# 159-01-72
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### Clôture de la souscription
UNE SOUSCRIPTION ne peut se prolonger indéfiniment. Le moment vient de faire les comptes et d'en tirer des conclusions pratiques. La souscription pour les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, inaugurée par notre numéro 156 (paru à la fin du mois de septembre 1971) sera close le 1^er^ février 1972. Où en sommes-nous arrivés ? A un peu plus de 30 000 F, autrement dit trois millions de centimes (ou anciens francs). Nous n'avons pas encore comblé le déficit de l'entraide à l'abonnement, que nous avions arrêté à quatre millions et demi. Il y a quelque injustice à considérer ainsi des résultats globaux. Car ils sont la somme algébrique de grandes générosités et de glaciales indifférences. Je remercie tous ceux qui ont donné quelque chose à cette souscription : leur dévouement, leur fidélité, leur aide nous sont un immense réconfort. Mais je suis bien obligé aussi de mesurer le total, et d'avertir qu'il comportera des conséquences.
Avoir, à l'heure actuelle, en trois mois de souscription, tout juste dépassé trois millions, en réalité c'est très peu. J'ai regret à l'écrire ici, car les premiers et les plus attentifs à le lire seront comme toujours ceux qui ont le plus donné. Mais enfin il faut bien que je le dise. L'entraide à l'abonnement (bourses partielles ou totales d'abonnement et de réabonnement) va s'en trouver limitée. Jusqu'en 1970 inclus, nous n'avions pas eu à refuser une seule bourse par manque de ressources. En 1971, les ressources des COMPAGNONS ont commencé à n'y plus suffire. Il est vrai que les besoins augmentaient. Mais nous espérions qu'à nos appels l'ensemble de nos lecteurs feraient une réponse beaucoup plus importante.
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D'autant plus que l'entraide à l'abonnement n'est que l'une des activités des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Je vous avais demandé de manifester, en dépassant le chiffre du déficit, quel budget vous voulez et vous pouvez donner aux COMPAGNONS. Je vous ai déjà dit que, faute d'argent, ils n'ont même pas un local à l'échelon national : ils n'ont que celui qui leur est gracieusement prêté, deux heures par semaine, depuis leur fondation. Pour cela et pour le reste, ils ont eu le sort que vous leur avez fait, et ils auront le sort que vous leur ferez...
La souscription va donc se terminer, et les COMPAGNONS vont en tirer les conséquences nécessaires sur l'organisation de leurs activités. Jusqu'au 1^er^ février, vous pouvez encore envoyer votre souscription à l'intitulé :
LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES C.C.P. Paris 19.241.14
Que ceux qui n'ont rien donné s'interrogent une dernière fois sur le point de savoir s'ils ne peuvent ou s'ils ne veulent rien donner.
Que ceux qui ont déjà donné s'interrogent encore une fois sur le point de savoir s'ils ne veulent ou ne peuvent donner davantage.
J. M.
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### L'Ordinaire de la Messe Le Rosaire du P. Calmel
1\. -- *L'Ordinaire de la Messe* (latin-français) selon le Missel romain de saint Pie V : 44 pages.
2\. -- *Le Rosaire de Notre-Dame,* par R.-Th. Calmel O.P. : 64 pages.
Ces deux ouvrages qui viennent de paraître sont les deux premiers publiés par Antoine Barrois sous la marque : DOMINIQUE MARTIN MORIN, ÉDITEURS.
La maison d'édition fondée sous ce nom par Antoine Barrois procure en outre, sur demande, dans la mesure où ils ne sont pas épuisés, les ouvrages que notre ami Dominique Morin avait publiés « sous la marque de Martin Morin ».
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Toute la correspondance concernant soit les ouvrages qui avaient été publiés par Dominique Morin, soit maintenant les ouvrages qui sont publiés par Antoine Barrois aux ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN, doit être envoyée uniquement à l'adresse suivante :
DOMINIQUE MARTIN MORIN, ÉDITEURS
Jarzé 49 - Seiches
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## ÉDITORIAL
### La vie quotidienne
par Louis Salleron
LA VIE QUOTIDIENNE EST DEVENUE IMPOSSIBLE. Pourquoi ? C'est une question à laquelle juristes, sociologues, politistes et philosophes devraient accorder plus d'attention qu'ils ne font. J'entends bien que tout le monde en parle et qu'on écrit même de gros bouquins à ce sujet. Mais pas comme il faudrait, c'est-à-dire en analysant méthodiquement les faits et leurs causes afin de se mettre en mesure de découvrir les solutions.
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*En quoi, d'abord, la vie quotidienne est-elle devenue impossible ?* En ceci : que les conditions d'une vie familiale et professionnelle normale disparaissent de plus en plus -- tendant à la limite à faire de cette vie un enfer.
Passer ces conditions en revue serait faire le tableau de la vie moderne elle-même. Limitons-nous à quelques points.
1\) *Les transports. --* C'est peut-être ce dont tout le monde souffre le plus. Qu'à sept ou huit heures de vie professionnelle quotidienne il faille ajouter, chaque jour, une heure, ou deux, ou trois, ou quatre de transport, avec fréquemment un, deux, ou trois changements à chaque trajet, défie l'imagination. Si l'on ajoute que trois fois sur quatre l'inconfort de ces déplacements est extrême, on touche là à l'un des phénomènes les plus caractéristiques de la vie « impossible » de nos contemporains.
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Ceux qui le peuvent tentent d'échapper à ce cauchemar par la voiture individuelle. Ils tombent dans l'ennui, différent, de l'embouteillage et de l'impossibilité de se garer. Tout irait mieux, dit-on, si on laissait la voiture individuelle pour recourir aux transports collectifs, qu'on pourrait ainsi améliorer. Encore faudrait-il y inciter. Dans un cas que je connais bien, telle ville de banlieue qui disposait avant la guerre de huit trains par heure dont quatre directs mettant Paris à vingt minutes (aux heures de pointe du matin, de midi et du soir), a vu supprimer les trains directs et diminuer le nombre des trains.
2\) *La poste. --* On ose à peine en parler. C'est devenu un gag. On ne peut plus téléphoner. Quant au courrier, si les lettres marchent à peu près, les périodiques obéissent à des lois étranges. Je reçois tel quotidien italien par paquets de deux ou trois, tous les deux ou trois jours. Des hebdomadaires ou des mensuels de l'Amérique du Nord ou du Sud m'arrivent avec des décalages de trois à sept semaines. Dans la banlieue où j'habite, un voisin de mes amis a reçu le numéro de novembre d'*Itinéraires* six jours avant moi. (En 1927, quand j'étais secrétaire de la *Revue Universelle,* il m'arrivait de téléphoner, à Melun, d'ultimes corrections d'épreuves l'avant-veille du jour où le numéro devait parvenir aux abonnés -- qui le recevaient régulièrement le 1^er^ et le 15 de chaque mois.)
Je ne sais comment fonctionnent les pneumatiques dans Paris même. Entre Paris et les villes de banlieue pour lesquelles ce service existe, il est imprudent de l'utiliser. Le pneumatique peut mettre 24 heures, ou même 36, pour parvenir à son destinataire. J'ai dû y renoncer.
3\) *Le logement. --* Avec les transports, le logement est la plaie de la société moderne. Il l'est par sa rareté. Il l'est par son prix. Il l'est enfin par son incroyable inconfort. On croit dire confort quand on parle de chauffage central et de frigidaire. Mais l'exiguïté, le bruit, la camelote des matériaux et des installations etc. constituent un inconfort sans précédent dans l'histoire de l'habitation humaine. Si l'on ajoute à la prison de l'*intérieur* celle de l'*extérieur* (ensembles, absence de verdure, absence d'espaces pour les enfants etc.), on débouche dans Kafka.
Ne disons rien des conditions juridiques de l'occupation des locaux. La *propriété* de l'appartement dans un immeuble moderne est, neuf fois sur dix, un non-sens économique, les problèmes de la co-propriété font perdre un temps précieux et sont source de mille difficultés.
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4\) *Le* « *domestique *»*. --* Bossuet confessait qu'il avait besoin d'aise dans son « domestique ». Le domestique, c'est beaucoup de choses, mais souvent, pour commencer, l'aide d'une personne qu'on appelle aujourd'hui « employée de maison ». Qu'il s'agisse d'une modeste femme de ménage ou d'une ou plusieurs personnes à demeure, des raisons d'argent et de place privent de cette aide neuf familles sur dix. La vie de la *mère de famille* est la vie impossible par excellence.
5\) *Le budget. --* Penchés sur les comptes de la nation et sur les caisses d'épargne, les technocrates de la finance s'émerveillent de la richesse croissante du pays. Ils ne se rendent apparemment pas compte que cette richesse de la collectivité n'est que le fruit d'une concentration géante opérant *pour elle-même* en circuit fermé, broyant tout sur son passage -- tout, c'est-à-dire d'abord les individus, les familles, les vieux, les faibles et les innombrables non-protégés d'une « civilisation » qui ne connaît que la production et la consommation.
La société se décompose actuellement en trois catégorie. La première, 5 p. 100 environ, a de l'argent et profite des avantages du progrès technique ; la seconde, 50 p. 100 environ, est dans la vie impossible mais la supporte ou même la goûte, parce qu'elle bénéficie du système en ce qui concerne la sécurité et les gadgets mis à sa disposition ; la troisième, environ 45 p. 100, subit la vie impossible, dans la mort lente des individus hors-système, et des milieux sociaux auxquels ils étaient naguère rattachés (paysans, salariés de dizaines de milliers d'entreprises marginales, indépendants et classes moyennes en général).
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Tout cela (et mille autres choses, bien sûr), chacun le sait, puisque chacun le vit plus ou moins et que tout le monde l'observe. On s'en préoccupe même, puisqu'à certains égards il n'est question que de cela dans les journaux et dans les discours officiels. Mais l'*analyse*-t-on ?
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On fait des enquêtes à n'en plus finir. Les fait-on bien, c'est-à-dire selon des méthodes permettant d'en tirer un enseignement certain ?
Il ne suffit pas de dire que tout provient de la Science et de la Technique. Les problèmes qu'elles posent universellement et qui sont les mêmes dans leurs ultimes implications se décomposent en problèmes divers, parfaitement concrets, que les pays résolvent diversement. Or ces solutions sont plus ou moins bonnes.
En sériant un certain nombre de ces problèmes et en les étudiant *à partir de l'individu et de la famille,* on pourrait apercevoir certaines solutions possibles qui n'apparaissent pas quand on prend une vue globale de la situation.
De même, si on faisait des *comparaisons* avec les solutions trouvées à l'étranger, quand celles-ci se révèlent bonnes, l'imagination pourrait en recevoir un coup de fouet.
De fil en aiguille, *en remontant toujours de bas en haut,* on déboucherait sur des conclusions *politiques* et *philosophiques* qui permettraient d'orienter l'avenir pour rendre la vie non seulement possible, mais *durablement possible.*
Le *capital économique* n'est qu'une fraction du *capital de la civilisation --* qui comprend les mœurs, les arts, la pensée libre, la religion et tous les biens spirituels en relation avec la totalité organique et équilibrée de la vie individuelle et sociale. Or les progrès gigantesques de la Science et de la Technique sont en train de développer le capital économique *au détriment* du capital humain considéré dans sa généralité. La *vie* devient impossible en ce sens, tout simplement, qu'elle est *dévorée* par le cancer du matérialisme dialectique.
Ah ! si l'Église pouvait en prendre conscience au lieu de vouloir s'ouvrir à ce monde mortifère !
Louis Salleron.
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## CHRONIQUES
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### La grande hérésie
par Marcel De Corte
QUE LE CATHOLICISME traverse une crise grave, tous les observateurs en conviennent. Qu'ils soient dedans ou dehors, optimistes ou pessimistes, qu'ils l'amplifient ou tentent de la juguler, qu'ils la décrivent comme une crise de croissance ou comme une autodémolition, ils s'accordent à l'appeler *progressisme.* Qu'est-ce donc que le progressisme ?
Pour répondre à cette question nous nous proposons d'établir la validité du syllogisme suivant : « Le modernisme est indubitablement, d'après les déclarations les plus nettes des Papes, l'*hérésie par excellence.* Or le progressisme a les mêmes caractères que le modernisme et les accentue. Donc le progressisme dont l'Église est actuellement la victime est l'hérésie absolue. »
Il en est du progressisme comme du modernisme dont il est l'héritier. Pendant longtemps le nom de modernisme s'est employé sans signification bien nette. On sait maintenant en quoi il consiste. Ce nom reste désormais attaché à l'ensemble des erreurs doctrinales qui avaient cours au début de ce siècle au sein même de l'Église, *in sinu et gremio Ecclesiæ*, dont les auteurs se prévalaient du titre de « catholiques » à un degré plus éminent que tous ceux qui, Pape, évêques ou simples fidèles, se croyaient jusqu'alors ainsi qualifiés, et qu'un Pape aujourd'hui placé sur les autels a osé condamner dans deux documents : le Décret du Saint-Office, *Lamentabili sane exitu*, du 3 juillet 1907, et l'Encyclique *Pascendi dominici gregis*, du 7 septembre de la même année. Avec un génial bon sens paysan et un coup d'œil que la sainteté rendait plus synoptique et plus aigu, Pie X ramenait la multitude des aberrations, hérésies, dérèglements et extravagances qui s'infiltraient dans l'Église et perçaient pêle-mêle au grand jour, à deux chefs principaux : « *l'engouement pour certaines manières modernes de philosopher sur les choses religieuses et le mépris de la tradition catholique *».
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Ce sont là des termes employés par le R.P. Adhémar d'Alès, S.J., dans l'article consacré au modernisme dans le *Dictionnaire Apologétique de la Foi Catholique* paru il y a quarante ans. Ils valent encore aujourd'hui. Les deux caractéristiques essentielles du modernisme se retrouvent dans le progressisme actuel : adoption par l'Église du vocabulaire, des modes de penser, des conceptions de l'homme et du monde propres à notre temps ; rupture de l'Église avec les doctrines et les pratiques religieuses ou morales qui furent siennes avant Vatican II et dont le moins qu'on en puisse dire est qu'elles ne répondent plus aux exigences de l'homme contemporain, on peut citer des centaines de textes progressistes émanant de laïcs ou de prêtres bas ou haut juchés qui se ramènent à ces deux propositions jumelles et corrélatives. Le Pape Paul VI le remarquait lorsqu'il évoquait en 1967, à propos de « la mentalité postconciliaire » qui sévit dans l'Église, la réapparition et la recrudescence du modernisme : *modernismus redivivus,* et qu'en se référant implicitement à la formule célèbre de saint Pie X sur la grande hérésie moderniste, « confluent de toutes les hérésies », il analysait en 1968 la situation en deux phrases : « *La confusion doctrinale et mentale* prend une telle ampleur que l'inquiétude des fidèles va souvent jusqu'à l'angoisse ; comment ne souffriraient-ils pas devant tant d'erreurs et devant la progression méthodique et concertée de la GRANDE HÉRÉSIE ? ». Ces derniers mots reprennent et résument exactement la pensée de Pie X concernant la préméditation qui caractérise le modernisme, lequel, de mille courants divers, a fait le torrent dévastateur dont nous contemplons, épouvantés, les ravages dans l'Église actuelle.
La suite du texte du R.P. Adhémar d'Alès relatif au modernisme semble écrite aujourd'hui : « Pour distinctes qu'elles fussent, ces erreurs -- condamnées dans le décret *Lamentabili* -- n'étaient pas moins *solidaires par l'unité d'inspiration ; solidaires aussi par l'acharnement d'une certaine presse à les promouvoir.* Qu'il s'agit de philosophie, d'exégèse, d'histoire des dogmes, d'apologétique, d'orientation politique ou sociale, on retrouvait *les mêmes organes empressés à donner la même note, à formuler les mêmes revendications...* Insensiblement, une fraction du catholicisme s'orientait chaque jour davantage vers ce que le Décret devait appeler bénignement, en sa 65^e^ et dernière proposition, « un *protestantisme* large et libéral » et que l'Encyclique montrerait aboutissant finalement *au pur nihilisme religieux *».
Qui donc douterait un seul instant, après avoir observé les aberrations du progressisme contemporain dans les domaines de la philosophie, de l'exégèse, de l'histoire des dogmes, de l'apologétique, de l'orientation politique ou sociale, de leur *unité d'inspiration*, partagée aujourd'hui par une bonne partie du clergé avec l'approbation d'une bonne partie de la Hiérarchie ?
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Qui donc douterait de l'appui *acharné* qu'ils reçoivent des moyens de communication sociale monopolisés presque tous par les adeptes du progressisme ? Ne sommes-nous pas arrivés à un moment de l'histoire de l'Église catholique où le modernisme qui faillit la tuer apparaît, en comparaison du progressisme actuel, pour reprendre l'expression célèbre de Maritain, « comme un modeste et banal rhume des foins » en regard d'une phtisie galopante ? Ne voyons-nous pas chez de nombreux prêtres, prélats, évêques ou cardinaux, le catholicisme se transformer en une religion où le nom de l'homme se substitue à celui de Dieu et le culte de l'humanité de Jésus-Christ à celui de sa divinité, selon le vœu des protestants les plus éloignés de l'orthodoxie ? N'en arrivons-nous pas à ce que d'aucuns osent appeler « l'athéisme chrétien » ? Qu'un athéisme virulent taraude le christianisme, c'est Paul VI lui-même qui le déclare : « Nous vivons, vient-il de dire, en un temps de contestation, dont la plus radicale est la contestation de la foi en l'existence de Dieu... Les idées des théologiens de la mort de Dieu se répandent aussi dans le monde catholique. Elles submergent comme des vagues effrayantes la foi de nombreux hommes... elles sont graves et compliquées, assumant des dénominations nouvelles ou étranges : sécularisation, démythisation, désacralisation, contestation globale et -- finalement -- athéisme ou antithéisme ».
Si l'on ajoute à cela que le modernisme est la première des hérésies à s'être obstinément incrustée dans l'Église au lieu de s'en détacher et qu'il fut l'œuvre d'hommes d'Église qui prétendirent y demeurer afin de la transformer du dedans, le progressisme qui incite à « l'autodémolition » de l'Église ceux-là mêmes qui en ont la garde, n'en est-il pas le prolongement direct et pour ainsi dire la prolifération portée à son plus haut exposant ? Est-elle d'hier ou d'aujourd'hui cette extraordinaire description du modernisme faite par un certain Gout, historien de « L'Affaire Tyrrell » en 1910 : « Le modernisme commençait à déborder, grand courant vainqueur. Ah ! que ce fut joli de le voir couler, brillant comme de l'or et chantant son espérance dans le matin d'allégresse ! Les séminaires envahis, les Instituts réveillés, les colonnes de la tradition orthodoxe disloquées, les gardiens officiels de la doctrine, dominicains, jésuites mêmes, ébranlés, les revues les plus intransigeantes pénétrées, des revues créées pour répondre aux besoins croissants, les plus belles intelligences de l'Église conquises : la hiérarchie entamée fléchissait, le courant menaçait de gagner les cloîtres, Huysmans tremblait pour ses moines ».
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S'il est vrai que le progressisme est une récidive exaspérée du modernisme, nous devons retrouver en lui, sous une forme extrême, la grande caractéristique que l'Encyclique *Pascendi* a dégagée de la grande hérésie du XX^e^ siècle. Ce foyer principal d'irradiation, elle l'appelle d'un nom aujourd'hui vieilli tant la maladie qu'il signifie s'est invétérée : *l'agnosticisme,* autrement dît la doctrine qui considère toute métaphysique comme futile et interdit à l'intelligence d'atteindre tout ce qui dépasse l'homme. D'un regard d'aigle, saint Pie X a circonscrit l'erreur fondamentale du modernisme et sa relation précise au principe qui gouverne toute la philosophie moderne depuis Descartes et Kant : l'incapacité de l'intelligence de s'élever jusqu'à Dieu par les voies naturelles de la connaissance et de répondre aux *pourquoi* qui la harcèlent. *L'intelligentsia* du début du XX^e^ siècle rompt tous les liens vitaux qui soulèvent l'intelligence humaine jusqu'à Dieu lorsqu'elle s'interroge sur la raison d'être des choses. Non seulement l'intelligence humaine ne peut pas prouver l'existence de Dieu, mais tous les progrès qu'elle a pu faire n'ont pu s'accomplir que dans la mesure où elle a fonctionné indépendamment de toute relation à Dieu. L'homme n'avance sur la voie qui le perfectionne et le conduit à la plénitude de son être que s'il se libère de toute Transcendance. Le développement inouï des sciences et des techniques qui toutes font abstraction de Dieu est là pour le prouver.
Telle est la position de la plupart des intellectuels au XIX^e^ siècle et au commencement du XX^e^. Ceux qui refusent de l'adopter n'ont guère de prestige : ils ne sont plus des modèles pour une humanité qui s'affirme en niant Dieu, non sans doute avec éclat, mais en s'enlisant peu à peu dans le culte de sa propre image déployée sur l'horizon de l'avenir par Renan et par tant d'autres. L'apologétique de mon enfance ne s'y est pas trompée pour tenter d'endiguer la crue de l'irréligiosité, elle récoltait pieusement les opinions des hommes de science qui avaient encore gardé leurs croyances.
On peut aisément expliquer pourquoi ce beau zèle fut vain. L'intelligence ne s'élève naturellement vers Dieu et ne reconnaît sa dépendance à l'égard du principe d'explication du monde que si elle est placée dans un type de société où la notion de lien naturel est en vigueur entre les hommes. C'est dans les communautés naturelles ou semi-naturelles telles que la famille, la profession, la patrie, où se manifeste la relation verticale de l'enfant aux parents, de l'apprenti au maître, du citoyen au roi-père du peuple, qu'elle puise la confirmation de l'assurance qu'elle a du rapport de toutes choses à une Cause supérieure. L'intelligence y trouve, à un niveau qui lui est plus aisément accessible, ce qu'elle pressent obscurément lorsqu'elle s'élève vers l'Être dont l'éclat l'éblouit. Les structures de ces mondes en réduction où elle s'engage ne sont pas son œuvre. Quoi qu'elle fasse, elle ne les changera pas. Personne ne peut avoir un autre père que le sien propre, sauf en imagination.
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Ainsi en est-il de l'univers. A jamais je serai cet homme-ci, de cette famille et de cette patrie-ci, ayant cette vocation-ci, à jamais je serai placé en ce monde-ci sous l'éternel regard de Dieu.
L'homme est un animal raisonnable et un animal social. Les deux vont de pair et les voies naturelles de la raison sont parallèles aux voies naturelles qui conduisent à la vie en société. L'intelligence humaine a besoin, pour *l'exercice* de ses intuitions (et de ses démonstrations) les plus hautes, d'un environnement naturel dont les organes renforcent de leur présence l'élan naturel de l'intelligence vers Dieu, qui sans cesse risque de s'affaiblir à mesure de son ascension. La métaphysique naturelle de l'esprit humain constate humblement la dépendance de l'intelligence à l'égard d'un monde qui n'est pas son œuvre, mais celle d'un Être transcendant. La politique naturelle constate avec la même modestie que l'homme naît et se perfectionne dans des communautés qui ne sont pas suspendues à son arbitraire et qui lui signifient son appartenance à un ordre qui le dépasse. Toutes deux sont inséparables. Elles s'épanouissent ou déclinent ensemble dans une intime symbiose. Les époques où l'intelligence a reconnu l'existence du Divin sont celles où les fondements naturels de la Cité sont les plus stables, et inversement. Toute l'histoire en témoigne, et ce n'est pas un hasard si les sophistes, qui furent les premiers corrupteurs de l'intelligence et les premiers agnostiques, apparurent en un temps où les assises de la société grecque commençaient à branler et si leur enseignement, qui faisait dépendre les communautés naturelles de conventions humaines toujours révocables et changeantes, contribua à leur ruine définitive.
L'Église catholique, par la voix de ses théologiens et de sa Hiérarchie, a toujours enseigné aux nations la métaphysique naturelle de l'esprit humain et s'est toujours proclamée la protectrice des sociétés fondées sur les communautés naturelles.
On le comprend. Si la foi ne s'enracine pas dans l'irrécusable affirmation de l'existence de Dieu par l'intelligence, elle n'est plus qu'une croyance incertaine, un sentiment flou, une adhésion indécise et une affirmation gratuite. L'homme s'en fera l'idée qu'il voudra. Tout sera subjectif. Pareillement, s'il n'y a pas de communautés naturelles, il n'y a pas davantage de communauté surnaturelle, il n'y a pas d'Église, car la grâce présuppose la nature. L'Église ne sera plus que le point de rencontre conventionnel des fidèles et leur émanation toujours sujette aux humeurs subjectives du moment. La foi et l'Église s'écroulent si ces contreforts sur quoi elles s'appuient viennent à faire défaut.
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Dans sa condamnation du modernisme, saint Pie X vise le premier point. Depuis le XVIII^e^ siècle et pour la première fois dans l'histoire, des philosophies qui se targuent d'exprimer et de justifier la mentalité agnostique diffusée par ce qu'on appelle à l'époque « *les Lumières *», sont apparues et leur succès foudroyant n'a fait que s'amplifier. Le Pape refuse aux catholiques le droit de s'inspirer de ces philosophies dites modernes : toute adaptation, toute ouverture, tout *aggiornamento à l'erreur* est résolument prohibé. Mais l'auteur de l'Encyclique *Pascendi* est aussi l'auteur de la *Lettre sur le Sillon* qui condamne la démocratie et le socialisme, destructeurs des sociétés humaines et de leurs fondements naturels. La réprobation du modernisme sociologique suivait de près celle du modernisme philosophique et théologique. Les accordailles du catholicisme et de la démocratie sont rompues. Tout ajustement de l'Église aux prétendues exigences de la politique moderne est interdit avec énergie. Un catholique ne peut être ni démocrate ni socialiste.
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Les deux documents pontificaux procèdent indubitablement d'un même diagnostic. Le mal qui atteint l'homme individuel est identique à celui qui ronge l'homme social : c'est *le subjectivisme.* L'intelligence renonce à son pouvoir de connaître les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, indépendamment de l'esprit qui les pense. Elle se prive du tremplin du réel : quoi d'étonnant alors si elle s'avoue incapable de s'élever jusqu'au Principe du réel ? Mais en s'exilant de la réalité l'intelligence se replie automatiquement sur elle-même. N'existera pour elle que ce qui se manifeste en elle : non plus les choses elles-mêmes, *mais les idées qu'elle se fait des choses.* Ainsi n'est-elle plus assujettie ni au réel ni au Principe du réel. L'intelligence ne dépend plus que d'elle-même, de sa faculté de produire des idées, ces entités indéfiniment malléables qui sont désormais soumises à sa puissance créatrice. Le monde est ce que je pense du monde.
Cette attitude subjectiviste est plus fréquente qu'on ne le croit. Combien de fois ne substituons-nous pas à la réalité de Pierre, Paul ou Jacques l'idée que nous nous en faisons et qui ne cadre nullement avec elle ? Combien de fois ne croyons-nous pas, dur comme fer, que cette idée que nous nous en forgeons est leur seule et unique réalité ? Mais c'est la première fois dans l'histoire que les philosophes érigent l'apparence en réalité. Toute la philosophie moderne consiste dans un effort contre nature pour réduire la présence épaisse, dure, résistante des choses que l'intelligence rencontre en sa recherche, en une représentation mentale qui siège dans la conscience. Le modernisme, qui fait sienne cette philosophie, aboutit de la sorte à proclamer que le donné révélé n'est en rien un donné devant lequel l'intelligence s'incline, mais l'idée que chacun s'en forge. C'est la ruine même de la foi et de l'Église qui la garde et la transmet.
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Un subjectivisme identique s'observe dans l'idéologie démocratique moderne. Comme l'observe admirablement saint Pie X dans sa *Lettre sur le Sillon,* la démocratie moderne est fondée sur l'autonomie de l'individu, sur « son émancipation politique, économique et intellectuelle », bref sur la rupture de tous les liens qui unissent les hommes les uns aux autre dans les diverses communautés naturelles dont ils font partie par naissance ou par vocation. Tous les hommes sont libres. « Un ordre, un précepte serait un attentat à la liberté ; la subordination à une supériorité quelconque serait une diminution de l'homme, l'obéissance une déchéance. » Tous le hommes sont égaux : « Toute inégalité de condition est un injustice ». Tous les hommes sont frères, non point que « l'amour du prochain procède de l'amour de Dieu, père commun et fin commune de toute la famille humaine », mais parce qu'ils sont englobés « dans la simple notion d'humanité dans le même amour et l'égale tolérance les uns vis-à-vis de autres ». Comme le souligne avec force le Pape, « cette fausse idée que l'homme ne sera vraiment homme, digne de ce nom que le jour où il aura acquis une conscience éclairée, forte indépendante, autonome, pouvant se passer de maître, n'obéissant qu'à elle-même » est « *un rêve* qui entraîne l'homme sans lumière, sans guide, sans secours, *dans la voie de l'illusion* où, en attendant le grand jour de la pleine conscience, il sera dévoré par l'erreur et les passions ». Et ce grand jour n'arrivera jamais, ajoute avec bon sens le saint Père. Pouvait-on mieux souligner le subjectivisme inhérent à l'idéologie démocratique ?
Il est du reste rigoureusement impossible que la démocratie ainsi entendue, telle que l'a proclamée la Révolution française et telle qu'elle s'est répandue à travers le monde, puisse exister. Présupposant l'absence radicale de société à sa base, elle ne peut être que l'organisation de la désorganisation, c'est-à-dire un rond-carré. La Révolution détruit la société traditionnelle et renverse l'Ancien Régime. Elle n'a rien construit à leur place Il n'y a plus de société parce que les communautés naturelles sont les éléments constructifs de toute société et qu'elles sont condamnées par l'idéologie démocratique. Il y a une *dissociété* une situation où le phénomène de désagrégation sociale, naguère encore masqué par l'influence persistante des relations sociales naturelles, aujourd'hui presque totalement disparues, atteint son point culminant. On ne refait pas une société sur des principes qui lui sont perpendiculairement opposés. On ne noue pas de liens réels dans un système qui implique la négation des liens réels. On ne crée pas une unité avec des éléments qui la renient, la contestent ou la contredisent. Tout ce qu'on peut faire, tout ce qu'on fait *en réalité,* c'est superposer à cette *dissociété* un *État* qui, vaille que vaille, par des moyens faibles ou des moyens forts, en rassemble les parties juxtaposées.
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La conséquence immédiate de l'illusion démocratique est l'apparition d'un État gigantesque qui monopolise et exerce, mollement ou brutalement, toutes les fonctions sociales délaissées par les individus et qui les leur surimposent, d'une manière lymphatique ou implacable, et toujours envahissante, pour les obliger à faire artificiellement ce qu'ils devraient accomplir naturellement. Un *État sans société* s'efforce, par tous les moyens dont il dispose, de rebâtir une société factice et, comme cette tâche est impossible, étant contradictoire, il est voué au changement perpétuel. La réformite ou la folie de restructuration dont sont atteintes toutes les nations de « la machine ronde qui a perdu la boule », comme dit Chesterton, est assez probante à cet égard. La pullulation des institutions parastatales, dont Churchill affirmait qu'elles se multipliaient comme les lapins en Australie avant la myxomatose, l'est tout autant, ou davantage. Partout, l'État est l'immense prothèse qui permet à la société absente d'être présente par sa contrefaçon. La démocratie n'existe pas. Ce qui existe, c'est un prodigieux mécanisme bureaucratique qui en tient lieu et dont il faut chercher alors les mécaniciens. Elle est un régime de rois fainéants et dont tout le fonctionnement est assuré par les maires du palais, eux-mêmes téléguidés par des maîtres occultes auxquels ses institutions servent de déguisement décoratif. Ces détenteurs véritables de l'État, pouvoir de tous les pouvoirs, peuvent être des comitards, des délégués patronaux ou syndicaux, des financiers, des représentants de l'idéologie dominante, etc. Ils peuvent changer, alterner, se fixer, se cramponner, se rendre inamovibles, par ruse ou par force. N'importe. Ils ne sont *jamais* le peuple. En démocratie, le peuple est toujours *dupe.* Il fait semblant d'être roi. Il joue à l'autocrate : « Tous les pouvoirs émanent de la nation », à la condition qu'il y ait une nation. Mais il n'y en a pas. Nous l'avons dit : il n'y a qu'une poussière d'individus épars, séparés, enclos chacun dans leur subjectivité propre, que les manipulateurs de la chambre des machines de l'État tente de globaliser et de mouler dans une même conscience, une même volonté, une même opinion, une même conception de l'homme et de la société. La démocratie implique ainsi non seulement l'étatisme, mais *l'étatisme totalitaire,* où tous les biens économiques, intellectuels ou spirituels des individus *réels* sont possédés par un individu monstrueux et *imaginaire :* l'État moderne, dont les manœuvriers tirent les leviers de commande et qui sont de la sorte les véritables possesseurs des individus eux-mêmes transformés en esclaves bénévoles, souvent enthousiastes, parfois résignés, mais toujours complices.
Le vrai nom de la démocratie inexistante est ainsi le *collectivisme semi-totalitaire ou totalitaire* actionné par un collège de « tireurs-de-ficelles » ou par un seul négrier entouré d'acolytes. Le communisme, qu'il soit larvé ou manifeste, est la logique vivante de la démocratie, disait Balzac.
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Saint Pie X, dans une formule plus dense et plus motivée, affirme expressément ce rôle des « remueurs de masses moins utopistes » « Oui, vraiment, le Sillon convoie le socialisme, l'œil fixé sur la chimère de la démocratie ». Le néant accouche de Léviathan.
Ainsi, à l'origine de la crise de la société religieuse comme de la crise de la société profane, au début de ce siècle, saint Pie X décèle-t-il *le subjectivisme :* d'une part, la cassure du lien qui unit l'homme à Dieu entraîne celle de la relation sociale ; d'autre part, la cassure des liens qui unissent l'homme à l'homme provoque celle de la relation religieuse. L'erreur du modernisme et l'erreur de la démocratie ont la même source : le repli incestueux de l'homme sur lui-même, la proclamation de son autonomie radicale, le *culte du moi* diffusé à la fois par les philosophies modernes et par les idéologies démocratiques qui les prolongent du niveau individuel au niveau collectif.
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On a toujours les conséquences des principes qu'on adopte. Saint Pie X les a rassemblées en quelques points dont les principaux sont l'évolutionnisme, le relativisme, la théorie et la pratique de l'immanence, avec leurs séquelles inéluctables : le naufrage de la raison et de la foi.
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Il est clair que le subjectivisme moderniste qui se dégage de toutes les relations surnaturelles et naturelles que les hommes ont nouées au cours des siècles implique le reniement de toutes les traditions divines et humaines qui charrient ces rapports et en manifestent l'omniprésence immuable dans l'espace et dans le temps. L'être humain qui se ramasse exclusivement sur son moi n'y rencontre plus rien de stable, de permanent, de défini. Il n'appréhende plus que des phénomènes de conscience. Comme la conscience est toujours la conscience présente et que le présent fuit sans cesse, elle ne saisit que son *devenir.* Le passé lui-même se dépouille à ses yeux de cet aspect inamovible que la raison lui reconnaît. Il est à son tour assujetti au changement. Il est reconstruit sans cesse en fonction des besoins de la conscience du moment. Il est broyé ; trituré, décomposé, tamisé, révisé, recomposé, refait de fond en comble, selon la figure toujours changeante que le *moi* a de lui-même. L'histoire n'est plus le récit des événements tels qu'ils furent et sont à jamais. Elle n'a d'être que celui que la conscience mobile lui confère, niant d'elle ce qu'elle est, affirmant d'elle ce qu'elle n'est pas, suivant les exigences de l'instant présent. L'histoire est mouvement que l'homme rivé à son *moi* individuel ou collectif oriente au gré de ses désirs, sans souci de sa valeur de vérité.
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Il n'y a plus de vérité dans la perspective subjectiviste du modernisme religieux ou politique. La vérité est l'accord de la pensée avec le réel. Si le modernisme divorce du réel et du principe du réel, comment pourrait-il encore y avoir une seule vérité éternelle et nécessaire dans le domaine de la foi ou dans celui de la vie sociale ? « Axiomes et catégories, formes de l'entendement ou de la sensibilité, écrit un des pères du système, tout cela devient, tout cela évolue, l'esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes désirs. » « Formes et catégories, ajoute-t-il, sont des œuvres que la pensée a produites et qu'elle domine, dont elle peut en somme s'affranchir. » C'est contre ce relativisme que s'élève avec véhémence l'Encyclique *Pascendi.* Comme le remarque avec acuité la *Lettre sur le Sillon,* le relativisme provoque une révolution permanente qui remet sans cesse en question les fondements de la société et les assises de la religion. Il engendre ce « grand mouvement d'apostasie organisé dans tous les pays, pour l'établissement d'une Église universelle qui n'aura ni dogmes, ni hiérarchie, ni règle pour l'esprit, ni frein pour les passions et qui, sous prétexte de liberté et de dignité humaine, ramènerait dans le monde, si elle pouvait triompher, le règne légal de la ruse et de la force, et l'oppression des faibles, de ceux qui souffrent et qui travaillent ».
N'est-ce point là, en traits de feu, la définition même du MASDU, du « Mouvement d'Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle » où l'Église prend en charge les « mutations » politiques, économiques et sociales que provoque l'expansion dans tous les milieux de l'idéologie démocratique, persuadée que la Révolution religieuse et politique qu'elle vomissait naguère comme l'incarnation de l'erreur et du mal est désormais, grâce à la relativisation de toutes choses propre à notre temps, la vérité qu'il faut répandre et le bien qu'il faut accomplir en perfection ?
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La boucle est maintenant bouclée. Partie du subjectivisme, l'hérésie moderniste y revient en détrônant Dieu et en plaçant l'Homme à sa place. C'est ce que le Pape appelle, dans le style précis de l'époque, dont le charabia babélique de cette seconde moitié du XX^e^ siècle où nous sommes a perdu le souvenir *l'immanentisme.* Puisque la conscience humaine n'est reliée à rien qui la dépasse, elle ne pourra atteindre Dieu qu'en elle-même :
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« C'est dans l'homme même qu'il se trouve. » « De là, souligne le Pape, l'équivalence entre la conscience et la Révélation. » Toutes les vérités de la foi sont déjà contenues dans la conscience de l'homme, affirme Tyrrell dans *Through Scylla and Charybdis.* Dieu ne communique plus à l'homme les vérités surnaturelles par la voie de la Révélation. C'est l'homme qui les découvre en lui-même. « Si l'homme pouvait lire les besoins de son esprit et de sa conscience, précise le même Tyrrell, il pourrait se passer de maître. » Ce que le modernisme proclame dans le domaine religieux, il l'affirme dans le domaine social avec la même témérité. La *Lettre sur le Sillon* dénonce « la falsification » opérée par la démocratie chrétienne dans « les notions sociales fondamentales » : « D'après le *Sillon*, l'homme ne sera vraiment homme que le jour où il pourra se passer de maître. » Le parallélisme est frappant.
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La conséquence ne tarde pas. Entre ce *moi* qui coïncide avec Dieu et Dieu lui-même, la distinction s'efface rapidement. Dieu ne résiste pas au *moi*. Comment le pourrait-il ? Ce n'est jamais la réalité qui se trouve dans la pensée, mais son idée ou son image. L'image de Dieu s'évanouit devant la réalité du *moi*. Plus exactement elle est absorbée par le *moi* qui se divinise insidieusement. Mais comme le *moi* est haïssable, comme il n'ose s'exhiber à lui seul, il s'agglutine aux autres, il fait masse avec eux, il se dilue dans le *nous* collectif. Le *moi* ainsi fondu dans l'humanité se déifie par personne interposée. Il participe à l'apothéose de l'humanité tout entière. Comme le dit admirablement Bossuet de l'impie, « au lieu de se soumettre à Dieu, il se fait soi-même son Dieu ». « Dieu se révèle dans et par l'humanité », écrit impavidement Loisy qui renchérit encore : « L'individu conscient peut être représenté presque indifféremment comme la conscience de Dieu dans le monde, par une sorte d'incarnation de Dieu dans l'humanité, et comme la conscience du monde subsistant en Dieu par une sorte de concentration de l'univers en l'homme. »
« Le nouvel Évangile » prêché par le *Sillon* aboutit à la même religion de l'homme. « Le Christ défiguré et diminué » dont parle saint Pie X à propos des démocrates chrétiens, c'est le Christ noyé « par delà toutes les philosophies et toutes les religions, dans la simple notion d'humanité ». « Nous voulons attirer votre attention, vénérables Frères, ajoute le Pape à l'adresse des évêques français, sur cette déformation de l'Évangile et du caractère sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Dieu et Homme, pratiquée dans le *Sillon* et ailleurs. Dès que l'on aborde la question sociale, il est de mode, dans certains milieux, d'écarter d'abord la divinité de Jésus-Christ, et puis de ne parler que de sa souveraine mansuétude, de sa compassion pour toutes les misères humaines, de ses pressantes exhortations à l'amour du prochain et à la fraternité. »
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Comment en serait-il autrement dans un système qui ampute chaque être humain de toutes ses relations sociales naturelles et proclame son autonomie ? « Pour reconstruire la société sur un plan nouveau », la démocratie chrétienne du *Sillon* est bien obligée d'*utiliser* le Christ, de le faire servir d'*instrument*, de se l'*assujettir*. Elle doit reléguer la divinité du Christ et ses exigences surnaturelles à l'arrière plan et ne voir en Jésus que l'homme, dont la présence immanente en tous les hommes fera d'eux des « frères » et constituera de la sorte le socle de la démocratie religieuse universelle.
Partout, dans le domaine de la religion comme en celui de la société profane, le subjectivisme est contraint de ravaler le divin au niveau de l'humain et, par là, infailliblement, de faire de l'homme le substitut de la divinité. Le modernisme religieux et le modernisme social sont nés de la même erreur constitutive du monde moderne : le rejet de tous les liens surnaturels et naturels qui l'unissent à ce qui n'est pas lui, le refus de toute subordination, le *subjectivisme* et sa conséquence obligée : la négation et la destruction de toutes les structures traditionnelles qui conservent, protègent et transmettent ces rapports constitutifs de l'homme et du chrétien. C'est pourquoi le modernisme religieux veut *une nouvelle Église* et le modernisme social *une nouvelle société*. C'est pourquoi leurs courants, d'abord parallèles, se rejoignent sous nos yeux dans *un progressisme chrétien* qui vise essentiellement à confondre la nouvelle Église et le monde nouveau.
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Il est facile de l'établir. Ce qu'on appelle aujourd'hui progressisme chrétien n'est que le modernisme religieux et social à son paroxysme et, pour tout dire, victorieux sur toute la ligne. Pour s'en convaincre, il suffit de relire le catalogue des projets que « la manie réformatrice qui possède les modernistes » a élaborés et que le Souverain Pontife a dressé, il y a cinquante ans, à notre usage : « Il n'est rien, absolument rien, dans le catholicisme, à quoi cette fureur ne s'attaque. *Réforme de la philosophie,* surtout dans les Séminaires : que l'on relègue la philosophie scolastique dans l'histoire de la philosophie, parmi les systèmes périmés, et que l'on enseigne aux jeunes gens la philosophie moderne, la seule qui convienne à notre temps. -- *Réforme de la théologie :* que la théologie dite rationnelle ait pour base la philosophie moderne ; la théologie positive, pour fondement l'histoire des dogmes. -- *Quant à l'histoire,* qu'elle ne soit plus écrite ni enseignée que selon leurs méthodes et leurs principes modernes.
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-- *Que les dogmes* et la notion de leur évolution soient harmonisés avec la science et l'histoire. -- *Que dans les catéchismes* on n'insère plus, en fait de dogmes, que ceux qui auront été réformés et qui seront à la portée du vulgaire. -- *En ce qui regarde le culte,* que l'on diminue le nombre des dévotions extérieures, ou tout au moins qu'on en arrête l'accroissement... -- *Que le gouvernement ecclésiastique soit réformé* dans toutes ses branches, surtout la discipline et la dogmatique. Que son esprit, que ses procédés extérieurs soient mis en harmonie avec la conscience, qui tourne *à la démocratie ;* qu'une part soit donc faite dans le gouvernement *au clergé inférieur et même* aux laïques ; que l'autorité soit *décentralisée.* -- Réforme des Congrégations romaines, surtout de celles du *Saint-Office* et de l'*Index.* -- *Que le pouvoir ecclésiastique change de ligne de conduite sur le terrain politique et social ;* se tenant en dehors des organisations politiques et sociales, *qu'il s'y adapte néanmoins pour les pénétrer de son esprit*. En *morale*, les modernes proclament que *les vertus actives doivent aller avant les passives* -- *les contemplatives* --, dans l'estimation qu'on en fait comme dans la pratique. -- Au clergé, ils demandent de revenir *à l'humilité et à la pauvreté antiques* et, quant à ses idées et son action de *les régler sur leurs principes*. Il en est enfin qui, faisant écho à leurs maîtres protestants, désirent la *suppression du célibat ecclésiastique. *»
« *Que reste-t-il,* conclut le Pape, sur quoi, et par application de leurs principes, les modernistes ne demandent réforme ?... Embrassant d'un seul regard tout le système, qui pourra s'étonner que Nous le définissions *le rendez-vous de toutes les hérésies* (*omnium haereseon conlectum*) ? »
Oui ou non, le modernisme religieux et social n'a-t-il pas submergé l'Église, soixante ans seulement après sa condamnation ? Oui ou non, notre diagnostic qui fait du progressisme la continuation et l'apogée du modernisme, est-il exact ? Oui ou non, si le modernisme est le point de rencontre de toutes les hérésies, ne triomphe-t-il dans le progressisme actuel ? Le vrai nom de celui-ci est dès lors *l'hérésie essentielle, parfaite, complète *: la négation de toutes les affirmations de la foi et de leurs conséquences, parvenue à un point d'universalité tel qu'*il ne reste rien* de la religion catholique que nous avons connue et dont saint Pie X est le héraut ? Tous les changements que le génie prophétique du Pape décelait dans le programme du modernisme sont réalisés par le progressisme dans l'Église. L'Église, et tout ce qu'elle comporte, change sous nos yeux, si vite et si profondément qu'il serait possible à un émule de Bossuet, en eût-il le génie, d'écrire aujourd'hui une *Histoire des variations des Églises catholiques,* tant les matériaux abondent.
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Le *Motu Proprio* de saint Pie X, daté du 1^er^ septembre 1910, est éclairant à cet égard. La simple lecture des lois qu'il publie « pour repousser le péril du modernisme (*ad modernismi periculum propulsandum*) transforme en certitude notre assurance qu'il n'existe entre la situation présente et la situation passée qu'une seule différence : *en 1910, la révolution n'était encore qu'un projet ; en 1972, elle est accomplie.*
Après avoir mis en garde les fidèles contre « ceux qui abusent de leur ministère pour tendre aux hommes l'appât d'une nourriture empoisonnée » (*ministerio suo abutentes ut venenatam humis escam imponant ad intercipiendos incautos*) et « pour propager autour d'eux une apparence de doctrine où se trouve contenue la somme de toutes les erreurs » (*doctrinæ speciem circumferentes, in qua errorum omnium summa continetur*), le Pape promulgue à l'usage des évêques et des prêtres une série de lois qui se ramènent toutes à un ordre impératif : *Procul, procul esto a sacro ordine novitatum amor : que les prêtres fuient l'esprit de nouveauté !* L'attention des évêques, précise le Pape, se fixera très particulièrement *sur la nouveauté des mots* (*vocum novitatem*). Ils se souviendront, à ce sujet, de l'avertissement de Léon XIII : « On ne peut approuver dans les écrits des catholiques, un langage qui, s'inspirant d'un esprit de nouveauté condamnable, paraît ridiculiser la piété des fidèles et parle d'ordre nouveau, de vie chrétienne nouvelle, de nouvelles doctrines de l'Église, de nouveaux besoins de l'âme chrétienne, de nouvelle vocation sociale du clergé, de nouvel humanisme chrétien et d'autres choses encore du même genre » (27 janvier 1902). *Il n'est pas une seule de ces lois qui soit encore observée aujourd'hui par le bas et le haut clergé.* Le serment antimoderniste lui-même a été modifié et ses termes précis fortement édulcorés.
Le même *Motu proprio* s'inquiétait déjà de la débordante et profane « liturgie de la parole » auxquels les clercs d'alors s'abandonnaient volontiers : « Ce n'est plus les fruits du salut qu'ils recherchent, mais ils veulent surtout en flattant les oreilles (*prurientes auribus*) des auditeurs, leur complaire ; pourvu qu'ils voient les églises où ils parlent regorger de monde, ils laissent facilement le vide se faire et persister dans les esprits. C'est pourquoi *ils ne font aucune mention du péché, ni des fins dernières, ni d'autres questions d'une très grande importance,* mais ils sont absorbés dans le souci de faire entendre des paroles agréables (*verba placentia*). Leur éloquence est plutôt une éloquence de barreau, une éloquence mondaine, qu'elle n'est une éloquence apostolique et sacrée. Ce qu'ils cherchent, c'est de *s'attirer les acclamations et les applaudissements de la foule...* Il arrive par là que ces discours prononcés, soit à l'intérieur, soit en dehors du temple sacré, présentent *un certain appareil théâtral et enlèvent à la parole toute sainteté et toute efficacité...* La Sacrée Congrégation, voulant donc, conformément à l'ordre du Souverain Pontife, réprimer *de si nombreux et de si blâmables abus,* demande à tous les évêques et aux Supérieurs généraux de Familles religieuses ou d'Institutions ecclésiastiques de *s'opposer avec un courage apostolique à cette forme de prédication et de mettre tout leur soin à la supprimer...*
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A ces attentats contre la doctrine de l'Évangile et contre la tradition de l'Église, il ne sera jamais opposé trop de vigilance ou de sévérité de la part de ceux à qui est confiée la garde fidèle de ce dépôt sacré. »
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Cette digue élevée par la ténacité paysanne de saint Pie X contre le flot montant du modernisme n'aura pas tenu un demi-siècle. La négligence coupable, la peur de l'opinion publique, la complicité avec les assaillants chez ceux-là mêmes à qui le Pape confiait le soin de la défendre et de la réparer, ont permis au progressisme d'envahir l'Église qu'elle protégeait. Que nous soyons dans une « *permissive Church *», au sens où il y a de par le monde une « *permissive Society *», où tout est permis à ses membres spirituellement et intellectuellement dévergondés, comme le pense Thomas Molnar, éclate au regard le moins averti. L'Église actuelle est une institution où tout est permis, sauf d'y proclamer que tout n'y est pas permis, où toutes les doctrines sont prêchées, sauf l'orthodoxe, où les mots du langage le plus profane, sinon le plus révoltant, éclatent, comme des balles, à nos oreilles, avec l'autorisation, la connivence, sinon sous l'ordre même de la Hiérarchie.
Telle était déjà la situation de l'Église au début du siècle, avant le redressement opéré par Pie X. Nous lisons dans l'*Hibbert Journal* d'octobre 1906, une étude due à son directeur M. Jacks, où se trouve décrit l'état des Églises à l'époque, y compris celui de l'Église catholique, le virus du modernisme se manifestant partout. Les analogies avec notre temps sont flagrantes : « L'intelligence des Églises semble éprise de passion pour les paroles vagues. Dans la sphère de la croyance catholique, on peut s'engager dans tous les sens sans se sentir retenu ici ou là. La liberté d'interprétation privée est revendiquée pour tous les engagements solennels et publics. Le langage, en passant des autres domaines dans celui de la croyance religieuse, semble avoir changé de valeur. Ailleurs, les mots sont censés signifier quelque chose. Ici ils peuvent signifier à peu près tout ce qu'on veut. Non seulement il est devenu impossible de dire le sens qu'a un dogme particulier, mais il est devenu très difficile de dire le sens qu'il n'a pas, car à peine pourrait-on imaginer une interprétation que l'ingéniosité des clercs ne puisse lui donner. Qu'arriverait-il, nous avons le droit de le demander, si en justice un témoin se permettait ce libre usage des mots que l'on tolère dans quelques-unes des sphères religieuses les plus élevées ? »
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Comment l'hérésie progressiste ne s'ébattrait pas à l'aise dans cette Église « *permissive *» que nous connaissons depuis que la plupart des évêques ont refusé de mettre en application les consignes de saint Pie X ? Telle l'hérésie arienne jadis, elle s'étale, elle s'exhibe, elle parade et pétarade à tous les degrés de la Hiérarchie, avec une morgue, une suffisance, un aplomb, une certitude d'avoir définitivement bazardé les « vieilles » croyances, les « vieux » rites, les « vieilles » mœurs, et d'avoir irrévocablement substitué à l'Église « statique » de Pie X « l'Église en mouvement », qui ne souffre la moindre réticence ni la moindre critique, et qui s'impose dictatorialement aux fidèles médusés, sans autre raison que l'arbitraire volonté épiscopale de *changer* l'Église de fond en comble et, comme l'a dit un prêtre, de « casser la baraque ». L'Encyclique *Pascendi* avait déjà démasqué ces hérésiarques en disant des modernistes « qu'ils veulent stimuler l'autorité, non la détruire », s'en emparer tout en restant « au sein de l'Église pour y modifier peu à peu la conscience commune des fidèles » et ainsi s'en proclamer « les interprètes ». On ne répétera jamais assez que le progressisme est l'hérésie moderniste amplifiée, multipliée, universalisée, qui nous signifie la victoire éclatante qu'elle a remportée en majorant toutes ses caractéristiques et en les prescrivant aux fidèles par tous les moyens de pression physique et morale dont elle dispose désormais à tous les niveaux de l'Autorité.
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Il suffit de passer en revue les signes distinctifs auxquels le modernisme se reconnaît selon l'Encyclique, pour s'apercevoir immédiatement qu'ils s'appliquent exactement au progressisme actuel.
Dans une allocution prononcée le 16 décembre 1907, saint Pie X les ramasse en un seul « qui est incontestablement d'une gravité extrême : un certain *esprit de nouveautés* se répand de plus en plus *impatient de toute discipline et de toute autorité, il met en discussion les doctrines de l'Église et même la vérité révélée par Dieu et s'efforce d'ébranler jusque dans ses fondements notre très sainte religion.* C'est de cet esprit que sont animés -- plût à Dieu qu'ils fussent moins nombreux -- ceux qui embrassent avec une sorte d'impétuosité aveugle *les aspirations les plus audacieuses* de ce qu'ils exaltent sans cesse sous les mots de science, critique, progrès, civilisation... Ils jettent un doute méthodique sur les fondements de la foi ; spécialement, *ceux d'entre eux qui appartiennent au clergé,* dédaignant l'étude de la théologie catholique, *puisent à des sources empoisonnées leur philosophie, leur sociologie et leur littérature *; ils se réclament à grands cris d'on ne sait quelle *conscience laïque en opposition avec la conscience catholique, et s'arrogent le droit en même temps que la mission de corriger et de réformer les consciences catholiques. *»
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N'est-ce point là le panorama de l'Église actuelle où les innovations fourmillent, où les nouvelles théologies, les nouveaux catéchismes, les nouvelles messes, les nouvelles institutions ecclésiastiques, les nouvelles mœurs, etc. se répandent sans souci de l'orthodoxie ; où l'insoumission, le désordre, le tapage, la mutinerie, la rébellion, la révolution sont considérées comme les vertus propres du clerc ; où l'autorité bafouée entérine, consacre et propage elle-même les manquements à ses instructions ; où les dogmes sont à ce point travestis et reniés par ceux qui en ont la garde qu'on les relègue au magasin des accessoires et qu'on sacrifie leur vérité à l'efficacité d'une pastorale qui bombycine dans le vide ; où des prêtres et des laïcs sérieux se demandent avec angoisse si la religion qu'ils professent n'est pas ébranlée jusqu'en ses assises ; où la philosophie de Hegel, la sociologie de Marx, l'érotomanie freudienne et la littérature existentialiste submergent les séminaires, les couvents, les liturgies de la parole ; où l'ouverture au monde contraint les clercs de basse et de haute volée à épouser les modes et les insanités de notre époque sous prétexte d'en rencontrer les aspirations ; où ces mêmes clercs en proie au délire de l'apostasie « se déclergifient » à qui mieux mieux et ne cessent d'arracher des âmes qui leur sont confiées l'amour des réalités surnaturelles pour les précipiter dans un monde complètement laïcisé d'où le nom même de chrétien doit disparaître ?
Lorsqu'on lit et relit ces quelques lignes de Pie X, des noms, des incidents, des anecdotes, des cas, des livres, des pages, des paroles, des images, puisés dans l'immense collection des égarements progressistes que chacun de nous engrange en sa mémoire, s'envolent en essaim tourbillonnant et tapageur pour se poser sur chaque mot et clamer : « J'en ai fait plus et j'en ferai davantage encore. »
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Ce n'est pas seulement en gros et dans l'ensemble que le progressisme coïncide avec l'hérésie moderniste, c'est dans le détail même des théories identiques dont il s'inspire.
Relisons une des dernières déclarations de saint Pie X. Elle date du 27 mai 1914 : « Nous sommes en un temps où l'on accueille et adopte avec la plus grande facilité certaines idées de *conciliation de la foi avec l'esprit moderne,* idées qui conduisent beaucoup plus loin qu'on ne pense, non pas seulement à l'affaiblissement, mais *à la perte totale de la foi. *» Qu'est-ce que « l'ouverture au monde » dont se prévalent le progressisme chrétien et ses suiveurs serviles, sinon la réconciliation de la foi catholique avec l'esprit moderne en ses quatre caractéristiques mises à nu par l'Encyclique *Pascendi :* le subjectivisme, l'évolutionnisme, le relativisme, l'immanentisme ?
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Le subjectivisme imbibe la mentalité, les déclarations et les conduites de la plupart des membres de l'Épiscopat, en France et en Hollande, pour ne citer que ces hauts lieux, si l'on peut dire, de la pensée progressiste. Il faudrait une longue et fastidieuse analyse des textes pour l'établir. Quelques exemples, choisis au hasard, entre mille, témoigneront cette vénération superstitieuse que ces « défenseurs de la foi » éprouvent vis-à-vis d'une philosophie moderne dont le principe de subjectivité sape toute croyance objective. On évoquera d'abord ici la réponse de l'Épiscopat de France au questionnaire du cardinal Ottaviani relatif aux déviations de la foi dans le territoire soumis à leur juridiction. Elle se résume en quelques phrases, à peine ouatées comme il convient : La philosophie moderne n'admet plus les interprétations traditionnelles des dogmes et nous nous rallions à son point de vue et à ses avis. Il nous est du reste impossible de faire autrement : la philosophie moderne pose des problèmes nouveaux et nous manquerions à notre charge si nous ne faisions pas appel à ses lumières pour les résoudre ([^1]). Or toute la philosophie moderne part de l'homme, du sujet pensant, autonome, affranchi de toute dépendance à l'égard de ce qui n'est pas lui. Tel est le thème qui court de Descartes à Kant, de Kant à Hegel, de Hegel à Marx, de Marx à Sartre, Marcuse et *tutti quanti,* en devenant, bien entendu, de plus en plus grossier, cynique et *volontairement* barbare.
« Voilà, écrit Madiran ([^2]), où l'Épiscopat français est allé se fourrer ; il faudrait un miracle pour l'en faire sortir », car le propre des évêques français, en leur quasi totalité, est de ne plus comprendre, professer et enseigner les vérités d'ordre surnaturel, singulièrement celles qui concernent Dieu, qu'en recourant d'abord à l'homme, non pas à l'homme en général -- à la manière des philosophes du XVIII^e^ siècle --, mais à l'homme de notre temps, à ses exigences, ses approbations et ses interdits, telles qu'ils retentissent par la voie de la presse et des autres moyens de communication dans leur conscience accueillante et « ouverte ».
Les évêques français ne sont pas des philosophes. Tout ce qu'ils connaissent de philosophie -- et de théologie ! -- est visiblement de trentième ou de quarantième main ([^3]). Ils sont des airains retentissants et des cymbales sonores qui répercutent en écho, en creux, ce que la subjectivité moderne bourdonne en plein : un refus de toute réalité qui serait indépendante d'elle-même et, par suite, un reniement de tout Principe de réalité.
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L'homme moderne est pour soi un dieu. Marx l'a dit sans ambages et son succès triomphal vient de ce qu'il répond à l'attente de l'homme moderne : « La philosophie -- moderne, bien sûr ! -- ne s'en cache pas. La profession de Prométhée : « en un mot, je hais tous les dieux », est sa propre profession, le discours qu'elle tient et tiendra toujours contre tous les dieux du ciel et de la terre *qui ne reconnaissent pas la conscience humaine pour la plus haute divinité. Cette divinité ne souffre pas de rivale *».
La philosophie moderne est passée aujourd'hui dans les mœurs où elle est devenue une apothéose du *moi* individuel ou collectif. C'est « à l'écoute » de ce *moi* hypertrophié, clamé par des millions de bouches, elles-mêmes télécommandées par des volontés de puissance lointaines et occultes, que se met sans défaillance l'Épiscopat français. L'évêque Schmitt de Metz, président de la Commission doctrinale du dit Épiscopat, à l'encontre de saint Jean qui nous presse, avec toute la sollicitude d'un père, de ne point écouter le monde, n'hésite pas un seul instant à proclamer solennellement, par la voie du très officiel Bulletin de son Diocèse, que « la foi écoute le monde ».
La foi chrétienne n'écoute plus Dieu, son objet formel. Elle écoute le monde, autrement dit l'homme, autrement dit le *moi* et les injonctions de sa subjectivité. Toute la théologie que les naïfs que nous sommes croient être théocentrique, devient anthropocentrique et, plus exactement, égocentrique. Qu'il en soit ainsi ne quémande aucune preuve. Écoutons le monde tel que les progressistes l'entendent : il n'y a plus de théologie ou de science de Dieu, mais des théologies de n'importe quoi qui passe par la tête des nouveaux prêtres : théologie du sexe -- à tout seigneur tout honneur ! -- théologie du travail, théologie des réalités terrestres, théologie des peuples sous-développés, théologie de la Révolution majusculaire et divinisée, etc.
Chaque *moi* requiert, selon la partie de lui-même qu'il érige en idole, d'être reconnu comme la plus haute divinité. Chaque *moi* construit une théologie en harmonie avec son désir insensé de se substituer à Dieu. Telle est la foi « à l'écoute du monde » : elle est à l'écoute de l'individu, manœuvré ou non, qui en est le siège.
Ne faut-il pas alors dire de ceux-là qui « écoutent le monde » en bons progressistes, ce que disait saint Pie X des prêtres modernistes englués dans « une fallacieuse tranquillité de conscience » : « Et cependant, leurs déclarations, leur conduite, les opinions qu'ils professent avec une irréductible obstination démontrent qu'ils ont perdu la foi et que, tout en se croyant sur le navire, ils ont fait lamentablement naufrage. »
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Ce n'est pas seulement en théorie que ces évêques subordonnent Dieu aux décrets de la conscience humaine autonome et tenue pour supérieure à tout ce qui n'est pas elle-même, mais en pratique, dans les conseils qu'ils distribuent aux fidèles avec une libéralité non-pareille sur la conduite à tenir en certaines circonstances. Le commentaire qu'ils ont réservé à *Humanæ vitæ* est un chef d'œuvre de duplicité moderniste à cet égard. Ils s'inclinent devant la loi qui régit la conscience chrétienne et que le Pape réaffirme avec netteté, mais en même temps ils la contournent et la nient. Placés devant un conflit de devoirs -- un prétendu conflit ! -- qui les déchire entre l'obligation de se témoigner leur amour mutuel jusqu'au bout et celui d'obéir à la loi qui leur interdit d'interrompre la propagation de la vie, les époux interrogent leur conscience, érigée de la sorte en critère souverain de leurs actes. La vie est ainsi abandonnée à la décision de deux subjectivités sans boussole.
Dans la pratique encore, on pourrait citer des milliers d'exemples d'interprétations de l'Évangile présentées par écrit ou oralement par des prêtres qui ne sont jamais rappelés à l'ordre et qui sont marquées du sceau de la subjectivité moderniste la plus délirante. Nous n'en citerons que deux, parmi les plus rutilantes des feux de la bêtise autopropulsée. Dans un numéro de *L'Appel des Cloches,* hebdomadaire épiscopalement officiel de notre diocèse, nous avons lu, sous la plume d'un professeur du Grand Séminaire chouchouté par l'évêque du lieu, qu' « au temps du paratonnerre » (sic), il n'était plus possible de croire à la légende du Christ marchant sur les flots. Au cours d'un voyage, nous avons entendu à Besançon, le Jeudi Saint, le vicaire de service recommander, comme une manière « authentiquement » moderne de pratiquer le lavement des pieds dont il est question dans l'Évangile du jour, « l'affiliation et la participation active à un syndicat ». Un Révérend Père Jésuite, auréolé du respect de toute la Compagnie, n'avait-il pas proclamé, voici dix ans déjà, que les Assurances Sociales représentaient la forme la plus haute de la Communion des Saints ?
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Si nous passons à la Hollande, nous constatons le même phénomène, porté à un degré d'imperturbable et hautaine incandescence propre au tempérament batave. Le célèbre *Catéchisme* hollandais en est la preuve. Il nous déclare sans phrases, comme si le modernisme avait désormais conquis la place qui lui revient dans les têtes épiscopales, que « la réalité du dogme est recherchée non pas dans le miracle *objectivement* contrôlable, mais dans l'attitude vitale de l'homme qui vit ces vérités de foi ». Par exemple, la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, la Résurrection de Notre-Seigneur et sa naissance virginale n'ont plus à être envisagées comme des événements physiques ou biologiques auxquels l'esprit doit se soumettre comme s'ils étaient des réalités indépendantes de lui, mais comme de pures croyances subjectives nourricières de la foi.
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C'est la doctrine formellement condamnée par saint Pie X : « La réalité » signifiée par les énoncés dogmatiques « n'existe pas, pour le moderniste, ailleurs que dans l'âme même du croyant ». On ne s'étonnera donc pas de voir, au sacre de Mgr Müller, évêque de Groningue, les hosties consacrées par le Cardinal Alfrink, et placées dans un panier sur l'autel, être distribuées indifféremment à tous les assistants, catholiques, protestants qui ne croient pas à la présence réelle, et incroyants. On ne s'étonnera pas davantage d'entendre à la même Messe les mots : « Marie, mère de Dieu », remplacer le texte du Canon : « la bienheureuse Vierge Marie, mère du Christ ». Il y a quelques années, en pleine psychose conciliaire, nous avions personnellement ouï, en la Fête du 15 août, le vicaire de notre paroisse natale, qui ne l'avait certes pas tiré de sa pauvre cervelle, \[dire\] que « la Sainte Vierge avait sacrifié sa virginité pour devenir la mère du Sauveur ».
(*A suivre.*)
Marcel De Corte.
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### Enfants d'aujourd'hui
par Luce Quenette
UNE SOCIÉTÉ CIVILISÉE est un constant rappel de l'honneur, lequel excite naturellement la honte en ceux qui *vio*lent ses lois et ses usages. On nous jette à la figure qu'une telle société engendre l'hypocrisie. En effet ! Quand la vertu et la décence sont honorées, le vicieux n'a d'autre ressource, s'il ne veut se convertir, que de se cacher en singeant la vertu. Il s'en tire si mal que les honnêtes gens l'appellent hypocrite. Mais « l'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu ! ». La décence et la vertu n'en sont pas *la cause,* elles en sont *l'occasion.* L'honneur auquel elles ont droit et qu'on leur attribue est en effet occasion d'envie, de dissimulation, de ruse et de larcin. Mais toute loi juste, à commencer par les dix commandements, est occasion de péché dans le cœur concupiscent. La loi abrite le Pharisien, naturellement. Est-ce à dire que la loi est mauvaise, s'écrie saint Paul. Loin de là. Elle est toute bonne. Mais elle ne peut rien par elle-même, sans la grâce de Jésus-Christ. Toute l'organisation de la société chrétienne est là. Il faut qu'Il règne.
La guérison de toute hypocrisie et de tout cynisme, c'est la connaissance de la loi dans l'état de grâce.
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C'est une Maman qui parle. Elle amène à la Péraudière son aîné de cinq ans et demi. Avec courage, son mari et elle regardent le visage légèrement angoissé de ce petit Jean qui n'a jamais quitté le tendre foyer :
« *Nous l'aurions bien gardé et mis au Sacré-Cœur, chez les jésuites, tout prés de chez nous, mais nous avons appris qu'en classe de 10^e^, oui, au Sacré-Cœur* (*!*)*, les leçons d'initiation sexuelle étaient établies, et avec images. C'est une Maman qui m'a dit cela*.
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*Elle venait de conduire son petit garçon à la rentrée*. « Mais, *lui dis-je*, Madame, il faut le retirer, vous n'allez pas laisser se commettre cet attentat. » *Et elle a soupiré :* « Que voulez-vous, c'est admis maintenant. » *Horrifiée j'ai interrogé d'autres Parents dans le même cas et j'en suis arrivée à cette conclusion effrayante : non seulement ils admettent, mais* ILS SE JUSTIFIENT *en pensant qu'ils sont légitimement dispensés d'une initiation qui les embarrasse, ils font taire leur répugnance par le slogan criminel : Vous savez, aujourd'hui, un peu plus tôt, un peu plus tard ! *»
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Voici un petit ancien (d'un an) qui fut d'abord insupportable et qui, de retour de vacances, se tient bien droit, d'un petit air respectueux et fier entre Papa et Maman. Je sens cependant qu'il est de trop. Maman l'envoie faire un tour et me confie qu'il a été souvent odieux en vacances. « Eh bien, dis-je, il faut le rappeler et le dire tout droit devant lui. » C'est ce que je fais. Mon garçon baisse la tête, confus, honteux, repentant. La Maman craintive : « Ce n'est pas pour te blesser ni pour te faire de la peine, tu sais, que nous disons cela. » -- « Mais si, Madame, c'est pour lui faire de la peine, c'est pour blesser son cœur qui aime sa maman, pour qu'il se repente et qu'aux prochaines vacances, vous ayez un bon fils tout affectueux. Il comprend fort bien et il sait que nous sommes justes. » Deux regards : Alain relève des yeux qui donnent leur accord et leur humilité. Et le bon regard de Maman est à la fois étonné et admiratif. Quant à Papa (car il y a le mot de Papa) il se penche vers maman et gaîment : « Tu vois, je te l'avais bien dit ! »
Que ces amis charmants me pardonnent de montrer, par eux, dans l'âme de l'éducateur et de leur enfant, le passage d'une justification dérisoire dans le vent, à la noble beauté de la justice chrétienne.
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Vous serez étonnés de l'empressement avec lequel les enfants chrétiens reçoivent l'appel doctrinal précis à la conversion. Leur cœur préparé par leur baptême et par la foi de leurs parents, instinctivement, répugne à la justification selon le monde. Assurément, un enfant gâté est satisfait, dans son égoïsme et sa sensualité, d'être «* compris *» et non « repris ». Il se jette goulûment et insolemment sur ces fausses excuses et explications de ses péchés. Mais il en est énervé, excité, non calmé. La grande personne niaise qui « comprend » sa gourmandise, sa paresse, sa tyrannie, il la méprise et l'exploite.
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Mais si les parents sont chrétiens, s'ils sont résolus à préserver l'âme de leurs enfants quoi qu'il leur en coûte, s'il ne leur manque que certaines lumières et, par suite, le savoir-faire, rien n'est perdu. Nous le voyons bien. Le petit nouveau entre à la Péraudière *convaincu *: il lui faut échapper au mal qu'il a côtoyé et respiré et commis dans les mauvaises écoles ; il sait qu'on va lui apprendre à servir Dieu selon la Tradition et que c'est pour cela que ses Parents se séparent de lui. La disposition fondamentale est juste.
C'est alors qu'il convient, le plus tôt possible, après quelques jours où il aura éprouvé l'affection et la sollicitude, c'est alors qu'il convient d'engager *sa conversion*. Ce que je dis là est fruit d'expérience dans une école, mais poursuivant notre but essentiel, je le dis pour tout fondateur d'école, et toute famille.
Grâce à Dieu et à de saints parents, des enfants, entrent en classe tout convertis. Mais, pour tant d'autres, la rééducation de l'âme, troublée par l'ignoble psychologie qui justifie le mal, doit commencer par la conversion. J'en résumerai la présentation dans cette parole saisissante d'un enfant de dix ans, qui m'est restée, depuis bien des années, comme la formule même de la pratique conversion du cœur. « Il m'a semblé, tout d'un coup, m'a dit cet enfant, que Dieu me disait : *Tiens, regarde ta vie !* Et j'ai vu tous mes péchés et j'ai voulu ne plus jamais les faire et les confesser. »
Voilà le point de départ, tout le reste est vain : toutes les exhortations à bien travailler, à faire plaisir à ceux qui l'aiment, etc. etc. sont vaines, *avant*.
Tiens, vois, à la lumière des leçons de catéchisme, de la leçon sur le péché, des *fins dernières*, de l'examen de conscience en suivant les commandements, à la lumière de la Passion et de la Mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Tiens, mon enfant, regarde ta vie ! L'enfant s'abîme, se brise dans le repentir, il recherche soigneusement ses péchés, avec un sérieux qui nous fait redire en nous-mêmes « Si vous n'êtes semblables à l'un de ces petits ! » Et il se rend au Tribunal de la Pénitence avec confiance et humilité.
Bienheureux le prêtre, fidèle ministre de Jésus, qui reçoit avec respect et attention *ce retour d'enfant prodigue !* Je dis bien « ce retour d'enfant prodigue » parce que je sais que, même en des personnes pieuses et se disant fidèles et traditionalistes, règne encore l'instinct stupide de prendre à la légère les fautes d'un enfant, de sourire de sa gravité, de minimiser son repentir par la manière niaise de l'accueillir.
Beaucoup d'éducateurs me reprocheront de donner trop d'importance à ce retournement d'âme dans un enfant, voire de le porter au scrupule, pourquoi pas d'être janséniste...
Nous nous en sommes expliqués suffisamment dans tout ce que nous avons écrit sur l'éducation.
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On juge l'arbre à ses fruits : l'enfant ainsi converti sort du Tribunal de la pénitence, radieux, baigné de miséricorde, commençant une vie nouvelle, il court devant le Tabernacle, dire sa petite pénitence avec les sentiments de Joinville partant à la croisade.
Retenons que tout ce qu'on enlève à la gravité du péché par freudisme déguisé, on l'enlève à la miséricorde de Dieu et à la *dignité libre de l'animal raisonnable.*
Après ce bain salutaire de la pénitence, l'enfant converti n'est sans doute pas à l'abri des tentations, mais l'expérience nous permet de dire qu'elles sont bien moins fréquentes et qu' « elles font bien moins envie ». La Sainte Vierge écrase la tête du serpent, surtout si on donne l'habitude du recours filial continuel à sa sainte Maternité par le chapelet quotidien et l'invocation répétée.
L'enfant converti est *plus calme*, plus heureux ; il a « cette modération des gens heureux » dont parle La Rochefoucauld. Alors s'espacent les colères d'enfant gâté sans vie intérieure que bouleversait la privation d'un plaisir ou la perspective d'un effort.
L'enfant converti est *plus intelligent.* Le niveau intellectuel des enfants sortis des écoles à la page est lamentable. A la vérité, les classes actuelles *ne font plus penser.* Les mathématiques nouvelles aideraient à ce vide si l'invraisemblable paresse ne les prévenait. Or, la conversion opère le plus profond *mouvement* des facultés spirituelles. La grâce exige de l'âme intuition, lucidité, attention, voilà pour l'intelligence ; humilité, résolution, exécution, voilà pour la volonté, et sage gouvernement de la sensibilité.
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Peut-on mesurer de quels biens surnaturels et naturels l'hérésie prive maintenant les enfants soumis aux veillées de pénitence et à la sacrilège absolution collective, sans aveu des péchés !
Il faut que les Parents chrétiens soient convaincus de cette nécessité surnaturelle de la pénitence et de la conversion, et que, dans cette perspective (celle de garder leurs enfants fidèles à Jésus-Christ c'est-à-dire en état de grâce), *ils deviennent sévères.*
Autre fruit d'expérience : des enfants convertis sont fiers d'avoir des parents sévères. C'est évident : l'enfant contestataire s'insurge contre toute défense, parce qu'il méprise et la loi et ceux qui l'énoncent. L'enfant chrétien honore l'autorité qui le veut en paix avec le Ciel.
Évident, expérimenté.
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J'ai reçu, à la mi-septembre, deux lettres de deux frères pénibles, coléreux, mais convertis. Voici : « A la fin de ces vacances, nous avons été de nouveau insupportables. *Mais les Parents ont bien réagi :* ils nous ont grondés et punis comme nous le méritions. »
Appréciation d'esprits libres et clairvoyants, sans ombre d'insolence, mais profondément satisfaits du juste ordre des choses.
Ce fait, entre autres, de l'an dernier : on a expliqué, au Catéchisme, le quatrième Commandement ; quatre bonshommes, six à huit ans, essuient la vaisselle ; ils se croient tout seuls ; mais Mademoiselle corrige ses cahiers dans la pièce voisine dont la porte est ouverte. Ce sont des anciens et ils ont l'habitude de faire ce petit ménage en paix et consciencieusement. La conversation seule est très animée :
*Robert :* Ta maman à toi, elle te gronde beaucoup ?
*Charles :* Oh oui et elle me punit plus que les filles.
*Robert :* Pourquoi ?
*Charles* (sans modestie) : Parce que les filles font de plus petites sottises que les garçons (il a trois toutes petites sœurs).
*Jean :* Et quand elle te punit, ta maman, elle tape ?
*Charles :* Elle m'explique d'abord, toujours, et quand j'ai bien compris elle tape fort, avec une baguette. Après, je suis sage.
*Robert :* Moi, c'est Papa, il prend la cravache, il sait très bien faire, Papa. Et ton Papa, à toi, il est sévère ?
*Charles :* Pas tant que Maman, parce qu'il est souvent parti. Mais Maman lui dit.
*Jean :* Papa, il commence bien à gronder maintenant, depuis que je suis à la Péraudière, il gronde bien mieux.
Le quatrième n'a rien dit. Et toi, alors, qu'est-ce qu'ils font, ton Papa et ta Maman ?
*Paul,* (honteux, essaie de se vanter quand même) : Papa se fâche, Maman aussi.
*Jean :* Mais ils te punissent ?
*Paul :* Ils ont dit que ça viendrait sûrement.
*Jean :* Il faut leur dire... Tu n'as *qu'à leur expliquer.*
\*\*\*
On nous répètera : Mais vous n'avez pas le droit de « juger » les délinquants. Entendons-nous : je n'ai pas le droit de juger leur degré de culpabilité et de responsabilité. Il est vrai. Je n'en ai pas le droit parce que je ne le peux pas. On ne voit pas les cœurs. Dieu est le seul juge. Mais j'ai le devoir de juger *l'espèce morale* de l'acte.
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Devoir inscrit dans l'économie même de la Loi : Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas l'impureté. Tu ne prendras pas le bien d'autrui. Ce qui signifie évidemment : l'homicide, l'adultère, le vol sont des crimes et celui qui les commet est un coupable, un pécheur.
La Charité, la vraie, c'est de l'en avertir, ce qui est exactement, selon l'expression juste et familière, « lui faire honte ». La honte du coupable qui est émotion, comme la pudeur de l'innocent, sont avertisseuses et préservatrices. C'est la résonance dans la sensibilité des dictamens de la conscience ; la honte, c'est la vengeance de l'honneur, c'est le retentissement de la justice, de la justice de Dieu et de la justice d'une société qui reconnaît la valeur absolue du Bien.
Bienheureuse et terrible honte, attachée au dogme même du premier péché : Ils eurent honte et se cachèrent. « Alors la voix de Dieu se fit entendre dans la brise du jour : Adam ! Adam ! ». L'ennemi du Salut les avait mortellement *flattés :* « Vous serez comme Dieu ! » L'auguste et terrifiante ironie du Tout Puissant rétablit la honte, l'aiguise, la rend cuisante, les en humilie et mortifie : « Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous ! »
L'âme honteuse expérimente la laideur et le ridicule du péché. Elle entendra la promesse du Rédempteur.
Flatter le vice en évinçant la honte, ce n'est pas charité, c'est cruauté satanique.
Face à la Toute Puissance de Dieu, à la mort, à l'Enfer, à l'amour de Notre-Seigneur, à la clarté de ses commandements et de sa Croix, voilà ce j'ai fait, moi. En vérité, j'ai été insensé. Je me lèverai, et j'irai vers mon Père.
Démontrer ainsi, par la raison et par la foi, la folie du péché à l'enfant, après l'avoir médité et vécu pour soi-même, c'est affermir son cœur et le défendre contre Satan, c'est réveiller, ressusciter en quelque sorte son intelligence, c'est enflammer d'amour et de force sa volonté, et pour la vie, quelles que soient ses chutes possibles.
Au contraire : « *Comprendre *» *le péché,* prétendre l'expliquer, c'est désarmer et c'est désespérer (parce que c'est tromper) la nature libre rachetée par Jésus-Christ.
« Fatal », « inévitable », « nouveau », « enrichissant », -- le péché ainsi *compris* échappe à la Rédemption et court à l'Enfer, il tend à devenir, sous son déguisement, inconsolable, inexpiable, irrémissible.
\*\*\*
*Si comprendre* l'acte de péché, c'est en relever les *circonstances atténuantes,* le mieux est de recourir à la doctrine même de la Rédemption. La psychologie y trouvera son compte.
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Le Catéchisme nous enseigne que le péché de l'ange est irrémissible, parce que l'ange, esprit pur, voit directement, sans le voile de la chair, l'absolue obligation du service de Dieu. Quand il dit : « Non serviam » sa clairvoyance étant complète, son consentement l'est aussi et il est précipité en Enfer.
L'homme, fait de corps et d'âme, voit le Bien et l'obligation du service de Dieu, mais sous les voiles de ses sens auxquels parlent les choses sensibles. Le fruit défendu, pour l'homme, n'est pas seulement défendu, mais « beau à voir et bon à manger ». La femme écoute le serpent, et le fruit défendu, pour Adam est, en plus, présenté par Ève, envers qui il a faiblesse et complaisance.
Dieu peut le condamner et le précipiter en Enfer ; Il daigne, puisqu'il a été induit par la faiblesse de sa chair, promettre un Sauveur à son repentir.
Mais l'acte du péché en lui-même, en son essence de malice, est absurde et incompréhensible. C'est le mystère de l'iniquité en chaque conscience. Préférer la créature à la Volonté du Créateur, le plaisir à l'éternité du bonheur, s'élever contre l'amour de Notre-Seigneur et lui refuser soumission et obéissance quand la raison et la foi en crient la sagesse, cela, en soi, dans l'acte même, ne se comprend pas, demeure inintelligible, aussi faux que c'est mal.
Il faut donc, pour la conversion, contempler, si l'on peut dire, l'absurdité du péché, et, après avoir *compris* ses tristes circonstances (la faiblesse de la chair, l'aveuglement de la raison, la tiédeur de la foi), comprendre en même temps que *tout cela n'explique pas la malice intrinsèque* de ce consentement intérieur au Mal.
Le catéchisme est lumineux sur ce point. Pour qu'il y ait péché mortel, dit-il, il faut :
1\) matière grave
2\) pleine advertance
3\) plein consentement.
C'est démontrer l'absurdité même du péché en sa nature ; or un des motifs les plus actifs de la conversion, et qui en assure la solidité, c'est la considération de cette absurdité même.
\*\*\*
Beaucoup de mamans sont embarrassées pour le catéchisme. Elles veulent trouver des catéchistes, et ne songent pas à le devenir elles-mêmes. Mais nous sommes étonnés de voir tant de mamans dans un tel embarras. Une maman, une grande sœur, un grand frère, et, pourquoi pas, un père, des grands parents, doivent être ou se rendre capables le plus tôt possible d'enseigner au foyer la doctrine chrétienne qu'ils ont reçue.
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*Il faut étudier.* Devoir strict. Obligation dont il faudra rendre compte au tribunal de Dieu.
J'ai été surprise, le jour de la rentrée, de constater que quelques-uns de ces bons petits nouveaux (6 ans, 7 ans) ne savaient pas faire leur signe de croix, que de grands garçons ignoraient le Notre Père et le Je vous salue en latin, les répons en latin à l'Angelus.
Comme il est aisé de remédier à tout cela !
Redisons patiemment qu'il faut travailler chaque jour le Catéchisme de saint Pie X qu'on *doit* s'être procuré ([^4]) et le Catéchisme du Père Emmanuel ([^5]) dont Jean Madiran écrit « Si vous avez plusieurs autres catéchismes, celui-ci ne fera pas double emploi avec eux. Si vous préférez n'avoir qu'un seul livre de catéchisme, c'est celui-ci que nous vous recommandons. Il est utile à toute la famille, *en famille :* aux grands et aux petits, aux parents et aux enfants. »
*Au travail !* chaque jour ! La Sainte Vierge bénira cette demi-heure arrachée par souci du Ciel aux occupations de la Terre. Les grâces actuelles viendront au professeur maternel, avec les fruits de lumière et de paix dans le cœur des petits.
\*\*\*
Comprenez que les enfants d'aujourd'hui ont soif de *force.* La démission de l'Autorité les lasse, les anémie, les dégoûte. L'autorité est leur bien précieux, leur nourriture, leur appui, leur sauvegarde. Quand le maître explique les obligations de l'école chrétienne, le règlement et les sanctions encourues par la désobéissance, les physionomies sont tout intérêt, la fermeté du commandement leur est satisfaction, spectacle et plaisir... dût-il leur en cuire.
Alors, soyez fermes vous-mêmes et *ne mettez pas les tout petits à l'école.* Soyez instruits, gardez-les. C'est une infamie de livrer des cinq ans, hélas des quatre ans, voire des trois ans à l'abominable déformation scolaire.
Les slogans : « on ne commence jamais trop tôt », « il s'ennuie avec moi à la maison », « il faut bien qu'il *se frotte* à ceux de son âge », « il ne m'obéit pas ; à l'école, ils savent les intéresser » !!!
39:159
Dans une bouche mondaine, une cervelle imperméable au réel, conditionnée de mode et de préjugés, une cervelle « qui date » en se croyant « d'avant garde », ces slogans sont principes incrustés, indéracinables. Mais dans une bouche chrétienne, dans une âme instruite de la corruption satanique organisée, croyante de la grâce et de la crainte de Dieu, c'est blasphème.
A des Parents insouciants à ce point, le petit n'ose pas dire ce qui se passe dans cette école, cette colonie de vacances où son innocence a été jetée, il devient fermé, dissimulé, cachant son trouble et ses immondes amusements. « Ce mal, je l'ai tout appris en une semaine à l'école communale » dit un de ces inconnus dans la maison. Chaque ligne que nous écrivons est le fruit d'expériences vécues, actuelles, récentes, journalières.
Si les rarissimes écoles honnêtes ne peuvent les prendre, gardez les donc. Ayez assez de foi en la valeur et la force de la famille, en la grâce de votre baptême et de votre mariage.
Étudiez, étudiez, étudiez !
Vous vous convertirez, en ce sens que vous verrez enfin le vrai bien et de votre âme et de son âme. Et la persécution vous sera gain et lumière. Vous serez plus mère, vraiment mère.
Nous recommandons aussi, pour les enfants en âge scolaire, obligés de fuir l'école mixte recyclée, les Cours par correspondance, admis légalement. Sans doute, ils sont loin d'être sûrs, mais l'enfant est, par la famille, préservé de l'atmosphère empestée de la classe et vous pouvez, à mesure, vérifier et rectifier les « idées » des cours.
Vous direz : « Mais vous mettez sur nos épaules un fardeau accablant qui écrase nos journées déjà trop remplies. Et surtout, nous ne pouvons gouverner nos écoliers, ils n'obéissent pas, tandis qu'en classe !!... » Je sais, je sais. C'est, la plupart du temps, dans l'état actuel des familles, trop demander. Mais c'est trop demander surtout parce que l'AUTORITÉ a faibli, a passé les pouvoirs, a démissionné. Elle s'est crue dispensée par le surmenage, par l'école, les programmes, la nouveauté insolite de l'enseignement. Au lieu de *juger cet enseignement*, les Parents *ont jugé que* ce qu'ils avaient appris, méthodes et matières, catéchisme et mathématiques, était dépassé, périmé. Les mathématiques nouvelles, en effet, contribuent puissamment à la démission et à l'humiliation des Parents.
\*\*\*
Ne conduisez plus les enfants à cette Messe caméléon, à cette Messe réduite, à cette Messe sans Missel, à cette Messe où *ils voient communier dans la main.*
40:159
Nous avons l'évidence du désastre du Nouvel Ordo, des nouvelles Messes sur les enfants. *La variété, à elle seule, fomente l'incrédulité.*
Surtout, je le répète, *n'emmenez jamais un enfant à une Messe où il voit communier dans la main ;* où, par les yeux, entre en lui cette manipulation possible du Corps du Christ, et pour comble d'horreur, l'abominable distribution par la Sœur, ou le ou la laïque. La règle est simple : communion de cette sorte, pas de présence d'enfant !
Vous leur faites respirer le sacrilège, vous les collez au monde, vous détruisez la crainte de Dieu, donc l'adoration, ils voient l'insolence pratique, ils expérimentent à l'âge où tout s'imprime et s'incruste, la *justification du culot avec Dieu.*
Allez ensuite espérer l'humble conversion, le cœur contrit et humilié !
Et surtout, que pas un de nos enfants *ne serve* une de ces Messes ! Je vous en prie (parlons en insensés) ne soyez plus, pour cela, du temps de votre mère, de votre grand-mère, où, de confiance, on envoyait le petit garçon à la sacristie, offrir ses services pieux à M. le Curé de toute paroisse. Nous sommes en hérésie, en modernisme, en subversion. Si vous saviez le trouble de l'enfant encore conscient de sa foi, auquel le prêtre dit : « Tiens, prends la patène, apporte le calice ! » et sa peur qu'on l'intimide, qu'on lui dise : « Tends la main ! reste debout ! » pour communier, -- et le pire enfin, qu'il accompagne prêtre et ciboire et que, soudain, le prêtre fasse signe d'éloigner le plateau, parce que les mains sont tendues. Il est là, l'enfant croyant, pieux, il se sait participant à ce ministère, compris dans ce rite dont il a horreur. Mais à qui confiera-t-il son dégoût ? si à la maison, on lui dit : « *Ça ne te regarde pas, tu n'es pas responsable, t'occupe pas de ça ! *» ou : « *Le curé sait ce qu'il a à faire ! *»
Alors l'HABITUDE vient, puis l'INDIFFÉRENCE, puis l'ALTÉRATION de la foi, tandis que les tentations pour tous les autres péchés se multiplient, innombrables. Surtout, le *Sacrilège* est littéralement à *portée de la main.* L'enfant y est induit et, d'autre part, ce qui lui reste d'innocence y est utilisé...
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On sait que la révolution qui développe la cruauté développe en même temps la sentimentalité. Deux instincts vicieux complémentaires. L'esprit révolutionnaire est guillotineur et pleurnichard, selon les heures. C'est du Jean-Jacques aussi.
L'éducation chrétienne trempe les âmes de courage et de tendresse. Quand elle faiblit, la sentimentalité remplace. L'enfant aujourd'hui sait se faire plaindre. Maman s'en va, le cœur serré : le coquin oublieux rit, joue, mange et dort, mais, attention à la lettre plaignarde qui, tout à coup, affolera un cœur de mère déjà apitoyé.
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Alors, Maman ne sentira pas l'habileté instinctive du procédé, qu'inspire d'ailleurs une mélancolie sincère, née de l'obligation de travailler et de la privation d'une « compréhension » trop complaisante.
Il y a une grande différence entre la tristesse normale et profonde du petit pensionnaire que meurtrit la séparation, et la geignardise du plaignard qui n'a plus son compte.
Voilà à peu près le texte type de celui-ci :
« *Je dois vous dire que j'ai eu mal à la tête deux jours parce qu'on me force à manger une soupe qui me fait mal au cœur. Je sens bien que je n'ai pas assez dormi, et pourtant, il faut que je me lève de bonne heure parce que j'ai trop de leçons. Je crois que je commence un rhume parce que j'ai froid en récréation. Je vous en prie, venez me voir parce que le temps me dure et que je suis très malheureux. *»
Il est à prévoir que la Maman téléphonera son angoisse, parlera de la sensibilité cachée de son insupportable gamin et croira difficilement que, dans ces récréations où il a si froid, il déborde de vitalité, et, aux repas, d'appétit.
A la maison de l'enfant tendre qui aime vraiment, on lira à peu près ceci :
« *Je remercie Maman de tout ce qu'elle a préparé dans ma valise. Mon pull-over est bien chaud, mais j'ai un peu envie de pleurer en pensant que c'est ma chère Maman qui l'a tricoté.*
*Je pense beaucoup à la maison et sûrement j'ai du chagrin loin de vous, mais je veux travailler pour vous faire plaisir car je sais que le temps vous dure aussi de votre petit Alain :*
« *Nous disons tous les soirs le chapelet, et je dis une dizaine pour chacun à la maison ! *»
C'est toujours la même règle : celui qui aime pense aux cœurs qu'il aime. L'autre « n'aime que soi et ne considère que soi ».
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Cet élève de 6^e^, intelligent, paresseux, rigolard, passera de justesse en 5^e^. Étonnement : A la rentrée d'octobre, il est ardent à la classe, attentif, particulièrement zélé en latin et, de là (car c'est un centre), en tout exercice de lettres. Qu'est-il arrivé ? Pauvres professeurs habitués aux marais vaseux des retours d'automne ! « C'est Papa », dit Éric, les yeux modestement baissés. Oui, chaque jour, Papa a plongé dans le thème, la version, la syntaxe, la veulerie, la nonchalance et la vive intelligence de son Éric. Le résultat est solide et double : Éric est fier de son père et... de sa gifle presque quotidienne « car, dit Papa, ma patience ne va pas loin ; mais j'ai retrouvé avec délices les pronoms adjectifs relatifs et les verbes déponents, -- et je sais que mon paresseux est « capable », qu'il le faut traiter selon ses moyens, et donc, je vous prie de ne le pas ménager ! » Trophée de plusieurs victoires !
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Nous naissons tous « enfants de colère », mais les enfants d'aujourd'hui n'apportent au saint baptême pas plus de colère que les enfants des autres générations. C'est l'injuste et cruelle supériorité qu'on leur attribue qui les rend furieux. L'autorité calme les tempêtes des jeunes cœurs. Les démissions, coupées de brusques vengeances, les soulèvent.
La seule colère qui soit preuve de force, c'est l'indignation contre le péché. Nous en sommes loin dans ce monde où il règne en paix, de la plage à l'église.
L'enfant est-il capable de cette sainte colère ? Certainement, si l'éducation chrétienne lui a appris à vaincre l'autre !
Or les gosses sont furieux parce qu'ils croient que le *plaisir leur est dû.* Ainsi, le refus, soit des gens, soit des choses, les met hors de sens.
Voici un devoir qui a toujours du succès chez les moyens : « Racontez votre plus mauvaise journée de vacances » (beaucoup plus de succès que « racontez la meilleure », tant peindre la prospérité est difficile). Majorité de récits de colère (dont on s'est repenti le soir !) *contre la pluie,* la promenade manquée, le jeu que les autres n'ont pas voulu. « Je descends à la cuisine, ma sœur a mangé toutes les biscottes, je suis furieux, je ne sais plus ce que je fais... »
Un bon enfant d'aujourd'hui, capable de se repentir vite dès qu'on lui explique sa faute, est cependant invraisemblablement irritable.
Devant un devoir exigé : « Tu auras un livre d'histoire quand ce sera fini », le « nouveau » vous assène deux yeux noirs (même s'ils sont bleus) et n'osant éclater, devient tout rouge ou tout livide, suivant le tempérament.
L'enfant actuel, non converti, se permet promptement des *pensées de haine,* des « je le déteste » intérieurs, des désirs de vengeance, un mutisme rageur dont il *intimide* l'entourage.
Il m'est arrivé de pousser vers un grand-père ou un prêtre âgé de passage, ce petit furieux pour qu'une tierce autorité lui fît honte -- et d'entendre dire dans un sourire : « Bah ! la colère ! il ne sera jamais aussi emporté que je l'ai été et que je le suis encore ! »
Voilà le privilège imbécile de la colère. Grand-père ! ce n'était pas la même colère, et l'on vous fessait !
Je vous dis que ce péché capital *exactement couvé par la Révolution,* d'une espèce superbe inconnue jusqu'ici, est accueilli et flatté.
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Ou alors, brusquement *rossé* mais *non converti par le rappel constant de la Croix.* Pourtant il n'est pas d'autre moyen donné à l'homme sous le Ciel pour se *résigner à ne pas jouir.* La correction, la douche d'eau froide, la cravache ne prennent valeur que dans l'éducation par Jésus crucifié, doux et humble de cœur.
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La colère a cela de dangereux, dit saint Thomas, qu'à la différence des autres vices, elle se présente violemment juste, elle apparaît généreuse, comme on dit maintenant, avec les couleurs de l'indignation (tout le mécanisme révolutionnaire est inscrit dans cette apparence).
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Quand l'enfant est insupportable, surtout quand son travail scolaire est sans fruit et sans progrès, ce n'est pas la nécessité de la conversion, de la pénitence, ce n'est pas l'idée du péché et de son remède surnaturel qui se présente d'emblée à de bons parents.
Après corrections, amendements, rechutes, sourit la tentation des tests et des oracles et des magies psychiatriques. J'ai dit mon horreur de l'examen psychiatrique complet destiné à pourrir l'enfant et désespérer les parents. Mais les parents les meilleurs sont tentés du moins *par les tests* et les faiseurs de tests ne sont pas toujours, heureusement, des mages freudiens, mais de braves diplômés qui appliquent consciencieusement leurs graphiques et leurs tableaux à complexes sur le gosse testabilis.
J'assure que ce recours, en apparence innocent, *émousse le sens catholique et même le sens moral* tout court. Je prends parmi nos documents, un exemple moyen d'un psychologue médical assurément honnête et consciencieux. Le sujet présenté est un jeune Philippe de 10 ans : satisfait de lui-même, il est particulièrement odieux avec une mère faible et crédule, il ricane de sa peine, lui refuse toute aide, est sans cesse excité, agité, avide de plaisir, indifférent, dur, amuseur, extrêmement bavard. Il est facile de diagnostiquer en langage courant chrétien ordinaire : égoïste, paresseux, méchant et vaniteux. Évident qu'il n'a pas l'habitude d'obéir parce qu'on ne lui a pas résisté, évident que les désirs des autres, leurs chagrins et leurs ordres le laissent parfaitement froid.
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Maman très émue dit : « Je l'ai fait tester ». En effet, par la poste, le médecin testant nous envoie, *à l'insu des parents,* l'examen complet. Le voici, nous ferons le test du test.
« *Philippe est très appliqué et scrupuleux, avec une tendance excessive aux fixations de détails au détriment de l'organisation synthétique et de la rapidité d'exécution, il redoute a priori l'échec, et doit être encouragé pour persévérer dans ses initiatives. C'est contre un excès de dépendance vis a vis des directives d'adultes qu'il faut s'efforcer de lutter -- afin de l'aider à davantage s'expliquer spontanément. Il semble qu'il redoute par-dessus tout de ne pas correspondre aux désirs de l'entourage et préfère alors s'abstenir de toute participation. Il semble assez suggestionnable et sa motivation scolaire est sans doute très influencée par le climat de confiance manifesté par l'entourage. *»
On remarquera :
1\) l'invraisemblable apologie du diable à quatre ;
2\) le jargon comique ;
3\) la mise délicate de tous les torts sur l'entourage ;
4\) l'absence absolue de toute référence à la morale.
Voici, traduit en langage ordinaire :
« *Philippe est très appliqué et scrupuleux, il se perd dans les détails. Comme tout le monde, c'est avant d'agir qu'il craint de ne pas réussir ; faute d'encouragement, il ne peut persévérer ; il souffre d'une soumission excessive à* *une autorité tyrannique et, tremblant de ne pas faire plaisir à tout le monde, il préfère ne pas travailler du tout. Pour qu'il fasse des progrès, il faut lutter contre sa soumission et faire confiance à sa spontanéité et à* *ses initiatives. *»
Ce document, traduit, nous a été d'un grand secours. Pour convertir Philippe, nous avons soigneusement pris le contre-pied de cette jargonneuse ordonnance.
Nous avons appris à Philippe que son père, sa mère et ses maîtres représentaient l'autorité de Dieu et que son talent à se dérober à leurs ordres et à leurs désirs était le fait d'un garçon jouisseur et sans conscience ; que l'art de traîner et d'abandonner brusquement le devoir commencé était le péché de paresse caractérisé ; que la comédie des grands airs dégoûtés et pleurnichards était mensonge et lâcheté ; qu'il rendait très malheureuse sa pauvre Maman et que, tant qu'il ne serait pas converti, il subirait une étroite surveillance, des retranchements de dessert et probablement une présence de martinet ; mais qu'il avait un cœur chrétien, un cœur de baptisé, endormi, non pas mort, que la grâce retrouvée rendrait obéissant, source de joie pour ceux qu'il oubliait d'aimer. Ce solide contre-pied des tests baveux du monde a réussi et nous en avons témoignage par Papa, Maman, Grand-Mère, carnet scolaire. Le petit frère vient de le rejoindre et ne sera pas testé.
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Il est entendu que le pauvre petit écolier, surtout pensionnaire, est *trop tenu.* Il le faut bien, à cause des examens ! mais quand il sort de classe, en famille, permettons (apprécions) bruit, cris, pugilat, *excitation.*
C'est la recommandation universelle des recettes pédagogiques que les revues recyclées, « encore convenables », depuis l'Écho de la Mode au Paysan du Sud-Est, mettent à la disposition de Madame, après la recette du lièvre à la moutarde.
« Ils rentrent de classe, les cartables volent, on ouvre le buffet, la radio, la fenêtre, cris, sauts, luttes ; vous êtes excédée, vous rappelez *à l'ordre.* Quelle erreur ! Comprenez donc que votre foyer a la chance d'être l'exutoire naturel de la contrainte du jour. Ne brimez pas, participez ! »
A force d'entendre ces slogans du journal de tricot, de ses amies, voire du vicaire et des bonnes sœurs recyclées, la maman pieuse se « culpabilise ».
Horreur ! et si ses chéris « se fermaient », s'ils dissimulaient quelque *traumatisme* en évolution !
Il convient une bonne fois de distinguer gaîté, bonne humeur, paix du cœur et EXCITATION.
Le catéchisme, la vie des Saints, les conseils des Maîtres spirituels, par exemple les Additions et Commentaires des Exercices de saint Ignace, nous enseignent une psychologie sûre et technique de la grâce et de la nature. J'appuie sur les chapitres de l'Imitation de Jésus-Christ à propos « des divers mouvements de la nature et de la Grâce ». Mais quel éducateur, j'allais dire quel prêtre éducateur, *prend aujourd'hui le temps d'étudier,* là-dedans, la direction des jeunes âmes. Ils y verraient que l'ange auquel Dieu a confié chacun de nous apporte avec lui *la paix sérieuse,* le calme. Dieu n'est pas dans l'agitation de l'âme, jamais. Les démons sont toujours présents dans *l'excitation.* Cette gaîté nerveuse, énervante, grinçante, dont tout équilibre et toute logique sont absents, est encore caractérisée par la répétition stupide du même mouvement machinal qui ouvre et ferme un couvercle avec fracas, allume, éteint et rallume une lampe électrique, tortille et détortille, gratte et regratte. Comme cette petite fille, le dos grattant le mur pour y faire jouer un interrupteur (le regard bête sur l'ampoule) ou l'imitation sans fin du teuf, teuf, ou du cra, cra, d'un moteur, ou le pédalage également infini, en rond, autour du fameux cercle de famille.
J'évite soigneusement de mettre dans ma liste les jeux de mains douteux, les méchancetés envers le chien ou le chat, encore moins les cruautés (banales aujourd'hui chez les innombrables vicieux) ou l'hébétude devant la Télé.
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Je ne parle que des infiltrations *chez les meilleurs* et j'y ajoute les *grimaces,* passe-temps très commun et jugé innocent, ces déformations simiesques du joli visage pour faire éclater de rire la petite sœur, ou la bonne, ou le frère « trop sérieux », voire père et mère, agacés, mais concessifs. Règne de la bêtise, abrutissement, qui produit en classe ces inattentifs, ces constamment occupés de leurs doigts, de leur bic, de leur nez.
Comment voulez-vous, avec cette conception *de la détente,* que se maintienne *l'état de grâce,* et que pénètrent dans les âmes les *grâces actuelles* qui sont lumières pour l'intelligence et forces pour la volonté. Ainsi n'agit pas l'Esprit de Dieu et de ses Anges dans les jeunes cœurs où Il habite.
La bêtise ne détend pas, l'excitation ne détend pas, elle contentionne, elle stérilise, elle dégoûte.
Quand l'enfant a bien travaillé, ce qu'il lui faut, c'est une *bonne récréation,* un jeu qui n'est pas forcément bruyant, mais *organisé intelligemment* par une grande personne aimée, pour exercer jambes, bras, souplesse, rapidité du coup d'œil. Art obligatoire de l'éducateur. L'enfant s'y donne à plein, sans arrière-pensée, sinon sans vertu, car la vertu de l'enfant, sa fidélité à Notre-Seigneur, trouve beaucoup à s'exercer dans le jeu.
La récréation est à l'aise dans l'air pur qui renouvelle le sang et les humeurs. Plus difficile dans l'appartement, dans l'auto, elle est possible si l'on se souvient que la *bêtise est l'ennemie* et aussi les chamailleries et *l'agitation gratuite.* Le rire n'est pas, de soi, détendant ; le rire bête abêtit, le rire nerveux énerve, le rire méchant est péché. « C'est une étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens ! » Parents, méditez l'affirmation de Molière.
Ce qui est extrêmement grave, c'est de ne jamais LIMITER le temps de la récréation par une PERMISSION et une DÉFENSE. Pas avant la permission ! pas après la défense ! La « *détente *» bruyante, continue, considérée comme légitime en famille, et même en famille nombreuse, entretient un hiatus désastreux entre la maison et l'école. A la maison, bavardages, grimaces, rigolades, singeries sans fin, interruptions selon le caprice, parce qu'on a retrouvé un livre amusant, un jeu « tranquille », ou l'ennui. A l'école, récréation, puis silence *obligatoire,* attention, maîtrise de soi.
A chaque sortie, et chaque soir pour l'externe, si TOUTE détente est autorisée au foyer, c'est la marée qui emporte le château de sable.
Sans doute la maison doit être plus douce que l'école, par la tendresse, et par une spontanéité moins contrôlée. Je dis « plus douce », or, pour l'enfant sage, hélas, souvent, le bruit, les rires, les disputes, les cris rendent la maison plus rude que l'école bien ordonnée.
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Au repas, par exemple, c'est une règle d'or que « tu ne parles que si on t'interroge ». Hélas, le nouveau est tout prêt à présider le repas, à la place du professeur.
Il est vrai que le pauvre petit a pris part, peut-être, aux immondes repas en pension recyclée, où gueule la foire des cris, des bourrades, des verres répandus, des plats vides à terre, des types sous la table, comme nous le rapportent nos documentaires personnels.
Il faut que les Parents, unis à l'école, recivilisent sévèrement. Et la civilisation chrétienne se fait surtout « dans le manger » comme dit le Curé d'Ars. « Le diable ne craint rien tant que les mortifications dans le manger. »
Or les enfants sont enfants de colère surtout par la gourmandise, la goinfrerie ou la délicatesse. Corollaire du dogme de l'optimisme à tout prix : plus on mange, plus on mange bon, plus c'est gai. Manière simple, à la portée de tout le monde, et surtout des gosses, d'affirmer la bonté de la vie et son épanouissement. Il faut donc lutter contre cette infiltration de sauvagerie. Le Benedicite et les Grâces contiendront d'abord le déferlement des appétits, des caprices et des bavardages. Mais il faut aller jusqu'à *priver,* retrancher, selon la conduite avec mesure, moyen presque infaillible de dompter, avant de convertir. Remontée vigoureuse vers le spirituel. Et curieux résultat physique expérimenté : augmentation du poids, si l'on y joint une bonne gymnastique.
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La vraie pénitence habituelle, qui doit devenir plaisir, c'est la bonne tenue, les bonnes manières, ces règles exquises que nos pères nous ont transmises et qui font du repas de famille une aimable cérémonie où l'enfant apprend à peu près toute la grâce extérieure de la civilisation chrétienne.
On croit bien faire en ornant la visite familiale à l'école, de bonbons et de jouets. C'est l'occasion d'un ou plusieurs repas « plantureux » et généreusement, on confie au petit pensionnaire une boîte supplémentaire de friandises pour les camarades. J'ose dire que cela coûte beaucoup d'argent et que, si les Papas et les Mamans ont pour eux l'appétit et l'estomac, après la séparation, toujours un peu troublante, il nous reste les événements intestinaux... Gaspillage d'argent et de dévouement.
Il faut une « occasion » comme on disait, pour des cadeaux Noël, Communion, anniversaire ; cadeaux réfléchis, appropriés, et proportionnés à la sagesse. Mais, de grâce, point de *sacs* ni de *boîtes* de bonbons, jamais. Maman a la boîte, et le sac aux grandes fêtes, c'est la gâterie distributive, non la provision.
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Aimez l'enfant sérieux, aimez le sérieux de l'enfant.
Le sérieux n'est pas la tristesse. Vous êtes parents chrétiens. Vous vivez dans la plus dangereuse persécution. Vous voulez sauver vos enfants de l'hérésie et de l'apostasie. Ils voient de leurs yeux la Messe altérée, les prêtres scandaleux, les religieuses mondaines, l'Eucharistie profanée. Vous avez été contraints de les avertir d'immenses dangers pour leur foi et leur âme. Ils connaissent le visage de la Révolution. Il n'est pas jusqu'à l'évêque et le pape qui ne leur paraissent (au moins) sourds et hostiles à la prière des bons. Vous les avez menés à Rome ; et le pouvoir de la terre ne les a pas exaucés. Eh bien, si leur cœur est droit, leur sensibilité normale, leur foi vive, les enfants sages d'aujourd'hui doivent être sérieux, souvent plus graves que les enfants que nous avons été.
Hélas, la rigolade et le cynisme de la Révolution a durci leurs jeunes âmes dans une insouciance bête, faite d'excitation, non de joie. Insolents avec la vie, avec la prière, avec la Croix, avec vous ! Cependant, les voilà convertis, et maintenant avertis du grand péril qui les menace. Quelque gravité charmante se répand dans leurs jeunes traits. Rendez grâces à Dieu. C'est le signe de la paix d'une âme pure et résolue.
Manie de notre temps, infiltrée de la Révolution, de ne pouvoir souffrir le sérieux d'un enfant que face à une analyse ou à un problème. Là, c'est bien... l'avenir ! l'examen ! la situation ! Pas de fantaisie. Mais sérieux loin des devoirs et des leçons ! Voici les bons parents inquiets pour la fameuse détente, qui oublient le recueillement nécessaire à la piété enfantine, le plaisir nouveau et délicieux qu'un petit devenu sage trouve à la conversation (intelligente) des grandes personnes, au silence, à la réflexion.
Que je la comprends cette Maman indignée à laquelle la maîtresse, pourtant pieuse, d'une classe enfantine, dit avec une certaine inquiétude méprisante : « Votre petit Henri n'est pas bien normal, Madame : en classe, toujours sérieux, il obéit sans aucune protestation, pas de caprice, pas de chahut, il faudrait voir cela médicalement ! » -- « Mais, Mademoiselle, savez-vous ce qu'il y a : *Henri est un enfant sage*, qui promet à Notre-Seigneur le matin d'être sage pour son amour et pour la conversion des pécheurs. C'est une affaire sérieuse qu'il accomplit avec soin. La sagesse ne le fatigue pas. »
Seulement, l'esprit de subversion s'est insinué en inquiétude stupide chez les meilleurs : *la sagesse leur paraît insolite*, quand elle trouve, encore, ses délices parmi les petits enfants des hommes.
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Mais il y a autre chose. Les vocations se lèvent en grand nombre. Vous pouvez nous en croire. Dieu appelle des enfants à la sainteté. Un enfant d'élite est sérieux. Comme don Bosco, comme Dominique Savio : il joue avec un merveilleux entrain, mais quand c'est fini, il rentre sans peine dans le sanctuaire de son cœur. Son bonheur, c'est d'être au service du prêtre à l'autel. Divine Messe, divines cérémonies, catholiques, où je contemple, où Père et Mère peuvent parfois contempler le visage heureux, sérieux, *même un peu sévère*, surtout quand l'enfant a pleine conscience de la belle, bonne, vraie Messe rare et parfaite qu'il a l'honneur de vivre.
J'ai vu un pauvre jeune Papa que les malheurs n'ont pas épargné, qui avait désespéré de l'éducation de ses petits garçons, les voyant présenter le vin et l'eau, graves, attentifs, les yeux baissés : il pleurait librement ce moment de Ciel.
J'ai dit « même un peu sévère ». L'enfant d'élite, appelé de Dieu, complètement échappé au filet de l'oiseleur, est sévère. Le charme de cette expression réservée, intérieure, qui se meut en beau sourire, et revient à sa gravité, ce charme que la Vierge Marie surveille, est peu compris, même des gens pieux.
Le préjugé, c'est qu'il faut toujours *rassurer*, craindre le *scrupule*, et, naturellement, *éviter les complexes*. Que de niaiseries, que de fadaises, que de paroles minimisantes, que de puérilités adultes sans grâce, pour détruire cette merveilleuse sévérité de Jésus au milieu des Docteurs !
Allez le voir au jeu, oublieux de lui-même et très heureux, l'œil brillant, il entraîne les autres.
Alors ne touchez pas à cette gravité, signe de l'habitat divin, contemplez-la sans lui en dire un mot.
*Et tu puer propheta Altissimi vocaberis*.
Luce Quenette.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
C'EST en 1909 que j'ai pris le deuil de Crécy, et je ne m'en suis guère dépris. L'affreuse nouvelle me fut annoncée par MM. Désiré Blanchet et Jules Toutain, auteurs d'un cours d'histoire pour la classe de Huitième. Le faire-part, quinze lignes en didot corps 10, nous fut commenté en classe par M. Delon, faux col et jaquette, qui fut tué six ans plus tard en Argonne et dans des conditions probablement analogues à celles de Crécy.
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Les morts de l'Argonne ne sont pas tout à fait oubliés. Crécy est encore le nom d'une bataille, mais je n'ose parier qu'il se dise en France aujourd'hui une dizaine de chapelet pour les morts de Crécy. Il faudrait à ce compte là ne pas oublier les soldats de Steinkerque et d'Alésia, les victimes de la peste de Marseille, de la famine de 1033, de toutes hécatombes et fléaux que l'histoire a pu consigner depuis la fermeture du paradis terrestre. Mettons que chaque année le 2 novembre, et à longueur d'année la communion des saints, nous soulage du soin détaillé de toutes les âmes en peines, historiques ou non. Mais il faut croire au privilège des intentions particulières.
Naguère encore tous les curés de village déclinaient chaque dimanche, du haut de la chaire, les noms et prénoms des défunts de la paroisse recommandés par leur descendance à l'attention des fidèles. Toute la patronymie du terroir avait là son festival hebdomadaire. Cet appel nominatif entraînait à sa suite le gros des morts innommés dans un de profundis qui s'en allait retentir dans la nuit des temps sans s'y perdre pour autant. Le clergé d'aujourd'hui, au dire des fripons qui parlent en son nom, serait impatient de se débarrasser du service des morts, insinuant ou professant que le salut ne fait plus de problème. Il est fort question déjà de refiler la corvée d'enterrement aux laïcs. Le temps ainsi gagné sera consacré à la recherche et au dialogue.
51:159
La piétaille de Crécy est restée anonyme, c'est normal. Craignant qu'elle n'aille au massacre avant eux, les chevaliers lui sont passés sur le ventre et ils ont eu ce qu'ils cherchaient. Mais la témérité qui n'est qu'amour-propre et obsession de l'exploit signé offense au chevaleresque et provoque la déconfiture.
C'est encore aujourd'hui la raison de nos déboires sur les pelouses du rugby quand un deuxième-ligne impatient de briller fonce à l'échec en piétinant la manœuvre en cours. Incorrigible Gaulois dit-on. Notez encore que les barons mettaient pied-à-terre avec leur quintal de ferraille sur le dos pour combattre les Anglais qui les poinçonnaient à loisir. Bien sûr, nous avons passé l'éponge sur ces fantaisies suicidaires et rendu les honneurs ; mais nous, biffins, n'avons pas attendu Crécy pour savoir ce qu'il faut prendre et laisser de l'esprit cavalier. Et disons encore qu'il y a des points d'histoire que nous évoquons sous l'empire de l'immémorial esprit de corps.
Toujours est-il qu'on ne risque rien à mentionner la présence d'un Fourqueux, d'un Quentin, parmi les trépassés de Crécy. A vrai dire si la chronique a pu relever quelques noms et matricules d'un Picard ou d'un Génois, qui le sait et s'en préoccupe ? Mais si nous venons à découvrir l'identité de l'un d'eux, est-ce vraiment d'une religion infantile que d'imaginer la joie de son âme brusquement élargie du purgatoire à l'appel de ses noms et prénoms clairement articulés dans une courte oraison, ou tacitement jaculatoire, en attendant le métro ? Il me plaît à croire qu'il y a aussi des aubaines, au delà.
A toutes fins utiles je vous signale ou rappelle qu'il existe, à deux kilomètres de Crécy, un petit enclos de haies vives dit « des trois cents tués ». S'y trouve en effet la poussière de trois cents soldats français, surpris le soir même en retraite mais péris les armes à la main. Ils furent dans la nuit enterrés là par les villageois de Noyelle mais, comme il arrivait toujours dans ces cas-là, des moines surgis des buissons et chemins creux les avaient précédés avec pelles de pioches et goupillon. On mourait beaucoup en ce temps-là et de mort soudaine et les soldats, dit-on, trimballaient un barda de péchés au-dessus de la moyenne ; mais partout l'intendance de la miséricorde suivait de près la question. Les soudards ou les brigands ont à peine tourné le coin que le moine ou le curé est là, revêtu de ses ornements délabrés, porteur du Saint-Sacrement pour la consolation des expirants, suivi du clergeon en robe avec son beau fanal liturgique au bout d'une perche et le vaisseau d'eau bénite pour la bénédiction des massacrés. Voyez Callot, *les misères de la guerre.*
On verra dans cet enclos une chapelle qui est d'époque ; on y entre comme on veut, il n'y a plus rien à voler, il semblerait qu'on n'y ait pas dit la messe depuis des siècles, mais elle n'est pas souillée. Sur les murs, à l'extérieur, on cherche à déchiffrer des noms, des noms, des mots, des monogrammes, des dates et des signes.
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Il y en a beaucoup et quelques-uns remonteraient au XV^e^ siècle. Ainsi des petits frères, de vieux pères, de très vieux grands-pères ou des copains survivants de la bataille ont-ils pu venir témoigner de leur souvenir aux soldats inhumés céans. La lecture est difficile. On imagine aussi qu'une petite section de poilus montant sur la Somme en 1916 ou venant au repos auraient cantonné là, sur la poussière des anciens, et laissé trace de leur halte en s'évertuant à creuser la pierre comme ils burinaient une gamelle, un quart, une douille d'obus. Les intempéries ont vite fait de donner de l'âge aux inscriptions, mais aussi la main de l'arbalétrier mort a-t-elle pu se retrouver dans celle du grenadier-voltigeur qui allait mourir demain.
Que Crécy n'ait pas fait leçon pour Poitiers, passe encore, mais pour Azincourt, on n'en revient toujours pas. Il a fallu que Jeanne d'Arc nous apprenne la stratégie. Et justement, à trois lieues d'ici, dans une vieille ferme installée sur les ruines d'un château on trouvera le cachot où Jeanne d'Arc prisonnière a passé une dernière nuit sur le chemin de Rouen. Ainsi la revanche a-t-elle dormi tout près du désastre, enchaînée sans doute mais gagnée quand même. Ce mitard est en forme de bonnet d'évêque renversé. Muté au service de l'agriculture il est devenu silo. Un tas de betteraves sur le sol ne peut offenser la mémoire d'une sainte bergère.
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Pourquoi le cours des choses me ramène-t-il à Crécy ? Pourquoi pleurnicher sur cet après-midi d'orage qui détendit nos arbalètes alors que partout aujourd'hui sous le soleil d'automne les tambours retendus et les trompettes renouvelées de la V^e^ République nous font réapparaître en gloire le gigantesque et défunt libérateur qui n'en finit pas d'assumer le regonflement de sa postérité au seul vent de sa mémoire. Certes il y a dans Crécy la gloriole d'un petit désastre honorablement encaissé, mais nullement préparé, pas même désiré, absolument inutile au demeurant. Je n'irais pas le rapprocher de l'incomparable honorabilité du désastre algérien, si patiemment élaboré, si parfaitement achevé et portant plus de fruits que nos enfants n'en pourront digérer.
Deuxième explication. Sortant de la bataille Philippe de Valois héritier de Charles IV arrive à la nuit tombante au château de la Broye. Il est harassé, déchiré, couvert de horions Qui va là ? crie le guetteur. -- C'est l'infortuné roi de France ! répond le voyageur d'une voix rompue d'avoir tant crié dans le tumulte. Et le pont-levis s'abaisse pour mettre en sécurité la fortune de la France et le repos de son prince. Comment ne pas songer aujourd'hui au fils méconnu d'un autre Charles, à la plus grande infortune de cet autre Philippe sorti hélas frais et rose de mille combats et réclamant en vain de micro en micro la reconnaissance de ses prouesses et l'admiration des Français.
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Troisième explication. Le cours des choses devant amener livraison de la présente chronique aux environs du 2 décembre, comment ne pas évoquer le premier Sedan comme Crécy, le deuxième comme Poitiers ni prévoir un Azincourt dans la même cuvette ?
Tout cela est fort pertinent mais la vérité est tout bonnement que je me trouvais à Crécy le jour des morts. Pour toutes sortes de raisons qui ne sont pas forcément arbitraires ou futiles notre souvenir s'attache plus volontiers à ceux qui moururent en soldats ou en martyrs. C'est la vue du sang, l'idée du sang, le prix du sang, l'incomparable autorité du sang qui nous émeut toujours. Quels qu'en soient le gaspillage et les hémorragies il reste au monde la chose la plus chère. Trente mille morts dans ce petit quadrilatère cela fait une épaisseur et beaucoup de sang sur l'herbe. Assurément je ne suis pas indifférent à Pharsale, Port Arthur, Trasimène et Stalingrad, j'en écoute l'histoire avec intérêt, avec émotion même et parfois je prends parti pour César ou Pompée. Je ne m'étendrai pas sur les raisons qui nous font plus attentifs et plus sensibles à Crécy.
Le paysage est très dégagé, simple et dépouillé ; pas de pollution immobilière en perspective, et sur les chemins vicinaux le trafic est discret. Les arbres étaient sûrement plus nombreux jadis et hier encore, pommiers et noyers ; on aura dû les sacrifier à l'agriculture rayonnelle. A part cela je n'ai rien vu d'abord qui pût faire grogner le pèlerin tatillon. Pour les deux armées que j'imagine aucun problème de décor n'est vraiment sérieux. Pour un peu même l'absence d'anachronisme serait impressionnante. Je dois dire que le temps y est pour quelque chose : bouché à ne pas voir un Anglais à dix pas. Dommage que nous ne soyons pas le 26 août 1346. Les fins archers auraient eu bonne mine. A l'épée, taillant dans le brouillard on a encore sa chance, mais allez donc pointer une flèche dans cette purée de pois. Le petit champ de bataille est tout propre et tout frais labouré. Pour autant qu'on y voie j'ai reconnu le vallonnement décrit par les témoins, mais pas trace de ces haies d'où jaillirent les volées de flèches. On aura peut-être arraché ces buissons pour leur satanée collaboration au succès d'Édouard, ou alors pour une question de charrue automobile et de rendement amélioré, pour les deux motifs aussi bien, les ayant jugées à la fois coupables et gênantes. Les corbeaux entrevus dans le brouillard ne demandent qu'à exciter l'imagination. Les corbeaux sont toujours d'époque et, sait-on jamais, l'inconsciente mémoire d'un grand festin peut orienter leur vol.
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Le roi Édouard a suivi la bataille du haut d'un petit tertre aujourd'hui aménagé rustiquement pour les visiteurs, et alors là, je voudrais savoir si les arrangeurs ont perdu la tête ou pire encore. Il y a une table d'orientation, soit, elle n'est pas à première vue tendancieuse et je ne lui ferai pas grief de se vouloir impartiale. Mais il y a aussi un mât de pavillon. D'abord, un tel mât n'a rien à faire ici. Aujourd'hui c'est la mode, on en met partout. Il faudrait au moins savoir s'en servir et ne pas pavillonner à tort, à travers et n'importe où comme on fait dans un bar pour l'environnement glorieux des apéritifs. Or sur le mât en question je vois deux pavillons, crasseux, loqueteux, peu importe, mais ce sont l'Anglais en tête et le nôtre dessous. Je passe à la ligne pour marquer le temps de la suffocation.
Le fait du hasard est exclu. Il n'est pas un fonctionnaire à ce point subalterne, abruti, jeanfoutre et total ignorant des choses de la pavillonnerie qui ne saisisse immédiatement et d'instinct la signification morale du haut et du bas. On n'ose penser que le premier Français venu, homme libre opérant librement en territoire français et mis en présence de deux pavillons à hisser, l'un français l'autre étranger, aille envoyer le premier qui lui tombe sous la main comme, au hasard du panier, un tricot de corps à sécher sur le fil, non. Dans le sens de la hauteur il n'y a pas d'indifférence qui tienne. On ne partage pas le sommet. C'est pourquoi un pavillon national est seul sur la drisse, seul de son espèce, en tête ou en berne. Si parfois un autre est envoyé dessous, faute de pouvoir le faire ailleurs, il ne serait que pavillon de code, ou de service, cornette ou guidon signifiant quelque présence honorable dans la hiérarchie nationale ; ou alors il s'agirait d'un malheur extrême. En effet, l'envoi de deux pavillons nationaux à la suite *n'est réglementaire et justifié qu'en temps de guerre et cas de prise,* le pavillon de la prise étant coiffé par celui du vainqueur. Ce dispositif qui vaut à la mer vaut également à terre quand il s'agit de la prise par assaut ou reddition d'une position fortifiée ayant arboré les couleurs de sa nation ; il ne saurait être observé en rase campagne. Il va de soi que, sauf égarement passionnel, le vainqueur n'obligera pas le vaincu à procéder lui-même à l'opération, et que sauf déchéance abyssale, le vaincu ne s'y empressera pas spontanément.
De toutes manières la décision de Crécy n'est contestée par personne et sur la foi des témoins j'y ai moi-même renoncé. Mais enfin de ce côté-là nous sommes en paix depuis le traité de Picquigny (1475), date à laquelle les Godons avaient évacué la Picardie depuis belle lurette. Car enfin, si nous y avons perdu quelques batailles, nous l'avons gagnée, cette guerre de Cent ans.
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Et que je sache, Crécy ni le tertre d'Édouard ne sont reconnus pour enclaves anglaises. Dans ces conditions, pourquoi le pavillon français m'est-il montré ce matin, six cent vingt-six ans après l'affaire, en posture de mortifié, comme si le vainqueur avait décampé de la veille en signant son exploit ?
Première explication. Il s'agirait d'une recommandation pusillanime et discrète aux visiteurs français qui seraient tentés de pique-niquer sur le tertre de le faire tristement. Non. Rien n'empêcherait le Français adulte et libéré de saucissonner gaiement sur l'herbe de nos raclées, chose louable après tout s'il est vrai que rigoler de ses malheurs est le fait d'un cœur vaillant ; elle serait même édifiante avec l'intention exprimée de convoquer les grivetons myrteux à discuter le coup verre en main et se distraire un peu en attendant la classe.
Deuxième explication. Gadget imaginé pour la consolidation de l'alliance franco-anglaise. Gage de solidarité par exposition des drapeaux fraternellement conjoints dans l'oubli des querelles antiques et sur le chemin de Calais-Paris. Jolie alliance et belle fraternité que voilà. Aucun drapeau ne s'imposait. Pour que la fantaisie fût tolérable il fallait deux mâts. Encore une fois, sur une seule verticale il n'y a pas place pour deux sans humiliation de l'un ou de l'autre. Et il n'y a pas de courtoisie qui se paye d'humiliation. Voilà ce qu'il faut apprendre à un peuple qui aurait, dit-on, derrière lui vingt siècles d'histoire politique, morale, militaire, et diplomatique.
Troisième explication. Il ne s'agit que de flatter les Anglais en migration vers le Midi. Leur signifier clairement que nous restons à jamais leur fidèle et attentionné vaincu. Sous la pression d'un orgueil patriotique regonflé à bloc au pied du mât ils abandonneraient plus volontiers quelques pennies au passage et le commerce local en serait fouetté sans que nos derrières en souffrissent. L'exploitation des hauts-lieux est réputé avantageuse, et encore, ça dépend : il n'est pas certain que les Normands qui reviennent en week-end à Hastings en fassent la prospérité. Il n'est pas sûr non plus qu'en descendant du tertre d'Édouard et n'en croyant pas leurs yeux les visiteurs anglais veuillent dépenser leur viatique à Crécy en ripailles de gratitude. Non, ils prendront au passage un berlingot de lait et poursuivront leur chemin, tout juste regonflés de mépris. Je n'ai vu le bourg qu'en morte saison, mais en vérité il ne donne pas l'impression de se nourrir du champ de bataille. Rien ne fait penser que le rêve d'un complexe historico-politique ait pu hanter l'imagination des Crécéens au point de les amener à cette humiliation absurde.
Finissons-en. Il n'y a qu'une explication : l'habitude prise depuis les années 60 de ne plus s'humilier de rien. Je ne parle pas de ceux qui, ayant élaboré l'humiliation pour y chercher fortune, tombent la culotte pour alléger leur course et nous pressent d'en faire autant sous peine d'amende ou de mort. Mais des bienheureux qui depuis le traitement administré par l'Honneur même et la superbe incarnée, ont cessé de réagir aux malheurs du nom français, sauf en cas de fouteballe.
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Tous les drapeaux que les fellagas n'ont pas utilisés pour s'y tailler des slips ou essuyer leurs couteaux sont rentrés à Marseille coiffés du drapeau vert. Les derniers mâts de pavillon ont eu néanmoins le privilège de céder leur tête à l'étendard de l'Islam en présence des généraux capitulaires et des vainqueurs ahuris qui n'en demandaient pas tant. A la même heure et en vertu d'une célèbre circulaire venue de haut, nos harkis étaient livrés au supplice. Alors vraiment, quand on pense qu'il y a encore des chroniqueurs pour se tracasser de deux chiffons mal chiffonnés au mât de Crécy, on a envie de leur demander, mais d'où sortez-vous ?
Les occasions en effet sont assez nombreuses de constater en tous lieux et circonstances, le fait quasiment accompli de ce que les devins et enchanteurs appellent tantôt mutation et tantôt libération. En ce cas il nous est enfin permis de croire que la France n'existe plus. Si la mutation voulait bien lui trouver un autre nom, nous serions soulagés de nous faire de la bille pour des symboles de rien.
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Les sanctuaires et chambres fortes de la raison d'État ne peuvent plus retenir la puanteur de leurs sublimes secrets. Le drainage souterrain des deniers publics augmentés de tous les petits pactoles issus de concussion, racquett et stupre commencent à régurgiter leur trop plein sur les places publiques. Les égoutiers sont en péril, on entend craquer les cloisons étanches. Ce cloaque monte et clapote, la vertu gaullienne en a jusqu'au mollet. Ils n'en sont pas encore au radeau de la Méduse mais il faut sortir en procession le reliquaire du sacré képi.
Le replâtrage de la mythologie se poursuit donc dans la fièvre, les régisseurs de la parade font ce qu'ils peuvent mais on s'entretue dans les coulisses de l'Olympe. Le carnage est néanmoins tempéré par les liens fraternels noués dans l'épuration et renoués sur le cadavre de l'Algérie française. La grosse affaire en effet sera toujours de faire et refaire l'apologie de ce travail d'Hercule. Encore faut-il pour s'y employer utilement veiller sans cesse à l'entretien des vérités historiques de la Résistance qui font l'infrastructure logistique du fabuleux système converti en cambuse.
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Dans ces cas-là le film est le plus efficace des procédés, documentaire, historique ou histoire-fiction. L'interminable bande intitulée *Le chagrin et la pitié,* quatre heures de spectacle, a parcouru les provinces et s'est projetée à Paris sans interruption et à longueur d'année dans une salle du Quartier latin. Ainsi la population a-t-elle pu en toute connaissance de cause faire la part de son chagrin et de sa pitié devant une restitution authentique et objective des années d'occupation. Au lecteur qui, sous prétexte que son siège est fait, aurait négligé de se retaper la conscience dans un fauteuil, je signale que le ticket lui sera remboursé par la Sécurité gaulliste.
Quelques amis, certifiés de mon bord, m'avaient engagé à voir le film en faisant valoir que ce thème empoisonné était pour une fois traité avec impartialité. « Vous aurez une bonne surprise », me disaient-ils. J'ai compris une fois de plus à quel point les pétinistes et assimilés, victimes des épurations, antigaullistes de droite et autres vaincus de la V^e^ République, sont aisément confondus et attendris pour peu qu'on fasse mine de leur donner publiquement la parole. Pour les confirmer dans cette bienheureuse attitude quelques grands-résistants ont astucieusement flétri les coupables indulgences d'un film où la trahison de 40 millions de Français risquait de s'évanouir dans une perspective pirandellienne intolérable. Et voici maintenant que la Télé elle-même, résistantialiste, gaulliste et tout, se fait tirer l'oreille pour passer le film. Comment ne pas croire alors qu'on nous y fait la partie belle. Mais je suis bien tranquille qu'une fois conditionné par ces grimaces le film sera bon pour le petit écran. Il viendra au bon moment à la rescousse d'une maffia qui n'a d'autres moyens d'existence que l'héritage d'un 18 juin qui commence à pourrir.
Ce film est un chef-d'œuvre de publicité camouflée sous les dehors de la rigueur historique. Vieux système toujours perfectible et toujours payant. Les auteurs n'ont même pas craint d'utiliser la grosse ficelle pour gros public. Ils savent bien que celui-ci en est encore à s'incliner devant l'autorité du document d'archive et l'incorruptible objectivité de l'objectif de caméra, sans se préoccuper de la main qui choisit, éclaire et coupe. On remarquera néanmoins qu'ils ont dû arranger leur histoire en fonction d'une clientèle dopée à saturation par vingt ans d'héroïne brute et de chanvre gaullucinogène. Quelques symptômes d'intolérance ou d'abattement se sont fait jour. Ils ont ainsi élaboré comme une dose d'entretien pour le moral d'un public menacé de s'attendrir sur une vague idée de conciliation et de rémission.
Voici donc, en gros, l'impression gardée de cette séance d'hygiène mentale : le temps ayant accompli son œuvre d'apaisement, tu parles, c'est le génie même de la Résistance, invisible et souverain sur son trône de sérénité, qui, pendant quatre heures de projection, va conduire l'exposé des faits et guider l'intervention des témoins désormais vidés de toute passion, ben voyons. Il s'ensuit, tout naturellement, tout gentiment et spontanément une paisible confirmation du dogme, à savoir Vichy c'est l'erreur, le mal, la sottise et le ridicule, Londres c'est la vertu et la vérité, etc. Comme quoi l'évidence doit se nourrir de démonstration.
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Petit truc de cinéma. Il a été utilisé dans *La veuve Couderc,* film qui détient le record de la saison pour le nombre des entrées. Il n'est pas à proprement parler un film de Résistance mais nous sommes en 38 et les rôles sont déjà distribués. Peu importe, voici le petit truc en question : pendant quelques secondes un personnage est dissimulé derrière un numéro déployé de *l'Action Française,* en gros plan. Vous êtes censé prévenu que le journal une fois baissé découvrira une sale gueule de cagot sournois, crâne vide et cœur sec, lécheur de galons, valet du capital, race de colon, délateur versaillais, flic, milicien, O.A.S., tortionnaire, etc. Ce n'est pas la première fois que l'*Action Française* fait référence économique du rôle avec la tête de l'emploi. Il s'agit d'une convention homologuée par la commission des archétypes sociaux sur proposition du comité d'orientation accélérée des assujettis aux loisirs audiovisuels. Soit, le théâtre est fait de conventions, la société aussi.
Je n'ai encore jamais vu que l'*Humanité,* l'*Idiot International* ou *Témoignage Chrétien* nous découvre au cinéma la tête du lecteur, tête d'ange ou crétin des Pyrénées, mystère. Je pense que Michel Audiard, cinéaste sociologue et impartial s'il en fût, est seul capable de soulever le voile.
Jacques Perret.
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### Transfuge à Hollywood
par Hugues Kéraly
CERTAINS PEUT-ÊTRE se souviennent de l'étonnante adaptation cinématographique d'*Électre*, réalisée en 1962 par Michaël Cacoyannis, et qui mériterait bien aujourd'hui de devenir un grand classique de nos ciné-clubs. Film tout à fait modeste pourtant dans ses moyens, mais parfaitement conforme au génie qui l'inspirait, parce que *grec* jusqu'au bout des ongles : mis en scène par un Grec, et tourné près d'Athènes dans la langue d'Euripide, avec une distribution exclusivement « locale ». N'y figuraient d'ailleurs que des inconnus -- à l'exception toutefois d'Irène Papas, dont l'immense talent crevait l'écran comme jamais depuis. Et pourtant, elle en a fait du chemin, Irène Papas, depuis *Électre...*
Cacoyannis aussi, apparemment, puisqu'on le retrouve onze ans après à Hollywood, loin des « Colonels » de son pays natal, préparant dans l'opulente cité du cinéma le second volet de son triptyque consacré à la tragédie grecque. Mais, cette fois-ci, pour le plus grand malheur d'Euripide et de ses *Troyennes.* Car s'il est des richesses dont Hollywood ne semble pas avoir hérité, ce sont bien celles du discours et de l'esprit grecs. Et s'il reste une émotion *imperméable* à toute tentative de standardisation industrielle -- même à coups de milliards -- n'est-ce pas celle de la tragédie antique ? celle des princesses de Troie ?
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Pauvres Troyennes. Ce n'était pas assez, sans doute, que les Grecs aient massacré leurs pères, leurs époux, leurs fils. Qu'ils aient incendié la ville. Qu'ils aient précipité du haut des falaises le fils du grand Hector. Et enfin qu'immortalisé par Euripide, le cri déchirant de la reine et de ses filles, jetées en pâture aux rois vainqueurs, soit prolongé à travers tout le peuple, par les frissons de la tragédie : noble butin désormais déchiré dans le monde entier, et pour la plus grande gloire du théâtre grec !
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Mais -- ô sort trois fois injuste -- n'est-ce pas encore un Grec qui se mêle aujourd'hui d'*américaniser* leurs larmes, dans une version (hollywoodienne) dont on a bien du mal à reconnaître qu'une tragédie antique ait pu l'inspirer ? Oui, pauvres Troyennes ; esclaves emmenées jadis dans les fers sur les bateaux des Grecs, et qui n'ont point fini de payer leur tribut pour l'enlèvement d'Hélène... La vengeance grecque, depuis le temps, n'est-elle donc pas assouvie ?
Du moins Euripide, en récupérant pour le théâtre athénien les malheurs de Troie, ne pouvait-il les rendre que plus grandioses, plus émouvants : quatre planches sur fond de ruines, quatre monologues qui se juxtaposent sans presque jamais se rencontrer, y suffiront. Tant est *forte* la langue où s'exprime le drame... Le film de Michael Cacoyannis, avec sa nombreuse figuration, ses couleurs impressionnantes, sa mise en scène étonnamment travaillée, à quoi il faut encore ajouter quatre tragédiennes de grand talent ([^6]), ne réussit au contraire qu'à rendre grinçante, criarde, gesticulante, et d'un mot insupportable, l'immense douleur de ces femmes soudain dépouillées de tout ce qui faisait leur gloire, et leur vie. Parce qu'il lui démange, sans doute, de profiter avidement de tous les moyens qu'Hollywood met à ses pieds, notre transfuge en vient à *désarticuler* presque à chaque image la beauté tragique de leur légende. Mais trop, c'est trop : ainsi le Cacoyannis d'Hollywood va-t-il défigurer ses *Troyennes*, aussi radicalement selon nous que celui d'Athènes avait réussi son *Électre.* Cette belle fidélité au jaillissement originel de la tragédie d'Euripide, qui d'autre que lui pourtant aurait dû la cultiver ?
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Cependant, la fidélité au texte même d'Euripide ne semble pas en cause dans cet échec, étant littérale et même scrupuleuse du début à la fin du film : cela d'ailleurs n'est pas un moindre mérite, dans l'adaptation de l'œuvre probablement la plus statique de tout le répertoire grec. L'explication doit donc en être décelée à un autre niveau, celui de l'incroyable *légèreté* qui domine toute cette entreprise. Cet esprit de parfaite suffisance, pour ne pas dire d'impiété pure et simple, qui pousse Cacoyannis à soumettre sans hésitation une œuvre unique en son genre -- et en sa forme -- aux techniques hautement standardisées, banalisées, du « monstre » hollywoodien ; et à animer le texte d'Euripide comme s'il s'était agi d'un quelconque scénario, fabriqué à la demande par un de ces obscurs plumitifs que sous-traite le cinéma commercial.
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Si bien que tout ce que l'image apporte à la tragédie en (très artificielle) coloration, celle-ci en fin de compte le perd en couleur et en authenticité ; et que tout ce que le discours dramatique semble gagner en mouvement, il finit ici par l'abdiquer en âme, et en vie. Entre Athènes et Hollywood, Cacoyannis avait à choisir ([^7]). Il a fait le mauvais choix : le choix du transfuge. Pouvait-il ignorer en effet, en décidant de tourner à Hollywood, lequel -- du génie grec ou de l'américain -- finirait par se plier aux exigences de l'autre ? Les absents, n'est-ce pas, ont toujours tort...
Après *Électre,* Cacoyannis pourtant n'avait plus d'excuses pour se tromper aussi lourdement dans le choix des moyens. Et c'est pourquoi tous ceux qui ont compris et admiré son premier film s'estimeront à juste titre trahis par le second. Ils jugeront incompréhensible qu'un Cacoyannis ait pu préférer à sa langue natale, et au jeu spontanément grec de ses compatriotes (évidemment), le langage et les acteurs d'Hollywood. Si encore il avait su leur imprimer sa marque... Mais qu'aurait-il fallu dire à toutes ces célébrités, pour les faire *servir* un peu à la gloire d'un autre ?
Incompréhensible surtout, que Cacoyannis ait osé se réfugier dans cette terne et misérable alchimie du « scope-couleurs », là où le noir et blanc avait si parfaitement servi l'indéniable beauté de son *Elektra...* Non qu'il n'y ait de fort belles images, dans ses « Trojan women », et même parfois de saisissants tableaux, qui trahissent en dépit de tout le reste l'envergure du metteur en scène : Andromaque couchée sur le dos au milieu du cercle des Troyennes, serrant dans ses bras l'enfant Astyanax que le destin s'emploie implacablement à lui arracher, en est peut-être le plus frappant. Mais quelques images, quelques tableaux bien réussis ne font pas un film.
Ils ne suffisent aucunement, c'est sûr, à nous faire oublier l'impardonnable cynisme du transfuge qui sacrifie tranquillement aux milliards du technicolor la richesse bien autrement colorée de son génie national.
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Il y aurait beaucoup à dire, sans doute, sur ce regard uniforme et sans âme qu'un certain cinéma promène, imperturbablement, sur tous les sujets et à travers toutes les époques dont il lui prend idée de ressusciter l'atmosphère.
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Car tel est bien pour nous le méfait principal du génie hollywoodien dès lors qu'il s'écarte de la comédie, du western ou du cinéma « à grand spectacle », pour lesquels il est fait. Étranges et sympathiques Américains, curieux de toute histoire, capables de tous les enthousiasmes. Quand comprendront-ils qu'il y a tout de même quelque limite à la puissance de leur compréhension, et de leur sympathie ?
*Ben Hur* ou *Spartacus,* passe encore ; après tout, le romancier à succès doit s'attendre à de telles aventures, stade suprême de sa consécration commerciale... *Cléopâtre,* tant pis pour elle ; la légende, d'ailleurs, s'était déjà chargée d'en maltraiter les charmes... Mais le *Cid,* mais le *Roi des rois,* mais aujourd'hui les *Troyennes,* voilà tout autre chose : qu'une main étrangère s'empare de tels sujets, elle ne peut que les trahir, avec la meilleure volonté du monde. Et nous, nous ne pouvons nous empêcher de souffrir, comme Français, comme chrétiens, ou simplement comme héritiers et amis de la culture classique, de voir l'héritage commun que nous aimons mis à mal par l'impiété souvent inconsciente d'un art qui ne sera jamais ni français, ni chrétien, ni même classique.
Le voudrait-il d'ailleurs qu'il ne le pourrait pas.
Il va falloir décidément, soit que nous renoncions à voir au cinéma des spectacles selon notre cœur, soit que nous suscitions en notre sein nos propres producteurs, acteurs et metteurs en scène. Le travail ne leur manquera pas.
Hugues Kéraly.
*Coulpes*...
● Dans l'avant dernier numéro d'*Itinéraires* (n° 157, de novembre 1971), page 313, nous avons fait dire à M. le Duc de Talleyrand « Tout ce qui est exagéré est *inhumain*. » Nous nous trompions, et lourdement. Seul en effet un philosophe authentique et sage aurait pu discerner dans l'exagération (d'une parole, d'un sentiment, d'un acte) le signe qu'une perfection spécifique de l'humain est sur le point de se dissoudre dans un de ses contraires. *In medio stat virtus*, telle est bien en effet -- pour Aristote ou Saint Thomas -- toute la difficulté de notre vocation à la vertu, c'est-à-dire plus généralement encore de notre condition d'hommes.
Talleyrand n'a donc nullement invoqué l'inhumanité, mais seulement l'insignifiance contenue dans toute exagération : « *Tout ce qui est exagéré*, a-t-il dit, *est insignifiant*. » (Autrement dit : à trop vouloir exprimer, on n'exprime plus rien. Ou encore : quand on dépasse les bornes, il n'y a plus de limites.) La Palisse n'eût pas dit mieux, ni Boileau plus simplement. Le contexte d'ailleurs absout cette tautologie.
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● Dans ce même numéro d'*Itinéraires*, et à la même page exactement, une omission typographique de plusieurs lignes (c'est-à-dire au moins *deux*) nous a fait dire : « En présence de l'ennemi, et avant que ne s'engage l'action, il peut être précieux de savoir perdre encore quelques instants à réajuster telle ou telle disposition de sa stratégie -- et l'on fait feu de tous bois, n'en déplaise aux théoriciens de l'état-major... »
Si notre phraséologie avait été plus raisonnable -- c'est-à-dire, en l'occurrence, plus *courte* --, une telle erreur typographique n'eût certainement pas résisté à la correction des épreuves. Car les lignes (tronquées) que nous venons de reproduire gardent encore un sens -- lequel, par extraordinaire, est presque exactement inverse à celui du texte original. Donc, *mea culpa*, on ne nous y reprendra plus à multiplier de la sorte les risques de chute sur le chemin des typographes, et du correcteur le plus bienveillant. Voici la phrase exacte :
« En présence de l'ennemi, et avant que ne s'engage l'action, il peut être précieux de savoir perdre encore quelques instants à réajuster telle ou telle disposition de sa stratégie \[d'ensemble ; mais face à lui, au cœur même du combat, alors la tactique prime parfois la stratégie\] -- et l'on fait feu de tous bois, n'en déplaise aux théoriciens de l'état-major... »
Tout bien réfléchi (re-coulpe), il n'est pas absolument assuré que la distinction entre *en face* et *en présence* de l'ennemi soit reçue par tous les états-majors militaires. Napoléon, qui s'y entendait à se trouver toujours *face* à l'ennemi, fût-il le moins *présent*, ne s'embarrassait certes pas de telles subtilités. Il est vrai que la fougue impériale était un peu exagérée, et tout ce qui est exagéré...
● Il y a tout de même quelqu'un qui garde un certain parfum grec dans le dernier film de Michael Cacoyannis : c'est Irène Papas, dans le rôle d'Hélène. Mais Hélène revue et corrigée par Hollywood, et assortie d'un Ménélas blondinet qui lui n'a vraiment de grec que le costume. On comprend qu'il soit bien difficile, après de tels mariages, d'être tout à fait ce qu'on était avant.
H. K.
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### Le Parasite
par Jean-Baptiste Morvan
CHAQUE ÉPOQUE sent confusément qu'elle porte un fardeau de déceptions et d'inadaptations, d'éléments vieillis et d'idées avortées. L'homme laborieux finit par prononcer un soir le « vanitas vanitatum » et par penser que s'il n'avait pas « cultivé son jardin », il n'en serait ni plus ni moins, et que si la face du monde en était changée, lui serait alors seul à s'en apercevoir. Il compare son sort personnel à celui des malins qui échappèrent aux obligations, à ces enfants du siècle plus habiles que les enfants de lumière. Deux sentiments apparaissent, contradictoires et complémentaires : l'indignation, et une secrète envie qui se réduit généralement à un jeu passager de l'imagination. La morale chrétienne sans doute explique et justifie le sens du devoir en même temps que le sentiment d'une relative vanité des œuvres ; mais l'imagination ne se résout pas à être fille de Dieu ; elle se libère tant bien que mal par des fictions satiriques ou complices -- et peut-être encore plus souvent complices. Pour un portrait sans complaisance comme celui tracé par La Bruyère, « Que faire d'Égésippe qui demande un emploi... », que de coquins goguenards et triomphants qui nous vengent secrètement de nos frustrations intimes !
Le parasite, c'est encore aujourd'hui, pour beaucoup d'entre nous qui se souviennent de leur latin de collège, le « Peniculus » de Plaute qui se vante sans mystère de sa condition. Le Parasite antique, esclave ou affranchi, ignore les dignités gourmées et les conformismes extérieurs du citoyen libre, de l'homme en toge ; la conception d'un devoir social, l' « officium », lui est étrangère. Le Scapin de Molière, et nombre de valets du répertoire classique assument le même rôle grâce à leur parenté littéraire avec l'esclave des comédies antiques. Le mélange de servilité et de cynisme apparaît mieux sur les frontières de la servitude, et comme l'écrivain « né chrétien et français » se trouve contraint sur certains sujets, ainsi que le soulignait La Bruyère, nos auteurs classiques voyaient dans les personnages de ce type une sorte d'exutoire à leurs griefs.
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Néanmoins c'est quand la littérature se détache du christianisme et retourne sournoisement à un paganisme débridé que le parasitisme peut s'incarner dans des caractères scéniques ou romanesques plus affirmés.
Le thème reste pourtant encore soumis à certaines censures spontanées, même si la société tend à rejeter l'obédience chrétienne. De nos jours, il serait malséant de dénoncer le parasitisme jovial et ingénu de certains comportements de la classe reconnue comme seule laborieuse : par exemples certaines exploitations abusives de la Sécurité Sociale. Les « hippies » bénéficient d'une sorte de considération secrète, car leur étalage de pacifisme fleuri ne contredit point au langage irénique de bien des doctrinaires officiels d'hier et d'avant-hier. La culture officielle aimerait bien d'ailleurs faire croire à la jeunesse que le parasitisme est désormais enfermé dans les images des siècles révolus : le comte Dorante qui escroque Monsieur Jourdain, Tartuffe qui utilise les formes de l'apostolat contemporain, Gil Blas, et quelques autres. En fait, le parasitisme va plus loin, il implique un état de déficience dans l'ordre intellectuel, psychologique et moral ; et s'il est permis d'emprunter un terme à l'économie, le parasitisme se situe dans une sorte de « marginalisme ». Il apparaît toutes les fois que l'effort humain en décroissance ne procure plus le supplément d'âme et le regain d'activité nécessaires à la société humaine. Les médecins de Molière appartiennent au domaine du parasitisme comme le juge Perrin Dandin de Racine. Sont parasites tous ceux dont la raison d'être humaine et sociale manque de vérité, de justification intérieure ou essentielle. Le parasitisme repose sur la satisfaction d'une inertie, en attendant d'être sa proclamation cynique. « Toutes nos vacations sont farcesques », soupirait Montaigne ; il est du moins certain que ces occupations humaines, sociales, ont tendance à le devenir. Mais en littérature il est réservé à certains personnages sans condition déterminée, échappant aux classes et aux métiers, de révéler la farce en la jouant comme acteurs et comme clowns.
Le parasite, personnage littéraire, a toujours quelque trait du bouffon ; c'est le Neveu de Rameau, ou Figaro. Cette situation de déclassé leur permet de toute dire, et de dénoncer les insuffisances et les parasitismes de professions ou de milieux qu'une indulgence plénière dispenserait, avec les complicités du moment, d'être ainsi dénoncées. Le romancier, s'il a du génie et de l'audace, peut le faire, mais sans heurter les lecteurs de son temps, et parfois ceux de la postérité. Balzac dans « Le Cousin Pons » traite par exemple du cas curieux où le vrai parasite n'est pas celui qu'on croit. Pons possède une vérité intérieure, une valeur intellectuelle et morale ; ce sont les Cousins huppés et dignes qui deviendront finalement, après sa mort, les parasites authentiques de l'inoffensif pique-assiette. Plus encore, dans « La Rabouilleuse », et si peu enthousiastes que nous soyons à l'égard de l'épopée impériale, nous ne sommes pas sans souffrir du portrait des « demi-soldes » d'Issoudun :
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le beau Max est un parasite déterminé, auquel le terme de souteneur s'appliquerait assez bien. Bridau est le parasite machiavélique ; non pas différent, mais supérieur pour le génie propre à la condition. Le parasitisme de ces anciens braves est lié à une fossilisation prématurée d'un groupe social déterminé, celui des cadres de l'ancienne armée. Les personnages de parasites constituent un réactif, un révélateur des lacunes sociales et morales d'une époque. Toujours chez Balzac, « Les Paysans » représentent un parasitisme qui dépasse la simple collectivité restreinte évoquée dans « La Rabouilleuse » pour atteindre à des dimensions vraiment démographiques : les petits truands de campagne réunis autour du cabaret du « Grand-I-Vert », les bourgeois de la petite ville, caricature d'aristocratie, assiègent le château du général comme des rats autour d'un fromage. Le coryphée, c'est l'usurier Rigou, symbole de tout un complexe d'entreprises mesquines, de paresses resquilleuses, de replis jaloux et stériles sur des griefs, et en un mot, d'un milieu humain partout insuffisant. Mais ces dangers, nés des lacunes et des inerties, ou des faux mouvements et fausses manœuvres de la société, nous menacent tous, ils sont toujours en nous-mêmes à l'état embryonnaire. Leur peinture est donc désobligeante, et nous l'acceptons avec plus de sérénité quand elle est tracée par un pitre asocial et déclassé, par l'ivrogne Fourchon des « Paysans » ou par le cynique Vautrin : surtout si nous nous trouvons nous-mêmes dans un de ces moments de lassitude psychologique où nous nous plaisons à ce qui peut nous divertir, sans grand souci d'approfondissement et de critique. L'époque qui acclama Figaro était de celles où chacun pense que les autres paieront, et qu'il y aura toujours quelqu'un pour payer. Installé dans son fauteuil, le spectateur ou le lecteur regarde les errances et les errements du parasite, écoute ses paradoxes, et, en fait, regarde passer son siècle en pensant que le déluge, s'il a lieu, sera pour d'autres.
Le Parasite est un personnage essentiellement agressif fort différent du « wanderer » ou du « propre à rien » de la littérature allemande. Il existe peut-être dans la psychologie française une essentielle impossibilité à concevoir un « propre à rien » inoffensif et d'une gaieté sans arrière-pensée. Nous n'imaginons pas un personnage de clochard sans songer quelque peu à en faire l'interprète d'une analyse critique de la société ; et l'on arriverait facilement à constituer le déclassé en prophète de la société sans classe. Si critiquable que soit une telle extension du personnage, elle nous paraît au premier abord plus naturelle qu'une perspective comique sur sa destinée. On pourrait s'amuser à récrire les « Confessions » d'un Jean-Jacques Rousseau qui serait gai ; mais l'entreprise semble difficile... Un fond de sérieux paysan nous incline à porter les situations anormales de la société sur le plan tragique.
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Plutôt que les anecdotes pittoresques de sa destinée, nous demandons au parasite, conscient ou occasionnel, d'être bavard, éloquent même. C'est pourquoi il devient naturellement personnage de théâtre, comme Figaro ; s'il se trouve dans un roman, il se prête facilement à un travail de découpage théâtral ; on l'a vu récemment avec le « Neveu de Rameau ».
Quels sont ses propos et ses griefs ? Les plus courants et les plus immédiats concernent les aspects sociaux et les institutions légales. Ces thèmes ne lui appartiennent pas en propre, mais ils prennent dans sa bouche un ton particulièrement agressif et partial. Il est piquant de considérer que dans « Les Paysans » de Balzac on trouve la même histoire qui servit au Neveu de Rameau pour démontrer la nécessité du vol, qu'il conçoit comme un système général de « restitution » : une ancienne actrice ou danseuse enrichie par les financiers ses protecteurs, puis consciencieusement pillée par ses serviteurs et ses hommes d'affaires. Mais le roman reprend le thème avec la gravité d'une analyse sociologique. Le Parasite au contraire, s'il joue au philosophe, pratique le style de la « diatribe » antique, et déroule un discours fait de propos à bâtons rompus, épicé d'anecdotes satiriques, scandaleuses et salaces. Philosophe amateur et superficiel, il est toujours anti-métaphysicien. Il est le porte-parole ricaneur de la théorie du « Tout s'arrange » : Tout s'arrange sans Dieu et sans morale. Le Bel-Ami de Maupassant est un Neveu de Rameau qui a réussi. Le Parasite est l'homme qui peut tout dire, au nom de rien.
Sa force est d'amuser. Il plaît aux femmes par ses futilités verbales dans le « Neveu de Rameau », souvent par l'agrément de sa personne : c'est alors Figaro, et les contemporains eux-mêmes ont tout de suite remarqué que l'aimable coquin ressemblait fort à son « patron », Beaumarchais. Beaumarchais, c'est le « play-boy » -- comme Bel-Ami. A l'origine le mot anglais signifie simplement amuseur, « Caladin » comme dans le titre de Synge, « The Play-Boy of the Western World », le Baladin du Monde occidental. Mais l'avantageuse satisfaction de soi-même qui est un de ses caractères distinctifs le conduit au rôle de séducteur ; la tendance « gauloise » de notre littérature oriente volontiers la mystification vers la séduction amoureuse. Il faut contempler un moment le portrait de Beaumarchais par Nattier, son sourire caressant, sa partition musicale à la main. Le Parasite est souvent le musicien sans génie propre, tributaire de la musique des autres, comme le neveu du grand Rameau profitait des travaux de son oncle. Il y a l'homme pour qui la musique est une sorte de sacerdoce, et il y a l'homme pour qui elle n'est qu'un moyen de parvenir. Rousseau fut dans sa prime jeunesse un charlatan de la musique, enseignant comme le personnage de Diderot un art qu'il connaissait mal, ou pas du tout. On peut se demander si le « Neveu de Rameau » ne reflèterait pas parfois quelques confidences de Jean-Jacques à son ancien ami.
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Quant à Beaumarchais, avec le sourire du contentement intérieur, il nous assure qu'il est de ces gens à qui tout doit réussir, la musique et les horloges, comme la galanterie ou la contrebande des fusils de guerre. Après 1792, il n'y a plus guère de possibilités offertes à de tels caractères : le moment de la tragédie et de la douleur révèle leur inconsistance et marque la date de leur faillite. Il faudra attendre un certain temps avant que la littérature nous montre à nouveau le parasite aimable, triomphant et disert. Les événements l'ont réduit provisoirement au silence. Il y aura dans l'intervalle des bêtes de proie, mais fort peu d'escrocs au madrigal.
Il est rare d'ailleurs que l'on puisse retrouver exactement, ailleurs que dans la littérature, ce genre de personnage ; c'est un caractère fictif pour une large part, qui n'obéit qu'à des lois de création assez incomplètes et superficielles, trop liées à des mouvements, tendances et intentions secondaires du créateur et du public. Ces éléments sont assez faciles à découvrir. D'abord le parasite est l'homme sans âge qui n'accepte pas le vieillissement et les symphonies naturelles de la durée ; le cabotin Delobelle d'Alphonse Daudet, étudié sur le plan réaliste, tourne au portrait satirique d'un raté du parasitisme même, réduit à vivre aux dépens du travail de sa famille. Maupassant est peut-être présent dans Bel-Ami, l'amertume transparaît. Ailleurs le parasite sert de porte-voix à des sentiments que l'homme n'ose avouer clairement ; chez Diderot, le Neveu fait figure de tentateur intime, il sert à pousser à la limite les théories paradoxales de la révolte. Personnage voué à une activité de dérision, il bafoue l'aspect poétique de l'existence, mais l'existence proteste toujours, à un moment ou à un autre, contre cette trahison d'elle-même.
Certains écrivains ont vécu pendant un temps l'existence parasitaire, et il est remarquable de voir surgir en eux une protestation intérieure, une révolte de la conscience profonde. Marot, le spirituel quémandeur et le galant officiel de la cour souffrit sans doute d'avoir été formé pour être poète de charme, play-boy et metteur en scène de la poésie. Cet aspect de sa personnalité était enraciné depuis l'enfance, mais il reste superficiel tout en étant spontané. L'amoureux d'Anne d'Alençon pouvait-il faire à toute dame de sentimentales déclarations sans qu'on le prît au sérieux ? On ne pensait pas qu'il fît autre chose que sa tâche d'amuseur patenté soucieux d'être inscrit toujours au registre des pensions. Mais il est toujours un moment où l'on tient à être pris au sérieux : c'est ainsi qu'on arrive à se faire le traducteur des Psaumes, à risquer sa liberté et sa vie. Mais le parasitisme invétéré ne prépare pas à l'héroïsme ; on retourne alors à « l'élégant badinage » et aux historiettes, quitte ensuite à se réfugier à Genève.
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Dieu seul saura prendre au sérieux celui qui sent coller à ses épaules sa livrée de valet de chambre des lettres -- tunique de Nessus, costume d'Arlequin -- et qui craint de porter dans l'éternité le masque d'une destinée futile.
L'exemple de Marot n'est pas sans offrir quelque ressemblance avec celui de J. J. Rousseau : un parasite devenu conscient de son parasitisme. Un jour l'auteur galant et fêté du « Devin de Village » abandonne la musique et essaye de reconquérir ses certitudes intérieures. Il ne cessera guère cependant, malgré ses illusions, de connaître au long de son existence une certaine situation de parasite, au moins auprès des personnes qui l'hébergent. Mais il dessine au fil des « Confessions », sans relâche, d'innombrables portraits de gens qu'il a côtoyés et qu'il semble prendre à tâche de montrer plus parasites que lui, dépourvus qu'ils sont de toute réalité humaine profonde et de toute justification intérieure. Rousseau, dira-t-on, n'avait point le caractère d'un Beaumarchais. Mais Marot qui, lui, possédait toutes les aptitudes au métier d'amuseur mondain ne s'est point contenté de cet état. Et Marot et Rousseau me font penser à un personnage de La Varende, le « Bouffon Blanc », Joseph Cucu, que son patronyme catastrophique destine dès le collège au rôle de bouffon, qui deviendra bateleur et clown, tout en se consolant secrètement par la lecture à haute voix des Psaumes dans les campagnes désertes, et qui ensuite adhère à la chouannerie, s'y dévoue et s'y fait tuer.
Le Parasite est dans la littérature le « personnage » à l'état pur : « persona », masque, porte-voix, rôle et emploi de théâtre. Simple emploi théâtral, il est une « utilité », une fiction de transmission. S'il s'avisait de vouloir être réel et de posséder une plénitude humaine, le masque de plâtre tomberait en poussière. Son éloquence lui vient du génie de l'auteur, et le parasite réel n'a point de génie. Mais le péril intellectuel réside précisément dans le fait que le talent de l'écrivain peut donner au personnage une valeur de vraisemblance et de crédibilité dont la jeunesse parfois, peut être dupe.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Épisodes socialistes en Amérique latine
par Jean-Marc Dufour
#### I. -- L'affaire Padilla (suite)
*Résumé des chapitres précédents. --* En 1969, le poète cubain Heberto Padilla publiait *Hors Jeu,* livre de poèmes qui fut couronné par La Casa de las Americas, organisme culturel cubain. Cet ouvrage fut attaqué violemment comme « contre-révolutionnaire » par la revue *Verde Olivo,* organe des Forces Armées cubaines. Au mois de mars dernier, Heberto Padilla était arrêté par la police politique. Une lettre de protestation, signé de 54 intellectuels -- la fine fleur du progressisme --, fut adressée à Fidel Castro. Le Pen-Club de Mexico protesta, lui aussi, contre l'emprisonnement de Padilla. Un peu plus d'un mois après son arrestation, Heberto Padilla était libéré.
L'art de l'autocritique
Quelques heures après sa libération, Heberto Padilla prononçait devant les membres de l'U.N.E.A.C. (Union des Écrivains et Artistes Cubains) une longue autocritique -- seize pages de revue -- qui constitue l'un des textes les plus lumineux que l'on puisse lire dans le genre. Jamais, depuis les célèbres procès de Moscou, un accusé n'avait plaidé coupable avec autant de volupté ; jamais, depuis les procès de sorcières de la fin du stalinisme -- Budapest, Prague, Sofia --, on n'avait assisté à semblable effondrement moral. A l'aveu de sa culpabilité, Padilla ajoutait l'éloge de ses gardiens, et la dénonciation de ses camarades.
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Pour commencer, Padilla affirme que c'est de sa propre volonté et sur son initiative personnelle qu'a lieu la réunion où il fait son autocritique. « Vous savez parfaitement que la révolution ne peut pas imposer cela », déclare-t-il ; il ajoute « J'ai écrit au gouvernement révolutionnaire pour lui exposer la nécessité de cette réunion ». Le moins que l'on puisse dire, c'est que le « gouvernement révolutionnaire » n'a pas dû être surpris de cette « initiative » qui avait tout pour l'enchanter.
Deuxième point, pierre angulaire de toute autocritique, Padilla proclame sa culpabilité. Une culpabilité dont il ne se rendait pas compte avant d'avoir été arrêté : il fallut que la police politique lui énumère « cette accumulation d'activités, cette accumulation d'opinions, cette accumulation de jugements que je prononçais devant des Cubains et des étrangers, ce nombre d'injures et de diffamations... », pour qu'il se rende compte « de l'homme qu'il était vraiment ».
Notons déjà une chose : la police est omniprésente à Cuba. Il est certain que parmi les facteurs qui ont conduit Padilla à prononcer le texte ignominieux qui fut diffusé, le fait que « la police savait tout » a joué, sinon le premier rôle, du moins un rôle très important. Padilla reviendra par la suite sur ce thème lorsqu'il dénoncera Jose Leama Lima. « Tous ces jugements, camarades, dira-t-il, toutes ces attitudes et toutes ces activités auxquelles je me réfère sont parfaitement connues partout, *et, en outre, très bien connues de la Sécurité d'État. *»
Continuons. « Il est impossible, affirma Padilla, d'être un bon révolutionnaire si, dans le privé, on se permet n'importe quelle critique de la révolution et des organismes révolutionnaires. On ne peut maintenir cette duplicité, d'agir publiquement comme un militant irréprochable de la révolution et de se révéler, dans le privé, un vulgaire adversaire, objectivement contre-révolutionnaire. »
Quelles sont donc ces erreurs de jugement ? Nous pourrions les résumer en trois propositions : il a été perspicace, il a été intelligent, il a été bavard.
Perspicace : il s'est aperçu que tout n'allait pas bien à Cuba ; et même que tout allait mal ; « j'ai inauguré le pessimisme » avoue-t-il. Depuis les discours de Fidel Castro sur l'état lamentable de l'île, on pouvait croire que le pessimisme était permis. Eh bien, non. Intelligent : il a essayé de trouver les raisons profondes de cet état de choses. « Ce fut la plus claire de mes activités hostiles, mon activité la plus spécifique pour porter tort à la révolution : faire ostentation de jugements théoriques, alors que je n'avais aucun mérite révolutionnaire pour les assumer. »
Son tort principal a été de ne pas se contenter de critiquer tel ou tel camarade précis, tel service précis, mais de remonter aux causes et de penser -- et de dire -- qu'il y avait quelque chose de pourri dans l'essence même de la révolution cubaine.
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Un pas de plus, il allait mettre en doute le marxisme léninisme. On ne peut que remercier les officiers de la police politique de lui avoir épargné ce faux-pas ; nous verrons s'il les remercie.
Et devant qui Padilla a-t-il osé exprimer ses doutes quant à l'excellence de la révolution cubaine ? Non seulement devant des Cubains, mais aussi devant des étrangers. Ici, on atteint le point comique de l'opération. Parmi ces étrangers, il y a K.S. Karol, « un homme amer, un Polonais exilé, qui vit à Paris », et, tenons-nous bien, « le vieil agronome contre-révolutionnaire René Dumont ». On remarquera que le travail est parfait : Padilla ne dit pas que K.S. Karol et René Dumont sont des agents de la C.I.A. ; logiquement, il ne peut pas le savoir ; il se contente de dire qu'il a critiqué amèrement devant eux la révolution cubaine, et qu'ils ont accueilli favorablement ses déclarations. Ce sera le rôle d'autres personnes, la Sécurité d'État ou le gouvernement cubain, d'apporter « la lumière » et de révéler que Karol et Dumont sont deux agents de la C.I.A.
Devant ces étrangers, Padilla ne s'est d'ailleurs pas contenté de dénigrer la révolution : « Et je ne dis pas les fois où j'ai été injuste et ingrat envers Fidel, injuste et ingrat envers Fidel, ce dont je ne me fatiguerai jamais de me repentir. »
Pire encore : devant d'autres écrivains cubains, il s'est livré aux mêmes activités, leur a fait part de ses doutes et de ses critiques, et a reçu leurs confidences. Là, commence une série de dénonciations publiques des plus répugnantes.
La police sait tout ; alors, pourquoi ne pas donner à tous ses amis l'occasion de renoncer publiquement à des positions qui sont préjudiciables à la bonne marche de la révolution ? Et de dénoncer Belkis Cuza, (sa propre femme), José Lezama Lima, Noberto Fuentes, Manuel Diaz Martinez, le camarade Buzzi. Tous ont eu de mauvaises pensées et, ce qui est plus grave, il les ont exprimées ; les conversations que Padilla eut avec chacun d'eux étaient marquées de ce défaitisme qui annonce un esprit contre-révolutionnaire. En ce qui concerne Buzzi, Padilla descend encore d'un degré dans l'abjection. Buzzi a été arrêté par la Sécurité d'État ; depuis lors, estime Padilla il a très bien subi sa peine. Seulement, voilà : le récit qu'il a fait de sa détention ne coïncide pas avec ce que lui, Padilla, a constaté quand il a été arrêté. Non, Padilla n'a pas vu « cette sombre cellule », ni les soldats laconiques « qui répondaient à peine ». Au contraire, pour lui, la Sécurité d'État est peuplée de garçons souriants, efficaces, fils du peuple, prêts à aider le contre-révolutionnaire égaré. Des anges.
Cet éloge de la police politique continue : véritablement, c'est le coup de foudre, l'illumination soudaine qui a frappé le poète au cours de sa détention et, s'il vient aujourd'hui devant ses camarades, c'est pour leur faire honte. D'ailleurs, combien d'entre eux ont participé à la zafra ? On les compte sur les doigts d'une main.
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Et pourtant -- ici, quelques vérités que nous ignorions sur la « *zafra del pueblo *» --*,* on ne leur demande pas de travailler, quand ils vont couper la canne à sucre : simplement d'être là. Eh bien, même dans ces conditions, personne n'y va.
Les réactions
Elles sont de deux sortes, selon qu'il s'agit de ceux qui étaient présents à La Havane, ou des autres écrivains latino-américains ou progressistes. Ceux qui étaient présents à l'autocritique ont vite compris : ils ont abondé dans le sens de Padilla. Ils étaient des contre-révolutionnaires qui s'ignoraient ; ils demandent pardon ; ils ne recommenceront plus. Sauf un, qui sauve l'honneur. Il s'agit de Noberto Fuentes, qui refuse de faire, à son tour, son autocritique, affirme qu'il a été brimé, qu'il est un honorable révolutionnaire et qu'on s'est mal conduit à son égard.
Celui-ci, son compte est bon. Il n'est que de lire les phrases par lesquelles Martinez Hinojosa, fonctionnaire du Conseil National de la Culture, clôt la représentation :
« Cette belle nuit, dit-il, a été altérée par l'intervention de Noberto Fuentes. » Ce camarade est un exemple typique « de l'une des causes qui conduisent, comme l'a dit Padilla, les révolutionnaires à l'erreur et à la contre-révolution ». Fuentes s'est plaint de n'avoir jamais pu s'expliquer avec un dirigeant de la révolution -- ce qui est faux ; Fuentes s'est plaint qu'on lui ait offert des chèques pour qu'il se taise alors qu'il demandait du travail -- mais bien d'autres camarades d'un plus grand mérite révolutionnaire n'ont jamais été reçus par un chef, etc. « Je ne le connais pas. Je connais d'autres écrivains qui sont ici. Mais lui, je ne le connais pas. Je vais le prendre tel qu'il nous est apparu ici. Avec le plus grand respect, je dis, camarades, que je doute de sa condition de révolutionnaire. » Et voilà ! Encore un qui aurait dû apprendre à se taire.
Les réactions de l'étranger furent diverses et houleuses. Quelques écrivains -- Julio Cortazar est le plus notable -- firent acte de soumission et proclamèrent leur amour de Castro, de la révolution et leur respect des autocritiques. Ils furent peu nombreux à se manifester ; un groupe d'écrivains uruguayens, un groupe péruvien, et c'est à peu près tout. Ce qui, on le verra plus loin, ne signifie pas que leur action n'ait pas eu d'importance.
La plupart du temps, les écrivains clamèrent leur indignation. Cette autocritique sentait la police à plein nez. Dans *Le Monde,* l'ancien correspondant de *Revolucion* à Moscou parla de tortures. Beau scandale à La Havane. Jamais, au grand jamais, la police cubaine n'avait employé de tels moyens !
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C'était oublier le procès de Marcos Rodriguez, où le prévenu arriva devant le tribunal dans un état tellement crépusculaire qu'il lui fut impossible de répondre aux questions qui lui étaient posées. Une nouvelle lettre des intellectuels de gauche s'attira les foudres de Fidel Castro, qui traita ses signataires de rats et leur interdit formellement de prendre, par la suite, la défense de Cuba, quoi qu'il advienne. On nageait dans le sublime.
Mais, plus importantes que ces remous dans le bouillon de Saint-Germain-des-Prés, sont les réactions des écrivains sud-américains. Les plus grands noms condamnèrent et l'arrestation et l'autocritique de Padilla. Octavio Paz, à Mexico, se demanda si les procès de Moscou recommençaient et si le sort de la révolution cubaine se jouait dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés et les salles de rédaction de Paris et de Milan, pour qu'une telle fureur se soit emparée de Fidel Castro. Carlos Fuentes parlait de « nanisme répugnant » et « des représentants passagers » de la révolution cubaine. Mario Vargas Llosa démissionnait de son poste à La Casa de las Americas, en protestant de son attachement à la révolution cubaine et en assurant que sa décision ne portait pas sur les « principes ».
Gabriel Garcia Marquez, l'auteur du chef-d'œuvre de la littérature sud-américaine d'aujourd'hui « *Cent ans de solitude *»*,* ne rompait point avec La Havane, mais fut certainement l'un de ceux dont les remarques allèrent le plus loin :
« Lorsque nous, les écrivains, déclara-t-il, nous voulons faire de la politique, en réalité, nous ne faisons pas de la politique, mais de la morale. »
Ce que dit là Garcia Marquez est absolument vrai. Et tant que cette morale a servi les intérêts de Cuba, qu'elle a permis d'absoudre les agressions de la révolution cubaine en Bolivie, au Vénézuéla ou ailleurs et de condamner toute tentative de défense, qu'elle vint des gouvernements menacés, ou des États-Unis, Castro estima que ces intellectuels représentaient « la véritable classe révolutionnaire ». Cela déborde d'ailleurs le cadre des « intellectuels » : quand les docteurs en morale, je veux dire les ecclésiastiques, appuyèrent la révolution, cela permit de prêcher le bon droit de la violence révolutionnaire et de condamner au nom de la morale les résistances qu'elle rencontrait. C'est là la raison la plus profonde du succès de la révolution cubaine auprès des sots et des séminaristes en rupture de soutane et des politesses de Castro pour les ecclésiastiques. La machine se retourne-t-elle ? Les intellectuels deviennent des « rats ». Attendons un peu et nous verrons ce que deviendra le clergé, pour peu qu'il bronche.
Autre réponse « éclairante », celle d'Alfonso Sastre. Il dit, entre autres : « Eh quoi ! La Cuba des années 60 était-elle autre chose que l'U.R.S.S. des années 30 ? » Non, bien sûr. Nous n'étions pas très nombreux à le dire, et les signataires des « lettres à Castro » juraient alors le contraire. Pourtant Cuba, c'était l'U.R.S.S. Au climat près. Et la misère n'a pas le même visage dans la steppe ou sous les tropiques.
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De toutes les protestations, c'est encore celle de la Colombienne Marta Traba, écrivain, qui sonne le mieux :
« Une fois de plus, une révolution socialiste a fait comprendre férocement aux intellectuels libres qui aspirent à obtenir pour leurs pays respectifs de justes formes de vie (et qui, dans la majorité des cas, ne les conçoivent qu'au sein du socialisme) que, non seulement, leur présence n'est pas nécessaire, ni même tolérable, mais que leur propre existence n'est que de « l'ordure ». »
Pourtant, malgré l'énorme majorité qui s'est prononcée contre les procédés castristes, il ne faut pas croire que le gouvernement cubain ait perdu la partie. Il existe toute une faune de petits rats, demi-intellectuels, journalistes sans talent mais de beaucoup de fiel, qui trouvent dans l'affaire Padilla l'occasion de régler leur compte à certains « grands » de la littérature sud-américaine. Ils hantent les colonnes des revues et des suppléments littéraires, des quotidiens, posent des questions insidieuses et possèdent l'art de « chapeauter » les déclarations. Derrière eux, les va-nu-pieds de la culture : les étudiants révolutionnaires qui ne pensent que par clichés. Toute cette faune s'est déchaînée contre Mario Vargas Llosa. Certains sont même allés jusqu'à vouloir lui interdire de parler à l'occasion d'un Festival de Théâtre Universitaire qui a récemment eu lieu en Colombie.
Ne nous y trompons pas : ces « intellectuels » feront demain d'excellents commissaires du peuple aux Affaires culturelles, sous les ordres d'un Lyssenko ou d'un Jdanov créole.
Aux dernières nouvelles, Padilla est retourné en prison : c'est José Antonio Portuendo, directeur du Centre de Recherches de l'Université de La Havane, qui l'a annoncé au Quinzième Congrès de Littérature Ibéroaméricaine à Lima. Il est accusé d' « espionnage en faveur de l'ennemi ».
#### II. -- La police à Cuba
Rien ne vaut un spécialiste. Aussi, pour parler du régime communiste cubain, cèderons-nous la parole pour quelques instants à l'envoyé spécial de *L'Humanité* à Cuba, Antoine Acquaviva.
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Le 9 novembre 1971, en deuxième page de son journal, Antoine Acquaviva décrit « *Une audience publique des C.D.R *». « Les C.D.R., écrit-il, -- comités de défense de la révolution -- tiennent séance en plein air. La séance se déroule au centre de la ville, dans le quartier du Vedado, au pied du gratte-ciel de l'Hôtel Habana Libre (...). »
Plus loin : « Les C.D.R. sont sans doute l'une des créations les plus originales de la révolution cubaine. Nés le 28 septembre 1960 de la nécessité de combattre la contre-révolution, de la cerner, de la réduire à l'impuissance, ils ont vu leurs attributions s'étendre, au fil des ans, à de multiples domaines (...) »
Mais revenons à la description de cette « séance » en plein air.
« Au centre de chaque cercle, -- j'en ai compté 32 -- *un agent de police en uniforme* prend place pour répondre au feu roulant des questions. »
Voilà qui est clair ! Quant à l'importance numérique de ces C.D.R.-agents de police, Antoine Acquaviva nous fournit les chiffres que voici : « Leur activité est à la mesure de leurs effectifs : *trois millions et demi d'adhérents sur une population de huit millions et demi d'habitants. *»
Ce qui représente 40 % de la population dans la police.
Comme dit Fidel Castro : « *Cuba, premier territoire libre de l'Amérique ! *»
#### III. -- La situation en Colombie
En principe, la vie politique colombienne est régie par la sagesse. Pour mettre fin à la guerre civile connue sous le nom de « violence », les représentants des deux grands partis traditionnels, le parti libéral et le parti conservateur, ont conclu un pacte le 20 mars 1957 ; signé dans la petite ville catalane de Bénidorm, il organisait une gestion bi-partite de la Colombie. Un président de la république libéral alternerait avec un président conservateur, les postes de l'administration publique devant être partagés également -- millimétriquement -- entre les tenants des deux partis.
Un certain nombre de conséquences en ont découlé. D'abord, les Colombiens se sont désintéressés de la vie politique et des élections, puisque le résultat était prévisible à l'avance ; ensuite, un certain nombre de partis se sont trouvés pratiquement écartés du pouvoir et même de l'espérance du pouvoir -- notamment, le parti communiste ; enfin, à l'intérieur même des partis traditionnels, les éléments minoritaires ne pouvaient que s'opposer à un système qui consacrait la prépondérance de l'appareil majoritaire.
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Ce qui entraîna la formation de groupes dissidents : hier le Mouvement Révolutionnaire Libéral (M.R.L.) ; aujourd'hui l'Alliance Nationale Populaire (« Anapo », du général et ex-dictateur Rojas Pinilla), qui est en théorie une fraction du bloc conservateur.
Il existe de plus, en Colombie, un certain nombre de guérillas. 1. Les guérillas communistes ou Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes (F.A.R.C.) : elles pratiquaient, ces dernières années, la tactique « de l'autodéfense paysanne » -- consistant à ne pas attaquer les troupes gouvernementales mais à « organiser » les paysans. 2. L'Armée Populaire de Libération, de tendance chinoise, qui ne paraît plus avoir grande activité. 3. L'Armée de Libération Nationale, mi-castriste, mi-maoïste, à laquelle vint se joindre Camilo Torres et dans les rangs de laquelle il trouva naguère la mort.
Il est bien évident que les cloisons entre ces divers groupes de mécontents ne sont pas étanches : Camilo Torres et son organisation du « Front Uni » étaient en relation avec l'E.L.N. bien avant que le « curé-guérillero » rejoignît le maquis ; de plus, l'E.L.N. était en rapport dès sa formation avec les Jeunesses du M.R.L. qui lui ont fourni son chef actuel : Fabio Vasquez Castario.
Un phénomène identique s'est produit au cours des dernières années entre les dissidents conservateurs de l'Anapo et le Parti Communiste. On a pu assister à des réunions publiques communes Anapo-communistes, et il semble bien, à lire *L'Humanité,* que cette collaboration se soit récemment accentuée.
Pour *compléter* le tableau il faut ajouter que l'Anapo, en dépit -- ou à cause -- de l'infantilisme de son programme politique, a remporté un succès éclatant auprès de la population colombienne. Des observateurs très sérieux sont convaincus que Rojas Pinilla a remporté les dernières élections présidentielles et que c'est uniquement par un tour de passe-passe, et en « utilisant » les votes des Colombiens résidant à l'étranger, que la coalition du Front National a pu se maintenir au pouvoir.
La Visite de Salvador Allende
L'année 1971 a été marquée par la visite que fit à Bogota le président de la république chilienne, Salvador Allende. Cette visite fut marquée par un incident fort curieux et qui n'a, en définitive, pas été éclairci.
Le jeudi 9 septembre 1971, le journal *El Tiempo* de Bogota publiait, en première page, un article de German Castro C. intitulé « Doutes sur l'accident de l'avion chilien ». Il racontait qu'un des avions accompagnant le président S. Allende pendant sa visite avait disparu.
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Cet avion avait pénétré en Colombie sans aucune autorisation, puis, après avoir obtenu l'autorisation de décoller de l'aérodrome de Bogota en présentant un plan de vol comportant comme escales les villes de Cali et Buenaventura, se posa « d'urgence » près d'une hacienda, dans le département de Huila d'où il repartit pour Neiva.
« Un haut fonctionnaire du ministère des Affaires Étrangères, qui veut garder l'anonymat, écrit *El Tiempo,* a déclaré que les autorités avaient établi que l'avion resta dix minutes à l'hacienda, pendant lesquelles il déposa deux de ses passagers avant de repartir pour Neiva. »
Ces deux personnages gagnèrent Neiva par leurs propres moyens et on croit sans pouvoir l'affirmer qu'ils repartirent par le même avion le lendemain. Après quoi, l'avion disparut.
Cet article fut reproduit par l'agence United Press International et diffusé, entre autres pays, au Chili. Ce fut un beau scandale. Le gouvernement chilien se déclara offensé, affirma que l'avion en question transportait des policiers chargés de veiller sur S. Allende, qu'il s'était écrasé en cours de route -- en fait on n'a pas retrouvé son épave --, que ces hommes étaient des martyrs du devoir et, en conclusion, décida la fermeture des bureaux de l'U.P.I. au Chili.
Il ne restait plus au *Tiempo,* pour éviter un incident international, qu'à présenter des excuses au gouvernement chilien, ce qu'il fit, et désavouer son rédacteur qui a sans doute rêvé sa rencontre avec « un haut fonctionnaire du ministère des Affaires Étrangères ». Précisons que *Tiempo* est considéré comme l'un des journaux les plus sérieux d'Amérique latine.
Depuis la visite d'Allende
Le 20 septembre, des désordres commencèrent dans deux Universités de Bogota : l'Université libre et l'Université Nationale. Les recteurs de ces deux établissements furent arrêtés par les élèves, frappés et expulsés. La troupe et la police intervinrent pour rétablir l'ordre. Les étudiants -- ou du moins la fraction politisée des étudiants -- décida une grève générale jusqu'à ce que fût obtenue la démission des deux recteurs.
Jusque là, rien de bien nouveau ni de bien extraordinaire ; nous avons connu des phénomènes identiques pas plus loin qu'à Nanterre ou Vincennes. Mais ce qui est intéressant c'est le communiqué des étudiants opposés à la grève, qui fut immédiatement publié.
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Selon eux : « Au moins cinquante-cinq professeurs qui font actuellement des cours à l'Université Nationale sont sortis de l'Université Patricio Lumumba de Moscou, ou ont été reçus comme « invités » à diverses occasions en Union Soviétique, ou ont reçu un endoctrinement politique dans d'autres centres d'enseignement de ce pays. D'autres, en nombre appréciable, ont été les « hôtes » de la Corée du Nord, du Vietnam ou de la Chine rouge... »
Au même moment, les guérilleros dépendant du Parti Communiste reprenaient leurs activités, après plusieurs années de sommeil. Le 27 septembre, un groupe d'environ deux cents combattants appartenant aux F.A.R.C. et conduits par « Tiro Fijo », vétéran du parti communiste, attaquaient à deux reprises des patrouilles de l'Armée dans le Tolima (région de Neiva) leur infligeant la perte de douze hommes. Le 30 octobre, un poste de police était attaqué à Lusitania, province de Caqueta. Il y eut trois agents blessés et un tué.
A première vue, on pourrait croire que tout cela n'a pas de point commun, et que ces manifestations révolutionnaires font partie de l'habituel bouillonnement sud-américain. Il semble bien qu'il n'en soit rien. « La reprise de la lutte de guérilla obéit aux consignes adoptées pendant une assemblée du Parti Communiste », écrit *El Tiempo* (1^er^ oct. 1971). La même réunion décida d'intensifier la campagne de recrutement, spécialement dans les centres d'enseignement supérieur et d'attaquer les patrouilles des Forces Armées et de la police dans les régions du Tolima, du Caqueta, du Huila et du Meta, zones traditionnellement infestées par les guérillas communistes.
Curieusement, *L'Humanité* du 12 novembre 1971 confirme les renseignements fournis par le quotidien colombien. Après avoir signalé que « les guérillas communistes des F.A.R.C. ont effectué récemment des opérations particulièrement efficaces (...) », Alberto Rojas Puyo ajoute, « quelques mois auparavant, avait eu lieu la troisième conférence nationale des F.A.R.C. (...) » qui s'est évidemment, selon le journaliste communiste, occupée de toute autre chose que de la reprise de la lutte armée. La fin de l'article d'Alberto Rojas Puyo est d'une aveuglante clarté :
« Ainsi le président de Colombie, en signant avec le président du Chili -- en septembre dernier -- un document qui tient compte de la pluralité idéologique du continent, a reconnu le principe de la coexistence pacifique. Mais tout en acceptant ce principe pour des raisons de circonstances, en rapport avec l'étape historique actuelle, la classe dominante continue à lutter par tous les moyens, y compris la violence militaire contre le prolétariat.
« C'est pourquoi le parti communiste de Colombie, défenseur et propagandiste actif de la coexistence pacifique entre États, a confirmé sa ligne qui consiste à combiner le combat politique et la lutte armée contre le pouvoir de la grande bourgeoisie, pour la libération nationale et le socialisme. »
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Tout y est : la coexistence pacifique « entre États », ce qui permet de sauvegarder les bases révolutionnaires, mais aussi la révolution à domicile, réponse à la « violence militaire contre le prolétariat ». Ce qui permet de contempler, le cœur tranquille, la vingtaine de cadavres de deuxième classe ou de caporaux que vient d'ajouter à son tableau la guérilla de Tiro Fijo, ancien détenu de droit commun de la prison d'Ibague.
Jean-Marc Dufour.
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### Un jour dans la vie du New York Times
par Thomas Molnar
RÉCEMMENT M. Jean Cau a consacré une étude au journal LE MONDE dans *Cité-Liberté*. Il a parlé des origines de ce journal aujourd'hui prestigieux, des causes de sa réussite spectaculaire, de l'objectivité telle qu'on la pratique rue des Italiens. J'aimerais esquisser non pas une étude semblable à celle de Jean Cau, donc sans remonter aux origines moins spectaculaires du NEW YORK TIMES, mais plutôt en faisant une coupe horizontale afin d'expliquer l'influence immense et néfaste du journal américain. Pour ce faire, j'ai choisi au hasard une date, la seule précaution prise étant que ce ne soit pas un numéro de dimanche qui consiste en plusieurs sections de centaines et de centaines de pages, et qui pèse plus d'un kilo et demi. J'ai donc feuilleté le numéro d'un lundi, le 22 février 1971, pour en présenter au lecteur français un aspect général et représentatif.
\*\*\*
Les numéros de la semaine comportent deux parties, dont la première est consacrée aux événements politiques, aux éditoriaux, aux commentaires et aux reportages ; la deuxième aux spectacles, à la culture, aux curiosités, au sport et enfin aux petites annonces. De mon exemplaire du 22 février je n'ai pris que la première partie, de 30 pages. La seconde section n'aurait pas été moins intéressante du point de vue de notre examen, elle aurait été même plus subtilement subversive à certains égards ; limitons-nous, cependant, aux textes politiques afin de comprendre ce que veut dire le fameux mot d'ordre que porte le NEW YORK TIMES jouxtant même son nom, fièrement encadré : «* All the News that's fit to print *», c'est-à-dire « toutes les nouvelles dignes d'être imprimées ».
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A la une, là où tombe le premier regard, nous apprenons que les troupes d'élite du Sud-Vietnam ont été chassées par les forces de Hanoi d'une de leurs positions au Laos. On suppose qu'il y a plusieurs positions dont elles n'ont pas été chassées, mais enfin la première réaction du lecteur est de se dire : voilà, ça continue, encore une défaite, encore des morts, encore un signe de faiblesse, ou un signe du refus de se battre de nos « alliés ». -- Toujours à la première page, un article qui la déborde pour devenir un grand reportage à la page 14 : sur la communauté chinoise aux États-Unis dans laquelle, selon l'auteur, la cause de Pékin devient de plus en plus populaire. La vérité est beaucoup plus nuancée. D'abord les Chinois d'outre-mer, qu'ils soient établis à Singapore, en Indonésie, aux Philippines, à New York ou à San Francisco, sont, d'une manière générale, anti-Mao parce qu'ils sont bien placés pour connaître la souffrance de leurs familles restées en Chine continentale. Depuis des années, les dirigeants de la communauté chinoise en Amérique se prononcent contre la reconnaissance de Pékin, au risque de se voir agresser par les agents de Mao assez actifs dans cette communauté. Je dis « assez » actifs seulement, car les Chinois forment un réseau tellement étroit, leur vie de famille est tellement forte qu'il est rarissime de trouver parmi eux soit des délinquants de droit commun, des délinquants juvéniles, ou encore des agitateurs politiques. Or, ils ne sont pas bêtes, ils voient les messages d'amour envoyés par Washington à Pékin, et ils ne veulent pas être bientôt débordés : leur réalisme est à toute épreuve. Mais parler de la « faveur » qu'aurait parmi les Chinois d'Amérique le régime communiste, équivaut à prendre ses désirs pour des réalités.
Page 6. L'Agence soviétique Tass dénonce la « psychose de guerre » qui règne à Washington. L'occasion de cette nouvelle a été une fausse alerte dans un des centres d'avertissement. Selon Tass, fidèlement reproduit par le TIMES, des « millions d'Américains ont été victimes de la psychose militariste provoquée et entretenue par le Pentagone ». Inutile de dire que sans le TIMES ces millions d'Américains n'auraient jamais su qu'il y eut un moment de malfonctionnement, ni qu'il a provoqué une « psychose ».
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Page 8. L'opposition en Grèce attaque la dictature dans un livre. Aucune mention n'est faite de la contradiction qu'il y a entre une « dictature » et la possibilité de réunir vingt intellectuels, leur demander des textes, trouver un imprimeur, assurer la vente.
Page 10. Le Kremlin donne des ordres afin d'augmenter les biens de consommation en révisant le plan. Une fois tous les deux-trois mois le *Times* constate les signes de la libéralisation du régime soviétique. Que Krouchtchev ou Brejnev annoncent la construction de nouvelles usines de fertilisants chimiques, et le TIMES salue la nouvelle à la une avec des effusions lyriques. Dans l'intervalle, le journal se contente de textes dont la tâche est de faire croire que « Ivan et Natacha » sont des êtres humains tout comme « Joe et Jane » ; mais une évolution curieuse peut être constatée à cet égard : il y a une dizaine d'années, le sens de ces articles était de montrer une espèce d'égalité entre Soviétiques et Américains ; aujourd'hui la supériorité des premiers est mise nettement en évidence -- dans les domaines appartenant au *socialisme *: ainsi le lecteur américain apprend que les soins médicaux, les crèches pour petits enfants, etc., sont beaucoup plus développés en Union Soviétique que dans son propre pays.
Page 11. Deux prêtres catholiques de Saïgon sont condamnés à neuf mois de prison pour avoir publié des articles demandant que fin soit mise à la guerre. -- Le NEW YORK TIMES n'est pas particulièrement pro-catholique et fait une large place à la tourmente actuelle de l'Église -- qu'il savoure tout particulièrement. Ainsi chaque fois que les prêtres 1) dénoncent le Vatican, 2) exigent l'autorisation de se marier, ou 3) se joignent à la révolution, le grand journal cache à peine sa jubilation.
Page 13. Un lieutenant accuse deux généraux de crimes de guerre. -- Long article détaillé sur Louis P. Font, diplômé de West Point (disons Saint-Cyrien), qui, du sein même de l'armée, y crée la pagaille. Ce genre de nouvelles fait les délices du TIMES qui ne manque pas une seule occasion de cracher sur l'armée. Comme on devine, la police vient en seconde place.
Page 27. Dans la rubrique « Le livre du Jour », M. Lehmann-Haupt, rédacteur de cette page, critique le livre de Robert Brustein, directeur dramatique de Yale University. Le livre s'intitule « Révolution en tant que théâtre », où Brustein, gauchiste de longue date (cela, cher lecteur, vous l'avez également deviné) et responsable d'avoir introduit à Yale l'avant-garde qui a démoli le Département de Drame, semble se repentir et revenir sur certaines de ses idées d'il y a quelques années.
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On nous assure bien vite que malgré son révisionnisme, Brustein reste violemment hostile à la guerre du Vietnam -- sans quoi, évidemment, il n'aurait guère droit à un compte rendu même défavorable. Mais malgré ce signe de salut (son opposition à la guerre, -- enfin, à *cette* guerre), Brustein est dépiauté par Monsieur L-H qui décèle sous les dehors d'un Brustein gauchard -- attention, tenez-vous bien -- des idées conservatrices -- idées qu'il a dû, semble-t-il, cacher à soi-même.
P. 28. La fameuse « *editorial page *»*,* la Bible des uns, le cauchemar des autres. Si le progrès économique en Union Soviétique est mentionné cinq à six fois par an (eh oui, il y a des rites qu'il faut observer), « l'amélioration dans les rapports entre Washington et Moscou » est exigée sur cette page tous les quinze jours à peu près. Le 22 février est un de ces jours, c'était inévitable. Il faut faire confiance au Kremlin (qui résiste aux pressions des « maréchaux » et des « Chinois »), explorer la véritable signification du « niet » soviétique, ne pas laisser passer une seule occasion de négocier, etc. Par contre, il ne faut jamais négocier (autrement l'honneur et la fierté américaines seraient en cause !) avec : l'Afrique du Sud, la Grèce, le Portugal, l'Espagne, le Brésil -- et bien sûr avec la Rhodésie qui n'existe pas.
Page 29. Cela s'appelle « op-ed page », par un de ces raccourcis ingénieux dont l'anglais, et surtout l'américain, est capable. Il s'agit d'une page nouvelle, ajoutée à l'*editorial page,* et qui pour cette raison a pris le nom de « op-ed », opposée ou en face de la page où figurent les éditoriaux et les lettres à l'éditeur. (Tout un article devrait être consacré à ces lettres : elles reflètent sans faille les vues des éditeurs, soulignent leurs préjugés en allant beaucoup plus loin. Bref, c'est la danse des cannibales. Parfois, une lettre non dans le vent paraît aussi ; on peut être sûr que le lendemain on trouve la riposte -- à moins que la lettre critiquant les idoles du TIMES ne soit tellement stupide ou vulgaire que les rédacteurs l'impriment sans commentaire afin de faire le vide autour du malheureux attardé.)
Je reviens donc à l'*op-ed* du 22 février. Sous la plume d'un Indien (je veux dire d'un peau-rouge, d'un Indo-américain), Vine Deloria, un texte non-sollicité mais par miracle déniché quand même. (J'ai oublié de dire que les articles de l'*op-ed* ont comme auteurs n'importe qui. Invité à collaborer, Monsieur N'importe qui peut envoyer un article au *Times* sur un sujet qui intéressera vraisemblablement le public. Les mêmes règles prévalent que dans la rubrique des lettres : il faut abonder dans le sens de l'idéologie de gauche. De temps en temps il y a des débats sur cette page : entre la gauche, la gauche-ultra et la gauche insane.)
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Le texte de notre Indien s'intitule : « Les Grands-Pères de notre patrie ». Le lecteur s'attendrit : ce bon vieux TIMES célèbre, bien que huit jours en retard, le jour anniversaire de George Washington, fondateur de la patrie. Qui oserait affirmer que le TIMES est déloyal ?
Seulement l'article de M. Deloria est une attaque incroyablement vulgaire contre « George aux yeux bleus et à la peau blanche » qui est, dit-il, en effet le *père* de la patrie ; mais le grand-père, c'est un Indien, ou plutôt les Indiens Iroquois, Mohawk et autres qui non seulement ont aidé les Anglais, puis les Américains à l'emporter sur l'ennemi, mais ont contribué par leur système tribal de gouvernement à jeter les bases de la Constitution des États-Unis. Et dire que jusqu'à ce jour (mais le TIMES va changer cela) les petits Américains ont appris à l'école que le régime, les lois, l'égalité des trois pouvoirs, les « checks and balances » dont les contrôles imbriqués dans le fonctionnement du gouvernement -- que tout cela, dis-je, est d'origine anglaise, sinon médiévale, germanique et romaine. A partir de maintenant ce sera classé parmi les autres préjugés « aux yeux bleus et à la peau blanche ».
Bon, dira le lecteur français, nous autres nous sommes bien habitués à cela de la part de notre presse, notamment les quotidiens comme................................................ Il n'y a pas de comparaison. Le NEW YORK TIMES, c'est archiconnu, est rédigé consciemment à l'usage de l'esprit et de la maturité d'un enfant moyen de 13-14 ans. Ne me demandez pas par quel test psychologique on a réussi à viser si juste, mais enfin il faut entendre discuter des rédacteurs pour connaître leur immense mépris pour leur public (cela est plus notoire encore chez les rédacteurs et *media-men* de la radio et de la télévision). Je lis régulièrement *Le Monde ;* or, les reportages de l'étranger que je suis mieux qualifié pour juger à la suite de mes nombreux voyages, sont toujours très intelligemment rédigés -- sauf les reportages consacrés aux U.S.A. qui sont trop proches pour que les préjugés n'éclatent pas. Les pages sur l'échec cubain (en avril de cette année) sont absolument inimaginables dans le NEW YORK TIMES, d'abord parce que celui-ci est plus engagé, ensuite parce que tant de nuances apportées à un tableau peint de main de maître dépasseraient justement le niveau du lecteur idéal -- de 13 ans. Ainsi le lecteur du TIMES n'est pas seulement corrompu idéologiquement, il est en outre sous-alimenté du point de vue intellectuel.
Puis, ajoutons à ces méfaits déjà considérables que le TIMES est seul sur le marché du mot quotidiennement imprimé. Bien sûr, il y a des milliers de journaux sur le territoire de l'Union, chaque localité possède le sien, et les grandes villes comme Chicago, Detroit, Los Angeles, San Francisco, etc. en ont deux, trois, quatre.
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Mais ces journaux même métropolitains par le poids (ils concurrencent le TIMES du dimanche), visent uniquement le lecteur dont l'âge mental n'est pas censé dépasser les huit ou neuf ans : les textes enfantins à ne pas croire, rendant compte des faits divers locaux, une ou deux pages consacrées aux événements à l'échelle nationale, et presque rien à l'échelle internationale. Des articles de fond -- absolument jamais.
Alors que font les douzaines de milliers de maîtres d'école, de professeurs, de clergymen qui doivent quand même être un tout petit peu renseignés en vue du sermon du dimanche, du cours du lundi ? Ils lisent le NEW YORK TIMES. Bien sûr, il y a la télévision dont, d'ailleurs, ces messieurs ne décollent guère ; seulement pour être tout à fait respectable, pour que les voisins sachent à qui ils ont à faire, on s'abonne au TIMES et on en suit la *ligne.* Car, le croirait-on ? -- le TIMES a la réputation d'être objectif, d'être républicain, donc teinté de conservatisme ! Alors, il est entendu que professeurs et clergymen, afin de montrer le degré de leur sophistication, se situent un peu à la gauche du TIMES, tout en reconnaissant le besoin qu'a le pays d'un grand journal qui ne publie que « les nouvelles dignes d'être imprimées » -- *all the news that's fit to print*...
Thomas Molnar.
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### Éléments pour une philosophie du réel
par le Chanoine Raymond Vancourt
CHAPITRE IV
#### Philosophie, science et idéologie
LA CONNAISSANCE scientifique jouit de prérogatives exceptionnelles. Le recours au calcul et l'emploi systématique de l'expérimentation lui permettent d'aboutir à des conclusions indiscutables et qui se recommandent par les applications qu'on en tire. La philosophie ne possède point ce privilège. Elle prétend indiquer la voie du bonheur en nous proposant une explication de la totalité du réel et de l'essence des choses, et en rattachant notre existence à une Réalité transcendante, seule capable de satisfaire nos désirs ; mais les résultats qu'elle obtient supportent mal la comparaison avec ceux des sciences. Et on ne discerne pas non plus, dans la succession des systèmes philosophiques, une marche ascendante comparable au progrès scientifique. Aussi les philosophes éprouvent-ils souvent, en face des savants, un complexe d'infériorité ([^8]).
Pour en guérir, ils se mettent à la remorque des sciences. Ils rêvent, d'un idéal de rigueur et d'objectivité, qui ne le cèderait en rien à celui des savants ;
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ou bien, ils se laissent hypnotiser par une discipline déterminée : Descartes ne s'efforçait-il pas de construire la métaphysique sur le modèle des mathématiques ([^9]) ? Certains, pour mieux s'abriter derrière l'autorité de la science, se contenteraient volontiers de résumer les résultats auxquels elle parvient et de réfléchir sur les méthodes qu'elle emploie. Bref, manifestement, beaucoup de philosophes lorgnent du côté des savants. S'ils n'ont plus, comme Husserl, l'ambition de faire de leur discipline une « science rigoureuse », ils n'en éprouvent pas moins le désir de se rapprocher le plus possible de cet idéal, espérant retrouver ainsi un peu de considération.
D'après Nietzsche, ils font fausse route ; le moyen choisi n'atténuera pas le mépris qu'on a pour la philosophie et celle-ci continuera d'être « un objet de risée », car lorsqu'il singe le savant, le philosophe caricature, sans même s'en rendre compte, sa propre discipline. En prétendant rechercher des vérités universelles, il oublie que si, au laboratoire, la personnalité du savant intervient assez peu, un système philosophique, au contraire, doit s'interpréter en fonction de son inventeur, dont il exprime les tendances, les préférences, la structure intellectuelle et émotive, l'idée qu'il se fait du monde. Il oublie également qu'un philosophe ne doit pas renoncer à poser les questions fondamentales, ni adopter l'attitude timorée de ceux qui réduisent leur discipline à une théorie de la connaissance, comme si la sagesse consistait à demeurer sur le seuil d'une maison sans jamais y entrer. Mentalité de philistin, dont il faut se garder à tout prix. Et plutôt que de vouloir imiter les savants, que le philosophe se comporte franchement en artiste.
Devant des interprétations aussi différentes, on en vient à se demander ce qu'est au juste la philosophie. Devra-t-elle se résigner à occuper une position mal définie et inconfortable entre la science et la littérature, attirée alternativement par l'une et l'autre ? Pour tirer au clair ce difficile problème, il faudrait peut-être s'entendre au préalable sur le mot science, qui n'a pas toujours été employé dans le même sens.
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#### IV. § 1. Brève histoire du mot science
Les pré-socratiques distinguaient déjà *science* et *opinion*.
La première apparaissait à leur yeux comme un assentiment ferme, capable de se justifier devant la raison ; la seconde, comme une prise de position branlante, inspirée par des mobiles variés et sujette à caution. Platon approfondit cette distinction. La science signifie, chez lui, la connaissance de l'Absolu, c'est-à-dire des Idées, de l'Un, du Bien suprême. Elle est aussi sans doute, en un certain sens, vision du cosmos, mais dans la mesure où celui-ci peut être considéré comme une totalité relativement parfaite, à l'intérieur de laquelle chaque être occupe une place définie par le monde transcendant, les réalités sensibles participent ainsi, malgré leurs déficiences, à la Réalité idéale ([^10]). -- A la limite, la science, pour Platon, se transforme en une contemplation à laquelle on aboutit au terme de longs exercices dialectiques ([^11]). Elle ne vise pas à transformer l'univers, car il faut s'interdire de porter sur lui une main sacrilège ([^12]), et Platon, à l'instar de ses compatriotes, voit dans l'activité technique une œuvre servile ([^13]). Le philosophe doit, certes, travailler à l'amélioration de la cité et s'efforcer de rendre les hommes plus heureux ; mais il n'y réussira que s'il garde les yeux fixés sur un modèle éternel : le Bien, qu'il s'agit d'incarner, autant que faire se peut, dans la vie politique ([^14]).
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L'opinion, inférieure à la science, a pour objet, selon Platon, non le monde invisible, mais ce qui tombe sous les sens :
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la matière inerte, les êtres vivants et les objets fabriqués par l'homme. Elle s'occupe, par conséquent, des réalités soumises au devenir, qui se situent à mi-chemin entre l'être et le néant. L'imperfection de ce domaine explique les déficiences de l'opinion, adhésion fragile qu'un rien peut modifier. Celle-ci joue toutefois dans notre vie un rôle important ; elle sert à nous orienter parmi les hommes et les choses, mais ne s'attribue pas la mission de recréer l'univers. Se bornant à nous faciliter l'existence quotidienne au milieu des réalités mouvantes de ce monde, réalités qui constituent aux yeux des Grecs, le royaume de « l'à peu près », elle n'équivaut point à ce que nous entendons de nos jours par science, même si son objet : les êtres soumis au devenir, coïncide avec celui dont s'occupe le savant contemporain ([^15]).
\*\*\*
Au temps de Platon, ce qui correspondait à nos sciences, c'était, avec des bribes d'acoustique et de stéréométrie, l'astronomie et les mathématiques, à quoi il faut ajouter les observations biologiques, auxquelles s'intéressait Aristote. Mais même aux mathématiques, Platon hésite à donner le nom de sciences ([^16]). Il en recommande l'étude comme propédeutique à la philosophie et pour autant qu'elles constituent une discipline libérale, cultivée sans préoccupations utilitaires ; les mathématiques ne lui paraissent pas indispensables à la prospection du réel. Bref, le mot science, dans le platonisme, désigne avant tout la connaissance désintéressée du monde invisible, un savoir parfait, tant par son objet que par la certitude qu'il engendre.
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Gardons-nous d'en conclure qu'il n'y eut point dans l'Antiquité des recherches animées, au moins partiellement, par l'esprit scientifique, tel que nous les concevons. Hippocrate, par exemple, paraît avoir pressenti la méthode expérimentale et on trouve dans ses œuvres, à côté d'interprétations fantaisistes, des observations valables.
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Nous avons déjà évoqué l'intérêt du Stagirite pour les travaux biologiques ; il ne faudrait pas oublier non plus que Platon et Aristote ont analysé, avec un effort louable d'objectivité, le mécanisme des sociétés qu'ils connaissaient, à telle enseigne qu'on a pu déceler chez le premier une esquisse du matérialisme historique ([^17]). Ses dialogues laissent peut-être également entrevoir qu'on soupçonnait, chez les Grecs, le rôle des mathématiques dans l'analyse des phénomènes astronomiques ([^18]).
On pourrait faire des constatations analogues pour l'époque médiévale. Avant l'invention de la physique mathématique, on avait déjà compris que « sont vaines et pleines d'erreurs, les sciences qui n'ont point surgi de l'expérience, mère de toute certitude et qui ne s'achèvent pas dans une expérience claire » ([^19]). Et, au XIII^e^ siècle, un Kildwardby, par exemple, soulignait l'utilité des mathématiques pour l'étude des réalités physiques. Il ne faudrait donc point mettre de coupure trop brutale entre une ère scientifique et une autre qui ne le serait pas ([^20]), mais se rappeler que toute « révolution » est préparée par une lente « évolution ». La physique mathématique n'est point née tout d'un coup, du néant ; Galilée n'a sans doute fait que mener à leur plein épanouissement des tendances qui se manifestaient déjà au Moyen Age, encore que d'une manière sporadique.
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Il n'en demeure pas moins que la fin du XVI^e^ et le début du XVII^e^ siècle ont constitué une étape décisive, dont les conséquences théoriques et pratiques se révélèrent considérables. L'invention de la physique mathématique donna le branle à un développement scientifique qui s'est poursuivi et se poursuit encore à travers de multiples péripéties ([^21]). Des disciplines nouvelles surgirent qui se partagèrent l'exploration du réel, et le mot science en vint à désigner un vaste ensemble de connaissances sûres, fondées sur l'expérience et le calcul. Dans cet ensemble on distingue les *sciences formelles* (logique et mathématiques) et les *sciences de la réalité,* lesquelles se répartissent en deux grandes branches : les sciences de la nature et celles de l'homme. Quand on parle de science à nos contemporains, ils pensent d'emblée aux disciplines que nous venons d'évoquer : l'idée ne leur viendrait pas spontanément à l'esprit d'appeler de ce nom la philosophie, la contemplation de l'Absolu, la dialectique, la métaphysique. Vaut-il la peine de réagir contre un usage devenu courant ? En s'y obstinant, ne risque-t-on pas d'ouvrir la porte à des confusions dangereuses ? Les philosophes ne semblent pas le craindre et ils continuent de présenter leur discipline comme une science ([^22]). On n'explique pas suffisamment ce fait en l'attribuant à je ne sais quel sentiment d'infériorité et de jalousie qu'ils éprouveraient en face des savants. Il doit y avoir des raisons plus profondes, tenant probablement à des données historiques d'ailleurs assez faciles à constater.
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Au XVII^e^ siècle, Descartes, Pascal, Leibniz étaient simultanément philosophes et savants ; leurs métaphysiques se reliaient étroitement à leur activité scientifique. Le calcul infinitésimal, par exemple, procédait de ce qu'il y avait de plus profond dans la philosophie de Leibniz et lui imprimait en même temps sa marque. -- Au XVIII^e^, les « philosophes » n'ont sans doute pas été des savants comparables à ceux que nous venons de citer ; la science d'un Bayle, d'un Voltaire, d'un Diderot, d'un Rousseau, voire d'un Montesquieu, ne pèse pas lourd à côté de celle d'un Descartes ou d'un Leibniz ([^23]).
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Les penseurs du XVIII^e^ siècle n'en manifestent pas moins une curiosité universelle ; ils font montre de cet « esprit d'observation et de justesse » qui, pour Diderot, caractérise l'attitude scientifique ; ils ne sont pas, à vrai dire, des spécialistes ni des inventeurs ([^24]), mais plutôt des vulgarisateurs, ce qui suffit à leur donner le prestige du savant. C'est dans ce contexte que l'*Encyclopédie* déclare, sans ambages, que les mots philosophie et science sont synonymes. Aux yeux des auteurs du XVIII^e^ siècle, ces disciplines constituent un seul domaine, parfaitement continu ; elles apparaissent comme des activités de l'esprit étroitement unies et poursuivant un même but. -- De même les grands systèmes de l'idéalisme allemand, tel celui de Kant, ne dépendent pas seulement des philosophies qui les ont précédées, mais aussi de la situation des sciences de l'époque ([^25]). Bref, l'histoire nous montre que la philosophie et la science se sont comme imbriquées l'une dans l'autre ; cela ne suffirait-il point pour justifier la permutation des termes ?
L'emploi du mot science pour désigner la philosophie permet également de souligner les exigences de rigueur et d'objectivité, auxquelles doit répondre le philosophe s'il veut que sa discipline soit considérée comme un savoir authentique et qu'on ne l'assimile pas à une activité artistique, où l'imagination se donne libre cours, n'étant point freinée par la présence d'une réalité dont il s'agit de rendre compte. Le philosophe, dans ses recherches, est tenu de se soumettre au réel, tout comme le savant et de rivaliser de précision avec lui. Il ne lui est point permis de se complaire dans le vague, de se contenter d'une rationalité au rabais. Nietzsche, Bergson et d'autres après eux donnent parfois l'impression de trop mépriser les « idées claires et distinctes » ([^26]).
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Hegel se montre plus avisé quand il souhaite que l'effort de connaissance, en philosophie comme dans les sciences, débute par des analyses méticuleuses, seul moyen de se prémunir contre le romantisme et le confusionnisme ([^27]). La meilleure façon de rappeler cette loi n'est-elle point de proclamer que la philosophie doit être une science ?
On peut toutefois se demander s'il n'y a pas plus d'inconvénients que d'avantages à employer le mot science pour désigner la philosophie. Est-il sûr que la rigueur d'un raisonnement philosophique s'obtient de la même façon que dans une démonstration scientifique ? Existe-t-il un seul type de connaissance valable, impliquant partout et toujours les mêmes conditions ? Ne risque-t-on pas, en assimilant la philosophie à la science, de la faire passer pour une discipline analogue à la physique, à la chimie, à la sociologie, etc... s'alignant simplement à côté d'elles et se mouvant sur le même plan ? Ne faut-il point, dans une certaine mesure, tenir compte des remarques de Nietzsche ? -- A ces questions tout à fait légitimes, on ne peut répondre que si on possède une idée claire des rapports de la philosophie avec les sciences. Mais pour comprendre la nature de ces relations, il faut examiner comment elles se sont nouées à l'origine, décrire le contexte dans lequel sont apparues simultanément ces deux formes d'activité intellectuelle. Tâche difficile, à laquelle se sont consacrés de nombreux historiens de la pensée grecque.
(*A suivre.*)
Chanoine Raymond Vancourt.
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## NOTES CRITIQUES
### Les idées économiques de Gabriel Tarde
GABRIEL TARDE (1843-1904) est un peu oublié. Son nom dit encore quelque chose, mais nul ne le lit plus. Certains se souviennent qu'il a écrit « *Les Lois de l'Imitation *» (cinq éditions de 1890 à 1906). Les plus savants y ajouteraient « *La logique sociale *» (1893) et « *L'opposition universelle *» (1895). C'est tout.
L'oubli où il est tombé est-il injuste ? C'est l'opinion de Jean Milet, docteur ès-lettres, directeur-adjoint du collège Stanislas, maître de conférences à l'Institut catholique de Paris, qui lui a consacré sa thèse de doctorat : « *Gabriel Tarde et la philosophie de l'histoire *» ([^28]).
A lire ce livre, on croit deviner la raison d'une disgrâce posthume. Tarde est un esprit universel. Au siècle de la spécialisation, les esprits universels sont considérés comme des touche-à-tout. Philosophe, sociologue, juriste, économiste, Tarde ne peut être considéré comme un pair ni par les philosophes, ni par les sociologues, ni par les juristes, ni par les économistes. Si nous ajoutons qu'il n'était pas universitaire et que son opposition à Durkheim était radicale, on ne voit pas trop, quel secteur de la société aurait pu cultiver sa mémoire.
L'étonnant est plutôt qu'il fut célèbre de son vivant. « Cet homme, écrit Jean Milet, fut salué par ses contemporains comme un des plus grands penseurs de son époque. On lui a décerné les honneurs les plus enviables : il est professeur au Collège de France, avec Henri Bergson ; il est membre de l'Institut ; il est président des sociétés internationales de Sociologie et de Droit. Il laisse une œuvre de plus de quinze volumes, qui à travers de nombreuses éditions et traductions étend sa renommée jusqu'à la Russie et l'Amérique. A sa mort, il est comparé à Auguste Comte, à Taine, à Renan, voire à Darwin et à Spencer ; et Bergson, pourtant sobre dans ses hommages, le tient pour un maître éminent » (p. 9).
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Feu de paille. *Sic transit...*
Or il semble bien que Tarde souffre d'une injustice et que notre époque profiterait de le redécouvrir. La synthèse de son œuvre que nous présente Jean Milet est, à cet égard, probante.
Voici la table des matières :
*Première partie : Genèse de la pensée de Tarde. --* Ch. I : une vocation : la philosophie de l'Histoire ; Ch. II : Un maître : Augustin Cournot ; Ch. III : une philosophie : une néo-monadologie.
*Deuxième partie : Développement de la pensée de Tarde. --* Ch. IV : Facteurs psychologiques et Histoire ; Ch. V : Facteurs sociologiques et Histoire ; Ch. VI : Facteurs économiques et Histoire ; Ch. VII : Une philosophie de l'Histoire.
*Conclusion.*
Je n'entreprendrai pas de résumer tout cela, dont les trois quarts d'ailleurs sortent de ma compétence. On peut se reporter là-dessus à un article, objectif et précis, de Jean Lacroix, dans *Le Monde* du 4 mai 1971. Je me contenterai de faire écho aux idées économiques de Tarde, où je me sens sur mon terrain. A travers elles, du reste, on aperçoit clairement la philosophie générale de l'auteur.
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Gabriel Tarde refuse également les deux tendances dominantes de l'Économie : le libéralisme et le socialisme. Il reproche à l'une et à l'autre de ne considérer que l'*homo œconomicus,* en négligeant l'homme vivant.
A cet égard, cependant, il se sent plus proche du socialisme, dont la réaction première fut humaine. Mais ce socialisme a vite été étouffé par le matérialisme, notamment dans le marxisme.
Pour Tarde, qui place toujours au début de tout l'*individu,* c'est la psychologie qui permet de comprendre l'activité économique. Mais par « psychologie » il faut entendre la science totale de l'âme et de ses aspirations.
Ricardo et Marx ont bâti leurs théories respectives -- capitaliste et communiste -- sur la même conception de la *valeur.* Pour eux, la seule valeur économique, c'est la *valeur-travail.* Les produits valent la quantité de travail qui y est incorporée.
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Tarde, que ce matérialisme rebute, professe au contraire que la valeur n'a de signification que psychologique. Il en distingue trois formes : la *valeur-vérité,* la *valeur-utilité* et la *valeur beauté.* Même dans ses activités économiques, l'homme est mû par ces trois valeurs qui sont l'objet de son *désir.* Si les désirs des uns et des autres peuvent être différents, ils ont pourtant une orientation globale *commune,* dans les sociétés organisées, par la *croyance.*
Autrement dit, à l'origine de tout système économique il y a une *foi religieuse* qui, rendant plus ou moins désirables toutes sortes de *biens,* gouverne de ce fait l'ensemble des activités.
Je ne sais, à travers l'ouvrage de Jean Milet, jusqu'à quel point Tarde a poussé cette idée. Mais je la crois profondément vraie. Et elle est plus vraie que jamais de nos jours.
Elle est vraie d'abord au sens strict du mot « religieux ». Le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme, l'islamisme, le bouddhisme, le marxisme engendrent des économies différentes. Elles est vraie encore au sens plus lâche du mot, des nuances multiples (liées à l'histoire, à la géographie, au tempérament) engendrant à leur tour, au sein des religions, des types variés d'économie. Il faut enfin considérer à cet égard comme des « religions » ces « quasi-religions » que sont les grands courants philosophiques qui traversent une époque.
Si nous référons au « capitalisme » et au « communisme » les deux grands courants qui se partagent l'économie moderne, on aperçoit très bien la *croyance commune* qui les unit, et les *croyances adverses* qui les opposent. Capitalisme et communisme croient identiquement à la valeur-travail et au caractère premier de la finalité terrestre de nos activités. Ce sont deux philosophies également utilitaires, activistes et humanistes. L'une et l'autre ont entendu l'appel de Descartes invitant l'homme à devenir maître et possesseur de l'univers. Mais le capitalisme est enraciné dans l'individualisme -- propriété individuelle, liberté individuelle, profit individuel etc. -- et, comme Descartes, laisse à l'âme (individuelle) un secteur religieux à côté du secteur de « l'étendue », qu'il se réserve ; tandis que le communisme, refusant le schisme interne du cartésianisme, divinise la matière et collectivise tout dans un totalitarisme religieux, politique et économique où l'individu est sacrifié à la poursuite de l'Homme générique.
(Cette relation subordonnée de l'Économie à la Croyance explique notamment une contradiction fondamentale de la réalité soviétique, qui laisse perplexes beaucoup de bons esprits. Comment se fait-il que l'U.R.S.S. dont la technique est à peu près à égalité avec celle des États-Unis et qui leur fait concurrence dans le domaine des fusées et de l'armement, ne soit pas capable d'assurer à ses habitants un niveau de vie supérieur au quart (en comptant largement) de celui des Américains ?
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C'est tout simplement parce que, à travers des causes secondes multiples, la philosophie économique de l'U.R.S.S., sa croyance métaphysique, est celle de la puissance, transformatrice de la matière, et qu'elle est indifférente au bien-être des individus.)
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Depuis Adam Smith, on dénombre trois facteurs de la production : la terre, le capital et le travail. Encore les réduit-on généralement à deux : le capital et le travail.
Quand j'enseignais l'Économie politique à l'Institut catholique, je disais à mes étudiants qu'il fallait voir là les facteurs instrumentaux, mais qu'il y avait au départ de la production des facteurs premiers qui étaient l'invention, l'esprit d'entreprise et l'esprit d'organisation.
Je ne pense pas avoir emprunté à Gabriel Tarde. Toujours est-il qu'il professe des idées analogues. Pour lui la production procède de l'*Invention* et de l'*Imitation*.
L'*Invention ?* Évidemment. L'incroyable multiplication des biens n'est-elle pas le résultat d'innombrables inventions, les unes fondamentales, les autres secondaires ?
Le mot « *Imitation *» est moins clair. Pour Tarde, il a une signification un peu particulière. C'est une « action à distance d'un esprit sur un autre » (p. 213), « toute empreinte de photographie inter-spirituelle, pour ainsi dire, qu'elle soit voulue ou non, passive ou active » (id.) Autrement dit, il y a *ceux qui frayent la voie* (en l'espèce, les inventeurs), et *ceux qui la suivent* (les imitateurs).
L'Imitation, en économie, peut avoir son sens usuel dans certains cas. Par exemple, chez les agriculteurs, les « petits » suivent les « gros » quand ils les voient s'engager dans tel ou tel progrès technique. Dans la consommation, le phénomène est général. Son aspect le plus visible est la mode ; son excitant, la publicité. Mais, pour Tarde, le *travail* est, lui aussi, dans sa nature profonde, une imitation. « Les économistes auraient dû prendre la peine de remarquer que le travail est un faisceau d'actions similaires, d'actes répétés à l'exemple, conscient ou inconscient, d'un premier acte qui n'émane nullement du travailleur lui-même, mais d'un inventeur antique ou récent, connu ou inconnu » (p. 309).
Le travail tend d'ailleurs à diminuer, remplacé qu'il est par les machines, lesquelles deviennent chaque jour plus puissantes. Tarde prévoit l'automatisation qui est maintenant une réalité.
Tout cela est banal aujourd'hui. Ce ne l'était pas en 1900. Il suffit de comparer l'état économique de la Chine avec celui des États-Unis pour comprendre que le travail compte moins que la machine, produit de l'invention.
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Les conclusions de ces observations sont diverses. Tarde, qui n'aime pas le capitalisme, n'en estime pas moins que c'est l'entrepreneur qui devrait toucher l'essentiel du profit et que l'éternel sacrifié est l'inventeur. « Certes, présenté comme la rémunération du capital engagé dans une entreprise, le bénéfice de l'entrepreneur, en qui on ne veut voir qu'un capitaliste, peut être souvent jugé excessif et obtenu aux dépens des salaires de l'ouvrier. Les choses changent de couleur si l'on voit dans l'entrepreneur, ce qu'il est quelquefois, pas toujours, un inventeur au petit pied, dont l'invention consiste à avoir appliqué d'une certaine manière des inventions connues » (p. 304).
A lire Jean Milet, on ne voit pas que Tarde ait suffisamment distingué le rôle du savant, celui de l'inventeur, celui de l'entrepreneur, celui de l'ingénieur etc., mais il est, si l'on peut dire, sur la bonne piste, et, dans ses analyses, très en avance sur son temps. Rappelons l'exemple de Jean Fourastié dans «* Les 40 000 heures *» : « On me dit qu'un certain Wallace H. Carothers a fait en peu d'années d'énormes profits et légué une immense fortune à ses héritiers falots ; je m'indigne. Mais ce Carothers est l'inventeur du nylon... » ([^29]). S'il a gagné beaucoup d'argent, il en a fait gagner infiniment plus aux autres par son invention, en même temps qu'il a fourni un produit nouveau.
Autre conclusion : puisque le travail est une peine et qu'il n'est qu'un élément subalterne dans l'économie moderne, il faut le diminuer et le transformer en prenant conscience du rôle du loisir. Le loisir est bon en lui-même, et il est la condition des créations supérieures de l'esprit, d'abord dans le domaine même de l'Économie (*invention*), ensuite dans celui des arts et des lettres. Des trois valeurs considérées par Tarde on pourrait dire que la valeur-utilité, qui est en relation directe avec l'Économie, est la moins précieuse et que, grâce au loisir, la valeur-vérité et la valeur-beauté pourront se développer. C'est surtout la catégorie du beau qui retient Tarde, au point qu'il la considère comme le moteur premier, associé au bien, de l'évolution historique. Dans un « *Fragment d'histoire future *»*,* il imagine que la Cité de l'avenir sera gérée par les artistes (p. 353). Il touche là, on le sait, à une idée ultra-moderne, mais nos contemporains ignorent qu'ils ont en lui un précurseur. L'intéressant, c'est qu'il n'envisage pas ce gouvernement des artistes comme un « pouvoir compensateur » (à la manière de Galbraith), mais comme la fleur et le fruit du génie créateur qui, par le biais de l'invention et du loisir, trouve son terreau, sinon son terrain, dans l'activité économique.
Si le travail est ainsi remis à sa place, le *capital*, on s'en doute, n'est pas mieux traité. Ou plutôt, il est aussi bien traité, c'est-à-dire dégagé du matérialisme pour être ré-humanisé.
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Le capital classique, libéral ou marxiste, c'est l'ensemble des moyens de production, ou l'argent qui représente ces moyens. Capitaliser, c'est accumuler ces moyens et cet argent. Absurdité, déclare Tarde. Le capital, c'est la capacité de produire. Capacité, donc, intellectuelle ; car c'est l'intelligence qui fait les machines et non les machines qui font l'intelligence. A l'appui de cette conception, il donne l'exemple des guerres et des grandes catastrophes qui opèrent des destructions immenses. Quelques années plus tard, la richesse circule de nouveau et on crie au miracle. Il n'y a pas miracle. Au moment que le capital d'invention, de science, d'intelligence, d'entreprise subsiste, tout peut être refait très vite. Ce n'est que si les hommes doués de capacité productive étaient anéantis que le capital serait détruit. On retrouve dans cette idée la fameuse parabole de Saint-Simon.
(Rappelons cette parabole. « Admettons, disait Saint-Simon en 1819, que la France conserve tous les hommes de génie qu'elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts, dans les arts et métiers, mais qu'elle ait le malheur de perdre le même jour, Monsieur, frère du roi, Mgr le duc d'Angoulême..., \[tous les membres de la famille royale\]..., et qu'elle perde en même temps tous les grands officiers de la Couronne, tous les ministres d'État avec ou sans département, tous les conseillers d'État, tous les maîtres des requêtes, tous les maréchaux, cardinaux, archevêques, évêques, grands vicaires et chanoines... \[etc., etc.\] -- cet accident affligerait certainement les Français parce qu'ils sont bons... Mais cette perte des trente mille individus réputés les plus importants de l'État ne causerait de chagrin que sous le rapport sentimental, car il n'en résulterait aucun mal politique pour l'État ».)
Saint-Simon, industrialiste forcené, exagérait. Dans son énumération, on trouve du capital ; mais sa parabole aide à comprendre l'idée de Tarde. Aussi bien, la dernière après-guerre est probante. Américains et Russes firent main basse sur tout ce que l'Allemagne comptait de savants et d'ingénieurs réputés. C'était, à leurs yeux, du capital, et même le seul capital intéressant. Toutes les thèses de manuel, celles du capitalisme comme celles du marxisme (les mêmes), disparaissaient devant la réalité évidente.
Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. De tous temps, les États ont eu le souci de faire venir chez eux les inventeurs, ingénieurs et artisans qu'ils trouvaient dans les pays voisins, à prix d'or généralement et parfois par le rapt pur et simple. Ce fut, chez Colbert, une politique systématique. Il puisait en Hollande pour refaire sa marine et même l'agriculture. De nos jours d'ailleurs, il n'est pas que l'immédiate après-guerre qui illustre ce phénomène. Les États-Unis pratiquent systématiquement le *brain drain* -- le drainage des cerveaux -- dont la Grande-Bretagne s'est plainte à maintes reprises.
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Tarde a donc raison de souligner cette nature du capital, et d'en tirer les conséquences : à savoir que c'est le capital du génie, de l'invention, de la recherche qu'un pays doit se soucier de cultiver et de faire fructifier. En quoi, de nouveau, il est précurseur. Car cette idée, banale aujourd'hui, était inaperçue ou du moins négligée à la fin du siècle dernier.
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Avec des conceptions pareilles, on imagine sans peine que le *marxisme* laisse Tarde complètement froid. Certes il rejoint, à cet égard, l'opinion commune de ses contemporains, mais par des voies complètement différentes. Car ce n'est pas au nom du capitalisme libéral qu'il critique les thèses de Marx. Nous l'avons vu : il aperçoit les racines communes -- celles du matérialisme -- qui unissent les deux écoles rivales.
Selon Jean Milet, Tarde adresse au marxisme quatre critiques fondamentales : « la théorie de la lutte des classes est historiquement fausse ; la théorie marxiste de la valeur-travail est, économiquement, illusoire ; l'analyse marxiste du capital est fondamentalement erronée ; le système marxiste est intrinsèquement inhumain » (pp. 315-316).
En ce qui concerne le travail et le capital, nous en avons assez dit pour n'y pas revenir. Tarde est aux antipodes de Marx. En ce qui concerne la lutte de classes, Tarde n'a pas de peine à montrer qu'elle est parfaitement étrangère à la réalité historique. Peut-être, à la vérité, sous-estime-t-il lui-même la part de « lutte » qui existe dans la société. Mais c'est parce qu'il n'aime pas, chez Marx, « ce darwinisme mal compris qui semble faire naître le progrès de la vie du choc des vivants et non de leur accouplement, de leur bataille et non de leur fécondation, de la haine et non de l'amour » (p. 317).
C'est ce qui explique son attitude générale à l'égard du système marxiste : « ...ce qui m'a éloigné de Karl Marx, outre l'erreur de quelques-uns de ses principes, c'est surtout la dureté de cœur et l'esprit de haine que je sens en lui » (p. 319). Jean Milet note d'ailleurs que « comme beaucoup de ses contemporains (cf. Péguy), il voyait dans le socialisme marxiste une sorte de sous-produit du christianisme, ou une sorte de christianisme dévoyé » (p. 315, note 32).
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Nous bornerons là nos réflexions sur les idées économiques de Gabriel Tarde (idées que, l'on s'en est aperçu, nous avons plus d'une fois prolongées en y mêlant les nôtres). Elles suffisent à révéler son originalité. Certes, on pourrait les contester, par exemple en arguant qu'elles se situent à un niveau plus philosophique qu'économique. Il y a, au niveau de l'activité économique concrète, des mécanismes où les notions classiques du capital et du travail retrouvent leur valeur. C'est vrai, mais jusqu'à un certain point seulement. Car si le capitalisme libéral et le communisme marxiste fonctionnent comme ils fonctionnent, c'est bien en vertu d'une philosophie qu'ils professent expressément. Dans toute économie on trouvera toujours du capital matériel et du travail quantitatif, mais leurs relations mutuelles et leur impact sur la société seront complètement différents selon la métaphysique qui les animera. C'est en ce sens que les idées de Tarde sont parfaitement vraies.
Or il ne s'agit pas là d'une considération secondaire mais au contraire, et de toute évidence, d'une considération essentielle. Les catholiques devraient en prendre conscience. L'Église, pendant tout le XIX^e^ siècle et la première moitié du XX^e^, s'est opposée avec une vigueur intrépide aux erreurs du matérialisme libéral et socialiste. Depuis le Concile elle semble craquer. Certes elle condamne bien encore les « idéologies » modernes ; mais en invitant les catholiques à l'action purement évangélique, elle les voue presque fatalement à la « praxis » matérialiste. C'est d'autant plus fâcheux que jamais la doctrine catholique ne s'est vue offrir de plus belles chances, tant est manifeste l'impasse où sont arrivés le capitalisme libéral et le socialisme marxiste.
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Grappillons, pour terminer, quelques observations diverses de Tarde qui montreront l'étendue de sa curiosité et l'acuité de son intuition.
-- Tout en admettant que la propriété doit être corrigée, il en est un partisan déclaré et souhaite sa plus large diffusion. Il croit, en effet, en sa vertu humanisatrice. « Chimère peut-être ; bienfaisante erreur. De tous les divins mensonges de la vie, il n'en est pas, après l'amour, qui soit plus fécond » (p. 328).
-- Incroyant, ou mal-croyant, Tarde est spiritualiste et professe à l'égard du christianisme le plus grand respect et la plus haute admiration. Il abonde, à ce sujet, en remarques ingénieuses. Recopions une note de Jean Milet : « Sur l'influence du protestantisme, Tarde soutient des thèses intéressantes. En « désacralisant » le sacerdoce, dit-il, il a désacralisé l'Empire. Par la pratique du libre examen, d'autre parte il a fait passer l'autorité des hommes à la pensée ; ce faisant, il a préparé l'avènement de la Science.
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Voici quelques-unes des observations faites par Tarde : « Nier le mérite des œuvres, c'était nier la vertu des sacrements, et par suite la puissance sacrée du prêtre qui les conférait. Le prêtre affaibli, le roi ne pouvait faire moins que l'être à son tour ». Mais un contre-effet va se produire. « Mais \[...\] en même temps qu'il venait tarir ou amoindrir une des sources du Pouvoir, il en grossissait une autre, en vertu d'une nécessité de compensation que Cournot a bien comprise. De là l'appui que Luther a cherché dans les Écritures. Il a compensé l'amoindrissement de l'autorité sacerdotale « par le rehaussement de l'autorité scripturale ». En exaltant et en enracinant ainsi le prestige d'un livre, le protestantisme contribuait à fortifier en général le prestige des livres, à substituer aux pouvoirs personnels, ou à établir auprès d'eux et au-dessus d'eux, des pouvoirs impersonnels et *livresques,* la puissance de la Science » (p. 349, note 92).
-- Tarde pense que l'unification religieuse, à laquelle il croit, entraînera l'unification linguistique (p. 350). Cette idée est intéressante par ce qu'elle contient de vrai et de faux. Elle est vraie, en ce sens que l'unité religieuse implique, en effet, et entraîne une unité linguistique. Elle est fausse, en ce sens qu'une *unification* religieuse, fondée sur un vague syncrétisme et non sur une croyance profonde à la même vérité, conduit au contraire à la Tour de Babel. -- Notons que Tarde pense que la langue unique qui s'imposera est le grec (idée qui eût ravi Simone Weil).
-- Tarde qui, comme toute son époque (et la nôtre) croit au triomphe final de la démocratie universelle, pense, contre l'opinion commune, que cette démocratie sera inégalitaire, hiérarchisée et fédérative, avec des hommes prestigieux à sa tête. Ce ne sont pas les anglo-saxons, mais les latins qui mèneront le jeu, car il n'y a qu'une civilisation véritable, la civilisation gréco-latine. C'est pourquoi tout partira ou repartira de l'Europe. Il y a, écrit-il, « dans cette civilisation européenne, quelque chose de plus réellement attractif et fascinateur que l'idéal socialiste, qui aura servi, je l'espère, à lui préparer les voies » (p. 374).
On voit que l'imagination ne manque pas plus à Gabriel Tarde que l'intelligence et la culture.
Jean Milet le fera-t-il relire ? En tous cas, on ne perdra pas son temps à lire le livre de Jean Milet. Bien construit, bien écrit, objectif et vivant, il nous fait, comme on dit, « phosphorer ».
Louis Salleron.
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### Le problème de Dieu dans le protestantisme contemporain
*A propos d'un livre de Heinz Zahrnt\
sur la théologie protestante au XX^e^ siècle*
La crise du catholicisme contemporain est, au premier chef, doctrinale ; tout le monde désormais le reconnaît. Pour comprendre la tempête qui secoue notre Église, il faut donc se faire une idée précise des problèmes théologiques auxquels elle se trouve affrontée. On n'y parviendra qu'après avoir recherché les causes qui ont provoqué l'ébranlement des assises de notre édifice dogmatique. Au premier rang de ces causes on doit ranger l'influence qu'a exercée et que continue d'exercer la pensée protestante contemporaine sur de vastes secteurs de « l'intelligentsia » catholique. Cette pensée, il faut l'examiner de près. On a déjà beaucoup écrit sur les théologiens luthériens et calvinistes du XX^e^ siècle, en particulier sur ceux qu'on appelle les « théologiens de la mort de Dieu ». Mais peu d'ouvrages ont présenté de la pensée protestante contemporaine une synthèse comparable à celle que renferme le livre de Heinz Zahrnt, *Aux prises avec Dieu,* élégamment traduit par M. Liefooghe ([^30]). -- Il ne peut être question d'analyser ici, fût-ce d'une manière succincte, tous les thèmes qui s'y trouvent discutés. Nous avons préféré limiter ce compte rendu à l'étude d'une question à la fois philosophique et théologique : *le problème de Dieu dans ses rapports avec celui de la sécularisation.* Sans prétendre entrer dans tous les détails -- un livre entier n'y suffirait pas -- nous avons tenté de dégager les diverses solutions proposées par les protestants, et essayé de laisser entrevoir comment ces réponses ont pu influencer les penseurs catholiques. -- Quant aux thèses proprement théologiques que contient l'ouvrage, nous y reviendrons sans doute dans une autre occasion.
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#### A) La sécularisation.
Pour les Grecs, le cosmos est divin. Si Platon et Aristote minimisent la valeur des réalités sensibles, celles-ci n'en sont pas moins pénétrées par les *Idées ;* aussi la nature leur paraît-elle parfaite, à certains égards. Le monde est fondé sur des forces primitives, gouverné par des lois éternelles qui le maintiennent dans l'ordre. L'homme, dépendant de ces forces et de ces lois, en respecte craintivement le pouvoir ; craintivement... et cependant avec confiance, car l'univers tout entier est bon, sacré, rempli par le divin, qui transparaît dans les bosquets, les rochers, les animaux, les vagues de la mer, etc. Il ne s'agit donc point d'y toucher, de le refaire, de le changer, mais simplement de s'accorder avec l'harmonie du monde et de s'y soumettre. Certes, les philosophes, Platon, par exemple, invitent à l'action morale et politique ; mais cette action a besoin de la présence du divin et doit s'éclairer à la lumière d'un Bien absolu. Elle n'est, en tous cas, nullement liée à une transformation de la nature analogue à celle que nous opérons par la science et la technique. De cette interprétation mythique du monde, les philosophes, tel Max Scheler, avaient déjà souligné les aspects fondamentaux et dégagé les conséquences : si les Grecs n'ont point inventé les sciences de la nature, ce n'est point parce qu'ils ne le pouvaient pas, mais plutôt parce qu'ils ne le voulaient pas, étant donné le caractère divin qu'ils attribuaient à l'univers ([^31]). La théologie protestante contemporaine fait écho à cette interprétation, en insistant, pour sa part, sur ce qu'offre d'imparfait une religiosité fondée sur le culte du cosmos ([^32]).
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Dans le judaïsme et le christianisme, les rapports entre Dieu, l'homme et le monde se situent dans une perspective différente. Dieu, Être personnel et transcendant, produit l'univers de rien et crée l'homme à son image.
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L'homme est l'image de Dieu par sa raison et sa liberté, mais aussi par sa puissance d'aimer et de créer. Nous sommes des fils, auxquels le Père a confié l'administration de ce monde. Plus même que l'administration, car Il nous associe à son action créatrice ; non que nous puissions faire surgir quelque chose du néant, mais en ce sens qu'Il nous remet l'univers pour que nous le dominions, le transformions et en tirions parti. Ayant donné à l'homme la liberté, Dieu l'invite à inventer lui-même ses conditions d'existence, matérielles, morales et sociales, et à se forger sa destinée terrestre. Les réalités de ce monde perdent désormais leur caractère sacré ; elles n'ont plus rien de divin ; ce sont des choses que nous manipulons sans crainte de commettre je ne sais quel sacrilège. Nous nous efforçons d'en pénétrer les secrets et nous les transformons pour qu'elles soient mieux à notre service. Désacralisant la nature, annonçant la mort du « grand Pan », le dogme judéo-chrétien de la création a permis la naissance des sciences et des techniques ; lesquelles, au fur et à mesure de leur développement, donnèrent à l'homme une confiance de plus en plus grande dans la puissance de sa raison, d'une rai, son qui lui assurait chaque jour davantage la maîtrise sur la nature. Les progrès de la science accélérèrent et généralisèrent le processus de désacralisation. Celle-ci n'épargne rien. Retirant son respect au monde extérieur, l'homme a cru, un moment, pouvoir le reporter sur ce qui lui paraissait le mériter absolument : Dieu et son action dans l'intime de nos cœurs. Mais le domaine de l'intériorité s'est vu, lui aussi, désacralisé. Les sciences de l'homme transforment la vie intérieure en une pluralité « d'objets », que psychologues, psychanalystes, psychiatres et sociologues se disputent. La sexualité, par exemple, à laquelle de nombreux tabous conféraient une aura de mystère ; l'angoisse sous toutes ses formes, où l'on prétendait découvrir un besoin du divin, deviennent matière d'analyse pour le savant ; et les techniques médicales ou psychologiques se proposent de mettre de l'ordre dans ces réalités intimes et tumultueuses. Le pouvoir politique, dont on scrute minutieusement les origines, les formes et les buts, a perdu également son caractère sacré. Bref, tout est désormais métamorphosé en un monde de « choses », d'objets sur lequel nous nous efforçons d'avoir de plus en plus d'emprise. Ce monde, ainsi constitué par nos activités scientifiques et techniques, « en lui-même n'a pas besoin de Dieu ; il est en dehors de la religion et n'a rien à voir avec elle » ([^33]). Et cependant, c'est Dieu qui nous invite à le construire, et nous a établis maîtres de la création et de nous-mêmes.
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Aussi ne faut-il pas s'effrayer du caractère prométhéen des ambitions de l'homme, qui s'efforce de remodeler la nature et de transformer, avec plus ou moins de succès, son propre être. Prométhée fut puni pour avoir osé porter une main sacrilège sur le divin cosmos. En l'imitant, le chrétien, lui, obéit aux ordres de Dieu. Le processus de désacralisation est, en ce sens, le fruit de la révélation biblique, une exigence fondamentale résultant de l'idée même de création et de l'absolue transcendance de Dieu. C'est du moins ainsi que les théologiens protestants contemporains l'interprètent et ils sont, sur ce point, particulièrement explicites. Bonhoeffer est d'avis que la sécularisation, à laquelle nous assistons, n'est nullement un cataclysme qui se serait, du dehors, abattu sur la foi chrétienne, mais qu'elle ne fait, au contraire, que développer « ce qui, à l'origine et dans l'essence du christianisme, constituait déjà la base de ses relations avec le monde » ([^34]). Gogarten, rejoignant des thèmes développés par Scheler, répète sans cesse que « la sécularisation est un phénomène post-chrétien, c'est-à-dire provoqué par la foi chrétienne » ([^35]) ; qu'elle « a son principe dans la foi chrétienne elle-même ; que, sans la foi chrétienne, le monde tel qu'il est aujourd'hui, n'aurait pas été possible » ([^36]). A quoi fait écho von Weisacker, déclarant que c'est Dieu lui-même qui a « dédivinisé » le monde ([^37]). En termes plus amples, le christianisme, par sa doctrine de la création, a permis la naissance des sciences et des techniques.
Toutefois, à en croire les théologiens protestants, l'Église n'a vraiment pris conscience de cette situation qu'à partir de Luther. « Au Moyen Age se renouvela, sous des dehors chrétiens, ce qui avait existé jadis sous une forme païenne : le monde hiérarchique et sacramentel emprisonna de nouveau l'homme dans son totalitarisme unitaire et lui enleva son autonomie » ([^38]). Il fallut la Réforme pour briser les derniers liens qui rattachaient la pensée chrétienne à la tradition antique. « L'expérience nouvelle de l'absolue transcendance de Dieu que fait Calvin, la protestation que Luther élève contre les conséquences de « l'immanentisation » de l'Église transcendante, réaffirment vis-à-vis du catholicisme ce que le christianisme avait apporté de nouveau par rapport à la pensée antique. En... proclamant la seule efficacité de la grâce pour le salut..., les réformateurs mobilisent les énergies de l'âme, désormais privées de toute importance salvatrice, pour l'activité technique ou professionnelle » ([^39]).
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Les activités de l'homme dans le monde deviennent de la sorte « profanes ». Tillich, en particulier, s'efforce de présenter « la *profanéité* comme un élément essentiel du christianisme et surtout du protestantisme ». Il estime que celui-ci se caractérise « par un laïcisme radical : dans le monde tout est profane » ([^40]). En d'autres termes, l'univers et les énergies que l'homme y déploie, dépendent désormais exclusivement de notre raison et de notre liberté, qui organisent le monde et prennent progressivement conscience de leurs possibilités ([^41]).
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A cette interprétation du processus de sécularisation, on peut faire des objections. Certes, le dogme de la création a fait surgir un climat idéologique favorable à la naissance des sciences et des techniques. Mais aurait-il suffi à produire ce résultat ? Des conditions sociales, économiques, etc., n'y ont-elles pas contribué, au moins autant ? Et s'il n'y avait pas eu de religion judéo-chrétiennes, les sciences n'auraient-elles pas surgi, à un moment donné, sous l'influence de ces conditions ([^42]) ? -- D'autre part, quand on dit que tout, dans l'univers et dans les activités humaines s'y déployant, est profane, il ne faut pas oublier -- les théologiens protestants d'ailleurs l'admettent -- que l'univers « profanisé » étant désormais confié à la raison, c'est à elle de l'organiser, d'introduire la rationalité dans les choses et dans les rapports humains ; d'opérer ainsi ce que Hegel appellerait sans doute la « sanctification du monde ». Mais cette raison qui se manifeste dans l'homme, pouvons-nous la séparer du *Logos* et n'est-ce point à la lumière de ce *Logos* ([^43]) que la raison humaine doit s'éclairer ? -- Enfin, le passage du profane au sacré, si on en croit Tillich, s'opère chaque fois que l'homme, dans ses activités « mondaines », se situe lui-même à un certain niveau de « profondeur » et « d'inconditionnalité ».
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Cela veut dire, par exemple, qu'un marxiste convaincu, anxieux de réaliser la justice, totalement désintéressé et inquiet de savoir s'il est dans la bonne voie, est plus ancré dans le sacré qu'un chrétien superficiel, content de soi, égoïste et plus ou moins hypocrite ([^44]). Bonhoeffer répète, avec une insistance agaçante, qu'il préfère vivre avec le premier plutôt qu'avec le second ([^45]). Mais, sous un langage nouveau et souvent excessif, on retrouve un problème ancien et classique. Des personnes, éloignées de l'Église visible, et qui peut-être la persécutent, peuvent fort bien être sincères et faire partie de l'Église invisible ; en faire partie mieux que des chrétiens qui, bien qu'appartenant à l'Église « manifeste », comme s'exprime Tillich, vivent mal. On peut être chrétien et ne pas être honnête homme ; on peut être honnête homme et ne pas être chrétien. Encore faudrait-il ne pas croire trop facilement que les honnêtes hommes abondent surtout en dehors de l'Église et ne pas affecter de ne se trouver bien qu'avec les non-croyants. C'est une mode à laquelle beaucoup de prêtres, de religieux et de militants d'Action catholique cèdent trop volontiers de nos jours. Bonhoeffer en est en partie, responsable.
Bref, sur ces points, et sur d'autres peut-être encore plus importants ([^46]), il faudrait longuement discuter pour écarter les ambiguïtés qui demeurent dans la théorie de la sécularisation. Nous n'avions pas à examiner cette doctrine pour elle-même, mais uniquement dans ses rapports avec le problème de Dieu ; aussi nous suffit-il d'avoir dégagé les traits principaux de la théologie protestante de la sécularisation.
#### B) Fausses voies d'accès à Dieu.
Si on en croit les théologiens protestants, il faut prendre au sérieux la sécularisation qui s'est opérée et continue de s'opérer ; on doit la considérer avec sympathie même quand elle paraît se retourner contre la source religieuse d'où elle émane.
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Le XVIII^e^ siècle avait tendance à considérer le déclin du christianisme comme le résultat du progrès des sciences, progrès qui, donnant confiance à la raison, aurait lancé celle-ci à l'assaut du christianisme. Ce n'est pas faux. N'oublions jamais toutefois que les sciences, même si elles en viennent à rejeter la révélation chrétienne, n'en sont pas moins ses enfants. La tâche du théologien doit consister, non à condamner la laïcisation du monde, condamnation d'ailleurs inefficace, mais à trouver le moyen, la sécularisation étant acceptée comme point de départ, de faire prendre conscience au monde de sa relation essentielle avec la révélation, relation qu'il méconnaît pour son plus grand malheur. Toutefois le théologien ne fera naître cette prise de conscience qu'en se mettant, au préalable, à l'écoute de la sécularisation. Celle-ci a des choses à lui apprendre ; elle lui apprendra, en particulier, quels chemins n'ont aucune chance de ramener le monde au Dieu judéo-chrétien.
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La science s'efforce de déchiffrer les problèmes que pose la réalité physique, biologique, psychologique et sociale. Qu'elle ne les ait point épuisés, c'est trop évident. Kant disait, non sans raison, que les sciences se trouvent devant une tâche infinie, dont l'humanité ne viendra probablement jamais à bout, chaque problème résolu en suscitant de nouveaux. De nombreux aspects de la réalité sont néanmoins désormais connus et deviennent ainsi, au sens étymologique du terme, des « objets » pour nous ; beaucoup d'autres, que nous ne soupçonnons pas encore, le seront dans l'avenir. Il se peut aussi qu'il y ait, dans l'univers, des choses qui nous resteront indéfiniment cachées. De cette situation, qui caractérise la science et le monde sécularisé, le théologien ne tirera pas des conséquences abusives. Il se gardera de faire intervenir Dieu pour suppléer aux lacunes des sciences, comme si Dieu avait pour rôle primordial de boucher les trous de notre connaissance scientifique. Contre cette façon d'introduire le problème de Dieu, les théologiens protestants contemporains réagissent avec vigueur. Bonhoeffer, par exemple, s'élève contre ceux qui « pour sauver l'existence de Dieu devant la connaissance scientifique de plus en plus envahissante, « cherchent » à découvrir dans la continuité causale de l'univers des ruptures, des fissures, où Dieu pourrait encore se placer ; on guette les endroits où la recherche scientifique comporte des lacunes et l'on remplit ces lacunes avec Dieu : Dieu est ainsi le « non-encore exploré », le « bouche-trou » d'une connaissance scientifique encore incomplète » ([^47]).
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Cette façon de procéder est équivoque et risque de mener à des impasses. La science n'a point tort de nourrir l'ambition de vouloir expliquer *toutes* les réalités du monde qui s'offrent à elles ; de vouloir les expliquer à son niveau, c'est-à-dire en cherchant pour chaque phénomène les antécédents dont il dépend. Vouloir juguler cette aspiration, ce serait se comporter vis-à-vis de la science comme l'a fait parfois la métaphysique, pour son plus grand détriment. La métaphysique a espéré qu'en abandonnant la nature aux sciences, elle conserverait un domaine bien à elle : celui de l'esprit. Mais les sciences de l'homme sont venues débusquer la métaphysique de ce réduit ([^48]). La religion doit se souvenir de cette leçon. Elle doit éviter d'attribuer à Dieu une sorte de rôle provisoire et restreint : à mesure que les sciences se développent, Dieu verrait ses fonctions diminuer et « perdrait de plus en plus de terrain », ce qui, en dernière analyse, donnerait raison à Auguste Comte. Dieu, s'il existe, occupe, à sa manière, toute la place ; mais les sciences aussi, dans leur domaine, *à leur manière et à leur niveau,* occupent toute la place. Le méconnaître serait poser le problème de Dieu dans une fausse perspective. On aboutirait de la sorte à présenter de Dieu une idée fausse. Dieu rentrerait dans la chaîne des phénomènes ; il en serait sans doute le premier maillon, il n'en ferait pas moins partie. Il deviendrait une « chose », un « objet », un être à côté des autres êtres, alors qu'il est plutôt le fondement universel de tout ce qui existe. Tillich, Bonhoeffer et Gogarten sont d'avis qu'en faisant intervenir Dieu pour combler les lacunes des sciences, on se place inévitablement au niveau de celles-ci ; on veut alors, entreprise impossible, appuyer l'existence de Dieu sur une démonstration de type scientifique et, au terme, on a de Dieu, immanquablement, une conception erronée ([^49]). Certes, il y aura à limiter les prétentions des sciences, mais dans un autre sens et non point en demeurant au niveau de celles-ci. Vouloir limiter l'ambition des sciences en restant sur leur propre plan, c'est aboutir, du point de vue religieux (et nous ajouterons du point de vue métaphysique) à une impasse.
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Ce n'est point la seule leçon que nous ayons à retenir du phénomène de la sécularisation. Pour préparer les esprits à accepter une démonstration de l'existence de Dieu et à recevoir le Message révélé, on commence volontiers par décrire la situation de l'homme dans le monde. De cette situation, on souligne les côtés défectueux : le caractère éphémère de l'existence, la souffrance, la maladie, la mort qui menace l'homme dès sa naissance ; les multiples erreurs et mensonges qui jalonnent l'histoire de l'humanité ; les faiblesses, les fautes et les crimes de toutes sortes, individuels et collectifs, dont notre espèce s'est rendue coupable depuis les origines. L'angoisse ne va-t-elle pas étreindre l'homme dès qu'il prendra, fût-ce imparfaitement, conscience de sa situation ? Une fois persuadés de notre misère, nous serions mieux disposés à entendre l'appel d'un Être suprême, qui parle au fond de nos cœurs et qui, dans l'histoire, s'est présenté comme la source unique du salut ? L'apologétique de Pascal a, incontestablement, suivi cette voie. A notre époque, il serait facile de la rajeunir à l'aide des analyses existentialistes de l'angoisse, de cette angoisse dont on ferait ainsi, en quelque sorte, la composante inévitable de toute existence humaine.
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Sur cette façon de procéder, les théologiens protestants contemporains portent, du moins à première vue, des jugements différents. Alors que Tillich semble y voir « une voie particulièrement impressionnante pour introduire les hommes à la signification de la religion » ([^50]), Bonhoeffer fait des réserves et la considère plutôt comme équivoque et dangereuse. Son appréciation, manifestement, est influencée par la pensée nietzschéenne, dont l'impact sur notre époque est considérable et qui a beaucoup contribué à donner à la sécularisation sa tonalité anti-religieuse. Bonhoeffer, de tempérament aristocratique, craint qu'en suivant la voie indiquée plus haute on ne donne raison à Nietzsche. L'existence de Dieu et la religion chrétienne risqueraient de se réduire, dans cette perspective, à une planche de salut à laquelle se raccrocherait une humanité désaxée, tourmentée, peu sûre d'elle-même, livrée à un sentiment d'angoisse malsain et débilitant ; bref, une humanité du genre de celle qui, d'après Nietzsche, constituait l'auditoire préféré du Christ. Si la religion était cela, les hommes forts, heureux, sains, normaux qui mènent simplement et naturellement leur vie quotidienne, sans se compliquer l'existence par une introspection maladive ; ces hommes ne pourraient que refuser un remède dont ils n'éprouvent nullement le besoin. A ceux qui le leur proposeraient, ils répondraient sans doute que les angoissés, les débiles, les tourmentés n'ont qu'à se faire soigner, les sciences leur en offrant désormais les moyens ([^51]).
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Manifestement Bonhoeffer veut une religion qui convienne à l'homme normal, sain et adulte ; à l'homme qui a pris conscience des possibilités, que lui offre la sécularisation. Laisser croire qu'elle est faite pour les « ratés » de l'humanité ne pourrait qu'en détourner nos contemporains. En se présentant comme le produit douteux du ressentiment et de la jalousie rentrée, comme la consolation des affligés et des malheureux, le christianisme ne reconquerra certainement pas l'audience d'un monde sécularisé qui, devant ses propres réalisations, ses grandioses réussites, éprouve cette fierté du créateur que Nietzsche, après Hegel, a décrit en termes enthousiastes ([^52]).
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#### C) Le chemin qui mène à Dieu.
La préoccupation essentielle de Bonhoeffer et d'autres théologiens protestants paraît être de montrer que l'homme normal et sain peut admettre l'existence de Dieu et la révélation chrétienne, sans rien renier des prétentions légitimes de sa raison et de sa liberté, Mais une question préalable surgit Comment cela serait-il possible si l'initiative de notre rencontre avec Dieu venait totalement de celui-ci ; si Dieu faisait irruption du dehors dans notre existence et dans l'histoire pour nous apprendre, par voie d'autorité, ce que nous avons à croire et à faire ? Comment, dans ce cas, pourrions-nous avoir une autre attitude que la soumission passive et servile ? Dans cette perspective, il serait évidemment permis de parler d'un chemin qui mène de Dieu à l'homme, mais nullement d'une voie qui conduit de l'homme à Dieu. On connaît la solution intransigeante donnée par K. Barth à ce problème. De la « différence qualitative » insurmontable qui sépare Dieu et l'homme, Barth conclut que l'homme ne peut qu'attendre les initiatives divines. Cette thèse, il la défend « avec l'obstination du génie ». Pour lui, « il n'y a point de chemin qui mène de l'homme à Dieu, il n'y en a qu'un, qui va de Dieu à l'homme ; ce chemin, Dieu l'a parcouru seulement en Jésus-Christ et l'homme ne rencontre Dieu que dans la Sainte Écriture. Barth ne prête l'oreille à aucune autre voix » ([^53]).
Si Barth avait raison, on comprendrait mal comment l'homme peut recevoir et comprendre la Parole de Dieu. Puisque cette Parole signifie pour nous quelque chose, il faut bien que nous possédions au préalable comme un pressentiment de Dieu, qui servira de pierre d'attente, de point d'attache pour la révélation. Si ces germes n'existaient absolument pas, on devrait conclure que Dieu est complètement à l'écart du monde et de la vie humaine ; et ce serait donner des armes à la forme la plus extrême de la sécularisation. Aussi des théologiens, qui avaient d'abord suivi Barth, en sont venus à se séparer de lui sur cette question de la « révélation naturelle ». E. Brunner, par exemple, rappelle à Barth que l'Écriture atteste l'existence de cette révélation ; que, dès les premiers siècles, les Pères, tels saint Justin et saint Clément d'Alexandrie, en ont fait grand cas ; que les réformateurs eux-mêmes, Luther et Calvin, ne l'ont nullement rejetée ([^54]).
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D'ailleurs, cette capacité que possède l'homme de pressentir Dieu semble aller de soi. A la différence de l'animal, l'homme est un esprit, créé à l'image de Dieu ; sans doute, il est fini, limité, contingent, il n'en est pas moins un esprit, lequel conserve, malgré le péché, une aptitude radicale à entrer en contact avec l'Esprit infini, éternel. Ce contact, nous le prenons à travers l'univers. Il est impossible que celui-ci ne porte pas la marque de son auteur, ne manifeste point quelque chose de ses perfections ([^55]). Qu'on ne dise pas qu'en raisonnant ainsi, nous rejoignons la conception païenne d'une nature divinisée. Il n'en est rien. L'univers, bien que laissant entrevoir les perfections du Créateur, n'en demeure pas moins une créature, séparée de Dieu par un hiatus infranchissable et remise aux mains de l'homme, pour qu'il la transforme au mieux de ses besoins. En outre -- et ceci nous paraît capital pour comprendre la théologie protestante contemporaine --, lorsqu'on dit que Dieu se manifeste dans ses œuvres, il faut donner à ce terme toute son extension. On a trop tendance à ne rechercher les perfections de Dieu qu'à travers le monde physique et biologique. Ces perfections ne se laissent-elles pas deviner également dans le monde humain ? Hegel a raison quand il nous demande d'admirer la sagesse divine non seulement dans les réalités minérales, végétales et animales, mais aussi dans les réalités humaines, individuelles, collectives et historiques ([^56]). Lors donc que l'on parle d'une révélation naturelle de Dieu, il faut la prendre en toute son amplitude, affirmer que l'on peut pressentir les perfections du Seigneur dans la nature certes, mais autant et plus dans les créations de l'homme. Ces remarques de Hegel, loin de contredire l'affirmation traditionnelle que Dieu peut être connu à travers ses œuvres, ne font, au contraire, qu'en souligner la richesse, qu'une vision trop exclusivement cosmologique ne laissait pas suffisamment entrevoir.
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Les cieux chantent la gloire de Dieu, disait le Psalmiste ; mais les œuvres des hommes, hormis le péché, la chantent également, même quand les hommes n'en ont point conscience, même quand ils croient se détourner de Dieu. -- Ainsi, rien n'interdit, tout nous permet de souligner le pouvoir qu'a l'homme de soupçonner, à travers la création *entière,* la grandeur du Créateur.
De cette « révélation naturelle », il ne s'agit ni de minimiser, ni de majorer la portée. Le théologien Paul Althaus qui, plus encore que Brunner, a souligné l'importance de cette révélation et en a montré, à la suite de Hegel, toute l'ampleur ([^57]), a précisé les rapports que cette connaissance soutient avec la révélation de Dieu dans le Christ. « La révélation première universelle ne constitue pas une grandeur autonome, qui se suffit à elle-même, mais elle se rapporte étroitement à la révélation du salut apportée par Dieu en Jésus-Christ. Cette relation a un double caractère. Négativement la révélation première fait apparaître l'incrédulité de l'homme par rapport à l'Évangile comme une faute ; positivement, elle fait apparaître sa foi à l'Évangile comme un achèvement » ([^58]). En insistant sur « la révélation naturelle », Brunner, Althaus et Tillich reprennent un thème exploité par la tradition catholique ; c'est peut-être la raison pour laquelle K. Barth taxait leurs thèses de « non-bibliques, catholico-thomistes, étrangères à la Réforme, protestantes à la manière du siècle des lumières » ([^59]).
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Mais une fois admise l'existence de cette révélation de Dieu dans la création, on ne peut se dispenser de chercher en quoi consiste la connaissance de Dieu qu'elle nous procure ; ou, pour parler avec précision, quel est le statut de l'acte par lequel nous effectuons la découverte de l'Absolu à travers ses œuvres. -- Rappelons d'abord, afin de n'y plus revenir, qu'il s'agit de l'activité normale de l'esprit humain normal, d'une activité rendue possible et exigée par la structure même de notre être. Ne la considérons donc point comme l'effort pénible et douloureux que ferait une âme tourmentée et malheureuse pour échapper à son angoisse ; si cette tonalité se retrouve parfois dans l'ascension naturelle de l'homme vers Dieu, elle n'en constitue pas l'essentiel ; cette ascension, l'homme fort, sain et heureux l'opère tout aussi bien, de par sa structure même d'être pensant. -- C'est d'ailleurs pour une raison analogue qu'on ne peut l'envisager exclusivement comme une affaire de sentiment, du moins si on entend celui-ci comme on le fait d'habitude et qu'on le sépare comme au couteau, dans l'activité humaine, de la volonté et de l'intelligence ([^60]). Le sentiment, ainsi isolé, nous bloquerait dans notre subjectivité, notre individualité, alors qu'il s'agit d'une ascension vers Dieu, accessible en droit à tout esprit et valable pour tous ([^61]). Essentiellement, elle ne peut donc être qu'une activité de la raison, encore que celle-ci ne doive pas, elle non plus, être artificiellement coupée de l'affectivité et du vouloir. L'homme, parce que doué de raison, est capable d'appréhender ce qui est. Les sciences nous mettent déjà en contact avec la réalité ; la question est de savoir si elles en épuisent le sens et si elles peuvent atteindre la réalité fondamentale sur laquelle tout repose. Nous aurons à revenir sur ce point dans un instant.
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Pour le moment, disons simplement que notre raison, par son propre dynamisme, prend conscience « ontologiquement » d'une réalité absolue et « inconditionnelle », pour emprunter les expressions de Tillich ([^62]). Mais comment le fait-elle ? L'affirmation de cette réalité est-elle la conclusion d'un raisonnement ou traduit-elle une saisie immédiate ? La question avait été posée et fort bien traitée par Hegel ([^63]). De la doctrine hégélienne on retrouve des traces chez maint théologien protestant et en particulier chez Tillich, lequel, à l'instar de Hegel, essaie d'incorporer dans son explication la tradition philosophique et théologique. Sa terminologie, parfois un peu déroutante, ne nous ramène pas moins à des vues classiques. Si on veut faire de l'affirmation de l'existence de Dieu la conclusion d'un raisonnement, d'une démonstration, on suit alors ce que Tillich appelle la « voie cosmologique » ; on procède « à la manière thomiste » : partant des réalités contingentes qui tombent sous nos sens, on en déduit l'existence d'un Être nécessaire, cause des réalités contingentes. Cette démonstration, qu'on peut accomplir d'ailleurs plus ou moins implicitement, aboutit, selon Tillich, à faire de Dieu un être situé à côté des réalités de ce monde, un « étranger » qui « par nature » n'aurait rien de commun avec nous. Et Tillich va jusqu'à écrire que cette façon de procéder « ramène l'existence de Dieu à celle d'une pierre ou d'une étoile et qu'elle ne rend pas seulement l'athéisme possible, mais presque inévitable » ([^64]). Cette méthode « cosmologique » n'est pas employée uniquement quand on remonte à l'existence de Dieu en partant du monde extérieur ; on peut la retrouver également chez ceux qui « démontrent » cette existence à partir du fait moral, ou qui, tel Kant, en font un « postulat » de la moralité. Tillich soutient expressément que le processus proposé par Kant pour sauver l'existence de Dieu, si on l'interprète littéralement, aboutit aux mêmes conséquences que ce qu'on appelle, au sens restreint du terme, l'argument cosmologique. Kant infère « l'existence d'un être suprême qui garantit l'unité dernière de la valeur et de la perfection morale, ou encore la croyance dans le pouvoir décisif de processus créateurs de valeurs » ([^65]). En d'autres termes, le Dieu de Kant risque d'apparaître comme une Personne toute-puissante, à côté ou au-dessus des humains, se chargeant de réaliser pour eux l'union du bonheur et de la vertu. Si c'est ainsi que Kant a conçu son « postulat » de l'existence de Dieu ([^66]), il demeure, qu'il le veuille ou non, dans le sillage de saint Thomas et sa démarche reste, quant au fond, « cosmologique », au sens où Tillich entend ce terme.
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Mais la tradition philosophique et théologique a interprété aussi d'une autre façon « l'élévation naturelle » de l'homme à Dieu ; et ce particulièrement sous l'impulsion de saint Augustin. Dieu n'apparaît plus atteint au terme d'une démonstration de type causal, par laquelle des êtres contingents on remonte à un Être nécessaire ; on l'envisage plutôt comme ce qui est impliqué dans notre vie, cognitive, volitive, affective. Même quand je nie Dieu ou que j'en doute, je le fais encore au nom d'une Vérité qui est comme le moteur de mon activité de connaissance, d'une Vérité que je recherche à travers mon doute ou ma négation et qui, en quelque sorte, les supprime. Et quand je poursuis la réalisation de ce qui me semble un bien, fut-il imparfait et discutable, mon action n'a de sens que parce qu'elle est mue par une aspiration vers un Bien absolu et inconditionnel. L'Absolu, je ne le rencontre point, cette fois, au terme d'une preuve, prît-elle la forme d'un « postulat » ; je le découvre plutôt en décrivant « la relation de notre esprit à l'être même » ([^67]) ; il apparaît comme une exigence ontologique de mon activité spirituelle. Comme le dit Tillich, il s'agit d'une prise de conscience ontologique de l'Inconditionnel, qui se trouve présent au plus profond de nous-mêmes, à la source de notre agir. Ne parlons point de démonstration ([^68]) ; Tillich n'aime pas non plus qu'on emploie les termes *intuition* ou *expérience,* car l'usage scientifique qu'on en a fait risquerait de faire apparaître Dieu comme un « objet », donné à notre activité cognitive.
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Certes, c'est bien notre activité cognitive qui entre en jeu ; mais loin de se trouver devant un objet dont elle serait préalablement séparée, cette activité est elle-même conditionnée par lui dans tout son être ([^69]). La connaissance ici, n'est rendue possible que par la présence intime de l'Absolu, qui la suscite en quelque sorte de l'intérieur.
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Mais Tillich se garde bien d'être exclusif et d'opposer radicalement la « voie cosmologique » et la « voie ontologique » ; les deux peuvent, selon lui, être empruntées simultanément, la deuxième corrigeant ce que la première présenterait de dangereux. Si la voie cosmologique, prise à part, risque de nous mener à un Dieu-objet, à un Dieu-chose, à un être s'alignant à côté des autres êtres ; bien utilisée, elle est capable de mener à l'Inconditionnel. Ce qui caractérise, en effet, cette voie, c'est qu'elle prend son point de départ dans le fini, le contingent, l'éphémère. Mais ce point de départ n'est pas mauvais et Tillich estime que la pensée moderne en a, en quelque sorte, enrichi le contenu et montré ce que nous pouvions en tirer : « A partir de concepts comme ceux de contingence, d'insécurité, de devenir, et de concepts corrélatifs comme ceux d'angoisse, de souci, de non sens, une nouvelle approche cosmologique s'est développée. La psychologie thérapeutique, l'anthropologie, et la philosophie existentielle ont contribué à reconnaître sous cette forme négative l'élément inconditionnel présent dans l'homme et son monde. C'est une voie particulièrement impressionnante pour introduire les hommes à la signification de la religion -- si le raisonnement fallacieux qui conclut à l'existence d'un être suprême est évité » ([^70]). De même il serait possible, à travers les manifestations de la culture, cinéma, mouvements politiques, etc., de découvrir une « préoccupation ultime », qui aurait « un caractère théologique inconscient » ([^71]). -- Mais en tout ceci, s'agit-il d'un raisonnement, par lequel de réalités finies nous remonterions à l'Absolu ? Tillich ne le croit pas et déclare que dans ce processus, nous « prenons immédiatement conscience de l'Inconditionné sans inférence » ([^72]). On pourrait peut-être dire qu'il s'agit d'une « inférence immédiate », telle que la décrit Hegel lorsqu'il parle de notre élévation naturelle à Dieu. Tillich semble avoir subi l'influence de la pensée hégélienne sur ce point.
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Au fond, comme Hegel, il veut retrouver le mouvement spontané qui nous porte vers l'Absolu, mouvement qui tient à la structure même de notre être, à notre statut d'esprit fini, limité par toute une série de contingences, et cependant infini par sa capacité de connaître, d'aimer et de vouloir.
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#### D) Dieu et le monde.
Il s'agit maintenant d'examiner de plus près cet Absolu qui nous anime et habite au plus intime de nous-mêmes, source de notre être et de notre activité. En d'autres termes, qu'est-ce que Dieu pour la théologie protestante contemporaine ? Poser cette question, c'est poser en même temps celle des rapports de l'Absolu avec le monde ; Dieu, en effet, se définit, pour nous, par rapport au monde et le monde par rapport à Dieu ; ils sont, selon une expression chère à Tillich, « en corrélation ». Le problème que soulève cette corrélation est complexe ; il importe pour le traiter convenablement de procéder avec précaution.
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Nos concepts et notre langage ont été formés pour exprimer les réalités spatio-temporelles ; ils ont, à cet égard, leur origine dans nos sensations et notre contact avec les choses de ce monde. Il est permis, d'un certain point de vue, d'opposer l'interprétation platonicienne et augustinienne de la connaissance à l'explication aristotélico-thomiste. On doit cependant se garder de l'exagérer. Platon, s'il nous invite à monter jusqu'au monde transcendant des Idées, jusqu'à l'Idée de Bien « par delà l'être et l'essence », est bien obligé, car on ne peut faire autrement, de partir des données immédiates qui nous sont fournies par notre présence aux réalités sensibles au milieu desquelles nous vivons. Même les concepts de bien, de beau, de vrai, etc., ont été forgés sur cette base. Tillich critique l'épistémologie thomiste ([^73]) ; il ne peut quand même pas oublier que la connaissance humaine débute par les sens, et que les concepts et les mots en portent nécessairement la marque. Quand il s'agira, par conséquent, de les appliquer à Dieu, ils devront être corrigés, épurés, passés au creuset de l'analogie, de cette analogie dont Platon soupçonnait déjà l'importance, soulignée plus tard avec beaucoup d'insistance, non seulement par la pensée traditionnelle, mais aussi par Kant ([^74]). Les théologiens protestants contemporains y reviennent d'une certaine manière ; et lorsque Tillich nous déclare que sur Dieu on ne peut proférer que des affirmations indirectes et symboliques ([^75]), nous pouvons à la rigueur accepter cette formule.
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De même il nous faut concéder que nos concepts et nos mots ne se sont point forgés hors du temps et de l'histoire. Ils ont été formés à une époque et dans un contexte culturel particuliers. Ce contexte évolue. Faudra-t-il, pour autant, transformer les concepts et les mots employés antérieurement ? Les remplacer par d'autres ? -- Peut-être, mais à condition de ne pas oublier la signification essentielle que ces concepts et ces mots s'efforçaient d'exprimer, signification qu'un nouvel appareil conceptuel, qu'une nouvelle terminologie devront récupérer.
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Un exemple, emprunté à Tillich, fera comprendre la chose. La Bible et la tradition présentent Dieu comme le Très-Haut, qui habite le ciel, au-dessus de tout ce qui existe. Ces métaphores spatiales parlaient aux anciens, pour qui le ciel apparaissait comme une sorte de voûte recouvrant notre terre. Mais, nous dit Tillich, elles ne diront plus rien à nos contemporains, qui se font du cosmos une idée plus exacte que les Grecs. On peut soutenir avec Pascal que l'univers est infini dans l'espace ; Kant estime, en tout cas, que c'est une hypothèse plausible ([^76]). Dans un univers ainsi conçu, il n'y a plus, dirait Nietzsche, « ni haut, ni bas » ([^77]). Tillich en conclut qu'il faut éviter les métaphores spatiales quand on parle de Dieu. -- Il n'a point tout à fait tort. Seulement il devrait se rappeler que, par delà sa signification littérale, l'expression : le Dieu Très-Haut, visait à exprimer autre chose et quelque chose d'essentiel : l'absolue transcendance divine. Dieu est seul à exister par soi ; tout le reste n'existe que par Lui. Peu importe que notre vision de l'univers ait changé ; le rapport entre lui et Dieu n'en est pas, pour autant, modifié. Un cosmos aux dimensions infinies est aussi éloigné de Dieu, ontologiquement, qu'un cosmos circonscrit dans d'étroites limites ([^78]). Qu'on traduise maintenant d'une manière nouvelle la transcendance divine, nous n'y voyons pas d'inconvénient, à condition qu'on ne la perde pas de vue, qu'on ne l'amenuise pas et qu'on se garde soigneusement d'identifier, peu ou prou, Dieu et le monde.
A l'intérieur de la théologie protestante contemporaine, K. Bart a le grand mérite d'avoir souligné, avec une inlassable insistance, cette transcendance. Kierkegaard l'avait d'ailleurs précédé dans cette voie et Barth reconnaît sa dette envers le grand penseur danois ([^79]).
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Tout comme ce dernier, Barth pousse jusqu'au paradoxe le souci de maintenir la coupure, le hiatus infranchissable qui sépare Dieu et le monde ; il va jusqu'à dire que l'opposition entre les deux « est pour l'homme la seule forme de son union avec Dieu » ([^80]), l'homme ne pouvant adorer Dieu comme il convient tant qu'il n'a point compris que le Seigneur est le Tout-Autre. Celui qui n'a aucune commune mesure avec nous ; tant qu'il n'a pas compris que « Dieu est Dieu et l'homme un néant » ([^81]).
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Barth a peut-être nuancé, dans la deuxième partie de sa carrière, ses affirmations sur la transcendance divine -- il n'y a toutefois jamais renoncé, car elles lui paraissaient exigées par la Révélation biblique elle-même ([^82]). D'autres théologiens protestants sont du même avis ; certains, par contre, émettent des réserves. Tillich, par exemple, sans verser dans le panthéisme, ni supprimer la distinction entre la réalité de Dieu et celle du monde, aurait tendance à l'atténuer. Dès les premières pages de sa *Théorie de la culture,* il prend ses distances vis-à-vis de la « théologie dialectique » de Barth, allant jusqu'à lui reprocher de ramener Dieu à une « entité », située au-dessus ou au delà du monde ([^83]). Pour une part, l'emploi des métaphores spatiales en serait responsable, car cette façon de s'exprimer ne peut, au dire de Tillich, que créer des équivoques. Utilisons d'autres métaphores qui, elles, souligneront la présence de Dieu dans le monde, présence qu'une insistance unilatérale sur la transcendance risquerait de faire oublier.
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Tillich nous invite à ne plus chercher Dieu en regardant en haut, dans un ciel imaginaire, mais à nous tourner vers le monde et vers nous-mêmes ; nous rencontrerons alors Dieu dans la *profondeur* de la réalité, comme « le fondement et le sens de tout être ». -- Au lieu de parler de « hauteur », parlons de « profondeur » et « d'inconditionnalité ». Tillich s'est expliqué à plusieurs reprises sur le sens de ces termes ([^84]) ; de ces explications, il ressort qu'il leur fait en quelque sorte jouer un double rôle. D'abord, selon lui, ces termes aident à définir ce qui est essentiel dans *l'attitude religieuse.* Celle-ci, en effet, se rencontre chaque fois que l'homme, en agissant, s'oriente « vers ce qui est ultime, infini, inconditionnel, dans sa vie » ; chaque fois qu'il laisse percevoir, dans son comportement, « un désir passionné de la réalité ultime », une « préoccupation ultime ». Par exemple, la vie morale accède au niveau proprement religieux lorsque l'homme ne se contente pas d'obéir à des impératifs sociaux, mais « prend conscience du sérieux inconditionnel de l'exigence morale ». De même le savant qui, dans sa recherche, est mû, peut-être inconsciemment, par « le désir passionné de la réalité ultime », est, lui aussi, religieux ([^85]). Mais si les termes de « profondeur » et « d'inconditionnalité » définissent l'essence de l'attitude religieuse, c'est qu'ils désignent en même temps le terme visé par elle : la « réalité dernière », que Tillich appelle « le Sacré, quelque chose qui est intouchable, terrifiant, sens ultime et source d'un courage ultime » ([^86]). Cette réalité, toutefois, ne devrait pas être conçue comme un « niveau d'être » au-dessus des réalités sensibles, mais plutôt « comme ce qui est véritablement réel *dans* tout ce qui prétend à la réalité » ([^87]).
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Au fond du débat entre Barth et Tillich on retrouve une difficulté classique : la nécessité d'affirmer simultanément la transcendance et l'immanence divines. La *transcendance,* qu'on l'exprime à l'aide de métaphores spatiales : Dieu au delà du monde, ou autrement ([^88]), n'a rien de spatial.
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Elle est ontologique : Dieu est seul à exister par soi ; tout le reste n'existe que par Lui. L'humanité du Christ elle-même n'est qu'une créature ; et c'est pourquoi Barth n'a pas tort de prétendre qu'à travers la vie terrestre de Jésus, Dieu ne s'est manifesté qu'indirectement. -- Mais, bien que transcendant, Dieu est aussi présent dans le monde d'une présence indispensable et intime. Par son action incessante, il maintient ses créatures dans l'existence ; il agit en elles, non point comme semble le dire Malebranche, en se substituant à elles, mais en donnant l'impulsion à leur activité. Et quand il s'agit de l'esprit humain, Dieu, de l'intérieur, attire l'homme, se présentant à lui comme la seule réalité qui puisse satisfaire sa soif de connaître et d'aimer. *L'immanence divine,* c'est-à-dire la présence de Dieu dans toutes les créatures, est aussi importante à souligner que sa transcendance et saint Paul nous le rappelle en adoptant la célèbre formule : En Dieu nous vivons, en Dieu nous nous mouvons, en Dieu nous existons. Aussi quand nous entendons Zahrnt exposer de la manière suivante la position de Tillich : Dieu « n'est ni à côté, ni au-dessus de ce qui est, mais il est plus proche de tout être que cet être ne l'est de lui-même. En outre, Dieu est tout autrement que n'importe quel être, il est à une distance infinie de lui, mais non pas comme un être différent, très haut, placé au-dessus du monde, mais comme le fondement et le sens intérieur à tout être » ; quand nous lisons ces lignes, dis-je, nous serions volontiers d'accord. Mais pourquoi faut-il que Zahrnt présente cette doctrine comme particulièrement luthérienne et écrive : « Tillich se réclame avec raison de Luther, qui a toujours proclamé avec force l'omniprésence de Dieu dans les phénomènes de la vie et en même temps son appartenance à l'au-delà » ([^89]) ? Certes, Luther a défendu ces thèses, mais elles n'ont jamais cessé d'appartenir à la tradition chrétienne et saint Thomas, bien avant lui, en avait présenté une formulation remarquable par sa précision et exempte de toute équivoque. Il avait expliqué longuement dans la *Somme théologique* que Dieu est au-dessus de tout « par l'excellence de sa nature : seul, il est infini, existant en soi et par soi ; et, pour cette raison, « on ne peut le confondre avec rien ni le mêler à rien » ([^90]). Mais cette transcendance n'empêche point que Dieu n'existe en toutes choses, comme cause de leur être ; il leur est intimement uni « par son essence, sa présence, sa puissance ». Et quand il s'agit des hommes, il se trouve en eux comme le terme que vise, peut-être inconsciemment, leur activité ([^91]).
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Présence intime de Dieu en toutes choses et particulièrement dans les réalités humaines, mais aussi distinction radicale entre Dieu et le monde, la créature et le créateur.
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Cette distinction, plusieurs penseurs protestants reprochent à Tillich de l'avoir estompée, atténuée. Sans doute Tillich se défend de vouloir identifier « le divin avec la réalité finie » ; il n'en a pas moins tendance à les confondre. Si Dieu est partout présent et agissant, la réalité du monde ne devient-elle pas comme une mince pellicule qui nous cache le divin ? Un regard de foi authentique, porté sur le monde, devrait permettre d'y voir, comme « dans une extase », le Dieu qui s'y cache. Ou, pour utiliser une terminologie que préférerait Tillich, il nous ferait pressentir la réalité vraie, « profonde, inconditionnelle », à travers ses manifestations dans l'univers. Logiquement, on devrait, semble-t-il, en conclure que tout dans le monde est sacré, signe du divin. Tillich aime mieux dire l'inverse : que tout est profane. « Il aurait ainsi redécouvert la profanéité comme un élément essentiel du christianisme, et surtout du protestantisme », lequel « est pour Tillich, un laïcisme radical » ([^92]). -- Mais que signifie au juste cette apparente élimination du sacré au profit du profane ; ou, plus exactement, cette volonté de supprimer toute distinction entre une sphère du sacré et une sphère du profane ? La pensée de Tillich, assez confuse, se meut, semble-t-il, sur plusieurs plans. L'auteur a certainement l'intention de maintenir la distinction *ontologique* entre Dieu et le monde. Ce point assuré, il se place ensuite dans une perspective différente, complexe, dans laquelle on peut discerner les aspects suivants. Il évoque d'abord le problème des religions constituées, ou, si on préfère, des Églises visibles. Celles-ci sont destinées à favoriser le contact avec la réalité absolue, « profonde et inconditionnelle ». Si elles le font, elles demeurent au plan du sacré. Mais elles peuvent manquer leur but et le sacré, dans ce cas, va « devenir profane ». Comme Bonhoeffer, Tillich insiste, parfois lourdement, sur un danger auquel les Églises sont loin d'avoir échappé ; ou, pour employer un langage bergsonien, sur cette chute, toujours possible, de la religion dynamique se muant en religion statique ([^93]). -- Tillich développe aussi un autre point de vue, éminemment traditionnel.
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L'Évangile nous apprend que nous pouvons sanctifier les moindres de nos actions ; quoi que vous fassiez, que vous mangiez, que vous buviez, que vous travailliez, que vous vous reposiez, faites-le par amour de Dieu et vos actes acquerront la dimension du sacré. Et quand on nous habituait à offrir, le matin, notre journée à Dieu, on ne faisait que traduire dans la pratique les conséquences de ce principe ; notre existence quotidienne se trouvait ainsi en relation constante avec le Seigneur. C'est ce point de vue, fondamental dans la piété catholique, que Tillich retrouve et qu'il exprime de la manière suivante : « L'univers est le sanctuaire de Dieu. Chaque jour est un jour du Seigneur, chaque repas un repas du Seigneur, chaque travail l'accomplissement d'un commandement divin, chaque joie une joie en Dieu. Dans toutes les préoccupations provisoires, il y a une préoccupation ultime et sanctifiante » ([^94]). -- Enfin, il est évident que des non-croyants, des non-chrétiens peuvent vivre en étroite relation avec Dieu, qui ne se refuse jamais à ceux qui le cherchent ; et que, par contre, des chrétiens, appartenant à l'Église visible, peuvent perdre le contact avec Dieu. On peut faire partie de l'Église visible et avoir cependant, en un sens, quitté la sphère du sacré ; comme on peut aussi ne point faire partie de l'Église visible et vivre en union intime avec l'Absolu. De cette situation Tillich tire d'importantes conséquences, que Zahrnt résume comme suit : « La ligne essentielle de séparation ne passe plus aujourd'hui entre les chrétiens et les non-chrétiens, mais entre ceux qui sont contents d'eux-mêmes et ceux qui sont devenus inquiets, entre les indifférents et ceux qui attendent, les satisfaits et ceux qui doutent, ceux qui interrogent et ceux qui n'interrogent plus. Il peut alors se faire que des chrétiens et des non-chrétiens se trouvent ensemble du même côté. Il y a des chrétiens et des non-chrétiens qui, les uns comme les autres, chacun à sa manière, sont *quittes* envers Dieu. Et il y a des chrétiens comme des non-chrétiens qui ne sont encore aucunement *quittes* envers Dieu, qui sont devenus inquiets, se demandant si ce qu'ils ont reçu hier comme la vérité sur Dieu est encore aujourd'hui la vérité sur Dieu. » ([^95]) De telles formules soulèvent beaucoup de questions. Il est vrai qu'on peut trouver chez des non-croyants des sentiments et des comportements authentiquement religieux et ne pas les rencontrer chez des croyants. Il est vrai que ceux-ci peuvent être moins honnêtes que ceux-là. Il est vrai que le croyant risque de s'endormir dans sa certitude et d'oublier que la foi est un combat perpétuel, alors que l'incroyant qui se débat dans le doute en a davantage le pressentiment.
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Il est vrai que l'Église invisible « est une Église plus vraie que l'Église organisée », puisque, par définition pourrait-on dire, la première comprend tous ceux qui vivent de la vie spirituelle, alors que la seconde renferme aussi des « membres morts ». Mais, ceci admis, les positions de Tillich n'en demeurent pas moins ambiguës et dangereuses. Plus que Bonhoeffer encore, Tillich semble porté à admettre que le bien se trouve surtout chez les non-croyants : le bien, c'est-à-dire le désintéressement, la recherche anxieuse du vrai, le don de soi, l'esprit de sacrifice, etc. ; en un mot, tout ce qui nous élève à la sphère du sacré. Et l'on devine aisément quelles applications politiques on peut tirer de la formule : les chrétiens authentiques se trouvent, doivent se trouver du même côté de la barrière que les athées œuvrant avec un dévouement total pour la justice et pour les espoirs du genre humain.
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Pour toutes ces raisons, théoriques et pratiques, les positions de Tillich ont suscité beaucoup de réserves dans les milieux protestants. On a souligné que sa théologie comportait « une tendance marquée et même dangereuse à effacer la distance entre Dieu et le monde, et donc à ne pas fermer, mais à combler le plus possible, cet abîme qui existe entre la religion et la culture, entre le temple et l'hôtel de ville, entre la prière et le travail, entre la méditation et l'étude ». On a fait remarquer qu'il « y a quelque chose d'indécis, d'imprécis, de flottant dans la théologie et la religiosité de Tillich. Les frontières de la réalité de Dieu et de la réalité du monde tendent ici à s'effacer. Dieu semble devenir si « mondain » et le monde si divin que tous deux paraissent perdre leurs contours, Dieu sa divinité et le monde sa « mondanité ». Philosophes et théologiens protestants se sont posé sérieusement la question : Tillich est-il un athée ? Son désir de « faire entrer Dieu dans le monde », de supprimer toute distinction entre le sacré et le profane, aboutit à ce résultat que « Dieu risque de perdre sa personnalité et que les traits concrets de son visage commencent à s'effacer. Ce n'est pas par hasard que lorsque Tillich parle de Dieu, le genre grammatical qu'il emploie est le neutre : il dit l'être, le divin, l'inconditionnel ». Bref, il aurait tendance à méconnaître finalement la transcendance divine au profit d'une immanence qui identifierait Dieu et le monde, le royaume de Dieu, et le royaume des réalités terrestres.
Les catholiques devraient être au moins aussi perspicaces que les critiques protestants de Tillich et se garder de confondre la terre et le Ciel, Dieu et le monde, le sacré et le profane. Ne se rendent-ils pas coupables d'une telle confusion, ceux qui affirment, par exemple, qu'il n'y a aucune opposition réelle entre l'Église et le monde ; ou encore que travailler « positivement pour le bien du monde, c'est travailler pour le royaume de Dieu » ? L'origine « tillichienne » de ces confusions et d'autres analogues nous paraît incontestable.
Chanoine R. Vancourt.
129:159
### Hans Kung à New York
La référence habituelle à Hans Kung, dans le *New York Times* et le reste de la presse progressiste, est « le géant de la théologie moderne ». Certains journalistes exploitent encore davantage le style holywoodien en le comparant, sans plus, à saint Thomas d'Aquin. Il ne fallait pas davantage ce bel après-midi de dimanche, en novembre, pour que mille personnes au moins accourent à Columbia University pour entendre la conférence du grand Kung, enfant terrible que le Vatican n'ose discipliner, qui défie le pape par ses livres, nouveau Luther mais qui choisit de rester dans l'Église afin d'y porter la contestation. C'était d'ailleurs le message d'adieu de Kung lui-même aux prêtres et religieuses dans l'auditoire : « *Restez, mais luttez ! *»
Devant le bâtiment universitaire où est situé le MacMillan Theatre, scène de l'événement à la fois mondain et théologique, un groupe d'une centaine de jeunes gens passe et repasse, portant des pancartes qui dénoncent Hans Kung l'hérétique, l'appellent « infaillible » par dérision de l'écrivain qui attaqua l'infaillibilité pontificale, et distribuent des boutons aux couleurs jaunes et blanches. Plus tard, au cours de sa conférence, Kung fera allusion aux protestataires, comme le ferait le médecin à l'égard de malades innocents mais incurables. N'empêche, les manifestants anti-Kung et pro-Pape sont déjà dans la salle, créant une atmosphère tendue.
Hans Kung possède ce genre de visage et de taille qui ne vieilliront guère, par quoi il restera toujours une sorte de post-adolescent sympathique, excitant chez les femmes l'instinct maternel. Il est le « brave jeune homme sympathique et sincère », type que l'on cultive aux USA dans les entreprises de « public-relations » car personne n'ose mettre en doute la transparence de ses yeux bleus, son sourire épanoui et pourtant discret, son front légèrement plissé, signe de sérieux. Malgré soi, le spectateur se dit que si Kung n'existait pas, il faudrait l'inventer : le gauchisme dans l'Église ne pourrait avoir un meilleur théologien de choc.
130:159
Justement, les spectateurs s'attendent à être choqués ; mais le grand « impact » tarde à se déclencher, Kung est modeste et monotone, loin de tonner il endort. Il faut faire bien attention pour capter les *non sequitur* incroyables, les opinions d'assistant social, les lieux communs progressistes, le prêchi-prêcha que l'on pourrait tout aussi bien prononcer du haut d'une tribune de l'ONU. Pour un résumé anticipé, je dirais que c'est un chrétien absolument incolore et qu'il a délivré un discours qui serait parfaitement à sa place dans une réunion de businessmen américains qui ne brillent pas par la pénétration intellectuelle, mais qui aiment tout de même s'entendre dire que tous les problèmes s'évanouiront avec un peu de bonne volonté. Billy Graham, le prédicateur évangélisant et qui est le partenaire de golf du Président Nixon, a une puissance inspiratrice autrement efficace que ce jeune homme qui en soixante-quinze minutes n'a pratiquement rien dit.
Ce n'est pas, d'ailleurs, tout à fait exact. Pendant douze minutes Kung, se déclarant incompétent pour donner son avis en d'autres matières que théologiques, a énuméré les multiples sujets auxquels il ne sent pas le courage de toucher -- et bien sûr, la guerre de Vietnam y figura. Puis, pendant une quarantaine de minutes, il a expliqué en quoi Jésus était un personnage « décisif » (c'était son expression) ; la dernière demi-heure a été consacrée à la liste précédente de ses incompétences, mais où il crut bon de reprendre un à un chaque sujet afin d'exprimer son opinion. Le public apprit ainsi ce que pense Hans Kung de l'avion supersonique (le Congrès a bien fait d'en refuser le financement car il ne faut pas tout avoir), du conflit Indo-pakistanais (chacun des antagonistes devrait céder), de la visite du chancelier Brandt à Varsovie et à Moscou (il est honteux que l'opposition chrétienne-démocrate soit « contre », car Brandt fait son devoir de chrétien qui consiste à céder sur les droits de l'Allemagne), de l'amour libre des jeunes (c'est bien pourvu que le cœur reste pur), et de quantité d'autres choses dont il ne fit point grâce à ses auditeurs. C'était le *Tüchtigkeit,* et lorsqu'il arriva au dernier point de son texte d'écolier consciencieux, la moitié de la salle s'était assoupie. On ose croire que Luther fut autrement amusant que son lointain disciple.
Je dis bien « disciple » car de l'avis général recueilli après la conférence celle-ci aurait pu être identique dans la bouche d'un pasteur protestant longtemps exposé aux habitudes routinières de la bureaucratie. (Il est certain que cet autre protestant, mais de grand cœur, celui-là, Soren Kierkegaard, aurait vomi ce discours avec ses innombrables clichés.) Curieusement, le contradicteur officiel de Kung, le jésuite Avery Dulles, personnage souvent peu orthodoxe, a lui aussi relevé les défauts du conférencier, défauts au nombre de deux :
131:159
l'influence qu'il a subie dans sa jeunesse, celle de Kart Barth (dont le Père Louis Bouyer disait qu'il fut plus calviniste que Calvin), et l'impression que donne sa théologie que la vérité c'est Hans Kung qui l'incarne. Un long commerce avec Kung a donc convaincu le jésuite Dulles que son confrère en théologie se considère comme infaillible, ce qui expliquerait, pourraient ajouter les mauvaises langues, ses motifs d'attaquer l'infaillibilité du pape. Deux autorités infaillibles dans une seule Église ce serait trop ; l'une doit céder ; or Hans Kung, derrière son gentil sourire d'adolescent, n'y songe guère...
Où se trouve en tout cela Jésus-Christ, sujet (ou prétexte ?) de la conférence ? Il était la souris avec laquelle jouait le chat, Hans Kung. Pas une seule fois, ce dernier n'a dit de Jésus qu'il est Dieu : il « s'est dit Dieu », il a parlé de son Père dans les cieux, il s'avoua vaincu sur la croix, il était non-conformiste, il n'était ni révolutionnaire, ni partisan des « troupes d'occupation », il s'entoura de femmes et de jeunes -- toute sa vie fut passée en revue par ce théologien, sans que Jésus-Christ fût une seule fois appelé *Dieu.* Cependant, il fallait qu'il réponde à la question qu'il avait lui-même posée : qu'est-ce qui distingue les chrétiens des autres qui, eux aussi, veulent l'amour, la paix, la bonté ? Eh bien, après soixante-quinze minutes d'écoute attentive *je ne le sais pas.* Ah oui, le Bouddha est mort paisiblement à l'âge de 80 ans ; Mohammed, déjà âgé, dans les bras de son épouse ; Jésus a subi une mort violente quand il n'avait que 33 ans. C'est tout -- et c'est très peu, car, à bien y réfléchir, Che Guevara lui aussi est mort jeune et de la main des autorités.
Jésus-Christ a donc été escamoté ; il était là, bien sûr, plus important que l'avion supersonique, plus mystérieux que le chancelier Brandt, plus nécessaire pour nos décisions quotidiennes que la querelle des théologiens ; mais Hans Kung était moins précis qu'Ernest Renan qui, prêtre défroqué, a dit au moins que c'était le plus grand des mortels, poète incomparable.
L' « élément positif » dans la conférence ? Un seul, le *leitmotiv* véritable : il faut changer les structures de l'Église, et pour cela il faut prendre la démocratie américaine comme modèle. Il y eut des gens dans la salle qui s'esclaffèrent en entendant prononcer l'éloge du « système » que les politiciens eux-mêmes ne songeraient plus à refaire. Kung, qui avait peu auparavant dénoncé le « constantinisme » dans l'Église, s'accuse de rattacher celle-ci à un autre système politique ! Jusqu'où peut-on aller dans l'irresponsabilité ?
132:159
Apparemment, beaucoup plus loin encore car ce grand champion de la démocratie nous a révélé qu'à son avis, sous la pression d'une majorité timide, ni le Concile, ni le Synode 1971 ne sont allés dans la bonne direction, n'ont résolu des problèmes (pilule, célibat, élection populaire des évêques, élection à temps du pape) qu'on ne pourra pas éluder longtemps. Le démocrate Kung n'accepte la victoire de la majorité que lorsqu'il en est ? Une contradiction de plus chez notre théologien gigantesque...
Thomas Molnar.
133:159
## RÉTRO
### Il y a 15 ans Janvier 1957
Le mois de janvier 1957 est employé par la presse catholique à estomper le caractère très vigoureusement « anti-communiste » du Message de Noël de Pie XII.
Ce laborieux effort va jusqu'à corriger les paroles de Pie XII et à leur faire dire le contraire de ce qu'elles disaient. Exemple. Par allusion à la Hongrie martyre, Pie XII avait dit :
« Quant à Nous, en tant que Chef de l'Église. Nous avons évité dans le cas présent comme dans les précédents d'appeler la Chrétienté à une croisade. Nous pouvons cependant demander que l'on comprenne bien le fait que, là où la religion est un héritage vivant des ancêtres, les hommes conçoivent comme une croisade la lutte qui leur est injustement imposée par l'ennemi. »
Transposition par le jésuite Martelet, dans *Témoignage chrétien* du 11 janvier 1957 :
« Il ne s'agit certes pas de prêcher -- dans l'Église ou hors d'elle -- une croisade que Pie XII explicitement récuse. »
Le mensuel *France-Monde catholique,* organe de ce qui était alors la « Fédération nationale d'Action catholique » (F.N.A.C.), dans son numéro du 1^er^ février 1957, confirme la correction imposée par *Témoignage chrétien* aux paroles de Pie XII. Le Message de Noël y était présenté en un « résumé » rédigé sous forme de questions et de réponses. Concernant la croisade :
-- J'ai entendu dire qu'il \[Pie XII\] appelait le monde à une « croisade » contre les Russes...
-- Au contraire, le Pape repousse ce mot et cette idée.
134:159
L'Église de France, sa hiérarchie et sa presse étaient de façon permanente, larvée mais générale, en insurrection contre Pie XII (depuis 1950, comme le révélera ultérieurement Georges Suffert, l'un des rédacteurs en chef de *Témoignage chrétien*)*.* Les évêques n'imposèrent aucune rectification à *France-Monde catholique,* ils ne firent aucun communiqué contre les altérations du message pontifical. Ils étaient eux-mêmes en profond accord non pas avec la pensée de Pie XII, mais avec le texte altéré.
Du moins, en 1957, ils n'opéraient pas encore eux-mêmes les altérations, et pas encore sur l'Écriture sainte...
### Il y a dix ans Janvier 1962
Parution du livre du P. de Soras contre LA CITÉ CATHOLIQUE. Ce livre, intitulé : *Documents d'Église et options politiques,* portait un imprimatur daté du 24 *octobre* 1961. Et il citait en sa page 42 des articles parus en *novembre* 1961. Mais comme il s'agissait d'une bonne œuvre, la fin justifiait les moyens.
D'une bonne œuvre ?
Mais oui : la préparation du concile Vatican II, qui allait se réunir le 11 octobre 1962.
La principale *préparation psychologique* du concile a consisté dans les campagnes contre LA CITÉ CATHOLIQUE.
Le livre du P. de Soras procurait les préliminaires doctrinaux de ces campagnes.
En avril 1962, toujours contre LA CITÉ CATHOLIQUE, et simultanément contre ITINÉRAIRES, le P. Liégé lançait au Canada le mot d'ordre :
« *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes. *»
Nous fûmes inévitablement attentifs à l'agression ainsi lancée contre nous.
Nous ne fûmes pas inattentifs à la portée générale de ce mot d'ordre qui, par delà l'usage qui en était fait contre nous, pouvait entraîner, s'il était suivi, une subversion terrible. Nous avons, à l'époque, expliqué pourquoi.
135:159
Mais nous ne pouvions prévoir en 1962 que ce mot d'ordre serait le mot d'ordre implicite du concile qui allait se dérouler. Et deviendrait ensuite le mot d'ordre quasiment affiché du pontificat qui approche maintenant de son terme.
### Il y a cinq ans Janvier 1967
Publication dans le numéro de janvier 1967 d'ITINÉRAIRES (numéro 109) de la lettre que le T.R.P. Janssens, préposé général de la Compagnie de Jésus, avait envoyée le 11 février 1951 aux provinciaux et autres supérieurs de la Compagnie. Cette lettre pour l'application de l'encyclique *Humani generis* est toujours demeurée secrète. Elle a été publiée seulement dans notre numéro 103 et dans notre numéro 109.
La lettre du T.R.P. Janssens montre, à qui la lit aujourd'hui, que la crise actuelle chez les Jésuites et dans l'Église n'est pas née du concile : elle existait antérieurement ; elle existait sous Pie XII, attendant seulement sa mort pour se manifester avec insolence. Vatican II n'en est pas une cause, mais une conséquence.
136:159
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### Petite histoire (et philosophie) d'une Notification
Le soir du 15 juin 1971, dans *L'Osservatore romano* daté du 16, paraissait une « Notification sur le Missel romain, la liturgie des heures et le calendrier », rédigée en latin et provenant de la « Sacrée Congrégation pour le culte divin ». Elle était suivie d' « une traduction en langue italienne ». Dans son texte latin comme dans sa traduction italienne, ce document ne comportait aucune date ni aucune signature.
*La Croix* du 17 juin, sans s'arrêter à cette invalidité manifeste, et d'ailleurs sans reproduire le texte de la Notification ni même en citer un seul mot, déclarait avec aplomb, en roulant des yeux terribles :
« La Congrégation pour le Culte divin a publié le mardi 15 juin une notification rendant obligatoire dans le monde entier la nouvelle liturgie de la messe issue de Vatican II.
« La Congrégation confirme ainsi la législation en vigueur dans plusieurs pays, en particulier dans l'ensemble des pays francophones. Rappelons qu'en France la nouvelle liturgie est devenue obligatoire depuis le 1^er^ janvier 1970.
« On sait que certaines organisations cristallisaient leur opposition à la nouvelle liturgie en réclamant le maintien de la messe dite de saint Pie V. Elles reçoivent ainsi une fin de non-recevoir qui devrait mettre un terme à leur opposition. »
Dans son numéro du 4 juillet, la *Documentation catholique* publiait une traduction française de la Notification « revue par le Centre national de pastorale liturgique (CNPL) ». Le document ne comportait toujours ni signature ni date.
137:159
Dans son numéro du 15 juillet, *L'Ami du clergé* ([^96]) donnait à son tour une traduction française apparemment faite sur la traduction italienne et non sur le texte latin. La Notification y demeurait toujours sans signature, mais elle était ornée d'une date : « 15 juin 1971 ». C'est-à-dire qu'on avait pris la date de parution pour en faire la date du document. Dans son commentaire (p. 432), Dom Oury maintenait la vérité en parlant de la Notification « *parue* le 15 juin 1971 ». Mais dans le titre (p. 431), cette date devenait celle de la Notification elle-même.
Enfin, en novembre, la Notification a paru aux *Acta :* dans le numéro 9 daté du 30 septembre et arrivé aux abonnés, en France, dans la seconde quinzaine du mois de novembre 1971.
Il y a maintenant une date\
et deux signatures
Ce document, jusqu'en novembre 1971, étant donc infirme et sans valeur, n'étant ni daté ni signé. Mais il a été corrigé après coup. Aux *Acta* il porte enfin une date, non pas celle du 15 juin que lui avait arbitrairement attribuée *L'Ami du clergé,* mais celle du 14 juin : «* Ex aedibus Sacræ Congregationis pro Cultu Divino, die 14 junii 1971 *». Et il porte désormais deux signatures, non seulement celle de l'inévitable secrétaire Hannibal, mais encore celle du préfet Arthur : «* Arturus card. Tabera. Praefectus ; H. Bugnini,* «* Secretis *».
Des normes nouvelles\
concernant « la date »
Nous ne retiendrons de cette Notification que le plus important (et probablement le seul important) : ce qui concerne la date limite d'entrée en vigueur du nouvel *Ordo Missae...*
Selon les dispositions antérieures, que la Notification rappelle en commençant, les Conférences épiscopales étaient autorisées à prolonger la *vacatio legis* jusqu'au 28 novembre 1971.
Elles pourront maintenant la prolonger sans limite au-delà de cette date.
C'est au paragraphe 2, que voici en son entier :
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« Les Conférences épiscopales veilleront à ce que soient complétées au plus tôt les traductions et l'édition en langue populaire des \[nouveaux\] livres liturgiques.
« Cependant, en raison des difficultés particulières de ces éditions, elles fixeront le jour où les traductions approuvées par elles et confirmées par le Siège apostolique pourront ou devront entrer en usage, totalement ou en partie.
« A partir du jour où ces traductions populaires devront être utilisées dans les célébrations en langue vernaculaire, ceux qui continueront à utiliser le latin devront se servir seulement des textes nouveaux de la messe et de la liturgie des heures. »
Ces *normes* sont donc de *nouvelles* normes et non pas, comme plusieurs l'ont cru ou l'ont feint, un simple rappel des normes antérieures.
Il n'est d'ailleurs que de lire le préambule de la Notification.
Son premier et son second alinéa rappellent l'existence des normes précédentes et spécialement la date du 28 novembre 1971.
Le troisième alinéa dit que, compte tenu de ces dispositions antérieures (*his attentis,* c'est fort vague), il ne s'agit pas purement et simplement de les rappeler ([^97]), mais de faire connaître qu'avec l'approbation du Souverain Pontife la Congrégation « a établi les normes qui suivent » (*quae sequuntur statuit normas*) : on a donc bien établi des normes qui n'existaient pas auparavant, et l'on fait connaître ce nouvel établissement.
Voici en quoi consiste la nouveauté :
1° Les Conférences épiscopales ne sont plus tenues, par la date limite du 28 novembre 1971 : elles auront à fixer elles-mêmes les dates où les traductions liturgiques *pourront* puis *devront* entrer en vigueur *partiellement* puis *totalement.* Ce qui suggère la possibilité d'étapes successives. Au moins quatre (qui peuvent elles-mêmes se subdiviser). Première étape : une partie peut. Deuxième étape : la totalité peut. Troisième étape : une partie doit. Quatrième étape : la totalité doit.
2° Au terme, c'est-à-dire quand l'ensemble des traductions liturgiques sera devenu obligatoire pour ceux qui célèbrent en vernac, c'est alors, et alors seulement, que ceux qui célèbrent la messe en latin devront prendre le nouvel Ordo.
139:159
Ainsi est établi un lien qui n'existait pas : un lien entre la mise en place des messes en vernac et l'obligation du nouveau missel en latin. Tant que la mise en place du vernac ne sera pas complète, définitive, obligatoire, il sera permis aux prêtres qui célèbrent en latin de célébrer selon le Missel romain de saint Pie V.
Les traductions liturgiques\
ne sont ni définitives\
ni obligatoires
Nous sommes fort loin du moment où les messes vernaculaires seraient définitivement et obligatoirement établies (on peut même penser que cette éventualité ne se produira jamais).
Pour être obligatoires, les traductions liturgiques devront satisfaire à certaines formalités (approbation, confirmation). Mais elles devront aussi, c'est trop évident, *ne pas être falsificatrices et blasphématoires,* ce qui leur enlève ipso facto toute espèce de validité.
Tant que les traductions liturgiques comporteront des blasphèmes et des falsifications, il est manifeste que pour cette raison elles ne seront pas obligatoires.
Et tant qu'elles ne seront pas obligatoires, il ne sera pas obligatoire non plus que les prêtres qui célèbrent en latin adoptent le nouvel Ordo.
L'approbation est nulle\
et la confirmation aussi
On peut formuler la remarque précédente en d'autres termes.
Pour être obligatoires, les traductions liturgiques doivent avoir été *approuvées* par l'épiscopat et *confirmées* par le Saint-Siège.
Mais l'approbation épiscopale est nulle, et nulle la confirmation pontificale, quand elles portent sur des textes falsificateurs et blasphématoires.
Le cas particulier\
de l'épiscopat français
L'épiscopat français, lui, s'est placé pour la messe en dehors de toute légalité vaticane, ne voulant connaître que la sienne propre et prétendant régler la liturgie en France de sa propre autorité.
140:159
C'est pourquoi *La Croix* du 17 juin prenait soin de préciser :
« Rappelons qu'en France la nouvelle liturgie est devenue obligatoire depuis le 1^er^ janvier 1970.
De même, dans la *Documentation catholique* du 4 juillet, une note était ajoutée au paragraphe 2 de la Notification : « En France, le nouvel *Ordo Missae* est obligatoire depuis le 1^er^ janvier 1970. »
Mais tandis que *La Croix* ne daignait donner aucune justification de cette particularité insolite, la *Documentation catholique*, sentant qu'une explication était indispensable, renvoyait à la page 1078 de son numéro 1552 (7 décembre 1969). Qu'on s'y reporte, et l'on y trouvera la fameuse Ordonnance du 12 novembre 1969, l'Ordonnance JURIDIQUEMENT SCHISMATIQUE de l'épiscopat français ([^98]) : *Les* *évêques de France, réunis à Lourdes en Assemblée plénière le 12 novembre 1969, ont décidé ce qui suit, de leur propre autorité et sans référence à aucune loi du Saint-Siège...*
La situation en France est donc à la fois pleinement arbitraire et fortement embrouillée. D'autant plus embrouillée qu'elle est davantage arbitraire. Il n'est pas inutile pourtant de savoir en toute clarté que ce ne sont ni le pape ni les bureaux du Vatican qui ont rendu « obligatoire » en France le nouvel *Ordo Missae*. Cela n'est point dit dans l'intention de plaider l'innocence du Saint-Siège en cette affaire : mais simplement pour voir les choses telles qu'elles sont dans leur réalité.
Profitons-en pour souligner une fois de plus qu'il n'y a d'obligation légale, en France, en matière de messe, que celle qui se fonde sur cette Ordonnance sans valeur du 12 novembre 1969. Il n'y a rien d'autre.
La révolution liturgique\
abandonnée aux églises nationales
Nous pensons, nous ne l'avons nullement caché, que le pape lui-même *n'aurait pas le pouvoir* d'interdire valablement *la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain* *de saint Pie V.*
141:159
Mais comme en outre il se trouve que, sans lui vouloir du bien, il ne l'a tout de même point interdite, nous en prenons acte et nous le faisons savoir.
La Notification que nous venons de commenter remet davantage encore la réforme liturgique entre les mains des conférences épiscopales. C'est la confirmation de ce que le P. Calmel avait discerné dès le début et très nettement marqué dans sa Déclaration initiale ([^99]) : « *Commencée par le pape, puis* ABANDONNÉE PAR LUI AUX ÉGLISES NATIONALES, *la réforme révolutionnaire de la messe ira son train d'enfer. *» La messe est très exactement abandonnée aujourd'hui aux diverses conférences épiscopales, qui en font, comme du catéchisme, ce qu'elles veulent, sans avoir à redouter que le Saint-Siège leur notifie des rappels à l'ordre (au contraire, il « confirme », comme on l'a vu, même les traductions les plus blasphématoires et les plus visiblement fausses, y compris celle qui fait dire à saint Paul que *pour vivre saintement, il faut prendre femme*)*.* Ce laisser-faire, ce laisser-aller du Saint-Siège est trop systématique pour n'être pas le fruit d'une pensée, ou d'une arrière-pensée. Du moins, qu'on n'aille pas prétendre que le nouvel Ordo est imposé en France par Paul VI, ce n'est pas vrai.
Voilà ce que l'on peut dire de cette *Notificatio* dont la présentation tendancieuse, dans *La Croix* et d'autres journaux, avait l'été dernier provoqué quelque trouble chez certains de nos lecteurs. Ils peuvent constater qu'elle n'avait pas grande importance : et que les journaux qui s'en étaient emparés un moment, précisément pour les troubler, l'ont aujourd'hui complètement oubliée. De même pour le Synode, comme nous l'avons dit ([^100]). Il ne faut pas, dans le domaine religieux, être suspendu aux « dernières nouvelles » de la presse, de la radio et de la TV. Elles ne contiennent pas la vérité. C'est à ce propos et en ce sens-là que Léon Bloy déclarait trouver les « dernières nouvelles » dans saint Paul. *La vérité de la messe catholique ne dépend pas d'une dépêche d'agence, fût-elle datée du Vatican.* Demeurons donc solidement retranchés sur LA LIGNE SALLERON.
Rappel :\
la « ligne Salleron »
Ce que nous avons appelé ainsi ([^101]) se définit à partir de la déclaration que Louis Salleron avait faite le 25 mars 1971 en marge de son livre *La nouvelle messe* ([^102])*.*
142:159
Relisons-la :
«* En présence du désordre actuel, les catholiques attachés à leur foi n'ont pas la même réaction.*
«* Les uns, comme le cardinal Daniélou, pensent qu'il faut accepter sans réserve la nouvelle messe, en lui donnant le sens authentique que rappelle la version rectifiée de l'* «* Institutio generalis *».
«* Les autres, dont je suis, ne croient pas qu'il soit possible de* «* rattraper *» *la nouvelle messe par une simple déclaration d'intention qui ne correspond pas à l'intention première dont elle est l'expression et dont les effets néfastes sont dès maintenant visibles. Ils estiment qu'au 28 novembre deux décisions claires devraient intervenir :*
*-- la première autorisant sans condition les prêtres à célébrer la messe traditionnelle dite de S. Pie V ;*
*-- la seconde apportant à la nouvelle messe les modifications nécessaires*. »
Aucune de ces deux décisions n'est intervenue à la date du 28 novembre 1971 : mais cette date n'a réellement aucune importance. Le rôle qu'elle semblait devoir tenir dans la légalité bugninesque a été entièrement effacé par la Notification postdatée du 14 juin, ci-dessus commentée. Les deux réclamations de la « ligne Salleron » ne répondent d'ailleurs pas simplement à quelque circonstance passagère de l'automne dernier, elles répondent à des nécessités permanentes et à de permanentes impossibilités, que Louis Salleron rappelait en ces termes dans *Carrefour* du 14 juillet :
-- Est-il possible d'INTERDIRE une messe qui, depuis les origines, est la messe ininterrompue de la tradition et qui a été fixée au XVI^e^ siècle en pleine harmonie avec le concile de Trente dont Les travaux publiquement poursuivis pendant de longues années ont eu pour objet de déterminer le dogme eucharistique ?
-- Est-il possible d'IMPOSER une messe qui, fabriquée clandestinement par les bureaux et propagée par des voies constamment illégales, se propose, de l'aveu même de ses auteurs et sous le couvert de quelques améliorations de détail, d'opérer une mutation dans la foi catholique en instituant un rite œcuménique destiné à l'établissement d'un nouveau christianisme ?
La « ligne Salleron » est une ligne de réclamation : elle définit la double réclamation adressée en permanence à l'autorité hiérarchique et spécialement au Saint-Siège.
143:159
Nous réclamons, nous réclamerons *sine intermissione* les deux décisions claires suivantes :
1\. -- La confirmation explicite du droit de tous les prêtres à célébrer, sans autorisation préalable ni conditions particulières, la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V.
2\. -- La rectification de la messe-digest de manière à la rendre conforme à la définition catholique du saint sacrifice de la messe.
Bien entendu, il ne suffit pas de réclamer. Il ne suffit pas de désirer.
Comme l'a très bien dit Luce Quenette, « *les désirs efficaces sont seulement ceux des prêtres qui, malgré les difficultés, ont conservé un rite sacré, millénaire, non interdit, et sont décidés à le conserver quoi qu'il arrive *»*.* Voilà certainement le plus important et le plus solide ; le plus indispensable.
La réclamation publique n'est donc pas l'action essentielle elle est une action complémentaire de l'essentiel. Et elle constitue une réponse explicite, et opportune, aux notifications, aux synodes et aux discours de diversion.
#### L'Opus sacerdotale (suite)
Dans un numéro précédent, nous avons donné d'amples informations sur l'association sacerdotale française dénommée *Opus sacerdotale* ([^103]).
Voici quelques informations complémentaires ([^104]).
Le titre entier de l'association est le suivant : *Opus sacerdotale ad mentem Concilii Vaticani II sub tutela Beatae Mariae Virginis Matris Ecclesiæ summo Christo Regi Sacerdote dedicatum* : selon l'esprit du Concile Vatican II ; sous la protection de la T.S. Vierge invoquée au titre de Mère de l'Église ; consacré au Souverain Prêtre, le Christ-Roi. Ce titre est très bien composé parce qu'à lui seul déjà, il donne à entendre qu'il s'agit de prêtres traditionnels qui cherchent un remède aux maux du temps présent dans l'enseignement du Concile Vatican II et dans les initiatives de Paul VI.
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(Traditionnels : le Christ-Roi. Vatican II : l'esprit du Concile. Paul VI : Marie Mère de l'Église.)
Dès octobre 1965, leur circulaire n° 11 déclarait : « *Le Concile fournit une occasion unique, surnaturellement, pour nous mettre à même de donner forme à nos aspirations. Nous nous proposerions comme charte fondamentale les Décrets du Concile tels qu'ils sont contenus spécialement dans le schéma sur les Prêtres* (...)*. Les interventions du Saint-Père qui se sont traduites au cours du Concile sont inscrites dans l'histoire pour jamais* (...)*. Il faudra prendre un titre, une dénomination. Certaines présentations se suggèrent déjà. En voici une : Opus sacerdotale* ad mentem Concilii (*nous entendons du vrai Concile*). » Cet état d'esprit était en effet explicable à cette époque (où l'on ne mentionnait encore l'abbé Georges de Nantes qu'à voix basse, et seulement pour s'en scandaliser sans examen). Mais il ne semble pas que, par la suite, l'*Opus sacerdotale* se soit dégagé de cet état d'esprit conciliaire aussi vigoureusement qu'il l'eût fallu.
Au contraire, cet état d'esprit s'est trouvé figé par les articles 4 et 5 des statuts (rédigés en octobre 1966, cf. la circulaire n° 18) :
« Art. 4. -- L'*Opus sacerdotale* s'inspire essentiellement de l'enseignement du Concile Vatican II, dans lequel il puise son esprit à la lumière traditionnelle du Magistère de l'Église. Il veut être un fruit du Concile, mûri dans la grâce de l'Esprit de Dieu.
« Art. 5. -- Il prend pour programme de sainteté celui que le Concile a tracé pour les prêtres, notamment dans le Décret *Presbyterorum Ordinis*. »
Ces statuts ne furent déposés à Rome, pour approbation canonique, qu'en juin 1970. Pourtant, il ne semble pas que les malencontreux articles 4 et 5 aient été modifiés entre 1966 et 1970 : et en 1970, il était tout de même beaucoup moins explicable que l'on puisse continuer à parler de la même manière du Concile Vatican II. Ce qui n'était point apparu, ou guère, sur le moment, devenait visible et même manifeste avec le recul.
Dans un tract daté de la Toussaint 1970 (et dont nous n'avions pas eu connaissance à l'époque), l'*Opus sacerdotale* continuait à voir « la marque singulière et victorieuse de l'Esprit de Dieu » dans « certains » (?) textes conciliaires, « tel le Décret *Presbyterorum Ordinis* sur la vie et le ministère des prêtres ».
145:159
Les membres de l'*Opus* estimaient « *ne pouvoir trouver plus sûr fondement à leur effort qu'en faisant accueil, pour en vivre, aux règles formulées par le Décret *» : Tenir ce décret de Vatican II pour LE PLUS SÛR fondement de la sanctification des prêtres demeurera comme une surprenante bizarrerie. Quoi, rien de plus sûr, dans toute l'histoire et tout l'enseignement de l'Église ? Et comment faisaient donc les prêtres, avant, pour se sanctifier ? ils n'avaient qu'une sanctification moins sûre ?
Cette absence de discernement au sujet du concile est probablement l'origine et la cause des autres... timidités de l'association : Certes, il ne s'agit pas d'attendre de l'*Opus*, si ce n'est pas sa fonction, ni des prêtres de l'*Opus*, si ce n'est pas leur vocation, qu'ils s'élèvent directement contre les impostures conciliaires et post-conciliaires. Mais alors ils feraient mieux de ne pas parler du concile : oui, ne pas en parler plutôt que d'affirmer positivement une confiance de façade qui peut induire en erreur ceux qui la prendraient au mot.
Voici maintenant le document le plus récent (à notre connaissance) de l'*Opus*. Il ne porte pas de date, mais il est diffusé actuellement. C'est une sorte de proclamation, sur une grande feuille recto-verso se présentant comme un tract distribué aux fidèles. En titre : *Opus sacerdotale*, 28, rue Joachim du Bellay, 49 -- Angers (France). En voici la reproduction intégrale :
PRÊTRES DE JÉSUS-CHRIST -- La Grâce de Dieu ; sans mérite de notre part, nous a gardés dans la Foi, l'Espérance et la Charité surnaturelles : nous croyons devoir offrir à la Sainte Église le service du Sacerdoce de Jésus-Christ, qu'elle nous a elle-même conféré par le Sacrement de l'Ordre...
Elle a ainsi consacré notre vie d'une façon définitive, non seulement jusqu'à notre mort, mais pour l'éternité.
Sa doctrine claire et irréversible, fruit de la Tradition apostolique, nous a tracé pour toujours le chemin qu'exige notre fidélité à Jésus-Christ, quels que soient les temps et les circonstances.
SERVITEURS... C'est pourquoi, au nom de Jésus-Christ, le Fils de Dieu vivant, par le choix de l'évêque qui nous a validement ordonné prêtre, pour le salut et la vie de tous les hommes dont la volonté droite cherche la vérité et dont le cœur, pauvre a faim de Dieu, nous nous déclarons prêts à assurer indéfectiblement le ministère qui nous a été confié.
L'énumération des différents aspects de ce service n'est pas à entendre comme le manifeste de nos résolutions, mais bien plutôt comme la merveilleuse richesse des dons de Dieu pour son Église sainte et immaculée.
SERVITEURS DE L'ÉVANGILE -- Nous annonçons l'Évangile, tel que l'Église l'a reconnu révélé, à temps et à contretemps, avec patience mais selon la Vérité, même si autour de nous la démangeaison du neuf donne envie de détourner l'oreille du Vrai.
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SERVITEURS DE LA DOCTRINE -- Nous enseignons toute la foi de l'Église catholique concernant la Sainte Trinité, le péché originel, l'Incarnation, la Rédemption, la Vierge Marie, les Anges, les Saints, la Grâce, les Sacrements, la Vie Éternelle.
SERVITEURS DU BAPTÊME -- Nous baptisons au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit les petits enfants que nous présentent les familles chrétiennes.
Nous avertissons les parents d'avoir la responsabilité et l'honnêteté d'élever dans la foi les enfants qu'ils font baptiser, mais nous nous gardons d'éteindre la mèche qui fume encore et de chasser de l'Église les plus pauvres de foi.
SERVITEURS DE LA TRANSMISSION DE LA FOI -- Nous apportons tout notre soin à la mission de transmettre la foi aux jeunes enfants et nous appelons les catholiques, et les jeunes en particulier, à se faire les apôtres de la foi auprès des enfants.
Nous préparons les enfants à recevoir les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie afin que leur foi soit nourrie, non seulement d'un savoir, mais d'une vie religieuse.
SERVITEURS DE L'ÉDUCATION DE LA FOI -- Nous acheminons ces enfants vers leur vie d'adulte, en leur faisant conférer le sacrement de Confirmation et en les invitant à professer solennellement leur foi dans la communauté de l'Église.
Nous utilisons tous les moyens de contact que nous fournissent les œuvres de jeunes, en particulier l'animation de l'enseignement et des loisirs, pour leur révéler la vie chrétienne et leur apprendre à aimer et à suivre Jésus-Christ.
SERVITEURS DE LA SOCIÉTÉ -- Nous leur apprenons, selon la Vérité de l'Évangile, que le progrès de la vie des hommes en société, la promotion des personnes, la justice, la paix sont le fruit de l'entente voulue, de la collaboration recherchée, de la compréhension consentie.
A l'inverse, le processus dialectique, même simplement toléré ou accepté, à n'importe quel niveau de la société familiale, étudiante, professionnelle, civique, ne peut aboutir qu'au désordre, à la massification, à un recul de la civilisation, à la souffrance et à la misère.
SERVITEURS DES HOMMES DE BONNE VOLONTÉ -- Nous sommes à la disposition de tous ceux qui cherchent loyalement la vérité, et la justice, afin de les aider à découvrir Jésus-Christ, source de toute vérité et de toute justice.
SERVITEURS DE LA LOI DE DIEU -- La morale que nous enseignons est celle des Commandements de Dieu. Nous ne les considérons pas comme une réglementation contingente, mais bien comme le mode d'emploi que le Créateur a donné pour le bon fonctionnement de sa création.
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Avant tout, nous enseignons selon les trois premiers commandements que l'adoration de Dieu, le respect de tout ce qui est sacré et le culte rendu publiquement à Dieu sont les éléments primordiaux, non seulement pour un réalisme de l'existence, mais encore pour un équilibre objectif de la vie des hommes, personnellement et en société.
Nous enseignons, selon le 4^e^ commandement, que la famille est pour la société la source de toute autorité et le critère en fonction duquel on doit juger de tout plan, de toute organisation et de tout projet.
Nous enseignons comme des absolus les commandements qui régissent les rapports des humains entre eux : la nécessité de respecter la vie, l'amour, les biens du prochain, la justice et la vérité qui lui sont dues.
Enfin, nous rappelons à tous les 9^e^ et 10^e^ commandements qui, invitent les hommes à exercer leur liberté en respectant en eux l'image et la ressemblance de Dieu.
SERVITEURS DU SACREMENT DE PÉNITENCE -- Nous ne nous considérons jamais comme dérangés par quelqu'un qui veut recevoir le sacrement de Pénitence et nous facilitons, par tous les moyens, l'usage personnel de ce sacrement aux catholiques qui ont l'esprit de pauvreté de se reconnaître pécheurs.
SERVITEURS DU SACREMENT DES MALADES -- Nous apporterons aux malades et aux personnes âgées la sollicitude de notre affection en leur facilitant la réception des sacrements et en particulier du sacrement des malades.
SERVITEURS DU SACREMENT DE MARIAGE -- Nous préparons les fiancés au sacrement de Mariage en les poussant le plus loin possible dans leur foi, mais en ne brisant jamais la faiblesse de ceux qui sont les plus pauvres en ce domaine.
Nous tenons le sacrement de Mariage comme la consécration voulue par Jésus-Christ de la vie conjugale pour que les époux, soient une cellule du mystère qui unit le Christ à son Église...
SERVITEURS DE LA SAINTE MESSE -- La Sainte Messe que nous célébrons est le Sacrifice de Jésus-Christ, mort sur la croix, ressuscité et monté au ciel. Il ne s'agit pas d'un simple pain partagé en signe d'amitié, ni d'une présence symbolique qu'on qualifierait de « réelle » pour des motifs subjectifs, soit parce que les fidèles y croient soit parce que le peuple de Dieu est rassemblé.
Nous répétons aux catholiques que cette Eucharistie c'est Jésus-Christ Lui-même, sa Personne vivante et substantiellement présente avec son corps, son sang, son âme et sa divinité. C'est donc Jésus-Christ, Dieu, qu'ils reçoivent avec la plus grande vénération intérieure et extérieure dans ce Saint Sacrement.
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SERVITEURS DE L'UNIQUE SACERDOCE -- Nous considérons que notre Ordination sacerdotale exige en réponse le don sans retour de notre vie consacrée au sacerdoce du Christ. C'est le Christ qui agit par nous lorsque nous annonçons l'Évangile et que nous conférons un sacrement. Le témoignage de notre foi consiste pour nous à être pleinement prêtre et à n'être que Prêtre de Jésus-Christ.
Nous ne recherchons aucune autre mission que celle du Christ qui est venu sauver les hommes du péché, pardonner aux pécheurs qui reconnaissent leur pauvreté, enseigner la Vérité de Dieu, donner la Vie surnaturelle par les sacrements. Cette tâche est tellement abondante et les ouvriers si peu nombreux que nous ne croyons pas devoir accepter les accaparements humains qui nous empêcheraient d'être tout au Christ et à son Église.
D'abord pour une raison de temps : nous ne pouvons pas être totalement donné au peuple de Dieu, jeunes et adultes, et assumer, par ailleurs, des responsabilités professionnelles et familiales, à la manière des laïcs.
Et surtout à cause de la destination consacrée de nos vies par le sacrement de l'Ordre. Le prêtre est le serviteur du mystère d'unité qui règne entre le Christ et chacun des membres de son Église, Il n'est pas possible d'assurer vraiment et pleinement ce ministère autrement, que dans un célibat qui offre tout son amour au Christ et à son Église.
SERVITEURS DES VOCATIONS -- C'est dans cet esprit que nous préparons des jeunes au sacerdoce et à la vie religieuse. Nous savons et nous constatons que les appels de Dieu ne manquent pas. Nous entretenons soigneusement et par tous les moyens les vocations que la Providence nous confie, pour le jour où l'Esprit Saint les fera parvenir à la maturité voulue par Lui.
SERVITEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE -- Nous sommes prêtres de l'Église catholique, dont le Pape, successeur de Pierre, est le pasteur universel. Nous nous voulons liés au Pape, dans l'exercice de sa charge doctrinale, morale, liturgique ; car être lié au Pape, c'est être lié au Christ.
Nous nous voulons en communion avec notre Évêque, comme lui-même l'est avec le Pape. Cette intimité de l'autorité et de l'obéissance est une communion dans la Foi surnaturelle, dans la Charité pour la sainte Église du Christ et dans la liberté qui fait les hommes à l'image de Dieu. Elle exige la conjonction d'une obéissance et d'une autorité qui soient, de part et d'autre, l'exercice d'une responsabilité personnelle.
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SERVITEURS DE LA PRIÈRE -- Nous répétons sans cesse que la prière est l'expression la plus haute de l'esprit de pauvreté exigé par la foi en Jésus-Christ. Pour cela nous apprenons à lire et à méditer la Sainte Écriture, à adorer le Saint Sacrement, à méditer les mystères du Rosaire, à suivre le Chemin de la Croix, à invoquer la Vierge Marie, les Anges, les Saints.
Nous affirmons que rien ne se fait de valable dans l'Église sans la prière.
Nous respectons la prière de ceux qui prient en français et de ceux qui prient en latin. Nous aidons les uns et les autres à purifier leurs intentions et à ne pas faire de leur choix un instrument de pression contre leurs frères. Nous les informons aussi de façon objective pour qu'ils sachent distinguer entre les propagandes exercées par des procédés sociologiques et les orientations authentiques de l'Église.
SERVITEURS DE LA COMMUNAUTÉ DES CATHOLIQUES -- Cette vie fraternelle des catholiques a besoin de s'exprimer et d'apparaître comme un témoignage aux yeux des hommes entre toutes les associations nécessaires et les collaborations utiles des chrétiens, la Paroisse reste la communauté essentielle où toute la famille des baptisés vit, se construit, chemine et s'approfondit dans la foi, l'espérance et la charité. C'est là que les baptisés apprennent que les différences d'âge, de condition, de mentalité ne doivent pas devenir des différends, mais une source d'enrichissement et de soutien mutuels pour la vitalité de l'Église.
Nous rendons grâce au PÈRE ÉTERNEL qui nous conduit par les événements à porter témoignage public de notre fidélité.
Nous demandons à l'ESPRIT SAINT de nous fortifier contre nos faiblesses pour demeurer fermes dans cette Foi que nous affirmons.
Humblement confiants dans la Miséricorde divine et la Rédemption de JÉSUS-CHRIST, parfaitement conscients de la gravité de notre démarche dans la situation présente qui est faite à l'Église notre mère, nous avons décidé paisiblement, simplement et sans retour, de porter notre résolution à la connaissance de tous, pour la joie des catholiques fidèles, pour le retour de ceux qui se sont égarés, et pour l'honneur de la Sainte Église de Jésus-Christ.
Et tout cela, sous la garde de la Sainte VIERGE MARIE, Mère et modèle de l'Église.
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Quand on lit un tel document, on voit qu'il s'agit manifestement de bons prêtres, hommes de foi et de bonne volonté, qui font face comme ils peuvent à une situation impossible. Nous en sommes tous là : abandonnés en fait par les autorités qui devraient nous protéger et nous guider, nous faisons ce que nous pouvons, comme nous pouvons. On devine que les prêtres de l'*Opus* ont voulu manifester que, malgré ce que les journaux, les radios, les évêques et la TV pourraient donner à croire, il demeure un clergé fidèle ; on devine qu'ils ont voulu proclamer au peuple chrétien ce que celui-ci est en droit de leur réclamer, et qu'ils prennent l'engagement de lui procurer. Mais il est très difficile de s'exprimer comme ils le font plusieurs fois à un degré de généralité tel qu'il risque de tomber dans la rhétorique. On les voit au contraire très à l'aise lorsqu'il s'agit de parler de choses concrètes, en curés de paroisse que sont sans doute la plupart d'entre eux : « *Nous baptisons... les petits enfants que nous présentent les familles chrétiennes. Nous avertissons les parents... *» Ou encore : « *Nous ne nous considérons jamais comme dérangés par quelqu'un qui veut recevoir le sacrement de Pénitence... *» Voilà qui sonne clair, franc, net, et qui répond exactement aux préoccupations, aux inquiétudes, aux embarras des simples chrétiens. Puissent nos félicitations et l'expression de notre sympathique estime être aux prêtres de l'*Opus* un encouragement ! Mais l'aide véritable que nous pouvons leur offrir est de leur faire amicalement remarquer ce qui ne va pas dans un tel document. Nos observations seront de deux catégories, concernant d'abord la faiblesse doctrinale, ensuite l'inadaptation aux circonstances.
I. -- Faiblesse doctrinale. Les prêtres de l'*Opus*, s'ils veulent diffuser dans le peuple chrétien des documents *écrits*, devraient s'assurer la collaboration de docteurs qui sachent les écrire avec une exacte simplicité. Ils en ont pourtant parmi eux, ou à côté d'eux, si l'on en juge par certains passages, de bonne pensée et de grande tenue, de l'*Annexe* à leur Déclaration aux évêques du 1^er^ mai dernier ([^105]). La bonne volonté ne suffit pas, ni la générosité : pas plus que pour construire une maison ou soigner un malade. Le paragraphe : *Serviteurs de la sainte messe* omet simplement de dire quel est LE BUT de la célébration du saint sacrifice : or c'est directement dans sa finalité que la messe est d'abord atteinte aujourd'hui. Le paragraphe : *Serviteurs de la loi de Dieu* est littéralement irrecevable. « La morale que nous enseignons est celle des commandements de Dieu » : si on le prenait au pied de la lettre, cela voudrait dire qu'ils enseignent la morale naturelle mais non pas la morale surnaturelle ; la justice mais non la charité ; les Commandements mais point les Béatitudes ; le Décalogue et non l'imitation de Jésus-Christ ; l'Ancien Testament et pas le Nouveau. Bien entendu le contexte nous assurerait, s'il en était besoin, que les prêtres de l'*Opus* n'ont pas d'aussi naturalistes intentions.
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Leurs intentions, personne les connaissant ne les soupçonnera. Mais la faiblesse -- et même, littéralement, l'irrecevabilité -- du paragraphe sur la morale est un fait manifeste et tout de même fort déplorable.
II\. -- Inadaptation aux circonstances actuelles. Exemple : «* Nous respectons la prière de ceux qui prient en français et de ceux qui prient en latin. Nous aidons les uns et les autres à purifier leurs intentions et à ne pas faire de leur choix un instrument de pression contre leurs frères. *» Est-ce là vraiment le SEUL ou le PRINCIPAL problème qui nous soit posé par la langue de la prière ? S'agit-il uniquement, ou essentiellement, de « respecter », de « purifier les intentions », de « ne pas faire un instrument de pression » ? Et d'ailleurs s'agit-il vraiment de la langue « *de la prière *» en général, ou bien plutôt, et précisément, de la prière liturgique en particulier ? On passe carrément à côté des vraies difficultés, en adoptant une position qui est peut-être commode, qui est surtout libérale, et qui finalement ne répond pas à la question. -- Même remarque quand nous lisons : « *Nous nous voulons liés au Pape, dans l'exercice de sa charge doctrinale, morale, liturgique... Nous nous voulons en communion avec notre Évêque, comme lui-même l'est avec le Pape... *» Mais s'agit-il vraiment de cela, dans le drame actuel de l'Église ? Vous vous voulez liés au pape dans l'exercice de sa charge, mais ce que les paroissiens demandent (ou n'osent pas demander) à leur curé, c'est si oui ou non on peut considérer que le pape Paul VI *exerce sa charge* doctrinale, morale, liturgique. Naturellement vous pourrez répondre à voix basse, ou après coup, que vous vous voulez liés au pape *dans l'exercice* de sa charge, et que cela signifie implicitement que vous n'êtes pas liés à lui *dans le non-exercice* de sa charge ; non-exercice auquel, en réalité, il se livre habituellement, sous l'apparence (trompeuse) d'un exercice. Mais si c'est une subtilité de cette sorte que vous avez dans l'esprit, n'allez pas croire que sa réticente acrobatie soit capable d'aider et d'éclairer ceux qui attendent que vous les éclairiez et que vous les aidiez. Le pape laisse circuler le *Catéchisme hollandais*, et même il en autorise positivement la circulation : êtes-vous liés au pape en cela ? autorisez-vous sa circulation parmi ceux de vos paroissiens qui s'en remettent à vous là-dessus ? et si vous les en détournez, pourquoi, de quel droit ? Même question pour la communion dans la main ; et pour trente-six autres choses ; et pour le rite de la messe : si vous êtes *liés à Paul VI*, purement et simplement, vous célébrez donc toujours en vernac et toujours selon le rite nouveau. Sinon, pourquoi ?
On souhaite aux prêtres de l'*Opus* qu'ils examinent et discutent entre eux, à fond, ces questions un peu trop traitées par l'esquive ou la prétérition ; et que, s'étant instruits et éclairés eux-mêmes, ils puissent en instruire et éclairer leur peuple.
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#### L'épiscopat prélève le tiers de la quête pour les pauvres
L'épiscopat français a publié dans *La Croix* du 19 novembre son « budget prévisionnel pour 1972 ». Il s'agit non pas du budget de toute l'Église, mais seulement des « services généraux » de la Conférence épiscopale française.
Au chapitre des recettes, on relève :
« 30 % de la quête du troisième dimanche de novembre : 900.000 F. »
Cela ne vous rappelle rien, *la quête du troisième dimanche de novembre ?*
C'est la quête pour le Secours catholique : organisme créé le 8 septembre 1946 « pour mettre la générosité des catholiques français au service de toutes les misères du monde »...
-- Pas possible, répondez-vous. Il y a erreur. La bureaucratie épiscopale, pour assurer son budget, n'oserait tout de même pas prendre l'argent des pauvres.
-- Aucune erreur. Quelques jours plus tôt, dans le numéro des I.C.I. paru le 15 novembre, le « patron » du Secours catholique, Mgr Rodhain en personne ([^106]), avait bien précisé « *Le Secours catholique, c'est* (*...*) *c'est* (*...*)*. C'est une quête annuelle dont 30 % des recettes vont aux comités diocésains,* 40 % au siège national et 30 % au secrétariat de l'épiscopat. »
Le fait étant donc indiscutablement établi de part et d'autre, il reste à nous en donner, de part et d'autre, la justification, en regard de l'intention des donateurs.
Qu'est-ce donc qui autorise l'épiscopat à prendre, et le Secours catholique à laisser prendre 30 % des sommes obtenues à l'intention de « toutes les misères du monde » ?
Faut-il comprendre qu'aux yeux du Secours catholique, et aux yeux de nos évêques, la plus urgente et la plus grande (30 %) misère du monde est celle de l'épiscopat français ?
Mais ce serait, par un calembour indigne, confondre le dénuement matériel avec la misère mentale.
Et cette dernière, l'argent n'y peut rien.
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#### Les évêques font voter communiste "à l'imitation de la Vierge Marie" !
« *La Mère de Dieu a rempli sa mission civique en mettant le Christ au monde. Nous aussi, nous voulons remplir notre mission civique en allant voter. *» Déclaration de l'évêque de Bratislava, en communion avec le Saint-Siège et en tous cas avec la politique montinienne. Voter sous le régime communiste du candidat unique.
A ce sujet, Édith Delamare a publié dans *Rivarol* du 2 décembre un article qu'il faut lire en son entier :
Dix millions d'électeurs tchécoslovaques viennent d'élire deux cent mille représentants à la Chambre du Peuple, à la Chambre des Nations de l'Assemblée fédérale, au Conseil national tchèque et au Conseil national slovaque.
La participation électorale a été de 99,45 p. 100. Les candidats du Parti ont obtenu : 99,79 p. 100 à l'Assemblée, 99,86 p. 100 aux Conseils nationaux, 99,80 p. 100 aux comités de districts et comités municipaux. Ces chiffres écrasants ne prouvent qu'une chose : la terreur qui pèse sur le pays. Les abstentionnistes sont repérés comme opposants et personne n'ose utiliser les isoloirs pour le même motif.
Dans la nuit du 8 au 9 novembre, plusieurs personnes avaient été arrêtées pour diffusion de tracts « antigouvernementaux ». Que disaient ces tracts ? Ils invitaient la population à s'abstenir de voter aux prochaines élections.
Les personnes arrêtées appartenaient à l'Église Évangélique. Parmi elles, figurent le pasteur Jaromir Dus, le philosophe Ladisiav Hejdanek, les historiens Jan Tesar et Rudolf Battek, le docteur Jirasek et le curateur laïc de la Congrégation, M. Novak. M. Battek et Mme Hejdanek, arrêtée avec son mari, ont été relâchés quarante-huit heures plus tard. Quant aux autres, leurs familles angoissées attendent de leurs nouvelles.
Bien différente a été la position adoptée par l'Église catholique. Le dimanche 21 novembre, une Lettre pastorale de l'épiscopat tchécoslovaque a été élue dans toutes les églises, invitant les fidèles à « *user de leur droit civique d'électeur pour le profit et pour l'épanouissement de la Patrie *». Les évêques ne pouvant ignorer que les candidats appartiennent tous au Parti, les gens ont toussé, remué les pieds et, dans toutes les églises, plusieurs personnes sont sorties sans attendre la fin de la Messe.
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Cette Lettre pastorale, signée des évêques et des vicaires capitulaires de tous les diocèses, avait été publiée trois jours auparavant, le 18 novembre, dans l'organe du Parti populaire de tendance catholique, LIDOVA DEMOKRACIE. Elle souligne que les élections des 27 et 28 novembre en Tchécoslovaquie doivent être envisagées par les fidèles dans la perspective de Vatican II, lequel a insisté sur les rapports de l'Église dans le monde. Les évêques estiment qu'il est de « *leur devoir pastoral d'encourager, dans l'esprit de l'Évangile, tous les fidèles à consacrer toutes leurs forces pour le bien de la société tout entière, non seulement au moment des élections, mais dans toute leur vie civique, en reconnaissance de tout le bien que cette société a déjà fait et des obligations qu'elle s'impose. *» Les évêques tchécoslovaques expriment leur « *conviction qu'il n'y a pas de divergence entre les vrais intérêts de la société socialiste pour lesquels travaillent tous les citoyens honnêtes, et les exigences de la foi chrétienne *».
La Lettre du Pape au cardinal Roy disait à peu près la même chose. L'Église œuvre pour un socialisme qui n'a pas grand'chose à voir avec celui de M. Guy Mollet.
Le jeudi 18 novembre au soir, à l'heure de grande écoute, Mgr Alex Horak, Évêque de Bratislava, parut sur les écrans de télévision, et fit un véritable discours électoral. « *L'autorité de l'État, déclare-t-il, est d'origine divine et cela doit être d'autant plus valable, lorsque c'est le peuple tout entier qui est le promoteur de cette autorité. Nous irons voter, non par peur des sanctions, mais par estime. *» Et comme si cela ne suffisait pas, l'Évêque de Bratislava conclut en assénant aux téléspectateurs cet argument théologique : « *La Mère de Dieu a rempli sa mission civique en mettant le Christ au monde. Nous aussi, nous voulons remplir notre mission civique en allant voter. *»
Mgr Josef Vrana, vicaire capitulaire d'Olomouc, est président de l'association tchèque « Pacem in terris ». Après la Lettre pastorale collective, il publia une déclaration personnelle invitant les fidèles à « *apprécier à sa juste valeur l'acte électoral qui sera l'événement social le plus important de l'année *».
Une fraction de l'Église tchécoslovaque a pris récemment le nom de « hussite », sans cesser pour autant, à ce qu'il paraît, d'appartenir à l'Église catholique. (La réhabilitation de Jean Huss n'avait-elle pas été demandée au Concile ?) Les évêques de cette Église « hussite » ont publié un mandement au sujet des élections, dans lequel on lit ceci : « *Une coopération active et positive -- bien que digne, voire critique -- voilà la voie dans laquelle nous entendons mener notre Église. Nous allons tout naturellement accorder notre confiance aux gens qui consacrent toutes leurs forces physiques et spirituelles pour le bien de l'ensemble de la Nation et de la société. Nous la leur donnerons avec la conviction que les élections sont un point de départ pour une vie encore meilleure que nous voulons préparer tous ensemble. *»
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Ces lettres pastorales, mandements et déclarations sont l'écho de la quatrième assemblée générale de la « Conférence chrétienne mondiale pour la paix » qui s'est tenue à Prague au début d'octobre. Du 1^er^ au 3 octobre, trois cents participants venus d'une soixantaine de pays se réunirent sous la présidence du Métropolite Nikodim de Leningrad. L'invité d'honneur était le Révérend Ralph Abernathy, venu en avion de Berlin-Est. M. Henson, chef du département d'information de l'O.N.U. à Genève, représentait M. Thant. Il y avait des délégués de l'U.N.E.S.C.O., du Conseil mondial de la Paix et du mouvement catholique « Pacem in terris ». Après le discours d'ouverture du métropolite Nikodim, l'Assemblée vota un message au général Ludwig Svoboda, président de la République tchécoslovaque, l'assurant que « *l'atmosphère favorable de la Tchécoslovaquie constitue un soutien naturel pour les délibérations de l'Assemblée générale *».
On ne s'étonnera pas de la teneur des résolutions votées à l'issue de ces travaux menés dans l'atmosphère particulièrement favorable de la Tchécoslovaquie : condamnation du racisme, soutien de la lutte contre le colonialisme, soutien des efforts de l'O.N.U., dénonciation de l'impérialisme politique et économique comme étant « *le plus grave obstacle au désir de l'humanité de vivre en paix, dans la dignité et la justice *». Enfin, dans sa résolution finale la Conférence chrétienne pour la Paix soulignait « *la nécessité de refuser toute tendance de caractère anticommuniste, ces tendances ayant pour but de détourner les hommes de leurs efforts en faveur de la paix et de la justice *».
Ainsi, la prise de position de l'Épiscopat tchécoslovaque s'explique. En de nombreux endroits, le clergé a appuyé cette position. Bornons-nous à citer la déclaration des prêtres du district de Pribram (Bohême occidentale) qui résume celles de Mgr Trochta, Évêque de Litomerice, de Mgr Skoupy, Évêque de Brno et du représentant du Saint-Siège, Mgr Frantisek Tomasek, Administrateur apostolique de Prague : « *Nous nous rendons compte qu'en cette période électorale nous avons le droit, mais aussi le devoir d'élever nos voix pour soutenir le bien-être public. Nous nous rendons compte qu'en donnant nos voix aux candidats du Front National, nous prenons notre part de responsabilité dans la formation, la mise en application et le contrôle d'une ligne politique qui défend énergiquement les intérêts des travailleurs et qui doit donc recevoir pleinement leur soutien et leur confiance. *»
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Sur le plan intérieur tchécoslovaque, on peut supposer que cette politique -- cette « Ostpolitik » -- va attirer à l'Église catholique le mépris et la haine qu'éprouvent les citoyens soviétiques pour leur Pimène, leur Nikodim et leur Église Orthodoxe asservie au pouvoir.
Sur le pan de l'Église universelle, les élections en Tchécoslovaquie montrent ce dont des évêques catholiques, en accord avec le Saint-Siège, sont capables en régime communiste.
#### Franco Antico parle du PERC
Les lecteurs d'ITINÉRAIRES sont en somme les seuls en France à savoir, d'une manière précise et détaillée, ce qu'est le PERC, qui le dirige, et comment, et pourquoi ([^107]). Comme nous l'avons dit, nous ne comptons dans sa direction, à notre connaissance, que des amis, et nous n'avons avec elle, que nous sachions, aucun désaccord doctrinal. Mais, comme nous l'avons dit aussi, les moyens pratiques, techniques, tactiques dont le PERC annonce la mise en œuvre sont très différents de ceux qui ont notre préférence réfléchie.
Là-dessus, et en réponse à nos observations, le secrétaire général du PERC, notre ami le Dr Franco Antico, a donné dans le périodique romain *Vigilia romana* (numéro 7-8 de 1971, page 5), quelques précisions nouvelles sur les modalités de l'action internationale dont il est le principal théoricien et le principal animateur.
Il sera utile que ces nouvelles précisions soient connues dans les pays de langue française. En voici donc la traduction :
« *A nos amis nous voulons dire que nous nous préparons à ce travail* \[*celui du PERC*\] *dans un esprit d'humilité et de service, conscients de l'extrême gravité de l'heure à laquelle Dieu nous a appelés à vivre et de la difficulté qu'il faut surmonter.*
« *Notre intention, notre volonté, nous l'avons dit et nous l'avons écrit, et à présent nous le répétons, est de conclure un pacte d'alliance entre ceux qui croient et travaillent à la Cause de Dieu sur la terre.*
« *Nous ne nions pas les dangers qui sont inhérents à toute action, et à celle-ci plus qu'à tout autre. Jean Madiran nous en a indiqué amicalement quelques-uns dans* ITINÉRAIRES *nous l'en remercions. *»
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(A vrai dire, ce ne sont pas les dangers *inhérents à toute action* que nous avons indiqués ; ni non plus ceux qui sont *inhérents* à une action pour « la Cause de Dieu sur la terre ».)
« *Nous sollicitons de la part de nos autres amis aussi un constant conseil et une sincère et fraternelle critique qui puisse soutenir et éventuellement corriger l'action que nous sommes eu train de développer.*
« *Un élément fondamental que l'on n'a pas toujours eu présent à l'esprit pour juger notre alliance est constitué par le fait qu'elle est née comme une libre manifestation de notre volonté réciproque, et en tant qu'acte libre et responsable, elle garantit à chacun la sauvegarde de sa propre liberté, en l'exaltant et en la renforçant dans l'union des efforts, la coordination des œuvres, la communion de la prière.*
« *Étant donné que nous sommes insérés dans la réalité du monde, même si nous ne voulons pas être du monde, nous devons nécessairement nous servir des techniques et des moyens qui, seuls, garantissent à l'idée, et donc à l'action que l'idée informe, efficacité et caractère concret.*
« *Ainsi, quand nous parlons du PERC, nous disons que son action doit être globale, permanente, simultanée ; et quand nous parlons d'un organisme stable, et quand nous soutenons l'exigence d'une action qui ne soit pas exclusivement défensive, nous n'entendons pas nous substituer à l'individualité des entités qui composent le PERC, mais nous entendons proposer des critères qui soient capables de rendre efficiente l'action que nous entendons développer. Machiavel nous avertit quand il affirme :* « *Il m'a semblé plus pertinent de suivre la vérité effective de la chose, plutôt que son imagination. *»
« *D'autre part, qui pourrait, et pourquoi, limiter quant à l'objet, quant au temps, quant au lieu, une action qui, au moins dans nos intentions est providentielle et salvatrice dans la mesure où elle réalise la volonté de Dieu ? Qui devrait, et pourquoi, exclure un problème, ou limiter notre extension géographique, ou ignorer une partie de la vérité offensée ? La charité et la justice s'y opposent.*
« *Existe-t-il le danger que l'alliance tende à niveler ceux qui adhèrent à elle ? Le danger existe et nous devons constamment nous soumettre à une vérification critique dans le domaine de la pratique dynamique de l'action afin de ne pas tomber dans cette erreur. Nous devons prier encore plus. Nous devons demander que d'autres prient eux aussi pour nous* Veni Creator Spiritus, mentes tuorum visita... *afin que l'exercice de l'autorité soit tempéré par la charité et se manifeste et se concrétise comme servir Dieu en nos frères. *
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« *Mais il existe aussi un autre danger qui est celui de nier a priori la validité propre des techniques, de faire ressortir seulement le côté négatif de chaque entente et de chaque alliance, d'avoir une répugnance quasi instinctive pour tout ce qui veut être unité, collaboration secours mutuel, entente réciproque, comme si être d'accord était devenu un délit. Cela est* « *le péché originel traditionaliste *» *; il se manifeste en un particularisme absurde, en un individualisme exaspéré. C'est le motif pour lequel nous autres, catholiques fidèles à la pureté cristalline de la doctrine de toujours, bien que nous soyons toujours la majorité dans l'Église, nous avons dans le contexte de l'Église un poids inadéquat et un pouvoir contractuel restreint. Le prophétisme, l'esprit charismatique et même l'académisme salonnard et creux, présomptueux et souvent hermétique, sont d'autres coefficients de ce que nous croyons être notre blâmable hérésie. *»
Notre ami Antico se laisse parfois entraîner par sa propre éloquence. Et comme son éloquence est grande, et grandement méridionale, il se laisse entraîner loin.
A l'entendre, il y aurait donc, désormais, le PERC ou rien. Ou plus exactement, il faudrait choisir entre le « particularisme absurde » et le PERC : rien d'autre.
L'alternative serait entre le PERC, d'une part, et d'autre part l' « individualisme exaspéré » : pas de milieu.
Si vous n'allez pas au PERC, vous êtes condamné à tomber dans l' « académisme salonnard » (« et creux ») :
-- On se demande alors comment donc on pouvait faire durant les jours, les mois, les années, les siècles qui ont précédé la création du PERC. Avant le PERC il n'y a eu, en dehors du PERC il n'y aura jamais qu'individualisme exaspéré, particularisme absurde, académisme salonnard ? Ce n'est pas croyable.
Une autorité tempérée par la charité
Mais son éloquence ne va pas jusqu'à faire perdre à notre ami Antico son solide réalisme pratique, appuyé au besoin sur l'invocation du cher Machiavel. Il assure qu'il tâchera de ne pas « niveler » (*livellare*) les organisations qui adhèrent au PERC : elles devront néanmoins se soumettre à un « exercice de l'autorité » (*esercizio dell'autorità*) qui sera simplement « tempéré par la charité » (*temperato dalla carità*).
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De fait, il est bien impossible que les groupes et mouvements qui adhèrent au PERC conservent leur indépendance, comme plusieurs d'entre eux l'imaginent chimériquement : ou s'ils la conservent, il sera bien impossible au PERC : de conduire réellement une « action universelle, simultanée, globale ». C'est l'un ou c'est l'autre, mais certainement pas les deux à la fois. Voilà ce que nous faisions observer dans notre numéro 155 (page 273), c'est une observation en quelque sorte technique. On ne peut pas être à la fois « fédéré » et « indépendant », disions-nous : ou alors on le sera simplement pour l'apparence, pour la réclame et pour l'épate. Mais bien sûr cette observation technique est de notre part purement objective, nous ne sommes pas membres du PERC et nous n'avons évidemment pas la prétention de donner aux membres du PERC des conseils sur la manière de régler leurs relations réciproques : ils verront bien, à l'expérience...
Le Pèlerinage
Ce qui nous concerne en revanche c'est le Pèlerinage à Rome.
Nous souhaitons qu'il soit possible d'y participer, cette année encore, sans être théoriquement ou pratiquement annexé par le PERC.
Cela dépendra des sages mesures d'organisation que l'Exécutif du PERC avait laissé espérer et qu'il saura prendre sans doute, bien qu'il ne les ait pas encore prises.
Un passage délicat
Jusqu'à maintenant, toutes les décisions concernant le Pèlerinage 1972 ont été prises par l'Exécutif du PERC : c'est de sa part un *service intérimaire* dont on doit lui être reconnaissant, non sans remarquer pourtant qu'en se prolongeant indéfiniment il cesserait d'être un intérim et il cesserait d'être un service.
Les deux premiers Pèlerinages à Rome, en 1970 et en 1971, furent le résultat d'une *action personnelle,* celle du Dr Élisabeth Gerstner, secondée notamment par l'abbé Coache. Il est normal que le Pèlerinage, en se développant et en quelque sorte en s'institutionnalisant, passe du domaine de l'action personnelle au domaine de l'action organique. Mais c'est un passage difficile ; il faut savoir qu'on peut le manquer ; comme on rate un tournant, certes sans l'avoir voulu : on ne s'en retrouve pas moins dans le fossé. Il était peut-être inévitable qu'en juin 1971 l'Exécutif du PERC prenne pour ainsi dire une succession qu'en fait il recevait des mains d'Élisabeth Gerstner (elle-même membre de cet Exécutif).
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Déjà en 1971, nous l'avons dit et nous tenons à le répéter dans les mêmes termes ([^108]), les groupes romains adhérents au PERC avaient mis à la disposition du Pèlerinage leurs locaux et leurs moyens d'action avec beaucoup de générosité : ils s'étaient placés au service du Pèlerinage sans chercher à l'annexer. Que, sans esprit d'annexion ni de monopole le PERC demeure AU SERVICE du Pèlerinage, qu'il en demeure L'UN DES participants, et que pour cela le Pèlerinage ait SA DIRECTION ET SON ORGANISATION PROPRES, distinctes de l'Exécutif du PERC (même s'il se trouve que les circonstances confèrent à l'Exécutif du PERC une place privilégiée dans cette direction), voilà un souhait que rien ne nous interdit de former, voilà un désir que nous pouvons exprimer, semble-t-il, sans que personne soit fondé à s'en prétendre surpris.
Une confusion naissante ?
Quand on nous assure au contraire que « *la direction générale du Pèlerinage est confiée désormais au Secrétariat international Pro Ecclesia romana catholica* (PERC) », on nous rebute, d'ailleurs gratuitement, mais sans nous convaincre ; et l'on n'arrange rien en ajoutant que le PERC est la «* grande Alliance catholique des mouvements et personnalités fidèles à la Tradition *» ([^109]). Le PERC est cela EN PROJET ; il ne l'est pas EN FAIT ; ne confondons pas.
Nous savons, nous avons bien compris que le PERC *se propose* d'être « la grande alliance catholique des mouvements et personnalités fidèles à la Tradition ». Mais chacun peut constater qu'en France, en Italie, en Espagne, en Belgique, en Suisse, au Canada, au Portugal, pour ne parler que de ces sept pays-là, la plupart des « mouvements et personnalités fidèles à la Tradition » ne sont pas entrés dans le PERC, -- et ne cachent pas leur intention de n'y point entrer. Ils n'y mettent aucune hostilité, aucun mépris. Ils estiment simplement (plus ou moins comme nous-mêmes) que les méthodes de rassemblement et d'action préconisées par le PERC ne s'imposent pas nécessairement comme les meilleures ; et même qu'elles ne sont pas toutes souhaitables. Les fondateurs du PERC ont implicitement considéré, semble-t-il, comme *allant de soi* un certain nombre de modalités pratiques qui sont au contraire incertaines et discutables ; et dont plusieurs étaient contestées et rejetées, après expérience méthodique et réflexion approfondie, par beaucoup de « traditionalistes », notamment français. Cela dit (trop rapidement sans doute) pour faire comprendre que ce n'est point hasard ou accident si le PERC *n'est pas* ce qu'il aurait *voulu devenir.*
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Il aurait voulu devenir la « grande alliance catholique des mouvements et personnalités fidèles à la Tradition ».
En réalité, il est *une organisation parmi d'autres *: des « mouvements et personnalités fidèles à la Tradition », le PERC ne représente ni la totalité, ni l'ensemble, ni même la plus grande partie.
Autrement dit, et contrairement à une confusion naissante, mais qui devrait demeurer mort-née, ce n'est pas la même chose d'être «* fidèle à la Tradition *» et d'être «* adhérent au PERC *» : ces deux qualifications sont distinctes, elles n'ont pas même extension et même compréhension.
Conséquence pratique
Conséquence pratique : le Pèlerinage à Rome doit être conçu, dirigé et organisé par et pour l'ensemble (autant que possible) des « mouvements et personnalités fidèles à la Tradition » qui sont susceptibles d'y participer ; et non point par et pour une seule fraction d'entre eux, celle du PERC.
Pour le Pèlerinage de 1971, Luce Quenette donnait à la participation des siens ces consignes que nous fîmes nôtres : « *Dans notre intention très formelle, cette marche n'a d'autre inspiration que notre foi en l'Église qui ne peut périr ;* NOUS N'OBÉISSONS A AUCUNE ASSOCIATION PARTICULIÈRE, *nous n'avons d'autre marque pour en faire partie, d'autre insigne, d'autre titre que la marque de notre baptême.* NOUS REFUSONS DE FAIRE, PAR NOTRE DÉMARCHE, LA MOINDRE PROPAGANDE POUR TEL MOUVEMENT PARTICULIER. *Nous partons, ou nous envoyons nos enfants, comme nos pères partaient aux Lieux Saints, ou même à la dure Croisade. Nous n'avons pas leur courage, mais nous avons la simplicité de leur intention. Nous allons demander à Dieu tout puissant, par l'intercession de Notre-Dame, Mère de l'Église, et par l'intercession des saints papes, particulièrement saint Pierre, saint Pie V, saint Pie X, la conservation de la sainte Messe intégrale, du catéchisme du Concile de Trente et de l'Écriture inviolée. *»
Ces consignes n'ont rien perdu de la force impérative qu'elles tirent de leur bon sens et de leur évidence. Je viens d'y souligner : « *Nous n'obéissons à aucune association particulière... Nous refusons de faire, par notre démarche, la moindre propagande pour tel mouvement particulier. *» Il s'agit que cela demeure possible en réalité, et clairement garanti jusque dans les apparences.
J. M.
162:159
### Annonces et rappels
#### L'Œuvre Notre-Dame de Salérans
Fondée à Constantine en 1957, établie à Salérans (H.-A.), depuis 1962, vouée au service exclusif des Harkis depuis 1963.
L'objectif en est précisé dans la 5^e^ conférence du Père Avril « ...le but de l'Œuvre, c'est d'être consacrée au service d'une cause, et d'une cause que je n'hésite pas à proclamer urgente et prioritaire :
-- replacer nos Berbères dans leur orbite d'origine, latine et chrétienne ;
-- replacer ensuite, par eux et avec eux, les autres riverains de la méditerranée dans la même orbite ;
-- afin de reconstituer d'abord le contexte qui permettra au cœur méditerranéen de reprendre sa mission civilisatrice ;
-- et de redonner ensuite à la France le sens sacré de sa vocation, en l'aidant à retrouver les bases spirituelles et toutes les valeurs qui, seules, permettront d'enrayer la décadence généralisée et d'apporter les conditions du vrai renouveau et du vrai salut de l'Humanité »...
Les Berbères en question sont nos Harkis, en France depuis 1962, et Français, donc libres, libérés de tous anciens esclavages, et n'aspirant qu'à la libération de cet esclavage tellement plus odieux, celui de tant de néfastes contre-vérités, qui ont fini par nous faire oublier, depuis des siècles, l'origine latine et chrétienne de cette population. Comment pourrions-nous refuser de l'admettre, la Providence, une fois de plus, nous confie une mission exceptionnelle. Allons-nous, une fois de plus, laisser passer cette grâce, cette grâce ultime, tant pour eux que pour nous ? A nous de répondre, à nous de changer la face de la terre, en redonnant à cette terre la face historique qui a permis, qui seule à nouveau permettra son salut, dans le Règne et la Lumière de Celui qui est la Voie, la Vérité, la Vie.
Panorama de L'Œuvre
1°) A SALÉRANS
A\) La Communauté
a\) La vie de prières : Règle et Règlement, Exercices et Offices.
Invitation pressante : à vous unir au chapelet quotidien et à la messe du 2^e^ samedi du mois, aux intentions de nos bienfaiteurs et de nos Harkis, pour que Dieu sonne son heure.
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Invitation permanente :
-- à la Grand Messe solennelle du dimanche (10 h. 30 l'été, 11 h. le reste de l'année).
-- à la Semaine Sainte à Salérans : du jeudi-Saint 17 h., au dimanche de Pâques après Vêpres ;
-- à des retraites, organisées ou non ;
-- aux processions de la Fête-Dieu et du 15 août.
b\) La formation spirituelle et apostolique : en vue de remplir au mieux les offices que la Providence confie à chacun.
Invitation pressante et permanente à nous aider un temps ou pour toujours dans ces différents offices.
En gros, voici les postes à assurer : secrétaire, comptable, organisateur et surveillant des travaux, chauffeur, mécanicien, homme d'entretien et bricoleur, maçon-peintre-menuisier, etc., jardinier, lingère-couturière, monitrice des loisirs, infirmière, travailleuse familiale, missionnaire, et de nombreux autres.
B\) Le Centre des Œuvres
-- Siège social de l'Association Notre-Dame (loi 1901) ;
-- Organisation, administration et gestion des œuvres.
C\) Le Centre de Vacances
-- Camps de Noël : en 1970, 5 arbres de Noël, pour 600 enfants ; Camps de Pâques ; Pentecôte. Journées-rencontres. Stages.
-- Colonies de vacances : de 1963 à 1970, 2.000 enfants, soit 60.000 journées de colonie, et 60 millions A.F.
2°) DANS LES HAMEAUX DE FORESTAGE
-- Pour les adultes : des Centres d'Alphabétisation et d'Enseignement ménager, des vestiaires, Aide sociale, jumelages ;
-- Pour les enfants : les patronages des jeudis et dimanches, les sorties, les bibliothèques, la tutelle aux études, les centres aérés, etc. Invitation pressante et permanente, à tous nos amis des localités qui comprennent un Hameau de Forestage, à organiser ces œuvres, à fonder des Associations locales qui seraient fédérées à la nôtre.
Comment nous aider ?
1°) EN ENGAGEANT DES FONDS
A\) Par votre adhésion : cotisations annuelles : membre associé 20 F. ; membre souscripteur : 50 F. ; membre bienfaiteur : 100 F.
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B\) Par votre souci de nous recruter d'autres adhérents. Lisez et répandez autour de vous le bulletin de l'œuvre : « Notre Amitié ».
C\) Par des dons plus importants ou plus nombreux, en spécifiant :
« Pour l'achèvement de la chapelle » ;
« Pour l'achèvement de la colonie » ;
« Pour l'achèvement de la Communauté » ;
« Pour le Noël des enfants, ou Pâques, ou les colonies, etc. »
-- Association Notre-Dame : B-N P. de Laragne, NI 18.846 ;
-- Association Notre-Dame : C.C.P. 4.463.23 Marseille ;
-- Père Avril Maurice : C.C.P. 3.802.51 Marseille.
D\) par des prêts de 6 ou 12 mois, de 500 à 10 000 Francs.
2°) EN S'ENGAGEANT A FOND
-- en donnant à l'Œuvre une semaine, un mois, une année de sa vie ;
-- en s'offrant le temps des colonies, dans les cadres ou le personnel ;
-- en encadrant des camps d'été d'alphabétisation ou des centres aérés ;
-- en consacrant sa vie à Dieu dans le service des Harkis et dans la Communauté de Salérans.
Un appel du P. Avril
Le texte qu'on vient de lire est en quelque sorte la présentation permanente de l'Œuvre Notre-Dame de Salérans.
Voici maintenant le nouvel appel que le P. Maurice Avril a lancé à la fin du mois de novembre 1971 :
Ce sera court, précis, hardi...
1°) Court : Voici la période du renouvellement des cotisations. Or, l'Œuvre ne vit que de vos dons et cotisations. C'est donc un moment solennel, important, qui exige une véritable et efficace mobilisation. Tout le monde doit s'y mettre comme au temps des vendanges, comme au temps de la moisson, comme à la récolte du tilleul et de La lavande. L'Œuvre a vécu, elle vit plus que jamais, elle veut continuer à servir. L'année 1972 va amener le 15^e^ anniversaire de sa fondation et le 10^e^ de son activité en France. Notre Magnificat d'actions de grâces s'élève, enthousiaste, vers Notre-Dame. Ma gratitude immense s'adresse à vous tous, car c'est vous qui êtes à la fête, c'est vous surtout qui devez être fêtés...
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2°) Précis : Car l'œuvre, c'est vous...
Qu'est-ce qu'une œuvre ? Une réalisation, suscitée par Dieu, pour constituer un relais qui permette au Sauveur de monnayer ses mérites rédempteurs. Une œuvre ne peut être que sacrée et, à la limite, l'analogue du sacramental.
Plus simplement, c'est une institution. La nôtre, consacrée à Notre-Dame, se propose de rester spécifiquement et dans toute l'ampleur théologique, une institution Notre-Dame :
-- en donnant, comme elle, Jésus au monde ;
ceux qui, dans l'Œuvre, possèdent Jésus, se doivent de le donner. Ceux qui ne le possèdent pas doivent bénéficier de toutes possibilités de le recevoir.
-- en précisant les modalités de ce don dans un plan que vous connaissez parfaitement bien ;
L'Œuvre s'inscrit dans le cadre de la lutte pour la défense de la civilisation latine et chrétienne, qui n'est que la civilisation tout court. Une occasion providentielle se présente soudain d'œuvrer concrètement à ce programme : la venue, en France, de Harkis, français. Besogne urgente et prioritaire, réduire les contre-vérités historiques et replacer ces anciens latins et chrétiens dans leur orbite d'origine. Mais voilà que la Révolution envahit complètement et puissamment l'Église notre Mère : nous entrons alors, normalement, dans le maintien intégral des valeurs traditionnelles.
Et je me permets de préciser à nouveau : notre point de départ, sinon le seul point, reste le maintien rigoureux et exclusif de la Messe codifiée par Saint Pie V.
-- en concrétisant ce plan dans des réalisations : le panorama des activités de l'Œuvre, vous le connaissez ;
-- en enrôlant, pour son amour et pour l'amour de son Fils Jésus, vrai Dieu et vrai homme, les bonnes volontés que vous êtes.
Oui, vous êtes des bonnes volontés, vous qui voulez la gloire de Dieu, Gloria in excelsis, de ce Dieu qui promet la Paix, pax hominibus, cette paix qui est la possession merveilleuse et robuste de Dieu.
Et vous êtes bien l'Œuvre :
-- que vous soutenez de votre affection et de vos prières ; -- que vous entretenez par vos dons et cotisations ;
-- que vous maintenez par votre participation effective, par le don temporaire ou définitif de vous-mêmes ;
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Et vous êtes bien l'Œuvre :
-- vous bénéficiez des échanges spirituels et du capital de prière ;
-- vous profitez de la grâce extraordinaire de l'heure, celle du combat pour le maintien de la vraie foi ;
-- vous travaillez à l'évangélisation et à l'enrichissement spirituel de nos frères les plus pauvres.
Oui, Salérans est vraiment devenu votre résidence spirituelle secondaire...
3°) Hardi : J'ai prié longuement, vous le supposez, avant cet entretien. Mais tant les liens de notre amitié que l'objectivité de la situation de l'Œuvre me permettent, ou même me forcent à répondre aux pressions de plusieurs d'entre vous d'avoir à y aller hardiment. Entendu, j'y vais hardiment : tout ce que vous avez réalisé est merveilleux, mais pas fini ; or, pour que ça serve -- et il est urgent que ça serve... -- il faut finir.
Alors, à votre tour, de répondre, et hardiment : soyez hardis pour répondre à tous les besoins de l'Œuvre :
-- hardis pour renouveler sur-le-champ vos cotisations et pour nous recruter de nouveaux adhérents -- l'an passé, près de 2 000 adhérents et autour de 7 millions de cotisations...
-- hardis pour nous envoyer des dons plus importants (l'année passée 12 millions).
-- hardis pour nous consentir des prêts sans intérêt (l'an passé : 2 millions et demi). (Et le budget total s'est élevé à 24 raillions)...
-- hardis pour soutenir toutes nos réalisations, entre autres :
-- voici Noël (l'an passé, 600 enfants...) ; envoyez jouets et gâteries ;
-- les Centres d'Alphabétisation nous coûtent 185 F. de plus par mois que l'an passé, etc. etc.
-- hardis pour finir : il fait moins 9 aujourd'hui et mes collaborateurs ne sont pas chauffés. J'ai ordonné l'installation du chauffage et, pour qu'il puisse fonctionner, car nous n'avons pas assez de courant, d'un transformateur, que nous devrons payer nous-même, toutes démarches pour insérer cette réalisation dans le cadre de l'aménagement du territoire ayant échoué. Coût total : 10 millions. La Sainte Vierge le sait et saura mieux que quiconque comment le faire savoir, devoir le faire et faire son devoir...
-- hardis pour nous recruter des collaborateurs et des postulantes infirmières, institutrices, travailleuses familiales, monitrices, etc. Je pourrai enfin les accueillir, puisqu'elles seront chauffées.
Adressez vos dons et cotisations :
-- chèques bancaires, libellés à l'ordre de l'Association Notre-Dame ;
-- virements postaux : Association Notre-Dame, C.C.P. 4.463.23 Marseille ; ou bien : Père Avril Maurice, C.C.P. 3.802.51 Marseille.
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#### L'encyclique "Divini Redemptoris" sur le communisme
Les Nouvelles Éditions Latines (1, rue Palatine à Paris) viennent de rééditer la traduction que Jean Madiran avait faite en 1959 de cette encyclique.
C'est la première (et à notre connaissance c'est toujours la seule) traduction française intégrale de l'encyclique qui ait été faite sur le texte latin. Les autres traductions existantes ont été faites à partir du texte italien.
\[...\]
171:159
### Le calendrier de janvier
Le dernier\
vendredi du mois
Parce que c'est un jour qui, en tant que tel, est liturgiquement libre, nous avons choisi *le dernier vendredi* de chaque mois comme le jour de prière et de rencontre de la revue ITINÉRAIRES. Nous ne prenons ainsi la place d'aucune autre dévotion ou coutume. Nous n'entendons pas non plus limiter les prières dont nous avons besoin pour ITINÉRAIRES à un seul jour par mois. Mais la périodicité de la revue étant mensuelle, il convient qu'une fois par mois au moins, et régulièrement, et ensemble, notre prière soit aux intentions qui sont spécialement les nôtres en tant qu'amis, lecteurs et rédacteurs d'ITINÉRAIRES.
Donc, le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d'ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils peuvent trouver une messe catholique :
1° afin de prier les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue depuis mars 1956 et définie dans sa *Déclaration fondamentale ;*
2° aux intentions des tâches supplémentaires mais prioritaires qu'il a fallu assumer en raison de la défaillance des responsables, et qui sont principalement :
a\) le soutien matériel et moral des prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V ;
b\) l'étude et l'enseignement du catéchisme romain du Concile de Trente ;
c\) la reconquête du texte authentique et de l'interprétation traditionnelle de l'Écriture sainte ;
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3° aux intentions du clergé et du peule abandonnés car si, en ce qui nous concerne, avec la grâce de Dieu nous n'avons besoin de personne pour garder l'Écriture, le catéchisme et la messe, nous voyons bien que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique n'auront pas le courage ou le discernement de les garder, et notamment de les maintenir au centre de l'éducation des enfants, tant qu'ils n'y seront pas positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela ; c'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrompue :
-- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe !*
Quand les hommes d'Église demeurent sourds à cette réclamation, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu.
4° Plus spécialement le dernier vendredi du mois, nous faisons mémoire de nos morts :
Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, L'abbé V.-A. BERTO, Henri MASSIS, Dominique MORIN, André CHARLIER, Claude FRANCHET.
Chaque jour, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, notre rendez-vous spirituel est la récitation en latin de *l'Angelus.*
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Notre calendrier.
*On a bien compris, du moins nous l'espérons, que si un saint ou une fête sont simplement mentionnés, sans aucune explication ni aucun commentaire, ce n'est pas que nous voudrions insinuer sa moindre importance. C'est simplement que nous n'avons pas encore mis au point sa notice. Nous allons au plus pressé, insistant en général davantage ou d'abord sur ce qui est le plus menacé de disparition ou d'oubli.*
*Dans d'autres cas, c'est simplement l'état de nos travaux qui explique qu'une fêle fasse l'objet d'un plus ample développement qu'une autre.*
*Ce calendrier, nous l'avons commencé très modestement en décembre 1970, dans notre numéro 148. On peut constater qu'il a déjà grandi. S'il plait à* Dieu, *nous* le *compléterons peu à peu chaque année.*
Nous recommandons à nos lecteurs de *conserver* ce calendrier car certaines notices très détaillées, occupant plusieurs pages, ne seront pas forcément reproduites chaque année ; il nous arrivera de simplement renvoyer au numéro où elles ont paru.
-- Samedi 1^er^ janvier : *Circoncision de Notre-Seigneur*. La messe du jour célèbre l'octave de Noël. C'est pourquoi les chants de l'introït, du graduel, de l'offertoire et de la communion sont ceux de la messe du jour de Noël ; et l'épître est celle de la messe de minuit. -- Cette messe célèbre la circoncision de Jésus : les enfants juifs étaient circoncis le huitième jour après leur naissance. -- C'est aussi une fête de la Sainte Vierge, peut-être la plus ancienne ; elle glorifie la maternité de Marie en même temps que le mystère de l'Incarnation. C'est pourquoi, l'oraison, la secrète et la postcommunion sont tirées de la messe votive de la Sainte Vierge.
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Dom Guéranger : « Autrefois, la sainte Église romaine célébrait deux messes au 1^er^ janvier : l'une pour l'octave de Noël, l'autre en l'honneur de Marie. Depuis, elle les a réunies en une seule (...). Ne nous étonnons pas que l'Église exalte avec tant d'enthousiasme Marie et ses grandeurs. Comprenons au contraire que tous les éloges qu'elle peut lui donner, tous les hommages qu'elle peut lui offrir dans son culte, demeurent toujours beaucoup au-dessous de ce qui est dû à la Mère du Dieu incarné. Personne sur la terre n'arrivera jamais à décrire, pas même à comprendre tout ce que cette sublime prérogative renferme de gloire. En effet, la dignité de Marie provenant de ce qu'elle est Mère de Dieu, il serait nécessaire, pour la mesurer dans son étendue, de comprendre préalablement la Divinité elle-même. »
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« La Circoncision de Notre-Seigneur est la fête instituée pour célébrer le souvenir du sang répandu par Jésus-Christ dans les premiers jours de sa vie.
« La circoncision dans l'ancienne loi était un rite institué par le Seigneur pour marquer ceux qui appartenaient au peuple de Dieu et les distinguer des nations infidèles. Jésus-Christ n'était certainement pas soumis à la loi de la circoncision faite pour les serviteurs de Dieu et les pécheurs ; car Jésus-Christ est le vrai Fils de Dieu, l'auteur de la loi et la sainteté même. -- Jésus-Christ a voulu être circoncis bien qu'il n'y fût pas obligé parce que, ayant pris sur lui nos péchés par amour pour nous, il voulut en porter les peines et commencer à les laver dans son sang dès les premiers jours de sa vie. -- Quand Jésus-Christ fut circoncis, on lui donna le nom de Jésus, comme l'Ange l'avait ordonné de la part de Dieu à la T.S. Vierge et à saint Joseph. -- Le nom de « Jésus » signifie « Sauveur », et on le donna au Fils de Dieu parce qu'il venait pour nous sauver et nous délivrer de nos péchés. -- On doit avoir un très grand respect pour le nom de Jésus, puisqu'il nous représente notre divin Rédempteur qui nous a réconciliés avec Dieu et nous a mérité la vie éternelle.
« Pour célébrer la fête de la Circoncision selon l'esprit de l'Église nous devons faire quatre choses : 1° adorer Jésus-Christ, le remercier et l'aimer ; 2° invoquer son très saint nom avec un grand respect et une foi vive, mettre en lui toute confiance ; 3° pratiquer la circoncision spirituelle qui consiste à enlever du cœur le péché et toute affection désordonnée ; 4° consacrer à Dieu toute l'année qui commence et le prier de nous faire la grâce de la passer dans son divin service. »
-- Dimanche 2 janvier : *Très saint nom de Jésus.*
*-- *Lundi 3 janvier : *sainte Geneviève*, vierge, patronne de Paris.
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Notice du bréviaire de Paris de 1680 :
« Geneviève, née à Nanterre, in agro Parisiensi, fille de Sévère et de Géruntia, fit briller dès ses plus tendres années l'éclat d'une rare vertu.
« L'évêque Germain d'Auxerre, allant en Bretagne avec Loup de Troyes pour extirper les restes de l'hérésie pélagienne, ayant aperçu Geneviève, reconnut et prophétisa qu'elle serait agréable à Dieu et illustre par la sainteté de sa vie. Il lui demanda si elle voulait consacrer à Dieu sa virginité. Geneviève répondit avec un visage plein de modestie qu'elle le désirait vivement et uniquement. Germain, entrant donc dans l'église avec un nombreux cortège de peuple, imposa les mains à la jeune fille et la consacra vierge, au milieu du chant des psaumes et des plus solennelles oraisons. Le lendemain il lui demanda si elle se souvenait encore du vœu qu'elle avait fait : elle l'assura qu'elle s'en souvenait et qu'avec l'aide de Dieu elle persévérerait dans son propos. Alors l'évêque aperçut à ses pieds, non sans une volonté de Dieu, une pièce de cuivre marquée d'une croix ; il la ramassa, la donna à la vierge et lui ordonna de la porter à son cou, et de ne plus désormais accepter la parure d'un collier qui ne sied point à une Épouse du Christ.
« Geneviève excella par le don et l'abondance des miracles, surtout à l'égard des possédés qu'elle délivrait de la tyrannie des démons en les oignant d'une huile bénite. Elle fit plusieurs prophéties, entre autres à l'approche d'Attila, rois des Huns : elle exhorta les habitants de Paris à ne point abandonner leurs foyers et à ne pas transporter ailleurs leurs biens, promettant que la ville tiendrait debout, tandis que d'autres cités plus fortes seraient renversées. L'événement prouva la vérité de la promesse : et on l'attribua à la protection de Geneviève.
« Pendant une famine, elle fournit à la ville une grande quantité de blé et distribua du pain à d'innombrables pauvres.
« Toutefois, malgré tous ses miracles, elle ne put échapper à la haine et aux insultes des malveillants. L'évêque Germain, se rendant une seconde fois en Bretagne, l'alla trouver, et par ses divines paroles la consola de toutes ces calomnies ; puis, adressant au peuple une grave remontrance, il fit voir le grand mérite de Geneviève devant Dieu, et montra le lieu où elle répandait ses prières, tout arrosé de larmes.
« De la quinzième à la cinquantième année de son âge, elle ne rompit le jeûne que le dimanche et le jeudi, par un peu de pain d'orge et quelques mets cuits quinze jours à l'avance, afin qu'ils aient moins de goût ; sans autre breuvage que l'eau fraîche. Après ce temps, à la persuasion des évêques, auxquels elle eût jugé très criminel de ne pas obéir, elle usa de petits poissons et de lait.
« Une si grande vertu ne pouvait pas ne pas franchir les frontières de la Gaule. Siméon le Stylite, ayant ouï la renommée de ses miracles, voulut se recommander à ses prières.
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Enfin ses admirables vertus, comme l'écrit Bède, brillèrent au loin, et elle vieillit dans le service du Christ jusqu'à l'âge de 90 ans. Grégoire de Tours écrit à son sujet : « Sainte Geneviève, qui dans son corps mortel fut si puissante qu'elle ressuscita un mort, fut ensevelie à Paris dans la basilique des saints apôtres Pierre et Paul ; les prières faites à son tombeau obtiennent souvent d'être exaucées ; les fièvres les plus opiniâtres cèdent souvent à la vertu de son intercession. »
Précisions et compléments. -- C'est en 451, à l'âge (environ) de 28 ans, que Geneviève, par la puissance de sa prière, sauve Paris des Huns. « Que les hommes s'enfuient s'ils ont peur de se battre : nous les femmes, nous prierons tellement que Dieu finira par nous entendre. » Attila n'attaqua point Paris (Lutèce).
En 486 (elle a environ 64 ans), Paris est assiégé par Clovis encore païen. C'est la famine. Geneviève, qui dirige la résistance, prend le commandement d'une flotte et remonte la Seine jusqu'à Troyes, l'Aube jusqu'à Arcis-sur-Aube : elle fait charger de vivres onze bateaux et revient les distribuer aux Parisiens.
Conseillère des évêques, amie de la reine sainte Clotilde, elle joua un rôle important dans la conversion des Francs. Lorsque Clovis revint, victorieux des Alamans et converti, ce fut Geneviève qui l'accueillit à Paris en compagnie de Clotilde. Elle persuada Clovis de construire l'église des Saints Apôtres sur « la Montagne » qui fut ensuite appelée Montagne-Sainte-Geneviève.
Sainte Geneviève mourut le 3 janvier 512 à (environ) 90 ans. Son culte a toujours été très populaire. En de nombreuses circonstances (comme en 885 lors d'une invasion normande) la châsse de sainte Geneviève portée en procession au-devant de l'ennemi a été un rempart pour la cité.
A la Révolution, ses reliques furent brûlées en place de Grève et leurs cendres jetées dans la Seine. C'est à l'église Saint-Étienne-du-Mont que le culte de sainte Geneviève a aujourd'hui son principal sanctuaire ; une dalle de son tombeau y rappelle son souvenir (place Sainte-Geneviève, Paris V^e^).
-- Mardi 4 janvier : messe de la Circoncision, avec Gloria, sans Credo, préface de Noël.
-- Mercredi 5 janvier : comme le 4 janvier, avec mémoire de *saint Télesphore,* pape et martyr (pape de 126 à 136).
-- Jeudi 6 janvier : *Épiphanie de Notre-Seigneur.* Catéchisme de S. Pie IX (Instruction sur les fêtes) :
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« L'Épiphanie est la fête instituée pour célébrer le souvenir de trois grands mystères dont le premier et le principal est l'adoration des Mages ; le second, le Baptême de Jésus-Christ ; le troisième, son premier miracle aux noces de Cana en Galilée. -- Cette fête est appelée « Épiphanie », ce qui veut dire « apparition » ou « manifestation », parce que dans ces mystères se manifesta clairement aux hommes la gloire de Jésus-Christ.
« Les Mages étaient des personnages considérables de l'Orient qui se livraient à l'étude de la sagesse. Ils vinrent adorer Jésus-Christ parce que, une nouvelle étoile ayant paru, ils connurent, par l'inspiration divine, qu'elle était l'indice de la naissance du roi des Juifs, sauveur des hommes. -- Les Mages vinrent adorer Jésus-Christ à Bethléem. Ils allèrent à Jérusalem, capitale de la Judée, où était le temple saint de Dieu, et là, ils apprirent des prêtres que selon les prophéties le Messie devait naître à Bethléem. -- Après que les Mages furent sortis de Jérusalem, ils furent conduits à Bethléem par l'étoile qu'ils avaient déjà vue en Orient ; elle allait devant eux et ne s'arrêta que lorsqu'ils furent arrivés au lieu où était le divin Enfant. -- Quand ils eurent trouvé Jésus-Christ, ils l'adorèrent et lui offrirent de l'or, de l'encens et de la myrrhe, le reconnaissant ainsi comme vrai roi, vrai Dieu et vrai homme.
« Pour célébrer dignement la solennité de l'Épiphanie selon l'esprit de l'Église, nous devons faire quatre choses : 1° reconnaître dans la vocation des Mages, qui furent les premiers Gentils appelés à la connaissance de Jésus-Christ, les prémices de notre vocation à la foi, et remercier le Seigneur de nous avoir faits chrétiens ; 2° prier Dieu d'étendre le grand don de la foi à ceux qui en sont privés ; 3° nous exciter à l'amour de Jésus-Christ et prendre la résolution de suivre promptement les divines inspirations ; 4° lui offrir à l'exemple des Mages quelque tribut de notre dévotion par la pratique de l'aumône, de la prière et de la mortification chrétienne. »
-- Vendredi 7 janvier : messe de l'Épiphanie.
-- Samedi 8 janvier : idem.
-- Dimanche 9 janvier : *fête de la Sainte Famille :* Fête instituée par Léon XIII et étendue à l'Église universelle par Benoît XV en 1921.
On peut aujourd'hui célébrer la solennité de l'Épiphanie (sans mémoire de la Sainte Famille) ; en ce cas la solennité de la Sainte Famille est reportée au dimanche 16 janvier.
-- Lundi 10 janvier : messe de l'Épiphanie.
-- Mardi 11 janvier : idem. Mémoire de *saint Hygin,* pape et martyr (pape de 138 à 142).
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-- Mercredi 12 janvier : idem.
-- Jeudi 13 janvier : *commémoraison du Baptême de Notre-Seigneur.*
*-- *Vendredi 14 janvier : *saint Hilaire,* évêque et docteur de l'Église.
Né à Poitiers, en 315, d'une famille encore païenne ; professeur de lettres, père de famille, il se convertit et devint évêque de sa ville natale vers 350, au moment où l'hérésie arienne triomphait. Défenseur de la foi, Hilaire stigmatisa publiquement l'empereur Constance qui avait pris parti pour l'arianisme : il fut pendant quatre ans (356-360) exilé en Phrygie (Turquie), d'où ses lettres fortifiaient l'esprit de résistance des évêques gaulois. Rentré en Gaule, il présida plusieurs conciles contre l'arianisme et il institua la vie monastique qu'il avait connue en Orient. Il a été proclamé docteur de l'Église par Pie IX en 1852.
-- Samedi 15 janvier : *saint Paul de Thèbes,* premier ermite (III^e^ siècle). -- *Bienheureux Pierre de Castelnau,* prêtre et martyr : archidiacre de Maguelonne (Hérault), moine cistercien à Fontfroide, légat du pape en Languedoc pour la répression de l'hérésie albigeoise, assassiné en 1208 à Saint-Gilles par un écuyer du comte Raymond VI de Toulouse.
-- Dimanche 16 janvier : *deuxième dimanche après l'Épiphanie.* Mémoire de *saint Marcel,* pape et martyr (IV^e^ siècle). Si le dimanche 9 janvier on a célébré la solennité de l'Épiphanie, on célèbre aujourd'hui la solennité de la Sainte Famille, avec mémoire du deuxième dimanche après l'Épiphanie.
Sur le nombre des dimanches après l'Épiphanie, voir la note parue dans notre numéro 157 de novembre 1971, pages 372 et 373.
-- Lundi 17 janvier : *saint Antoine,* abbé. -- *Apparition de la Sainte Vierge à Pontmain* en 1871 : « Mais priez, mes enfants, Dieu vous exaucera en peu de temps, mon Fils se laisse toucher. » -- *Saint Sulpice le Pieux,* évêque de Bourges (mort en 647).
-- Mardi 18 janvier : *chaire de saint Pierre à Rome.*
*-- *Mercredi 19 janvier : *sainte Gudule,* vierge, patronne de Bruxelles (morte vers 712).
-- Jeudi 20 janvier : *saint Fabien,* pape martyr (en 250) et *saint Sébastien,* martyr (en 288).
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*-- *Vendredi 21 janvier : *sainte Agnès,* vierge, martyre à l'âge de 13 ans (vers 304) : dénoncée et arrêtée comme chrétienne, préférant la mort à la perte de sa virginité, condamnée à avoir la tête tranchée, elle encourage son bourreau qui hésite : « Frappe sans crainte, car la fiancée fait injure à l'Époux si elle le fait attendre. » -- *Bienheureux Jean-Baptiste Turpin du Cormier,* curé de la Trinité à Laval (Mayenne), décapité par les révolutionnaires en 1794 avec treize autres prêtres.
-- Samedi 22 janvier : *saint Patrocle,* martyr vers 259 ; son culte est attesté à Troyes dès le V^e^ siècle.
-- Dimanche 23 janvier : *troisième dimanche après l'Épiphanie.* Mémoire de *saint Raymond Peñafort,* confesseur, et de *sainte Émérentienne,* vierge et martyre.
-- Lundi 24 janvier : *saint Timothée,* évêque et martyr.
-- Mardi 25 janvier : *Conversion de saint Paul.*
*-- *Mercredi 26 janvier : *sainte Bathilde,* reine et moniale épouse de Clovis II, régente pour son fils Clotaire III, bienfaitrice des pauvres et des églises, morte en 680 au monastère de Chelles (Seine-et-Marne) où elle avait été reléguée.
-- Jeudi 27 janvier : *saint Jean Chrysostome,* évêque et docteur de l'Église (344-507).
-- Vendredi 28 janvier : dernier vendredi du mois : *sainte Agnès* pour la seconde fois : huit jours après son martyre, environnée d'un groupe de vierges resplendissantes de lumière, elle apparut à ses parents venus prier sur son sépulcre. Cette commémoraison remonte au moins au V^e^ siècle. -- *Saint Pierre Nolasque,* prêtre : fondateur en 1218 de l'Ordre de Notre-Dame de la Merci pour le rachat des chrétiens captifs des pirates musulmans : les religieux de cet Ordre s'obligeaient par vœu spécial à se constituer prisonnier, le cas échéant, pour obtenir la libération des captifs. Dès les premières années, saint Pierre Nolasque racheta personnellement plus de 400 esclaves dans les provinces espagnoles encore occupées par les Sarrazins. Il mourut le 25 décembre 1258.
-- Samedi 29 janvier : *saint François de Sales,* évêque et docteur de l'Église.
-- Dimanche 30 janvier : *dimanche de la Septuagésime.* Ouverture du TEMPS DE LA SEPTUAGÉSIME, avec lequel commence le cycle qui a pour centre la solennité des solennités la fête de Pâques.
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Trois étapes successives vont nous amener progressivement au pied de la Croix : le temps de la Septuagésime, le temps du Carême, le temps de la Passion. « Septuagésime » veut dire soixante-dixième : désignant une période (approximative) de 70 jours avant Pâques, jours qui nous font revivre les 70 ans de la captivité de Babylone (dans le symbolisme biblique et liturgique, Babylone est la cité de la terre par opposition à Jérusalem, la cité de Dieu : c'est le temps de l'épreuve). Le temps de la Septuagésime nous introduit dans les profondeurs ténébreuses de la déchéance humaine et nous fait méditer sur notre condition terrestre, pécheresse et souffrante. L'affirmation du dogme du péché originel et le tableau de ses lamentables suites font ressortir en Jésus son titre glorieux de Sauveur.
Le temps de la Septuagésime commence toujours la neuvième semaine avant Pâques et compte trois dimanches : Septuagésime, Sexagésime, Quinquagésime ; il se termine au mercredi des Cendres. Ce temps est un prélude au temps du Carême ; le jeûne n'y est pas encore de rigueur, mais la couleur des ornements est déjà celle des temps de pénitence : le violet ; à la messe, on ne chante plus ni le cantique des Anges : le Gloria, ni le cantique des rachetés : l'Alleluia. Par quoi il nous est indiqué que ce temps est une extension du Carême. Cette extension s'est faite progressivement. La Quinquagésime apparaît vers 520 ; la Sexagésime vers 550 ; la Septuagésime remonte à la seconde moitié du VII^e^ siècle.
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « On appelle dimanches de la *Septuagésime,* de la *Sexagésime* et de la *Quinquagésime* les septième, sixième et cinquième dimanches avant celui de la Passion. -- L'Église, du dimanche de la Septuagésime au Samedi Saint, supprime dans les offices l'*Alleluia* qui est un cri de joie et use d'ornements violets, couleur de tristesse, pour éloigner par ces marques de tristesse les fidèles des vaines joies du monde et les porter à l'esprit de pénitence. -- D'où vient que, malgré les intentions de l'Église, dans le temps de la Septuagésime, de la Sexagésime et de la Quinquagésime plus qu'en tout autre temps on voit tant de désordres chez une partie des chrétiens ? On voit tant de désordres chez une partie des chrétiens, en ce temps plus qu'en tout autre, par la malice du démon qui, voulant contrarier les desseins de l'Église, fait ses plus grands efforts pour amener les chrétiens à vivre selon les suggestions du monde et de la chair. -- Pour nous conformer aux desseins de l'Église pendant le carnaval, il faut nous tenir éloignés des spectacles et des divertissements dangereux, apporter plus d'empressement à la prière et à la mortification, faisant quelque visite extraordinaire au Très Saint Sacrement, surtout s'il est publiquement exposé à notre adoration ; et tout cela pour réparer les grands désordres qui offensent Dieu en ce temps. -- Celui qui par nécessité se trouve à quelque dangereux divertissement du carnaval doit implorer le secours de la grâce divine pour éviter tout péché ; puis il doit s'y comporter avec beaucoup de modestie et de retenue, et, après, recueillir son esprit dans la considération de quelque maxime de l'Évangile. »
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Mémoire de *Sainte Martine,* vierge, martyre vers 228. Son culte était très répandu à Rome au vite siècle, où l'antique basilique de sainte Martine fut érigée sur le Forum. En 1634, le pape Urbain VIII restaura la basilique et institua la fête.
-- Lundi 31 janvier : *saint Jean Bosco*, prêtre.
============== fin du numéro 159.
[^1]: -- (1). Cf. J. MADIRAN, *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* Paris, 1968, 1^e^ partie.
[^2]: -- (2). p. 68.
[^3]: -- (3). *Ibid*.
[^4]: -- (1). Aux bureaux de la revue : 15 F franco. On peut en trouver des exemplaires *reliés* en s'adressant aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VIe.
[^5]: -- (2). *Catéchisme de la famille chrétienne.* En vente chez Dominique Martin Morin, éditeurs. Adresse : à Jarzé par Seiches, Maine-et-Loire.
[^6]: -- (1). Katarine Hepburn (*Hécube*)*,* Geneviève Bujold (*Cassandre*)*,* Vanessa Redgrave (*Andromaque*)*,* et enfin Irène Papas (*Hélène*)*.*
[^7]: -- (1). Car il avait bien le choix, étant -- comme Costa-Gavras et tant d'autres -- exilé *volontaire* de son pays natal.
[^8]: -- (1). Avec raison, on a dit, par exemple, de Bergson, hypnotisé par la biologie, qu'il appartenait à une génération élevée par Spencer et qui tenait la philosophie pour dégradée si elle ne s'affirmait pas comme une science. Cette remarque s'appliquerait à bien d'autres qu'à l'auteur de *L'Évolution créatrice*.
[^9]: -- (1). De nos jours, la linguistique passe, aux yeux de certains, comme la science sur laquelle la philosophie doit se calquer. Tout ce qu'on dit en philosophie (et aussi dans les diverses sciences) relève du langage. Dès lors l'étude scientifique de celui-ci serait le préalable requis pour la philosophie, et la linguistique jouerait à son égard le rôle d'une « science-pilote ». Nous reviendrons évidemment sur cette importante question.
[^10]: -- (1). Rep., VIII, 533-534.
[^11]: -- (2). *Lettre VII*, 314 C-D : « c'est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux, que la vérité jaillit soudain dans l'âme, comme la lumière jaillit de l'étincelle et ensuite croît d'elle-même. »
[^12]: -- (3). Platon subordonne l'homme à l'univers. L'art de vivre consiste à s'accorder avec l'ordre du monde, non à vouloir le changer.
[^13]: -- (4). Gorgias, 512-B-C.
[^14]: -- (5). L'art de la politique introduit l'action dans le platonisme. Sur les rapports de l'action et de la contemplation chez Platon, cf. FESTUGIÈRE, *Contemplation et vie contemplative chez Platon*, 2^e^ édition, Paris, Vrin, 1950. -- On pourrait résumer comme suit les caractères de la science grecque : elle porte sur les essences immuables, elle procède par déduction logique à partir de principes évidents, elle s'occupe plus de la qualité que de la quantité (KOYRÉ, « Du monde de l'à peu près à l'univers de la précision », dans *Critique*, 1948, pp. 806-823).
[^15]: -- (1). Sur la notion d'opinion chez les Grecs, cf. RÉGIS, *L'opinion selon Aristote,* Paris, Vrin, 1935. -- KOYRÉ, *op. cit. -- *Chez les Grecs, la technique s'appuie exclusivement sur ce type de savoir imparfait ; elle se situe donc elle-même sur un autre plan que la science et n'a point de rapport direct avec elle (sauf quand il s'agit de l'action morale et politique, où la *praxis* est, cette fois, en étroite corrélation avec la *théorie,* pour parler le langage contemporain).
[^16]: -- (2). *VII Rep.,* 533 D : « Nous leur avons donné plusieurs fois le nom de science, *pour obéir à l'usage *; mais elles devraient porter un autre nom, qui impliquerait plus de clarté que celui d'opinion, plus d'obscurité que celui de science. Nous avons admis quelque part plus haut celui de connaissance discursive. »
[^17]: -- (1). Cf. sur ce point le très intéressant chapitre de Robin, intitulé *Platon et la science sociale* (dans *La pensée hellénique des origines à Épicure,* Paris, P.U.F., 1942, chap. IV). Robin conclut ses analyses par la remarque suivante : « ...ce qui nous importe, c'est d'apprécier en lui-même l'effort que Platon a fait pour traiter *scientifiquement* les faits économiques et sociaux, les analyser, y déterminer les espèces et en découvrir les lois... Il a pris obscurément conscience d'un déterminisme proprement social ; il a aperçu l'importance des facteurs économiques et il a compris leur action sur la politique ; enfin, en énonçant la loi de la division du travail, peut-être même en attribuant à cette loi une signification et une portée générales, *il s'est acquis le titre scientifique le plus solide *» (pp. 229-230).
[^18]: -- (2). D'après Duhem, Platon a deviné qu'à des problèmes concernant les mouvements du ciel, plusieurs solutions pouvaient être proposées, également susceptibles d'expliquer, de « sauver les phénomènes » ; il aurait ainsi entrevu un important aspect de la science moderne (SOZEI TA PHAINOMENA), « Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée »*,* dans *Annales de philosophie chrétienne,* 1908, pp. 113s.).
[^19]: -- (3). Léonard DE VINCI, *Carnet de notes,* cité par DAMPIER, *Histoire de la science,* p. 145.
[^20]: -- (4). LÉVI-STRAUSS trouve même chez les primitifs des comportements scientifiques authentiques (*La pensée sauvage,* pp. 24-25).
[^21]: -- (1). Même si, avec Bachelard, on considère le XVI^e^, le XVII^e^ et le XVIII^e^ siècles comme « représentant l'ère pré-scientifique », on ne peut, pour autant, minimiser l'importance de cette période pour le développement scientifique, (*La formation de l'esprit scientifique*, Paris, Vrin, 1938, p. 7.)
[^22]: -- (2). Les exemples abondent. Descartes et les cartésiens, les Encyclopédistes, Newton, Locke, Kant, Hegel, les marxistes, etc. refusent d'opposer philosophie et science.
[^23]: -- (1). Peut-être faudrait-il faire exception pour Buffon ; mais celui-ci ne voulut jamais être un philosophe, au sens où l'on prenait ce mot au XVIII^e^ siècle.
[^24]: -- (2). Buffon excepté évidemment. Peut-être faudrait-il mettre à part aussi Montesquieu, qui, dans une certaine mesure, a créé la science politique.
[^25]: -- (3). Ce qui ne va pas sans inconvénient. La philosophie de la connaissance, chez Kant, dépend d'une conception de la science que le XIX^e^ siècle, par l'introduction des géométries non euclidiennes, et le XX^e^, par l'abandon de la physique newtonienne, ont dépassée.
[^26]: -- (4). NIEZTSCHE, *La Volonté de puissance*, 1, n° 119, p. 72. -- On retrouve quelque chose de cette mentalité chez un Bachelard, qui voudrait que la raison soit rendue à sa fluidité et qui affirme que son « surrationalisme » n'est point sans rapport avec le « surréalisme », pour lequel Bachelard manifestement éprouve de la sympathie.
[^27]: -- (1). Dans un *Zusatz* du § 80 de l'*Encyclopédie,* on lit : « C'est la philosophie qui doit saisir chaque pensée dans la plus grande précision et ne rien laisser dans le vague et l'indéterminé. » (*Logique de Hegel,* trad. Véra, Paris, Baillière, 1874, I, p. 373.)
[^28]: -- (1). Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. Bibliothèque de l'histoire de la philosophie, 1970, in-8°, 412 p., 48 F.
[^29]: -- (1). V. ma note sur *Le* « *socialisme *» *de Jean Fourastié* dans *Itinéraires* (n° 94, de juin 1965).
[^30]: -- (1). Heinz ZAHRNT : *Aux prises avec Dieu, La théologie protestante au XX^e^ siècle*, trad. Liefooghe, 498 pages, Paris 1969 (éd. du Cerf).
[^31]: -- (1). Max SHELER, *Philosophische Weltanschauung*, 2^e^ édit., Berne, 1954, p. 23 ss.
[^32]: -- (2). Friedrich GOGARTEN, par exemple, dans *Der Mensch zwischen Gott und Welt*, Heidelberg, 1952, voit dans l'attitude des Grecs en face du cosmos le péché originel de l'humanité : « Le monde adorait comme divines les forces primitives du cosmos, quoique ce fussent des puissances du monde, et ainsi se produisit ce que la Bible désigne comme le péché originel de l'homme : au lieu d'adorer le Créateur, il adora la créature. La conséquence fut que le cosmos se ferma à Dieu, mais que l'homme fut enfermé dans ce cosmos fermé à Dieu. Au lieu de vivre à partir de Dieu, il vécut à partir du monde. » (ZAHRNT, *op. Cit.,* p. 188.)
[^33]: -- (1). HEGEL. *Leçons sur la philosophie de la religion,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1959, 1, p. 21.
[^34]: -- (1). ZAHRNT, *op. cit.,* p. 184.
[^35]: -- (2). GOGARTEN, *Der Mensch zwischen Gott und Welt,* p*.* 118.
[^36]: -- (3). ZAHRNT, *op. cit.,* p. 185.
[^37]: -- (4). Von WEISACKER, *Die Tragweite der Wissenschaft,* t. I, Stuttgart, 1964, p. 128.
[^38]: -- (5). GORGATEN, *op. cit.,* pp. 360 ss. -- On retrouve un thème analogue dans Scheler, *Problem einer Soziologie der Wissenschaft.* p. 111 ss. -- Cf. aussi Hegel, *Leçons sur la philosophie de l'histoire,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1937, pp. 163 ss.
[^39]: -- (1). Philippe MULLER, *De la psychologie à l'anthropologie,* Neuchâtel, 1946, p 45. -- Cf. aussi SCHELER, *Problem einer Soziologie des Wissens,* p. 111.
[^40]: -- (2). ZAHRNT, *op. cit.,* pp. 450-451.
[^41]: -- (3). Cf. notre ouvrage *La* pensée *religieuse de Hegel,* P.U.F., 1964, p, 13 ss.
[^42]: -- (4). Il y a sans doute interaction entre les facteurs intellectuels et les facteurs sociaux et économiques qui interviennent dans la naissance d'une réalité sociologique nouvelle. Cf. sur cette question, MULLER, *op. cit.,* p. 46 note 1.
[^43]: -- (5). D'un *Logos* par qui tout a été fait, sans qui rien n'existerait et qui est omniprésent dans l'univers.
[^44]: -- (1). Pour Tillich, « la ligne essentielle de séparation religieuse ne passe plus aujourd'hui entre les chrétiens et les non-chrétiens, mais entre ceux qui sont contents d'eux-mêmes et ceux qui sont devenus inquiets, entre les indifférents et ceux qui attendent, entre les satisfaits et ceux qui doutent, entre ceux qui interrogent et ceux qui n'interrogent plus. Il peut alors se faire que des chrétiens et des non-chrétiens se trouvent ensemble du même côté » (ZAHRNT, *op. cit.,* pp. 452-453).
[^45]: -- (2). Bonhoeffer écrit par exemple : « Je me demande souvent pourquoi un « instinct chrétien » m'attire plutôt vers ceux qui n'ont pas de religion que vers ceux qui en ont, et cela sans aucune intention missionnaire, mais je dirais presque d'une manière fraternelle. » (*Résistance et soumission*, p. 122.)
[^46]: -- (3). Par exemple, est-il vrai que Luther et Calvin, en poussant jusqu'à son extrême pointe la sécularisation, étaient plus fidèles à l'inspiration chrétienne initiale que le catholicisme ? C'est toute la portée de la réforme protestante qui se trouve ici en question.
[^47]: -- (1). ZAHRNT, *op. cit.,* p. 179. -- On trouve une doctrine analogue chez Gogarten ; cf. *Der Mensch zwischen Gott und Welt,* pp. 334 ss.
[^48]: -- (1). Cf. sur ce point, notre ouvrage *Pensée moderne et philosophie chrétienne,* Paris, Fayard, chap. I. -- Ce serait une erreur, par exemple, de faire intervenir Dieu pour expliquer le passage de la matière à la vie ; rien ne dit, en effet. que la science n'arrivera pas, un jour, à expliquer ce passage.
[^49]: -- (2). Cf. en particulier l'ouvrage de Tillich*, Théologie de la culture,* chap. I et II.
[^50]: -- (1). TILLICH, *Théologie de la culture*, p. 69.
[^51]: -- (1). ZAHRNT, *op. cit.,* p. 182, résume la position de Bonhoeffer de la façon suivante : « On ne doit pas s'imaginer pouvoir convaincre le citoyen moyen, normal et sain... de son besoin de Dieu, en lui rappelant les. limites de son existence, et penser pouvoir trouver de la sorte un abord religieux auprès de lui. L'homme séculier se tire d'affaire, même sans Dieu. Mais une fois qu'il s'est tiré d'affaire et qu'il a résolu la situation critique d'une manière quelconque, dite « naturelle », la foi en Dieu a une fois de plus prouvé son inutilité et le latin des théologies est épuisé. » Et Bonhoeffer va jusqu'à dire que ces tentatives pour mener l'homme à Dieu sont déloyales, « parce qu'on cherche à abuser de la faiblesse de l'homme pour des fins qui lui sont étrangères, et auxquelles il n'a pas consenti » (*Résistance et soumission*, p. 146). Et si on objecte que le Christ lui-même déclare être venu pour les faibles, les petits, les pécheurs, les malades, Bonhoeffer répond : « Quand Jésus sauvait des pécheurs, c'étaient de vrais pécheurs ; mais il n'a pas commencé à faire de chaque homme un pécheur... Jésus n'a jamais mis en question la santé, la force, le bonheur en eux-mêmes et ne les a jamais considérés comme nu fruit gâté ; sinon, pourquoi aurait-il rendu la santé aux malades et la force aux faibles » (*op. cit.,* p. 155) ?
[^52]: -- (2). Nietzsche, dit-on fréquemment, vilipende le christianisme. Encore faudrait-il préciser quel genre de christianisme il méprise. Il rejette le « christianisme des cérémonies et des *états d'âme *», où il ne voit que « mise en scène, comédie, mensonge et hypocrisie ». Il n'a que haine pour le « christianisme des théologiens » qui, en introduisant l'idée « de péché et de mauvaise conscience » ont intoxiqué et infesté tout l'organisme européen. Il combat également dans le christianisme le principe de l'égalité des âmes devant Dieu, qui va à l'encontre du principe de la sélection et du vrai progrès de la vie. -- Par contre Nietzsche admire les formes supérieures du christianisme. Il reconnaît que celui-ci « a développé une foule de vertus, de qualités, d'exigences vis-à-vis de soi-même et de respect vis-à-vis d'autrui..., de délicatesse de conscience ». Tout cela, héritage de l'éducation chrétienne, constitue « un raffinement dont la disparition marquerait pour l'humanité une perte irréparable ». -- Et surtout Nietzsche reconnaît qu'en fait dans l'existence, les individus forts, « réussis », représentent une infime minorité. Le monde est plein « de modestes serviteurs, voués à une tâche obscure et ingrate, condamnés à un dévouement silencieux, à un devoir pénible, mais nécessaire. Au lieu de leur prêcher une impuissante révolte, n'est-il pas préférable de leur montrer que leur esclavage peut encore s'illuminer d'un rayon de soleil ?... Bien supérieur aux philosophies rationalistes ou aux utopies révolutionnaires, le christianisme sait parler le langage qu'il faut à ces déshérités et à ces modestes, pour leur faire accepter beaucoup de choses inévitables, tristes, douloureuses, ou absurdes » (SPENLÉ, *Nietzsche* *et le problème européen,* Paris, Colin, 1943, p. 143 ss.). Bonhoeffer rejetterait-il cet aspect de la pensée de Nietzsche ?
[^53]: -- (1). ZAHRNT, *op. cit.,* p. 73.
[^54]: -- (1). Emil BRUNNER, *Natur und Gnade,* 2° édit., Tübingen, 1935, p. 11 ss. -- Tillich accepte des positions voisines. ZAHRNT, *op. cit*... p. 415.
[^55]: -- (2). On s'appuie ainsi sur les axiomes ontologiques indiscutables Il ne peut y avoir plus de perfection dans l'effet que dans la cause qui le produit ; les qualités de l'effet manifestent quelque chose des perfections de la cause.
[^56]: -- (3). HEGEL, *Leçons sur la philosophie de l'histoire,* Introduction : « ...La véritable humilité consiste à vouloir connaître et honorer Dieu en toutes choses, et en premier lieu dans l'histoire. La tradition nous dit qu'il faut reconnaître Dieu dans la nature. En effet, un temps ce fut la mode d'admirer la sagesse divine dans les bêtes et les plantes. On a l'air de connaître Dieu lorsqu'on est saisi d'admiration devant certaines productions de la nature ou certaines destinées humaines. Si l'on admet que la Providence se révèle dans ces objets et ces matières, pourquoi pas aussi dans l'histoire universelle ?... La Sagesse divine est la même dans les grandes choses et dans les petites. » (Nous citons d'après la traduction de Kosta Paaioannou, *Hegel : la raison dans l'histoire,* Paris, Plon, 1965, p. 61.)
[^57]: -- (1). Par « révélation première », Althaus entend « le témoignage originel et toujours actuel que Dieu donne sur lui-même dans la réalité totale de l'homme et de l'univers. Grâce à ce témoignage divin, l'homme se trouve, dès avant la rencontre avec Jésus-Christ et sans le témoignage de la Bible, en une relation nécessaire avec Dieu. Althaus ne se lasse pas d'apporter des preuves et des exemples pour décrire l'ampleur immense de cette révélation : le langage, la religion, les lois naturelles, la conscience, les normes du bien, du vrai, du beau et du juste, le fait de l'existence donnée à l'homme, sa condition de vie, mais aussi de mort, la nature avec son organisation admirable, l'histoire avec la vie en société, avec la vocation des hommes à des tâches et des fonctions sociales, avec son mystère et sa signification, avec la faute et la sanction, avec la destinée et la responsabilité. Toute la réalité de l'histoire humaine est *théomorphe ;* elle porte en elle le témoignage de la réalité de Dieu » (Zahrnt, *op. cit.,* p, 79).
[^58]: -- (2). Zahrnt, *op. cit.,* p. 80.
[^59]: -- (3). *Op. cit.,* p. 75. -- Tillich partage sur ce point les idées de Brunner et de Althaus. Il admet sans doute, avec Kierkegaard et K. Barth, que l'Évangile « juge » l'homme naturel et sa culture ; mais il souligne qu'il est. en même temps, l'accomplissement de toutes les aspirations de l'homme. La Révélation de Dieu en Jésus-Christ ne détruit pas les structures rationnelles, ni ne les contredit. Cf. sur cet aspect de la doctrine de Tillich les intéressantes remarques de Gabus, dans son *Introduction* à la traduction française de la *Théologie de la culture,* p. 21 ss. -- Pour Tillich, comme pour la tradition catholique, « la Parole divine est logos et ce logos pénètre tout ce qui est. Il y a, comme les Pères apologètes des premiers siècles du christianisme l'avaient bien compris, convergence entre le Christ, logos concret, historique, et le logos universel des philosophes » (p. 23).
[^60]: -- (1). C'est en gros la position de Schleiermacher, qui fait reposer notre ascension naturelle vers Dieu sur le sentiment de dépendance qu'éprouve l'homme dans son existence.
[^61]: -- (2). Sur les insuffisances du sentiment, comme moyen d'atteindre l'Être, Hegel est constamment revenu. On trouve un écho de sa doctrine dans cette phrase de Tillich : « Schleiermacher a nui, à la religion, lorsque, dans la lutte qu'il a menée contre l'approche cosmologique de l'*Aufklärung* protestante, il a séparé le sentiment comme fonction religieuse, de la volonté et de l'intellect. Il a exclu ainsi la religion de la totalité de l'existence personnelle et l'a livrée à la subjectivité émotive » (*Religion de la culture,* p. 66.). Sur le point de vue de Hegel concernant ce problème, cf. notre ouvrage *La pensée religieuse de Hegel,* chap. III*. L'élévation naturelle à Dieu fondement des religions.*
[^62]: -- (1). Tillich, *Théologie de la culture,* p. 64.
[^63]: -- (2). Cf. notre ouvrage : *La pensée religieuse de Hegel,* chap. III.
[^64]: -- (3). Tillich, *op. cit.,* pp. 59-60.
[^65]: -- (4). Tillich, *op. cit.,* p. 61.
[^66]: -- (5). On sait combien il est difficile de préciser le statut du postulat kantien de l'existence de Dieu. Tillich est d'avis qu'on peut l'interpréter « cosmologiquement » et alors Kant rejoindrait saint Thomas ; mais qu'on peut l'interpréter aussi « ontologiquement », et dans ce cas, Kant, d'une manière peut-être tâtonnante, aurait deviné que « l'expérience du caractère inconditionné du commandement moral est immédiatement, sans inférence, une prise de conscience de l'Absolu, encore que ce ne soit pas celle d'un être suprême » (pp. 61-62).
[^67]: -- (1). *Loc. cit.*
[^68]: -- (2). En développant ce qu'on appelle « l'argument ontologique », saint Anselme aurait transformé en « preuve », ce qui était une « approche ontologique immédiate ». Ce faisant, il s'exposait au danger qui menaçait l'approche cosmologique : faire de Dieu un être à côté des autres êtres ; et il s'exposait à toutes les critiques qu'on a faites de cet « argument » (Tillich. *op. cit.,* p. 56). Il serait intéressant de confronter cette interprétation de l'argument ontologique avec celle que développe K. Barth dans son célèbre ouvrage *Fidei quaerens intellectum, Anselms Beweis der Existenz Gottes*.
[^69]: -- (1). D'où la formule riche de sens de Tillich : « Il est impossible de prendre conscience de l'Inconditionné, comme si sa présence même n'excluait pas un observateur qui ne serait pas conditionné par lui dans tout son être » (*Théologie de la culture,* p. 65).
[^70]: -- (2). Tillich, *Théologie de la culture, p. 69.*
[^71]: -- (3). *Op. cit.,* p. 70.
[^72]: -- (4). *Op. cit.,* p. 69.
[^73]: -- (1). Tillich, *Théologie de la culture,* p. 59.
[^74]: -- (2). Kant, *Prolégomènes à toute métaphysique future*.
[^75]: -- (3). Zahrnt, *op. cit.,* pp. : 432-433.
[^76]: -- (1). Cf. le célèbre texte de la *1^e^ Antinomie de la raison pure.*
[^77]: -- (2). Nietzsche, *Gai savoir,* t. III, n° 125.
[^78]: -- (3). Tout au plus pourrait-on dire que plus il est vaste, plus l'univers chante la gloire du Seigneur.
[^79]: -- (4). Dans son *Épître aux Romains* (1918), Barth écrivait : « Si j'ai un système, il consiste en ceci que je garde l'œil le plus obstinément fixé que je le puis sur ce que Kierkegaard a appelé la *différence qualitative infinie* du temps et de l'éternité, dans sa valeur négative et positive : Dieu est dans le ciel et toi sur *la* terre... » (p. XIII). -- Et quarante ans plus tard, en 1963, il répétait qu'il devait à Kierkegaard d'avoir compris « la différence qualitative infinie entre Dieu et l'homme ».
[^80]: -- (1). Zahrnt, *op. cit.,* p. 48.
[^81]: -- (2). K. Barth multiplie les formules destinées à souligner la transcendance, l'absolue « altérité » de Dieu par rapport au monde « Dieu est le Tout Autre, qui, par delà le monde, domine le monde comme un mur de feu qui interdit tout regard » (Cf. Zahrnt, *op. cit.,* p. 26). -- « Dieu n'est rien de ce que nous connaissons, aussi vrai que le Créateur n'est pas la créature et encore moins la création de la créature » (p. 47). Entre Dieu et nous, il y a une opposition que rien ne peut surmonter : celle qui existe entre le Créateur et sa créature.
[^82]: -- (3). Sa doctrine n'est donc pas seulement l'écho du climat psychologique et sociologique qui régnait après la première guerre mondiale.
[^83]: -- (4). *Tillich, Théologie de la culture,* p. 41.
[^84]: -- (1). Tillich, *op. cit.,* pp. 44-49.
[^85]: -- (2). Tillich, *Théologie de la culture,* pp. 45-46.
[^86]: -- (3). *Op. cit.,* p. 47.
[^87]: -- (4). Cité par Zahrnt, p. 428.
[^88]: -- (5). En remplaçant le terme de hauteur par celui de profondeur, Tillich n'échappe pas, pour autant, aux métaphores spatiales. L'explication que semble présenter Zahrnt, p. 428, n'est pas, à cet égard, très convaincante. Il écrit : « Le changement n'est pas seulement celui d'une conception spatiale. *Profondeur* ne désigne pas seulement un plan de la réalité, de telle sorte que Dieu, considéré jadis comme l'Être le plus, haut, deviendrait désormais l'être le plus profond, mais profondeur désigne une dimension de la réalité. » On pourrait faire remarquer qu'en disant de Dieu qu'il était le Très-Haut, on désignait aussi une dimension de la réalité ; et qu'en toute hypothèse on n'échappe jamais aux métaphores spatiales.
[^89]: -- (1). Zahrnt, *op. cit.,* p. 431.
[^90]: -- (2). Saint Thomas, *Somme théologique,* I, question *7,* art. 1, ad 3um.
[^91]: -- (3). *Op.cit*., Question 8, art *3.*
[^92]: -- (1). Zahrnt, *op. cit.,* p. 451.
[^93]: -- (2). C'est en ce sens que Tillich écrit : « Devant la majesté de Dieu il n'y a pas de sphère privilégiée, de personnes, d'écrits, de sociétés, d'institutions, d'actions, qui soient en eux-mêmes sacrés, pas plus que d'autres qui soient profanes » (cité par Zahrnt, *op. cit.,* p. 450). -- Mais la Bible n'est-elle pas un Livre sacré, par sa finalité même ? Et l'Église n'est-elle pas une institution sacrée, destinée par la volonté de son fondateur, à promouvoir la vie spirituelle, c'est à-dire le rapport de l'homme avec l'Absolu ? Il est vrai que *Tillich* ne considère sans doute pas l'Église visible comme étant d'institution divine.
[^94]: -- (1). Tillich, *Théologie de la culture,* p. 91.
[^95]: -- (2). Zahrnt, *op cit.,* pp. 452-453.
[^96]: -- (1). Le titre de cette publication est maintenant : *Esprit et Vie*. On n'y a conservé *Ami du clergé* que comme sous-titre. A bien examiner le sens des mots et ce que peut signifier le passage d'un titre à l'autre, on n'y verra pas un foudroyant progrès dans l'humilité.
[^97]: -- (1). Il ne s'agit pas non plus de « confirmer la législation en vigueur dans plusieurs pays, en particulier dans l'ensemble, des pays francophones », comme l'inventait *La Croix* citée supra.
[^98]: -- (1). Nous avons analysé en son temps le caractère schismatique (et donc nul de plein droit) du dispositif juridique de cette Ordonnance. Voir : « En plein arbitraire », éditorial de notre numéro 142 d'avril 1970 ; article reproduit sous le titre : « Les vacances de la légalité » dans notre numéro spécial 146 sur la messe.
[^99]: -- (1). Déclaration du P. Calmel dans ITINÉRAIRES, numéro 139 de janvier 1970 ; reproduite dans notre numéro spécial 146 sur la messe.
[^100]: -- (2). Dans notre numéro précédent (pp. 209-214) : « Cinq considérations sur le Synode ».
[^101]: -- (3). Voir : « La ligne Salleron », éditorial de notre numéro 155 de juillet-août 1971.
[^102]: -- (1). Un volume aux Nouvelles Éditions Latines.
[^103]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre 1971, pp, 331-342.
[^104]: -- (2). Tirées du numéro de janvier 1971 du bulletin spirituel *Sanctifier* (dirigé par Dom Vincent Artus, O.S.B., et publié par l'Apostolat de la sanctification universelle, 3 piazza S. Andréa della Valle, Rome) et de tracts et circulaires de l'*Opus sacerdotale*. Une partie de cette documentation nous a été aimablement communiquée par la direction de l'*Opus*.
[^105]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro cité.
[^106]: -- (1). Mgr Jean Rodhain interviewé par José de Broucker, dans les I.C.I., il faut le voir pour le croire.
[^107]: -- (1). Voir notre numéro 155 de juillet-août 1971, pp... 270 à 274.
[^108]: -- (1). Numéro 155, page 271.
[^109]: -- (2). *Combat de la Foi*, numéro 16, page 3.