# 158-12-71
1:158
### La souscription pour les Compagnons
*Voici où en est la souscription : elle atteint presque 8.000 F. Je remercie les donateurs. Je suis pourtant obligé de constater que les dons ne sont ni assez nombreux ni assez élevés. Il s'agissait de combler un déficit de deux millions de francs* (*anciens*)*. On n'arrive pas à la moitié.*
*N'oublions pas, d'autre part, que ce déficit de deux millions était celui des* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES *dans une seule de leurs activités : l'entraide à l'abonnement par la mise en service de bourses partielles ou totales. Outre ce déficit à combler, je vous demandais d'assurer aux* COMPAGNONS *un budget normal pour l'ensemble de leurs activités Les deux millions en question n'étaient donc pas un idéal dont il suffisait de se rapprocher plus ou moins, mais un minimum à dépasser le plus largement possible.*
*Nous sommes fort loin du nécessaire.*
*Dans le temps même où la souscription procurait 8.000 F, le déficit de l'entraide à l'abonnement passait de deux millions à quatre et demi.*
2:158
*Amis lecteurs, vous ne réalisez pas du tout l'ordre de grandeur de ce qui est indispensable au fonctionnement des* COMPAGNONS ; *vous ne réalisez même pas l'ordre de grandeur de ce qui est indispensable à l'attribution et au renouvellement des bourses d'abonnement.*
*Je demande à ceux qui n'ont rien donné d'examiner s'ils peuvent donner quelque chose.*
*Je demande à ceux qui ont déjà donné quelque chose d'examiner s'ils peuvent donner davantage.*
*Avant Noël.*
J. M.
Les souscripteurs qui ne veulent pas participer aux activités des COMPAGNONS le manifestent par la mention : « souscription sans adhésion ».
Tous les versements au titre de la souscription sont à faire à l'intitulé suivant :
LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES C.C.P. Paris 19.241.14
3:158
### La position religieuse de l' "Office international"
#### *Avant-propos*
JEAN OUSSET nous adresse, pour être publiée ici, la substance d'un entretien qu'il a eu avec un religieux (lequel, comme on le verra, n'est pas des amis d'ITINÉRAIRES, ni très au courant des positions exactes de la revue, pas plus d'ailleurs que de celles de l'OFFICE INTERNATIONAL).
Si Jean Ousset nous l'adresse pour publication, c'est que la substance de cet entretien, telle qu'il l'a rédigée, répond à notre vœu : que la position religieuse de l'Office international soit exposée à nos lecteurs par Jean Ousset lui-même.
Dans le cours de cet entretien, Jean Ousset mentionne la page 220 de notre numéro 144. C'est une page de notre mise au point : *Situation de la revue* (juin 1970).
En préambule à l' « entretien » de Jean Ousset, voici donc le rappel du propos tenu en cette page 220 :
Jean Ousset est l'un de mes plus anciens amis, et l'un des plus chers. En plusieurs circonstances, il a été pour moi comme un frère aîné. Je ne vais pas écrire l'histoire de nos voies parallèles. Il a fait *La Cité catholique* sans moi. J'ai fondé ITINÉRAIRES sans lui. Il est assez connu que, du mois de mars 1960 jusqu'à l'automne 1969, j'ai apporté à son œuvre un soutien publie, total, sans réserve. Il est assez visible qu'entre son fondamental *Pour qu'Il règne* et notre DÉCLARATION FONDAMENTALE, il y a convergence et complémentarité.
4:158
Je ne crois pas du tout qu'il tienne la messe pour « secondaire », ni qu'il n'aperçoive dans son actuelle subversion « qu'une question négligeable de rite ou de forme liturgique ». Mais (si je comprends bien) du point de vue qui est le sien aujourd'hui, c'est-à-dire du point de vue de l'*Office international* et de son action civique d'ensemble, il considère :
1° le catéchisme comme un domaine réservé, dont il s'abstient de parler « officiellement », c'est le cas de le dire, en qualité de chef de l'Office ; seul un organisme spécialisé, et fonctionnant en quelque sorte à l'écart, le S.I.D.E.F., est habilité à s'en occuper discrètement ;
2° l'affaire de la messe comme une « querelle » catastrophique ; et de fait, la promulgation du nouvel ORDO MISSÆ a porté des fruits universels de division et de décomposition qui deviennent de plus en plus manifestes ; en face de quoi, il se retranche dans une abstention résolue.
Je précisais ensuite que « ma préoccupation principale, aujourd'hui, met un accent prioritaire sur deux ([^1]) urgences conjointes » :
« 1° Revenir à l'étude du CATÉCHISME ROMAIN, indispensable retranchement de l'esprit contre l'apostasie immanente : acte nécessaire d'obéissance à l'Église en tant que telle.
« 2° Susciter, encourager, développer le soutien moral et matériel aux prêtres qui, selon leur droit et par obéissance à l'Église, maintiennent vivant le MISSEL ROMAIN. »
Et j'ajoutais alors les lignes que voici, -- elles sont à l'origine de la communication que nous fait Jean Ousset aujourd'hui :
« Ni Jean Ousset ni l'abbé de Nantes ne partagent pleinement ma conviction que ces deux urgences sont absolument et universellement prioritaires.
5:158
« Leurs motifs, ils vous les expliqueront mieux que je ne saurais faire. »
Donc, aux pages ci-après, dans son « Entretien avec un religieux », Jean Ousset explique la position (et les motifs de la position) de l'Office international sur le point en question.
Je le remercie de nous avoir donné cette amicale et importante clarification.
J. M.
6:158
### Entretien avec un religieux
par Jean Ousset
Révérend Père Y... : -- *Je sais votre souci d'une action* « *plurielle *»*, comme vous dites, et qu'un des buts de* « *l'Office *» ([^2]) *est de favoriser une plus harmonieuse concertation entre ceux qui,* « *selon le droit naturel et chrétien *»*, prétendent combattre la Révolution. En conséquence, ne vous semble-t-il pas regrettable que le bruit se répande d'une rupture entre Itinéraires et vous, d'une quasi-brouille entre Jean Ousset et son vieil ami Jean Madiran ? D'autant que plusieurs ne se gênent pas pour déclarer fort habile de vous être ainsi* « *désolidarisé *» *d'un Itinéraires de plus en plus compromettant.*
JEAN OUSSET : -- Je n'ignore rien de cela. Et le déplore comme vous. Curieuse formule de combat qui consiste à isoler chaque corps de troupe, réalisant ainsi le vœu certain de l'ennemi : diviser pour régner. C'est avec cet idéal prudentiel de désolidarisation méthodique que les mieux intentionnés désagrègent benoîtement et paralysent charitablement les forces existant encore au service d'un ordre social et chrétien.
Bon gré mal gré, et qu'on le reconnaisse ou non, nous sommes solidaires. Même s'il se trouve parmi nous des maladroits, des faibles ou des intempestifs. La solidarité des militants d'une même cause ne dépend pas de leur bon ou mauvais vouloir. Elle joue par elle-même, quelle que soit la diplomatie de nos prises de position.
Tel est, puisque vous m'en parlez, ce que je pense de cette prétendue habileté désolidarisante. Dès lors, comment peut-on imaginer que nous l'ayons adoptée à l'égard d'*Itinéraires* ?
7:158
Vous avez parlé de mon vieil ami Madiran. Voici plus de trente ans que nous nous connaissons, que nous nous estimons, que nous nous aimons. Nous avons été formés par les mêmes maîtres. Nous avons bu aux mêmes sources.
Nous restons attachés aux mêmes devoirs de gratitude. Pour l'essentiel, nous avons été et restons à peu prés d'accord sur tout.
Cela vous paraît-il suffisant en fait de solidarité ?
Révérend Père Y... : -- *Pourtant, sans parler de brouille, il existe bien aujourd'hui, entre Madiran et vous... une certaine divergence !*
Jean OUSSET : -- Il y a simplement entre nous ce que Madiran a dit, fort délicatement, dans le n° 144 d'*Itinéraires*, p. 220. Il y a que « l'Office » ne croit ni possible, ni souhaitable (par son statut et ses structures mêmes) de s'engager dans les combats qui, aujourd'hui, se développent dans l'Église en matière de liturgie, d'exégèse, de catéchèse, etc. Non qu'à l'Office nous sous-estimions l'importance tragique de ces questions. Non que nous désapprouvions les critiques faites ou les inquiétudes exprimées. Mais, contrairement à ce que souhaiterait Madiran, nous pensons que « l'Office » s'écarterait de sa finalité première fondamentale s'il s'engageait dans ce combat. En outre, nous n'avons ni la compétence théorique ni la possibilité pratique de traiter mieux que cela a été déjà fait ce genre de questions.
Aussi loin que mes souvenirs peuvent remonter, je ne vois rien qui, dans l'intention des fondateurs d'une « Cité Catholique » devenue « l'Office International... », je ne vois rien qui laisse croire que nous comptions nous attacher à une œuvre d'apostolat religieux, au sens strict. Ce que nous avons voulu fonder, c'est un centre de formation civique et de restauration sociale. A la lumière d'une doctrine catholique franchement déclarée.
D'où, en nos débuts, la répétition inlassable des textes du Magistère pouvant servir à la justification de cette action civique catholique, distincte pourtant de « l'Action Catholique » proprement dite. Tel ce texte de Pie XII à Mgr Kordac, évêque de Prague : « Si la chose semble opportune de donner en cette matière (sociale, politique) un enseignement spécial plus développé... il faut le faire, non dans les réunions et organisations de l'Action Catholique, mais dans un autre endroit. »
8:158
Révérend Père Y... : -- *Pourtant, vous avez eu, et vous avez encore, une action religieuse, une action apostolique incontestables. On sait que vous avez* « *envoyé *» *plusieurs milliers d'amis faire retraite. A* « *Chabeuil *» *notamment. Votre ouvrage Pour qu'Il règne est plus qu'un livre de formation civique. Vous n'avez cessé de distribuer l'encyclique Pascendi. Sauf erreur, vous êtes seuls à la rééditer. Preuve qu'il vous arrive de franchir ces limites sociales, civiques, politiques dont vous pariez et dont vous dites que votre œuvre ne peut sortir.*
JEAN OUSSET : -- Vous êtes, mon Père, un interlocuteur redoutable. Et le comble serait que pour soutenir ma thèse jusqu'au bout, j'en vienne à me défendre d'être catholique et à mépriser les effets authentiquement apostoliques, voire surnaturels, du travail que l'Office accomplit.
Ces bienfaits, nous les connaissons. Nous en sommes heureux. Ils sont une de nos plus sûres consolation. Nous faisons de notre mieux pour qu'ils se renouvellent. Nous sommes inquiets quand ils nous paraissent flancher ; car nous les considérons comme une justification, indirecte sans doute, mais toute divine, de l'orthodoxie de notre action. Une preuve que notre entreprise s'insère harmonieusement dans la fécondité de l'ordre véritable, de l'ordre universel. Tant « d'actions » officiellement « apostoliques » n'ont-elles pas sombré dans la pire subversion politique ? Malgré leur « mandat », leurs conseillers ecclésiastiques, et combien « d'encouragements » ou « bénédictions » hiérarchiques !
Il nous paraît donc très doux et très significatif de constater qu'en nous attachant simplement à la restauration de l'ordre dans la cité, des bienfaits surnaturels pour la vie même des âmes soient accordés comme par surcroît. Preuve que la vérité est une. Et cohérente !
Admirable effet d'un enseignement, d'une action convenablement ordonnés ! Souvenez-vous d'ailleurs ! Maurras lui-même, pour incroyant qu'il fût et pour insuffisante que fût sa leçon, n'a-t-il pas été à l'origine de maintes conversions ? Pourquoi ? « Cela s'est fait sans moi, osait-il écrire à Pie XI (10 mai 1937), par la simple vertu des idées qui étaient vraies. »
9:158
Donc, soyez-en persuadé, nous sommes loin de méconnaître -- et à plus forte raison de mépriser -- ce caractère « apostolique » que vous voulez bien admirer dans notre travail. Dieu veuille qu'au jour du Jugement Son infinie Miséricorde nous pardonne à ce titre. Je n'en reviens pas moins à cet argument que l'Office est fondamentalement, spécifiquement conçu pour une certaine action sociale, civique, politique. Action qui n'est apostolique, religieuse (au sens le plus relevé de ces mots) qu'indirectement, sinon pour des raisons extra-ordinaires.
Tel, en premier exemple, celui d'une discussion, assez tendue, avec le cardinal Veuillot.
Comme ce dernier, au cours d'une audience, ne voulait retenir de notre œuvre que cet aspect de formation doctrinale à répercussions plus apostoliques (mais aspect que le cardinal invoquait surtout pour nous assimiler à l'Action Catholique et nous diriger à ce titre) je lui répondis « Éminence, pour important et consolant qu'il soit à nos yeux, ce caractère ne saurait « spécifier » (au sens strict) notre entreprise, laquelle est d'abord, laquelle est surtout une œuvre de restauration chrétienne de l'ordre social, des institutions politiques.
« Pour mener à bien cette action, une formation doctrinale sérieuse est, certes, indispensable. Ce n'est pas le but poursuivi ; mais un simple moyen à la poursuite de ce but. Il serait même très facile d'imaginer l'adhésion du plus grand nombre de nos amis ayant déjà reçu une formation doctrinale suffisante. Ce qui, en nous dispensant d'un lourd travail, nous permettrait d'être plus disponibles pour nous attacher à ce qui est l'essentiel, le spécifique de notre œuvre... une certaine forme d'action politique et sociale.
« En bref : si les clercs et les mouvements dits « d'Action Catholique » donnaient une formation doctrinale conforme au véritable enseignement de l'Église, nous n'aurions pas à le donner nous-même. Il suffirait à l'Office d'engager directement dans l'action qu'il préconise ceux qui viennent à lui. Ce à quoi il pourrait se consacrer d'autant mieux que lesdits amis seraient déjà formés doctrinalement. »
Telle fut ma réponse au cardinal Veuillot et tel est, me semble-t-il, ce qui vaut d'être rappelé pour aider à mieux comprendre ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter pour que notre œuvre ne se disperse pas dans l'imbroglio d'improvisations incessantes au gré de nos humeurs ou des volte-face de l'actualité.
10:158
La fin spécifique de l'Office n'est pas de publier une revue d'information, ou même de formation générale. Elle est d'éduquer à un certain style d'action. Action plurielle.
Action multiforme. Et nos publications -- qu'il s'agisse de *Permanences* ou de tels autres périodiques rédigés par nos amis -- sont strictement régies par les exigences spécifiques de cette seule forme d'action.
Quant à mon livre *Pour qu'Il règne*, son cas illustre ce que je viens de dire. Vous m'avez fait observer, non sans raison, qu'il est plus qu'un manuel de formation civique. Croyez que je m'en réjouis. Mais, encore et toujours, si j'ai cru devoir m'élever ainsi au-dessus des seuls problèmes temporels, c'est parce qu'un trop grand nombre de clercs, sans oublier les principales centrales de l'Action Catholique « mandatée », ne font pas leur devoir. Et croyez que je ne me serais jamais attaché à la rédaction d'un tel pensum si l'ensemble des laïcs catholiques à peu près fervents était moins ignorant de la royauté universelle, et donc sociale, de notre Seigneur Jésus-Christ.
Il est d'ailleurs facile de vérifier que cet ouvrage, qui sert d'introduction à notre travail, loin d'avoir été rédigé dès nos débuts n'a été conçu et écrit qu'assez longtemps après.
Révérend Père Y... : -- *Pourquoi cela ?*
JEAN OUSSET : -- Parce qu'à nos débuts nous étions pleins d'illusions sur le degré de formation chrétienne du laïcat français. Et comme notre intention, je le répète, n'était pas d'entreprendre une œuvre religieuse, apostolique, mais une action civique, nous nous contentâmes de quelques développements, de quelques citations pour rappeler à nos amis que tout ordre social « tire sa légitimité dernière d'une transcendance » comme n'a pas craint de le dire Jean Cau. Transcendance qui, bien sûr, ne pouvait manquer d'être pour nous en Dieu, en Jésus-Christ, dans l'enseignement de son Église. Mais tout cela brièvement affirmé, selon que notre premier censeur, Dom Frénaud, de Solesmes, nous l'avait conseillé : « Attendez-vous à avoir beaucoup d'ennuis. Mais si vous tenez à éviter les plus graves, gardez-vous de paraître « endosser le surplis » et de faire double emploi avec ce qu'en principe l'Action Catholique devrait réaliser. »
11:158
Nous dûmes reconnaître assez vite l'insuffisance de nos premières publications, tant la nullité doctrinale des « meilleurs » eux-mêmes rendait impossible leur adhésion convenable au combat que nous proposions. Nous comprîmes qu'il fallait reprendre en force nos arguments de début. Revenir sur des passages trop sommaires.
C'est dans cette optique que *Pour qu'Il règne* fut conçu et rédigé.
Raisonnement identique pour la réédition de *Pascendi*. C'est parce que les clercs, parce que les organismes proprement religieux font plus que le silence autour de cette Lettre que nous l'avons rééditée, que nous la diffusons et continuerons à la diffuser. Et parce qu'en outre ce document religieux n'est pas moins un document d'orthodoxie humaine indispensable à la réfutation du modernisme en général et du progressisme révolutionnaire en particulier. Progressisme qui, s'il est désastreux au plan surnaturel, n'est pas moins catastrophique au plan civique, social, politique, culturel, artistique, littéraire, etc.
Révérend Père Y... : -- *Pourtant cette argumentation peut être retournée contre vous car, s'il est vrai que vous refusez d'engager l'Office hors des limites du domaine social*, *civique, politique, vous n'en convenez pas moins que ces limites, vous n'avez pas hésité à les franchir. A plusieurs reprises. Au nom d'une certaine carence du clergé. Et donc pourquoi, devant une carence tout aussi évidente de ce même clergé, refuser aujourd'hui de franchir une fois de plus ces prétendues limites en engageant les troupes de l'Office aux côtés de ceux qui mènent le combat... du nouvel Ordo, de la réforme liturgique, des innovations exégétiques, du catéchisme new-look, etc. ?*
JEAN OUSSET : -- Je crois devoir refuser cela pour plusieurs raisons.
D'abord parce que l'intervention de l'Office dans ce genre de combat ne peut plus être justifiée par les raisons que j'évoquais tout à l'heure au sujet de *Pour qu'Il règne* et de *Pascendi*.
12:158
En écrivant *Pour qu'Il règne*, en rééditant *Pascendi*, nous ne prétendons pas remonter pour nous y installer au plan des développements théologiques et proprement surnaturels. Nous ne remontons à ce degré que pour y prendre ce sans quoi notre travail serait au moins menacé de naturalisme pratique, pour y prendre ce qui est indispensable, non seulement à la saine mais à la sainte orientation du combat social, civique, politique.
Révérend Père Y... : -- *Il est pourtant de vos amis qui se font de l'Office une idée surtout religieuse !*
JEAN OUSSET : -- Je ne l'ignore pas ; mais avoue ne pas trouver cela très inquiétant.
Car s'il est vrai que, par méthode et désir d'un travail sérieux, nous tenons à bien délimiter notre secteur d'action ; à bien préciser que nous avons choisi celui du combat social, civique, politique, il ne saurait être question d'oublier, il ne saurait être question de cacher que c'est quand même *Pour qu'Il règne*. « Que vous buviez ou que vous mangiez, disait déjà saint Paul, faites tout pour la gloire du Christ... » Si donc le Seigneur apparaît comme devant être la fin dernière du manger et du boire, il ne devrait y avoir, me semble-t-il, aucune difficulté pour un chrétien à admettre qu'un combat civique et politique puisse être parfaitement ordonné à sa finalité spécifique sans cesser pour autant d'être ordonné « ad majorem Dei gloriam ». Tout cela forme corps.
La vérité est que le combat politique peut être ordonné au règne du Christ-Roi sans cesser pour autant d'être politique.
Combat à répercussion plus lointaine sans doute mais non moins efficace. Non que l'hérésie ait cessé d'être explicitement professée au plan religieux. Il suffit pour s'en convaincre de lire ce qu'on trouve en tels ouvrages, tels périodiques vendus jusque dans nos églises.
Il n'en est pas moins vrai qu'aujourd'hui plus qu'autrefois l'hérésie est sociale, qu'elle excelle à se camoufler sous le social, qu'elle parvient à se faire accepter à coups d'arguments sociaux.
13:158
Donc ceux de nos amis ne sont pas à blâmer qui s'attachant à l'Office l'aiment surtout pour le prolongement religieux de son enseignement, de son action.
En réalité, deux sortes de péché sont à combattre chez nos amis... péché par myopie ou péché par presbytie. Les myopes étant ceux qui ne voient que l'aspect immédiat du combat social et politique. Les presbytes étant ceux qui ne s'attachent qu'aux perspectives plus lointaines, mais aussi les plus hautes. Ce qui a pour résultat d'en faire des amis, très fidèles, sans doute, mais d'un platonisme un peu trop interstellaire.
Révérend Père Y... : -- *Soit. Mais vous m'annonciez tout à l'heure plusieurs raisons susceptibles de justifier votre attitude. Vous venez de développer une de ces raisons. Est-il indiscret de vouloir connaître les autres ?*
JEAN OUSSET : -- Nullement. Voici donc ma seconde raison (il y en aura une troisième).
En nos lointains débuts, nous n'étions pas si nombreux à entreprendre un travail méthodique de formation d'une élite catholique décidée à combattre explicitement la Révolution. Ayant peu de voisins, il était assez naturel de ne point tellement penser à jalonner notre secteur. Et c'est un fait que nous avons laissé venir à nous, sans les prévenir peut-être suffisamment, ceux qui étaient séduits par l'élan surnaturel de certaines références, mais qu'attirait moins le travail que nous proposons.
Or les temps ont changé.
Maints leaders du combat chrétien se sont manifestés. Maints organismes sont nés, dont plusieurs s'attachent explicitement aux problèmes religieux, liturgiques, apostoliques.
S'il est vrai que la complémentarité des œuvres suppose leur pluralité, jamais l'heure de cette complémentarité n'a été si évidente. Qu'aurons-nous gagné quand nous serons une dizaine, une quinzaine de mouvements ou revues à développer les mêmes thèmes, à rédiger les mêmes articles, à mener un combat identique ? Que pourrons-nous répondre alors à ceux qui nous lanceront l'argument bien connu :
14:158
« Qu'attendez-vous pour fusionner avec X, Y... et Z... Vous faites la même besogne. A quoi sert donc votre pluralité ? On ne saurait lire un si grand nombre de bulletins ou revues consacrées aux mêmes études. Une si grande multiplicité pour un même travail ne peut manquer d'être ruineuse par double, triple, quadruple emploi ! Quand des œuvres animées d'un même esprit ont des impacts suffisamment différenciés, leur multiplicité est une richesse et une force. Mais quand elles font double emploi, elles tendent à s'affaiblir réciproquement par rivalité. »
Nous définissant comme une œuvre auxiliaire, la multiplication des organismes qui combattent aujourd'hui la scandaleuse subversion liturgique, exégétique, catéchétique, loin de nous inquiéter nous paraît préférable, parce que plus efficace, moins vulnérable que l'action unitaire d'un seul front. Cette multiplicité permet d'atteindre un public plus diversifié et plus nombreux. Résultat que n'atteindra jamais la mieux organisée des formules grégaires.
Le combat est et doit être multiforme, omniprésent. Loin de nous l'intention de sous-estimer l'importance de ce qui se passe aujourd'hui dans le sanctuaire. Nous n'avons jamais dit que notre combat était plus important, plus élevé en dignité. Nous n'avons aucun mal à reconnaître la supériorité du problème de la messe. Je crois d'ailleurs avoir insisté sur ce point dans *Pour qu'Il règne*. Reste que, pour important qu'il soit, le problème de la messe ne peut faire oublier le problème de l'avortement, celui de la progression révolutionnaire, des infiltrations maçonniques... C'est là mon second argument.
Révérend Père Y... : -- *Et quel est le troisième ?*
JEAN OUSSET : -- Il découle de ce que je viens de dire et tient au fait que la crise actuelle de l'Église, l'attitude d'un certain clergé sont telles que le nombre est, hélas, très grand des chrétiens qui ne veulent plus entendre parler des problèmes... disons : liturgico-ecclésiastiques. Si l'on ajoute à ces chrétiens dégoûtés la foule des indifférents, des non-croyants que ces questions n'ont jamais intéressés, mais que préoccupent toujours, par contre, les affaires sociales, civiques, politiques, il devient évident qu'il y a là une armée considérable et relativement facile à mobiliser. Sans qu'il soit nécessaire de mettre son drapeau dans sa poche et de sombrer, par là, dans un naturalisme théorique ou pratique.
15:158
Notre apostolat... (s'il m'est permis, pour une fois d'employer ce mot), notre apostolat tient dès lors à ce qu'agissant comme nous le faisons, nous gardons ou gagnons, au service de la doctrine sociale chrétienne, des bonnes volontés que les désordres actuels du sanctuaire auraient éloignés pour longtemps.
Comme l'a fort bien dit Louis Salleron dans un article de *Permanences* (avril 1971, p. 20) : « Le fait premier, c'est la division des catholiques.
« Le principe premier c'est la volonté de maintenir l'unité à partir du catholicisme et malgré la division constatée.
« On peut penser que la volonté d'unité catholique, accrochée (ne l'oublions pas) à un Credo commun et à des « principes immuables et permanents » dans le domaine de l'activité civique et sociale, sera pratiquement en mesure de surmonter le plus grand nombre des difficultés. « Certes, ce n'est pas nous qui minimiserons l'importance de la crise actuelle de la foi et de la liturgie dans l'Église, crise sur laquelle nous avons largement dit ailleurs notre pensée. Cette crise ne peut pas ne pas avoir de répercussion sur le travail social des catholiques puisqu'il s'appuie sur la règle de la foi et des mœurs et qu'il trouve son couronnement dans cette prière sociale qu'est la liturgie.
« Mais, après tout, on ne voit pas pourquoi une action en commun de laïcs dans l'ordre temporel serait brisée par la diversité de tendances qui ne concernent pas cet ordre temporel.
« A cet égard, la réaffirmation très nette de la doctrine sociale de l'Église et les options qu'on en déduit pour les problèmes de la société contemporaine doivent se révéler des facteurs de cohésion très supérieurs aux ferments de désagrégation que propage la crise de la foi et de la liturgie dans l'Église.
« Bien mieux, on peut penser que des catholiques, qui travaillent en commun dans l'ordre temporel au niveau de la doctrine sociale de l'Église, peuvent trouver un principe puissant d'unité dans la vision claire qu'ils auront qu'en œuvrant sur leur terrain propre, pour faire triompher des idées et des programmes vitaux pour la civilisation, ils servent directement l'Église, en manifestant par leur unité de pensée et d'action l'unité religieuse de l'Église tout entière et en aidant ainsi à la résorption de la crise qu'elle traverse. »
16:158
Fin de la citation de Salleron.
Sans prétendre annexer ce dernier, ne pensez-vous pas que ce qu'il vient de dire est une justification de notre attitude ?
Révérend Père Y... : -- *Sans doute ! Mais Salleron, lui, comme il le fait observer, n'a pas craint de dire sa pensée sur l'importance de la crise actuelle de la foi et de la liturgie dans l'Église. Alors que vous, Jean Ousset, gardez le silence.*
JEAN OUSSET : -- Je garde le silence, en effet. Car ma situation est très différente. Salleron n'est pas à la tête d'un organisme qui, dans la mesure où il entend se limiter au seul combat civique, impose à ceux qui en sont plus manifestement responsables, une discrétion correspondante. Si comme Salleron j'étais sûr de n'engager que moi-même quand j'écris, il se pourrait fort bien non que je fasse mieux que Salleron -- j'en suis bien incapable -- mais qu'à sa suite je fasse part de ce que je pense des scandales qui déchirent l'Église, trahison sinon lâcheté des bergers, falsification de l'Écriture Sainte, liquidation de la liturgie, substitution éhontée des thèses les plus subversives à l'enseignement catholique de toujours ; et pour tout dire, la Révolution progressant dans le monde sous couverture catholique.
Je crois sincèrement qu'en refusant de quitter le plan social, civique, politique, loin de déserter ou de desservir la cause de la communion catholique ; nous la favorisons très efficacement.
Quant à l'Office, il est certain que la dispersion de ceux qu'en l'occurrence il ne serait pas si maladroit d'appeler ses « clients »... ; leur dispersion serait immédiate, si nous nous engagions hors du secteur dont nous avons toujours dit ne pas vouloir, devoir et pouvoir sortir.
17:158
Violant cette règle, nous ne manquerions pas d'écarter non seulement des catholiques mais les non-catholiques assez nombreux qu'intéresse notre travail et qu'il est quand même très consolant de voir s'unir à nous sous le seul signe de la doctrine sociale de l'Église. (Je pense notamment à telle cellule musulmane visitée naguère en Tunisie.)
Vous avez parlé tout à l'heure des « troupes de l'Office ». Il n'est pas de formule plus équivoque.
Quand on a bien compris le rôle qu'il prétend jouer, il est clair que l'Office ne saurait avoir de « troupes ». Si l'on entend par là un ensemble de personnes disposées à recevoir des ordres.
Si l'Office avait des troupes, s'il agissait comme ayant des troupes, il ne pourrait plus se dire « œuvre auxiliaire ». Il serait un rassemblement. Il serait une coalition. Ce que nous avons toujours refusé.
L'ambition de l'Office est de proposer seulement à des « troupes » très diverses, parfois rivales, un certain ensemble doctrinal avec, pour tenter d'en appliquer l'enseignement, une méthode d'action souple et diversifiée à l'extrême.
Rien de plus contrasté que les relations de l'Office avec ses... « clients ». S'il en est qui se servent chez nous de façon presque exclusive, bien se dire qu'il en est d'autres qu'intéresse un seul article parmi ceux que nous proposons. Leur forcer la main pour les contraindre à s'engager davantage serait les faire fuir. La confiance, la fidélité de nos meilleurs amis sont d'autant plus grandes qu'ils ont pu faire l'expérience de notre scrupuleuse discrétion sur ce point.
Si au syndicaliste qui ne vient à l'Office que pour y prendre ce qui peut lui être utile au plan syndical... ; si au patron qui ne vient à l'Office que pour y prendre ce qui peut lui être utile pour la meilleure direction de son entreprise... ; si au père de famille... ; si à l'étudiant... etc., nous prétendions imposer une option prioritaire, en matière liturgique notamment, non seulement ces clients n'accepteraient pas cette substitution mais ils seraient en droit de dire que nous ne respectons pas la règle du jeu que nous prétendons jouer et qu'au lieu d'être des auxiliaires, des serviteurs, comme nous le répétons complaisamment, nous cherchons à dominer, à régenter, à commander en maîtres.
18:158
N'avons-nous pas assez dit (même aux temps d'une Cité Catholique singulièrement plus compacte que l'Office) que notre œuvre se voulait plus centrifuge que centripète.
Un travail de nègre, répétions-nous encore ! L'important est de savoir ce qu'on sert. Ou la « boutique » dont on relève. Ou la cause que toutes les « boutiques » devraient s'attacher à faire triompher.
Après vingt-cinq ans bientôt, j'ose affirmer que si notre boutique a fait d'assez beaux progrès, c'est que nous n'avons jamais cherché ces derniers comme tels. Je veux dire en tant que progrès de la seule boutique. Croyez-moi, il est plus rentable qu'on ne le pense de bien servir. Et combien qui ont voulu jouer les chefs tranchants et contondants se sont retrouvés seuls, ou fort isolés avec une poignée de fidèles incapables de la moindre habileté dans l'action.
Révérend Père Y... : -- *Vous n'êtes donc pas hostiles aux diverses initiatives qui se manifestent ici et là pour combattre la subversion liturgique, les innovations dangereuses pour la foi ?*
JEAN OUSSET : -- Et pourquoi, à quel titre le serions-nous ? Nous ne sommes pas sans défauts ; et il se peut que nous réalisions mal ce que nous prétendons faire... Il n'en est pas moins vrai que même mal appliquée, notre règle spécifique est d'être des auxiliaires. Travailler à la concertation d'initiatives diverses, c'est là tout l'Office. Qu'on nous reproche, si l'on veut, de ne pas remplir assez bien cette mission. Au moins avons-nous l'avantage d'y prétendre. Croyez-vous que pareille ambition soit si répandue ? Croyez-vous que le nombre soit si grand des organismes catholiques ayant non seulement le sens, tout intellectuel, du principe de subsidiarité, mais ayant vraiment souci de son application réelle en « renvoyant l'ascenseur », comme on dit ?
Serait-il nécessaire de vous rappeler que seules les paroles de Dieu sont efficaces ? Or combien, de notre côté, croient avoir fait parce qu'ils ont dit. Nous croyons au contraire que, dans cette réciprocité de services, il est plus facile de faire davantage en parlant moins, ou en ne parlant pas du tout.
19:158
Sincèrement, je ne vois pas aujourd'hui tant des nôtres qui aient, comme nous, pour statut fondamental cette volonté d'intelligence du multiple et du complémentaire. Le vieil égoïsme de boutique, ce défaut si fréquent chez tant d'amis, est loin d'être mort !
Ce qui nous permet d'avancer que l'Office, malgré tous nos défauts, n'est pas moins sans concurrence en fait d'ouverture, d'échange, d'entraide, d'appui offert aux autres.
Nous avons d'excellents rapports avec des incroyants, avec des non-catholiques. Admettrez-vous que nous soyons les premiers à trouver scandaleuse toute indifférence à l'égard de ceux de nos frères qui s'acharnent aujourd'hui à enrayer ce que Paul VI s'est vu contraint d'appeler selon toute évidence « l'autodestruction de l'Église ». Oui, comment serait-il possible que, même en nous taisant, nous puissions rester indifférents aux luttes de ceux qui défendent aujourd'hui le petit peuple de Dieu contre les mauvais bergers, les clercs agents de la Révolution, les exégètes falsificateurs de l'Écriture, les liturgistes sabordeurs de la messe, les commissions rédactrices de catéchismes odieux ?
Jean Ousset.
20:158
### Le congrès de Lausanne
par Jean Madiran
LE PREMIER AVANTAGE de l' « entretien avec un religieux » que l'on vient de lire aux pages précédentes est de me permettre d'annoncer ici sans équivoque le prochain congrès de Lausanne (septième du nom, et huitième congrès de l'Office international). Sans équivoque, c'est-à-dire d'abord sans aucune des deux ambiguïtés principales qui pesaient sur notre situation réciproque, et que Jean Ousset a dissipées :
1\. -- Si nous recommandons le congrès de Lausanne, *ce n'est point parce que* nous verrions en lui la manifestation de l'action religieuse que nous préconisons, ou bien d'une action religieuse complémentaire de la nôtre : l'action de l'Office international et des organismes qu'il patronne *est politique* (sociale, civique), elle *n'est pas religieuse* (liturgique, catéchétique, exégétique). Jean Ousset vient de le rappeler. Relisons : « *L'Office est fondamentalement, spécifiquement conçu pour une certaine action sociale, civique, politique *». « *Nous tenons à bien délimiter notre secteur d'action, à bien préciser que nous avons choisi celui du combat social, civique, politique. *»
2\. -- Si nous recommandons le congrès de Lausanne, *ce n'est pas non plus malgré* une plus ou moins nette désapprobation que l'Office, ses dirigeants et Jean Ousset formuleraient en public, en privé ou en secret à l'égard de l'action religieuse préconisée par ITINÉRAIRES. Il n'y a de leur part *aucune* désapprobation. Et pas même une neutralité ou une indifférence. Jean Ousset vient de le déclarer et de l'expliquer, relisons : « *Comment serait-il possible que, même en nous taisant, nous puissions rester indifférents aux luttes de ceux qui défendent aujourd'hui le petit peuple de Dieu contre les mauvais bergers, les clercs agents de la Révolution, les exégètes falsificateurs de l'Écriture, les liturgistes sabordeurs de la messe, les commissions rédactrices de catéchismes odieux ? *» ([^3])
21:158
Voilà donc un démenti radical opposé au flot des rumeurs innocentes ou perfides qui murmuraient, soi-disant au nom de l'Office international :
-- que les laïcs ne *peuvent* pas ou ne *doivent* pas défendre, à leur place et selon leurs moyens, la messe catholique contre ceux que Jean Ousset vient d'appeler « les liturgistes sabordeurs de la messe » ;
-- que les différentes messes aujourd'hui proposées aux catholiques sont affaire d' « option libre », selon les préférences subjectives de chacun, voire, comme certains ont osé le dire, ne sont qu'une « *histoire de burettes *» ;
-- et que l'Office international est pour les catholiques le moyen de se rassembler « *sur l'essentiel *», la messe étant ainsi exclue désormais de ce qui est essentiel pour les catholiques.
Selon cette marée de rumeurs, il aurait donc existé une *position religieuse* de l'Office international, et cette « position religieuse », illustrée par le congrès de Lausanne, aurait consisté à considérer la messe comme étant strictement « l'affaire des curés » ; à prétendre que les laïcs n'ont pas voix au chapitre et doivent accepter docilement, de la main du prêtre, n'importe quelle messe ancienne ou nouvelle ; à interdire, au nom de l' « essentiel » et au nom de l' « action », que l'on refuse la prolifération cancéreuse des messes nouvelles ;
22:158
à empêcher les catholiques de professer leur foi en la messe traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. De cette *position religieuse* présumée, et de sa séparation d'avec moi, Jean Ousset a été fiévreusement félicité par un certain nombre de prêtres : pancaliers ou traîtres dont je sais les noms. Mais il a essuyé ces félicitations comme autant d'affronts, épouvanté surtout par leur bêtise, énorme.
Dans ce climat trompeur, l'adhésion maintenue d'ITINÉRAIRES au congrès de Lausanne aurait été interprétée (et en tous cas exploitée) comme la reconnaissance pratique par moi-même que tout ce que nous avons dit sur la messe n'était que préférences, opinions, hypothèses qui doivent se taire devant « l'essentiel ».
C'est pourquoi il était devenu nécessaire que Jean Ousset déclare comme il vient de le faire :
*a*) que l'action de l'Office international *n'est pas religieuse* (liturgique, catéchétique, exégétique) ; qu'elle est *seulement politique* (sociale, civique) ;
*b*) que cette « spécification » ne comporte *aucune désapprobation* ni même *aucune indifférence* à l'égard de l'action religieuse d'ITINÉRAIRES.
Il est donc bien clair que nous annonçons et recommandons le congrès de Lausanne pour ce qu'il est : nous l'annonçons à l'intention de ceux de nos lecteurs que leurs aptitudes incitent à l'*action politique* (sociale, civique). A ceux qui désirent une action politique que la revue ITINÉRAIRES ne leur offre évidemment pas, nous recommandons de tout cœur, nous recommandons en priorité le congrès de Lausanne et d'une manière générale les divers organismes politiques, sociaux, civiques patronnés par l'Office international.
Réciproquement, à ceux de ses amis, disciples ou militants qui, en raison des circonstances, veulent mener ou soutenir une *action religieuse,* l'Office international indique et recommande, de la même façon et dans la même mesure, la revue ITINÉRAIRES et les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
\*\*\*
23:158
En application donc de cette amicale réciprocité, j'annonce et recommande le congrès de l'Office international qui se tiendra au palais de Beaulieu, à Lausanne, le samedi 29 avril, le dimanche 30 avril et le lundi 1^er^ mai 1972.
Sujet du congrès : « *Force et violence. -- La vertu de force et les emplois légitimes et illégitimes de la violence. *» Les exposés magistraux, au nombre de sept, seront « centrés sur ces aspects de la force et de la violence qui intéressent plus directement l'ordre, sinon la sécurité, du corps social ». « Sans méconnaître la valeur de ce qu'un saint Thomas a pu écrire dans la *Somme* se rapportant à « la force », ce n'est point tant cette « force-là » -- qui est surtout fermeté de l'âme -- dont nous voulons parler à Lausanne. Nous souhaitons y voir aborder les problèmes de ce qui renforce l'ordre intérieur autant que la sécurité extérieure de nos sociétés. » ([^4])
« Nul doute que la partie la plus active de ce congrès se joue à l'intérieur des stands » ([^5]). Il y aura néanmoins les sept communications magistrales dont voici la liste :
-- Marcel De Corte : « La vertu de force et la violence révolutionnaire ».
-- Jean-Marie Schmitz : « La guerre moderne ».
-- Jean de Viguerie : « Origine et développement des terreurs révolutionnaires ».
-- Ignacio Gutierrez Lazo : « Conditions de la paix intérieure des nations ».
-- Gustave Thibon : « La violence au service de la liberté ».
-- J.P. Galvao de Sousa : « Vers un groupement des forces contre la subversion universelle ».
-- Jean Ousset : « Forces de l'action politique ».
Tous renseignements pratiques seront donnés, à partir du 15 janvier 1972, par le Secrétariat des congrès, 49, rue des Renaudes, Paris 17^e^.
\*\*\*
24:158
Une question m'est quelquefois posée depuis l'automne 1969 :
-- *Parlerez-vous au prochain congrès de Lausanne ? Sinon, pourquoi ?*
Ainsi posée, la question présuppose implicitement que je serais, aux congrès de l'Office, une sorte d'institution permanente dont l'absence insolite réclamerait des motifs particuliers.
Bien que la question soit d'un tour personnel, il m'apparaît que ce serait fausse discrétion, et fausse modestie, de n'y pas répondre par une assez complète mise au point.
Pendant neuf ans, de mars 1960 jusqu'à l'automne 1969, j'ai apporté à l'œuvre de Jean Ousset un *soutien public, total, sans réserve*. Une des formes les plus visibles de ce soutien fut ma participation active aux congrès de Sion et de Lausanne. Qu'il me soit permis de faire remarquer que je ne suis pas un conférencier ; non par mépris de cette fonction, mais parce qu'on ne peut tout faire à la fois ; il faut choisir et s'imposer une règle pratique : *non omnia possumus omnes*. Quand j'ai parlé à Lausanne, ce n'était pas pour moi une conférence parmi toutes mes autres conférences, parmi toutes celles que j'aurais faites en divers lieux la même année, voire en divers congrès. Je ne parle jamais en public : c'est une règle que nos lecteurs et amis connaissent bien, qui me demandent en vain des conférences ici ou là ([^6]). Cette règle n'étant pas une loi morale universelle et irréformable, mais une simple règle de travail, elle peut souffrir des exceptions : mais de vraies exceptions, donc tout à fait rares, et pour des motifs, précisément, exceptionnels. En dehors des deux Mutualités de 1966 et de 1967 (mais c'était, là aussi, avec Jean Ousset), les seules exceptions sont finalement, sont justement mes « rapports introductifs » ou mes allocutions préalables prononcés à Sion ou à Lausanne. La raison de ces exceptions était d'apporter à ces congrès, à l'Office, à l'action et à la personne de Jean Ousset la manifestation d'un soutien qui me paraît tout de même avoir été original, je veux dire sans équivalent.
25:158
Je n'entends en faire reproche à personne : chacun en ces matières agit selon son tempérament et sa conscience. Mais enfin je peux constater que parmi tous les participants de Lausanne, tous les participants extérieurs à l'Office et indépendants de lui (conférenciers dits magistraux ou exposants aux stands) je n'en vois guère qui aient manifesté aux congrès et à l'Office international un soutien *aussi total* et même *aussi exclusif *:
Telle était en tout cas la signification et, si j'ose dire, la valeur de ma participation active aux congrès de l'Office international.
Si, au contraire, j'étais un orateur parlant dans toutes sortes de congrès, si je faisais chaque semaine, en tous lieux, des séries de conférences sur tous les sujets, alors dans ce cas, oui, il serait étonnant, il serait insolite que je refuse, si on me le demandait, de parler *aussi*, de parler *entre autres* au congrès de Lausanne.
Mais justement : je n'ai jamais parlé *aussi*, je n'ai jamais parlé *entre autres* au congrès de Lausanne. J'y ai parlé *uniquement*. Simultanément, je refusais même aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES les conférences et réunions publiques qu'ils me réclamaient. Je répète que je l'ai fait pour manifester à l'Office international mon soutien public, total, sans réserve, prioritaire, exclusif. Aujourd'hui que mon soutien n'est plus tel, il ne m'est pas possible d'en maintenir l'apparence. Ce serait recréer moi-même l'équivoque que Jean Ousset, à ma demande, vient de dissiper par la publication décisivement éclairante de son « entretien avec un religieux » :
Ce qui était hier, ce qui n'est plus, chacun a le droit de le regretter autant qu'il le voudra : mais avec peu de chances de le regretter autant que je le regrette. Je ne refuse nullement leur place aux regrets et à leur expression. N'allons pourtant pas confondre les regrets avec les points cardinaux.
\*\*\*
26:158
Supposez que j'aie accepté de présenter le « rapport introductif » au congrès de Lausanne 1972. J'aurais ainsi, au printemps prochain, pris la parole en public pour la première fois depuis trois ans : pour la première fois depuis le congrès de Lausanne d'avril 1969. Pour la première fois depuis que le saint sacrifice est universellement bousculé, étranglé, ravagé. Ou « sabordé », comme dit Jean Ousset. Croyez-vous que j'aurais pu prendre la parole en public pour la première fois depuis l'attentat contre la messe, sans en dire un mot ? Imaginez-vous que j'aurais pu parler à Lausanne des formes actuelles, des formes concrètes de la *violence* en ne disant rien des plus grandes violences que nous subissions en notre temps avec l'Écriture falsifiée, le catéchisme menteur, la messe démantelée ? Comme si je pensais, au fond, et tout bien considéré, qu'il n'y a pas à tellement s'émouvoir, et que la démolition de la messe, du catéchisme, de l'Écriture, n'est qu'une question secondaire, voire facultative, relevant des options et préférences de chacun ?
Jean Ousset ne le pense pas davantage. Examinant ces choses, nous avons dû reconnaître que la *situation religieuse* telle que je la vois m'interdit en ce moment de passer sous silence ce que la *spécificité politique* de son œuvre telle qu'il la voit lui interdit en ce moment de laisser dire sous son patronage.
\*\*\*
Quand, au lendemain de la guerre, Jean Ousset fondait LA CITÉ CATHOLIQUE ; quand, en 1956, paraissait le premier numéro d'ITINÉRAIRES ; quand, en 1964, l'OFFICE INTERNATIONAL tenait à Sion son premier congrès, tous les catholiques avaient la même Écriture, le même catéchisme, la même messe. Avec nos adversaires les plus déchaînés dans l'Église, oui, nous avions en commun la messe, et le catéchisme, et l'Écriture. Dans les premières années d'ITINÉRAIRES, quand, aux intellectuels catholiques qui se disaient « de gauche » et qui nous disaient « de droite », je proposais d'assister ensemble à la messe, non pour dialoguer, mais pour accomplir aussi longtemps qu'il le faudrait le préalable de prier ensemble, ils ne me répondaient pas : -- *Quelle messe ? la vôtre ou la nôtre ?* Il n'y en avait qu'une. Ils me répondaient : -- *Aller à la messe avec vous, jamais !* Ils ont tenu parole, mais ils ont trouvé un moyen qui les dispense aujourd'hui d'en dire si long. Ils ont fabriqué leur messe à eux, qui sert à contaminer ceux qui l'acceptent et à excommunier ceux qui la refusent.
27:158
Notre œuvre de « réforme intellectuelle et morale », pour sa part, comme de son côté l'œuvre politique de Jean Ousset, était appuyée sur la doctrine et sur la prière de l'Église. Voici que maintenant on veut nous en priver. Je l'ai déjà dit :
Tandis que, jusqu'à la fin de 1958, cette prière et cette doctrine étaient paisiblement vécues dans l'Église (non sans déficits profonds, mais cela est quasiment de tous les temps), à partir de l'année 1959, ce n'est plus localement, ce n'est plus épisodiquement, c'est du haut en bas de l'univers catholique que la doctrine et la prière catholiques allaient progressivement être mises en cause, mises en doute, dans la gigantesque *autodémolition* subie et d'ailleurs avouée par l'Autorité hiérarchique elle-même. (*Situation de la revue*, dans notre numéro 144 de juin 1970, page 216.)
A mesure que cette autodémolition progressait, et surtout à partir du moment, à l'automne 1969, où elle atteignait jusqu'au saint sacrifice, nous assumions contre elle ce que nous avons appelé des *tâches supplémentaires mais prioritaires*. Telle a été notre réaction à la situation religieuse nouvelle. La réaction de l'OFFICE INTERNATIONAL a été inverse : surtout à partir de 1969, il s'est retranché de plus en plus strictement sur sa spécificité politique.
Oui, forcément, nos rapports ne sont plus ce qu'ils étaient avant l'automne 1969. Une différence a surgi, a grandi, a pris toute sa place. Elle l'a fait dans la paix ; dans l'amitié maintenue. Et maintenant, par les explications que Jean Ousset rend publiques, dans la clarté rétablie.
Jean Madiran.
28:158
## CHRONIQUES
29:158
### L'Offertoire de la Messe et le Nouvel Ordo Missae
par M.-L. Guérard des Lauriers, o.p.
LE NOUVEL ORDO MISSÆ a fait l'objet, depuis sa promulgation par la *Constitutio apostolica* «* Missale Romanum *» (Jeudi Saint, 3 avril 1969), de nombreuses discussions. Les unes concernent la portée de l'acte émanant de l'Autorité, les autres le contenu du document promulgué. Ces discussions se différencient encore par le point de vue auquel il est possible de se placer : doctrine, liturgie, droit canon, histoire, pastorale. Nous rappelons ces généralités, non en vue de procéder à un inventaire des études qui ont été faites, mais afin de situer celles que nous proposons. Nous nous référons au point de vue doctrinal, c'est-à-dire à celui qui spécifie le dogme et la théologie. Et nous examinerons, en fonction du nouvel *Ordo,* les trois questions qui ayant été, on devait l'attendre, le plus controversées, ne sauraient être résolues que dans l'Esprit de Vérité :
L'Offertoire de la Messe et le nouvel *Ordo missæ*
Le Sacrifice de la Messe et le nouvel *Ordo missæ*
Les Normes de la Foi et le nouvel *Ordo missæ*
En ce qui concerne les deux premières questions, nous renvoyons à des études déjà publiées ([^7]). Il convient cependant de répondre aux « difficultés » qui depuis lors ont été soulevées ([^8]) ; nous le ferons en rappelant et en précisant quels sont les principes qui en commandent la résolution.
30:158
Dans le troisième article, nous examinerons comment nous paraît devoir être posée *concrètement* la question par laquelle tant de catholiques fidèles demeurent traumatisés : celle de l'Autorité. Ils sont les victimes, aveuglées et souvent obstinées, du volontarisme et du juridisme qui sévissent dans l'Église depuis la contre Réforme XVI^e^ siècle), et qui sont contraires à la Liberté de l'Esprit parce qu'étrangers à la Lumière de la Vérité.
Ce premier article est donc consacré, comme le titre l'indique, à la « question de l'offertoire ».
\*\*\*
L'Offertoire de la Messe romaine fut dans le passé, et demeure présentement, l'un des points sensibles -- et peut-être le plus sensible -- de l'affrontement entre catholiques et protestants.
Cela, de prime abord, surprend. En effet, les prières de l'Offertoire romain ne paraissent pas être, *du moins en leur forme définitive*, antérieures au IX^e^ siècle. Et, d'autre part, le Sacrifice de la Messe se réalise en l'instant de la Consécration, non pas avant. Il semble donc qu'historiens et théologiens devraient s'accorder pour reconnaître la possibilité de modifier *ad placitum* des formules dont le caractère contingent paraît évident.
Or les historiens et les théologiens qui, notamment depuis « Missale Romanum », mettent en avant ces arguments font preuve d'un primarisme affligeant. Les prières de l'Offertoire jouent, dans la liturgie de la Messe, un rôle analogue à celui des effets du « second ordre » en regard d'une théorie physique. « Secondaires » en ce sens qu'ils ne sont pas décelés par l'expérience macroscopique, ces effets « du second ordre » sont en réalité, pour la théorie qui en rend compte, un indice crucial de vérité. Semblablement, les prières de l'Offertoire se présentent comme ne faisant pas partie de l'essence du Sacrifice et comme ne conditionnant pas la validité de la Messe ; mais elles sont en fait partie *intégrante* et nécessaire dans l'économie du Sacrifice de la nouvelle Alliance : « la Messe \[étant\] le Sacrifice du Calvaire rendu sacramentellement présent sur nos autels » ([^9]). Partie *intégrante* et *nécessaire*, disons-nous ; et nous nous proposons de montrer le « comment » de cette nécessité, en considérant le Sacrifice de la Messe en lui-même.
31:158
Mais, semblable à tout autre, ce « comment » n'est parfaitement intelligible qu'en fonction du « pourquoi » auquel il renvoie. Aussi convient-il de situer la « question de l'offertoire » en fonction de la fin à laquelle est ordonné le Sacrifice du Christ, aussi bien sur l'Autel que sur le Calvaire.
#### I. -- La « question de l'offertoire » et la finalité de la Messe
Il faut, en toutes choses, considérer la fin.
Le Sacrifice de la Messe, substantiellement identique au Sacrifice du Calvaire (**9**), est, en même temps que celui-ci, ordonné : ultimement à la Gloire de Dieu, immédiatement au salut de l'homme. Or ces deux finalités, aussi bien chacune par soi qu'en vertu de l'unité d'ordre qu'elles soutiennent entre elles, requièrent nous l'allons voir la même condition : à savoir qu'en l'Acte même où la Messe est le Sacrifice du Christ, elle soit, *conjointement et uniment, offerte comme étant également un sacrifice qui procède en propre de l'homme*, en tant que celui-ci est d'une part un être raisonnable créé dans le Verbe, d'autre part un pécheur racheté par le Christ.
1\. « Quand tout se trouvera soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a tout soumis, en sorte que Dieu soit tout en tous » ([^10]). Telle est, ultimement, la fin : et c'est la Gloire de Dieu.
-- Or c'est l'Acte du Sacrifice qui constitue pour le Christ la suprême expression de Sa propre « soumission » ; et c'est en l'état de Sacrifice que le Christ « élevé, attire tout à Lui » ([^11]). En sorte que c'est en état et en Acte de Sacrifice que le Christ réalisera sur terre et réalise dans la Gloire que « Dieu soit tout en tous ».
Cela implique, pour la créature raisonnable, que celle-ci reconnaisse comment « Dieu est tout en elle », qu'elle reconnaisse par conséquent avant toute autre chose, par un acte librement expressif de la manière de subsister qui lui est propre, que Dieu est son Créateur. Cet acte, c'est le sacrifice de la religion naturelle.
32:158
Et cela implique donc, pour le Christ, puisqu' « Il soumet tout à lui-même », de subordonner ce sacrifice de la créature à l'Acte de Son propre Sacrifice.
En d'autres termes, selon le dessein de Sagesse qu'explique S. Paul, le Sacrifice du Christ doit assumer le sacrifice de la religion naturelle. Et par conséquent, il doit en être de même, *positis ponendis*, pour le Sacrifice de la Messe qui est substantiellement celui du Christ.
-- Or, le sacrifice de la religion naturelle étant *en propre celui de la créature raisonnable*, il ne peut être réalisé comme tel dans l'Acte du Sacrifice de la Messe, que si celui-ci est, en quelque façon, *offert en propre par la créature raisonnable*.
-- La finalité ultime du Sacrifice requiert donc que la Messe soit *uniment*, en vertu de l'ordination intime du même Acte, le Sacrifice du Christ et le sacrifice de chaque offrant.
2\. La même conclusion se trouve également impliquée, et non moins nécessairement, par la finalité immédiate du Sacrifice, savoir la Rédemption (ou, en d'autres termes, par le fait que le Sacrifice de la Messe est un Sacrifice propitiatoire : ainsi que le Concile de Trente l'a rappelé, avec autant de clarté que de fermeté).
-- « S'il est vrai que *le Christ est mort pour tous* (2 Cor 5, 15), tous cependant ne reçoivent pas le bienfait de sa mort ; mais ceux-là seuls le reçoivent à qui le mérite de la Passion du Christ est communiqué » ([^12]).
Le Concile de Trente exprime, en mettant en œuvre la notion de mérite, un fait qui s'impose : « Venez, les bénis de mon Père... Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel » ([^13]). Bien que le Christ soit mort pour tous, la Rédemption requiert, pour s'accomplir, un acte libre que l'homme peut ne pas poser, non d'ailleurs sans refuser la grâce qui l'y sollicite. « Le mérite de la Passion est communiqué à certains, \[non pas à tous\]. »
*Pourquoi* en est-il ainsi ? La question revient à celle de la prédestination ; notre propos n'est pas de la considérer.
*Comment* en est-il ainsi ? Comment le mérite du Christ, fruit de la Passion du Christ, peut-il être communiqué, attendu que « chacun \[s'il a la grâce\] mérite pour soi » ([^14]) ? On ne peut certes ni comprendre ni exprimer la profondeur du mystère ; mais il est possible d'en discerner certaines normes.
33:158
Il importe avant tout, pour le faire, de se reporter à la révélation. Si en effet la communication dont il s'agit concerne formellement « le mérite \[du Christ\] », ce mérite n'a de réalité que dans son principe, savoir la Passion.
Passion douloureuse, *pâtie* et *accomplie* sur terre, Passion transmuée en l'état-Acte éternel du Christ glorieux qui, « Prêtre pour l'éternité » ([^15]), et « ayant pénétré une fois pour toutes avec son propre sang » ([^16]) dans le « Tabernacle dressé par le Seigneur » ([^17]), c'est-à-dire « dans le Ciel » ([^18]) où « Il est assis à la droite de Dieu » ([^19]), ne cesse de « S'offrir Lui-même éternellement » ([^20]), et de « sauver d'une façon définitive ceux qui par Lui s'avancent vers Dieu, étant toujours vivant pour intercéder en leur faveur » ([^21]). Ainsi l'Acte par lequel le Christ mérita demeure dans la Gloire ce qu'il fut dans le temps ; l'Acte comme tel est le même, bien qu'il comporte, selon deux états du même Corps, deux modes différents d'achèvement. En sorte que si le Christ, actuellement, ne mérite plus, le mérite définitivement acquis par Lui a sa réalité propre en subsistant dans l'Acte qui en fut le principe et qui, éternellement, en demeure le fondement.
-- Cela étant, qu'en est-il de la communication ayant pour objet, d'après le Concile de Trente, le mérite du Christ ?
Ce qui, d'une telle communication, est réalité ne peut évidemment procéder que de la réalité du mérite lui-même ; et comme celle-ci est entée dans l'Acte dont le mérite est le fruit, la communication qui concerne le mérite concerne également, en réalité, celle de cet Acte en dehors duquel le mérite n'aurait aucune réalité.
Il convient même d'observer que toute communication faite d'une personne à une autre personne a pour objet, primordialement, ce qui est communicable par nature ; et, en fonction de cela, ce qui est en fait communiqué par dérivation ou par concomitance, bien que, par soi, il ne possède ni n'exclut aucune communicabilité. Or ce qui, de soi, est communicable, c'est l'acte ; l'acte et non pas la qualité. Il s'ensuit que la communication désignée comme étant celle du mérite du Christ doit être attribuée d'abord à l'Acte du Rédempteur : cet Acte étant communicable par nature et communiqué conformément à sa nature, le mérite étant communiqué par dérivation ou ([^22]) par concomitance.
34:158
Concluons. L'accomplissement de la Rédemption, en chacun des rachetés personnellement, consiste bien en une communication. Celle-ci concerne primordialement l'Acte dans et par lequel le Christ, « ayant racheté une fois pour toutes » (**21**), rachète éternellement. La rigueur de l'analyse ne fait que reconduire à ce que l'on peut légitimement considérer comme étant une évidence ; mais dès qu'il s'agit de mystère, on ne peut se fier sans péril à l'intuition qu'après avoir suivi pas à pas l'enseignement du Magistère.
-- Ce qui pourrait surprendre, c'est que le Concile de Trente ait signifié la communication qui constitue la Rédemption en la référant directement au mérite du Christ et non à l'Acte du Rédempteur.
Quoi qu'il en soit de motifs que l'Esprit Saint a en fait assumés -- et transcendés --, le « modus significandi » effectivement choisi manifeste un aspect de la réalité qui doit évidemment être retenu. « Chacun mérite pour soi » (**14**) ; c'est une vérité que chacun connaît et vit spontanément, parce qu'elle exprime tout simplement un aspect de la justice immanente. En s'exprimant en termes de mérite, le Concile de Trente met donc en évidence, d'une manière qui est claire *pour tous,* l'importance de la contribution que chacun doit apporter à son propre salut. Celui à qui le mérite du Christ est imputé ([^23]) *possède en propre* ce mérite ; car, « chacun méritant pour soi » (**14**), quiconque possède le mérite, nécessairement le possède comme s'il l'avait, par soi. Or quiconque possède en propre le mérite, au regard de Dieu, est racheté. Ainsi l'autonomie de la personne, laquelle est « sui juris », se trouve-t-elle affirmée ; l'accomplissement de la Rédemption, en chacun des prédestinés personnellement, ne saurait s'accompagner d'une aliénation, fût-elle relative, de la personnalité.
-- « Le mérite que le Christ a acquis en vertu de Sa Passion est communiqué \[aux seuls prédestinés\]. » Cette affirmation manifeste, nous venons de le voir, deux aspects de la vérité ; il convient maintenant de les coordonner, en vue de mieux comprendre la réalité.
D'une part, le « mérite » implique, en vertu même de sa nature, que nul ne reçoive le bienfait de la Rédemption, sans apporter une contribution strictement personnelle à cette réception.
35:158
D'autre part, la « communication » dont cette réception est l'effet, et qui procède du Christ, concerne directement l'Acte de la Rédemption ; elle concerne par dérivation seulement ou (**22**) même par concomitance, le mérite qui est le fruit de cet Acte.
On doit donc conclure que nul n'est racheté sans coopérer d'une manière strictement personnelle à ce que lui soit communiqué l'Acte dans lequel se consomme la Rédemption, savoir l'Acte du Christ S'offrant Lui-Même (**20**). Et comme on ne coopère à un acte qu'en l'exerçant, il s'ensuit qu'être racheté requiert d'offrir, au titre de sacrifice personnel, le Sacrifice que le Christ offre Lui-Même.
-- La Rédemption, constituant immédiatement la fin du Sacrifice qui est substantiellement identique sur le Calvaire et sur l'Autel, requiert donc que la Messe soit *uniment,* en vertu de l'ordination intime du même Acte, le Sacrifice du Christ et le sacrifice de chaque offrant.
3\. Le Sacrifice -- la Messe -- est ordonné : ultimement à la Gloire de Dieu, immédiatement au salut de l'homme. Il s'ensuit, nous venons de le voir, qu'en l'Acte même où la Messe est le Sacrifice du Christ, elle doit être, conjointement et uniment, offerte comme étant également un sacrifice qui procède en propre de l'homme, en tant que celui-ci est d'une part une créature raisonnable formée dans le Verbe, et d'autre part un être pécheur racheté par le Christ.
Les deux arguments qu'on vient de développer sont indépendants l'un de l'autre. Chacun d'eux établit la même conclusion, en la montrant d'ailleurs dans une lumière propre. Mais il importe d'ajouter que, concrètement, les deux aspects que comporte la finalité du Sacrifice ne peuvent avoir de répondant réel que conjointement.
D'une part, en effet, la Rédemption est, en fait comme en droit, pour la Gloire de Dieu ; tout ce que la Rédemption comporte de réalité est en même temps Gloire de Dieu.
Plus précisément, le Sacrifice du Christ, soit sur le Calvaire soit sur l'autel, est la réalisation parfaite, non seulement des sacrifices figuratifs de l'ancienne Alliance qu'il *remplace et abolit,* mais également du sacrifice propre à la religion naturelle qu'il *assume et accomplit.*
Car ce sacrifice est en substance, quoi qu'il en soit de modalités d'ordre sensible qui sont contingentes, l'acte par lequel la créature intelligente et libre exprime consciemment et volontairement, pour la Gloire du Créateur, la manière d'être qui est en propre celle de la créature.
36:158
Or un tel acte a été réalisé lorsque le Verbe incarné, « S'offrant Lui-Même » (**20**) a « remis à Dieu Son Père ([^24]) ce « quelque chose de créé » ([^25]) que constitue la nature humaine par Lui assumée.
Et comme la perfection du sacrifice tient à celle de l'unité qui se trouve établie en acte entre l'offrant, l'oblat, et celui à qui le sacrifice est offert, il s'ensuit que le Verbe incarnée non seulement assume mais qui plus est récapitule, en l'Acte de Son propre Sacrifice, tout ce que la création peut rendre de Gloire à son Créateur en reconnaissant devant Lui sa propre condition ([^26]). On ne peut le mieux expliquer, qu'en se référant à la métaphysique de l'Incarnation. Aussi ne pouvons-nous ici nous étendre.
-- D'autre part, et ceci est encore plus important pour notre objet, le péché originel ayant altéré l'ordre primitif, la Gloire ne peut plus monter de l'homme vers Dieu qu'en passant par la Rédemption.
Plus précisément, dans la création rénovée, le sacrifice de la religion naturelle ne peut avoir de réalité, que dans l'Acte même du Sacrifice offert par le Verbe incarné. Insistons sur ce point.
L'homme est une créature raisonnable. Il doit, de ce chef, prendre conscience de la relation qu'il soutient selon l'être avec son Créateur et reconnaître spontanément par la prière et par le sacrifice sa condition de créature. A cela, ni le péché ni l'Incarnation rédemptrice ne changent rien : le « sacrifice de la Loi naturelle », œuvre de nature, *demeure ce qu'il doit être,* concomitamment au Sacrifice du Christ.
Ce que le péché a modifié en ce qui concerne le sacrifice, ce n'est pas la nécessité *connaturelle* de l'offrir, c'est l' « agrément » qui seul en constitue l'achèvement. Dieu Se devait en Sagesse d'agréer le sacrifice de l'homme intègre et gracié. Dieu n'agrée plus le sacrifice de l'homme qui s'est lui-même séparé de Dieu par le péché. L'homme se trouve mis ainsi dans l'impossibilité de réaliser sa propre fin, sans d'ailleurs pouvoir par ses seules ressources se donner à lui-même une autre fin.
L'aspect primordial de la Rédemption est celui qui concerne, non l'homme en lui-même, mais le rapport de l'homme à Dieu, et il consiste en ce que Dieu restitue à l'homme, gratuitement et *mirabiliori modo,* la possibilité d'offrir un sacrifice qui soit agréé.
37:158
On comprend par là pourquoi le Sacrifice du Christ -- évidemment agréé -- doit être également le sacrifice de l'homme. S'il y avait deux sacrifices, étrangers ou juxtaposés l'un à l'autre, si le Sacrifice du Christ n'était pas le sacrifice de l'homme, et en un sens *le même sacrifice,* la rédemption serait manquée ; elle ne permettrait pas à l'homme de recouvrer ce qu'il y a de plus primitif en sa propre finalité, savoir d'offrir au Créateur et au titre de créature raisonnable un sacrifice qui procède réellement de la créature et qui soit agréé.
Telles sont les conditions qu'impose a priori : une vue réaliste de la Rédemption ; et par « vue réaliste » nous entendons celle qui tient compte *primordialement de la métaphysique de la création.* Seul ce réalisme assure une mesure transcendante, aussi bien pour la finalité de l'homme que pour l'économie du salut. Ainsi, ni le sacrifice, qui ne peut être que pour Dieu, ne peut se dégrader en agapes si fraternelles soient elles, ni la morale ne peut se réduire à discerner ce qui est encore provisoirement défendu.
4\. Le Sacrifice offert par le Verbe incarné à Dieu Son Père étant ordonné à la Gloire de Dieu et au salut de l'homme, il s'ensuit que la Messe doit, en l'Acte même où elle est le Sacrifice du Christ, être conjointement et uniment offerte comme étant un sacrifice qui procède en propre de l'homme, en tant que celui-ci est :
un être raisonnable, créé dans le Verbe ;
un pécheur, racheté par le Christ ;
un être déchu, qui ne retrouve l'essentiel de sa propre finalité que dans ce même Sacrifice du Verbe incarné.
Telle est la conclusion qu'établissent par voies convergentes les trois paragraphes précédents. Il convient maintenant d'examiner au moins brièvement les « difficultés » que soulèverait, d'après une certaine *Note doctrinale* (**8**), « l'offertoire de l'Ordo de S. Pie V » (p. 20). Car ces « difficultés » concernent au vrai la conclusion que nous venons de rappeler, celle-ci constituant nous le verrons le principe qui non seulement justifie mais en un sens exige l'Offertoire de la Messe romaine.
-- Voici d'abord le texte qui, largement diffusé, a contribué à propager l'erreur et à troubler. « Les formules employées s'appliquent à un sacrifice, elles parlent d'*hostie immaculée,* de *calice du salut,* de *sacrifice,* etc. Or, l'hostie immaculée, c'est Jésus, *ce n'est pas* le pain que nous présentons sur l'autel *en vue* du sacrifice... Enfin, l'offertoire du pain et du vin *n'est* pas un sacrifice, *car il n'y a pas d'autre sacrifice que celui du Christ,* lequel est renouvelé, représenté sur l'autel à *la consécration...* Ces formules pouvaient prêter à confusion, et de fait des théories erronées se sont appuyées sur elles.
38:158
Elles pouvaient favoriser une espèce de religion de l'homme qui se croit capable par lui-même d'offrir quelque chose à Dieu. Lepin avait parlé à propos de l'Offertoire de « sacrifice de la Loi naturelle » qui précéderait à la Messe le sacrifice du Christ... » (pp. 20-21).
Force est d'ajouter que, paradoxalement, la *Note* se montre indulgente et compréhensive lorsqu'il s'agit de justifier le nouvel offertoire et non plus de critiquer celui de la Messe romaine.
« Prière *In spiritu humilitatis* intégralement conservée de l'Ordo de S. Pie V, avec la mention du sacrifice » (p. 19).
« En revanche l'idée du sacrifice au sens strict, comme devant se réaliser (à la consécration) est affirmée avec force par l'*Orate fratres :* «* ut meum ac vestrum sacrificium... *», et la réponse du peuple : « Suscipiat Dominus *sacrificium de manibus tuis *»... » (p. 25).
Peut-on prendre au sérieux un auteur qui écarte, lorsqu'il critique l' « ancien », cela même qu'il pose en vue de justifier le « nouveau » ? Accordons cependant le préjugé favorable, non sans tirer la conclusion qui s'impose. « Ces pages » que le Cardinal Journet estime « solides, lumineuses, équilibrées » (p. 4), manquent en réalité de la plus élémentaire cohérence. L'auteur de la *Note* devra reconnaître, ou bien que le nouvel offertoire présente exactement la même « difficulté » que l'ancien, ou bien qu'au lieu et place de « difficulté », c'est une profonde vérité qui se trouve exprimée dans l'Offertoire de *l'Ordo* romain.
-- Voici maintenant les observations qu'appelle le passage cité.
1\) « Il n'y a pas d'autre sacrifice que celui du Christ ».
*Non.*
Prise absolument, l'affirmation est fausse. Sont abolis par le Sacrifice du Christ, seulement les sacrifices qui en étaient figuratifs.
Les offrir maintenant constituerait, de soi, un sacrilège ; car cela impliquerait d'attribuer à un signe créé la valeur du Signifié qui procède l'Incréé.
« Il n'y a pas d'autre sacrifice AGRÉÉ que celui du Christ » : OUI.
Mais cela n'entraîne aucunement que n'existent d'autres formes de sacrifice, sans lesquelles d'ailleurs le Sacrifice du Christ n'aurait pas tout son sens. D'une part en effet, il n'est malheureusement pas inutile de le répéter, offrir à Dieu un sacrifice ressortit à la *nature* de l'homme en tant que celui-ci est une créature intelligente ; ce sacrifice (au sens de « sacrum facere ») fait partie de la religion *naturelle,* il est une exigence permanente, il est demeuré et il demeure concomitant au Sacrifice du Christ.
39:158
D'autre part, l'homme pécheur se trouve en un état de pâtir ; or cet état rend compte de ce que le Sacrifice du Christ s'est accompli dans la souffrance, dans l'agonie du corps et dans celle de l'âme, loin de se réduire à un sacrifice purement spirituel : l'état de l'homme pécheur peut donc être considéré comme un sacrifice, en tant qu'il constitue en fait comme la pierre d'attente du Sacrifice du Christ.
2\) « L'homme se croit capable par lui-même d'offrir quelque chose à Dieu » (p. 21), non en raison de *ce* qu'il offre, mais bien en raison du *propos intime* qui inspire l'acte d'offrir. Prétendre offrir quelque chose à Dieu, sans se référer à la seule oblation en droit agréée qui est celle du Christ, voilà bien qui institue irrémédiablement une « religion de l'homme ». Et, qu'on le veuille ou non, c'est cela que *fait* le nouvel offertoire imposé par le nouvel *Ordo,* notamment en supprimant la mention qui est faite, dès l'Offertoire et dans l'Offertoire, du Sacrifice que constitua toute la vie terrestre du Christ \[ob memoriam passionis resurectionis et ascensionis J.C.D.N. (« Suscipe Sancta Trinitas »)\].
3\) La théorie de Lepin mérite un examen plus attentif. Il faudrait s'entendre sur le sens du mot « précéder ». Précession temporelle ? Précession d'ordre métaphysique ? Nous l'examinerons au paragraphe suivant (paragraphe 5, ci-dessous pp. 42 et suiv.).
4\) L'auteur de la *Note* conçoit de la même manière, c'est-à-dire selon l'univocité, d'une part la théorie de Lepin qui conçue de cette manière devient erronée (p. 21), d'autre part l'Offertoire de l'*Ordo* romain qui conçu de cette même manière « soulève des difficultés » (p. 20). « Il n'y a pas d'autre sacrifice que celui du Christ » (p. 20) ; c'est-à-dire que rien ne peut être sacrifice sinon *le* sacrifice du Christ : voilà l'univocité. Alors que, en réalité, il y a d'autres sacrifices, bien que ceux-ci aient raison de sacrifice seulement *par référence* au Sacrifice du Christ : voilà l' « analogie », et la vérité.
-- Les « difficultés » que présenterait, selon la *Note,* l'Offertoire de la Messe romaine se ramènent donc à la suivante : « Les formules employées s'appliquent à un sacrifice, elles parlent *d'hostie immaculée, de calice du* salut, de *sacrifice,* etc. Or, l'hostie immaculée, c'est Jésus, *ce n'est pas* le pain que nous présentons sur l'autel *en vue du* sacrifice... Enfin, l'offertoire du pain et du vin *n'est pas* un sacrifice... » ; (p. 20).
Il n'est pas sans intérêt d'observer que cette « difficulté » est mentionnée dans les Actes du Concile de Trente. Dom DURST l'a signalé dans un article ([^27]) recensé par M. l'Abbé CHIRAT ([^28]).
40:158
Mais nous ne voyons pas qu'on puisse arguer de l'autorité du Concile pour donner à la dite « difficulté » quelque consistance que ce soit.
a\) Expliquons d'abord de quoi il s'agit.
1. -- La célébration de la Messe a toujours donné lieu à des abus. En vue de les réprimer, le Concile de Trente confia à une Commission de sept « pères » le soin d'en dresser la liste. Ce « Libello » est reproduit dans les Actes du Concile, dont il occupe six pages, sous le N° 420. Dans ce texte, sont mentionnés comme constituant des « abus » \[ou du moins comme le pouvant, puisque la Commission ne fait que présenter au Concile un matériau de travail\] : « le fait qu'à l'offertoire le pain non consacré soit appelé hostie sainte et immaculée offerte pour les vivants et pour les morts ; le fait que le vin, avant qu'il ne soit consacré, soit appelé calice salutaire » ([^29]) ; « le fait que, dans l'offertoire de la Messe pour les défunts, certaines expressions semblent plutôt concerner l'enfer des damnés »... ([^30]).
2. -- Ce *Libello* mécontenta certains « pères » ([^31]), notamment le Cardinal Légat, Archevêque de Naples, Seripandus, et l'Archevêque de Corinthe ([^32]).
3. -- Les Légats convoquèrent donc la Commission (19 août 1562), et restituèrent le *Libello* aux sept « pères », afin que ceux-ci en fissent un « estratto ».
41:158
Telle fut l'origine du *Compendium abusuum missæ.* Ce *Compendium* est reproduit, sous le N° 421, dans les *Acta* où il occupe deux pages et demi.
4. -- Les neuf canons qui correspondent au *Compendium* sont présentés par la Commission ; ils sont consignés dans les Acta sous le N° 423.
5. -- Ces documents, auxquels est joint le projet d'un décret de réforme, sont discutés par le Concile réuni en Congrégations générales : N^os^ 424-429, 431. La majorité des « pères » observent que « tous ces canons \[proposés\] étant inclus en des canons anciens, il convient de remettre ceux-ci en vigueur plutôt que d'en énoncer de nouveaux » ([^33]).
6. -- En conséquence, le 17 septembre 1562, après la promulgation des Canons sur la Messe définitivement approuvés, le Secrétaire du Concile donna lecture du *Decretum* ([^34]). Ce *Decretum*, publié sous l'autorité du Pape, est consigné dans les Acte sous le N° 437 ; il occupe trois quarts de page, et remplace le *Compendium.* Il laisse « ouvert » un seul vœu, à savoir que les Évêques puissent accorder la permission de l'Autel portatif. Et, quant à la liturgie proprement dite, il ne retient que deux « abus » : le jeu de musique lascive au cours de la célébration de la Messe, la superstition qui consiste à subordonner la validité de certaines Messes votives à un certain nombre des cierges qui doivent être allumés sur l'autel.
b\) Concluons.
Il y a trois rédactions, de plus en plus réduites, du même document : *Libello* (420), *Compendium* (421), *Decretum* (437). Le *Decretum, et lui seul,* est approuvé. Le *Compendium* a été écarté par le Concile, et le *Libello* par les Légats.
Or l' « abus » éventuel relevé à propos de l'Offertoire ne figure que dans le *Libello.* Et cela, bien que cette mention ne soit pas passée inaperçue pour les « pères » du Concile. Ils eurent en effet connaissance du *Libello ;* et ils portèrent certainement attention à la question de l'Offertoire, puisqu'il fut opportun de leur expliquer que les formules « suspectes » de l'offertoire propre à la Messe des défunts peuvent s'entendre des peines subies par les âmes du purgatoire, et non de l'enfer ([^35]).
42:158
On *peut* donc conclure que la mention des prières de l'Offertoire dans la liste des « abus » est probablement l'une de celles, et même la principale de celles qui ont provoqué le mécontentement des « pères », et qui pour cette raison n'ont été retenues ni dans le *Compendium* ni dans le *Decretum.* Les membres de la « Commission » ne crurent-ils pas devoir être « ouverts », et même trop ouverts, aux milieux protestantisants ? On *peut* le supposer.
L'ensemble de ces documents *peut* donc signifier que le Concile, en écartant le *Libello* et le *Compendium,* a refusé de tenir comme étant des abus les choses qui ne sont aucunement -- ni explicitement ni indirectement -- signalées dans le *Decretum,* seul approuvé.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs de cette interprétation, il est évidemment impossible de s'appuyer sur l'autorité du Concile pour donner quelque consistance que ce soit aux soi-disant « difficultés » que soulèverait l'Offertoire de la Messe romaine.
5. -- Les considérants qui ont été développés (1-3), l'examen critique de la « difficulté » alléguée (4), permettent de poser la question de l'Offertoire conformément à l'exigence de la vérité.
-- « \[Existerait-il\], à l'Offertoire \[un\] « sacrifice de la loi naturelle » qui précéderait à la Messe le sacrifice du Christ » ? La *Note* refuse cette doctrine. Et en effet, si on entendait par là qu'il y eût deux sacrifices, le second succédant au premier supposé achevé, « cela \[serait\] tout à fait inacceptable » (p. 21). Mais, en retour, *il est tout aussi inacceptable d'ajouter *: « tous les sacrifices ayant été abolis par l'unique sacrifice de Jésus » (p. 21) ; puisqu'en l'occurrence « tous » comprend en particulier le « sacrifice de la Loi naturelle » mentionné dans la *Note* deux lignes plus haut. Les sacrifices qui ont été « abolis par l'unique sacrifice de Jésus », ce sont, nous le répétons, les *sacrifices figuratifs* de l'ancienne Alliance. Tandis que le « sacrifice de la Loi naturelle », sacrifice non nécessairement sanglant mais sensible aussi bien que spirituel, ce sacrifice-là ne peut être aboli parce qu'il tient à la condition même de créature rationnelle. Et si ce sacrifice n'est pas aboli, il faut qu'il soit restauré pour que l'homme puisse être racheté ; or il ne peut être racheté qu'en devenant le Sacrifice du Christ.
*Le Sacrifice du Christ doit donc être le sacrifice de l'homme, d'une certaine façon le* MÊME *sacrifice.*
Telle est la vérité sous-jacente à la « question de l'offertoire ». Cette question concerne directement les formules de prière ; mais celles-ci sont normées par la doctrine qu'elles sont ordonnées à signifier. Or, si cette doctrine fait « difficulté », n'est-ce pas le signe de ce qu'elle est considérée isolément, c'est-à-dire indépendamment des vérités qui l'expliquent et qui sont elles-mêmes oubliées. Ayant donc précisé quel est le véritable objet de notre question, il convient de rappeler quel en est le principe radical de résolution.
43:158
-- Le Sacrifice de la Messe réalise, en acte, l'unité entre le Sacrifice du Christ et le sacrifice de l'homme, en vertu de la « conversion » eucharistique.
« \[Existerait-il\], à l'Offertoire, \[un\] « sacrifice de la Loi naturelle » qui précéderait à la Messe le Sacrifice du Christ » ? Voilà la « difficulté ».
Nous ferons comprendre, par une comparaison, quelle en est concrètement la véritable signification. Et cela, en soulevant une autre « difficulté », toute semblable à celle que constituerait la « succession » et partant la juxtaposition de deux sacrifices différents : « celui de la Loi naturelle » d'une part, celui du Christ d'autre part.
La *Note* étant publiée sous la responsabilité des « Chevaliers », c'est à eux que nous croyons devoir nous adresser. Nous demandons donc aux Chevaliers de Notre-Dame si on n'est plus chrétien parce qu'on est Chevalier, ou si on n'est plus créature raisonnable parce qu'on est Chevalier chrétien ? Nous croyons devoir penser que tout Chevalier, interrogé à ce sujet, répondra spontanément qu'il est à la fois créature raisonnable et chrétien et Chevalier. Dans le cas contraire, le « Chevalier » constituerait une espèce à part, certes fort distinguée, mais incapable de rendre quelque service que ce soit à la malheureuse humanité.
Eh bien, l'auteur de la *Note* conçoit le Sacrifice du Christ comme étant si séparé, si à part, si étranger à tout autre réalité qui lui serait apparemment semblable, que ces réalités ne peuvent même plus s'appeler « sacrifice ». Tout comme si, eu égard au Chevalier qui ne serait plus une créature raisonnable, on affirmait que les hommes ordinaires ne sont pas des hommes, puisque seul est parfaitement homme ce Chevalier qui, étant Chevalier chrétien, ne peut plus être une créature raisonnable.
Laissons ces chimères. Le Verbe incarné est l'Emmanuel, le « Dieu avec nous ». Et Il est avec nous tous qui souffrons, *principalement par son Sacrifice* perpétué parmi nous. « L'Offertoire de l'*Ordo* de S. Pie V ne soulève difficulté » que si on méconnaît l'économie du sacrifice et en particulier le principe de son unité. Tout comme « vivre » ferait « difficulté » à l'homme raisonnable chrétien et Chevalier, s'il scindait en comportements hétérogènes ces modalités ordonnées dont il doit viser à réaliser la vivante unité.
Expliquons maintenant comment, en vertu de la « conversion » eucharistique, la « difficulté » alléguée se trouve en fait écartée.
44:158
Reportons-nous à notre comparaison. Le Chevalier est chrétien, et le Chevalier chrétien est homme ; il est *uniment* homme, chrétien, et Chevalier. Nul n'en doute. Le mot « uniment » recouvre cependant deux degrés de réalisation qui sont spécifiquement et expérimentalement différents l'un de l'autre.
C'est à la même personne qu'il appartient d'être homme, d'être chrétien et d'être Chevalier ; ainsi « uniment » se réfère d'abord à la *personne*, au sujet. Voilà le premier « degré ».
Voici le second. Le chrétien n'est pas celui qui a d'une part une vie humaine, et d'autre part une vie qui serait chrétienne ; on dénonce à tout propos cette dualité, non sans raison ; l'errance consiste à prétendre la résoudre à partir de l'en bas, à partir de l' « humain ». Le chrétien est l'homme pour qui la manière d'*être* homme, c'est d'*être* chrétien. Et pareillement, nous le supposons, le « Chevalier » est l'homme supposé chrétien pour qui la manière d'*être* chrétien et donc d'*être* homme, c'est d'*être* Chevalier.
Nous venons de souligner le mot « être » : ce n'est pas le lieu de nous étendre sur les précisions qu'il appellerait, il suffit d'avoir rappelé une intuition accessible à tous. Être « uniment » homme, chrétien et Chevalier ne concerne pas seulement la personne mais également la manière d'être, c'est-à-dire, concerne tout comportement expressif de l'être, ou, en termes abrégés, l'*être* même. Et nul ne mettra en doute l'existence de ce second « degré », car chacun doit tendre à le réaliser au prix d'une permanente, difficile et souvent douloureuse conversion. *Être* homme, *être* chrétien, *être* Chevalier dans la même personne, c'est ou ce doit être le *même* mode d'être ; et ce n'est réellement le même mode d'être que dans l'acte d'une *conversion* qui porte sur l'être et qui par conséquent transcende la succession du temps.
*Être. Conversion*. Tels sont les deux mots clé. Ils expriment l'expérience commune à laquelle il convient de se référer en vue de mieux pénétrer le principe sur lequel est radicalement fondée la résolution de la « difficulté » ; ce principe n'est rien autre que le dogme de la Transsubstantiation ([^36]).
De la substance du pain à la substance du Corps du Christ *il n'y a ni annihilation ni création :* il y a *conversion.*
45:158
La « conversion » est l'une des espèces du changement. Elle peut être caractérisée, par différenciation, à partir des cas qui sont d'une autre espèce, et qui sont, eux, immédiatement observables. On montre ainsi que la « conversion » est exempte de contradiction.
La « conversion » concerne l'*être*. C'est-à-dire qu'en l'acte et en l'instant l'un et l'autre indivisibles de ce changement appelé « conversion », une seule chose est permanente, à savoir l'*être*. En d'autres termes, entre ce qui va être converti et ce qui est converti, il n'y a de commun que l'être : l'être du premier devenant, intégralement et instantanément, l'être du second.
Si l'on désire une analogie « vivante », qu'on se reporte à ce qui précède. Dans la même personne, « être homme », « être chrétien », « être Chevalier » ne sont pas trois manières d'être juxtaposées ou superposées ou mutuellement exclusives l'une de l'autre ; mais ce sont trois références d'une même manière d'être dont l'unité requiert une conversion d'ordre psychologique, toujours imparfaite et partant jamais achevée.
La Conversion eucharistique, elle, est opérée par Dieu ; elle est parfaite. Elle concerne, non pas la manière d'être, mais l'être lui-même. Le pain devient, selon tout son être, le Corps du Christ ; d'où il résulte que le Christ *est* dans l'apparence du pain transsubstantié, à la manière d'une substance c'est-à-dire selon l'*être*, et en vertu d'une Communication qu'Il exerce selon son Corps.
Cela étant, on comprend que le sacrifice de l'homme, spécifié par l'offrande *oblative* du pain et du vin, ne fasse pas et ne puisse faire nombre avec le Sacrifice du Christ, réalisé par la Présence simultanée du Corps et du Sang en qui le pain et le vin, loin d'être détruits, sont, *quant à l'être*, assumés, parce que métaphysiquement « convertis ».
Et on pressent d'ores et déjà que les formules dont use l'Offertoire de l'*Ordo* romain, notamment la locution « hostie immaculée », non seulement ne soulèvent aucune « difficulté » mais sont éminemment *propres* et pour tout dire irremplaçables étant donné ce qu'elles doivent signifier.
Le montrer constituera « formellement » la justification de l'Offertoire romain. « Formellement » en ce sens que les prières traditionnelles, exprimant effectivement ce qu'elles doivent exprimer, il y a conformité entre ce qui doit être et ce qui est. Cette justification « formelle » concerne donc en définitive la réalisation du « comment », celui-ci étant supposé déterminé « formellement ». Et il l'est, en ce cas comme en tout autre, par le « pourquoi ».
46:158
Or, pourquoi l'Offertoire doit-il signifier *le* sacrifice, « hoc sacrificium », comme étant uniment « Sacrificium Christi » et « sacrificium nostrum » ? Nous l'avons expliqué ; et nous avons vu que cela tient directement, non à l'essence du Sacrifice de la Messe, mais à la fin à laquelle il est ordonné. En sorte que l'Offertoire, première phase d'une action globale qui n'a de sens qu'en sa totalité, ne peut être adéquatement « justifié », que s'il explicite quelle est, de cette action globale savoir le Sacrifice de la Messe, la finalité.
Nous allons donc observer que l'Offertoire de la Messe romaine rappelle, d'emblée comme il se doit, quelle est la finalité du Sacrifice de la Messe ; et qu'il signifie ce que précisément il convient de signifier en raison même de cette finalité. Ainsi aurons-nous montré que cet Offertoire traduit avec exactitude la « lex credendi » en « lex orandi » ; et que, fruit d'une élaboration que l'Esprit Saint a suscitée, guidée et sanctionnée, il constitue un trésor sacré qu'il serait sacrilège de laisser violer.
#### II. -- La « justification » de l'Offertoire et l'économie du Sacrifice de la Messe
L'Offertoire romain forme un tout ordonné et cohérent. Tout cohérent en lui-même car, bien que formé par apports, comme par des alluvions successives, il constitue l'expression adéquate de ce que l'offertoire de la Messe est précisément ordonné à exprimer, à savoir que le Sacrifice de la Messe est le Sacrifice du Christ, et qu'en un sens il est conjointement le sacrifice de l'homme. En particulier, les parties de l'Offertoire romain qui sont omises dans le nouvel *Ordo* ont chacune respectivement leur portée.
Voilà ce que nous allons observer, en référant les prières de l'Offertoire romain à l'économie du Sacrifice de la Messe, celui-ci étant envisagé d'abord au point de vue de la finalité, ensuite au point de vue de l'essence. L'exposé sera, ainsi, mieux ordonné, au moins en ce qui concerne la pensée. Par contre, la liturgie ne distinguant pas les « points de vue formels », le lecteur ne sera pas surpris que nous ne citions pas toujours les textes dans leur ordre habituel.
47:158
La *Note* doctrinale ayant présenté une apologie du nouvel *Ordo,* nous commencerons par prendre acte des réserves qu'elle ne laisse cependant pas de formuler.
« *Deus universi* (qui figure dans le nouvel offertoire) n'est pas biblique et rappelle fâcheusement la traduction française du Sanctus où « Dieu de l'Univers » prétend remplacer Dieu Sabaoth » (p. 24).
« On ne voit pas très bien pourquoi les Kyrie eleison passent de 9 à 6, c'est-à-dire sont répétés deux fois au lieu de 3. Le symbolisme trinitaire n'est plus respecté... » (p. 27) -- On ne voit pas très bien, ajoutons-nous, pourquoi, dans les litanies des Saints, les Kyrie demeurant au nombre de 6, *la très Sainte Trinité n'est plus invoquée.* C'est le Pape lui-même qui a inauguré ces litanies « aggiornate », en présidant en personne la première station de Carême, dont l'office se déroula dans la basilique Sainte Sabine, le mercredi des cendres 19 février 1969.
« On regrette vivement que l'embolisme (prière qui développe la dernière demande du Pater) ait été tronqué, et l'on a raison... (On a en effet supprimé « l'intercession de la Sainte Vierge, des Apôtres Pierre Paul André, et de tous les saints ») » (p. 28).
Dans la traduction française, « Expectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Jesu Christi » devient « fort platement » : « Où nous espérons le bonheur que tu promets et l'avènement de Jésus Christ notre Sauveur » (p. 28).
Les Chevaliers de Notre-Dame ont raison de protester, mais ils ne semblent pas apercevoir que toutes ces suppressions officielles et traductions vernaculaires présentent entre elles trop de cohérence pour que cette cohérence soit explicable par le jeu du hasard. Disons qu'il s'agit pour le moins d'un hasard « dirigé », c'est-à-dire d'un pseudo-hasard, d'un « hasard » que l'homme subvertit et qu'il s'asservit en même temps que la liturgie, en vue d'instaurer la « religion de l'homme », dont la *Note* reconnaît qu'elle n'est pas la vraie religion (p. 21).
Or, dans cette vaste opération « hasard », l'offertoire occupe une place de choix. Telle est précisément notre question. Importante en elle-même, elle est on le voit solidaire de beaucoup d'autres questions. L'observer n'est pas inutile, si l'on veut ne pas se leurrer sur la « situation ».
##### 1. Les prières de l'Offertoire romain et la finalité du Sacrifice de la Messe.
a\) La prière *Suscipe Sancta Trinitas* et la fin ultime du Sacrifice de la Messe.
Cette prière, dans le nouvel *Ordo,* est supprimée. Pourquoi ? D'après la *Note,* le « Suscipe Sancta Trinitas », que Dom G. Lefebvre présente comme une magnifique récapitulation, serait une dernière prière d'offrande « (qui fait doublet avec les précédentes) » (p. 18).
48:158
Le mot « doublet » constitue l'une des trouvailles à la faveur desquelles les liturges-chartistes qui travaillent *in vitro* dirigent l'opération « hasard ».
-- Ne soyons pas dupes de cette « explication », et revenons au texte.
Suscipe Sancta Trinitas hanc oblationem quam tibi offerimus ob memoriam passionis resurrectionis et ascensionis Jesu Christi Domini nostri : et in honorem beatae Mariae semper Virginis, et beati Joannis Baptistae et sanctorum Apostolorum Petri et Pauli...
Daignez, Trinité sainte, accueillir cette oblation que nous Vous offrons en la mémoire de la passion de la résurrection et de l'ascension de Notre-Seigneur Jésus Christ : en l'honneur de la bienheureuse Marie la toujours Vierge, et du bienheureux Jean Baptiste et des saints Apôtres Pierre et Paul...
Le « Suscipe Sancta Trinitas » ne ferait « doublet avec les prières qui le précèdent » dans l'Offertoire romain, que s'il reprenait, fût-ce en le formulant différemment, ce que déjà expriment ces prières. Or le « Suscipe Sancta Trinitas » mentionne trois choses qui ne figurent dans aucune des prières précédentes, et notamment deux vérités essentielles, essentielles en ce sens qu'elles sont immédiatement impliquées par l'essence de la Messe.
-- Voici d'abord ces deux vérités essentielles.
*Suscipe Sancta Trinitas *: le Sacrifice est offert à Dieu, non pas au « Dieu de l'univers » qui peut être l' « Être suprême » ou la « déesse raison », voire le « dieu mort » retrouvant vie dans l'homme sublimé ; le Sacrifice de la Messe est offert à *Dieu tel qu'Il est,* à *Dieu Un et Trine* tel qu'Il S'est révélé par le Verbe incarné.
Le « Suscipe Sancta Trinitas » affirme donc, selon le mode qui convient à la *lex orandi,* la vérité primordiale de la religion chrétienne : c'est Dieu *en Lui-Même* que vise l'offrande du sacrifice. Le « Suscipe Sancta Trinitas » ne « fait pas doublet », il affirme la vérité qui se trouve menacée par l'emploi de l'étrange locution : *Deus universi.*
*Ob memoriam passionis resurrectionis et ascensionis JCDN... :* le sacrifice est offert avec le désir qu'il soit agréé, c'est évident. Or, nous l'avons rappelé en accord avec l'auteur de la *Note :* « *Il n'y a pas d'autre sacrifice* AGRÉÉ *que celui du Christ *»*.* Il faut donc, sous peine d'absurdité, que l'offrande du sacrifice se réalise *dès l'origine* dans le sillage pour ainsi dire, et plus précisément en vertu de la mémoire et dans la mémoire du seul Sacrifice agréé, celui du Christ (Cf. *Breve Esame*, p. 22).
49:158
Commencer d'offrir à Dieu le sacrifice, sans se référer explicitement au seul Sacrifice divinement agréé parce qu'il procède de Dieu Lui-Même, voilà bien qui favorise « une espèce de religion de l'homme qui se croit capable par lui-même d'offrir quelque chose à Dieu » (p. 21). Et comme, aucune des cinq première prières de l'Offertoire (Suscipe sancte Pater, Deus qui humanae substantiae, Offerimus tibi Domine, In spiritu humilitatis, Veni sanctificator) ne mentionne le Sacrifice du Christ, on voit derechef que le « Suscipe Sancta Trinitas », loin de constituer un doublet, énonce une vérité essentielle, une vérité qui est immédiatement impliquée par l'essence même de la Messe.
-- Ces deux références, -- l'une à Dieu-Trinité à qui le sacrifice est offert, l'autre au Sacrifice du Christ en vertu duquel le sacrifice est agréé --, sont si importantes qu'elles se trouvent exprimées, et elles seules, dans ces Offertoires « non évolués » qu'on allègue en faveur de l'Offertoire « abrégé ».
Offertoire selon le rite cartusien. ([^37])
1\. Quand le prêtre met l'eau dans le calice, il dit :
De latere Domini nostri Jesu Christi exivit sanguis et aqua in remissionem peccatorum. In nomine Patris + et Filii et Spiritus Sancti Amen.
2\. Quand le prêtre se lave les mains, il dit :
Lavabo inter innocentes manus meas, et circumdabo Altere tuum, Domine : Ut audiam vocem laudis. -- (Et deux ou trois autres versets, en suivant.)
3\. Quand le prêtre offre le Calice au milieu de l'Autel, le tenant des deux mains et un peu élevé, il dit :
In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te Domine : et sic fiat sacrificium nostrum, \[ut a te suscipiatur hodie, ut\] placeat tibi Domine Deus. (Un papillon, apposé postérieurement à 1713, substitue aux mots entre crochets la formule du rite romain : \[in conspectu tuo hodie, ut\].)
4\. Et, faisant un signe de croix avec le Calice, le prêtre le dépose au milieu du Corporal en disant :
In nomine Patris et Filii + et Spiritus Sancti. Amen.
5\. Quand le prêtre se retourne vers le peuple, il dit :
Orate fratres pro me peccatore ad Dominum Deum nostrum.
Offertoire selon le rite dominicain ([^38])
1\. Après le Dominus vobiscum et la lecture de l'antienne propre (offertoire), le prêtre dit :
Quid retribuam Domino pro omnibus quae retribuit mihi.
2\. En prenant le Calice recouvert de la patène et portant l'hostie, le prêtre dit :
Calicem salutaris accipiam et nomen Domini invocabo.
3\. Quand le prêtre offre le Calice, le tenant des deux mains un peu élevé, il dit :
Suscipe Sancta Trinitas hanc oblationem, quam tibi offero in memoriam Passionis Domini nostri Jesu Christi : et praesta, ut in conspectu tuo tibi placens ascendat : et meam et omnium fidelium salutem operetur aeternam.
50:158
4\. Quand le prêtre se lave les mains, il dit :
Lavabo inter innocentes manus meas et circumdabo altare tuum Domine : ut audiam vocem laudis et enarrem universa mirabilia tua. Domine dilexi decorem domus tuae et locum habitationis gloriae tuae.
5\. Le prêtre s'inclinant au milieu de l'autel dit :
In spiritu humilitatis et in animo contrito, suscipiamur Domine a te : et sic fiat sacrificium nostrum, ut a te suscipiatur hodie, et placeat tibi Domine Deus.
6\. Le prêtre, se tournant vers le peuple, dit :
Orate fratres, ut meum, ac vestrum pariter in conspectu Domini sit acceptum sacrificium.
La référence à Dieu-Trinité est explicitement exprimée :
*dans le rite cartusien,* par la formule : « In nomine Patris + et Filii et Spiritus Sancti » (1, 4) ; toute l'action du prêtre comme ministre se trouve sous la mouvance de Dieu-Trinité, signifié comme étant à la fois le Principe (1), et le Terme (4) de l'oblation ;
*dans le rite dominicain,* par le « Suscipe Sancta Trinitas » (3), lequel, pour le moins en l'occurrence, ne constitue évidemment pas un « doublet » ; et nous observons que ce « Suscipe Sancta Trinitas » de l'Offertoire dominicain est tout semblable par sa forme comme par son contenu au « Suscipe Sancta Trinitas » du rite romain.
La référence au Sacrifice du Calvaire est explicitement signifiée :
*dans le rite cartusien,* par le rapport établi entre le vin et l'eau d'une part, le Sang et l'Eau d'autre part (1), et également par les deux signes de croix (1 et 4) ([^39]) ;
*dans le rite dominicain,* par le « Suscipe Sancta Trinitas » (3).
51:158
On voit donc que la comparaison du rite romain avec d'autres rites prouve le contraire de ce que la *Note* prétend en tirer (p. 23). Le « Suscipe Sancta Trinitas », et lui seul dans l'*Ordo* de S. Pie V, énonce deux vérités si essentielles qu'elles figurent dans les formes les plus primitives et les plus simples de l'offertoire, pour le moins à partir du onzième siècle. Dira-t-on qu'en supprimant le « Suscipe Sancta Trinitas » on ne renonce pas à ces vérités ? Ce serait tout simplement une imposture ; car, en liturgie, qu'on le veuille ou non, on renonce en fait à ce qu'on prend le parti de ne plus exprimer, alors que cela était exprimé.
-- Le « Suscipe Sancta Trinitas » rappelle également une troisième vérité, laquelle achève de situer la finalité du Sacrifice de la Messe.
Oserons-nous faire observer aux Chevaliers de Notre-Dame que leur zèle pour la vérité ne rend guère leur cœur compatissant aux malheurs de cette Dame dont ils professent d'être les « chevaliers » ?
Car enfin le « Suscipe Sancta Trinitas » comporte, outre les deux essentielles vérités dont il vient d'être question, la mention : « et in honorem beatae Mariae semper Virginis, et beati Joannis Baptistae et sanctorum Apostolorum Petri et Pauli... »
52:158
La *Note* laisse il est vrai transparaître quelque émoi, mais c'est à propos du *Libera nos* qui suit le *Pater *: « Est-ce pour ces deux lignes ajoutées que l'on a supprimé l'intercession de la bienheureuse et glorieuse toujours Vierge Marie, des bienheureux Apôtres Pierre et Paul, et André, et de tous les saints ? Nous demanderons instamment au Saint Père de nous rendre l'intercession de Marie toujours Vierge... » (p. 23).
On serait tenté d'être touché, n'était la souvenance de la triste aventure survenue liturgiquement au Dieu-Trinité. La suppression, il y a quelques années et « pour raisons de commodité », du « Placeat Tibi Sancta Trinitas » ([^40]) a servi d'introduction à la suppression, dans le nouvel *Ordo*, du « Suscipe Sancta Trinitas ». Et cela fort logiquement. Offrir le Sacrifice à Dieu-Trinité, et demander l'agrément de ce Sacrifice à Dieu-Trinité, se correspondent en effet rigoureusement. Il convient soit d'exprimer l'un et l'autre soit de n'exprimer ni l'un ni l'autre. Il s'avère en fait que cette implacable cohérence est la norme de la réalité : la Sainte Vierge et les saints ne font que partager, dans le nouvel *Ordo missæ*, le sort fait, imposé, au Dieu-Trinité. La prétérition que déplorent les Chevaliers dans le *Libera* correspond inexorablement à celles qu'ils approuvent dans le *Suscipe*. Puissent-ils se souvenir, pour l'honneur de cette Dame qu'ils servent, que si l'amour est parfois aveugle la compassion véritable ne laisse jamais d'être clairvoyante.
La Sainte Vierge se trouve donc tenue à l'écart dans les prières prescrites par le nouvel *Ordo*. Telle est la conséquence de la double prétérition dont il vient d'être question.
L'*Ordo* de S. Pie V comporte cinq mentions de la Sainte Vierge :
1\. Première partie du Confiteor. La Sainte Vierge est témoin premier, en regard de Dieu.
2\. Deuxième partie du Confiteor. La Sainte Vierge est premier intercesseur auprès de Dieu, en faveur de ses enfants pécheurs.
3\. « Suscipe Sancta Trinitas ». Le sacrifice est offert... également en l'honneur de la Sainte Vierge et des saints... : « et in honorem B.M.V ».
4\. « Communicantes, et memoriam venerantes, in primis gloriosae semper V.M... ». La Sainte Vierge est dans la mémoire de ceux qui offrent le Sacrifice.
5\. « Libera nos ». « ...et intercedente beata et gloriosa semper V.M... ». La Sainte Vierge est la première à intercéder auprès de Dieu, afin que l'Église tout entière dont Elle est la Mère soit préservée « du mal, du péché, du trouble ».
53:158
(2), (3) et (5) se correspondent, et suggèrent sans entrer dans aucune précision théologique que la Sainte Vierge -- et dans son sillage tous les saints -- a un rôle propre dans l'économie du Sacrifice.
\(4\) signifie à la fois : que premièrement, dans la communion que constitue l'Église, nous vénérons singulièrement la Sainte Vierge ; et que deuxièmement, nous nous tournons vers sa mémoire pour offrir ce même Sacrifice qu'Elle offrit, Elle la première et d'une manière propre, en vertu de la relation personnelle qu'Elle soutient avec le Verbe S'incarnant en Elle, et par voie de conséquence avec le Christ S'offrant Lui-même (**20**).
De tout cela, le nouvel *Ordo* ne conserve *rien*.
Si en effet (2) est maintenu, (1) et (3) sont supprimés : cela, dans les quatre « Preces ». C'est-à-dire que la Sainte Vierge, et avec Elle les saints, ne sont plus considérés comme témoins en regard de Dieu, et sont évincés de l'économie du Sacrifice.
Il est vrai que, à la place de (4) pourrait-on dire, les « Preces » II et IV comportent, avant la Consécration une profession de foi ; il y est fait mention de la Sainte Vierge, et il y est rappelé quel rôle Elle a joué lorsque le Verbe S'est incarné. Pareillement, les « Preces » II, III, IV mentionnent la Sainte Vierge, au lieu et place de (5), comme étant, « celle avec qui nous aurons part à l'héritage ». Mais ni dans un cas ni dans l'autre il n'est question de situer la Sainte Vierge en fonction du Sacrifice.
Enfin, dans la « Prex » I, (5) est supprimé ; et (4) se trouve réduit, par les traductions en langue moderne, à la première de ses deux acceptions : la Sainte Vierge est un membre de l'Église, comme tous les autres.
L'Église rougirait-elle de sa Mère ?
Qui donc les Chevaliers de *Notre Dame* pensent-ils servir en prenant la défense du nouvel *Ordo ?* Il est à craindre que ce ne puisse être ni l'Église ni sa Mère.
b\) Les prières de l'Offertoire romain et la fin immédiate du Sacrifice de la Messe (ou, en d'autres termes, le caractère propitiatoire de ce Sacrifice).
La fin immédiate du Sacrifice que le Christ offrit et offre de Lui-Même (14), soit sur le Calvaire, soit sur l'autel, c'est le salut de l'homme. Cette fin peut être signifiée, soit elle-même directement, soit par le mode de son accomplissement. L'Offertoire romain retient l'un et l'autre également, et cela tort justement.
54:158
-- Les trois premières prières, et, les récapitulant, le « Suscipe Sancta Trinitas », rappellent explicitement que le Sacrifice de la Messe est ordonné au salut de l'homme.
Or le nouvel Ordo ne retient aucune de ces mentions. Il prescrit simplement d'offrir le pain et le vin au « Dieu de l'univers » ; et la seule allusion qui soit faite au Christ dans ces trois premières prières concerne l'Incarnation, non la Rédemption ([^41]). Voilà bien « les formules qui \[peuvent\] favoriser une espèce de religion de l'homme qui se croit capable par lui-même d'offrir quelque chose à Dieu » (Note p. 21).
-- L' « In spiritu humilitatis » et le « Veni Sanctificator » rappellent que le Sacrifice du Christ, actualisé dans la Messe, ne laisse pas d'être également le sacrifice de l'homme : signifiant ainsi comment le Sacrifice de la Messe est ordonné au salut.
Rappelons ces deux textes, afin de mettre en évidence l'ordre de leur enchaînement.
In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine :
Et sic fiat *sacrificium nostrum* in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus.
Veni, Sanctificator, omnipotens aeterne Deus ; et bene + dic *hoc sacrificium* tuo sancto nomini praeparatum.
L'esprit humilié et le cœur contrit, puissions-nous, Seigneur, -- être par Vous accueillis.
Et qu'aujourd'hui *notre sacrifice* soit tel devant Vous, que Vous, Seigneur Dieu, Vous y complaisiez.
Venez Sanctificateur, Dieu éternel et tout puissant ; et bénissez *ce sacrifice* préparé pour votre saint nom.
Nous avons souligné la mention du mot « sacrifice ». Ce sacrifice, qui est nôtre parce qu'il procède de nous, est désigné incontinent comme étant le sacrifice ; car, *objectivement,* il n'y a pas deux sacrifices. *Objectivement,* c'est-à-dire *ontologiquement,* notre sacrifice doit être « converti » dans le Sacrifice du Christ. C'est précisément cela que suggère avec une rigoureuse exactitude l'Offertoire romain en sa concise splendeur : le sacrificium nostrum de l' « In spiritu humilitatis » devient, dans le « Veni Sanctificator », hoc sacrificium, *ce* sacrifice, *l'unique* sacrifice.
Or le « Veni Sanctificator » est, dans le nouvel offertoire, supprimé. Y eût-il « fait doublet » ? Et avec quoi ! Toujours est-il que, dans le nouvel Ordo, le « Veni Sanctificator » ne répond plus, en l'achevant comme le ciel achève la terre, à « In spiritu humilitatis ». Le jeu délicat du modus significandi est détruit.
55:158
-- L' « Orate fratres », et le répons qui lui correspond, sont la seule partie de l'Offertoire intégralement conservée.
Orate fratres,
ut meum ac vestrum sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem.
Suscipiat Dominus sacrificium de manibus tuis, ad laudem et gloriam nominis sui, ad utilitatem nostram totiusque Ecclesiae suae sanctae.
Priez mes frères,
afin que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit agréé de Dieu le Père tout puissant.
Que le Seigneur reçoive par *vos* mains ce sacrifice, pour l'honneur et la gloire de Son Nom, pour notre utilité et pour celle de toute Sa sainte Église.
Il n'est certes pas impossible de retrouver, en ces deux formules :
1\) l'affirmation de l'unité entre « sacrificium nostrum » (meum ac vestrum, dit le prêtre), et le « sacrificium » c'est-à-dire ce sacrifice un et unique que le peuple demande à Dieu d'agréer ;
2\) la mention de la fin immédiate de la Messe : l'utilité de l'Église et la nôtre pouvant signifier le salut ;
3\) la mention de la fin ultime de la Messe, savoir l'honneur et la gloire de Dieu.
« Il n'est pas impossible » de retrouver ces vérités essentielles : oui, à la condition cependant qu'elles aient été, auparavant, clairement exprimées. Ainsi en est-il de l'Offertoire romain. Tandis que, dans le nouvel *Ordo*, les mêmes formules ne peuvent avoir la signification précise que, par elles-mêmes, elles n'explicitent pas. Elles peuvent signifier un sacrifice de louanges, purement spirituel, et non un sacrifice objectif, sacramentel et propitiatoire.
Malgré cette insuffisance, il reste que le mot « sacrificium » -- et faut-il croire l'idée dont il est l'expression ? -- figure dans et dès l'offertoire du nouvel *Ordo*. La *Note* se plait, nous l'avons vu, à y insister. Mais prononcer un mot n'a de portée, en liturgie sacramentelle, que si ce geste mental précise quelle doit être la signification d'un geste sensible. Il est vain de prononcer après coup le mot sacrifice, si l'offrande du pain et du vin n'a pas été signifiée comme étant *oblative,* comme s'intégrant inchoativement à l'Acte du Sacrifice.
-- Ainsi, la Messe est le Sacrifice du Christ ; elle est également *sacrificium nostrum*, notre sacrifice. L'unité de ce même et unique Sacrifice est réalisée, comme celui-ci l'est lui-même, en l'instant de la Consécration. Cette unité est signifiée, dans l'Ordo romain, dès l'Offertoire.
56:158
Et cela, comme il se doit : nous le montrerons au paragraphe suivant (2.) ; et le nouvel *Ordo* lui-même en témoigne, par quelques expressions-vestiges qui rappellent l'existence de l'édifice, comme dans les ruines demeurent des pans de murs. C'est qu'en effet cette unité de l'unique Sacrifice -- le Christ assumant le nôtre dans le Sien -- n'est signifiée, dans l'offertoire du nouvel Ordo que postérieurement à l'acte de l'offrande. Tandis qu'elle est signifiée *organiquement* dans l'Offertoire romain : *organiquement, c'est-à-dire concomitamment à l'acte de l'oblation.* C'est ce que nous allons maintenant examiner.
##### 2. Les prières de l'Offertoire romain et l'essence du Sacrifice de la Messe.
L'Offertoire ne fait pas partie de l'essence de la Messe ; il peut faire défaut accidentellement, le Sacrifice s'accomplissant cependant validement. L'Offertoire situe d'emblée la finalité, tant ultime qu'immédiate, du Sacrifice de la Messe Sacrifice de louange et de propitiation. Et l'Offertoire le fait au mieux en exprimant *verba et facto* la connexion qui existe entre d'une part la finalité du Sacrifice de la Messe, et d'autre part l'essence de ce même Sacrifice.
Aussi les formules employées dans l'Offertoire romain ne soulèvent-elles en vérité aucune « difficulté », parce qu'elles constituent l'irremplaçable expression de la mystérieuse réalité.
a\) Nous allons, pour le montrer, rapprocher deux textes, le premier supprimé, le second conservé (sauf les signes de croix) dans le nouvel *Ordo.*
*Offertoire*, -- Suscipe sancte Pater...
hanc immaculatam hostiam...
Unde et memores. -- Offerimus praeclarae majestati tuae, de tuis donis ac datis, hostiam + puram, hostiam + sanctam, hostiam + immaculatam...
La même locution « immaculata hostia » est employée, on le voit, au moment de l'oblation et après la Consécration. En cela consiste précisément, nous l'allons montrer, la résolution de la « difficulté ».
Si en effet, ce n'est pas seulement en fait, *mais en droit*, que cette même locution est employée ici et là, alors le fait qu'elle figure dans l'*Unde et memores* non seulement justifie mais postule qu'elle figure également dans l'Offertoire.
Or il convient éminemment que la même locution « immaculata hostia » soit employée dans les deux cas ; premièrement, parce qu'en un sens *c'est la même hostia immaculata *; deuxièmement, parce qu'en ce même sens *ce doit être la même hostia immaculata *; troisièmement, parce qu'en ce même sens *c'est, comme ce doit être, la même* hostia immaculata. Tel sera l'ordre de notre argument.
57:158
*C'est la même hostia immaculata.*
C'est la même quant à l'ÊTRE, précisément en vertu et en l'instant de la Consécration-Conversion-Transsubstantiation (**36**) Tel est le principe radical de l'explication.
-- L'être de *ceci* qui est du pain devient l'être de *ceci* qui est le Corps du Christ. Le pain ni ne demeure ni n'est détruit ; il *est* converti. L'acte de la Conversion réalise l'unité selon l'être entre l'immaculata hostia de l'oblation et l'hostia + immaculata d'après la Consécration.
On dira que cette sorte d'unité est réalisée en l'instant de la Consécration, pas avant. C'est vrai. Mais si on veut la signifier, force est bien de la signifier avant : puisque, en l'instant de la Consécration, les paroles prononcées signifient strictement ce qu'elles opèrent instrumentalement ; or, il est impossible d'exprimer explicitement et en même temps deux choses différentes.
-- Convient-il, insistera-t-on, d'exprimer explicitement cette mystérieuse unité réalisée au sein de l'*hostia immaculata *?
La pratique de l'Église a résolu cette question. En cas de nécessité, une Messe sans offertoire est valide ; aucune difficulté sur ce point, et nous ne voyons pas que le *Breve Esame* l'ait mis en doute. Dieu, par les paroles consécratoires, opère instrumentalement non seulement la Conversion mais également toutes les conséquences que celle-ci implique, que ces conséquences soient ou non signifiées. En retour, nul ne contestera que, dans toute la mesure du possible, la liturgie doit expliquer (au sens de *explicare*) le mystère, et principalement les aspects du mystère qui concernent le salut : tel est bien le cas, nous allons le rappeler, pour l'unité d'ordre ontologique mystérieusement réalisée et opportunément signifiée dans l'*hostia immaculata*.
*Ce doit être la même hostia immaculata*.
-- Nous en avons déjà assigné la raison. Et cela a priori, en vertu même de l'économie de la Rédemption : laquelle constitue le principe prochain de l'explication. Le Sacrifice du Christ doit être le sacrifice de l'homme, d'une certaine façon le même sacrifice. Autrement, l'homme ne recouvrerait pas ce que sa propre finalité comporte de plus primitif.
De cela, la *Note* est d'accord. Transcrivons à nouveau le passage dont nous aurons à critiquer la première partie : « Les mots hostia, oblation ont disparu du nouvel Ordo, à bon droit comme il a été dit plus haut. En revanche, l'idée de sacrifice au sens strict, comme devant se réaliser (à la consécration) est affirmée avec force par l'*Orate fratres :* ut meum ac vestrum sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem ». (p. 25).
58:158
Ainsi le sacrifice expressément signifié comme étant celui du prêtre et des fidèles (*meum ac vestrum* souligne la *Note*) est un sacrifice « au sens strict ». Nous en sommes parfaitement d'accord ; nous avons en effet observé que ce « sacrificium nostrum » (prière « In spiritu humilitatis ») c'est objectivement le « hoc sacrificium » (Prière « Veni Sanctificator ») c'est *inchoativement l'unique Sacrifice, celui du Christ.* C'est bien un « sacrifice au sens strict ».
-- Cela étant, la question suivante se pose inéluctablement. Peut-il y avoir une oblation sans « oblat », sans *hostia *?
N'ayant trouvé aucun élément de réponse à cette question dans « ces pages solides, lumineuses et équilibrées », nous nous en tenons à ce qu'impose l'évidence, aussi bien selon le sens commun que selon l'expérience chrétienne. Pas de sacrifice sans *hostia.* La nature de celle-ci correspond, il est vrai, à celle de celui-là ; et la diversité des cas concourt à mieux montrer la nécessité de la loi en en manifestant l'universalité. Or, comment la Messe réalise-t-elle le Sacrifice de la Croix ? Elle le réalise dans l'ordre sacramentel (3) : réellement, et *conformément à la réalité propre de l'ordre sacramentel.*
Or le sacrement comme tel, la réalité de tout sacrement, intègre dans l'unité d'un même acte une parole qui signifie et un geste sensible qui accomplit ; c'est vrai de tout sacrement : il suffit d'observer, même sans « faire de théologie ». Un sacrement sans signe sensible, ou au contraire réduit au signe sensible, c'est de la magie. Un sacrement « *au sens strict *» ressortissant à l'ordre sacramentel, qui ne comporterait pas au titre de partie intégrante un oblat signifié comme tel, ce serait au point de vue des notions une contradiction et au point de vue concret un mythe.
Concluons donc que conserver la mention de « sacrificium » en supprimant celle de « hostia », c'est un non sens, c'est *vain.* Car c'est formuler, dans l'ordre sacramentel, une chose qui ne peut pas avoir de réalité dans l'ordre sacramentel. Or le principe de non contradiction vaut dans tous les domaines, même en liturgie ; ou, si l'on veut, l'absurde ne peut pas être, pas même en liturgie.
On ne pourrait éviter cette « difficulté », qu'en donnant au mot « sacrificium » un sens subjectif et purement spirituel. Mais ce serait en opposition avec la doctrine catholique, définie par le Concile de Trente et rappelée par Paul VI (**9**) : « sacrificium » doit avoir, en l'occurrence, une portée objective, dans l'ordre sacramentel. Laissons donc de côté cette hypothèse. Elle n'écarterait, du nouvel offertoire, le vice de la contradiction qu'en y introduisant celui de l'hérésie.
59:158
-- Il s'ensuit que là où on signifie comme il se doit « sacrifice » « au sens strict », et au point de vue selon lequel on signifie « sacrifice » « au sens strict », là et au même point de vue on doit signifier « hostia ». Et si le sacrifice se réalise, *verba et facta,* dans l'ordre sensible, l' « hostia » que désigne le geste de l'offrande doit, concomitamment à ce geste, être signifiée comme telle, comme étant l' « hostia ». Ce principe, qui résulte on vient de le voir de l'essence de la Messe, s'applique d'une manière en quelque sorte trine et une.
La Messe est le Sacrifice du Christ ; l' « hostia » en est le Christ Lui-Même : c'est l' « hostiam + immaculatam » (« calicem salutis perpetuae ») d'après la Consécration.
La Messe est notre sacrifice, sacrifice au sens propre puisqu'il subsiste par référence au Sacrifice du Christ ; l' « hostia » en est celle de l'Offertoire « hanc immaculatam hostiam » (« calicem salutaris »).
Le Sacrifice du Christ doit être notre sacrifice, en un sens le *même* sacrifice ; ce doit donc être ici et là, en ce même sens, la *même* réalité signifiée et offerte comme étant la *même* « hostia ».
Ce *même,* requis afin que le Sacrifice accomplisse la Rédemption, est réalisé nous l'avons rappelé en l'acte de la Transsubstantiation. Il convient de mettre en lumière *la portée organique* de ce *même ;* c'est ce que nous allons faire en insistant sur l'intime unité qui lie entre elles ces deux choses : le Sacrifice de la Messe, la Conversion eucharistique ; ou, ce qui revient au même : le Sacrifice lui-même et l' « hostia immaculata ».
*C'est, comme ce doit être, la même hostia immaculata.*
*--* Nous venons de voir qu'un certain *même,* une certaine identité dans l'*être,* d'une part *est réalisée* dans l' « hostia immaculata » en vertu de la Conversion ontologique appelée Transsubstantiation ; d'autre part doit être réalisée dans le sacrifice qui est simultanément le Sacrifice du Christ et le nôtre, et doit par conséquent, à ce titre propre également, *être réalisée* dans la même « hostia immaculata », unique hostie de l'unique sacrifice. Il y a donc deux aspects de cette même relative identité, identité qui concerne l'être et que réalise l'acte de la Consécration : l'un ressortit immédiatement à l' « hostia », l'autre directement au sacrifice.
Or, c'est la *connexion* entre ces deux aspects qui constitue le véritable et si grave enjeu de la question soulevée par l' « Offertoire ».
-- Cette connexion peut être exprimée comme suit.
60:158
L' « identité dans l'être » ([^42]) qui ressortit au sacrifice, et l' « identité dans l'être » qui ressortit à l' « hostia » se correspondent comme le *pourquoi* et le *comment*.
*Comment* cette « identité dans l'être » est-elle possible, comment est-elle une réalité ? Elle est possible, puisque réalisée, en l'acte de la Conversion ontologique appelée Transsubstantiation.
*Pourquoi* cet acte, pourquoi cette « identité dans l'être » réalisée dans l' « hostia » ?
C'est en vue de réaliser le Sacrifice de la Croix, le *même* Sacrifice, d'une manière permanente et conforme à notre nature. On peut évidemment chercher plus avant : le Sacrifice ? pourquoi ? ; la Transsubstantiation ? comment ?
Mais cette sorte de questionnement ne fait qu'exprimer le vivant creusement qu'éprouve le *mens* en regard du Mystère divin : Être, Amour, Communication. Or, le Mystère Lui-Même, seule Le rejoint l'Adoration. Et nous nous bornons ici, comme doit bien y consentir la théologie, à examiner la connexion des mystères, soit entre eux, soit avec la fin humaine ([^43]).
-- La Messe constitue à cet égard le cas type, l'archétype. Le Sacrifice et la Transsubstantiation se répondent mutuellement comme le pourquoi et le comment, et intègrent ensemble la même *divine* « raison d'être ».
En sorte que si l'on veut approfondir le «* pourquoi *» de l' « identité dans l'être » réalisée dans la Transsubstantiation, il faut considérer l' « identité » que requiert le sacrifice ; c'est ce que nous avons fait au paragraphe précédent : ce doit être la même « hostia immaculata », au moment de l'Offertoire et après la Consécration.
Et si l'on veut s'orienter avec exactitude en vue de percevoir comment il y a « identité dans l'être » entre le Sacrifice du Christ et « notre sacrifice », il faut se référer à l' « identité dans l'être » que réalise la Transsubstantiation : c'est ce que nous nous proposons de faire maintenant.
*Comment* le sacrifice, celui du Christ et le nôtre, est-il le même, ? Il l'est, *comme est la même* l'hostie de ce sacrifice, hostie qui est nôtre et qui devient le Christ. C'est évident, dans la lumière de la Foi.
61:158
L'être de l' « hostia immaculata » signifié comme hostie au moment de l'Offertoire :
1\. N'est pas annihilé par la Transsubstantiation. Car l'opération de Conversion n'est réelle qu'en ayant pour objet de l'être réel, celui du pain.
2\. N'est ni juxtaposé ni concomitant au Corps du Christ. Car la Conversion se réalise dans l'instant où commence d'être présent le Corps du Christ.
3\. N'est pas, en quelque façon que ce soit, un principe d'où procéderait la substance du Corps du Christ. Car ce Corps préexiste à la Transsubstantiation.
4\. Devient l'être du Corps du Christ, en sorte que l'acte de la Conversion réalise une certaine « identité dans l'être » entre l' « hostia immaculata » de l'Offertoire et celle d'après la Consécration.
Le sacrifice, signifié comme étant « notre sacrifice » tout au cours de l'Offertoire :
1\. N'est pas aboli par le Sacrifice du Christ.
Car : 1) l'exigence d'offrir à Dieu un sacrifice tient à notre nature ; 2) la réalité de « notre sacrifice » est adéquatement exprimée dans celle de l' « hostia », laquelle n'est pas annihilée mais « transsubstantiée ».
2\. N'est pas juxtaposé au Sacrifice du Christ.
Le sacrifice, en tant qu'il est « de nous », est il est vrai concomitant au Sacrifice du Christ : en ce sens que, les personnes étant distinctes, chacune distinctement pose l'acte d'offrir. Mais en chacune de ces personnes qui sont membres du Christ, *c'est le Christ qui vit* ([^44]), c'est le Christ qui offre. Et ainsi, *au sein de l'Église*, aucun sacrifice n'est ni juxtaposé, ni donc en rigueur de termes concomitant à celui du Christ.
3\. N'est pas, en quelque façon que ce soit, un principe d'où procéderait le Sacrifice du Christ.
Car c'est ce Sacrifice, et lui seul, qui peut communiquer à un autre sacrifice d'être agréé, et par conséquent d'être véritablement un sacrifice.
4\. Devient le Sacrifice du Christ, en sorte que l'acte de la Consécration réalise une certaine « identité dans l'être », déjà signifiée à l'Offertoire, entre « notre sacrifice » et le Sacrifice du Christ.
b\) Que telle soit bien la vérité en ce qui concerne l'unité entre le Sacrifice du Christ et le nôtre, c'est l'expérience chrétienne qui en témoigne.
-- Quel prêtre n'a pas été sollicité, -- et combien de fois ! -- de « mettre sur la patène » l'indéfiniment renaissante morsure de la vie, et la souffrance du péché, et le généreux sacrifice de l'héroïque amour, et la douloureuse angoisse de qui cherche appui...
Les chrétiens qui font ainsi, parce que tout simplement ils croient que le Christ est leur Sauveur, seraient fort surpris si on leur déclarait que leurs sacrifices « sont abolis », ou bien qu'en offrant avant la Consécration l'hostie de leur sacrifice ils pratiquent une « espèce de religion de l'homme » (p. 21).
62:158
C'est souvent du fond de l'abîme, abîme découvert au cœur de leur être, qu'ils font monter vers le Christ leur supplication : qu'Il daigne convertir leurs meurtrissures en Son propre Pâtir.
Et Jésus, qui a accueilli Madeleine devenue sainte et tant d'autres avec elle, ne leur répond pas : « L'hostie immaculée c'est Moi, *ce n'est pas* le pain que vous présentez » (p. 20) ; c'est Moi, et *ce n'est pas vous.* Jésus accueille tous ceux qui ploient sous le fardeau ([^45]), et qui se tournent vers Lui.
Le « docte » auteur de la *Note* se montre étrangement étranger au drame de la souffrance et au Mystère de la Miséricorde. L' « hostie » qui est du pain, elle est pure comme pain, ni plus ni moins. Cette pureté manifeste celle du désir : du désir de tous ceux qui, conscients d'être impurs en eux-mêmes, apportent leur misère pour que, devenant la matière du Sacrifice même de Jésus, elle soit *convertie.*
Nous disons *convertie* au sens que montre et que réalise magnifiquement la Conversion réalisée dans l' « hostie », Conversion qui ressortit à l'être. Le pâtir opère pour la créature spirituelle ce que la Transsubstantiation réalise dans la substance physique. La souffrance, accueillie, « simplifie » ; elle dépouille, parce que justement elle fait être manifestement ce qu'on est *réellement.* L'être est, pour chacun, ce qui en lui résiste au pâtir. La souffrance du Verbe incarné Lui-Même Le simplifie humainement, Le manifeste enfin ce qu'Il est réellement : Être subsistant, communicable par nature et communiqué par Amour. Jésus en état de Sacrifice Se communique donc à quiconque s'ouvre à Lui en s'offrant soi-même. En sorte que dans la réalité, *selon l'être,* il n'y a qu'un seul sacrifice : celui qui procède de l'homme se trouvant suscité et puis converti et puis assumé par le Christ en acte de Son propre Sacrifice : c'est Lui qui « vit en chacun de Ses membres » (**Erreur ! Signet non défini.**), précisément en S'offrant en eux.
-- Cette sorte d' « identité dans l'être » au point de vue du sacrifice, repose donc sur une assimilation vitale qui tient à la mystérieuse et surnaturelle unité d'opération entre des personnes distinctes. Et cela confirme, nous allons l'observer, que l' « identité dans l'être » entre le Sacrifice du Christ et « notre sacrifice » ait pour fondement l' « identité dans l'être » que réalise la Transsubstantiation.
L' « assimilation au Christ », laquelle se réalise primordialement dans le Sacrifice, est en effet susceptible d'un progrès indéfini : chacun des membres du Christ se convertissant sans cesse librement, comme personne, à l'opération surnaturelle dont il reçoit la grâce.
63:158
Or ce progrès en droit indéfini d'une conversion qui concerne l'être puisqu'elle est intime à la personne, ne pourrait précisément demeurer « indéfini », c'est-à-dire, en droit, toujours ouvert, s'il n'était enté sur une autre réalité : *réalité absolue* puisqu'elle doit transcender le progrès dont elle fonde la possibilité ; *réalité de même nature* que ce dont elle se trouve ainsi constituée principe de mesure.
Le progrès, en droit indéfini, de la conversion intime qui ressortit à l'être en chacun des membres s'assimilant au Chef, requiert une « conversion » concernant également l'être, et qui soit absolue.
Cette « conversion », c'est celle de l' « hostia immaculata ».
-- On comprend ainsi pourquoi l' « hanc immaculatam hostiam » désignée par le geste de l'offrande et l' « hostiam immaculatam » d'après la Consécration *sont, comme ce doit être, la même hostia immaculata ;* et pourquoi cette « hostia immaculata » *doit* être signifiée comme « hostia », AVANT que la Consécration ne réalise ce que croit tout fidèle de l'Église catholique romaine.
L'acte du croyant offrant le « sacrificium nostrum », ordonné à être converti dans le Sacrifice du Christ, est en effet partie intégrante du Sacrifice ; cet acte doit, de soi, être concomitant à l'Acte par lequel le Christ réalise Son Sacrifice et assume le nôtre.
Or, y aurait-il un acte de foi sans objet ? Y aurait-il -- *pour un acte !* -- un objet vague, indéterminé ? Et cela, au cours de la célébration liturgique dont l'excellence même exige qu'y soit parfaitement manifesté le propos de la liturgie : à savoir que tout soit *pour tous* clairement manifesté. L'acte du croyant offrant le « sacrificium nostrum » est requis pour que l'Acte du Sacrifice ait objectivement la plénitude de sa signification ; et, partant, pour qu'il ait, en faveur de l'homme, la plénitude de sa portée. Cet acte doit donc être posé AVANT l'Acte du Sacrifice ([^46]), acte dont il est, en droit, partie intégrante. C'est qu'en effet cet acte du croyant-offrant, pour surnaturel qu'il soit, ne laisse pas d'être soumis aux conditions qui sont en propre celles de l'intelligence incarnée ;
64:158
il ne peut subsister, il ne peut avoir de réalité, que si le contenu en est *signifié *: signifié comme spécifiant l'acte, et par conséquent en fait signifié AVANT que l'acte ne soit posé. Il s'ensuit que le croyant offrant le « sacrificium nostrum » doit signifier sa propre oblation humainement, ANTÉRIEUREMENT à la Consécration en vertu de laquelle l'oblat et l'acte d'oblation sont convertis conjointement et divinement.
-- Telle est la portée de la mention qui est faite de l' « hostia » dans l'Offertoire de l'*Ordo* romain. Cette mention SIGNIFIE ce que par le fait même ELLE INDUIT A CROIRE, savoir l' « identité dans l'être » entre l' « immaculatam hostiam » et l' « hostiam + immaculatam » ; « identité dans l'être » qui, dominant le temps, fonde objectivement et inépuisablement jusqu'à la fin du temps le permanent achèvement du Christ glorieux qui convertit en son propre Sacrifice le sacrifice de chacun de Ses membres militants.
c\) Maintiendra-t-on, après cela, que « les mots hostia, oblation ont disparu du nouvel Ordo, à bon droit » (p. 25) ?
Mentionner ces mots, et en particulier le mot « hostia », c'est précisément cela qui réfère expressément et organiquement à l'essence même du Sacrifice de la Messe ce qui en constitue la fin immédiate. Voilà ce que nous croyons avoir montré.
De surcroît, la mention de « hanc immaculatam hostiam » dans l'Offertoire répond au vœu exprimé par Vatican II. Et c'est le nouvel *Ordo* qui « soulève des difficultés », parce qu'il est présenté comme constituant l'application des directives dont en réalité il s'écarte.
Voici en effet ce qu'a demandé le Concile :
« Ordo Missae ita recognoscatur, ut singularum partium propria ratio necnon mutua connexio clarius pateant... » ([^47]). « Qu'apparaissent mieux, dans l'Ordo Missae, aussi bien ce qui constitue en propre chaque partie que la mutuelle connexion des parties entre elles... »
65:158
Or l'*Offertoire*, expressément ordonné à signifier et à réaliser la participation des fidèles au Sacrifice du Christ, se trouve-t-il « mieux manifesté selon sa teneur propre » parce qu'au cours de sa lecture on ne mentionne plus, du « sacrificium nostrum » : ni la transcendante ordination, savoir d'être offert à Dieu tel qu'IL EST, à DIEU UN et TRINE, à la très Sainte TRINITÉ ; ni l'unique justification, savoir le Sacrifice du Christ ; ni le signe propre dans l'ordre sacramentel, savoir l' « hostia » ou « oblat », c'est-à-dire l'offrande expressément destinée au sacrifice ?
Or la *connexion* entre les deux aspects de la Messe qui en sont organiquement constitutifs, savoir le *Sacrifice* et la *Présence*, se trouve-t-elle mieux manifestée parce que le mot « hostia », et du même coup l'idée d' « oblat », est supprimé de l'Offertoire ? Alors que l' « hostia », et *elle seule d'une manière absolue,* réalise l' « identité dans l'être » en vertu de laquelle le Sacrifice du Christ ne laisse pas d'être « sacrificium nostrum » ?
-- Faute de la précision signifiée dans l'Offertoire par le mot « hostia », c'est en fait l'unité du Sacrifice qui est compromise : sinon objectivement, du moins pour ceux qui y participent et qui ne sont plus induits à croire ce qui n'est plus exprimé.
La Présence n'étant plus manifestée comme fondant l' « identité dans l'être » entre le Sacrifice du Christ et « notre sacrifice », n'est plus manifestée non plus la connexion entre la Transsubstantiation qui réalise la Présence et le Sacrifice tel qu'il se trouve réalisé en son indivisible unité.
Pour que cette connexion soit « mieux manifestée », ou pour qu'elle demeure -- comme on dit -- « suffisamment manifestée », il faudrait d'abord que tout simplement elle le fût. Or elle ne l'est plus. De cela, malheureusement, la preuve est déjà faite. Le « Pourquoi » et le « Comment » qui intègrent en droit, simultanément nous l'avons vu, l'unité de la Messe Sacrifice et Sacrement ne peuvent plus se correspondre ; dès lors l'unité, disloquée, devient multiplicité : le « Comment » exige un autre « pourquoi », et le « Pourquoi » un autre « comment ». Dialectique abstraite ? Non pas. Il suffit d'observer.
-- La Conversion eucharistique n'étant plus *signifiée* comme réalisant l' « identité dans l'être » entre l' « immaculatam hostiam » \[*qui n'est plus mentionnée*\] et l' « hostiam + immaculatam » \[*que la croix* *ne signe plus*\], la Conversion eucharistique n'est pas non plus *signifiée* comme étant ordonnée au Sacrifice *tel qu'il* est. Elle réalise, de soi, il est vrai, le Sacrifice du Christ. Mais, d'autre part, elle ne laisse pas de requérir, eu égard à l'homme, une raison d'être ; or cette raison d'être, n'étant plus signifiée par le mot « hostia », ne se présente plus comme étant immanente à ce qui est « converti ».
66:158
La Conversion eucharistique doit donc avoir, eu égard à l'homme pour qui elle est instituée, un « pourquoi, qui ne lui est plus immanent et qui évidemment concerne l'homme. Ce « *pourquoi *»*, c'est la manducation* ([^48])*.* Telle est la conséquence, inéluctable sinon visée, du dessein qui a présidé à la suppression de la locution « immaculatam hostiam ». Cette conséquence, elle est explicitée tout au long du nouvel *Ordo *; et elle est observable dans les faits, dans les multiples « eucharisties » qui ne sont plus le Sacrifice de la Messe ni partant celui de la Croix.
-- L' « identité dans l'être » entre le Sacrifice du Christ et « notre sacrifice » n'étant plus signifiée primordialement par référence à son fondement absolu, savoir dans l' « hostia » *objectivement,* force est bien de lui assigner un autre « comment ».
Et, de fait, c'est cela qui arrive. Les zélateurs les plus autorisés du nouvel *Ordo* développent complaisamment dans leurs prêches le thème suivant : « En communiant, disent-ils aux fidèles, vous devenez le Corps du Christ, vous devenez le Christ selon son Corps ». « Corps mystique », bien sûr. Ainsi entendu, c'est vrai. Mais ces affirmations prennent une toute autre portée, et deviennent pour le moins des « vérités diminuées » ([^49])*,* lorsqu'elles ont pour contexte, comme il est maintenant habituel, l'orchestration d'un autre thème, celui du *sacerdoce des fidèles.*
« Chacun devient le Corps du Christ, chacun devient le Christ selon Son Corps, et selon Son Sang. Chacun d'ailleurs est prêtre. En sorte que chacun, s'offrant soi-même en même temps que le Christ, est un avec le Christ S'offrant Lui-Même selon Son corps et selon Son Sang. » Voilà, mises entre guillemets, quelques propositions fort confuses ; elles traduisent, aussi fidèlement que possible, les comportements mentaux et les attitudes extérieures qui sont suggérés au « peuple de Dieu ».
67:158
Nous n'imputons à personne de professer explicitement les erreurs dont ces propos ou d'autres semblables favorisent l'éclosion. Mais force est de reconnaître, dans le labeur de leur dialectique, la nostalgie de la vérité perdue.
L' « identité dans l'être » entre le Sacrifice du Christ et « notre sacrifice », il faut la croire pour la vivre, et il faut la signifier pour la croire. Et cela, *au cours* de la Messe : non pas, (seulement) dans les traités sur la Messe, mais *dans l'Action* en laquelle consiste chaque Messe. Si donc l' « identité dans l'être » qui concerne le Sacrifice n'est plus signifiée comme étant primordialement réalisée *dans l'hostia* c'est-à-dire *ex parte objecti,* force est de la signifier comme se réalisant entre ceux qui offrent l' « hostia », c'est-à-dire *ex parte subjecti.*
Et comme, dans l'ordre pratique, ce qui est signifié seul l'est par le fait même comme étant auto-suffisant, il s'ensuit qu'en référant aux seuls offrants l'unité du Sacrifice, on prive celle-ci de son véritable fondement. On substitue à l' « identité dans l'être » qui est absolue et parfaite dans son ordre, une « identification » dont il est impossible qu'elle se réalise absolument selon l'être.
Ce que prêchent les commentateurs du nouvel *Ordo* n'est pas faux ; cela constitue même un aspect important de la vérité. Et cependant ces zélateurs *séduisent,* au sens précis de ce mot, attendu que, sous l'appât de la facilité, ils ne donnent que des « scorpions au lieu de poissons » ([^50]). Ils proposent en effet de concevoir et de réaliser l'unité de la Messe comme Sacrifice, *en évinçant en fait ce sans quoi cette unité ne peut subsister.* Ils énoncent comme étant la vérité une vérité subordonnée qui par le fait même se trouve réduite à être « la vérité diminuée » (**Erreur ! Signet non défini.**)*.*
L' « identité dans l'être » entre le Sacrifice du Christ et « notre sacrifice » est réalisée en même temps que l'unité entre tous ceux qui offrent le Sacrifice : le Christ, le prêtre, les fidèles. Mais ce serait tout à fait impossible si cette « identité dans l'être » n'était primordialement réalisée, si donc elle n'était *liturgiquemnt signifiée,* dans l' « hanc immaculatam hostiam » « convertie » en l' « hostiam + immaculatam ».
\*\*\*
-- La seule justification du nouvel *Ordo* eût été qu'il manifestât mieux la nature et la finalité, et partant l'unité, du Sacrifice de la Messe.
68:158
Or, le nouvel *Ordo* « manifeste-t-il mieux la connexion » entre les deux aspects essentiels de la Messe ?
*Non.* Car manifester une chose, surtout si elle est difficile et plus encore si elle est un mystère, c'est tout simplement en montrer clairement le principe. Et comme le principe de l'unité de la Messe n'est ni le Sacrifice ni la Présence qui en sont les parties intégrantes, mais bien *l'hostia* qui enclôt dans le mystère, de la Conversion et le Sacrifice et la Présence, supprimer l'une des deux mentions qui SEULEMENT ENSEMBLE signifient l'unité organique de l'*hostia* elle-même, c'est renoncer à exprimer le principe et c'est donc ne plus aucunement « manifester la connexion » dont lui seul peut constituer la justification.
Il a pu falloir dix siècles pour que l'Église catholique romaine prît conscience du trésor commis à sa veille dans l'expérience de la Vie. De quel droit quelques liturges, plus savants qu'intelligents (**46**), fervents du passé parce qu'eux-mêmes l'exhument, et non de la Vérité qu' « adultes » ils n'ont plus à recevoir, biffent-ils les « doublets » comme un maître d'école les fautes de calcul ou d'orthographe ? Piètres fixistes qui, le sachant ou non, sont les tristes pitres de la grande mascarade, celle du « progrès ». Mais l'instinct de la foi ne peut renoncer au patrimoine sacré *Lex orandi, Lex credendi.* Ce que l'Église a progressivement découvert, et puis exprimé, elle pouvait « avant » s'en passer, il ne lui est plus possible, maintenant d'y renoncer ([^51]). Faudrait-il, pour être mieux adulte, revenir au bas-âge ?
69:158
*-- *Messieurs les « Réformateurs », et vous Messieurs les Chevaliers, en voilà assez. Les *croyants* ne peuvent plus se laisser abuser.
Le nouvel *Ordo* « conserve la substance » de la Messe ? Il « manifeste mieux ce qui est propre à chaque partie de la Messe non moins que la mutuelle connexion des parties entre elles » ? Oui, TRÈS EXACTEMENT *comme la nouvelle célébration de la messe conserve le latin et manifeste mieux la splendeur du chant grégorien.*
Rendre efficaces les dispositions prises par Vatican II consiste, pour l' « exécutif » *à tous les degrés,* à faire le contraire de ce qu'a demandé le Concile en s'appuyant frauduleusement sur l'autorité du Concile. Maintenant « on a compris » : le latin aura rendu service, même à ceux qui ne l'ont jamais appris. Et, en l'occurrence, il vaut même mieux, pour « comprendre », s'en tenir au « latin », au « coup du latin ». On risquerait trop, si on recherchait plus avant, si on voulait « comprendre » complètement, de devoir souper avec « le père du mensonge ».
Mais, dans ces conditions, le mieux qu'on puisse faire, concrètement, en pensée en parole et en action, c'est de ne *plus prendre au sérieux* ceux qui en fait font consister le sérieux à bafouer la Vérité et non à la servir.
« Ne pas prendre au sérieux », c'est « ne pas tenir compte » c'est le même *devoir,* en vérité et sous le regard de DIEU.
M.-L. Guérard des Lauriers, o. p.
70:158
### La grande braderie des biens nationaux 1789-1799
par André Guès
LES HISTORIENS CONTEMPORAINS les plus persuadés de l'influence que l'économique a sur la politique, même ceux, les socialistes et les marxistes, pour qui cette influence est prépondérante, sont en général fort discrets sur la vente des biens nationaux sous la Révolution. Or c'est là un événement énorme, les trois cinquièmes du sol de la France étant de la sorte passés entre les mains des Jacobins avec tous objets mobiliers y contenus ; c'est là une méthode d'obtention de ressources par l'État qui, plus que les considérations politiques, ethniques ou stratégiques, justifia le programme révolutionnaire des « frontières naturelles » destiné à peser sur la politique française jusqu'en 1870 ; c'est là enfin l'origine d'une crise politico-sociale qui, sous la Restauration, alimentera l'opposition des ultras à la charte qui garantissait la possession de biens à leurs yeux mal acquis et n'aura sa demi-solution qu'en 1825 par la loi d'indemnisation des émigrés après avoir, entre-temps, facilité à l'inverse l'installation du régime issu du coup d'État de brumaire. La discrétion des historiens politiquement avancés sur un fait de cette importance, comme sur bien d'autres événements de la Révolution, établirait à elle seule qu'il y a là quelque chose qui n'est pas tout à fait à l'honneur de celle-là. De fait éclate à l'examen un énorme scandale : la nation, et singulièrement la nation en guerre, privée d'une masse énorme de ressources financières dilapidées par démagogie.
Cette discrétion fait que, quand on parle des biens nationaux, on pense aux biens d'Église, à ceux des émigrés, peut-être à ceux des condamnés à mort. Il y en eut bien d'autres : de novembre 1789 à janvier 1796, je trouve 51 lois portant appropriation et vente de biens meubles et immeubles appartenant à l'État, à des personnes physiques et à des collectivités.
71:158
La monumentale série est inaugurée le 2 novembre 89 par les biens d'Église généralement estimés 2.400 millions. Je rappelle, pour mesurer leur importance, que les dépenses annuelles de l'État avant la Révolution étaient d'environ 525 millions. Puis viennent : la vente des biens du Domaine, bois exceptés -- 135 millions --, des biens de la Couronne et des apanages, la nationalisation et la vente des églises désaffectées par la réorganisation des paroisses, avec leurs contenu et dépendances : presbytères, tours, clochers, jardins et *cimetières :* citoyens, les os de vos ancêtres sont à l'encan. Nationalisation des biens des corporations, corps et ordres, qui, n'existant plus de par la constitution, ne sauraient posséder ; des résidences épiscopales -- 15 millions, c'est broutille -- en contrepartie de quoi le traitement des évêques est augmenté de 10 % ; des biens des émigrés, 1.200 millions, mais nous sommes en juillet 92, l'émigration n'a fait que commencer, le compte demeure ouvert ; des biens des fabriques, de toutes associations pieuses de laïcs, même à vocation charitable, des hôpitaux, de l'ordre de Malte, 400 millions : Malte est un État souverain avec lequel la France n'est pas en guerre, c'est là un acte de piraterie. Nous sommes au 30 août 92, et la valeur de la seule partie des biens nationaux alors mise en vente est estimée 5,5 milliards, plus de dix fois un budget de l'ancien régime. Nationalisation des biens des condamnés à mort, deuxième compte ouvert ; des biens des Vendéens rebelles, de ceux des personnes mises hors-la-loi, troisième compte ouvert, des édifices portant des armoiries, des biens des rebelles de Lyon, puis de Toulon, de ceux des déportés, des dépôts faits par les émigrés dans les caisses des officiers publics, des objets précieux mis dans des « lieux secrets », avec 5 % de prime au délateur ; assimilation des réquisitionnaires insoumis aux émigrés, quatrième compte ouvert ; nationalisation des biens des parents de mineurs émigrés, cinquième compte ouvert ; des juridictions consulaires, de la compagnie des fermiers-généraux, des communautés religieuses étrangères, des « personnes ennemies de la Révolution », sixième compte ouvert, des académies et sociétés littéraires ; vente des bois domaniaux -- 200 millions -- et le 24 janvier 1796 l'édifice est couronné par l'extension aux neuf départements annexés de tous les textes précédents. Donc 51 lois, et j'en ai passé, car je ne sais à laquelle attribuer la nationalisation des biens des fondations laïques particulières, de la Sorbonne, de la Comédie italienne, des compagnies théâtrales de province, des pères et mères des personnes mises hors-la-loi, de la Ville de Paris et autres communes, biens dont on voit la mise en adjudication dans les *Documents relatifs à la vente des biens nationaux,* publiés par départements sous l'égide du Ministère de l'Instruction publique dans la « Collection des documents inédits sur l'histoire économique de la Révolution » et au *Sommier des biens nationaux de Paris* (Cerf, 1920).
72:158
L'intérêt de la France, plus contraignant encore pendant la guerre qui rendait les besoins énormes, voulait qu'il fût tiré le maximum de ressources en deniers de la vente des biens nationaux, c'est-à-dire que leurs acquéreurs s'en rendissent propriétaires au prix le plus élevé qu'il se pourrait, et en payant le plus vite possible. L'intérêt de la Révolution était contraire : les acquéreurs, attachés au régime, opposés au retour du Roi dont on pouvait penser qu'il les dépouillerait de leurs acquisitions, devaient être le plus nombreux, ce pourquoi les biens nationaux devaient être cédés à vil prix et avec des facilités de paiement. Entre les intérêts contradictoires du régime et de la France, ce fut le régime qui l'emporta. Les biens nationaux furent payés en assignats comptés au pair, pour leur valeur inscrite, non pour leur valeur réelle, leur « valeur libératoire » qui ne cessait de diminuer jusqu'à jouxter la valeur nulle. En outre, les acquéreurs eurent douze ans pour s'acquitter. Ainsi en disposaient les lois du 14 mai et du 22 septembre 1790, sur lesquelles la dépréciation de l'assignat ni les besoins de la France en guerre ne firent revenir la Législative ni la Convention, sauf entre le 1^er^ janvier 1792 et le 25 juillet 1793 où le délai de paiement fut ramené à quatre ans pour être ensuite porté à dix. Législation que la Convention étendit le 24 décembre 93 aux biens des émigrés, puis généralisa à ceux de toutes provenances mis en vente au profit de la nation. L'acquéreur de janvier 1791, par exemple, faisait une merveilleuse affaire en payant sa cinquième annuité en janvier 1796 avec un billet de cent livres qui valait trente centimes : un champ pour le prix d'un morceau de pain. Quand il payait, ce que, dans le désordre incroyable de l'administration, il pouvait, sans trop de risques, éviter de faire : à tel point qu'on vit les Domaines poursuivre les mauvais payeurs sous l'Empire et jusque sous la Restauration. Le 19 février 1801, le bureau d'Arles constatait que onze acheteurs de janvier 91 à février 93 lui devaient encore 40 % du montant des adjudications. Le 20 décembre 1802, celui de Marseille dressait la liste des acquéreurs frappés de déchéance pour refus de paiement : ils devaient des centaines de milliers de francs, certains même n'avaient pas payé un sou, et il s'agissait de ventes faites de 1793 à 1795.
Certes, on remarque que les biens nationaux ont été vendus ; en moyenne très largement au-dessus du prix offert à l'adjudication : à Paris, le coefficient de plus-value est de 1,56 en 1790, 1,69 en 91, 1,26 en 92, 1,38 en 93, 1,36 en l'an II, 1,96 en l'an III, 1,21 en l'an IV, 1,22 en l'an V et 4,60 en l'an VI. Mais il faut savoir d'abord si l'estimation de base n'a pas été faite systématiquement un peu bas pour allécher le client, auquel cas la plus-value serait fallacieuse d'autant. On le peut penser en voyant l'empressement mis dès l'automne 90 par les acheteurs à se faire adjuger des biens pour 1,56 fois le prix fixé alors que, d'une part, ils ne savent pas encore quelle bonne affaire la dépréciation de l'assignat allait leur obtenir et que, d'autre part, s'ils avaient douze ans pour payer, c'était tout de même avec un intérêt de 5 %.
73:158
On peut en outre douter du sérieux des estimations en voyant, par exemple, Enclos Saint-Martin à Paris, deux maisons accolées estimées toutes deux 21.600 livres et vendues l'une 19.000 et l'autre 25.000. Beaucoup plus évident qu'à Paris, dans le district de Sens la sous-estimation, systématique, a été de 36 à 37 %. Dans celui d'Arles, c'est l'incurie des experts qui est en cause : un sondage sur les biens de l'Ordre de Malte fait apparaître que leur valeur réelle était plus de deux fois leur valeur estimée, point de départ des enchères, soit une valeur de 1.870.222 livres 10 sous 6 deniers pour une estimation de 898.092 livres.
Deux dispositions légales vinrent encore ajouter aux pertes subies par l'État : l'octroi aux communes de 6,5 % du montant des adjudications pour les rembourser de leurs frais et la possibilité qu'eurent les municipalités d'acheter des domaines pour les morceler et les revendre plus cher. Mais en outre et de toute manière, quelque élevé qu'ait été le prix de vente par rapport à l'estimation, et compte tenu même de l'intérêt payé par les acquéreurs, la différence fut absorbée, et au delà, par la dépréciation de l'assignat tombé au début de 1796 à 0,90 % et que l'État racheta alors au centième.
Il s'y ajoute que beaucoup de biens furent vendus à vil prix. L'Opéra de Paris, estimé 7.484.000 livres est adjugé en l'an VII pour 277.100. A Périgueux, l'abbaye de Vauclaire, 12 millions, est vendue 56.000 francs. Le 22 avril 1791, sur estimation de 31.200 francs, l'admirable Montmajour est pris par la dame Chatelard, femme de l'homme d'affaires des ci-devant bénédictins, pour 62.200. Comme elle ne s'acquitte pas des échéances, elle a la déveine d'être déchue et le domaine est remis en adjudication le 25 mars 1793 ; mais la dame a tiré argent de l'énorme bâtisse, enlevant portes, fenêtres, plombs des toitures et le reste : sur estimation tombée à 15.699 livres, Montmajour dégradé est adjugé pour 23.100. C'est tout de même davantage que la basilique de Saint-Maximin, vendue 100 livres. Latreille cite des églises, qui contenaient des masses considérables de matériaux récupérables, vendues pour quelques centaines de livres, une même pour une livre et 6 sous. La Loi du 10 juin 1793 distribue les communaux aux indigents. Et là où il n'y en a pas ? Qu'à cela ne tienne : la loi du 13 septembre décide que les citoyens non propriétaires et non imposés ont la faculté d'acquérir des biens d'émigrés à concurrence de 500 livres payables en vingt ans sans intérêts. Enfin les « décrets de ventôse » (26 février et 3 mars 1794) affectèrent aux indigents les biens des « personnes ennemies de la Révolution ». Mathiez assure que c'était là l'effet de la grande pensée sociale de Robespierre et de son équipe, en quelque sorte la « grande pensée » du règne : sociale peut-être, mais certainement opposée aux intérêts de la France en guerre, ou démagogie pure, mais non patriotique souci de gérer en bons administrateurs une ressource nécessaire aux armées.
74:158
Un autre y voit une contre-offensive, le moyen de couper l'herbe sous le pied à la démagogie des Enragés ; un troisième une opération non pas sociale mais purement politique en faveur des « prolétaires », soutiens naturels de la Révolution. Après m'être gaussé des petits-fils qui, tous admirateurs du grand-père, sont incapables de s'accorder sur ce qu'il a eu précisément d'admirable, j'aurai soin de ne pas entrer dans leur discussion. Quelle qu'ait été l'intention du Triumvirat en organisant ce transfert de propriété foncière, et que ce transfert ait été effectif ou non, il reste ceci qui est hors de doute : le don gracieux devait ôter autant de ressources à la nation en guerre pour les remettre à des particuliers. L'insouciance de la défense nationale est éclatante.
Il faut voir aussi comment ont été faites les adjudications. Les « patriotes » bien placés dans les jacobinières manœuvrèrent à l'envi, soit insidieusement, soit brutalement, soit isolément, soit en « bandes noires », en *coalitions* comme on disait alors, pour acquérir à bas prix maisons en ville, domaines et champs à la campagne. Le conventionnel André Dumont, ancien robin de village, termine la Révolution propriétaire d'un hôtel à Paris et d'une terre de 400.000 livres. Son collègue Boursault-Malherbe, qui avait fait semblant de se suicider sous les yeux du roi de Naples pour en obtenir un secours, paye ses dettes, achète une terre à Brunoy, le théâtre des Sans-culottes à Paris et une maison de 400.000 livres. Dartigoeyte se fait adjuger à bas prix les meubles les plus précieux d'un condamné à mort après avoir fait savoir par tout le pays que le citoyen Représentant du Peuple en mission enverra en prison tout enchérisseur. Barère acquiert pour 80.000 francs en assignats un domaine qui vaut plus d'un demi-million de francs-or. Merlin (de Thionville) achète celui du Mont-Valérien. Rovère opérait dans le Vaucluse : avec Jourdan-coupe-têtes, il patronnait une « bande noire » de quelques cinq cents besogneux en place qui s'attribuait à faible prix les biens de la nation. C'est sans doute à ce *racket* que l'accusateur public du département, Barjavel, faisait allusion dans une lettre au Comité de salut public, lui demandant d'intervenir contre une coalition notoire d'acquéreurs. On ne pourra jamais dire quelle quantité de ces biens, déjà sous-évalués, payés ensuite en monnaie de singe, quand ils l'étaient, avec le fruit de leurs rapines, fut acquise à plus vil prix encore, sous le bénéfice de la Terreur qu'ils faisaient régner, par les Représentants en mission, commissaires de l'Exécutif, sectionnaires, comitards, clubistes et autres purs « patriotes » -- quand ce ne serait que parce qu'ils utilisaient au besoin des hommes de paille. Plus tard, Fouché avouera cyniquement : « *Notre système doit être d'arrêter la marche de la Révolution sans but depuis qu'on en a obtenu tous les avantages personnels auxquels on pouvait prétendre *».
75:158
La fortune immobilière était un de ces avantages, et, pour Fouché, il s'appelait Ferrières. Les « bandes noires du « patriotisme » installé ne furent pas les seules. La loi ordonnant la mise en vente des biens meubles des émigrés est du 24 octobre 92. Trois semaines plus tard, la Convention est avertie que les huissiers-priseurs de Paris se sont concertés pour en fixer les prix de vente à un niveau dérisoire, aux fins que l'on devine : pendant cinq mois l'Assemblée laisse faire.
Dans le bordelais, entre février 91 et avril 92, le banquier Peixotto achète en ville 54 maisons ou terrains à bâtir, à la campagne un moulin à Lormont, un premier domaine à Margaux, un deuxième à Mérignac et un troisième à Pompignac. En décembre 93, la Commission militaire de Bordeaux se disait convaincue que cet homme « *ne serait jamais ami de la Liberté *», jugement qui eût dû le conduire à l'échafaud. Il y échappa cependant, eu égard « à *son empressement à acheter des biens nationaux *» qui lui valut certificat de civisme. Peixotto est encore dépassé par le citoyen Lacouture, 69 fois acquéreur, sauf omission. A Bordeaux encore on voit Bahr, Molina, Soria, Cardoze, Léon, Isaac Rodrigues, membres de l'armée révolutionnaire locale, faire jusqu'à huit acquisitions chacun. On y note David Avezo, Bacza, Barcouda, les deux Baziardoliq, Mardochée Cordovan, Francès, Furtado, Moïse Gonzalès, Kirwan, l'anglais Immermann, Jonathan Jones, Vancranenberg, l'agent de change Lopez Diaz, Lopez-Pereyra, Lutkens, Nonnez-Lopez, Benjamin Nonnez, Salomon Nunez, Robbaha ou Bobraha et la demoiselle Sara Torrès : ils sont là une trentaine, tous bons gascons et de vieille souche, dont le champion est Moïse Gonzalès treize fois acquéreur. Peixotto, homme de finance, vingt-huit fois acquéreur de biens nationaux, sans compter les acquisitions dont il s'est désisté parce qu'à l'examen elles lui ont paru de peu d'intérêt, est l'auteur compétent d'une étude de 14 pages publiée à Paris en 1790 : *Observations sur les assignats et sur la manière de les établir avec solidité.* Ayant donc observé que les assignats sont rien moins que solides, il met dans cette merveilleuse affaire 579.000 livres qui ne lui en coûteront que la moitié et le feront de surcroît échapper à la mort.
Dans le Rhône se sont formées dès la fin de 89 des associations par devant notaire de gens du même village pour acheter en commun des ensembles répartis en lots et se les partager ensuite, tout cela sans doute au meilleur compte. La pratique n'en sera interdite que par la loi du 24 avril 1793. Dans le district de Remiremont, il y a 357 acquéreurs pour 951 lots : 329 d'entre eux en achètent en tout 476, chacun de un à quatre, 28 s'en partagent 475, l'autre moitié, et le champion s'en fait adjuger 59. Dans l'Yonne, une « bande noire » s'entend avant les séances d'adjudication à Sens.
76:158
Il y a là un petit *gang* de spéculateurs : 76 acheteurs se partagent les cinq neuvièmes de l'ensemble, les 1461 autres les quatre neuvièmes. Dans le district de Laon, il y a 4.787 acquéreurs pour 55 % des surfaces et 171 pour 45 %. Au printemps 95, le directeur du Domaine écrivait à la Convention que, sous le régime de la Terreur, les agents du système, « *seuls maîtres de la chose publique *»*,* ont fait des acquisitions aux plus bas prix, écartant les enchérisseurs, les faisant incarcérer au besoin à cet effet, et que cette méthode ne s'était appliquée qu'aux lots de quelque valeur. Il assurait que, dans ces conditions, l'annulation des ventes et la réouverture des enchères donnerait des surprises. Il n'en fut pas autrement question. Le Conseil exécutif l'avait fait une fois, encore que très partiellement : devant le scandale généralisé, son décret du 6 novembre 92 annulait toutes les opérations, mais seulement des quatre mois précédents. Décret rapporté en mars par le motif que « *si on annulait un aussi grand nombre d'adjudications, aucun acquéreur de biens nationaux ne se regarderait plus que comme un propriétaire précaire qui peut être dépouillé d'un instant à l'autre *»* :* propriétaire précaire, donc précairement attaché à la République, c'était toute l'économie de l'opération qui s'effondrait.
Dans les Bouches-du-Rhône, la cupidité des administrateurs s'ajoute à leur incurie. Dans la commune d'Arles où sept domaines sont estimés 898.092 livres, alors qu'au taux légal de 22 fois le revenu annuel ils devraient être offerts pour 1.870.000, les experts grèvent leurs si justes estimations de frais énormes ainsi, pour un bien estimé 23.550 livres, ils présentent une note d'honoraires de 2.831 livres soit 12 %, contenant 103 journées de déplacement. Ailleurs ce sont les directoires de district qui, dans les affiches annonçant les adjudications, diminuent les surfaces des lots, en groupent plusieurs en un seul, en font des descriptions incomplètes, surtout des lots ruraux où le cheptel vif et mort est adjugé en même temps que la terre et les bâtiments ; les candidats éventuels se désintéressent d'objets qui paraissent ainsi surestimés, et les administrateurs se les font adjuger à bas prix par l'intermédiaire de prête-noms. Ou bien ce sont des citoyens notoirement insolvables qui, profitant des délais de paiement, achètent des lots qu'ils revendent aussitôt par fractions à moins malins qu'eux.
Mais toutes ces manœuvres individuelles ou collectives sont probablement peu de chose en regard de la perte énorme subie par la nation du fait de la dépréciation de la monnaie intervenue pendant que courent les délais de paiement. Voici par exemple que Phelip, négociant à Bordeaux, achète à Bassens pour 101.000 livres un domaine estimé 83.850. Ses paiements sont échelonnés du 8 mars 91 au 2 novembre 94 et se montent avec les intérêts à un total de 122.076 livres 8 sous qui, au cours de l'assignat à chaque époque d'un paiement, en font environ 59.000.
77:158
Encore Phelip est un cas relativement favorable à la nation, puisqu'il s'est libéré par anticipation, donc avant l'effondrement total de l'assignat qui, au moment de son dernier paiement, valait encore 26 %. A Cars, le nommé Castet se fait adjuger un domaine de 82.000 livres sur mise à prix de 55.200. Son huitième et dernier paiement a lieu le 13 juillet 95 quand l'assignat ne vaut plus sur place que 0,07 de la valeur inscrite : il a alors versé à l'État 92.859 livres 37 sous, qui en valent 30.390. A Aix-en-Provence le 25 février 91, la dame Leblanc achète une bastide qui vient des Grands-Carmes. L'estimation n'est que de 9.500 livres, l'adjudication de 28.300, le triple. Elle s'acquitte en huit paiements d'un total de 31.913 livres qui en font 13.971. En janvier 95 à Marseille l'auberge du Mouton-couronné est achetée par la femme d'un maréchal-ferrant au prix de 218.000 livres sur offre à 61.350 : en treize paiements, elle verse à l'État 220.649 livres qui n'en font que 28.564. Dans la Montagnette de Tarascon, l'abbaye de Saint-Michel-de-Frigolet ne coûte que 63.888 livres à son acquéreur pour une adjudication de 216.534 faite en 1793.
La législation sur les biens nationaux change sous le Directoire sans pour autant devenir favorable à la nation. En l'an IV, on en voit un grand nombre qui sont vendus sans enchères, au prix fixé par l'administration. Il n'y a là l'effet d'aucune manœuvre, d'aucune *coalition :* la loi du 28 ventôse en a décidé ainsi, sans qu'elle ait augmenté la base de l'estimation, proportionnelle au revenu annuel : l'État se prive ainsi des surenchères qui, on l'a vu, sont parfois considérables. Mais pour presser les rentrées d'argent dans les caisses, le paiement est singulièrement accéléré : un quart immédiatement pour pouvoir entrer en possession, un quart sous dix jours, le reste dans les trois mois. Or comme le paiement est toujours effectué en papier dévalué pris au pair, en mandats territoriaux qui ont remplacé les assignats et en ont suivi la pente, l'État est toujours légalement volé. Voici par exemple la veuve Beauharnais (sic) achetant le 25 juin 1796 une maison qui appartenait jadis à feu son précédent mari, mort sur l'échafaud, au prix de l'estimation soit 90.000 livres. En admettant qu'elle ait tout payé sur-le-champ, elle aura fait encore une excellente affaire, car le mandat territorial, qui n'a pas quatre mois d'existence, est déjà tombé aux sept centièmes du pair, et ce qu'elle aura acheté 90.00 livres, elle l'aura eu en fait pour 6.300. On cite le cas d'un château vendu 20.000 francs-papier dont l'acquéreur tire 8.000 francs-or en vendant seulement les grilles et les balustrades : le bénéfice de l'opération est de 6 à 7.000 francs-or.
La dépréciation du mandat devient telle que, quelques semaines plus tard, une nouvelle loi dispose que le quatrième quart sera payé non plus au pair mais au cours du jour. Coup d'épée dans l'eau, car les trois autres quarts sont pris en papier qui approche de zéro : d'où il ressort que la nation perd à peu de chose près les trois quarts de ce à quoi elle peut légitimement prétendre.
78:158
Dans seize mois il n'y aura même plus de mandat, il aura disparu dans la « banqueroute des deux-tiers ». Auparavant, la loi du 6 novembre 96 aura décidé enfin un mode de paiement qui fait intervenir la monnaie métallique : la moitié de la mise à prix sera payée en métal et en quatre annuités ; l'autre moitié, et ce que les enchères auront ajouté à la mise à prix, en papier pris au pair et immédiatement. Ce n'est pas mieux : un exemple montre qu'une adjudication de 437.000 livres sur mise à prix de 28.000 aura donné 20.650 livres 70 centimes au bout de quatre ans. Après la banqueroute des deux-tiers (30 septembre 97), le « tiers consolidé » sera pris pour numéraire, et l'on sera ramené à la situation précédente car le tiers en question, quelque consolidé qu'il soit, n'est pas solide du tout. En juillet 99, l'administration de l'Enregistrement constatait que l'hôtel d'Uzès à Paris, d'un revenu de 16.600 francs, estimé 664.000 au « denier quarante » suivant la dernière loi, venait d'être adjugé pour 1.200.000 francs et payé en bons qui en valaient 10.000 : l'heureux adjudicataire avait eu l'immeuble pour les six dixièmes de ce qu'il rapportait par an.
Peut-on calculer ce que la démagogie révolutionnaire a ainsi fait perdre à la France ? Je n'entrerai pas dans le détail de calculs fastidieux, me bornant à exposer ma méthode et les résultats. A Paris, sous le bénéfice de la loi du 5 mai 90, le prix de vente étant 1,56 fois la valeur estimée, l'acheteur ayant douze ans pour se libérer et en supposant, favorablement pour l'État, qu'il se libère par anticipation le 1^er^ janvier 96, la perte due à la dépréciation de la monnaie est de 45 % du prix de la mise en adjudication, compte tenu du fait que l'acquéreur paye 5 % d'intérêts annuels sur la dette restant à courir. Sous le bénéfice de la loi appliquée à partir du 1^er^ janvier 92, le même calcul montre une perte de 75 %. Elle est de 86 % avec la loi du 3 juin 93. Sous le régime de la loi du 24 février 95, la perte de l'État est de 75 % ; elle est de 40 % avec la loi de ventôse an IV ; elle est encore de 21 % avec la loi brumaire an V qui durera jusqu'aux premiers jours du Consulat.
On voudra bien être assuré que, pour chacun de ces six calculs, j'ai tablé sur un prix de vente réel, tiré d'un sondage fait sur 10 % des quatre milliers de lots donnés par le sommier parisien des biens nationaux ; que, pour chacune des annuités à payer, j'ai soigneusement pris la valeur du papier au moment du paiement, après en avoir dressé la courbe ; que, chaque fois où le cas était prévu par la loi, j'ai supposé un acheteur se libérant par anticipation, donc dans une monnaie moins dépréciée, par conséquent dans des circonstances moins défavorables pour l'État ; que je n'ai pas manqué de tenir compte du fait qu'en payant par annuités, l'acquéreur versait chaque fois 5 % d'intérêt pour la somme encore due ;
79:158
que j'ai calculé la perte subie par l'État non pas par rapport au prix atteint par l'adjudication, mais par rapport à l'estimation, quelque inférieure que celle-ci ait été à celle-là, ou à la valeur réelle, au demeurant impossible à connaître sauf cas exceptionnel. Le résultat de mes calculs sera donc une perte pour la nation certainement inférieure à ce qu'elle fut en réalité.
Les pourcentages de perte ainsi calculés doivent s'appliquer au pourcentage des biens vendus pendant la période considérée. La perte de 45 % s'applique à 26 % des biens vendus, celle de 72 % à 5 %, celle de 86 % à 8 %, celle de 75 % à 15 %, celle de 40 % à 24 % et celle de 27 % à 22 %. J'obtiens de la sorte le résultat pondéré que, sur la vente des biens nationaux à Paris depuis le début de l'opération jusqu'au coup d'État de brumaire, l'État a perdu 48,97 % sur leur valeur estimée. Des calculs semblables, faits séparément pour deux districts des Vosges, Épinal et Remiremont, aboutissent à la perte, voisine de 45,51 %. Dans le district de Toulouse, la perte est de 67 %. Le district de Sens présente un cas aberrant avec une perte de 17,5 % seulement. Il est vrai que les biens y ont été, comme nous l'avons dit, systématiquement sous-estimés, et que, par rapport à une estimation comparable à celle des autres districts, la perte serait de 53,75 %. Ceci étant, une perte de 49 % comme celle calculée à Paris, paraît correcte à retenir pour l'ensemble de la France, et probablement un peu inférieure à la réalité. Elle s'applique à 46 % des biens nationaux qui avaient été vendus au 18 brumaire.
Il reste à savoir quelle était la valeur totale des biens nationaux. En décembre 1794, Cambon, spécialiste des finances à la Convention, annonçait que la valeur des biens nationalisés était de 30 milliards. Il comptait en valeur-papier ; en francs de 1789, leur valeur eût été de 12,6 milliards. La « commission des cinq » estimait le 24 novembre 95 qu'il restait encore pour 2.707 millions à vendre, et que les ventes faisaient 69 % du total qui aurait donc été de 9 milliards : mais ce pourcentage de 69 paraît singulièrement exagéré. Stourm donnait 5 milliards et demi de biens vendus, valeur en monnaie de 1790, sans tenir compte des départements annexés, ce qui, avec le coefficient de 46 % vendus, donne une valeur totale de 11 milliards. Par sondage, en ramenant l'estimation des biens à la tête d'habitant pour tenir compte des différences de richesse et de population entre districts ruraux et districts urbains, pour une population de 27 millions d'habitants qui est celle que donne l'administration, on obtient 11,7 milliards. Par sondage, encore, au niveau des districts et en faisant une moyenne entre districts ruraux et districts urbains, 9,1 milliards. Par une troisième méthode de sondages faisant appel au rapport entre les estimations des biens mobiliers et celles des biens immobiliers, 13,54 milliards. La moyenne de toutes ces estimations est 11,3. Ceci pour l'ancienne France augmentée du Comtat-Venaissin, de la Savoie et du comté de Nice.
80:158
Il faut y ajouter les départements annexés le 1^er^ octobre 1795, où les biens nationalisés sont estimés généralement 2 milliards. Il faut qu'on y ait singulièrement pressé l'éponge, car en rapportant cette estimation au département, on obtiendrait pour le reste 19 milliards au lieu de 11,3. Il est plus sage de faire le calcul en sens inverse et, partant de 11,3 milliards pour l'ancienne France augmentée comme on l'a dit, de compter un milliard pour les autres départements annexés. Ainsi, pour les biens immobiliers on obtient une valeur totale d'une bonne douzaine de milliards. Ceux qui ont été vendus, soit 46 %, avaient une valeur d'estimation de 5 milliards et demi sur laquelle la perte pour la nation, soit 49 %, fut de 2,7 milliards de francs-or.
Les biens meubles, en raison de la difficulté inhérente à des objets infiniment plus nombreux et surtout plus variés, ont été beaucoup moins étudiés par les spécialistes. Je trouve cependant dans le district de Bazas, par exemple, la vente de 427.471 livres d'objets du 6 juin 93 au 13 mars 96. Pendant cette période, l'assignat est passé, dans le département de la Gironde, de 38 % du pair le 1^er^ juin 93 à 28 % le 1^er^ juillet, 23 % le 1^er^ décembre, pour tomber ensuite selon une pente à peu prés régulière à 16 % le 1^er^ mars 1794 et à 1 % en mars 96. Sa valeur moyenne, calculée mois par mois pendant cette période, a été de 32,8%. L'acheteur de biens meubles payait comptant, mais de même en papiers pris au pair : la perte de l'État sur ceux qui ont été vendus à Bazas aura été ainsi de 67,2 % par rapport au prix de vente. Un exemple massif est encore celui de la dispersion du mobilier de l'archevêché de Bordeaux : l'opération a produit 1.577.990 livres d'un papier tombé ce jour-là à 16 livres 11 sous pour cent. L'État ne touche donc en fait que 260.000 livres.
Par diverses méthodes de sondages distinguant bien les districts ruraux et les districts urbains, les individus et les collectivités, les biens d'Église et les biens laïcs où les proportions entre biens mobiliers et biens immobiliers sont très différentes, j'estime que la valeur de ceux-là était 6,5 pour cent de la valeur de ceux-ci et que par conséquent la valeur estimée des biens mobiliers nationalisés était de 800 millions. Immédiatement payés, la perte sur eux, correspondant donc à celle de l'assignat prise elle-même sur la valeur moyenne à Paris et dans sept départements, se monte à 560 millions. Pour les deux postes de recettes, bien immobiliers et biens mobiliers, *la perte subie jusqu'au coup d'État de brumaire, 3.260 millions, équivaut à six budgets annuels de l'ancien régime.* Sans compter les effets des manœuvres frauduleuses de divers types qu'on a vues plus haut, voilà *au minimum* ce que la législation démagogique de la Révolution a fait perdre à la France sur la vente des biens nationaux.
André Guès.
81:158
### Remarques
*suivies de\
pages de journal*
par Alexis Curvers
#### I. -- Remarques
Un esprit faux nourri de bonnes intentions est ce qu'il y a de plus à craindre, parce qu'il est servi presque toujours par une volonté de fer. Ni scrupule ne l'arrête, ni remords ne l'embarrasse, ni expérience ne l'instruit. Ses promesses constamment démenties par une réalité qu'il méprise déçoivent cruellement tout le monde autour de lui ; mais lui-même n'en éprouve aucune déception si méritée dont son entêtement ne le console, ou plutôt ne le préserve. Le bien qu'il rêve de faire justifiant le mal qu'il fait, il s'entretient par le souvenir de l'un dans le sentiment de son innocence, et par l'oubli de l'autre dans l'infirmité de son jugement.
\*\*\*
Je ne sais quel entomologiste qualifié déclarait ces jours-ci à la télévision : « Une fourmi est ce qu'il y a de plus bête au monde, mais une fourmilière est un organisme prodigieux d'efficacité. »
\*\*\*
D'où il suit que, pour faire du genre humain un « organisme » vraiment efficace, il faut commencer par rendre chaque homme assez bête pour ne pas voir qu'on le réduit en esclavage au nom de la liberté.
82:158
C'est tout le programme de la Révolution que sont en train de mener à bien les esclavagistes du XX^e^ siècle, avec la collaboration des prophètes et des pédagogues de la fourmilière.
\*\*\*
La Révolution a pour tâche de remplacer l'autorité par la tyrannie, substitution qui n'est possible que sous le drapeau de la liberté. Pas plus que ceux de 89, les jeunes gens d'aujourd'hui ne s'aperçoivent que les maîtres qui les délient de tout devoir leur passent la corde au cou.
\*\*\*
Il est bon de se rappeler qu'on est presque toujours trahi, et qu'on ne l'est jamais que par ses chefs.
\*\*\*
Le grand art de la Subversion, et la première condition de sa victoire, c'est de prendre pour agents d'exécution les représentants légitimes de l'autorité qu'elle cherche à détruire. C'est pourquoi elle commence par maintenir ou porter au pouvoir deux sortes d'hommes : soit des hommes faibles qu'elle sait incapables de lui résister, soit des hommes forts qu'elle sait être à sa dévotion, et seuls capables d'organiser eux-mêmes le désordre qui à leur tour les anéantira.
\*\*\*
Le destin des révolutionnaires est le même à toutes les époques : ils se font protéger par les institutions qu'ils détruisent, en attendant de se laisser détruire par celles qu'ils inaugurent.
\*\*\*
Les partisans de la Révolution détruisent les institutions parce qu'elles ne sont pas assez révolutionnaires, et ses adversaires parce qu'elles le sont trop. Et comme elles ne le sont en effet jamais assez pour qu'on les tolère, mais le deviennent toujours trop pour qu'on les respecte, les institutions se détruisent elles-mêmes par contradiction interne, dans ce suicide universel qui est la fin dernière de la Révolution.
\*\*\*
83:158
La Révolution a toujours pour auteurs les hommes qui ont le plus profité du régime qu'elle détruit ; et pour instruments, ceux qui auront le plus à souffrir du régime qu'elle prépare. Elle ment donc à tout le monde.
C'est par là qu'elle se montre à la fois criminelle et très équitable : elle punit également les dupeurs et les dupés à qui elle doit ses premiers succès, et ne récompense enfin que les habiles qui la trahissent assez tard pour n'en plus craindre les vengeances, après l'avoir flattée assez tôt pour s'en ménager les faveurs ; ainsi que font d'ailleurs les habiles sous tous les régimes.
Et cette sorte de justice à rebours, par quoi la Révolution se voue à de continuels échecs, est précisément ce qui lui assure son triomphe suprême, son prestige le plus durable et le plus scandaleux.
\*\*\*
Le christianisme ayant imprudemment supprimé l'esclavage par le moyen de l'Évangile, l'anti-christianisme ne trouve à le rétablir que par le moyen de la Révolution.
\*\*\*
Comme il n'y a de Révolution que contre Dieu, la Révolution une fois au pouvoir a toujours eu pour premier soin d'asservir l'Église en vue de la détruire.
Elle n'y a jamais réussi, sauf à domestiquer une fausse Église qui l'aide à évincer la vraie. Ainsi en France après 1789, en Russie depuis 1917.
Ce que nous voyons aujourd'hui est entièrement nouveau. Changeant de méthode, la Révolution prend les devants. Elle n'attend plus d'être victorieuse pour instituer, dans le sein même et sous le nom de la vraie, la fausse Église dont elle a besoin pour prendre le pouvoir.
84:158
Les premiers succès sont encourageants. D'ores et déjà, la plupart des prêtres à qui nous avons affaire sont assermentés. Mais le serment que nous supposons les lier à Dieu, ils l'ont, en réalité, prêté secrètement au futur État que sans doute ils espèrent, que peut-être ils redoutent, qu'en tout cas ils préparent. C'est à cela qu'ils pensent quand ils parlent de « construire le monde », comme si Dieu ne l'avait pas créé.
\*\*\*
Il est inutile de démontrer aux curés progressistes qu'ils sont en train de détruire la religion, puisque c'est justement cela qu'ils veulent.
Il est inutile de démontrer aux pédagogues de la nouvelle école qu'ils sont en train d'abrutir à jamais le genre humain, puisque c'est justement cela qu'ils veulent.
Il est inutile de démontrer aux zélateurs de la cochonnerie et de la drogue (ou à ceux de leurs auxiliaires que subventionne, entre autres, le ministère belge de la Culture française) qu'ils sont en train d'empoisonner la jeunesse au physique et au moral, puisque c'est justement cela qu'ils veulent.
Il est souverainement inutile d'expliquer à tous ces agents de la Révolution qu'ils sont en train de révolutionner le monde, et à tous ces ennemis de la civilisation qu'ils sont en train de le ramener à la barbarie.
C'est comme si nous mettions les renards en garde contre le danger qu'ils font courir aux poules ! Rien de mieux qu'un tel avertissement pour leur exciter l'appétit. Nous leur prédisons comme une catastrophe le succès auquel ils aspirent, et nos cris d'alarme les importunent moins qu'il ne les guident et ne les encouragent dans la voie qu'ils se sont tracée.
Ainsi nous perdons temps et force à dialoguer avec des gens qu'il faudrait combattre, et qui ont inventé le dialogue à seule fin de nous y engluer tandis qu'ils nous étranglent. De surcroît, en nous échinant à leur donner la réplique dans ce débat truqué, nous leur fournissons l'excuse de la bonne foi qu'ils nous forcent à leur supposer, et l'avantage des beaux sentiments que nous les forçons d'affecter. Ce qui fait de nous, à notre tour, des instruments de leur stratégie et des figurants de leur triomphe, autrement dit des imbéciles et des vaincus.
\*\*\*
85:158
Cependant, dira-t-on, n'est-il pas très utile, s'il en est encore temps, de détromper les indécis, les ignorants et les crédules sur les véritables fins et moyens de la Révolution qui va les engloutir ?
Non, car de deux choses l'une : ou bien ils n'ont pas encore vu ce qui crève déjà les yeux, ou bien ils préfèrent ne pas le voir ; et dans les deux cas ils ne se laisseront pas éclairer, encore moins convertir. Les preuves les plus éclatantes ne les réveilleront pas. Aveugle ou s'aveuglant, ce troupeau se réglera toujours sur le parti le plus fort.
Mille fois dénoncée, et par ses propres actes, la Révolution, quant à elle, ne s'avouera jamais pour ce qu'elle est. Peu lui importe qu'on la croie quand elle proteste de ses bonnes intentions et promet le paradis jusque dans l'Enfer qu'elle prépare. Il lui importe seulement qu'on feigne de la croire, par une obéissance qu'elle obtient sans peine en feignant d'être elle-même le parti le plus fort.
\*\*\*
De tous les modernes qui ont entraîné le catholicisme à sa ruine, depuis Voltaire jusqu'au futur cardinal Daniélou, en passant par Renan, Loisy, le pharmacien Homais et *tutti quanti,* il n'en est pas un qui aujourd'hui, devant l'épouvantable spectacle du monde enfin déchristianisé par leurs soins, ne s'écriât ou ne s'écrie dans le secret de son âme, en se mordant les poings : « Je n'ai pas voulu cela. »
Tous ces gens-là ont donc été ou sont encore des imbéciles. *Stultorum magister eventus.*
Ils n'ont pas voulu *cela,* mais ils se sont faits les instruments aveugles de Quelqu'un d'autre, qui le voulait pour eux.
\*\*\*
La première, grande et amère leçon à tirer de l'expérience actuelle, c'est que la plupart des gens d'Église n'ont jamais cru en Dieu.
86:158
La seconde, plus grande encore et plus réconfortante, est que par conséquent Dieu existe, puisque même les gens d'Église ne réussissent pas à l'empêcher de survivre dans les âmes, ni peut-être au fond de la leur.
\*\*\*
Maintenant qu'ils affectent de ne plus croire en Dieu, les gens d'Église nous découvrent les raisons qu'ils avaient naguère d'affecter d'y croire. Si Dieu se choisit exprès des adversaires et des témoins également insincères, c'est que par eux et malgré eux il se révèle avec d'autant plus de force qu'il met d'emblée toutes les chances contre lui.
\*\*\*
Moderne et moderniste, l'Église qui se dit encore du Christ, mais d'un Christ qui n'est ni Dieu ni homme, devient quelque chose qui n'a plus de nom, qui n'a jamais eu de nom dans aucune langue. Ainsi le cadavre, selon Bossuet ; mais cadavre qui se remue. On ne lui trouve guère que dans la littérature d'imagination un modèle approximatif : c'est *Ubu-roi*. Encore la réalité dépasse-t-elle la fiction.
Peut-être aussi Euripide nous livre-t-il, dans ses *Bacchantes,* une juste image de notre temps : la cité en délire, l'abjection à l'honneur, Cadmos le roi et Tirésias le prêtre à l'état de vieilles badernes en goguette, nulle autorité, point d'hommes, enfin l'infanticide inexpiable, tout cela machiné par un faux dieu vindicatif, qui se fait fort de tout détruire par le mensonge, donc homicide et menteur comme le Satan de l'Évangile et, comme Satan, ne laissant après lui que ruines et châtiment pour les humains qu'il a séduits. Nul auteur, nul prophète n'a mieux marqué le lien qui fait de la subversion politique et de l'hérésie religieuse une seule et même action de l'homme contre lui-même.
\*\*\*
86:158
C'est entendu, celle que dans notre enfance nos parents et nos grands-parents nous ont appris à révérer sous le nom de notre Mère la Sainte Église était, à notre insu, une affreuse mégère. On nous le cachait alors. Elle-même se démasque aujourd'hui à nos yeux étonnés. Elle-même confesse et dévoile ses turpitudes à la face du monde. Elle-même nous enseigne qu'elle abusait de notre confiance quand, forte des prérogatives divines qu'elle avait usurpées, elle s'imposait à notre amour et à notre respect. Nous qui étions si fiers d'elle, voici qu'il nous faut en rougir et la désavouer, comme ces fils bien élevés qui, entendant insulter leur mère, la voient soudain baisser le front et s'humilier devant les auteurs du scandale.
C'est entendu, l'Église que nous croyions pure et sans tache nous avait trompés en se prétendant telle. Et elle ne cesse de mentir qu'en nous détrompant des illusions où elle nous entretenait quand elle nous jurait qu'elle ne mentait jamais. Nous continuerons donc d'ajouter foi à sa parole, maintenant qu'elle nous assure que sa parole a toujours été fausse.
C'est entendu, l'Église qui nous berçait dans ses bras infaillibles au rythme de son chant grégorien n'était qu'une gourgandine acoquinée aux méchants de ce monde. Ses papes les plus vénérés n'étaient que des imposteurs ; ses docteurs, des cuistres orgueilleux ; ses missionnaires, de louches suppôts du colonialisme abhorré ; ses vierges, des névrosées ; ses anges de charité, des endormeurs du peuple ; ses dévotions, ses miracles et ses extases, des trucs de charlatans. Les athées, les païens, les infidèles, les francs-maçons, les juifs, les marxistes, les hérétiques, tous les ennemis qu'elle a persécutés en les disant persécuteurs avaient raison contre elle. Ils étaient ses victimes comme nous étions ses dupes. Elle seule coupable. Elle en convient enfin et leur demande pardon, en jetant à leurs pieds ses armes encore trempées de leur sang innocent.
Seulement, nous qui la chérissions, forcés désormais de renier une si notoire pécheresse, nous nous demandons si, de tous les crimes dont elle s'accuse, le plus impardonnable n'est pas de les étaler avec cette impudeur d'ivrogne, avec cette complaisance morbide qui font de nous des orphelins déshérités, déshonorés, trahis sans recours.
Du moins s'est-il trouvé à Rome, au Synode, le 2 octobre 1971, un évêque pour parler encore le langage des anges, dont ce jour-là est justement la fête bien oubliée : c'est Mgr Adam, évêque de Sion en Suisse.
88:158
« Nous cherchons la cause de la crise, a-t-il dit, mais la plus profonde et la plus évidente, on ne la nomme pas. Au risque de provoquer vos rires, je vous la cite quand même c'est Satan, qui est ici au milieu de nous. »
Cette révélation provoqua les rires en effet, et même, comme écrivait le pieux envoyé spécial de *la Libre Belgique* (4 octobre), « dérida franchement » l'auguste assemblée. Aucune réponse, aucun applaudissement n'aurait mieux confirmé la vérité du propos de Mgr Adam.
Le pape assistait à la séance. L'histoire ne dit pas s'il prit part à l'hilarité générale, ou s'il daigna froncer le sourcil. Invisible et présent, Quelqu'un en tout cas a dû bien rire, plus fort que les évêques et avec plus de raison.
« Il ne resterait rien de Dieu si nous cessions de l'aimer », dit M. Jean d'Ormesson. Il se trompe. C'est de nous qu'il ne reste rien quand nous cessons d'aimer Dieu.
#### II. -- Pages de journal
Étrange conclusion d'un remarquable article de Michel Tournier sur le procès de Nuremberg, dans *le Monde* du 1^er^ octobre 1971 :
« L'idée qu'ils (les alliés de 1945) ont tuée, c'est que le chef d'État et tous ceux auxquels il délègue une étincelle de pouvoir deviennent aussitôt, et comme magiquement, des manières d'intouchables dont les attributs s'appellent innocence, immunité, infaillibilité. (...) Le procès de Nuremberg a été d'une utilité majeure s'il a simplement contribué à désacraliser le chef politique et militaire, et à lui faire un devoir -- sanctionné par la justice en cas de manquement -- d'être aussi un honnête homme. »
89:158
Or, autant Nuremberg, il est vrai, a désacralisé le chef dans le camp des vaincus, autant il l'a sacralisé au contraire dans le camp des vainqueurs : Nuremberg non seulement exempte le vainqueur du devoir d'être honnête homme, mais lui confère, outre les attributs d'innocence, d'immunité et d'infaillibilité, le droit exorbitant de s'instituer juge et partie, et d'édicter des lois *ad hominem* à effet rétroactif.
Tournier au demeurant le sait fort bien, qui dans le corps du même article rappelle que si les juges de Nuremberg eussent été neutres, c'est-à-dire impartiaux, « l'enquête sur les crimes de guerre aurait dû s'étendre à tous les pays belligérants » et qu'en ce cas « on aurait vu prendre place dans le box des accusés -- entre Hess et Kaltenbrunner -- Truman pour Hiroshima, Staline pour Katyn, Churchill pour Dresde et de Gaulle pour les massacres du Constantinois ». Encore ces peccadilles des vainqueurs sont-elles peu de chose auprès du grand dessein qui les conduisit à promettre la liberté à des peuples qu'ils n'arrachaient aux griffes d'une dictature que pour les jeter dans celles d'une autre.
Il semble que Michel Tournier ait écrit son article à l'intention de ses lecteurs, et sa conclusion pour les lecteurs du *Monde.*
\*\*\*
« Le christianisme possède-t-il encore un langage adapté au monde moderne ? » demande le pape.
De la part d'un incroyant, la question ne serait qu'absurde. Peu importe qu'on y réponde par oui ou par non. La poser, c'est y répondre par la négation du christianisme lui-même.
De la part d'un chrétien, la seule question serait de savoir si le monde moderne possède encore quelque aptitude à l'intelligence du christianisme.
Comment d'ailleurs celui-ci pourrait-il *posséder encore* ce que, par définition, il n'a jamais eu ?
A-t-on vu le Christ adapter son Évangile au monde éminemment moderne qu'était alors celui de Caïphe, de Tibère, de Judas, de Pilate et d'Hérode ? à ce monde que Satan offrait de lui soumettre, pourvu qu'il consentît à en parler le langage ?
Jamais le christianisme n'a possédé de langage adapté à aucun des mondes modernes qu'il a successivement traversés. Il ne leur a survécu et n'existe qu'autant qu'ils n'ont pas réussi à l'entraîner dans la ruine de tout ce qui s'adaptait à la modernité dont ils étaient férus. Et c'est en ignorant ce qu'ils ont eu de moderne qu'il les a aidés malgré eux à sauver ce qu'ils eurent aussi d'immortel.
90:158
Pas plus que son divin Fondateur, les Apôtres, les martyrs, les Pères ni les docteurs de l'Église n'ont changé un iota à ce langage proprement chrétien qui, parce qu'il énonce la vérité éternelle, est souverainement inadapté à tous les mondes modernes de l'histoire, mais qui seul, par la même raison, demeure souverainement adapté à ce qu'il y a de permanent dans tous les mondes passés, présents et à venir.
C'est bien pourquoi les mondes modernes, avant de retomber au néant qui est leur élément commun et véritable, ont tour à tour crucifié le Fils de Dieu et constamment refusé sa doctrine, exprimée dans cet unique langage où ils entendent fort bien, comme première condition de leur salut éternel, la tranquille réfutation des modes éphémères dont ils s'infatuent pour leur perte. Ce langage leur fait horreur, justement parce qu'ils le comprennent.
Tandis qu'ils n'ont rien à combattre mais non plus à comprendre, ni encore moins à estimer, dans le langage inutilement corrompu d'un christianisme qui ne s'adapte à eux qu'en se désadaptant d'avec lui-même, et n'est donc plus le christianisme.
\*\*\*
*La démocratisation chrétienne a préparé la marxisation :* c'est le titre d'une remarquable étude sur le Chili, parue le 15 juin 1971 dans le n° 33 du bi-mensuel *Aginter Presse* (directeur J. Vannier, 53, rue de la République, F 76 - Dieppe). Comme on s'en doute, « l'Église chilienne n'avait rien à envier au progressisme de la démocratie chrétienne ».
Aussi n'est-on pas trop étonné d'apprendre que le cardinal Silva Henriquez a tenu à fêter par un Te Deum solennel, chanté dans la cathédrale de Santiago, la récente victoire électorale du président Allende, instaurateur du communisme. Il y a des précédents. A Paris, les 15 juillet et 5 août 1789, les chanoines de Sainte-Geneviève, dont plusieurs étaient francs-maçons, ne laissèrent pas non plus de célébrer par des grand'messes et des actions de grâces carillonnées les événements de la veille. En conséquence de quoi, moins d'un an plus tard, l'illustre abbaye avait définitivement cessé d'exister.
91:158
L'auteur de l'article rappelle une fois de plus « l'enseignement doctrinal des Papes sur le communisme qualifié d'*intrinsèquement pervers*, ce qui n'a jamais été démenti, même pas par Paul VI, qui dans une récente lettre a condamné le marxisme en des termes qui ne laissent place à aucun doute, disant en particulier qu'*un catholique ne peut adhérer à l'idéologie marxiste *»*.*
Il n'est que trop vrai que ces termes *ne laissent place à aucun doute :* ils signifient clairement que la doctrine des anciens papes, si elle n'est pas *démentie,* est bel et bien abrogée par Paul VI.
Les anciens papes interdisaient aux catholiques toute collaboration avec les communistes.
Paul VI leur défend seulement d'adhérer à l'idéologie marxiste. Et d'autre part il ne leur défend plus, il leur permet et tantôt même leur recommande l'adhésion à l'action communiste, qu'on les voit partout soutenir en effet sans encourir le moindre blâme, pourvu qu'ils soient censés faire *in* petto quelques réserves, d'ailleurs vagues, sur l'idéologie. L'évêque Matagrin de Grenoble peut donc affirmer avec autant de raison que de contentement : « Il n'est plus question d'excommunication contre ceux qui adhèrent au communisme. Paul VI n'a dit nulle part qu'il fût impossible à un chrétien d'être communiste. » ([^52])
Rien ne pouvait mieux combler les vœux des communistes que ce renversement de la législation catholique.
Les communistes ne désirent pas du tout convertir les chrétiens à l'idéologie marxiste ; au contraire même, ils ont tout intérêt à la garder pour eux, loin des regards et de la critique profanes.
La seule chose que les communistes demandent aux chrétiens, c'est de collaborer avec eux dans la pratique (qu'ils appellent eux-mêmes la *praxis* marxiste, par opposition à l'idéologie) ; autrement dit, de les aider à prendre le pouvoir, éventuellement à l'exercer et à le conserver ensuite, et d'exécuter à cette fin, sous leur direction, les plus basses besognes de la propagande et de la subversion. Et curés d'obéir, puisque cela ne leur est plus défendu par personne, *même pas par Paul VI !*
92:158
Celui-ci n'a donc pas eu à démentir l'enseignement doctrinal de ses prédécesseurs. Il se borne à le passer sous silence et à le remplacer subrepticement par un autre. Un démenti formel eût ennuyé les communistes. Il leur est bien plus avantageux d'avoir à leur service un clergé qui passe encore pour catholique.
Les anciens papes savaient très bien que les chances du communisme ne sont pas dans son idéologie, mais uniquement dans l'action révolutionnaire où il entraîne ses dupes.
Paul VI doit le savoir aussi.
Et les communistes l'ont compris les premiers, qui triomphent aujourd'hui, au Chili comme partout, nullement par les séductions dont leur idéologie est d'ailleurs dépourvue, mais au contraire par l'habileté qu'ils ont de la mettre en veilleuse, au profit d'un opportunisme empirique dont leur politique tire toute sa force.
Il ne rime absolument plus à rien de mettre en garde contre l'*idéologie* marxiste ces curés qui, tout dévoués qu'ils sont au communisme, et justement parce qu'ils le sont, se gardent bien d'effaroucher leurs ouailles par des professions de foi marxiste. L'idéologie est bien le cadet de leurs soucis Craint-on qu'ils ne se risquent à méditer et à prêcher la dialectique de Hegel, le *Capital* de Marx ou les théories de Lénine ? Ils en seraient de toute façon bien incapables. Eussent-ils pareille outrecuidance, ils en seraient réprimandés par leurs maîtres communistes plus sévèrement que par le pape.
Mais ni les communistes ni le pape ne trouvent rien à redire à ce que les homélies, les innombrables parlotes, les bulletins paroissiaux, les symposiums, les ébats, débats, cinémas et autres exercices publics de ces curés vraiment « ouverts », mais ouverts d'un seul côté, ne soient pleins que de Vietnam, de Brésil, de maquisards, de mitraillettes, de réformes agraires, de syndicalisme, de grèves, de marches et de contremarches, de droit à la violence, de répressions policières de structures repensées, de libérations nationales et de liberté sexuelle, d'évolution et de monde nouveau. A la bonne heure ! Voilà justement le genre de collaboration qui fait l'affaire des communistes, surtout avec renfort d'approbation papale.
93:158
Nos curés progressistes nous rassurent cependant : le président Allende ne serait pas plus communiste qu'eux. Lui-même se donne pour socialiste et « marxiste bon enfant », et son gouvernement se prétend d'Union populaire. Ainsi Mao Tsé Toung, Fidel Castro, Lumumba et tant d'autres n'étaient à leurs débuts, souvenez-vous en, que des poètes patriotes, des amis et libérateurs de leurs peuples, d'inoffensifs réformateurs agraires, purs idéalistes au demeurant. Un futur dictateur communiste se reconnaît à ce qu'il est tout ce qu'on veut, sauf communiste. On aurait cru ce vieil attrape-nigauds trop de fois éventé pour pouvoir resservir encore. Erreur. Le docteur Goebbels avait raison : les plus gros mensonges, les trucs les plus éculés sont toujours ceux qui prennent le mieux. Ils prévalent aujourd'hui avec un renouveau de succès dans la politique de l'Église.
\*\*\*
En route pour Moscou, le R.P. Arrupe, général des jésuites, s'est arrêté à Liège, où se tenait l'assemblée plénière du neuvième congrès européen des anciens élèves de la Compagnie.
« Je réponds à une invitation du métropolite Nicodème, de Leningrad, a-t-il déclaré au cours d'une très courte interview qu'il a accordée à l'issue de l'assemblée.
« Le R.P. Arrupe a précisé qu'il assisterait, le 28 août, à Leningrad, à la célébration orthodoxe des fêtes de l'Ascension. A la question de savoir s'il rencontrerait en U.R.S.S. des pères jésuites, le R.P. Arrupe a déclaré qu'il ne savait pas quel serait son emploi du temps. « Je suis l'hôte du métropolite Nicodème, avec lequel nous avons déjà eu plusieurs contacts à Rome. »
« Dans l'entourage du supérieur de la Compagnie, on déclarait ne pas écarter l'éventualité selon laquelle le R.P. Arrupe pourrait rencontrer le patriarche de Moscou. »
Telles sont les informations recueillies à Liège, le jeudi 26 août, de la bouche même du P. Arrupe, par les services particuliers du *Soir* (27 août 1971).
Celles de *La Libre Belgique* (même date) sont un peu différentes et proviennent d'une autre source, apparemment mieux renseignée :
« Dans un communiqué, la curie généralice de la Compagnie de Jésus annonce que le R.P. Arrupe séjournera jusqu'au 1^er^ septembre à Moscou, Zagorsk et Leningrad, où il rencontrera les dirigeants de l'Église orthodoxe.
« Fait nouveau, le général des jésuites, signale également le texte, sera reçu par les paroisses catholiques de Moscou et de Leningrad. « Pour le moment, ajoute le communiqué, on n'envisage pas de visite en d'autres régions de l'Union soviétique. »
94:158
« En réponse à une question, un porte-parole de la Compagnie a déclaré, jeudi, qu'il était « probable » que quelques jésuites soient encore présents dans les régions catholiques de l'U.R.S.S. -- pays baltes ou Ukraine -- mais qu'ils n'avaient plus de relations avec leur curie généralice.
« On pense qu'un sujet délicat, le sort des 3.500.000 catholiques soviétiques qui résident pour la plupart dans les pays baltes, en Biélorussie et en Ukraine, sera l'un des dossiers étudiés, au cours du séjour à Moscou du général des jésuites.
« Des problèmes existent, en effet, au niveau de l'intégration de certaines minorités catholiques au sein de l'Église orthodoxe, en Ukraine notamment. Selon des rapports en provenance de Vienne, l'archevêque Basile Velivhowski, chef de l'Église catholique clandestine d'Ukraine, aurait été condamné l'année dernière à trois ans d'emprisonnement.
« En 1946, lors du rattachement de l'église ukrainienne à l'église orthodoxe, il avait été condamné à mort, mais sa peine fut commuée en dix ans d'emprisonnement. »
Avez-vous bien compris ?
Vous comprendriez mieux encore en jetant un coup d'œil sur l'indescriptible photo du P. Arrupe qui figure dans ce même numéro du *Soir :* le général des jésuites apparaît là au naturel, surpris par l'objectif au moment où il débarquait à l'aérodrome de Saventhem (Bruxelles), le jeudi 26 août après-midi. Son geste, son regard, son air suave, son embarras devant le micro en disent plus long que les deux extraits de presse qu'on vient de lire, et qui pourtant s'éclairent si bien l'un par l'autre alors même qu'ils se contredisent, le général des jésuites et sa curie généralise ayant négligé d'accorder leurs violons.
Et la légende que porte cette photo ne laisse pas de jeter sur le personnage une lumière de plus : « Le P. Arrupe a déclaré que son voyage n'avait que des buts religieux et qu'il ne rencontrerait pas de personnalités politiques. »
Or il n'en rencontrera pas d'autres, puisque, nous dit-on cependant, il rencontrera le métropolite Nicodème de Leningrad, qui sera son hôte et son guide, les dirigeants de l'Église orthodoxe et peut-être le patriarche Pimène de Moscou, qui tous ne sont autre chose que des fonctionnaires et agents soviétiques, pourvoyeurs et propagandistes du régime.
95:158
Nicodème lui fera visiter à la Potemkine les paroisses catholiques de Moscou et de Leningrad, réservées pour les dévotions des diplomates et des étrangers de marque, tel naguère le général de Gaulle.
Ce qu'il ne verra pas, au contraire, ce sont les pays baltes, l'Ukraine, la Sibérie, les camps de travail, les prisons, les asiles psychiatriques et les catacombes où se cachent les véritables personnalités religieuses que sont, entre autres, les 3.500.000 Ukrainiens catholiques, leur archevêque Basile Velivhowski et les quelques jésuites « probables » dont on est sans nouvelles.
A tous ces malheureux, à ceux du moins qui sont encore en vie, la propagande portera sans doute un écho des bénédictions que le P. Arrupe ne manquera pas d'échanger avec leurs persécuteurs. Plus heureuse que la persécution, la trahison réussira peut-être à les rattacher enfin malgré eux à l'Église Orthodoxe officielle, c'est-à-dire communiste ; et à leur imposer comme un fait accompli la solution communiste et dictatoriale des *problèmes qui existent,* paraît-il (force est bien de l'avouer dans cet admirable jargon), *au niveau de leur intégration au sein de cette même Église* qu'un prêtre ukrainien me disait être la synagogue de Satan.
Alors tous ces chrétiens trahis, considérant d'une part le marché que va négocier le souriant P. Arrupe, et d'autre part le martyre qu'ils auront enduré en vain depuis si longtemps, n'auront plus qu'à se répéter en connaissance de cause le quatrain de Victor Hugo :
*Et tout ça pour des altesses*
*Qui, vous à peine enterrés,*
*Se feront des politesses*
*Pendant que vous pourrirez.*
Dans son discours sur *Ceux qui ont été nos Pères,* qu'on a pu lire dans ITINÉRAIRES de juillet-août 1971, mon ami le docteur Théo Henusse se demandait comment nos anciens maîtres, si nous pouvions les interroger encore, jugeraient devant nous leurs successeurs actuels :
« Que diraient-ils de l'épouvantable débris de l'Église, de l'effondrement de l'esprit, du mortel ébranlement de toutes les choses grandes ? Oh ! ils nous mentiraient, bien certainement, comme nous mentent aujourd'hui tous ceux à qui le Ciel a commis le devoir de nous éclairer.
96:158
Ils se garderaient bien de choquer, pour l'honneur des choses éternelles, ces victorieux de l'heure présente. Ils nous feraient souvenir par leurs détours que ceux de leur Compagnie, habiles entre tous à pénétrer le vrai et à s'en saisir pour leur compte, semblent avoir pour loi, depuis leur origine, de ne jamais déclarer le vrai, de l'adultérer toujours quand ils le produisent, et de l'asservir à l'utile. »
Cela m'a remis en mémoire une maxime que nous enseignait le Père Dupont, qui fut, il y a cinquante ans, notre inoubliable professeur de Poésie. « Il faut, nous disait-il, *savoir faire l'économie de la vérité*. » Et lui-même, à qui pourtant nous dûmes le meilleur de notre initiation littéraire, et du feu sacré qu'il nous communiqua pour ces prodigues de vérité que sont les bons auteurs, ne laissait pas de pratiquer en virtuose, aux moments opportuns, l'art de répondre à côté de la question. Art mineur sans doute, mais que du moins alors lui et ses confrères cultivaient dans le pur style classique, avec une décence ou une habileté qui forçaient le respect. Les déclarations du P. Arrupe montrent combien cet art est désormais, comme tous les autres, en pleine et grossière décadence, et chez ceux-là mêmes que leurs traditions obligeaient le plus à y rester maîtres. Ils en sont au point de ne plus très bien savoir quand ils se moquent du monde ou quand ils se moquent de Dieu.
#### Écrit en 1964
Ce sera une bonne journée pour le diable que celle du 7 mars 1965, à partir de laquelle entreront en vigueur les nouvelles réformes de la liturgie de la messe. Ces réformes nous sont annoncées dans *le Figaro* du 17 octobre par une dépêche romaine de l'abbé René Laurentin, datée du 16, c'est-à-dire du jour même où nous apprîmes coup sur coup le renversement de M. Krouchtchev et l'explosion de la première bombe atomique chinoise. L'avenir nous dira quel profit le diable entend retirer de ces trois événements simultanés, divers et concordants.
97:158
Sur le ton le plus dégagé, l'abbé Laurentin nous prévient que la réforme liturgique entraînera « de nombreux changements dans la messe : les prières au bas de l'autel et le dernier Évangile, *notamment*, sont supprimés, ainsi que les prières finales ajoutées par Léon XIII. »
J'ai souligné ce *notamment*, plein de promesses encore informulées. Il n'est pas sans me rappeler une phrase pareillement prometteuse du P. Daniélou.
Lorsque Jean XXIII décida d'introduire le nom de saint Joseph dans le canon de la messe, auquel cependant toute l'école réformiste nous jurait qu'il ne serait jamais touché ([^53]), le P. Daniélou écrivit dans le *Figaro littéraire* du 22 décembre 1962 que cette innovation «* a eu l'avantage de montrer que le canon de la messe n'était pas immuable *». C'était dire qu'il espérait bien qu'on y toucherait encore, à la faveur de ce précédent d'ailleurs un peu regrettable à ses yeux.
Regrettable parce que toute concession, à plus forte raison toute contribution au culte des saints fait horreur à l'école réformiste. Celle-ci pourtant se consolait de son apparente défaite par deux raisons.
La première, avouée par le P. Daniélou, était que l'exemple de modifier l'intangible canon de la messe nous fût donné par un saint pape, et dans une intention indiscutablement pieuse.
La seconde, inavouée, tenait à ce que, dans le jeu de massacre auquel s'adonne l'école réformiste, deux saints seulement sont épargnés : saint Joseph et saint Jean-Baptiste. Saint Joseph en tant qu'on le présente comme le patron des prolétaires ; saint Jean-Baptiste comme rival du Christ, c'est-à-dire comme type de l'homme capable de s'égaler à Dieu.
Les deux motivations sont historiquement fausses.
Le charpentier de Nazareth n'est pas un prolétaire. Pauvre, mais de sang royal, il appartiendrait aujourd'hui à la classe des artisans indépendants, qui est de toutes la plus créatrice, la plus noble et la plus pressurée.
98:158
Jean-Baptiste, parvenu au sommet de la perfection humaine, s'est lui-même proclamé indigne de dénouer le cordon de la sandale du Fils de Dieu. L'hérésie arienne, qui ne croit pas au Fils de Dieu, s'évertue depuis dix-sept siècles à exalter malgré lui le Précurseur aux dépens du Rédempteur. Elle prétend que le divin, loin de descendre du ciel, résulte d'une évolution terrestre. Avec beaucoup de logique, elle conclut que par conséquent, si le Christ est au terme de la série des hommes qui ont progressivement élaboré le divin sur la terre, son prédécesseur immédiat, Jean-Baptiste, est presque son égal et même a sur lui la prérogative de lui avoir été nécessaire.
Toute la réclame qu'on a faite autour des insignifiants manuscrits de la mer Morte a pour objet de nous persuader que, sans la tradition qui aboutit à Jean-Baptiste, le Christ n'aurait pas été possible. Or ces pâles délayages de psaumes démontrent précisément le contraire de ce que veut l'hérésie et, se retournant contre elle, font éclater par contraste la soudaine, la décisive, l'inexplicable, la divine sublimité du moindre verset de l'Évangile.
Ainsi nos réformateurs ariens, modernistes, évolutionnistes, réformistes et progressistes, dans leur dessein de tout réduire aux dimensions humaines, s'obligent à nier le divin là où il est le plus manifeste. Ils ne s'ouvrent à l'humain qu'en se fermant à ce que l'humain lui-même reconnaît pour divin. « Toutes les hérésies, pour mettre la raison un peu plus au large, se font des ouvertures par des interprétations violentes », a dit Bossuet dans son prodigieux panégyrique de saint André. Sauf la perfection du style, ce texte semble écrit d'aujourd'hui.
Extraits du panégyrique\
de saint André, apôtre,\
par Bossuet (Premier point)
« Si nous voulons considérer avec attention toutes les circonstances de la pêche miraculeuse des apôtres, nous y verrons toute l'histoire de l'Église, figurée avec les traits les plus frappants. Il y entre des esprits inquiets et impatients ; il ne peuvent se donner de bornes, ni refermer leur esprit dans l'obéissance : *Rumpebatur autem rete eorum* (Luc, V, 6). La curiosité les agite, l'inquiétude les pousse, l'orgueil les emporte ; ils rompent les rets, ils échappent, ils font des schismes et des hérésies : ils s'égarent dans des questions infinies, ils se perdent dans l'abîme des opinions humaines. Toutes les hérésies, pour mettre la raison un peu plus au large, se font des ouvertures par des interprétations violentes : elles ne veulent rien qui captive.
99:158
(Second point)
« ...L'Église n'est faite que pour les saints. Aussi les enfants de Dieu y sont appelés, et y accourent de toutes parts. Tous ceux qui sont du nombre, y sont entrés : « mais combien en est-il entré par-dessus le nombre ! » *Multiplicati sunt super numerum* (psaume XXXIX, 6). Combien parmi nous, qui néanmoins ne sont point des nôtres ! Les enfants d'iniquité qui l'accablent, la foule des méchants qui l'opprime, ne sont dans l'Église que pour l'exercer. Les vices ont pénétré jusque dans le cœur de l'Église ; et ceux qui ne devaient pas même y être nommés, y paraissent hautement la tête levée *Maledictum, et mendacium, et adulterium inundaverunt* (Osée, IV, 2). Les scandales se sont élevés ; et l'iniquité étant entrée comme un torrent, elle a renversé la discipline. Il n'y a plus de correction, il n'y a plus de censure. On ne peut plus, dit saint Bernard (sermon XXXIII), noter les méchants, tant le nombre en est immense ; on ne peut plus les éviter, tant leurs emplois sont nécessaires ; on ne peut plus les réprimer ni les corriger, tant leur crédit et leur autorité est redoutable.
« Dans cette foule, les bons sont cachés ; souvent ils habitent dans quelque coin écarté, dans quelque vallée déserte : ils soupirent en secret, et se livrent aux saints gémissements de la pénitence. Combien de saints pénitents ! (...) Les uns paraissent, les autres sont cachés, selon qu'il plaît au Père céleste, ou de les sanctifier par l'obscurité, ou de les produire pour le bon exemple.
« Mais dans cette étrange confusion, et au milieu de tant de désordres, souvent la foi chancelle, les faibles se scandalisent, l'impiété triomphe ; et l'on est tenté de croire que la piété n'est qu'un nom, et la vertu chrétienne qu'une feinte de l'hypocrisie. Rassurez-vous cependant, et ne vous laissez pas ébranler par la multitude des mauvais exemples. Voulez-vous trouver des hommes sincèrement vertueux, et vraiment chrétiens qui vous consolent dans ce dérèglement presque universel, « soyez vous-mêmes ce que vous désirez voir dans les autres ; et vous en trouverez sûrement, ou qui vous ressembleront, ou qui vous imiteront » : *Estote tales, et invenietis tales* (saint Augustin, sermon CCLII).
100:158
(Troisième point)
« Quand est-ce que l'Église a vu des chrétiens dignes de ce nom ? c'est lorsqu'elle était persécutée. (...) Durant ce temps, mes sœurs, il y avait des chrétiens sur la terre ; il y avait de ces hommes forts, qui, nourris dans les proscriptions et dans les alarmes continuelles, s'étaient fait une glorieuse habitude de souffrir pour l'amour de Dieu. Ils croyaient que c'était trop de délicatesse à des disciples de la croix, que de rechercher le plaisir en ce monde et en l'autre. (...) Alors la piété était sincère, parce qu'elle n'était pas encore devenue un art : elle n'avait pas encore appris le secret de s'accommoder au monde, ni de servir au négoce des ténèbres.
« ...Maintenant une longue paix a corrompu ces courages mâles, et on les a vus ramollis depuis qu'ils n'ont plus été exercés. Le monde est entré dans l'Église. On a voulu joindre Jésus-Christ avec Bélial ; et de cet indigne mélange quelle race enfin nous est née ? Une race mêlée et corrompue, des demi-chrétiens mondains et séculiers ; une piété bâtarde et falsifiée, qui est toute dans les discours et dans un extérieur contrefait. Ô piété à la mode, que je me ris de tes vanteries et des discours étudiés que tu débites à ton aise pendant que le monde te rit !... »
*Post-scriptum*. -- Relisant aujourd'hui cette note vieille à peine de six ans, je m'aperçois qu'en si peu de temps (comme on pouvait le prévoir) les choses ont bien changé.
Le P. Daniélou est devenu cardinal.
Le canon de la messe est dans l'état que vous savez. Toute la messe d'ailleurs est tombée de ruine en ruine, et généralement ne s'appelle même plus la messe. La divinité du Christ, avec la transsubstantiation et la présence réelle qui en sont la conséquence, n'a pas tardé à suivre aux oubliettes le dernier Évangile et le *consubstantiel* qui en étaient l'affirmation.
Saint Joseph et saint Jean-Baptiste, d'abord ménagés pour les besoins de la cause et de la transition, ont rejoint les autres saints du calendrier dans la poussière des arrière-boutiques d'antiquaires, pêle-mêle avec les anges et les tabernacles.
101:158
On ne parle plus guère des manuscrits de la mer Morte. D'éminents spécialistes israéliens inclinent fortement à penser que ces documents disparates sont postérieurs au Christ, voire de deux ou trois siècles, et qu'ils n'ont donc rien à nous apprendre sur les antécédents de Jean-Baptiste et de ces fameux Esséniens qui du reste n'y sont pas une seule fois nommés. Les commentateurs chrétiens qui s'étaient empressés de les y découvrir et de leur attribuer la paternité du christianisme en sont donc pour leurs frais d'imagination. Leur hypothèse antichrétienne croule par la base, mais le mal qu'ils ont fait reste fait. On comprend qu'ils se tiennent tranquilles.
Seul peut-être l'abbé Laurentin n'a pas changé du tout. Il n'est pas encore cardinal, ou l'est seulement *in pectore*. Il voyage dans l'avion du pape. Et le superbe chandail blanc à col roulé qu'il présente à la télévision a tout l'éclat de la pourpre.
Quant à Bossuet, il disait parfaitement bien ce qu'il y a toujours à dire. A peine serait-il étonné de l'avoir si bien dit.
Alexis Curvers.
102:158
### Le cours des choses
par Jacques Perret
La raison d'État n'est pas intrinsèquement perverse. De grandes et utiles actions furent accomplies sous l'empire de la raison d'État. Elle peut forcer l'exercice d'une vertu, contraindre au magnanime un cœur de vilain. N'empêche que sa réputation est mauvaise. Le général de Gaulle lui-même n'a su que l'abîmer plus encore dans la tristesse des résultats. Ainsi voyons-nous la raison d'État comme poignard, fiole de ciguë, trappe, faux-nez, poires d'angoisse et autres utilités inscrites à l'inventaire du palais. C'est aussi une bonne vieille couverture qui a fait beaucoup de bien à nombre de malheureux. Le moment venu d'incarner l'État, de Gaulle avait déjà incarné sa couverture de raisons. Malgré l'apparence un peu magique de ses effets elle n'appartient pas à la fable comme le tapis volant qui à l'instant même s'envole de Persépolis pour nous ramener M. Chaban-Delmas et les cuisiniers de Maxim's. Le pouvoir couvrant de la raison d'État varie selon la manière de s'en servir, la nature du régime en cours et son coefficient de moralité. Du vivant du général, et vu l'incarnation, la couverture se faisait tantôt édredon, cuirasse d'or et plaque d'égout. De toutes manières il valait mieux se trouver dessous que dehors pour se faire du galon ou battre son beurre. Légataire universel de l'illustre défunt et incarnation syndicale de ses moyens et fins, le gaullisme a donc hérité la couverture et son mode d'emploi. En dépit de l'héritage collectif c'est encore une assez belle et bonne couverture. Le partage fait donc sujet de sombres querelles, et les ayants droit se multiplient.
On voit assez que la belle couvrante s'étale et s'étire selon les besoins de cette famille de rongeurs industrieux et prolifiques. Et forcément, on tire dessus, tel est le sort de toute couverture. Tissée main pur mohair doublée vigogne et plastifiée elle n'est quand même pas extensible à gogo sans perdre un peu de ses propriétés tutélaires. Pour l'instant il faut au moins la plier en quatre et la border serrée pour maintenir au sec les petits laboureurs de l'épargne surpris par l'orage.
103:158
Ultime garantie foncière. Bien entendu les curieux ne peuvent pas et n'oseraient soulever la couverture, il n'y aurait plus de gouvernement possible ni d'air respirable. On dirait que le nombre et la qualité des frileux y est considérable. On croit savoir que M. Lavaysse dit Rives-Henry serait encore assez bien couvert, un peu en chien de fusil, mais la conscience au chaud et la main sur son carnet d'adresses. On suppose qu'il n'y avait pas de place pour M. Lipsky, ou que la promiscuité ne lui convenait pas, ou qu'à son idée le giron du gaullisme n'était pas vraiment le sein des seins ; il est parti pour l'Israël, avec son calepin.
\*\*\*
Dans un genre voisin nous avons encore l'histoire des gros bonnets, soulevée par un policier américain du bureau des narcotiques en mission d'étude à Marseille. Le moment venu de se faire entendre du public français il nous a emprunté cette expression familière. Il a fait sourire, il a eu tort, les gros bonnets ne demandent qu'à passer en plaisanterie. Nous avons bien compris qu'en l'occurrence gros bonnet ne désignait pas seulement le titulaire d'un poste élevé dans la hiérarchie d'un gang mais celui qui détient l'inestimable pouvoir de détourner le cours de la justice. En somme il s'agit encore de couverture. Bien qu'il se définisse comme un chapeau sans bords le bonnet vraiment gros protègera de son ombre les voyageurs menacés d'insolation, avec leurs bagages.
\*\*\*
Passant de main en main la raison d'État se trouve quelquefois dans l'obligation de descendre à la cave pour enterrer un serviteur impossible à couvrir autrement ; elle aura soin de pensionner les témoins. Quand le scandale éclate le public ne sera pas étonné d'apprendre un suicide réglementaire et expertisé. Nous n'en sommes pas là, tout a l'air de se passer assez bien, mais allez donc savoir le secret des règlements de comptes passés en rubrique.
A bien réfléchir il serait navrant que le gouvernement de la république, ses amitiés orientales et le bonheur du grand dessein fussent à la merci d'une peau de banane dans le secteur drogue ou immobilier. Imaginez un peu la tristesse de Pékin si nous cherchions des ennuis aux colporteurs d'opium ; elle n'aurait d'égale que l'étonnement de Moscou si nous mettions obstacle au travail de ses espions. Enfin n'oublions pas que les grandes actions de la V^e^ République n'ont pu se développer qu'à la faveur d'un général drogué par son propre génie et dispensateur national de grandeurs psychédéliques.
\*\*\*
104:158
On comprend bien que tous les gros bonnets n'ont pas la même pointure. Il y aurait un ordre des gros bonnets. Ils s'emboîteraient comme ronds de chapeaux, le dernier couvrant le tout et de la tête qu'il abrite on dirait communément qu'elle prend tout sous son bonnet ou encore, plus grossièrement, qu'elle chapeaute. On ne dira pas qu'elle porte le chapeau, expression réservée à la tête de pigeon sur laquelle on a posé en douce ou d'autorité un chapeau menacé. A première vue ces images évoqueraient aussi bien les hiérarchies qui faisaient naguère la force et la dignité de nos corps constitués. Mais en l'occurrence il s'agit d'une organisation truandière et ramifiée dans un gouvernement de type maffia. L'éthique du système n'est plus pareille et la discipline tout autre. En cas de pépin la consigne absolue est d'arrêter l'escalade par tous les moyens. Les grands gros bonnets acoquinés ne sont pas toujours au pouvoir mais en portent les insignes. Si le torchon brûle et qu'il vienne à menacer l'un d'eux portant croix de Lorraine tatouée ou brodée, le signal d'alarme est déclenché, les lumières éteintes, c'est le ballet des gros bonnets dans l'odeur de roussi, la loi du gang dans la nuit des raisons d'État.
Il en va généralement ainsi quand les affaires de l'État sont l'aventure d'un clan à vocation de racket. La III^e^ République n'avait pas moins de vices mais ses commis ne furent pas toujours si médiocres qu'ils eussent ignoré ou dédaigné toute pudeur. Disons que le parti au pouvoir, ou la coalition, n'avait que rarement ou brièvement force de clan. On savait parfois réclamer la démission d'un collègue s'il tardait à la donner. Au besoin la Loge lui faisait signe de prendre son vestiaire.
\*\*\*
Le gros bonnet par excellence est le bonnet phrygien, le plus tutélaire des fourre-tout à condition expresse de n'en faire appel qu'en image. Tous nos présidents de la république en furent symboliquement coiffés mais aucun ne l'a coiffé pour de vrai dans l'exercice de ses fonctions ; dans le privé peut-être, en papier de soie, pour une fête de famille, mais cela m'étonnerait. Triste à dire en effet, mais le bonnet phrygien porte malheur. Aucun chef d'État aussi phrygien soit-il ne s'est jamais risqué à le porter en public. On y voit l'une des rares leçons d'histoire bien apprise et d'autant mieux retenue qu'un célèbre philosophe a fait dudit bonnet celui d'une femme sans tête.
105:158
La seule tête que j'en aie vue coiffée en public est celle de Mlle Brigitte Bardot en buste et en plâtre, qui préside aux délibérations d'un certain nombre de conseils municipaux privilégiés. M. Alain Gourdon, auteur de la sculpture, se défend d'avoir eu la moindre arrière-pensée politique. N'empêche que M. Malraux, le plus culturel de nos bonnets rouges, en a passé commande pour sa maison de campagne. Sous le regard de la tendre guerrière inspiratrice des grands cinémas libérateurs, comment ne pas graisser ses bottes ? Puisse la douce image de la Révolution le maintenir en verve dans les gémissements et les fumées du Bengale.
On notera que M. Pompidou est le premier de nos présidents à se produire régulièrement tête nue. C'est la raison officielle de son forfait au rendez-vous de Persépolis, où n'étaient admises que des têtes couronnées ou entubées. En vérité il n'avait pas oublié que son illustre prédécesseur avait perdu sa place pour être allé en Roumanie. Il y avait lieu de craindre qu'en poussant plus loin encore sur le chemin de l'Orient il n'y perdît la sienne. Donc, pas d'Iran. Il y a envoyé son grand vizir : « Ô Chaban, n'oublie pas ton tube ! » Mais M. Chaban-Delmas lui aussi est un fieffé nu-tête et, fidèle à lui-même, il fit à Persépolis une entrée de sprinter qu'il n'eût pas réussie en haut-de-forme. On peut cultiver l'esprit sportif quand c'est faute de mieux, mais en faire parade à toute heure et en tout lieu cela devient suspect. Nous verrons bien ce qu'auront gagné les affaires du gaullisme à la greffe d'un esprit sportif sur l'esprit de clan.
Toujours est-il qu'au débarqué M. Chaban-Delmas fut prié de se trouver tout de suite un gibus. Dans ces climats ces chapeaux-là sont rares et bien cachés. Sans connaître les détails nous savons que la course au huit-reflets fut enlevée dans le mouvement d'un jeu de société. Une société de rêve. On n'y regardait pas à l'emprunt d'une couronne ou d'un gibus, c'était le rallye des diadèmes bien gagnés, le jamboree des gros bonnets de luxe, toutes les têtes d'affiche de *France-Dimanche* étaient là, chamarrées de leurs drames intimes.
\*\*\*
Dans certains cas, par scrupule à l'égard du lecteur, un irrécusable document plus photographique lui est mis sous les yeux, à l'appui d'une relation écrite. Dans une revue sérieuse et pauvre ces cas-là sont assez rares. On suppose que l'auteur est au moins qualifié pour rédiger une description honnête et satisfaisante. Et lui-même y trouvera l'occasion de s'exercer dans une discipline d'école tout à fait honorable.
106:158
Je vais donc vous décrire une fascinante image de la Garantie Foncière que j'ai là sous les yeux. MM. Rives-Henrys et Robert Frankel ont pris la pose devant leur dernier panneau publicitaire. Celui-ci n'est qu'un chiffre, mais le chiffre artistement et grassement calligraphié du taux d'intérêt pratiqué dans leur maison : 10,25 %. C'est d'une simplicité bouleversante, la technique même de l'impact. Nous voyons d'un côté M. Frankel, vivante allégorie du gros sac, pétant de prospérité, luisant de sérénité, l'œil de velours caressant le public, la cigarette abandonnée au coin d'un sourire léger, le veston largement ouvert sur un ventre à l'aise et débordant sur la ceinture, une petite main grassouillette accrochée sur la hanche et l'autre soutenant l'écriteau fabuleux entre le pouce et l'index. De l'autre côté M. Rives-Henrys : le sourcil grave et la pochette blanche, bien droit et boutonné, un peu raide, en posture de cautionnaire intègre mais légèrement en retrait, il maintient d'un doigt discret la pancarte, son regard vigilant braqué sur la porte.
L'ensemble à première vue se présente comme un essai de composition héraldique résumant les mérites et exploits d'une confrérie de philanthropes au plus haut de sa gloire. Ce serait le blason d'une vieille dynastie de changeurs lombards recyclée dans les arts promoteurs et la fortune du gaullisme. On notera que les armes parlantes font du même coup la devise et le cri. Les portants sont empruntés au catalogue classique ; à senestre un hercule chrysophage, à dextre un ange gardien. Toutefois, sous l'insistance d'un regard un peu sagace, l'image se recompose tout de suite comme une allégorie diablotine de Jérôme Bosh. La vision ne serait pas foncièrement trompeuse mais nous ferait oublier qu'en matière de finances comme de n'importe quoi c'est la bassesse et la laideur aujourd'hui qui fascinent la clientèle.
\*\*\*
On sait que le prêt à intérêt fut condamné jadis par l'Église et qu'à l'oppression du crédit l'Inquisition vint ajouter l'oppression des consciences. L'autre jour, à la Mutualité, comme il exposait les grandes lignes de Vatican III, l'abbé de Nantes n'a pas hésité à y inscrire le rétablissement de ce tribunal très utile et très calomnié. Je n'ai pas entendu qu'il ait annoncé le retour à la suppression de l'intérêt mais il ne s'agissait que d'un programme abrégé. Nous avons lieu de croire qu'il aura prévu un petit schéma de moralité financière faisant obligation au peuple de Dieu de s'en tenir au taux canonique de la demi-obole, soit 0,05 %.
\*\*\*
107:158
Tout cela me conduit à vous parler d'une tirelire d'enfant que j'ai tenue l'autre jour dans la main. La moralité des tirelires est incertaine mais enfin, tant qu'elles ne rendent pas plus qu'on ne leur donne, laissons la prétendre à quelque innocence dans la mesure où l'épargne est une vertu civique et non inscrite au sommaire des péchés. Assurément tout est jouet dans la main des enfants mais jusqu'ici la tirelire ne figurait pas au rayon des jouets. Elle s'en trouvait éloignée par sa nature obligatoirement fragile, poire fendue de faïence ou cochon de porcelaine. Introduite au foyer elle y réclamait une place d'honneur et de sûreté en tant qu'objet d'art et de prévoyance. L'enfant savait donc à quoi s'en tenir ; il ne s'agissait pas d'un jouet, même si la chose avait pour mission de gober les dix sous que l'ami de la famille y déposait à son intention. D'où les extractions frauduleuses au bâton de glu, procédé que nous retrouverons à tous les échelons de l'économie nationale.
Or il s'agit maintenant d'un jouet. Et s'il revendique l'appellation équivoque de jouet éducatif, c'est pour initier l'enfance aux ignobles mystères des choses du pèze. Voir ce petit coffre-fort infantile, cette obscénité pédagogique entre les mains de ma progéniture, voir ça sous le toit de ma famille, alors non, tout de même, enfin quoi : « Tu n'as pas honte ? ». Et je commençai mon numéro de scrogneugneu pour flétrir les agresseurs d'une enfance à laquelle déjà le Monopoli avait enseigné les abjectes combinaisons de bénéfice et de placement. Il est vrai qu'à première vue la chose n'éveillait pas tout de suite une idée de tirelire, mais la dissimulation aggravait son cas. Comme il y avait une mécanique dedans je ne doutais pas que l'éducatif et l'amusement dussent venir de là et je me dis alors que l'épargne ou même la thésaurisation en resteraient peut-être au niveau du jeu d'enfant. Soit. En plus, fabriqué non de plastique mais de fer-blanc, matériau vulgaire anobli en désuétude, l'article sollicitait mon indulgence. Hélas ! il portait le nom de *tirelire magique,* ne nous leurrons plus, il va donner du 80 %.
Ce n'était pas ça du tout. Voyez plutôt : je remonte la mécanique incluse dans le corps de la tirelire qui est une sorte de cassette oblongue, bariolée de pimpantes couleurs et devant laquelle comme au seuil d'un guichet je dépose ma piécette, et j'attends. Sur les indications du gamin je pousse le bouton. Une grinçante et sinistre rumeur d'engrenages se fait alors entendre et soudain, poussée de l'intérieur, une trappe s'ouvre et j'en vois sortir une longue main décharnée, blême et crochue au bout d'un long bras squelettique et blanchâtre, les cinq doigts en grappin s'abattent sur le pognon pour le ratisser d'un coup sec jusqu'au fond de la niche et clac ! c'est fini la trappe retombe sur l'horrible vision. Je n'en crois pas mes yeux, c'était la main du diable. En plein XX^e^ siècle ! Et les chers petits qui n'en finissent pas de tourner la clé, à croire vraiment qu'ils se réjouissent de voir enfin cette invisible créature se manifester pour de vrai dans l'irrécusable mécanique.
108:158
Y regardant de plus près pour m'assurer des intentions de l'inventeur, j'ai pu constater en effet que le bariolage du fer-blanc, sous couleur d'amuser l'œil, représentait bel et bien les flammes de l'enfer. Vous me direz qu'à tant faire la monnaie devrait disparaître en fusion dans les profondeurs de la géhenne, mais je dois dire qu'on la récupère aisément et sans rien casser. Il ne faut pas trop demander. Les fabricants de joujoux intégristes ne sont pas si nombreux, et celui-ci est peut-être le seul. J'ignore s'il est de Paris ou de Nuremberg, s'il travaille pour les catéchumènes de l'Afrique noire ou la traumatisation des filleuls d'évêques ou des évêques eux-mêmes, pour l'arbre de Noël des petits actionnaires fonciers, les étrennes du clergé laxiste ou pour le diable lui-même agacé d'entendre contester sa personne ?
Mais ne fais-je pas du tort à l'artisan peut-être clandestin ? Les comités de lutte pour la libération des nurseries ne vont-ils pas obtenir l'interdiction des articles de foi au rayon des jouets ? Les contrôleurs diocésains de la catéchèse tranquillisante ne vont-ils pas boycotter ce joujou de superstition au bénéfice des poupées sexuées, des hochets bouddhiques et des panoplies de garde-rouge ?
\*\*\*
Voici venir le 400^e^ anniversaire de la Saint Barthélemy et je courbe le dos. Ce faisant je m'incline devant les victimes et sans me croire obligé de les mettre au compte de la nécessité historique. Je courbe aussi le dos en prévision des sottises qui vont se dire. Un beau battage en perspective. Je le prévois mieux orchestré, plus unanime que les commémorations de la Commune et de Lénine. Nous verrons une fois de plus la tartuffière mobilisée pour stigmatiser le fanatisme et la violence d'où-qu'ils-viennent, on évoquera les nazis de la vraie religion, la nuit des longs couteaux, l'inexpiable crime et la monstrueuse erreur mais aussi la conversion bientôt accomplie de l'Église romaine aux vérités luthériennes, hussites, maçonniques, libérales et projectives. On saisira ainsi l'occasion de parer au fâcheux coup de frein administré en plein synode par un Tiers-Monde qui se prétend plus romain que Rome.
Sombre memento d'une ferveur terroriste. Jour de contrition, de pénitence et de bonnes résolutions. J'entends déjà le peuple de Dieu invité à battre sa coulpe sur le dos de la monarchie française. Peut-être sonnera-t-on le glas de minuit à Saint-Germain l'Auxerrois, comme le 24 août 1572 et ce seront les mêmes cloches. Comment le rouge ne nous viendrait-il pas au front d'avoir pu jamais nous réjouir et glorifier d'être catholiques et français pour toujours. Peut-être même sonneront-elles comme un tocsin vengeur appelant au silencieux massacre de nos consciences rebelles aux vérités galopantes.
109:158
La Saint-Barthélemy ne sera jamais condamnée avec plus de violence et de continuité que ne l'a fait Léon Bloy. Je n'ai pas de citation présente à la mémoire mais en substance il dénonçait le scandale d'une opération dérisoire, mesquine, cochonnée, ignominieusement et volontairement ratée par la pouffiasse florentine qui etc. c'est beaucoup mieux dit et plus vigoureusement, mais le sens y est, parfaitement insensé, abominable paradoxe. Pire encore, ce n'est pas un paradoxe mais le cri du cœur et de la conviction. Se vouloir catholique absolu c'est vivre dans le tourbillon des scandales qu'on souffre et qu'on provoque. Orgueilleuse, admirable et vertigineuse aventure. Il est déjà difficile de sauver son âme dans les embûches du relatif, mais foncer dans l'absolu c'est peut-être tenter Dieu. A trop chercher la myrrhe on peut sentir le soufre. Mais tous les téméraires ne seront pas punis et celui-là aura plus souvent converti son prochain qu'il ne l'aura perverti. Toujours est-il que l'absolu n'étant pas de ce monde, l'Église en sa prudence n'a jamais recommandé la pratique ni le prêche de l'absolu. Elle n'en tolérait qu'à peine le vœu littéraire. Et pourtant Rome elle-même, par le cruel et scandaleux sacrifice du cardinal Mindszenty ne vient-elle pas de justifier les milliers de Saint-Barthélemy perpétrés au nom du marxisme absolu.
\*\*\*
Il est généralement admis que le massacre de 1572 fut d'abord une opération politique, subsidiairement confessionnelle. Ce serait plutôt le contraire. Il est bien vrai que le clergé n'y prit d'autre part que le soin des victimes. Le sonneur de Saint-Germain l'Auxerrois était un laïc. Mais dire que la religion n'aurait servi que de prétexte ou de moyen c'est ne rien comprendre à l'histoire. Dire que la politique l'emportait sur la religion est aussi léger que ramener la politique à l'économie et toutes les guerres à des rivalités d'intérêts. La religion commandait la politique. A notre insu ou non les guerres et carnages à venir seront encore de religion.
Beaucoup ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, qu'il y eut un temps où l'insolence de l'erreur n'était pas tolérable aux hommes de foi. Croire à la Sainte Vierge ce n'était pas qu'allumer un cierge et la prier de tout son cœur, mais se tenir prêt à châtier quiconque attenterait à sa virginité. En ce temps-là les dialoguistes ne jouaient pas sur le velours, on les soupçonnait de foi incertaine. Mais ils formaient quand même un parti assez puissant et les grands maîtres de l'humanisme étaient là. Ils ouvraient les voies de la tolérance, chemin piégé.
\*\*\*
110:158
Pour mémoire. Le 23 août 1572 le royaume de France était plus gravement menacé que le 13 juillet 1789. A deux doigts de se perdre en république calviniste inféodée à l'Angleterre. L'admirable Coligny, coqueluche des hautes consciences, vendait nos ports à la reine Élisabeth.
Deux siècles plus tard il fut admis que Charles IX, au Louvre, tirait à l'arquebuse sur les protestants du haut d'une fenêtre. La fenêtre désignée n'existait pas sous Charles IX. Le nombre des victimes, Paris et province, fut tantôt porté à 100.000 et ramené à 350. Il semble aujourd'hui stabilisé aux environs de 1.000. Les guerres et carnages de Vendée, selon les calculs de l'état-major bleu, firent 600.000 morts, pour le salut de la République. Pour le même motif 110.000 français ont été fusillés ou massacrés en 44-45 ; le ministre de la justice ayant alors à se justifier d'un reproche de mollesse, fit observer qu'au regard de ce chiffre « Fouquier-Tinville est un petit garçon ». Nous pourrions citer d'autres appréciations numériques relatives aux grandes tueries étrangères ou exotiques, assyriennes, anglo-saxonnes, turques, soviétiques ou hérodiennes, nous y trouverions en gros les mêmes leçons. Je m'en tiendrai donc à ces quelques chiffres empruntés au trucidaire français. Ses comptes au demeurant ne sont pas arrêtés.
Je dirai seulement, pour ajouter à la mémoire du prochain mémorial, que ce massacre toujours et autoritairement choisi entre tous pour inspirer le dégoût du crime fanatique, ne fera sans doute pas l'unique objet des mea culpa. Il y aura des intentions secrètes. Nous y devinerons en écho les repentirs et résolutions de ces chrétiens timides qui ont assisté les fellagas sans même porter leurs valises.
\*\*\*
A propos de l'Algérie nous voyons s'ouvrir en librairie une campagne publicitaire visant à rafraîchir la mémoire des citoyens quant aux événements que vous savez. Le caractère opérationnel et patriotique de ces publications nous saute aux yeux et les larmes nous en viennent. Ainsi donc devenait-il urgent de redresser une opinion si versatile qu'elle se laisse amollir ou dévier par les anicroches de la coopération, du pétrole et autres chicanes arabiques. Ou alors c'est que nos fondateurs de la république socialiste algérienne seraient taquinés en secret par quelque vague à l'âme ou quelque mal purulent et fistulaire contracté dans ces coupe-gorge de l'Isly, Bab-el-Oued et Évian.
111:158
Une pareille entreprise de réanimation de l'esprit public et stabilisation de la vérité historique ne peut être tentée que sous le signe de l'impartialité, prestigieux vocable réquisitionné au service de l'intox. Voici en exemple un extrait de la déclaration de principe inaugurant une série de livraisons intitulée *La Guerre d'Algérie* et publiée par *Historia*. Les parenthèses ne sont pas dans le texte.
Le temps de savoir est arrivé. (...) « Il faut cinquante ans pour avoir une vision objective de l'histoire. » C'était au XVIII^e^ siècle. Aujourd'hui dix années suffisent (faux). Les langues sont déliées (faux). Les passions se sont calmées (faux). La plupart de ceux qui jouèrent un rôle important dans le drame parlent sereinement (faux). Ouvrent leurs archives (faux).
Grâce à eux, nous pouvons aujourd'hui raconter. Nous pouvons dire la vérité (faux)... Raconter. Tout raconter (faux). Ne faire plaisir à personne (faux). Mais dire la vérité (ça va). Car nous donnerons la parole aux leaders de TOUS (les capitales dans le texte) les camps. Pour que la vérité jaillisse etc.
Je ne connaissais pas M. Yves Courrière l'auteur de ces lignes. Impressionné par la densité de son avant-propos je me reporte à son petit portrait placé au départ comme lettrine vignette enluminée au seuil d'une lecture sérieuse. Le regard est doux, la joue rebondie, le poil exubérant. C'est l'image même de l'objectivité souriante et bonhomme. Regardez-le et partez rassuré ; vous allez savoir enfin. Savoir que la prochaine fois il faudra mieux respecter les vérités d'autrui, car les vérités pour lesquelles on se fait égorger ne sauraient l'emporter sur ces vérités pour lesquelles on égorge et vice versa. On vous aura libéré des liens de famille où s'étouffait depuis toujours le vrai sens de la justice pour qui toutes les vérités se valent de telle sorte que la vérité c'est la vérité des vérités.
Admettons l'hypothèse où tout nous serait dit maintenant et reconnaissons qu'il commence à se publier certaines choses que nous étions seuls à dire jusqu'ici. A condition de ne toucher à rien des fabuleuses menteries et sublimes ratages sculptés dans le marbre, il peut être habile en effet de rapporter ici et là un détail qu'on ne peut plus cacher. Il sera éventuellement neutralisé d'un clin d'œil comme la facétie d'un bon géant ; mais plus sûrement l'impassibilité du narrateur, la distance et l'altitude affectées sauront éliminer l'effet scandaleux.
112:158
Les mensonges, félonies, impostures, bouffonneries, petitesses et coups bas ainsi purgés de toute signification morale seront mentionnés sous figure rhétorique, au passage, comme les innocentes goupilles, rondelles, fils de fer et autres bidules à l'ordinaire service des plus extraordinaires machines. Celle-ci est historique. Elle fut conçue pour le dépannage du grand dessein. On voit qu'il est toujours nécessaire de la réviser, astiquer, repeindre, et que ça brille !
Mais à l'heure où j'écris c'est la mobilisation générale du service d'entretien. Affiches, calicots, magazines et grand tamtam à la RTF comme aux plus belles heures des funérailles. Tout le monde à consolider le fantôme et apaiser les mânes. Que chacun fasse son devoir. On a signalé des taches de moisi sur l'or des mensonges et même des craquements dans les structures de l'idole. C'est tout le légendaire gaullien des origines à nos jours à retaper en vitesse. Glorias et péans, poètes et ténors, chorale des stratèges. Il semble bien que les voix se fortifient d'un vent de panique et d'Histoire. Le salut n'est pas loin. La grandeur sera sauve. Les vigiles du grand dessein et des cagnottes réunies s'évertuent en contorsions pour lui obtenir de l'un ou l'autre des dragons marxistes la promesse d'une petite place à l'ombre de sa queue, en souvenir d'un petit mogol occidental qui lui voulait du bien.
Jacques Perret.
113:158
### Ce qu'on ne vous dit pas sur le Chili
par Jean-Marc Dufour
Un an après l'élection de Salvador Allende, la marxisation du Chili se poursuit à un rythme très différent de celle qui suivit, à Cuba, l'arrivée de Fidel Castro au pouvoir. Les conditions, il faut le souligner, sont extrêmement différentes, elles aussi. La dictature castriste s'imposa dans un vide institutionnel total. Devant l'offensive victorieuse des « barbudos », tout avait disparu : armée, parlement, tribunaux et police. L'opposition, dans la mesure où elle exista alors, naquit de dissensions entre les vainqueurs -- Barbus marxistes contre Barbus non-marxistes -- ; elle se traduisait plus par des querelles de palais et des règlements de comptes que par des discussions parlementaires et des appels à l'opinion publique. La personnalité de Castro dominait tout.
\*\*\*
Il en va bien autrement du Chili. Salvador Allende a été élu Président de la République dans des conditions qui lui interdisent de prétendre à représenter la majorité du pays. Il a obtenu 36,3 % des suffrages exprimés, contre 34,9 % au candidat de la droite Jorge Alessandri, et 27,8 % au candidat démocrate-chrétien : Radomiro Tomic. Son élection dut faire l'objet d'un vote du Congrès, à l'occasion duquel les démocrates-chrétiens tentèrent d'imposer quelques limitations au prurit marxiste de la nouvelle administration. Président de la République, S. Allende ne dispose pas de la majorité dans les deux chambres ; son gouvernement ne subsiste que grâce à la « neutralité » des démocrates-chrétiens ; ses initiatives législatives sont soumises à discussion. Enfin, l'armée, la police, le corps des carabiniers -- la gendarmerie chilienne, qui a une grande importance -- ne sont pas des créations du régime marxiste, mais des institutions qui préexistaient et dont il ne peut, pour l'instant, bouleverser la hiérarchie ni modifier profondément les structures.
114:158
Enfin, Salvador Allende est le chef d'une coalition dont les membres, s'ils sont d'accord sur l'objectif visé -- la marxisation du Chili --, divergent quant aux méthodes et aux délais.
\*\*\*
L'une des conséquences de cet état de choses, des plus importantes en ce qui concerne le monde extérieur, est qu'il existe encore au Chili un certain nombre de libertés qui, à Cuba, disparurent en fait lors de l'arrivée de Fidel Castro au pouvoir. Il existe une certaine liberté de parole ; il existe une opposition parlementaire, qui n'est pas tenue à « la crainte révérencielle » d'un vainqueur ; il y a des débats à la Chambre comme au Sénat ; il y a aussi des journaux qui ne se sont pas pliés aux oukases de l'Unité Populaire.
Nous avons donc la possibilité -- dans la mesure où cette presse non-alignée parvient en France -- d'entrevoir ce qui n'est dit ni dans les dépêches d'agences, ni dans les articles, gentils, si gentils, de journalistes qui ne veulent surtout pas se voir refuser, demain, un visa sur leur passeport.
Il ne faudra toutefois pas s'étonner si, plutôt que de donner une vue d'ensemble de la situation chilienne, je me suis arrêté à quelques faits saillants, quelques problèmes-clefs, qui permettent de jeter des coups de projecteurs sur une réalité ignorée. Et d'abord, les deux assassinats politiques : celui du général Schneider et celui de Perez Zujovic ; puis, les conséquences de l'élection de Valparaiso et les scissions au sein des divers partis politiques ; ensuite, quelques aspects de la réforme agraire et de la terreur insurrectionnelle, ou d'État, dans les campagnes ; j'aborderai enfin « la politique du chantage au complot » utilisée par le gouvernement Allende, particulièrement au cours des derniers mois.
#### De quelques assassinats politiques.
Le premier assassinat fut, le 22 octobre 1970, celui du général René Schneider, commandant en chef de l'armée chilienne. Peu après cet attentat, j'avais indiqué ici que les conditions n'en étaient pas claires et que les provocations avaient dû y jouer un rôle important. Le fait que le M.I.R. (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire), de tendance castriste, se soit vanté d'avoir « infiltré » les comploteurs de droite et d'avoir permis leur rapide arrestation, rendait toute l'histoire suspecte.
115:158
Depuis lors, la presse chilienne a publié un certain nombre de textes qui éclairent d'un jour tout nouveau cette pénible affaire, contraire aux mœurs chiliennes : c'est, depuis plus d'un siècle, le premier assassinat d'une haute personnalité survenu dans ce pays.
Ce fut d'abord une information du magazine *Tizona*, en novembre dernier, affirmant que des marxistes s'étaient mêlés au complot tendant à enlever René Schneider, avec mission expresse de tuer celui-ci.
Puis, le colonel Raul Igualt -- beau-père du principal accusé de l'affaire Schneider, le général Roberto Viaux-Marambio --, dans une lettre publiée par l'hebdomadaire *Sepa*, raconta les différentes démarches qui avaient précédé l'assassinat ([^54]).
Le général Viaux était connu pour avoir participé, du 16 au 28 octobre 1969, à la mutinerie du régiment Tacna, en plein centre de Santiago. Avant même les élections de septembre dernier, Viaux avait été l'objet -- affirme Raul Igualt -- de sollicitations multiples et contradictoires, la gauche cherchant à gagner sa neutralité ; les autres à l'entraîner dans un complot pour faire échec à la venue d'Allende au pouvoir. Parmi ces personnalités, des représentants de Jorge Alessandri, mais aussi des envoyés d'Allende. Un certain capitaine Carrasco Wilches lui demanda un rendez-vous, auquel il vint accompagné de Carlos Lazo, membre du Comité Central du Parti Socialiste, ainsi que de Jaime Suarez, actuel secrétaire général du gouvernement, Carlos Altamirano, sénateur socialiste, et David Lebon, de l'Action Populaire Indépendante. Après l'élection d'Allende, tout ce beau monde offrit à Viaux de le nommer ambassadeur du Chili à Buenos Aires ou à Washington, s'il voulait bien féliciter Allende de son succès et faire publiquement acte de soumission au nouvel élu. Viaux répondit qu'il ne soutiendrait jamais un homme élu avec le soutien communiste. L'exactitude de ces informations se trouve confirmée par l'actuel ministre de l'Intérieur lui-même, José Toha, qui révéla que, pendant la discussion entre son collègue Homero Julio et le général Viaux, il attendait dans la voiture qui avait amené le parlementaire socialiste.
De leur côté les démocrates-chrétiens n'étaient pas restés inactifs. Un complot fut organisé par Patricio Rojas, ministre de l'Intérieur, complot que n'auraient pas vu d'un mauvais œil Sergio Ossa Pretot, ministre de la Défense, Carlos Figueroa, ministre de l'Économie, et Andres Zaldivar, ministre des Finances. Les intermédiaires furent nombreux : principalement, le Directeur du Service National de la Santé, Patricio Silva Garin, et Hernan Pacheco Wicks qui faisait la liaison entre Viaux, d'une part, et les ministres Ossa et Zaldivar.
116:158
Au début, le Président Eduardo Frei, lui-même, était décidé à renverser, la constitution : il aurait pris la tête d'un ministère composé d'amis personnels et de militaires d'active... Puis il changea d'avis : il partirait en exil après « le coup » pour sauvegarder sa réputation démocratique. Mais il envoya Nicolas Diaz Pacheco encourager le général Viaux « s'il avait la parfaite assurance de réussir, car, en cas d'échec, il serait obligé de sévir contre lui ». La même information parvint à Viaux par le canal du Père Ruiz Tagle, beau-frère d'Eduardo Frei.
Fort de l'approbation du Président de la République, Viaux rencontra huit fois le général Camilo Valenzuela, l'amiral Hugo Tirad Barrios, le général de l'Armée de l'Air Joaquin Garcia, et le général des Carabiniers, Vicente Huerta. On pense même que Valenzuela participa à ces réunions avec l'accord de Schneider lui-même.
Les conciliabules continuèrent. On tenta d'entraîner dans la conspiration le général Carlos Prats Gonzalez, et on chercha un prétexte pour déclencher le soulèvement de l'armée et des carabiniers. Une fois ce soulèvement acquis, Frei partirait en exil, selon son vœu, pour conserver la blancheur immaculée de sa réputation ; l'amiral Tirado prendrait le pouvoir ; Huerta et Viaux deviendraient ministres -- ce dernier, de la Défense Nationale. On en arriva à envisager, comme le plus simple et le plus efficace, d'enlever le général Schneider pendant 48 heures. D'abord, on décida de charger les militaires de cette tâche. La première opération projetée devait se dérouler à la sortie d'une réception que les collègues de Schneider offraient en son honneur. Le général Valenzuela parlerait aux assistants, pour donner le temps nécessaire à la manœuvre. Cela manqua. L'enlèvement fut remis au 22 octobre. Tirado, Huerta, Valenzuela et Garcia -- tous généraux -- insistèrent fortement pour que leur collègue soit traité avec les plus grands égards. L'opération fut confiée à des civils, que l'on avait précédemment écartés comme « trop nerveux »... Le résultat fut que l'un d'entre eux sans doute un agent infiltré du M.I.R. ou du Parti Communiste, tua le général Schneider. Cela mit toute la suite à bas.
Cet épisode, digne des meilleurs romans d'aventure, est exactement confirmé par les révélations du général Huerta à l'hebdomadaire *Ercilla :* « J'ai participé aux réunions du complot, dit celui-ci, et j'ai compris qu'il était organisé par mon supérieur : le ministre de l'Intérieur. »
On comprend dès lors les récriminations du pauvre général Viaux -- seul général à se retrouver en prison -- et sa lettre du début juillet 1971 à son juge :
117:158
« Roberto Viaux Marambio, général (r), assisté de Maître Sergio Mirando Carrington, mis en accusation dans l'affaire n° 2464, à Monsieur le Juge Militaire :
« J'ai été accusé du délit prévu par l'article 4 de la loi de sécurité de l'État pour avoir incité au renversement du gouvernement constitué ;
« Le gouvernement de l'époque connaissait et approuvait cette action ; je me suis concerté avec les plus hautes autorités en exercice des Forces Armées et des Carabiniers. Au dernier moment, ils n'agirent pas, trahissant la parole donnée.
« J'ai agi selon les impératifs de ma conscience de Chilien, de militaire et d'homme libre, qui n'accepte pas de voir la patrie opprimée par les consignes de l'étranger. Les transformations nécessaires, profondes et justes dont a besoin le pays ne peuvent être subordonnées à des intérêts étrangers. Ma conviction nationaliste, populaire et progressiste (sic) l'exige. Les huit derniers mois confirment mon jugement.
« En tant que Chilien et que soldat, j'ai la conscience tranquille. Une fois de plus, je proclame mon irréductible opposition à la tyrannie communiste qui s'empare du pays de manière accélérée Je suis sûr d'interpréter les sentiments des citoyens non politisés et des jeunes militaires, universitaires et travailleurs du Chili. »
Il est significatif que *La Nacion* (socialiste) du 4 juillet 71, qui reproduit cette déclaration, ne proteste pas contre l'accusation portée contre le gouvernement Frei : elle met simplement en doute l'anticommunisme du général Viaux. Son but manifeste est d'éviter que l'opposition ne trouve en lui, aujourd'hui un martyr et demain un chef.
L'instruction du procès se déroula sans incident, jusqu'au jour où, dans une affaire annexe, la sentence de la Cour Suprême fit état de tortures subies par les prévenus de l'assassinat du général Schneider. Le général directeur des services d'investigation protesta violemment contre une telle accusation. En réponse, la périodique *La Segunda* publia une lettre signée de 18 prévenus. En voici le texte :
« Nous jurons devant l'opinion publique que vous avez menti et que vous, Monsieur le Général, vous savez parfaitement tout ce que nous avons affirmé sous serment :
Que nous avons été fouettés, blessés et menacés de sévices possibles sur les femmes de notre famille ; que nous avons subi des chocs électriques ainsi que d'autres traitements dont la décence nous interdit de donner le moindre détail. Vous savez aussi, Général, que, pour presque tous, la date de notre arrestation est falsifiée et retardée ; il en résulte que nous avons été torturés avant d'être mis à la disposition du tribunal. »
118:158
Cette protestation n'a pas, jusqu'à présent, eu le bonheur d'émouvoir qui que ce soit. La plus indulgente explication de cette subite insensibilité des bonnes âmes est que, venant de marxistes, la torture n'étonne pas. Signalons en passant que dix « conspirateurs » ont été fusillés à Santiago de Cuba, le 19 mars 1971, sans que ces exécutions aient, elles non plus, seulement été signalées dans la presse.
\*\*\*
Le second assassinat fut celui de Perez Zujovic, ancien Vice-Président de la République, membre du Parti démocrate-chrétien ; il eut lieu le 8 juin 1971.
Quelques jours auparavant, un carabinier avait été tué lors d'une attaque à main armée. A cette occasion, le Ministre de l'Intérieur, José Toha, fit des déclarations qui, avec un peu de recul, ne laissent pas de surprendre. Le meurtre de ce carabinier avait été imputé à un groupement d'extrême-gauche : le V.O.P. Le 28 mai, José Toha déclarait officiellement : que l'enquête avait écarté toute participation du V.O.P. à cette affaire ; qu'il s'agissait d'un crime de droit commun et que ceux qui prétendaient le contraire « voulaient créer un climat de terreur et d'inquiétude » (*La Nacion,* 29 mai).
Survient l'assassinat de l'ancien Vice-Président. On s'aperçoit alors que les empreintes digitales de l'un des tueurs -- lesquels faisaient incontestablement partie, eux, du V.O.P. -- étaient celles de l'un des meurtriers du carabinier Gutierrez.
Le débat qui s'ensuivit au Sénat mit en lumière bien des aspects de l'actuelle politique chilienne.
L'assassin, Ronald Rivero Calderon, avait été identifié par la fille de Perez Zujovic. Retrouvé dans les quarante-huit heures par la police, il avait eu le bon goût de se défendre jusqu'au bout les armes à la main et avait été abattu, ainsi qu'un de ses complices.
La presse de gauche et d'extrême-gauche, les personnalités politiques de l'Union Populaire, le Président Allende lui-même, sans attendre les résultats de l'enquête de police, s'étaient répandus en déclarations particulièrement fracassantes.
« Les procédés employés par les assassins de Perez Zujovic -- c'est Allende qui parle -- présentent une claire et suspecte similitude avec ceux employés contre le général Schneider. » Il ajoutait : « L'homicide commis aujourd'hui prétend à empêcher le peuple de poursuivre par voie démocratique les changements sociaux destinés à le sortir de son état arriéré. »
119:158
Le ministre de la Défense Nationale, Alejandro Rios Valdivia, affirmait au Sénat sa certitude qu'une main cachée se trouvait derrière l'assassinat de Perez Zujovic. Les communiqués des Partis communiste et socialiste accusaient « la droite ». Les syndicats organisaient une manifestation pour « arrêter la réaction et la sédition ». La presse gouvernementale titrait (*La Nacion* du 10 juin) : « Assassinat : plan d'inspiration étrangère », et n'hésitait pas à écrire : « En tout cas, la technique du crime est propre aux opérations de commando de la C.I.A. » Le journal *Ahora,* édité par les éditions d'État, en rajoutait : « La droite, titrait-il, derrière le crime ».
Le ministre de l'Intérieur Toha poussait encore plus loin. Pour lui, le crime « faisait partie d'un plan séditieux », dont il donnait même le nom : le plan Calvo Sotelo !
Toutes ces belles accusations ne cessèrent pas lorsque l'enquête de police eut prouvé que les assassins appartenaient à la *Vangardia Organisada del Pueblo* (*V.O.P.*)*,* elle-même issue du M.I.R., scission des partis socialiste et communiste.
On allait, d'ailleurs, découvrir encore mieux. L'assassin Calderon sortait de prison. Son arrestation -- au temps de la présidence d'Eduardo Frei -- avait suscité les protestations de toute la gauche. Fils d'un des premiers membres du P.C. chilien, membre des jeunesses communistes puis du M.I.R., bon élève des cours du soir, c'était « un de ceux qui luttaient pour la société nouvelle ». Son arrestation était injuste. Il y avait bien quelques crimes, mais la gauche unanime affirmait que Rivera Calderon était une victime et que ces morts s'étaient suicidés. Tout cela conduisit Salvador Allende à amnistier les militants du V.O.P. incarcérés : « c'étaient de jeunes idéalistes ».
Aussi, lorsque José Toha déclara que le V.O.P. était une organisation de délinquants de droit commun ayant six assassinats sur la conscience, mais que la police n'avait découvert son véritable caractère qu'à l'occasion de l'enquête sur la mort de Perez Zujovic, le sénateur Hamilton trouva là un remarquable motif de lire, à la tribune du Sénat, un rapport de police, daté du 22 septembre 1970, qui énumère tous les crimes qu'avaient, à cette date déjà, commis « les jeunes idéalistes ». Et tout le monde se demanda au nom de quels critères Salvador Allende avait bien pu amnistier ces délinquants de droit commun.
J'ajouterai rapidement que le V.O.P. n'allait pas arrêter là sa carrière : on retrouvera, quelques semaines plus tard, certains de ses membres mêlés à l'assassinat d'un ingénieur agronome, dans la ville de Rancagua.
#### L'élection de Valparaiso et ses conséquences.
L'élection législative de Valparaiso, en juillet dernier, fut la première depuis l'arrivée au pouvoir de l'extrême-gauche.
120:158
L'assassinat de Perez Zujovic avait renforcé, au sein de la démocratie-chrétienne, le courant opposé à toute collaboration avec les marxistes. Le fait que deux candidats seulement se présentaient -- Hernan del Canto, secrétaire des syndicats, pour les marxistes, le Docteur Oscar Marin, pour les anti-marxistes -- donnait un caractère de « sondage d'opinion » à cette consultation. Si les huit mois de gouvernement de l'Union Populaire avaient rempli les vieux des Chiliens, le candidat de la coalition gouvernementale devait l'emporter haut la main.
Le tremblement de terre qui détruisit une partie de Valparaiso permit au gouvernement de donner la mesure de ses largesses : tous les sinistrés eurent droit, sur simple présentation de leur carte d'identité, à un prêt de 3.000 escudos. On vit même les membres d'une famille nombreuse se présenter à des banques différentes, puis, réunissant leurs « économies », se payer enfin la voiture de leurs rêves.
La distribution se poursuivit jusqu'au samedi veille du scrutin ; mais, le lundi matin, les crédits étaient gelés et la succursale de la Banque d'État, située dans le quartier Almendral de Valparaiso, n'ouvrit pas ses portes. Ainsi que le fit remarquer le sénateur Ibañez, il eût mieux valu accrocher à la porte une pancarte portant ces mots : « Cette succursale est fermée pour cause de déroute électorale. Revenir demander des prêts lorsqu'il y aura de nouveau des élections dans cette ville.
Tant de générosité -- encore que limitée dans le temps -- fut perdue. Le candidat du « concubinage » (c'est ainsi que la presse marxiste nomme l'alliance des démocrates-chrétiens et du Parti National) remporta la victoire par 141.450 voix, contre 136.813 à Hernan del Canto. Ce fut l'occasion pour le journal *La Segunda* d'offrir aux partisans de l'Union Populaire quelques phrases bien tournées pour expliquer leur défaite. Retenons celles-ci, qui peuvent servir sous toutes les latitudes : « Si ceux qui ont voté pour Marin avaient voté pour del Canto, soyez sûrs que la victoire n'eût pas échappé à l'Union Populaire »... ; « Si Marin avait été notre candidat et del Canto celui du « concubinage », les « momies séditieuses » (autre aimable dénomination de la droite) chanteraient une autre chanson »... et « Si nous analysons les chiffres, nous voyons clairement que c'est nous qui avons gagné ».
Cette explosion de bonne humeur ne fut pas partagée par tout le monde. Au sein même de la Démocratie-Chrétienne, et particulièrement parmi les Jeunesses Démocrates-Chrétiennes, existait un courant tendant à appuyer le gouvernement marxiste. Un certain nombre de curés de gauche poussaient d'ailleurs à la roue. La victoire de la coalition anti-marxiste plaçait la gauche démocrate-chrétienne en position désagréable. Des deux solutions qui s'offraient à elle -- collaborer à la nouvelle orientation du parti, ou démissionner --, elle choisit la seconde.
121:158
Tout commença par une motion du député Bosco Parra, ancien dirigeant de la Fédération des Étudiants Chiliens, et Président de la Commission des Affaires Étrangères de la Chambre des Députés. Il présenta au Conseil National de la Démocratie-Chrétienne une motion destinée à empêcher toute collaboration ultérieure avec les partis de droite. Cette initiative fut repoussée par 10 voix contre 4. Le même jour, les dirigeants des Jeunesses Démocrates-Chrétiennes, sous l'impulsion de leur Président, Luis Badilla, démissionnaient avec éclat. Luis Badilla, qui s'était déjà signalé par ses positions gauchistes, déclarait notamment dans une lettre ouverte :
« Nous ne voulons plus servir d'ornement à des entreprises anti-historiques, maintenant que l'espérance chrétienne est socialiste. »
En tout, 7 députés démocrates-chrétiens démissionnèrent du Parti Démocrate-Chrétien. Ce nombre est insuffisant pour que soit renversée en faveur des partisans d'Allende la majorité parlementaire, ce qui enlève beaucoup de portée à cette manifestation. (Lorsqu'éclata la crise, les socialistes espéraient que quinze députés quitteraient le P.D.G. !)
Les démissionnaires fondèrent un nouveau parti : le Mouvement Chrétien de Gauche -- Movimiento Christiano de Izquierda, M.G.I. -- dont la principale et plus curieuse caractéristique a été exposée par Juan Enrique Miguel, au cours d'une rencontre entre chrétiens et marxistes à l'Université Ouvrière Marxiste de Santiago de Chili : « Pour faire partie de la Gauche chrétienne, dit-il, il n'est pas nécessaire d'être croyant, mais d'être de gauche... ». On l'aurait juré.
\*\*\*
La Démocratie Chrétienne ne fut pas la seule en proie à des crises internes. Il en alla de même du Parti Radical, et, à moindre échelle, du Parti Socialiste.
Au Parti Radical, un certain nombre de parlementaires démissionnèrent -- eux aussi ! --, après un Congrès qui transforma le vieux parti du Centre Gauche en un authentique parti marxiste. Ces démissions ont été présentées comme dues aux nouvelles positions idéologiques du Parti Radical. Cela est en partie, mais seulement en partie, exact.
Tout autant que la « marxisation » du radicalisme, les conditions dans lesquelles s'est déroulé le Congrès ont motivé le départ des parlementaires. Voici un extrait de leurs déclarations, qui éclaire particulièrement les actuelles mœurs politiques chiliennes :
122:158
« (...) D'autre part, nous avons assisté, pendant ce Congrès, à une désorganisation comme nous n'en avions jamais vue. Cela conduisit les dirigeants, les parlementaires et les jeunes à demander que soient vérifiés les mandats ; ce qui se fit pour la première fois dans l'histoire de nos conventions. Des 1762 mandats distribués, il n'en demeura, après vérification, qu'environ 1400.
« De plus, la violence et le manque de garanties en ce qui concerne la libre expression des opinions furent manifestes. Certains groupes paralysèrent pratiquement la Convention, essayant d'effrayer les participants par la violence physique.
« Jointe aux procédés arbitraires et à la violence, une pression claire et ouverte sur la volonté des conventionnels se manifesta. (...).
« Ainsi, dans les lieux publics, dans les couloirs du Congrès, de hauts fonctionnaires du Parti se livrèrent à une pression absolument indue sur leurs coreligionnaires, qui participaient à cette réunion, avec le propos délibéré de les empêcher d'agir selon leur conscience. C'est ainsi que, lors du premier vote, sur les 1 400 délégués, seulement un millier parvint à voter (...). »
A la suite de quoi, cinq sénateurs et sept députés démissionnèrent.
\*\*\*
Au Parti Socialiste, une seule démission, celle du député Pedro Jauregui, représentant la province d'Osorno.
Dans un discours prononcé à la tribune de la Chambre, cet honorable parlementaire avait dénoncé l'existence, dans le sud de la province qu'il représente, d'un camp d'entraînement de guérilleros ; ils auraient assassiné un étudiant de l'Université du Chili, occupé le siège du Club de Rodéo d'Entre Lagos, et coupé la route internationale passant par Puyehue.
Un communiqué de la Commission Politique du Parti Socialiste déclara que ce parlementaire avait prononcé un discours « dont le contexte général dénonce des positions manifestement réactionnaires », et annonça que son expulsion du Parti était demandée. M. Pedro Jauregui préféra démissionner.
#### La réforme agraire telle qu'elle est vécue.
Il y a, d'abord, les « occupations illégales ». Depuis l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende, elles se sont multipliées sans que l'on aperçoive les mesures employées par le gouvernement pour y mettre un terme. Le 19 novembre 1970, la propriété rurale de *La Tregua* est occupée. Sa propriétaire, enlevée et violée par les « occupants », se donne la mort.
123:158
Le 11 décembre de la même année, même chose se produit dans la province de Valdivia ; le 12, nouvel exploit identique dans la même province. Le 13, deux fermes occupées dans la province de Puerto Mont et une dans celle de Chimbarongo. Le 14, l'inspecteur de l'Agriculture annonce que 22 exploitations agricoles ont été occupées dans la province de Lautaro. La liste pourrait être allongée : jour après jour, ce sont de nouvelles exploitations qui sont *illégalement* occupées. Auxquelles il faut ajouter celles qui le sont *légalement*, parce que expropriées en raison de la Loi de Réforme Agraire.
Cette loi -- dont le ministre de l'Agriculture, Jacques Chonchol, disait qu' « elle serait appliquée, mais qu'il faudrait la modifier », ce qui est une belle formule -- prévoit la création des *Asentamientos campesinos*, terme dont la traduction est délicate, mais qui comprend à la fois l'idée du travail en commun et celle de la coopérative de production. Au bout de trois ans, quelquefois cinq, les paysans doivent se décider, ou pour le partage des terres et l'institution de propriétés privées, ou pour la création définitive de coopératives communautaires. Tout le travail de l'actuelle administration tend à supprimer la première option et à forcer les paysans à choisir la propriété collective. Les méthodes employées sont celles de la contrainte pure et simple.
Dans une intervention à la Chambre des Députés, le 1^er^ septembre 1971, Mme Toledo, député de Valdivia, a exposé un cas précis de « réforme agraire » :
« (...) Dans le secteur enkysté entre la Cordillère et le lac de Ranco, à plus de cent kilomètres de Valdivia, se trouvent trois cent quatre-vingts familles qui ont vécu, pendant ces derniers mois, dans la situation la plus dramatique qui se puisse imaginer. Il leur fut demandé par le Ministère de l'Agriculture de transformer leur asentamiento en complexe forestier. (...) Mais ce complexe forestier a commencé par détruire l'asentamiento de Arquilhue et a menacé d'en détruire un autre, qui existe depuis plus de deux ans comme l'asentamiento de *Los Esteros,* lui aussi sur la commune de Lago Ranco.
« Un jour, il y a trois mois, les trois cent quatre-vingts familles ont reçu la visite des fonctionnaires du Ministère de l'Agriculture, qui, « manu militari », prirent possession de l'asentamiento et commencèrent à commander. Ils relevèrent de leurs fonctions les membres de la communauté qui, par la volonté souveraine de leurs associés, occupaient certains postes et leur assignèrent d'autres tâches. Ils commencèrent à persécuter les dirigeants et ne les ont pas laissés travailler tranquilles depuis cette date. (...)
124:158
« L'asentamiento vécut une période dramatique, en attendant une autre pire encore. On prit des mesures de représailles contre les membres de la communauté qui n'acceptaient pas que leurs terres soient annexées au complexe forestier. (...) On obligea les 380 paysans à assister aux soi-disant sessions du complexe forestier. Une amende de 150 escudos était infligée à ceux qui n'y assistaient pas. Les sessions, que présidait un fonctionnaire du gouvernement, du Ministère de l'Agriculture, qui posait son revolver sur la table devant les paysans, n'étaient pas faites pour étudier les problèmes de la production, mais pour parler du marxisme, pour « conscientiser » et persécuter politiquement la population.
« Il y a des paysans qui se sont opposés à cette politique. A ceux-là, on a donné l'ordre de quitter immédiatement leurs habitations. (...)
« Ces paysans furent transférés à quinze kilomètres de là, à quinze kilomètres de l'unique petite école où vont les enfants de ces familles qui en comptent entre 9 et 12. (...)
« De plus, on les oblige à travailler à 15 kilomètres de leurs maisons et à se présenter sur les lieux de travail à huit heures du matin Pour cela, il faut qu'il se lèvent à quatre heures, et qu'ils fassent, à cette heure-là, le trajet sur la neige des collines.
« Il y a eu une implacable persécution des travailleurs. Je vais en citer un cas parce qu'il est loyal de le faire. Santiago Zambrano a été persécuté par les fonctionnaires et les membres du M.I.R. qui coopèrent, parce qu'il y a là un camp de guérilleros à l'intérieur du même asentamiento. L'endroit précis se nomme Rio Chico, Monsieur le Ministre, et si vous pouvez y arriver -- sans avertir personne, naturellement -- tous les paysans vous parleront du camp, de l'entraînement et des armes, et vous diront comment, lorsqu'on procéda à une enquête sur ordre du Commissariat de Ranco, les carabiniers ne purent parvenir jusque là parce qu'on leur avait barré le passage avec des arbres abattus. (...)
« Néanmoins les paysans n'ont pas pris peur -- parce qu'ils étaient conscients de défendre leurs droits. Les femmes non plus, (...) puisque ce sont elles qui, devant tant d'abus, occupèrent leur asentamiento. (...) On leur enleva le Centre maternel où se trouvait l'infirmerie d'urgence. Un Miriste et l'un de ces fonctionnaires s'y installèrent. Les femmes répondirent à la violence par les mêmes armes, et occupèrent le local.
« Mais ce n'est pas tout. On en est venu à leur imposer le rationnement du blé qu'ils cultivent, cinq kilos par famille. Ce fut le châtiment. En outre, on les laissa deux mois sans salaire ; (...) L'un de ces fonctionnaires -- dont je donne le nom : Ruben Gangas -- envoya le bétail dans un champ ensemencé de 700 sacs de pommes de terre, ce qui correspond, dans cette zone fertile, à une récolte de 7.000 quintaux. C'est cela qui mena les femmes au bord du désespoir et les décida à se soulever et occuper l'asentamiento ».
125:158
Liu Chao Chi, que nous avons maintes fois cité, disait « Le but de la réforme agraire n'est pas d'améliorer le niveau de vie des paysans. C'est là une vue de philanthrope et non de révolutionnaire. » Il a des disciples du Chili.
#### Vers le rationnement des produits alimentaires et autres.
L'un des buts avoués de la Réforme Agraire chilienne était d'obtenir un accroissement de la production agricole. C'est du moins ce qui avait été annoncé lorsque M. Eduardo Frei était Président de la République, et, bien que la présence de Jacques Chonchol à la tête du département de la réforme agraire puisse inciter au doute quant à l'exactitude de cette affirmation (Jacques Chonchol démissionnera du gouvernement et de la démocratie chrétienne et fondera le M.A.I.U. ; il se retrouvera ministre de l'Agriculture de S. Allende), il faut bien prendre pour argent comptant ce que l'on disait à l'époque.
La première conséquence de la réforme alla exactement à l'inverse des soucis et des assurances du gouvernement d'alors : la production agricole diminua. Les statistiques portant sur les importations effectuées au travers de l'E.C.A. -- Empresa de Comercialisacion Agricola, organisme d'État qui contrôle environ 40 % des importations agricoles -- montrent que, de 1964 à 1969, le total des importations est passé de 30,5 millions de dollars à 57,4 millions, soit une augmentation de 88 %.
Jusqu'à l'arrivée au pouvoir du gouvernement d'Unité Populaire, ces malheurs de la production agricole chilienne n'avaient pas eu de répercussions directes au niveau des acheteurs, et au niveau du « panier de la ménagère ». Il n'en fut pas de même l'hiver dernier (noter que l'hiver, au Chili, s'étend de juillet à octobre). L'approvisionnement en œufs, pâtes, viande de boucherie, lait, volailles, poissons, produits pharmaceutiques, dans les grandes villes (Santiago et Valparaiso, notamment) devint insuffisant. Tous ces produits, s'ils n'avaient pas complètement disparu des magasins, se faisaient rares ; l'inquiétude s'emparait des femmes.
126:158
La première réponse du gouvernement fut qu'il n'y avait pas de raréfaction des produits en question. La seconde, que les conditions climatiques et le tremblement de terre (qui s'est produit au mois de juillet) étaient responsables de tout ; la troisième, que les gens des quartiers riches faisaient des provisions et que ces stockages entraînaient une diminution des approvisionnements dans les quartiers populaires. Le ministre de l'Économie tint même une réunion où furent convoquées les femmes chiliennes, et où il leur demanda de surveiller les commerçants et leurs voisines. Il alla visiter les quartiers, incitant les mères de famille à se constituer en comités de surveillance du ravitaillement, comités composés de représentants du gouvernement et de ménagères, « pour lutter contre l'accaparement et la spoliation ».
« Le pilier fondamental de la politique du ravitaillement et des prix, déclarait-il, c'est la participation organisée, active et vigilante des maîtresses de maison dans leurs quartiers respectifs. »
Cette tentative pour rejeter à l'échelon du détaillant et de la maîtresse de maison des responsabilités qui sont celles de l'État est un élément essentiel de la technique marxiste de gouvernement.
En fait, le début de disette dont souffrait l'économie chilienne tenait à des raisons qui n'ont rien à voir avec la taille des frigidaires des beaux quartiers et la quantité de provisions que l'on y peut conserver. D'abord, les industriels de l'alimentation avaient subi des hausses de salaires imposées, tandis que les prix de vente restaient les mêmes :
« Nous avons dit au gouvernement que nous ne pouvions pas continuer comme cela... Il est possible qu'il veuille nous acculer à la faillite, ou que l'on veuille nous obliger à partir pour, après, pouvoir nationaliser nos entreprises... Nous n'avons jamais pu obtenir qu'on nous fixe clairement les règles du jeu... ».
Ces doléances, recueillies auprès de « patrons », expliquent une partie du déséquilibre.
Benjamin Matte, Président de la Société Nationale d'Agriculture, est plus prolixe :
« Le manque de ravitaillement qui se produit dans le domaine de la viande est dû : premièrement, à un défaut de clarté dans le rôle joué par les organismes chargés de la commercialisation ; ensuite, à l'insécurité créée par tout ce processus introduit dans la vie en commun à la campagne. Le bétail était, d'habitude, l'une des rares réserves financières des agriculteurs, épargne qui, maintenant, est transformée en argent. D'où une rareté du bétail, conséquente à une série de mesures coercitives imposées auparavant, comme l'interdiction de déplacer le bétail, et l'abattage d'un nombre fixe de bêtes -- soi-disant pour empêcher la disparition des biens ; en réalité, cela a perturbé tout le marché de la viande et provoqué sa distorsion, sans lui substituer quelque chose de solide. »
127:158
Si l'on ajoute les achats -- pour le poisson, en particulier -- massifs et prioritaires d'organismes d'État, la menace qui pèse sur les agriculteurs de voir nationaliser les terres dont la réforme agraire première manière leur reconnaissait la propriété, on comprend toute l'affaire. Ajoutons-y les signes d'une économie en déroute : si l'on a manqué de farine, ce n'est pas parce qu'il n'y en avait pas, mais parce qu'avaient disparu du marché les sacs en papier dans lesquels elle était livrée.
Il est certain que le pouvoir est préoccupé de la situation, d'autant que les élections législatives ne sont pas passées. Sans cela, il est à peu près sûr que le gouvernement de M. Allende aurait institué le rationnement, « seule mesure capable de répartir avec justice les biens de consommation, sans tenir compte des différences de fortune ». C'est comme cela que le rationnement a commencé à Cuba, il y a dix ans. Il dure toujours.
#### Le chantage au "complot"...
Le « complot » fait partie de l'arsenal révolutionnaire. Dès que les pauvres et infortunés représentants des masses arrivent au pouvoir, ils sont entourés de menaces obscures, de trahisons subtiles, de ténébreuses conspirations. Le gouvernement de Salvador Allende ne peut que sacrifier à de si commodes habitudes.
Complot des ménagères des beaux quartiers pour affamer le peuple ; complot des hauts fonctionnaires de l'extraction du cuivre qui osent se mettre en grève -- en attendant, on les a mis en prison -- ; autre complot lorsque les membres de l'opposition nationale veulent -- comme il est prévu par la constitution chilienne -- présenter une « accusation constitutionnelle » contre le ministre de l'Économie.
L'accusation constitutionnelle est une sorte d'interpellation, qui entraîne -- au cas où elle est adoptée par la Chambre des Députés -- la démission du ministre mis en cause. Celle qui était introduite contre le ministre de l'Économie portait sur les nationalisations d'entreprises, nationalisations que le Parti National taxait d'illégales, car elles auraient dû être, selon son interprétation de la loi, précédées d'un débat parlementaire.
Tout ce qui touchait au pouvoir fut alors saisi d'une agitation hystérique. Il y avait complot ! La sédition était aux portes de Santiago ! Le ministre de l'Intérieur parlait de « la profonde préoccupation avec laquelle le gouvernement considérait une série de faits d'une signification d'ensemble non équivoque : engendrer une atmosphère qui facilite et légitime psychologiquement n'importe quelle tentative désespérée de subversion de l'ordre constitutionnel ».
128:158
Salvador Allende lui-même dénonça l'escalade qui conduisait au coup d'État. Des réunions de protestation eurent lieu pour appeler le peuple à la vigilance, réunions dont les auditeurs étaient si bien surveillés et dénombrés que le député Garcia put affirmer qu'il possédait une circulaire du Département du Cuivre se plaignant que « quatorze fonctionnaires seulement » aient assisté au rassemblement.
Toutes ces accusations restaient, d'ailleurs, vagues ; le but évident était de faire naître une « grande peur » sans motifs précis, qui permît n'importe quoi. Il s'agissait de créer « une atmosphère de délits et de ténèbres », « de cette manière, l'Exécutif produit, au travers de ses organes officiels et semi-officiels, ce cadre sinistre qui, par de vagues accusations, permet de faire un premier pas, et de continuer par la suite » assurait le député démocrate-radical Duran.
A la Chambre des Députés, le débat ne fut qu'un monologue dans le vide : José Toha, ministre de l'Intérieur, « appelé par ses fonctions à d'autres activités », s'était excusé, et le débat eut lieu en son absence. Cela n'empêcha pas la presse et la télévision contrôlées par le gouvernement de poursuivre leur campagne d'affolement.
Puis, tout s'arrêta comme par enchantement : les démocrates-chrétiens avaient fait connaître leur intention de ne pas soutenir la proposition du Parti National. Celle-ci n'avait plus aucune chance d'être adoptée. Du jour au lendemain, il n'y eut plus de complot. Le chantage avait porté ses fruits.
\*\*\*
C'est dans ce climat que se déroule aujourd'hui la vie politique au Chili. Bien d'autres points pourraient retenir l'attention de qui voudrait donner une image complète de la situation de ce pays : la nationalisation du cuivre et les grèves qui s'ensuivirent ; l'existence d'écoles de guérillas et de groupes armés -- la découverte de l'un d'entre eux entraîna l'arrestation d'un haut fonctionnaire mis en place par le gouvernement Allende ; la transformation de la réforme agraire et la création des *Centres de Réforme Agraire ;* la campagne menée sans trêve par le Parti Socialiste (celui d'Allende) pour « transformer la Constitution » et implanter une Assemblée Populaire unique, ce dernier point étant sans aucun doute le plus sérieux et le plus menaçant. J'y reviendrai.
Jean-Marc Dufour.
129:158
### Réflexions sur un séjour en Europe
par Thomas Molnar
Thomas MOLNAR est né à Budapest en 1922. Il est professeur à New York. Écrivain, notamment en français et en anglais, de notoriété internationale, il collabore régulièrement à la revue ITINÉRAIRES depuis 1962*.* Ouvrages de Thomas Molnar publiés en France :
-- *L'Afrique du Sud* (Nouvelles Éditions Latines).
-- *Sartre, philosophe de la contestation* (Éditions du Prieuré).
-- *La gauche vue d'en face* (Éditions du Seuil).
ON NE VOYAGE PAS dans les pays européens comme on le fait dans le « Tiers-Monde » : afin d'observer les vieilles populations devenues des peuples nouveaux, ou les nouvelles structures politiques en train de s'absorber dans les anciennes structures sociales. L'Europe, c'est la patrie de tous les hommes, comme Voltaire le disait de la France. Non, on n'observe pas l'Europe comme une terre exotique ; n'empêche que le séjour y est devenu passionnant car le vieux continent se trouve aujourd'hui *remis en question.* Remis en question à l'intérieur, par la soi-disant transformation de ses structures (Europe fédérée ; contestation des jeunes ; style de vie « américain »), et à l'extérieur, par la pression toujours plus forte d'une domination économique américaine et d'une domination politico-militaire soviétique. Voilà une Europe « jeune » parce qu'instable, incertaine de son avenir, tendue aussi car ses deux moitiés désirent se rapprocher en déjouant, demain peut-être, les cerbères non-européens et vigilants.
Cet été, comme chaque été, j'ai revu l'Europe où je choisis mon itinéraire en vue d'en connaître toujours davantage, de comparer, d'évaluer, de soupeser le futur. Non, je n'ai pas l'intention de brosser un tableau de voyage, aussi est-il inutile de retracer mon itinéraire, mes itinéraires. Mais forcément, j'arrive chaque fois des États-Unis, société elle aussi incertaine pour d'autres raisons et avec d'autres perspectives. La comparaison devient donc anxieuse, les questions sont toujours autres, l'observation plus étendue. Politique et culture, éducation et modes, tout devient -- hélas -- *datum* ([^55]) enregistré, point d'interrogation, car la grande préoccupation reste celle-ci : l'Europe, centre du monde plus encore depuis que je connais le monde, que deviens-tu ?
130:158
Réponse évidemment multiple, mais il s'en dégage, au fil des déplacements et des séjours, un contour, un visage, une personnalité. Il faut avoir le courage de dépasser les données sociologiques, les événements politiques, les statistiques abstraites -- et revenir aux impressions qui, dans un monde saturé d'*études* et de *comités* d'études, redeviennent des choses qui comptent, auxquelles on peut faire confiance. Car l'évidence c'est ce qu'on voit, ce dont on est témoin ; le commentaire officiel et le commentaire destiné aux masses (journaux, télévision, radio, congrès) sont pompeux, mensongers, comprimés, faussés rien que par le style. Plus je deviens homme sérieux, enfoncé dans son professorat et ses livres, et plus j'honore l'expérience, le contact, le moment, les gens qui ne se savent pas observés. C'est avec ce « matériel » qu'il faut construire des « jugements synthétiques » et qui ne sont guère « a priori ».
L'Europe que j'ai vue -- et je suis un observateur jaloux, ne cherchant pas à embellir les choses -- est en assez bonne forme. Il y a, bien sûr, l'Ostpolitik de Brandt, non plus l'apertura mais un véritable *trou* a sinistra en Italie, la rivalité franco-allemande pour les bonnes grâces du Kremlin, les universités pulvérisées, l'Église transformée en cirque et les hippies depuis Trafalgar Square jusqu'à la Piazza di Spagna. Et partout une presse horrible dans sa servilité, la radio déversant ses bêtises, le cinéma ses profanations et sa pornographie. Les gouvernements sont composés de démagogues et de domestiques, les scandales se succèdent, les intellectuels cherchent qui pourrir et ils trouvent sur leur chemin l'armée, la police, les étudiants, les femmes. Tout y passe.
Et pourtant. Si les réalités désignées par les grands noms de Culture, de Civilisation, d'État, d'Église sont réduites à des simagrées, à des grotesqueries, les gens eux-mêmes sont relativement peu atteints. Cela a l'air d'un paradoxe, mais enfin considérez ceci : dans des déplacements de trois mois chaque année on entre en contact avec toutes sortes de gens, ceux qui servent, qui gèrent, qui dominent, qui offrent ou acceptent.
131:158
Je me rappelle qu'en 1958, pourtant un drôle d'été pour la France, j'ai répondu à mes amis américains m'interrogeant sur l'état de l'Europe en leur décrivant les jardins publics à Paris, à Avignon, etc. où les mamans et les grand' mamans surveillaient les enfants qui jouaient, rejointes plus tard, à la tombée du jour, par les hommes revenus du travail. Treize ans plus tard, le tableau n'a pas foncièrement changé, et j'ai vu en juillet en Calabre les mêmes familles (cette fois italiennes) dans une pension au bord de la mer. Enfants qui s'amusent, mamans qui les surveillent, papas qui les rejoignent. A aucun moment ils ne font un geste qui irrite, ne contreviennent aux règles du normal, ne cherchent à faire l'ange évitant ainsi de se faire des bêtes.
A ce niveau-là, la grande société européenne, de l'Irlande à Athènes, du Portugal en Autriche, se comporte d'une manière *normale* (et je souligne ce mot, nous en aurons besoin par la suite). D'après ce qu'on me raconte, c'est plus normal encore derrière le rideau de fer où le régime communiste est à tel point méprisé que les gens conservent par défi les vieilles attitudes sociales et morales. D'ailleurs, le communisme, comme auparavant l'occupation turque en Europe du sud-est, laisse figer les formes sociales *privées,* car il a fini par comprendre qu'il ne peut rien sur les âmes. Même en Roumanie pourtant staliniste le citoyen (qui, évidemment, n'en est guère un) s'exécute en laissant intact, verbalement et dans les actes, les quelques fétiches humains et conceptuels chers au régime, puis se conduit selon les anciennes normes dites bourgeoises, c'est-à-dire *normalement.*
Dans l'Europe non-communiste également, il faut distinguer entre « pays légal » et « pays réel ». Le premier, c'est l'idéologie officiellement hurlée ou balbutiée, l'élucubration des « éducateurs », l'obscénité des media, la mode pantelante soit des 360 « contraceptantes », soit des protestataires sartro-krivino-beauvoiriens, la trahison des théologiens prédite par Bernanos. Mais le pays réel n'a pas véritablement bougé : ses « citoyens » sont décents ou fourbes comme en tous les temps, ils font leur travail (quand les syndicats -- encore une enclave du pays légal -- leur en laissent, si je puis m'exprimer ainsi, le loisir), ils possèdent le sens de la tâche accomplie, ils mesurent la distance qu'il y a -- qu'il y avait toujours -- entre eux et ceux de « l'autre côté », et savent que la noblesse insolente et privilégiée s'appelle aujourd'hui : dirigeant syndicaliste, fonctionnaire onusien, escroc protégé en haut lieu, journaliste à la mode et révolutionnaire barbu mais en vérité imberbe. Il suffit de les faire parler, de les encourager en donnant l'exemple, et ils ouvrent leur âme et racontent leurs humiliations. Je dis bien : il faut les encourager, car dans la « démocratie » des « droits de l'homme » le citoyen se sent, se sait surveillé par les sbires des media et de « l'opinion publique ». Ce qu'ils racontent est tiré de la vie quotidienne : leurs enfants exposés à l'éducation sexuelle, leurs prêtres qui se moquent de leur piété, leurs maris ouvriers menacés par les « durs » du syndicat.
132:158
Bref, l'édifice est loin d'être pourri, ou même entamé dans ses fondements, et il est capable de porter pendant assez longtemps encore une superstructure vacillante. Ce qui, en dernière analyse, prête à l'édifice sa solidité ce sont les milliers d'années de son histoire qui ont endurci le peuple d'Europe, qui l'ont rendu réaliste et résistant. Et il sait très bien distinguer le « nous » et le « eux », ces derniers étant les sangsues de toujours, envahisseurs, occupants, fausses élites. La notion de la démocratie et de la société pluraliste, c'est-à-dire la société qui paralyse l'élément vital d'un peuple qui se conçoit *unique,* n'a jamais pris racine en terre européenne : c'est une superstructure à chaque instant contestée dans le silence des gestes ou dans les propos glissés au client par le chauffeur de taxi.
\*\*\*
Seulement l'Europe est quand même menacée. D'abord par l'empire soviétique, danger immense, incessant, chaque jour plus contraignant, à mesure que l'Allemagne devient molle et acquise à l'hédonisme. Mais il y a aussi le danger américain, beaucoup moins facile à saisir, à cause de l'affinité occidentale. En vérité, les deux dangers sont inséparables : *plus l'Europe s'américanise, et moins elle est capable de se protéger du côté de Moscou.* Les USA ne connaissent pas la différenciation en pays réel et pays légal, c'est une société, malgré ses divisions, monolithique dans l'illusion d'un pouvoir également distribué parmi les citoyens. La dichotomie « nous » et « eux » est inconnue, ici tout le monde est travailleur et cadre, chacun occupe un poste de dirigeant de quelque chose (d'un comité scolaire, d'un groupement civique, d'une association de quartier etc.) qui le persuade de l'égalité des chances. Le « citoyen est roi », le « consommateur est roi », le « senior citizen » est privilégié à cause de son âge, la femme à cause du sexe auquel elle appartient, le jeune gosse parce qu'il est jeune, l'éducateur parce qu'il est membre « du meilleur système d'enseignement que le monde ait jamais connu ». Ainsi de l'homme d'affaires, de la vedette, du pasteur, de l'architecte -- tous ont l'honneur d'être les meilleurs du monde. Or, un peuple non-encadré ne connaît pas la discipline, accepte la révolution, dans laquelle il ne voit pas une nécessité, une revendication légitime, mais un *droit.* Aussi, 1776 est moins la date de la fondation qu'un événement à répéter indéfiniment au nom même de la constitution qui a consacré la révolution et en découle.
133:158
Aux prédispositions de l'histoire s'est ajoutée l'immigration, amenant des peuplades qui ne sont pas arrivées en terre américaine comme des tribus cohésives, mais comme des individus déracinés. Bien sûr, les nécessités économiques leur furent dures au début ; mais tout aussi sûrement l'argent assez vite amassé permit à tous d'occuper le trône d'un seul bond. Quelle obligation sociale, quel barrage de bonnes manières les en aurait empêchés ou dissuadés ? C'est ainsi que naquit la société « *permissive *» longtemps avant la mode du jour. Et il suffit du moindre remous traversant les esprits pour que le citoyen X, « cadre » et « roi », envoie balancer le gouvernement, les mœurs, les institutions. Il est inviolable, sa *freedom of speech* garantit sa liberté de trahir la patrie, de se moquer de la loi, de faire culbuter la société. Encore une fois : non pas au nom d'une nécessité ou de conditions intolérables, mais parce que c'est sa volonté, le bon plaisir du prince.
Enfin, ce citoyen-roi se trouve dans un empire sans limites, d'abord à cause des dimensions géographiques et économiques, ensuite parce que toutes ses ambitions imaginables peuvent y avoir leur épanouissement. Littéralement, les U.S.A. c'est le monde, et à plus forte raison l'Occident. Il n'arrive jamais à l'esprit d'un Américain que les autres peuples, même les Russes et les Chinois, soient réels, véritables, concrets, qu'ils ont une existence pluridimensionnelle, et que l'une de ces dimensions est l'histoire, c'est-à-dire la totalité des expériences qui les ont façonnés. De là le fameux isolationnisme, mais aussi la politique étrangère « bon enfant » qui voit dans les peuples de l'univers une sorte d'anomalie : comment peut-on être autre chose qu'Américain ?
\*\*\*
Singées par l'Européen, ces caractéristiques américaines ont dévasté le vieux continent depuis 1945. Elles lui enlèvent le sens de la réalité, l'endorment, lui font méconnaître ou sous-estimer les dangers autres que ceux qui menacent son niveau de vie. L'Européen a en outre oublié que ces valeurs étrangères à son histoire lui ont été imposées par un occupant, même si cet occupant lui ressemble par la race. Dans les écoles allemandes on enseignait aux enfants que la guerre, le militarisme sont des maux absolus, mais que l'armée américaine était autre chose, elle représentait la paix. Avec un tel endoctrinement on pourra dire la même chose demain de l'armée russe -- d'ailleurs c'est déjà fait. En un quart de siècle on a donc inculqué aux cerveaux européens que la prospérité définit la société, que sa poursuite est la seule fonction du gouvernement, que tout ce qui n'y contribue pas est réactionnaire, y compris, bien sûr, l'armée et le réarmement.
\*\*\*
134:158
Les peuples assiégés ou envahis, je veux dire ceux qui survécurent au danger, élaborèrent aux heures de la nécessité une idéologie puisée dans leur histoire. L'Allemagne subjuguée par Napoléon propose à ses enfants un Moyen Age germanique et idéalisé ; Staline, devant l'armée de Hitler, reprend les icônes, les saints et les héros de l'éternelle Russie ; l'Amérique de Roosevelt, en 1941, se défend contre le Japon au nom de la démocratie dont elle se dit la dépositaire. Au nom de quoi l'Europe occidentale voudrait-elle se défendre ? Au nom de la démocratie déjà annexée par Washington ? des réalisations sociales ? du Marché Commun ? En vingt-cinq ans l'Europe, d'où étaient parties les grandes idées qui façonnèrent le monde, en a été réduite à ne plus connaître son identité car elle se l'était laissé enlever, pulvériser. L'armée démocratique de Bonn ? Idée américaine, imposée de Washington par le truchement de quelques généraux affectant le civil ; Universités centres de la révolution culturelle permanente, affublées de campus flambant neufs et démocratiquement re-structurées ? Idée américaine transplantée par des « éducateurs » serviles et qui espèrent d'autres invitations outre-Atlantique, tous frais payés... « Grande société » de M. Chaban-Delmas ? Idée reprise aux Kennedy, Johnson et autres politiciens dont les discours, jusques aux slogans qui les saupoudrent, viennent de souffleurs payés au poids de trucs et de gadgets verbaux... Hostilité à l'Afrique du Sud ou à la Rhodésie ? Reprise des slogans américains inventés pour satisfaire les Noirs, donc pour des raisons électorales. On me rapporte que les parlementaires de Strasbourg sont à plat ventre quand arrive un sénateur de Washington. Mais toute l'Europe l'est.
\*\*\*
Le prix d'une pareille servilité, d'un tel esclavage mental, est l'acquisition d'habitudes qui risquent de s'exercer à l'égard d'autres candidats à la domination. Une Europe émasculée et portant le masque américain sera, en effet, tout aussi facilement russifiée, soviétisée. Peu importe à l'esclave l'identité de son maître quand il s'habitue aux coups de pied.
\*\*\*
Je me suis servi du simple terme « normal » pour décrire le comportement de l'écrasante majorité européenne. C'est que le saugrenu, l'irritant, la mentalité infantile et l'esprit tordu règnent en Amérique depuis que je la connais. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de fourberie, de gangstérisme, d'idéologies extrémistes, de mauvaise volonté : ces traits, humains depuis toujours, se retrouvent absolument partout dans le monde, ils font partie de notre « équipement » depuis le péché d'Adam.
135:158
Il s'agit de l'anormal, de l'exaspérant, d'épisodes lesquels, lorsqu'ils sont isolés, font simplement rire, mais leur accumulation colore une mentalité et la met en une catégorie dangereuse. La première coupure de journal que je décidai de garder (*il y a une vingtaine d'années*) rapportait l'expérience « psychologique » faite dans un grand établissement laitier où on jouait de la musique afin d'égayer les vaches qui se laissaient traire plus abondamment. Le dernier épisode, je l'ai entendu raconter hier : un directeur de lycée inspecte une classe d'histoire. On y parle du servage médiéval. Afin de mieux enfoncer l'idée dans le cerveau des étudiants -- et de faire plaisir à M. le directeur, -- le professeur désigne Jean et Pierre pour le rôle des serfs, et le directeur devient le seigneur du lieu. Ils ont joué l'histoire du Moyen Age, les enfants s'amusèrent fort, le directeur fut tellement content qu'il est resté au-delà des dix minutes habituelles.
On me dira que ce sont des détails sans importance ; je réponds qu'une civilisation est jugée sur ce genre de détails, et que dans l'occurrence ces détails indiquent la méconnaissance de la réalité, pulvérisent le rapport qui existe entre les choses, ainsi qu'entre l'homme et les concepts. Pour preuve, je vous invite à comparer vos propres réactions : d'une part l'*indignation* que vous ressentez devant la corruption des politiciens, les scandales financiers, l'extrémisme envahissant, ou tout simplement devant les mille malhonnêtetés rencontrées quotidiennement, -- et d'autre part l'*ahurissement* qui vous prend à la gorge devant les psychopédagogues qui manipulent vos enfants pour faire d'eux des « hommes meilleurs » dans la « civilisation du bonheur ». Il y a une *différence qualitative* entre le fourbe « normal » et le comité scolaire qui décide que l'orthographe n'est plus de rigueur, que la notation des élèves crée chez eux un « traumatisme ». Quant à moi, je préfère infiniment le fourbe car je sais qu'il est, comme moi, enfant de Dieu et de la nature, et que j'aurais pu devenir fourbe moi aussi. Devant le comité sur le traumatisme étudiant, je sens que c'est un autre dieu qui les a faits, qu'ils ne sont pas des fourbes, ni des fous, mais qu'il y a là une mentalité qui me fait plus peur que d'être roulé, que d'être malmené même. Pierre Gaxotte écrivait récemment que les nouvelles réformes de l'enseignement (portant justement sur les exemples ci-dessus) sont infiltrées de l'Est par le truchement des gens mis en place après 1945 ; mais ces « réformes » *nouvelles en France,* sont d'anciennes réalités dans les écoles *américaines*, et je connais personnellement certains des « éducateurs » français qui les ont pieusement recueillies lors de leurs pèlerinages à Washington.
\*\*\*
136:158
Je résume. L'Europe est « normale », elle peut indigner, par ses vices ou sa pourriture, elle n'a jamais ahuri, elle n'est jamais sortie des ornières, les larges ornières, du réel. J'ai dit que ce qui fait l'admiration des visiteurs en Europe soviétisée c'est que l'homme de la rue y soit resté *normal,* et que, partant, il résiste avec chacun de ses gestes à une propagande satanique. Devant le même danger, comment l'Europe libre pourra-t-elle réagir si on lui enlève ses réactions humaines, si on l'habitue à perforer allègrement le réel, si elle oublie les distinctions qui fondent son équilibre ?
Oui, me dira-t-on, mais bon gré mal gré il y a la question de défendre l'Europe libre et encore normale, et pour le faire... M. Pompidou, m'a-t-on rapporté d'une source sûre, voit l'Europe envahie en un rien de temps sans le parapluie nucléaire des U.S.A. J'écris ces lignes au lendemain du vote à l'ONU, où l'on vient de défenestrer la Chine nationaliste, île-miracle de stabilité et de prospérité. Hier soir, à la télévision de New York, que le téléspectateur français ne voit jamais, sur le fameux « Channel 13 », dit éducationnel et culturel, les professeurs et commentateurs qui s'y succédaient jubilèrent : « L'Age américain est fini ! Voilà la fin d'une époque ! C'est fini, l'hégémonie des États-Unis ! » M. Pompidou serait-il moins averti que cette racaille intellectuelle ?
Thomas Molnar.
137:158
### Inflation et propriété mobilière (II)
par Louis Salleron
C'EST A DESSEIN que nous donnons à cette note le même titre que nous avions donné à celle qu'on retrouvera dans le numéro 137 d'*Itinéraires* (novembre 1969). Il s'agit, en effet, du même sujet.
En novembre 1969 nous avions reproduit les résultats des savants calculs effectués par M. Pierre Laforest sur l'évolution du pouvoir d'achat des actions, des obligations et de l'or, de 1958 à 1969, de 1949 à 1969 et de 1962 à 1969. Son étude avait paru dans le n° 3 (juillet-août 1969) d' « Études et statistique », revue mensuelle de l'I.N.S.E.E. (Institut national de la statistique et des études économiques).
Dans le n° 23 de la même revue (mai 1971), le même statisticien étudie « *le pouvoir d'achat des actions, des obligations et de l'or* (*1914-1971*) » ([^56])*.*
Quatre périodes sont considérées :
-- De 1962 à 1971
-- De 1949 à 1971
-- De 1938 à 1971
-- De 1914 à 1971
Comme la fois précédente, nous répartirons les résultats en trois colonnes A, B, C représentant :
-- A, le capital en valeur nominale,
-- B, le capital en pouvoir d'achat (valeur réelle),
-- C, le taux d'intérêt réel moyen depuis l'origine.
138:158
Rappelons que la méthode de calcul est la suivante : la somme 100 est placée soit en actions, soit en obligations, soit en or. A la fin de chaque année, la somme est censée être vendue et replacée de manière identique en y joignant les dividendes ou intérêts servis au titre.
------- ----------------------- ------- ---------- --------------------------- ------- ---------- --------- ------- ----------
Valeurs à revenu fixe Valeurs à revenu variable Or
A B C A B C A B C
1962 100 100 -- 100 100 -- 100 100 --
1971 165 112 \+ 1,3 124 85 -- 1,8 119 81 -- 2,3
1949 100 100 -- 100 100 -- 100 100 --
1971 540 184 \+ 2,8 996 338 \+ 5,7 83 28 -- 5,6
1938 100 100 -- 100 100 -- 100 100 --
1971 1.384 17 -- 5,1 13.096 255 \+ 2,9 2.034 40 -- 2,8
1914 100 100 (\*\*\*) 100 100 (\*\*\*) 100 100 (\*\*\*)
1971 2.605 8 66.432 194 19.522 59
------- ----------------------- ------- ---------- --------------------------- ------- ---------- --------- ------- ----------
(\*) Non calculé par M. Laforest.
Les commentaires qu'appelle ce tableau sont les mêmes que ceux que nous avons faits dans notre note précédente, mais nous y ajouterons ceux-ci.
Sur une durée tant soit peu longue -- quelques dizaines d'années, -- le placement en actions est le seul qui présente un intérêt en période d'inflation. Il est fatal que le capital matériel auquel correspond le capital argent investi se valorise à mesure de la dépréciation monétaire.
Cependant on observe, sur la décade 1962-1971, une perte en pouvoir d'achat dans le placement en actions, tandis que le placement en obligations accuse un léger gain. S'agit-il là d'une phase purement conjoncturelle ? Il est difficile de le penser. La prospérité, en effet, n'a cessé de régner pendant ce temps, avec plein emploi et augmentation remarquable, chaque année, du revenu national.
Le recul de 100 à 85, entre 1962 et 1971 -- recul qui s'est accentué et qui, au dernier trimestre de cette année, doit abaisser le chiffre 85 aux alentours de 75 -- requiert une explication.
Cette explication, nous n'avons pas la prétention de la fournir. Les données du problème sont trop nombreuses et trop complexes pour qu'on puisse en faire abstraction et conclure à partir d'une intuition.
139:158
Cependant on aperçoit les directions dans lesquelles il faudrait pousser les recherches.
Au recul de la Bourse il y a d'abord des causes techniques. Mais celles-ci sont elles-mêmes en chaîne. C'est-à-dire que telle cause visible est l'effet d'une cause plus profonde, et ainsi de suite. Par exemple, il est certain que le taux très élevé de l'intérêt, toutes ces dernières années, (de 8 à 9 %), attirait l'argent vers les obligations au détriment des actions. Mais pourquoi ce taux était-il si élevé ? Les causes en sont en chaîne, à la fois d'ordre national et international.
Les causes de ce genre, on pourrait en aligner des quantités. Elles se fondraient à la fin dans une cause fondamentale : le développement du socialisme et de l'étatisme.
Les Français ont peur de l'inflation, ce qui les incite à chercher un refuge dans les valeurs réelles. Mais les Français ont non moins peur de l'État, qui affiche non seulement dans les faits mais dans sa doctrine, un socialisme bon teint.
Le *petit épargnant* traditionnel continue de confier son argent aux caisses d'épargne (qui le ruinent lentement). L'épargnant moyen a le vieux réflexe paysan. Il achète de la terre ou de la pierre.
Le «* capitaliste *» expédie ses capitaux en Suisse. L'ancienne bourgeoisie, qui achetait des actions, est souvent ruinée et se méfie d'un régime qui affiche ouvertement son mépris pour le capitalisme.
Si on additionne toutes les causes techniques qui jouent contre les valeurs mobilières et qu'on relie ces causes au climat de suspicion dans lequel baigne la Bourse, on conçoit que l'inflation elle-même ne suscite plus la hausse.
La situation se retournerait instantanément si le gouvernement marquait sa volonté de *diffuser la propriété mobilière* dans toutes les couches de la population.
Apparemment, on ne peut l'espérer tant est répandu l'*anticapitalisme*, au sens le plus primaire et le plus sot du mot. Néanmoins on ne peut dire que le socialisme ait dès maintenant partie gagnée. Car on s'aperçoit de plus en plus que le seul socialisme cohérent est le communisme et que le communisme signifie diminution (ou exclusion) de la justice, de la liberté et de la prospérité.
Qu'un gouvernement audacieux et intelligent offre aux Français un type d'épargne qui les garantisse *contre l'inflation* et les associe au développement du *progrès technique* (c'est-à-dire du *capital*), il rencontrera une adhésion unanime. Or une telle réforme tient tout entière dans la diffusion de la propriété mobilière. Comme elle s'impose, on peut tout de même croire qu'elle interviendra un jour.
Louis Salleron.
140:158
### La maison des hommes
par Maurice de Charette
JADIS, et naguère encore, les architectes bâtissaient des maisons. Ils donnaient un style à leur construction, dotaient le paysage d'un volume harmonieux, soignaient les détails, répartissaient les masses, distribuaient les pleins et les vides dans les façades. Bien sûr, ils se pliaient aux goûts des habitants futurs, lorsque ceux-ci étaient prédéterminés, par exemple dans le cas des maisons individuelles ; mais il est vrai de dire aussi que le futur habitant choisissait, partiellement au moins, son architecte en considération de ses réalisations passées. Il s'agissait d'une lente approche, d'une marche secrète, avant même que rien ne pût laisser deviner à l'un ou à l'autre qu'ils se rencontreraient pour une tâche commune, pour une collaboration d'où sortirait cette œuvre essentielle et éminente qu'est une maison. Une ou plusieurs familles auraient à s'y épanouir tout au long des années ou des siècles, en la marquant, en la modelant, en la modifiant, en l'imprégnant, et recevraient d'elle certaines orientations contre lesquelles on ne peut guère se défendre.
Il y avait en France -- et il y a encore, Dieu merci -- des maisons dignes, ou douces, ou rudes, ou charmantes, ou tristes, ou nostalgiques, ou joyeuses, des maisons pour le calme et d'autres pour les fêtes, des maisons pour l'intimité et d'autres pour la réception, des maisons pour l'amour et d'autres pour l'amitié. Chaque famille avait conçu SA MAISON en collaboration avec un architecte, afin de s'y épanouir selon sa nature propre, ses goûts, son passé et son avenir prévisible. De cet effort poursuivi en commun, sont jaillies toutes les habitations françaises qui nous ont apporté une partie de nous-mêmes tout en recevant de nous une marque invisible mais profonde.
Pour les immeubles collectifs de nos villes, il en allait encore ainsi quoique d'une façon moins accusée. On peut cependant dire que ces constructions, souvent belles malgré leur alignement extérieur et leur hypertrophie, n'étaient qu'une accumulation de maisons individuelles superposées et juxtaposées sous le nom d'appartements.
141:158
Cela provenait principalement de la *neutralité* des volumes intérieurs, de la *passivité* des murs et des fenêtres, de la destination presque indifférente des pièces. Chaque famille pouvait donc apporter ses dieux lares, installer ses propres meubles, répartir les lieux suivant ses besoins et ainsi se continuait la vie du clan.
Il faut bien avouer qu'un appartement a toujours réservé, moins qu'une maison, des possibilités d'osmose entre les lieux et les occupants ; cependant, avec de la patience et du goût (ou seulement de la personnalité), on y parvenait assez souvent au fil des années.
Pourquoi faut-il donc que les constructions des deux dernières décades n'offrent plus les mêmes caractéristiques ? Elles imposent, et elles s'imposent. Elles ravalent l'homme au rang de « logé ». Elles ne portent d'ailleurs plus le nom si chaud de maisons, n'étant que des habitats. Les locutions ont été conservées : « Je vais *à la maison *». Le Français garde trop le sens critique pour pouvoir déclarer sans rire (ou sans pleurer) qu'il va rentrer dans *son habitat,* mais il commence cependant à se laisser investir par la terminologie des spécialistes. Sans même évoquer le *living* ou la *kitchenette* qui ne sont que des signes du babélisme, il faut évoquer les *volumes de rangement* et *la salle d'eau* qui ont remplacé nos placards et notre cabinet de toilette.
Il ne s'agit pas de poursuivre des nuées ou de s'en prendre aux moulins à vent, mais d'éviter tout ce qui nous conditionne. Les mots ont une importance à laquelle nous ne prenons pas assez garde, alors qu'il convient de les choisir avec un grand soin, peut-être même avec quelque dévotion.
Lorsqu'un de nos clercs décervelés vous informe qu'il est « en recherche » et qu'il désire « dialoguer », vous voilà déjà prévenus de passer votre chemin. Les mots eux-mêmes vous ont alertés sur la qualité du bonhomme et vous ont évité de perdre votre temps à écouter ses songes creux, si ce n'est ses idées tordues.
N'exercez donc pas votre méfiance seulement dans le domaine religieux, et retenez que presque partout, presque toujours, l'emploi d'un terme nouveau ou étrange tend à dissimuler le vide ou le nocif du propos. Comme disait Marotte : « Il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende. » ([^57])
\*\*\*
142:158
Il y a déjà toute une littérature sur les méfaits de ces monstres qu'on appelle *les grands ensembles,* et nous ne nous étendrons donc pas sur le sujet désormais connu de la délinquance juvénile, de la désagrégation des foyers, et de l'amoralité hargneuse qui en sont les fruits habituels. Nous pensons, au surplus, que l'explication fournie est un peu simpliste et nous voudrions qu'on nous précise à partir de quel nombre de logements familiaux on doit considérer qu'un *ensemble* devient dangereux pour l'humanité. Quel est le seuil d'alarme ?
Il y en a un, sans doute et il faut bien avouer que les horribles cités-dortoirs qui sont en train de pousser autour de Paris lui préparent une ceinture mille fois plus inhumaine et plus diabolique que l'ancienne banlieue avec ses tristes pavillons de briques.
En contrepartie, on doit constater que la rue de Rivoli, ou la place des Vosges, ou la place Vendôme, constituent de grands ensembles et ne paraissent pas, pourtant, engendrer des poisons mortels au même titre qu'une quelconque Cité des Roses !
Il y a donc autre chose et nous pensons qu'il s'agit de toute une éthique de la construction, de toute une manière de penser la vie des hommes, de concevoir et de réaliser leur logement en même temps que leur environnement, leurs loisirs et leurs sports. C'est une question morale, humaine, et, comme toujours, politique aussi.
Nous ferons une première remarque, à savoir que la majorité des grands architectes contemporains sont athées et gauchisants, si ce n'est communistes. N'y aurait-il aucune relation de cause à effet ?
On entend rire d'ici les naïfs qui se croient dans le sens de l'histoire pour avoir oublié que le communisme est intrinsèquement pervers, ou pour refuser de le croire. Il faut donc regarder de plus près comment est construit un logement familial.
\*\*\*
Du côté structures, les poteaux métalliques ou en béton qui constituent l'armature verticale ont été étudiés avec un tel esprit d'économie que l'on côtoie le point de rupture. Les dalles d'étage ont été si émincées que l'on doit éviter de les surcharger par des cloisons d'épaisseur et de poids convenable, qui assureraient une bonne isolation acoustique entre logements voisins ou même entre les pièces d'un même logement. Chaque élément doit être fonction de la dalle trop fragile.
Au plan aménagements intérieurs, la qualité la plus médiocre est de règle. Les plâtres sont d'une planéité relative et trop minces ; les peintures effectuées en une seule couche ont environ la résistance et la durée d'un maquillage ; les sols, en matières synthétiques ou textiles, tiendront dix ans si tout va bien ; les revêtements muraux en céramique, destinés à protéger les murs autour des appareils sanitaires, sont collés et ont une propension étonnante à se décoller.
143:158
Quant à l'équipement, sa qualité correspond au reste de la construction, bien qu'il conserve en général un aspect flatteur. La baignoire est souvent en tôle et plie déjà sous le poids de l'eau sans même attendre l'occupant. La déformation qui en résulte arrache les revêtements céramiques à peine collés, créant des points de pénétration pour l'humidité. La tuyauterie est de dernier ordre ; les robinets sont nickelés mais survivront à peine trois ans. L'électricité a été totalement dissimulée et enrobée dans les murs et plafonds ce qui évitera de pouvoir la réparer ou la modifier.
On cite même le cas d'une conduite de chauffage qui s'était mise à fuir ; il fallut se résoudre à attaquer la dalle d'étage au marteau piqueur pour dégager et réparer la fuite. Le plus drôle de l'affaire est que l'habitant de l'étage au-dessous, responsable de ce drame, avait simplement voulu fixer au plafond un crochet pour y pendre un petit lustre !
\*\*\*
Ces défectuosités techniques contiennent une part de justification économico-morale, tant est impérieuse et urgente la nécessité de loger les Français, et tout spécialement les jeunes ménages. Sait-on que malgré un programme d'environ 450.000 logements neufs par an, la proportion des sous-logés continue de représenter plus ou moins 40 % et que ce chiffre ne se modifie pas depuis vingt ans ([^58]) ? Sait-on aussi que près de 50.000 logements neufs sont actuellement inoccupés en France, leur coût s'avérant trop élevé pour ceux qui auraient besoin de les habiter ?
144:158
Cette pérennité du désordre tient à des causes financières et fiscales, aux mœurs démagogiques de l'État, ainsi qu'à l'esprit de spéculation des manieurs de capitaux et des agioteurs divers qui font des opérations sur les terrains à bâtir.
Elle tient aussi à l'insuffisante rémunération des entreprises qui construisent, à la rareté et au taux du crédit, ainsi qu'au manque de main-d'œuvre qualifiée.
Mais toutes ces causes sont extérieures à l'art conceptuel qui nous occupe ici au premier chef. De plus, il est vrai que certains problèmes trouveraient des solutions, au moins partielles, dans un autre contexte psychologique et moral. Car, et il faut le crier, c'est la notion même de « la maison des hommes » ([^59]) qui doit être reconsidérée.
\*\*\*
Il est difficile à un architecte de demeurer neutre en face du projet qu'il élabore, car le fait même de se consacrer à une œuvre suppose quelque passion contre quoi il n'y a pas lieu de s'indigner. Mais il faudrait à nos architectes beaucoup, d'humilité et de sens chrétien, à moins qu'ils ne soient soumis à la contrainte extérieure d'une société en bon ordre de marche.
Il se trouve, bien au contraire, que la société fonctionne à l'envers et que beaucoup de nos architectes qui étaient jadis francs-maçons, sont devenus marxistes ([^60]). Ils appliquent donc l'orgueilleux programme de décervellement par quoi Satan espère préparer sa domination imbécile.
Sans doute n'ont-ils pas conscience de leur crime ; sans doute certains d'entre eux refuseraient-ils de s'associer sciemment à une entreprise dont ils auraient perçu les méfaits...
Mais hélas, ils sont eux-mêmes conditionnés par le démon de la vanité, se croyant aptes à faire découvrir aux hommes leurs tendances secrètes et à bâtir le cadre dans lequel s'épanouira leur subconscient. Ils nous traitent comme des aveugles et, à la limite, se font un devoir de nous prêter leurs yeux.
Il n'est que de lire les revues spécialisées, que d'écouter les vaticinations de certains grands maîtres de l'architecture, pour constater avec quelle prétention on évoque le rôle de mage de l'architecte, sa vocation de devin au service d'une humanité en marche vers son bonheur.
145:158
Donc, l'homme de l'art n'hésitera pas à contraindre le vouloir retardataire et borné de ses concitoyens afin de « consciencialiser leurs pulsions encore obscures »... Le jargon rend compte de la valeur de la pensée.
Mais, ne nous y trompons pas. L'intention est clairement révolutionnaire. C'est toujours la farce de *la liberté ou la mort,* au service de l'initié dominateur.
\*\*\*
Si vous pensez que nous nous payons de mots, et que nous élaborons une thèse sur des nuées, faites l'expérience de visiter un immeuble partiellement achevé.
On vous montrera l'appartement témoin avec la seule place possible pour le lit de ménage, entourée à l'avance d'appliques électriques : puis vous verrez la chambre à deux lits pour les enfants avec la table de travail et le bac à jouets. Dans la *salle d'eau* on vous signalera la mini-armoire à pharmacie à peine assez grande pour contenir l'aspirine et le mercurochrome. Puis enfin, on vous arrêtera dans la *salle de séjour* avec ses coin-repos, coin-lecture. Partout l'éclairage est organisé pour la destination prévue.
Et maintenant, essayez de changer les meubles de place, de modifier les modes de vie et les goûts que l'on vous impose. Essayez même d'imaginer vos meubles à vous à la place de ceux qui ont été placés là pour vous appâter. Aussitôt, tout se détraque sous vos yeux ; l'ensemble se désintègre.
Bien entendu, si l'on s'en tient au niveau grand luxe, ce que nous venons de décrire n'a plus de sens. Mais nous affirmons que, dans le logement populaire neuf, l'humble n'a pas le droit d'être lui-même. Il sera ce qu'on a voulu qu'il devienne.
Et, pire encore, on l'aura « possédé » par le biais de la vanité, mené en bateau en flattant son orgueil. On lui vantera la cuisinière incorporée avec son plan de travail miniaturisé sans lui avouer qu'il ne pourra jamais y cuisiner un bourguignon ou un pot au feu. On lui imposera de pauvres meubles fonctionnels, issus du cerveau d'un sous-décorateur et, pour cela, on lui fera vendre « l'armoire de papa ». Pauvre cocu magnifique, il repartira heureux et pitoyable, vidé pour toujours de son éventuel contenu.
\*\*\*
Un des exemples les plus parfaits de cet état d'esprit, est *la Cité Radieuse* de Le Corbusier, dite *la Maison du Fada,* par les Marseillais. Tout y est prévu, modulé, organisé, décidé, rendu obligatoire et contraignant, sans que les malheureux habitants puissent s'en évader.
146:158
Impossible de se dilater les papilles si le voisin cuisine une chaude et puissante bouillabaisse, car les odeurs sont absorbées. Impossible d'acheter son pain librement, car la panetière ne peut contenir que le pain spécial Le Corbusier. Impossible de s'ébattre sous la douche, car la cabine est si exiguë que l'on y est enfermé comme une des femmes de Barbe Bleue. Impossible de posséder une troisième paire de souliers, ou une treizième assiette car Le Corbusier ne l'a pas prévu. Et la porte est peinte en noir, dans la chambre des enfants, pour éviter l'achat de cahiers de brouillons !...
Le Corbusier, marxiste bon teint, est parvenu à enluminer de couleurs attrayantes l'univers concentrationnaire qu'il a conçu pour les robots que nous sommes. Tout cela souffrait si peu d'équivoque d'ailleurs, que la cellule communiste locale assumait, durant la construction, la charge de guider les visiteurs en leur vantant les attraits de cette création du XX^e^ siècle.
Il faut ajouter que les Marseillais ont résisté et que l'État fut obligé de se vendre à soi-même cette merveille pour y gîter quelques bas fonctionnaires auxquels il devait le couvert. Ô joies courtelinesques des virements de compte à compte ! Ô splendeurs des déficits sereins et glorieux !
\*\*\*
Il y a mieux encore que la Cité du Fada, mais nous n'avons pas le plaisir d'en bénéficier chez nous. Il faut, en effet, aller dans les pays scandinaves pour y admirer le fin du fin de la déshumanisation.
Là-bas, des immeubles importants, destinés au logement des familles, sont prévus sans cuisines. Le matin vous cochez sur le menu du chef ce que vous souhaitez recevoir, avec indication de l'heure et du nombre de convives. A l'heure dite, vous trouverez dans le monte-charge nappe, vaisselle et repas... Après absorption (comme pour les médicaments) il vous suffira de remettre la vaisselle sale dans le monte-charge.
Et si vous sortez le soir, vous mettrez votre bébé dans le même monte-charge avec sa farine, sa couche de rechange et l'indication de votre heure de retour. Il gagnera ainsi les étages supérieurs où une nurse compétente, vêtue de blanc, aseptisée à souhait, le prendra en compte.
L'ami Freud doit s'en retourner dans sa tombe ! ([^61])
\*\*\*
147:158
Il existe, nous l'avons dit, toute une littérature initiatique pour tresser des couronnes aux responsables de ce délire. Les sommets de la « créativité » moderne s'y nomment Chandigarh ([^62]) et Brasilia, lieux où l'esprit put souffler librement, sans subir les contraintes d'un préalable alourdissant.
L'homme-vierge et la nature-vierge ont permis l'arc triomphal qui rejoint, d'une seule envolée, l'informel avec le surélaboré, l'homo sapiens avec l'homo economicus. Enfin, l'obscurantisme est vaincu par la science ; enfin, l'homme devenu adulte prend ses destinées en mains et triomphe du monde, œuvre chaotique d'un Dieu totalement évacué, si ce n'est mort.
Tandis que les ahuris de service composaient ces hymnes à la gloire des sur-hommes, une résistance s'est amorcée, spécialement en France, où les braves gens s'obstinent à préférer les maisons individuelles avec un bout de jardin librement cultivé le samedi.
Affreux et double péril qui risquait de remettre en cause mythes abstraits et bénéfices concrets ! Mais, Satan soit loué, il y avait des veilleurs en alerte constante. Puisque les Français voulaient des maisons individuelles, on s'est occupé de concevoir et de réaliser de jolies petites cités de 300 ou 500 maisons, presque aussi inhabitables que les appartements des grands ensembles ; pour éviter tout personnalisme, l'environnement est collectif, la niche à chien et la cage à poules sont interdits au même titre que les légumes individualistes et les fleurs anarchisantes.
Il y a encore quelques failles dans le système mais tout est en marche déjà pour éviter cette bouffée d'air et l'on peut faire confiance aux meneurs de jeu.
Pourquoi, d'ailleurs, je vous le demande, construirait-on des maisons familiales si l'on ne croit plus à la famille ?
Maurice de Charette.
148:158
### Le point sur le cinéma
par Hugues Kéraly
FAUT-IL DONC ABSOLUMENT parler du cinéma ? La question nous est posée aujourd'hui par certains lecteurs ; ces derniers s'étonnent en effet qu'une revue comme ITINÉRAIRES ait songé à enrichir, de sa contribution propre, la littérature déjà fort envahissante des critiques de spectacles. Et de quels spectacles ! Tel juge ainsi trop « crue » à son goût la chronique cinématographique publiée dans la revue ; tel autre, qui n'hésite pas à nous faire bonne mesure, va jusqu'à la taxer de franchement « pornographique » (*sic*). Plusieurs, en définitive, semblent choqués, nous font grief de la violence -- inutile selon eux -- qui leur est ainsi faite, et demandent des comptes, des justifications.
Nous les leur donnerons d'autant plus volontiers que, manifestement, l'évolution actuelle du cinéma, et le véritable drame social qui selon nous en résulte, ne semblent pas avoir été perçus dans toute leur gravité : il est donc temps d'en tracer ici plus nettement le bilan ; d'exposer le problème que soulèvent, dans leur ensemble, les tendances du cinéma contemporain. Et d'abord (puisqu'il n'apparaît pas assez clairement qu'une œuvre de rénovation intellectuelle et morale puisse tirer d'une simple critique cinématographique un profit suffisant), *pourquoi* nous en parlons. On ne perd jamais son temps à donner ses raisons, quand par bonheur il suffit pour les faire comprendre de mieux s'en expliquer...
\*\*\*
149:158
Serviteurs de Dieu, non du monde, nous n'aspirons pas à goûter aux turpitudes d'un siècle qui d'ailleurs crie à mort contre nous ; ou du moins, sinon directement contre nos personnes, contre tout ce en quoi nous croyons, et dont nous vivons. C'est pourquoi, du mieux que nous pouvons, nous devons *d'abord* nous efforcer de garder en nous, entre nous -- et quand Dieu le permet autour de nous -- ce qui doit être gardé *depositum fidei.*
Mais nous savons bien *aussi* que nous sommes dans le monde, et qu'il ne nous sera jamais permis d'ignorer ou de laisser ignorer ce qu'il est, ce qu'il devient. Ce que devient le monde, non sans parfois notre misérable complicité, qui d'autre que nous cependant pourrait le lui crier à la face ? Aussi notre tâche n'est-elle pas seulement de refuser, pour ce qui nous regarde, les terribles mensonges eschatologiques accumulés par notre siècle : elle consiste aussi à les dénoncer, inlassablement, fortement, sans crainte d'en arracher le voile ; à les faire apparaître au besoin dans leur laideur choquante et repoussante. Se taire, c'est donner raison à l'idolâtrie et à l'impiété ambiantes : nous n'en avons pas le droit. Il ne nous appartient pas de décider si l'Évangile mérite encore aujourd'hui d'être annoncé aux hommes, dans son intégralité ; car sa Vérité n'est pas un bien acquis par le chrétien à titre de possession personnelle, et dont il puisse refuser de faire l'aumône à autrui. Le chrétien est bien plutôt celui qui n'aspire qu'à être possédé par Elle en toutes circonstances, de telle sorte qu'il ne prétende jamais s'en adjuger personnellement le mérite.
Mais que penserait-on d'un professeur de classes terminales qui, sous le prétexte de faire de la philosophie chrétienne, en viendrait à épargner systématiquement à ses élèves toute allusion aux doctrines antithéistes de l'intelligentsia contemporaine : marxisme, existentialisme, psychanalyse, phénoménologie, structuralisme, etc. ? Ces doctrines constituent pourtant, qu'il le veuille ou non, le fond philosophique commun de tous ces bavardages imprimés, radiodiffusés ou télévisés dont notre vie quotidienne se trouve désormais envahie. Faire comme si ces doctrines n'existaient pas, ce serait oublier que les « jeunes esprits » auxquels s'adresse notre enseignement transportent immanquablement avec eux un étonnant bagage de préjugés modernistes, dont ils ne se laissent pas si aisément débarrasser. Et leur parler de foi, de vertu, de sagesse, de raison ou de vérité, *sans tenir compte de ce que sont devenues ces notions* dans le langage du siècle, ce serait s'exposer à n'être pas compris une seule minute d'un seul d'entre eux :
150:158
tout ce qui est reçu par un sujet ne saurait l'être en effet que conformément à la « manière » (*modum*, selon saint Thomas) dont ce sujet peut le recevoir. Notre siècle n'a pas réussi à convaincre d'erreur les vérités, naturelles ou surnaturelles, auxquelles nous adhérons, et n'y parviendra certainement jamais ; mais il a tout fait, précisément, pour créer chez les jeunes esprits (et les moins jeunes) un nouveau « mode » de pensée qui leur en interdise l'accès. A quoi bon alors leur imposer, comme si tout était limpide, un langage qu'il faut tenter d'abord de rendre à nouveau *recevable *? Rien n'est limpide en vérité dans notre tâche, sinon qu'elle est à faire, et que le langage du siècle ne risque pas de nous y aider.
\*\*\*
Or le cinéma, en tant que phénomène « culturel », en tant que phénomène sociologique massif, est précisément un des lieux où s'expriment et se vulgarisent le plus volontiers les nouveaux « modes » de pensée contemporains. Chacun peut ainsi s'en nourrir quotidiennement (et à satiété), y forger sa « philosophie » implicite de l'homme et de l'univers, sans risquer pour autant d'en prendre jamais conscience.
Le cinéma passe en effet aux yeux de son public habituel pour une distraction, un légitime délassement de l'esprit et du corps. Ce qui, presque toujours, est faux. Le corps ne s'y détend guère : plus normalement, il se contracte ou s'abrutit dans l'inconfortable immobilité du petit fauteuil hostile, qui grince sous les reins au premier mouvement, tandis que la vue et les oreilles se fatiguent déraisonnablement, à quelques mètres de l'écran et du haut-parleur géant. Quant à l'esprit, n'est-il pas, bien plus que le corps, doublement *agressé* par le cinéma ?
Si la comparaison ne semblait point si facile, on aimerait rappeler ici les prisonniers de la caverne décrits par Platon enchaînés dans l'ombre, le regard tourné vers l'écran aux artifices et aux illusions, ils ne doutent pas un seul instant d'être en présence du seul monde réel, quand ce qu'ils contemplent n'est que le reflet de marionnettes agitées derrière eux, entre le Soleil et les parois de leur misérable univers souterrain... En vérité, si Platon avait pu connaître la réalité de l'univers cinématographique, qu'aurait-il eu besoin d'imaginer l'allégorie de la caverne ? Techniquement, c'est bien en effet un phénomène d'*illusion* optique (l'illusion du mouvement) qui donne naissance au cinéma ;
151:158
illusion qui se fait matériellement plus parfaite encore avec l'apparition du cinéma parlant, et débouche sur la création d'un genre artistique entièrement nouveau, dont les chefs d'œuvre authentiques aujourd'hui ne se comptent plus. Il reste que le cinéma, contrairement à la littérature et aux autres arts plastiques, impose pratiquement à l'esprit du spectateur une sorte de *soumission sans recul possible* au rythme même de l'image cinématographique, soumission d'autant plus grande que l'illusion sera plus parfaite, l'artifice moins voyant.
Mais ce serait singulièrement limiter l'influence du cinéma sur le monde contemporain que de s'en tenir à sa seule dimension esthétique ou dramaturgique. L'extraordinaire puissance *suggestive* de l'image cinématographique, renforcée en intensité par chaque progrès de la technique, et en extension par le développement d'une véritable industrie spécialisée, fait du cinéma d'aujourd'hui beaucoup plus qu'un moyen d'expression artistique parmi d'autres. Elle en fait un instrument privilégié pour la diffusion de cette nouvelle « culture », de ces nouveaux modes de pensée et d'action que la philosophie révolutionnaire prétend imposer à toute société dite « moderne ». Elle en fait *une arme politique au service de la subversion révolutionnaire* des intelligences et des mentalités, précisément parce qu'il est dans la nature du cinéma de pouvoir influencer en profondeur (mais sans violence apparente) l'intelligence ou la mentalité du plus grand nombre. Les ÉTATS GÉNÉRAUX DU CINÉMA ne dissimulent rien de ce projet, lorsqu'ils se déclarent « ouverts à tous ceux pour qui le cinéma n'est pas seulement un pur objet de consommation esthétique, mais une arme (...), tous ceux pour qui le cinéma ne doit pas rester enfermé dans le ghetto culturel de la classe au pouvoir mais participer au combat révolutionnaire », et lorsqu'ils affirment pouvoir « fournir aux militants des moyens de réflexion et d'action politique » (cité dans *Positif*, n° 107).
\*\*\*
On aurait tort de limiter ce dessein ouvertement révolutionnaire au projet quelque peu utopique de groupes de pression isolés, et inefficaces. Les cinéastes d'au-delà du rideau de fer, directement contrôlés par le Parti, ont assez montré qu'un réalisateur pouvait exploiter tous les genres cinématographiques existants au profit d'une entreprise spécifiquement politique, définie dans ses moindres détails par les services officiels d'une propagande d'État.
152:158
Mais ce militantisme politique est aussi, et sans doute bien davantage, celui d'une foule de réalisateurs européens. Il est celui des plus grands noms du cinéma contemporain, spécialement italien, et plus encore français ; celui de Louis Malle, de Jean-Luc Godard, de Luis Bunuel, d'André Cayatte, de Costa-Gavras, de Frederico Fellini, de Pier Paolo Pasolini, d'Igmar Bergman, de Luchino Visconti et de tant d'autres.
Si un tel projet n'était pas celui de la majorité des cinéastes en renom, comment expliquer qu'il s'exprime -- plus ou moins clairement -- à travers tous les genres existants, tous les sujets dont s'empare le cinéma : le couple, la famille, la société, la religion, la civilisation, les « problèmes » de la responsabilité criminelle, de la police, de la justice, de la jeunesse, de la drogue... ? Comment expliquer que le rejet du droit naturel et de la morale chrétienne soit devenu, ainsi que nous l'avons souvent montré, le fondement philosophique habituel du cinéma contemporain, et le renversement de tout ordre social, de toute civilisation, sa visée commune ? Car c'est bien cela qu'une simple analyse de ce cinéma suffit à révéler. Toutefois, pour ceux qui douteraient de l'objectivité des critiques que nous formulons ici à l'égard du cinéma contemporain, voici quelques exemples, choisis parmi les plus explicites, de la façon dont les réalisateurs eux-mêmes conçoivent leur rôle de cinéastes dans la société :
Jean-Luc Godard : « Le cinéma est un moment de la révolution (...) Je ne suis plus un cinéaste qui fait des films politiques (...), je suis en train de me transformer en *militant qui fait des films. *» (*Le Monde* du 1.4.1970.)
Louis Malle : « Il faut aller vers une *société permissive* (...), mais la solution ne dépend pas des hommes politiques. Ils n'ont que du métier. La société nouvelle doit être rêvée et accouchée par les jeunes, les visionnaires, les poètes et les fous. » (*Valeurs actuelles* n° 1796 du 3 mai 1971.)
Bernardo Bertolucci : « (...) Je veux faire un cinéma politique : d'analyse politique. Le cinéma devient instrument d'analyse politique dans les mains de la classe ouvrière. Actuellement je tourne un film sur le travail à domicile, en collaboration avec une section du parti communiste dans une usine. Je me contente d'être un *technicien politisé* qui s'efforce de traduire dans le langage spécifique du cinéma tout le matériel élaboré par la base, cette collectivité, cette section. » (*Le Monde* du 18.2.1971.)
153:158
E. de Antonio (interviewé à propos de son film sur la guerre du Vietnam -- « L'année du cochon » --, où il fait intervenir diverses personnalités américaines, toutes pacifistes) : « Bien entendu, toutes les interventions sont tirées de leur contexte (...) Ceci pour la rubrique « vous n'êtes pas objectif »... Je coupais dans le but de rendre plus dramatique, *plus efficace politiquement.* », (*Les Cahiers du Cinéma,* n° 214 de juillet-août 1969.)
V. Sjoman : « (...) Ce n'est pas seulement un spectacle cinématographique. C'est *un fait d'action politique* réel, une prise de position effective, avec toutes les conséquences que ce geste d'un cinéaste peut comporter, dans la mesure justement où le cinéma peut (...) être le véhicule d'un mouvement d'idées contestataires d'une certaine société. » (Texte de présentation du film : *Elle veut tout savoir.*)
\*\*\*
Ainsi définie, la nouvelle vague cinématographique en vient à rejeter d'elle-même cette façade artistique ou « culturelle » dont elle avait cru jusqu'alors devoir se parer. Elle devient l'entreprise, à la fois sociale et politique, d'une sorte d'Internationale de cinéastes révolutionnaires, qui -- n'étant jamais parvenue à saisir les raisons de l'ordre -- a publiquement déclaré la guerre à toute société *ordonnée.* Société qu'elle qualifie alors de « répressive » : abusivement sans doute, puisque celle-ci tolère de voir passer entre les mains de tels cinéastes, aux fins que l'on sait, une de ses plus puissantes industries du spectacle.
Un tel cinéma, fondé comme on l'a vu sur le rejet de la morale et du droit naturel, exprime d'ailleurs infiniment plus qu'une volonté de révolution politique de l'ordre social. Il exprime la maladie de l'esprit propre à l'intelligentsia du siècle, cette utopie d'une intelligence libérée de tout contact avec le réel, c'est-à-dire du fondement même de notre rationalité occidentale-européenne, d'origine grecque. Au service des idéologies contemporaines, l'univers cinématographique se fait donc aussi *illusoire* que l'image lui servant de support. Mais l'illusion morale et intellectuelle qui s'exprime ainsi est investie par la technique propre au cinéma d'une puissance toute spéciale mythifiée, popularisée, multipliée à l'infini par le truchement de l'industrie cinématographique, elle passe certainement tous les discours en efficacité.
154:158
Elle est omniprésente, mais implicite, suggestive jusqu'à l'excès, mais plastique et donc merveilleusement déguisée. *Larvatus prodeo,* tel est bien la suprême habileté des mythes politiques et sociaux diffusés par le cinéma, qui préfère « charmer » plutôt que de convaincre, et qui y réussit généralement d'une façon massive. Notamment auprès des jeunes, que nos curés progressistes croient « libres » quand on les a simplement livrés à eux-mêmes, c'est-à-dire à l'influence du premier venu : de la sophistique et de la mythologie ambiantes, des drogues, des images, du cinéma.
Voilà pourquoi, dans une revue dont l'ambition la plus fondamentale est d'œuvrer pour la rénovation intellectuelle et morale de notre société, nous estimons tout à fait *utile* de parler aujourd'hui du cinéma. Encore faut-il bien s'entendre sur le but que nous poursuivons en nous astreignant à cette tâche, qui n'est liée dans notre esprit ni à une quelconque idée de nécessité absolue, ni à la vaine prétention de vouloir suivre l'actualité, et encore moins à quelque impératif publicitaire ou commercial, mais à une situation très déterminée :
« Nous n'avons nullement l'intention, écrivait à ce sujet Jean Madiran, d'inciter à aller au cinéma ceux qui n'y vont point ou ceux qui vont peu. Ce n'est pas au cinéma, surtout dans l'état actuel de cette industrie, qu'ils trouveront les trois connaissances nécessaires au salut. Mais le cinéma existe ; c'est un phénomène massif ; et qui se prétend « culturel ». Il est dans les mœurs, sans que nous y soyons pour rien, que beaucoup aillent fréquemment au cinéma : la chronique inaugurée aujourd'hui est et sera à leur intention, pour les aider, s'ils le veulent bien, à se former un jugement honnête et chrétien sur les choses, trop souvent aussi obscures que sales, qu'on leur donne à voir dans les salles obscures. » (ITINÉRAIRES, n° 133 de mai 1969, p. 141.)
\*\*\*
Mais qu'on se rassure : nous ne sommes pas pour autant « cinéphobe ». Nous appelons au contraire de tous nos vœux la renaissance du cinéma. Il y faudrait, c'est certain, l'apparition d'une nouvelle génération d'artistes, dont le talent saurait s'inspirer des vraies valeurs humaines, individuelles ou sociales, morales ou religieuses : les sujets ne leur manqueraient pas. Il suffirait d'ailleurs, dans un premier temps, que le cinéaste se donne simplement pour but de restituer l'homme *dans sa vérité* -- aimant et respectant, en lui ce qui fait de lui autre chose qu'une bête furieuse, victime inconsciente de ses instincts...
155:158
Cependant une société marquée chaque jour davantage par le rejet du droit naturel et l'impiété ne saurait susciter la renaissance d'une telle culture, d'inspiration chrétienne ; ce n'est donc pas cela qui nous est pour l'heure donné à voir au cinéma. Or c'est bien du cinéma *comme il est* que le critique doit d'abord se préoccuper ; même et surtout si ce critique est chrétien, car il appartient aussi au chrétien de comprendre et de juger. Pourquoi donc serait-il le seul à se taire ? Un cinéma qui lèse et trahit l'humain, parce qu'il méconnaît ou déteste en l'homme la filiation divine, ne saurait le laisser indifférent. Il a le droit, et quand l'occasion lui en est offerte le devoir, de le dénoncer énergiquement. Ce que nous essayons de faire dans cette chronique.
Nous sommes donc presque toujours amené à critiquer dans ITINÉRAIRES des films que nous dénonçons comme méprisables et scandaleux quant à leur « philosophie » de l'homme, et en outre, souvent, comme *pornographiques...* Trop souvent, pensent certains, qui croient peut-être que nous les choisissons exprès, laissant volontairement de côté un cinéma de plus grande qualité humaine, d'où toute pornographie serait absente. Mais ils se trompent totalement sur nos intentions en ne voyant pas (ou ne voulant pas voir) que nous sommes pratiquement contraint par l'évolution actuelle de la production à leur parler surtout d'un tel cinéma. Combien nous serions satisfait pourtant, en tant que cinéphile, d'avoir à critiquer habituellement autre chose ! Nous sommes tout prêt à la sympathie, à l'admiration, c'est une disposition naturelle et agréable à cultiver, riche de promesses et d'amitié. Cependant sort-il encore beaucoup de films aujourd'hui qui ne cachent -- sous un, titre ou un thème souvent anodins -- des scènes et des intentions plus ou moins sensuelles, plus ou moins pornographiques ? Une société qui méconnaît la nature profonde de l'homme méconnaît aussi nécessairement la nature véritable de l'amour humain sa dignité, et partant tombe dans l'érotisme sans amour, c'est-à-dire dans l'érotomanie. Le cinéma, qui n'aspire qu'à flatter les goûts d'une telle société, sera donc *érotomaniaque* cela est même devenu aujourd'hui la condition de sa survie commerciale.
156:158
Mais les sectaires du modernisme seront contents : l'impératif commercial fait ici fort bon ménage avec l'impératif politique. Le « militant qui fait des films », le « technicien politisé » ne doit donc pas craindre de rester pour autant bon commerçant puisque pornocrates et révolutionnaires sont d'ores et déjà tombés d'accord sur ce point essentiel : *orchestrer en commun la campagne contre les mœurs* « *bourgeoises *» *de la société traditionnelle, dite* répressive, *pour y substituer le règne d'une société nouvelle, dite* permissive -- *c'est-à-dire d'une révolution permanente de tout ordre social.* Le dernier film de Louis Malle (*Le Souffle au cœur*) n'est-il pas un fort bon exemple de cette coalition ? L'arsenal habituel des productions érotiques, couronné par l'inceste final entre la mère et son fils, s'y trouve en effet abondamment exploité ; au point que la Commission de censure a fini un instant par s'en émouvoir, d'ailleurs en vain. Mais la censure aurait pu s'émouvoir aussi, et sans doute bien davantage, du projet subversif -- clairement annoncé par l'auteur lui-même ([^63]) -- que servait en réalité l'aspect publicitaire et commercial des éléments pornographiques eux-mêmes.
\*\*\*
Mais la « coalition » va plus loin, et ne requiert pas du tout d'être consciemment assumée par les cinéastes pour porter ses fruits. Quel que soit leur degré d'attachement à l'idéal révolutionnaire, leur enthousiasme ou leur totale indifférence pour l'action politique, les réalisateurs de films pornographiques finissent toujours par servir la même cause : celle de la subversion. La revue DOCUMENTS SUR LE CINÉMA ([^64]), d'obédience marxiste, en a expliqué les raisons évidentes dans un article étonnant de cynisme et de froide lucidité. Interrogée sur la question de savoir si les membres du Parti ne devraient pas considérer de leur devoir de s'opposer à la déchéance du cinéma et du théâtre bourgeois, elle devait en effet répondre ceci :
« (...) Les directeurs, producteurs, acteurs, propriétaires de théâtre qui tournent et projettent des films sont attirés, comme c'est naturel pour les gens de leur classe sociale, par l'appât du gain.
157:158
Afin de gagner les applaudissements du public, ils consacrent laborieusement leurs énergies à susciter l'émotion sexuelle, en se couvrant du prétexte qu'ils agissent suivant les intérêts de l'art, bien qu'en fait, ils se préoccupent surtout de la recette. Néanmoins *de tels bourgeois, quelque cyniques et irresponsables qu'ils soient, combattent pour notre cause.* Ils sont en effet comme des fourmis qui travaillent pour nous sans le savoir et sans qu'on ait à les payer pour cela, *en dévorant les racines mêmes de la société bourgeoise.* Pourquoi les empêcherions-nous de faire leur travail ?
Pourquoi dresserions-nous des obstacles sur leur chemin ? »
Voilà qui est clair : le communisme ne voit aucune raison de faire obstacle à l'immoralité « bourgeoise », parce que lui-même n'a de chances de se développer que sur une société *pourrie,* une société déracinée de ses fondements naturels, et que la pornographie, surtout lorsqu'elle s'en prend au noyau familial, est un des principaux facteurs d'accélération de ce pourrissement. Pour le révolutionnaire, la conduite à tenir ne fait donc pas de doute :
« *Notre intérêt est d'encourager des pièces de cette nature* et, de la même façon, nous sommes prêts à proclamer les acteurs qui les créent champions de la liberté artistique. C'est notre volonté d'encourager ce genre de productions, et c'est notre devoir de pousser les gens à en produire d'autres qui soient, sur le plan social, encore plus osées, et qui contiennent des scènes absolument scandaleuses. Pour des raisons de tactique, *notre but est de défendre toute entreprise pornographique et entièrement libérée des restrictions imposées par les lois de la morale commune,* en présentant son œuvre comme le résultat logique de la parfaite liberté artistique, aujourd'hui à la mode. C'est notre devoir de poursuivre résolument cette politique et plus encore, quand les films projetés sont des plaidoyers en faveur de l'homosexualité. Ce sera pour nous impératif de les saluer comme l'expression du droit de l'artiste à représenter son univers tel il le voit, ou pour toute autre raison que nos vaillants critiques auront l'inspiration de nous suggérer. »
\*\*\*
Les « vaillants critiques », en effet, se gardent bien généralement de signaler pour ce qu'il est un film pornographique. Fidèles au rôle que leur assigne en la matière l'entreprise de subversion marxiste, ils font tous mine de se consacrer à de très profondes réflexions sur les significations, les symboles, les messages qui -- par delà l'image ou le récit -- nous sont prétendument livrés.
158:158
Comme s'il était possible d'abstraire de l'image pornographique, autre chose que de la pornographie ! A force de vouloir à tout prix sublimer dans l'alchimie des significations « paraboliques » ou « métaphoriques » de simples affaires de peau, c'est l'esprit lui-même qu'on finit par sodomiser. Certains curés s'y entendent d'ailleurs assez bien, qui vous feraient passer le viol le plus obscur (et de préférence incestueux) pour une émouvante manifestation de l'Esprit Saint. Et ce n'est pas M. l'abbé Oraison, aujourd'hui membre de la Commission de Contrôle des Films cinématographiques, mais aussi (dit-il,) théologien, médecin et « érotologiste » distingué, qui risque jamais de les contredire... Un pornographe raffiné, cependant, est-il moins méprisable qu'un pornographe sans érudition ?
En fin de compte, ceux qui se déclarent « choqués » par nos chroniques -- au point de nous accuser, un peu légèrement, de tomber nous-même dans la description pornographique -- ont parfaitement raison de se scandaliser. Leur critique ne serait même pas du tout exagérée... s'ils l'avaient adressée aux véritables auteurs du scandale, au lieu de nous faire personnellement grief d'avoir osé appeler les choses par leur nom. Pourrait-on d'ailleurs, sans *choquer,* rendre manifeste aux yeux de tous ce qui précisément est du plus choquant ? L'abbé Berto ne le pensait pas, sans aucun doute, lorsqu'il écrivait à Jean Madiran : « (...) *Je crois dur comme fer que nous devons par des expressions méprisantes marquer notre mépris pour ce qui est méprisable* ([^65]). » Nous ne risquons pas, en ce qui nous concerne, d'en oublier la leçon.
Car le cinéma contemporain, où une forme particulièrement corrosive de la subversion marxiste trouve à se commercialiser à une si grande échelle, nous place en vérité face à un drame social d'une singulière ampleur. Mais, faute souvent d'information véritable, de réflexion et de critique, le public (même chrétien) sous-estime en général la gravité d'un tel scandale, d'une telle *exploitation* -- quand il ne l'ignore pas complètement. Notre devoir est donc d'en avertir ceux au moins qui nous lisent. Et tout spécialement les parents et les éducateurs, parce qu'ils n'ont guère le goût ou le loisir de tout vérifier par eux-mêmes, et que la censure, la critique, et les cotes des journaux spécialisés (même catholiques) ne signifient plus rien.
\*\*\*
159:158
Et puisque la censure, la critique et les publications spécialisées s'avèrent incapables de nous informer de ce que devient en réalité le cinéma, incapables aussi de comprendre ce qui est en cause dans son actuelle évolution, il faut donner raison à toutes les initiatives d'auto-défense qui pourraient localement être décidées afin de prévenir ou protéger les citoyens contre l'extension du projet subversif par le biais de l'industrie cinématographique. Il faut donner raison aux collectivités, aux maires, aux associations privées qui s'organisent pour suppléer à la carence définitive des pouvoirs normalement concernés. Il faut donner raison à M. Jean Royer, député-maire de Tours, lorsqu'il réclame du gouvernement « l'application systématique et étendue de l'article 283 du Code pénal contre les outrages publics à la pudeur ». « (...) C'est la loi, ajoute-t-il, il n'est que de l'appliquer énergiquement ([^66]). »
Les raisons invoquées par M. Royer sont d'ailleurs aussi les nôtres, et nôtres absolument. Pas plus que nous, M. Royer n'est « cinéphobe » ; il déclare au contraire vouloir « encourager en France la diffusion d'un cinéma de qualité (**14**) », et sa ville abrite annuellement un festival cinématographique de tout premier plan. Mais M. Royer pense aussi que l'invasion pornographique constitue non seulement un grave abus de pouvoir, mais encore un danger permanent pour la morale naturelle, fondement de toute vie sociale. A lui revient l'honneur d'avoir été le premier homme politique qui ait osé s'attaquer publiquement à une entreprise dont la nature est en effet politique, puisqu'elle met directement en cause l'ordre naturel de la société, et fondé son action sur deux principes justes et évidents -- que nous n'hésiterons pas, donc, à adopter comme conclusion de cet article :
« *Deux principes bien nets m'ont conduit à engager la lutte contre les excès envahissants de la pornographie. Le premier relève de la nature même de la sexualité qui est bafouée par les formes de perversion contre lesquelles je m'élève ; le second a trait à la responsabilité de l'homme politique moderne.*
160:158
Lutter contre un abus de pouvoir
« *Tout ce qui concerne la sexualité, sa nature, son rôle, sa description, est du domaine de l'individu, du couple, de la famille et doit en conséquence être considéré comme du domaine privé, en aucun cas du domaine public. Les activités sexuelles* (*...*) *font donc partie de ce qui appartient à l'être lui-même, au couple dans son intimité.*
« *De plus, il existe une pudeur naturelle, sentiment délicat de discrétion, de dignité, qu'il faudrait bien se garder de confondre avec la peur ou avec un complexe, malgré l'avis de certains faux psychologues.*
« *Enfin la sexualité n'est pas exclusivement une source de plaisir physique, elle est surtout l'instrument de transmission de la vie. On doit lui accorder tout le respect que l'on accorde à la vie et à sa qualité. Cette réalité éternelle doit être à la base même de l'éducation sexuelle.*
« *C'est sans doute parce que le sexe est dépositaire de la vie et de sa transmission, celle de sa propre vie, de sa propre personnalité, que toute sexualité a une nature intime.*
« (*...*) *Par conséquent, toute œuvre d'expression livresque, cinématographique, artistique qui ferait passer systématiquement, et pour en souligner surtout les déviations ou les monstruosités, le domaine de la sexualité dans le domaine public, est au fond non pas une forme de la liberté de création de la part de l'artiste, du producteur, de l'éditeur, mais un véritable* abus de pouvoir.
« (*...*) *Cet abus de pouvoir est sans excuse.*
« *Il n'est pas motivé par la facture littéraire, artistique, plastique de l'œuvre, qualités qui, si elles existent, sont finalement déviées de leur objet et placées au service des déviations, des monstruosités et des maladies de la sexualité.*
« *Cet abus de pouvoir ne doit surtout pas être commis au nom de la liberté d'expression, car cette liberté se borne elle-même par le devoir de respecter les équilibres d'autrui, notamment lorsqu'il s'agit de jeunes êtres dont le sens critique n'a pas encore été formé ni à l'école ni dans les familles, à partir de l'analyse approfondie de l'image.*
« *Ceux qui commettent un tel abus de pouvoir ne peuvent donc se couvrir ni par un alibi artistique ni par un alibi philosophique. Il n'existe aucun échelon dans l'échelle des libertés qui s'intitule* « *Liberté de retour à l'animalité *» *ou* « *Liberté de conquête de l'anormalité *»*.*
161:158
« *L'analyse du comportement sexuel est parfaitement respectable dans toute œuvre philosophique ou artistique qui, ayant trait à l'amour, relève du domaine de l'érotisme ; à condition de ne pas confondre l'amour avec le seul acte physique. Je combats donc résolument la pornographie qui, allant de l'apologie des obsessions, des déviations jusqu'à l'apologie de l'homosexualité, trahit la nature profonde de l'amour et en déflore la richesse.*
Protéger la morale naturelle
« *Le second principe qui guide mon action présente consiste à dire que le rôle de l'homme politique moderne est de protéger la morale naturelle.*
« *Cette morale se définit concrètement par un triple respect :*
*• le respect de règles de vie en accord avec la nature,*
*• le respect des personnes,*
*• le respect des biens produits et possédés par les hommes.*
« *La morale naturelle trouve sa première et complète application au sein de la cellule humaine de base qu'est la famille par le respect mutuel des parents et des enfants, par la pureté et l'exclusivité des sentiments paternel, maternel, fraternel, filial. A ce niveau, la responsabilité de l'homme est très nettement engagée et valorisée par deux sanctions :*
*• une sanction* biologique : *la rupture des rapports normaux et naturels de la famille, qu'est l'inceste, entraîne la dégénérescence de son produit, fruit empoisonné de la* consanguinité ;
*• une sanction* psychologique : *la transgression des rapports naturels met fin à l'unité de la cellule de base, entraîne le développement de l'anarchie et cause de terribles chocs psychologiques.*
« *La morale naturelle est une notion importante puisqu'elle se trouve à la base de l'organisation sociale. Elle régit les rapports du couple, ceux de la cellule plus complexe qu'est la famille et, en conséquence, ceux de toute la société.*
« *Si cette morale est violée, des individus ne respectant pas leur propre corps, les personnes ou les biens, la vie sociale devient impossible. Dans ce cas la société ne se développe pas ou bien elle s'effondre.*
162:158
« *L'homme politique, dont le rôle est de représenter et de guider la société, doit donc protéger la morale naturelle. En cela, son rôle rejoint et prolonge ceux de l'éducateur, du magistrat, du législateur, même du chef religieux. Il doit lutter contre tout ce qui viole, détruit ou ronge la morale naturelle. *» ([^67])
Hugues Kéraly.
ANNEXE.
Nous avons établi ci-dessous, à l'intention de ceux des lecteurs que le cinéma intéresse ou concerne plus directement, l'INDEX ALPHABÉTIQUE DES FILMS ET DES RÉALISATEURS auxquels il a été fait allusion dans la revue. On notera que beaucoup de ces films, en raison de leur succès commercial, tiennent encore l'écran ; tous, quoiqu'il en soit, sont susceptibles d'être à nouveau projetés dans les deux ou trois années à venir.
Films.
*L'Aveu,* de Costa-Gavras : n° 145, p. 191.
*Baisers volés,* de F. Truffaut : n° 144, p. 149.
*Le Bon, la Brute et le Truand,* de S. Leone : n° 153 p. 106.
*Campus,* de L. Kovacs : n° 150, pp. 71-73.
*Le Cercle rouge*, de J.-P. Melville : n° 153, pp. 106-107.
*Cérémonie secrète*, de J. Losey : n° 135, p. 136.
*La Chamade*, d'A. Cavalier : n° 135, p. 137.
*Les chemins de Katmandou*, d'A. Cayatte : n° 144, p. 155.
*Les choses de la vie*, de C. Sautet : n° 145, pp. 186-191.
*Un condamné à mort s'est échappé*, de R. Bresson : n° 137, p. 141.
*Un Condé*, d'Y. Boisset : n° 153, p, 108.
*Le Conformiste*, de B. Bertolucci : n° 153, pp. 108-109.
*Le Deuxième souffle*, de J. P. Melville : n° 153, p. 105.
*La Dolce Vita*, de F. Fellini : n° 143, pp. 156-162.
*Domicile conjugal*, de F. Truffaut : n° 147, pp. 253-254.
*Le Doulos*, de J.-P. Melville : n° 153, p. 105.
*L'Enfant sauvage*, de F. Truffaut : n° 144, pp, 150-152.
*Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon*, d'Elio Petei : n° 153, p. 109.
*Erotissimo*, de G. Pires : n° 137, p. 148.
*Une femme douce*, de R. Bresson : n° 137, pp. 141-144.
*Le Genou de Claire*, d'E. Rohmer : n° 152, pp. 62-66.
163:158
*Le grand Cérémonial*, de P.A. Jolivet : n° 135, p. 137.
*Helga*, d'E. F. Bender : n° 135, p. 132.
*Helga et Michaël*, d'E. F. Bender : n° 135, pp. 132-134.
*Un homme et une femme*, de C. Lelouch : n° 133, pp. 148-149.
*La Honte*, d'Igmar Bergman : n° 137, pp. 144-148.
*Huit et demi*, de F. Fellini : n° 143, p. 159.
*Il était une fois dans l'Ouest*, de S. Leone : n° 153, p. 106.
*Le Journal d'un Curé de Campagne*, de R. Bresson : n° 137, p. 141.
*Jules et Jim*, de F. Truffaut : n° 144, p. 149.
*John and Mary*, de Peter Yates : n° 144, pp. 152-155.
*La maison des Bories*, de J. Doniol-Valcroze : n° 147, pp. 246-249.
*Max et les ferrailleurs*, de C. Sautet : n° 153, p. 107.
*Le miracle de l'amour*, d'un (?) sexologue suédois : n° 137, p. 148.
*More*, de B. Schroeder : n° 144, p, 155-156.
*Mouchette*, de R. Bresson : n° 137, pp. 141-142.
*Ma nuit chez Maud*, d'E. Rohmer : n° 140, pp. 152-154.
*On achève bien les chevaux*, de S. Pollack : n° 147, pp. 249-253.
*La piscine*, de J. Deray : n° 133, pp. 141-147.
*La Porcherie*, de P. P. Pasolini : n° 140, pp. 149-151.
*La Prisonnière*, de H.-G. Clouzot : n° 135, p. 136.
*Le Procès de Jeanne d'Arc*, de R. Bresson : n° 137, pp. 141-142.
*Les quatre cent coups*, de F. Truffaut : n° 144, p. 149.
*Rififi à Tokyo*, de J. Deray : n° 133, p. 143.
*Le Samouraï*, J.-P. Melville : n° 153, p. 105.
*Satyricon*, de Fellini : n° 143, pp. 156-162.
*Le Souffle au cœur*, de Louis Malle : n° 155, pp. 159-168.
*La Strada*, de F. Fellini : n° 143, p. 159.
*Symphonie pour un massacre*, de J. Deray : n° 133, p. 143.
*Théorème*, de P. P. Pasolini : n° 135, p. 137.
*La vie, l'amour, la mort*, de C. Lelouch : n° 133, pp. 147-151.
*Vitteloni*, de F. Fellini : n° 143, p. 158.
*Vivre pour vivre*, de C. Lelouch : n° 133, pp. 148-149.
*la Voie lactée*, de Luis Bunuel : n° 134, pp. 143-154.
*Z*, de Costa-Gavras : n° 133, pp. 151-154.
Réalisateurs.
BENDER : n° 135, BERGMAN : n° 137, BERTOLUCCI : n° 153, BOISSET : n° 153, BRESSON : n° 137, BUNUEL : n° 134, CAVALIER : n° 135, CAVATTE : n° 144, CLOUZOT : n° 135, COSTAGAVRAS : n° 133 et 145, DERAY : n° 133, FELLINI : n° 143, JOLIVET : n° 135, KOVACS : n° 150, LELOUCH : n° 133, LEONE : n° 153, LOSEY : n° 135, MALLE : n° 155, MELVILLE : n° 153, PASOLINI : n° 135 et 140, PETRI : n° 153, PIRES : n° 137, POLLACK : n° 147, ROHMER : n° 140 et 152, SAUTET : n° 145 et 153, SCHROEDER : n° 144, TRUFFAUT : n° 144 et 147, MATES : n° 144.
164:158
### Le ministère ecclésiastique selon le P. Emmanuel
par D. Minimus
Nous avions été tristement impressionnés pendant le Concile par toutes les discussions sur les prêtres. Non seulement par celles qui touchaient à la discipline du clergé, mais surtout par la manière dont on envisageait son rôle. Les journaux publièrent alors le schéma définitif discuté au concile. Il confirmait l'aveuglement général. Voici ce texte :
Les propositions sur les prêtres avaient été repoussées au cours de la troisième session par 1197 voix contre 930. Un nouveau schéma fut rédigé par la Commission de la discipline du clergé, que préside le cardinal Ciriaci et distribué à la fin de la troisième session. Les évêques purent envoyer leurs observations.
Il y en eut 400 qui permirent à la Commission de parfaire le texte maintenant à l'examen du Concile.
Celui-ci comprend deux parties :
LE MINISTÈRE DES PRÊTRES (N^os^ 1 à 10)
1\. Nature et condition du sacerdoce.
2\. Le prêtre, ministre de la parole de Dieu.
3\. Le prêtre, ministre des Sacrements et en particulier de l'Eucharistie.
4\. Le prêtre, conducteur du peuple de Dieu.
5\. L'étude est un des devoirs principaux de l'état sacerdotal.
6\. Rapport évêques-prêtres (presbyterium).
7\. Rapport et coopération avec les autres prêtres.
8\. Rapport avec les laïcs : le prêtre doit se considérer comme un frère parmi ses frères.
9\. Problème de la juste répartition des prêtres à travers le monde.
10\. Soin des prêtres pour l'éveil des vocations.
165:158
LA VIE DES PRÊTRES (N^os^ 11 à 19) :
11\. Exigence particulière de la sainteté pour les prêtres.
12\. Le ministère du prêtre requiert et favorise l'exercice de la sainteté.
13\. Unité et harmonie de la vie des prêtres.
14\. La pratique des conseils évangéliques : chasteté, pauvreté, obéissance.
15\. Moyens d'accroître la vie intérieure (lecture de la Bible, vie Eucharistique, dévotion à la Vierge, exercices de piété).
16\. Juste rémunération des prêtres.
17\. Bon usage des biens : l'exercice d'une charge ne doit jamais être l'occasion d'augmenter le patrimoine personnel.
18\. Prévoyance sociale en faveur des prêtres.
19\. Exhortation à tous les prêtres.
Quoi ? La vie de prière sacerdotale ne serait qu'une aide pour le ministre qui aurait les moyens psychologiques et scientifiques (au besoin en changeant l'histoire en mythe) d'ouvrir l'esprit des incroyants à la connaissance de Dieu ! Mais la prière sacerdotale est la base nécessaire du ministère ecclésiastique. On a donc oublié que la foi est un don gratuit de Dieu ? Comment le prêtre obtiendra-t-il que Dieu l'accorde s'il ne la lui demande, s'il n'accepte sa croix et s'il n'imite Jésus-Christ ? Pour qui ? Il n'en sait rien ; peut-être pour un persécuteur comme était S. Paul, ou pour un doux enfant... ou un étranger que ce prêtre ne verra jamais. Il en est qui ont beaucoup semé et ne récolteront pas eux-mêmes, mais ils savent que rien n'est perdu de ce que peut offrir un cœur humble et fervent.
Préfèreront-ils faire psychanalyser les enfants du quartier ou ceux de la première communion ? La psychanalyse est un moyen diabolique de faire réapparaître à la conscience ce que le baptême lave et fait oublier. Dieu désire ardemment nous donner la foi, mais il faut qu'elle lui soit demandée, parce qu'elle appartient à un monde distinct qu'il importe extrêmement de ne pas confondre avec le monde naturel, celui de la vitesse de la lumière ou de la flore intestinale.
Mais il est dit : « *Demandez et vous recevrez. *» Qui a demandé la foi pour S. Paul ? Lui-même ne l'a su qu'au ciel, et peut-être n'a-t-elle jamais été demandée pour lui personnellement mais seulement pour le prédestiné choisi de Dieu.
Il nous revint aussitôt à la pensée celle du P. Emmanuel dans son *Traité du Ministère Ecclésiastique.* Nous n'en parlâmes point en ce temps-là, tant il y avait d'événements qui se recouvraient l'un l'autre et aussi parce que nous espérions un redressement.
166:158
Mais c'est la chute qui a suivi. Des laïcs ont été très surpris de voir en deux ans de temps la majorité du clergé renoncer complètement à ses habitudes antérieures, changer de propos et donner même les signes d'une foi chancelante.
Nous n'en fûmes pas surpris : tant de prêtres depuis cinquante ans, avec un grand zèle et beaucoup de fatigues, avaient usé des moyens alors prônés ! Ils étaient fixés sur leur inefficacité : ils avaient créé des « cliques » pour leurs jeunes gens, acheté des clairons, des trompettes, des cors et des tambours, construit une salle pour le bon théâtre ou le bon cinéma ; donné des coups de pieds sacerdotaux dans des ballons catholiques. L'action catholique, qui débuta très bien, fut noyautée par les partisans de l'action qui éliminèrent ceux de la prière. Elle sépara les enfants de leurs parents en faisant un devoir aux parents vraiment chrétiens d'envoyer leurs enfants dans ces sociétés si particulières ; elle dissocia finalement les familles chrétiennes dont l'exemple eût été le seul remède pour les incroyants à leur ignorance des conditions du bonheur possible sur cette terre : l'amour fondé sur l'amour de Dieu.
Le clergé avait cru aux *moyens naturels* pour garder une société chrétienne de tomber ou pour reconquérir les chrétiens défaillants. Depuis longtemps il était sans illusions sur l'efficacité de ces moyens. Lorsque des chefs ecclésiastiques, des prêtres, des religieux ornés de titres reluisants leur parlèrent d'une profonde réforme et d'une *nouvelle Pentecôte*, tous ces hommes déçus, tristes, résignés, mais souvent dignes et courageux furent pris d'un grand espoir et entrèrent aussitôt dans ces cohortes hardies qui bouleversaient l'Église pour lui rendre après un trop long sommeil sa puissante activité missionnaire.
\*\*\*
Malheureusement ils abandonnaient des *moyens naturels* qui n'étaient pas mauvais et pouvaient devenir bons si la foi surnaturelle eût dominé, et cela *pour des moyens naturels bien pires,* dangereux et même mauvais comme la mixité à l'âge des entraînements aveugles -- sans compter les atteintes au dogme.
Parmi les jeunes prêtres, le mal était pis encore, car beaucoup de prêtres issus du modernisme étaient entrés dans les séminaires comme professeurs d'Écriture Sainte. Or ces hommes avaient adopté une méthode qui était l'envers d'une méthode normale. Et cette méthode condamnait implicitement la foi. Au lieu de partir de l'Écriture Sainte (et surtout du nouveau Testament) qui fait foi, pour l'éclairer au besoin à l'aide de la philosophie ils partaient de philosophies très subjectives (issues de Kant en général) pour y soumettre en quelque sorte l'étude de l'Écriture Sainte.
167:158
C'est ainsi que ce Jean Daniélou, déjà nommé, publiait en 1967 un livre sur les *Évangiles de l'Enfance* où, pour ne citer qu'un exemple, il prétend que le chant des anges, *Gloria in excelsis Deo* de la nuit de Noël, est un hymne de la chrétienté primitive qui est passé dans l'Évangile. C'est une pure conjecture ; il n'y a aucune preuve ; il paraît au contraire d'après le nouveau Testament entier que les premiers chrétiens suivaient la liturgie juive du Temple. Mais on appelle *science* ce qui est au niveau des racontars de pipelettes, quand on songe que les apôtres ont donné leur vie pour avoir soutenu la véracité historique de l'histoire du Christ.
Et un profond théologien d'un esprit perspicace, le P. Boumier, me disait entre 1925 et 1930 : « Je suis effrayé de la génération de prêtres qu'on nous prépare dans les séminaires. »
Et nous n'aurions rien dit encore car beaucoup de ces prêtres s'apercevront ou se sont déjà aperçus qu'on les lançait dans une voie fausse.
Mais il nous a paru bien visible que les bons et excellents prêtres qui commencent à faire connaître leur fidélité à l'enseignement traditionnel de l'Église seraient encouragés s'ils connaissaient ce « Traité » ; «* Excellent, merveilleux, stupéfiant même... On ne garde pas sous le boisseau pareille lumière *», disait au P. Maréchaux le directeur spirituel d'un grand séminaire pontifical (c'était vers 1913 ou 1914).
Voici le début de l'Introduction écrite par le P. Emmanuel :
« Le ministère ecclésiastique est une œuvre admirable de la divine bonté ; c'est pourquoi il faudrait pour en écrire convenablement avoir une grande foi pour pénétrer dans les vues de Dieu même, et une grande charité pour écrire les admirables inventions de Dieu en vue du salut éternel des hommes.
......
« Si donc le Bon Dieu nous pardonne et nous donne l'assistance de son divin Esprit, nous nous proposons d'écrire en quatre livres ce *Traité du Ministère Ecclésiastique.*
« Le premier sera consacré à la nature du ministère ecclésiastique ; le second montrera comment le ministère peut être dénaturé ; le troisième fera connaître le terrain sur lequel se doit exercer le ministère ; enfin le quatrième sera l'exposé des vertus nécessaires pour y réussir. »
Nous avions été choqués en lisant le schéma définitivement proposé au concile d'y voir parler seulement au 15^e^ paragraphe de la prière du prêtre ; elle était donc considérée comme ne touchant que la personne même du prêtre et destinée à l'aider dans sa fonction principale « qui est d'être ministre de la parole de Dieu et ministre des sacrements, en particulier de l'Eucharistie. »
168:158
Or le P. Emmanuel s'élève contre cette erreur. Il s'appuie sur les paroles de S. Pierre au moment de créer des diacres (Actes VI, 4) :
« Il ne convient pas que nous autres abandonnions la parole de Dieu pour servir aux tables ; cherchez donc sept hommes de bonne réputation, remplis d'esprit et de sagesse que nous préposerons à cet office. *Quant à nous nous demeurerons assidus à la prière et au service de la parole*. »
Le P. Emmanuel distingue le corps et l'âme du ministère et dit :
« L'âme du ministère est certainement la prière, l'union intérieure à Notre-Seigneur ; union qui doit nous faire puiser en Dieu l'esprit intérieur seul capable de féconder les œuvres extérieures... Il faut d'abord entrer en société avec Dieu ; c'est là le point capital, il faut capter sa grâce, devenir familier avec elle comme dit S. Grégoire, ensuite l'attirer sur les âmes auprès desquelles on aura à exercer le ministère. »
Nous ne sommes donc pas des professeurs de religion ; nous sommes les organes de Dieu pour faire pénétrer la foi dans les âmes : *Tanquam Deo exhortante per nos*, dit encore S. Paul (II Cor. V, 20). »
Jésus a dit : « *Sans moi vous ne pouvez rien faire. *» Comment la prière ne serait-elle pas la première fonction de tout apostolat ? Comment disposer, s'il se peut, de la grâce qui seule peut atteindre les incroyants si on ne l'a d'abord demandée ? Aussi le P. Emmanuel montre dans son deuxième livre, *comment le ministère peut être dénaturé *:
« Nous venons de dire comment le prêtre manquerait à son ministère s'il regardait la prière comme une obligation non du ministère de l'Église, mais du chrétien qui est en lui... Ce serait donc se tromper grandement que de n'avoir pas de la prière l'idée que c'est là la plus grande, la plus importante, la plus indispensable des obligations du prêtre. »
Et le père ajoute :
169:158
« Quand le ministère est ainsi dénaturé, le prêtre qui ne réussit pas à convertir les âmes est porté à s'en prendre plutôt au ministère qu'à lui-même.
......
« Si le mal va grandissant, il pourra surgir dans l'esprit du prêtre des doutes sur l'œuvre de Notre-Seigneur créant le ministère ; et le ministère devenu impuissant pourra bien être considéré par lui comme un ministère impuissant par le fait de Notre-Seigneur lui-même... Encore un pas... »
Hélas, nous y voici. En ajustant les dates que fournit la publication faite du *Ministère* par le P. Maréchaux, ce traité fut écrit vers 1863, il y a plus de cent ans. Cette édition est épuisée. Mais un religieux français que son Ordre a envoyé au Canada l'y a publié en 1963 avec l'imprimatur de l'archevêque de Sherbrooke. Il a remplacé la préface du Père Maréchaux par une préface qui se justifie parce qu'elle explique au lecteur canadien qui était le P. Emmanuel et dit quelques mots de son œuvre, mais la préface du P. Maréchaux est très importante parce que ce saint religieux a vécu une trentaine d'années avec son maître, qu'il fut lui-même un modèle d'une autre sorte ; mais la vénérable Mère Marie-Françoise de Sales Chappuis, morte à Troyes en odeur de sainteté le 8 octobre 1875, investie par la grâce de charismes extraordinaires et Supérieure de la Visitation, lui fit revêtir lors de son ordination sacerdotale une chasuble de S. François de Sales en prédisant qu'il serait une colonne de l'Église. C'est ce que vous voyez dans ces anciennes cryptes de très vieux monuments, comme celle de S. Germain d'Auxerre. La crypte date du VII^e^ siècle ; les colonnes qui entourent la tombe de S. Germain furent données par la reine Clotilde. C'est un cimetière de Saints et au milieu de ces vieilles pierres vous voyez monter les piliers vigoureux qui là-haut supportent les voûtes gothiques de l'Église postérieure. Ce sont les colonnes cachées de l'Église. Le père Maréchaux en disant la messe ajoutait l'oraison pour demander l'humilité et il était si bien parvenu au 12^e^ degré demandé par S. Benoît que la plupart des gens, même les religieux, l'en croyaient et souriaient d'une telle simplicité. Mais la prieure d'un monastère bénédictin, où nous l'avions accompagné lors d'une retraite qu'il y prêchait, nous déclara : « Tout ce qu'il dit est très bien ; mais c'est sa personne ! On ne peut douter que les Paul de Thèbes, les Pacôme, les Antoine aient existé : nous en voyons un qui vit devant nous. »
Pour S. Benoît ce dernier degré d'humilité est \[tel\] qu'un moine qui l'atteint ne le possède pas seulement dans son cœur, mais qu'il le montre même par son maintien. Et ce n'est pas une attitude préméditée et voulue mais la conséquence d'une humilité profondément ressentie qui s'insère dans les actes même les plus clairement intelligents. Voilà qui trompait les gens peu ou mal informés.
170:158
Comme le P. Maréchaux avait été zouave pontifical et sergent pendant le siège de Paris en 1870-71 ; on peut penser qu'il avait une expérience peu ordinaire. Il lui était même arrivé, étant en grand' garde dans une villa abandonnée des environs de Paris, de tirer au hasard un livre d'une bibliothèque : c'était un Rabelais. Il l'ouvrit et tomba sur le passage où Panurge explique la forme des nez par la dureté du tétin des nourrices. Jamais plus il n'ouvrit un Rabelais, mais il en avait gardé cette impression que c'était un auteur bien frivole mais pas méchant. Un jour, nous étions ensemble, un ecclésiastique fait passer sa carte : le Père me la tend : Monseigneur X..., *protonotaire apostolique*, suivi de six ou sept lignes annonçant chacune un titre ou une charge. «* Vais-je avoir assez de chaises *», susurra le saint homme. Il reçut le prélat et je m'éclipsai.
Un authentique successeur des ermites de la Thébaïde qui porte sans le chercher des signes de sa vertu n'est pas forcément un homme sans expérience et sans esprit, au contraire ; il est le moins dupe de tous. C'est un homme libre « *par amour pour le Christ,* dit S. Benoît, *par la bonne habitude et l'amour des vertus... accomplis d'abord, avec l'aide du Christ, ce petit commencement décrit par la Règle et tu parviendras sous la protection de Dieu à ces plus hauts sommets de doctrine et de vertu que nous avons rappelés ci-dessus *».
Cet homme exemplaire avait lu deux fois entièrement tout S. Augustin, la plume à la main, sans compter ce qu'il avait cru bon de relire et de méditer.
\*\*\*
Il mourut dans la nuit de la Vigile de Noël en 1927. Quelques heures auparavant, il entendit de son lit sonner les vêpres du monastère et sous la lumière de la petite lampe pigeon qui éclairait la pièce, on put voir un grand signe de croix et le Père entonnant les vêpres. Il disait un verset sur deux et attendait dans le silence absolu d'une chambre de mourant que l'autre fut prononcé (dans le chœur ou au ciel ?). Deux jours auparavant, inquiet pour son salut, il nous disait : « Où vais-je ? où vais-je ? » Comme un imbécile nous répondîmes : « Dans votre lit, mon Père, il faut vous coucher. »
Il est bon de savoir que de tels hommes ont existé de notre temps, qu'ils continuent de travailler pour nous, et qu'il, en existe certainement d'autres, semblablement cachés.
\*\*\*
171:158
Nous venons d'interroger les femmes du pays pouvant se souvenir de ce décès glorieux. La clôture était limitée de telle façon, dès le temps du P. Emmanuel, que tout paroissien pût facilement atteindre le chef de la paroisse. Le corps du P. Maréchaux fut donc installé derrière la fenêtre du *scriptorium* où se tenait d'habitude le P. Emmanuel et où il avait été lui-même exposé. Paroissiens et paroissiennes purent donc fixer dans leur mémoire, pour les reconnaître au grand jour du jugement, les traits pacifiques de ce grand serviteur de Dieu et prier pour ce bon et sage exemplaire des vertus célestes. Et l'une d'elle m'a dit : « Cependant la moitié du pays, les derniers jours de décembre 27, alla le visiter grâce à la petite lumière de la chambre claustrale et les bonnes femmes s'ébahissaient que tout fut si bien fait pour elles. »
Ainsi se trouve présenté l'*Avant Propos* que le P. Maréchaux écrivit pour le *Traité du Ministère ecclésiastique* et qui manque dans l'édition actuelle.
D. Minimus.
Le TRAITÉ DU MINISTÈRE ECCLÉSIASTIQUE est une petite brochure d'une soixantaine de pages. Ceux qui désirent l'avoir peuvent la demander à M. le Curé du Mesnil-St-Loup. Elle coûte 3 F. 50. Voici l'adresse :
Œuvre de N.-D. de la Sainte-Espérance Mesnil-Saint-Loup, 10 -- ESTISSAC.
C.C.P. : 517.22 Châlons/Marne
172:158
### L'avant-propos du P. Maréchaux
*1913*
**I. -- **Nous avons hésité à publier ce Traité du Ministère Ecclésiastique, composé par le Père Emmanuel pour une petite société sacerdotale qui s'était groupée autour de lui, moins sur une invitation de sa part que par un élan spontané.
Nous étions retenu par un sentiment de pudeur filiale.
Du vivant du Père, nous avions cru pouvoir communiquer son Traité du Ministère à un jeune prêtre qui ne faisait point partie de la société. Il nous réprimanda fortement, et nous dit cette parole inoubliable : « Dans ce Traité, j'ai mis mon âme, je n'admets pas que mon âme soit livrée à quelqu'un sans mon consentement. »
Indication mille fois précieuse ! Dans les pages qui suivent, nous trouvons l'âme du Père Emmanuel. Mais cette âme, pouvions-nous, même aujourd'hui, la divulguer ? La mort lève-t-elle un secret scellé par une prohibition aussi formelle ?
Nous consultâmes. Un religieux, directeur spirituel d'un grand séminaire pontifical, auquel nous fîmes lire le Traité du Ministère, nous rassura dans nos craintes. « Ce Traité, nous dit-il, est excellent, merveilleux, stupéfiant même ; il fera le plus grand bien ; le publier me paraît un devoir. On ne garde pas sous le boisseau une pareille lumière. »
Nous obtempérons à ce conseil, auquel la compétence du très estimé religieux donne un poids exceptionnel. Et nous publions, sans hésiter désormais, le Traité du Ministère Ecclésiastique du Père Emmanuel.
173:158
**II. -- **Aussi bien, les temps ont-ils marché, depuis sa composition qui remonte à une cinquantaine d'années ; et ils mettent en singulier relief la portée des conseils que donne aux prêtres le Père Emmanuel, en même temps qu'ils justifient ses prévisions ; ils le signalent comme un précurseur très éclairé, comme un puissant initiateur.
Le fond du Traité est qu'il y a trois grandes fonctions du ministère : la prière, la prédication et l'administration des sacrements. De ces trois fonctions, les Apôtres revendiquent formellement les deux premières : *Nos vero orationi et ministerio verbi instantes erimus.* (Act. VI, 4). Donc, elles sont les plus importantes : d'abord la prière qui féconde la prédication, puis la prédication qui engendre la foi dans les âmes et les dispose ainsi à la réception des sacrements.
On convient généralement que le prêtre doit être un homme de prière. Mais par la prière, fonction du ministère, le Père Emmanuel entend la prière liturgique : en cela consiste la forte originalité de sa conception des devoirs du prêtre. Il doit être l'homme de la liturgie ; le Père Emmanuel le convie à baser sa vie sur la liturgie, à l'enchâsser dans les lignes de l'office canonial. Les Actes ne nous montrent-ils pas les Apôtres vivifiant leur ministère, en observant les heures liturgiques ?
Il y a cinquante ans, cette conception de la vie du prêtre eût paru étrange, irréalisable. Aujourd'hui, nous y sommes amenés par le renouveau liturgique éclos à la voix de Rome. Espérons même qu'il arrivera un temps, puisse-t-il être proche ! où l'on s'étonnera que les prêtres aient pu, avec tant d'ensemble et croyant faire œuvre excellente, transformer en office du soir l'office du matin, et grouper en un faisceau les Heures destinées à être distribuées selon les phases du jour, le tout pour ne pas entraver leurs exercices de piété et les travaux de leur ministère, comme si l'Office divin n'était pas la fonction essentielle du prêtre, et comme si ses travaux ne demandaient pas à être vivifiés par un rappel incessant à la prière.
Nous sommes convaincu que, grâce à la réforme du bréviaire qui régularise en l'allégeant beaucoup l'acquit de l'office divin ([^68]), celui-ci deviendra l'axe indiqué de la journée du prêtre qui sera ainsi toute liturgique. Les prétendues incompatibilités d'une récitation de l'office aux Heures traditionnelles, d'un côté avec la méditation et les divers exercices de piété, de l'autre avec les travaux du ministère, disparaîtront dans l'esprit du clergé et dans la pratique de la vie sacerdotale.
174:158
Nous pardonnera-t-on d'esquisser ce que serait la journée liturgique du prêtre ? Matines et Laudes alimenteraient très richement sa méditation ([^69]). Prime redeviendrait sa prière du matin, Tierce entrerait dans sa préparation à la sainte Messe, Sexte l'empêcherait de négliger son examen particulier, None sonnerait la reprise de la vie de prière après la détente de midi, Vêpres constituerait une excellente invitation à la visite au Saint-Sacrement et au Chapelet, Complies reprendrait son rôle authentique de prière du soir. Voyez comme toutes les pratiques de dévotion de la vie du prêtre viendraient se grouper harmonieusement autour des Heures canoniales constituant l'œuvre divine par excellence, l'œuvre imprétermissible. Et pour remplir ce programme, il faudrait simplement... adopter un lever un peu plus matinal, quitte à se coucher plus tôt.
*Factus sum insipiens*, vénérés confrères... Mais quelle beauté dans vos journées, si elles redevenaient vraiment ecclésiastiques, si elles se mouvaient dans le cadre liturgique ! Et elles s'y mouvraient avec aisance, soyez-en persuadés. Car la vraie entrave aux œuvres du ministère, n'est-ce pas la récitation de Matines dans l'après-midi ? On ne peut se figurer combien de replacer Matines en son lieu propre donne de facilité pour les emplois de la journée.
Qui donc a converti les barbares et édifié la chrétienté ? Ce sont les hommes de la prière liturgique, ce sont les moines, qui mettaient à la base de leur apostolat l'impeccable fidélité à l'œuvre de Dieu, au chant de l'office aux heures marquées par l'Église.
**III. -- **Le terrain est donc préparé aujourd'hui pour recevoir les fortes idées du Père Emmanuel sur la prière liturgique, fonction première du ministère, pivot de la journée du prêtre. Son Traité consiste aussi en une direction intellectuelle pour la prédication, seconde fonction du ministère.
Il ne voulait à aucun prix de la prédication purement sentimentale ; il n'estimait que la prédication dogmatique, intellectuelle, qui apprend à connaître Dieu et à se connaître soi-même dans la vérité. Il répétait souvent ces paroles de saint Hilaire : *Constanter Dei ingerenda cognitio est, et profundum doctrinae evangelicae secretum in lumine proedicationis apostolicæ revelandum* ([^70]). (In Matth., cap. X.).
175:158
Il ne s'agissait pas, à son sens, de prêcher pour prêcher et par simple acquit de conscience, mais de faire de la prédication un remède aux erreurs en cours, et un préservatif contre ces mêmes erreurs. Il regardait comme indispensable que le prédicateur connût la nature du mal contemporain, pour le combattre et le guérir dans les âmes.
Le Traité du Ministère contient une étude, approfondie en sa brièveté, sur le mal dont souffrent aujourd'hui les esprits, et qui se répercute dans les mœurs. Ce mal est le naturalisme, qui se ramifie en rationalisme, libéralisme et sensualisme, pour se terminer au matérialisme.
Le Père Emmanuel tenait que toute erreur, ayant cours parmi les chrétiens, provient d'une déviation théologique, d'un fléchissement dans l'affirmation de certaines vérités traditionnelles. Et il signalait l'affaiblissement de la vraie doctrine sur le péché originel et ses conséquences comme l'explication logique de l'infiltration du naturalisme chez les baptisés. Il demande donc aux prêtres, dans son Traité, de faire porter les efforts de leur prédication sur la connaissance exacte du péché originel et des conséquences qu'il entraîne, sur l'indispensable nécessité de la grâce et par suite de la prière.
Il parlait ainsi il y a cinquante ans et même beaucoup plus car les idées exprimées dans le Traité du Ministère lui ont été de tout temps familières. Or l'éruption du modernisme n'a-t-elle pas justifié douloureusement sa clairvoyance ? Le modernisme, cette radicale négation du surnaturel, cette destruction foncière de la foi, est sorti des entrailles mêmes de la société chrétienne, où il couvait depuis longtemps sous forme de sourde tendance au naturalisme. Le Père Emmanuel s'est évertué, dans ses divers opuscules doctrinaux, à signaler, à analyser ce mal ; et, dans son Traité du Ministère, il dit aux prêtres, combattez-le.
Est-il moins à combattre, maintenant qu'il est anathématisè par l'Église sous la forme explicite du modernisme. Hélas ! cette fondamentale erreur a de multiples ramifications dans les cerveaux contemporains ; et ce n'est que par la pénétration en eux des doctrines traditionnelles sur le péché originel et la grâce qu'ils seront guéris et assainis. A cela doit s'employer principalement la prédication, si elle veut être fructueuse ([^71]). Jamais une direction intellectuelle pour la bien conduire n'a été plus nécessaire aux prêtres que de nos jours.
C'est très bien de dire aux prêtres : Faites ponctuellement vos exercices. Mais le prêtre est avant tout l'homme de la doctrine, c'est une intelligence ayant mission de prêcher la foi. Or, s'il y a mille manières de prêcher sa pensée ou conception propre, il n'y a qu'un *Verbum fidei ;*
176:158
et c'est ce Verbe qu'il faut prêcher. Et pour le prêcher, il faut le puiser, non dans les opinions d'école, mais dans la tradition. Or, de celle-ci la liturgie est l'irrécusable organe, suivant l'axiome du pape saint Célestin : *Legem credendi lex statuat supplicandi* ([^72])*.*
Prêtez l'oreille aux enseignements de la liturgie, ô prêtres, et transmettez-les à vos peuples : la doctrine sur le péché originel, vous la trouverez dans les exorcismes, rites et obsécrations du baptême ; la doctrine sur la grâce, vous la recueillerez dans les oraisons de l'Église. C'est une prédication basée sur la liturgie qui guérira le mal du naturalisme et rendra aux âmes le sens de la vie chrétienne.
**IV. -- **Le Père Emmanuel remarque, et c'est le nerf de son Traité, que les Apôtres s'étaient réservé ces deux fonctions du ministère, la prière liturgique et la prédication, et qu'ils laissaient volontiers aux ministres inférieurs la troisième fonction qui est l'administration des sacrements. Sa pensée est profonde ; il s'en dégage une lumière de saisissante actualité.
L'action des ministres sacrés est essentiellement de disposer les fidèles à la bonne réception des sacrements ; et ils les y disposent par la prédication. « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. » (Matt. XXVIII, 19). La prédication engendre la foi ; et la foi est exigée de tout adulte, qui se présente au baptême, lequel est, par excellence, le sacrement de la foi.
Les ministres sacrés apportent dans l'enseignement de la foi une action personnelle d'autant plus efficace que leur foi est plus pure et plus grande, leur zèle plus éclairé et plus ardent. Mais, quand ils en arrivent à l'administration des sacrements, leur action devient impersonnelle : ils ne sont plus que des instruments, c'est JÉSUS-CHRIST qui est l'opérateur : et c'est pourquoi l'on dit que les sacrements agissent par leur vertu intrinsèque, *ex opere operato.* D'où le mot connu de saint Augustin. « Que Pierre baptise, que Paul baptise, que Judas baptise, c'est Lui qui baptise. »
177:158
Il suit de là que la grande œuvre du ministère, c'est l'enseignement de la foi vivifié par la prière. Lisez la première épître de saint Paul aux Corinthiens : il leur déclare que le « CHRIST l'a envoyé, non baptiser, mais évangéliser », et qu'en fait, il n'a baptisé parmi eux que très peu de personnes (I, 14-18) ; mais il leur dit avec force, pour revendiquer l'œuvre de son apostolat : « C'est moi qui vous ai engendrés par l'Évangile dans le CHRIST JÉSUS. » (IV, 15).
L'effort des ministres doit donc porter sur l'enseignement évangélique, lequel a grâce pour engendrer les âmes dans le CHRIST JÉSUS, c'est-à-dire à la vie de la foi. Là où n'est pas la foi, le baptême est sans action rénovatrice.
Ce que nous disons pour le baptême doit s'entendre des autres sacrements et tout spécialement de l'Eucharistie. Les âmes ont besoin d'être préparées à ce très divin sacrement par une instruction dogmatique appropriée, laquelle ne soit pas une simple exhortation à communier, mais une démonstration du besoin qu'elles ont, malades et débiles, de recourir au tout-puissant remède, mais une explication des effets qu'il produit infailliblement en ceux qui le reçoivent avec une vraie humilité et une entière confiance. Et plus on désire amener ces chères âmes à communier souvent, plus abondamment il faut les instruire. Le CHRIST JÉSUS doit habiter dans l'esprit des chrétiens avec tout l'éclat de sa vérité, pour habiter dans leurs cœurs avec toute la vertu de son amour. C'est par là que la communion opère son plein effet de sanctification.
Ce que nous exposons de la nécessité d'une instruction préliminaire sérieuse n'est aucunement contraire à la communion des petits enfants. Ils communient bien et très bien avec la foi intacte de leur baptême déjà éveillée ; mais il est requis, pour que les communions des enfants produisent tous leurs fruits, que la foi soit cultivée en eux assidûment et grandisse avec le développement de la raison. Nous nous étonnerions qu'un prêtre, attentif aux besoins des âmes, ne convienne pas avec le Père Emmanuel de la nécessité de renforcer leur instruction religieuse. Il y a, même chez les personnes pratiquantes, de vrais abîmes d'ignorance. N'est-il pas de toute évidence qu'il faut y porter la lumière, pour que les sacrements leur profitent ? Comme les paroles du divin Maître, les sacrements sont esprit et vie ; ils doivent être reçus spirituellement, non matériellement : alors seulement, ils infusent à l'âme la vie divine qu'ils contiennent. Instruisez donc, ô prêtres ; et les sacrements que vous donnerez opéreront des merveilles.
**V. -- **Au chapitre premier de son troisième livre, le Père Emmanuel émet cette affirmation, qui, au premier abord, surprendrait et déconcerterait ses lecteurs :
178:158
que l'autorité ecclésiastique, comme l'autorité civile, au moins dans leur forme actuelle, et par suite toute l'économie du saint ministère, n'a pas d'autre raison d'être que la chute originelle. Il explique sa pensée en disant que l'homme, dans l'état d'innocence, aurait trouvé Dieu directement et par lui-même ; mais qu'étant tombé, il a besoin d'être ramené à Dieu, de recourir et de se soumettre à son semblable pour retrouver Dieu qu'il a perdu. Se soumettre à son semblable, aux sacrements, à une goutte d'eau, à une miette de pain, il y a là une humiliation qui était nécessaire à la guérison de notre orgueil. Et le Père conclut cette vue profonde sur le sacerdoce par ces paroles burinées sur de l'airain : « Pour être les ministres du salut des hommes, nous sommes les ministres de l'humiliation des hommes. » Combien cela doit nous tenir humiliés, nous prêtres, tombés par nature, ayant mission de relever des tombés !
Or, cette doctrine se justifie par des citations de saint Grégoire le Grand et de saint Thomas d'Aquin.
L'enseignement de saint Grégoire nous paraît formel. Il se réfère souvent à ce principe, que nous sommes tous égaux par nature, à la différence des anges que Dieu a créés inégaux. D'où vient donc l'inégalité parmi les hommes ? D'où vient que quelques-uns commandent, et que les autres sont assujettis à leur obéir ? De la faute, répond saint Grégoire, d'un vice inhérent à la nature ([^73]). Il est vrai, Dieu tire de cette inégalité un ordre admirable ; il fait intervenir les mérites dans la distribution des rôles du commandement et de la sujétion, comme par exemple on voit Saül réprouvé et David élu chef de son peuple. Mais enfin la cause pour laquelle il y a soumission des uns vis-à-vis des autres est la faute originelle. Grâce aux pouvoirs établis, l'homme est protégé contre le mal, et, s'il s'agit du sacerdoce, ramené au bien et à Dieu.
Voici maintenant, sur la même question, la doctrine de saint Thomas dans ses grandes lignes. D'après le saint Docteur, la caractéristique de l'état d'innocence était que l'âme s'y trouvait élevée au-dessus des sens, en sorte qu'elle puisait elle-même en Dieu sans intermédiaire la lumière de la vérité et le bien de la justice, et qu'elle ne dépendait en aucune façon des objets sensibles pour son perfectionnement soit intellectuel, soit moral. Par suite, elle n'avait pas besoin d'un secours extérieur pour être amenée à Dieu ; et il ne convenait pas que la grâce lui fût insinuée sous une enveloppe sensible, autrement dit par la voie des sacrements ([^74]). Doit-on conclure de là que, dans l'hypothèse d'une humanité saine et intacte, il n'y aurait eu ni culte extérieur, ni rites sacrés, ni cérémonies religieuses ?
179:158
Aucunement. La nature sociable de l'homme postule de telles manifestations publiques, auxquelles eussent présidé les chefs de famille, et à leur tête Adam ou l'aîné de sa race comme suprême hiérarque. Mais cette organisation religieuse patriarcale eût été toute différente de notre sacerdoce, qui, créé par l'élection divine et non transmis par le sang, a pour objet essentiel de ramener à Dieu l'homme tombé, et implique un état de dépendance humiliante de l'homme vis-à-vis de son semblable chargé d'opérer sa réconciliation, et même vis-à-vis d'objets sensibles devenus les conducteurs de la grâce réparatrice et réconciliatrice.
Pécheur chargé de réconcilier les pécheurs, mais tirant la vertu de son sacerdoce du Pontife éternel qui est sans péché et qui est élevé au-dessus des cieux, tel est le prêtre de la nouvelle alliance.
Comment pourrait-il oublier ce qu'il est lui-même, ce que sont les âmes qu'il doit travailler à sauver, ce qu'est Celui qui seul peut les sauver et qui l'a choisi pour instrument ? Comment rendrait-il son ministère fructueux autrement que par la constante contrition du cœur, la pénitence et les larmes ? Voyez le saint curé d'Ars.
**VI. -- **On ne s'étonnera plus, le sacerdoce étant essentiellement créé pour relever l'homme de sa chute, que le Père Emmanuel recommande au prêtre d'instruire tout spécialement sur cette chute et ce relèvement, sur le péché originel et ses conséquences, sur la Rédemption et sa grâce médicinale, en un mot sur Adam et JÉSUS-CHRIST en lesquels, dit saint Augustin, toute la religion se résume. En effet, tous les beaux thèmes de la prédication ecclésiastique se ramènent à ce centre : le sacrifice du Calvaire continué par le sacrifice des autels, le baptême avec ses rites si profondément significatifs, l'Eucharistie antidote souverain contre tout péché, l'Église colonne de la vérité et arche du salut, Jésus qui conduit au Père, l'Esprit sanctificateur, Marie associée à toutes les œuvres du Saint-Esprit, les conditions du salut, la constante vigilance à l'endroit des fins dernières, le bonheur du ciel. C'est l'intelligence de la chute et de la Rédemption qui est la clé de ces grandes vérités, de ces admirables mystères. Le Père Emmanuel concluait que l'état des âmes ici-bas est un état de conversion continuelle ; et cette conversion, il la voulait par Marie mère de la Sainte-Espérance.
180:158
C'est par une prédication ainsi orientée, ainsi nourrie, qu'il réussit à recréer la vie chrétienne dans les âmes baptisées qui en avaient perdu le sens.
Aussi, quand un prêtre demandait au Père Emmanuel quel avait été son secret pour faire le bien, il répondait d'ordinaire : *Instruisez dans la foi,* ou simplement : *Instruisez !* Mais il y a manière et manière d'instruire. La bonne manière est celle qui porte les âmes à l'humilité et à la prière.
Une fois, à une question analogue, il fit cette réponse qui amènera un sourire : « Mon ami, quand vous reconnaîtrez que vous avez fait une bêtise, n'y recommencez pas ; c'est ce que j'ai tâché de faire et je m'en suis bien trouvé. » Réfléchissez à ce mot qui semble une défaite, il a sa profondeur : il n'est pas si ordinaire de reconnaître qu'on a fait une bêtise, et de prendre tel moyen que l'on n'y recommence plus.
Une troisième réponse est celle-ci, nous l'entendîmes de nos oreilles : « *Je n'ai pas d'autre méthode pour faire le bien que celle de saint Paul quand il disait : je supporte tout pour les élus, afin qu'eux aussi arrivent au salut qui est dans le* CHRIST JÉSUS *avec la gloire céleste.* (II Tim. II, 10). » Le mot sur lequel appuyait le vénéré Père est celui-ci : *Pour les élus.* Le prêtre veut sauver toutes les âmes : en fait, il sauve les élus de Dieu. L'homme a le triste pouvoir de se soustraire aux avances de la grâce mais il est des hommes qui se rendront à elle, Dieu ne permettant pas qu'ils la repoussent obstinément, et ce sont les élus. Il y en a partout. Le prêtre ne les discerne pas d'avance ; au temps marqué, ils se révèlent et ils s'affirment les fruits précieux de son ministère. Ô insondable mystère de Dieu ! C'est dans une haute vue de foi sur le mystère de la prédestination, que le Père Emmanuel travaillait au salut des âmes.
Se tenir dans la dépendance des éternels desseins de Dieu et des opérations de sa grâce, y coopérer par une prédication saine et droite, par un zèle qui supporte tout pour les élus, être prêt à reconnaître ses erreurs de conduite et à les corriger : la méthode du Père se résumait en cela, son secret pour faire le bien était là tout entier. Il ne se glorifiait jamais que dans le Seigneur.
**VII. -- **Dans notre essai biographique sur le Père Emmanuel ([^75]), nous avons esquissé sa physionomie sacerdotale en même temps que monastique.
181:158
Il semble que le portrait soit exact et ressemblant, car un contemporain et ami du Père, le vénéré Mgr Ecalle, vicaire général de Troyes, nous a rendu ce témoignage public ([^76]) : « Dom Bernard a estimé que la vérité toute simple suffisait largement pour montrer quel homme surnaturel et fort a été le Père Emmanuel. On sent que sa profonde affection filiale fait souvent tressaillir sa plume, mais sans la faire dévier jamais. »
Nous renvoyons donc aux pages que filialement nous avons consacrées à la chère et pieuse mémoire de ce grand serviteur de Dieu. Mais nous tenons à reproduire ici ce que nous avons écrit de la modeste société sacerdotale formée à l'ombre du petit monastère de Notre-Dame de la Sainte-Espérance (pp. 272, 273) :
« Dans son amour de l'Église, le Père Emmanuel eût voulu s'employer au soutien et à la sanctification des prêtres. Nous qui avons vécu avec lui, nous pouvons attester qu'il était d'une grande délicatesse vis-à-vis de ses confrères, et qu'il ne les critiquait jamais : « J'ai assez à faire dans ma paroisse, disait-il, je n'ai pas à m'occuper de ce que font les autres, ils font comme ils peuvent. » Mais cette réserve, qui chez lui fut extrême, s'alliait très bien avec un désir sincère de prêter aide et assistance à des confrères désireux de trouver un appui, un conseil.
« Plusieurs prêtres vinrent à lui ; et il institua pour eux une société sacerdotale, qui resta toujours petite et ignorée, à laquelle il donna tout son cœur. Il serait long et délicat d'expliquer pourquoi elle ne prit pas plus de développements. Toujours est-il que le Père Emmanuel aima beaucoup les prêtres qui en firent partie. Nous ne pouvons nous rappeler sans émotion les témoignages d'humble charité qu'il leur prodigua, dans les visites qu'ils firent au monastère du Mesnil. Il se défendait d'être au milieu d'eux comme un maître ; il leur demandait de mettre en commun avec lui leurs vues, leurs méthodes. « Étudions ensemble, leur disait-il, la nature du mal présent et cherchons-en les remèdes. »
« A ces excellents prêtres, il était disposé à dire tout ce qu'il avait appris de Dieu dans la prière, tout ce qu'il ne croyait pas pouvoir proclamer publiquement. Et il leur confia sans doute bien des enseignements précieux. Sa pensée était de donner au zèle du prêtre une direction sûre : « C'est très bien, observait-il, de stimuler le zèle, mais auparavant il faut l'éclairer : avant de chauffer la machine, il faut poser des rails. » C'est pourquoi il les conviait à étudier avec lui « la nature du mal présent », pour y trouver des remèdes mieux appropriés.
182:158
« Nous croyons pouvoir dire que tous les prêtres de la « petite société » se félicitèrent vivement de leurs entrevues avec le Père Emmanuel, et des conseils discrets qu'il leur donna. Ils reconnurent en lui un homme d'esprit surnaturel, très éclairé dans les voies de Dieu, et foncièrement bon : un homme qui savait par expérience ce que le bien coûte, ennemi par conséquent de toute précipitation comme de tout découragement ; un homme très attaché aux doctrines traditionnelles, très ferme dans ses jugements, mais aussi très patient et très condescendant au besoin vis-à-vis des âmes faibles. « En toute patience et doctrine », c'était là sa devise, comme elle fut celle du grand saint Paul.
« Instruisez, instruisez toujours, répétait-il, et en même temps « priez pour que le cœur se laisse pénétrer par la vérité ». Les âmes qu'il eut à cultiver peuvent rendre témoignage de la patience infatigable avec laquelle il les instruisit et de la longanimité avec laquelle il attendit les fruits des semences jetées.
« Nous tenons à mentionner ici les recommandations qu'il nous fit, quand il dut abandonner le soin de la paroisse, d'user de grands ménagements vis-à-vis de telles et telles personnes. Voilà l'homme que plusieurs ne craignirent pas de représenter comme un despote. Le Père Emmanuel était un pasteur, nul n'est moins despote qu'un pasteur.
« Il répugnait extrêmement, tout en maintenant fermement la discipline de la paroisse, à user des procédés autoritaires. Ainsi, il ne disait jamais : « Je vous commande de faire ceci, obéissez-moi », mais « Faites ceci pour plaire à Dieu, à Notre-Seigneur » ; c'est le grand mot qu'il eut toujours à la bouche, avec lequel il obtint des merveilles.
« Si son œuvre fut si solide, c'est qu'elle était basée, non pas sur le sic volo sic jubeo, mais sur des convictions fortes créées dans les esprits, sur l'amour de Dieu infusé dans les cœurs. »
A la fin du Traité du Ministère, écrit de la main du Père Emmanuel, nous lisons : Règles de conduite pour les curés. Le Père se proposait de consigner là quelques maximes des saints Pères, directrices de la vie sacerdotale. Or, il ne s'en trouve qu'une seule et la voici :
« Un pasteur qui prétend obliger l'esprit de ses paroissiens par son pouvoir seul, au lieu de les attirer à la foi, la leur fait perdre ou les empêche de la recevoir de Dieu. »
La source de cette maxime n'est pas indiquée : mais quelle matière à réflexions ! La foi ne se commande pas, elle s'obtient. Et la manière de l'obtenir, c'est de l'enseigner, et de l'enseigner dans sa pureté, avec un grand esprit de foi.
183:158
Elle s'impose dans un sens, oui, mais par voie de conviction. Ainsi procédait le Père Emmanuel, pour engendrer la foi dans les esprits.
Avec son âme, car elle est dans le TRAITÉ DU MINISTÈRE, nous avons livré tout ce que nous avons pu recueillir de lui pour contribuer au bien des âmes sacerdotales.
Il est plus que temps de nous effacer ; c'est lui qui va parler.
D. Bernard Maréchaux,
Abbé de Sainte-Françoise Romaine.
La loi de 1901 contre les congrégations religieuses amena la dissolution de la petite communauté du Mesnil-Saint-Loup, trop pauvre pour faire les frais d'une installation à l'étranger. D'ailleurs le monastère était, en ses débuts, comme une émanation de la paroisse même, car l'enseignement du Père Emmanuel y avait fait se révéler les âmes contemplatives, et c'est là un des caractères extraordinaires de l'œuvre du Père.
Après la mort du Père Emmanuel, dom Bernard Maréchaux fut nommé par les supérieurs de la congrégation des Bénédictins Olivétains abbé de Sainte-Françoise Romaine, sur le Forum, maison d'étude des religieux de la congrégation.
Il y resta jusqu'en 1914 et, désireux de finir sa vie religieuse là où il l'avait commencée, il revint au Mesnil-Saint-Loup comme abbé de Notre-Dame-de-la-Sainte-Espérance. Il y mourut en la Vigile de Noël, l'an 1927.
184:158
### La bataille du verset 6
***Du nouveau : un aveu considérable***
SAISISSONS-NOUS, il en vaut la peine, de l'article publié dans les *Études* d'octobre 1971 par M. Pierre Grelot, professeur à l'Institut catholique de Paris et secrétaire de l'Association catholique française pour l'étude de la Bible. Il reconnaît que notre interprétation du verset 6 de l'épître des Rameaux est celle qui est traditionnelle dans l'Église latine.
C'est la première fois dans ce débat. C'est le plus écumant de nos adversaires qui avoue. Et c'est bien un aveu, selon la plus stricte définition : *reconnaissance par une partie du fait qui est allégué contre elle.* Le fait principalement allégué par nous, le voilà reconnu.
#### I. -- Précision liminaire
L'aveu de M. Pierre Grelot ne coïncide pas exactement avec la réalité : il nous en accorde un peu trop ici et pas assez là. En substance et en gros, il nous accorde pourtant ce que nous tenons pour l'essentiel.
En la page 456 du numéro cité des *Études,* M. Grelot expose que notre interprétation du verset 6 remonte à saint Ambroise ; et que « l'autorité de saint Ambroise, puis de saint Augustin » l'a léguée aux théologiens latins ; les théologiens du Moyen Age « l'ont transmise aux commentateurs de la Contre-Réforme » ; on la trouve dans « toutes les traductions françaises des XVI^e^ et XVIII^e^ siècles ».
Voilà donc très précisément ce que reconnaît M. Pierre Grelot : que notre interprétation est la plus ou la seule traditionnelle dans l'Église latine du IV^e^ au XVIII^e^ siècle.
185:158
En nous accordant saint Ambroise, entièrement et sans nuances, M. Pierre Grelot nous accorde un peu trop ([^77]). Il ne nous accorde pas assez en nous refusant paradoxalement saint Jérôme ([^78]), et en s'arrêtant au XVIII^e^ siècle. C'est jusqu'au XX^e^ siècle, c'est jusqu'au P. Lagrange (compris) que l'interprétation traditionnelle a été tenue et soutenue.
C'est pourquoi nous disons, plus précisément et plus complètement que M. Grelot : *l'interprétation traditionnelle dans l'Église latine depuis saint Jérôme au moins jusqu'au P. Lagrange inclus.*
#### II. -- Sur un certain type de polémique
-- Mais ce Pierre Grelot, n'est-ce point celui que déjà nous connaissons, celui qui vous avait procuré votre « rétribution » ? -- C'est bien lui. Sa verve débordante, dans un article printanier du *Figaro,* nous déclarait, *en pesant ses mots,* disait-il, coupables d' « une indignité qui déshonore ses auteurs » ([^79]). Cette fois-ci sans prendre la peine de « peser ses mots », il nous dénonce comme des *Torquemada de sous-préfecture* (pas plus !) et des *maîtres-chanteurs* (pas moins !). On voit comme il nous aime ; et que ce n'est donc point par complaisance pour nous qu'il a fait son aveu.
Page 453 des *Études :* « J'ai peine à garder ma patience devant les fulminations d'un Torquemada de sous-préfecture qui s'arroge les pouvoirs du Grand-Inquisiteur. »
Page 457 : « On ne saurait être trop sévère pour les maîtres-chanteurs qui font ici une basse besogne. »
186:158
Je précise, car on pourrait en douter, que ce qui est ainsi qualifié par M. Pierre Grelot, ce sont bien les articles parus ici qui s'efforçaient de retrouver et de relever l'interprétation traditionnelle du verset 6.
Il n'est pas sûr que notre honorable contradicteur se soit en cela tenu à l'intérieur des limites de la véhémence éventuellement permise dans la critique ou la polémique. Le terme de *maîtres-chanteurs,* notamment, ne constitue-t-il pas le délit d'injures et diffamation tel qu'il est réprimé par les lois ecclésiastiques et civiles ? On aurait pu demander à un tribunal civil ou ecclésiastique d'en décider, si justement M. Grelot n'avait pris, dans les *Études* comme précédemment dans le *Figaro,* la précaution de ne donner aucune référence et aucun nom. Il préfère demeurer solidement retranché dans la position de l'insulteur sans risques. N'ayant nommé personne, il échappe aussi bien aux poursuites judiciaires qu'à l'application du droit de réponse. Et voici comment il s'en explique :
« Je ne citerai ici, au déplaisir probable des amateurs de polémique et de petite histoire, aucun nom, ni de revue, ni de publiciste. Si je fais allusion à tel ou tel article que j'ai sous les yeux, ou si j'en détache occasionnellement des phrases, je le ferai de façon anonyme. Car, si je déteste un certain type de polémique, ce n'est pas pour m'y livrer à mon tour. »
C'est assez gros. Mais je parierais qu'il est sincère. S'il nous traite de « maître-chanteurs » dans les *Études* et d' « auteurs déshonorés » dans le *Figaro,* c'est avec bonne conscience, tout à fait persuadé de ne pas « se livrer » à « un certain type de polémique » : puisqu'il le fait dans l'anonymat qui excuse et couvre tout. Je suis même étonné qu'il n'ait pas ajouté qu'il agit ainsi par souci d'être *charitable :* mais je suppose qu'il n'a pas manqué de le penser. Si au contraire il donnait honnêtement les références des textes qu'il cite et des auteurs qu'il injurie, il aurait l'impression de s'abaisser à une vile bousculade. En nous insultant sans nous nommer, il a sans doute le sentiment de faire non de la polémique mais de l'exégèse. De fait, son exégèse elle aussi omet toute espèce de références, sous le prétexte invoqué qu'elles seraient « fastidieuses », qu'elles « renverraient à des auteurs ou à des textes difficilement consultables », et qu'enfin, ajoute-t-il, « ceux qui s'occupent de patrologie ou de théologie médiévale trouveront aisément le moyen de vérifier les bases de ma documentation » ([^80]). Autrement dit, après l'insulte sans risque, l'affirmation gratuite.
187:158
Nous l'avons remarqué, non point par mélancolie, mais pour l'instruction de nos lecteurs : *Professer l'interprétation catholique traditionnelle, c'est toujours s'exposer à être ridiculisé, déshonoré, persécuté dans le monde. Et maintenant que le monde est entré dans l'Église, c'est désormais s'exposer à être ridiculisé, déshonoré, persécuté dans l'Église, par des ecclésiastiques professeurs d'Institut catholique et secrétaires d'Associations pour la Bible.*
Encore pour l'instruction de nos lecteurs, mais aussi pour leur réconfort, remarquons qu'il valait la peine de s'exposer aux fureurs et aux crachats : l'interprétation traditionnelle du verset 6, personne n'en parlait plus nulle part au moment où nous avons entrepris de la relever ; et maintenant l'adversaire est contraint de prendre son existence en considération. La reconquête de l'Écriture a ainsi marqué un point, de première importance.
#### III. -- A chacun son dû
Mais si je taisais une précision nécessaire, je serais coupable de vantardise par omission. Je laisserais supposer que je suis personnellement visé par les somptueux clichés de l'invective *Torquemada de sous-préfecture qui s'arroge les pouvoirs du Grand-Inquisiteur.* Si encore elle était au pluriel, je pourrais au moins m'en attribuer une part. Elle est au singulier. Et je ne puis vous dissimuler plus longtemps, mon cher Louis Salleron, qu'à bien examiner le contexte, et qu'à soigneusement appliquer à cette page 453 des *Études* toutes les ressources de la critique interne, il apparaît que c'est à vous qu'elle s'adresse. C'est après avoir cité « de façon anonyme », comme il dit, une phrase de vous, que M. Pierre Grelot fait confidence de son intime vertu : « *J'ai peine à garder ma patience devant les fulminations d'un Torquemada de sous-préfecture qui s'arroge les pouvoirs du Grand-Inquisiteur *»*.* Si M. Grelot n'avait pas réussi, non sans peine certes, mais enfin réussi à garder sa patience devant vos fulminations, mon cher Salleron, nul ne sait à quelles extrémités il aurait pu se porter contre vous. Mais toujours « de façon anonyme », bien entendu.
Nos COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES sont insouciants, c'est de leur âge : figurez-vous qu'ils n'ont mené aucune enquête exégétique sur le point de savoir ce que M. Grelot peut bien avoir contre les « sous-préfectures » ; ils n'ont pas non plus cherché à discerner, par l'étude électronique des phonèmes et des clausules, quel Torquemada M. Grelot entendait mettre en cause, Juan ou Thomas ? Sans aucune démarche scientifique préalable, ces jeunes gens ont décidé de fonder l'*Ordre des Torquemada de sous-préfecture,* dont l'insigne est un grelot s'agitant au bout d'un cordon, insigne défini en ces termes dans l'acte de fondation :
188:158
« sonnette constituée d'une boule creuse, percée de trous, contenant un morceau de métal qui la fait résonner de façon anonyme dès qu'on l'agite ». Ils ont l'intention de décerner cet Ordre honorifique à ceux qui se seront distingués dans la reconquête du sens traditionnel de l'Écriture sainte. Ils venaient me l'attribuer, par l'effet d'une lecture insuffisamment approfondie de la page 453 des *Études.* Je leur ai fait constater que vous seul, mon cher Salleron, pouviez en être le premier titulaire. D'ailleurs je m'avise que, bien qu'honoraire maintenant, vous êtes toujours professeur à l'Institut catholique, et que le délicat procédé de M. Grelot à votre égard est en outre celui d'un collègue. Merveilleuse collégialité.
#### IV. -- Ce que l'on avait caché aux évêques
Quand fut publiée la première version nouvelle du verset 6 -- celle qui faisait dire à saint Paul : *Le Christ Jésus est l'image de Dieu, mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu* -- cela nous parut manifestement scandaleux ; matériellement hérétique. Louis Salleron écrivit à l'évêque président de la commission francophone. J'écrivis au pape Paul VI. Conséquence : on eut une seconde version nouvelle du verset 6, qui faisait dire à saint Paul : *Le Christ Jésus, tout en restant l'image de Dieu, n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu.* C'était aussi scandaleux ; et, matériellement, aussi hérétique.
Notre rôle propre fut de montrer et de faire savoir que ces versions scandaleuses étaient *contraires à l'interprétation constamment tenue dans l'Église depuis saint Jérôme au moins jusqu'au P. Lagrange* *inclusivement.*
Nous avons retrouvé, nous avons relevé cette interprétation traditionnelle qui était complètement oubliée des évêques, des experts et des commissions : on prenait pour interprétation traditionnelle la traduction récente de la Bible de Jérusalem ([^81]). On l'avait oubliée à tel point qu'un exégète de profession, M. André Feuillet, pouvait la rencontrer sans la reconnaître, et l'écarter négligemment comme «* parfois soutenue dans le passé *» ([^82]). Les évêques responsables n'ont pas su qu'on leur faisait rejeter l'interprétation traditionnelle : on leur a dit qu'ils rejetaient seulement Salleron et Madiran !
189:158
J'ai sous les yeux, enfin, ce n'est pas trop tôt, sept mois après coup ([^83]), le texte de la *Note secrète* envoyée aux évêques français le 8 mars 1971 : ce n'est pas celle que j'avais nommée ainsi et dont j'avais reconstitué le texte d'après les Bulletins diocésains, celle-ci n'en était qu'une annexe, le schéma préfabriqué d'un « communiqué mis à la disposition (des évêques) pour publication éventuelle dans les Semaines religieuses » ([^84]). J'avais pris la partie pour le tout. Je n'avais reconstitué que cette annexe à destination exotérique. Mais il y avait la Note elle-même, ésotérique, demeurée secrète absolument. -- Cette Note secrète du 8 mars 1971 fut envoyée « à NN. SS. les évêques de France » par la « commission épiscopale de liturgie » : elle était une « communication de NN. SS. Boudon, Coffy et Le Cordier » sur la traduction du verset 6. La dite « communication » commence par ces deux alinéas :
« A la suite de la campagne lancée par M. Madiran dans la revue *Itinéraires* un certain nombre d'évêques ont interrogé la Commission de liturgie sur le bien fondé de la tradition proposée et sur ses conséquences pastorales.
« Mgr Coffy, président de la commission épiscopale de liturgie (C.E.L.), Mgr Boudon, président de la commission internationale de traduction pour les pays de langue française (C.I.T.F.) et Mgr Le Cordier, plus spécialement chargé de suivre, pour tous les évêques francophones, les travaux des commissions de traduction, ont fait le point sur ces questions et proposent leurs conclusions à tous les évêques. »
A aucun endroit de cette « communication » Leurs Grandeurs Coffy, Boudon et Le Cordier n'expliquaient aux autres évêques qu'on leur demandait de prendre position contre l'interprétation traditionnelle. S'ils le taisaient, c'était d'ailleurs, fort probablement, parce qu'ils l'ignoraient eux-mêmes.
190:158
#### V. -- Ce qu'on a raconté aux évêques
Donc, la commission épiscopale ne s'avouait pas en opposition avec l'interprétation traditionnelle. Elle se déclarait en opposition seulement avec :
1° « La campagne lancée par M. Madiran dans ITINÉRAIRES. »
2° « Les remarques de M. Feuillet, professeur d'exégèse à l'Institut catholique de Paris », qualifiées un peu plus loin de « sévères ».
Ces « remarques sévères » de M. Feuillet ne concernaient que la première version nouvelle. La seconde version, précisait la communication secrète, a eu son « accord complet ». Les évêques commissaires avaient su ramener M. Feuillet à la raison ; ils ne se contentèrent d'ailleurs pas de son accord verbal, si complet fût-il : ils surent encore obtenir de lui, en septembre 1970, une approbation écrite, dont ils font état auprès de leurs collègues dans l'épiscopat ([^85]).
Dès lors, M. Feuillet étant définitivement neutralisé, les évêques ne se croient plus en opposition qu'avec « les articles parus dans la presse et la campagne de M. Madiran » qui à nouveau « suscitent des inquiétudes sur l'exactitude » de la seconde traduction nouvelle du verset 6.
Devant cette situation les trois évêques commissaires déclarent à leurs collègues :
1° « Une information sera diffusée dans la presse pour rassurer les esprits inquiets. »
2° « On trouvera ci-jointe une note susceptible d'être publiée en tout ou en partie dans les Bulletins religieux diocésains » c'est celle-ci que nous avions prise pour le tout de la Note secrète et dont nous avions reconstitué le texte à partir des diverses publications plus ou moins partielles qui en avaient été faites.
A cette communication était encore jointe la Note technique ([^86]) ; on peut la relire elle aussi : quand elle mentionne l'interprétation de la Vulgate, elle ne la comprend plus ([^87]).
191:158
Pour tout le monde, experts, exégètes et évêques, il n'y avait donc en présence que :
I. -- L'interprétation de la Bible de Jérusalem, tenue à juste titre, même par ses auteurs, pour insoutenable, -- mais que l'on prenait pour l'interprétation traditionnelle.
II\. -- Les deux nouvelles traductions successives.
III\. -- « Les articles parus dans la presse et la campagne de M. Madiran. »
Désarmés spirituellement et doctrinalement, quelques évêques ont pourtant le bon mouvement d'en revenir de confiance à l'interprétation traditionnelle : mais ils ne savent ni où la trouver ni quelle elle est, et ils se retranchent sur l'interprétation de la Bible de Jérusalem.
Simultanément, les falsificateurs et leurs complices attiraient l'attention exclusivement sur le début du verset 6 : *Qui cum in forma Dei esset*, et la détournaient de la seconde partie du verset, sur quoi portait notre principal reproche ([^88]). Nous étions seuls, comme si nous l'avions inventé, à dire que cette seconde partie du verset signifie : «* Il n'a pas regardé son égalité avec Dieu comme une usurpation. *» Personne, parmi leurs experts, leurs exégètes et leurs commissaires, ne faisait savoir aux évêques que cette signification est *la plus* voire *la seule* traditionnelle.
La nouveauté capitale est que maintenant, au milieu de ses injures et de ses tortillements, l'adversaire nous en donne acte.
Les évêques finiront peut-être par le savoir : montrez-leur, agitez-leur sous le nez le Grelot des *Études.*
\*\*\*
Ceux qui sont en dialogue avec les évêques français (ce n'est certes pas mon cas), ceux qui nous racontent qu'il faut être optimiste sur les progrès d'un tel dialogue, j'ignore ce qu'ils disent aux évêques. Mais l'une des premières choses à leur dire serait de les éclairer sur leurs falsifications de l'Écriture. Celle qui, dans leur Lectionnaire approuvé par *le* Saint-Siège lui-même, fait dire à saint Paul que *pour vivre dans la sainteté, il faut prendre femme* ([^89]), n'a besoin d'aucun commentaire. Il suffit de l'énoncer ; ou de la souligner d'un coup de crayon.
192:158
Les évêques qui n'y trouveraient rien à redire, ou qui déclareraient avoir besoin d'explications, il est inutile de leur expliquer quoi que ce soit. Mais pour le verset 6, et compte tenu de leur niveau doctrinal et spirituel, des explications leur sont indispensables. On ne pouvait les envoyer s'instruire chez Salleron ou chez Madiran ? On peut maintenant leur citer Grelot. Si les dialogueurs avec l'épiscopat ne font même pas ça, on se demandera à quoi ils servent.
\*\*\*
-- Mais enfin, dira-t-on, vous n'allez pas essayer de faire croire que Grelot se rallie à votre position ?
-- Non pas. Bien sûr. Il nous accorde (trop) saint Ambroise. Il nous accorde saint Augustin. Et saint Thomas d'Aquin. Et tous les théologiens latins. Et la suite. Bref, la tradition de l'Église latine. Mais il ajoute que l'Église latine s'est trompée : qu'elle a, depuis le IV^e^ siècle, fait « un beau contresens ». Si M. Grelot nous accuse d' « *utilisation inintelligente de saint Thomas *» (p. 457), ce n'est point pour nous être mépris sur sa pensée, c'est au contraire, pour l'avoir exactement, pour l'avoir fidèlement comprise, traduite et défendue, au lieu de la rejeter.
-- On ne voit donc pas ce que votre position gagne à l'article de M. Grelot : il dit lui aussi que vous vous trompez.
-- Non. Il dit, lui, que *l'interprétation traditionnelle se trompe,* -- et nous avec elle. Ce n'est pas la même chose. Il ne dit pas qu'il y a une campagne de presse de Madiran, une interprétation de Madiran, qui sont fausses. Il dit que Madiran a l'inintelligence de reprendre à son compte l'interprétation traditionnelle, laquelle est erronée. C'est une clarification de grande portée.
Et c'est ce qu'il eût été loyal de dire aux évêques ; et au peuple chrétien. C'est ce que M. Grelot lui-même taisait et dissimulait en avril dans son article du *Figaro.*
Lui dire, au peuple chrétien, leur dire, aux évêques : -- Il y a une interprétation du verset 6 qui a toujours été tenue par l'Église latine, de saint Jérôme au moins jusqu'au P. Lagrange inclus. Saint Thomas en a fait le commentaire justificatif. Mais quelques exégètes contemporains, Lamarche, Feuillet, Grelot, avancent des *hypothèses séduisantes* selon lesquelles l'Église latine s'est constamment trompée sur le verset 6. Choisissez. Rejetez la tradition de l'Église. Suivez les séductions hypothétiques de la dernière pluie...
\*\*\*
193:158
On nous dira encore :
-- Vous rouvrez, et par le plus mauvais côté, une vieille querelle. A vous entendre, aucun progrès jamais ne serait ni nécessaire ni possible dans l'exégèse. Aux travaux des Grelot, des Feuillet, des Lamarche, vous pourrez toujours opposer l'interprétation traditionnelle, moyen trop commode de les écraser sans les entendre...
-- Point. Nous les entendons. Nous les écoutons. Nous les lisons avec attention, précision, patience, même quand ils nous traitent de *maîtres-chanteurs* et *d'auteurs déshonorés :* il me semble que nous l'avons montré. Nous avons montré à quel point nous étudions leurs travaux, pesons leurs arguments. Nous ne leur opposons pas l'interprétation traditionnelle ; nous remarquons qu'ils s'y opposent, c'est un fait, un fait qu'ils cachaient ou dont ils n'avaient pas conscience ; nous voudrions qu'ils confessent nettement cette opposition, comme M. Grelot vient, le premier, de la confesser : nous l'en félicitons. Nous irions jusqu'à l'en remercier, et peut-être jusqu'à l'en embrasser, si quelque chose d'un peu épais dans ses manières ne refroidissait notre chaleur à son égard.
-- Oui, oui, mais parce que vous jouez une carte truquée. Vous dites *tradition,* pensant qu'il suffira de l'invoquer, ou de l'attester, pour imposer un ralliement automatique, non critique, à votre position.
-- Nullement. Il n'y a pas *notre* position, au sens où nous aurions inventé une interprétation du verset 6. Il y a le fait que l'interprétation traditionnelle était méconnue, oubliée, inconnue. Il y a secondement le fait que nous l'avons exhumée, relevée, remise en circulation. Non point cependant par une démarche non critique. Au contraire. Si l'on veut bien relire ce que nous avons très explicitement écrit depuis le début de la controverse, on verra que nous nous sommes ralliés à l'interprétation de saint Thomas non point à cause de son *autorité,* mais à cause de ses *raisons.* Nous nous y sommes ralliés peu à peu, à mesure que nous redécouvrions ces raisons et que nous les comparions aux allégations contraires. Ce faisant, nous gardions et nous gardons présent à l'esprit que la signification du verset 6 n'a pas été définie par le Magistère de l'Église d'une manière infaillible et irréformable. Il n'est pas a priori et de soi absolument impossible que l'interprétation traditionnelle du verset 6 soit un contresens : certes point un contresens *dogmatique,* selon la distinction de M. Grelot, mais éventuellement un contresens *exégétique...*
-- Vous le dites sérieusement, ou par clause de style ?
-- Je le dis sérieusement. Parce que c'est ma conviction. Parce que c'est ma position. Conforme il me semble à l'enseignement de l'Église. Les *raisons* de saint Thomas ont entraîné ma *certitude.* D'autres raisons, contraires et meilleures, me feraient changer d'avis. Mais des *hypothèses,* même furieusement à la mode, n'y suffiront pas, et c'est toute la question.
194:158
Aux certitudes -- non infaillibles, mais fortement motivées -- de l'interprétation traditionnelle du verset 6, l'exégèse moderne oppose des conjectures. Je l'ai déjà dit, oralement et par écrit, à M. André Feuillet : *Nous ne faisons aucun obstacle au développement de vos hypothèses même les plus aventureuses. Nous n'acceptons pas qu'une autorité, arbitraire en cela, et en cela ignorante, vienne imposer vos hypothèses à la place de nos certitudes*.
\*\*\*
Une dernière précision. Si j'invoque seulement l'interprétation traditionnelle dans l'Église LATINE *de saint Jérôme au moins jusqu'au P. Lagrange inclus*, ce n'est point parce que je concéderais que l'interprétation grecque est contraire : simplement, je concède qu'elle est moins nette. En faveur d'un autre sens de la seconde partie du verset 6, un sens que nous combattons, le P. Prat invoquait « l'autorité des Pères grecs », mais nous avons montré pourquoi, de son propre aveu, il l'invoquait à tort. A la différence de M. Grelot, nous avons donné les références ([^90]) : et nous contestons son affirmation gratuite selon laquelle « la plupart des Pères grecs » auraient compris ARPAGMOS comme signifiant : « proie à retenir ». Mais les affirmations gratuites de M. Grelot n'ont pas tellement d'importance et n'appellent pas qu'on s'y attarde davantage.
Jean Madiran.
195:158
## NOTES CRITIQUES
### Bibliographie
Général Moshé Dayan : *Journal de la campagne du Sinaï* (Fayard). Colonel F.-O. Miksche : *Capitulation sans guerre, 1970-1980* (La Table Ronde).
C'est à dessein que nous juxtaposons ces deux livres. L'un et l'autre ont été écrits par des personnalités hors série et traitent de la stratégie.
Nous avons eu la bonne fortune de rencontrer sur notre route le général Dayan et le colonel Miksche, alors qu'ils étaient encore inconnus.
Moshé (Moïse) Dayan est né en 1915 dans le premier village collectiviste de la vallée du Jourdain. Dès l'âge de quinze ans, ce « sabra » participe aux activités de la Hagana. Instructeur clandestin des officiers de cette organisation juive d'autodéfense, en 1938, il est fait prisonnier par les Anglais, condamné à dix ans de prison et incarcéré dans la forteresse de Saint-Jean d'Acre. Libéré en 1941, il prend part à l'invasion de la Syrie par les Anglais et perd un œil au cours d'une opération de commando contre les Français alors aux ordres du général Dentz. Après la guerre, en 1948, il commande le front de Jérusalem pendant les hostilités contre la Jordanie. Il est un des co-signataires des accords de Rhodes (1949). Chef d'État-Major Général, il assume, au cours de la campagne du Sinaï (1956) le commandement suprême. Député au Parlement israélien, il est nommé ministre de la Défense nationale, remplit ces fonctions pendant la campagne des Six Jours (1967) et continue à les exercer actuellement. Ce soldat valeureux ne s'est pas cantonné dans le domaine militaire. Il a été ministre de l'Agriculture en 1960 dans le Cabinet Ben Gourion et s'intéresse à la préhistoire.
Moins connu, Ferdinand-Otto Miksche est aussi une personnalité de premier plan. Il naquit en 1910 dans la Silésie autrichienne qui fit plus tard partie du *territoire des Sudètes* en Tchécoslovaquie.
196:158
Son père était le chef du bureau de Logistique du général Conrad von Hötzendorf, généralissime autrichien pendant la première guerre mondiale et vainqueur des Italiens à Caporetto. Miksche participe à la guerre d'Espagne (1938). Pendant la guerre de 1939-45, il sert dans l'armée française et appartient au bureau des opérations du général de Gaulle à Londres. A ce titre, en 1943, il fut l'auteur d'une étude constituant la base du planning de la Résistance en France. Après la guerre, Salazar le nomme professeur à l'Institut des Hautes Études militaires du Portugal. Spécialiste de réputation mondiale en matière militaire, il a écrit une douzaine de livres publiés en anglais, en allemand, en espagnol et en français.
De tels palmarès confèrent à leurs titulaires quelque qualification pour traiter les problèmes de stratégie.
Moshé Dayan, s'il revendique la responsabilité de tout ce qui a été écrit dans les pages de *La Campagne du Sinaï*, tient à souligner que son livre ne saurait être considéré comme une histoire officielle de cette campagne et présente les événements d'un point de vue strictement personnel. Ce fait, étant donné la forte personnalité de l'auteur, exempt de conformisme, ne contribue pas peu à la valeur de ses appréciations. Il juge sévèrement le comportement des Britanniques au moment de l'affaire de Suez, leur stratégie, prudente et compassée (« le plan des cent navires »), « l'hypocrisie » des dirigeants de Londres expliquant au monde que leur action était destinée à arrêter l'avance israélienne. En lisant *Le Journal de la campagne du Sinaï*, on comprend les raisons de l'échec de l'opération franco-britannique sur le canal... L'auteur ne dissimule nullement les erreurs commises du côté israélien, les échecs locaux ; les pertes subies, l'absence de préparation aboutissant à de fâcheux effets : véhicules mal au point, réservistes rejoignant tardivement, manque de reconnaissances aériennes. Mais il justifie cette absence de préparation par la nécessité d'obtenir le résultat avant que l'U.R.S.S. et les États-Unis puissent exercer une pression politique sur le gouvernement d'Israël. « Cette préparation insuffisante, écrit Dayan, nous a coûté cher, mais elle a rendu la victoire possible... Conduire les opérations d'une manière plus orthodoxe eût fait subir à notre armée le même sort que celui des forces franco-anglaises. » Cet exemple illustre un principe bien connu (et si souvent inappliqué) : les modes stratégiques et tactiques doivent être adaptés aux conditions politiques du moment. L'auteur montre également comment Israël n'a pas hésité à pénétrer sur le territoire de l'adversaire, à exercer le droit de suite afin de mettre fin au terrorisme des Arabes. Il rend hommage au courage des troupes israéliennes : ce général lançant une attaque avant l'heure fixée ; cet autre refusant de retarder l'assaut au cours duquel il devait être tué ;
197:158
ces réservistes n'ayant pas reçu leur ordre d'appel et rejoignant spontanément leur unité « parce que dans leur village des camarades partent »... « La force vitale de l'armée, écrit Dayan, c'était ce désir ardent, irrésistible, qu'avaient tous les participants de foncer malgré les obstacles, animés par la certitude que le destin de la campagne en dépendait ». Que d'exemples ce petit peuple donne depuis 1948 au monde occidental, empêtré dans les complexes d'un système démocratique et ploutocratique poussé jusqu'à l'absurde ! Nous souhaitons que les responsables de nos forces militaires aient lu le *Journal de la campagne du Sinaï* et médité l'exemple de Moshé Dayan qui trouve le temps en pleine bataille de se pencher sur les vestiges de la préhistoire mis à jour par le virage brutal du char Sherman !
Puissent « nos grands chefs », mettre aussi à leur chevet *Capitulation sans guerre* de Miksche. Avec lui nous entrons dans un domaine aux espaces quasi infinis et aux lointains horizons celui de la géopolitique et de la stratégie mondiale. Cette fois, il ne s'agit plus d'un théâtre d'opérations local mais de la planète, d'action mais de supputation, nourrie, il est vrai, de l'expérience historique. Chiffres et courbes d'évolution en mains, l'auteur établit par la méthode la plus scientifique quelles seront demain les forces en présence dans le monde. Il démontre que l'O.T.A.N. ne répond plus aux rapports de force d'aujourd'hui, les intérêts américains et européens ne coïncidant pas toujours. Il souhaite que l'Europe, dont le potentiel économique atteint les deux tiers du potentiel américain, prenne conscience d'elle-même. Si l'Europe, en présence des grandes masses américaines, russes, chinoises, ne parvient pas à intégrer ses forces, au moins sur le plan du commandement, de l'armement et des services, si l'O.T.A.N. ne se décide pas à modifier son système défensif, basé sur la dissuasion des engins thermonucléaires, c'en est fait de la puissance occidentale. A la pression des mouvements subversifs de l'adversaire, à son emploi presque toujours heureux, de la *stratégie indirecte,* il lui faut pouvoir répondre par une résistance *offensive.* Elle doit disposer, non seulement des armes nucléaires, dont l'utilisation aboutirait à la destruction du monde, mais également de moyens de combat classiques qui ont eux aussi un pouvoir de dissuasion. Faute de réviser sa stratégie comme son éthique, l'Occident se verra contraint à une capitulation sans guerre.
Miksche agrémente son tableau noir d'agréables arabesques. Le bon sens et l'humour ont une large part dans son livre. Chemin faisant il ne craint ni de citer un axiome latin, ni de faire appel à Molière.
198:158
La lecture de ces deux livres est réconfortante. Pourvu que l'Occident sache conserver dans ses rangs des soldats moralistes tels que Moshé Dayan et Ferdinand Miksche, sa civilisation peut espérer sa survie. Si les armées ont besoin de savants, en fin de compte ce sont des chefs humanistes qui gagnent les batailles. César, Jeanne d'Arc et Napoléon n'étaient point des technocrates.
Jacques Dinfreville.
#### Virgil Gheorgiu L'espionne (Plon)
Bien que ce roman abonde en personnages vigoureusement dessinés, celui qui sans doute nous intéresse le plus est l'auteur ; il se met en scène sous son nom et dans ses activités réelles de prêtre orthodoxe, d'écrivain, de guide spirituel des émigrés roumains à Paris. Notre indiscrète curiosité nous amène à nous demander quelles furent les parts respectives de la fiction et de l'expérience vécue dans cette intrigue où nous trouvons à la fois un roman d'espionnage, un réquisitoire politique et un cas de conscience religieux. Le mystère policier et les découvertes habilement ménagées représentent en même temps l'approfondissement progressif d'une vérité politique et l'intensité croissante d'un drame psychologique et spirituel. La fusion de la réalité et de la narration romanesque fournit un point de départ assez déroutant, mais stimulant pour l'imagination comme un drame de Pirandello ; et la construction de l'œuvre est habile. Il est nécessaire que, périodiquement, des talents aussi sûrs que celui de l'auteur de la *Vingt-Cinquième heure* rappellent aux peuples oublieux le véritable aspect de l'oppression communiste, avec ses massacres, son machiavélisme meurtrier, la pourriture de ses dirigeants et de ses profiteurs ; il est également indispensable que ces affirmations soient étayées par la garantie morale indiscutable que présente l'écrivain. *L'Espionne* est un livre qui parle assez haut et assez clair pour se faire entendre d'un certain nombre de sourds, malgré les informations diplomatiques anesthésiantes qu'on nous prodigue ; les échos de visites de gens d'Église au-delà du rideau de fer ne doivent point nous faire oublier que ceux-ci n'agissent qu'en négociateurs, que leurs négociations ne sont pas d'emblée assurées du succès, et que le silence qui les suit ne signifie pas forcément leur réussite ! Ici, un chrétien nous met en garde même contre les bons sentiments, par exemple à propos de l'exploitation communiste des secours internationaux lors des inondations : cet univers soumis aux principes obscurs de la « Kremlinologie » excelle à tout subvertir et à *tout* corrompre.
199:158
Je resterais cependant assez réticent devant certaines perspectives de Virgil Gheorgiu. Sans être admirateur fanatique des modes de vie américains, je ne suis pas sûr que l'immoralité de la jeunesse dans la classe dirigeante communiste en Europe Orientale, ou à Paris en mai 68, se réduise à l'extension d'un « mal américain » : l'esprit slave et l'esprit latin ont aussi leurs déficiences... Un autre point m'inquiète. Sans doute est-il normal que la charité du prêtre enveloppe à la fois les persécuteurs et les persécutés, surtout dans ce système des « républiques pénitentiaires » (selon l'heureuse expression de l'auteur) où le geôlier est lui-même captif et le dominateur déjà esclave ; reconnaissons aussi que l'amour de l'exilé pour tous ses compatriotes hésite à d'absolues discriminations. « Et c'est être innocent que d'être malheureux », disait non sans quelque ingénuité le bon La Fontaine. Il semble malgré tout difficile d'admettre la solution donnée au cas de conscience, et un faux témoignage accepté pour des raisons spirituelles, même si le monde à l'envers du marxisme impose une casuistique à la mesure de nécessités étranges et nouvelles. Le roman ne tourne-t-il pas quelque peu au conte philosophique, ou à l'exhortation religieuse ? C'est une source supplémentaire d'intérêt, certes ; mais nous lisons un roman en bons lecteurs captivés par la réalité apparente et totale de l'intrigue, en « Français moyens » et sans les charges crucifiantes de l'exilé et (pour la plupart d'entre nous) du prêtre. Nous ne pouvons échapper à l'inquiétude politique ni envisager facilement l'adoption française de la triste héroïne du roman : brebis égarée, ou brebis galeuse ? L'auteur, il est vrai, pourrait nous répondre que cette distinction est peu chrétienne, que nous manquons d'espérance, et que le cas de « l'espionne » reste accessible ainsi à la rédemption. Et la France, ici, n'est-elle pas le lieu encore ouvert à l'espérance la plus haute ? En plus de sa valeur proprement romanesque. *L'Espionne* offre la matière de passionnantes discussions.
J.-B. Morvan.
#### Jean-Louis Curtis Le roseau pensant (Julliard)
L'histoire de Martial Anglade constitue l'illustration contemporaine d'un thème bien connu, celui de l'enquête satirique. Platon avait fait raconter par Socrate comment il voulut vérifier l'oracle delphique affirmant que nul n'était plus sage que lui : si ses entretiens avec les « grosses têtes » intellectuelles, politiques et techniques de son temps ne réussirent point à le convaincre de son absolue supériorité, du moins lui révélèrent-ils les lacunes considérables qui se dissimulaient sous de prestigieuses réputations.
200:158
Voltaire aussi lança son Candide dans d'interminables voyages, à la recherche de Mademoiselle Cunégonde et de la vérité. Chez J.-L. Curtis, le personnage de Martial Anglade n'est ni le faux naïf ni le vrai naïf : homme mûr, homme d'affaires, jovial et robuste, coureur de filles et passionné de rugby, il n'eût sans doute jamais entrepris sa quête de vérité si, un mémorable soir, au retour d'un match, son vieux camarade Félix n'avait eu la mauvaise inspiration de mourir. Tout homme, comme le Caligula de Camus, s'aperçoit tôt ou tard souvent assez tard, que « les hommes meurent et qu'ils ne sont pas heureux ». Désormais tourmenté par l'éventualité de son propre trépas, Martial Anglade va se tourner vers les détenteurs des hautes pensées -- sans oublier ses plaisirs coutumiers, mais avec un goût de cendre de plus en plus prononcé. L'intercesseur initiatique sera son beau-frère Hubert, technocrate planificateur, auquel rien d'intellectuel n'est étranger, homme très conscient et satisfait de sa supériorité (jusqu'au jour où il sera fâcheusement compromis dans une affaire de « ballets roses »). Chemin faisant, Martial Anglade trouvera d'autres flambeaux illuminateurs dans son univers familier : son fils gauchiste, sa fille amoureuse d'un romancier faisandé ; par eux il connaîtra les salons « dans le vent », un prêtre à col roulé qu'il prendra pour un chorégraphe puis le chorégraphe, pédéraste distingué au vêtement austère qu'il prendra pour le prêtre, et des ethnologues convertis à la religion vaudou ; en somme tout ce que le monde contemporain peut offrir de « tintamarre de cervelles philosophiques » (comme eût dit Montaigne) et de « sectes aux enchères » (comme eût dit Lucien). Il n'échappera ni à Teilhard de Chardin, qui semble être la tête de Turc favorite de notre romancier, ni à Marcuse, ni à Arrabal, ni à Mac Luhan ; il connaîtra même les tourments d'une ascèse médicale imposée dans le plus pur style moliéresque. N'ayant ni l'ingénue douceur de Candide, ni l'humour intellectuel de Socrate, il manifestera par de mémorables colères un désarroi causé par une intoxication finalement proche du dérèglement psychologique. Il semble pourtant que son ange gardien s'occupe de lui, par l'entremise de la bonne tante Sarlat, certes un peu ridicule, mais proche du terroir et pourvue d'une foi solide imperméable au progressisme ; puis le suicide manqué de sa fille lui rend le sens du vrai devoir humain. Qu'adviendra-t-il de lui ? Ni pire, ni meilleur (au moins en apparence) il disparaît dans la foule après ce voyage circulaire dans notre bel environnement intellectuel : un monde étrange où l'homme qui voudrait croire n'arrive pas à savoir si le prêtre qu'il interroge croit en Dieu... « Mais, dit Martial avec une douceur meurtrie, le Christ est ressuscité. -- Certes. Et il ne cesse pas de ressusciter au cours des siècles, chaque fois que nous le rencontrons dans le visage d'un pauvre, d'un malheureux, d'un opprimé. C'est dans le visage de notre prochain qu'il faut découvrir et aimer le Christ. » (« Il ne croit pas en Dieu, c'est clair. ») Et comme Tartuffe, le théologien moderniste s'esquive au moment où Martial allait poser la question : Croyez-vous en la résurrection de la chair ? Mieux vaut peut-être qu'il n'ait point répondu : le problème restera présent chez Martial et on peut pour cette raison garder quelque bonne espérance, Martial Anglade peut finalement sembler un personnage étrangement choisi pour être, en un monde intellectuellement et spirituellement déboussolé, le gardien de la flamme ; mais c'est ainsi, et ce roman est, 1ûi aussi, un témoin imprévu de la vérité.
J.-B. M.
201:158
#### Gonzague de Reynold : Expérience de la Suisse (Éditions du Verdonnet, à Belfaux, Suisse)
Je visitais le château de Coppet avant d'aller retrouver le souvenir de Rousseau en cette île Saint-Pierre du Lac de Sienne, où il s'amusait à l'élevage des lapins, peut-être pour rendre au lapin de chou, produit corrompu de la civilisation, l'essentielle dignité du « garenne » primitif... Je n'avais cessé, depuis Chambéry, de trouver sur ma route l'enfant prodigue de Genève, à travers ces contrées du Lyonnais, de la Savoie et de la Suisse où tant d'autres esprits illustres nous font revivre des problèmes toujours actuels. Les nuances variées des expériences humaines, les rapprochements imprévus entre des génies opposés, suscitent toujours des perplexités renouvelées, quand il s'agit de la religion et de la littérature, des libertés et du libéralisme, de l'Europe et de la France, des petites et des grandes patries. Dans l'asile de Mme de Staël et de ses amis, je trouvai à la fois l'évocation prestigieuse de l'épopée militaire helvétique jusqu'à la prise des Tuileries, et aussi ce petit livre de G. de Reynold, composé pour une conférence en 1968, repris et publié en 1970. Il se situait précisément au cœur de ces sujets de méditation, en confirmait les certitudes et concernait en même temps la contrée que j'allais parcourir.
C'est de Cressier, non loin des lacs de Bienne et de Morat, que part l'itinéraire intellectuel de G. de Reynold : le manoir familial, le grenier, la bibliothèque des aïeux, le village avec le double horizon du Jura et des glaciers alpestres ; un « pays » au sens géographique exact, cette « Nvithonie » qui garde le lointain souvenir des Grecs, des Romains, des Germains et suggère des réflexions, des fictions de style légendaire, des poèmes. La première étape est donc celle de la petite patrie ancestrale et rustique ; la deuxième est celle de la cité, avec la ville de Fribourg qui représente dans son authenticité et sa valeur humaine, la notion souvent dégradée de bourgeoisie. Arrivé à l'âge d'homme, l'auteur -- envisagera la Suisse, son esprit, son essence intellectuelle. La prise de conscience progressive reste fidèle à la réalité, du « pays réel » : on peut en tirer tout un enseignement pour rétablir un art de vivre et de penser. Rien ne se fait sans amour ; on ne sacrifie ici ni aux pesanteurs matérialistes de la sociologie, ni aux abstractions gratuites et périlleuses.
202:158
Une patrie, sentie comme présente et nécessaire, c'est une patrie qui raconte et qui chante, qui offre des symboles dans l'image de ses murailles et même dans ses armoiries, comme Fribourg pour G. de Reynold.
Pour nous autres Français, quelques épisodes sont étonnants. G. de Reynold éprouva à l'égard de son pays une satiété proche du dégoût : étudiant à Paris au début du siècle, il songea à se faire naturaliser Français. Et c'est Lanson qui en lui proposant l'étude des écrivains Suisses du XVIII^e^ siècle, le détourna de ce « déracinement ». Celui que Péguy et quelques autres dénoncèrent comme un tenant du jacobinisme sorbonnard, accomplit ainsi dans la carrière de G. de Reynold une mission barrésienne ! Intervention fortuite ? Conséquence de l'intérêt majeur de Lanson pour le siècle des « philosophes » et la Suisse considérée comme bastion du libéralisme ? Qui saurait le dire ? Dans le même ordre d'idées, G. de Reynold voit dans Rousseau un représentant de l'esprit politique helvétique et cite un passage des « Dialogues » où, parlant de lui-même à la troisième personne, style conforme à son orgueilleuse humilité, Rousseau déclare qu' « il a toujours insisté sur la conservation des institutions existantes... travaillé pour sa patrie et pour les petits États constitués comme elle. » Il serait « l'homme du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d'aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien. » Citations qu'il serait amusant de servir à certains de ses admirateurs intéressés ! Nous connaissons cependant trop bien ses contradictions, ses frayeurs, son animosité très sensible ici à l'égard des « philosophes », pour penser que cette profession de foi occasionnelle puisse, malgré une part de sincérité, annuler le « Contrat Social » et donner à Rousseau le visage d'un conservateur traditionaliste, Son « esprit de géométrie » ne l'inclinait que trop, en tout cas, à faire des grands États de grandes machines.
Néanmoins, on ne peut s'empêcher de méditer sur une différence absolue qui sépare l'esprit républicain ou libéral des pays anglo-saxons, ou helvétiques, de l'idéologie démocratique française. Là-bas les principes sont contemporains de la fondation des États, et liés à l'idée de leur conservation ; ils sont partie intégrante d'un contrat ancien, jamais remis en cause : en somme des démocraties féodales. Chez nous au contraire la démocratie repose sur un impératif catégorique de contestation renouvelée, sur une revendication virtuelle contre tout contrat, et dès son institution. La première république, dont aucune des suivantes n'a refusé les exemples et les symboles, est une négation idéologique tard venue, quand le « pré-carré » était déjà constitué. Sa stratégie intellectuelle et sa nature psychologique obligeaient tous les contrats politiques successifs, d'ailleurs dépourvus d'utilité fondatrice et structurale, à n'être que précaires et partisans, hypothéqués d'arrière-pensées de revanches ou de remise en question.
Ceux qui aiment profondément la Suisse ont parfois trouvé dure la formule maurrassienne : « les idées suisses ». Il ne s'agit que des transpositions d'idéologie pure, dues, malgré qu'il en eût, à Rousseau, le plus souvent repoussé par ses compatriotes et condamné au paradoxe d'un patriotisme d'exportation. Ceci explique que Maurras ait eu tant d'admirateurs et de disciples en Suisse, et que Rousseau en terroir helvétique ne soit pas nécessairement vu dans la même perspective critique qui est celle des traditionalistes français.
203:158
Les empiétements autoritaires des révolutionnaires de 93 en Suisse n'en étaient pas pour autant acceptés, ni par la suite les propagandistes français se réclamant de Jean-Jacques. Bien des Français ne consentent point à reconnaître que le transfert de formules politiques d'un pays à l'autre les surcharge en cours de route d'éléments qui les altèrent, que ce qui est lié chez les uns à une prospérité pacifique et à un civisme organisé devient fermentation néfaste de l'autre côté des monts ou des mers. Encore aujourd'hui certains rêves d'un fédéralisme républicain chez nous risquent d'offrir au bolchevisme les morceaux d'une France découpée. Il est bon d'opposer aux prétendues « idées suisses » l'*Expérience de la Suisse* de Gonzague de Reynold, un pays réel apprécié dans sa tradition historique et humaine.
J.-B. M.
#### Jacques Biebuyck : Le serpent innocent (Casterman)
Qu'attend-on du moraliste ? En cette matière comme en quelques autres, le public (et nous en sommes tous) se montre d'autant plus exigeant, et apparemment capricieux, fantasque, qu'il se sent plus inquiet et plus sensible. Au moraliste grave, au doctrinaire, il reprochera sa froideur et son style abstrait ; au moraliste agressif, satirique ou pamphlétaire, il témoignera une attention ambiguë, dans laquelle le spectacle de l'homme en colère l'emporte parfois sur l'intérêt propre aux idées : autour de ce moraliste-là, le public fait cercle comme autour d'un bateleur, soupçonne dans ses éclats de voix une réclame publicitaire comme une sorte de parade préalable à la quête. Il est une troisième classe de moralistes qui adopte la flânerie comme procédé d'enquête, et laisse à ses observations le tour du carnet personnel, au moins l'aspect libre et touffu de l'essai ; le lecteur s'inquiètera alors de ne voir en ces songeries que détails trop personnels ou simples futilités. Pourtant il semble que la sympathie s'attache plus volontiers à ces collectionneurs attentifs d'esquisses, de silhouettes ou d'estampes inspirées par l'ambiance humaine ; et le présent recueil de J. Biebuyck répond à notre besoin sans cesse renouvelé d'interpréter ces spectacles immédiats.
Au milieu des incohérences et des gênes de la société, on finit par retrouver les éléments essentiels de coloris, de musicalité, d'harmonie permanente ; notre siècle nous paraît dur en ses contours, et d'une bigarrure trop heurtée, et pourtant nous découvrons en lui les virtualités de ces accords humains que nous ressentons dans les œuvres d'autrefois, devant un Corot ou un Chardin.
204:158
Il faut apprivoiser son « environnement » pour accéder à nouveau à l'espérance, pour méditer sur les appels que Dieu nous envoie dans des situations apparemment dépourvues d'élévation, de noblesse et de concentration tragique. L'auteur sait ici découvrir les joies, les tristesses et les problèmes en considérant ces structures du quotidien ; ainsi le rangement de l'armoire à pharmacie, ou cette plaisante définition : « Un adulte, qu'est-ce que c'est ? Je laçais mon soulier. Un coup d'œil à la rangée des chaussures familiales : -- C'est un être humain qui, en se déchaussant le soir, a le courage de délacer ses chaussures. Il insiste. -- Et un père ? -- Ma foi, ce pourrait être un homme qui, avant de se coucher, jette un regard aux godillots des siens, et une fois de plus, avec amour, se penche sur les lacets en boule, décrispe les nœuds des souliers des autres. » Ces notes sont parfois de petites comédies : le général distrait, sorti dans la rue en grand uniforme, mais coiffé d'un melon ; ou la vipère survenue dans la véranda où les dames prennent le thé, serpent innocent qui dans la panique générale, s'enfuit aussi, apeuré. A quoi bon nier que les épisodes de la condition humaine ressemblent aussi souvent, et plus encore peut-être, à du Labiche qu'à du Malraux ? Il y a du Labiche dans La Bruyère ; et dans Labiche assez d'amertume discrète. Les situations exemplaires de la tragédie nous réconfortent parfois faussement par leur aspect exceptionnel, tandis, que les tableaux touchants ou ridicules nous font sentir nos déficiences collectives ou individuelles, et nous suggèrent clairement que notre référence personnelle se situe à un niveau assez modeste ; nous ne voyons guère d'excuse pour nous dérober. J. Biebuyck replace toujours ses observations dans la perspective de la foi et sa finesse lucide le conduit à refuser une psychologie à la mode, trop marquée par l'esprit de géométrie : « La vie enseigne autre chose : que la tolérance, l'amitié, la fidélité exigent un aveuglement consenti, paternel. Savoir être un peu la dupe de ses beaux sentiments vous évite d'en nourrir d'assez ignobles... voilà qui permet à l'homme de traiter l'homme à la façon royale et pitoyable de Dieu. »
J.-B. M.
205:158
## RÉTRO
#### Il y a 15 ans
##### Décembre 1956
ITINÉRAIRES, numéro de décembre 1956 :
« ...Le martyre du peuple hongrois porte encore un autre témoignage. Il montre où est la civilisation et quelle est sa faiblesse.
« Car la civilisation, et je dis *chrétienne*, dont nos docteurs niaient jusqu'à l'existence, -- la civilisation chrétienne survit parmi nos impuretés et nos péchés, elle survit chez nous et non ailleurs. Dès le premier jour (des combats en Hongrie), l'Occident s'est mobilisé pour nourrir et soigner un peuple dans le malheur. Ce n'est pas le monde de la barbarie arabe, ce n'est pas le monde de la barbarie communiste qui, spontanément et comme par réflexe, a aussitôt pensé aux blessés, aux réfugiés ; aux enfants malades ou abandonnés. Ce n'est pas la religion de Moscou, ce n'est pas non plus celle de Mahomet qui apprend aux hommes à secourir l'homme. C'est l'Occident, le nôtre, dans la mesure profonde où il demeure chrétien, souvent sans en garder la mémoire précise. C'est la *civilisation chrétienne*, tournée en dérision par les docteurs, frappée d'inexistence par les sociologues, réduite au néant par la Semaine des intellectuels catholiques de l'année dernière, -- c'est la civilisation chrétienne qui a donné des vêtements, des vivres ; des remèdes, des secours pour ses frères accablés, sans même avoir besoin de s'interroger, sans s'occuper non plus de leur race ou de l'étiquette ou du drapeau qu'ils allaient prendre, sans savoir s'ils étaient encore communistes, ou s'ils ne l'étaient plus, ou si en vérité ils ne l'avaient jamais été. Tout ce qui avait été nié de la civilisation chrétienne, tout ce qui avait été contesté à l'Occident chrétien par ses propres docteurs faillis, s'est manifesté d'un coup, toujours vivant, et vivant seulement ici. Ni « l'humanisme marxiste » ni « l'esprit religieux de l'Islam », dans les mondes qu'ils occupent et transforment en déserts inhumains, n'ont eu ce geste de l'homme pour l'homme malheureux, du Samaritain pour le blessé inconnu au bord du chemin.
206:158
« Mais le martyre du peuple hongrois porte du même coup, le témoignage sanglant d'une vérité cardinale que nous avons oubliée depuis le temps où Péguy et Maurras d'accord sur ce point, et bien d'autres avec eux, nous en prévenaient : *c'est le soldat qui mesure l'étendue des terres où vit une civilisation.*
« La civilisation chrétienne, et elle seule, s'est portée au secours des pauvres et des malheureux. Mais elle n'était pas en mesure de leur porter le secours essentiel du soldat, qui est l'unique moyen temporel de défendre les pauvres et les malheureux contre leurs bourreaux.
« On nous a tellement menti. Nos docteurs nous ont tellement trompés, et d'abord sur nous-mêmes. Ils nous reprochaient de préparer une « digue » contre la barbarie et les moyens politiques et militaires d'un « refoulement ». Ils couvraient de sarcasmes indignés une telle intention. Ils nous accusaient d'en oublier le secours charitable aux malheureux, vêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim, soigner les malades et les blessés.
« Nos docteurs disaient exactement le contraire de la vérité.
« L'Occident avait toujours, lui, lui seul, le souci et la volonté de nourrir, vêtir et soigner les pauvres : au milieu de ses inconstances et de ses péchés, lui, lui seul, sans se concerter, sans hésiter, l'a fait dès le premier jour.
« Mais il n'a pu donner le secours militaire. Ni militairement ni politiquement il n'était prêt à opérer ce « refoulement » auquel on nous accusait d'avoir tout sacrifiée -- ce « refoulement » du communisme qui fut le premier et l'essentiel secours demandé par le peuple martyr. L'Occident n'était pas prêt à accomplir le *devoir de charité* qui est celui du soldat contre le barbare. »
\*\*\*
##### La guerre d'Algérie :
« Contrairement à tous les précédents connus, et pour la première fois, l'armée française s'est trouvée au combat le 25 décembre 1956 sans que les diverses autorités de la République française lui aient adressé un message de Noël. » (ITINÉRAIRES, numéro 10, p. 105.)
#### Il y a dix ans
##### Décembre 1961 :
Décembre 1961. La revue des Dominicains de Paris, « Signes du temps -- La vie intellectuelle », s'élève en ces termes contre ceux qui prétendent manifester aux terroristes algériens du F.L.N. quelque compréhension ou quelque charité :
207:158
« Certains, nous ne le savons que trop, sont portés par souci d'humanité ou par je ne sais quelle conception de la charité à comprendre les actes du F.L.N., à en expliquer les mobiles, quand bien même ils ne vont pas jusqu'à les excuser. Il s'agirait, pourtant, de ne point entretenir d'illusions là-dessus : tout homme a droit à notre respect, tout homme a droit à l'amour des chrétiens ; mais la manière de considérer ou d'aider un malade ou un criminel ne peut être celle dont on fait démonstration pour un bien-portant ou pour un innocent. Le premier devoir devant un malade est de le guérir, la première obligation face à un criminel est de l'empêcher de continuer ses forfaits pour l'amener, s'il y consent, à l'intelligence de son trime et à la conversion. Toute faiblesse nous est interdite, aussi bien par nécessité politique, devoirs envers l'humanité, que par les exigences même de la charité. »
Reproduisant ce texte dans notre numéro 61, (page 169), nous le faisions suivre du dialogue suivant :
-- *Êtes-vous sûr de votre citation ? Est-il possible de parler ainsi des tueurs si bien intentionnés du F.L.N. ? Cela serait sans précédent, du moins chez ces théologiens-là.*
*-- Vous avez raison de douter. Le texte ne porte pas* « *F.L.N. *»*, et jamais ces théologiens ne nous ont parlé ainsi du F.L.N. et de ses tueurs. Le texte porte en réalité :* « *O.A.S. *»*, et ce qu'il énonce ne s'applique aucunement au F.L.N.*
#### Il y a cinq ans
##### Décembre 1966 :
Le cardinal Spellman, vicaire aux armées américaines, a déclaré le 24 décembre 1966 :
« La guerre du Vietnam est une guerre pour la défense de la civilisation. Il est certain que nous n'avons pas cherché cette guerre, elle nous a été imposée, et nous ne saurions céder à la tyrannie. Comme l'ont dit notre président et notre secrétaire d'État, on ne gagne pas une guerre à demi. C'est pourquoi nous prions pour que le courage et le dévouement de nos soldats ne restent pas vains, pour que la victoire nous soit bientôt acquise, cette victoire que nous appelons de tous nos vœux, au Vietnam et dans le reste du monde.
208:158
« Car toute solution autre que la victoire est inconcevable. Comme vous le savez, nos dirigeants ont offert de s'engager dans la voie de la négociation, mais leurs offres ont été rejetées avec dédain. Car ceux qui nous combattent n'ont aucun respect de la vie humaine...
« En cette veille de Noël, j'ai l'avantage de me trouver parmi vous et de partager ainsi votre lutte. Nous devons gagner de manière à préserver ce que nous savons être la civilisation ».
Dans *La Croix* du 27 décembre 1966, l'éditorialiste Antoine Wenger déclare que les propos du cardinal Spellman ont scandalisé la conscience des chrétiens et celle de tous les hommes de bonne volonté.
A Radio-Luxembourg, le 28 décembre, le dominicain P. A. Liégé dénonce dans l'état d'esprit du cardinal « *un simplisme de croisade.* »
209:158
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### Cinq considérations sur le synode.
Ce qu'il y avait de plus mauvais dans le Synode était la *mobilisation mondaine de l'opinion publique* autour de son déroulement et plusieurs mois déjà avant qu'il ne commence. La seule mobilisation utile des fidèles eût été une mobilisation *pour la prière :* laquelle d'ailleurs est toujours nécessaire, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas Synode : « priez sans cesse », *sine intermissione orate* (I Thes., V, 17) ; « il faut prier toujours et ne jamais s'arrêter », *oportet semper orare et non deficere* (Luc, XVIII, 1). L'existence du Synode pouvait offrir une occasion de nous rappeler la nécessité d'être davantage suspendu à Dieu par la prière. Elle a été au contraire une occasion d'être davantage suspendu aux « dernières nouvelles » de la religion catholique, et de se comporter comme si, dans la religion catholique, le plus important c'était toujours les « dernières nouvelles ». On attendait des nouveautés. On attendait leur acceptation ou leur rejet. Sans avoir compris le *peu* d'*importance* de ce rejet ou de cette acceptation *par le Synode.* Théâtre d'ombres.
Ce n'est donc point par négligence, c'est de propos fermement délibéré que nous n'avons, d'aucune manière et en aucun sens, participé à cette vaine mobilisation de l'opinion autour du Synode.
Telle est notre première considération.
Seconde considération :
Notre seconde considération est connexe à la première : les vraies questions, et les plus graves, n'étaient pas au programme du Synode.
Nous ne voulons pas dire que le « célibat ecclésiastique » ou la « justice dans le monde » n'aient aucune importance réelle. Nous disons que *le plus* important, *le plus* grave, *le plus* scandaleux ne s'inscrit ni à l'un ni à l'autre de ces deux chapitres, et qu'ainsi la mobilisation de l'opinion publique autour du Synode était un *divertissement.*
210:158
Le plus grave aujourd'hui, c'est l'autodémolition de la messe et des autres sacrements.
C'est aussi (voire, sous un rapport, davantage encore) la falsification de l'Écriture sainte dans les versions officielles et soi-disant obligatoires de la nouvelle liturgie et du nouveau catéchisme.
Le plus grave, c'est la complicité passive ou active, selon les cas, du Saint-Siège dans l'arbitraire qui prétend *imposer* ces falsifications.
Tout le monde sait plus ou moins que le Saint-Siège est complice, mais tout le monde croit savoir qu'il ne l'est que négativement, que passivement : en ce qu'il ne réprime pas les falsifications du nouveau catéchisme. La responsabilité positive et active du Saint-Siège, bien peu la *connaissent *; parmi ceux qui la connaissent, bien peu *osent* la regarder en face ; parmi ceux qui osent la regarder en face, bien peu ont la lucidité d'en tirer les conséquences les plus manifestes. De quoi s'agit-il ? Du fait le plus considérable et le plus effrayant de notre temps : dans la nouvelle liturgie, les falsifications de l'Écriture sont positivement *approuvées par le Saint-Siège*.
Y compris les plus grossières.
Y compris celle qui nous donne comme parole de Dieu, comme *vérité révélée*, cet axiome nouveau : *pour vivre saintement, il faut prendre femme* ([^91]).
Que les évêques et le pape puissent, fût-ce en « synode », parler d'autre chose, tout en laissant cette *version officielle* continuer à s'imposer *de par leur autorité*, voilà le sommet véritable, ou le véritable fond, de la crise actuelle.
Ils peuvent bien raconter tout ce qu'ils voudront sur le célibat ecclésiastique, son maintien, son opportunité, sa nécessité. Les « Livres saints », les faux livres saints, les nouveaux, les leurs, obligatoires, ne cessent pas d'enseigner pendant ce temps : -- *Pour vivre saintement, c'est la volonté de Dieu, il faut prendre femme...*
Par quoi l'on voit à quel point ce Synode a été un Synode de divertissement par rapport à la seule réclamation fondamentale adressée au pape et aux évêques :
-- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.*
211:158
Troisième considération :
En outre, même au niveau relativement secondaire qui était celui des problèmes à son programme, le Synode était une machine en trompe-l'œil.
On a fait croire à l'opinion publique que le Synode allait autoriser ou interdire le mariage des prêtres, -- et donc que le mariage des prêtres serait *désormais interdit ou autorisé selon ce que le Synode aurait dit*. Comme si le processus engagé dans l'Église en direction du mariage des prêtres allait être soit confirmé, soit interrompu par le Synode.
Mais la réalité est tout autre : *le Synode, non point par son* « *résultat *» *qui est sans importance, mais par son existence et son programme, devait être et a été une étape dans le processus mis en marche pour aboutir au mariage des prêtres.* Il était d'avance prévisible que dans l'hypothèse même où le Synode opposerait un refus total et unanime au mariage des prêtres, il n'en serait pas moins une étape dans ce processus. Par ce Synode, et comme sans y penser, le clergé et les fidèles sont amenés à croire que, contre le mariage des prêtres, *il n'y a plus que la majorité d'un Synode.*
Voyez donc d'où l'on vient, et comparez.
Au départ, il y a dix ans seulement, lorsque se réunissait Vatican II, le mariage des prêtres était une question que personne ne soulevait.
Puis il est devenu, par décret de Paul VI, une question qu'il ne fallait pas soulever au Concile : c'était déjà descendre d'un degré.
Il devenu ensuite une question réglée par l'encyclique *Sacerdotali celibatus *: un autre degré était descendu.
Enfin, il vient d'être une question débattue par un Synode un nouveau pas...
Ce processus a été rappelé par Marcel Clément dans *L'Homme nouveau* du 5 septembre ([^92])
C'est au début d'octobre 1965 que commença, dans l'enceinte du Concile, l'agression contre le célibat du Prêtre. Vers le 9 ou le 10, s'accumulèrent dans les casiers du Centre de Coordination des Communications du Concile des documents qui de diverses façons, attaquaient le célibat sacré dans l'Église d'Occident. Évêques et journalistes les reçurent, les lurent... Un Hollandais, Mgr Koop (évêque de Lins, au Brésil) demanda dans une intervention, pour l'Amérique latine, un « *clergé marié, formé d'âmes d'excellente réputation *» (*Le Monde*, publié dans l'après-midi du 11).
212:158
Mais, le même 11 octobre, en fin de matinée, Mgr Felici avait donné au Concile lecture d'une lettre du Pape qu'il est opportun de reproduire ici :
« *Un débat public n'est aucunement opportun sur cette question, qui exige une prudence souveraine et qui est d'une si grande importance. C'est notre dessein, non seulement de conserver de toutes nos forces cette loi antique, sacrée et providentielle, mais encore de renforcer son observance en rappelant les prêtres de l'Église latine à la conscience des causes et des raisons qui, justement aujourd'hui, d'une manière particulière, font que cette loi doit être considérée comme très adaptée, grâce à laquelle les prêtres peuvent consacrer tout leur amour uniquement au Christ et se dévouer totalement et généreusement au service de l'Église et des âmes. *»
Paul VI indiquait en terminant que si des Pères croyaient devoir exprimer leur sentiment, ils pouvaient le faire par écrit.
Mgr Larrain, évêque de Talca, président du C.E.L.A.M., télégraphiait immédiatement au Pape : « *Le Conseil épiscopal latino-américain adhère avec empressement au désir de Votre Sainteté dans la lettre du 11 octobre à S.E. le Cardinal-doyen. Il remercie cordialement de la réaffirmation de l'attitude traditionnelle de l'Église, source de sainteté sacerdotale et de fécondité pour le ministère apostolique *». Il y a six ans de cela...
Le 24 juin 1967, Paul VI, tenant sa promesse, rappelait aux prêtres les motifs qui font que la loi du célibat doit être considérée comme très adaptée à notre temps. Ce fut l'Encyclique *Sacerdotali Celibatus.* Il y a juste quatre ans de cela.
Moins d'un an plus tard, le mardi de la Semaine Sainte 1968, une nouvelle agression était commise en France contre le célibat sacerdotal par l'abbé Marc Oraison dans *Le Monde,* par l'abbé Julien Potel dans *Le Pèlerin* et par Robert Serrou dans *Paris-Match.* Au total, le Vendredi Saint, quelque deux millions et demi d'exemplaires des trois publications expliquaient à cinq fois plus de lecteurs que, désormais, les prêtres devaient se détourner de la mortification de la chair, s'ils voulaient vraiment avoir une fécondité selon l'Esprit... Pendant les mois qui suivirent, ce ne fut que tables rondes, débats et ébats à la radio, à la télévision et, bien entendu dans les milieux ecclésiastiques.
213:158
Finalement, des Évêques crurent ne plus devoir tenir compte ni de la lettre du 11 octobre 1965 ni de l'Encyclique du 24 juin 1967. Ils demandèrent avec une très grande insistance que la question soit débattue au synode d'octobre 1971. Et cela a entraîné tous les questionnaires, toutes les discussions préalables qui ne cessent plus depuis des semaines sur la place publique.
Telle est la « dynamique » des événements depuis 1965. Dès lors, peut-on sérieusement penser que si les travaux du synode aboutissaient à l'ordination d'hommes mariés, il serait possible d'empêcher EN FAIT le mariage des prêtres déjà ordonnés ?
... Mais quel qu'ait été ou qu'eût pu être l' « aboutissement » des « travaux » du Synode, c'est le fait que le débat ait eu lieu, à ce niveau et de cette manière, qui est en lui-même une nouvelle étape dans le processus.
Lorsque le pape et les évêques arrêteront ce processus, ça se saura. Car ils ne pourront pas l'arrêter en catimini, ou par des astuces tactiques. Ils déclareront que la *nature du sacerdoce* et *l'identité du prêtre,* qui font aujourd'hui l'objet de « dialogues » et de « recherches », ne sont pas à rechercher de bas en haut, mais à recevoir de haut en bas. On cessera de consulter les hommes, leurs aspirations, leurs sentiments, et le monde, et la mode, et le temps qu'il fait, et le goût du jour. On arrêtera le cirque : mais tout à fait ou pas du tout.
Quatrième considération :
Le seul point sur lequel, tout d'un coup et pour un instant, les évêques du Synode ont été unanimes, c'est le refus, le jeudi 4 novembre, d'un texte qui *disait à la fois oui et non,* comme pour la communion dans la main : un texte qui déclarait nécessaire de maintenir dans toute sa rigueur la règle du célibat, et qui ajoutait aussitôt qu'il était inévitable de fléchir cette rigueur.
Ce texte, ce ne sont pas les évêques, ce ne sont les évêques d'aucune tendance, ni leurs experts, qui l'avaient manigancé ils l'ont tous rejeté dès qu'ils l'ont vu. Ce n'était pas eux non plus qui avaient en 1969 fabriqué le texte sur la communion dans la main.
Les textes officiels de cette sorte sont nombreux depuis 1963. Ils sont la marque d'un règne. Ils portent la marque d'une personnalité.
Cinquième considération :
L'abbé Laurentin a vu « *triompher *» au Synode, -- avec les cardinaux « *conservateurs *» Hoeffner et Krol, -- ce qu'il appelle « *une tentative mesurée de contre-réforme *», par un « *renversement de la tendance dominant depuis le début de Vatican II *» ([^93]).
214:158
De quelque manière que l'on entende une « contre-réforme », nous ne pensons pas qu'elle puisse s'effectuer par un simple renversement de tendance, comme s'il s'agissait seulement, en tout cela, de mouvements divers dans une assemblée parlementaire ou de courants dans l'opinion mondaine.
L'autodémolition de l'Église est due principalement aux actes *équivoques* de hiérarques *suspects.* Les mêmes hiérarques, demeurés aussi *suspects,* ne sauraient, par des actes également *équivoques* mais supposés de sens contraire, mettre un terme à cette autodémolition.
Il faudra que les actes de la hiérarchie *sortent de l'équivoque* et que la personne des hiérarques *échappe à la suspicion légitime.*
Un pape et des évêques qui imposent comme obligatoire un Lectionnaire où la « parole de Dieu » déclare (entre autres) -- *Pour vivre saintement, il faut prendre femme,* non, ces évêques-là et ce pape-là, ce n'est pas un simple « renversement de tendance » qui pourra en faire des hiérarques *non suspects,* gouvernant l'Église par des actes *non équivoques.*
On trompe le peuple chrétien quand on lui fait croire qu'un renouveau chrétien va commencer sous ce règne finissant, avec les évêques actuellement en place. Il y faudra un grand nettoyage, ou une profonde conversion, ou un miracle éclatant, ou les trois à la fois, mais quand cela se produira on s'en apercevra, sans aucun risque de confusion avec un simple renversement de la tendance.
#### Un article de Georges Bidault sur la liquidation du cardinal Mindszenty
Sur la liquidation du cardinal Mindszenty ([^94]), Georges Bidault écrit dans *Carrefour* du 20 octobre :
« Le cardinal Mindszenty est, on le sait, revenu à Rome ([^95]). Non de son plein gré, mais pour obéir à des « *considérations supérieures de la part de* l'Église ».
215:158
C'est ainsi qu'il a accepté, selon ses propres termes, « la croix la plus lourde de ma vie ». Le sacrifice consenti a été de « *dire adieu à ma patrie chérie, pour* CONTINUER EN EXIL *une vie de prière et de pénitence *»*.*
Le cardinal Mindszenty n'a donc abandonné sa claustration dans la légation des États-Unis à Budapest que par obéissance à un ordre formel du souverain pontife.
Il n'a pas fallu moins pour venir à bout de l'obstination du cardinal-primat de Hongrie qui avait jusqu'à présent éludé les sollicitations, les conseils et les adjurations qui ne lui ont pas manqué dès le règne de Jean XXIII et se sont poursuivis dans les années récentes sous Paul VI. Le porteur ordinaire de ces messages, qui tendait à écarter la pierre d'achoppement sur le chemin des bonnes relations entre le Vatican et la République populaire de Hongrie, était Son Éminence le cardinal Koenig, archevêque de Vienne. »
Ici, Georges Bidault rappelle un épisode étrange, et probablement significatif, de la carrière de ce cardinal misérable :
« Je viens de lire dans un journal français l'éloge de ce prélat et de la fermeté de son caractère. Il est probable que l'épreuve, l'expérience et l'âge ont, en effet, amélioré celui-ci. Jusqu'à présent, ce qui était le plus connu de ce caractère était l'épisode singulier du sacre, quand Mgr Koenig, désigné comme coadjuteur avec droit de succession du cardinal Innitzer, s'enfuit au milieu de la cérémonie et dut être rattrapé dans la rue, la cérémonie fut alors reprise et menée à son terme liturgique. L'Histoire dira probablement un jour s'il eût mieux valu, oui ou non, le laisser courir. C'est ainsi que le cardinal Koenig succéda comme archevêque de Vienne au cardinal Innitzer, de triste mémoire. »
Georges Bidault souligne ensuite que la décision imposée par Paul VI au cardinal Mindszenty est « *une décision dont la nature autoritaire est à ma connaissance sans précédent sous le règne de Paul VI *». En effet :
216:158
« S. Em. le cardinal Suenens, S. Em. le cardinal Alfrink, Son Em. le cardinal Marty poursuivent leur activité abondante en exploits. Ni l'archevêque de Malines-Bruxelles, ni l'archevêque d'Utrecht, ni l'archevêque de Paris, ni même l'archevêque de Santiago du Chili que l'épiscopat de son pays a refusé d'envoyer au Synode, pour cause d'excès de zèle en faveur d'un gouvernement marxiste, ne se sont vus fixer leur résidence à Rome. »
C'est que ces exploits abondants, allant dans ce sens-là, ne contrarient pas réellement Paul VI, ou le contrarient peu, beaucoup moins en tous cas que ne le contrariait l'intransigeance anti-communiste du cardinal Mindszenty. -- Mais Paul VI est fort capable d'actes autoritaires, et plus qu'autoritaires : aurait-on oublié la sorte de *coup d'État* par quoi il a privé arbitrairement une partie des cardinaux de leur droit de vote au prochain conclave ?
Georges Bidault continue :
« On a peine à croire qu'entre les Sept Collines l'idée imbécile du caractère inexorable et comme on dit aujourd'hui « irréversible » de l'expansion communiste à travers le monde puisse être admise là où on sait très bien que ces adjectifs sont principalement la marque de la lâcheté et de l'abdication. »
Mais a-t-on, oui ou non, interdit au cardinal Mindszenty de publier ses mémoires ? C'est la question que pose Georges Bidault :
« Plusieurs journaux dont les sources semblent indépendantes les unes des autres annoncent que le cardinal Mindszenty avait rédigé ses mémoires pendant sa longue claustration.
Or, l'une des clauses de l'accord avec le gouvernement Kadar serait l'exigence, qui aurait été acceptée, de ne pas permettre la publication de ces mémoires.
Je ne garantis absolument pas l'exactitude de l'information, mais il n'y a guère lieu de douter qu'il s'agit d'une préoccupation majeure en tout État communiste. L'Encyclopédie soviétique, en ses éditions successives, donne une image sans cesse modifiée, avec de nombreuses omissions et de nombreuses contradictions, d'événements historiques différemment travestis suivant les époques. On sait les péripéties des prix Nobel de littérature successivement décernés à Pasternak et à Soljénitsyne. Il est donc tout à fait plausible que l'exigence ait été avancée... »
217:158
C'est en effet plus plausible. Le cardinal Mindszenty a de longs récits, qui seraient des révélations, à faire sur sa longue captivité dans les geôles communistes, sur les tortures qu'il y a subies, sur les moyens employés pour le réduire à l'état de loque lors de son procès.
Paul VI a-t-il imposé au cardinal de détruire ses mémoires ? Georges Bidault répond :
«* *Je me refuse à croire qu'on soit descendu jusque là ; il n'est pas permis, même dans l'espérance d'un bien, de consentir à se faire l'instrument d'un mal. Chaque jour que Dieu fait, on nous entretient dans l'Église, au nom de l'esprit du Concile et des exigences du temps, du *droit à l'information.* Ce droit se résume-t-il à l'éducation sexuelle, à l'éloge politique de Dom Helder Camara qui vient défendre en Europe la misère des paysans du Nordeste brésilien et sa propre position politique ? N'avons-nous le droit d'être informés que sur les mariages des prêtres pour lesquels sont mobilisés la télévision et la presse, y compris celle qui était naguère « bonne presse » ? Mais les actes des martyrs, les longues souffrances des confesseurs, les persécutions communistes à travers le monde, est-ce que cela empêcherait de salutaires rapprochements ? Si c'était vrai, le rouge de la honte nous monterait au front. »
(Si c'était vrai ? Mais, après tout ce que l'on constate, comment pourrait-il se faire que ce ne soit pas vrai ; que cela précisément ne soit pas voulu par l'autorité supérieure ?)
« On a publié en Occident des éditions clandestines ou pirates des écrivains soviétiques interdits dans leur pays. Les mémoires du cardinal Mindszenty trouveraient sûrement un éditeur. Je suggère les éditions du Cerfeuil. »
Au même moment, les évêques réunis en synode à Rome parlaient plus ou moins vaguement de « la justice dans le monde », et de « l'engagement contre l'injustice », sans comprendre (ou sans vouloir comprendre) que la plus grande injustice dans le monde moderne est celle du communisme. Il faudra, un jour, un pape qui ait la lucidité et le courage de le proclamer.
#### Les relations du Vatican avec la Chine de Mao.
Article d'Édith Delamare dans *Rivarol* du 4 novembre :
218:158
Le 26 octobre, le porte-parole officiel du Saint-Siège, le professeur Federico Alessandrini, a commenté, pour la presse, l'admission de la Chine à l'O.N.U. Il a rappelé que le 4 octobre 1965, Paul VI s'était adressé à l'Assemblée des Nations Unies pour exhorter l'Organisation internationale « *à perfectionner son universalité aux fins de la paix et de la justice et à étudier le meilleur moyen pour appeler à ce pacte de fraternité ceux qui n'y participent pas encore *». A l'époque, ce passage du discours à l'O.N.U. avait été interprété comme un appel en faveur de l'admission de la Chine Rouge. Les interprétateurs ne se trompaient pas, puisque le porte-parole officiel du Vatican confirme aujourd'hui que tel était bien le sens du discours du Pape. « *C'est dans cet esprit qu'est accueillie l'admission de la République populaire de Chine à l'O.N.U. *», a conclu M. Alessandrini, « *avec l'espoir qu'elle apportera une contribution au renforcement de la paix fondée sur la justice. *»
Il faut lire ces choses-là plusieurs fois pour bien les comprendre. L'OSSERVATORE ROMANO du même 26 octobre nous donnait l'occasion d'une deuxième lecture en versant un pleur discret sur Formose : « *Si, estime-t-on dans les milieux du Saint-Siège, l'admission de la Chine Populaire est accueillie avec l'espoir qu'une meilleure universalité de l'Organisation des Nations Unies sera propice à la cause de la paix dans la justice, conformément aux vœux exprimés par le Saint-Père dans son discours à l'O.N.U. du 4 octobre 1965, cette considération même inspire des regrets devant le fait que le gouvernement chinois de Formose ne sera plus représenté comme État-membre, à l'assemblée internationale, conformément au principe même qui est à la base des Nations Unies. *»
La Chine a rompu ses relations avec le Saint-Siège en septembre 1951, par l'expulsion de l'internonce Mgr Riberi, traité d' « impérialiste monégasque ». Le 29 juin 1958, Pie XII stigmatisait les méthodes de la Chine Rouge dans sa dernière encyclique « Ad Apostolorum Principis » : « *Devant ces méthodes qui violent les droits fondamentaux de la personne humaine,* écrivait le Pape*, et qui foulent aux pieds la liberté sacrée des enfants de Dieu, les chrétiens du monde entier et tous les hommes de cœur, ne peuvent que s'unir pour protester avec horreur contre l'offense faite à la conscience humaine. *» L'encyclique déclarait schismatiques « *les évêques qui n'ont été ni nommés, ni confirmés par le Saint-Siège, qui ont même été choisis et consacrés contre ses dispositions expresses. *»
A trois reprises, le 15 décembre 1958, le 12 janvier 1959 et à la Pentecôte 1959, Jean XXIII exprima sa douleur de cette situation schismatique. Mais, peu après son avènement, dans un discours prononcé le 20 octobre 1963 au Collège de la Propagande, Paul VI déclarait : « *L'Église renforce et enrichit l'attachement des catholiques chinois à leur pays, les fait participer en esprit de responsabilité à sa sécurité, à sa paix et à son vrai progrès. *»
219:158
Le 4 octobre 1965, c'était le discours de Paul VI à l'O.N.U. dont l'abbé Laurentin écrivait dans LE FIGARO (28-4-66) : «* Le Pape avait donné la preuve de sa volonté de paix... à l'heure où une bombe atomique devait être lancée sur les installations nucléaires chinoises, comme l'a révélé plus tard la presse d'Extrême-Orient. L'appui apporté par Paul VI à l'O.N.U. fut, dans une mesure que l'Histoire précisera, la conséquence de ce que Paul VI obtint sur ce terrain. *» Si l'abbé Laurentin dit vrai, l'une des conséquences du sauvetage par le Saint-Siège des installations nucléaires chinoises est l'aimable visite que vient de nous faire M. Brejnev, venu assurer ses arrières en cas de conflit avec la Chine. La pastorale humanitaire du Saint-Siège est loin d'avoir porté tous ses fruits.
Deux mois après le voyage à l'O.N.U., le Saint-Siège faisait des avances directes à Mao sous la forme d'un télégramme de vœux pour le Nouvel An (1966). Paul VI écrivait : «* Le prestige dont jouit aujourd'hui la Chine, attire sur elle l'attention du monde. Nous vous prions d'accueillir cet appel à la paix, ainsi que les vœux fervents que Nous formons devant Dieu pour le peuple chinois au seuil de l'année nouvelle. *»
Le destinataire ne répondit pas à ce message, du moins pas officiellement. Mais officieusement, les allées et venues de Mgr Marcinkus, prélat de la Secrétairerie d'État entre Rome et Hong-Kong, attirèrent l'attention de Formose. Tchang Kaï-shek remplaça le fonctionnaire qui le représentait au Vatican, par une haute personnalité politique, M. Shen, ancien ministre des Affaires étrangères. M. Shen sollicita et obtint du Saint-Siège que l'internonciature à Formose fût élevée au rang de nonciature. L'internonce fut rappelé... et la nonciature resta vacante durant des mois. Il fallut le voyage du Saint-Père en Extrême-Orient pour que ce scandale apparut public et qu'un nonce débarquât enfin.
Mais revenons en 1966. Un an s'étant écoulé sans réponse de Mao, on ne sache pas que Paul VI ait envoyé des vœux au personnage pour le 1^er^ janvier 1967. Mais, le 6 janvier 1967, en la fête de l'Épiphanie, le Pape reçut une délégation de Formose qui lui fut présentée par Mgr Chen, vicaire général du diocèse de Hsinchu (Formose) et par Mgr Wang, conseiller ecclésiastique de l'ambassade de Formose auprès du Saint-Siège.
Le prétexte donné à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants venus de si loin, était le désir du Saint-Père de fêter à la fois l'anniversaire de la consécration des premiers évêques chinois par Pie XI en 1926 et l'institution de la Hiérarchie sacrée en Chine par Pie XII en 1946. Mais ni l'un ni l'autre de ces anniversaires (28 octobre 1926 et 11 avril 1946) ne coïncidaient avec la date du 6 février 1967.
220:158
Un mois plus tard, les INFORMATIONS CATHOLIQUES INTERNATIONALES du 1^er^ février 1967, commentèrent judicieusement ce décalage de dates : « *Ce retard a pu suggérer que* (*cette célébration*) *n'avait pas été décidée en dehors de toute considération de la conjoncture et marquer d'un accent particulier le vœu exprimé par le pape de pouvoir parler de la paix avec les dirigeants de Pékin.* » De fait, Paul VI, n'y alla pas par quatre chemins : « *Qu'est-ce que Nous voudrions ? *» demanda-t-il aux pèlerins de Formose, lesquels ne comprenaient heureusement pas l'italien. « *Qu'est-ce que Nous voudrions ? Nous le disons bien simplement : Nous voudrions reprendre avec le peuple chinois du continent les contacts que Nous n'avons pas interrompus volontairement.* (*Allusion à l'expulsion de Mgr Riberi en 1951.*) *Nous voudrions reprendre les contacts pour faire savoir à la jeunesse chinoise avec quel émoi et quelle affection nous considérons son aspiration présente vers des idéaux de vie nouvelle, laborieuse et prospère, dans la concorde.* (*Il s'agit des exploits des Gardes Rouges.*) *Nous voudrions aussi parler de la paix avec ceux qui président aujourd'hui aux destinées de la Chine continentale. Nous savons combien cet idéal, souverainement humain et civil, est intimement congénital au peuple chinois.* » (Texte intégral dans LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE du 5 février 1967.)
Ce discours surprit quelque peu, sur le moment. A une question posée par un journaliste, Mgr Vallainc, chef de la salle de presse du Saint-Siège, répondit : «* Il ne s'est pas agi d'un geste diplomatique, mais seulement d'un geste humain et pastoral. *» A une autre question, le porte-parole officiel du Saint-Siège répondit que «* l'on ne possédait au Vatican que très peu d'informations sur le sort des trois millions de catholiques chinois *». Et Mgr Vallainc enchaîna sur le discours prononcé au Collège de la Propagande le 20 octobre 1963 : «* Le Saint-Père affirme qu'il est prêt à s'entretenir de la paix avec les dirigeants chinois : c'est là un aspect de sa mission pastorale. *» (LA CROIX, 15-16 janv. 1967.)
Mais où la houlette de ce pasteur veut-elle nous mener ?
#### Petites annonces.
Lu dans *La Croix* des 2 et 3 novembre :
« La croix pectorale ayant appartenu à Pie XII, mise en vente par Paul VI à l'occasion de la Journée des missions, a été achetée par un industriel autrichien. Celui-ci a, en même temps (sic), offert dix millions de lires pour les missions. »
Mais qu'aurait-on bien pu faire d'autre, sous le règne actuel, de la croix pectorale de Pie XII ? d'autre que la vendre ?
221:158
Annonces et rappels
\[...\]
226:158
### Le calendrier de décembre et janvier
#### Le dernier vendredi du mois.
Parce que c'est un jour qui, en tant que tel, est liturgiquement libre, nous avons choisi *le dernier vendredi* de chaque mois comme le jour de prière et de rencontre de la revue ITINÉRAIRES. Nous ne prenons ainsi la place d'aucune autre dévotion ou coutume. Nous n'entendons pas non plus limiter les prières dont nous avons besoin pour ITINÉRAIRES à un seul jour par mois. Mais la périodicité de la revue étant mensuelle, il convient qu'une fois par mois au moins, et régulièrement, et ensemble, notre prière soit aux intentions qui sont spécialement les nôtres en tant qu'amis, lecteurs et rédacteurs d'ITINÉRAIRES.
Donc, le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d'ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils peuvent trouver une messe catholique :
1° afin de prier les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue depuis mars 1956 et définie dans sa *Déclaration fondamentale ;*
2° aux intentions des tâches supplémentaires mais prioritaires qu'il a fallu assumer en raison de la défaillance des responsables, et qui sont principalement :
a\) le soutien matériel et moral des prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V ;
b\) l'étude et l'enseignement du catéchisme romain du Concile de Trente ;
c\) la reconquête du texte authentique et de l'interprétation traditionnelle de l'Écriture sainte ;
227:158
3° aux intentions du clergé et du peule abandonnés car si, en ce qui nous concerne, avec la grâce de Dieu nous n'avons besoin de personne pour garder l'Écriture, le catéchisme et la messe, nous voyons bien que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique n'auront pas le courage ou le discernement de les garder, et notamment de les maintenir au centre de l'éducation des enfants, tant qu'ils n'y seront pas positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela ; c'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrompue :
-- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe !*
Quand les hommes d'Église demeurent sourds à cette réclamation, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu.
4° Plus spécialement le dernier vendredi du mois, nous faisons mémoire de nos morts :
Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, L'abbé V.-A. BERTO, Henri MASSIS, Dominique MORIN, André CHARLIER, Claude FRANCHET.
Chaque jour, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, notre rendez-vous spirituel est la récitation en latin de *l'Angelus.*
\*\*\*
228:158
#### Notre calendrier.
*On a bien compris, du moins nous l'espérons, que si un saint ou une fête sont simplement mentionnés, sans aucune explication ni aucun commentaire, ce n'est pas que nous voudrions insinuer sa moindre importance. C'est simplement que nous n'avons pas encore mis au point sa notice. Nous allons au plus pressé, insistant en général davantage ou d'abord sur ce qui est le plus menacé de disparition ou d'oubli.*
*Dans d'autres cas, c'est simplement l'état de nos travaux qui explique qu'une fête fasse l'objet d'un plus ample développement qu'une autre.*
*Ce calendrier, nous l'avons commencé très modestement en décembre 1970, dans notre numéro 148. On peut constater qu'il a déjà grandi. S'il plaît à Dieu, nous le compléterons peu à peu chaque année.*
Nous recommandons à nos lecteurs de conserver ce calendrier : car certaines notices très détaillées, occupant plusieurs pages, ne seront pas forcément reproduites chaque année ; il nous arrivera de simplement renvoyer au numéro où elles ont paru.
-- Mercredi 1^er^ décembre : *saint Éloi*, évêque. « Le bon saint Éloi » est l'un des saints les plus justement populaires de France ; il est le patron des orfèvres et de plusieurs anciennes corporations : les monnayeurs, les plombiers, les serruriers, les ouvriers utilisant le marteau et tous les artisans concourant au harnachement des chevaux des paysans.
Né vers 588 à Chatelac près de Limoges ; fils d'un artisan (ou d'un métayer ?), il fut élève des ateliers de la monnaie royale. Sa réputation d'orfèvre habile lui valut d'être appelé à la cour de Clotaire II (roi des Francs de 613 à 629) pour y ciseler un trône d'or. Auteur des châsses de saint Quentin, de saint Plat, de sainte Geneviève. Chargé de la frappe des monnaies, il commence une carrière de ministre des finances et de conseiller du roi : carrière qui se continue sous le règne de Dagobert (roi de 629 à 639), le dernier mérovingien qui rassemble tous les Francs sous une autorité unique ([^96]).
229:158
Saint Éloi se sanctifie dans ces fonctions politiques qu'il exerce avec prudence, justice et charité. Il est secourable aux pauvres. Il fonde des hôpitaux et des abbayes, et notamment, en 632, le monastère de Solignac en Limousin, stipulant dans la charte de fondation que l'on y devrait suivre la voie « *tracée par les hommes très saints du monastère de Luxeuil *» : c'est le signe que saint Éloi, encore laïc, participait au grand mouvement colombanien (voir la notice sur saint Colomban au 21 novembre [^97]). Après la mort de Dagobert, il quitta le palais pour se préparer aux saints ordres. Ordonné prêtre en 641 et consacré évêque de Noyon-Tournai, il entreprit en outre l'évangélisation de la Flandre et de la Frise, voisines de son diocèse. Il mourut le 1^er^ décembre 660.
*Bienheureux Joseph Marchand*, prêtre et martyr : né à Passant (Doubs), missionnaire des Missions Étrangères de Paris en Cochinchine (1829), il subit à Tho-Duc, près de Hué, le supplice des cent plaies (30 novembre 1835).
-- Jeudi 2 décembre : *sainte Bibiane* (ou Viviane), vierge et martyre. Vers 360, sous Julien l'Apostat, comme elle avait repoussé le préfet de Rome qui essayait de la séduire, celui-ci la fit battre jusqu'à la mort de lanières garnies de plomb. Elle est, avec sainte Agnès et sainte Cécile, au nombre des vierges martyres que l'Église de Rome a toujours le plus vénérées. Le pape saint Simplicius (mort en 483) fit construire une basilique qu'il lui dédia : elle subsiste encore aujourd'hui, après avoir été très modifiée au XVII^e^ siècle, mais en conservant la structure basilicale. Sur l'autel, une statue de la sainte titulaire par le Bernin. (Via di Santa Bibiana, à côté de la Porte Saint-Laurent.)
-- Vendredi 3 décembre : *saint François Xavier*, prêtre.
-- Samedi 4 décembre : *saint Pierre Chrysologue*, évêque de Ravenne, docteur de l'Église (mort en 450).
-- Dimanche 5 décembre : *deuxième dimanche de l'Avent*. (Les dimanches de l'Avent, on ne fait aucune mémoire. Lorsque le 2^e^, 3^e^ ou 4^e^ dimanche de l'Avent coïncide avec une fête « double de première classe », on peut célébrer la messe de cette fête avec mémoire du dimanche.)
-- Lundi 6 décembre : saint Nicolas, évêque (IV^e^ siècle).
230:158
-- Mardi 7 décembre : *saint Ambroise,* évêque et docteur de l'Église (mort le 4 avril 397 ; le 7 décembre est le jour de sa consécration épiscopale).
-- Mercredi 8 décembre : *Immaculée-Conception de la Vierge Marie.*
*-- *Jeudi 9 décembre : *saint Pierre Fourier,* prêtre : né à Mirecourt (Vosges) en 1565, prêtre en 1589, curé de Mattaincourt en 1597, il fonda, avec la bienheureuse Alix Le Clerc, la Congrégation de Notre-Dame.
-- Vendredi 10 décembre : *saint Melchiade,* pape et martyr (mort en 314).
-- Samedi 11 décembre : *saint Damase,* pape ; *saint Paul,* premier évêque de Narbonne au milieu du IV^e^ siècle ; *saints Victoric, Fuscien et Gentien,* martyrs à Amiens à la fin du III^e^ siècle.
-- Dimanche 12 décembre : *troisième dimanche de l'Avent.* Ou bien : messe de *l'Immaculée-Conception,* avec mémoire du troisième dimanche de l'Avent.
-- Lundi 13 décembre : *sainte Odile,* abbesse de Hohenburg (devenu le Mont-Saint-Odile) au début du vue siècle ; patronne de l'Alsace. *Sainte Lucie,* vierge et martyre, patronne de Syracuse et de toute la Sicile.
-- Mardi 14 décembre : *saint Nicaise,* évêque de Reims, *et ses compagnons,* martyrs des barbares au V^e^ siècle. -- *Saint Venante Fortunat,* évêque de Poitiers au VI^e^ siècle, auteur du « Vexilla Regis ».
-- Mercredi 15 décembre : *mercredi des Quatre-Temps de l'Avent.*
Seule la messe d'une fête « double » peut être dite au lieu d'une messe des Quatre-Temps.
Chacune des quatre saisons de l'année est inaugurée par un temps liturgique, appelé quatre-temps, composé de trois jours de pénitence (le mercredi, le vendredi et le samedi), institués pour consacrer à Dieu les diverses saisons et pour attirer, par le jeûne et la prière, les grâces célestes sur ceux qui vont recevoir le sacrement de l'Ordre. L'institution des quatre temps s'est faite progressivement à Rome, du IV^e^ au VI^e^ siècle ; c'est une institution propre à l'Église latine. Le jeûne et l'abstinence des quatre temps avaient pour intention principale de demander à Dieu de dignes pasteurs. De nos jours, le jeûne et l'abstinence ne sont plus obligatoires ; la dignité des pasteurs non plus.
231:158
Catéchisme de S. Pie X : « Le jeûne des quatre temps a été institué pour consacrer chaque saison de l'année par une pénitence de quelques jours ; pour demander à Dieu la conservation des fruits de la terre ; pour le remercier des fruits qu'il nous a déjà donnés, et pour le prier de donner à son Église de saints ministres, dont l'ordination est faite les samedis des quatre-temps. » Dieu n'étant quasiment plus prié de donner à son Église de saints ministres, désormais Il s'abstient presque complètement de lui en donner, comme on peut le constater chaque jour davantage.
-- Jeudi 16 décembre : *saint Eusèbe,* évêque et martyr (IV^e^ siècle).
-- Vendredi 17 décembre : *vendredi des Quatre-Temps de l'Avent.*
*-- *Samedi 18 décembre : *samedi des Quatre-Temps de l'Avent.* Mémoire de *saint Gatien,* premier évêque de Tours à la fin du VI^e^ siècle.
-- Dimanche 19 décembre : *quatrième dimanche de l'Avent.*
*--* Lundi 20 décembre : messe du dimanche précédent.
-- Mardi 21 décembre : *saint Thomas,* apôtre.
-- Mercredi 22 décembre : messe du dimanche précédent.
-- Jeudi 23 décembre : *saint Yves,* évêque de Chartres (mort en 1115).
-- Vendredi 24 décembre : *vigile de Noël.*
*--* Samedi 25 décembre : *Noël.*
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« Le jour de Noël est la fête instituée pour célébrer le souvenir de la naissance temporelle de Jésus-Christ.
« La Noël a deux choses particulières : 1° qu'on y célèbre un office dans la nuit qui précède, comme c'était jadis l'usage dans l'Église pour les vigiles ; 2° que chaque prêtre dit trois messes.
« L'Église a voulu conserver l'usage de célébrer un office dans la nuit de Noël pour rappeler à notre vive reconnaissance le souvenir de cette nuit où, par la naissance du divin Sauveur, commença l'œuvre de notre rédemption.
232:158
« Dans l'évangile de la première messe de Noël, l'Église nous fait considérer que la Très Sainte Vierge, venue avec saint Joseph de Nazareth à Bethléem pour y faire inscrire leurs noms selon l'ordre de l'empereur et n'ayant pas trouvé d'autre logement, donna le jour à Jésus-Christ dans une étable et le plaça dans la crèche, c'est-à-dire dans une mangeoire d'animaux. Dans l'évangile de la seconde, elle nous fait considérer la visite que firent à Jésus-Christ quelques pauvres bergers avertis de sa naissance par un ange. Dans l'évangile, de la troisième, elle nous fait considérer que cet enfant qu'on voit naître dans le temps de la Vierge Marie, est de toute éternité le Fils de Dieu.
« En nous faisant considérer les mystères des trois messes de Noël, l'Église entend que nous remercions le divin Rédempteur de s'être fait homme pour notre salut, que nous le reconnaissions avec les pasteurs et que nous l'adorions comme le vrai Fils de Dieu en écoutant les muets enseignements qu'il nous donne par les circonstances de sa naissance.
« Par les circonstances de sa naissance, Jésus-Christ nous enseigne à renoncer aux vanités du monde et à apprécier la pauvreté et les souffrances.
« Les jour de Noël, nous ne sommes obligés d'entendre qu'une messe ; il est cependant bon de les entendre toutes les trois pour mieux nous conformer aux intentions de l'Église.
« Pour répondre pleinement aux intentions de l'Église, le jour de Noël nous devons faire quatre choses : 1° nous préparer la veille en unissant au jeûne un recueillement plus grand que d'habitude ; 2° apporter une plus grande pureté par le moyen d'une bonne confession et un vif désir de recevoir le Seigneur ; 3° assister, s'il se peut, aux offices divins de la nuit précédente et aux trois messes, en méditant le mystère qui s'y célèbre ; 4° employer ce jour, autant que nous le pouvons, à des œuvres de piété chrétienne.
-- Dimanche 26 décembre : *saint Étienne*, premier martyr. On ne fait pas mémoire du dimanche dans l'octave de Noël, en raison de la règle suivante : quand ce dimanche tombe les 25, 26, 27, 28 décembre ou le 1^er^ janvier, on n'en fait pas mémoire ces jours-là, mais on le célèbre le 30 décembre avec Gloria et Credo ; quand ce dimanche tombe le 29, le 30 ou le 31, on le célèbre ce jour-là avec mémoire de Noël ; et mémoire de la fête du même jour si c'est le 29 (saint Thomas de Cantorbéry) ou le 31 (saint Silvestre).
-- Lundi 27 décembre : *saint Jean*, apôtre et évangéliste.
233:158
-- Mardi 28 décembre : *les saints Innocents*, martyrs.
-- Mercredi 29 décembre : *saint Thomas de Cantorbéry*, évêque et martyr. *Saint Trophime*, premier évêque d'Arles au milieu du tir siècle.
-- Jeudi 30 décembre : messe du dimanche dans l'octave de Noël (reportée du 27), avec Gloria et Credo.
-- Vendredi 31 décembre, dernier vendredi du mois *saint Silvestre*, pape de 314 à 355 ; débuts du « constantinisme » ; sur Constantin, voir la notice du 9 novembre.
Saint Silvestre vit s'élever les basiliques du Latran, du Vatican et de Saint-Paul, et il en fit la dédicace. Sous son règne se tint le premier concile œcuménique : le concile de Nicée (325), où il fut représenté par deux légats, les prêtres romains Victor et Vincent, et qui était présidé par l'évêque Hosius de Cordoue qui avait toute sa confiance et celle de l'empereur Constantin (1). Le concile de Nicée : 1° contre Arius qui niait que le Fils fût égal au Père, proclama la vraie doctrine sous la forme d'un Symbole qui affirme le Fils consubstantiel au Père (ce Symbole, complété par le I^er^ concile de Constantinople en 381, devint le « Symbole de Nicée-Constantinople », couramment appelé : « Symbole de Nicée » tout court ; c'est le Credo de la messe) ; 2° condamna expressément les erreurs d'Arius ; 3° promulgua vingt canons disciplinaires : jusqu'alors l'Église ne possédait aucun recueil de lois, elle conservait des traditions et des usages ; les canons de Nicée sont le point de départ de la législation ecclésiastique.
============== fin du numéro 158.
[^1]: -- (1). Ces *deux* en contiennent une *troisième,* qui en un sens est *première* et que désormais nous mentionnons explicitement : *l'Écriture sainte,* qui est falsifiée simultanément par le *catéchisme* nouveau et par la nouvelle *liturgie.*
[^2]: -- (1). L'Office International des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien, 49, rue Des Renaudes, Paris 17e.
[^3]: -- (1). Les faits apparemment ou réellement contraires aux déclarations de Jean Ousset résultent donc des malfaçons, erreurs de transmission, accidents d'exécution, inadvertances, négligences, etc., dont aucune œuvre humaine n'est exempte à coup sûr. Un seul exemple. Si l'on recherche un *Ordinaire de la messe* et qu'on en demande la fourniture au Club du livre civique, le seul qu'on trouve au « Catalogue 1972 », sous le numéro 1.432, est un *Ordinaire de la messe latin-français* qui reproduit le soi-disant NOVUS ORDO MISSÆ, et qui s'en vante. Ainsi, le *seul* ordinaire de la messe que diffuse la librairie de l'Office international *n'est pas* celui de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. On comprend à quel point cela est déplorable et lourd de conséquences. Du moins, les nettes déclarations de Jean Ousset nous invitent à situer un tel fait dans l'ordre de l'anomalie accidentelle. Ceux qui croient pouvoir en déduire que l'Office entend prendre pratiquement position en faveur de la nouvelle messe se trompent certainement : mais leur erreur est à coup sûr favorisée par l'énormité et la persistance de cette anomalie.
[^4]: -- (1). Notes d'orientation pour le prochain congrès de Lausanne,. publiées en éditorial dans *Permanences*, numéro 81 de juin-juillet 1971.
[^5]: -- (2). Jean Beaucoudray, dans *Permanences*, numéro 83 d'octobre 1971, p. 5.
[^6]: -- (1). Les réunions où je rencontre, à Paris ou en province, les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, ne sont pas des *conférences* et ne sont pas *publiques.* Ce sont des entretiens privés.
[^7]: -- (1). *Le Saint Sacrifice de* la *Messe.* (Revue « Itinéraires », n° 146.) Ce numéro 146 ne contient pas la traduction française du *Breve Esame* adressé à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci, elle est éditée à part. \[cf. n° 141\] -- *Le Nouvel Ordo Missae.* (Revue *La Pensée catholique,* n° 122.)
[^8]: -- (2). *Note doctrinale* (publiée comme supplément à la revue *Défense du Foyer*, n° 111). Nous désignerons ce document par le mot *Note*. Et nous indiquerons entre parenthèses les pages auxquelles nous nous référons.
[^9]: -- (3). Paul VI. Profession de foi, 30 juin 1968.
[^10]: -- (4). I Cor. 15. 28.
[^11]: -- (5). Jean 12. 32.
[^12]: -- (6). Concile de Trente, Session VI. Décret sur la justification. Denz 1523.
[^13]: -- (7). Matt. 25. 34. 41.
[^14]: -- (8). S. Thomas le rappelle comme allant de soi \[3. q 48, a 1 (Cf. 1-2, q 114, a 6) \], et le pose en principe. Puis il observe que le Christ, ayant une grâce de Chef, Il mérite pour chacun de ses membres. Reste à expliquer « comment ».
[^15]: -- (9). Heb. 7. 21.
[^16]: -- (10). Heb. 9. 11.
[^17]: -- (11). Heb. 8. 2.
[^18]: -- (12). Heb. 9. 24.
[^19]: -- (13). Heb. 8. 1 ; 10. 12.
[^20]: -- (14). Heb. 7. 27 ; 9, 14.
[^21]: -- (15). Heb. 7. 25.
[^22]: -- (16). Nous employons les deux expressions, « par dérivation », « par concomitance » : afin de ne rien présumer en ce qui concerne celle des théories du mérite qu'on peut adopter.
[^23]: -- (17). S. Paul emploie ce mot (logizô) pour signifier le fait d'attribuer effectivement à quelqu'un une chose qui cependant ne lui est pas due en justice. Rom. 4. 4 ; 4. 9, etc.
[^24]: -- (18). Luc 23. 46.
[^25]: -- (19). « Creatura quaedam est » (\[La nature humaine du Christ est\] une certaine réalité créée) (S. Thomas. Somme 3. q 2, a 7).
[^26]: -- (20). Cela eût été vrai, même si l'Incarnation se fût réalisée indépendamment du péché. Le sacrifice eût alors purement consisté dans le « sacrum facere » ; et il eût atteint, en l'état du Verbe incarné, sans aucun acte violent, son parfait accomplissement. L'Incarnation étant en fait rédemptrice, elle réalise ce même accomplissement, autrement cependant.
[^27]: -- (21). Bernard DURST, O.S.B. *Wie sind die Gläubigen an der Feier der hl. Messe beteiligt ?* Beuron, Beuroner Kunstverlag 1951.
[^28]: -- (22). *Revue des Sciences religieuses* 27, 1953, pp. 314-316.
[^29]: -- (23). Concile de Trente : Acta t. VIII (Fribourg, Herder, 1919, p. 916 sv). N° 420, *Abusus*, qui circa venerandum Sacrificium evenire solent, partim a patribus deputatis animadversi, partim ex multorum praelatorum dictas et scriptis (1) excerpti, \[8, augusti\] 1562 (2).
.........
Item consideranda in offertorio quaedam, ut illud, quod panis non consecratus vocetur hostia sancta et immaculata, oblata pro vivis et defunctis. -- Item illud, quod vinum, antequam consecretur, vocetur calix salutaris. (p. 917 ; lignes 16-18.)
[^30]: -- (24). Item in offertorio pro defunctis consideranda sunt quaedam verba, quae ad infernum damnatorum pertinere videntur (4). (p. 917, lignes 26-27).
[^31]: -- (25). Les renseignements qui suivent se trouvent dans la note 2, p. 916.
[^32]: -- (26). L'Évêque de Vintimille observe, « à propos de la liste des abus » : « Mais Mgr le Cardinal Seripandus ne prendra pas en considération les motifs \[indiqués dans cette liste\] ». « Cela montre assez (poursuit la note 2) que le *libello* est loin d'avoir parfaitement plu. C'est ce qui résulte également d'une lettre de l'Archevêque de Corinthe. *Ces collectionneurs d'abus en ont mis ensemble tant et tant, qu'il y* *aurait beaucoup à dire. A moins que la doctrine ne devienne pour beaucoup l'occasion de tromper ; en* *vue de plaire à César et à la France qui désirent faire traîner en longueur et provoquer des délais. *»
[^33]: -- (27). \[Episcopus Mutinensis\] Quia omnes isti canones comprehenduntur in canonibus antiquis, antiqui essent innovanti, non autem nova edenti... Canones abusuum non placent, sed fiat unus canon, ut dixit Segobiensis (Acte, p, 933).
[^34]: -- (28). Decretum de observandis et evitandis in celebratione missarum, publicatum in eadem sessione sexta Tridentina, sub Pio Papa quarto (Acta, pp. 962-963).
[^35]: -- (29). Recte tamen hoc offertorium de poenis animarum in purgatorio detentorum intelligendum esse, demonstrat A. FRANZ, -- 1. c., 222 sq. (Renvoi 4, au texte relevé note 24).
[^36]: -- (30). Il y a trois manières, chacune propre et irremplaçable, de signifier la même réalité : « conversion » est susceptible d'une acception très générale. Nous écrirons : Conversion, lorsque ce mot désignera en fait le cas de l'Eucharistie ; « transsubstantiation » désigne de soi un type particulier de conversion, au sens objectif : passage d'une substance à une autre. On peut montrer que la transsubstantiation n'est pas impossible. Elle est, pour le croyant, une réalité dont l'expression est dogmatiquement précisée. Nous désignerons cette réalité en écrivant : Transsubstantiation ; « consécration » a, comme « conversion » de multiples sens. Nous écrirons : Consécration, pour désigner l'*acte* par lequel se réalise la Transsubstantiation. La Consécration connote donc un aspect temporel et liturgique : *instant* de la Consécration.
[^37]: -- (31). Fin du 11^e^ siècle. D'après le missel cartusien réédité à Lyon en 1713, conformément à l'ordination du Chapitre général tenu en 1706.
[^38]: -- (32). C'est-à-dire rite parisien au début du 13^e^ siècle.
[^39]: -- (33). L'*Ordo* de S. Pie V comprenait, au cours du Canon (du *Te igitur* à la Communion) vingt-huit signes de Croix. Ces *signes* réitérés rappelaient constamment à l'attention du célébrant et des assistants que la Messe est précisément le *Sacrifice* de la Croix. Serait-ce donc un hasard que le nombre de ces signes ait été progressivement diminué par des ordonnances successives, depuis dix ans. Et enfin, dans le nouvel *Ordo*, il ne reste qu'un seul signe de Croix, organe témoin voué probablement à disparaître : *et benedicas + haec dona...* (*Prex* I, *Te igitur*) : *ut nobis Corpus et* + *Sanguis fiant*... (*Preces* II, III, IV, avant la Consécration). La liturgie use, comme l'ordre sacramentel, des signes sensibles, et pas seulement de paroles. Renoncer à ces signes, et également aux paroles qui en précisaient clairement le contenu, c'est en fait renoncer à la doctrine qui se trouvait signifiée simultanément par les uns et par les autres. L'offertoire cartusien comporte le signe de la Croix et conjointement la mention du Sang et de l'Eau.
Le nombre de ces signes de Croix figurait également dans la première liste des abus (*Libello*) relevés dans les Actes du Concile de Trente (Cf. note 23) : « Item in eo offenduntur multi, quod scil. supra hostiam consecratam fiant tot cruces et signa, quasi aliquid desit ad sacrificationem hostiae, si illa praetermittantur. » (*Acta*, tome VIII, p. 917 ; lignes 19-20) « Beaucoup s'offusquent de ce que l'on fasse, sur l'Hostie consacrée, tant de croix et de signes : comme si, à leur défaut, quelque chose manquait au caractère sacrificiel de l'Hostie. »
Rien certes ne manque, ni à l'Hostie consacrée, ni au « Calice de l'Éternel salut ». A eux seuls, objectivement, ils réalisent le Sacrifice de la Messe. Mais la grâce d'un sacrement, infailliblement attachée à la réalisation du signe, ne laisse pas d'être en fait mesurée par l'acte de foi de celui qui la reçoit. Et la ferveur de cet acte de foi est, en général, favorisée par les signes qui en suggèrent mieux la signification. Le nombre des signes de croix n'a pas été retenu par le Concile comme constituant un « abus ». Les observations que nous avons présentées à propos de la désignation « hostia immaculata » valent, exactement de la même manière, dans ce second cas.
[^40]: -- (34). Qui figure, entre autres, au rite cartusien *primitif*.
[^41]: -- (35). Per hujus aquae et vini mysterium ejus efficiamur divinitatis consortes, qui humanitatis nostrae fieri dignatus est particeps.
Puissions-nous, par le mystère de ce pain et de ce vin, être rendus participants de la nature divine de Celui qui daigna revêtir notre humanité.
[^42]: -- (36). Nous mettons, dans ce qui suit, l'expression « identité dans l'être » entre guillemets afin de rappeler qu'elle doit être entendue au sens qui est expliqué dans tout le contexte.
[^43]: -- (37). Vatican I. Constitutio de Fide catholica Denz 3016.
[^44]: -- (38). Gal. 2. 20.
[^45]: -- (39). Matt. 11. 28.
[^46]: -- (40). Certaines « secrètes » le confirment. Ainsi, celle de la Messe de la Sainte Trinité : « Sanctifica, quaesumus, Domine Deus noster, per tui sancti nomini invocationem, hujus oblationis hostiam et, per eam nosmetipsos tibi perfice munus aeternum. » -- « Par cette hostie offerte en sacrifice, faites de nous-mêmes pour Vous une oblation éternelle. »
En nous intégrant dans l'acte d'oblation que va réaliser la Consécration, nous désirons être nous-mêmes convertis en oblation éternellement. Et nous devons exprimer ce désir par une prière, *avant* l'Acte de la Consécration : car celui-ci ne réalise *pour nous* plénièrement que ce dont nous portons déjà en nous l'attente divinement.
La « Prex » III exprime la même idée : « Ipse \[Christus\] nos tibi perficiat munus aeternum ». Mais ce désir est exprimé *après* la Consécration, lorsque déjà est accompli l'Acte qui aurait pu, mais en l'instant où il fut posé, réaliser en l'assumant ce désir à la condition que celui-ci eût été préalablement exprimé.
Cette Prex III constitue un témoignage typique de haute compétence en faveur des liturges-chartistes qui l'ont élaborée. Ils savent beaucoup, et le savent. Ils ne comprennent rien, et l'ignorent.
[^47]: -- (41). Constitution *Sacrosanctum Concilium*, n° 50, A.A.S. t. LVI, 1964, p. 114.
[^48]: -- (42). Et comme, dans la réalité, le « pourquoi » et le « comment » ne peuvent pas ne pas s'enchaîner, la manducation ne se présente plus seulement comme constituant la « fin » de la « Coena dominica sive Missa ». Peu à peu, graduellement et quoi qu'on en veuille, c'est la manducation qui devient *expressive de la nature* même de la synaxe eucharistique. Ce ne devrait pas être ? Certes ! Mais, *c'est* ainsi. Il faudrait enfin reconnaître la réalité des causes de ce qui justement est la réalité.
[^49]: -- (43). Ps. 11. 2 Diminutae sunt veritates a filiis hominum.
Littéralement, selon le texte de la Vulgate : « Les vérités sont diminuées par les enfants des hommes ». Cette traduction exprime bien le sens de tout le passage : « les fidèles disparaissent d'entre les enfants des hommes. On se dit des mensonges les uns aux autres : on parle avec des lèvres flatteuses et un cœur double ».
Le nouvel *Ordo* est « double ». Il « diminue la vérité », en ne suggérant de celle-ci qu'un aspect dérivé, et en laissant croire cependant qu'il en exprime l'intégralité.
[^50]: -- (44). Matt. 7. 10.
[^51]: -- (45). Le lecteur pourra observer que ces conclusions sont semblables à celles du Père Philippe de la Trinité, au terme de son étude « L'offertoire du nouvel ordo missæ -- Note critique » (*La Pensée catholique,* n° 129, pp. 26-40). L'Auteur compare le nouvel offertoire à celui de l'*Ordo* romain. Il n'a pas de peine à conclure que le nouvel offertoire est ambivalent et qu'il favorise l'interprétation protestante de la synaxe eucharistique. Si le nouvel offertoire inaugure un sacrifice, celui-ci est situé d'emblée comme étant un sacrifice subjectif, spirituel, et non comme étant un sacrifice propitiatoire se réalisant dans l'ordre sacramentel. L'Auteur compare ensuite deux des versions successives qu'ont comportées certains numéros de l'Institutio generalis (Introduction officielle au nouvel *Ordo*) ; il observe d'heureux amendements, et il estime que, en vertu même de l'idée qui les a inspirés, le nouvel offertoire lui-même devrait être amélioré.
Notre point de vue est un peu différent ; aussi ne nous parait-il pas inutile de publier la présente étude, achevée d'ailleurs il y a plus d'un an.
D'une part, ces « versions successives », passant toutes subrepticement sous la même signature donnée par le Pape le 3 avril 1969, manifestent, venant de l'Autorité, une désinvolture éhontée à l'égard des plus élémentaires exigences de la légalité. Au nom de la même signature, on annulera demain, contre l'orthodoxie, les concessions que par crainte du scandale on paraît lui faire aujourd'hui. L'optimisme vainqueur du P. Philippe de la Trinité nous fait craindre qu'il n'ait pas encore « compris ».
D'autre part, souhaiter que soient réintroduites, dans le nouvel offertoire, les précisions qui le rendraient acceptable, alors que l'Offertoire romain exprime ce que précisément l'offertoire du Sacrifice de la Messe doit exprimer, c'est oublier que l'Église est fondée avant tout sur la tradition : *Custos et Magistra* (Vatican I. Constitutio de Fide catholica, cap 3, Denz 3012). L'Église n'est Maîtresse (et Mère, ajouta Jean XXIII) qu'en étant *Gardienne*, en « conservant le dépôt » (I Tim. 6. 20), non en substituant à ce qui est *clair pour tous et définitivement fixé* un processus évolutif ouvert à l'hérésie. Nous ne souhaitons pas que le nouvel offertoire soit amendé ; nous disons que l'Offertoire romain doit être conservé. De l' « esprit mou », Seigneur délivrez-nous !
[^52]: -- (1). Note d'ITINÉRAIRES. -- Les références et le contexte de cette déclaration de l'évêque Matagrin ont été donnés dans notre numéro 157 de novembre, pages 349-356.
[^53]: -- (1). Elle prétendait même que le chambardement des autres parties de la messe ne tendait qu'à « mieux mettre en valeur » l'inviolable pérennité du canon en latin.
[^54]: -- (1). Je suis, ici, le résumé qu'en a donné le bulletin du « Centre Ibéro-américain d'Information Européenne ».
[^55]: **\*** -- Something given or admitted esp. as a basis for reasoning or inference. (Webster's).
[^56]: -- (1). La revue est en vente à l'I.N.S.E.E., 29, quai Branly, Paris 5^e^.
[^57]: -- (1). *Précieuses Ridicules*, scène VI.
[^58]: -- (1). Pour comprendre l'ampleur de cette crise, il faut noter que :
a\) Le nombre des logements construits est passé péniblement à 450.000, les réalisations de 1950 étant d'à peine 80.000.
b\) Une partie importante des constructions neuves a remplacé des destructions de guerre, ou des taudis, ou a pris la place de constructions antérieures, ne fournissant donc qu'un modeste apport immobilier nouveau.
c\) La population est passée pendant ces vingt ans de 40 à 50 millions d'habitants.
d\) Les nombreux enfants nés après guerre sont parvenus à l'âge du mariage, créant une masse de besoins nouveaux.
e\) L'âge moyen des mariages est en baisse et la durée de la vie en prolongation.
[^59]: -- (1). L'expression est de Claudius Petit, ancien ministre de la Construction.
[^60]: -- (2). On notera une fois de plus, en passant, que les professions libérales requièrent une stricte discipline intellectuelle et morale sans laquelle elles sont promptes à dévoyer leurs membres et à devenir des éléments de pourrissement de la société.
[^61]: -- (1). Nous ne savons trop si la nurse remet automatiquement l'enfant dans le monte-charge à l'heure prévue, ou attend que les parents signalent leur retour...
[^62]: -- (1). Ville bâtie aux Indes par Le Corbusier en 1954.
[^63]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, n° 155, pp. 160 et 161.
[^64]: -- (2). N° 12. Revue publiée sous l'autorité du Parti Communiste italien. (L'article dont nous avons extrait ces deux passages a été traduit et publié en français par *Découvertes*, n° 49 d'avril 1958, pp. 50 et 51.)
[^65]: -- (1). Lettre du 17 novembre 1968, citée par Jean Madiran dans le *Mémorial* du n° 132 d'avril 1969.
[^66]: -- (1). Débat du 28 mai 1971 à l'Assemblée Nationale.
[^67]: -- (1). Article paru dans *L'Espoir* du 29 mai 1971, et reproduit p. 2 du supplément à *L'Espoir* intitulé « Pour une renaissance » (n° 632 du 26 juin 1971).
[^68]: -- (1). Il s'agit de la réforme de S. Pie X.
[^69]: -- (2). Nous avons publié un cours de Méditations liturgiques du Père Emmanuel, qui montrent tout le parti que l'on peut tirer de l'office divin pour faire d'excellentes et savoureuses méditations. (Note de l'auteur.)
[^70]: -- (1). Constamment nous devons rechercher la connaissance de Dieu, et dévoiler le profond mystère de la doctrine évangélique dans la lumière de la prédication apostolique.
[^71]: -- (1). Nous n'entendons pas évidemment limiter la prédication aux matières de la grâce. Elle était très variée dans la bouche du Père Emmanuel. Mais elle se ramenait à ceci : nous sommes pêcheurs et nous ne pouvons rien sans la grâce de Dieu.
[^72]: -- (1). La loi de la prière fixe celle de la croyance.
[^73]: -- (1). Voir Moral. lib. XXVI, cap. 26, p. 376. Édition Migne, tome 11, lib. XXI, cap. 15, p. 203.
[^74]: -- (2). Voir Saint Thomas, Sum. Theol. I, q. XCIV. III, q. LXI, 2.
[^75]: -- (1). *Le Père Emmanuel*, Essai biographique, petit in-8°, 562 p.
[^76]: -- (1). Dans une notice publiée sur le Père Emmanuel dans la *Revue Catholique du diocèse de Troyes*, puis tirée en brochure, 40 p. Gustave Frémont, Troyes.
[^77]: -- (1). Voir la discussion de saint Ambroise dans l'article de D. Minimus : « En relisant Cornelius a Lapide » *:* ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août, spécialement les pages 28-30.
[^78]: -- (2). M. Pierre Grelot voit une contradiction entre le texte de la Vulgate hiéronymienne (qui a induit en erreur saint Thomas d'Aquin, dit-il à sa page 457) et « telle lettre de saint Jérôme », dont il donne par exception la référence : lettre 120, page 147 du tome VI de l'édition Guillaume Budé. Cette lettre présenterait selon lui *une autre interprétation* du verset 6. Si l'on s'y reporte, on n'aperçoit aucune interprétation explicite : une simple mention cursive, qui est une citation libre (non littérale, et abrégée) des versets 6 à 8. Cela est certainement insuffisant pour prouver que saint Jérôme aurait changé d'avis.
[^79]: -- (3). Article paru dans le *Figaro* du 30 avril 1971*. -- *Voir : « Notre rétribution »*,* dans ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août, pp. 22-26.
[^80]: -- (1). Page 449 de l'article cité, note 1.
[^81]: -- (1). Voir notre article : « La déroute de la Bible de Jérusalem », dans ITINÉRAIRES, numéro 154 de juin.
[^82]: -- (2). Cette bourde extraordinaire (qui est beaucoup plus qu'une bourde : un test significatif) figure dans le livre de M. Feuillet paru en 1966 chez Gabalda : *Le Christ sagesse* etc., page 343, note 2. -- C'est entre 1966 et 1970 (très probablement à la suite de nos premières protestations contre la falsification du verset 6) que M. Feuillet a réidentifié comme telle l'interprétation traditionnelle ; et il en est venu à écrire : « Cette exégèse, si satisfaisante au premier abord, est aujourd'hui presque abandonnée. Les objections qui sont soulevées contre elle ne sont pourtant pas décisives. » (*Ami du clergé* du 17 décembre 1970, p. 739). -- Nous avons étudié ce point dans ITINÉRAIRES, numéro 154 de juin 1971, pages 30 et 31 et note 1 de la page 30.
[^83]: -- (1). Prière instante aux ecclésiastiques amis, et bien placés, d'être à l'avenir moins négligents, ou moins lents.
[^84]: -- (2). Sur ce que nous avions appelé la « Note secrète » (et qui n'en était donc qu'une annexe) et sur ce qui est la « Note technique », voir notre *Memento,* page 18 du numéro 155 de juillet-août.
[^85]: -- (1). Approbation d'autre part rendue publique dans *Le Monde* du 25 mars 1971. M. Feuillet y précisait que la nouvelle traduction (la seconde version de la nouvelle traduction) « *demeure à* (*ses*) *yeux une hypothèse *» mais qu'il l'approuvait parce qu'elle «* correspond à une tendance de plus en plus accentuée de l'exégèse actuelle *».
[^86]: -- (2). Texte intégral des deux versions successives de cette *Note technique* dans ITINÉRAIRES, numéro 154 de juin 1971, pages 13 à 19.
[^87]: -- (3). Voir ITINÉRAIRES, même numéro, p. 31.
[^88]: -- (1). C'est par exemple la tactique astucieuse mais non conforme à la vérité, du P. Roguet : nous l'avons cité et commenté dans notre numéro précédent (numéro 157, pages 240-241).
[^89]: -- (2). Voir ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre, pages 286 à 290 : « Une autre falsification de l'Écriture : il faut prendre femme pour pouvoir vivre saintement ! »
[^90]: -- (1). Voir les pages 35 à 38 de notre numéro 154. -- Nous avons notamment vérifié ce que dit saint Jean Chrysostome et donné à ce sujet, dans la note 1 de la page 37, des indications très brèves mais très précises ; entre autres celle de ne pas se contenter d'une ou deux phrases de son commentaire du verset 6, mais de relire en entier, dans son commentaire sur l'épître aux Philippiens, toute l'homélie VI et toute l'homélie VII. On y voit, répétons-le, qu'à aucun moment d'une interprétation très développée, saint Jean Chrysostome n'entend ARPAGMOS comme un « bien précieux » dont toute nuance de « bien mal acquis » aurait disparu.
[^91]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre, pages 286 et suiv. : « *Une autre falsification de l'Écriture : il faut prendre femme pour vivre saintement !* »
[^92]: -- (1). Nous avons déjà cité la première partie de cet article de Marcel Clément dans notre numéro précédent (numéro 157, pages 344-346). Nous en citons maintenant la seconde partie.
[^93]: -- (1). *Figaro* du 8 novembre, page 14.
[^94]: -- (2). Racontée dans ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre, pages 346 à 349.
[^95]: -- (3). Depuis la parution de cet article de Georges Bidault ; la résidence du cardinal Mindszenty a été fixée à Vienne, en Autriche, pays neutre. Ainsi le primat de Hongrie n'apparaîtra-t-il plus comme prisonnier au Vatican et bâillonné par Paul VI : c'est la neutralité autrichienne qui sera la raison obvie de son silence sur le communisme, et notamment sur les procédés par lesquels ses bourreaux communistes l'avaient amené à avouer des crimes extravagants lors de son procès, en 1948 (Note d'ITINÉRAIRES).
[^96]: -- (1). « Dagobert, grand lettré, grand bâtisseur, véritable artiste, est resté fameux (...). C'est. peut-être, de tous les princes de sa race, celui qui a porté le plus loin l'imitation des empereurs de Rome.
Les Francs s'étaient entièrement romanisés. » (Bainville, *Histoire de France,* chap. 11.) -- Remarque chronologique : Dagobert est mort sept ans après Mahomet (mort en 632).
[^97]: **\*** -- \[374:157-11-71\].