église latine, -- *l'atroce responsabilité corrélative* que comportera leur décision.
346:157
#### La liquidation du cardinal Mindszenty
D'Édith Delamare, dans l'hebdomadaire *Rivarol* du 7 octobre :
Après quinze années de réclusion volontaire à l'ambassade des États-Unis à Budapest, le cardinal Mindszenty est arrivé à la sauvette à Rome, le mardi 28 septembre 1971.
Le cardinal avait quitté subrepticement Budapest en voiture pour se rendre à Vienne. A Schwechat, aéroport de Vienne, il prit le premier avion en partance pour Rome, accompagné de Mgr Opilio Rossi, Nonce apostolique en Autriche. Son départ de Budapest fut annoncé au moment où l'appareil atterrissait à Rome. Le cardinal Villot, Secrétaire d'État, monta à bord du D.C.-9 d' « Alitalia » pour accueillir le primat de Hongrie. Il le fit sortir de l'aéroport par une voie détournée et monter dans une petite voiture, tandis qu'une grosse voiture portant la plaque d'immatriculation de la Cité du Vatican, stationnait ostensiblement devant le salon d'honneur de l'aéroport. En vertu des trente pages de l'Instruction pontificale sur le Droit de l'Homme à l'information, trois prélats de la Secrétairerie d'État assuraient les personnes présentes que le Primat de Hongrie monterait dans cette voiture. Pendant ce temps, le cardinal Mindszenty arrivait au Vatican où Paul VI l'accueillait dans la « tour Jean XXIII » et restait dix minutes avec lui.
Dès que la nouvelle fut connue, l'émotion fut considérable dans le monde. A Washington, ce même 28 septembre, le porte-parole du Département d'État, M. Charles Bray, déclarait que « *les États-Unis n'avaient joué aucun rôle actif *» dans les négociations engagées entre le Saint-Siège et la République hongroise sur le sort du cardinal. « *Nous avons été informés d'une façon générale de la nature des discussions *», dit M. Bray, rappelant que le cardinal s'était réfugié le 4 novembre 1956 à la légation des États-Unis (élevée depuis au rang d'ambassade). Mgr Mindszenty « *a obtenu le droit d'asile pour des raisons humanitaires, car il apparaissait que sa liberté et sa vie étaient en danger imminent. Le gouvernement américain est heureux d'avoir pu lui prêter assistance *», a conclu le porte-parole du Département d'État.
A Moscou, la nouvelle était accueillie avec un sentiment de satisfaction devant « *la liquidation de ce trop long contentieux *». Liquidation était le mot. Toutefois, les commentaires se bornaient là : Moscou a toujours feint de croire que le sort du cardinal ne dépendait que de lui ou de la Hongrie.
347:157
Radio-Budapest était plus prolixe et moins hypocrite. Sitôt l'arrivée du cardinal à Rome et sa prise en charge par Mgr Villot, la radio hongroise précisait que le départ de Mgr Mindszenty après « *quinze années d'exil volontaire *», était la « *solution honorable *» résultant de négociations entre le Saint-Siège et le gouvernement hongrois. C'est, en effet, le 16 avril dernier que le ministre des Affaires étrangères de Hongrie, Janosz Peter, était reçu en audience par Paul VI. Les deux interlocuteurs examinaient les rapports entre l'Église et l'État en Hongrie, lesquels étaient -- et sont toujours, jusqu'à plus ample informé -- fort mauvais. Recevant en octobre 1970 M. Joseph Prantner, directeur du Bureau des Affaires ecclésiastiques et secrétaire d'État auprès du Premier ministre de la République populaire de Hongrie, Mgr Casaroli lui faisait remarquer que « *le gouvernement de Budapest n'a pas tenu ses promesses faites lors de l'accord partiel de 1964 : la liberté de l'enseignement du catéchisme, la restitution des droits et des libertés aux religieux, la révocation des décrets-lois sur la dissolution des associations religieuses, la liberté totale pour les évêques dans le gouvernement et l'administration de leurs diocèses et dans leurs contacts avec Rome, la liberté normale pour les publications religieuses, etc. *» Mgr Casaroli demandait également des explications sur les « *arrestations de prêtres sans preuve aucune de leur culpabilité et leur maintien en prison, ou sous surveillance policière, sans aucun jugement de tribunaux *». Quant au plus illustre de ces prisonniers, le cardinal Mindszenty, Mgr Casaroli précisait à son interlocuteur hongrois que le Saint-Siège n'avait « *ni l'intention de convaincre le cardinal de présenter sa démission, ni de le relever de ses fonctions, ni de le transférer à d'autres charges, notamment à la Curie Romaine, sans son consentement donné librement *». (LA CROIX, 19 mars 1971.)
Une mission officieuse en Hongrie en septembre 1966, de Mgr Etchegaray, alors secrétaire de la Conférence épiscopale française (depuis, archevêque de Marseille), n'avait pas eu plus de succès. Interrogé sept mois plus tard, au cours d'une conférence de presse sur cette étrange mission, Mgr Vallaine, porte-parole du Vatican, répondit que le séjour de Mgr Etchegaray en Hongrie n'avait rien d'extraordinaire : « *Mgr Etchegaray est le responsable du Secrétariat de liaison entre les Conférences épiscopales d'Europe. C'est en cette qualité que, dès septembre 1966, il a été invité à un voyage en Hongrie par Mgr Brezanoczy, secrétaire de la Conférence épiscopale maggare. *» (LA CROIX, 16-17 avril 1967.)
348:157
Le communiqué publié par L'OSSERVATORE ROMANO du 28 septembre, soulignait que « *le Saint-Siège a toujours respecté scrupuleusement la décision du cardinal de ne pas abandonner son refuge et son pays... La position du cardinal n'a pas été subordonnée par le Saint-Siège aux négociations entreprises depuis quelques années avec le gouvernement de la République populaire hongroise *».
Au même moment, Radio-Budapest affirmait exactement le contraire : « *L'arrivée du cardinal à Rome après quinze années d'exil volontaire à l'ambassade des États-Unis à Budapest, est le résultat d'un accord négocié entre le Vatican et le gouvernement hongrois. *»
Ces négociations, qui traînaient depuis « quelques années » ont vraisemblablement abouti à un accord lors de la visite au Vatican de M. Janosz Peter, ministre des Affaires étrangères de Hongrie, le 1^er^ avril dernier. La presse italienne remarquait malignement à cette occasion que le Pape trouvait en M. Peter un interlocuteur averti : celui-ci est, en effet, diplômé de théologie et fut, jusqu'en 1953, doyen de l'Église Réformée de Debreczen.
Il faut bien dire qu'entre les deux versions, celle du Saint-Siège affirmant que le départ du cardinal n'avait aucun rapport avec des négociations, et celle de la radio hongroise précisant que ce départ était le résultat de négociations, la presse italienne et la presse autrichienne ont opté pour la version hongroise. Horresco referens ! Le Saint-Siège apparaît comme plus menteur que le gouvernement d'une République populaire !
A Vienne, où l'on suivait les événements avec attention, les milieux bien informés déclaraient sans ambages que le « départ inattendu » du cardinal était le résultat de négociations récentes entre le Vatican et le gouvernement hongrois. Sur ces « négociations récentes », les mêmes milieux donnaient les précisions suivantes : depuis l'audience accordée le 1^er^ avril 1971 par le Pape à M. Janosz Peter, Mgr Giovanni Cheli, spécialiste de l'Est à la Secrétairerie d'État, a eu des entretiens en mai avec des représentants du gouvernement hongrois et, plus récemment, du 6 au 9 septembre à Budapest.
Quant à la presse italienne, moins tenue à la prudence que la presse autrichienne, elle publiait son sentiment dès les premières éditions du 29 septembre. Le MESSAGERO, journal pourtant modéré, titrait : « Quand les héros gênent » et poursuivait en première page : « *C'est la raison d'État qui a triomphé et la diplomatie qui nie les réalités humaines *». L'AVANTI, journal socialiste, titrait lui aussi en première page :
« *Le cardinal Mindszenty a accueilli l'invitation ferme de Paul VI à revenir sur ses positions. *» Quant à L'UNITA, journal communiste, elle résumait l'événement en deux lignes « *Fin de l'histoire politique d'un protagoniste de la guerre froide : Mindszenty est arrivé au Vatican. *»
349:157
D'ailleurs, si L'OSSERVATORE ROMANO niait que le départ du cardinal était le résultat de négociations avec le gouvernement hongrois, il précisait dans son numéro du 28 septembre, que c'était à la demande expresse du Souverain Pontife, « *vivement angoissé de son état de santé que le cardinal *», avait enfin consenti à quitter la Hongrie. (Les angoisses du Pape deviennent la tarte à la crème de la presse mondiale, à commencer par L'OSSERVATORE ROMANO lui-même). L'organe du Saint-Siège publiait le texte de la lettre que le cardinal Mindszenty avait envoyé à Paul VI :
« *Ayant pesé au fond de ma conscience les devoirs inhérents à ma dignité d'évêque et de cardinal, je me suis décidé -- aussi comme preuve de mon amour sans limite pour l'Église -- à quitter le siège de la représentation diplomatique des États-Unis.*
*Je désire passer le reste de ma vie en Hongrie, parmi mon peuple que j'aime tant, sans que me préoccupent les circonstances externes qui m'attendent. Mais, si cela se trouvait impossible à cause des passions excitées contre moi, ou de considérations supérieures de la part de l'Église, j'accepterais ce qui constituerait la croix peut-être la plus pesante de ma vie. Je suis prêt à dire adieu à ma patrie aimée, pour continuer, en exil, une vie de prière et de pénitence.*
*Je dépose humblement mon sacrifice aux pieds de Votre Sainteté, persuadé, comme je le suis, que le sacrifice le plus lourd demandé à quelqu'un, devient léger dès lors qu'il s'agit du service de Dieu et du bien de l'Église. *»
Le cardinal Mindszenty ne pouvait dire plus clairement qu'il voulait passer le reste de sa vie en Hongrie et qu'il s'était résigné à obéir à un ordre du Souverain Pontife. Il n'y a plus que le cardinal Mindszenty à être obéissant, dans l'Église.
#### L'ouverture de l'Église au communisme
De Louis Salleron, dans l'hebdomadaire *Carrefour* du 22 septembre :
Maintenant, c'est clair. L'Église de France invite les catholiques français à réserver un bon accueil au communisme, parce qu'il est le régime politique que l'Histoire nous impose et parce que c'est un excellent régime.
350:157
Si nous éprouvions encore quelques doutes à ce sujet, l'interview de Mgr Matagrin dans *La Vie Catholique* (n° 1361, du 8 au 14 septembre 1971) se charge de les lever.
La lettre de Paul VI au cardinal Roy, *Octogesima adveniens*, du 14 mai 1971, pouvait être diversement interprétée. Nous en possédons désormais une interprétation qu'on peut qualifier d'officielle.
D'abord parce qu'elle est donnée à *La Vie Catholique*, dont le directeur M. Georges Hourdin, nous rappelle qu'elle est, « *avec plus de deux millions de lecteurs, un des périodiques les plus importants de France *» (vendu dans les églises avec la bénédiction de l'épiscopat).
Ensuite parce que, toujours selon M. Hourdin, Mgr Matagrin est « *l'évêque le plus qualifié *» pour donner aux lecteurs de *La Vie Catholique* les « *commentaires autorisés *» qu'appelle la lettre de Paul VI.
(Pourquoi Mgr Matagrin est-il « *l'évêque le plus qualifié *» pour cette besogne ? M. Hourdin ne nous le dit pas. Mais on peut lui faire confiance. Il sait de quoi il parle. Aussi bien un évêque qui introduit le communisme dans le panthéon postconciliaire révèle du même coup sa qualification. En vertu de la « solidarité » et de la « corresponsabilité » collégiale, il engage tous les évêques de France, certainement heureux que le plus qualifié d'entre eux se soit chargé de dire sans fard les nouvelles vérités qui leur auraient peut-être un peu brûlé la langue.)
Politique d'abord
La couverture de *La Vie Catholique* résume d'abord avec une franche simplicité la lettre de Paul VI et nous laisse pressentir les riches commentaires que ses pages intérieures vont nous en donner, en titrant : « *Paul VI invite les chrétiens à la politique. *»
J'avais pour ma part, été plus timide. Paul VI, en effet, invite les chrétiens à « *l'action *». Il précise que « *la politique est une manière exigeante -- mais non la seule -- de vivre l'engagement chrétien au service des autres *». Par scrupule, j'avais noté cette nuance. J'avais eu tort. Il ne faut pas raffiner. Ce qui ressort de la lettre du pape, c'est bien une invitation à la politique. Tout le monde l'a compris ainsi. Une petite phrase de sauvegarde n'est là qu'à toutes fins utiles, mais sur le moment elle ne fait pas obstacle à l'idée majeure qu'on veut propager. L'idée majeure, incontestablement, était l'invitation à la politique.
351:157
Si j'avais des manières aussi rondes que *La Vie Catholique,* j'intitulerais cet article : « *Mgr Matagrin invite les catholiques au communisme. *» Ce serait non moins exact. C'est bien l'idée que Mgr Matagrin veut propager. Mais de même que Paul VI ne disait pas « il n'y a qu'une forme d'action qui est l'action politique », Mgr Matagrin ne dit pas « il n'y a qu'un régime valable qui est le régime communiste ». Pour aujourd'hui, il se contente de dire : le communisme est un régime comme les autres ; on peut donc être chrétien et communiste.
Christianisme et Communisme\
selon Mgr Matagrin
*La Vie Catholique* a posé la question à Mgr Matagrin « *Un chrétien peut-il adhérer à un parti communiste ? *» Mgr Matagrin examine d'abord le cas des chrétiens vivant en régime communiste, puis il passe au problème général des rapports du christianisme et du communisme :
« *Comme le Concile, la lettre* \[*de Paul VI*\] *rappelle l'impossibilité de concilier l'athéisme du marxisme et la Foi en Jésus-Christ. *»
(Vous avez compris : non pas « le marxisme » mais « l'athéisme du marxisme ».)
Mgr Matagrin continue :
« *Il faut dire* CEPENDANT *qu'il y a une rupture très nette avec l'attitude de condamnation pure et simple du communisme. *» (Première nouvelle. Mais pour Mgr Matagrin, c'est une évidence). « *Il y a un essai de jugement porté sur les différents courants marxistes actuels. Cela est dû à l'évolution du marxisme, à son éclatement en courants divers. *»
Mgr. Matagrin parle équivalemment du « marxisme » et du « communisme » (lequel peut être « marxiste », ou « marxiste-léniniste », ou « marxiste-léniniste-stalinien », ou « marxiste-maoïste », etc.) Puisqu'il simplifie les choses, acceptons la simplification. Les « courants marxistes actuels », quels qu'ils soient, sont marxistes, et à ce titre radicalement anti-chrétiens.
Si le Concile et Paul VI rappellent « *l'impossibilité de concilier l'athéisme du marxisme et la Foi en Jésus-Christ *», où Mgr Matagrin voit-il une possibilité de conciliation ? Connaît-il des « courants marxistes actuels » qui ne soient pas athées ? Et si, l'athéisme lui paraît un obstacle insignifiant pour un chrétien, peut-il nous dire ce qui, dans la philosophie du marxisme, ou dans sa doctrine politique et économique, lui paraît digne de l'adhésion du chrétien ?
352:157
« *Il n'est plus question de l'excommunication des chrétiens qui adhèrent au communisme. *»
Mgr Matagrin veut-il dire que l'excommunication a été levée par un texte ? Alors qu'il le montre ! Ou bien veut-il dire simplement que l'Église renonce à invoquer cette excommunication parce que l'arme est désormais sans efficacité ? Hélas c'est vrai. Mais cela signifie simplement que le communisme étend sa victoire jusque dans les rangs du christianisme et qu'il faut donc trouver d'autres moyens de le combattre. Or, le sens de la phrase de Mgr Matagrin est clair. Ce n'est pas : « Il n'est plus question de l'excommunication des chrétiens qui adhèrent au communisme, *parce que cette mesure est aujourd'hui sans effet *» mais « *parce que cette mesure serait aujourd'hui injuste, étant mal fondée. *» Tous les lecteurs de *La Vie Catholique* l'auront compris ainsi ; et c'est bien en effet l'idée de Mgr Matagrin qui va bientôt la préciser.
« *L'Église de Vatican II se veut attentive à l'action de l'Esprit Saint partout où il agit. Au nom de quoi l'Église refuserait-elle d'être accueillante, soit à des chrétiens qui, pour des motifs politiques, ont adhéré à une organisation communiste sans cesser de croire en Jésus-Christ, soit à des communistes qui ont conservé ou découvert la Foi ? La lettre ne dit nulle part qu'il est impossible à un chrétien d'être communiste ou à un communiste d'être chrétien, mais elle demande à tous d'être lucides pour discerner l'acceptable de l'inacceptable à partir de la lumière de la Foi, qui doit jouer, ici, comme ailleurs, un rôle critique. *»
Il y a mille manières pour l'Église d'être « accueillante » aux chrétiens qui déraillent. L'Église dit où est la vérité et où est le bien, elle dit ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire pour suivre l'Évangile. Quand un chrétien s'écarte de son enseignement, elle le lui rappelle et lui pardonne. Mais quand le chrétien tient fermement pour vérité ce qui est erreur, et quand il persévère obstinément dans une voie interdite et sans issue, l'Église ne peut qu'enregistrer son choix, en le déclarant, s'il y a lieu, hérétique, ou schismatique, ou pécheur public.
S'il s'agit d'une erreur très répandue, l'Église peut être très indulgente aux individus, mais elle rappelle inlassablement la vérité, tant pour préserver ceux qui n'ont pas succombé à l'erreur que pour aider au retour de ceux qui en sont les victimes.
L'idée de Mgr Matagrin, c'est évidemment qu'un christianisme *mou* peut parfaitement s'accommoder d'un communisme *mou*. Mais on ne préserve la masse des *mous* que par la Foi des *durs*. A cet égard, il est absolument certain que jamais un chrétien convaincu et militant ne pourra être un communiste convaincu et militant -- et réciproquement.
353:157
Mgr Matagrin pense qu'il y a des chrétiens « *qui, pour des motifs politiques, ont adhéré à une organisation communiste sans cesser de croire en Jésus-Christ *».
Dans la meilleure hypothèse, il ne peut s'agir que de chrétiens dont la Foi est peu éclairée et sans doute peu vigoureuse, et qui croient trouver dans une « organisation communiste » un instrument efficace de défense de leurs intérêts, alors qu'ils ignorent complètement ce qu'est le communisme et ce que sont les buts qu'il vise.
Quant aux communistes qui ont « conservé », et à plus forte raison qui ont « découvert » la foi, on aimerait connaître ceux qui sont restés communistes, je connais pour ma part plusieurs communistes qui sont devenus chrétiens. Comme ils étaient des *militants communistes*, parfaitement avertis de la doctrine et de la pratique de leur parti, le jour où ils sont devenus chrétiens ils ont *totalement répudié le communisme* où ils ont vu, ce qu'il est en effet, le contraire même du christianisme.
Dans *Divini Redemptoris* (19 mars 1937), Pie XI ne nous dit pas seulement que le communisme est « *intrinsèquement pervers *», il explique pourquoi en long et en large. Une de ses meilleures formules est la suivante : « la doctrine communiste (...) a pour moteur une CONTREFAÇON DE LA RÉDEMPTION DES HUMBLES » (§ 8). Or, on n'a pas de peine à discerner que quand des chrétiens cèdent à la propagande communiste pour d'autres raisons que des intérêts de classe, c'est parce qu'ils se laissent séduire par la « contrefaçon » du christianisme. Ils croient y trouver un souci de justice et d'attention portée aux plus déshérités. C'est donc sur cette erreur que devrait porter l'enseignement d'un évêque.
Ou bien, en effet, un évêque se place au point de vue de la foi et de la doctrine et il ne peut dire aux chrétiens que ceci : « Vous prétendez être *consciemment* catholiques et communistes. C'est comme si vous prétendiez être *consciemment* catholiques et musulmans, ou bouddhistes, ou même protestants. Il y a un credo catholique et un credo communiste. Ils sont totalement incompatibles, étant radicalement opposés. Vous devez donc choisir. »
Ou bien l'évêque se place au niveau de l'opinion publique et de la confusion, où vivent la plupart des hommes, tant dans le domaine des idées que dans celui de l'action, et il ne peut dire aux chrétiens que ceci : « Certains d'entre vous croient pouvoir être à la fois communistes et chrétiens. Je veux bien ne pas leur fermer l'Église tant que leur bonne foi est dupe d'une illusion. Mais cette illusion est le fruit d'une ignorance qu'ils doivent surmonter. S'ils pensent à leurs intérêts matériels, qu'ils s'instruisent donc du niveau de vie et de liberté qui existe, pour les travailleurs, dans les régimes communistes, et qu'ils le comparent à celui du pays où ils vivent. Ils seront édifiés.
354:157
Mais si c'est un idéal qui les porte au communisme parce qu'on ne leur parle que de « justice » et de « paix » dans les organisations auxquelles ils adhèrent, qu'ils examinent, là encore, la réalité. Ils verront, pour le moins, autant d'injustice et de violence qu'ailleurs dans le régime auquel ils aspirent. Et ils ne trouveront pas le moyen de s'en évader car c'est par une dictature impitoyable que règnent la justice communiste et la paix communiste. Quant à leur christianisme, s'ils y sont vraiment attachés, qu'ils sachent bien qu'aucun régime communiste ne l'admettra jamais en droit et qu'il ne le respectera en fait que si, comme en Pologne, les chrétiens sont assez forts, assez nombreux et assez croyants pour ne jamais incliner leur foi devant les exigences du parti et du gouvernement. Alors qu'ils ne s'affaiblissent pas dès maintenant et qu'ils n'affaiblissent pas leur foi par une adhésion contre nature à des organisations communistes. C'est le seul moyen sûr de sauver leur christianisme et de sauver les idéaux de liberté, de justice et de paix qui leur sont chers. »
Au lieu de cela, Mgr Matagrin dit qu'il ne voit pas l'impossibilité pour un chrétien d'être communiste. Simplement, le chrétien doit savoir discerner, dans le communisme, ce qui est « acceptable » et ce qui est « inacceptable ». Il s'explique :
« *Ce qui est inacceptable, c'est, par exemple, d'ériger la lutte de classes en théorie. Qu'il y ait un conflit de classe en régime capitaliste, c'est un fait... Il légitime le combat des travailleurs pour la justice. Ce qui est inacceptable, c'est de voir, dans la lutte des classes, le seul facteur de progrès dans l'histoire alors qu'il y en a d'autres : le droit, l'amour. *»
C'est toujours le même procédé. On commence par dire que le communisme est inconciliable avec le christianisme. Mais c'est en théorie. En pratique, rien n'interdit à un chrétien d'être communiste. De même la lutte des classes est inacceptable. Mais c'est en théorie. En pratique, c'est l'inverse : 1) la lutte des classes est *un fait* (en régime capitaliste, s'entend ; pas ailleurs) ; 2) ce fait *légitime* le combat des travailleurs *pour la justice *; 3) il n'est pas seul...
Ce dernier point est évidemment le plus admirable. Il faut s'en pénétrer : « *Ce qui est inacceptable, c'est de voir, dans la lutte des classes, le* SEUL *facteur du* PROGRES *dans l'*HISTOIRE*, alors qu'*IL Y EN A D'AUTRES *: le droit, l'amour. *»
On n'en finirait pas d'analyser ce texte.
Premièrement, un critère : *l'histoire*. Non pas le vrai, le beau ou le bien. Non. L'histoire.
Deuxièmement : *le progrès dans l'histoire*. Le progrès de quoi. ? Le progrès du vrai ou du faux ? du bien ou du mal ? de la vertu ou du vice ? de la liberté ou de la tyrannie ? du christianisme ou du paganisme ? Le *progrès*. Cela suffit.
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Troisièmement : la *lutte des classes*, qui n'est pas le *seul* facteur de progrès. Si la lutte des classes n'est pas le *seul* facteur de progrès, c'est qu'elle en est un, et vraisemblablement le principal puisqu'il est nécessaire de préciser qu'il n'est pas le seul. Qu'est-ce donc que cette merveilleuse lutte des classes ? Eh ! bien, voyons, tout le monde le sait. Il n'y en a qu'une : c'est la lutte des classes marxiste, celle qui dresse la classe du prolétariat contre ses exploiteurs -- en régime capitaliste. Car il n'y a plus d'exploiteurs, ni de prolétariat, en régime communiste. Cette lutte des classes, elle est bonne, parce qu'elle est un *fait* de *l'histoire*. Certes il y a le *droit*, et *l'amour*. Ce sont aussi des facteurs de progrès dans l'histoire, mais seconds, car ils sont *spirituels*, ou procèdent de *l'esprit*, tandis que la lutte des classes s'enracine dans la matière, conformément au matérialisme dialectique.
La « vraie démocratie »
Vous oubliez la suite, me diront les avocats de Mgr Matagrin. Citons donc la suite :
« *Autre exemple de ce qui est inacceptable : le parti unique et la dictature du prolétariat. La pierre de touche d'une vraie démocratie, c'est qu'il y ait plusieurs partis, c'est que l'opposition puisse librement s'exprimer et c'est que le parti au pouvoir accepte le verdict des élections *».
Nous voici donc entrés dans la contradiction à perpétuité. Selon Mgr Matagrin, il y aurait un régime politique qui serait celui que l'Église reconnaît comme sien : la « vraie démocratie ». Ce régime serait celui de la liberté totale. Fort bien. Mais ce régime se réclame d'une idéologie, qui s'appelle libéralisme, et dont Mgr Matagrin condamne l'idéologie à l'égal de celle du marxisme -- avec Paul VI, d'ailleurs, et la tradition.
D'autre part, un régime qui refuserait le droit d'exister au parti communiste serait également condamnable aux yeux de Mgr Matagrin.
Alors quel est le régime de son rêve ?
Ne nous faisons pas d'illusion : quand on joue indéfiniment avec les mots de façon à pouvoir se défendre en arguant « qu'on n'a pas dit cela », « qu'on vous fait dire cela », « qu'on oublie soigneusement de mentionner qu'on a dit cela », etc., c'est pour entretenir une confusion destinée à faire passer une idée sans annoncer la couleur.
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En l'espèce, reconnaissons que Mgr Matagrin a été assez clair. S'il n'a pas dit qu'il invitait les chrétiens à s'engager en foule dans les rangs du parti communiste, il leur a dit du moins de manière explicite qu'on *peut parfaitement être chrétien et communiste*, et que *l'Église n'y voit aucun inconvénient*.
Les « 2 millions de lecteurs » de *La Vie Catholique* auront retenu du pape l'enseignement «* Faites de la politique *», et de l'évêque «* militez où vous voulez, et en particulier au parti communiste si cela vous fait plaisir *».
Dans quinze jours, Mgr Matagrin sera au Synode, où il défendra, au nom de l'épiscopat français, les idées dont il a donné la primeur à *La Vie Catholique*. Il est « le plus qualifié ».
Voilà plus d'un demi-siècle, que Léon Bloy mourant disait « *j'attends les cosaques et le Saint Esprit *». Au même moment, la Sainte Vierge apparaissait aux petits bergers de Fatima, demandant qu'on prie pour la conversion de la Russie.
L'immense remue-ménage dont nous sommes actuellement témoins pour l'unité de l'Europe sous l'égide du communisme montre que les choix sont proches.
C'est le moment, pour les catholiques, de relire Pascal : « *Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu par l'orage, lorsqu'on est assuré qu'il ne périra point... Bel état de l'Église quand elle n'est plus soutenue que de Dieu *».
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Annonces et rappels
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### Le calendrier de novembre
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Notre calendrier
On a bien compris, du moins nous l'espérons, que si un saint ou une fête sont simplement mentionnés, sans aucune explication ni aucun commentaire, ce n'est pas que nous voudrions insinuer sa moindre importance. C'est simplement que nous n'avons pas encore mis au point sa notice. Nous allons au plus pressé, insistant en général davantage ou d'abord sur ce qui est le plus menacé de disparition ou d'oubli.
Dans d'autres cas, c'est simplement l'état de nos travaux qui explique qu'une fête fasse l'objet d'un plus ample développement qu'une autre.
Ce calendrier, nous l'avons commencé très modestement en décembre 1970, dans notre numéro 148. On peut constater qu'il a déjà grandi. S'il plaît à Dieu, nous le complèterons peu à peu chaque année.
Nous recommandons à nos lecteurs de *le conserver* certaines notices de plusieurs pages (comme celle de notre numéro 156 sur Lépante : pages 281-290), nous ne les reproduirons pas forcément chaque année, mais nous renverrons au numéro où elles ont paru.
-- Lundi 1^er^ novembre : *Toussaint.*
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« Le premier jour de novembre on célèbre la fête de tous les Saints. L'Église a institué cette fête :
1° pour louer et remercier le Seigneur d'avoir sanctifié ses serviteurs sur la terre et de les avoir couronnés de gloire dans le ciel ;
2° pour honorer en ce jour même les Saints qui n'ont pas une fête particulière dans l'année ;
3° pour nous procurer de plus grandes grâces par la multiplication des intercesseurs ;
4° pour réparer en ce jour les manquements que nous avons commis au cours de l'année dans les fêtes particulières des Saints ;
5° pour nous exciter davantage à la vertu par les exemples de tant de Saints de tout âge, de toute condition et de tout sexe, et par le souvenir des récompenses dont ils jouissent dans le ciel.
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« Nous devons nous animer à imiter les Saints en considérant qu'ils étaient faibles et fragiles comme nous et sujets aux mêmes passions ; que, fortifiés par la grâce divine, ils se sont faits saints par des moyens dont nous pouvons user nous-mêmes ; et que, par les mérites de Jésus-Christ, nous est promise à nous aussi la même gloire dont ils jouissent maintenant dans le Paradis.
« On célèbre la fête de tous les Saints avec une grande solennité parce qu'elle embrasse toutes les autres fêtes qui, dans l'année, se célèbrent en l'honneur des Saints, et qu'elle est la figure de la fête éternelle du ciel.
« Pour célébrer dignement la fête de la Toussaint nous devons :
1° louer et glorifier le Seigneur pour les grâces qu'il a faites à ses serviteurs, et le prier de vouloir bien nous les accorder à nous-mêmes ;
2° honorer tous les Saints comme les amis de Dieu et invoquer avec plus de confiance leur protection ;
3° nous proposer d'imiter leur exemple pour être un jour associés à leur gloire. »
-- Mardi 2 novembre : *commémoration de tous les fidèles défunts.*
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« Après la fête de tous les saints, l'Église fait la commémoration de tous les fidèles défunts qui sont en purgatoire, parce qu'il est convenable que l'Église militante, après avoir honoré et invoqué dans une fête générale et solennelle le patronage de l'Église triomphante, vienne au secours de l'Église souffrante par un suffrage général et solennel.
« Nous pouvons venir au secours des âmes des fidèles défunts par les prières, les aumônes et toutes les autres bonnes œuvres, mais surtout par le saint sacrifice de la Messe.
« Au jour de la commémoration des fidèles défunts, nous devons appliquer nos suffrages ([^111]) non seulement pour les âmes de nos parents, amis et bienfaiteurs, mais aussi pour toutes les autres qui se trouvent en purgatoire.
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« De la commémoration de tous les fidèles défunts nous devons retirer ce fruit : 1° penser que nous aussi nous devrons mourir bientôt et nous présenter au tribunal de Dieu pour lui rendre compte de toute notre vie ; 2° concevoir une grande horreur pour le péché en considérant avec quelle rigueur Dieu le punit dans l'autre vie, et satisfaire en celle-ci à sa justice pour les péchés commis, par les œuvres de pénitence. »
-- Mercredi 3 novembre : *saint Bénigne,* martyr à Dijon à la fin du II^e^ siècle. *Saint Austremoine,* premier évêque de Clermont en Auvergne à la fin du III^e^ siècle. *Bienheureux Pierre-François Néron,* prêtre et martyr : missionnaire M.E.P. au Tonkin, décapité près de Son-Tay en 1860. *Saint Hubert,* évêque de Liège, patron de la ville de Liège (mort en 727).
-- Jeudi 4 novembre : *saint Charles Borromée,* évêque. *Bienheureuse Françoise d'Amboise,* veuve.
-- Vendredi 5 novembre : *fête des saintes reliques* conservées dans les églises du diocèse.
Concile de Trente (25^e^ session) : « Les fidèles doivent vénérer les corps des martyrs et des autres saints qui vivent avec Jésus-Christ. Ils furent en effet ses membres vivants et le temple de l'Esprit Saint ; et Jésus doit les ressusciter pour la vie éternelle et pour la gloire. Dieu accorde par eux beaucoup de bienfaits.
-- Samedi 6 novembre : *dédicace des églises consacrées* du diocèse.
Par un rescrit du 14 janvier 1914, saint Pie X a fixé au 6 novembre, pour la France entière, la célébration de l'anniversaire de la dédicace de toutes les églises, à l'exception des églises métropolitaines ou cathédrales ([^112]) dont l'anniversaire de consécration se célèbre à sa date précise.
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« La fête de la dédicace est instituée pour célébrer le souvenir de la consécration des cathédrales et des autres églises solennellement consacrées.
« La dédicace des églises est une cérémonie très solennelle par laquelle l'évêque consacre au culte de Dieu les édifices que nous appelons églises, et ainsi les soustrait à tout usage profane, les convertissant en maisons de Dieu et lieux de prière. « La dédicace des églises se fait avec solennité :
1° pour inspirer aux fidèles le respect qui est dû à ces lieux saints ;
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2° pour nous rappeler que nous-mêmes ayant été, dans le baptême et la confirmation, consacrés à Dieu et étant devenus des temples vivants de l'Esprit Saint, nous devons respecter le Seigneur qui habite en nous, en gardant notre âme pure du péché et ornée des vertus chrétiennes ;
3° pour alimenter notre vénération et notre amour envers l'Église catholique qui est formée des fidèles unis dans une admirable unité, comme les pierres des temples matériels ;
4° parce que les églises sont la figure du Paradis : là, en effet, devant Jésus-Christ, nous nous unissons aux Anges et aux Saints dans la fête perpétuelle par laquelle ils rendent gloire à Dieu.
« On renouvelle chaque année le souvenir de la dédicace de l'église :
1° pour remercier Dieu du grand bienfait qu'il nous fait en daignant habiter dans nos temples, y exaucer nos prières, nous y nourrir de sa parole et nous y faire participer à ses divins sacrements ;
2° pour exciter en nous la dévotion et le respect avec lesquels nous devons, dans l'église, participer aux divins mystères.
« Pour célébrer selon l'Esprit de l'Église la fête de la dédicace nous devons :
1° prendre la résolution d'être assidus à l'église qui est une maison de prière, et de nous y tenir toujours avec une grande dévotion, adorant Dieu en esprit et en vérité ;
2° lui demander pardon des irrévérences et de toutes les fautes que nous y avons commises ;
3° penser que nous sommes le temple vivant de Dieu et tâcher de nous purifier de toute souillure et de ne jamais rien faire qui puisse être une tache pour notre âme. »
-- Dimanche 7 novembre : *vingt-troisième dimanche après la Pentecôte.*
*-- *Lundi 8 novembre : *les quatre saints couronnés,* martyrs. Sculpteurs chrétiens de Pannonie (Hongrie), martyrisés sous Dioclétien en 306 : ils avaient refusé à l'empereur de faire des statues d'idoles.
-- Mardi 9 novembre : *dédicace de l'archibasilique du Très Saint Sauveur,* ou Saint-Jean de Latran, sur le mont Cœlius (l'une des « sept collines » de Rome).
C'est l'anniversaire officiel de la naissance du « constantinisme » au IV^e^ siècle, sous Constantin le Grand (empereur de 306 à 337) et les papes saint Miltiade (311-314) et saint Silvestre (314-335).
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Circonstances historiques : la victoire de Constantin sur Maxence au pont Milvius est de l'année 312 ; l'édit de Milan, qui met fin à la persécution des chrétiens ([^113]), est de l'année 313.
A ceux qui nient la conversion de Constantin, Duchesne a décisivement répondu ([^114]) :
« Constantin aborda la guerre contre Maxence et spécialement la rencontre du pont Milvius avec l'idée hautement manifestée qu'il était sous la protection du Dieu des chrétiens, et depuis lors il parla et agit toujours, dans les choses religieuses, en croyant convaincu. Le monogramme du Christ peint sur les boucliers des soldats, disposé au sommet des étendards militaires (labarum), bientôt gravé sur les monnaies et reproduit de mille façons diverses, donna une expression éclatante aux sentiments de l'empereur. Il y en eut bien d'autres. Quelques mois seulement après la bataille du pont Milvius, on rencontre dans son entourage intime une sorte de conseiller ecclésiastique, Hosius, évêque de Cordoue. Des lettres expédiées au nom de l'empereur, dès l'année 313, témoignent d'un vif sentiment de piété chrétienne. On ne saurait trop admirer la naïveté de certains critiques, qui abordent cette littérature impériale avec l'idée préconçue qu'un empereur ne pouvait avoir de convictions religieuses ; que des gens comme Constantin, Constance, Julien étaient au fond des libre-penseurs qui, pour les besoins de leur politique, affichaient telles ou telles opinions. Au IV^e^ siècle les libre-penseurs, s'il y en avait, étaient des oiseaux rares, dont l'existence ne saurait être présumée, ni acceptée facilement. »
Au début de l'année 313, le palais du Latran est attribué par Constantin à l'évêque de Rome, qui en fera sa demeure pendant tout le Moyen Age ([^115]) : là se tinrent les grands conciles du Latran.
La vieille demeure des Plautii Laterani (d'où le nom de Latran), plusieurs fois confisquée, faisait partie de la dot de Fausta, femme de Constantin. Dès l'automne 313, le pape saint Miltiade y tient un concile.
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On commença aussitôt la construction de la basilique : elle fut consacrée (le 9 novembre 319, 320, 323 ou 324) par le pape saint Silvestre, qui avait été le premier pontife à établir les rites à observer dans la consécration des églises et des autels. Dédiée au Saint-Sauveur, elle est l'église mère et maîtresse de toutes les églises du monde. Souvent détruite (d'abord lors du premier sac de Rome par les Vandales en 455) et aussi souvent reconstruite, elle conserve encore aujourd'hui le plan très vaste de la basilique primitive, à cinq nefs et transept accentué.
Au XIII^e^ siècle elle fut placée sous le patronage secondaire de saint Jean-Baptiste (dont le nom avait été donné dès l'origine au baptistère qui lui est adjoint) : d'où son nom de Saint-Jean de Latran.
-- Mercredi 10 novembre : *saint André Avellin*, prêtre.
-- Jeudi 11 novembre : *saint Martin*, évêque de Tours. Lecture recommandée : l'ouvrage d'Édith Delamare, Saint Martin, Mame 1960.
-- Vendredi 12 novembre : *saint Martin 1^er^* pape et martyr (649-653). Pape jusqu'en 653, déporté par l'empereur byzantin, mort en déportation en 655.
Saint Martin est devenu pape au plus fort de la crise provoquée par la défaillance du pape Honorius en face de l'hérésie du monothélisme que soutenaient le patriarche de Constantinople et l'empereur. Cette hérésie niait qu'il y ait deux volontés dans le Christ (une volonté divine et une volonté humaine) l'unité de personne réclame une seule volonté. Réponse : une seule volonté, ce serait ruiner la doctrine des deux natures, et donc ruiner le mystère de l'Incarnation. L'hérésie monothélite était en définitive une reprise subtile de l'hérésie monophysite (qui ne reconnaissait dans le Christ qu'une seule nature). La situation était pourrie par la faute du pape Honorius I^er^ (625-638) qui, dans l'équivoque, avait plus ou moins admis les formules par lesquelles le patriarche de Constantinople Sergius suggérait qu'il n'y avait qu'une volonté dans le Christ. Contre une hérésie qui se réclamait maintenant de l'autorité du pape Honorius, les successeurs d'Honorius n'avaient pas rétabli la situation : Séverin régna moins de trois mois et ne put qu'assister impuissant à la saisie du trésor pontifical par l'exarque impérial ; Jean IV régna moins de deux ans ; Théodore (642-649) fit face vaillamment ; mais il mourut en pleine discussion théologique entre Rome et Byzance, avant que rien n'ait été décisivement tranché.
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Le diacre italien Martin fut sacré Pape le 5 juillet 649. Ancien apocrisiaire ([^116]) du pape à Constantinople, il connaissait à fond les idées et les personnes en cause. Son élection au pontificat ne fut pas ratifiée par l'empereur (qui sans doute était averti de sa résolution) : d'où plus tard l'accusation de s'être emparé illégalement du siège romain. Par un coup d'audace, saint Martin I^er^ convoque un concile sans l'accord de l'empereur (qui alors était d'usage). Il y eut cinq sessions, toutes présidées par le pape, dans la basilique constantinienne du Latran, du 5 au 31 octobre 649. Les résolutions du concile, condamnant le monothélisme et affirmant les deux volontés du Christ, furent rédigées sous la forme de vingt anathématismes, communiqués par encyclique à toutes les Églises de la chrétienté et par lettre à l'empereur Constant II.
Constant II n'avait pas attendu la fin du concile pour ordonner à l'exarque de Ravenne, Olympius, de marcher sur Rome, de disperser les évêques et de s'emparer du pape mort ou vif. Olympius envoie donc un licteur assassiner le pape au moment où il donnait la communion dans l'église Sainte-Marie-Majeure mais le licteur est frappé de cécité. Ce miracle change les dispositions d'Olympius, qui cherche alors à profiter de la situation pour se rendre indépendant de Constantinople ; n'ayant pas réussi à négocier avec saint Martin, il passe en Sicile, probablement pour faire alliance avec les Arabes contre l'empereur ([^117]). Il fallut plusieurs années à Constant II pour rétablir son autorité. Dès qu'il y fut parvenu, il fit arrêter saint Martin (juin 653) sous les chefs d'inculpation de s'être emparé illégalement du pontificat, d'avoir enseigné des doctrines hérétiques et d'avoir favorisé la rébellion de l'exarque Olympius.
Saint Martin I^er^, en juillet 653, est déporté à Naxos, où il est maintenu en résidence forcée plus d'une année, logé chez un habitant de l'île ; ce délai était sans doute nécessaire à la préparation de son procès. Le 17 septembre 654 il est conduit à Constantinople, épuisé par les mauvais traitements. On commence par l'exposer sur son grabat aux insultes et aux sévices de la populace. Puis il est mis au secret pendant trois mois. Il est traduit enfin devant un tribunal dépendant de la juridiction disciplinaire du patriarche de Constantinople. Il est trop faible pour comparaître debout : on l'empêche de s'asseoir. Il est dégradé publiquement, des soldats lui arrachent ses insignes épiscopaux, puis le laissent exposé nu au froid de décembre. Ensuite il est chargé de chaînes, un carcan autour du cou, et enfermé dans la cellule des condamnés à mort.
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Après quatre-vingt-cinq jours de cette nouvelle détention, il est embarqué secrètement pour Cherson ([^118]) le 26 mars 655. Dans les lettres qu'il écrivit de Chersonèse, il se plaignait du manque de nourriture et de la barbarie des indigènes. Il mourut le 16 septembre 655. Honoré comme martyr par les Grecs et par les catholiques romains, il est fêté le 12 novembre, anniversaire de la translation de ses reliques à Rome, dans l'église Saint Martin-des-Monts.
Saint Martin avait stipulé que sa déportation ne justifiait pas l'élection d'un successeur : il voulait que pendant son absence, l'archidiacre et le primicier (chef des notaires apostoliques) soient tenus pour ses représentants légitimes. Mais le clergé romain craignait que l'empereur ne profite de la vacance du siège pour imposer un pape monothélite : aussi, dès la captivité de saint Martin à Naxos, l'Église de Rome avait élu un nouveau pape, saint Eugène I^er^ (10 août 654). Saint Martin ne protesta pas contre cette élection.
Un historien des papes a cru pouvoir arranger les choses de cette manière :
« Tant que vécut Martin, Eugène ne pouvait être tenu pour le pape légitime, mais à sa mort il lui succéda sans difficulté. » ([^119]) Au contraire Duchesne explique ([^120]) :
« Il semble qu'en ces temps-là, quand un évêque était écarté de son siège par une sentence capitale (mort, exil, relégation) ou par une mesure équivalente émanant de l'autorité séculière, le siège était considéré comme vacant. C'est dans ces conditions que l'Église romaine remplaça au III^e^ siècle Pontieu par Antéros, au VI^e^ Silvère par Vigile, au VII^e^ Martin par Eugène.
L'affaire du monothélisme ne sera terminée qu'avec le concile de Constantinople (VI^e^ concile œcuménique : 680-681), convoqué par le pape saint Agathon (mort le 10 janvier 681) et sanctionné par le pape saint Léon II. Ce concile anathématisa le pape Honorius I^er^ : « Nous anathématisons Théodore de Pharan, Sergius, Paul, Pyrrhus et Pierre de Constantinople et *avec eux Honorius, jadis évêque de Rome, qui les a suivis *». Le pape saint Léon II sanctionna l'anathème du concile et le renouvela lui-même contre le pape Honorius « qui, au lieu de purifier cette Église apostolique, a permis que l'immaculée fut maculée » ([^121]).
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Ce n'est évidemment point par rancune personnelle, par passion mauvaise ou par quelque autre mobile impur que deux saints papes et un concile œcuménique ont tenu à ce que le pape Honorius fût nommément anathématisé plus de quarante années après sa mort. C'est parce qu'aucun autre épilogue n'était possible. Il ne fallait pas que des idéologues peut-être de bonne foi puissent continuer à se réclamer et s'autoriser de l'erreur d'un pape. Confiance : dans l'Église, les fauteurs d'hérésie, fussent-ils papes, finissent toujours par être anathématisés.
-- Samedi 13 novembre : *saint Didace* (ou San Diego), religieux convers franciscain.
-- Dimanche 14 novembre : *sixième dimanche* (omis) après *l'Épiphanie*.
Les dimanches de l'Épiphanie (du 3^e^ au 6^e^) qui n'ont pas pu être célébrés au début de l'année sont renvoyés entre les deux derniers dimanches après la Pentecôte (23^e^ et 24^e^).
Cela dépend de la date de Pâques, qui est mobile entre le 22 mars et le 25 avril : le dimanche de la Septuagésime, qui est le neuvième dimanche avant Pâques, oscille entre le 18 janvier et le 22 février et peut, si Pâques est précoce, empiéter sur le temps après l'Épiphanie.
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De la même façon, le nombre des dimanches après la Pentecôte (c'est-à-dire des dimanches entre la Pentecôte et le premier dimanche de l'Avent) varie de 23 à 28 selon la date de Pâques. Le premier dimanche de l'Avent est le premier dimanche de l'année liturgique : il est, chaque année, le dimanche qui est le plus près du 30 novembre. Le dimanche qui précède le premier dimanche de l'Avent, et qui est donc le dernier dimanche de l'année liturgique, on célèbre la messe du 24^e^ dimanche après la Pentecôte (quel qu'ait été le nombre des dimanches après la Pentecôte).
Aujourd'hui donc, entre l'avant-dernier ou 23^e^ dimanche après la Pentecôte (qui était dimanche dernier) et le 24^e^ ou dernier (qui sera dimanche prochain), nous intercalons la messe du 6^e^ dimanche après l'Épiphanie qui n'avait pas pu être célébrée avant la Septuagésime.
Mais que devient la messe du 5^e^ dimanche après l'Épiphanie, qui n'avait pas été davantage célébrée cette année ?
Elle est, cette année, définitivement omise.
Voici pourquoi. Les 6 dimanches après l'Épiphanie et les 24 dimanches après la Pentecôte font un total de 30 dimanches. Quand Pâques est plus tôt, il n'y a (par exemple) que quatre dimanches après l'Épiphanie, mais il y en a 26 après la Pentecôte, et ainsi de suite. Mais il arrive assez fréquemment que le total de ces dimanches soit, au calendrier, non pas 30, mais 29 seulement. En ce cas, il y a donc une messe qui n'est pas célébrée.
\*\*\*
Les messes du 3^e^ au 6^e^ dimanche après l'Épiphanie ont les mêmes introït, graduel, alleluia, offertoire et communion : *Adorate Deum,* quand ils sont célébrés à leur place.
Quand ils sont célébrés entre le 23^e^ et le 24^e^ dimanche après la Pentecôte, ils ont les mêmes introït, graduel, alleluia, offertoire et communion que ces deux dimanches (*Dicit Dominus : Ego cogito*...).
\*\*\*
-- Lundi 15 novembre : *saint Albert le Grand,* évêque et docteur.
-- Mardi 16 novembre : *sainte Gertrude,* vierge.
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-- Mercredi 17 novembre : *saint Grégoire le Thaumaturge*, évêque. *Saint Grégoire de Tours*, évêque.
-- Jeudi 18 novembre : *dédicace des basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul* (Saint-Pierre-du-Vatican et Saint-Paul-hors-les-murs).
-- Vendredi 19 novembre : *sainte Élisabeth de Hongrie*, reine et veuve.
-- Samedi 20 novembre : *saint Félix de Valois*.
-- Dimanche 21 novembre : *vingt-quatrième dimanche après la Pentecôte*, dernier dimanche de l'année liturgique. Mémoire de la *présentation de la Sainte Vierge*.
Fête supprimée ou reportée : *saint Colomban*, abbé.
Un des maîtres de la vie monastique médiévale ([^122]). Né en Irlande vers 540. Se fait moine à Bangor, sous la conduite de saint Comgall qui avait fondé ce monastère en 558 : monachisme de style celtique aux rudes mortifications, jointes à des études approfondies. En 590, il passe sur le continent avec douze disciples afin d'y « pérégriner » : *peregrinatio pro amore Dei*. Cette pérégrination consiste à multiplier sur son chemin les fondations d'ermitages et de monastères. Le roi des Burgondes Gontran lui offre un terrain désert où il bâtit le monastère d'Annegray puis, les disciples affluant, ceux de Luxeuil et de Fontaine : tous trois dans l'arrondissement de Lure (Haute-Saône). Sauf à Luxeuil où il séjourna une vingtaine d'années, il ne fait que jeter les bases des monastères qu'il fonde au cours de ses pérégrinations. Il entre souvent en conflit avec les évêques prévaricateurs ou simoniaques, auxquels il prêche rudement une réforme intellectuelle et morale dont ils ne veulent pas ; en outre, il ne leur demande aucune autorisation pour fonder ses monastères. Il est vénéré par les foules qui accourent à ses miracles. En 610, il est expulsé de Luxeuil par la reine Brunehaut : il avait heurté son autorité et condamné les mœurs de son petit-fils Thierry. Il passe alors en Suisse puis en Italie où il fonde l'abbaye de Bobbio qui devint un des *centres* les plus actifs de la culture littéraire et théologique dans le haut Moyen Age. C'est à Bobbio qu'il meurt le 23 novembre 615.
Les abbayes fondées par lui-même ou par ses disciples sont très nombreuses en Gaule (surtout dans le Nord et l'Est) :
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Fontenelle, Jumièges, Saint-Valéry-en-Caux, Saint-Maur-des-Fossés, Jouarre, Faremoutiers, Chelles, Saint-Farou-de-Meaux, Remiremont, Marmoutiers, etc. : toute une « France colombanienne » ([^123]) en quelque sorte.
Élément essentiel de cette spiritualité : la recherche de la solitude. « Ce Celte est épris de la nature sauvage et plusieurs de ses miracles sont accomplis au bénéfice de bêtes sauvages. Mais les hommes qu'il fuyait accouraient dès que le saint était là ; autour du monastère se rassemblaient les paysans des alentours ; les ermitages eux-mêmes devenaient des centres de ralliement, tel celui de Gall, qui devint une des plus célèbres abbayes carolingiennes. Cet apostolat avait donc, comme malgré lui, un caractère paysan, arrachant au culte des divinités locales tous les *pagani* des environs et créant des communautés rurales dont le semis se reconnaît encore dans tout l'Est de la France. A ces paysans les moines de Colomban ont appris le travail des champs, qu'eux-mêmes pratiquèrent farouchement pour obéir à leur règle. » ([^124])
La règle de saint Colomban (écrite à Luxeuil) n'est pas un code de gouvernement et d'organisation de l'abbaye ; c'est une véhémente exhortation à la pénitence et à la vie ascétique. Elle comporte un *ordo* réglant la psalmodie. Il s'y ajoute un recensement détaillé de toutes les fautes possibles, et leur expiation tarifée avec la minutie et la sévérité inflexible des pénitents irlandais : « *Parler pendant le repas sans nécessité : six coups de verge*. -- *Dire* «* sien *» *un objet : six*. *-- Parler d'une voix plus haute qu'on ne fait d'ordinaire : six*, etc. »
Ainsi, le monachisme colombanien a précédé le monachisme bénédictin qui n'apparaît en France qu'après la mort de saint Colomban : en 620 Hauterive, dans le département du Tarn, est le premier monastère français qui adopte la règle de saint Benoît. A Luxeuil même, dans les années 630-637, l'abbé Waldebert tempère les rudesses de la règle colombanienne en l'associant à la règle bénédictine :
« Outre l'avantage de la discrétion, Luxeuil et les monastères qui, de plus en plus nombreux, adoptèrent cette règle composite y trouvèrent une législation sur le gouvernement de l'abbaye dont la précision manquait dans la règle du grand Irlandais et qui assura une réelle stabilité à l'institution monastique. Ce fut cette règle « de saint Benoît à la façon de Luxeuil » qui, à Solignac, à Fontenelle et ailleurs, gagnait du terrain. Mais la pratique allait y faire prédominer l'élément bénédictin sur l'inspiration colombanienne, dont la rigueur héroïque s'accommodait moins aux forces humaines. » (**121**)
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En 650, c'est le ralliement de Lérins. Puis en 672 (ou en 703 ?), l'événement spectaculaire qui va favoriser la prééminence en France de la règle bénédictine : le transfert de la plus grande partie des reliques de saint Benoît, soustraites au Mont-Cassin alors à l'abandon, et apportées au monastère de Fleury-sur-Loire qui prend le nom de Saint-Benoît-sur-Loire.
Le mouvement colombanien a eu une importance capitale spécialement en France pendant la première moitié du VI^e^ siècle ; voir saint Éloi (au 1^er^ décembre).
-- Lundi 22 novembre : *sainte Cécile*, vierge et martyre.
-- Mardi 23 novembre : *saint Clément I^er^,* pape et martyr.
-- Mercredi 24 novembre : *saint Jean de la Croix*, docteur.
-- Jeudi 25 novembre : *sainte Catherine d'Alexandrie*, vierge et martyre ; patronne des philosophes.
-- Vendredi 26 novembre : *saint Silvestre*, abbé. Dernier vendredi du mois.
-- Samedi 27 novembre : *manifestation de la Médaille miraculeuse* de la Sainte Vierge à sainte Catherine Labouré, dans la chapelle des Filles de la Charité, rue du Bac à Paris, en 1830.
-- Dimanche 28 novembre : *premier dimanche de l'Avent*.
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« Les quatre semaines qui précèdent la fête de Noël sont appelées Avent, ce qui veut dire venue, parce que pendant ce temps l'Église se dispose à célébrer dignement le souvenir de la première venue de Jésus-Christ en ce monde par sa naissance temporelle.
« L'Église, pendant l'Avent, nous propose quatre choses à considérer :
1° les promesses que Dieu avait faites de nous envoyer le Messie pour notre salut ;
2° les désirs des anciens Patriarches qui soupiraient après sa venue ;
3° la prédication de Jean-Baptiste qui exhortait le peuple à faire pénitence pour se disposer à recevoir le Messie ;
4° la venue dernière de Jésus-Christ dans sa gloire pour juger les vivants et les morts.
377:157
« Pour répondre aux intentions de l'Église pendant l'Avent, nous devons faire cinq choses :
1° méditer avec une vive foi et un ardent amour le grand bienfait de l'Incarnation du Fils de Dieu ;
2° reconnaître notre misère et le grand besoin que nous avons de Jésus-Christ ;
3° le prier instamment de venir naître et de croître spirituellement en nous par la grâce ;
4° lui préparer la voie par nos œuvres de pénitence et spécialement par la fréquentation des sacrements ;
5° penser souvent à sa dernière et terrible venue et, en vue de cet avènement, conformer notre vie à sa très sainte vie, pour pouvoir avec Lui participer à sa gloire. »
-- Lundi 29 novembre : *saint Saturnin*, évêque et martyr premier évêque de Toulouse.
-- Mardi 30 novembre : *saint André*, apôtre.
*Notre vénérée amie et collaboratrice Claude Franchet* (*Madame Henri Charlier*) *est morte au Mesnil-Saint-Loup le 14 octobre ; ses obsèques y ont été célébrées le 18 octobre.*
*André Charlier en août ; Madame Henri Charlier en octobre... Nous élèverons, bien sûr, dans cette revue, une stèle à l'un puis à l'autre, comme nous pourrons : point de départ de leur vie posthume parmi nous. Leur leçon doit être gardée et transmise : que nos lecteurs nous y aident en priant avec nous pour les morts et pour les vivants.*
============== fin du numéro 157.
[^1]: -- (1). Ayant aimé les siens qui étaient en ce monde, il les aima jusqu'à la fin (Jo. XIII, 1).
[^2]: -- (1). Voir : *Explication de la Messe* du Père oratorien Le Brun, au XVII^e^ siècle. C'est un chef-d'œuvre. La dernière édition, celle de 1949, au Cerf, est malheureusement épuisée.
[^3]: -- (1). Paru chez Desclée de Brouwer à Paris ; voir page 315 et suiv. Livre de théologie classique, utilisable dans l'ensemble par un lecteur cultivé.
[^4]: -- (2). On peut se reporter à notre *Brève Apologie pour l'Église de toujours*.
[^5]: -- (1). Texte et traduction dans *Dictionnaire de Théologie Catholique* au mot Honorius 1^er^, col. 120.
[^6]: -- (1). Ceux qui n'ont pas été arrachés à la damnation éternelle. (Voir le Hanc igitur oblationem.)
[^7]: -- (1). Comme si était en cause seulement sa personne privée de prêtre qui fait une lecture.
[^8]: -- (1). Pour rassembler dans l'unité les enfants de Dieu qui étaient dispersés.
[^9]: -- (1). Nous n'avons pas à lutter seulement contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances... (Il s'agit des puissances démoniaques) (Eph. 6, 12).
[^10]: -- (1). A vous seule, vous exterminez toutes les hérésies du fait que vous avez cru aux paroles de l'Archange Gabriel. (Office de l'Annonciation dans le Bréviaire antérieur aux récentes manipulations.)
[^11]: **\***-- Tito CASINI est « un des premiers écrivains catholiques d'Italie disait le cardinal Bacci dans sa préface à La tunique déchirée, -- lettre d'un catholique sur la réforme liturgique ». Ce livre est le seul de Tito Casini qui ait été jusqu'à présent publié en France : traduit et annoté par l'abbé Raymond Dulac, il a paru aux Nouvelles Éditions Latines en 1968 ; il est aujourd'hui encore d'un puissant intérêt et d'une grande utilité.
La présente lettre de Tito Casini a été écrite en italien et traduite par nos soins. \[encadré, page 60\]
[^12]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 121 de mars 1968 et numéro 135 de juillet-août 1969.
[^13]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 123 de mai 1968.
[^14]: -- (1). La Varende : *Don Bosco.*
[^15]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août 1971.
[^16]: -- (1). Voir *Forts dans la Foi*, numéro 19, pp. 43 à 49.
[^17]: -- (1). Cf. *Sacra virginitas*, dans ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969.
[^18]: -- (1). Plon, édit.
[^19]: -- (2). Le Seuil, édit.
[^20]: -- (3). Une première démarche fut effectuée en juillet 1940 auprès du lieutenant Weber par Maurice Tréand, Jean Catelas (fusillé par la suite) et Denise Ginollin. Mais le véritable instigateur de l'opération n'était autre que Jacques Duclos. Ce n'est que tout récemment qu'on a appris qu'une seconde tentative fut faite en automne.
[^21]: -- (4). *Physiologie du Parti communiste français* (Éditions Self, 1948).
[^22]: -- (5). *Crois de guerre pour une Grève,* p. 66.
[^23]: -- (6). *Idem, p. 66.*
[^24]: -- (7). Cf. à ce sujet *Physiologie...* p. 441. Avec le recul, on peut mesurer le travail fabuleux de Rossi dans ses principaux ouvrages, c'est-à-dire outre celui cité ci-dessus, *Les Communistes Français pendant la drôle de guerre* (Plon 1951), et *La Guerre des Papillons* (Plon 1954) pour démystifier l'attitude communiste de 1939 à 1945. Durant cette période, Rossi réussit à rassembler et à analyser une documentation prodigieuse à laquelle on peut seulement reprocher d'être trop touffue, ce qui en limite l'accès aux spécialistes. Ces révélations ont été l'objet d'un silence systématique. Lui-même, dans la préface de la « Physiologie », écrivait ceci : « J'aurais voulu le (cet ouvrage) publier, de même que les deux autres, tout de suite après la Libération, mais toutes les portes auxquelles j'ai frappé sont restées fermées. *Je me suis heurté à un barrage sans fissures... *» Il dut attendre 1948 pour rompre ce barrage, mais ses livres furent alors étouffés non seulement par les critiques communistes et sympathisants, mais par la plupart des doctes historiens frais émoulus de l'Université, saisis de panique à l'idée d'avoir le moindre ennui avec les « cocos ». Voilà ce qu'il en coûte de s'attaquer à un sujet tabou. Aujourd'hui, aucun historien sérieux ne saurait ignorer le travail effectué par Rossi, mais combien ont eu le courage de rendre hommage à ce défricheur ou même de le citer ?
[^25]: -- (8). Flammarion, édit.
[^26]: -- (9). Ces micros enregistraient aussi les séances du Bureau Politique. Les bandes magnétiques étaient ensuite transmises à Thorez en U.R.S.S. : la confiance régnait.
[^27]: -- (10). *Cf. L'Aveu.*
[^28]: -- (11). M.O.I. = « Main d'Œuvre Ouvrière Immigrée », organisation très importante rassemblant par groupe ethniques (Polonais, Italiens, Espagnols, juifs étrangers, etc.) les communistes étrangers en France. Un de ses principaux responsables fut Arthur London.
[^29]: -- (12). *Op. cit.,* p. 118.
[^30]: -- (13). *Op. cit.,* p. 86.
[^31]: -- (14). *Op. cit.,* p. 111.
[^32]: -- (15). Lecœur : *Le Partisan*, p. 205.
[^33]: -- (16). *Op. cit.,* note p. 107.
[^34]: -- (17). P.108.
[^35]: -- (18). *Idem.*
[^36]: -- (19). *Op. cit.,* p. 8.
[^37]: -- (1). *J.O., Procès du maréchal Pétain*, page 103.
[^38]: -- (2). La Cour était présidée par le président Caous, procureur général près la Cour de Cassation. Elle comprenait six magistrats (Maillejaud, Deveny, Baravaud, Lesueur, Tanon, Lemaire), le professeur de droit Ollivier-Martin et deux officiers généraux du cadre de réserve, l'amiral Herr et le général Watteau. -- Dans son livre sur le *Procès de Riom*, Maître Maurice Ribet, avocat d'un des accusés, qualifie l'amiral Herr de « mondain ». Pour qui a connu l'austérité rigide et intransigeante de l'amiral, cette erreur d'étiquette juge un livre qui est surtout un pamphlet.
[^39]: -- (1). Sous la présidence de l'ambassadeur de France Peretti della Rocca, le Conseil comprenait : MM. Audollant, prisonnier rapatrié ; Aulois, avocat à la Cour d'appel de Lyon, mutilé des deux guerres ; Drouat, capitaine de réserve, prisonnier rapatrié ; colonel Josse, sénateur, président de l'Association des décorés au péril de leur vie ; Percerou, professeur à la Faculté de Droit de Paris ; Ripert, président de section au Conseil d'État ; Vallin, député, légion d'honneur, croix de guerre 39-40.
[^40]: -- (1). Le premier président Caous. J.O., *Procès du maréchal Pétain,* page 102.
[^41]: -- (1). James DE COQUET : *Le procès de Riom,* 1945.
[^42]: -- (1). « A la veille de la guerre le réseau maçonnique colonial comprenait : 67 loges du Grand Orient, 36 loges de la Grande Loge de France, 11 loges du Droit humain, sans compter de nombreuses loges parisiennes spécialisées. » (*Revue des Documents maçonniques* de janvier 1943.)
[^43]: -- (1). FAUCHER et RICHER : *Histoire de la franc-maçonnerie en France*, page 433.
[^44]: -- (2). L'extrait suivant d'une allocution de Pierre Laval aux préfets de la zone libre le 25 septembre 1942 précise l'esprit dans lequel ces mesures ont été appliquées :
« ...Il y a des maires francs-maçons que je ne veux pas relever. Le maire de Rouen est franc-maçon et il remplit son devoir d'une manière magnifique sous les bombes... Le maire de Vitry-leFrançois est franc-maçon. Il a eu sa ville détruite deux fois. Il est encore là pour servir ses compatriotes. Je serais un mauvais Français si je leur faisais du mal.
« Il faut de la souplesse et de l'intelligence. Il faut comprendre que les maires francs-maçons qui restent attachés au vieux régime, ceux qui n'ont pas désarmé, ceux-là doivent être relevés de leurs fonctions. Liquidez-les tranquillement.
« Pour les autres, eh bien ! il y a la Commission des Dérogations. »
[^45]: -- (3). Officiellement l'Allemagne nationale-socialiste avait supprimé la franc-maçonnerie. En fait, des obédiences subsistaient et la franc-maçonnerie avait été plus épurée qu'anéantie.
[^46]: -- (4). Léon DE PONCINS : *La Franc-Maçonnerie*, Beauchesne, 1942, page 325.
[^47]: -- (1). FAUCHER et RICKER *: Histoire de la Franc-Maçonnerie en France,* page 437.
[^48]: -- (1). L'historien juif Léon Poliakov a reconnu lui-même que « le nombre des Juifs de chaque pays ne peut être évalué que très approximativement, étant donné les vastes mouvements de population de mai 1940. Ainsi on estime que, sur 90 000 Juifs belges, près de la moitié avaient quitté le pays à cette époque, venant en partie grossir le nombre des Juifs en France. » (Léon POLIAKOV : *Bréviaire de la haine*, page 201.)
[^49]: -- (2). Les naturalisations avaient été généreusement accordées, peut-être trop généreusement... S'il n'y en avait pas eu davantage, c'est que l'obligation du service militaire avait fait barrage, la plupart des étrangers n'ayant pas voulu ou pu s'y plier.
[^50]: -- (1). Terme utilisé récemment par le rabbin Josy Eisenberg pour caractériser la double filiation des Juifs, héritiers sans dichotomie de leur patrie temporelle et du judaïsme. (Voir le journal *Le Monde* du 22-23 mars 1970.)
[^51]: -- (2). Deux exemples entre beaucoup : la compagnie d'armement Dreyfus changea de nom et continua comme par le passé ; les collections artistiques de Rothschild ont été prises en charge par l'administration des Musées nationaux.
[^52]: -- (1). Jérôme CARCOPINO : *Souvenirs de sept ans*, page 370.
[^53]: -- (2). Une fois le trafic maritime rétabli avec l'Afrique du Nord après l'armistice, beaucoup de Juifs étrangers réussirent à filer avec l'accord des autorités françaises. Selon le directeur du camp des Milles, près d'Aix, où étaient internés de nombreux Juifs, « dix mille Juifs environ ont quitté la France pour l'outre-mer dans la seule année 1941 ». (Rapport Danneker du 20 juillet 1942, reproduit à la page 158 de *La persécution des Juifs en France* présentée par la France au procès de Nuremberg.) Sans l'armistice et l'existence d'une zone relativement libre, tous ces Juifs seraient sans doute morts en déportation comme beaucoup de leurs coreligionnaires.
[^54]: -- (3). Certaines rafles soulevèrent une émotion compréhensible. surtout quand on les vit s'étendre à la zone Sud, encore libre. En 1942, les Allemands ayant menacé de déporter les Juifs français de zone occupée, Pierre Laval, alors chef du gouvernement, consentit, pour les sauver, à leur livrer à la place un certain nombre de Juifs étrangers de zone Sud. Ce « marchandage »*,* comme dit Poliakov, resta ignoré et la livraison fut faite. -- Le cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, fit lire en chaire à cette occasion le 23 août 1942 dans toutes les églises un mandement dont nous extrayons le passage suivant : « ...Pourquoi sommes-nous vaincus. Seigneur, ayez pitié de nous... Dans notre diocèse des scènes d'épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Rècebedou. Les Juifs sont des hommes ; les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n'est pas permis contre eux. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres. Un chrétien ne saurait l'oublier... France, patrie bien aimée, France qui porte dans la conscience de tous les enfants la tradition du respect de la personne humaine, je n'en doute pas, tu n'es pas responsable de ces horreurs ! » Le maréchal Pétain, je le sais, ne fut pas mécontent de cette courageuse prise de position. Mais Pierre Laval convoqua le nonce pour s'en plaindre et lui déclarer qu'à son avis de telles proclamations « risquaient d'aggraver le sort des Juifs ». -- Autre tragédie navrante : dans la grande rafle de douze mille Juifs, tous apatrides, exécutée à Paris les 16 et 17 juillet 1942, les autorités d'occupation, dont certaines devaient se douter du sort final des Juifs, ne voulaient pas emmener les enfants. Par bonté de cœur et pour ne pas disperser les familles, c'est Pierre Laval qui, mis au courant, demanda que les enfants ne soient pas séparés de leurs parents...
[^55]: -- (1). Malgré la difficulté de connaître la proportion de Français parmi les déportés raciaux, une indication très intéressante est donnée dans un rapport de l'Allemand Rüthke, responsable des affaires juives en France, qui se trouve reproduit dans les documents du procès de Nuremberg (« La persécution des Juifs en France présentée par la France à Nuremberg », préfaces de René Cassin et d'Edgar Faure, page 194). D'après Rüthke, ont été déportés jusqu'au 6 mars 1943 : 49 000 Juifs, apatrides, belges, hollandais, norvégiens, estoniens, lettons, lithuaniens, luxembourgeois, bulgares, roumains, grecs, russes (blancs ou soviétiques), polonais, allemands, autrichiens, sarrois, tchécoslovaques, yougoslaves, « ainsi, ajoute-t-il, que 3 000 criminels juifs français. » Cette manière de compter montre que les juifs français n'étaient pas déportés à titre racial comme leurs coreligionnaires étrangers, mais en tant que « criminels » (c'est-à-dire sans doute membres d'un réseau actif de Résistance). On voit de plus qu'à cette époque la proportion de Français était de l'ordre de 6 %, proportion qui n'a pas dû varier beaucoup jusqu'à la fin de l'occupation, le gouvernement de Vichy ayant, par impuissance, abandonné les étrangers à la vindicte allemande pour sauver les Juifs français.
[^56]: -- (1). On lit, page 196 du *Bréviaire de la haine :* « En Belgique et en France la catégorie essentielle des privilégiés est constituée par les Juifs autochtones, ceux-ci exemptés à la suite d'un marchandage de Laval... »
[^57]: -- (1). Le lecteur curieux trouvera quelques indications intéressantes aux pages 298 et suivantes de l'ouvrage magistral de Léon POLIAKOV : *Bréviaire de la haine, le III^e^ Reich et les Juifs*. On peut y lire des phrases comme celles-ci : « ...Le problème se pose de savoir dans quelle mesure les réticences des chancelleries et du haut commandement allié ne supportent pas leur part de responsabilité dans l'échec partiel de l'Europa-Plan... Divers auteurs, des historiens juifs en particuliers, en commentant la somme de toutes ces carences ont ouvertement parlé d'antisémitisme systématique... » La diplomatie allemande ayant lancé le bruit d'un refoulement massif des Juifs en territoire allié ou neutre, un homme d'État allié s'est écrié : « Mais où allons-nous les mettre ? »..., etc.
[^58]: -- (1). L'espion n'est admis et protégé par la convention de La Haye que s'il se borne à observer et à renseigner, sans chercher lui-même à agir, en laissant le soin de combattre aux forces combattantes régulières.
[^59]: -- (2). On lit dans *l'Humanité* clandestine du 4 juillet 1940 : « Il est particulièrement réconfortant, en ce temps de malheur, de voir de nombreux travailleurs parisiens s'entretenir amicalement avec les soldats allemands soit dans la rue, soit au bistrot du coin. Bravo, camarades, continuez, même si cela ne plaît pas à certains bourgeois, aussi stupides que malfaisants. »
[^60]: -- (1). A propos de Colette, l'Humanité clandestine, n° 127, du 4 septembre 1941 écrit : « Les communistes s'inclinent devant le jeune patriote qui a exprimé la colère du peuple français. »
[^61]: -- (1). D'après l'*Histoire de la Résistance* de Henri Noguères, son vrai nom était Pierre Georges. En Espagne, il s'était fait appeler Fredo. Arrêté pendant la guerre 1939-1940, il était arrivé à étrangler, bien qu'il eut les menottes aux mains, le garde mobile qui le gardait. Ses complices le 21 août 1941 s'appelaient Gueusquin, Brustlein, Zalkinov. Promu colonel à la Libération. Tué aux armées, en service commandé, en décembre 1944*.* La biographie de Pierre Georges établie par Albert Ouzoulias dans son livre *Les Bataillons de la Jeunesse* ajoute qu'à dix-neuf ans, à la dissolution des Brigades internationales, il était déjà membre du Comité central des Jeunesses Communistes. Mais Ouzoulias ne parle pas de l'étranglement du garde mobile...
[^62]: -- (1). Le coup avait été fait par le communiste Pierre Rebière, ancien des Brigades Internationales, protégé dans sa fuite par des républicains espagnols. (Voir : Albert OUZOURIAS, *Les Bataillons de la Jeunesse,* page 143.). -- Les républicains espagnols émigrés en France à la veille de la guerre ont joué un grand rôle dans la Résistance révolutionnaire. Le 27 août 1944 il y aura des chars aux armes de la P.O.U.M. (l'association anarchiste espagnole) campés sur les Champs-Élysées à Paris.
[^63]: -- (1). Hervé LE BOTERF : *La Bretagne dans la guerre* (France-Empire), page 195.
[^64]: -- (2). L'article ci-dessous, paru dans le *Figaro* du 23 octobre 1941 sous la signature de Wladimir d'Ormesson, donne une idée de ce que pensait alors l'opinion non communiste :
« *Les nouveaux attentats criminels qui ont été commis à Nantes et à Bordeaux contre des officiers de l'armée d'occupation, les terribles représailles dont ils ont été aussitôt la conséquence -- et qui risquent d'être encore aggravées demain -- ont soulevé dans tout le pays une émotion profonde.*
« *Il n'est pas un Français qui ne réprouve de toutes ses forces ces meurtres lâches et imbéciles.*
« *Il n'est pas un Français qui ne s'incline avec respect devant ceux qui sont tombés, frappés dans le dos, dans l'exercice de leur devoir militaire, et qui n'éprouve un sentiment d'indignation et de révolte contre les misérables qui, retournant dans l'ombre où ils s'étaient cachés, font retomber sur de malheureux innocents le poids des forfaits qu'ils ont commis...*
« *Les crimes de Nantes et de Bordeaux, comme ceux récemment perpétrés à Paris, sont le fait de simples assassins. La France entière condamne et n'accepte même pas l'idée qu'il puisse s'agir là de vrais Français...*
« *Les agissements d'une poignée de malfaiteurs ne peuvent donc faire retomber sur lui* (*le pays*) *un sang dont il n'est pas coupable. *»
[^65]: -- (1). Par exemple, Robert Aron écrit à la page 513 de son *Histoire de Vichy *: « ...Les fusillades d'otages se multiplient : du 20 avril au 24 mai, 201 exécutions. » Pour être complètement objectif, il faudrait d'abord, me semble-t-il, préciser comment étaient choisis ces otages (vraisemblablement, des agents de réseaux de renseignements déjà régulièrement condamnés à mort par un tribunal allemand et en attente d'exécution). Il faudrait ensuite faire connaître qu'il y a eu pendant la même période et en grande majorité dans la zone occupée par les Allemands : 15 attentats contre les militaires allemands (5 tués, 11 blessés) ; 13 attentats contre les forces de police françaises ou contre des Français supposés « collaborateurs » ; 31 attentats sur les voies ferrées ; 54 sabotages industriels, économiques ou idéologiques. -- D'une manière générale, trop d'ouvrages sur cette époque tombent dans le travers de critiquer, souvent à juste titre, les « atrocités » allemandes *sans parler des* « *atrocités *» *parfois aussi sanglantes qui les ont provoquées*. Ils voudraient en somme que les Allemands eussent été tenus par l'armistice de ne plus faire usage de leurs armes tandis que les Français, pris individuellement, ne l'eussent pas été. C'est dans cette pétition de principe que toute une génération a été élevée depuis 1944. D'où le travers d'esprit qui consiste depuis vingt-cinq ans à monter en épingle, en Algérie, en Indochine ou ailleurs, les méfaits des forces de l'ordre sans jamais parler des crimes révolutionnaires.
[^66]: -- (1). L'O.S. (Organisation Spéciale) était l'organisation militaire du Parti communiste clandestin, fusionné à partir d'octobre 1941 avec les « bataillons de la Jeunesse » et les groupes M.O.I. (main-d'œuvre immigrée, c'est-à-dire étrangère).
[^67]: -- (1). Charles TILLON : Les F.T.P., page 379.
[^68]: -- (1). Lemaigre-Dubreuil, chef du Groupe des Cinq, quitta Alger en mai 1944 en écrivant pourquoi au général de Gaulle : « ...Nous avons vu l'esprit de parti s'étendre jusqu'à tout envahir, jusqu'à tout dominer... Nous avons vu passer au premier plan la politique intérieure et non la conduite de la guerre. Le sentiment s'est fait général que les poursuites, les épurations étaient autant de liquidations de querelles personnelles que de mesures de justice ou de sécurité... La défaite, l'armistice sont en grande partie les conséquences de la division des Français. Aggraver cette division et la perpétuer est un programme auquel nous ne pouvons nous associer. ». -- Réfugié en Espagne, Lemaigre-Dubreuil envoya copie de cette lettre au Maréchal avec « le témoignage de sa respectueuse et déférente sympathie et l'assurance de ses sentiments de haute considération ».
[^69]: -- (1). *Mémoires* du général de Gaulle, tome II, page 646.
[^70]: -- (1). Dans un discours prononcé à l'Assemblée consultative le 2 mars 1945, le général de Gaulle s'écria : « Au moment où j'arrivais à Paris le 25 août 1944, m'était remise une communication d'un représentant du maréchal Pétain. Le représentant avait, en vertu d'un ordre écrit daté du 11 août, tout pouvoir pour rechercher avec nous « une solution de nature à éviter la guerre civile ». J'ai éconduit le représentant. Messieurs, où est la guerre civile ? » Un député communiste lui demanda alors si ce représentant avait bien été arrêté, comme il se devait. « *Bien entendu *», lui fut-il répondu. Ce qui était une vantardise. (J.O. Débats, pages 265 et 273).
[^71]: -- (1). Voir Marie Delcourt, *Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l'Antiquité classique* (Faculté de Philosophie et Lettres, Liège, 1938).
[^72]: -- (1). FANON, né à la Martinique ; psychiatre ; soutien du F.L.N. en Algérie ; auteur de *Peau Noire, Masques blancs,* les *Damnés de la terre.* Mort en 1962. A magnifié le Tiers-Monde. WRIGHT MILLS sociologue, auteur de *L'Élite du pouvoir, Les Cols Blancs, L'Imagination sociologique,* parus de 1950 à 1960, publiés en français aux éditions Maspéro il a violemment critiqué les intellectuels, libéraux, défenseurs de l'ordre. Meurt en 1962.
[^73]: -- (1). I. Tim. IV, 4.
[^74]: -- (2). Is. V, 6.
[^75]: -- (3). Jér. VIII, 11.
[^76]: -- (4). Ezech. XIII, 6.
[^77]: -- (1). Bloud et Gay, 1923.
[^78]: -- (1). « Le Christ Jésus est l'image de Dieu ; mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu. »
[^79]: -- (1). Mais je me trompais en attribuant l'initiative de cette double permission à *Église de Lyon.* Le numéro de mai d'*Itinéraires*, p. 42, m'apprend qu'elle pouvait déjà se lire dans le numéro du 19 mars d'*Église et dialogue*, bulletin diocésain des huit évêchés de la région parisienne.
On peut se demander si la contradiction de cette double permission avec la décision du Conseil permanent n'aurait pas été voulue par le Conseil permanent lui-même, qui, d'un côté, pour ne pas paraître nous céder, « approuve totalement » la traduction du *Lectionnaire* et, ne disant pas qu'une autre soit permise, semble de ce chef la rendre obligatoire, mais, en même temps, sachant cette traduction mauvaise, aurait secrètement laissé les évêques autoriser dans leur diocèse la traduction de 1964, ou même les y aurait invités.
Je ne suis pas dans le secret des princes qui nous gouvernent et ne fais là qu'une hypothèse. Mais trois indices rendent ce « double jeu » vraisemblable : le note de la Commission épiscopale de liturgie révélée par le même numéro d'*Itinéraires*, pp. 35-37, d'après *Église de Fréjus et de Toulon* du 14 mars, note qui laissait déjà aux évêques le choix entre le *Lectionnaire* actuel et celui de 1964 ; le fait que la permission de recourir à la traduction de 1964 (ou même de ne pas lire du tout saint Paul) est donnée par deux membres du Conseil permanent, les cardinaux Marty et Renard ; enfin que la note du cardinal Renard est postérieure à la réunion du Conseil permanent auquel il est peu probable qu'il eût voulu s'opposer.
En fait de permission, je prends celle de juger cette sorte d'habileté misérable.
[^80]: -- (1). Pascendi dominici gregis, § 3.
[^81]: -- (1). Même le chanoine Feuillet, qui approuve *image,* ne donne pas le terme pour une traduction littérale : « J'approuve également qu'on traduise « *morphê *» par « image », ce qui demeure certes une hypothèse... » (*Le Monde,* 25.3.71, p. 28).
[^82]: -- (1). J'emploi le terme propre : deux omissions (de « puisque je ne connais point d'homme » et de l'exemple d'Élisabeth enfantant passé l'âge, parce que « rien n'est impossible à Dieu ») et une altération positive (substitution de « Que sa volonté soit faite » à « Qu'il me soit fait selon votre parole ») : Voyez *Fonds obl.,* p. 46.
[^83]: -- (2). *Marche en ma présence*, p. 207.
[^84]: -- (3). *Fonds obl.*, p. 61, où l'on passe directement de la mort sur la croix aux pèlerins d'Emmaüs.
[^85]: -- (4). *Marche en ma présence*, p. 5.
[^86]: -- (1). NOTE D'ITINÉRAIRES. -- Nous n'avons eu connaissance de cette décision de l'évêque de Clermont qu'en la lisant à cette place dans le « Journal » d'Henri Rambaud, au moment où il nous a envoyé son manuscrit : trop tard pour notre numéro de juillet. -- De quoi nous faisons reproche, amicalement mais avec insistance, à nos lecteurs du Puy de Dôme : comment se fait-il qu'aucun d'entre eux n'ait eu l'idée de nous informer ? -- Rappelons à ce propos qu'il faut nous envoyer le *numéro tout entier* d'un Bulletin diocésain dont on veut nous communiquer une ou plusieurs pages.
[^87]: -- (1). Non : cinq, pour le moins, à Annecy et à Clermont devant être ajoutés Fréjus, Nice et même Metz.
Mais peut-on dire que ces cinq évêques aient pris sur eux de rejeter la traduction officielle ? La note de la Commission épiscopale de liturgie révélée par *Église de Fréjus et de Toulon* (voir *Itinéraires* de mai 1971, p. 35) conduit à penser qu'ils ont plutôt usé d'une permission qu'il avait bien fallu concéder ; toutefois permission concédée secrètement, pour sauver la face. Il y aurait donc simplement un relâchement de la tyrannie du pouvoir central, non pas acte d'indépendance caractérisé : Dommage !
Quoi qu'il puisse y avoir à dire de certaines motivations, on n'en félicitera pas moins ces cinq évêques de ne pas avoir fait le mauvais choix.
[^88]: -- (1). Hawthorn BOOKS, Inc., 70 Fifth Avenue, New York City 10011.
[^89]: -- (1). *Op. cit.,* pp. 89-90.
[^90]: -- (1). On peut se reporter au chapitre de ce titre dans notre essai *Sur Nos Routes d'Exil, les Béatitudes* (Nouvelles Éditions Latines). Lorsque nous écrivions ce livre, voici plus die 15 pans, les attaques contre les dogmes étaient encore loin d'avoir l'universalité et la perfidie qu'elles ont depuis Vatican II. Nous pouvions esquisser quelque traits de la vie spirituelle sans avoir mis auparavant en un relief particulier les vérités dogmatiques. Nous pouvions parler du *Dieu caché* sans faire un exposé du mystère de l'Incarnation, car il était exactement connu ; le doute n'avait pas encore été insinué dans le cœur de fidèles par l'appareil moderniste, plus exactement par des prélats enfermés eux-mêmes, eux d'abord, dans l'appareil moderniste. Aujourd'hui il est pratiquement impossible d'enseigner les voies de l'humilité chrétienne si l'on ne commence par rappeler de la manière la plus ferme les grandes lignes du traité de l'Incarnation. Voilà pourquoi, sans abandonner les sujets de vie spirituelle, nous traitons le plus souvent désormais des sujets de théologie dogmatique.
[^91]: -- (2). Répétons encore que, surtout dans les temps où l'Église est trahie par l'autorité religieuse, l'une des formes les plus subtiles de la *désobéissance à Dieu,* comme l'un des sophismes les plus habituels de la fameuse recherche de la paix contemplative consiste à dire plus ou moins consciemment : *mieux vaut obéir aux hommes qu'à Dieu ;* et à ajouter encore : *puisqu'il est difficile de rendre témoignage à la foi et aux sept sacrements sans perdre la paix de l'âme, il nous est permis de capituler en y mettant les formes et nous sommes dispensés de la lutte qui fait les confesseurs* (*ou les martyrs*)*.*
[^92]: -- (1). C'est un axiome qui revient souvent dans la *Somme de théologie *: *in omnibus creatis magis est proprium non esse quam esse ; il se complète par celui-ci : qui ex nihilo facta sunt, per se ad nihilum tendunt : ce qui est fait à partir du néant tend de soi au néant.*
[^93]: -- (1). Voir St Léon Le Grand, *premier Sermon sur la Passion*. Une édition latin-français, excellente et d'un prix modéré, se trouve dans la collection Sources Chrétiennes, au Cerf, à Paris ; titre : *Léon Le Grand, Sermons, tome III*.
[^94]: -- (2). Sur *l'obéissance* du Christ dans sa Passion, nous invitons à relire le texte théologique si profond de *saint Jean Damascène,* que nous avons cité, à la suite de Dom Diepen, pages 222 et 223 du numéro d'*Itinéraires* de décembre 1969 dans notre étude : «* Et Verbum caro factum est *».
[^95]: -- (1). « Le Christ était donc en possession de l'égalité avec Dieu et il ne pensait pas que ce fût là une usurpation dont il eût à rendre compte ; c'est de son propre mouvement qu'il s'est dépouillé et qu'il a choisi l'humilité. Dieu n'avait pas à récompenser pour ce choix cet être préexistant, car il n'y avait rien à ajouter à la forme de Dieu ; mais cette nature qui avait enduré si docilement la croix devait être glorifiée. La même personne est le sujet de toutes ces vicissitudes. » (P. Lagrange, o.p. paraphrasant le passage célèbre des *Philippiens,* Revue Biblique 1936 ; cité page 6 de la Préface de la *Synopse des Quatre Évangiles* par le Père Lavergne A.P., Paris, Gabalda 1964.)
[^96]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 154 de juin 1971, pages 25 à 38 : « La déroute de la Bible de Jérusalem : comment comprendre ARPAGMOS ».
[^97]: -- (1). « Encore sans doute n'en connaissons-nous pas l'expression ultime. » Louis Salleron, dans ITINÉRAIRES, numéro 145 de juillet-août 1970, page 231. -- Voir les pages 192-197 et 207-231 de ce numéro 145 sur le modernisme du P. Léon-Dufour.
[^98]: -- (1). Paragraphe 7 et paragraphe 10 de la « Réponse au Saint-Siège de la conférence épiscopale française », publiée dans la *Documentation catholique* du 19 février 1967 (voir spécialement les explications données aux col 327 et 328). -- Commentaire détaillé dans *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines 1968), pp. 33-74.
[^99]: -- (1). Numéro 19 *de Forts dans la foi*, pp. 19 et 20 : « revue bimestrielle de catéchèse catholique » publiée 6, rue Madame à Bléré (Indre et Loire).
[^100]: -- (1). Les renseignements ci-après sont extraits du numéro cité de *La Pensée catholique.* Cette revue est « bimestrielle » (c'est-à-dire qu'elle paraît tous les deux mois) ; elle est publiée par les Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, Paris VI^e^.
[^101]: -- (1). *Reprise,* lisons-nous. Mais faut-il lire *reprise* ou *reprises ?* ou peut-être *requises ?* De toutes façons, cette précision nous paraît obscure. La voici*,* en italiques par nos soins, replacée dans son contexte : « Au sein de l'Œuvre, un noyau plus étroit en assume devant l'Église les responsabilités. Les membres qui le composent *prennent un engagement de fidélité aux exigences de vie parfaite reprise par leur Ordination sacerdotale.* L'ensemble des prêtres adhérents à l'Œuvre ne forme pas moins un seul corps, animé d'un même esprit ». (*La Pensée catholique,* numéro cité p. 9)
[^102]: -- (1). Voir l'éditorial, intitulé : « La ligne Salleron », de notre numéro 155 de juillet-août 1971.
[^103]: -- (1). Au contraire, le premier point a été vigoureusement réclamé par le sixième congrès national de l'*Una Voce* française : nous en parlons plus loin.
[^104]: -- (1). Sur cette Note pastorale, voir ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969.
[^105]: -- (1). Voir cette analyse intitulée : «* Le processus de la communion dans la main *», dans notre numéro spécial sur le Saint-Sacrifice de la Messe (numéro 146 de septembre-octobre 1970).
[^106]: -- (1). La Déclaration de l'OPUS SACERDOTALE fait d'*Ecclesiam suam* un document doctrinal de genre littéraire non précisé, mais qui ne serait pas une encyclique comme *Mysterium Fidei* ou *Humanæ vitæ*. Or tout au contraire c'*est* bien une encyclique, et ce n'est pas un document doctrinal. Par deux fois, dans sa présentation de l'encyclique et dans le texte lui-même, Paul VI a catégoriquement affirmé le caractère *non-doctrinal* de ce document. -- A quoi certains opposent qu'elle parle tout de même de questions qui par nature sont doctrinales. Mais cela même ne peut rien changer à son caractère « non doctrinal » : certains passages de l'encyclique peuvent être *matériellement* doctrinaux, ils ne le sont que matériellement, ils ne le sont pas formellement. Paul VI dans cette encyclique évoque des questions doctrinales mais il *ne les traite pas doctrinalement. -- *Il est absurde de prétendre qu'un pape pourrait faire un document doctrinal *sans en avoir la volonté*, et là même où il déclare sa volonté de n'en pas faire ! C'est pourquoi l'encyclique *Ecclesiam suam* n'est pas -- n'est pas du tout -- un document « doctrinal ». -- Autrement dit : *l'autorité doctrinale* du pape n'est pas du tout engagée dans cette encyclique, parce que l'autorité doctrinale du pape n'est engagée, dans chaque document, que dans la mesure où il le veut : elle ne peut pas l'être *sans qu'il l'ait voulu *; elle ne l'est certainement pas là où il déclare clairement qu'*il ne le veut pas*.
[^107]: -- (2). Ce que les documents de Vatican II contiennent de certainement bon *parce que manifestement conforme* aux *enseignements antérieurs* de l'Église n'aura sans doute pas besoin d'être discerné et confirmé par un acte explicite. -- Mais dans ce cas, c'est à *ces enseignements antérieurs directement* qu'il convient de se référer.
[^108]: -- (1). Une brochure de 60 pages en vente à nos bureaux : 3 F franco l'exemplaire.
[^109]: -- (1). « Revue bimestrielle », adresse postale : B.P. 174, Paris 17^e^. Le numéro cité est le numéro « 38-39 », daté de « mai-août 1971 ».
-- Rappelons que le but spécifique d'UNA VOCE, (association fondée à Paris le 19 décembre 1964) est « *la sauvegarde du latin et du chant grégorien dans la liturgie catholique *». -- A scruter attentivement le compte rendu paru dans *Una Voce* et d'autre part les formules employées dans *L'Homme nouveau* pour présenter le texte de la conférence de Marcel Clément, il ne semble pas que celui-ci soit engagé par la *motion* du congrès que nous reproduisons : « Conférence prononcée par Marcel Clément le 5 juin 1971 à Versailles, *à l'occasion* du congrès Una Voce » (c'est nous qui soulignons), dit *L'Homme nouveau* du 15 août, page 6.
[^110]: **\***-- Cf. 211:158-12-71, seconde partie de cet article.
[^111]: -- (1). Dans son emploi profane, le mot français *suffrage*, comme le mot latin *suffragium* dont il provient, désigne la déclaration de sa volonté que l'on fait en émettant un vote ou en énonçant un avis ; et par extension, il signifie approbation, adhésion. -- Au sens religieux (le plus souvent au pluriel) : les suffrages sont des prières. *Suffrages de l'Église :* ensemble des prières de l'Église pour *les* vivants et pour *les* morts. *Suffrages des Saints*. : prières adressées à Dieu par les saints du ciel *en* faveur des fidèles qui les invoquent. *Suffrages des fidèles :* prières des fidèles à Dieu pour les âmes du purgatoire.
[^112]: -- (1). *Église cathédrale :* église-mère d'un diocèse, où l'évêque du lieu a son siège (*cathedra*). Elle est métropolitaine quand l'ordinaire du lieu est un archevêque.
[^113]: -- (1). Quelques historiens assurent qu'il n'y eut pas d'édit promulgué à Milan en 313. Mais de toutes façons l'année 313 est bien celle où la « paix constantinienne » est établie par la loi. Cf. *Histoire de l'église* publiée sous la direction de Augustin Fliche et Victor Martin, tome III, Blond et Gay 1950, pp. 18-24.
[^114]: -- (2). Louis Duchesne : *Histoire ancienne de l'Église,* tome II, Paris 1907, pp. 59-60.
[^115]: -- (3). Jusqu'au départ des papes pour Avignon, au début du XIV^e^ siècle : Clément V (1305-1314) et ses successeurs. Quand, après les soixante-dix ans de la « captivité », à l'appel de sainte Catherine de Sienne, le pape français Grégoire XI (1371-1378) ramène la papauté à Rome, le Latran avait été ravagé par l'incendie et laissé à l'abandon : il va s'installer au Vatican.
[^116]: -- (1). Chargé d'affaires : titre que portèrent les premiers nonces du pape auprès de l'empereur byzantin.
[^117]: -- (2). C'est le début de l'expansion arabe. Mahomet est mort en 632. Les Arabes ont déjà conquis la Syrie et la Palestine, ils sont en train de conquérir l'Égypte et la Perse, ils font des incursions en Sicile.
[^118]: -- (1). Ville de la Chersonèse taurique (aujourd'hui Crimée), non loin de l'emplacement actuel de Sébastopol (Aithiar).
[^119]: -- (2). Gaston Castella, professeur à l'Université de Fribourg : *Histoire des papes,* tome I, Éditions Fraumunster à Zurich 1944, p, 103.
[^120]: -- (3). Louis Duchesne, *Histoire ancienne de l'Église,* tome III, Paris 1910, p. 299 (en note).
[^121]: -- (4). Texte de ces anathèmes cité d'après Dom Charles Poulet, *Histoire de l'église,* nouvelle édition revue et mise à jour par Dom Louis Gaillard, tome I, Beauchesne 1959, p. 150. -- Cf. Fliche et Martin, tome V, Bloud et Gay 1938, p. 190 : « La condamnation d'Honorius ne souleva aucune protestation, ni de la part des légats, ni de la part des papes. Son erreur fut regardée comme une faute personnelle, n'engageant nullement l'autorité du Saint-Siège. » -- Cf. aussi *l'Histoire de l'Église* de Bihlmeyer et Tuchle, adaptation française de Charles Munier, tome I, Éditions Salvator 1962, page 382 : « Dans la profession de foi solennelle que les papes du moyen âge eurent pendant un certain temps à leur entrée en charge ; Honorius est cité après les *auctores novi haeretici dogmatis* comme quelqu'un *qui pravis eorum adsertionibus fomentum impendit*. La culpabilité d'Honorius, bien que due à la négligence, fut regardée à Rome comme si grave qu'il était condamné avec les hérétiques dans cette profession de foi. ». -- Daniel-Rops est à son ordinaire confus, contradictoire et faux dans son *Histoire de l'Église,* tome II *Église des temps barbares* (Fayard 1950). A la page 383, il reconnaît : « Le pape Honorius, mal renseigné, plus ou moins convaincu qu'il ne s'agissait que d'une de ces querelles de mots dont étaient friands les Grecs, approuva les thèses qu'on lui présenta, sous une forme d'ailleurs atténuée. » A la page suivante : « Les Pères \[du concile de Constantinople\] flétrirent la mémoire du Patriarche Sergius, auteur principal de l'erreur, ce qui était juste, mais en même temps celle d'Honorius, ce qui était tout à fait injuste, car le Pape, s'il avait été faible, n'avait jamais professé l'hérésie : manœuvre orientale pour déprécier l'autorité de Rome, et dont le Pape Agathon ne vit pas l'astuce. » Et saint Léon II non plus ? Mais saint Léon Il, n'est même pas nommé, à ce sujet ni à aucun autre, dans *l'Histoire de l'Église* de Daniel-Rops.
[^122]: -- (1). Pour cette notice nous utilisons principalement : Fliche et Martin, *Histoire de l'Église,* tome V, Bloud et Gay 1938, pp. 512 et suiv. ; Latreille, Delaruelle et Palanque : *Histoire du catholicisme* en France, tome I, Spes 1957, pp. 153 et suiv.
[^123]: -- (1). Latreille etc., *op. cit.,* p. 154.
[^124]: -- (2). *Ibid.,* p. 155.