# 160-02-72
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### *Appel pour un livre*
A tous nos amis j'adresse un nouvel appel.
Au moment même où vient de se clore la souscription pour les Compagnons d'Itinéraires, le présent appel est pour une autre sorte de souscription.
De quoi s'agit-il cette fois ?
De rendre possible la parution d'un ouvrage inédit d'Henri Charlier : *L'art et la pensée.*
Comment pouvez-vous y contribuer ?
En souscrivant à *l'édition originale* de cet ouvrage : édition hors commerce sur alpha mousse, 272 pages 13 18,5, reliure toile imprimée au balancier, tirage numéroté et *limité au nombre de souscriptions :* il n'y aura donc par la suite aucun exemplaire disponible de cette série.
Le bulletin de souscription est à l'avant-dernière page du présent numéro de la revue : il est obligatoire de l'utiliser (ou de le recopier exactement et entièrement) ; le prix de souscription est 1100 F l'exemplaire ; les versements doivent être *joints* aux bulletins, dans la même enveloppe, et parvenir aux Éditions Dominique Martin Morin avant le 20 mars 1972. Les exemplaires souscrits seront envoyés aux souscripteurs fin avril ou courant mai.
Les résultats de cette souscription permettront l'existence et détermineront les conditions d'une seconde édition de cet ouvrage, édition courante, mise dans le commerce, à un prix aussi réduit que possible.
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Cela veut dire que si personne d'entre vous ne souscrivait à l'édition originale, ou si vous étiez trop peu nombreux à souscrire, il n'y aurait jamais d'édition courante de *L'art et la pensée.*
En souscrivant, non seulement vous allez acquérir un bel exemplaire, relié, numéroté, de l'édition originale hors commerce, mais encore vous apporterez votre aide, vous apporterez une aide indispensable à l'initiative des Éditions Dominique Martin Morin.
Cette initiative est de l'ordre de l'initiative personnelle et privée. Un jour, plus tard, si Dieu veut, si la France se reprend et si une société chrétienne renaît, des honneurs solennels seront rendus à la personne, à l'œuvre, à la pensée de notre maître Henri Charlier : ils lui seront rendus par les enfants auxquels il aura aujourd'hui appris à *jeter des bouquets dans l'éternité.*
Pour le moment, les *humbles honneurs* que nous pouvons lui rendre consistent à faire connaître, à transmettre, et donc d'abord à éditer ce livre, fruit de toute une vie de travail, d'expérience, de réflexion chrétienne.
En souscrivant à l'édition originale, vous allez rendre possible l'existence de l'édition courante.
Jean Madiran.
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### Un Conseil téméraire
*Quatre personnes ont été, le 19 novembre 1971, dénoncées par l'épiscopat français à la colère et au mépris de l'opinion publique. Elles ont été stigmatisées comme auteurs d'* « *odieuses insinuations dont on n'apporte pas la moindre preuve *»*, et elles ont été assimilées aux sectateurs du* « *pape *» *Clément XV.*
*Ces quatre individus, épiscopalement désignés comme les plus ignobles que l'on puisse aujourd'hui nommer dans le catholicisme français, ce sont :*
*-- Louis Salleron, ès-qualités de* « *chroniqueur religieux de* CARREFOUR » ;
-- *Jean Madiran, ès-qualités de* « *directeur de la revue* ITINÉRAIRES » ;
-- *l'abbé Georges de Nantes et Pierre Debray, sans mention de leurs qualités.*
*Cette intervention du Conseil permanent de l'épiscopat français était d'une telle bassesse qu'elle a rencontré la réprobation de nos adversaires eux-mêmes :* LE MONDE *et* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *ont explicitement protesté contre la vilenie du procédé épiscopal.*
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*Il est tout à fait vil, en effet, d'assimiler Louis Salleron, l'abbé de Nantes, Pierre Debray et Jean Madiran à des sectateurs du* « *pape *» *Clément XV. Ce n'est pas une méprise : c'est un mensonge. Contre ce mensonge,* LE MONDE *s'est élevé en ces termes :*
« Est-il possible de parler dans le même texte du « pape » Clément XV et de tels ou tels journalistes traditionalistes, dont les propos peuvent ne pas être du goût de tous et même scandaliser certains chrétiens, mais qui se réclament de la même foi et de la même Église institutionnelle ?
*Il est tout à fait vil, également, d'assimiler Louis Salleron, l'abbé de Nantes, Pierre Debray et Jean Madiran à des diffamateurs, et leurs études et contestations doctrinales à d'* « *odieuses insinuations dont on n'apporte pas la moindre preuve *»*. Ici encore, ce n'est pas une méprise, c'est un mensonge. Contre ce mensonge,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *lui-même s'est élevé en ces termes :*
« Ce communiqué amalgame sans distinction ce qui relève de la polémique idéologique -- même véhémente -- et la diffamation pure et simple. »
\*\*\*
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*Tout était donc tellement clair, et la disqualification morale du Conseil permanent tellement manifeste, que pour notre part, à ces calomnies qui n'écrasent que leurs auteurs, nous n'avons pas jugé utile d'opposer un seul mot.*
\*\*\*
*Mais ce qu'il est utile de rappeler, et qui ne l'a pas été, c'est ceci.*
*Ces évêques sont ceux qui falsifient l'Écriture sainte par les versions prétendument obligatoires qu'ils en imposent dans leurs nouveaux catéchismes et dans leurs nouvelles liturgies. Il est bien vrai qu'en cela, par cela, et dans la mesure pour chacun de sa contribution active ou passive, ils sont déshonorés. Nous ne le décrétons pas, nous le constatons. Il y a maintenant plus de deux ans et demi, c'était en juin 1969, nous leur avons fait la* NOTIFICATION PUBLIQUE *que désormais nous refuserions toutes relations avec eux jusqu'à ce qu'ils aient désavoué, corrigé et réparé leurs falsifications de l'Écriture* ([^1])*.*
*Nous ne pouvions pas escompter* (*ni désirer*) *qu'ils traiteraient nos personnes mieux qu'ils n'avaient traité la parole de Dieu. Leurs éloges nous seraient un affront que nous osons dire immérité. Qu'ils nous calomnient, au contraire, à la bonne heure, c'est dans l'ordre : la calomnie des falsificateurs de l'Écriture nous est un signe réconfortant.*
\*\*\*
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*Rappelons d'un mot, pour ceux qui ne l'auraient pas connue, et pour éviter toute méprise, la portée de notre* NOTIFICATION PUBLIQUE *de juin 1969.*
Nous ne nions pas que les évêques français détiennent légitimement la succession apostolique. Nous n'avons non plus aucun pouvoir de les proclamer déchus. Nous ne faisons que DIRE CE QUI EST : nous disons que cet épiscopat est légitime et prévaricateur. Et certes prévaricateur il l'est de plusieurs manières : mais l'altération autoritaire de l'Écriture est sa prévarication la plus manifeste, vérifiable par les simples chrétiens. Tant qu'il s'y obstinera, nous n'aurons plus de relations avec lui. Cette attitude, nous ne l'imposons à personne ; nous proclamons qu'elle est la nôtre, et qu'elle le demeurera jusqu'à ce que les évêques prévaricateurs se soient convertis ou aient été remplacés.
\*\*\*
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*Pour ceux qui s'intéressent aux détails précis de la nouvelle vilenie commise par le Conseil permanent, en novembre 1971, contre Louis Salleron, l'abbé Georges de Nantes, Pierre Debray et Jean Madiran, nous avons recueilli dans la rubrique* « *Documents *» *du présent numéro les textes constituant le dossier de cette affaire.*
MÊME SI les communiqués du Conseil permanent peuvent parfois faire quelque impression sur le moment, leur imposture ou leur vanité ne tarde guère à devenir manifeste au bout de quelques mois ou de quelques années. Il est vrai sans doute qu'en dehors de nous-mêmes, quasiment personne ne lit attentivement les communiqués épiscopaux et surtout n'en garde la mémoire. Quasiment personne, oui, et certainement pas le groupe dirigeant du Conseil permanent lui-même. S'il relisait de temps en temps ses propres textes, il s'en trouverait efficacement incité à la modestie ; il prendrait la résolution de devenir moins agressif, notamment à l'égard de la revue ITINÉRAIRES.
Citons un seul exemple : il est, comme on va le voir, plus que suffisant.
Le Conseil permanent de l'épiscopat français avait publié au mois de juin 1966 un communiqué de « mise en garde » contre la revue ITINÉRAIRES et trois autres publications ([^2]). Louis Salleron a fait remarquer qu'il est grandement instructif de relire maintenant ce communiqué épiscopal de 1966 et il en a redonné le texte dans CARREFOUR ([^3]).
Voici le passage qu'il faut principalement en relire aujourd'hui, avec plus de cinq années de recul :
« ...*Une minorité, avec une audace qui s'affirme, conteste, au nom d'une fidélité au passé, les principes du renouveau entrepris... Ils affirment que l'enseignement religieux est en crise ; l'école chrétienne, en péril ;*
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*l'autorité personnelle de chaque évêque, minée par les organismes collectifs de l'épiscopat ; la primauté du Saint-Père, compromise par la collégialité ; la doctrine sociale de l'Église, faussée par le progressisme ; la foi de nombreux clercs, pervertie par des erreurs doctrinales et morales graves. Ils contestent l'application qui est faite de la Constitution liturgique. Ils critiquent les mouvements apostoliques et leurs méthodes. Ils appellent prêtres et fidèles à s'unir pour sauver l'Église de la décadence à laquelle la conduiraient irrémédiablement les pasteurs. *»
(*Communiqué du Conseil permanent de d'épiscopat français, juin 1966.*)
Chaque ligne et chaque mot de ce communiqué de 1966 manifestent à quel point le Conseil permanent de l'épiscopat *a été trompé,* ou bien *s'est trompé,* et en tous cas *a trompé* ceux qui suivirent ses directives.
Il y a moins de six ans, le Conseil permanent de l'épiscopat français proclamait donc :
-- que l'enseignement religieux n'est pas en crise ;
-- que l'école chrétienne n'est menacée d'aucun péril ;
-- que l'autorité personnelle de chaque évêque n'est aucunement diminuée par les organismes collectifs de l'épiscopat ;
-- que la primauté pontificale n'est pas menacée par la collégialité ;
-- que la doctrine sociale de l'Église n'est pas faussée par le progressisme ;
-- qu'il n'y a pas dans le clergé d'erreurs doctrinales et morales graves ;
-- que l'application qui est faite de la Constitution liturgique est incontestable ;
-- que les mouvements d'apostolat et leurs méthodes sont au-dessus de toute critique ;
-- que l'Église ne connaît actuellement aucune espèce de décadence.
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Bref, *le Conseil permanent était dans l'erreur sur tous les points.*
Sur tous les points, *il trompait le clergé et le peuple chrétien.*
Pour le constater, il suffit de relire son fameux communiqué.
A l'époque, en 1966, Jean Madiran avait pris acte et pris date en ces termes (extraits) ([^4]) :
« *Ils affirment que l'enseignement religieux est en crise. *» *--* Oui, je crois que l'enseignement religieux est en crise et plus qu'en crise : où est, en cela, mon crime ? Je ne vois pas en quoi cette affirmation pourrait être contraire à la foi aux mœurs.
Mais je comprends très bien qu'en repoussant cette affirmation, le communiqué du. Conseil permanent déclare donc hautement -- que *l'enseignement religieux n'est pas en crise.*
Je prends acte de cette déclaration.
« *Ils affirment que l'école chrétienne est en péril. *» -- Selon le communiqué du Conseil permanent, nous sommes donc avertis qu'aujourd'hui, en France, *l'école chrétienne ne court aucun péril.* Je prends acte de cette sécurité. Je n'ose espérer qu'elle apportera une consolation suffisante aux écoles contraintes de fermer, aux enseignants chrétiens menacés par le chômage, aux parents d'élèves qui constatent avec scandale ce que l'on enseigne à leurs enfants. Car le péril où se trouve l'école chrétienne est double ; l'un est externe, l'autre interne. Externe : l'asservissement ou l'asphyxie. Interne : dans trop d'écoles chrétiennes, on enseigne une psychologie freudienne, une histoire marxiste, une religion teilhardienne.
Eh bien non ! L'école chrétienne, aux yeux du Conseil permanent, n'est menacée d'aucune espèce de péril en juin 1966. Je prends acte et je prends date.
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Il n'était pas encore question, dans le communiqué épiscopal de juin 1966, du catéchisme, de la messe et de l'Écriture. C'est seulement en octobre de la même année que le groupe dirigeant de l'épiscopat ferait franchir à l'Assemblée plénière de Lourdes le point de non-retour doctrinal, par deux actes décisifs : 1. -- le rejet des notions de « nature » et de « personne » telles qu'elles étaient « au V^e^ siècle ou dans le thomisme » ; 2. -- l'approbation du « Fonds obligatoire » du nouveau catéchisme. Mais c'est vraisemblablement pour dégager la route en vue du franchissement prochain du point de non-retour qu'en juin 1966 le Conseil permanent a voulu disqualifier et condamner la « *minorité *» qui « *conteste, au nom d'une fidélité au passé, le renouveau entrepris *»*.*
Il n'a pas fallu six ans pour que ce soi-disant « renouveau » ne puisse plus nier qu'il est une « décadence ».
Le communiqué de juin 1966 n'était donc pas seulement imposteur. Il était imprudent et téméraire.
Nous pourrions, ce communiqué de juin 1966 contre ITINÉRAIRES, le reproduire en tête de chaque numéro de la revue comme une décoration, comme un billet d'honneur, et comme une preuve.
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## ÉDITORIAL
### La monnaie, la société et l'Église
par Louis Salleron
FAIRE UN RAPPROCHEMENT entre la monnaie, la Société et l'Église, peut paraître une fantaisie : mais non ! Outre que tout se tient sur cette terre, on voit bien que le tourbillon qui emporte la monnaie, la Société et l'Église est le même. Mais c'est à des faits plus précis que je pense.
Il y aurait peut-être quelques considérations premières à présenter sur les rapports qui existent entre l'*argent* et la *religion*. « Nul ne peut servir Dieu et Mammon » dit l'Évangile. Sans qu'on sache très exactement qui est Mammon, c'est à raison qu'on l'aperçoit traditionnellement comme la déification de l'Argent.
L'Argent, c'est le Pouvoir économique. C'est le Pouvoir sur les biens, donc la jouissance. C'est aussi le Pouvoir sur les hommes, qui doivent fournir leurs services pour obtenir leur part de cet argent dont ils ont besoin pour satisfaire leurs besoins.
La monnaie, c'est l'argent considéré sous le rapport de l'échange. Comme la vie est échange, il n'y a pas de vie matérielle sans monnaie. Celle-ci est le *vinculum substantiale* de la Société économique, c'est-à-dire de la société tout court, en tant qu'elle produit, qu'elle consomme, et qu'elle échange pour produire et consommer.
Entre les échanges spirituels, dont le sommet et le principe est Dieu, et les échanges matériels, dont le moyen est la monnaie, il y a relation comme entre l'âme et le corps.
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Entre Dieu et Mammon, il y a opposition,... mais aussi relation. Il y a discontinuité radicale ; mais cette continuité analogique, dont la société est le lieu. *Être* ou *Avoir*. Mais sur cette terre peut-on être sans avoir ? Peut-on avoir sans être ?
L'avidité, puis l'avarice, expriment la passion d'être à travers l'avoir. Quand cette passion devient absolue, c'est Mammon qui est adoré à la place de Dieu.
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Contentons-nous de ces notations rapides pour marquer à quel point *monnaie, société* et *Église* sont semblablement affectées par la « mutation » qui les affecte en même temps.
**A)** Le premier caractère commun de cette mutation, dans les trois cas, c'est le passage du réalisme au nominalisme, ou si l'on préfère de l'*objet* au *sujet*.
1\) La monnaie a toujours été, et a toujours été vue comme à la fois réelle et fiduciaire. Un louis d'or, c'est une pièce de monnaie dont la valeur est définie par l'État (fiduciaire), mais c'est aussi un morceau d'or qui a sa valeur propre (réelle). Un billet de banque, c'est un morceau de papier dont la valeur fiduciaire est définie par l'État, mais dont la valeur réelle vient du fait que, créance sur des biens, il procède aussi d'un bien, l'or, qui est à l'origine de son émission.
De plus en plus « créance » et de moins en moins « représentatif » d'un bien originel, la monnaie demeurait tout de même liée à l'or, c'est-à-dire à un *objet,* à un *bien réel*. Aujourd'hui, elle n'est plus que « définie » par un poids d'or, sans être convertible, à aucun échelon, contre de l'or.
Au lendemain de la rencontre des Açores entre M. Nixon et M. Pompidou, les journaux ne savaient même plus comment définir les parités respectives entre les monnaies nationales, tant l'équilibre obtenu est loin, désormais, de la base sur laquelle il repose. Parviendra-t-on à une monnaie qui ne prendra même pas sa définition dans un poids d'or ou une quantité de marchandise ?
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C'est possible théoriquement. Un dollar -- puisqu'il est la monnaie-référence du monde occidental -- qui ne subirait plus l'érosion de l'inflation pourrait valoir par lui-même, en tant que procédant globalement d'une masse d'échanges à laquelle il correspondrait également comme créance, et toutes les monnaies pourraient s'aligner sur lui. Mais cela supposerait que rien ne puisse jamais compromettre sa valeur, c'est-à-dire l'équilibre économico-politique qu'il exprime. Si ce miracle se réalisait un temps, on peut être assuré qu'il ne durerait pas et qu'une monnaie « sauvage » s'y substituerait -- comme les cigarettes deviennent monnaie quand il n'y a plus de monnaie.
2\) La *société* est régie par le *Droit*. Or le Droit, c'était le Droit *civil*, c'est-à-dire celui des personnes privées, et le Droit *public*, c'est-à-dire celui de l'État. D'autre part, le Droit civil concernait les *biens* et les *personnes*.
Or le Droit public absorbe de plus en plus le Droit civil, et, dans le Droit civil, les droits personnels absorbent de plus en plus les droits réels. Le régime du *travail* remplace le régime de la *propriété*. Il n'y a plus de patrimoines, mais des « flux » monétaires, et le capital n'est plus que la projection comptable du revenu.
Toute la société est devenue comme un arbre aux frondaisons magnifiques, mais dont le tronc est creux et les racines mortes.
3\) L'*Église* avait un objet : Dieu. La Foi avait un objet : Dieu. L'Église, *peuple de Dieu*, devient de plus en plus *peuple* au détriment de *Dieu*.
Le peuple de Dieu se centre de plus en plus sur lui-même ; dans la théologie, dans le dogme, dans la métaphysique.
La praxis remplace la contemplation. Le royaume terrestre est proposé comme royaume de Dieu. L'humanisme intégral devient la religion chrétienne...
**B)** Le second caractère commun de la mutation est tellement lié au premier qu'on peut à peine l'en distinguer. C'est la *collectivisation* universelle au détriment de la *personne* et du *personnel*.
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1\) La *monnaie* n'est plus chez les particuliers mais dans les banques. Fondant perpétuellement parce qu'irréelle, elle ne peut plus être dans les bas de laine ou les lessiveuses. Elle doit aller dans des « comptes » multiples, où elle échappe à son pseudo-propriétaire.
Le prêt à tempérament ajoute à la dépossession. Un individu n'est plus qu'un centre de dettes, alimenté par des salaires, au bénéfice d'un système collectif qui lui assurera sa ration de pain, de vin, d'électricité, de frigidaire et d'automobile, selon l'optimum exactement calculé du potentiel de production nationale.
2\) La *société* est maîtresse de vos destinées. Jadis il y avait *la loi*. Aujourd'hui il y a des milliers et des dizaines de milliers de lois, de décrets et de circulaires qui règlent votre existence.
La vie de l'individu est un contrat d'adhésion obligatoire aux ukases de l'État -- terme normal du contrat social.
Cependant, pour que l'État ne meure pas, les individus doivent vivre, ainsi que leurs groupements. Alors l'État « décentralise » et « déconcentre », c'est-à-dire crée des ballons d'oxygène pour entretenir ses fournisseurs de sang, de travail et d'argent. Mais peu à peu la vie se retire des cellules élémentaires.
3\) L'*Église* est prise dans la même évolution. Elle aussi essaye de décentraliser. Elle aussi ne se soucie que des personnes. Mais elle aussi noie les fidèles dans une législation qui supprime *la Loi*. Une liberté anarchique remplace les innombrables libertés où se mouvait la vie des diocèses, des paroisses, des ordres religieux, des prêtres et des fidèles. Une bureaucratie géante se superpose à un grouillement d'initiatives aberrantes. L'unité de l'Église est recherchée dans la collégialité administrative et non plus dans la défense du Credo. Les chrétiens désemparés, privés de liturgie et de catéchisme, se précipitent à Taizé, à Boquen, dans les « communautés de base » et autres « petits groupes » qui deviennent comme les « résidences secondaires » d'une ferveur qui ne trouve plus à l'église la maison commune de la prière et de la foi.
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Ainsi va le Progrès, dans une marche implacable. Faute de pouvoir l'arrêter, il serait bon de préparer ce qui pourra et devra être reconstruit quand tout sera par terre.
A travers ce qui change, il y a Dieu et l'homme qui ne changent pas. Le premier point, pour reconstruire, c'est de bien s'en convaincre.
Louis Salleron.
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## CHRONIQUES
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### Balayez Astérix
*et faites attention\
aux images*
par Luce Quenette
LE DANGER MAJEUR de la Télévision n'est pas l'immoralité des images, comme on me le fait dire quelquefois, en m'opposant des émissions si belles, si instructives ! Je ne doute pas de leur existence, c'est même l'appât majeur de cet empoisonnement, pour les honnêtes parents. Ils ont résolu de trier, de couper, d'arrêter, d'interdire, d'envoyer coucher. Le règlement tient, mollit, s'atténue, élastique, extensible, anéanti... et puis, machine arrière, mais voici « *le film bien !* sauf... », donc la concession pour Lucienne 15 ans, ce qui met hors de lui son frère 13 ans ; les petits, tous au lit : « On entendait les parents rire, et à moitié les paroles, *on était furieux *».
Horrible auxiliaire de la démission d'autorité, la Télévision est meurtrière pour une autre raison. Car j'admets que des Parents très fermes, résolus à décider eux-mêmes le permis et le défendu, à ne laisser jamais une petite main tourner le bouton, à passer outre caprices et supplications, je pense que des Parents de cette trempe peuvent exister, et gouverner cette lucarne ouverte sur le monde.
Le danger principal, inévitable de la Télé, c'est *de mettre dans la tête des enfants des images et non des idées,* c'est d'arrêter, par la puissance trompeuse de l'imagination, le travail naturel de l'intelligence : l'abstraction.
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Les « illustrés » exécutent la même démolition. Si bien qu'on a fait remarquer ([^5]) qu'entre la Télé et les illustrés d'une part, et les mathématiques nouvelles d'autre part, les enfants sont poussés à deux opérations en sens inverse de la nature. Suralimentés d'images en tout ce qui devrait solliciter d'abord l'intelligence et la volonté (religion, morale, art, histoire), ils n'abordent le domaine de l'abstraction que dans les mathématiques, mais alors aussi loin que possible de la vie, de la réalité, de l'être, comme dans une île privilégiée où règne ce qui se fait passer pour l'intellectuel pur, la nouvelle sagesse. A un enfant de dix ans, dressé de cette façon, la vie, la famille, le devoir, l'amitié, et bien entendu la messe et la prière paraissent fabulations gratuites ; les maths nouvelles, un puits d'ennui où il se noie (ce qui justifie à ses yeux que seul compte le senti), ou bien, s'il a le malheur d'y réussir, l'entrée prestigieuse dans la législation de l'Univers, dans l'empire théorique, technique, de l'homme sur une nature dénaturée.
Ce danger de perversion de l'esprit et de l'imagination est bien plus profond et bien plus difficile à comprendre pour les parents qu'une spectaculaire corruption du sens moral, qui d'ailleurs accompagnera tôt ou tard l'abus des images et l'irréalité de la « méthode des ensembles ».
L'indigestion d'images à elle seule endort l'attention, amollit la volonté, anémie la mémoire boursouflée de représentations, inapte à retenir les articulations des plus simples raisonnements.
\*\*\*
Ces deux frères, très bien doués, rentrent de vacances énervés, nonchalants et excités à la fois. Encouragements, punitions. Pas de remise en route. Tout le travail est inférieur à celui de l'an dernier. Irritabilité, chamailleries, leçons mal assimilées, devoirs bâclés. Et pourtant, regrets, repentirs apparemment sincères, rien de grave que cette médiocrité continue. Qu'avez-vous fait en vacances ? Excellents parents qui ne quittent pas leurs enfants. Les deux frères me semblent chercher loyalement pourquoi ils ont devenus si bêtes.
Enfin, un dimanche, après la messe, l'aîné, douze ans, confie à son professeur : -- « J'ai trouvé : ce sont les journaux illustrés qu'une camarade de mon grand frère (16 ans) nous a fait passer.
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Elle en apportait des paquets, on se sauvait dans notre chambre pour les lire, surtout pour les regarder (l'expression se fait vaguement bête et rieuse), *oh ce n'était pas impur*, mais des vilains dessins qui me reviennent tout le temps. Papa nous défendait, mais on s'arrangeait pour les regarder quand même, et maintenant, en classe, partout, je revois les images, mon frère aussi (les yeux se font inquiets, las), on ne peut pas s'en débarrasser et *je ne faisais pas attention que c'est ça qui m'empêche de travailler. *»
La volonté de *trouver la cause* de la bêtise, donc la volonté de *voir clair*, de mettre l'intelligence à même *de juger les brumes de l'imagination, la prière* pour y parvenir, acte éminemment intellectuel ; la *Grâce de Dieu,* la résolution et l'*expression de l'aveu,* tous actes, naturels et surnaturels à la fois, opposés à l'abrutissement par les illustrés, ont porté remède à la langueur de l'âme qui s'est relevée et remise courageusement à l'étude. Et aussi la résolution de Papa de brûler tous les imbéciles illustrés, de resserrer la surveillance, de rappeler le péril.
\*\*\*
Mais il s'agit d'enfants énergiques, déjà formés, sincèrement confus de leur état, assez droits pour être contents de trouver leur mal et de le guérir.
Combien d'autres, sous les yeux de parents insouciants, vont et viennent, en vacances, des images de la Télé aux caricatures inhumaines de *Okapi* et consorts, aux blagues et aux ironies d'Astérix qui donnent en pâture au rire bête l'autorité, l'histoire, l'armée, flétrissent enthousiasmes et admirations à coup de laideurs, de déformations ignobles, tout être humain étant grimace pour ricanement automatique.
J'entends développer un peu cette nuisance spéciale d'Astérix. Elle vient *des grandes personnes*. C'est, soi-disant, une histoire pour enfants, qui fait rire tout le monde. Une invasion du *burlesque,* du *grotesque*, dans les domaines qu'on ne veut plus tabous : armée, discipline, ancêtres, romanité, commentarii de bello gallico, c'est l'X de Vercingétorix prostitué en Obelix et jusqu'en Assurancetourix, ventru, poilu, cornu, ridiculu. Que ça amuse l'adulte lui confère d'ignobles lettres de noblesse.
Comparaison éclairante :
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Quand Papa fait attention à mes soldats, à mes arrangements de bataille, mon cœur de gosse tressaille de fierté. Une estime, un jugement de valeur auréole mon jeu.
De même, quand Papa daigne discuter mon circuit de locomotive miniature, critiquer mes aiguillages, interrompre sa lecture pour modifier l'orientation de mon tunnel, il y a promotion d'une joie supérieure.
Alors, comprenez, quand Papa trouve « tordant » la *sinistre parodie* de tout ce que son éducation classique avait épargné : armée romaine, gloire militaire, civilisation (sans compter l'anecdote équivoque qui truffe le tout), quel vent de scepticisme transporte d'abord, puis trouble le naturel enthousiasme du gamin !
Un papa très spirituel et excellent dessinateur me montrait un jour un album de dessins de sa main pour ses jeunes enfants. L'ironie, la plaisanterie dominaient sous l'allégorie des animaux, admirablement saisis dans une scène où chacun représentait un défaut humain. C'était drôle, assez fabuliste et au demeurant moralisant.
-- « *Comment vos enfants,* lui dis-je, *apprécient-ils cette piquante galerie ?*
Il soupira :
-- « *Oh, tout cela les amuse bien, mais, quand je leur ai demandé le dessin qu'ils préfèrent, voici celui qu'ils ont désigné immédiatement et avec enthousiasme. J'ai été bien étonné. *» Et il me montra une grande scène de Noël : la crèche, la Sainte Vierge, saint Joseph, l'âne, le bœuf, et, venant en cortège, des petits garçons et des petites filles de notre temps qui apportaient sagement, chacun un jouet, un gâteau, un petit minet, un agneau, un oiseau pour l'Enfant Jésus.
Pas une ironie, paix, douceur, grâce, naïveté. L'esprit de Noël et POINT d' « ESPRIT ». « *J'ai tiré la leçon,* dit ce père intelligent : *l'enfant est sérieux, religieux, mystique... *»
Hélas, c'était avant le temps d'Astérix !
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Tel garçon de douze ans, familialement porté au goût de l'histoire, à l'admiration du héros militaire, à l'étude de l'armée, se plait à collectionner des modèles de décorations, à interroger son père sur ses ancêtres, tous soldats, il y acquiert de petites connaissances qui affinent et enchantent son esprit. Une indication précieuse pour l'avenir.
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Puis, peu à peu, c'est la désaffection, léger cynisme, moquerie, dégoût, abandon. *Il lit Astérix,* rigole *avec Papa* de tout ce qui était rêve, admiration, peut-être vocation, -- devenu caricature. Je ne peux même nommer devant lui son illustré favori sans qu'il réprime un petit rire bête. Joyeusement, le scepticisme a fait son entrée dans son cœur : *la grandeur* a perdu son pouvoir.
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Vous constaterez que je ne mets pas l'accent d'abord sur la pornographie latente ou apparente des périodiques pour jeunes, je pense bien que vos enfants n'y touchent pas.
Je parle des moins mauvais, qui sont tous mauvais, pour la raison profonde que j'ai dite.
Encore une expérience :
Nous avons adopté une petite mission de la brousse au Sénégal. On envoie vêtements, remèdes, jouets. L'empressement est grand en cette classe de 7^e^. On conçoit que les petits noirs seraient contents de recevoir des illustrés français. Quelques écoliers, hélas, en apportent plus qu'il n'en faut. Du bête, pas du sale, ou plutôt du sale par le bête ! La maîtresse les parcourt avec eux. Elle dit : « *Voyons ce qui montrera aux petits Sénégalais que vous les aimez, que les enfants blancs sont pieux, gais, actifs, sympathiques, de bon exemple, jugez vous-mêmes. *» Sur cet avertissement, après examen, toute la classe décréta, d'elle-même, qu'on ne peut envoyer aux nègres une seule de ces feuilles où grouillent des blancs hideux, rigolards, bêtes, grimaçants, mal faits... Ce fut une purgation efficace, des repentirs, des désabonnements, un dégoût salutaire...
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Mais il ne suffit pas de préserver l'enfant de l'illustré pour enfants, pervers, bête, abrutissant.
Il y a le Match, ou un analogue, que vous laissez traîner. « Mais, j'ai vérifié, cette fois, il n'y a rien de mal ! » Réponse : d'abord, votre fils va s'habituer à manier le gros magazine, ensuite à s'imprégner de ce principe que toute information vaut comme information, que ce soit le dernier divorce de la vedette, la préservation édifiante d'un monument, la campagne contre la pollution, ou le mariage de l'abbé Barreau.
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Enfin, il y a la publicité... éminemment érotique, vous le savez bien. Je vais plus loin. Cette maman désolée me fait le lamentable récit d'une scène d'exhibition et de propos équivoques où elle a surpris sa petite fille de dix ans, en sous-vêtement, puis en pantalon de ski. Elle a giflé, interrogé la pauvre petite. Réponse : « *C'est le catalogue* « *des trois suisses *». -- Vous comprenez ! Allez-y : la Blanche Porte, la Redoute, Damart, tous les cochons mannequins moulés.
\*\*\*
Alors vous me demandez si j'ose interdire tous les illustrés aux enfants. Je sais bien que si la saturation par l'image est meurtrière, les belles images sont indispensables à la formation, justement, des jeunes imaginations.
Je dis les belles, bonnes, vraies, et je répète que *la caricature humoristique, même intelligente, n'est pas faite pour l'enfant.* La représentation du corps humain et des visages doit, pour eux, être au moins normale, sinon gracieuse. Alors il faut choisir les beaux livres illustrés ; ils ne manquent pas.
Quelle famille ne possède pas d'anciens livres de contes, d'histoire, d'histoire sainte, de fables, de paysages où deux ou trois générations ont rempli leurs yeux ?
Mais il existe, *actuellement* des merveilles :
L'Histoire Sainte pour garçons et filles, 6 volumes, Hachette 1964.
La Forêt, La Rivière, etc., de Marcel Vérité (Albums).
La Vie privée des Animaux. Collection d'Albums (dessinateurs excellents).
Les « Pères Castor ».
Les *Vies de Saints illustrées* de la rue de Fleurus : en confiance les plus anciens, -- à vérifier les derniers parus.
On peut tolérer *les Albums Tintin,* pourvu que ce ne soit pas à saturation (les Albums de l'ancien Tintin, pas le journal Tintin).
« Découvrir les animaux » hebdomadaire très beau (Librairie Larousse).
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Quant aux périodiques pour les jeunes, pas un seul qui ne soit pervers, où le conditionnement ne soit dosé avec une sûreté de technicien. *L'Homme Nouveau,* 7 mai 1971, a publié une étude bien sérieuse sur OKAPI hérétique et désagrégeur, bête surtout, d'une bêtise si triste ; mais « Louveteaux, rangers, scouts » est à mettre dans le même sac. Et l'ineffable « Formule 1 », successeur de Record, successeur de Champion, successeur de J II, successeur de Bayard : on voit la dégringolade... etc., etc. *Se garder de tous.*
Mais pour les livres, vous devez vous abonner à « Culture et lectures des Jeunes » (analyse de livres pour tous âges), C.L.C., 49, rue des Renaudes, Paris 17^e^, C.C.P. Mlle Ravet, Paris 10.863.59.
Luce Quenette.
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### Rétrospective sur un grand du cinéma
par Hugues Kéraly
LUCHINO VISCONTI, authentique marquis italien, est en vérité un grand seigneur. Par sa naissance (Milan, 1906), il hérite en effet d'un des noms les plus illustres de la Lombardie du *quattrocento,* assorti d'une assez belle fortune. Cela encore ne serait rien si la nature ne l'avait doté d'une sensibilité artistique peu commune, instinctivement orientée vers la mise en scène théâtrale ou cinématographique, et de cet indéniable génie des images somptueuses, colorées, qui fit dire à Maurice Bardèche : « Visconti est le plus grand peintre du cinéma, et pour l'instant, peut-être *le seul *» ([^6]). Jean Renoir non plus ne s'y était pas trompé, qui fit de lui son metteur en scène assistant pour *Une partie de campagne* (paru pour la première fois en 1945), et encouragea ses débuts de réalisateur indépendant. Aujourd'hui enfin, par son travail autant que par son talent, Visconti est devenu le plus célèbre des cinéastes italiens en activité. Le jury du Festival de Cannes 1971 vient de le confirmer avec un certain éclat en lui attribuant à l'occasion de son dernier film -- *Mort à Venise* -- le « Prix du Vingt-cinquième Anniversaire », créé tout spécialement à son intention. A tort ou à raison, Luchino Visconti, classé par là-même *hors concours,* entre ainsi tout chaud et bien vivant dans l'histoire du cinéma mondial : consécration sans doute excessive (surtout après un tel film), mais contre laquelle lui-même n'a pas jugé devoir élever la moindre protestation... A soixante-cinq ans, Visconti aspire manifestement à quelques honneurs, sinon à la retraite -- car il porte beau, notre marquis, et entend le faire savoir autour de lui.
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Mais seigneur, Visconti l'est avant tout dans son siècle, et d'une certaine manière à l'avant-garde de ses révoltes et de sa philosophie, au cœur même de ses plus terribles contradictions... Aristocrate dans l'âme, Luchino Visconti ne pouvait se tenir qu'à un sommet. Orgueilleux et brillant, il a fini par se tourner vers celui qui -- à l'évidence -- devait lui attirer les applaudissements du siècle, autant dire dans le sens où soufflait le vent. Aussi ne s'est-il pas contenté d'affirmer bien haut, dès 1945, ses opinions d'extrême-gauche, ni de cotiser généreusement et publiquement au Parti Communiste italien : c'est tout son art, toute sa carrière de réalisateur, qu'il a voulu mettre au service de la « modernité » comme il la comprenait. Il a rêvé, donc, de devenir le héraut et le peintre du pourrissement de notre Civilisation occidentale, le prophète de la mort lente à laquelle nous condamne selon lui notre abjection de *décadents...* Car Visconti, c'est à craindre, n'a jamais su trouver dans le monde que le reflet de ses propres amertumes et contradictions : ainsi n'aime-t-il et ne respecte-t-il rien autour de lui qui le sorte de sa désespérance. Aujourd'hui, il semble même pris d'une sorte de haine contre tout ce qui rappelle la vie. Tant il est vrai que les meilleurs seuls sont capables du pire.
Comment et jusqu'à quel point Visconti a réussi dans son méchant projet, voilà ce que nous entendons montrer ici en analysant l'ensemble de son œuvre cinématographique, et plus particulièrement ses deux derniers films, Les *Damnés* et *Mort à Venise --* dont la mort en effet est la seule religion.
\*\*\*
Certes, à s'en tenir au célèbre *Guépard* (1963), une telle accusation peut sembler bien arbitraire. Car *Le Guépard* fait un peu exception dans la carrière cinématographique de Visconti : sorte de fresque autobiographique (non dans le thème historique que développe le film, mais à n'en pas douter dans son inspiration), où le sang surtout parle. L'intention politique n'est peut-être pas négligeable, qui pousse Visconti à mettre plusieurs fois en parallèle dans son film la naissance de l'Italie nouvelle -- le *Risorgimento* -- et l'écroulement d'un clan aristocratique du Royaume des Deux Siciles. Mais cette volonté de démonstration que nourrissait probablement le projet initial de Visconti se trouve sans cesse repoussée au second plan par l'élément lyrique, thème principal du film. Et ce qu'on retient du *Guépard,* c'est d'abord la puissante inspiration, faculté d'osmose quasiment *atavique* chez un tel cinéaste, qui anime d'un bout à l'autre cette fastueuse reconstitution de la vie de la noblesse italienne sous le Second Empire -- servie par une admirable technique du mouvement et de l'image... Le film, il est vrai, a ses limites.
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Bardèche a fort bien souligné « la palette mauve et presque féminine » de toutes les scènes d'extérieur ([^7]), d'ailleurs peu nombreuses. Mais quelle perfection, dans ces palais ; quelle mesure, quelle impeccable virtuosité, dans ce bal de trois quarts d'heure sur lequel s'achève le film, étourdissant de lenteur grandiose et de majesté. Il fallait vraiment qu'un Visconti dirige la caméra, s'impose à chaque acteur et règle tous les rythmes, pour qu'une entreprise aussi démesurément romantique ne tourne en ridicule grandiloquence.
Cependant *Le Guépard* est une œuvre de maturité, et sans doute d'exception. Elle fait un peu figure d'intermède nostalgique, ou si l'on veut poétique, dans une carrière qui a débuté bien autrement, et s'achève aujourd'hui sur de tout autres symphonies...
\*\*\*
Visconti, dans l'histoire du cinéma italien, fut d'abord l'enfant terrible des années quarante : celui qui défrayait la chronique, et inquiétait ou épouvantait à l'occasion la majorité de ses confrères -- encore capables de tels sentiments. Son premier film, *Obsession* (1942), est considéré aujourd'hui par certains comme le grand chef-d'œuvre des débuts du néoréalisme italien, « dépassant les réussites françaises d'avant-guerre » ([^8]). Librement inspiré du roman de James Cain, *Le facteur sonne toujours deux fois,* ce premier long-métrage innovait d'ailleurs beaucoup moins par son sujet (l'assassinat d'un mari par sa femme et son amant) que par le caractère révolutionnaire de son style simple et épuré. Pour le meilleur et pour le pire, le courant « réaliste » des années suivantes devra abondamment s'en inspirer... Quelques années plus tard parut *La Terre tremble* (1948), qui devait constituer le premier volet d'une gigantesque trilogie consacrée au peuple de Sicile, tournée sans acteurs professionnels. L'épisode numéro un, dont la version originale durait plus de quatre heures (!), exaltait l'histoire d'une famille de pauvres pêcheurs tentant d'échapper à l'emprise de mareyeurs tout-puissants : ce fut (on s'en doute), en dépit de nombreuses et fort belles images, ennuyeux comme un grand film de propagande soviétique. Visconti, d'ailleurs, ne manqua pas de tirer alors les leçons de cet échec. Il avait mieux à faire que de la mauvaise propagande politique : il mit donc entre parenthèses ses convictions (?) marxistes, et fit du cinéma commercial.
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Aussi les années cinquante marquent-elles dans la carrière de Visconti l'abandon définitif du néo-réalisme. Il tourne alors *Bellissima* (1951), qui tire des larmes au petit peuple en montrant une mère pauvre acharnée à faire de sa fille une grande vedette. Puis *Senso* (1954), film vaguement historique sur l'Italie garibaldienne, où les aventures amoureuses d'une « patriote » et d'un « occupant » apportent la touche nécessaire de sentimentalisme à bon marché... En 1957 : *Nuits blanches,* qui adapte à l'écran une nouvelle de Dostoïevski -- dans un style « intimiste impressionniste » ; le décor romantique disparaît un instant pour l'occasion, mais l'arsenal du *psychologisme* demeure bien présent, qui tient Visconti aux antipodes du néo-réalisme de ses premières années. Enfin (en 1960), *Rocco et ses frères,* dont Bardèche a signé la condamnation en disant simplement : « Cela pourrait être un excellent film américain signé par un intelligent metteur en scène américain » ([^9]). Jugement féroce en l'occurrence, pour un Visconti, mais très amplement mérité.
Les trois grands films des années soixante, qui sont aussi les plus connus du public français, mettent fin aux errements de Visconti. *Le Guépard* (1963), *Les Damnés* (1969) et *Mort à Venise* (1970) constituent d'ailleurs également l'apogée de sa carrière cinématographique, et (selon nous) son point de non-retour. Aussi est-ce à travers ce triptyque final qu'il convient de saisir la réelle *modernité* du premier des réalisateurs italiens, dont la magnificence et le romantisme apparents nous voilent parfois la profondeur... et la nocivité.
\*\*\*
*Du Guépard* à *Mort à Venise,* Visconti en réalité semble bien n'avoir plus qu'un seul sujet : le crépuscule d'un monde, son monde ; la mort lente, irrémédiable, de son propre univers cinématographique -- qui est celui des grandes familles, et des princes déchus. Thème qu'il illustre une première fois par le déclin, magnifique mais évident, d'une famille de la haute aristocratie sicilienne sous le Second Empire ; une seconde par la décadence d'une dynastie de puissants industriels allemands, asservie -- par vice autant que par lâcheté -- au régime nazi ; une troisième enfin par la déchéance physique et morale d'un compositeur célèbre perdu dans une Venise sans âge à la poursuite d'un jeune adolescent -- où il voit une « révélation » de la beauté absolue (sic).
Passons sur ce relâchement évident de (ce que Freud aurait appelé ici) l'*économie libidinale* de Visconti -- laquelle, avec l'âge, pousse ce dernier à attarder toujours plus sa caméra sur le corps des individus de son sexe :
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un instant esquissée dans *Le Guépard,* longuement et complaisamment libérée dans certaines scènes des *Damnés,* l'obsession en est présente d'un bout à l'autre de son dernier film, que nous persistons au risque de passer pour un peu simple d'esprit à considérer (principalement) comme une histoire de *pédéraste,* toute compliquée qu'elle soit par les méandres psychologiques de l'intrigue empruntée à Thomas Mann...
Passons, de même, sur l'extrême invraisemblance (quand il ne s'agit pas de contre-vérité pure et simple) des thèmes historiques exploités par Visconti. André Bessèges l'a fort justement relevé dans *La France catholique,* à l'époque de la sortie des *Damnés* sur nos écrans parisiens : « Pour nous, tout ceci malgré son outrance et sa force sonne faux. Est-il vrai que Hitler, comme veut le prouver Visconti, n'a pas été amené au pouvoir par le peuple, ou par des intellectuels, mais par des groupes de millionnaires, comme la famille Krupp ? La réponse historique est certainement beaucoup plus complexe. A supposer qu'on tienne pour assurée l'équation simplette : maître de forge = agent de Hitler, il faut sans doute l'expliquer par autre chose que par les penchants orgiastiques desdits maîtres de forge ou de leur entourage. »
La question décisive, en fin de compte, est ailleurs. Certes les héros de Visconti, d'un film à l'autre, n'embellissent guère et, depuis quelque temps, rivalisent même dans une radicale abjection. Ainsi, dans *Les Damnés,* chaque membre de la famille Essenbeck affirme-t-il son épouvantable différence dans les vices et tares psychologiques qui lui sont propres -- ignoble concours de démence ou de perversité. Ainsi dans la *Mort à Venise,* le tableau final nous montre-t-il Gustav Aschenbach s'écroulant, seul sur la plage de l'hôtel, dans la plus ignominieuse des morts : terrassé comme en un cauchemar, moins par la maladie qui lui ronge le corps que par le pesant mirage de sa terrible obsession charnelle. (Rappelons qu'à la dernière image du *Guépard,* c'est devant le Saint-Sacrement que s'inclinait noblement la haute stature du prince sicilien : ce qui n'a pas tout à fait la même signification...) Pourtant, dans la trilogie *Le Guépard -- Les Damnés -- Mort à Venise,* il semble bien qu'il n'y ait aucune progression véritable de l'intention « philosophique » de Visconti, mais bien plutôt la répétition d'un même thème diversement illustré -- sorte de « crépuscule des dieux », dont on ne verrait pas la fin. Qui donc, dès lors, anime encore ce monde inquiétant, pour qu'il n'en finisse pas de mourir.
\*\*\*
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Cette question en réalité ne peut déboucher sur aucune réponse si l'on s'obstine à chercher dans Visconti le peintre d'une certaine décadence propre à notre temps. Telle est sans doute sa suprême, illusion... mais ce n'est pas à nous de juger s'il nourrit en plus l'orgueil de le croire, quand il le dit. Oui, notre monde s'achemine vers sa décadence, vers sa fin -- quelle que soit la nature du Mal qui l'entraîne effectivement dans la mort et la nuit. Peindre la fin d'un tel monde *pouvait* donc en effet devenir l'ambition d'un cinéaste de l'envergure de Visconti. Au risque de s'y perdre, naturellement, car pour bien montrer il faut d'abord comprendre, et bien comprendre c'est approuver ; l'artiste en effet ne sait ni ne peut, comme l'intellectuel, sympathiser à moitié, provisoirement et par méthode : il doit vivre du dedans, devenir lui-même d'une certaine manière l'écho visible de ce qu'il entend exprimer. Et si le modèle brûle, ne doit-il pas accepter de brûler un peu avec lui ?
Mais Visconti n'avait en ce qui le concerne nullement besoin de se laisser façonner, déformer par *notre* monde pour se perdre lui-même dans la décadence. Décadent non par naissance (toute l'histoire de sa famille crie assez combien ses ancêtres ont aimé la vie), mais en quelque sorte par vocation personnelle, Visconti voit l'univers entier à son image, et de toute l'histoire de l'humanité ne retient que l'écho de son propre drame intérieur, dont il n'arrive pas un instant à se détacher. Aussi, dans ses derniers films surtout, ne fait-il que *régler une manière de compte avec lui-même :* ce n'est donc pas notre folie qui lui échappe dans cette opération, mais la sienne propre, autrement dit ses seules contradictions internes. Qu'il s'aime ou qu'il ne s'aime pas, qu'il se voit beau ou soudain se découvre laid, viril ou faible, magnifique ou misérable, c'est toujours de lui, Luchino Visconti -- le marquis communiste aux multiples facettes -- qu'il ne cesse de nous parler... Ses princes fortunés, ses pauvres pêcheurs, ses résistants, ses S.S., ses éphèbes ou ses vieillards, comment ne l'a-t-on pas remarqué ? mais c'est LUI toujours, et à peine déguisé ; parce qu'il ne s'aimerait pas sans cette nombreuse compagnie qui l'inquiète et le flatte tour à tour, sans jamais pour autant le sortir de lui-même. Autrement dit : « *Je suis seul. Je suis moi. Je suis vrai... Je vous hais. *» ([^10])
Qu'on nous pardonne, mais nous ne faisons ici que constater : derrière les indéniables qualités plastiques ou dramatiques du plus « grand » des metteurs en scène actuellement en activité, transparaît toujours l'inquiétant et quasi-pathologique *narcissisme* qui est aussi le sien. Depuis qu'il ne s'aventure plus dans un cinéma ouvertement « politique » ou « commercial », Visconti en effet a-t-il jamais tenté autre chose que de se raconter ? et d'introspecter, avec une jouissance de moins en moins dissimulée aujourd'hui par la perfection glacée de son style, l'univers de ses rêves ou de ses obsessions personnelles ?
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On nous objectera peut-être que les trois films ici en cause semblent bien traduire au contraire une froide conception du monde et -- ainsi que pourrait le laisser croire la réelle perfection esthétique des *Damnés* et de *Mort à Venise --* une vision en quelque sorte « inhabitée » : ce qui implique nécessairement de la part du réalisateur un grand souci de détachement, une volonté sereine de *monstration.* Comme si Visconti se contentait de traduire dans son propre système de symboles un processus historique, dont il serait le plus impartial témoin... Telle est du moins la thèse habituelle des critiques progressistes, mais elle se trouve aujourd'hui suffisamment contredite par la répétition inébranlable des thèmes viscontiens : l'histoire, on le sait, ne se répète pas.
En vérité, Visconti ne pouvait rien comprendre à l'histoire des hommes, son entreprise personnelle ne lui en laissant pas le temps. Mais cet orgueil qui lui interdit de voir la souffrance des autres ne l'empêche pas -- en dépit des apparences -- d'être comme écorché par ses propres excès de sensibilité et d'introversion. Aussi ce qu'il remet sans cesse en face de lui comme s'il le constatait d'un œil froid, cette vision irrecevable et universellement déformante à la fois d'un lent enlisement de l'homme dans l'absurdité, le vice et la mort, c'est bien le drame de sa propre décadence, qu'il projette sur tous les sujets portés à l'écran par sa caméra.
\*\*\*
Qu'on examine une œuvre comme la *Mort à Venise...* Comment ne pas ressentir, par delà l'agencement plastique des images, de la musique et des rythmes, par delà cette superbe séduction mélancolique dont Visconti imprime la tonalité grandissante à chacune des phases de son film, l'énorme MYSTIFICATION que draine avec elle cette savante composition « poétique » ? Mystification dont le maître italien -- tantôt Aschenbach, tantôt Tadzio -- semble bien d'ailleurs être à la fois le génie malfaisant et la première victime, comme deux thèmes contraires qui se répondraient dans une même symphonie. Car Tadzio (Bjorn Andersen), ce petit Suédois au regard clair, avec ses sourires esquissés et ses coquetteries tranquilles (mais non point innocentes), incarne-t-il en fin de compte autre chose dans ce film que l'ange fascinant du Mal -- celui qui promet tout, mais ne se laisse jamais toucher que pour détruire ? Un regard d'ailleurs suffit : Gustav Aschenbach (Dirk Bogarde dans le film), l'homme aux principes sévères, n'en subit le charme que par les yeux ; or il en meurt, abominablement.
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Mais quelle complicité, quelle insistance (gênante en réalité pour le spectateur) il a mis à se laisser peu à peu subjuguer par son propre désir : Tadzio en fait n'a sur lui que le pouvoir qu'il lui reconnaît ; et c'est bien la faille, ou plutôt la marque infaillible, où l'entreprise démoniaque se fait connaître...
Certes, tout ceci ne transparaît pas aussi didactiquement dans le film de Visconti que notre analyse rapide pourrait en donner l'impression. La *Mort à Venise* ne contient même ni dialogues, ni rebondissements ; car Visconti travaille dans le style aristocratique (décadent) qui lui est propre, c'est-à-dire non sans quelque évident génie de la plénitude et de la magnificence -- lesquelles bien souvent se passent de mots. Mais c'est la beauté du Diable dont il se fait aujourd'hui l'interprète. Et cette démente ambition, pour être aussi savamment et froidement réalisée, n'en est que plus mortelle.
Mortelle pour Visconti, sans doute, à vue humaine... mais ce n'est point tellement dans l'espoir d'être jamais entendu du grand réalisateur italien que nous exprimons ici, à l'occasion de son récent couronnement par un jury français, notre indignation et notre effroi.
Hugues Kéraly.
### Notules.
Les Aristochats,\
de Walt Disney (?).
On aurait aimé pouvoir s'y livrer, sans réserve ; car du vivant de Walt Disney, les aventures de cette adorable famille de chats parisiens n'eussent point manqué, c'est sûr, de fournir l'occasion d'un véritable festival de grâce et de drôlerie. Mais il faut bien se rendre à l'évidence : le grand Maître du dessin animé n'est plus, et ses usines fonctionnent sans lui comme elles le peuvent -- substituant peu à peu, aux ressources d'une inspiration défaillante, les techniques plus malléables de l'étude de marché. Or, l'ordinateur ayant décidé : dix minutes de musique classique, une bonne demi-heure de (mauvais) jazz et trois quarts d'heure de chants ou de contorsions « *pop *», les charmants chatons -- si photogéniques, si joliment caricaturaux -- se transforment un peu trop souvent en mauvais petits diables fortement automatisés. Du coup, dans la salle, les petits d'homme ne rient plus ; et c'est à peine si les parents s'amusent. Quelques « yé-yé », peut-être...
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Certes, le charme revient parfois, et avec lui le naturel et la vie, mais par à-coups, dans un domaine où le respect des rythmes souples de la vie animale devrait être sacré : on est bien loin des *Cent un dalmatiens.* Et si ces derniers reparaissent sur nos écrans, c'est à ce Walt Disney là plutôt qu'à ses médiocres successeurs qu'il faudra demander d'amuser les enfants... ou à Morris et Goscinny (*Lucky Lucke*)*,* dont l'humour sera perceptible même par les plus jeunes. Avec ce premier vrai dessin animé français, plein d'une jeunesse, d'une invention et d'une mesure qu'on chercherait en vain dans la dernière production des usines Disney, on se dit que le génie du dessin animé pourrait bien, demain, avoir subitement changé de continent.
Aussi loin que l'Amour,\
de Frédéric Rossif.
Qu'on puisse commettre un tel film, quand on a par ailleurs signé une des rares, et peut-être la seule série d'émissions télévisées dignes de tous les éloges (la très appréciable *Vie des animaux*), est tout bonnement incompréhensible. Inutile donc de s'appesantir ici sur le fond, qui serait mieux qualifié de réservoir. Les poncifs inconsistants d'une certaine philosophie de l'existence -- par laquelle la « nouvelle génération » cultive l'art d'être vide de tout, et d'abord d'elle-même -- ne méritent pas en effet qu'on perde son temps à en explorer les fondements : tentative souvent vouée à l'échec, au demeurant... Aussi ce qui nous a réellement *choqué* dans ce film est-il d'un ordre tout différent ; mineur, sans doute, mais le sentiment de révolte suscité à cette occasion ne risque pas de s'éteindre pour si peu. Nous manquions en vérité de nous endormir, quand la caméra de Rossif vint à s'attarder longuement, à l'occasion de quelque dialogue propice, sur les admirables ruines cathares du château de Monségur. (J'ignorais presque tout du catharisme, mais les vieilles carcasses de pierre, d'où qu'elles viennent, me fascinent irrésistiblement). Ce que fit alors Frédéric Rossif, le spécialiste de la vie, l'amoureux de la nature, passe l'entendement : il fit tourbillonner sa caméra (mais oui), et de plus en plus vite -- insinuant sans doute par là que ses amants étaient en train de perdre la boule, ou quelque chose d'approchant. Tant pis pour eux : on le savait bien, par quoi ils finiraient ! Mais Monségur, tout de même, méritait un autre traitement que cette indigne de-sarti-cu-la-tion, fruit de la plus misérable et de la plus injuste des impiétés (esthétiques)... Technicien vaniteux, incapable d'attendre et de regarder. Quand donc arrêteras-tu de t'enivrer mécaniquement de ton propre vide, alors qu'il y a tant à dire, et à montrer ?
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Les Deux Anglaises et le continent,\
de François Truffaut.
Henri-Pierre Roché est l'auteur de *Jules et Jim*, des *Deux Anglaises et le continent*... et peut-être également d'autres ouvrages -- mais comment le savoir ? Il ne nous est pratiquement connu que par les adaptations cinématographiques de François Truffaut. Peu importe au demeurant, puisqu'il semble bien (lui aussi) cultiver un unique sujet : l'amour à trois. Ce qui ne manque pas de compliquer un peu son dessin initial : « J'ai voulu, déclare-t-il en effet, presser l'amour comme un citron ! » *Jules et Jim* nous contait donc l'histoire d'une femme, charmante et tout à fait canaille, qui a partagé dans le même temps la vie de deux hommes ; les *Deux Anglaises*, quant à elles romantiques en diable et complètement fofolles, n'ambitionneront qu'un seul amour, celui du continent : Jean-Pierre Léaud (l'éternel élu de Truffaut) dans le film, et H.-P. Roché dans le roman, lequel est autobiographique. Rien de bien nouveau, on le voit... Plus intéressante, par contre, est la fidélité linéaire et presque « scientifique » dont François Truffaut a voulu faire preuve à l'égard de ce second roman. Au point d'en restituer jusqu'au genre littéraire ; c'est-à-dire non seulement l'esprit, mais la technique, mais les transitions, et les moindres détails architecturaux : le texte abondant (en voix *off*)*,* dont l'image semble en vérité ne jamais vouloir s'évader, nous renseigne assez là-dessus. Fidélité dont on se serait d'ailleurs bien passé, car Henri-Pierre Roché appartient à cette génération d'écrivains du début du siècle complètement égarés dans une psychologie analytique et pseudo-réaliste des sentiments (du Mauriac, en somme, mais sans le style), dont la prétentieuse insensibilité est épouvantable. Tout comme sa retranscription cinématographique, aussi anatomiquement parfaite qu'humainement détestable. Sodomisation suprême, que celle qui se prétend objective et hygiénique parce qu'on a pris soin de désinfecter la salle d' « opération », et d'en écarter les voyeurs trop mal élevés...
Adieu donc, François Truffaut ?
H. K.
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### Une année à puces au Chili
par Jean-Marc Dufour
PROVERBE CHILIEN : « Une année à puces, il en tombe même du ciel ». Je ne sais si les soucis du pouvoir laissent à Salvador Allende le temps de méditer sur la sagesse de ce dicton ; pourtant 1971 paraît bien avoir été une « année à puces socialistes », et 1972 n'a pas l'air de mieux se présenter.
\*\*\*
L'ennui, avec les puces, c'est qu'elles piquent tout le monde ; voilà pourquoi, au Chili, opposition et gouvernement sont également incommodés et se grattent avec une identique ardeur. A noter toutefois que si l'opposition se gratte, elle ne fait que s'écorcher elle-même ; lorsque le gouvernement se gratte, ce sont les opposants qui supportent les conséquences. Parmi les opposants, il semble -- je dis bien : il semble -- que les démocrates chrétiens commencent à se rendre compte de la sottise qu'ils ont commise en portant Salvador Allende au pouvoir. C'est là un point qu'il ne faut jamais oublier si l'on veut comprendre ce qui se passe actuellement. Salvador Allende n'ayant pas obtenu la majorité absolue lors des élections au suffrage universel, c'était au Congrès de décider qui -- de lui ou de Jorge Alessandri -- serait président de la République. Si la Constitution prévoyait cette seconde élection, c'est évidemment que les chances des deux candidats placés en tête par le suffrage universel restaient égales. Autrement, s'il se fût agi d'une simple formalité et de la désignation d'office de celui qui avait obtenu le plus grand nombre de suffrages, on ne voit pas à quoi cela aurait rimé.
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Aux élections de 1970 contrairement à ce qui s'était passé dans d'autres élections présidentielles, la différence entre les voix obtenues par Savaldor Allende et par Jorge Alessandri était infime. En principe, l'un comme l'autre pouvait être choisi. Les arbitres de la situation étaient les démocrates-chrétiens. Ils ont choisi Allende et le socialisme. Pourquoi ? Les raisons en sont multiples.
En premier lieu, on peut placer l'immense veulerie gauchisante d'une fraction de l'Église chilienne et de sa Hiérarchie. Le Cardinal Archevêque de Santiago qui confiait le 5 janvier 1966, à la revue *Ercilla,* à propos de réforme agraire :
« Il nous semble que, en accord avec les principes chrétiens, il faudrait éviter tout étatisme, en développant davantage l'initiative privée... », s'est révélé à l'usage un soutien inconditionnel du gouvernement d'Unité Populaire. Ce n'est qu'un exemple, majeur certes, mais un exemple entre bien d'autres.
En second lieu, le fait que le mot « révolution » ait servi de gargarisme aux démocrates-chrétiens, que le programme de Frei se soit intitulé « la révolution dans la liberté », qu'on se soit voulu plus révolutionnaire que le voisin, a entraîné un certain « phototropisme » élémentaire chez nombre d'élus démocrates-chrétiens. La « révolution » les attirait comme la lampe attire les papillons. Depuis lors, ils tournent autour, se brûlant chaque fois un bout d'aile. Cela ne fait rien. Ils ont résisté aux supplications des éléments de « la base » venus, avant l'élection présidentielle, leur faire part des menaces, chantages, violences auxquels étaient soumis les humbles militants. Ils ont voté pour Allende « malgré tout ». Ils continuent à bourdonner leur sottise.
En troisième lieu, la peur. L'élection s'est déroulée alors que Salvador Allende avait menacé de lancer ses troupes dans la rue au cas où il n'aurait pas été choisi. Le slogan des démocrates-chrétiens selon Bernanos : « Tout ce que vous voulez, mais pas de gifles... » a rencontré une nouvelle application. Aujourd'hui, ils comptent les gifles. Et ce n'est sans doute pas fini.
Cette attitude initiale des démocrates-chrétiens a, jusqu'à ce jour paralysé l'opposition. Quoi que fasse Salvador Allende, il peut toujours se targuer, -- et ne s'en fait pas faute -- d'être « le président constitutionnellement et régulièrement élu » de la République Chilienne. Qu'ont à lui répondre les partisans de M. Frei ? Rien. Salvador Allende est *leur* élu ; en toute chose, ils sont ses complices ; la tache ne s'effacera pas de sitôt.
Les émeutes de Santiago.
Nous l'avions laissé prévoir : la disette menaçante a eu les conséquences auxquelles on devait s'attendre ; les femmes de Santiago ont manifesté dans les rues en tapant sur leurs casseroles vides.
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Ce ne fut pas du goût des partisans du gouvernement. Selon l'analyse publiée par l'agence de presse sud-américaine *Latin* « les membres des « brigades » de choc Ramona Parra (communistes) et Elmo Catalan (socialistes) attaquèrent les femmes qui défilaient à coups de triques et de tronçons de chaînes ». Cela entraîna l'intervention des hommes qui accompagnaient le défilé pour le protéger. Les marxistes furent balayés du centre de Santiago. Il fallut l'intervention de la police dirigée par Eduardo Paredes, membre du parti socialiste et Directeur de la Police, puis la proclamation de l'état de siège et l'emploi de la force armée pour que cessent les manifestations ; elles avaient duré quinze heures.
La réaction du gouvernement fut exactement celle que l'on pouvait prévoir : moitié matraque, moitié pleurnichement. On ressortit l'inévitable complot. Allende assura qu'il ne quitterait le palais de la Monnaie -- l'Élysée chilien -- que criblé de balles. Il assura qu'il tolérerait l'opposition légale mais réprimerait l'opposition subversive, ce qui signifie en bon français -- le gouvernement étant libre de qualifier l'opposition de « légale » ou de « subversive » selon ses besoins -- qu'il tolérerait l'opposition impuissante mais la matraquerait dès qu'elle menacerait son gouvernement. Fidel Castro qui était en visite -- j'y reviendrai plus loin -- se joignit au chœur. Il fournit l'exemple des C.D.R. et proposa aux Chiliens de « quadriller » politiquement les villes. Nous avons, leur dit-il, « organisé le peuple dans ses usines, dans les quartiers, maison par maison, bloc par bloc, rue par rue » (...) « Tous, tous, dans notre pays, nous sommes organisés. » Ces paroles furent applaudies par la maigre foule qui s'était réunie pour les adieux du chef barbu.
Parenthèse.
Je voudrais m'arrêter un instant sur ce point. Je ne crois pas que mes lecteurs aient pu lire dans la presse française que ce furent les « brigades » marxistes qui attaquèrent, à coups de chaînes et de triques, le défilé des ménagères de Santiago. Et pas davantage que les marxistes avaient été balayés par les groupes anti-marxistes. Nulle part, je n'ai vu que Fidel Castro s'était promené au milieu d'une indifférence toujours croissante.
En revanche, j'ai lu que c'étaient les « dames des beaux quartiers » qui avaient tapé sur des casseroles dans les rues de Santiago. Remarquez que les « dames des beaux quartiers » ont tout autant le droit de taper sur les casseroles que d'autres.
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N'empêche que cela diminue sérieusement la portée de l'affaire : ce ne sont plus alors que les « riches » qui regrettent leurs privilèges : Le malheur veut que le cliché ait déjà servi : pour Saint-Domingue, où les correspondants de la presse parisienne avaient dédaigneusement indiqué que certaine manifestation de femmes était constituée par des « dames des beaux quartiers accompagnées de leurs bonnes » ; lesquelles bonnes participaient, du coup, de l'indignité de leurs patronnes.
C'était l'époque où l'on nous vantait le courage civique d'un certain Rivière, que l'on disait homme de droite, ancien d'Indochine, qui s'était rangé -- sans arrière pensée politique -- dans les rangs des constitutionalistes, dont il formait les hommes-grenouilles.
Le temps passa. Rivière fut tué. Son éloge funèbre parut dans *Le Nouvel-Observateur.* On apprit alors que cet « homme de droite » était castriste. Vinrent les élections. Les « dames des beaux quartiers et leurs bonnes » devaient être légion, car ce fut la droite modérée, mais la droite qui l'emporta.
Cela n'apprit rien à personne. D'une part, parce qu'il y a peu de lecteurs de la presse française qui collectionnent les coupures de journaux ; d'autre part... D'autre part, parce qu'il est difficile à un journaliste de porter la conscience professionnelle jusqu'à l'héroïsme. Voyez ce que dit M. Clodomiro Almeyda, ministre des Affaires Etrangères du Chili, aux correspondants de la presse étrangère :
« Le chancelier Clodomiro Almeyda a averti les correspondants étrangers qu'on ne tolérerait pas *les interprétations fausses ou tendancieuses* de l'actuelle situation ; il a souligné : *Dans cette conjoncture le gouvernement ne peut s'offrir le luxe d'abriter des institutions journalistiques qui servent les intérêts des ennemis du Chili. *»
Il ne reste donc aux correspondants étrangers qu'à choisir entre la fermeture des bureaux de leur agence -- laquelle ne leur en tiendra aucun gré croyez-moi -- ou l'aveuglement volontaire. C'est pour cela qu'à Cuba, jusqu'au discours de Castro annonçant le rationnement de l'essence, aucun journaliste étranger ne vit les files d'attente devant les pompes des garages.
Fin de la parenthèse.
Le voyage de Fidel Castro.
Puisque nous avons effleuré ce sujet, revenons-y tout de suite. Le voyage de Fidel a duré un mois. Il a visité tout le Chili, depuis les zones arides d'Antafagosta jusqu'à Puerto Montt, dans le sud glacial.
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Il a parlé, beaucoup parlé, beaucoup trop parlé. Au bout de quelques jours, il est devenu évident qu'il « embêtait » ses hôtes chiliens. Ceux-ci ont réagi de la manière la plus simple : ils ne sont pas venus voir l'enfant prodige de la révolution.
Pour s'en rendre compte, il suffit de regarder les photographies prises au cours des discours de Fidel et publiées soit par *La Nacion* (chilien et socialiste), soit par *Granma* (cubain et communiste). De toute évidence, on ne se presse pas pour écouter le grand homme. Et Dieu sait pourtant si elles sont prises selon toutes les règles de l'art, car il y a le bon angle qui ne montre que la foule et le mauvais qui laisse voir les trous ! Malgré cela, on constate des vides impressionnants dès les deuxième et troisième rangs de spectateurs.
Qu'a dit Fidel Castro ? Il s'est mêlé de ce qui ne le regardait pas, intervenant dans les affaires intérieures chiliennes avec un sans-gêne prodigieux. Donnant des conseils, que dis-je, des « consignes » aux mineurs du cuivre -- qui, le lendemain, votaient démocrate-chrétien et maintenaient leur grève malgré les paroles du « grand chef » cubain --, intervenant auprès des étudiants, arbitrant les querelles entre les diverses fractions de l'Unité Populaire.
Il a aussi parlé de Cuba. Il a avoué que, pendant les années qui suivirent son arrivée au pouvoir il y eut des soulèvements armés « dans tous les endroits du pays, dans toutes les provinces. Dans certaines régions, comme dans la zone de Las Villas, il y eut plus de mille bandits sous les armes... » Voilà qui donne un sacré coup de pied à la théorie selon laquelle le peuple cubain unanime avait accueilli avec joie la révolution castriste ! Mais ce qu'il y a de plus drôle c'est que Fidel se plaint, aujourd'hui, que les agences de presse « impérialistes » n'aient pas soufflé mot de cette *guerre civile* -- le mot est de lui. -- Un journaliste qui en eût parlé à l'époque n'aurait pas eu à attendre longtemps son ordre d'expulsion.
Curieusement, Castro s'est lui-même rendu compte du peu de succès de son voyage. Lors de la réunion d'adieu, devant un stade à moitié vide, il a reconnu que sa visite n'avait pas amélioré la situation de son « ami Allende ».
Il aurait pu, aussi, féliciter son « ami Allende » : la révolution chilienne va bien plus vite, en certains domaines que n'alla la révolution cubaine. Il fallut attendre deux ans, à Cuba, pour qu'ait lieu une manifestation de femmes tapant sur des casseroles vides. Ce fut à Matanzas, en juin 1962 ; le gouvernement chilien n'aura mis qu'un an et quelques jours pour arriver au même résultat. Castro aurait pu raconter comment l'armée avec ses chars, la milice, la police, les Comités de Défense de la Révolution avaient été mobilisés en une manifestation gigantesque, pour faire rentrer dans le rang les travailleuses aux ventres creux.
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Allende, lui, a répondu aux plaintes des affamées par une manifestation de « masse ». Il est venu soixante mille personnes pour soutenir la politique gouvernementale. C'est sans doute le chiffre le plus bas obtenu en pareille circonstance.
« Le Chemin de la Victoire. »
Il n'y a pas que la seule opposition avec qui doive compter Salvador Allende. Au sein même de l'Unité populaire, des voix discordantes se font entendre. On sait que le M.I.R. -- Mouvement de la Gauche Révolutionnaire -- voudrait voir accélérer le processus révolutionnaire. Une certaine publicité est faite à ces divergences, car elles ont le mérite de faire passer Salvador Allende pour un élément modérateur au sein de la coalition gouvernementale. Mais, outre le M.I.R., le Parti communiste Chilien -- P.C.Ch. -- entend, lui aussi, jouer son rôle indépendamment du reste de la coalition et espère bien recueillir les bénéfices de la présente opération de front populaire.
Son secrétaire général, Luis Corvalan Lepe, vieux routier des années staliniennes, vient de publier un livre : *Le Chemin de la Victoire.* C'est un recueil d'articles, déclarations, interventions parlementaires et documents que le P.C.Ch. estime suffisamment d'actualité pour supporter la publication en volume. En voici quelques extraits.
*Un exemple, la Tchécoslovaquie :*
« En Tchécoslovaquie, par exemple, après la déroute du fascisme et des collaborateurs, apparut un gouvernement de coalition démocratique allant du prolétariat à la bourgeoisie, et qui se transforma ensuite, sans insurrection populaire, sans guerre civile, au moyen d'une vigoureuse lutte de classes, de la pression et de la mobilisation des masses, en une démocratie populaire, en un gouvernement de dictature du prolétariat qui a construit le socialisme. »
*La formation de détachements armés.*
« Quant à la nécessité d'être préparés pour n'importe quel changement de la situation et, pour autant, à prendre l'autre voie (c'est-à-dire la voie armée, N.D.T.) nous devons avoir à ce sujet une position très claire. De quel type de préparation s'agit-il ?
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Disons que la préparation pour la voie violente, lorsque la voie pacifique est possible, ne consiste pas en tentatives comme celle de préparer *maintenant* des détachements armés. Avec le mot *maintenant* que nous soulignons, nous n'écartons pas la possibilité de ce que, à un moment déterminé, on en arrive à la formation de tels détachements. »
*Prendre les armes...*
« La voie pacifique présuppose la lutte de classes et non la collaboration de classes, ni la coexistence amicale des exploiteurs et des exploités, ni de renoncer au droit de prendre les armes si cela est nécessaire.
*La Constitution*
« Il y a des gens qui identifient la voie pacifique avec les moyens légaux et constitutionnels ; ce qui est complètement erroné. Partisans comme nous le sommes de la voie pacifique de conquête du pouvoir, nous voulons en même temps que le mouvement ouvrier et populaire rompe avec le fardeau du légalisme et se guide, non tant sur la constitution et les lois dictées par la bourgeoisie que sur ses propres intérêts de classe, en considérant la situation concrète à chaque moment. »
*Le triomphe d'Allende est dû au P.C.Ch.*
« Il est revenu au Parti Communiste du Chili, de jouer un rôle important dans la construction de l'Unité de son peuple et dans la victoire du 14 Septembre, Sa politique d'unité de la classe ouvrière, sa conception du chemin de la révolution chilienne, sa fermeté et sa souplesse tactiques, sa tenacité dans le travail au sein des masses ont été les éléments décisifs de ce triomphe. »
*Le Plébiscite*
« La dernière réforme constitutionnelle a conféré au président de la République le droit de convoquer un plébiscite pour dissoudre le parlement en cas de conflit entre les deux pouvoirs (exécutif et législatif, N.A.T.). A un moment déterminé, il faudra faire usage de cette faculté pour donner passage à une nouvelle constitution, de nouvelles institutions, à un État Populaire. »
Le moins que l'on puisse dire est que le Parti Communiste Chilien ne cache pas son jeu. Il y a, dans le livre de Luis Corvalan Lepe, des passages plus drôles -- entre autres, celui-ci, où l'auteur fait la distinction entre ce qu'un sénateur chilien appelait « le mauvais gorille et le bon orang-outang » :
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« Les partis communistes n'ont ni goût ni prédilection pour les coups d'État du type que l'on connaît en Amérique latine, ni pour quelque forme de coup de force militaire que ce soit... Mais ils envisagent cette question, comme toutes, d'une manière concrète... Lorsque le coup d'État répond à des finalités et des inspirations réactionnaires, il s'y opposent et le combattent. Lorsqu'il est promu et exécuté par des secteurs progressistes bourgeois, petits-bourgeois qui offrent quelque possibilité d'être utilisés au bénéfice des grands secteurs de la population, ils poussent à la mobilisation des masses, travaillant à imprimer au coup d'État d'une meilleure direction, dont peut résulter aussi, au prix d'une lutte politique résolue du peuple, un profond changement social sans insurrection armée ni guerre civile. »
La réforme de la Constitution.
Comme on vient de le voir, la réforme de la constitution -- mieux : le remplacement de la constitution par une nouvelle -- est l'un des moyens préconisés par le Parti Communiste Chilien pour établir une démocratie populaire. Cette réforme fait partie du Programme de l'Unité Populaire ; si elle s'accomplit, les électeurs chiliens, comme les députés démocrates-chrétiens qui ont été les artisans de l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende, ne pourront pas crier qu'ils ont été pris en traître.
Depuis un an, d'ailleurs, les responsables des partis socialiste et communiste n'ont cessé de réclamer cette mesure. En juillet dernier, Carlos Altamirano, secrétaire général du Parti Socialiste, avait affirmé la parfaite résolution de son parti quant à cette transformation. Il réclamait en même temps la nationalisation sans indemnisation des propriétaires nord-américains des mines de cuivre. Sur ce dernier point, son vœu fut exaucé, et au delà, puisque, d'après les calculs du gouvernement chilien, ce sont actuellement les expropriés *qui doivent de l'argent au Chili pour profits illicites !*
Le 12 novembre, le gouvernement chilien déposait son projet tendant à remplacer les actuelles deux chambres, législatives -- la Chambre des Députés et le Sénat -- par une chambre unique. Contrairement à ses précédentes déclarations, -- le nouvel organisme ne se nommerait pas Assemblée Populaire ; le nom de Congrès National serait maintenu...
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La nouvelle Chambre Unique se composerait de cent cinquante députés élus au vote direct, universel et secret. Les députés devraient se consacrer exclusivement à leur mandat : un système draconien d'incompatibilité serait adopté. Jusque là rien de très nouveau ; mais voilà le bout de l'oreille qui paraît. D'abord, les députés pourraient être révoqués par leurs électeurs, ce qui donne une fière idée de l'indépendance de jugement qui régnerait ; ensuite, les lois pourraient être proposées par « initiative populaire ». Il suffirait pour cela que le projet recueille la signature de « cinq mille travailleurs » ou qu'il soit patronné par la Centrale Unique des Travailleurs, communiste. Enfin, toute une série d'activités économiques -- commerce extérieur, change, activités bancaires internationales, assurances, certaines industries seraient de la compétence exclusive du gouvernement.
La méfiance de l'opposition face aux projets gouvernementaux ne se justifie que trop. Les intentions des partis et des personnalités de la majorité gouvernementale sont connues. Personne, au sein de l'Unité Populaire, n'a jamais caché que la réforme constitutionnelle n'était qu'un moyen grâce auquel « le peuple » qui n'avait obtenu aux dernières élections que le contrôle du gouvernement finirait enfin par exercer le pouvoir.
Le programme électoral de l'Unité populaire était clair : il s'agissait, disait-il, « de transformer les actuelles institutions pour instaurer un nouvel État où les travailleurs et le peuple exerceraient réellement le pouvoir ». Salvador Allende est encore plus explicite. Dans son intervention au congrès du M.A.P.U. il déclarait (selon *La Nacion* du 31 mai dernier) :
« ...Nous modifierons la constitution de modèle libéral pour donner cours à une constitution d'orientation socialiste ; nous présenterons un projet destiné à en finir avec la représentation bicamériste, et à faire élire au Chili une chambre unique qui représente authentiquement la volonté de la majorité du pays. »
Lorsque l'on sait que Salvador Allende, élu par trente et quelque pour cent des votants, s'estime le représentant de « la majorité du pays », on ne peut qu'être méfiant quant à la représentativité de la Chambre Unique. Ce qui est frappant, c'est que le projet de réforme constitutionnelle, qui aurait dû être mis en veilleuse après l'échec électoral du gouvernement à Valparaiso en juillet dernier, en a reçu au contraire une... impulsion nouvelle.
« Les élections, écrit *El Mercurio,* semblent être considérées par les socialistes comme des instruments tactiques qui servent à escalader et à se cramponner au pouvoir, mais qui n'ont pas de contenu réel. Lorsque les socialistes remportent une élection, c'est le peuple qui a gagné ; lorsqu'ils perdent, le peuple n'est pas vainqueur et, en conséquence, il convient de poursuivre sa route en faisant abstraction de ce que pensent et décident les électeurs. »
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L'effondrement économique.
Pendant ce temps, les effets habituels d'une gestion socialiste se développent avec une régularité métronomique. Tous les artifices constitutionnels ne parviennent pas à dissimuler l'état lamentable où un an seulement de gouvernement d'Unité Populaire a réduit l'économie chilienne. On peut toujours tricher sur le plan intérieur, raconter ce que l'on veut dans les discours électoraux arriver même à faire croire aux gens qu'il fait jour en plein minuit, pour peu que l'on dispose d'une bonne censure et d'une presse domestiquée -- c'est d'ailleurs là, nous le verrons, un des objectifs du gouvernement Allende. Mais le commerce extérieur, les investissements étrangers, la valeur de la monnaie sur les places étrangères -- et jusqu'à l'instauration d'un système totalitaire des changes sur le marché libre des devises à l'intérieur même du pays -- tout cela échappe aux improvisations gouvernementales.
Le cours de l'Escudo est passé de septembre 1970, date de l'élection d'Allende, à juillet 1971, de 16,52 à 42,97 pour un dollar. Depuis cette date les mesures autoritaires se sont succédées : les touristes étrangers ont été tenus de dépenser une certaine quantité de devises lors de leur séjour, pour éviter qu'ils achètent des escudos à bas prix à l'étranger et viennent vivre à bon marché au Chili. Le gouvernement a instauré le monopole de la Banque d'État en ce qui concerne les opérations de change... Tout cela permettra de camoufler quelque temps l'extrême gravité de la situation, mais ne lui portera pas remède. La position économique du gouvernement est, en définitive, la même que sa position politique : dans les deux cas, il met au compte du « complot », ou de la fraude, des difficultés qui ont pour origine ses propres agissements.
Le commerce extérieur chilien traverse une crise sans précédent. Le cuivre, qui représente la principale source de devises, qui est l'exportation « numéro un » du Chili, a vu ses cours baisser d'environ un tiers (49,2 cents la livre contre 74,9 cents), sur le marché international. Cette chute des prix de vente ne peut être imputée au gouvernement chilien ; mais, en même temps, les frais de production ont augmenté de 43,8 pour cent.
La diminution massive des crédits et investissements étrangers au Chili est une conséquence directe de la politique gouvernementale. Leur effet sur la balance des paiements aussi.
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L'augmentation des importations de produits alimentaires vient elle aussi grever de façon importante ladite balance : de 75 millions de dollars pour le premier semestre de 1970, elles passent à 120 millions pour la même période de 1971. On calcule que le total s'élèvera à 240 millions de dollars pour l'année entière au moins -- ce qui signifie une augmentation de 60 pour cent. Cela n'empêche pas la disette, et les manifestations qui en ont résulté. Or, les importations de denrées que ne produit pas le Chili n'ont augmenté que de 2 pour cent. Tout le reste correspond à un supplément d'importation de viande, de lait, de volailles, de porcs, etc., ce qui indique assez l'ampleur de la baisse de la production interne. Évidemment, cela ne pourra pas durer : on estime, dans les milieux spécialisés, que, au cours du premier trimestre de 1972, le Chili aura épuisé toutes ses réserves monétaires.
Les importations de matières premières industrielles et de machines lourdes seront inférieures de 3 %, pour les premières, et de 31 %, pour les secondes, à celles de 1970. Et pourtant 1969 et 1970 furent des années d'investissements industriels peu importants. Ils vont continuer à décliner, ce qui entraînera un vieillissement du parc industriel chilien et une baisse de la capacité de production industrielle. On peut s'attendre à une raréfaction des produits industriels mis à la disposition du public.
Le déficit budgétaire doit atteindre 30 % du budget prévu, soit onze milliards d'escudos. L'État sera donc contraint de créer ces onze milliards d'escudos, c'est-à-dire de faire marcher la planche à billets. La moitié de cette somme, environ, pourra être absorbée par l'économie chilienne ; le reste -- soit 5 milliards -- sera de l'inflation pure, avec les répercussions habituelles sur la monnaie et l'économie.
Les comptes fantastiques de Salvador Allende.
Le 9 novembre 1971, Salvador Allende annonçait que son gouvernement avait l'intention d'engager des négociations pour aménager la dette extérieure chilienne. C'était là un souci louable et personne n'aurait pu y trouver à redire si le président de la république chilienne n'avait profité de la conférence de presse au cours de laquelle il annonça son projet pour faire un tableau de l'économie de son pays telle, dit-il, qu'il l'avait reçue de ses prédécesseurs.
« Les gouvernements antérieurs, dit-il, ont endetté le Chili plus de 3.000 millions de dollars, sans compter les 728 millions de dollars empruntés par l'industrie du cuivre, le transformant en pays le plus endetté du monde... »
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Plus loin, il ajoutait que le Chili devait consacrer 40 % des devises que lui rapportaient ses exportations à payer les intérêts et l'amortissement de cette dette et que cette situation était intolérable.
La réponse ne se fit pas attendre. Dès le lendemain, le sénateur Jorge Musalem publiait une note fort documentée d'où il ressortait :
1° -- que, depuis dix ans, les gouvernements antérieurs s'étaient trouvés dans l'obligation de payer des sommes équivalentes au titre des intérêts et de l'amortissement de la dette extérieure ;
que cela ne les avait pas empêchés de poursuivre le développement économique du pays ;
que le précédent gouvernement avait investi plus de 2.000 millions de dollars dans le secteur public ;
qu'il avait constitué une réserve monétaire se montant à 350 millions de dollars, dont avait hérité l'actuel gouvernement.
2° -- que le chiffre de 3.000 millions de dollars indiqué par Salvador Allende comme montant de la dette extérieure était certainement faux, car le Ministère des Finances du gouvernement Allende avait précédemment publié une étude sur la situation économique du pays ; que d'après cette étude la dette extérieure s'élevait à 2.007,3 millions de dollars seulement : 1.584,8 pour le secteur public et 422,5 pour le secteur privé.
3° -- que, dans ces conditions, la débâcle économique était due essentiellement à la politique aberrante du gouvernement d'Unité Populaire.
Demain, la guerre civile ?
A mesure que le temps passe, les problèmes deviennent plus aigus ; l'atmosphère plus sombre.
En face du gouvernement, qu'y a-t-il ? D'abord, les opposants irréductibles : le Parti National au Parlement ; quelques groupes d'extrême-droite dans le pays. Ensuite, l'opposition malléable celle des démocrates chrétiens. Pour qui lit -- même de façon fragmentaire -- les débats à la Chambre des Députés ou au Sénat, les discours des élus démocrates-chrétiens apparaissent souvent aussi virulents que ceux des membres du Parti National. Les faits qu'ils dénoncent sont aussi scandaleux, les termes employés aussi vifs. Au bout du compte, il n'en sort rien. C'est que, pour eux, Salvador Allende reste l'honorable candidat qu'ils ont accepté et élu. Quoiqu'il fasse, son gouvernement est légitime. D'ailleurs, que peut-il faire ? La révolution ? Ils en rêvent chaque nuit ; ils la cajolent chaque matin. Ce n'est pas la même ? Qu'importe, c'est la révolution.
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Et puis, il y a le député démocrate-chrétien pris isolément, et le groupe parlementaire démocrate chrétien. Ce que le premier n'accepte pas, il arrive que le second l'entérine. On l'a vu lors des accusations constitutionnelles : au dernier moment, une volte-face permet au groupe démo-chrétien de s'en tirer. La dernière pirouette est sans doute la plus belle : le ministre de l'économie était mis en accusation pour avoir nationalisé des industries en utilisant, pour justification, des statistiques fausses. Le groupe démocrate-chrétien a décidé de ne pas voter contre le ministre, car les statistiques étaient certes fausses, mais elles avaient été fournies par un organisme ne dépendant pas juridiquement de son ministère. Résultat : les usines resteront nationalisées, et le ministre restera ministre.
L'heure de vérité sonnera sans doute lorsque l'on en viendra aux débats sur les manifestations de Santiago et, surtout, sur la réforme constitutionnelle. Là, il semble impossible que les démocrates-chrétiens s'abstiennent ; davantage encore qu'ils votent pour le gouvernement. Mais sait-on jamais ?
En attendant, le gouvernement d'Unité Populaire prend ses dispositions. Il affirme être prêt à déclencher un plébiscite, sûr de remporter la victoire. Mais, en même temps, il appelle le peuple à « s'organiser ». Sous l'œil amical du ministère de l'Intérieur, des ébauches de milices armées apparaissent. Le chantage à la guerre civile est inscrit dans toutes les déclarations gouvernementales de ces jours-ci.
Si une telle éventualité se précisait, la situation serait tout différente de celle d'il y a quinze mois, lorsque Salvador Allende menaçait de recourir à la force si le Congrès National ne lui donnait pas la victoire que le suffrage universel lui avait refusée.
Hier, il n'était qu'un candidat ; la hiérarchie de l'État était entre les mains de ses adversaires. Aujourd'hui, l'État c'est lui. Depuis un an, les forces de gauche ont eu le loisir de s'organiser. Tout le monde sait que le M.I.R. a multiplié les écoles de guérillas et \[que\] certaines régions échappent au contrôle des autorités civiles et militaires. Tout cela joue en faveur de l'extrême gauche.
Contre elle, la lassitude. 60.000 personnes au grand rassemblement de soutien à Salvador Allende, ces jours derniers. Encore une fois, c'est très peu. Ajoutons que bien des gens « qui n'y croyaient pas » ont eu les yeux ouverts par un an de gouvernement socialiste. Entre ceux qui se sont lassés et ceux qui se sont éveillés, se trouvera-t-il de quoi faire pencher la balance ?
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Au lendemain de l'élection de Salvador Allende, un journaliste vénézuélien, retour du Chili, écrivait que la partie se jouerait en définitive entre l'Unité Populaire et l'Armée Chilienne. Plus le temps passera, disait-il, plus les chances que l'Armée a aujourd'hui de l'emporter s'amenuiseront. A bien y réfléchir, il semble aujourd'hui que son analyse reste en partie exacte. Comme au lendemain du scrutin présidentiel, l'armée demeure l'arbitre de la situation ; c'est d'elle plus que des groupes du centre ou de droite que dépend, en cas de crise, la survie du gouvernement d'Unité Populaire. Cependant, il ne semble pas que l'évolution des forces ait amené, comme le prévoyait le journaliste vénézuélien, un renforcement de la gauche.
Cette menace potentielle que représentent les forces armées -- il ne faut pas oublier le Corps de Carabiniers -- est parfaitement comprise par Salvador Allende. Il est significatif que le dernier « complot » qu'il ait dénoncé touche justement aux forces armées que l'on tenterait, d'après lui, de détourner de leur devoir.
On peut se demander, à juste titre, si ces accusations reposent sur quelques faits exacts, ou s'il s'agit simplement de justifier une épuration préventive. On peut aussi se demander quelle serait dans ce dernier cas l'attitude de la hiérarchie militaire.
Jean-Marc Dufour.
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### Pages de journal
*suivies de notes de lecture :\
Rien de nouveau sous le soleil*
par Alexis Curvers
ON NE SAIT SI la Révolution est plus odieuse par les privilèges qu'elle procure aux puissants, ou plus inhumaine par les sévices qu'elle inflige aux faibles.
\*\*\*
Ce qu'il y a d'ennuyeux chez les soi-disant contestataires, c'est qu'ils ont raison.
Ils ont parfaitement raison de contester le capitalisme, le matérialisme, l'esclavagisme, l'injustice, l'hypocrisie, la sottise, l'ennui, la laideur, la tyrannie et toutes les autres formes d'oppression qui sont les fruits de la Révolution.
Mais ils ont parfaitement tort de se laisser entraîner par la Révolution elle-même à combattre ces effets par leur cause. Après avoir fait d'eux ses victimes et ses dupes, elle les a tellement abêtis qu'elle s'en est fait des zélateurs et des esclaves.
\*\*\*
A bien regarder les maux contre lesquels se sont déclarées les diverses révolutions européennes depuis deux siècles, on n'en trouve pas un seul qui ne soit le produit de la Révolution de 1789, dont toutes les révolutions pourtant s'inspirent et se réclament. Toutes ont continué de révérer les principes dont elles n'ont cessé de maudire les conséquences.
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Aussi, loin de remédier aux désordres qu'elles ont dénoncés, n'ont-elles réussi qu'à les envenimer jusqu'à les rendre incurables. A l'exemple de leur grande ancêtre, ces filles obéissantes accomplissent exactement le contraire de ce qu'elles prétendent : l'esclavage universel au nom de la liberté. Formés à cette école, nos révolutionnaires ne sont plus en état de s'apercevoir qu'ils aspirent à faire la révolution contre la Révolution qui les opprime, alors qu'ils la font en réalité pour la Révolution qui les trompe, et qui les trompe afin de les opprimer davantage.
\*\*\*
Djilas raconte qu'en janvier 1948, envoyé au Kremlin par Tito dont il était alors l'homme de confiance, il y fut reçu par Staline et Molotov. On parla de l'Albanie.
-- Le gouvernement soviétique n'a aucune visée sur l'Albanie, dit aussitôt Staline. La Yougoslavie peut l'avaler quand cela lui plaira.
-- Camarade Staline, observa Djilas, il ne s'agit pas d'avaler l'Albanie, mais d'établir avec elle des relations amicales.
-- C'est la même chose, dit Molotov.
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La morale publique obéit si bien à la logique des idées que nous avons vu l'antichristianisme devenir une vertu à mesure que l'antisémitisme devenait un crime. C'est que les juifs restent fidèles au Dieu d'Israël, tandis que les chrétiens renient son Fils, leur Seigneur Jésus-Christ. Sans la foi, point de salut. La fermeté des convictions, au contraire, force le respect de ceux-là mêmes qui ne les partagent pas.
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C'est pourquoi, victimes hier d'une horrible persécution en Allemagne, aujourd'hui de quelques vexations en Russie, les juifs sont les seuls pour la défense desquels le monde st laisse constamment ameuter. Mais on a pu et on peut, tant et Russie qu'en Chine, au Biafra, au Soudan et un peu partout, exterminer des populations entières, pourvu qu'elles soient chrétiennes, sans que le monde, même chrétien, s'en émeuve ni presque s'en aperçoive. Il n'y aurait d'exception qu'en faveur de persécutés à qui leur ralliement au communisme ferait pardonner de s'appeler encore chrétiens.
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Il faut bien remarquer que les communistes qui déplorent les outrances de la dictature communiste sous Staline ou dans les pays satellites, ne s'en émeuvent qu'à partir du moment où elles menacent de faire trop de victimes parmi les communistes. Les autres catégories de victimes ne méritent ni attention ni pitié, et ne valent même pas l'honneur d'être nommées.
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Plus les choses vont de mal en pis, plus il est prudent de soutenir qu'elles vont de mieux en mieux.
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On ne voit pas qui serait assez sot pour croire que le *Magnificat* est un chant révolutionnaire, mais on voit très bien qui est assez malin pour le dire. La Révolution n'a d'autre fin que d'exalter les puissants, et de jeter les humbles à bas du trône où Dieu seul est capable de les établir et de les protéger. S'il existe un chant contre-révolutionnaire, c'est assurément le *Magnificat.*
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L'injustice dans le monde tracasse énormément nos nouvelles gens d'Église, hormis toutefois le monde communiste, sur la justice duquel leur silence nous rassure.
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Il paraît que beaucoup de névrosés se comptent parmi les prêtres. Comme il ne s'en rencontre pas moins parmi les gens mariés, on tremble à supputer la recrudescence des névroses causées par le mariage des prêtres.
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Plus honteusement ils rabaissent la dignité du sacerdoce, plus cyniquement ils exaltent en chacun d'eux l'orgueil et l'insolence du prêtre.
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Ils nous font croire qu'ils ont pour but l'œcuménisme, en vue de quoi les concessions qu'ils font au communisme ne seraient que des moyens d'approche. C'est le contraire qui est vrai. Leur grand dessein est de mettre l'Église au service du communisme, opération dont l'œcuménisme n'est que l'amorce et le prétexte. La preuve en est que leur union avec les frères séparés s'exténue en discours sans effet, tandis que leur alliance avec les communistes se conclut en silence par des actes.
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L'œcuménisme comme ils l'entendent a pour seule condition que l'Église renonce à la divinité du Christ, qui est sa raison d'être. Telle est précisément aussi la condition moyennant laquelle une Église qui n'en est plus une espère se rendre utile et agréable au communisme.
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« ...Elle se doit effectivement de changer dans un monde qui change, un monde où s'affirme la pluralité des idéologies. Il faut évoluer d'autant plus que l'homme lui-même évolue de par son explosion démographique, de par ses pouvoirs technologiques toujours plus étendus sur la nature.
« Elle doit s'atteler à la rénovation de l'éducation... La science et la culture supposent une constante remise en cause...
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« Elle doit devenir davantage un organe de réflexion sur les incertitudes du destin de l'humanité, un centre d'orientation de la pensée sur les grands problèmes humains. Ceci dans le cadre de sa vocation, qui est de servir et non de commander. Elle est au service de l'action de l'esprit dans l'histoire, mais elle n'est ni l'esprit ni l'histoire. »
Est-ce un théologien moderne, est-ce un évêque, est-ce un pape qui parle ainsi de la nouvelle Église ?
Est-ce un initié de haut grade, s'adressant à la maçonnerie de son obédience ?
Est-ce un pédagogue offrant ouvertement à la Révolution le concours de l'enseignement rénové ?
Non, c'est M. René Maheu, directeur général de l'UNESCO, célébrant à Paris, le 6 novembre 1971, le vingt-cinquième anniversaire de cette organisation, dont il rappelle en ces propres termes (d'après *le Soir* du 7) les principes et le programme.
Avouez qu'on s'y serait trompé.
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Un de nos Pères de l'Église et non des moindres, puisqu'il n'est autre que M. Henri Fesquet, déplore (dans *le Monde* du 12 novembre 1971) que « des catholiques s'entre-déchirent sur des sujets mineurs : le latin, l'*ordo* de la messe, le grégorien, la contraception, etc. ».
Sujets mineurs ! M. Fesquet nous la baille belle. Il ne tenait qu'à lui de ne jamais partir en guerre contre des moulins à vent qu'il n'a pas dédaigné d'abattre à coups de canon. Mais il n'est pas trop tard pour que lui et ceux de son parti, enfin convaincus de l'inanité de leur victoire, en abandonnent les gages au parti qui n'éprouve que trop cruellement les réalités de sa défaite. Qu'ils nous restituent donc le libre usage du latin, de la messe véritable, du chant grégorien et des autres merveilles qu'ils traitent de bagatelles après qu'ils nous en ont frustrés, mais qu'ils estimaient d'assez grande conséquence pour se dispenser de tout scrupule quand ils les mirent à mal avec autant de soin que de hâte et de fureur.
Que de fois j'ai souri d'entendre ces bons apôtres nous assurer que les réformes qu'ils nous imposaient pourtant d'une main de fer n'avaient au fond pas d'importance ! Elles devaient en avoir d'autant moins dans nos craintes qu'elles en prenaient davantage dans leurs calculs et dans leurs actes. Les moutons n'avaient qu'à fermer les yeux chaque fois que les loups en étranglaient un sans le faire crier.
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Et maintenant que la bergerie est saccagée, les loups viennent proposer au débris du troupeau en déroute : « Cessons de nous entre-déchirer pour des bêtises, voulez-vous ? » Ô moutons égorgés, cessez donc de troubler de vos plaintes sans fondement la digestion des loups.
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On comprend que les prêtres qui ne croient pas en Dieu éprouvent si grand besoin de se définir, de se repenser, de se situer, de s'engager, de s'insérer dans notre époque en pleine évolution, à moins que ce ne soit dans notre monde en continuelle mutation. Les prêtres qui croyaient en Dieu ne se donnaient pas tant de mal pour savoir où ils en étaient, savoir leur métier et faire quelque bien.
Mais où voulez-vous caser le prêtre sans Dieu ? A quoi voulez-vous qu'il soit bon ? C'est un chômeur non qualifié, un bricoleur sans avenir, amateur en tous genres, postulant désespérément une place qui n'est jamais la sienne. Sorti de son emploi et n'en ayant pas d'autre, déclassé, inclassable, force lui est de se raccrocher à ce monde qui se passe fort bien de lui, d'y adhérer et d'y flotter comme un cheveu sur la soupe.
\*\*\*
*Par une présentation ou formulation mieux adaptée à l'homme moderne, rendre aujourd'hui les vérités de la foi plus accessibles, sans* « *pour autant *» *en altérer le contenu :* Voilà, si je ne me trompe, énoncé dans le jargon de la nouvelle Église, un des principaux chapitres de son programme.
Il faut être un sot et un illettré, il faut n'avoir jamais tenté d'écrire ou seulement de lire vingt lignes de texte, pour admettre qu'il soit possible d'y changer un seul mot, d'y déplacer une seule virgule sans en modifier le sens.
Mais il faut être fort malin pour avoir inventé et mis en vogue un bobard si évidemment favorable au dessein de falsifier le fond par la corruption de la forme.
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« Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » Notre-Seigneur a bien dit : *mes paroles.* Il n'a pas dit que sa pensée, ou que ses sentiments, ou que sa morale, ou que son idéologie, ou que ses « orientations » ne passeraient pas, mais ses paroles, avertissant par là qu'il serait toujours nécessaire et suffisant de les conserver intactes pour y trouver sans nul risque d'erreur l'éternelle vérité.
Quand beaucoup de ses disciples, à Capharnaüm, jugeant les paroles de leur Maître insupportablement rudes à entendre, se séparèrent de lui, il ne chercha pas un instant à les retenir par un discours mieux arrangé et plus accommodant. Loin de s'excuser ou de se rétracter, tout au contraire il protesta hautement que les paroles qu'on lui reprochait étaient esprit et vie, et qu'elles s'accompliraient à la lettre aux yeux des incrédules, quand ceux-ci le verraient glorieusement remonter au ciel vers son Père. Car il venait de les scandaliser en se déclarant Fils de Dieu, parole inouïe en effet, souverainement inadaptée et malsonnante à des oreilles humaines, surtout à des oreilles juives. Il s'attendait si bien à n'être compris de personne que, se tournant vers les Douze, eux-mêmes jusque là muets d'étonnement, il ne craignit pas de leur suggérer : « Et vous, ne voulez-vous pas vous en aller ? » Or il savait déjà que l'un d'eux le trahirait, et que les onze autres l'abandonneraient. Libre à eux de déserter tout de suite. (Cf. Jean, VI, 60-71.)
Et c'est alors que Pierre lui répond : « A qui donc irions-nous, Seigneur ? Vous avez les paroles de la vie éternelle. » Pierre dit bien, à son tour : *les paroles.* Non pas les mystères, non pas les symboles, non pas les métaphores, non pas les sous-entendus, non pas les tendances, non pas les perspectives et non pas les options, mais les paroles. Les paroles exactement telles quelles, sans en retrancher un iota. Et pour montrer qu'il n'ignore pas de quoi il s'agit, Pierre insiste : « Nous avons cru et nous avons connu que c'est vous qui êtes le Saint de Dieu. »
L'Ancien Testament appelle saints quelques hommes, mais il réserve à Dieu le nom de Saint d'Israël, de Saint par excellente, de Très Saint. En décernant ce même titre à Jésus, Pierre donc désigne en lui l'égal du Père, l'homme identique à Dieu, Dieu incarné. Ce qui légitime la paraphrase latine de saint Jérôme et de la Vulgate : « Nous avons cru et nous avons connu que c'est vous qui êtes le Christ, le Fils de Dieu. »
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Si Jésus-Christ n'était pas Dieu, ses paroles ne seraient pas celles de la vie éternelle, et elles passeraient comme celles des hommes. Et que si elles devaient passer, lui-même n'aurait pas été Dieu. Mais le fait est qu'elles ne passent pas. La pérennité de ses paroles est tellement liée à la divinité de sa personne que celle-ci a pour premier nom Parole, Verbe, Parole de Dieu. En son Fils, Dieu nous donne sa parole. Il n'y a dans les siècles des siècles pas un iota à retoucher aux paroles du Christ, ni pas un trait à sa personne, à moins de supposer que Dieu se soit d'abord mal exprimé, ou erronément incarné dans un homme qui n'était pas de toute éternité son Fils unique et véritable.
C'est précisément ce que supposent, insinuent et prétendent les docteurs de la nouvelle Église. Contestant la divinité du Christ, ils s'arrogent du même coup le droit de corriger ses paroles selon les modes du temps. Et de toutes ses paroles, celle où il se proclame Fils de Dieu est à leur gré la plus intempestive, comme étant celle qui donne autorité à toutes.
On peut imaginer l'un d'eux qui, à la place de Pierre, ne tarderait pas à répondre : « Seigneur, taisez-vous donc ! Adaptez mieux votre langage aux progrès de la science et aux exigences de ce monde en évolution. Dans l'intérêt de notre dialogue avec la Capharnaüm moderne, voilez un peu votre qualité divine. De grâce, aidez-nous à laisser dans l'ombre ce qui de votre Évangile, quoique dans un sens auquel vous n'avez pas pensé, réellement *ne passe pas.* Les hommes étant ce qu'ils sont, nous ne réussirons pas plus aujourd'hui qu'hier à leur faire avaler que vous soyez Fils de Dieu. Contentez-vous de paraître son image. »
Alexis Curvers.
#### Notes de lecture Rien de nouveau sous le soleil
Sur les intellectuels
... « On voit ici de quelle importance a été la victoire des philosophes au XVIII^e^ siècle ; ils ont découronné l'ordre pour longtemps : ils l'ont décrédité dans l'âme même de ses défenseurs. (...) prononçant de grands mots qui n'avaient plus d'âme, ces prétendus défenseurs de l'ordre ont laissé détruire la religion, attaquer la patrie, abolir toute notion de discipline et d'autorité. Mais il faut bien voir que, dans un pareil système, l'ordre ne paraît vaincu que parce qu'il est absent. »
Abel Bonnard.\
(*Les Modérés,* Grasset, 1936.)
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Enseignement rénové
Le 15 septembre 1793, la Convention rend un décret établissant, indépendamment des écoles primaires, trois degrés d'instruction, et supprimant les collèges, ainsi que les Facultés de théologie, de médecine, des arts et de droit.
A la séance du 16, l'assemblée discute le décret qu'elle a rendu la veille. Le député Romme proposait d'en conserver les premiers articles (qui réglaient les trois degrés d'instruction) et d'abroger le dernier (qui supprimait collèges et facultés). Fabre d'Églantine, le délicat auteur d'*Il pleut, bergère* et du calendrier républicain, répliqua en ces termes :
« Je suis d'un avis contraire à celui du préopinant. Je demande le maintien du dernier article, et que tous les autres soient radiés ; ils sont contraires au décret sage qui donne une éducation commune à tous les citoyens : tenez-vous en garde contre ceux qui sont maintenant à la tête des collèges ; ils veulent professer dans ceux que vous allez établir ; vous feriez une grande faute s'ils n'en étaient pas exclus ; ils savent trop bien les anciens livres, qui ne peuvent plus nous servir, pour ne pas nuire à l'éducation républicaine de la jeunesse. Il nous faut de nouveaux maîtres et de nouveaux livres, des livres élémentaires surtout, car nous n'en avons pas. Ce qui doit précéder tout décret sur l'instruction, c'est de savoir ce que vous enseignerez et comment vous l'enseignerez. Je demande le rapport des deux premiers articles, et le maintien de celui qui anéantit les académies et les facultés, le réceptacle des préjugés. »
Réforme du calendrier
Fabre d'Églantine à la Convention, 5 octobre 1793 : « Je propose de donner à chaque jour le nom des plantes que produit alors la nature, et des animaux utiles : ce serait un moyen d'instruction publique.
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L'orateur se mit au travail sans désemparer et, dès le 24 octobre, revint présenter à la Convention, qui l'adopta, son Rapport sur le calendrier républicain. On y lit notamment :
« Nous ne pouvons plus compter les années où les rois nous opprimaient, comme un temps où nous avions vécu. Les préjugés du trône et de l'Église, les mensonges de l'un, et de l'autre, souillaient chaque page du calendrier dont nous nous servions... Une longue habitude du calendrier grégorien a rempli la mémoire du peuple d'un nombre considérable d'images qu'il a longtemps révérées et qui sont encore aujourd'hui la source de ses erreurs religieuses ; il est donc nécessaire de substituer à ces visions de l'ignorance les réalités de la raison, et au prestige sacerdotal la vérité de la nature.
« Les prêtres n'étaient parvenus à donner de la consistance à leurs idoles qu'en attribuant, à chacune, quelque influente directe sur les objets qui intéressent directement le peuple ; c'est ainsi que saint Jean était le distributeur des moissons, et saint Marc le protecteur de la vigne...
« Les prêtres avaient assigné à chaque jour de l'année la commémoration d'un prétendu saint : ce catalogue ne présentait ni utilité ni méthode ; il était le répertoire du mensonge, de la duperie ou du charlatanisme.
« Nous avons pensé que la nation, après avoir chassé cette foule de canonisés de son calendrier, devait y retrouver en place tous les objets qui composent la véritable richesse nationale, les dignes objets, sinon de son culte, au moins de sa culture ; les utiles productions de la terre, les instruments dont nous nous servons pour la cultiver, et les animaux domestiques, nos fidèles serviteurs dans ces travaux, animaux bien plus précieux, sans doute, aux yeux de la raison, que les squelettes béatifiés tirés des catacombes de Rome. »
En conséquence, le rapporteur consignait chaque jour de l'année sous un patronage régénéré. Il remplaçait la fête de saint Jean par celle du romarin, la Saint-Marc par celle de l'ancolie, la Saint-Georges par celle de l'aubépine, la Saint-Christophe par celle de l'armoise, la Saint-Alexis par celle du blé, l'Assomption par celle du lupin. Moins heureux, les saints Anges gardiens cédaient la place à la pomme de terre, sainte Cécile au turnep (variété de chou-rave), sainte Geneviève à la marne, les saints Innocents à la houille, sainte Catherine d'Alexandrie au cochon.
Nul doute qu'il n'y ait là, pour les nouveaux épurateurs du sanctoral, quelques idées à reprendre.
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Le mariage des prêtres
L'abbé Loranger, curé d'Attichy en 1793, marié et père de famille, demandait à recevoir son traitement avant la date fixée par la loi. Il avait prié son confrère Coupé, curé de Sermaize et député de l'Oise à la Convention, d'appuyer sa demande en haut lieu. Coupé eut l'imprudence de lui répondre par écrit « Je suis très fâché de l'embarras où vous vous trouvez : on crie bien bravo aux curés qui se marient, mais ce ne sont que des bravos dérisoires ; je ne pense pas que vous puissiez rien obtenir. Je suis au désespoir de n'avoir rien de plus consolant à vous marquer », etc.
(*Consolant !* Rien de plus admirable que ces vestiges indélébiles de style curé, qui refleurissent toujours, quel que soit le contexte, dans le jargon de nos progressistes les plus affranchis. Enfants de chœur sexologues, moines à mitraillettes ou prélats roués, nos gens d'Église ont beau se vouloir sans-culottes : plus ils font scandale, plus ils sentent l'eau bénite croupie et le cierge rance.)
Il faut croire que, malgré les Droits de l'homme, le secret de la correspondance était mal gardé, car la lettre de Coupé parvint à la connaissance de Fabre d'Églantine. Celui-ci, le 12 décembre 1793, en donna lecture à la Société des Jacobins, saint des saints où Coupé justement souhaitait d'être admis. Ayant lu, Fabre d'Églantine poursuivit ainsi :
« Coupé a pu être un bon patriote ; il peut l'être encore ; il a toujours voté avec les républicains dans le sens de la Montagne ; mais il est fanatique. Il reste à savoir si un fanatique peut être patriote.
« Comment un législateur, lui qui, plus que tout autre, doit travailler à extirper les préjugés de l'esprit des hommes, et à rendre à la société des individus que le célibat rendait inutiles ; comment, dis-je, a-t-il pu se permettre d'écrire une telle lettre ? La Convention nationale, dont la tribune a souvent été honorée de la présence de prêtres qui s'étaient mariés, tourne donc en ridicule ceux qui obéissent au vœu de la nature et donnent des citoyens à l'État. Quel blasphème dans la bouche d'un homme qui se dit républicain ! Je demande la radiation de Coupé. »
Et Coupé fut exclu. C'était fort injuste, car sa lettre n'avait rien de « fanatique » et ne tournait personne en ridicule. Il avait bien mérité de la Révolution. Son seul tort fut de n'être pas dupe des « bravos dérisoires » dont elle avait d'abord flatté les prêtres qui la servaient au mépris des lois du sacerdoce. Aussi n'attendait-elle que de n'avoir plus besoin d'eux pour les mettre dans le même panier que ceux qui lui avaient tenu tête.
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Ouverture au monde
Comment Taine voyait le clergé qui prépara la Révolution française, et finit par la faire :
« ...Tel, au XVIII^e^ siècle, l'état-major ecclésiastique que l'on connaît, évêques de cour, abbés de salon, appliqués d'en haut sur leur diocèse ou sur leur abbaye, non résidents, préposés à un ministère qu'ils n'exercent pas, largement rentés pour être oisifs, parasites de l'Église, outre cela, mondains, galants, souvent incrédules, étranges conducteurs d'un clergé chrétien, et qu'on dirait choisis exprès pour ébranler la foi catholique chez leurs ouailles et la discipline monastique dans leurs couvents. -- Tels, en 1791, le nouveau clergé constitutionnel, intrus, schismatique, superposé à la majorité orthodoxe, pour lui dire une messe qu'elle juge sacrilège, et pour lui administrer les sacrements dont elle ne veut pas. » (*Les origines de la France contemporaine, Le régime moderne,* tome 1.)
Jugement évidemment sommaire, et péchant par excès de généralisation. Il y eut, tant parmi les prêtres de l'Ancien régime que parmi les prêtres gagnés à la République, bon nombre d'hommes de devoir et de chrétiens fidèles. Ces braves gens sont peut-être en majorité dans toutes les époques. Malheureusement, ils forment toujours une majorité silencieuse, dont la bonne foi se laisse volontiers endormir ou surprendre ; ils font peu parler d'eux et abandonnent aux autres le scandaleux honneur de marquer dans l'histoire. Le clergé défaillant que nous dépeint Taine est bien celui qui a prévalu dans les faits. Encore a-t-il une excuse que Taine semble ne pas avoir vue, qui est la défection ou le silence des supérieurs qui devaient l'éclairer, le conduire et le redresser à temps.
Bonaparte, intégriste
Bonaparte négocie le concordat avec le Saint-Siège. Violentes oppositions, surtout dans l'armée. L'envoyé du pape est reçu aux Tuileries avec les honneurs dus à son rang. Le chancelier Pasquier écrit dans ses *Mémoires :*
« Un tel spectacle ne pouvait manquer d'enflammer la colère des fanatiques qui, depuis 1789, s'étaient signalés par leur haine contre le catholicisme.
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C'était, disait-on parmi eux, le retour de l'empire des prêtres. Des conciliabules se tinrent aussitôt ; beaucoup d'officiers supérieurs y entrèrent, et même quelques généraux importants. Moreau n'y fut pas étranger, bien qu'il n'y ait pas assisté. Les choses furent portées si loin que l'assassinat du premier Consul fut résolu.
« J'ai assisté à la cérémonie de la proclamation du Concordat à Notre-Dame. Jamais Bonaparte n'a paru plus grand que ce jour-là. C'était la plus éclatante victoire qu'il fût possible de remporter sur le génie révolutionnaire, et toutes celles qui sont venues ensuite n'ont été, je n'en excepte aucune, que la conséquence de celle-là.
« La joie de l'immense majorité de la France imposa silence aux mécontents, même les plus audacieux. Une foule de personnes qui, avant le succès, n'osaient faire éclater leurs sentiments, ne les dissimulèrent plus, et il fut évident que Bonaparte avait, mieux que tout ce qui l'entourait, connu le fond des cœurs.
« Il aurait pu obtenir du Pape, j'en ai été informé d'une manière non douteuse, des concessions beaucoup plus larges que celles qui lui ont été faites Le cardinal Consalvi avait à cet égard des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux dont il a usé, notamment en ce qui concernait le divorce et le mariage des prêtres.
« Le premier Consul en fut averti, mais il répondit à ceux qui lui firent cette révélation et qui l'invitaient à profiter des avantages qu'elle pouvait lui offrir : « Est-ce que vous voulez que je me fasse une religion de fantaisie, qui ne soit celle de personne ? Ce n'est pas ainsi que je l'entends ; il me faut l'ancienne religion catholique ; celle-là seule est au fond des cœurs, d'où elle n'a jamais été effacée ; elle peut seule les concilier, elle est seule en état d'aplanir tous les obstacles. » On verra plus tard à quel point il était dans le vrai, lorsqu'il parlait ainsi, et ses fautes n'en seront que plus saillantes, lorsqu'il s'écarta de la route que ce langage devait lui tracer. »
Méfiance de Napoléon
A voir l'état où sont tombés nos séminaires, on en vient à comprendre que Napoléon ait pu dire : « Il ne faut pas abandonner à l'ignorance et au fanatisme le soin de former les jeunes prêtres » (4 février 1804).
En d'autres termes : la religion est affaire trop sérieuse pour qu'on la laisse au pouvoir des curés.
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S'adapter
« A partir de 1806, afin d'avoir en main des hommes plus souples, Napoléon, de préférence, a pris ses prélats dans les anciennes familles nobles ; habituées de Versailles, elles considèrent l'épiscopat comme un don du prince et non du pape, comme une faveur laïque réservée à leurs cadets, comme un cadeau que le souverain fait aux gens de sa chambre et de son antichambre, à la condition sous-entendue que le courtisan promu restera courtisan sous la mitre. Désormais presque toutes ses recrues épiscopales seront « des gens de vieille race. » « Il n'y a qu'eux », dit Napoléon, « pour savoir bien servir. »
Taine cite comme exemple de cette servilité épiscopale M. de Roquelaure, digne prédécesseur du cardinal Suenens sur le trône archiépiscopal de Malines : « On l'a vu suspendre de ses fonctions un prêtre qui avait exhorté un mourant, acquéreur de biens ecclésiastiques, à restituer. »
Ainsi voyons-nous nos évêques écarter du ministère et mettre sur la paille ceux de leurs prêtres qui ne disent pas amen à la Révolution.
Sur les idéologues
Rentrant de Russie au lendemain de la conspiration Malet, Napoléon, s'adressant au Conseil d'État, parle des bienfaits de la monarchie et se lance dans une diatribe *contre l'idéologie :* « C'est à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur cette base fonder la législation des peuples, au lieu d'approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. » (*Mémoires du chancelier Pasquier*, tome II, chapitre II.)
L'empereur réaffirmait par là les droits de son fils, que tout le mondé semblait avoir oubliés au moment du coup d'État manqué. Mais au-delà de cette circonstance particulière, il désignait en termes généraux et parfaitement exacts les caractères spécifiques de toute subversion : idéologie, métaphysique ténébreuse, invention de lois nouvelles, mépris de l'expérience et de la réalité ; malheurs consécutifs.
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On pourrait seulement objecter que les causes premières n'ont aucune place dans un système subversif qui, bien loin de les rechercher, veut au contraire les ignorer, les démentir ou les braver, un tel système se définissant précisément par une négation radicale et universelle du principe même de causalité.
Mais l'objection tomberait ici mal à propos. Ce que Napoléon reproche à l'idéologie subversive n'est pas de rechercher, mais de rechercher *avec subtilité* ces causes premières que par conséquent elle ne trouve jamais, faute de les accepter avec la simplicité qu'elles requièrent. A partir du vide, plus on subtilise, plus les ténèbres s'épaississent.
Modernisme de tous les temps
Exemple : la religion de Benjamin Constant.
Né à Lausanne en 1767, d'une famille huguenote originaire de l'Artois, Benjamin Constant meurt à Paris le 8 décembre 1830 ; ses funérailles ont lieu au temple de la rue Saint-Antoine, suivies de l'inhumation au Père-Lachaise. -- Son dernier ouvrage : *De la religion considérée dans sa source, ses* *formes et ses développements* (6 volumes). Ouvrage posthume : *Du Polythéisme romain considéré* *dans ses rapports avec la philosophie grecque et la religion chrétienne* (2 volumes).
Une notice lui est consacrée dans la *Galerie des contemporains illustres* (10 volumes, 1840-47), par « Un homme de rien », pseudonyme de Louis de Loménie.
« La philosophie religieuse de Benjamin Constant n'est hostile à aucun dogme particulier du christianisme, ni asservie à aucun, mais elle est profondément chrétienne ; nul n'a parlé avec plus d'éloquence que lui des admirables effets de l'apparition du christianisme dans le monde. Sur le fait même de la révélation, il se montre plein de réserve et de sagesse ; seulement, distinguant le sentiment religieux de la forme qu'il revêt, il commence par démontrer l'universalité de ce sentiment, sa tendance à perfectionner sa forme, la résistance du sacerdoce au perfectionnement de cette forme et la victoire du sentiment religieux. Cette succession de faits, qu'il retrouve dans l'histoire de toutes les religions connues, lui apparaît avec tous les caractères d'une loi, et il conclut en disant : « Laissons la religion à elle-même : toujours progressive et toujours proportionnée, elle marchera avec les idées, elle s'éclairera avec l'intelligence, elle s'épurera avec la morale, elle sanctionnera à chaque époque ce qu'il y a de meilleur.
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A chaque époque réclamons sans cesse la liberté religieuse, elle entourera la religion d'une force invincible, et garantira sa perfectibilité. Ainsi l'entendait le divin auteur de notre croyance, lorsque, flétrissant les pharisiens et les scribes, il réclamait pour tous la charité, pour tous la lumière, pour tous la liberté. »
Non moins évolutionniste en politique qu'en religion, Benjamin Constant fut des premiers à se rallier à Louis XVIII, et des derniers à se rallier à Napoléon retour de l'île d'Elbe. A une dame pour laquelle il nourrissait un amour malheureux, il écrivait, alors que l'empereur avait déjà gagné Lyon : « Je suis certainement, avec Marmont, Chateaubriand et Lainé, l'un des quatre hommes les plus compromis de France ; il est donc certain que, si nous (les royalistes) ne triomphons pas, je serai dans huit jours ou proscrit et fugitif, ou dans un cachot ou fusillé. »
La dame ne se laissant pas éblouir, Constant redoubla d'héroïsme dans le fameux article que publièrent les *Débats* du 19 mars 1815, alors que Louis XVIII partait pour Gand et que Napoléon arrivait de Fontainebleau. La finale en est particulièrement belle : « Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. »
Après cela, sur le conseil de Lafayette, Benjamin Constant court se cacher dans la maison de campagne du ministre des États-Unis. De là, il part pour la côte où il veut s'embarquer. A Nantes, il se ravise et, retenu, dit-il, par son amour malheureux, rentre à Paris après neuf jours d'absence.
Au lieu de sévir contre lui, comme on s'y attendrait, les bonapartistes l'accueillent et le flattent. Un mois à peine écoulé, il est membre du Conseil d'État de l'Empereur, qui le reçoit le 14 avril et le charge de rédiger, la nouvelle Constitution.
Il se justifia en ces termes :
« On m'a reproché dans un libelle de ne m'être pas fait tuer auprès du trône que le 19 mars j'avais défendu ; c'est que le 20 j'ai levé les yeux, j'ai vu que le trône avait disparu et que la France restait encore... »
Sur la Grèce
Raisons qu'avaient la France et l'Angleterre, en 1828, de libérer la Grèce, d'après le chancelier Pasquier (*Mémoires*, volume VI, chapitre VI).
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(La flotte ottomane avait été détruite à Navarin, mais Ibrahim-Pacha occupait encore la Morée et la ravageait de la manière la plus cruelle.)
« Toutefois, ceci n'était qu'une considération d'honneur et d'humanité, et il fallait d'autres motifs pour entraîner les cabinets, celui de Londres surtout. » Les Anglais tenaient Malte et Corfou. « Leurs alliés naturels, les Autrichiens, étaient complètement maîtres du golfe Adriatique. »
Pour la France : une Grèce libre et indépendante « pouvait lui offrir dans la Méditerranée la seule alliance, les seuls avantages commerciaux capables de compenser ceux qu'elle avait perdus ».
Pour l'Angleterre : « Ce qu'elle redoutait par-dessus tout était la destruction de l'Empire ottoman et l'occupation de Constantinople par les Russes. Il était impossible qu'on ne se dit pas que cet événement était probable dans un délai assez rapproché. Il était naturel qu'elle cherchât d'avance à rendre les conséquences de cette occupation moins fâcheuses pour elle. Si la Grèce, de droit et de fait, continuait à faire partie de l'Empire ottoman, elle tomberait, par la similitude de religion, par ses inclinations naturelles, sous la domination russe, ou au moins sous un protectorat ; si elle était rendue à elle-même, les choses devenaient différentes : les liens, les habitudes qu'elle avait contractées avec les puissances européennes qui auraient contribué à sa délivrance pouvaient très bien en faire, dans la Méditerranée, le poste avancé de l'Europe contre la colossale puissance de la Russie, allant des rives de la Baltique à celles du Bosphore. »
Sur la monarchie de droit divin
Sentiment du chancelier Pasquier, à propos de Charles X :
« Où ne peut conduire la conviction d'un droit supérieur à tous les autres et dont on ne doit rendre compte que dans l'autre monde ? »
C'est une question, il est vrai.
Mais alors, que n'y a-t-il pas à craindre du gouvernement démocratique ? Celui-ci n'est-il pas convaincu que le droit qu'il exerce au nom du peuple est supérieur à tous les autres ? Cependant il n'en doit rendre compte à personne, *pas même dans l'autre monde ;* mais ici-bas seulement au corps électoral, c'est-à-dire à personne.
C'est sous la République et non sous Charles X que l'excellent Pasquier avait vu la tête de son père tomber sur l'échafaud, et n'avait dû le salut de la sienne qu'à la chute inopinée de Robespierre, tyran démocrate qui céda la place à d'autres, sans que ni eux ni lui eussent à rendre compte de leurs crimes.
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Sur la Présence réelle
Vers la fin du siècle dernier, dans les *Origines de la France contemporaine* (Le régime moderne, l'Église), Taine, déterministe et non catholique, écrivait :
« A Paris, dans les deux salles de la Préfecture de police où les filles et les voleuses arrêtées restent un jour ou deux en dépôt provisoire, les religieuses de Marie-Joseph, condamnées par leurs vœux à vivre dans cet égout toujours coulant de boue humaine, sentent parfois leur cœur défaillir ; par bonheur, on leur a ménagé dans un coin une petite chapelle ; elles y vont prier, et, au bout d'un quart d'heure, elles ont refait leur provision de courage et de douceur. -- Très justement, et avec l'autorité d'une longue expérience, le père Étienne, supérieur des Lazaristes et des Filles de Saint-Vincent de Paul, disait à des visiteurs étrangers : « Je vous ai fait connaître le détail de notre vie, mais je ne vous en ai pas donné le secret. Ce secret, le voici : c'est Jésus-Christ connu, aimé, servi dans l'Eucharistie. »
En note : « Le même jugement est porté par le révérend Th.-W. Allies (*Journal d'un voyage en* *France, 1848*) : « Le dogme de la présence réelle est le centre de toute la vie de l'église (catholique) : c'est le secret appui du prêtre dans sa mission si pénible et si remplie d'abnégation ; c'est par là que les ordres religieux se maintiennent. »
\*\*\*
J'entends bien la réponse des modernes : qu'il importe moins de sanctifier des âmes religieuses dans un monde injuste que de « construire un monde » où la justice n'ait plus besoin de la charité.
Hélas ! moins il y a de charité, moins il y a de justice ; moins il y a de religion, plus il y a de victimes dans des prisons ou dans des misères de plus en plus atroces.
Dans tous les domaines, et singulièrement dans le philanthropique, où l'homme prétend égaler Dieu, on peut lui dire comme à la grenouille de la fable : « Vous n'en approchez point. » Il s'enfle si bien qu'il crève, et le mal ne serait pas grand si ne crevait avec lui, dans le ridicule et dans l'horreur, le monde qu'il se flattait de rendre meilleur sans Dieu.
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Racheter les captifs
On a beaucoup et justement admiré le geste évangélique de Jean XXIII, lorsque celui-ci, au début de son règne, alla visiter les prisonniers de *Regina Cœli.* Certains journaux affirmèrent que c'était la première fois dans l'histoire qu'un pape faisait pareil honneur à une prison romaine, et que donc il y avait décidément quelque chose de changé dans l'Église.
Or je trouve dans un périodique belge ([^11]) de 1855, que, le jeudi 18 octobre de cette même année, Pie IX, alors souverain temporel de Rome, « est allé visiter l'établissement pénitentiaire des femmes condamnées, situé sur la place de Termini. On sait que cette maison est confiée depuis deux ans à une congrégation de religieuses belges. Leur zèle n'y a point été stérile, et elles ont réussi à métamorphoser en quelque sorte ce lieu de réclusion, qui ressemblait trop jusqu'alors aux établissements de ce genre que la religion n'a point vivifiés de son souffle régénérateur. Pie IX a examiné avec intérêt et compassion tout ce qui se rapporte au sort de ces malheureuses prisonnières, et il a témoigné aux bonnes Sœurs toute sa satisfaction pour le bien qu'elles ont déjà opéré, en les exhortant à se dévouer avec un zèle toujours nouveau à leur pénible mais si méritoire ministère. »
Et d'autre part Pie XII, le 10 avril 1958, année même de sa mort, composa au nom de tous les prisonniers du monde, pour qu'ils la récitassent « au moins d'un cœur contrit et avec dévotion », cette prière trop peu connue :
« Ô divin Prisonnier du sanctuaire, qui pour l'amour de nous et pour notre salut as voulu non seulement te renfermer dans les étroites limites de la nature humaine et te cacher ensuite sous le voile des espèces sacramentelles, mais encore vivre continuellement dans la cellule des tabernacles, écoute notre supplication qui parvient jusqu'à toi d'entre ces barreaux et ces murs, et qui brûle du désir de t'exprimer toute notre affection, mais aussi notre souffrance et le vif besoin que nous avons de toi dans nos tribulations, surtout dans cette privation de liberté qui nous afflige tellement.
« Peut-être une voix du fond de la conscience dit-elle à certains d'entre nous que nous ne sommes pas coupables et que seule une funeste erreur judiciaire nous a conduits dans cette prison ; alors notre réconfort sera de nous rappeler que toi aussi, la plus auguste de toutes les victimes, fus condamné quoique très innocent.
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« Ou peut-être au contraire nous convient-il de baisser les yeux, de cacher la rougeur de notre visage et de nous frapper la poitrine ; mais alors aussi nous reste la ressource de nous jeter dans tes bras, sûrs que tu sais comprendre toutes les erreurs, pardonner tous les péchés et restituer généreusement ta grâce à qui revient à toi avec repentir.
« Et enfin, pour quelques-uns, il se produit au cours de cette vie terrestre tant de rechutes dans la faute, que même les meilleurs parmi les hommes finissent par se défier de nous, et nous-mêmes aussi, comme si nous ne savions par où entrer dans le chemin nouveau de la régénération ; mais malgré tout, au plus secret de notre âme, s'élève une parole de confiance et d'encouragement, ta parole, qui nous promet, si nous voulons revenir au bien, le secours de ta lumière et de ta grâce.
« Fais, ô Seigneur, que jamais nous n'oubliions comment le jour de l'épreuve est l'occasion la plus propice de purifier les esprits, de pratiquer les plus hautes vertus et d'acquérir les plus grands mérites ; fais que nos cœurs souffrants ne s'ouvrent pas au dégoût qui tout dessèche, à la méfiance qui empêche entre nous le sentiment de fraternité, à la rancœur qui offre un terrain favorable aux mauvais conseils ; et que nous ayons toujours présent à l'esprit que personne, en nous ôtant la liberté du corps, n'a pu nous ôter celle de l'âme, qui dans nos longues heures de solitude peut s'élever jusqu'à toi pour mieux te connaître et t'aimer chaque jour davantage.
« Donne, ô divin Rédempteur, aide et résignation à ceux qui nous sont chers et qui pleurent notre absence ; donne paix et tranquillité à ce monde qui nous a repoussés, mais que nous aimons et à qui nous promettons pour l'avenir notre collaboration de bons citoyens ; obtiens-nous que nos peines soient d'un salutaire exemple pour beaucoup d'âmes et les préservent ainsi du danger de suivre le même chemin. Mais surtout accorde-nous la grâce de croire fermement en toi, d'espérer filialement en toi et de t'aimer toujours, toi qui avec le Père et le Saint-Esprit vis et règnes dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
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Sur le dialogue
Au siècle dernier, Mgr Doney, évêque de Montauban, s'était fait le champion du traditionalisme intégral contre ceux des catholiques qu'il nommait les rationalistes modérés, partisans, avant la lettre, du progressisme soi-disant scientifique, de l'ouverture au monde moderne et du « dialogue » avec les rationalistes purs, c'est-à-dire avec les incroyants hostiles.
Dans une lettre du 30 juillet 1855 adressée à M. Bonnetty, directeur des *Annales de philosophie chrétienne*, l'évêque dénonce « l'avidité avec laquelle les rationalistes purs se précipitent sur les concessions qu'on leur fait, et plus encore les précautions méticuleuses que les rationalistes modérés sont forcés de prendre pour ne pas se laisser dévaliser entièrement par nos adversaires communs » : il voit là « deux choses qui sont bien propres à faire réfléchir, je dis plus, à inspirer des doutes sérieux sur la sûreté d'une doctrine qui est exposée à ce double inconvénient ».
Heureux temps, où des doutes sérieux étaient encore permis sur cette école qui aujourd'hui a levé le masque, ne prenant plus de précautions minutieuses qu'en faveur de ceux qui dévalisent l'Église, et ne traitant en adversaires que les chrétiens encore fidèles.
A ces gens qui prétendent gagner le monde au Christ en rabaissant le Christ au niveau du monde, l'évêque de Montauban rétorquait :
« On citerait difficilement une conversion opérée par le moyen qu'on paraît affectionner si vivement. L'expérience prouve, au contraire, que tous les ennemis de la religion et de la vérité n'acceptent jamais les actes de tolérance, de concession, de modération, que pour diviser leurs adversaires et pour avoir meilleur marché des intolérants et des exagérés, les seuls qu'ils craignent véritablement. Aussitôt ceux-ci renversés, la guerre recommence contre les autres, parce qu'on n'a pas fait toutes les concessions voulues, et la paix ne saurait arriver qu'après l'abandon de la vérité tout entière.
« Si on doute de cela, on n'a qu'à considérer ce qui se passe dans toutes les révolutions ; car elles n'avancent que par les concessions des esprits soi-disant modérés, et dans tous les cas, si la force est parvenue à en faire échouer quelqu'une, il n'y en a pas une seule qui ait été arrêtée et empêchée par des idées et par des hommes de juste-milieu ; il faudrait plutôt penser et dire que ce sont ces idées et ces hommes qui contribuent le plus efficacement à les faire aboutir. »
Marie-Antoinette écrivait dans sa prison :
« Les méchants font leur métier en faisant le mal, mais les honnêtes gens ont si peu de courage, de tenue, de concert, qu'ils deviennent souvent aussi dangereux. Ils prêtent le flanc à toutes sortes d'intrigues, ils se laissent pénétrer, ils sont toujours disposés à des concessions qui demain leur en feront arracher d'autres ; et le pis, c'est qu'ils s'attachent au détail et ne voient pas plus loin qu'au jour le jour. »
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Et Pie X
« La force principale des méchants est dans la lâcheté et la faiblesse des bons, et tout le règne de Satan réside dans la veulerie et la mollesse des chrétiens. »
Rien de plus impopulaire que ces vérités d'évidence, confirmées par l'expérience la plus constante. Les gens qui parlent aussi franchement ne sont jamais écoutés. Mgr Doney ne le fut pas de Rome, qui répartit prudemment ses censures entre lui et M. Bonnetty.
Or c'était déjà trop que de consentir le beau nom de rationalistes à ceux que la reine et le saint pape ne craignent pas d'appeler les méchants. Rationalistes purs ou modérés, il n'importe. Quelle différence effective y a-t-il entre les méchants et les bons qui s'en font les dupes, les instruments, bientôt les complices et enfin les victimes ? C'est fournir aux premiers une arme décisive, aux seconds une excuse gratuite, que de leur abandonner le patronage de la raison, laquelle est absente aussi bien de leur philosophie que de leur conduite. La foi chrétienne est souverainement rationnelle, en cela même qu'elle humilie la raison par le secours et le salut qu'elle est seule capable de lui apporter. L'incompatibilité de la foi et de la raison est une fable également injurieuse pour Dieu et pour l'homme. Car si l'une est le plus grand des dons que Dieu dispense à l'homme, l'autre en est le premier, non le moins nécessaire ni le moins merveilleux. Et Dieu ne se contredit pas.
Sur l'école sans Dieu
La pédagogie révolutionnaire décrite par Taine (*Le régime moderne, l'école*) :
« La Raison laïque, qui siège à Paris, parle jusque dans les moindres et plus lointains villages ; c'est la Raison telle que nos gouvernants la définissent, avec le tour, les limitations et les préjugés dont ils ont besoin, petite fille myope et demi-domestiquée de l'autre, la formidable aveugle, l'aïeule brutale et forcenée qui, en 1793 et 1794, trôna sous le même nom à la même place. Avec moins de violence et de maladresse, mais en vertu du même instinct et avec le même parti pris, celle-ci exerce la même propagande ; elle aussi, elle veut s'emparer des générations nouvelles, et, par ses programmes, ses manuels, par ses esquisses et résumés de l'Ancien régime, de la Révolution et de l'Empire, par ses aperçus des choses récentes et contemporaines, par ses formules et ses suggestions à l'endroit des choses morales, sociales et politiques, c'est elle-même, elle seule, qu'elle prêche et glorifie.
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« Ainsi s'achève en France l'entreprise française de l'éducation par l'État. »
Mais cette entreprise ne va pas sans provoquer une *contestation* dont Taine se fait le porte-parole :
« Par votre éducation, vous nous avez induits à croire, ou vous nous avez laissés croire que le monde est fait d'une certaine façon ; vous nous avez trompés. (...) C'est pourquoi nous maudissons et nous bafouons votre monde tout entier, et nous rejetons vos prétendues vérités qui, pour nous, sont des mensonges, et sur lesquelles vous fondez vos lois, vos institutions, votre société, votre philosophie, vos sciences et vos arts. -- Et voilà ce que la jeunesse contemporaine, par ses goûts, ses opinions, ses velléités dans les lettres, dans les arts et dans la vie, nous dit tout haut depuis quinze ans. »
Péguy, un peu plus tard, jettera les mêmes reproches à la face de la Sorbonne, presque dans les mêmes termes et sans plus de succès.
Les choses, depuis, ont beaucoup avancé, et M. Pierre Gaxotte peut écrire dans *Le Figaro* des 9-10 octobre 1971 :
« L'État français éducateur ne sera bientôt plus qu'une vaste entreprise de lavage de cerveau, au profit de l'idéologie qui vise à le détruire. »
Mais ce n'est pas encore le plus beau.
Ayant tout détruit, y compris l'État dont il est l'ouvrage, l'enseignement n'a plus à détruire que lui-même. Or c'est déjà fait, si l'on en juge par cette anecdote que nous conte M. Robert Flacelière, l'excellent helléniste, ci-devant directeur de l'École Normale :
« En 1969, j'interrogeais un mathématicien maoïste, plutôt doux et gentil, le chef de ceux qui devaient occuper mon bureau en juin de la même année : « Ainsi, Monsieur B..., vous voulez détruire l'École ? -- Oui Monsieur le Directeur. -- Si vous vous y sentez mal à l'aise en raison de vos convictions, ne pourriez-vous simplement la quitter en donnant votre démission ? -- Non, parce que je la détruirai plus facilement en restant à l'intérieur qu'en en sortant. -- Votre morale est très différente de la mienne. -- Je m'en doutais, Monsieur. » C'est ainsi qu'il eut le dernier mot. »
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Voilà le dernier mot en effet, que n'auraient prévu ni Péguy ni Taine. M. Flacelière nous le rapporte avec sérénité dans un petit livre au titre optimiste : *Normale en péril* (Presses universitaires de France, 2° trimestre 1971).
« Ainsi s'achève en France l'entreprise française de l'éducation par l'État » : Taine disait cela un peu trop tôt. Il n'avait encore rien vu.
Sur le théâtre moderne
« L'art n'aspire à la liberté que dans les périodes malades. »
(André Gide, *L'évolution du théâtre,* 1904.)
« Une industrialisation effrénée qui, de jour en jour, cyniquement, dégrade notre scène française et détourne d'elle le public cultivé ; l'accaparement de la plupart des théâtres par une poignée d'amuseurs à la solde de marchands éhontés ; partout, et là encore où de grandes traditions devraient sauvegarder quelque pudeur, le même esprit de cabotinage et de spéculation, la même bassesse ; partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l'exhibitionnisme de toute nature vivant en parasites sur un art que se meurt, et dont il n'est même plus question ; partout veulerie, désordre, indiscipline, ignorance et sottise, dédain du créateur, haine de la beauté ; une production de plus en plus folle et vaine, une critique de plus en plus consentante, un goût public de plus en plus égaré : voilà ce qui nous indigne et nous soulève. »
(Jacques Copeau, *Un essai de rénovation dramatique,* 1913).
Sur le jargon
« Le premier réalisme, en politique, est de connaître les démons qui sont cachés dans les mots. »
(Abel Bonnard, *Les modérés,* 1936.)
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Sur la décolonisation
« Alors qu'il n'y a plus d'Europe, parce qu'il n'y a plus d'aristocraties, l'Asie se sert des armes et des idées que l'Europe lui a fournies pour chasser les Européens. Au moment où le même drame enveloppe toute la Terre, il ne sert qu'à rendre chaque peuple à ce qu'il a de plus particulier ; dans l'instant où le trouble devient général, l'esprit universel disparaît, le Dieu céleste lui-même pâlit, tandis que les Dieux des cavernes se réveillent.
(*Idem, ibidem.*)
Spes unica
Dans la belle Prière sur laquelle s'achève son *Histoire du Christ* (traduction française de P.-H. Michel, chez Payot, 1923), Giovanni Papini s'adresse directement au Sauveur :
« Plus d'une fois, après la résurrection, tu es apparu aux vivants. A ceux qui croyaient te haïr, à ceux qui t'auraient aimé même si tu n'avais pas été le Fils de Dieu, tu as montré ton visage et ta voix leur a parlé...
« Jamais comme aujourd'hui ton message n'a été nécessaire, jamais comme aujourd'hui il ne fut oublié et méprisé. Le règne de Satan est arrivé à son épanouissement et le salut que tous cherchent à tâtons ne peut être que dans ton Règne.
« La grande expérience touche à sa fin. Les hommes, s'éloignant de l'Évangile, ont trouvé la désolation et la mort. Plus d'une promesse, plus d'une menace s'est vérifiée...
Mais nous, les Derniers, nous t'attendons Nous t'attendrons chaque jour en dépit de notre indignité et contre tout impossible. Et tout l'amour que nous pourrons exprimer de nos cœurs dévastés sera pour toi, Crucifié, qui fus torturé par amour pour nous et maintenant nous tortures de toute la puissance de ton implacable amour. »
Textes recueillis\
par Alexis Curvers.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
LES ENFANTS qui sont nés avec le siècle ont connu le privilège et l'enchantement d'une société encore très attentive aux signes extérieurs. A peine savions-nous distinguer l'espèce féminine de la masculine que chacune d'elles se partageait en deux. Ce n'était pas difficile à voir. Côté hommes il y avait ceux en faux-cols et les autres, côté femmes il y avait celles « en cheveux » et les autres. Là-dessus venaient toutes les variétés de l'emploi et du métier qui jusqu'à l'âge de raison n'étaient à nos yeux qu'affaire d'habillement ; leurs implications sociales se dégageraient peu à peu.
Le secteur enfantin se trouvait beaucoup moins différencié, comme de juste. Il fallait encore l'œil des parents pour reconnaître un écolier de la communale d'un petit lycéen, et pour ce qui est des collégiens en uniforme nous n'avions pas souci des marques de l'instruction confessionnelle ou laïque. De toute façon l'immémoriale solidarité de l'enfance nous défendait contre l'idée de ségrégation. Nous ne reconnaissions de caractères vraiment distinctifs qu'à cette créature fascinante et taboue qu'on appelait le gamin du ruisseau. Bien entendu il nous arrivait parfois d'envier son sort, et même de partager ses jeux, par occasion ou subterfuge, clandestinement s'il le fallait.
C'est pour dire que nous étions élevés dans cet esprit de classe engendré par les enrichis de la Terreur, consolidé sous Louis-Philippe et ingénieusement transformé en machine de guerre par les entrepreneurs de Révolution. Il faut bien avouer qu'en effet nous avons grandi dans une société aussi bêtement que dangereusement cloisonnée.
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Assez d'historiens de bonne foi ont fini par admettre que sous l'Ancien Régime les notions de rang et d'état laissaient des frontières plus ouvertes que ses détracteurs nous les ont décrites. Il y avait des relations d'étage à étage. Il y avait des conversations sur le palier. Les bouches n'étaient pas à demi cousues par la peur d'une discussion mortelle sur la condition humaine et les fondements de la société, pour la bonne raison que ces choses-là étaient tenues pour réglées depuis toujours et à jamais. On n'allait pas discuter un ordre établi aussi indiscutable que les divines vérités dont il procédait. Il n'y avait ainsi de scandales et de colères que par les méchants et les fous qui s'ingéniaient à contrarier la volonté du ciel et le vœu des institutions.
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On voit assez qu'aujourd'hui les signes extérieurs de la condition sociale ont quasiment disparu, sans abolir pour autant l'esprit de caste illustré par l'indigénat des grands ensembles et le parcage des tribus galetteuses dans les résidences de prestige. Situation d'autant moins justifiée qu'un phénomène d'érosion, plus convenu que fatal, aura bientôt fait tous les citoyens égaux dans la médiocrité intellectuelle et morale préalable au niveau zéro de la bassesse et de la platitude. Mais l'espoir est probablement fondé qu'à ce moment-là nous verrions se déclencher une secrète, irrésistible et gracieuse ressource de la nature humaine. Je ne vois pas clairement que les hippies en seraient les précurseurs, mais on peut toujours rêver.
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Pour ce qui est de la hiérarchie, les enfants de ma génération s'en tenaient aux premières notions très nettes et figuratives que leur fournissaient publiquement les ordres militaire et ecclésiastique. Deux ordres où les signes extérieurs ne craignaient pas de se faire voir dans la rue. L'échelle des valeurs universitaires, administratives, industrielles et commerciales n'apparaissait pas clairement. Nous étions seulement curieux de savoir qui était le plus fort d'un pompier ou d'un cocher d'omnibus, d'un sergent de ville ou d'un chef de gare, questions auxquelles je n'ai jamais reçu de réponse vraiment satisfaisante, la confusion des genres étant probablement préjugé d'adulte. Mais nous n'avions besoin de personne pour savoir qu'un capitaine était plus fort qu'un lieutenant, que dix abbés le cédaient à un évêque et qu'un pape l'emportait sur tous les cardinaux réunis.
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C'était la foi du galon, la vérité du costume. Avec la pratique obligatoire des hiérarchies et corps sociaux il a bien fallu que m'apparussent les défaillances du système et la possible inconvenance d'un hiérarque. Avec beaucoup de tristesse j'ai fini par admettre qu'un médecin, un chef de bureau, un ministre, un agrégé pût être aussi un imbécile. Néanmoins, la bonne volonté aidant, les plus louables préjugés me retenaient dans la conviction de base qu'un évêque et un général offraient une garantie d'intelligence, d'instruction, de courage et de foi correspondant à leur grade. Il m'a fallu un certain temps pour admettre, non sans déchirement, qu'un général, même en tenue, pouvait être non seulement un âne, passe encore, mais un lâche. L'évêque a résisté plus longtemps, et c'est normal ; quand la voie hiérarchique est sacrée on ne veut croire qu'aux apparences de ses désordres aussi longtemps que leur évidence ne crie pas. J'ai donc attendu que l'âge mûr fût dépassé pour admettre publiquement, en toute sagesse et bonne foi, l'indignité de la plupart de nos évêques. Plus indignes que nos colonels et généraux qui trahissaient l'Algérie française en montrant tout de même une apparence de tristesse, ils ont trahi la religion de nos pères dans l'enthousiasme d'un collège en escapade. Je ne tiens pas à revenir sur des faits qui ont été ici et ailleurs abondamment élucidés, analysés, démontrés ; seulement rappeler la signification calamiteuse des textes épiscopaux signés collectivement ou individuellement. Comment voir dans ces galimatias autre chose qu'un bourbillon d'erreur et de malice au sirop d'arsenic. Mieux vaut encore l'hérésie fermement articulée ou tambourinée comme un petit nombre a le courage de le faire, que ces bafouillis laborieux et poltrons où se dissimule l'apostasie. Spontané ou obtenu, tout galimatias est blasphématoire et méphitique. Ce disant j'ai le bonheur de me réclamer de l'évêque providentiel dont parlait ici Alexis Curvers et qui, sans rire du tout, déclarait en plein synode : « Le Diable est parmi nous ». Mais les autres de rire et Curvers en déduit qu'en effet il était bien là.
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Nous avons eu pour les fêtes de Noël une opportune recrudescence d'obscénités, en affiche, aux écrans et sur scène. Le réveillon se préparait dans une grande ferveur érotique. Réveillons-nous comme des bêtes. La gloire du sexe fait sa réclame des mystères de la crèche. La nouvelle se confirmait que Marie allait enfin gagner sa promotion de mère comme les autres. A deux pas de la sainte famille affranchie par les lois Pleven, les anges de la bonne presse nous chantaient l'avènement des plaisirs d'amour délivrés de leurs chaînes. L'accélération du processus libératoire s'est portée notamment sur la pédérastie. De ce côté-là nos théologiens supplétifs en sont encore à l'enquête et la recherche, mais comment ne pas être ému, conquis par les trésors étalés de la sodomie enfin sauvée de la persécution. On imagine alors que les cloches de la semaine de Pâques annonceraient le doux renouveau de la bestialité. On l'a déjà vu au cinéma et on voudrait bien nous amener à le voir dans la rue, l'homme qui marche à quatre pattes, avec sa couronne sur la tête comme dit saint Jean. Bien entendu personne n'a voulu ça, pas même les bêtes. Les journaux d'ailleurs nous apprennent que les Parisiens ont réveillonné en famille, sans vouloir dire par là qu'ils ont fait les petits boucs en famille, bien sûr que non ; il ne s'agit que de rassurer les sectateurs distingués de l'érotisme. Quoique prosélytes, ils aiment bien savoir en effet que les préjugés moraux sont encore assez tenaces pour constituer référence, et trop vieux pour construire des bûchers.
C'est un vieux postulat que le vice est toujours plus voyant et tapageur que la vertu. On nous entretient dans l'idée qu'il est affaire d'oisifs et de riches. De loin en loin on nous le répète et nous aimons croire à l'existence profonde et silencieuse de nos vertus nationales. On finirait par croire que tous les silencieux le sont par vertu. Et nous oublions alors ou écartons l'hypothèse d'une poussée démographique de satyreaux silencieux au niveau des couches profondes.
On me passera j'espère le ton de prophétie qui n'est pas bien dans mes cordes ; mais il est ambiant et parfois le cours des choses nous presse de forcer notre talent. A vrai dire l'ordinaire tentation d'anticiper ne fait pas le prophète ; et s'il précipite un peu le cours des choses, le courant de la plume ne prétend pas au charisme.
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Savoir à quel saint se vouer. Consultez les avis d'abrogation, de mutation et de promotion. Pensez à l'avenir de vos enfants, choisissez pour eux des saints patrons jeunes et dynamiques, libérés de toute obligation militaire et morale. Si rien ne vous plaît dans le calendrier, abandonnez-vous au jaillissement sincère de votre inspiration, inventez un prénom comme on inventerait une oraison, une messe.
On nous avait déjà rétrogradé saint Louis pour délit de croisade, relégué saint Georges et sainte Philomène en superstition et d'autres encore sans même prendre en considération les siècles de prières et de cierges dont ils furent honorés en toute confiance, et toute vanité paraît-il. Contre qui les victimes de cette escroquerie doivent-elles se retourner, contre l'Église constantinienne ou la réformée ? L'épuration du calendrier a donc repris son cours. On sabre les vieux dignitaires soupçonnés d'intégrisme ou perdus de folklore, place aux jeunes et baptisons-nous de prénoms inédits fraîchement extraits de nos saintes réserves ou sortis tout nimbés de la cervelle des réformateurs. Selon des apparences probablement trompeuses tous les prénoms acquis et possibles ont été pliés en quatre, secoués dans un fond de chapeau et jetés en l'air pour tomber au petit bonheur sur une date quelconque attribuée dès lors à titre précaire et révocable. Mieux vaut selon moi reconnaître ici un adorable effet du dragon Mutator agitant le bout de sa queue dans le calendrier.
Je n'ai pas dressé la liste des absents et des suppléants. Vu les circonstances un peu mystérieuses de ces culbutes je m'abstiendrai, par exemple, de pleurer saint Éloi pour féliciter sainte Florence qui lui succède. A vrai dire je n'ai jamais bien su dans quelle mesure la hiérarchie était consultée pour l'établissement du calendrier des Postes. Il se peut que le fonctionnaire responsable, ayant ouï dire d'un laïcat admis à toutes recherches et initiatives, et saisissant l'occasion de se pousser à l'avant-garde aggiornamentiste, ait volé de bon cœur dans les plumes du mémorial ; mais l'hypothèse est généralement bien accueillie d'un canular administratif.
Jusqu'ici pourtant ce calendrier avait toujours montré beaucoup de respect pour l'année liturgique en dépit des fêtes civiles et commémorations d'intérêt national dont l'insertion est obligatoire et le nombre s'accroît. A bien regarder il faut convenir que pour un calendrier officiellement agréé par le gouvernement de la République, la part faite aux saints est assez belle encore. Comme dit M. le Ministre : « Nous ménageons les saints pour avoir les fleuristes ».
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-- Ajoutez à cela, répond le chef de cabinet, que le pourboire des préposés allège du même coup le calvaire des étages et le budget de notre département.
-- Oui mais, dit le Ministre, les lendemains de distribution ils me font toujours une grève perlée d'actions de grâce, et pendant ce temps les vieux refroidissent au fond des sacs. Vous m'arrangerez ça avec leur délégué des ci-devant chrétiens. Toujours est-il que si le législateur envisageait d'élever à la dignité fériale quelques anniversaires comme ceux de Jules Guesde, Montcornet, Lénine, Évian, Nasser, les autorités liturgiques se feraient un plaisir de tailler dans le sanctoral des Pézétés. Reconnaissons que, sa part étant faite, l'État intervient rarement dans la répartition des phases de la lune et des ayant droits intercalaires. Pourtant, cette année, M. Pompidou, qui marche au calendrier, a haussé les épaules, hoché la tête et levé au ciel son fameux regard angélique :
-- Ils avaient bien besoin, soupira-t-il, d'ajouter leurs micmac à mes pagailles. J'avais rendez-vous aux Futuna pour la St-Athanase, où l'ont-ils donc fourré, dites-moi un peu !
-- Au trou, M. le Président, et relayé par Igor, mais ce n'est pas grave. Rappelez-vous que leurs experts commencent à s'énerver sur les structures même du calendrier. Vous n'imaginez tout de même pas qu'ils vont souffrir longtemps le joug et l'arbitraire d'une institution moyenâgeuse. Et rappelez-vous, M. le Président, que le mot de grégorien leur donne la migraine.
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Disons que l'ordinaire usager du calendrier des Postes, cherchant à prévoir ses congés à pont et tombant coup sur coups sur les saints et saintes Ahmed, Habib, Glwadis, Natacha, Nikita, Davy, Nadège et Vian aura bientôt fait de chasser une mauvaise pensée : non, dit-il, un lot pareil ne s'invente pas. Il a raison. Au cours des siècles, vu la surabondance des saints et pour des raisons bien pesées d'économie liturgique, l'Église a dû procéder à des mouvements de relève sans toucher bien sûr aux dates majeures. Les nombreuses nouveautés que nous voyons introduites aujourd'hui ne seraient donc imputables à fantaisie qu'à des yeux profanes comme le sont les miens. Je n'aurai donc pas l'imprudence de faire l'examen critique de ce nouveau calendrier dont il existerait semble-t-il, plusieurs versions. Pour chacun des nouveaux élus, me dis-je, l'heure était simplement venue d'accomplir son temps de service public.
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Si besoin était, le Vatican me confirmerait l'existence des saints Ahmed, Habib, Vian et Nikita mais j'applaudis de confiance au choix des invités, hôtes d'honneur au calendrier français tout le temps que les circonstances les y maintiendront. Je crois deviner au moins dans cette promotion le moyen de parer aux menaces d'une hagiographie raciste qui n'a jamais existé, une louable intention de propagande œcuménique et peut-être un stimulant pour l'esprit de sainteté provisoirement assoupi, déprécié ou égaré.
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Je prendrai moins de précautions pour avouer ma surprise à l'avènement des fleurs patronymiques. En effet j'ai vu annoncer quelque part le démarrage d'une promotion florale pratiquement innombrable. C'est une idée exquise, un rayon de soleil sur nos vieux fonts baptismaux, nous y mènerons nos grands bébés comme petites fleurs du monde à l'arrosage du ciel ; enfin l'idée est dans l'air. Une fois de plus la lumière nous viendrait du Nord. Dans les pays protestants et surtout les scandinaves on aimait déjà doter les filles d'un petit nom de fleur ou d'oiseau. Nous en restions chez nous à Rose et Jasmin depuis si longtemps et dûment canonisées que leur parfum botanique s'effaçait humblement dans l'odeur de sainteté. Or donc, je ne sais quelle chronique religieuse annonçait l'autre jour l'avènement d'une patronymie florale directement cueillie dans la nature et repiquée dans le répertoire des prénoms désormais agrandi d'une ZEN (zone d'extension naturaliste). Pour commencer nous aurions des Pivoines, Myosotis, Glycines et Clématites, et quelques autres dont la réputation patronale reste à faire si l'on n'a pas résolu de s'en passer.
La sainteté des fleurs n'est encore chez nous qu'une notion poétique associée dans certains cas exceptionnels à la gloire d'un miracle ou la piété d'un mystique, Élisabeth de Hongrie par exemple et Thérèse de l'Enfant Jésus. Vu le panthéisme ambiant il serait bien naturel que les fleurs fussent admises au patronymat libéré de la servitude patronale. En revanche et à l'usage ces morceaux d'anthologie au sens propre ne tarderaient pas d'accéder à la béatitude mondaine. Peut-être ne s'agit-il que d'un jardin d'essai cultivé en commission de recherche. Quelques échantillons en seraient alors soumis à l'épreuve de l'opinion diocésaine. N'empêche qu'au 6 octobre de mon calendrier je vois déjà une sainte Fleur toute fraîche éclose.
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Et je m'avise que nous avions jadis au 24 novembre une sainte Flora (ou Flore), et c'est peut-être la même, je le souhaite vivement. C'était une Andalouse de père musulman et de mère chrétienne, vierge et martyre, scalpée à coups de fouet puis décapitée. Que voici une sainte fleur. Il est possible en effet que la hiérarchie en sa prudence ait enjoint à sainte Flore ou Flora de passer carrément au vernaculaire pour assurer désormais en tant que sainte Fleur la responsabilité de toutes les espèces et variétés implicitement admises aux honneurs du calendrier chrétien. Si cela était, au moins nous réjouirions-nous à l'idée qu'une seule et sainte patronne aurait pouvoir et mission de baptiser en son nom les Zinnia, les Jonquille, les Ancolie et autres enfants de la nature, autrement si nombreux qu'ils feraient éclater nos calendriers au profit du catalogue Vilmorin.
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Rien de tout cela évidemment n'est bien catholique, mais que reste-t-il encore de catholique dans la religion qui nous est refaite ? Rien de tout cela non plus n'est officiel, mais nous savons bien qu'en matière de nouvelles religieuses les chroniqueurs non mandatés sont les patrouilleurs de la cinquième colonne.
Cela dit, c'est vrai, j'ai brodé sur un écho, on ne devrait pas ; mais que d'échos dédaignés ne nous sont-ils pas revenus en coups de trique. Si d'une rumeur incontrôlée nous faisons une ariette, c'est le métier qui veut ça ; que le vent la réduise en soupir ou la reprenne en fanfare on verra bien, mais on ne peut vivre décemment sans inventer quelque peu. Et disons-nous que très souvent aujourd'hui les supputations téméraires du soir nous paraissent bien timides quand le jour se lève sur les faits accomplis.
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Sous le règne de M. Fallières la lampe Pigeon veillait tendrement sur les foyers de la République. Je ne reviendrai pas sur la carrière si familiale et un peu fabuleuse de cet appareil d'éclairage conçu pour l'économie d'un rond de lumière assez petit mais très pur, très vivace et de longue durée. La flammèche en globe s'alimentait par suintement continu de l'essence minérale dont nous imbibions le bouchon d'étoupe ou d'étoffe bourré dans un réservoir de cuivre jaune et légèrement ornementé.
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C'est le principe encore utilisé dans les briquets à mèche. L'essence, dite minérale par opposition aux essences parfumées de la rose et du géranium, était alors un produit relativement nouveau. Fort estimée pour le nettoyage des gants de peau, jamais encore utilisée pour l'éclairage, l'essence minérale attirait déjà l'attention par ses propriétés explosives dont l'usage moteur allait bientôt nous apporter la fin des problèmes et la douceur de vivre. De toutes manières ses manipulations étaient réputées si dangereuses que l'image de la torche vivante en chemise de pilou maintenait les familles en vigilance.
L'apparition de l'ustensile avait inspiré de légitimes appréhensions dans la clientèle et les concurrents murmuraient que non content de fabriquer des bombes domestiques, M. Pigeon en tirait orgueil. Indigné qu'on put douter de son bienfait l'inventeur imagina aussitôt de lancer un défi : « J'offre 10.000 francs à qui fera exploser ma lampe. » Le défi était grave, signé Pigeon sur l'anse même de tous les modèles sortis de ses chaudronneries. Pour dix mille francs Fallières il fallait bien se battre ou s'incliner. Au début du siècle j'ai entendu raconter l'histoire d'un homme, ou de l'homme, qui avait relevé le défi. Accompagné d'un médecin et en présence d'huissier, vêtu d'un plastron matelassé et d'un tablier de forgeron, la tête casquée de mica et la main droite en gant d'escrimeur, le champion fit allumer la mèche par le dépositaire local des articles Pigeon et s'attaqua bravement à l'orgueilleux lumignon où dormait un trésor. Au bout d'une demi-heure, lui ayant fait subir toutes sortes d'épreuves bizarres, compliquées, hardies ou même vicieuses et n'ayant pu qu'éteindre plusieurs fois la mèche sans parvenir à ses fins, le champion de la sécurité publique ne put qu'admettre l'inexplosibilité du système et reconnaître, honnêtement les vérités de M. Pigeon. Ces lampes-là maintenant c'est au marché aux puces qu'il faut les voir, et plus chères que jamais, avec leur défi gravé. Elles vieilliront invaincues, et le dernier acheteur les paiera 10.000 francs, cinq cents louis.
L'idée m'est venue de vous rapporter ce trait en prenant connaissance du défi lancé par l'abbé de Nantes à NN SS. de Rouen et de Montpellier, selon lesquels ses déclarations seraient « en contradiction avec la foi catholique ». L'accusé a donc promis et renouvelé sa promesse de 5 millions de francs-anciens à celui qui « ferait la preuve de ses erreurs prétendues ».
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Toutes proportions gardées ils s'agit bien du même défi : celui que jette un homme assuré de dire vrai à quiconque, sous prétexte de protéger les âmes, le dénonce comme véhicule d'opinions fallaces et dangereuses. Si arguant de leur dignité les tenants de la réforme se dérobent au défi, c'est plus sûrement dans la crainte qu'un tel débat ne vienne prouver seulement que leur propre cause est aussi meurtrière que fameuse.
Si vous me dites qu'il ne sied pas à la vérité de confondre l'erreur à prix d'or, je réponds déjà que l'erreur peut être si vénale qu'elle mette en jeu son triomphe pour cinq briques, et aussi bien que l'hérésie en cours n'est pas si désintéressée qu'elle ne fasse bon accueil à tout renfort de numéraire d'où qu'il vienne.
Si vous récusez l'apologue de la lampe Pigeon comme indigne d'être mêlée aux affaires de la religion, j'oserai dire que toute flamme, si petite soit-elle mais bien claire et vaillante, est admise depuis toujours à faire symbole de foi et de vérité.
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A propos des fêtes de Noël je disais qu'aujourd'hui l'esprit d'exagération et d'anticipation avait des succès plus faciles. Mais tout de même, en avançant que l'érotisme participait à la gloire de Noël vous pensiez que j'allais un peu fort. Vous allez voir.
Quand les chèvre-pieds descendus de la Suède eurent conquis les populations bataves, luxembourgeoises et rhénanes, ils se doutaient bien que l'amorisation des Français n'irait pas si vite, invétérés comme ils sont dans la gauloiserie déviationniste. Chez nous les pronostiqueurs les plus noirs comme les plus roses n'avaient pas imaginé qu'en l'espace de quinze jours une cinquantaine de boutiques pornos allaient s'ouvrir en plein soleil et plein Paris, la devanture garnie, l'enseigne au vent, le visa des inspecteurs écrasé sur la vitrine et les rigueurs de la loi mystérieusement paralysées. On prévoyait au moins un baroud de pudeur ; quelques boutiques fermées avec commissaire en écharpe, les cochonneries sous scellés, le cochon inculpé, le cordon sanitaire, le placard infamant collé au rideau de fer et, sur le seuil, un factionnaire en tenue avec le diacre exorciste. Rien. Du côté de l'initiative privée on attendait au moins un petit pain de plastic, mais non, rien, même pas le tollé sans lendemain dont fut stigmatisée la vignette innocente et pudique. Enfin soit, le sex-shop, disons-nous au moins que nous arrivons au terme de nos épreuves, difficile d'aller plus loin, c'est comme le cessez-le-feu unilatéral, après ça la rupture.
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Vous n'auriez jamais cru en effet l'oiseau de malheur qui, le 1^er^ décembre, vous eût annoncé le petit Noël des sex-shops. Eh bien ça y est, l'information m'arrive à l'instant. On a vu de ces boutiques parées en toute innocence de frimas, de chenilles d'argent, boules multicoles, cheveux d'anges et étoile d'or.
Il ne s'agit que d'environnement bien sûr, mais enfin le décor est planté. Vous ne me croiriez pas et moi non plus si je vous annonçais pour Noël prochain dans ces mêmes boutiques l'arrivée de la crèche elle-même, avec ses personnages, ses offrandes, non, je m'arrête ici car le blasphème est déjà dans la description.
Jacques Perret.
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### Visite au musée
par Jean-Baptiste Morvan
JE NE SUIS PAS SÛR que le religieux qui proposait naguère de désaffecter les églises illustres par leur valeur artistique et leur ancienneté, afin d'en faire des musées, ait dû se mettre la cervelle à la torture pour en extraire une théorie véritablement paradoxale. Les paradoxes qui connaissent une certaine carrière sont ceux qui ont une chance d'être accueillis d'emblée par un secteur au moins de l'opinion publique de leur temps ; et on peut penser que ces théories apparemment fracassantes ont déjà été élaborées obscurément, un peu honteusement. S'il n'en avait pas été ainsi, la suggestion du Révérend Père serait aussi dépourvue d'importance que celle émise par l'un de ses confrères au XVII^e^ siècle, prétendant que les poètes antiques, Virgile entre autres, n'avaient pas existé, et que leurs œuvres n'étaient que forgeries composées par des moines au Moyen-Age. On en avait simplement conclu alors que ce démystificateur audacieux était un cerveau fêlé.
Dans la thèse qui veut transformer les églises en musées, nous entendons bien des échos de notre époque intellectuelle, portés par le vent de l'histoire : cette veulerie, cette conformité à la loi du moindre effort et cette paralysie des facultés logiques que les Français prennent souvent pour le bon sens ou pour le culte de l'austère et digne simplicité. Qu'un peuple en arrive presque à ne plus voir, dans ses églises historiques, des sanctuaires de prière parce qu'elles sont aussi des chefs-d'œuvre, voilà qui dénote un curieux dessèchement. Cette gêne absurde, ce respect humain, cette humiliation du pauvre entrant dans un palace, éprouvés par le chrétien entrant dans la maison du Père, constituent un complexe inquiétant. Le trésor collectif, si noblement et authentiquement « collectiviste » qui nous est offert deviendrait l'offense traumatisante infligée par on ne sait quel « triomphalisme » luxueux ; Dieu serait le mauvais riche éclaboussant le pauvre de ses somptueuses vanités.
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Conception d'ailleurs archaïque, dans nos siècles modernes où, contrairement à l'antiquité, le privilège de la richesse est dans le confort, non dans l'or, les bronzes et les marbres. Un tel état d'âme n'est pas naturel, comme pouvaient l'être au temps passé, soit l'admiration, soit l'indifférence ; retors et pervers, ce sentiment a été enseigné, et par un didactisme négatif qui, après s'en être pris au sanctuaire prétendu luxueux, s'en prend déjà au sanctuaire lui-même.
Mais le musée lui-même, que vaut-il ? Qu'est-il finalement pour nous ? On ne peut se dissimuler que son appareil pédagogique aliène l'art autant qu'il l'enseigne ; indispensable si l'on veut, mais non pas parfait pour autant, il développe autour de l'œuvre un voile d'étrangeté, une grille de difficulté scolaire. Un Malraux peut bien exalter l'idée de musée, chacun retrouve en entendant le mot les réminiscences de locutions populaires avec la nuance péjorative qui s'y rattache. Si passionnant que soit un musée, il est toujours un peu le Musée Grévin, et toujours un peu l'école, avec des surveillants en casquette ; un univers au fronton duquel on lit : « Ne touchez pas aux objets exposés ». Chaque œuvre présentée avait été auparavant située, domiciliée dans un lieu préparé par le premier acquéreur ; souvent elle a été conçue en fonction de ce lieu d'établissement primitif. On a toujours vaguement l'impression que le propriétaire ancien est décédé, et le lieu détruit. Les églises transformées en musées, c'est la mort de Dieu, qui aurait par testament légué ses biens à la municipalité.
Comment prétendre après cela que je suis un fervent des musées ? Cela pourtant est vrai ; et j'essaierai de psychanalyser en ma personne l'intérêt porté à ces asiles privilégiés. Tout d'abord, je n'ai jamais considéré le musée comme un sanctuaire ; et si je découvre en lui un mystérieux ensemble riche d'appropriations personnelles, si j'y vois un climat humain attachant, ce n'est certes point dans la perspective d'une religion de rechange, même pas dans celle d'une application studieuse et scolaire. « Ami, n'entre point sans désir », écrivait Valéry pour le palais de Chaillot ; voilà qui est bien dit, mais ce désir pour moi sera toujours orienté vers une forme imprévue de l'existence.
Les musées aujourd'hui sont l'objet d'un vaste effort de normalisation, et l'intention se justifie ; mais leur histoire humaine doit tenir compte de l'ambiance ancienne, celle que j'appellerai l'atmosphère du musée d'avant-guerre. Le musée avait fini par devenir un milieu empreint des manies des conservateurs locaux, des initiatives bizarres ou saugrenues des donateurs. Il avait ses odeurs, ses éclairages, ses mystères. Je me souviens d'avoir lu dans une nouvelle de La Varende intitulée « Andromède » une bien charmante description de musée provincial, dont on ne peut douter qu'il soit le musée de Rennes avant 1914.
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Certains éprouvaient une incoercible irritation devant les collections hétéroclites où les vieux costumes composaient un magasin de fripier environné de parfums âcres, où les armes et les armures tournaient à la quincaillerie périodiquement soignée au pétrole : « Deux fois par mois, le musée du second étage s'emplissait d'un pesant fumet de pétrole, qui parvenait jusqu'aux toiles, quand le conservateur de l'archéologie entretenait ses aciers. Le directeur, qui exhalait le chypre et la cigarette, grognait : « Voilà le fou qui astique ses broches ». Le printemps. aussi, les verrières ouvertes laissaient entrer le parfum des acacias et l'été, une odeur douce et moite, celle des eaux lentes... » Le jeune La Varende était de ceux qui saisissaient l'originalité poétique d'un cadre baudelairien ou d'un surréalisme spontané. D'autres encore se complaisaient dans une telle ambiance avec la satisfaction de l'humoriste : la recherche de la surprise née du détail unique et ignoré correspondait à cette tournure d'esprit que l'Angleterre a immortalisée par le personnage de Pickwick.
J'ai souvent, je le confesse, erré dans les musées avec cette intention pickwickienne, tantôt saisi par le tragique et tantôt par le comique ; j'y ai aussi rencontré l'imprévu à l'état pur, le fortuit dans son pathétique immédiat ; et pour mettre le comble à la réprobation des pédants, j'ai souvent aussi joué à interroger les visages vivants et à pressentir les mystères enclos dans les personnalités inconnues qui, comme moi, parcouraient les salles silencieuses.
Le tragique et la mort ne se sont point toujours offerts à moi par les grandes toiles ou les statues qui leur étaient consciemment dédiés. Mais j'ai souffert des expositions poussiéreuses d'oiseaux naturalisés ou de poissons desséchés, de la même manière, avec la même sensation d'étouffement qu'au Musée Carnavalet, le jour où je vis ces deux petites guillotines en os travaillé, fabriquées par des Français prisonniers sur les pontons anglais au temps du Directoire : les personnages y figuraient, près des machines pourvues d'extravagantes fioritures de détail échappant à tout réalisme ; elles ressemblaient vaguement à des ivoires chinois. Oiseaux et poissons, bibelots sinistres, dans les deux cas la vie et la mort semblaient interprétées par une sorte d'ironie délirante et dérisoire.
Le musée, en juxtaposant des objets séparés de leur milieu vital et historique, nous inspire parfois quelque méfiance envers l'esprit humain, non pour l'étendue de ses capacités, mais pour les inquiétantes bizarreries de ses inventions, pour son goût du secret du mystère initiatique. Le détail étrange observé dans un musée rejoint un trait analogue aperçu dans un autre. Je trouve à Carnavalet un compotier de faïence à sujets maçonniques : profusion de petites équerres, de « G » rayonnants ; un personnage en costume Louis XV arrive dans le « temple » entre les colonnes, sur le damier du carrelage noir et blanc, et il en sort par une espèce de chemin ou d'escalier tournant.
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Quelques années plus tard, le musée de Haarlem me présente un atelier maçonnique, avec ses minuscules emblèmes, dans une chambre isolée à un étage... d'une maison de poupée ! L'âme humaine creuse ses mystères, ses tourments : témoin, à Carnavalet, ce tableau d'Hubert Robert, à qui les ruines véritables ne suffisaient pas : « L'église de la Sorbonne imaginée en ruines ». Simple exploitation d'une mode, ou permanence d'une névrose ? J'ai repensé à ce tableau au moment de l'anarchie universitaire de mai 1968, comme à une sorte de rêve menaçant et prémonitoire.
Quant au comique, il vient de la conservation arbitraire, à l'abri du temps, d'un de ces détails que véhicule anonymement le cours de la vie en son flux d'images. Ce qui était bonhomie plaisante se teinte d'une nuance de ridicule, voire de grotesque, comme en ces collections d'anciennes étiquettes de liquoristes, réunies au musée des Salorges à Nantes : « la liqueur des chemins de fer », « la liqueur de la demande en mariage », « la crème de l'infidélité », « le nectar des braves », « le bouquet militaire », « l'esprit de Napoléon ». Le grotesque, c'est le surgissement et l'étalement un peu cynique et gênant du détail comique, ressorti de manière à créer un certain trouble dans l'âme. Serait-ce parce que nous devinons secrètement, parce que nous sentons subconsciemment que les anecdotes simplement plaisantes de notre vie quotidienne peuvent un jour prendre place dans une niche d'exposition, comme de petits gnomes difformes, hilares ou grincheux ? Certains détails suggèrent aussi parfois un sujet de comédie, et nous transposons la surprise produite en nous par un fait passé, pour recréer la déconvenue qu'ont pu éprouver les vrais acteurs en leur temps : c'est aussi aux Salorges que j'ai vu cette affiche annonçant que le vaisseau corsaire « L'Aimable Joséphine » avait à mettre en vente une cargaison de prise de soixante-quinze parapluies !
La solitude morale ressentie dans un musée est essentiellement différente de l'impression apparemment analogue que peut nous inspirer parfois une église. Certaines églises sont accablantes de vétusté ; les disproportions et les surcharges ajoutées par les siècles, quelques négligences secondaires, quelques ornements non finis ou quelques blessures de la pierre abîmée produisent un effet rechigné dans des Sanctuaires anciens, pour le touriste de passage. Néanmoins l'église a son appel, son mouvement vers le chœur et l'autel. Les salles quiètes et claires de certains musées de province, où le nouveau style de présentation supprime heureusement, pour la plupart des visiteurs l'impression d'étouffante claustration, ne laissent pas d'offrir, au bout d'un temps de parcours, une autre sensation d'étrangeté, une sorte de légère ivresse, de vertige étonné, comme en une salle de bal quand les danseurs se retirent ou quand ils commencent. à arriver.
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D'une salle à l'autre on retrouve les mêmes personnes, le monsieur trapu à grosses lunettes noires, en chemisette, surchargé d'un armement photographique luxueux, pesant et compliqué ; l'étudiante pimpante qui semble danser et dont le regard va du livre au tableau, infatigablement ; la famille, avec les enfants qu'on croit instruire. C'est un ballet de personnages qui se croisent, s'écartent, se retrouvent. « ballet des Incompatibles », pour reprendre le titre d'un divertissement du Grand Siècle... On invente des parentés, des amitiés ou des inimitiés, compatibilités ou incompatibilités imaginaires ; mais parfois d'étranges épilogues vous font rencontrer, au bout d'une semaine, dans un autre musée d'une autre ville, les mêmes compagnons muets dont la présence semble s'imposer pour d'obscures raisons. Les musées sont souvent des décors de salon où l'on croit jouer du Marivaux -- des pièces de Marivaux dont on aurait perdu le commencement et la fin.
Ils constituent aussi un monde complémentaire et parallèle, une république indépendante, internationale, idéale et silencieuse, aux limites de la réalité et du rêve : une sorte de subconscience collective où le fortuit s'impose avec un naturel paradoxal. Au musée de Dublin, je trouve une toile d'un peintre appelé Kavanagh, et dont je ne saurai sans doute jamais autre chose que la date de sa mort : 1908. Le tableau représente « une entrée de couvent à Dinan ». Ce n'est point une entrée de couvent, et je connais l'endroit : je passe devant une ou deux fois par semaine. C'est le porche de l'ancien hôtel des Chevaliers de Beaumanoir, mais avec quelque chose d'inexplicable. En réfléchissant, je pense tout à coup que le porche a été peint de l'intérieur de la cour, perspective que je ne vois jamais, et qu'en vingt ans je n'ai jamais songé à regarder. Petites mystifications légères, « essais » comme dirait Montaigne ; la Muse des Musées nous pince l'oreille, et nous rappelle à la fois à la modestie de l'observation et à un certain optimisme ; il y a toujours à voir, toujours à découvrir, encore des liens étranges qui vont se nouer, et peut-être par delà le temps et la mort. Et quand je reverrai l'ancienne demeure des Chevaliers de Beaumanoir, je songerai au peintre inconnu, je songerai aussi à des personnages romanesques de Charles Morgan parce que dans ce même musée de Dublin, le portrait de Lily B. Yeats, visage de femme encore jeune, expressif et pensif, a évoqué, comme des ombres, des héros de « Sparkenbroke » et de « Fontaine » dont je ne parviens pas à retrouver les noms.
Il en est pour moi des musées comme des dictionnaires : leur raison d'être, théoriquement, est didactique ; leur présence s'inscrit en fait dans un ensemble d'associations déroutantes et aboutit à une curieuse régénération du monde familier.
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Je n'irai point y chercher le sacré ; et pourtant le musée se situe à un mystérieux carrefour. Si la religion n'y est point, un chemin peut y conduire, mais non selon l'itinéraire que plusieurs semblent imaginer. Climat rêveur nécessaire à « l'honnête homme », thésaurisations secrètes de l'esprit, la culture semble y échapper à ses propres lois. N'est-elle que « ce que l'on retient quand on a tout oublié » ? Il semble qu'elle soit plutôt le temps où l'on commence à posséder d'une autre manière tout ce qu'on a appris, et où l'on trouve pleinement la joie de s'en souvenir. L'esprit reconstruit son bien suivant des modalités qui peuvent ressembler à l'essai du philosophe, à la comptine des enfants, au psychodrame ou à la notice touristique. Le musée est une sorte d'ordinateur intellectuel, nourri du savoir et guidé par d'apparents hasards dans lesquels nous sentons profondément la cohérence de notre destinée. Montaigne et Proust y reconnaîtraient les problèmes posés par les raisons du cœur. Nous y obtenons d'être libérés des données brutales des sensations, auxquelles poésie et roman modernes apportent trop volontiers leur tribut de servitude. Les images deviennent ici crépusculaires et recueillies, dispersées mais encore hantées par le souvenir des structures d'où elles sont sorties. Leur assemblée ne suffit point à composer ni la patrie ni la foi, mais par d'étranges retours elles y ramènent. Que serait le musée, s'il n'y avait pas eu avant, depuis longtemps, depuis l'enfance, la longue familiarité avec les véritables églises, les demeures et les horizons de la terre natale ?
Jean-Baptiste Morvan.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
Il m'est arrivé d'écrire : « Que peut-il sortir de beau de l'action non concertée de tout un peuple ? -- La langue française. » Je dirais aujourd'hui : mais un peuple moderne, ayant cessé d'être selon la nature, détruit au lieu de construire, -- la langue française le fait bien voir, à cette heure !
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Différence chez les enfants d'apprendre à marcher et d'apprendre à parler : à parler leur langue maternelle ! Apprendre à marcher, consiste, sans plus, à s'essayer à marcher, à se mettre à marcher, selon que le corps en est capable, y est adapté, y incline étant sollicité ; apprendre à parler, il s'agit de tout autre chose. La fonction du langage, d'abord, est essentiellement instrumentale, elle ne s'exerce pas d'elle-même, à vide, mais pour d'autres fonctions du sujet qui veulent passer par le langage. Ensuite, une machine langagière s'offre et s'impose du dehors à la fonction induite à s'exercer, -- et qu'est-ce, pour l'enfant, faire sienne cette machine, sinon une création du monde en son moi, et une création de son moi en ce monde là ? Mais à ce compte, que penser des archétypes, etc., s'ils négligent cette construction du moi par la première éducation, par la manière cosmologique dont les enfants apprennent à parler ?
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La révolution commence par *confondre* l'être concret du citoyen, ou du chrétien, avec l'être idéologique de l'homme libre, (car on veut dire : disposant de soi de A jusqu'à Z) ; mais c'est pour en venir à *distinguer* idéologiquement l'ami et l'ennemi de sa liberté, le prolétaire et le capitaliste, la victime par état de classe de l'injustice, et celui qui, par état de classe, en tire profit.
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« L'Église ouverte au monde » nous parle maintenant de « l'Église dans le monde ouvrier » qui est l'A.C.O., en train de proclamer sur tous les tons son identification à « la classe ouvrière », pour combattre le capitalisme et pour une société de type socialiste. (*Figaro,* 17 mai, page 4).
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« Messages du S.C. » en vient à préférer une guérison à la résurrection de la fille de Jaïre, (numéro de mai 1971) ; son petit roman à la mode se contente d'ignorer les textes de Luc, 8/53 et de Jean, II/11-14. Il se trouve que le récit de Luc nous a valu, de saint Athanase, une remarque citée par tel commentaire des années vingt, opportunément, Dieu le sait, mais devenue incompréhensible : « Ce n'est pas que le Seigneur ait besoin de la foi des hommes pour opérer des miracles, mais il l'exige pour que ses bienfaits soient leur salut. » *Le Seigneur exige notre foi pour que ses bienfaits soient notre salut :* je propose à Sidoine de traduire cela en post-conciliaire...
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On cite élogieusement Simone Weil : « Si je ne les aime pas tels qu'ils sont, mon amour n'est pas vrai. » (*Figaro,* 19 mai). Je le demande : *tels qu'ils sont* signifie-t-il la totalité, -- aimer tout ce qu'ils sont, aimer qu'ils soient tels qu'ils sont, -- ou seulement la compatibilité concrète : *aimer qu'ils soient,* que l'on puisse ou non aimer telle ou telle réalité de fait de leur existence ? Le second seul est l'amour vrai des êtres ou des milieux humains ; or c'est le premier qui a toute chance, aujourd'hui, d'imposer le stupide mensonge de l'humanitarisme égalitaire. Si l'amour consiste concrètement à *être pour le bien* de l'être aimé, s'agit-il d'être soi-même dans sa vérité, pour un bien selon cette vérité, -- ou faut-il devenir, par l'essence même de l'amour, ce que l'aimé veut pour son bien, si menteur soit ce bien à la même lumière ? Que reste-t-il de l'Évangile en pareille équivoque, au profit de l'amour disposant des personnes ainsi qu'un artiste de sa matière, -- quel artiste pour qu'elles périssent ! Ouvrons les yeux : ce que l'esprit moderne refuse à l'amour divin, il le donne à l'amour divinisé par l'abstraction de sa vérité.
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On peut bien dire que naître, c'est entrer dans la communauté des vivants, il n'échappera point que naître consiste à « commencer sa vie », (Robert) ; or cela ne s'impose pas moins quant à *naître de nouveau par le baptême*, (Jean, 3), puisque la volonté personnelle, requise par celui-ci, n'a rien d'une quelconque capacité de faire commencer à vivre de l'Esprit. De quoi s'agit-il donc, lorsque le baptême s'administre comme un rite d'insertion dans la communauté par le libre choix de l'intéressé, au lieu pour lui d'avoir à naître de la grâce divine, et ainsi seulement, d'entrer dans la Communion des saints ? Logiquement, que reste-t-il de la foi chrétienne dans ce pélagianisme communautaire, dans cette Église du « Contrat social » ? Rousseau reconstruit la société sur le sable d'individus qu'il veut humains abstraction faite de leur existence sociale, et c'est-à-dire de telle existence sociale ; mon curé offre son baptême de rassemblement du peuple de Dieu à des hommes qui seraient chrétiens abstraction faite du don de Dieu, en l'Église et par l'Église, le Corps du Christ et la Vraie Vigne.
Levons ici l'une des équivoques par où se juge la pensée moderne. Rousseau et la Révolution à sa suite égarent cette pensée par l'individualisme qu'il faut dire un anti-civisme, selon l'abstraction susdite. Si la prédication évangélique du salut de l'âme apparaît comme un individualisme, celui-ci n'a rien d'anti-civique, à moins de falsifier l'Évangile au gré des préjugés à la mode, mais il s'agit, sans aucun doute, d'un anti-totalitarisme, -- ce qui, par parenthèse, explique fort bien « le scandale » de Marc-Aurèle persécuteur des chrétiens, pour ne rien dire des bien-aimés marxistes d'à présent. Ou plutôt, pour en dire ceci : la plus redoutable perversion intrinsèque du communisme athée n'est pas sociale, ni religieuse, mais politique, -- c'est le totalitarisme poussé au point de faire un crime de toute espérance en dehors de lui. *Vous qui entrez ici, laissez toute autre espérance :* que concevoir de si inhumain de n'importe quelle société humaine ?
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Je le constate avec ahurissement : le péché originel doit faire de l'homme un non-homme, l'injustice sociale doit faire de la société une non-société ; comment se peut-il que les mots crèvent ainsi les yeux ? Les hommes naissent, il faut entendre que la graine en est semée ; la terre qui reçoit le froment humain, c'est la société. Dans la terre de grâce qui est l'Église, la seconde naissance du baptême sème de nouveau, non le froment humain, et non pas que le péché originel en fasse une semence d'ivraie ; mais la plante humaine est replantée pour qu'elle porte le froment du Christ. Que ce soit en effet la plante humaine, qui porte en effet un tel fruit ; que cela se trouve non pas au seul titre d'exceptions héroïques ; ne faut-il pas rester bouche bée, si l'injustice, pour les uns, et pour les autres le démocratisme égalitaire, non content de nous faire un mauvais terrain social, doive réduire la société à zéro, que dis-je ! à une valeur négative du terrain d'hommes qu'elle doit être !
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Je ne vois pas que notre bel aujourd'hui, tant laid soit-il à faire peur, nous prive de toute réalité sociale et de toute civilisation ; je dis qu'il y a « civilisation contemporaine » comme, il y a pourriture de la civilisation venue de bien avant la pourriture moderne et contemporaine.
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« Telles régions du monde souffrent de la sécheresse, telles autres régions retiennent leurs eaux par des barrages qui les enrichissent ; ces barrages et ces richesses ne font-ils pas violence à l'humanité ? Ne faut-il pas répondre à la violence par la violence, et démolir tous ces barrages ? » Une réponse à pareil discours serait peut-être l'image de deux vases, l'un grand mais presque vide, l'autre petit mais plein à déborder, et que l'on ferait communiquer, -- on voit pour quel résultat... Je demande s'il ne peut pas s'agir de quelque chose de ce genre, lorsque la violence révolutionnaire prétend faire bonne justice de la violence capitaliste en détruisant les barrages entre riches et pauvres.
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Excellence de la contemplation en un sens actif, *pour l'être potentiel qui est le nôtre,* (Ia IIae, 3, 2). Contre un humanisme inhumain de production et de transformation du monde, (*ibid.,* ad 3) : c'est l'aliénation radicale ! Remarquons-le ; c'est bonne guerre de l'humanisme marxiste, que de honnir la *contemplation* comme l'un des obstacles à l'humain de la dite société de *consommation*...
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« Aujourd'hui Béatrice est majeure, elle est libre, elle a choisi malgré ses parents. » Dernier mot radiophonique, (26 mai, 13 h.) ; *France-Inter* ou France-Intox ? Est-ce la jeunesse décervelée qu'il faut, ici ou là, combattre et abattre, ou bien le décervelage en ces centres d'administration nationale ? Et à propos, est-ce par inadvertance que l'Église offerte au monde laisse encore appeler Dieu notre Père, ou est-ce pour insulter le Dieu de nos pères ?
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La liberté est un droit de la vie humaine comme condition nécessaire, mais non suffisante ; en d'autres termes, la liberté est un droit pour que la vie soit humaine, rien de plus ; pas de vie humaine sans liberté, mais la réciproque n'est pas vraie ; on ne peut pas dire : pas de liberté sans que la vie soit humaine, puisque la liberté peut se montrer inhumaine, et n'être, à mesure, nullement un droit qui s'exerce. A la question si la liberté est un droit, il faut donc répondre : oui et non. En fait, pareille question ne se pose même pas, pour les modernes.
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Si le citoyen n'est pas à distinguer de l'homme ; si les droits et les devoirs de celui-ci peuvent seuls définir les droits de celui-là ; force est bien à l'État d'être totalitaire. Sauf à n'être qu'un semble-État. Ici, la coupure entre la gauche et la droite, et c'est-à-dire l'ancien régime et le moderne, et c'est-à-dire la liberté au lieu des libertés. Deux conceptions de l'homme, non pas ! La gauche veut l'Homme, voilà tout, la droite veut l'existence des hommes, et c'est en vouloir les conditions ; « voilà tout » égale liberté volontariste, cette baliverne inhumaine pour qui veut « les conditions de l'existence ». Cette baliverne consiste très précisément à rêver la bienheureuse éternité sur la terre, selon une réponse de la Somme de théologie, (Ia IIae, 3, 3, ad 3).
Penser vaut mieux que manger, mais il n'en dispense pas, il le suppose ; or en va-t-il tout de même de maintes choses : la science et les savoirs empiriques, singulièrement la langue ; la liberté personnelle, et l'existence sociale ; l'amour, et la connaissance, (Thomas d'Aquin le fait observer après saint Augustin, Ia IIae, 3, 4, ad 4). Que peut-il rester de la vie humaine, et non angélique, en proie à une époque où l'emporter en valeur exige, universellement, de remplacer ce qu'en réalité force est bien qu'il suive ? Ce monde visible est celui des conséquences de la nécessité, le monde invisible du Royaume de Dieu celui des conséquences de l'obligation : voilà l'univers de l'Évangile, avec ses Béatitudes, et avec son : rendez à César et rendez à Dieu.
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Dernière phrase de la chronique en première page du *Figaro* de ce jour, (28 mai) : « S'il y a, de par le monde, tant de faux tableaux aujourd'hui, c'est que jamais il n'y a eu si peu de vrais amateurs. » *Tant de faux tableaux* me semble naïf, que l'on peut, sans avoir rien d'autre à changer, remplacer par : *tant de faussetés en tout genre.*
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Rien en nous n'est chacun de nous comme sa libre volonté, il est donc juste de tenir à sa libre volonté comme à soi-même, -- non pas du tout, sans sophisme, comme si chacun était à soi-même fin dernière et bonheur. (Ia IIae, 3, 5, Vid. 3 et ad 3). Sophisme de l'athéisme le plus commun, le plus moderne, le plus niais.
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Les mêmes hommes, dans une même émission sur l'Église et l'État, (*France-Inter*, 3 juin), soutiennent, d'une part, que l'Église n'exerce plus d'influence politique, et, d'autre part, qu'elle a été pour beaucoup, depuis vingt-cinq ans, dans la décolonisation, -- tout récemment, au Mozambique, avec le départ des Pères Blancs ; si la décolonisation n'est pas une politique, où l'Église en verra-t-elle pour ne pas en faire ?
Item. « Dieu n'est pas conservateur » : M. Rémond explique ce propos de Mgr Marty, en mai 68, en ajoutant : « Dieu n'est pas non plus révolutionnaire, il est au-dessus de nos déficiences. Et dans l'Église, il y a, et il faut, les deux courants, le conservateur et le révolutionnaire. » Que cela soit vrai ou faux, une chose assez manifeste est que Mgr Marty n'a nullement parlé de la sorte.
Item. Si la politique consiste à reconnaître un domaine propre à César, qui oblige en conscience tous les membres de la société, en peut dire que « l'Évangile n'est pas neutre en politique » ; mais s'il s'agit, et qui en doute ? non seulement de se reconnaître ainsi obligé, mais, obligé de la sorte, d'une action spécifiquement politique ; non seulement de se regarder comme un membre du corps politique, mais d'en exercer la fonction, chacun à sa place ; alors, si l'Évangile est neutre, on défie de le montrer déterminant nos choix politiques, sans confusion de la parole du Seigneur avec la conscience du chrétien qui veut lui être fidèle en toute sa vie. J'ai le témoignage de ma conscience à l'encontre de la conscience universelle et de *Pacem in terris.*
Item. La foi chrétienne aide à bien vivre toute la vie, la politique comprise : oui, -- mais si la vie politique est pervertie en démocratie égalitariste, bien vivre s'y opposera ! Ce qui était la vérité positive du roi saint Louis sera la vérité négative du citoyen moderne, intrinsèquement perverti, que ne peut pas être un chrétien.
Item. « *Le communisme intrinsèquement pervers*, M. Marchais dit exactement la même chose, lorsqu'il parle du christianisme incompatible avec le communisme. » Pouvons-nous en croire un père jésuite ? Exactement la même chose, mon père, à cela près que si rien d'intrinsèquement pervers ne peut être compatible avec le christianisme, il y aurait un délire fanatique à vouloir intrinsèquement pervers tout ce qui est incompatible avec le christianisme, -- le judaïsme, par exemple,... ou le « catholicisme » sans la foi de Maurras en 1926.
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Item. « Toute décision politique est un pari », on le professe comme d'évidence dans la mesure où l'effet demeure incertain. On disait autrefois : « Qui veut la fin, veut les moyens », mais aussi : « Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux. » On regardait son action comme elle tenait son effet et en rendait responsable. Aujourd'hui, on veut étendre la maîtrise de son action, comme elle est volontariste, d'abord et surtout, à ce qui lui échappe et la met au défi ; on parle superbement de parier, je soupçonne l'alibi d'une politique où l'art d'exister de toute politique véritable est ce qui manque le plus.
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S'il importe autant que l'on y revient à propos de tout, de « prendre conscience », les chrétiens en auront-ils aussi la prétention quant à être en grâce avec Dieu, ou mettront-ils leur vie personnelle ailleurs, et au-dessus de cet inconscient ? Surnaturels ou naturels, je persiste à croire que les états vertueux nous importent infiniment plus que la connaissance distincte par « prise de conscience », -- et cela, sans excepter la hutte contre les états vicieux, (même dénommés complexes). La liberté intérieure, la disposition de soi, la personnalité au sens fort, tiennent-elles plutôt à la pénétration de soi-même la plus distincte, la plus consciente, ou à la volonté la plus ferme de vivre hautement ? Rien ne me semble moins sûr que la confiance d'aujourd'hui dans le premier aux dépens du second.
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Quelqu'un et non quelque chose, disons-le de Dieu ; mais la vérité de l'homme, parce qu'il est une personne, attention ! ne le met pas avec Dieu, au-dessus des choses, puisque l'humaine vérité s'énonce : quelqu'un et non *seulement* quelque chose ; car nous sommes quelque chose, certes, et même une foule de choses ! Et si notre dignité personnelle y est aveugle, quelle indignité aux Personnes divines !
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-- Tout homme est mon frère.
-- Oui et non.
-- Oui pour les chrétiens, non pour les racistes.
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-- Je mets en fait une autre distinction.
-- Laquelle ?
-- Vous êtes un chrétien d'aujourd'hui, mais cela vous échappe, voici donc. Oui, tout homme est mon frère selon l'Évangile, c'est-à-dire que nous sommes les fils d'un même Père et les membres d'une même famille ; oui à cette vérité naturellement et surnaturellement positive. Mais non au mensonge moderne, à la négation égalitariste de toutes les fraternités en toutes les familles de ce monde, toutes particulières et non pas universelles ; non au refus insensé de leurs frontières et de leur légitime défense, et de leur service premier. Non doublé du défi de réduire les Écritures à l'incapacité du lecteur moderne d'y rien entendre, -- fût-ce le nom de frère, -- que selon la mentalité dite démocratique, et, on le reconnaît pourtant, fort nouvelle dans l'histoire.
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Le *Figaro* du 2 juillet, en page 10, ce titre : « Paul VI demande aux religieux et aux religieuses de s'adapter au monde moderne et de garder la Tradition » ; en page 27, l'image de la guillotine, parce que l'on « espère ainsi provoquer quelques réactions d'horreur salutaire » ; et aussi, l'image d'une tête de femme un rasoir sur la gorge, parce que : « Monsieur le commissaire, j'égorgerai demain à midi une quatrième femme. Et vous n'y pourrez rien ! », et parce que cette publicité doit amener au film en question sa juste clientèle. Je dis que cette page 27 relève de la même cohérence moderne que la page 10 ; je dis que le papier du *Figaro* supporte tout ; je dis que Paul VI n'a aucun pouvoir de faire quelque chose du rien de la contradiction.
Être de son temps, fort bien ; ce temps a des idées idiotes, le mal n'est pas sans remède ; on est d'un autre temps si l'on peut croire que ce temps puisse être idiot et doive se traiter comme tel, -- alors, laissons le *Figaro,* Paul VI est un homme moderne, voilà le malheur.
Les cabales au temps de Pascal, (Br. 303), les sociétés de pensée à la veille de 1789, la franc-maçonnerie dans les coulisses de la III^e^ République et les partis sur la scène, l'information aujourd'hui, c'est l'opinion publique par antiphrase, puisqu'elle vient de la force appliquée à la faire. Non seulement le reproche aux sondages, que la manière de poser les questions pèse sur les réponses, mais pèse d'abord, et bien plus, de poser telles questions et non telles autres, mais plus encore de poser les questions que l'on pose comme s'il pouvait être raisonnable au public de prétendre y répondre, raisonnable de s'être de lui-même proposé de répondre à pareilles questions, -- bref, comme s'il y avait une démocratie d'opinion, et il ne s'agit que de force. Qui a des yeux les ait ouverts, voilà de quoi il s'agit dans l'Église de Jésus-Christ démocratisée en peuple de Dieu comme des brebis qui n'ont pas de berger.
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Les hommes naissent et demeurent dans toutes sortes de besoins de leur vie animale et de leur vie humaine ; les premiers besoins sont manifestes ; les autres exigent le milieu social, et celui-ci, ses conditions nécessaires, qui font des devoirs aux hommes sous peine de réduire leurs droits à des mots, -- à des Déclarations. L'Église du *Syllabus* voyait l'énorme nuit moderne que ne voit plus l'Église ouverte à la même nuit.
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Raison positive, désaliénation sociale, prise de conscience de la psychologie des profondeurs : l'esprit moderne s'explique lui-même par une mutation de l'esprit humain qui lui rend impensable la pensée d'ancien régime. L'esprit moderne, c'est l'esprit faux, radicalement dépourvu, en effet, de la rectitude requise pour penser vrai. Radicalement incapable de retourner contre le moderne ce qu'il croit de ce qui n'est pas moderne. Voyez le miroir déformant de la condition suffisante au lieu des conditions nécessaires. « Paul VI propose de remplacer le vieil adage romain : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », par : « Si tu veux la paix, agis pour la justice... » (*Figaro*, 10 juillet). Pourquoi, remplacer, sinon parce que la nouvelle règle doit suffire, croit-on ? Et l'on croit aussi que l'ancien adage prétendait suffire, alors qu'il signifie : « Veux-tu avoir la paix, il te faut indispensablement (non pas seulement), être prêt pour la guerre. » *Cum fortis armatus custodit atrium suum, in pace sunt ea quae possidet*. (Luc, 11/21). Remplacer ce bon sens par l'action pour la justice, autant dire qu'une maison bien bâtie n'a rien à craindre des cambrioleurs. Paul VI nous proposera-t-il bientôt de remplacer le principe d'unité par celui du pluralisme ? Ou renoncera-t-il au principe du remplacement par mutation moniste de nos dualités ?
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La liberté absolue d'une action indépendante de toute nécessité, obligation morale comprise, est-elle impossible à l'homme ? *Oui, pour construire, mais non, pour détruire*. Oui, pour cultiver et pour garder le jardin de Dieu, comme il est écrit ; non pas, pour disposer du bien et du mal et mourir, encore selon l'Écriture ; « connaître le bien et le mal », c'est-à-dire les avoir à sa discrétion : la liberté absolue en termes concrets ; mais, comme on déparle moderne, pour que la divine Évolution, enfin consciente de soi, trouve l'homme à hauteur de mutation par son volontarisme.
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Le citoyen Pierre Gaxotte ayant *accusé* le ministre de l'Éducation nationale, (*Figaro*, 12 juin), celui-ci riposte, (*Figaro*, 15 juin), et, du coup, -- faites le parallèle, (sans oublier les titres), -- le citoyen ministre est *jugé*.
Attendu proposé entre quelques autres. -- Les examens ont pour principe que la *manière* de parler permet à *bon entendeur* de mesurer la capacité de celui qui parle de la sorte ; le principe de la démocratie est de reconnaître à hauteur d'*opinion respectable* quiconque parle, du *seul fait* qu'il parle, -- et ce principe exige, de bonne foi, que l'on démocratise partout, en donnant à tous toute facilité de parler de tout comme disposant de tout. On a démocratisé l'enseignement, cela se dit en un langage lui-même démocratisé, où les mots hurlent en vain de se voir accouplés ; hurlent aussi les faits, ce sont des fascistes, insinue le citoyen ministre.
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« Les hommes politiques ne peuvent faire que deux choses : ou se répéter, ou se contredire. » (Léon Blum cité par Gaston Deferre, *France-Inter* 13 h., 17 juin.) Impossible d'avouer plus nettement la politique par antiphrase des principes idéologiques, au lieu et place d'un art d'exister à la lumière des vrais principes, lumière formelle qui doit compter avec sa matière en tant que matière, les Anciens disent : *la cause matérielle.*
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L'existence sociale est-elle une propriété collective, un droit pour tous d'user et d'abuser exercé par voie de majorité, à mesure sans injustice concevable, -- ou s'agit-il d'un bien humain le plus divin de tous, disait Aristote, que chacun doit respecter en toutes ses exigences, de sorte que même l'unanimité fasse de l'abus prétention de loi abominable ? Respect et obligation du bien, en soi-même d'abord, -- ou respect et amour du seul autre en tant qu'autre, et pourquoi ?
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C'est calomnier la liberté que d'en faire, avec l'égalité, « ces deux sœurs ennemies », (Henri Bergson) : la seule ennemie est l'égalité, contradictoire à toute société organique, hors de quoi pas de liberté pour les hommes. On calomnie la liberté, déjà, l'accompagnant de l'égalité ;
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car la liberté doit dire, (encore qu'elle ne dise pas aux humains frappés de la démocratie), une grande chose à obtenir de la raison, tandis que l'égalité au lieu de la société organique, mais c'est la loterie nationale Tous ont les mêmes chances aux plus gros lots, et allez donc vous y fier pour en être à même de vivre !
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« Ne soyez donc pas si naïf dans votre foi au progrès, disait un fou à un autre fou ; il faut y croire, mais dans un esprit positif ; et ce n'est pas difficile, puisque nous autres, les gens d'aujourd'hui, nous vivons et nous pensons tellement mieux que les pauvres types d'avant nous. » L'autre fou répondait : Décidément, vous êtes fou comme il n'est pas croyable, si vous croyez ça une foi au progrès moins superstitieuse ! »
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Antigone est admirable devant les tyrans qui ne sont pas dans le sens de l'histoire ; sinon, soyez moderne, hurlez avec les loups de la gauche qui est la justice, comme Dieu, et *sait reconnaître les siens* beaucoup plus manifestement que Dieu.
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« Omnis perfectio inest perfectibili secundum modum ipsius. » La moderne déraison n'est pas de croire en l'homme, de le croire bon et capable de progrès, c'est de fermer les yeux à cette condition humaine *algébrique,* de valeurs absolues susceptibles, soit du signe plus, soit du signe moins. Voilà ce qui oppose mortellement notre mentalité rousseauiste à la politique selon Aristote et saint Thomas, qui ne prétend pas concerner des dieux citoyens, mais des citoyens qui le seront *comme on peut l'attendre des hommes.* (Éthique de N., I, X, 15 -- S. theol., Ia IIae, 5, 4.)
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Il me semble que la pauvreté religieuse doit être, beaucoup plus que l'éloignement du confort, l'humilité de ne disposer de rien comme sien ; outre qu'il y a là une exigence plus haute et plus difficile, le vœu de chasteté ne suffit-il pas à la mortification corporelle ?
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Absolument, l'homme se doit à lui-même un art d'être humain en toutes ses actions, c'est la morale ; indispensablement, il lui faut un art d'exister selon les conditions nécessaires de son existence, et c'est la politique au sens générique de ce mot ; spécifiquement, la politique est l'art d'exister en société qui, historiquement, est l'art de l'existence nationale. Couper la politique de la morale ou l'y réduire, l'abstraction est d'une égale incohérence en la matière toute concrète de l'action humaine, qui n'est jamais libre (de bien faire) en échappant à toute nécessité. « Il n'y a pas de doctrine politique dans l'Évangile » : cela est vrai quant à la politique du bien commun national en chacun des États, c'est vrai pour une politique française digne de s'appeler ainsi ; mais l'évêque de Strasbourg tire de là l'inexistence d'une obligation évangélique touchant notre séparation de l'Église et de l'État, (*Figaro,* 11 juillet, page 6) ; et qu'est-ce à dire, sinon que le bien commun spirituel du service de Dieu par l'Église doit s'entendre comme un pur être chrétien dispensé par miracle de tout art d'exister dans le milieu humain ?
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Les bons et les méchants, les brebis et les loups, la bonne terre et les sols ingrats, le bon grain et l'ivraie, les disciples et les faux prophètes, les fils de la lumière et les suppôts de Satan, -- tout cela se trouve dans l'Évangile, rien de tout cela ne fait mentir l'Évangile que selon les menteurs modernes. Démaquiller l'Évangile s'impose, mais peut-être n'est-il pas moins nécessaire de voir pourquoi et dans quelle mesure : je veux dire le besoin où nous sommes de démaquiller le langage lui-même, comme il parle faux parlant moderne, pour peu que l'on prétende parler des hommes, -- *donc, de leur égalité,* au rebours de l'Évangile et du bons sens. Selon l'égalité des hommes, « l'Évangile, c'est l'amour » ; l'Évangile selon l'Évangile, c'est Jésus-Christ, le seul homme entre tous qui les sauve tous, parce que lui seul est le Fils de Dieu, lui seul à même de nous aimer d'un amour qui nous sauve du monde et de nous-mêmes, en nous unissant au Père ; ici, l'égalité de l'amitié s'annule, à vouloir faire venir des hommes ce qu'ils ne peuvent avoir que par le don de Dieu, (Jean, 15/15) ; s'annule avec celui-ci la Bonne Nouvelle de l'Évangile.
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Les chrétiens unis malgré la divergence de leurs opinions politiques, fort bien, mais... Primo, quelles opinions, en fait, pour qu'il s'agisse de chrétiens ? Secundo, opinions dans quel rapport, telles qu'on les tient, avec la vérité des faits de la cause ? Tertio, chacun se tient-il à la liberté d'une préférence en matière douteuse, (*in dubiis libertas*), ou faudrait-il respecter la moderne liberté d'opinion :
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le droit de quiconque à dire ce qu'il veut dire de quelque manière qui lui plaise à dire, sans offenser personne, paraît-il, mais en se moquant, de fait, de toute personne à qui est parlé de la sorte, et aussi de sa propre personne ? Les menteurs savent qu'ils mentent, les hommes qui réclament le respect de leur liberté d'opinion se croient respectables en se donnant cette égale liberté pour tous à l'égard de tout. J'ai connu l'aimable mari, mais le monsieur sérieux, qui met au point les sorties de madame, avec le même, toujours uni mais assez fréquent : « Pardon, rectification... » D'autres éclatent parfois, s'indignent de la facilité d'opinion à vue de nez. Le premier contente davantage le cœur et la raison, l'expérience porte à croire qu'il faut les deux, s'il faut défendre la vérité et le libre accès de chacun à la vérité, -- la libre circulation de la vérité. L'homme au volant se moque des autres et de lui-même, et de toute réalité, au point de faire dire qu'il s'agit d'un autre homme, ou d'un autre animal ; je voudrais bien le croire, si je ne trouvais jour après jour, à la radio et au *Figaro,* le même mépris enthousiaste des autres, de soi-même, de la vérité, chez les gens qui font profession de nous parler officiellement ou de nous informer ; je demande alors : s'agit-il d'un autre homme au volant, ou de l'homme démasqué ?
Paul Bouscaren.
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### La grande hérésie
*suite et fin*
par Marcel De Corte
RÉPÉTONS-LE parce que c'est vrai, si douloureuse que soit la vérité : il y a autant d'églises catholiques que de subjectivités ecclésiastiques affolées qui ont rompu toute relation de soumission aux données objectives de la foi. Le même refus s'observe à l'égard des réalités naturelles. Ce n'est pas seulement en Hollande que l'homosexualité est approuvée et recommandée dans les revues de théologie et les bulletins de paroisse. Enfermé dans sa subjectivité par ceux-là mêmes qui devraient l'en détourner, le catholique actuel n'hésite plus à glorifier les pires turpitudes : que le prix de l'office catholique international du cinéma ait été donné à un film comme *Théorema* montre assez que les expériences subjectives les plus ignominieuses peuvent être désormais considérées par des chrétiens comme des approches de la Divinité. Les emmurés dans le paradis artificiel de la drogue n'ont-ils pas eu, voici peu, droit à l'indulgence et à la bénédiction de l'*Osservatore Romano ?* Le Général des Jésuites n'a-t-il pas proposé le patronage d'un saint de son ordre aux hippies qui ont rompu toute relation avec tout et qui s'exhibent dans le subjectivisme physique et moral le plus nu ? Le portrait de Mao en habit de séminariste n'a-t-il pas été exposé à l'Agence de Presse du Vatican à côté de celui de Paul VI ?
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L'évolutionnisme est le rejeton du subjectivisme. Quiconque se prétend autonome subit toutes les pressions d'un monde extérieur en perpétuel état de changement et change avec lui. Le grain de sable obéit à toutes les tempêtes et la feuille arrachée de l'arbre va où la poussent tous les vents. Aussi bien l'évolutionnisme n'apparaît-il jamais qu'au moment où l'homme a brisé ses attaches religieuses et sociales à Dieu et aux communautés naturelles qui ne dépendent pas de lui.
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Cette relation n'est pas seulement chronologique. Elle est causale. Le subjectivisme engendre une conception de l'univers en perpétuel devenir. L'homme ne peut en effet vivre sans monde autour de lui. S'il divorce du monde réel, il est contraint d'en bâtir un autre, artificiellement, à partir de sa seule subjectivité. Comme ce monde, par son caractère factice, ne peut satisfaire l'esprit, il est continuellement remis en question. A peine est-il qu'il n'est plus et qu'il faut en fabriquer un autre, qui subira la même chose. Le monde est ainsi un chantier où construction et démolition se succèdent, sans arrêt.
Les modernistes ont été les premiers à introduire dans l'Église cette conception d'un monde en changement dont les progressistes ont accentué l'allure. Depuis Vatican II, c'est l'Église *tout entière* qui s'est mise à changer dans l'ensemble et dans le détail. Nous a-t-on assez battu les oreilles avec le thème tapageusement orchestré de « l'Église en mutation », c'est-à-dire de l'Église la plus radicalement bouleversée qui soit, puisque la mutation en un saut brusque d'une espèce une autre, sans écouter l'avis des biologistes auxquels cette métaphore est empruntée et qui nous avertissent du danger mortel de la mutation, comme le prouvent surabondamment le mouton à cinq pattes et le veau à deux têtes ? Ce n'est plus même l'évolution dans l'Église et l'Église en évolution, comme l'assuraient les modernistes, mais la révolution dans l'Église et l'Église en révolution que nous prêchent à cor et à cri les progressistes, avec l'assentiment tacite, discret et parfois impératif de la Hiérarchie. Ne parlons pas de la révolution dogmatique : elle est en cours et chaque théologien, chaque prêtre, chaque laïc est désormais autorisé à se faire ses petits dogmes à soi -- toujours le subjectivisme ! -- puisque l'Église professe publiquement un *Credo* sans obligation ni sanction, tout au plus assorti d'une invite à ne pas manifester trop bruyamment les licences qu'on se permet. Ne parlons pas davantage de la révolution liturgique : elle est décrétée d'autorité. Les prétentions des modernistes en ce domaine étaient modestes. Et l'on nous affirme que cette révolution sera permanente, en accord, bien entendu, avec un monde en révolution. Un évêque belge vient d'annoncer officiellement, sans souci du principe d'identité que vide son affirmation, que la nouvelle Messe met « le premier point final » (nous garantissons le texte !) à la réforme liturgique. Attendons-nous à un second point final, à un millionième point final, et à l'évolution infinie du culte rendu à Dieu. On hésite en l'occurrence entre deux diagnostics : subversion ou idiotie. Il est vrai qu'on peut toujours les cumuler, comme disait Clemenceau.
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La « pensée » progressiste, si l'on peut ainsi parler, est hantée, à un degré qui confine à l'illumination, par la notion d'*historicité*. Le modernisme avait déjà mis à la mode « l'histoire » et soumis toute la religion à ses impératifs. Mais il le faisait avec une certaine mesure. Il gardait encore assez d'intelligence pour ne pas sombrer dans l'évolutionnisme intégral de Teilhard ou dans la théorie marxiste du mouvement de l'histoire majusculaire et hypostasiée. Nos progressistes n'ont plus ces scrupules. Pour eux, « Dieu s'est incarné dans l'histoire ». On nous le chante sur tous les tons. Cela ne veut pas dire tout simplement, comme on l'a toujours cru, que Dieu a pris chair à un certain moment de l'histoire. Cela veut dire que Dieu se confond avec l'histoire, laquelle n'est rien d'autre que l'humanité en progrès continu. Ce n'est plus seulement « le progrès des sciences », selon la 64^e^ proposition moderniste condamnée par le Décret *Lamentabili,* qui « exige la réforme de la conception de la doctrine chrétienne au sujet de Dieu, de la création, de la révélation, de la personne du Verbe Incarné et de la rédemption », mais le progrès global de l'humanité vers l'instauration du Royaume de Dieu sur la terre. Les progressistes sont *chronolâtres*, comme dit Maritain. Ils idolâtrent une divinité qui se confond avec le temps. Dieu ne se communique plus aux hommes par sa Grâce, mais dans et par les événements qui intéressent toute l'humanité. Ainsi « la montée des masses dans l'histoire », pour reprendre une expression du même Maritain moins bien inspiré, est une sorte de turgescence de Dieu. Toute révolution est épiphanie. Le Père Chenu et sa cohorte de dominicains gyrovagues le proclament. Bon nombre d'évêques se mettent à déceler ce qu'ils appellent « les signes des temps ». Si les étudiants se révoltent c'est une manifestation de Dieu dans l'histoire. L'archevêque de Paris interprète les événements de mai 1968 comme l'expression de la volonté divine : « Dieu n'est pas conservateur ». « L'esprit Saint a soufflé sur les barricades », ai-je lu dans un bulletin paroissial, marseillais il est vrai. Il n'est point de semaine où les bulletins paroissiaux du monde entier ne nous certifient que « Dieu nous interpelle » par le truchement de la moindre contestation ou de la plus bénigne effervescence révolutionnaire qui éclate dans le monde. Les spécialistes de l'interprétation des faits historiques, authentiques ou fabriqués, abondent. La Hiérarchie les dote généreusement du « don de prophétie ». Ce sont les « enthousiastes », les « possédés de Dieu » à qui Dieu a conféré le charisme de la découverte de Dieu à l'œuvre dans l'histoire... Au Congrès Eucharistique de Bogota, le cardinal Lercaro, légat pontifical, n'affirmait-il pas découvrir dans « les secousses sociales » de l'Amérique latine « le règne de Dieu qui, même vague, même défiguré, est pareil au levain de l'Évangile et fait fermenter et mûrir le monde ». Les modernistes ne versaient pas dans ces extravagances.
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On comprend cette vésanie des clercs pour l'histoire. Si l'homme, si la nature, si le surnaturel, si Dieu sont des entités essentiellement historiques, ils n'ont rien en eux de stable, de permanent, qui résiste à l'interprétation subjectiviste que les nouveaux prêtres en donnent. Les historiens de profession savent combien il leur est difficile de déceler à travers les faits la signification de l'histoire profane et combien la suite objective des événements leur échappe le plus souvent. Ils se défient à l'extrême de l'imagination qui les déforme, les malaxe, les métamorphose et les falsifie. Nos progressistes n'ont point ce respect. Pour eux, les faits, c'est l'idée qu'ils s'en font ; l'histoire, c'est la représentation qu'ils s'en forgent, et dans laquelle les faits, rendus au préalable dociles à leurs injonctions, trouvent la signification qu'ils leur imposent. Ils traitent la divinité qu'ils s'imaginent présente dans l'histoire comme une matière malléable dans laquelle ils impriment leurs rêves et leurs psychoses. En réduisant la Révélation à l'histoire du salut, ils en fondent les données immuables comme une cire molle et leur donnent les formes les plus arbitraires. Telle est « la nouvelle théologie » qui s'enseigne dans la plupart des séminaires.
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Théologie essentiellement *relativiste,* cela va de soi. La première proposition de la religion de Saint-Avold publiquement professée par l'évêque de Metz est la suivante qui répète en écho des centaines de déclarations du même genre émanant du haut et du bas clergé progressiste : « La mutation de civilisation que nous vivons entraîne des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ. » Rapprochons ce texte de la proposition 64 du Décret *Lamentabili* déjà citée : « Le progrès des sciences exige la réforme de la conception de la doctrine chrétienne au sujet de Dieu, de la Création, de la Révélation, de la personne du Verbe incarné et de la Rédemption. » Un de ces textes est assurément hérétique aux yeux de quiconque sait immédiatement par son intelligence que de deux propositions contradictoires l'une est vraie et l'autre est fausse, qu'un rond n'est pas carré et qu'un carré n'est pas rond. Mais comme chez Molière, les progressistes ont changé tout cela : « Saint Pie X ignorait que le rond d'hier peut être un carré et que la vérité est désormais chose relative. » On pourrait citer ici encore des centaines, sinon des milliers d'exemples de ce relativisme qui permet toutes les palinodies et toutes les volte-face et qui ravale les dogmes au rang des opinions les plus versatiles. C'est ce qu'on appelle « la logique du Concile ». « On peut faire une impressionnante liste de thèses, enseignées à Rome avant-hier et hier comme seules valables et qui furent éliminées par les Pères conciliaires », déclare le Cardinal Suenens. Les Pères conciliaires seraient-ils en contradiction avec la proposition 58 du modernisme condamnée officiellement : « La vérité n'est pas plus immuable que l'homme lui-même, car elle évolue avec lui, en lui et par lui » ?
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Il faut bien l'avouer, le crier avec douleur, avec mépris, avec honte : l'Église actuelle est tellement pénétrée et pourrie de relativisme qu'elle enseigne en 1972 ce qui était proscrit comme hérétique avec la dernière rigueur par saint Pie X en 1907. Nous disons bien « l'Église actuelle », car aucune force *autorisée* ne s'élève *effectivement* dans l'Église contre ce déferlement de l'hérésie. Nous disons bien *effectivement :* « en se traduisant par des *actes réels *», comme le définit le dictionnaire.
On aperçoit ici la raison pour laquelle Vatican II s'est systématiquement cantonné dans la voie de « la pastorale » à l'exclusion de toute controverse concernant le dogme : l'Église eût éclaté immédiatement en morceaux. Ni les progressistes ni les intégristes ne pouvaient l'admettre, les premiers parce qu'une telle cassure ne leur permettrait plus leur travail de sape, les seconds parce qu'ils se refusaient de voir l'évidence, à savoir la prépotence de l'hérésie moderniste dans l'Église. On s'est rabattu alors \[dans\] une feinte unanimité sur une pastorale ambiguë dont le pluralisme véhicule en pratique les falsifications de la vérité doctrinale qu'on n'a pas pu ou voulu dénoncer. Un exemple entre mille encore. Le cardinal Alfrink avait provisoirement suspendu l'abbé Leeneman pour avoir admis qu'un ministre protestant prononçât avec lui au cours d'un office les paroles de la Consécration. Il vient de lui permettre à nouveau la pratique de l'intercommunion en chargeant l'officiant catholique d'officier au nom de l'Église dont il est membre et sous la responsabilité de celle-ci, tandis que l'officiant protestant officie à son tour au nom de son Église à lui. En d'autres termes, on s'accorde à l'aide d'un subterfuge pratique ce que la doctrine de la présence réelle interdit de faire...
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Reste l'*immanentisme,* selon lequel l'homme ne peut découvrir la vérité tant surnaturelle que naturelle qu'au sein de sa conscience. L'Absolu n'est pas en Dieu, mais en l'homme, dans la vie même de l'homme et dans le besoin vital qu'il en a. Il n'y a rien qui dépasse l'homme. Derechef, nous n'avons en ce domaine que le choix des exemples. Les modernistes niaient toute transcendance. C'est ainsi que, par voie de conséquence, tout l'enseignement de l'Église, ne pouvait être, selon eux, que « le fruit de la conscience collective » ou encore « l'émanation vitale de la conscience collective » des croyants. Ce sont les propres termes de l'Encyclique. Le fait central du christianisme : la Résurrection, par exemple, n'est pas un fait physique, matériellement constatable et constaté, mais l'expression de la croyance, propre aux premiers disciples de Jésus, que leur Maître vivait encore au sein de leur conscience. C'est l'extériorisation objective d'une foi subjective.
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Les progressistes renchérissent là-dessus. Ce n'est plus seulement le surnaturel qui se trouve être la manifestation extérieure d'une exigence propre à la conscience collective des croyants, comme on l'enseigne de plus en plus dans les séminaires pour être à la mode lancée par Bultman, c'est le droit naturel lui-même. L'évêque Schmitt de Metz, président de la commission doctrinale de l'Église de France, affirme péremptoirement que « le droit naturel est l'expression de la conscience collective de l'humanité ». Il n'y a donc pas de loi naturelle qui s'impose objectivement à la conscience puisque c'est la conscience qui la crée. Toute loi naturelle est donc révocable comme la loi positive. Si la conscience collective de l'humanité vote son abrogation, elle sera résiliée et remplacée par une autre, de sens contraire s'il en est \[besoin\]. L'Église n'est plus la gardienne de la loi naturelle, pas plus qu'elle n'est la vigie qui protège le dogme contre toute atteinte. Elle s'accommode des variations de « la conscience collective » de l'humanité. Elle les épouse. Elle les sanctionne, les consacre, les ratifie. Elle est la chambre d'enregistrement des exigences de la conscience humaine en matière de foi et de mœurs.
« Elles résonneront longtemps à nos oreilles ces confidences d'un étudiant, nous rapporte le Chanoine R. Vancourt : « Je crois certainement en Dieu ; j'essaie de croire au Christ ; mais je ne parviens plus à croire en l'Église et j'ai le sentiment que ce n'est point de ma faute. » Comment croire en l'Église, alors que le Dieu né de la Vierge Marie, le Dieu révélé à deux millénaires de civilisation chrétienne et dont les plus grands mystiques ont eu l'expérience, est détrôné par des milliers de clercs, de théologiens et de laïcs catholiques en proie au vertige de l'immanence, au profit d'une divinité jaillie de leur cervelle enfiévrée. Saint Paul parle dans l'une de ses épîtres des hommes qui se sont fait un dieu de leur ventre. Il faut parler de tous ceux qui aujourd'hui se font un dieu de leur crâne ou de la calebasse retentissante qui en tient lieu.
L'Église contemporaine nous montre sous tous ses autres aspects combien elle met en question *la notion même de vérité.* Pour elle, la vérité n'est plus la correspondance de l'esprit au réel, mais exactement l'inverse : la correspondance du réel à l'esprit. Et comme le réel refuse de se soumettre à cette folie, on l'y contraindra. La contestation qui sévit actuellement dans l'Église sans rencontrer d'opposition ni de sanction *effectives,* nous montre que certains ecclésiastiques affolés de publicité n'hésitent plus à user des pires violences de langage pour briser la résistance du réel et lui substituer les divagations de leurs consciences affolées.
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« Dieu, connais pas », s'écrie un séminariste dont les professeurs ont consciencieusement lavé la cervelle, « je ne connais que l'homme Jésus ». « Dieu est mort en Jésus-Christ », s'égosille à crier le P. Cardonnel, entendant par là que seul compte pour lui l'humanité du Christ. Tout ce qui le dépasse, et Dieu en particulier, est férocement éliminé par ce théologien terroriste de l'immanence. En veut-on encore une preuve ? « Le récit de la *Genèse,* déclare-t-il avec suffisance, n'a aucune valeur, car je ne vois vraiment pas ce que peut signifier pour moi je ne sais quel événement surplombant ma propre histoire. » Le P. Cardonnel est autosuffisant. Sa conscience ne lui révèle point l'idée de création ou de rapport à un être qui la dépasserait. Donc la création n'existe pas. Le P. Cardonnel se crée lui-même. Il est sa propre cause. Il est dieu. Ce que la conscience du P. Cardonnel révèle au P. Cardonnel, c'est la divinité immanente à l'humanité : « Dieu est l'animateur, l'éveilleur du maquis des peuples opprimés. » Dieu est « l'avenir absolu », pérore de la même façon le P. Rahner au Congrès chrétien-marxiste de Salzbourg : c'est pourquoi les marxistes qui pensent que l'homme est l'avenir de l'homme sont pour lui nos frères les plus proches. Le Dieu des philosophes et des savants, le Dieu d'Abraham et de Jacob sont éliminés par cette volonté perverse de soumettre la transcendance de la réalité à l'immanence de la pensée. A cette fin et pour en mettre plein la vue du bon chrétien abasourdi, on aura recours à « l'illumination de l'Esprit Saint », au prophétisme et autres boniments de foire : à chacun désormais son petit Dieu.
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Si Dieu doit être conforme à ce que l'esprit humain en pense, il va de soi que pour le progressisme Dieu ne dépasse pas l'homme. Donc Dieu se trouve dans tous les hommes. La « mutation » de la religion catholique dont se gargarisent les Évêques de France et d'ailleurs est là tout entière. Pour ces céphalopodes ecclésiastiques, la religion, qui fut toujours au service de Dieu selon l'esprit qui voit les choses telles qu'elles sont, est désormais au service de l'homme. Combien de fois n'entendons-nous pas les mêmes bouches nous exécuter des variations sur le thème essentiellement progressiste de l'amour de l'homme, tel que le module avec une obstination sans pareille l'ex-abbé Évely : « Le vrai temple de Dieu, c'est l'homme ; le vrai culte de Dieu, c'est le service de l'homme », ou tel que l'éructe le P. Cardonnel dans ses intarissables vaticinations révolutionnaires ?
Qui ne voit que la perversion progressiste de l'esprit qui consiste à mettre à la place de Dieu l'idée qu'on s'est forgée de Dieu, à la place de l'Église l'idée qu'on s'est faite de l'Église, à la place de l'homme réel d'âme et de chair l'idée qu'on s'est formée de l'homme, est aussi une perversion de l'amour ?
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Ce que le progressiste aime, ce n'est pas le prochain porteur d'un nom propre, ce n'est pas le pauvre qui vient frapper à sa porte, mais l'image qu'il se fait de l'homme en général qui siège en son cerveau et qui, n'étant qu'une création de lui-même, ne se distingue pas de lui-même. Ce qu'il aime, c'est soi : l'humanité n'en est que le camouflage. Son subjectivisme le condamne à l'adoration de soi-même et à cette forme de la perversion de l'âme, souvent pathologique, que les psychiatres appellent le *narcissisme.* La preuve en est qu'on ne voit jamais le P. Cardonnel et ses émules abandonner les tréteaux où ils exhibent leur amour de l'humanité, pour se mettre effectivement, dans l'ombre, le silence et la modestie, au service des malheureux. Si d'aventure quelques-uns le font, ils sont immédiatement happés, comme le papillon par la flamme, dans l'orbite du marxisme, du maoïsme, ou du castrisme révolutionnaires. Au lieu de donner aux affamés la nourriture de l'âme et le pain du corps, ce sont des pierres idéologiques qu'ils leur distribuent. « Il vaut mieux créer un syndicat que bâtir une église », profère sentencieusement l'archevêque de Recife Helder Camara, passé de l'idéologie national-socialiste qu'il professait en sa jeunesse à l'idéologie communiste qu'il adopta naturellement lorsqu'il fut devenu « adulte ».
L'amour chrétien perverti par le progressisme est d'une intensité révolutionnaire sans précédent. Il représente, à son plus haut degré, « l'insurrection de l'individu contre l'espèce », selon la définition qu'Auguste Comte nous donne de la Révolution par excellence, la Révolution française, dont toutes les autres ne sont que des métamorphoses.
L'antagonisme entre l'individu et la société est en effet typiquement moderne. Les sociétés anciennes ne l'ont pas connu : Socrate, emprisonné, refuse, malgré les objurgations de ses amis qui ont préparé son évasion, de désobéir aux lois de la Cité qui l'a condamné à boire la ciguë. On ne le rencontre pas davantage dans la *Respublica christiana* médiévale. Cette opposition entre l'individu et la société est en fait une hérésie chrétienne dont l'origine se trouve dans la laïcisation et la sécularisation du Christianisme opérée au cours de ces deux ou trois derniers siècles.
L'Évangile a diffusé la bonne nouvelle du salut des âmes. Or l'âme, aussi bien en son statut terrestre où elle est implantée dans une chair qu'en son statut céleste où elle attend la résurrection des corps, est irréductiblement individuelle. Le Christ n'est pas venu sauver les sociétés ni les civilisations. Il a pris chair pour le salut des âmes, toujours personnelles. « J'ai versé telle goutte de sang pour toi », lui fait dire Pascal. La notion d'âme collective ou de conscience collective ne tient pas un instant debout : elle est aussi contradictoire qu'un rond-carré. Mais ce salut prêché par le Christianisme est un salut *surnaturel.*
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Il se situe au-delà des capacités de l'humaine nature, et les fidèles qui l'obtiennent ou désirent l'obtenir font partie d'une Cité transcendante à la Cité terrestre que saint Augustin appelle « la Cité de Dieu ». Dans l'optique chrétienne, ce salut individuel ne s'obtient que par l'élévation de l'âme vers Dieu -- le Dieu surnaturel de la Révélation, qui se donne à elle -- et par l'incorporation du croyant à la Cité céleste dont l'histoire commence dès ici-bas au sein même des diverses Cités terrestres, et qui s'appelle « l'Église ».
Aussi longtemps que la distinction entre ces deux Cités est restée « verticale » et que la Cité de Dieu se proclamait et se trouvait reconnue supérieure *du point de vue surnaturel,* les conflits entre l'Église et l'État, entre l'individu ayant une âme à sauver et faisant partie, à cette fin, de la première, et le même être intégré dans des communautés naturelles ou semi-naturelles, n'ont jamais été inexpiables, si grand que fut leur nombre. Les deux Cités, en dépit des pérégrinations terrestres de l'Église, évoluaient sur deux plans différents et superposés qui ne pouvaient se heurter de front. Leurs antagonismes furent accidentels, jamais essentiels, parce que leurs finalités diffèrent : à l'Église revient le salut éternel de l'âme individuelle, à l'État la préservation et la conservation des liens sociaux qui unissent les hommes entre eux dans une même communauté. Église et État constituent des société parfaites, l'une et l'autre dans leur ordre, la première dans l'ordre surnaturel, la seconde dans l'ordre naturel.
Mais les lois qui régissent une société surnaturelle ne sont pas les mêmes que celles de la nature. Ce qui est impossible en celle-ci peut parfaitement être possible et même réalisé en celle-là. Une société composée d'individus est une « dissociété », au plan de la nature, et les éléments qui la forment ne peuvent être unis ensemble que s'ils sont dans un même système inflexible, dont ils reçoivent une conception identique de la vie et une même orientation des conduites. Autrement dit, les individus ne peuvent former société que si cette société les englobe en son ensemble sans admettre entre eux aucune division, aucune forme de pensée ou d'action aberrante, ni tolérer avec ce qui n'est pas elle des concessions ou des ménagements qui compromettraient son effort.
L'Église, vouée au salut des âmes individuelles, est à cet égard une société à la fois individualiste, socialiste et totalitaire. Il ne faut pas hésiter à employer cette terminologie, parce qu'il n'y en a point d'autre. L'Église étant « Jésus-Christ répandu et communiqué », le Christ étant Dieu ont pouvoir *absolu,* sans restriction ni réserve, sur les âmes des fidèles : « Hors de l'Église, point de salut », « qui n'est pas avec moi est contre moi ». Ainsi les fidèles, malgré leur individualité, et à cause d'elle, constituent-ils ensemble un même Corps Mystique et sont-ils un par l'Un, avec l'Un et dans l'Un. Ainsi existe-t-il, du moins en voie d'accomplissement, un seul troupeau et un seul Pasteur.
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Une telle société, parfaite en son ordre, ne peut exister qu'au plan surnaturel. C'est pourquoi le Christ nous ordonne de rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César. Elle exige dès lors de ses membres un esprit *vraiment* surnaturel, capable de saisir sa réalité surnaturelle et les réalités surnaturelles qu'elle englobe. Elle l'exige particulièrement des gardiens du troupeau, des clercs à tous les degrés de la Hiérarchie. Que cette mentalité surnaturelle leur soit difficile à garder, toute l'histoire de l'Église le prouve, singulièrement en ses périodes de crise. Il faut simplement en conclure que l'essence de l'Église est une essence existante qui participe aux vicissitudes temporelles de l'existence humaine et qui dès lors ne se réalise pas en toute sa perfection ici-bas. Pour qu'il y ait Église, il faut et suffit simplement que soient respectées la spécificité du surnaturel et la nette assertion du Christ que son Royaume n'est pas *de* ce monde -- bien qu'il soit *du* monde -- chez les responsables de son gouvernement et chez les fidèles, autrement dit que tout soit dans l'Église orienté vers le haut, *vers Dieu seul*. Le nombre n'importe pas ici. Il peut même être dérisoire. Il ne sera jamais nul puisque l'Église a reçu les promesses de la vie éternelle. L'essentiel est que le prêtre soit *l'homme de Dieu,* l'homme de la prière, du saint Sacrifice de la Messe, des Sacrements, de la verticale de l'âme, et qu'il soit aussi, puisqu'il est dans le temps, l'homme de tout ce qu'il y a d'éternel dans le temporel, le gardien de la loi naturelle, celui qui voit les choses telles qu'elles sont et qui les conserve en cet état. Les brebis suivront alors docilement leur pasteur sur la voie montante du surnaturel et de l'éternel où il les conduit.
S'il est vrai, comme le dit Kierkegaard avec raison, que « l'individu est la catégorie chrétienne décisive » et que l'Église, comme il dit encore, est « la communauté des Uniques » ou la communauté des solitaires, tous réunis dans la même foi et dans une même société tellement marquée du sceau de l'Absolu qu'ils ne peuvent s'en séparer ni se séparer les uns des autres sans apostasie, qu'arrive-t-il lorsque ces notions *surnaturelles* de personne, de salut, de liberté des enfants de Dieu, d'égalité de tous les hommes devant Dieu, de fraternité dans la filiation d'un même Père « qui est aux Cieux », se *désurnaturalisent*, *se désacralisent* et *se laïcisent ?* Qu'arrive-t-il lorsqu'elles dégringolent du niveau du divin au niveau de l'humain et que, de théocentriques qu'elles sont, elles deviennent anthropocentriques ? Qu'arrive-t-il lorsque le Royaume de Dieu qui n'est pas de ce monde devient la République socialiste universelle ?
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Il arrive ce que nous voyons depuis quelques siècles et surtout au nôtre. Ces notions surnaturelles perdent en se sécularisant leur caractère surnaturel, *elles ne perdent point pour autant le poids d'absolu dont elles sont lestées.* Elles deviennent les principes animateurs de cette religion séculière qui se pare frauduleusement de la dénomination de « démocratie ». L'individu, se considérant « naturellement » comme un absolu, se dresse, au nom de sa conscience individuelle proclamée transcendante à tout, au nom de cette nouvelle « morale » qui ne le fait plus dépendre que de lui-même érigé en dieu, contre la société telle qu'elle a été patiemment édifiée en fonction des vœux de la nature et de l'industrieux génie de l'homme qui en prolonge l'élan. L'individu est désormais la valeur suprême au nom de laquelle il faudra rompre tous les liens sociaux naturels qui l'unissent à autrui, l'aliènent et l'empêchent d'être individu. C'est la destruction de la société, l'avènement de la « dissociété ».
Mais l'individu ne peut pas vivre sans société. Son sort serait pire que celui d'une bête. Il est donc contraint de construire de toutes pièces *une société nouvelle,* une société composée d'individus qui ne peut dès lors être que la projection caricaturale de l'Église dans le monde, une société pourvue du même pouvoir totalitaire sur les individus qu'elle groupe et qui lui est indispensable pour maintenir sa cohésion contre l'effritement dont ils la menacent.
La laïcisation du christianisme qui s'opère dans l'histoire depuis la Renaissance, la Réforme et, d'une manière accélérée, depuis la Révolution, a provoqué ainsi l'apparition de la « démocratie » libérale dont le principe est l'autonomie absolue de l'individu et celle de 1'État totalitaire dont le communisme est l'incarnation achevée. Or, comme les individus sont perpétuellement mécontents de cette société artificielle qu'ils bâtissent, ils la refont sans cesse (c'est la fameuse « réforme des structures » !), ils deviennent des hommes révoltés, des révolutionnaires perpétuels qui accentuent à chaque innovation l'emprise totalitaire de l'État sur les citoyens jusqu'au moment inévitable où le plus révolutionnaire d'entre eux confisque à son profit la Révolution permanente, la gèle et instaure la dictature absolue de l'État. Puis le cycle recommence : la contestation de l'individu sape ouvertement ou sournoisement la puissance de l'État et celui-ci retourne à la « dissociété » qui fut son origine et d'où sortira une « nouvelle société » totalitaire.
Les idéologies complémentaires de la démocratie individualiste et du socialisme totalitaire sont des hérésies chrétiennes qui devaient se retourner contre l'orthodoxie et combattre l'Église catholique qui en a la garde. Nous les voyons à l'œuvre depuis le XVIII^e^ siècle. Il n'est pas exagéré de prétendre que toutes les révolutions politiques et sociales que nous connaissons depuis lors sont en dernière analyse des guerres de religion.
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Maritain l'a dit avant nous : « Les idées révolutionnaires ne sont pas des idées chrétiennes, mais ce sont des corruptions d'idées chrétiennes. A ce point de vue, il est vrai de dire que la Révolution ne sait rien inventer et qu'il lui a fallu tout emprunter à son vieil ennemi le Christianisme... La raison de ce processus d'affalement et de dégradation subi par les idées chrétiennes au cours des temps modernes... est fort claire. C'est que le Christianisme ne conserve son essence et sa vie que dans l'Église. La laïcisation du christianisme, qui a commencé à la Réforme, a donc eu pour conséquence une corruption simultanée de celui-ci. *Or un ferment divin corrompu ne peut être qu'un agent de subversion d'une puissance incalculable...* Qu'on regarde comme naturel ce qui est de la grâce et qu'on prétende en même temps en conserver le fantôme et l'imposer aux choses, alors on entreprendra de substituer de force un autre ordre à l'ordre de la nature, et l'on ruinera l'ordre naturel, au nom d'un principe divin et d'une vertu divine : c'est toute la Révolution. »
Le propre d'une hérésie étant d'arracher des adeptes à l'orthodoxie, la démocratie libérale et le socialisme totalitaire, dans leurs formes extrêmes comme en leurs formes mitigées, ont tenté de réduire l'influence de l'Église dans le monde, non seulement en creusant entre elle et la société en voie de laïcisation totale un vide grandissant par la séparation de l'Église et de l'État, mais surtout en se présentant aux hommes comme des doctrines de salut et comme des systèmes capables de restaurer le Paradis terrestre par la prédication du nouvel Évangile de la liberté, de l'égalité et de la fraternité sécularisées. Les idéologies politiques modernes sont des religions qui se substituent à la religion chrétienne. Elles usent de formules chrétiennes vidées de leur contenu surnaturel et les rabattent sur une religion du monde et de l'homme dont elles monopolisent les dogmes et la morale jusqu'à jeter l'anathème et mettre au ban des nations ceux qui ont l'audace de les critiquer ou de les rejeter. Quiconque n'est pas démocrate, social, socialiste, ou ne fait pas semblant de l'être au moins un peu, est frappé d'ostracisme.
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C'est ainsi que le chrétien et, particulièrement, le prêtre s'est senti peu à peu isolé de la société démocratique et socialiste dont le triomphe le narguait, et qu'il s'est enfermé dans l'Église « comme dans un ghetto », selon la formule accréditée du P. Congar.
Les murs de ce ghetto ne cessent de s'épaissir au cours du siècle, se transformant même en parois de catacombes dans les pays en proie à l'idéologie communiste. Ils empêchent ou, en tout-cas, entravent l'Église dans sa mission d'annoncer aux hommes la bonne nouvelle du salut.
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Pour la première fois dans l'histoire, l'Église se trouve en face d'un César, d'un type d'État et de société, qui se revêt, comme elle et contre elle, d'attributs religieux, et qui oppose à la religion de l'Homme-Dieu la religion du dieu-homme. Pour la première fois dans son histoire, comme l'a vu avec une acuité non-pareille saint Pie X, cette hérésie religieuse et révolutionnaire est parvenue *non seulement à isoler l'Église, mais à pénétrer en elle* (*in ipso sinu gremioque Ecclesiae*) de manière à transformer en agresseurs les défenseurs de la place assiégée. Le diagnostic de l'encyclique *Pascendi* relative au modernisme vaut à plus forte raison pour le progressisme actuel qui accentue cette félonie et ne vise plus seulement à réconcilier l'Église avec le monde livré à l'hérésie, mais à faire basculer entièrement l'Église dans le monde livré à l'hérésie et à consolider définitivement la victoire de l'hérésie.
A vrai dire, la tentation est grande. Elle est immense. Elle est inévitable. Le propre du chrétien est d'être tenté par le monde : l'Évangile le répète inlassablement. Le propre du clerc qui a pouvoir dans l'Église et sur les âmes est d'être tenté par César et de vouloir étendre sa guidance et son autorité au-delà du surnaturel où elles s'exercent légitimement. Il faut aller plus loin et, abandonnant toutes les explications psychologiques et humaines dont la pertinence est courte, en appeler à la raison *théologique :* le propre du prêtre est d'être tenté par le monde parce que le propre du prêtre est d'être tenté par le Prince de ce monde, et Jésus-Christ lui-même, Grand-Prêtre à jamais entre tous les prêtres, a été soumis à cette tentation.
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Relisons l'Évangile de Matthieu (4, 8-11) : « Le diable -- le menteur, le trompeur, celui qui fait prendre les constructions de l'esprit pour la réalité -- de nouveau emmena Jésus sur une montagne très élevée, et lui montrant tous les royaumes du monde (*omnia regna mundi*), avec leur gloire, il lui dit : « Je te donnerai tout cela si, tombant à mes pieds, tu m'adores ». (*Haec omnia tibi dabo si, cadens, adoraveris me.*) Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan, car il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul (*et illi soli servies*) -- voilà qui nous change du service de l'homme et du monde ! --. Alors le diable le laissa et voilà que des anges s'approchèrent pour le servir. »
Toute vie en société et tout « royaume du monde » peut déchaîner la volonté de puissance de l'homme. Seul le Royaume de Dieu, qui est surnaturel, échappe à cette loi, parce que personne ne peut, au niveau de la perfection surnaturelle, usurper la place de Dieu : la grâce exclut tout empiètement.
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La volonté de puissance, toujours prête à se déclencher chez le clerc, qui, étant médiateur entre Dieu et l'homme, peut, aisément et frauduleusement, utiliser sa situation pour étendre son emprise sur l'homme vivant dans les sociétés autres que l'Église, se trouve tout de même endiguée et quasi tarie dans un système social tel que l'Ancien Régime, dont les membres constitués en ordres puissants contrebalancent la puissance temporelle de l'Église. Il n'en est pas de même de la « dissociété » moderne ou des États socialistes fondés sur la force et toujours enclins à la dissociation. Les individus rassemblés dans des groupements artificiels n'offrent aucune résistance à la propagande idéologique qui essaie de les masser en une seule et même conception imaginaire de la vie. Cette caricature hérétique du christianisme obtenue par rabattement de la verticale du surnaturel sur l'horizontale de l'humain n'a été jusqu'à présent l'œuvre que d'ignorants et d'imitateurs grossiers. Quelle tentation de se substituer à eux avec toute la connaissance de l'âme humaine dont on dispose encore et toute la puissance qu'on détient sur le troupeau docile ! Demain, il sera trop tard. Les hérétiques, pour peu qu'on les laisse encore faire, auront remporté la victoire. Pour la leur ravir, il n'est qu'un moyen : *s'armer de la puissance que conserve le nom de Dieu chez les hommes et leur promettre simultanément le salut éternel et le salut temporel par la démocratie et par le socialisme.* La conjugaison de la religion chrétienne et de l'idéologie politique possède une force et exerce une fascination que ni l'une ni l'autre ne possède isolément. *Refaire la société disparue, construire un Nouveau Régime* qui se fait attendre depuis la chute de l'Ancien, est l'aspiration la plus profonde de l'homme moderne. La démocratie et le socialisme échouent parce qu'ils refusent la collaboration du christianisme. Il s'agit de faire mieux qu'eux et par le MASDU, par un mouvement d'animation spirituelle de la démocratie universelle, d'établir le Royaume de Dieu sur la terre et, par un totalitarisme intégral qui va de l'économique et du social jusqu'au religieux, combler toutes les exigences de la conscience humaine d'être tenue, selon le vœu de Marx, comme la plus haute divinité.
Ainsi le clerc sera-t-il dieu, pasteur d'un troupeau de dieux. Disposant de l'énorme potentiel d'énergie religieuse accumulée dans l'humanité tant par le christianisme que par les hérésies chrétiennes accumulées dans le progressisme religieux et dans le progressisme politique, il s'imagine pouvoir accomplir le vœu essentiel et jamais exaucé de la Révolution : bâtir la société nouvelle où les hommes seront libres, égaux et frères et supplanter ainsi tous ses autres concurrents révolutionnaires. La « nouvelle » Église, l'Église en « mutation », l'Église postconciliaire et sécularisée en sera le modèle. Il suffit de projeter dans cette masse malléable qu'est l'humanité d'aujourd'hui la forme de cette Église vouée au culte de l'homme pour voir naître le Royaume de Dieu sur la terre ! Comment la volonté de puissance cléricale ne serait-elle pas fascinée par cette promesse : *Haec omnia tibi dabo.*
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Mais il faut payer le prix : *Si CADENS adoraveris me.* Le prix est l'identification du christianisme, de la démocratie et du socialisme, l'homogénéisation de la religion de Jésus-Christ et de la religion de l'homme ; la fusion de l'orthodoxie et de l'hérésie ; la négation du principe d'identité ; l'INÉVITABLE CHUTE de la caricature du salut dans la réalité de la perdition, qui sanctionne toujours l'exécution de l'IMPOSSIBLE. N'hésitons pas : payer le prix c'est contribuer à la construction d'un monde entièrement soumis au Prince de ce monde.
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Nous n'exagérons nullement. Cette volonté de puissance qui consiste à tirer une Église nouvelle et une société nouvelle de la seule subjectivité humaine en utilisant les énergies religieuses dont elle assure l'orientation, est tranquillement étalée, *comme si elle allait de soi et que tous devaient s'incliner devant elle,* dans l'extraordinaire *Déclaration* des Cardinaux et des Évêques du Conseil permanent de l'Église de France, publiée le 20 juin 1968, au lendemain de la Révolution communiste de mai. « Comme l'ont déjà souligné l'Archevêque de Paris et de nombreux évêques, par delà l'explosion soudaine des contestations, il s'agit d'un mouvement de fond d'une ampleur considérable. Il appelle à *bâtir une société nouvelle,* où les rapports humains s'établiront *selon un mode tout différent.* Cette *société nouvelle,* les Évêques de France sont d'autant plus disposés à l'accueillir que le Concile, sensible à la *mutation du monde,* en avait pressenti *l'exigence* et fixé les conditions essentielles. Par ailleurs, depuis longtemps, des chrétiens, jeunes et adultes de tous les milieux, présents dans les structures temporelles, leur faisaient part de leurs inquiétudes et de leurs recherches. » C'est exactement l'écho du mentor -- ne trébuchons pas sur la dernière syllabe ! -- de l'Église de France, l'évêque Schmitt de Metz, auteur des six propositions que Jean Madiran a dégagées de la « religion du progrès » qu'il professe : 1°) la transformation du monde (mutation de civilisation) enseigne et impose un changement dans la conception même du salut apporté par Jésus-Christ. 2°) La transformation du monde nous révèle que la pensée de l'Église sur le dessein de Dieu était, avant la présente mutation, insuffisamment évangélique. 3°) La foi écoute le monde. 4°) La socialisation n'est pas seulement un fait inéluctable de l'histoire du monde. Elle est une grâce. 5°) Aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre l'idéal évangélique de vie fraternelle. 6°) Dans un monde tourné vers la prospective, l'espérance des chrétiens revêt sa pleine signification » ([^12]).
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Ces six propositions, comme la Déclaration précitée du reste, se ramènent à une seule : « L'Église, désormais pleinement évangélique et tournée vers le monde, appelle, de toute son espérance surnaturelle, l'avènement du socialisme, réalisation achevée de l'idéal évangélique de vie fraternelle, et participe à son édification. » Plus brièvement : « L'Église nouvelle bâtit la Cité socialiste de l'avenir dont les collèges épiscopaux assumeront la direction démocratique. » Nous pourrions citer d'autres déclarations analogues et tout aussi explicites : s'en détachent les proclamations bien connues de certains évêques et prêtres brésiliens avides de chausser les bottes des militaires au pouvoir.
C'est là « le rapprochement blasphématoire entre l'Évangile et la Révolution » dont parle saint Pie X à propos du modernisme politique. L'Évangile sécularisé et mondanisé se transforme en instrument de subversion, comme il le prévoyait.
Cette dégradation du surnaturel à des fins révolutionnaires est encore une fois le fruit de l'idée subjective, humaine, trop humaine qu'on se fait de l'Évangile et qu'on substitue à l'Évangile lui-même. L'appel à la *conversion* de l'individu au surnaturel se mue en *insurrection* de l'individu contre la société. La destruction de la société provoque la construction d'une « société nouvelle » qu'on veut conforme à cette idée subjective dont on est le maître, exactement comme l'artiste est le maître de la forme qu'il veut imprimer à la matière. Rien n'attire plus la volonté de puissance que cette perspective d'imprimer dans la masse amorphe des individus privés de toute société et, par suite, de tout moyen de défense, la forme d'un Évangile dégradé qui s'auréole encore des prestiges divins.
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Saint Pie X ne nous parle pas de la volonté de puissance des modernistes, gonflée chez les progressistes jusqu'à l'éclatement. Il fait mieux : il dénonce leur orgueil. « L'orgueil ! Il est, dans la doctrine moderniste comme chez lui ; de quelque côté qu'on s'y tourne, tout lui fournit un aliment, et il s'y étale sous toutes ses faces. Orgueil, assurément, cette confiance en eux qui les fait s'ériger en règle universelle. Orgueil, cette vaine gloire qui les représente à leur fait dire, hautains et enflés d'eux-mêmes : Nous ne sommes pas comme le reste des hommes ([^13]), et qui, afin qu'ils n'aient pas, en effet, de comparaison avec les autres, les pousse aux plus absurdes nouveautés.
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Orgueil, cet esprit d'insoumission qui appelle une conciliation de l'autorité avec la liberté. Orgueil, cette prétention de réformer les autres, dans l'oubli d'eux-mêmes, ce manque absolu de respect à l'égard de l'autorité, sans en excepter l'autorité suprême. Non, en vérité, nulle route qui conduise plus droit ni plus vite au modernisme que l'orgueil. Qu'on nous donne un catholique laïque, qu'on nous donne un prêtre, qui ait perdu de vue le précepte fondamental de la vie chrétienne, savoir que nous devons nous renoncer à nous-mêmes si nous voulons suivre Jésus-Christ, et qui n'ait pas arraché l'orgueil de son cœur, ce laïque, ce prêtre est mûr pour toutes les erreurs du modernisme. »
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Ce n'est assurément pas la nouvelle Liturgie aux destinées de laquelle l'archevêque Dwyer de Birmingham a présidé et qu'il qualifie de « révolutionnaire » qui contiendra la poussée de la volonté de puissance chez les clercs. La Liturgie traditionnelle était le renouvellement du saint Sacrifice de la Croix, accompli par Notre-Seigneur lui-même présent sur l'autel. L'officiant s'effaçait avec humilité devant la divine Présence. Les ornements mêmes dont il était revêtu, le métal précieux des vases sacrés, la pompe grandiose de la cérémonie, tout contribuait à dissoudre la personnalité du prêtre dans celle dont il est le représentant. Dans l'ancienne Messe, le prêtre s'efface jusqu'à disparaître devant Dieu, réalisant ainsi la parole même de saint Jean-Baptiste : « Il faut qu'il croisse et que je diminue. » De fait, le fidèle n'avait jamais son attention attirée vers le prêtre : importait seulement ce qu'un Autre, invisible et pourtant là, faisait par la médiation du clerc. C'est exactement le contraire dans la nouvelle Liturgie. Le prêtre n'est plus un médiateur dont le propre est de disparaître devant Celui dont il est le médiateur. Il est, comme le définit le nouvel Ordo Missae, « le président de l'assemblée des fidèles », celui qui est à leur tête, qui se fait voir sur son trône et dont tous les gestes et les paroles sont suivis. En bien des cas, il parade, il se donne en spectacle, il s'écoute : il est la vedette d'une tragédie où la Présence divine s'efface devant la présence humaine de l'acteur. Nous sommes au théâtre, voire à l'opéra ou au music-hall, voire même à une séance de ballets, où tout est fait pour *divertir* le spectateur, c'est-à-dire pour le détourner du Sacrifice qui s'accomplit sur l'autel. C'est pourquoi la liturgie du Sacrifice s'amenuise jusqu'à disparaître devant la liturgie de la Parole et la liturgie du Repas eucharistique où chacun, en se communiant soi-même, remplit à son tour le rôle d'un acteur. Tout devient un spectacle dont le prêtre est le protagoniste, l'étoile, le chef d'orchestre, la vedette et parfois, hélas, l'histrion et le cabotin.
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La volonté du prêtre moderne et progressiste d'être « un homme comme un autre », exacerbe d'autant plus sa volonté de puissance qu'il lui est impossible de le devenir. Il est pasteur et guide pour l'éternité dans l'ordre surnaturel. Il le reste lorsqu'il veut, selon l'expression accréditée chez les progressistes, « plonger en pleine pâte humaine et en être le levain ». Aussi voyons-nous sans étonnement tous les adeptes de la « déclergification » se livrer passionnément à la propagation des idées les plus révolutionnaires. Ils sont les apôtres de la religion de l'homme. Ils n'ont de cesse d'avoir occupé tous les postes de commande des moyens de communication sociale. Ils sont partout sur tous les tréteaux tant le prurit les démange d'exercer une influence sur les hommes. « Ce qu'on leur reproche comme une faute, disait saint Pie X des modernistes, c'est ce qu'ils regardent au contraire comme un devoir sacré. En contact intime avec les consciences, mieux que personne, sûrement mieux que l'autorité ecclésiastique, ils en connaissent les besoins : ils les incarnent pour ainsi dire en eux. Dès lors, ayant une parole et une plume, ils en usent publiquement, c'est un devoir. Que l'autorité les réprimande tant qu'il lui plaira : ils ont pour eux leur conscience et une expérience intime qui leur dit avec certitude que ce qu'on leur doit, ce sont des louanges, non des reproches. Puis ils réfléchissent que, après tout, les progrès ne vont pas sans crise, ni les crises sans victimes. Victimes, soit ! ils le seront, après les prophètes, après Jésus-Christ. » Le Saint-Père ne se trompait que sur un point : les victimes d'hier sont devenues les bourreaux d'aujourd'hui qui imposent avec allégresse le carcan de leur prophétisme frénétique aux fidèles stupéfiés par leur audace.
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Comme nous l'avons montré, démontré et redémontré, *le progressisme chrétien est l'hérésie moderniste portée à son paroxysme et triomphante dans l'Église*, à des degrés divers, jamais nuls, qui vont de l'exhibition insolente à la concession larvée. Il est le dernier produit de la décomposition du christianisme. *Son origine est intellectuelle :* le refus de voir les choses telles qu'elles sont. *Son terme est la construction d'une société nouvelle régie par la volonté de puissance des clercs*.
Vaine tentative au demeurant. C'est notre seule consolation, outre la prière. Refuser de voir les choses telles qu'elles sont, les voir telles qu'elles ne sont pas, c'est leur substituer des entités fictives qui ne prendront jamais corps, sauf par la violence, et la violence ne dure pas. Bâtir une société réelle avec des moellons imaginaires est donc une tâche impossible.
Aucune volonté de puissance, fût-ce celle du Grand Inquisiteur, ne pourra parvenir à faire du réel avec de l'imaginaire. L'écroulement de l'Église des Nuées est fatal.
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En attendant, il faut rester ferme dans la foi, selon l'adjuration de l'Apôtre : *Vos autem resistite fortes in fide*. Saint Thomas nous dit que la vertu cardinale de force consiste en deux activités connexes : *resistere*, résister à tout ce qui excite la crainte ; *aggredi*, poursuivre avec audace ce qui ne peut être abattu que par l'audace, et qu'elle est couronnée par une troisième : *sperare*, l'espérance. Elle a son pendant évangélique dans la vertu surnaturelle d'*hypomoné*, de patience et de résistance aux épreuves. Pratiquons-les. *Patience* est le mot-clef de l'Évangile. Sainte Thérèse d'Avila nous l'assure : « La patience tout obtient. » Il est vraisemblable, en effet, que nous ne sommes pas au bout de nos peines et que la grande hérésie n'a pas fini d'exercer ses ravages dans l'Église. Le temps vient où l'Église, ou plutôt ce qui en restera, lancera vers le Ciel le cri du Christ expirant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? » Ce moment sera celui de la résurrection.
Telle est la foi des chrétiens, nous dit Bossuet. L'Église a reçu la promesse de la vie éternelle. « C'est ainsi qu'il faut croire à cette promesse avec Abraham, « en espérance contre l'espérance », et croire enfin que l'Église conservera sa succession et produira des enfants même quand elle paraîtra épuisée par un long âge. »
Marcel De Corte,
professeur à l'Université de Liège.
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### Éléments pour une philosophie du réel
*Chap. IV -- suite*
par le Chanoine Raymond Vancourt
#### IV. § 2. La découverte des exigences de la pensée rationnelle.
Les savants ne confondent pas les convictions personnelles avec les affirmations valables pour tous, parce que justifiées au tribunal de la raison. Mais qui leur a appris à faire cette distinction, sinon les philosophes ? Insatisfaits des croyances reposant sur la seule tradition, les penseurs de l'Hellade ont cherché comment parvenir à des propositions qu'on puisse démontrer aux autres et à soi-même ; ils ont ainsi pris conscience des caractères et des exigences de la pensée rationnelle. Cette découverte, sans laquelle les sciences n'auraient pas été possibles, fut, en un sens, l'œuvre de la philosophie, laquelle a, de la sorte, frayé la voie aux disciplines scientifiques. Aussi devons-nous y prêter une grande attention.
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On a parlé à son propos de « miracle grec ». D'après Burnet, les sages d'Ionie, au VI^e^ siècle avant notre ère, auraient eu la révélation de ce qu'est la raison. Une révélation survenue sans que le contexte social, politique, économique l'ait préparée et qui serait due « aux qualités d'intelligence exceptionnelles » du peuple grec, à « son esprit d'observation joint à la puissance du raisonnement ».
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Cette révélation aurait constitué une rupture brutale avec la pensée mythique antérieure et supprimé le principal obstacle à l'avènement de nos sciences et de nos techniques, lesquelles allaient conférer aux Européens la suprématie sur les autres peuples, contraints désormais, pour recouvrer leur indépendance, d'adopter le « canon occidental de la raison » ([^14]).
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Cette interprétation est, de nos jours, fortement contestée. Déjà en 1912, Cornford lui reprochait de méconnaître les liens étroits de la physique ionienne avec les conceptions mythiques antérieures ; d'oublier que la pensée rationnelle s'est formée à partir de la pensée mythique en même temps que contre elle ([^15]). L'une et l'autre s'occupent d'un même problème Comment un monde ordonné a-t-il pu surgir du chaos ? Et pour le résoudre, les cosmologies utilisent le matériel conceptuel des religions. Derrière les *éléments *: l'eau, le feu, etc., se profile la figure d'anciennes divinités, facilement identifiables sous le vêtement métaphysique dont on les affuble ([^16]).
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Cette continuité entre le mythe et les premiers pas de la pensée rationnelle ne doit pas cependant masquer ce qui les distingue. Les mythes racontent comment le cosmos a succédé au chaos grâce « aux actions ordonnatrices du roi ou du dieu, telles que le rite les mimait » ([^17]).
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Ils apportent la réponse à une question non explicitement formulée, mais seulement vécue ; en d'autres termes, *le problème se trouve résolu avant d'avoir été posé.* Les physiciens ioniens procèdent autrement. Ils ne se contentent pas de vivre au sein d'un univers réputé harmonieux, mais *s'interrogent* à son sujet. « L'ordre naturel des choses et les faits atmosphériques réguliers se présentent dorénavant comme des questions sur lesquelles la *discussion* est ouverte » ([^18]), et qu'on s'efforce de trancher en recourant à des réalités tangibles, présentées sous une forme abstraite : *le* froid, *le* chaud, *le* sec etc., et considérées comme le fond permanent de tout ce qui existe. Le langage ne décrit plus seulement notre insertion dans le milieu physique et culturel, mais exprime les problèmes que ce milieu suscite. Cela suppose une prise de conscience des ambiguïtés du réel, la volonté de trouver une explication satisfaisante pour l'esprit et que tous pourront admettre. Dès ses premiers pas, la pensée rationnelle laisse ainsi entrevoir ce qui l'oppose à la mentalité mythique.
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Qu'est-ce qui a provoqué ce changement d'attitude ? -- En appeler aux « qualités exceptionnelles » des Grecs ne fait pas comprendre pourquoi elles se sont manifestées seulement à partir du VI^e^ siècle. On n'éclaire pas davantage le mystère en recourant à une nécessité d'ordre logique qui, conformément au schéma d'A. Comte, aurait fait passer de l'âge religieux à l'âge métaphysique ; pourquoi, en effet, la mutation s'est-elle effectuée à cette époque plutôt qu'à une autre ? -- Quand on veut rendre compte d'une réalité historique -- et l'émergence de la pensée rationnelle au VI^e^ siècle en constitue une de première grandeur -- ; quand on veut, dis-je, en rendre compte *scientifiquement,* il faut chercher des causes réelles, concrètes, dont on puisse constater l'efficacité. En trouve-t-on de telles à la source du soi-disant miracle grec ?
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Les transformations politiques qui donnèrent naissance à la cité classique semblent avoir joué un rôle important dans cet événement. La royauté de type oriental disparaît vers la fin du VII^e^ siècle pour faire place à la démocratie. Désormais le pouvoir appartient à l'assemblée des hommes libres, à laquelle s'agrégeront bientôt les petits paysans propriétaires de leurs champs.
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Possédant en commun l'autorité, ils doivent, à moins d'accepter l'anarchie, s'entendre sur les buts à poursuivre et les moyens à prendre pour les atteindre. Il leur faut, par conséquent, dialoguer. La parole se voit ainsi promue au rang d'instrument politique privilégié ; et tout naturellement, on cherche les règles auxquelles la discussion doit se plier pour engendrer l'accord des esprits, condition indispensable à l'existence harmonieuse et pacifique de la cité. C'est donc, pour une part du moins, grâce à l'évolution d'où est sortie la cité classique qu'on a pris conscience, en Grèce, des exigences de la pensée rationnelle.
D'autres facteurs, plus ou moins liés au précédent, ont pu également jouer un rôle : l'invention de la monnaie, du calendrier, de l'écriture alphabétique ; le développement de la navigation et du commerce ([^19]). Il ne semble pas toutefois que la technique y ait été pour grand-chose et on commettrait sans doute un anachronisme, en voyant, dans la découverte de la raison, un simple reflet de la situation économique et sociale du peuple grec ([^20]). Gardons-nous enfin d'oublier que cette découverte fut l'œuvre d'une lignée de penseurs depuis Thalés jusque Platon et Aristote, et de méconnaître l'apport de chacun d'eux. Mais, quoiqu'il en soit de la complexité des facteurs qui sont intervenus, il n'en demeure pas moins que la prise de conscience des exigences de la pensée rationnelle a été provoquée et facilitée par la nouvelle organisation politique du monde grec au VI^e^ siècle. En ce sens, on peut dire que « la raison est fille de la cité » ([^21]).
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Toutefois, cette formule ne doit pas être comprise de travers. La raison est présente dans l'humanité dès les origines. Si elle ne l'était point, rien, pas même la vie en commun, quelle qu'en soit la forme, ne pourrait l'engendrer. Elle n'émane ni du biologique, ni du social. Elle est, à certains égards, un absolu, un fait premier qu'on ne peut déduire de quoi que ce soit ; elle ne dérive point de la matière, car « de tous les corps pris ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée » ([^22]). La vie collective, loin de constituer la source ontologique de la raison, en est plutôt le produit. De ce point de vue, la raison n'est pas la fille, mais la mère de la cité ([^23]). On doit cependant admettre que la raison n'apparaît, au commencement de l'humanité, que comme un germe dont on n'entrevoit pas encore les développements ultérieurs ; une virtualité qui ne manifeste pas tout de suite ce dont elle est capable. En ce sens, la raison existe d'abord « en puissance », « en soi », avant d'exister « pour soi », c'est-à-dire avant de prendre conscience de sa nature et de ses conditions d'exercice. On peut, par conséquent, parler d'une histoire, d'un devenir de la raison et tenter d'en fixer les principales étapes. Au début, l'activité de l'esprit se déroule d'une manière confuse, enténébrée, la pensée rationnelle se trouvant comme submergée par les sensations, les images, la sensibilité, l'inconscient ([^24]). Elle construit alors des mythes, « récits d'origine populaire et *non réfléchie *»*,* tentatives maladroites pour expliquer la nature et la société. Il lui arrive aussi, pendant cette période, d'engendrer un savoir plus positif, tel celui qui a conféré aux hommes du néolithique la maîtrise « des grands arts de la civilisation : poterie, tissage, agriculture et domestication des animaux » ([^25]). Mais même lorsque l'activité rationnelle s'exerce « à l'état sauvage », elle se soumet à des lois, en particulier au principe d'identité, dont l'influence se constate aussi bien dans le langage que dans l'organisation de la vie collective ([^26]). A ce stade inférieur, la raison, encore que rivée à la sensation, à l'image, à l'inconscient, à l'affectivité et comme étouffée par ces composantes irrationnelles, n'en suffit pas moins à conférer à l'homme une place de choix au sein de l'univers ; elle lui permet de créer des cultures qui se superposent à la nature.
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On entrevoit mieux désormais ce que signifie l'invention de la raison par les Grecs. Elle a consisté dans une prise de conscience des exigences auxquelles doit se soumettre la pensée rationnelle. Cette prise de conscience a été suscitée par des circonstances favorables, d'ordre politique surtout, qui étaient elles-mêmes le produit de 1'activité de penser. En créant ces circonstances, la raison s'est mieux rendue compte de ce qu'elle était ; dans une certaine mesure, à travers ses propres œuvres, elle est devenue transparente à elle-même par une sorte d'auto-révélation. Bref, proclamer que les Grecs ont découvert la raison ne signifie pas qu'elle n'existait point auparavant, mais, seulement qu'ils ont été les premiers, grâce à des conditions favorables issues de la raison, à se rendre compte de la structure et des exigences de la pensée rationnelle ([^27]).
Au terme de cette découverte, comment leur est apparue la raison ? Comme une activité de connaissance qui s'exerce sur des réalités indépendantes d'elle et, par conséquent, ne se nourrit pas de sa propre substance ([^28]). Cette activité est intimement liée au langage. Elle en a besoin pour ne pas sombrer dans la confusion ; et, inversement, le langage, sans la pensée, deviendrait du psittacisme.
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Pour les Grecs ([^29]), les catégories et les principes de la raison sont simultanément des catégories et des lois de l'être, de la pensée et du langage. L'activité de la raison engendre des concepts qui désignent les propriétés stables des réalités de ce monde, permettent de différencier ces réalités les unes des autres et de les classer. Dans le jugement, la raison les met en relation et cette mise en relation s'effectue conformément à des lois fondamentales, tel le principe d'identité ou de non-contradiction, qui s'impose simultanément au réel, à la pensée et au langage. Pour Aristote, affirmer que A n'est pas A, que la table n'est pas la table, c'est ne rien affirmer du tout et ne rien penser. Et si on est incapable de croire sérieusement que A n'est pas A, cela tient à ce que le réel lui-même ne peut comporter en même temps et sous le même rapport des attributs qui s'excluent ([^30]). Leur découverte de la raison, non seulement a incité les Grecs à ne plus faire intervenir le merveilleux dans l'explication des phénomènes, mais leur a appris à rompre « avec la logique de l'ambivalence », à introduire dans le discours la cohérence interne, « par une définition rigoureuse des concepts, une nette délimitation des plans du réel, une stricte observance du principe d'identité » ([^31]).
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En prenant conscience des exigences de la pensée rationnelle, les Grecs découvraient les bases sur lesquelles repose la connaissance scientifique. Celle-ci, en effet, implique un effort pour scruter les secrets du réel et en dégager les structures, effort guidé par des règles immuables, tels les principes de contradiction et de causalité. A une époque comme la nôtre, où, depuis plus de cinquante ans, la conception héraclitéenne du monde tend à dominer et à conférer la priorité à la mobilité du réel et de la pensée, on serait facilement porté à minimiser la valeur de l'idée que les Grecs se faisaient de la raison, à la juger trop « statique ». De nos jours, on se défie d'une raison soumise à des lois fixes ; on préfère la considérer comme un dynamisme emporté par le tourbillon du perpétuel devenir. Cette prise de position résulte d'une grave équivoque, dont les conséquences théoriques et pratiques s'avèrent considérables et sur laquelle il nous faudra, à plusieurs reprises, tenter de faire la lumière.
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Pour le moment, rappelons seulement que les sciences ne peuvent se passer de la raison, telle que les Grecs la concevaient, ni des principes qui en constituent l'armature. Ces principes sont indispensables à la pensée, encore qu'il leur arrive d'être appliqués de travers ([^32]). Quant aux méthodes pour interroger la nature, même si elles se sont beaucoup affinées depuis le VI^e^ siècle, elles n'en consistent pas moins toujours fondamentalement dans un appel à l'expérience, considérée comme le juge suprême de la valeur de nos connaissances scientifiques. Et l'art de raisonner juste, de tirer des conclusions correctes à partir de prémisses solidement établies, est demeuré essentiellement ce qu'il était au temps d'Euclide et d'Archimède. -- En découvrant les exigences incoercibles de la pensée rationnelle, les Grecs ont, par conséquent, posé les bases sur lesquelles reposent les sciences et frayé la voie à celles-ci. -- Ont-ils eux-mêmes cheminé très loin dans cette voie ? -- C'est une autre affaire.
#### IV. § 3. Pourquoi les Grecs n'ont pas développé les sciences.
La découverte par les Grecs de la raison leur a permis de construire des philosophies remarquables dont nous sommes imprégnés ([^33]). Même ceux de nos contemporains qui les déclarent périmées en dépendent encore par leur façon de poser les problèmes et la terminologie qu'ils continuent d'employer ([^34]). L'invention du *Logos* et la naissance de la philosophie apparaissent tellement liées qu'on peut les envisager comme un seul événement, résultat des transformations politiques, juridiques, économiques du monde hellène au VI^e^ siècle. Cette origine commune explique sans doute pourquoi la philosophie s'est confondue, peu ou prou, avec la morale et la politique et n'a pas été considérée comme un savoir purement théorique ;
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on attendait d'elle une contribution au bon fonctionnement de la cité et elle apparaissait simultanément comme une *théorie* et une *praxis.* Elle n'en a pas moins pris rapidement conscience de ses problèmes spécifiques : nature de l'être, rapports de l'être et de la connaissance. Il nous faudra examiner de près les relations qu'entretint, dès le début, la philosophie, avec la morale et la politique ; pour le moment, il suffit de constater un fait indubitable : la découverte de la raison est allée de pair, chez les Grecs, avec un prodigieux essor de la philosophie. Même ceux qui leur reprochent d'avoir lancé celle-ci dans une mauvaise direction ne peuvent le nier.
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La situation est différente en ce qui concerne les sciences, dont les Grecs avaient également posé les assises en découvrant les exigences de la pensée rationnelle. Certes, à partir de la fondation du Lycée vers 335 avant Jésus-Christ, on voit naître un ensemble de disciplines méthodiques qui se substituent au fatras antérieur. Cette époque, en mathématique et en astronomie, « atteignit un niveau qu'on ne devait plus revoir avant le XVI^e^ siècle ; et elle fit les premiers efforts systématiques de recherche en de nombreux autres domaines : la botanique, la zoologie, la géographie, l'histoire du langage, de la littérature et des institutions humaines » ([^35]). Mais les Grecs ne continuèrent pas sur leur lancée. Le progrès s'arrêta, alors que, comme le dit Nietzsche, « toutes les conditions premières pour une civilisation savante, toutes les méthodes scientifiques étaient déjà là » ([^36]). Cette stagnation constitue un des problèmes majeurs de l'histoire universelle ([^37]).
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On a tenté de le résoudre tantôt en soulignant de préférence les facteurs idéologiques qui ont pu, dans l'Hellade, contrecarrer l'essor scientifique ; tantôt, sans nier pour autant l'influence de ces facteurs, en mettant l'accent sur des causes plus concrètes, plus tangibles.
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Nous cultivons les sciences dans l'espoir de dompter la nature ; nous ne considérons donc point celle-ci comme intouchable ; nous revendiquons, au contraire, sans hésiter, le droit de la transformer au mieux de nos intérêts. L'idée que les Grecs avaient de la nature ne les empêchait-elle point d'adopter cette attitude, condition essentielle pour le développement des sciences ? -- Il semble que si. -- Les habitants de l'Hellade conféraient à l'univers un caractère sacré ; le divin était partout : dans les plantes, les animaux, les vagues de la mer, le bruissement du vent à l'intérieur des bosquets. Platon, Aristote et les stoïciens ne font que rationaliser cette croyance primitive, lorsqu'ils enseignent que les réalités d'ici-bas, malgré leur imperfection, sont imprégnées par les Idées, le Bien, l'Un, les Formes, le *Logos *; et les philosophes se donnent pour tâche de retrouver les traces de l'Absolu dans notre monde sublunaire. Ce monde est ce qu'il doit être. L'homme lui est, en un sens, subordonné, et l'art de vivre consiste à s'accommoder de l'ordre des choses, non à vouloir le changer ([^38]).
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L'idée de commander à la nature, fût-ce en lui obéissant, apparaît téméraire et Prométhée compte parmi les réprouvés des enfers ([^39]). Rien de plus étranger à la mentalité des Grecs que la prétention de refaire l'univers. Par conséquent, s'ils n'ont pas développé les sciences expérimentales, ce n'est point, à vrai dire, parce qu'ils en étaient incapables, mais plutôt parce qu'ils ne l'ont pas voulu, leur *Weltanschauung* les détournant d'une telle entreprise ([^40]).
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Cette interprétation renferme une part de vérité. Pour se livrer à des recherches intellectuelles, il faut s'y intéresser, au sens le plus large du terme. Mais on ne peut s'y intéresser que si elles répondent aux besoins, aux aspirations, à la mentalité d'une société, à ce que les Allemands appellent son *ethos,* c'est-à-dire l'ensemble des évaluations conscientes et inconscientes qui lui sont propres et dessinent en quelque sorte les cadres généraux à l'intérieur desquels se déroule l'activité des individus. Si les Grecs considéraient la nature comme sacrée et intouchable, ils ne devaient guère être enclins à poursuivre des recherches, destinées finalement à faire porter sur elle une main sacrilège. Toutefois, cette explication prête à des objections. L'homme et la cité ne présentent-ils point, tout comme la nature, un caractère divin ?
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Et pourtant les philosophes, à commencer par Platon et Aristote, enseignent qu'on a, non seulement le droit, mais le devoir de travailler à transformer ces réalités, à les rendre plus rationnelles, en vue de diminuer, en agissant sur leurs causes sociales et psychologiques, les maux dont souffre l'humanité ([^41]). -- En outre, s'il est certain que l'idée d'une nature sacro-sainte s'avère incompatible avec celle d'une science s'octroyant pour mission de la maîtriser, cette explication n'en demeure pas moins trop générale ; elle se borne à confronter deux concepts ou, si on préfère, deux *Weltanschauungen ;* elle relève de « l'idéologie ». Aussi, sans pour autant en nier la valeur, peut-on essayer de la compléter en recherchant s'il n'existe point des causes plus précises, qui, manifestement, auraient contrecarré le développement scientifique des Grecs. Les psychologues, les historiens, les sociologues orientent leurs efforts de ce côté.
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Aux hommes du XX^e^ siècle, la science et la technique, s'occupant ensemble des réalités de ce monde ([^42]), semblent inséparables. La première constitue la source de la seconde ; mais celle-ci n'en contribue pas moins au progrès des sciences, d'abord par la construction d'appareils de laboratoire de plus en plus perfectionnés, et aussi par les problèmes que les techniciens posent aux savants et qui tiennent ceux-ci en haleine. On pourrait même dire que, grâce à la technique, notre science ne risque pas de se muer en une contemplation éthérée et statique de l'univers. « Proche du réel, aux prises avec les choses et soucieuse d'efficacité », la technique s'ouvre inévitablement « à l'observation critique, aux essais et aux erreurs, à la prévision, à la vérification, la rectification. Elle nous paraît d'emblée une pensée expérimentale », qui, opérant sur des objets matériels, agissant sur et dans l'espace, va s'orienter de préférence vers les schémas mécaniques ([^43]). Enfin, elle cherche « consciemment à transformer la nature, à lui superposer un monde humain d'artifices, susceptibles d'être indéfiniment perfectionnés. Une pensée technique artificialiste, mécanicienne, expérimentale, est vouée, par sa logique interne, au renouvellement et au progrès » ; et, dans cette marche en avant, elle entraîne la science elle-même, sur laquelle, par ailleurs, elle s'appuie ([^44]). Bref, la technique, science appliquée, gagne du terrain en même temps que le savoir et grâce à une étroite collaboration avec lui.
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Dans cette perspective, le développement des sciences apparaît conditionné par le mariage de la connaissance désintéressée et de l'expérience pratique ([^45]).
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Les Grecs ne pouvaient voir dans la technique « une science appliquée au sens où nous l'entendons » ([^46]). Ils attribuaient, en effet, au mot science une signification qui ne recoupe pas celle que nous lui conférons. La science, d'après eux, s'occupe des essences immuables ou des mouvements réguliers et éternels de la voûte céleste ; « elle obéit à un idéal logique de déductibilité à partir de principes dont l'évidence s'impose à l'esprit » ([^47]) ; elle consiste en une connaissance rationnelle désintéressée qui, à la limite, se mue en contemplation extatique. -- Il n'existe point de science portant sur les réalités d'ici-bas, soumises au devenir et qui constituent le « domaine de l'à-peu-près », auquel on ne peut appliquer ni des mesures exactes, ni des raisonnements rigoureux ([^48]). Les Grecs ont sans doute cultivé les mathématiques ; mais, nous l'avons dit, ils les considèrent comme une propédeutique à la philosophie et elles ne les intéressent qu'à condition d'être pures de toute utilisation ([^49]) ; ils ne les envisagent pas comme l'instrument grâce auquel nous construirions une authentique science des réalités physiques. Mais si nous ne possédons pas un savoir rigoureux et précis des choses de ce monde, la technique ne peut être une application de la science. Elle se réduit à un ensemble de recettes pratiques découvertes par tâtonnements. D'où ce qu'on appelle « le blocage de la pensée technique chez les Grecs » ([^50]). En d'autres termes, le mariage entre la science et la technique ne s'est point fait dans le monde grec. Ce fut sans doute l'un des principaux obstacles que rencontra le développement des sciences expérimentales en Hellade.
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Cet obstacle tenait, pour une part, aux structures économiques et sociales de la Grèce : la pratique de l'esclavage, qui fournissait une main-d'œuvre servile abondante, l'absence de débouchés intérieurs pour la production marchande, etc. ([^51]). Ces structures se reflétaient dans une table des valeurs qui en constituait la justification. Les philosophes athéniens mettent au premier plan, nous l'avons déjà noté, la contemplation, la vie libre et oisive, le culte du « naturel » ; ils déprécient ce qui relève du domaine pratique, utilitaire : le travail manuel, les produits « artificiels » ; et Platon, dans le *Gorgias,* fait allusion au dédain avec lequel on traite les « ingénieurs » ([^52]). Les Grecs ne soupçonnent même point que, par le travail et la technique, l'homme parviendra à commander aux forces de la nature, à la transformer, à s'en rendre « maître et possesseur » ; et ils sont à cent lieues de croire qu'en cela consistent la dignité et la vocation de l'humanité. -- Bref, tous ces facteurs, qu'on peut qualifier « d'idéologiques », ont incontestablement contribué à stopper l'édification des sciences, dont les Grecs avaient cependant posé les fondements en découvrant les exigences de la pensée rationnelle.
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Mais, précisément, la façon dont ils ont fait cette découverte n'est-elle pas, en dernière analyse, la grande responsable de cette stagnation ? Les Grecs, en effet, ont pris conscience des exigences de la pensée rationnelle non pas en réfléchissant aux rapports de l'homme avec la nature et à l'attitude de l'*homo faber,* mais en méditant sur les relations des citoyens et la nécessité pour eux de s'entendre au sein de la communauté. La raison, telle que les Grecs la découvrent, leur apparaît ainsi comme un moyen d'action sans doute, « mais qui permet d'agir de façon positive, méthodique, réfléchie, sur les hommes, non de transformer la nature » ([^53]). Et la philosophie, qui élabore ses problèmes spécifiques, en même temps que s'opère cette découverte, s'appuie, elle aussi, fort peu sur les réalités du monde physique ; « elle n'a pas beaucoup emprunté à l'observation des phénomènes naturels ; elle n'a pas fait d'expériences. La notion même d'expérimentation lui est demeurée étrangère. Sa raison n'est pas encore notre raison, cette raison expérimentale de la science contemporaine, orientée vers les faits et leur systématisation théorique » ([^54]).
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Certes, en prenant conscience des conditions que doit remplir la pensée pour mériter le qualificatif de « rationnelle », les Grecs posaient les bases communes à la philosophie et aux sciences. Mais les circonstances dans lesquelles s'est effectuée cette prise de conscience n'étaient point favorables au développement de ces dernières. C'est sans doute la cause ultime de la stagnation scientifique de l'Hellade, celle qui se trouve à l'arrière-plan des causes particulières qui ont contribué à cette stagnation.
(*A suivre*.)
Chanoine Raymond Vancourt.
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### Ils ne savent pas...
Noël est passé ainsi que l'Épiphanie, où l'Église nous fait adorer les premières manifestations de Notre-Seigneur au cours des grandes étapes de sa vie. Les merveilles de la poésie chrétienne nous ont, par les antiennes de ce temps, fait pénétrer dans la gloire du Christ :
« Aujourd'hui, l'Église est unie au céleste époux, car le Christ a lavé ses fautes dans le Jourdain. Les Mages accourent avec des présents à ces noces royales, et de l'eau changée en vin les convives se réjouissent, Alleluia ! »
« Trois présents les Mages offrirent au Seigneur, l'or, l'encens et la myrrhe. L'or au grand Roi, l'encens, au vrai Dieu, et la myrrhe pour sa sépulture, Alleluia ! »
Et maintenant où nous sommes dans le temps préparatoire au Carême, cette myrrhe offerte par les Mages pour la sépulture nous rappelle l'étonnante humiliation de Notre-Seigneur dans sa Passion. Or cette humiliation n'était nécessaire que pour nous instruire et nous faire comprendre les voies de l'humilité. Elle nous rappelle aussi la première parole du Christ alors qu'on le fixait sur la croix : « *Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. *»
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Ils croyaient très bien le savoir : ils gagnaient leur vie en servant ceux qui les payaient ; les doutes que certains pouvaient avoir sur la justice du jugement, eh bien, ça ne les regardait pas ; ils n'étaient pas responsables de la sentence. Et il y avait là deux coquins avérés, ils avaient joué et ils avaient perdu. Gardes du Temple, bourreaux préparaient leur avenir en servant avec zèle. Les soldats romains obéissaient à leurs supérieurs ; c'était leur tour de garde, ils auraient les vêtements des suppliciés à se partager. Ces soldats étrangers, Gaulois, Espagnols, Berbères rigolaient entre eux de ces Juifs si bizarres, et ils s'étaient bien amusés, avec toute la cohorte, à vêtir de pourpre et à couronner d'épines celui des condamnés qui avait été jugé ce matin même. Les prêtres, les magistrats juifs trouvaient bon de supprimer un homme dangereux qui, s'il tentait véritablement de rétablir l'indépendance du royaume, attirerait une catastrophe, car les Romains n'étaient pas des maîtres commodes.
Ils auraient dû se méfier : tout le peuple en Israël se savait à la fin des soixante-dix semaines d'années annoncées par Daniel comme le temps où apparaîtrait le Messie. Mais ces prêtres étaient Sadducéens et ne croyaient pas à une survie de l'âme ; ils étaient positivistes et opportunistes... Cela arrive en tout temps.
\*\*\*
Pourtant, six jours seulement auparavant, tout le monde dans le Temple avait acclamé Jésus : « Les Enfants des Hébreux portant des rameaux d'olivier, allant au devant du Seigneur l'acclamaient en disant : Hosanna au plus haut des cieux ! » Hélas ! cette joie populaire de rencontrer le nouveau prophète avait hâté sa condamnation. En moins de douze heures dont six en pleine nuit, il avait été arrêté, jugé, condamné et attaché à la croix, au milieu de cinq cent mille pèlerins venus pour la Pâque et qui encombraient les rues, les places et les faubourgs. A neuf heures du matin (S. Marc), Jésus était crucifié. Ah ! le grand Conseil avait su agir et il s'en réjouissait bruyamment sur le Calvaire. Comme il était content de son savoir-faire !
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Mais quelle surprise pour ceux qui ce matin-là sortirent pour prendre la route de Bethléem ! Beaucoup avaient vu des miracles, entendu les discours de Jésus, soit en Galilée soit dans le Temple même, hier, avant-hier ! Pas étonnant que Luc nous dise : « *Et tous les groupes qui avaient assisté à ce spectacle considérant les choses qui s'étaient passées, revenaient en se frappant la poitrine. *»
Ceux-là avaient reconnu la prophétie du psaume 21 entonné par Jésus : « Eloï, Eloï, lamma sabactani ! » car elle contenait ces paroles : « *Ils ont partagé mes vêtements, ils ont tiré ma robe au sort. *» Les assistants avaient vu s'accomplir la parole du prophète ; une grâce les a saisis pour leur faire comprendre que cet événement quasi fortuit et inattendu était le plus important de l'histoire du monde.
Un païen était là, le centurion qui commandait la troupe romaine. La grâce aussi le toucha, mais autrement. Il y eut cette obscurité extraordinaire de midi à trois heures, accompagnée d'un tremblement de terre. A trois heures, le voile du temple se déchira en deux du haut en bas, et on ne fut pas dix minutes sans le savoir au Golgotha. Le centurion était un officier ; il avait vu la Mère du condamné et son apôtre au pied de la croix. Leur dignité lui faisait pressentir qu'ils possédaient un secret. Et il s'écria : « Vraiment, celui-ci était juste » (selon le témoin de Luc), « était Fils de Dieu » (d'après Marc et Matthieu). Très imparfaitement sans doute ; mais c'était un don de Dieu.
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Et nous ? De quel groupe faisons-nous partie ? Oh, sans doute, le Vendredi-Saint, à l'adoration de la Croix, lorsqu'on nous chante les impropères : « Devant toi j'ai ouvert la mer, et d'un coup de lance tu m'as ouvert le flanc ; d'un rocher je t'ai abreuvé de l'eau salutaire et tu m'as fait boire du fiel et du vinaigre », nous sommes émus. Mais en d'autres temps ? Ne nous contentons-nous pas comme les soldats, les gardes, les bourreaux, de faire notre devoir d'état consciencieusement en prenant soin de notre intérêt et de celui de notre famille ? C'est très bien, et il faut le faire, mais nous pouvons nous ranger ainsi parmi les artisans directs de la mise en croix.
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Car les chrétiens qui ont laissé détruire leurs écoles, qui ont accepté l'enseignement impie de l'État, qui ont reculé quand il eût fallu créer des Universités libres, qui n'ont pas su arracher à l'État la collation des grades ou qui n'ont pas *osé s'en passer,* ce qui eût été possible par entente avec les employeurs ; qui ont visé à être fonctionnaires et accepté les conditions... Dans l'enseignement la condition était d'observer la neutralité qu'aucun des ennemis de la foi n'observait. Les catholiques influents ont accepté depuis cent cinquante ans que le travail de l'homme fût considéré comme une simple donnée économique, tel que la charge d'un essieu ; on la tenait au plus faible degré possible pour pouvoir lutter aisément contre la concurrence. Nous ne les jugeons pas ; ils étaient victimes des idées de la Révolution sur la liberté. La concurrence, c'était « la liberté », et le prix du travail inférieur au besoin et accepté par nécessité, c'était « la liberté » aussi. Les fins éternelles de l'homme qui offrait son travail étaient oubliées, et son devoir dans la famille pour l'éducation des enfants, et la protection *des libertés* nécessaires à l'accomplissement de ces tâches primordiales.
En somme les catholiques de ce temps, sans s'en rendre compte, se sont modelés sur la conduite des gardes du Temple et des soldats du Calvaire, entièrement convaincus qu'ils faisaient honnêtement leur tâche et le Seigneur a dit : « *Ils ne savent pas ce qu'ils font *». Car ils ont évité de tendre leur propre joue, mais c'est celle de leurs enfants qui a été frappée.
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Méfions-nous donc de nous-mêmes. Seule la présence de Dieu peut nous préparer à connaître l'ordre véritable de nos devoirs. Dieu est présent à chaque instant, en chacun de nous, mais il faut d'abord le savoir (c'est la foi) pour nous relier au monde surnaturel. L'exercice de la présence de Dieu est la base de toute vie spirituelle. Les méditations soignées sur un sujet précis peuvent n'être qu'un vain exercice intellectuel si la présence de Dieu n'est pas connue intimement par la foi comme une personne qui écoute et reproche, qui parle, conseille et conforte.
Ne croyez pas que ce soit en principe très difficile car il suffit de demander, c'est promis (Matthieu 7, 7) :
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« Demandez et il vous sera donné, cherchez et vous trouverez, frappez à la porte et elle vous sera ouverte.
« Car quiconque demande, reçoit et qui cherche trouve ; et l'on ouvre à qui frappe à la porte.
« Aussi qui est celui d'entre vous qui donne une pierre à son fils lorsqu'il lui demande du pain. »
Si vous demandez la foi, vous vous habituerez petit à petit à voir les choses dans l'ordre véritable et vous n'oublierez pas l'ordre supérieur pour le devoir simplement naturel, vous n'oublierez pas que l'homme engagé pour un travail a une âme à sauver, une famille à élever, des enfants à former lui-même à la présence de Dieu. Comme aussi vous n'oublierez pas de surveiller vous-mêmes vos enfants, qui jouent sans savoir jouer, qui sont brutaux sans s'en apercevoir, jaloux sans s'en douter et qui prennent la méchanceté pour la justice. Et s'ils desservent la table, vous n'en laisserez pas toute la charge à votre femme, d'ailleurs occupée, pour écouter les sottises d'une radio dirigée par ceux qui la commandent de manière à vous rendre esclave d'une opinion préformée dans leur intérêt. La présence de Dieu est nécessaire en tout cela.
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Il faut donc essayer de former une société chrétienne chez soi, où la présence de Dieu est acceptée sans rigorisme, car une douce plaisanterie peut être une excellente éducatrice. La former dans son travail si on est maître de l'organiser, et ne pas oublier la présence de Jésus si on n'a qu'à obéir, car Dieu peut commander de distinguer le juste et l'injuste et vous prier d'enseigner à qui commande de réfléchir aux deux voies qui se présentaient déjà à Hercule sur le chemin, celle de la justice et l'autre. En ce cas-là nous avons à prier, à réfléchir pour agir avec honnêteté et si nous gardons la présence de Dieu, nous ne verrons pas en face de nous un adversaire, mais un malheureux homme comme nous, qui avons besoin comme lui de l'aide de Dieu pour lutter contre les trois concupiscences, la convoitise de la chair, celle des yeux et l'orgueil de la vie. Nous deviendrons, suivant s. Pierre, « *participants de la nature divine, fuyant la corruption qui est dans le monde à raison de la convoitise *»*.*
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Les bourreaux, les gardes, les soldats faisaient leur devoir d'état convenablement, mais il s'y mêlait vraisemblablement la convoitise déraisonnable de plaire à des hommes injustes.
Telle est l'histoire de la chrétienté depuis deux siècles et pourquoi elle se dissout. Ceux qui se croyaient appelés à diriger la société ont pu exercer la charité d'une manière très généreuse, mais la justice était oubliée en ce point surtout où la destinée divine se superpose à la justice sociale pour couronner la nature. Oh ! que de chrétiens ne savent pas ce qu'ils font !
D. Minimus.
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## NOTES CRITIQUES
### Bibliographie
#### Jacques Laurent : Les bêtises (Grasset)
Qu'il est donc difficile de parler de ce roman ! Non content de se présenter à nous comme un découpage paradoxal de l'ancienne structure romanesque, comme une explosion de l'intrigue (si souvent pratiquée dans le roman actuel), le livre de J. Laurent entreprend la démolition de l'auteur. On suppose un auteur mort, qui aurait écrit successivement les « Bêtises de Cambrai », roman court, puis un journal intime, « Le Vin Quotidien », enfin un essai philosophique, le « Fin Fond » ; les deux dernières œuvres sont en somme des reprises et des élaborations de la première, et chacun des trois éléments est présenté en quelques pages par l'ami du défunt qui assure la publication. Le vrai héros du roman, c'est le roman, une expression littéraire qui n'a pas en apparence atteint à l'unité ; la véritable intrigue, c'est la démarche créatrice dans laquelle l'œuvre de type classique et fidèle à la simplicité narrative, les « Bêtises de Cambrai », ne représente qu'une sorte de prélude.
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Je me suis demandé comment Jacques Laurent en imaginait la lecture. Doit-on toujours lire les romans en suivant la méthode impliquée par la phrase de la vieille conteuse : « Et la suite vous apprendra le reste... » ? Ce processus traditionnel, j'ai d'abord vainement essayé de l'appliquer au Prix Goncourt 1971 ; le résultat fut une impression d'agacement. Le jeu du labyrinthe n'est sans doute pas dénué d'intérêt, mais ici je n'y suis pas invité de manière suffisamment alléchante ; et si un roman se présente comme l'histoire d'un roman, additionnée d'une thèse sur le roman qui est aussi une thèse sur la découverte du Moi, je lâche la ficelle et reprends le livre en commençant par la fin. Je ne l'ai d'ailleurs pas regretté : ces pages difficiles renferment une remise au point, personnelle et passionnante, de théories actuelles :
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« ...Je savais ce qu'avec un peu de psychanalyse et un peu de thématique, en tripotant à peine, on pouvait fabriquer. Aussi, loin de trouver dans les nouvelles méthodes critiques un secours, je sus que je devais m'armer contre elles et que le thème de mon quatrième volet m'était fixé par la menace sous laquelle mon œuvre tomberait forcément. Il me fallait montrer que mon moi profond n'avait pas été déterminé par la pression d'une société ou d'un complexe. Pour cela, il me fallait d'abord situer ce moi. » Problème de l'auteur supposé, problème de l'auteur réel ; et peu s'en faut que les critiques de l'école barthienne ne deviennent aussi des personnages : le roman, dans l'ordre des urgences se présente maintenant comme une « problématique » avant d'être une histoire. Je n'ai point pour le roman un attachement fanatique, mais, si ingénieuse que soit une architecture psychologique comme celle des « Bêtises », il me semble que le composé est chimiquement instable, et que l'œuvre est en passe de devenir ésotérique. L'écrivain, peu soucieux d'attendre qu'on écrive une thèse sur lui, préfère s'en charger. L'essai final, l' « Effet du Fin Fond », met en cause des notions psychologiques chargées de pathétique virtuel, d'attente intérieure, de pressentiments et de découvertes ; et si, pour la mécanique réflexe propre à l'esprit du lecteur, ces ressorts d'intérêt ne sont point différents de ceux qui animent les narrations simples et concrètes, une difficulté majeure demeure toutefois : il faut compter avec l'amertume des lecteurs qui auront quelque excuse à n'avoir rien compris, et l'anxiété de ceux (au nombre desquels je me range !) qui craindront d'avoir compris de travers. Une telle œuvre requiert plusieurs attitudes d'attention, différentes et simultanées : elles se nuisent réciproquement. Sans doute J. Laurent, comme le Sire de Commines, n'a écrit les « Bêtises », « ni pour bêtes, ni pour gens simples » ; encore peut-on se demander si l'étiquette de « roman » ne donne pas à l'élite, aux « happy few » de Stendhal, l'illusion somme toute bien agréable qu'ils pourront dans une certaine mesure se laisser conduire, sinon bercer, au fil de la narration. Le Stendhalisme exige continuellement du lecteur une participation constructive, mais à mon avis pas dans toutes les dimensions de l'esprit. L'ambition présente de bien des auteurs est de faire un roman complet ; mais une œuvre peut-elle être multi-dimensionnelle au point de renfermer, comme celle-ci, équations, graphiques et diagrammes ? Le structuralisme suscite chez J. Laurent, comme chez beaucoup d'autres, un complexe d'attraction-répulsion. Je ne sais quel sort l'avenir ménage au genre du roman ; mais j'ai l'impression que la simple nécessité d'un travail réellement communicable nous ramènera à la distinction des genres en littérature -- voire au rétablissement de leur hiérarchie.
145:160
Je craindrais de situer les « Bêtises » dans une perspective uniquement philosophique, si je n'ajoutais aussitôt que la narration la plus vivante et la plus variée, où l'on reconnaît la maîtrise de l'écrivain, l'intrigue riche de paysages français ou exotiques, est partout présente. Je manquerais cependant à un devoir essentiel si je ne signalais à nos lecteurs que les repères de la trame narrative sont constitués par des amours où l'amour manque, mais où abonde un érotisme méthodique et morne, presque clinique. On se demande si l'auteur s'y intéresse vraiment, ou s'il est asservi à d'anciens schémas littéraires personnels, ou encore s'il suppose que c'est le seul procédé de construction que le public accepte encore. La disposition de ces épisodes n'efface pas l'impression dominante qu'il y a en ce livre de tout et trop de tout : pour moi, en fin de compte, et malgré les sources d'intérêt, une profonde déception.
Si tout est permis à l'auteur, tout est permis au lecteur. Le contrat ne saurait inclure l'arbitraire de l'un et l'absolue docilité de l'autre, quoique certains écrivains paraissent en penser. Une œuvre comme celle-ci m'amène à me demander ce que j'attends d'un roman : d'être intellectuellement « nourrissant » ? d'être une histoire rythmée ? une forêt de suggestions et de songes ? Je crois que ce que, profondément, nous exigeons de l'œuvre, roman ou non, c'est d'être « votive ».
A la fin des « Bêtises », on a recours aux ordinateurs pour savoir si à la dernière seconde de son existence, le personnage-auteur a ou non hurlé. Un personnage doit garder son mystère et ne pas être offert cru et saignant en sacrifice au lecteur : les ordinateurs donneront des avis contradictoires. Mais l'œuvre ? De ces ouvrages bâtis avec des souvenirs plus ou moins remodelés par la fiction, nous réclamons au fond qu'ils aboutissent à un mot qui soit audible pour notre âme secrète. Même mystérieux cet oracle final doit justifier un ensemble. Je songe à ces inscriptions des stèles antiques ou des tombeaux chrétiens, aux brefs poèmes grecs accompagnateurs d'offrandes, à toutes les épitaphes et épigrammes votives, aux devises et aux « cris » des armoiries. L'épigramme votive surtout souligne le sens d'une offrande matérielle qui impose un cadre d'humilité, fait rentrer la méditation et la prière dans une conformité avec la vie quotidienne. Elle a le charme de la nature morte en peinture, malgré le Duc de Guermantes qui dans Proust dénie tout intérêt à la botte d'asperges. Au XVII^e^ et au XVIII^e^ siècles une intention spirituelle trop visible manque son but : on sent qu'il est trop facile de placer une tête de mort entre des violons et des verres de vin. Mais l'intimisme d'un Chardin rétablit l'aspiration essentielle dans la vie quotidienne, en une perspective modeste qui ne cherche point à forcer le temps. Le genre littéraire du testament, chez Villon ou chez Tristan Corbière, se rattache au thème de l'offrande et du legs : volonté de léguer, en proie à l'impression que rien ne vaut la peine d'être légué. Mais la dérision même du thème votif pose la question métaphysique des déceptions essentielles qui ne laissent pas de réclamer une justification supérieure.
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L'anecdote elle-même, dans sa brièveté et le mystère de son équilibre intérieur semble, ainsi que la fable, se ranger au nombre de ces formes littéraires simples et intentionnelles. Toute vie, tout récit signifiant sur une vie, est plus ou moins clairement un legs à l'homme, et une offrande à Dieu.
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« Connais-toi toi-même, : C'est bien ce à quoi prétend le roman des « Bêtises » et tant d'autres ; tous, peut-être. Mais la vieille devise delphique n'est pas seulement un outil intellectuel, elle nous est précieuse parce qu'elle fut un jour inscrite sur un temple, consacrée et consacrante, plaçant l'essentiel de l'homme sur la table offerte à la divinité. Reconnaissons, si l'on veut, au roman le droit de dissimuler autant qu'il est possible l'aspect intentionnel et sacral de l'œuvre littéraire, de différer et d'obscurcir le sens de son oracle, de multiplier les nœuds et les torsades sur ces lignes par lesquelles Dieu écrit droit, d'effacer au besoin le mot de la fin s'il risque d'être insuffisant pour exprimer son propre sens. Mais, clairement exprimés ou non, nous voulons apercevoir un transfert de bien, une cession ; sentir un geste d'offrande tendu vers les hommes et vers la Divinité ; ou, à défaut de foi religieuse chez l'auteur, vers un Meilleur inconnu. Le genre du roman requiert sans doute « un homme qui se penche sur son passé » ; il exige aussi, d'une manière ou d'une autre, que l'œuvre chante son propre « Dies irae », et que l'on ne recule pas indéfiniment l'instant où le lecteur pourra en entendre quelques accents. La destinée évoquée dans « Les Bêtises » ne semble pas subir ce mystérieux baptême, ni trouver le terme de son épopée signifiante. L'accident d'avion est un procédé pour nous laisser sur l'énigme ; peu importe le procédé, mais je ne sens pas que l'énigme elle-même soit parvenue à son point de maturité. Et je me demande si nous ne tenons pas là le péché originel du Stendhalisme. Par rapport à l'objet essentiel, le Stendhalisme détourne, son approfondissement rationaliste me semble être en fait une diversion. La sarabande des complexités voulues et étudiées permettra toujours à un auteur de railler la naïveté du public qui demande autre chose. L'auteur-personnage, ici, me semble avoir vécu sa longue histoire -- à travers tant de drames politiques et militaires, tant de rencontres charnelles -- sans nous avoir laissé un seul moment la possibilité de l'accompagner par le cœur. Les causes et les amours sont affectés d'une même malédiction essentielle de dédain critique. Le jansénisme ne ferait-il pas bon ménage avec le Stendhalisme ? « On meurt toujours seul. » Et de fait le personnage meurt seul, sans que quelque chose en nous-mêmes ait pu ressentir en même temps une part *de* notre propre agonie.
Jean-Baptiste Morvan.
147:160
#### Les Cahiers du Cercle Fustel
LES CAHIERS DU CERCLE FUSTEL DE COULANGES publient en leur numéro 14 (troisième trimestre 1971) trois articles intéressants et quarante pages de documents sur la France en 1940 et sa politique intérieure qui viennent compléter heureusement le livre de l'amiral Auphan sur l'histoire intérieure de Vichy et le livre récent de la famille du Maréchal Pétain sur la véritable vie intérieure du maréchal et les circonstances douloureuses de sa vie intime ([^55]).
Le Cercle Fustel de Coulanges avait été fondé par le regretté Henri Bœgner, professeur de philosophie, pour défendre la culture traditionnelle, c'est-à-dire l'histoire de l'humanité, la formation des idées, l'étude des grands penseurs et des grands artistes et leur suite dans l'Europe chrétienne. D'origine protestante, Henri Bœgner est mort catholique. La revue eut un temps de sommeil après sa mort, mais une nouvelle série a vu le jour et nous souhaitons qu'elle continue comme ce dernier numéro en donne l'espoir.
Les trois articles de la revue sont convergents bien que très divers. Le premier parle des méfaits des moyens de communication ; le second de Mme de Staël et nous y voyons dans quel aveuglement a vécu cette aristocratie libérale qui a dirigé notre pays pendant tant d'années du XIX^e^ siècle. Le troisième nous initie aux plus récentes théories de la jeunesse aux États-Unis.
Les documents sont indispensables car très peu de familles ont pu avoir ou conserver les APPELS du Maréchal, ses actes politiques, les lois qui ont été mises en vigueur sous son commandement, sa pensée sur l'éducation, l'effort énorme pour reconstituer un état politique et social qui était une application des idées de Le Play et de La Tour du Pin, celles des encycliques pontificales. Pie XII en a félicité ce grand chef qui avait montré une si grande connaissance des hommes et de leur commandement.
(*Les Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges :* Mme Suarez-Pazos, 4, avenue de Louvois*,* 92 - Chaville.)
Henri Charlier.
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#### Simone de Lattre : Jean de Lattre, mon mari (Presses de la Cité)
Les Presses de la Cité, auxquelles nous devons plusieurs témoignages historiques de qualité -- sans parler de nombreuses et agréables *Casteloteries* destinées au grand public -- viennent de publier le premier volume des Souvenirs de Simone de Lattre sur son mari, le chef victorieux de la I^re^ Armée française.
Mme de Lattre a été le témoin privilégié de maints faits et gestes du futur maréchal au cours d'événements où ce grand soldat, qui fut aussi un bon acteur, n'a jamais déçu ni ses pairs, ni ses subordonnés, ni le public. On ne s'étonnera donc pas que sa compagne des bons et des mauvais jours ait tenu de son vivant à nous faire le portrait de Jean de Lattre intime. Nul ne connaissait mieux qu'elle le « héros ». A l'exemple de celui qui, à la veille de sa mort, ne redouta pas de subir l'épreuve de la télévision aux États-Unis pour intéresser les Américains à la guerre d'Indochine, Mme de Lattre, afin de rendre hommage à son époux, n'hésite pas à rendre publics de précieux documents personnels. Sachons lui en gré. Grâce à elle, les Français connaîtront mieux ce grand soldat toujours lucide dans ses jugements. Ces confidences *ex-abrupto,* ses lettres augmentent encore le relief d'une personnalité souveraine, mais elles apportent aussi des éclaircissements sur un quart de siècle farci d'événements. A ce titre, le livre de Mme de Lattre est plus qu'un memento ; il constitue une tranche de l'histoire même de la France.
Dans son livre sur la I^e^ Armée française, le Général de Lattre avait réservé la plus large part de son récit aux faits d'armes de ses soldats. De même, Simone de Lattre a le souci constant de mentionner tous ceux qui ont servi sous les ordres de son mari ou œuvrèrent, en 1940, dans la Résistance, et pendant la glorieuse campagne de Rhin et Danube à ses côtés. Les plus humbles ont droit à une mention dans un palmarès établi avec autant d'élégance que de scrupule. En remplissant ce devoir d'équité, en rendant à chacun ce qui lui est dû, Mme de Lattre nous apporte un réconfort à l'heure présente. Elle rappelle à ceux qui seraient tentés de perdre confiance les vertus de cette élite silencieuse et sous-jacente d'honnêtes gens, de bons Français qui ne bombent pas le torse mais ne refusent jamais de se faire trouer la peau, de servir dangereusement quand le salut du pays l'exige. Ce n'est pas là le moindre mérite de ce beau livre. Il a une résonance revigorante. Il est tonique.
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Bien que Mme de Lattre s'efface ainsi doublement, devant son royal époux et devant ses compagnons, elle ne parvient pas à décourager le lecteur d'admirer l'auteur du livre, cette future maréchale qu'il voit servir avec autant de courage que de modestie la cause de son époux, celle de la France. Jean de Lattre avait foi en elle et lui rendait hommage. Elle fut son auditeur le plus attentif, son *catalyseur* le plus actif. Lorsqu'il donnait libre cours à ses effervescences, à ses colères jupitériennes, elle apaisait, lénifiait, conciliait. Elle jugeait aussi à bon escient :
-- Ma femme, me disait-il un jour, en reniflant, elle sent les mauvais garçons.
Mme de Lattre a largement contribué à l'évasion du Général. Elle n'a cessé de lui apporter aide et réconfort dans l'épreuve.
Le récit est simple, sincère, humain. Il est digne de celle qui sut se montrer cornélienne et racinienne dans l'adversité : la mort de Bernard de Lattre en Indochine, le fils chéri constamment associé au souvenir du père, qui repose auprès de lui dans le cimetière de Mouilleron-en-Pareds.
Lucien Bodard, dans son livre *L'Aventure,* a écrit que Mme de Lattre « avait le cœur tricolore ». Sans le vouloir, il a fait là un beau compliment à la femme du *Roi Jean.* Le livre de Mme de Lattre n'est pas seulement l'histoire du Maréchal et de ses compagnons, il est aussi celle d'un femme. Au moment où les nouvelles mœurs et la loi égalisent les deux sexes (enlevant de ce fait bien des supériorités à la femme), ce livre montre que l'époque où nous avons vécu ne manquait pas de grandes dames.
Cet ouvrage réconfortant peut être mis entre toutes les mains, celles de nos jeunes en particulier, même celles des *hippies,* pourvu qu'ils conservent le cœur pur sous leurs étranges et ridicules vêtements. Grâce au Ciel ! ce n'est pas là une chose impossible.
Jacques Dinfreville.
#### Jacques Vier : Histoire de la littérature française XVIII^e^ siècle, tome II (Armand Colin)
M. Jacques Vier avait consacré un premier volume aux écrivains les plus célèbres du XVIII^e^ siècle, en particulier Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot -- et Buffon :
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« Les Lumières », dénomination non exempte de quelque ironie, au moins pour les premiers. Le deuxième volume, riche de plus d'un millier de pages, tend à rétablir l'aspect réel, multiple et foisonnant, de la littérature de ce temps. On y trouvera certes encore des auteurs très connus : Marivaux et Beaumarchais, Prévost, Le Sage, Vauvenargues, Bernardin de Saint-Pierre, qui n'avaient point à figurer au nombre des maîtres à penser officiellement agréés ; mais aussi d'innombrables études et notices sur les auteurs à demi célèbres, qui ne sont plus guère que des noms : Crébillon père et Crébillon fils, Marmontel, Florian, les deux Lefranc de Pompignan -- sur les ressuscités abusifs comme Sade, et enfin sur tous les obscurs et les sans-grade de cette « république des lettres » d'un siècle littéraire des plus actifs, parfois fâcheusement restreint à une demi-douzaine de « philosophes » que cet isolement dessert plus qu'il ne les grandit. J'avoue que j'éprouve un plaisir très vif à rencontrer tant de visages entrevus et d'ombres fugitives : « Dorat (Claude-Joseph), 1734-1780. Ce fringant mousquetaire est aussi un méconnu. Venu de l'armée aux lettres, sur les injonctions d'une tante qui craignait plus pour l'âme de son neveu dans les camps que dans les salons, il se dépensa dans toutes les avenues de la poésie, sans trop pouvoir se faire prendre au sérieux. Il ne manque pourtant ni de piaffe ni de griffe. Ni d'ailes non plus. Tantôt merle, tantôt rossignol, il cherche sans la trouver une cage dorée, laissant vingt volumes d'œuvres complètes, choisissant des estampes appropriées à ses diverses Muses, se multipliant dans tous les genres et vivant, pour finir, des subsides de Beaumarchais, lequel, après tout, se devait à cet éternel Chérubin. » M. Vier transforme le genre réputé fastidieux de la notice biographique en gravures rapides et piquantes, estampes légères, silhouettes, en conformité avec l'art même du XVIII^e^ siècle. Son livre devient un grenier ancestral où j'aurais retrouvé, par des après-midi de fin d'été, de vieux livres et des portraits oubliés. L'érudition peut rayonner de mystères suggestifs ; elle est même seule capable de nous procurer des plaisirs intellectuels nouveaux. Est-ce parce que ces écrivains, ces œuvres évoquées, ont le prix qu'on attache aux objets anciens ? En tout cas je ne respire nulle part ici l'odeur de naphtaline qui émane de l'érudition propre aux ciné-clubs et des exaltations laborieusement rétrospectives que d'aucuns tirent des films des années trente : je n'ai point envie de récrire ou de transformer les scénarios de ces prétendus témoins de la civilisation moderne ; au contraire, je broderais volontiers sur « L'Histoire de M. des Prés et de Mlle de l'Épine », de Robert Chasles, « écrivain du roi, autrement dit commissaire de marine », né en 1659 et mort on ne sait quand ; je métamorphoserais en roman, dans la manière de Dickens, « Le fabricant de Londres, drame en cinq actes en prose de Fenouillot de Falboire, joué en 1771 au Théâtre Italien ».
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Cet univers imaginatif ne nous paraît-il pas vivant précisément dans la mesure ou il ne nous « concerne » pas, et ne véhicule rien de ce qui en nous est désormais mort ou pesant ? Le talent du présentateur nous invite à participer aux créations d'un siècle plus riche de fictions que le nôtre ; l'érudition est alors une forme paradoxale et certaine de la familiarité, et cet ensemble intellectuel que nous croyions figé sous ses perruques, sous les dorures de ses salons et sous son idéologie anti-chrétienne, asservi pour toujours à la dictature des Voltaire et des Diderot, révèle un éventail de nuances insoupçonnées.
Voilà pour « l'épicurisme du goût » comme disait Sainte-Beuve ; mais ces délectations de la flânerie ne doivent point faire oublier certaines prises de position tout à fait importantes, et qui sont souvent des réhabilitations. Certains écrivains dont la réputation a été consacrée par la postérité, mais qui sont sournoisement ligotés par des commentaires traditionnellement ironiques ou malveillants, réclament justice : ainsi Bernardin de Saint-Pierre. Que dire alors des poètes comme Lefranc de Pompignan, victime éternelle de Voltaire, et Jean-Baptiste Rousseau, Malfilâtre ou Gilbert ? J'avais retenu dès l'enfance, et sans qu'on se fût jamais soucié de me les faire apprendre, les strophes de l' « Ode sur la mort de J.-B. Rousseau », de Lefranc de Pompignan : « Le Nil a vu sur ses rivages... » ; et je m'étais promis de venger le poète en proclamant quelque jour que ces strophes recelaient toute la vertu de poésie pure chère à Brémond, voire des accents précurseurs du surréalisme. Cette justification appuyée sur des notions invérifiables eût sans doute tenu un peu de la manœuvre d'intimidation facile, mais quand il s'agit de rendre justice à une poésie véritable, il n'y a pas lieu, dans la jungle littéraire actuelle, d'être trop délicat sur le choix des moyens. M. Vier me rend meilleure conscience, et j'espère bien ne pas être seul à bénéficier en l'occurrence d'un semblable réconfort. Quant aux fausses gloires, les lecteurs d' « Itinéraires » ont eu le privilège de lire par avance l'étude sur Sade, éminente contribution à la croisade contre la pollution.
Si l'on voulait juger de l'intention générale de ce deuxième tome de la « Littérature du XVIII^e^ siècle », je crois qu'on pourrait ainsi la définir : jusqu'alors on a représenté cette époque sous l'aspect d'une arme « philosophique », caporalisée à la prussienne ; seules quelques cerveaux brûlés, mauvais garçons et méprisables déserteurs, se dérobaient à la discipline des grandes manœuvres voltairiennes. Il convenait donc, même à propos de beaucoup d'esprits indifférents ou parfois hostiles à toute inspiration chrétienne, mais personnels et indociles, de remettre en lumière l'autonomie de leurs démarches et leur valeur propre d'écrivain. A plus forte raison, il fallait arracher l'étiquette péjorative collée par le XIX^e^ siècle universitaire (sans parler du XX^e^ !) sur toutes les œuvres qui refusèrent d'obéir à la « Coterie holbachique », ou sur celles qui s'appliquaient à des recherches étrangères à l'idéologie progressiste. M. Vier dit à propos des traités littéraires de l'abbé Batteux :
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« Qu'on les déclare illisibles aujourd'hui, surtout quand on ne les a jamais lus, ne préjuge en rien de leur valeur intrinsèque. » Un tel rappel à l'ordre s'impose en dehors même de l'étude du XVIII^e^ siècle. Celui-ci ne manqua pas d'indépendants et de frondeurs, assez indépendants et assez frondeurs pour ne point se prêter à la contestation totalitaire au pas cadencé, que l'on voudrait de nos jours imposer. Je retiendrai pour finir cette appréciation sur le genre de la critique littéraire : « Grâce à la salle d'armes quotidienne, la critique plus qu'en aucune autre époque assurément évite l'ankylose : c'est, au XVIII^e^ siècle, le judo de l'esprit. » Puissions-nous garder la même alacrité ! C'est la grâce que je vous souhaite, frères en littérature. Ainsi soit-il !
Jean-Baptiste Morvan.
#### Jean d'Ormesson : La gloire de l'Empire (Gallimard)
Pour le genre du roman qui cherche à respirer un supplément d'oxygène et à se dépayser, la tentative de Jean d'Ormesson est pleine d'intérêt. Il nous raconte avec une application minutieuse l'histoire d'un empire qui n'a jamais existé, que l'on pourrait essayer de situer vers le neuvième siècle s'il nous était absolument indispensable de lui chercher dans la réalité un appui illusoire ; mais nous n'échappons pas à ce désir et c'est déjà le signe d'une réussite, puisque d'emblée nous entrons dans le jeu.
Ce jeu est subtil. On y trouve d'abord une mystification, et toute fiction est sans doute à quelque titre une mystification. Celle qui s'applique à l'histoire tient à une source de rêverie, profonde, vivante et durable qui joue sur les « futuribles » : ce qui aurait pu arriver si le nez de Cléopâtre eût été plus court. Antope Blondin imagina un professeur supprimant les traités de Westphalie, Willy de Spens un autre universitaire essayant désespérément d'empêcher l'arrestation de Louis XVI à Varennes. Jean d'Ormesson joue le jeu pleinement, sans arrière-pensée ni contrepoint. Il invente l'Empire comme Julien Gracq le « rivage des Syrtes ». Rimbaud avait découvert -- ou redécouvert -- les « répliques sans histoire, guerres de religions étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents ». Jean d'Ormesson travaille à une interprétation érudite d'un surréalisme épique. Fidèle aux traditions de Normale Supérieure, il met le canular au nombre des moyens de découverte intellectuelle, et le vrai canular est toujours détaillé, ponctuel et méthodique. Le livre a toutes les qualités d'un ouvrage historique : seule lui manque l'essentielle réalité.
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Mais les réalités partielles sont vraies ; la synthèse impériale réunit assez de souvenirs pris au Bas-Empire, à Byzance, aux éphémères conquérants asiatiques pour que nous ayons l'impression du déjà-vu et la quasi-conviction d'une vérité de nos réminiscences. C'est ainsi que devant un tableau de Dali le premier regard croit reconnaître des objets et des personnages mais qu'on en éprouve à la seconde suivante cette décevante frustration dont joue l'artiste, avec ce minimum indispensable de cruauté qui, selon le bouffon de Ghelderode, est le secret de l'art.
Baroquisme et surréalisme ont des liens de parenté. Et « La gloire de l'Empire » les dissimule agréablement sous une apparente froideur scientifique. Cette œuvre est baroque car elle est essentiellement bigarrée. Elle utilise, comme les peintres cubistes et surréalistes, le découpage, le collage, le trompe-l'œil et la parodie. Elle superpose les visions d'un Moyen-Age empli de noms germaniques à une fresque mongole, et aux clichés familiers d'un Orient hellénistique ou byzantin avec ses débauches et ses jeux du cirque. Il nous fallait une orgie, nous Pavons ; le public est curieux d'érotisme malsain, de sadisme et de masochisme : Jean d'Ormesson lui fait sa part avec la froideur affectée du clinicien de l'histoire, et une condescendance non dépourvue sans doute d'ironie satirique à l'égard du cher lecteur. Il ne nous déplait pas de trouver des pastiches, fort réussis, de Corneille ou de Claudel ; notre secret attachement aux « futuribles » nous fait souhaiter de connaître non seulement ce que les grands hommes auraient fait, mais ce que les grands écrivains auraient pu écrire. Et ces agréments auxiliaires d'une synthèse totale ne trahissent ni Corneille, ni Claudel, ni Saint-John-Perse, car ils présentent justement à des degrés divers ce que j'appellerais le « complexe de Picrochole » : tout reprendre, tout reconquérir dans une fiction de conquête. Les sujets de Corneille se situent volontiers sur les zones frontalières des empires, sur le plan géographique, et, sur le plan chronologique dans les périodes de décadence ou d'incertitude, afin de trouver les problèmes extrêmes et l'ultime avancée de l'homme dans les mystères confus de sa destinée et de ses devoirs. Rien ne manquera à une perspective universelle, et nous apercevons dans un coin du tableau le visage amusé du peintre lui-même. Ma fidélité à mon terroir m'amène à me féliciter de ce que Jean d'Ormesson ait enfermé la lettre de l'Empereur Alexis (lettre aussi mythique et prestigieuse que la « lettre à Rodrigue » du « Soulier de Satin ») dans les murs épais du vieux château de Saint-Fargeau. On repoussera avec indignation l'hypothèse selon laquelle le dernier héritier aurait vendu le précieux document, en Amérique, à la Maffia... car cet héritier est l'auteur lui-même ! Non sans regretter d'ailleurs qu'il n'ait point dupé les truands de la « Cosa Nostra » par la vente d'un faux qui eût été parfait, si l'on en juge d'après les dessins de monnaies, les cartes et les miniatures de type persan dont il a gravement orné son histoire de l'Empire.
« La Gloire de l'Empire » est une « mystification démystifiante », une satire expérimentale. Pour chacun des épisodes, l'auteur imagine les interprétations immanquables, véritables réflexes conditionnés, qu'en auraient données nos philosophes marxistes ou les fervents de la psychanalyse sexuelle : ainsi pour la retraite spirituelle d'Alexis au désert, expliquée d'après le « Coïtus interruptus » par le Dr Annette Chardon-Cohen...
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Nos doctes modernes, peu sensibles au précepte de Fontenelle, réussiraient fort bien à expliquer les raisons de ce qui n'existe point. Et Jean d'Ormesson développe, avec de complaisantes surenchères et dans une fiction au deuxième degré, les légendes et élucubrations dont la postérité est censée avoir entouré l'histoire d'Alexis. Les innombrables bibliographies, « exhaustives » comme on dit, d'une bouffonnerie calculée sous le sérieux apparent des titres et des noms d'auteurs, sont une assez bonne satire du fatras des travaux savants dont notre monde est rempli. Rabelais l'avait fait, mais sans mystère : ici il faut regarder à deux fois, et encore parfois le doute demeure !
Un dernier point appelle notre méditation : dans ce fantasmagorique empire allant de la Gaule à la Corée, unissant le « rivage des syrtes » de Gracq au « recours aux forêts » de Jünger, le Christianisme est absent. C'est là encore une épreuve négative : quelles qu'aient pu être les réelles misères de l'histoire du monde, nous les préférons encore à la « gloire de l'empire » unissant les survivances faisandées de l'antiquité à la barbarie tournoyante des hordes asiates. Nous songeons à ce que l'Univers aurait été sans le Christianisme. Les paganismes anciens et modernes n'auraient-ils, au fond, d'intérêt pour l'esprit que parce que le « sel de la terre » s'ajoute invisiblement à l'appréciation que nous en donnons ? De cette réussite idéale de l'empire d'Alexis, les splendeurs sont mornes et les lacunes sans recours.
J.-B. M.
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## DOCUMENTS
### Le communiqué du Conseil permanent
19 novembre 1971
I. -- Le texte du communiqué
*Le vendredi 19 novembre 1971, alors que l'Assemblée plénière de l'épiscopat français était réunie à Lourdes, le Conseil permanent* (*ou groupe restreint dirigeant*) *a publié le communiqué suivant, paru dans* « *La Croix *» *du 23 novembre et reproduit dans la* « *Documentation catholique *» *du 5 décembre* (*numéro 1598, page 1064*)
« Depuis un certain temps, soit dans des tracts, parfois distribués à domicile, soit dans des feuillets périodiques envoyés par poste, soit dans des journaux et publications, voire des conférences de presse, des accusations sont portées contre des prêtres, des évêques et même tout l'épiscopat français. Le Saint-Père lui-même n'est pas épargné. A la contestation de la pastorale dont nous sommes responsables s'ajoute maintenant une mise en cause de notre honneur, parfois même de notre foi. D'odieuses insinuations, dont on n'apporte pas la moindre preuve, cherchent à troubler la confiance vis-à-vis de leurs pasteurs.
« Jusqu'à ce jour, nous avons préféré garder le silence en espérant que ces attaques injustifiées s'atténueraient. Nous croyons aujourd'hui le moment venu de dénoncer publiquement ces calomnies.
« Autant nous voulons être accueillants à une critique loyale et constructive, autant nous rejetons une suspicion qui, à travers nos personnes, porte atteinte à l'honneur du peuple de Dieu et des prêtres qui sont à son service. Nous tenons à affirmer la communion et la solidarité qui nous unit entre nous ainsi qu'au chef de l'Église, signe et garant de l'unité. »
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*Dans* « *La Croix *»*, ce communiqué est intitulé :* « *L'épiscopat dénonce les attaques contre l'honneur et la foi des prêtres, des évêques et du Pape *»*, et il ne porte aucune signature.*
*Dans la* « *Documentation catholique *»*, il est intitulé :* « *Communiqué du Conseil permanent sur les accusations portées contre la hiérarchie *»*, et il est signé :* « *Le Conseil permanent *»*.*
II\. -- Le commentaire\
du cardinal Gouyon
« *La Croix *» *du 23 novembre faisait suivre le texte du communiqué de la notice suivante :*
Un tract ignoble distribué à Lourdes la veille est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, a précisé aux journalistes le cardinal Gouyon, président de la Commission de l'opinion publique. Le cardinal n'a pas voulu donner les noms des personnes ou groupes visés mais il a déclaré que le communiqué concernait toute une série d'attaques très diverses et dont la liste risquerait d'être incomplète s'il fallait la dresser.
III\. -- Le secrétaire donne les noms
*Mais déjà* « *Le Monde *»*, par un article d'Henri Fesquet dans son numéro des 21 et 22 novembre, avait raconté ce que* « *La Croix *» *du 23 faisait mine de garder secret.*
Pourquoi ce communiqué, et qui vise-t-il ? Telle est la question qui a été posée au cardinal Gouyon, archevêque de Rennes. « *La goutte d'eau,* a-t-il répondu, *qui a fait déborder le vase est un tract distribué dans les boîtes aux lettres de Lourdes. *» Ce tract, intitulé : « *Fin à Paul VI et aux scandales dans son Église paganisée *»*,* est signé de Michel Collin, qui s'estime nommé pape par Notre-Dame de Fatima et se fait appeler Clément XV. A ses yeux, Paul VI est un « antéchrist ». Ce tract contient notamment des calomnies contre l'ancien recteur d'un institut catholique de Paris, que la décence interdit de répéter.
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Mais il est bien évident que les activités de « Clément XV » ne légitiment pas à elles seules le communiqué que l'on vient de lire. Le cardinal Gouyon s'est refusé à donner d'autres noms, se contentant de dire que la liste risquerait d'être incomplète parce qu'interminable...
Toutefois, le directeur du secrétariat de l'opinion publique, porte-parole habituel de l'épiscopat, prenant en considération les questions posées avec insistance par la presse, a bien voulu donner en son nom personnel, et sans en avoir reçu le mandat, quelques noms, tout en précisant l'hétérogénéité des écrivains cités à titre d'exemple naturellement non exhaustif. C'est ainsi qu'ont été prononcés les noms de Louis Salleron, chroniqueur religieux de l'hebdomadaire *Carrefour ;* de l'abbé Georges de Nantes ; de Jean Madiran, directeur de la revue *Itinéraires,* et même de M. Pierre Debray, président du Rassemblement des silencieux, encore que ce dernier ait depuis quelque temps, on le sait, mis beaucoup d'eau dans son vin.
*Dans* « *Le Monde *» *du 25 novembre, Henri Fesquet renouvelait et précisait son témoignage :*
C'est devant une trentaine de journalistes que le directeur du Secrétariat de l'opinion publique a, au cours d'une conférence de presse donnée à Lourdes le 19 novembre après-midi, cité le nom de M. Louis Salleron en deuxième position après celui de Clément XV.
IV\. -- L'appareil se met en marche
*Tout ce qui, dans le clergé, appartient à la Maffia progressiste ou est influencé par elle, se mit aussitôt à utiliser le communiqué pour en déshonorer les noms qui avaient été cités ou même d'autres qui n'avaient pas été mentionnés.*
*Un seul exemple : l'abbé Cauvin, curé de Saint-Pierre, 52, rue de la Buffa, à Nice. Dans son bulletin paroissial* (*8^e^ année, numéro 358*)*, il publie le communiqué et le fait suivre des lignes suivantes :*
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D'après les renseignements que nous avons, sont dénoncés ainsi par les évêques les attaques de la *Contre-Réforme catholique* de Georges de Nantes, de *Forts dans la foi* de Coache (sic) et Barbara, des journalistes Salleron et Édith de la Marre (sic) et de la revue *Itinéraires* de Jean Madiran.
« *D'après les renseignements que nous avons... *» *dit-il. Ces renseignements ne vont pas jusqu'à l'empêcher de confondre le* « *Combat de la foi *» *de l'abbé Coache avec* « *Forts dans la foi *» *du P. Barbara...*
*Mais l'important, bien sûr, était de prolonger l'impulsion épiscopale en déshonorant tout le monde et n'importe qui, au choix des opportunités* « *pastorales *» *de chacun, pourvu que ce soient des *«* intégristes* »...
V. -- La réprobation du « Monde »
*Dans* « *Le Monde *» *du 23 novembre, Henri Fesquet a réprouvé le procédé calomniateur du Conseil permanent :*
Ces deux documents \[le document sur le baptême et la résolution finale\] ont fait quelque peu oublier le communiqué sibyllin concernant les « calomnies » que le Conseil permanent a cru devoir dénoncer d'une manière jugée discutable et maladroite par certains évêques.
Est-il possible, en effet, de parler dans le même texte du « pape » Clément XV et de tels ou tels journalistes traditionalistes dont les propos peuvent ne pas être du goût de tous et même scandaliser certains chrétiens, mais qui se réclament de la même foi et de la même Église institutionnelle... ?
VI\. -- La réprobation de « Témoignage chrétien »
*Dans* « *Témoignage chrétien *» *du 25 novembre, André Vimeux proteste non pas, à vrai dire, au nom de la vérité, de la justice, et de la dignité des personnes : il proteste parce qu'il craint qu'une injustice aussi visible, au lieu de desservir les traditionalistes, leur fasse* « *la partie trop belle *»*. Voici comment il s'exprime :*
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Ce communiqué amalgame sans distinction ce qui relève de la polémique idéologique -- même véhémente -- et la diffamation pure et simple. Il fera la partie trop belle aux milieux traditionalistes qui s'estimeront à leur tour diffamés. Ce n'est certainement pas le but recherché.
VII\. -- La réaction\
de Louis Salleron
*Le 21 novembre, Louis Salleron adressa au journal* « *Le Monde *» *la lettre suivante :*
Monsieur le Directeur,
Dans *Le Monde* que je viens de lire (21-22 novembre) votre collaborateur M. Henri FESQUET rapporte que « le directeur du secrétariat à l'opinion publique, porte-parole habituel de l'épiscopat » aurait cité mon nom, avec trois autres comme ceux de personnes visées par le communiqué publié par le conseil permanent de l'épiscopat, à l'issue des travaux de l'Assemblée plénière de Lourdes.
Dans ce communiqué, le conseil permanent, comme le souligne le titre de l'article, rejette d' « odieuses insinuations » contre certains membres de la hiérarchie. Il parle aussi de « calomnies ». L'amalgame des faits évoqués par le communiqué et par les explications autorisées qui l'ont suivi donne un caractère de diffamation particulièrement intolérable aux dénonciations du directeur du secrétariat à l'opinion publique.
Je crois donc devoir élever immédiatement une protestation indignée, et plus encore écœurée, contre de tels procédés, en vous demandant, Monsieur le Directeur, de bien vouloir en faire part à vos lecteurs.
Il va de soi, d'autre part, que je me réserve de donner à cette affaire la suite qui me paraîtra convenir le mieux. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, etc.
*Dans son numéro du 25 novembre,* « *Le Monde *» *a publié cette lettre de Louis Salleron* (*en supprimant toutefois l'alinéa qui commence par :* « *Il va de soi, d'autre part... *»)*.*
\*\*\*
*Principaux passages de l'article publié par Louis Salleron dans* « *Carrefour *» *du 1^er^ décembre :*
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**1. -- ***Le communiqué du conseil permanent de l'épiscopat* est un exemple caractéristique du « genre littéraire » des « communications sociales » de la Hiérarchie. C'est l'embrouillamini à l'état pur. *De quoi s'agit-il ? De qui s'agit-il ?* Impossible de le savoir. Impossible même d'en avoir une idée. On conçoit la réaction des journalistes présents. Ils étaient en droit de se sentir tous plus ou moins visés.
Relisez : « *Depuis un certain temps...* (6 ans ? 6 mois ? 6 semaines ?) « *des tracts... *», « *des feuillets périodiques... *», « *des journaux et publications... *», « *des conférences de presse... *», des attaques contre « *des prêtres... *», « *des évêques... *», « *tout l'épiscopat français... *», « *le Saint-Père... *». Mise en cause de l' « *honneur *» des évêques, de leur « *foi *»... «* D'odieuses insinuations... *» des « *calomnies... *», etc.
Encore une fois : de *quoi s'agit-il ? De qui s'agit-il ?* La généralité et le vague des accusations créent un malaise.
**2. -- ***Le cardinal Gouyon* apporte quelques précisions. Ici, pas de texte écrit. Mais le fait que « l'Aurore », « le Figaro », « la Croix » et « le Monde » disent à peu près la même chose garantit l'authenticité de la substance de ses propos.
On a lu ci-dessus la version de M. Henri Fesquet, dans « le Monde ». Voici celle de « l'Aurore » (M. Georges Merchier) :
« *Interrogé dans la soirée, le cardinal Gouyon archevêque de Rennes et président de la commission de la presse, a précisé que les évêques se trouvaient en butte à des attaques très diverses et qu'il ne serait publié aucune liste de noms.*
« *Car, a-t-il ajouté, elle serait interminable et forcément incomplète.*
« *C'est ce qu'on appelle une réponse dilatoire. Le communiqué a été rédigé, paraît-il, à la suite d'une distribution à Lourdes de tracts du pape* « *Clément XV *» *qui taxe son* « *rival *» *Paul VI d'infamie ! C'est une mauvaise occasion qui a donné naissance à un mauvais texte qui, faute d'en dire plus, jette le trouble dans les esprits. *»
Dans « le Figaro » (20-21 novembre), M. Jean Bourdarias écrit :
« *Interrogé sur le fait de savoir qui était visé par ce communiqué, le cardinal Gouyon a déclaré :*
« *Les tracts signés d'un certain Clément XV sont la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Mais nous faisons allusion à une série d'attaques très diverses et si nombreuses que la liste serait toujours incomplète s'il fallait la dresser. *»
161:160
Quant à « la Croix » (23 novembre), elle dit enfin, sans signature :
« *Un tract ignoble distribué à Lourdes la veille est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, a précisé aux journalistes le cardinal Gouyon, président de la Commission de l'opinion publique. Le cardinal n'a pas voulu donner les noms des personnes ou groupes visés, mais il a déclaré que le communiqué concernait toute une série d'attaques très diverses et dont la liste risquerait d'être incomplète s'il fallait la dresser. *»
Tous ces textes sont parfaitement convergents. Il en ressort :
**A. -- **que les personnes visées par le communiqué sont tellement nombreuses -- la liste en serait « interminable », « forcément incomplète » -- que le cardinal Gouyon préfère n'en citer aucune ;
**B. -- **que « la goutte d'eau qui a fait déborder le vase » est un « tract ignoble » émanant d'un certain « Clément XV » (?), personnage qui serait, paraît-il, un ancien prêtre (comme on dit maintenant) se prétendant le vrai pape (!).
Ainsi le cardinal Gouyon met dans le même sac, ou dans le même vase, ce « Clément XV » de l'ombre, avec son « tract ignoble », et des personnes innombrables qu'il confond avec lui, sans les nommer, dans une même réprobation ! C'est littéralement *abominable.*
A *l'amalgame* que constituait le communiqué du conseil de l'épiscopat, l'addition de l'*amalgame* réalisé par le cardinal Gouyon donne un caractère vraiment affreux, et qui soulève le cœur.
**C. -- **Le bouquet de ce feu d'artifice devait être tiré par « *le directeur du secrétariat de l'opinion publique, porte-parole habituel de l'épiscopat *»*.* Un prêtre qui s'appelle, m'a-t-on dit, M. l'abbé Fihey. Pressé par « *les questions posées avec insistance par la presse *»*,* il a bien voulu donner « *en son nom personnel, et sans* (*en*) *avoir reçu le mandat *»*,* quelques noms de personnes visées par le communiqué du conseil permanent. Au premier rang : « *Louis Salleron, chroniqueur religieux de* « *Carrefour *»*.*
Et voilà !
La boucle est bouclée.
«* D'odieuses insinuations *» et des « *calomnies *» (contre des prêtres, des évêques et le Pape), un « *tract ignoble *»*,* la prose dans « Carrefour » de Louis Salleron (et celle, ailleurs, de Jean Madiran, de l'abbé de Nantes et de Pierre Debray), tout cela ne fait qu'un.
162:160
Précisons ceci pour les pointilleux : ou bien le directeur du secrétariat de l'opinion publique a cité des noms qu'il a entendu prononcer par les évêques, et nous sommes fixés ; ou bien ces noms lui sont apparus, à lui, comme répondant le mieux au contenu du communiqué, et cela en dit long sur un certain état d'esprit régnant dans les bureaux.
Quoi qu'il en soit, nous nous trouvons en face d'un fait « exemplaire ». Ce fait présente bien des aspects. D'abord, pour les personnes citées dans l'article de M. Henri Fesquet, un aspect juridique, tant au plan canonique qu'au plan « laïque », que chaque intéressé envisagera comme il lui plaît. Ensuite et surtout de multiples aspects moraux, philosophiques et religieux. C'est de ceux-ci que je voudrais dire un mot pour terminer.
Le fond du problème.
L'affaire du communiqué de Lourdes se relie si directement à la crise de l'Église que les commentaires qu'on pourrait en faire mèneraient dans toutes les directions.
Je me limiterai à deux points en rapport direct et immédiat avec elle.
**1. -- **On a remarqué que les noms cités par le directeur du secrétariat de l'opinion publique sont ceux de personnes qu'on englobe aujourd'hui, malgré leur diversité, sous le nom de « traditionalistes ».
Pourquoi ?
Parce qu'en s'ouvrant au nombre et en appelant les fidèles à l'action politique, l'Église -- ou du moins son « personnel », comme dirait Maritain -- a adopté le critère de la légitimité politique, qui est la position « à gauche ». Si vous êtes de gauche, c'est-à-dire si vous avez foi au « mouvement de l'Histoire », au progrès indéfini, à la Révolution et à toutes les idéologies de ce genre, vous pouvez commettre des excès, mais vous êtes dans la bonne voie. Les chrétiens qui s'inscrivent dans cette perspective peuvent *dire, écrire* et *faire* n'importe quoi. Ils sont considérés comme « l'aile marchante de l'Église », animés par « l'Esprit saint », « posant des actions prophétiques », etc.
Les autres, ceux d'en face, sont considérés comme des gêneurs, ou même comme des ennemis de l'Église : Invoquent-ils le « pluralisme » ? Le pluralisme les exclut. Mettent-ils en avant des faits et des textes, à commencer par ceux de Vatican II ? Ils n'en sont pas les interprètes autorisés.
Ils sont finalement un danger public, tandis que les commentateurs des « mass media » représentent, apparemment, « l'esprit » du Concile et bénéficient, dans leur liberté, de l'approbation ou du silence de l'épiscopat.
163:160
**2. -- **Le second point, dont d'ailleurs le premier dépend, est infiniment plus important, c'est celui de *l'indifférence à la* VÉRITÉ*.* Le niveau horriblement bas où sont tombées les « communications sociales » dans l'affaire de Lourdes en est un exemple et surtout un *signe.*
Il y eut toujours, dans l'Église, des querelles extrêmement vives. Mais ce qui était pris en considération, dans la défense comme dans l'attaque, dans la condamnation comme dans l'accusation, c'était la VÉRITÉ*.* On se battait POUR *la Foi,* AU NOM *de la Foi.* Les personnes, dans ce combat, comptaient peu. On donnait des coups et on en recevait, sans trouver là rien que de très normal. Comment un combat -- pour la Foi -- pourrait-il avoir lieu sans coups donnés et reçus ?
Aujourd'hui, nos évêques ne se plaignent pas que *la Foi soit attaquée ou menacée ;* ils se plaignent *d'être eux-mêmes attaqués.* Ce n'est pas la VÉRITÉ, ce n'est pas la FOI, ce n'est pas l'Église qui les soucient en première instance, c'est *eux-mêmes.*
Mais les attaque-t-on ?
On les met en cause (pour les aider) dans leur fonction de gardiens de la Vérité, de la Foi et de l'Église. A tort ? ou à raison ? C'est toute la question.
Quand il s'agit du baptême, de l'eucharistie, du sacerdoce, du catéchisme, de la traduction de la Bible, de la morale élémentaire, le vrai et le faux importent. N'est-ce pas sur quoi les alertent à perpétuité ceux dont ils se plaignent ? Plutôt que de leur en vouloir, ils devraient au moins reconnaître que le cri qui monte vers eux est *la reconnaissance de leur autorité légitime ;* et c'est à quoi ils devraient être plus sensibles qu'à toute autre chose. Peut-être en fin de compte ceux dont ils se plaignent sont-ils plus conscients de cette autorité qu'ils n'en sont eux-mêmes, livrés à des BUREAUX tout-puissants et invoquant sans cesse leur *co-responsabilité* « *collégiale *»*,* comme si leur responsabilité personnelle les épouvantait (...).
VIII\. -- La réaction\
de Pierre Debray
*Le journal* « *Le Monde *»*, dans son numéro du 26 novembre, a publié la lettre suivante de Pierre Debray,* « *animateur du Rassemblement des Silencieux de l'Église *»* :*
164:160
En lisant *le Monde* du 21 novembre, je découvre qu'un fonctionnaire ecclésiastique dénommé par votre correspondant « directeur du secrétariat de l'opinion publique » et « porte-parole habituel de l'épiscopat » a cru devoir me mettre en cause, au cours d'une conférence de presse. Je vous serais donc obligé d'apporter les précisions suivantes à vos lecteurs :
1\) Si j'en crois Henri Fesquet, c'est en son nom personnel et sans mandat que M. le secrétaire à l'opinion publique m'a assimilé à un prêtre interdit qui joue à l'anti-pape. Cet amalgame aussi audacieux constitue une diffamation caractérisée et je me réserve de donner à l'affaire les développements qu'elle mérite.
2\) Il est grave qu'un secrétaire de l'épiscopat parlant en son nom personnel et sans mandat puisse porter atteinte à « l'honneur et la considération » d'un journaliste catholique sans que celui-ci ait la moindre possibilité de lui répondre devant ses confrères.
3\) Nous voici en plein arbitraire, puisqu'un fonctionnaire ecclésiastique s'arroge le droit de me frapper d'une condamnation infamante. L'Église a toujours pu traduire devant ses tribunaux l'un de ses membres. Du moins accordait-elle aux accusés des garanties. On a beaucoup critiqué les procédures du Saint-Office. Elles existaient pourtant.
4\) Ce qui m'arrive peut arriver à n'importe quel catholique dont les opinions ne plairaient pas à M. le secrétaire de l'opinion publique. On parle beaucoup dans l'Église des droits de l'homme. Que M. le secrétaire commence à les respecter, sinon je vois mal comment l'opinion publique pourrait prendre au sérieux l'appel à la justice dans le monde et dans l'Église lancé par le synode.
*Dans son* « *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray *»*, numéro 238 du 26 novembre, Pierre Debray écrit notamment :*
Un misérable, dont nous avons dû expulser les séides, lors de notre assemblée de Strasbourg, joue aux anti-papes, sous le pseudonyme de Clément XV. Il a profité de l'Assemblée plénière de l'Épiscopat pour diffuser à Lourdes un factum qui attente, de manière ignoble, à la mémoire de Monseigneur Haubtmann et accuse quarante évêques, autant qu'il y a, dans les bons jours, d'académiciens, de fréquenter des maisons que la morale continue de réprouver, encore que la loi ne les tolère plus.
165:160
Il me semble que lorsqu'un individu tombe si bas, on ne peut lui opposer qu'un silence méprisant. Nos évêques ne l'ont pas entendu ainsi. Estimant que c'était « la goutte d'eau qui fait déborder le vase », ils ont publié un communiqué dont voici le texte, tel que je le lis dans « Le Monde »*.*
*Ici Pierre Debray reproduit le texte du communiqué, puis il continue :*
Il est apparu à mes confrères qu'on prenait un marteau-pilon pour écraser un citron. De toute évidence, « Clément XV » ne méritait pas cet excès d'honneur. Aussi ont-ils cherché, comme c'est leur métier, à en savoir davantage. Le Cardinal Gouyon, qui présentait le communiqué, s'est refusé à citer d'autres noms, constatant non sans humour que si l'on commençait d'en donner, la liste risquerait d'être interminable.
C'est alors qu'un ecclésiastique, qui porte le titre ronflant de secrétaire de l'Épiscopat pour l'opinion publique, semble avoir pris la parole pour désigner à la vindicte des chrétiens quatre de leurs frères : l'abbé Georges de Nantes, MM. Louis Salleron, Jean Madiran et votre serviteur.
Aussitôt, j'allai trouver cet ecclésiastique pour lui demander raison. Je trouvai un jeune prêtre dont je ne puis parler, pour ne pas tomber sous le coup du communiqué épiscopal, que par anti-phrase : je dirai donc qu'il me semble d'une intelligence, d'une exquise courtoisie et surtout d'une charité rayonnante. Il m'a affirmé qu'il n'avait pas prononcé mon nom.
*Plus loin dans le même article, Pierre Debray ajoute :*
Ces sortes de communiqués qui ne visent personne donc tout le monde font douter quelque peu des beaux discours sur la justice dans le monde que l'on entend ces temps-ci. Est-il juste, je vous le demande, de publier un communiqué, dont on nous dit qu'il concerne « Clément XV » mais rédigé de telle sorte que n'importe qui peut s'en servir pour déshonorer n'importe qui ?
Si je suis condamnable, dans mes paroles, mes écrits ou mes actes, que nos évêques me condamnent, en m'accordant comme il se doit le bénéfice d'un procès régulier, et toutes les voies d'appel et de recours que cela implique. Mais que, sans avoir pu me défendre, sur la foi d'un communiqué qui ne vise que « Clément XV », un monsieur chargé de fonctions officielles m'insulte devant mes confrères, cela n'est tolérable ni humainement ni a fortiori chrétiennement (...)
166:160
*Dans le numéro 239* (*3 décembre*) *de son* « *Courrier hebdomadaire *»*, Pierre Debray déclare :*
Dans le dernier courrier, nous vous avions informé de l'agression affreuse commise contre quatre catholiques, M. l'abbé de Nantes, MM. Jean Madiran et Louis Salleron et Pierre Debray, par M. le Secrétaire de l'Épiscopat parlant en son nom personnel et sans mandat.
Il est évident que nous ne saurions tolérer plus longtemps de pareilles mœurs contraires à la déclaration du Synode sur la justice dans le monde et dans l'Église, ainsi que la constitution de Vatican II (Gaudium et Spes). MM. Salleron et Debray se sont d'ailleurs concertés, afin de mener solidairement une action destinée à les laver de l'accusation d'être des disciples ou des imitateurs du pseudo « Clément XV ».
Encore que M. le Secrétaire de l'Épiscopat à l'opinion publique fasse tout pour ressembler à un laïc, ils entendent ne rien faire qui puisse porter quelque discrédit sur le sacerdoce dont il est revêtu. Aussi ils ont renoncé à intenter à des ecclésiastiques un procès devant un tribunal civil. Par contre, ils ont demandé à leurs avocats ecclésiastiques d'étudier les moyens les plus appropriés pour traduire devant un tribunal d'Église le diffamateur.
IX\. -- La réaction de l'abbé de Nantes
*Dans* « *La Contre-Réforme catholique *»*, numéro 51 de décembre, l'abbé Georges de Nantes écrit :*
Je savais, parce que plusieurs évêques l'avaient annoncé à nos amis venus les visiter, qu'il serait question de nous cette année encore à Lourdes et qu'on y déciderait une action répressive générale ; l'an dernier, Nos Seigneurs n'avaient pu se mettre d'accord. *J'attendais donc une nouvelle mise en garde, la septième en sept ans* (*cf. Tables Générales de la Doc. Cath., 1960-1970, p. 98*). Comme le Saint-Office dans toute sa science n'a pas pu me prendre en défaut sur une seule virgule, je suis assez tranquille du point de vue de l'orthodoxie. Quant au reste, à voir les salles combles, confiantes, enthousiastes qui viennent m'entendre nonobstant les six premières mises en garde abondamment polycopiées, lues et commentées par des prêtres fulminant l'anathème contre quiconque osera me lire ou m'écouter, je vois bien que ces communiqués épiscopaux sont vains. Cela donne la mesure du discrédit où ils sont tombés. On ne fait pas joujou avec l'autorité.
167:160
Voilà notre septième citation à l'ordre de l'Église persécutée. Vous l'avez lue dans la presse du 21 novembre. L'extravagant, c'est que le Conseil Permanent n'y nomme personne. Puis, arguant d'une liste « interminable », le Cardinal Gouyon lâche un nom, un seul, celui du « pape » Clément XV dont un ignoble tract était à ce moment même distribué dans Lourdes. Là-dessus, le Secrétaire de l'épiscopat pour l'opinion publique donne, à titre personnel ! Salleron, l'abbé de Nantes, Madiran et Debray, pour ensuite affirmer à ce dernier que non, qu'il ne l'a pas nommé et qu'il n'est pas concerné. C'est prodigieux, pour un communiqué où il n'est question que d' « attaques injustifiées », de « calomnies », et d' « odieuses insinuations » !!!
MM\. Salleron et Madiran sont visés, certainement, pour leur défense de la Messe romaine antique. C'est un honneur ! Je leur fais confiance pour défendre leur belle cause.
L'abbé de Nantes, c'est la CRC. Je ne proteste pas de mon respect pour nos Évêques et je n'irai pas pleurer dans leur clergyman. *Ma réponse est simple : je n'insinue pas, j'accuse. Je ne calomnie pas, je dis ce qui est et j'apporte mes preuves. Par exemple, ici même, page 9, j'accuse l'Évêque d'Orléans* d'avoir encouru l'excommunication latæ sententiæ pour des faits que je cite, indiscutables, publics, évidents. Qu'y a-t-il de plus clair, de plus franc, de plus ouvert ? A lui de répondre de manière aussi directe : c'est ce que je veux. Mais les communiqués cafards, où on ne sait qui se plaint d'on ne sait quoi, non, c'est trop méprisable !
X. -- La manœuvre du cardinal Daniélou
*Dans le* « *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray *»*, numéro 239 du 3 décembre, le cardinal Daniélou a publié le message suivant, adressé Pierre Debray :*
« Je tiens à vous dire que j'ai été indigné que l'on vous ait nommé avec Salleron parmi ceux contre lesquels était dirigé le communiqué du Conseil permanent. »
*Quiconque n'est pas analphabète remarquera que la formule du cardinal :* « *avec Salleron *»* ; a manifestement deux sens possibles :*
168:160
*Premier sens : il est indigné qu'on ait nommé Debray et Salleron parmi ceux qui...*
*Second sens* (*aussi possible que le premier*) *il est indigné qu'on ait nommé Debray ; qu'on l'ait nommé avec Salleron ; qu'on l'ait nommé avec ceux qui* (*dont Salleron*)*...*
\*\*\*
*Quoi qu'il en soit, s'il est simplement* POSSIBLE *que le cardinal Daniélou ne soit pas indigné pour Salleron, il est* CERTAIN *qu'il ne l'est pas pour l'abbé de Nantes et Jean Madiran, et qu'il a tenu à le faire savoir.*
*Le cardinal Daniélou trouve fort bon que l'abbé de Nantes, Jean Madiran* (*et peut-être Louis Salleron*) *soient dénoncés à l'opinion publique comme les personnages les plus ignobles que l'on puisse actuellement nommer dans le catholicisme français.*
*Naturellement, on supposera que c'est beaucoup plus par esprit de manœuvre que par méchanceté que le cardinal Daniélou a fait cela.*
*Dont acte. Et merci quand même, Monseigneur le Cardinal.*
\*\*\*
*Mais dans le* « *tract n° 5 *» *de la* « *Contre-Réforme catholique *»*, l'abbé de Nantes, citant une information donnée par* « *Témoignage chrétien *» *du 18 novembre, assure que lors de l'Assemblée plénière de l'épiscopat à Lourdes, on a vu le cardinal Daniélou quitter la salle des séances en affirmant :* « NOUS NE DEVONS PAS TOUS APPARTENIR A LA MÊME ÉGLISE. »
*Le cardinal Daniélou commencerait-il à comprendre ?*
XI\. -- La réaction (inédite) de Jean Madiran
*Jusqu'ici, comme on le sait, Jean Madiran n'avait rien dit de l'agression épiscopale du 19 novembre 1971. Voici donc, inédite, sa manière de voir les choses et de les commenter.*
169:160
*Depuis plus de dix ans, il n'est pas arrivé d'agression hiérarchique contre des catholiques dits intégristes ou traditionalistes sans que je me sois porté au secours de ceux qui étaient injustement attaqués.*
*Je parle bien entendu des agressions où je n'étais pas moi-même en cause, et où j'aurais pu rester tranquillement assis à l'écart, à regarder les coups tomber sur le voisin.*
*Ceux dont il m'est arrivé de prendre ainsi la défense, et qui n'étaient pas mis en cause cette fois-ci, sont assez nombreux et assez importants pour que, se levant tous ensemble pour venir à leur tour à mon aide, cela fasse quelque bruit et peut-être quelque effet.*
*J'ai donc attendu dans le silence, après l'agression épiscopale du 19 novembre 1971, qu'ils m'apportent leur témoignage et leur secours.*
*Je n'ai vu venir personne.*
*Je ne dirai pas que ma surprise a été immense. Ce n'est pas la première fois qu'une telle leçon de choses est administrée de cette façon à ma confiance en ceux qu'on appelle* « *les amis *» *-- confiance naturelle, spontanée, mais excessive et pour tout dire passablement sosotte.*
*Déjà dans* ITINÉRAIRES, *numéro 89, c'est-à-dire en janvier 1965, nous constations que nous n'avions rencontré personne qui se soit* « *seulement penché sur notre visage pour y essuyer les crachats dont nous couvraient tous ces religieux *»*, -- tous ces religieux qui nous traitaient comme des chiens et qui même nous traitaient de* « *chiens *»*. Et nous ajoutions :*
« Qu'on ne me dise pas qu'on nous laissait le soin de nous défendre nous-même et qu'on voulait ainsi nous marquer flatteusement que l'on nous en estimait fort capable. *Car précisément c'est un désordre, car précisément ce n'est pas l'ordre de la charité, de se défendre soi-même.* Et laisser systématiquement « les chiens » dans l'Église se défendre eux-mêmes, c'est laisser s'installer le désordre dans l'Église.
« Au demeurant on sait très bien que *nous ne nous défendons pas nous-même,* d'abord et précisément pour ne pas contribuer à l'installation et à l'induration de ce désordre. *Nous ne nous sommes pas défendu nous-même.* Nous sommes entrés dans ces batailles *pour défendre les autres,* nos amis, nos frères, et même des frères inconnus, et point nous-même.
170:160
« Nous n'avons ordinairement allégué les calomnies contre notre propre personne que dans la mesure où c'était nécessaire pour avoir légalement voix au chapitre et droit de rectification : qu'on ne nous a d'ailleurs nullement reconnus pour autant. Mais nous défendions les autres ; et fort peu, et presque jamais nous-même. Et on le sait bien. Et alléguer qu'on nous estimait suffisamment capable de nous défendre nous-même, c'est répondre doublement à côté de la question. A côté de la question parce que ce n'est pas nous-même que nous défendons. A côté de la question parce qu'il s'agit du désordre établi dans l'Église de France. »
*On le voit : cela ne date pas d'aujourd'hui. On ne peut compter sur personne, voilà la vérité. Pas même sur ceux que l'on avait défendus et qui en avaient juré une reconnaissance éternelle. Mais au fait l'avaient-ils jurée ? Ils avaient prononcé quelques paroles de courtoisie qui en vérité ne les engageaient à rien.*
*Qu'on ne vienne plus nous parler d'union, de concertation, de complémentarité. Je suis aussi bien placé que quiconque, -- je puis même dire, en considération de ce qui précède : je suis* MIEUX *placé que quiconque -- pour éprouver expérimentalement la réalité que recouvrent ces vocables de complémentarité, de concertation ou d'union. La réalité ? Le plus souvent, il n'y en a strictement aucune. Chacun pour soi et ne pensant qu'à soi. La preuve en a été faite et refaite : principalement de la manière que je viens de dire. Ceux que j'ai défendus me laissent complètement tomber quand c'est à leur tour de me défendre. Ils veulent bien recevoir un renfort, ils ne veulent pas en donner. Il n'y a aucune réciprocité : pas même au niveau le plus élémentaire, celui de la mutuelle entraide dans l'autodéfense contre la persécution religieuse.*
*Là où il n'y a aucune réciprocité, là où il n'y a même pas cette réciprocité la plus élémentaire, il ne peut y avoir ni amitié ni union ni complémentarité, il ne peut y avoir que duperie.*
*Nos lecteurs le savent d'expérience : nous ne les dupons pas. Nous ne leur racontons pas des histoires mensongères sous prétexte d'entretenir leur moral, de soutenir leur optimisme, de nourrir leur euphorie. Nous ne faisons pas de bourrage de crânes. Nous leur montrons les choses telles qu'elles sont. Et les choses telles qu'elles sont, c'est ceci : il ne manque certes pas de* « *chefs *» *plus ou moins* « *traditionalistes *» *pour réclamer la coopération et l'union de tous ; mais c'est la coopération à sens unique, à leur profit et non inversement ; et c'est l'union derrière eux, selon leur bon plaisir et sans réciprocité. Nous en faisons la constatation désolée, mais irrécusable.*
171:160
*Pourtant ce n'était pas tellement difficile dans le cas présent ; cela ne demandait aucune vertu héroïque. L'injustice épiscopale à notre endroit était d'une vilenie tellement manifeste que même* « *Le Monde *» *et même* « *Témoignage chrétien *» *en ont exprimé une nette réprobation. Et parmi tous nos* « *amis *»*, comme on dit, parmi tous ceux qui ne sont point d'* « *Itinéraires *» *et qui n'étaient pas eux-mêmes mis en cause, il n'y en a eu aucun, il y en a eu exactement zéro pour déclarer au moins ce que* « *Témoignage chrétien *» *et* « *Le Monde *» *ont déclaré. Comment ne pas en ressentir une profonde amertume ? Et surtout comment, par delà cette amertume, ne pas tirer fermement les conséquences pratiques que comporte une telle constatation ?*
\*\*\*
*Les différences ou divergences de positions théoriques ou tactiques ne justifient pas cette carence. Quand nous-même avons pris la défense de l'abbé X, de Monsieur Y ou de l'ami Z, nous n'étions pas toujours du même avis qu'eux sur toutes les questions ; nous avons précisé en toute simplicité, selon les cas, que nous étions en accord ou en désaccord avec eux sur l'ensemble ou sur une partie de leurs positions. Nous les défendions parce qu'ils étaient victimes d'une injustice. Nous l'avons même fait, le cas échéant, pour des adversaires.*
\*\*\*
*Il y a une notable différence de positions théoriques et tactiques entre l'abbé de Nantes et Pierre Debray. Mais ils ont en commun, et nous avec eux, d'être frappés par* LA MÊME *injustice, appuyée sur* LE MÊME *mensonge. Cela ne conduira* (*probablement*) *pas Pierre Debray à se ranger derrière la bannière de la Contre-Réforme, ni l'abbé de Nantes à prendre place parmi les Silencieux de l'Église. Mais sur un point au moins -- à savoir que nous avons été tous quatre ensemble calomnieusement incriminés par l'épiscopat -- il existe entre nous une solidarité de fait : une solidarité qu'aucun de nous quatre n'a cherché à esquiver ou à rompre. Pour ma part, j'avais plutôt envie de garder le silence sur tout cela, qui est tellement accablant sous tant de rapports, et surtout sous celui qui me procure l'amertume profonde que j'ai dite.*
172:160
*Mais des esprits plus ou mois malveillants auraient pu supposer que par mon silence je cherchais à me désolidariser subtilement de Louis Salleron, ou de l'abbé Georges de Nantes, ou de Pierre Debray. Voilà donc pourquoi je viens au contraire de publier le dossier de cette affaire, avec leurs réflexions, et aussi avec les miennes.*
*Les divergences que je puis avoir avec Pierre Debray ou avec l'abbé de Nantes ne sont un mystère pour personne sachant lire ce qui est écrit.*
*Ces divergences sont une chose. La solidarité contre les calomnies épiscopales en est une autre.*
*Et enfin, et surtout, il y a le témoignage public à rendre à ce que doit être l'ordre de la justice et de la charité dans l'Église.*
J. M.
#### Une lettre du C. L. C.
*Le 10 décembre 1971, François Gousseau nous a écrit, au nom du* « *Club du Livre civique *» *et pour être publiée dans* « *Itinéraires *»*, la lettre suivante :*
Cher Ami,
Dans l'article sur le Congrès de Lausanne, que vous publiez dans « Itinéraires » n° 158 de décembre 1971, et qui fait immédiatement suite à l'article de Jean Ousset : « entretien avec un religieux » vous avez inséré, à la page 21, une note qui concerne le Club du Livre Civique.
Vos lecteurs n'auraient-ils pas été plus exactement informés, si vous aviez pris soin de tenir compte des éléments suivants :
1\. -- Si le « catalogue 1972 » signale, sous le n° 1432, l'Ordinaire de la Messe latin-français, il signale aussi et d'abord sous le n° 1430, « Explication de la Messe », du R.P. Martin de Cochem, (devenu R.P. de Cohen dans le catalogue, par suite d'une coquille) Capucin Tridentin.
173:160
-- sous le n° 1431, et en *capitales,* (le seul en capitales), « La Nouvelle Messe » de Louis Salleron.
Ce sont les deux seuls ouvrages recommandés par le C.L.C. sur le Saint Sacrifice de la Messe. Nous nous sommes refusés à diffuser toute autre littérature sur ce sujet.
A propos du second ouvrage, vous avez bien voulu souligner vous-même dans « Itinéraires » n° 154 de juin 1971, à la page 2 :
« Le livre de Louis Salleron sur la Nouvelle Messe a été recommandé par « Permanences », organe de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien, dans son n° 79 d'avril 1971 (page 23). »
« Le livre de Louis Salleron sur la Nouvelle Messe est en vente au Club du Livre Civique », 49, rue des Renaudes, Paris-17^e^.
2\. -- Nous diffusons constamment au C.L.C. des Missels Romains de divers auteurs, au fur et à mesure qu'il nous est donné de nous en procurer, et sans que nous puissions donc les signaler dans notre catalogue.
3\. -- L'Ordinaire de la Messe latin-français en question, offre aux fidèles qui participent, de fait, à « la nouvelle Messe » la possibilité de comparer le texte latin du « soi-disant Novus Ordo Missae » aux interprétations du texte français.
Il dépend encore de vous que vos lecteurs puissent juger par eux-mêmes si de tels faits constituent par rapport aux « nettes déclarations de Jean Ousset », une « énormité » dans l'ordre de « l'anomalie », fût-elle « accidentelle ».
Croyez, Cher Ami, à mon bien fidèle souvenir in Christo Rege.
F. GOUSSEAU.
174:160
## RÉTRO
### Il y a quinze ans Février 1957
Avec son numéro de février 1957, la revue ITINÉRAIRES terminait sa première année, et commentait ainsi cet événement :
« Ce dixième numéro boucle notre première année d'existence. Dix numéros et 1296 pages, soit l'équivalent de douze numéros à 108 pages, ce qui matériellement est plus que nous n'avions promis. Nous vous avions annoncé 96 pages chaque mois.
(...)
« Une revue indépendante, sans capital, sans appui commercial, partout plus ou moins sournoisement combattue ou diffamée, une revue vivante et écoutée malgré la formidable hostilité des puissances financières de la presse installée, voilà ce que tous ensemble nous avons fait. Et nous ne sommes pas au bout de nos difficultés.
(...)
« Dans le concert d'une presse où les monopoles et les privilèges ont été très jalousement gardés, nous faisons entendre une voix différente. Nous le faisons calmement, sans animosité et sans hausser le ton. Nous pensions que cela suffirait à provoquer, par voie de conséquence directe ou indirecte, d'heureuses modifications, limitées sans doute, mais déjà appréciables, dans les publications installées. Et cela a suffi. Il serait immodeste d'en dresser un catalogue détaillé. Nous enregistrons simplement que certaines choses ne sont plus jugées possibles, et que nous n'y sommes pas pour rien ([^56]). Nous savons aussi que ceux qui ont partiellement rectifié leurs positions publiques à cause de notre présence mensuelle et attentive ne nous en ont aucune reconnaissance, bien au contraire : mais cela est dans l'ordre.
175:160
« Nous avons mécontenté beaucoup de monde : il était impossible de faire autrement. Nous nous sommes appliqués à ne pas mécontenter plus qu'il n'était nécessaire. Cette mesure que nous nous sommes efforcés de garder n'a pas diminué, elle a redoublé la fureur de nos adversaires. Cela aussi est dans l'ordre. Si nous n'avions formulé, comme on nous en accuse parfois, que des « critiques injustes ou excessives », elles n'auraient pas eu grand effet, et l'on ne nous en aurait pas longtemps tenu rigueur. Ce sont nos justes critiques que l'on ne nous pardonne pas. Évidemment.
« Nous avons pu aussi, d'aventure, mécontenter ici ou là nos amis. Péguy disait : « *Une revue n'est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes qui soient dans le cinquième. Autrement, je veux dire quand on s'applique à ne mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire. Ou plutôt* à *ne rien dire. *»
« Précisément, nous disons quelque chose.
(...)
« Le monde moderne, l'Occident, la France sont en péril de mort à cause de l'apostasie implicite ou explicite à laquelle les ont conduits leurs idées fausses. Pour les détromper, pour les sauver, il faut plus que des idées contraires. Il faut des idées vraies, c'est-à-dire plus que des idées. Il y faut toutes les vérités de la Foi et tous les mystères de Dieu.
« Les idées fausses du monde moderne sont souvent des mensonges qui n'ont même pas la nouveauté à laquelle ils prétendent. Le grand mensonge soi-disant moral (voire soi-disant chrétien) par lequel on amène la France à lâcher sa mission colonisatrice est une atroce vieillerie. Chesterton en témoigne dans un texte de 1925 :
« ...*Je ne plaide pas la cause de l'Espagne contre le Mexique : je constate qu'elle est analogue en plus d'un point à celle de Rome contre Carthage. Dans l'un et l'autre cas, il ne manque pas de gens pour prendre parti contre leur propre civilisation et pour absoudre de tout péché des sociétés dont les péchés ne crient pas mais hurlent vers le ciel.*
« *Blâmer notre race ou notre religion d'avoir failli à leur idéal est fort bien, mais la sottise est de les mettre pour cela plus bas que les races et les religions qui se fondent sur l'idéal diamétralement opposé. *»
176:160
« Ce texte vaut pour la France en face de l'Islam. Le mensonge contre notre civilisation, le mensonge contre notre religion est le même. Avec cette différence qu'aujourd'hui tout le monde en est plus ou moins victime parmi nos docteurs. Et la France plie sous le mensonge. »
### Il y a dix ans Février 1962
Du Concile Vatican II qui doit se réunir en octobre, nous attendons surtout *la conversion des évêques,* ainsi que le déclare l'éditorial de notre numéro de février 1962 :
« Réunis sous la direction du Souverain Pontife et sous l'inspiration de l'Esprit Saint, les Pères du Concile se convertiront tous ensemble et seront plus aptes à nous convertir. Leur progrès dans la conversion préparera le nôtre. Et le salut de l'humanité, nous le savons bien, est dans sa conversion. »
On sait suffisamment que ce n'est point ce qui s'est passé.
Le même éditorial dénonçait la *fausse morale chrétienne* qui depuis lors est officiellement devenue celle de la politique vaticane et de la pastorale nouvelle :
« La *morale chrétienne* qui est indulgente aux crimes de Nehru parce que Nehru est puissant dans la machinerie de l'O.N.U., et qui est implacable pour les imperfections du régime portugais, parce que Salazar est politiquement isolé ; la morale chrétienne qui se vautre aux pieds de l'impérialisme hindou en Asie et en Afrique, et qui prend d'un cœur léger son parti de voir déchirer par la violence les droits du Portugal parce qu'il est tenu pour négligeable dans le calcul des forces, -- cette prétendue morale chrétienne n'est ni chrétienne ni morale, et ceux qui nous la prêchent sont des charlatans.
« Trop d'accents charitables, depuis trop longtemps, sont le contraire de la charité, parce qu'ils sont doux aux crimes certains des puissants et durs aux éventuelles violences des victimes. Péguy déjà le disait, et depuis Péguy cela n'a point changé, sinon pour empirer jusqu'au paroxysme actuel :
« *Je n'aime pas, mon jeune camarade, et pour dire le vrai je ne veux rien savoir d'une charité chrétienne qui serait une capitulation perpétuelle devant les puissants de ce monde. Je ne veux rien savoir d'une charité chrétienne qui serait une capitulation constante du spirituel devant les puissances temporelles. Je ne veux rien savoir d'une charité chrétienne qui serait une capitulation constante devant les princes, et les riches, et les puissances d'argent. *»
177:160
« C'est sans doute l'iniquité fondamentale, l'imposture centrale du monde moderne. Ce n'est plus la sauvagerie spontanée d'un monde pré-chrétien, mais la méchanceté calculatrice et pleutre, argumentatrice et théologienne d'un univers qui asservit le Spirituel, c'est-à-dire qui utilise l'apparence de la charité au profit de ses propagandes, de ses dominations installées, de ses injustices. »
### Il y a cinq ans Février 1967
Février 1967 : publication de la réponse de la conférence épiscopale française au Saint-Siège (réponse à la circulaire du Saint-Siège dite « lettre du cardinal Ottaviani »).
Cette réponse paraît dans *La Croix* du 2 février et dans la *Documentation catholique* du 19 février.
Il s'agit de la réponse décidée par l'Assemblée plénière de l'épiscopat tenue à Lourdes en octobre 1966 : l'Assemblée qui *a franchi le point de non-retour doctrinal*, tant par cette réponse au Saint-Siège que par son approbation du « Fonds obligatoire » du nouveau catéchisme (lequel « Fonds » ne sera publié, lui, qu'un an plus tard).
La réponse épiscopale française au Saint-Siège, décidée par l'Assemblée plénière d'octobre 1966, fut mise au point par le Conseil permanent, et sa rédaction définitive datée du 17 décembre 1966.
Mais, comme nous venons de le rappeler, c'est seulement au mois de février 1967, il y a cinq ans exactement, que son texte fut connu du public.
Cette réponse franchissait, en matière doctrinale, le point de non-retour, parce qu'elle *rejetait les notions de* « *nature *» *et de* « *personne *» *telles qu'elles étaient* « *au V^e^ siècle ou dans le thomisme *». La mention du V^e^ siècle était une allusion directe au concile de Chalcédoine (451) qui définit dans le Christ une personne et deux natures. Cela ne figurera plus dans le nouveau catéchisme français. Comme le déclarera en 1971 le P. Xavier Léon-Dufour, « *cette formulation parfaitement vraie dans le cadre d'une époque déterminée peut fort légitimement être modifiée aujourd'hui *» ([^57])*.* En attendant d'être modifiée, elle est supprimée, chassée du nouveau catéchisme et de la nouvelle liturgie.
178:160
Ce franchissement, par l'épiscopat français, du *point de non-retour doctrinal,* connu en février 1967, fut aussitôt commenté dans ITINÉRAIRES de mars (numéro 111), article : « *La réponse *» (pp. 229 et suiv.). Ce commentaire de Jean Madiran fut ensuite repris et considérablement développé dans son livre paru en novembre 1968 : *L'hérésie du XX^e^ siècle* (pp. 33 à 74).
Mais en 1967, et encore en 1968, les bien-pensants protestaient que, par obéissance chrétienne, il faut suivre l'épiscopat les yeux fermés, même dans l'hérésie la plus manifeste.
\*\*\*
Le 22 février 1967, le pape Paul VI instituait une « année de la foi » allant du 29 juin 1967 au 29 juin 1968. C'est à cette occasion que, dans son exhortation apostolique du 22 février, Paul VI flétrissait (en latin) *ille mentis habitus quem* « *postconciliarem *» appelant, (en italien) *una mentalità cosidetta* « *post-conciliare *»... Et cetera, et cetera, et cetera... Oui, nous avons marché, nous avons cru à ces belles paroles, qui étaient même parfois des paroles belles. On peut le voir par nos éditoriaux du numéro 112 et du numéro 113 ; et par l'écho que fait à ces éditoriaux Étienne Gilson dans la « Postface » de son livre *Les tribulations de Sophie* paru chez Vrin l'été 1967 (pp. 171 et suiv.) : Gilson lui aussi marchait. Il n'y a aucune honte rétrospective à en avoir. Il n'y avait aucune invraisemblance capitale à supposer que le pape se mettait enfin à la défense et à la restauration de la foi chrétienne.
Mais il y aurait mensonge à prétendre que tout se passa très bien, que tout fut normal, entièrement conforme aux belles paroles qui avaient été prononcées. Il y aurait mensonge à faire croire que les actions et même les paroles suivantes ont été cohérentes avec les paroles belles et justes du 22 février 1967.
Un mois plus tard, le 26 mars, Paul VI publiait l'encyclique *Populorum progressio :* qui d'ailleurs n'était encore presque rien en comparaison de ce qui viendrait ensuite.
179:160
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### Le dimanche des Rameaux cette année.
Le groupe dirigeant de l'épiscopat français s'obstine sur ses positions. Il ne retranche ni ne corrige sa falsification de l'épître des Rameaux : « *Le Christ Jésus, tout en restant l'image même de Dieu, n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu. *» Ni corrigée ni retranchée, cette falsification n'est cependant plus obligatoire. Elle demeure permise dans la liturgie nouvelle. Mais « *on peut utiliser *» encore en 1972 la traduction du Lectionnaire de 1964 : une note l'autorise en bas de la page 136 du *Nouveau missel des dimanches 1972,* « édition liturgique collective », c'est le missel à couverture fleurie ; et une note identique au bas de la page 138 du *Nouveau missel dominical de l'assemblée,* « texte durable pour les années A » des Éditions Brepols ([^58]). Les éditeurs de ces missels n'ont pas pris d'eux-mêmes une telle décision ; il s'agit vraisemblablement d'une concession faite en catimini par le groupe dirigeant de l'épiscopat. Ce que la Note secrète ([^59]) autorisait pour l'année 1971 se trouve autorisé pour les années suivantes.
La traduction que l' « on peut utiliser » à la place de la falsification épiscopale est celle-ci :
180:160
« *Le Christ Jésus, étant de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. *»
C'est la traduction de la Bible de Jérusalem. Rappelons qu'au moment même où cette traduction était publiée (imprimatur de 1949), son auteur, le dominicain Benoît, indiquait en note qu'il en préférait une autre. La question de savoir pourquoi la Bible de Jérusalem et le P. Benoît ont publié une traduction qu'en même temps ils déclaraient mauvaise est une question qui a été posée mais qui n'a pas reçu, à notre connaissance, le moindre commencement de réponse. Il est incontestable et non contesté que la traduction de la Bible de Jérusalem, si elle n'est pas, elle, blasphématoire, est inexacte, insoutenable, abandonnée par tous et par son auteur même ([^60]). Cette traduction reconnue comme insoutenable, et que dès le premier jour son auteur avait publiée sans la soutenir, est la seule que permette l'épiscopat français à ceux qui ne veulent pas prononcer la falsification blasphématoire, laquelle n'est pas supprimée. Le « pluralisme », comme souvent, est entre l'hérésie et la sottise, il n'exclut que l'interprétation traditionnelle.
Ce qui demeure exclu, en effet, c'est la traduction fidèle au sens que l'Église latine, depuis saint Jérôme au moins jusqu'au P. Lagrange inclus, a toujours reconnu comme celui du verset 6 : *Cum in forma Dei esset, non rapinam arbitratus est esse se æqualem Deo *: « il n'a pas regardé son égalité avec Dieu comme une usurpation ».
Mais enfin, ceux de nos lecteurs qui, le dimanche des Rameaux 26 mars 1972, s'exposeront à de telles lectures, c'est bien parce qu'ils l'auront voulu. *Rien ne les y oblige.* Le précepte de l'assistance à la messe du dimanche n'a jamais fait obligation aux chrétiens d'assister à des messes où la parole de Dieu est falsifiée.
D'une année\
à l'autre.
Nous avons fait le nécessaire l'an dernier : maintenant *la preuve est faite.* Nous avons écrit au pape Paul VI au sujet de l'épître des Rameaux ([^61]) ;
181:160
Louis Salleron a écrit à Mgr Boudon ([^62]) ; Henri Rambaud a écrit au cardinal Renard ([^63]) ; l'évêque d'Angoulême a bénéficié d'explications particulièrement détaillées ([^64]) Par ces lettres, par nos articles, par nos manifestations, l'attention épiscopale a été *suffisamment* attirée. La Note secrète adressée à chaque évêque de France, le 8 mars 1971, par les trois évêques-commissaires Boudon, Coffy et Le Cordier, commençait en ces termes : « *A la suite de la campagne lancée par M. Madiran dans la revue* ITINÉRAIRES, *un certain nombre d'évêques ont interrogé la Commission de liturgie sur la traduction proposée... *» Il n'y a donc eu ni surprise ni simple inadvertance. On ne peut plus incriminer seulement « un coup » qui aurait été perpétré « par les bureaux » « derrière le dos » de l'épiscopat. *Les évêques ont su.* Ils ont les uns décidé, les autres accepté ou subi en pleine connaissance de cause. S'ils étaient ignorants, ils ont au moins été clairement avertis qu'il y avait matière à s'instruire et urgence de s'instruire. Je ne dis pas cela pour les accabler, mais simplement pour constater qu'on *perdrait son temps* à vouloir insister de nouveau et recommencer ce qui a été fait l'année dernière.
Ce fut « un grand succès »\
mais ce n'était pas l'essentiel.
Sans doute, l'année dernière, nous avons remporté, de l'avis unanime, un grand « succès ». On en parlait partout pendant des semaines ; à Rome ; en Belgique ; en Allemagne ; aucun pays voisin ou plus éloigné où nous n'ayons été considéré et salué avant tout comme le redoutable organisateur de la révolte catholique des Rameaux. Mais nous n'en cherchions pas tant ([^65]). Sans nier systématiquement l'éventuelle utilité, à un rang secondaire, de l'émeute victorieuse ou du tapage réussi, nous n'y voyons que deux instruments très inadéquats à la situation présente de l'Église.
182:160
La « bataille du verset 6 » est essentiellement un *combat spirituel* pour la reconquête et la restauration, d'abord parmi nous, dans nos esprits et dans nos cœurs, de l'interprétation traditionnelle de l'Écriture. A tous nous disons : il faut beaucoup travailler, il faut beaucoup étudier, *ora et labora,* sans quoi l'on vous fera tomber dans des pièges aussi grossiers que de donner, pour le verset 6, l'interprétation de la Bible de Jérusalem comme interprétation traditionnelle. De même, pour le catéchisme, on vous aurait volontiers fait tomber dans le piège de vous retrancher sur le catéchisme national de 1947, ou même sur celui de 1937, en espérant que vous ignoreriez toujours qu'ils avaient rompu déjà l'un et l'autre avec le catéchisme romain. Ce qui nous occupe, c'est de vous aider à réfléchir sur ces questions et à les mieux connaître ; et non pas de vous conduire à une « agitation » semblable à celle de l' « activisme » politique. En matière religieuse plus encore, il y a des « activistes » superficiels, et des excès d' « activisme » déplorables. N'y tombons pas. N'en attendons rien.
Savoir ce que l'on veut.
D'ailleurs, *ce n'est pas notre messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V,* non, ce n'est pas notre messe qui est souillée par la lecture de versions falsifiées de l'Écriture sainte.
Faire que les messes nouvelles, un jour dans l'année, soient un peu moins souillées qu'il n'était prévu à leur programme, non vraiment, ce n'est pas notre affaire.
C'est celle, bien plutôt, des chimériques qui ont pour mot d'ordre déclaré de se rassembler derrière Vatican II et la messe nouvelle, dans l'autocontradiction permanente.
Si, dans *leurs* espèces de messes-digest, ils commencent à s'opposer au pire et à culbuter ceux qui l'énoncent, après tout tant mieux. Si c'est un début, bravo, bon courage. A soi seul, ce serait peu différent de rien.
183:160
#### La surprise désolée des chimériques.
Dans *Rivarol* du 23 décembre, Édith Delamare raconte et commente, avec son habituelle pertinence :
Le Pakistan compte 730 000 chrétiens, dont 350 000 catholiques, sur 94 millions d'habitants. Les catholiques sont répartis en deux archidiocèses (Dacca dans le Pakistan oriental et Karachi dans le Pakistan occidental) et huit diocèses. Aucune nouvelle de ces communautés n'est encore parvenue à l'étranger. Mais tous les espoirs sont permis, le Saint-Père ayant déclaré à Jean Guitton que « *les Indiens étaient peut-être la seule nation capable de pratiquer le Sermon sur la Montagne dans son intégralité, à cause de leur amour de la paix, leur patience et leur sens religieux *». D'ailleurs, le Pakistan et l'Inde ont proposé en mai dernier à Genève, lors de la 24^e^ Assemblée mondiale de la Santé, de voter une résolution demandant à Israël « *de respecter la Convention de Genève du 12 août 1949, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre *», L'Inde, qui pratique si bien le Sermon sur la Montagne, ne saurait avoir une poutre dans l'œil.
La confidence du Saint-Père à Jean Guitton remonte à 1968. A cette date, les collèges catholiques étaient nationalisés au Kérala, les écoles fermées ici, les églises incendiées là, et les missionnaires se débattaient dans les plus graves difficultés, du moins ceux qui n'étaient pas expulsés. Pendant ce temps, les 75 évêques indiens tenaient assemblées sur assemblées pour discuter de liturgie et d'œcuménisme. Fallait-il tolérer la robe safran des ascètes hindous en guise d'ornements liturgiques ? Encouragerait-on l'emploi de beignets, les « chappatis », friandise locale utilisée dans plusieurs paroisses, à la place de l'hostie traditionnelle ? Introduirait-on l'absolution générale comme aux Philippines ? Les chrétiens adultes pouvaient-ils se tenir de préférence à croupetons devant Dieu, plutôt qu'agenouillés ? Fallait-il traduire la Messe en deux cent quatre-vingt-trois dialectes pour commencer ? Mgr Doraisamy Lourdusamy, archevêque de Bangalore et président de la Commission épiscopale de Liturgie, estima qu'on ne créerait pas une authentique liturgie indienne « *en changeant quelques détails çà et là, mais en travaillant sur l'ensemble *». Rome fut consultée et répondit sous la signature autorisée du Père Hannibal Bugnini que toutes ces initiatives étaient encouragées... Il y avait moins à craindre une indianisation du christianisme que le renouvellement des erreurs qui interdirent naguère les rites chinois. (L'affaire des beignets révéla néanmoins l'existence en Inde d'opposants traditionalistes.)
Terre privilégiée des assemblées œcuméniques mondiales, l'Inde catholique se devait de ne pas être en reste. Les évêques créèrent un Centre Œcuménique Permanent dans le sud du pays et un Institut-de-formation-des-prêtres-au-dialogue-avec-l'hindouisme, dans le nord. Ils admirent en outre les Orthodoxes de l'Inde aux sacrements catholiques. On voit combien l'optimisme du Saint-Père était justifié.
184:160
Le Concile nous fait un devoir de lire les « signes des temps ». Voici un an, le choléra commençait à faire parler de lui, des secousses telluriques ébranlaient la région de Terni, à cent kilomètres au nord de Rome, et Mgr Rodhain évoquait, dans L'HOMME NOUVEAU du 20 décembre 1970, la catastrophe qui faisait des milliers de morts au Pakistan, déplorant le silence des théologiens sur « *les signes que Dieu nous donne *». « *On a du mal,* déclarait Mgr Rodhain, *à se rendre compte de la grandeur, de l'immensité, de la gravité du coup, donc de l'Avertissement, qui vient de nous être donné. *»
Le choléra (« les pestes »), les tremblements de terre, les cataclysmes et les guerres sont les signes de ces temps que l'Apôtre nous dit être « les derniers ». Le Pape s'en étonne. Parlant aux fidèles réunis sur la place Saint-Pierre pour l'Angelus dominical du 5 décembre, Paul VI leur a dit :
« *Nous sommes tous douloureusement surpris. Une guerre ! Une nouvelle guerre, cette calamité terrible et inhumaine, éclate de nouveau sur la terre !* » L'idéologie pacifiste, humanitaire et mondiale est mise en cause : « *L'effort sage et patient pour mettre les États en relation entre eux dans le but de les rendre solidaires et pacifiques peut dégénérer en coalitions de peuples et d'intérêts farouchement ennemis... après avoir tant parlé de progrès et de concorde, il semble tout d'un coup que l'idéal de la paix universelle s'évanouit comme un beau rêve devant le réveil de l'inexorable réalité de l'homme ennemi de l'homme. *» Toutefois, ne perdons pas confiance en l'O.N.U. : « *Mais nous ne devons absolument pas perdre confiance dans le programme de paix que le monde moderne s'est finalement fixé. La paix, de toute manière, doit vaincre dans la justice et dans le sens de la vocation de tous pour le respect souverain de l'humanité. Nous ne devrons être ni abattus ni sceptiques au sujet de la paix dans le monde... Nous fortifierons encore notre adhésion commune aux institutions et aux initiatives internationales qui soutiennent et font progresser la véritable paix. Et lorsque nous verrons que le monde, par ses seules forces, ne peut établir une paix durable et juste, nous la demanderons au Christ* « *notre paix *», *principe suprême de la fraternité humaine. *»
La veille, 4 décembre, Paul VI avait envoyé un message personnel aux Présidents de l'Inde et du Pakistan, leur offrant la médiation du Saint-Siège. On ne sait quelle réponse les deux belligérants ont faite à cette proposition magnanime. Ce qui est sûr, c'est qu'au Bengale les vainqueurs massacrent et torturent les vaincus. « *Lors donc que vous verrez l'abomination de la désolation, dont a parlé le Prophète Daniel, installée dans le lieu saint... vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerre. Ne vous laissez pas alarmer, car il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin.*
185:160
*On se dressera, en effet, nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura, çà et là, des famines, des pestes et des tremblements de terre. Et tout cela ne fera que commencer les douleurs de l'enfantement... *» (Matthieu 24, 6-8-15).
Le ciel, la terre et les idéologies humaines passeront, mais ces Paroles ne passeront pas.
#### Guerre et paix.
Sur le même sujet, voici ce que remarque, le 17 décembre, l'éditorialiste du *Bulletin de Paris* (hebdomadaire politique publié 20 avenue F. D. Roosevelt, Paris 8°) :
Décidément, la paix du monde n'était pas menacée par la Rhodésie, le Portugal et la Grèce. C'est l'Inde, idole de l'O.N.U., championne de la conscience universelle, qui, armée par l'U.R.S.S., fait la guerre, avec le maximum de férocité. Toute l'hypocrisie « onusienne » s'étale avec l'impuissance de l'institution. Et dire que, pendant des années, vingt journaux bourgeois, à propos de l'Algérie, ont fait peur aux Français et troublé leur esprit parce que M. Nehru condamnait notre juste guerre ! Il est peu probable qu'ils oseront s'avouer à eux-mêmes à quel point ils ont été dupés, et aveugles, et victimes de mots sonores maniés par des roublards. Mme Gandhi, qui sait ce que tout cela vaut, ne se gêne pas avec les idéologies qu'elle manie si bien. (...)
Ce qui est remarquable, c'est l'importance des armements soviétiques qui lui ont été fournis, gratuitement ou non. C'est ensuite le soutien décidé que l'URSS lui a apporté tout de suite à l'ONU et dans tous les organes de presse et de radio qui, dans le monde entier, sont à sa dévotion ou soumis à son influence. Ces deux circonstances devraient donner à réfléchir aux apprentis-sorciers de l'ouverture à l'Est, pour qui les intentions pacifiques de l'URSS sont un dogme qu'il serait sacrilège de discuter. Il est à peu près sûr que les hommes du Kremlin ne veulent pas la guerre contre les États-Unis, mais ils voient que les États-Unis répugnent de plus en plus à s'engager et que la volonté de la nation américaine est minée par un bien-être excessif, par la drogue, par la contestation de la jeunesse, par le défaitisme, latent ou affirmé d'une grande partie des intellectuels, par la lassitude de l'Américain moyen que dégoûte l'ingratitude des peuples qu'il a sauvé trois fois, en 1918, en 1944 et par le plan Marshall.
186:160
Le bolchevisme n'a manifesté depuis 1945 qu'une hâte excessive, lors du blocus de Berlin. L'échec a servi de leçon. Sans renoncer, à rien, comptant sur le temps, sachant qu'un abandon en entraîne un autre et que plus on a abandonné, moins on est disposé à se battre pour le peu qui reste, Moscou attend. Mais partout ailleurs, en toute autre occasion, en tout autre pays, Moscou veut la guerre dès qu'il estime que lui, ou la nation interposée, ont réuni les meilleures chance de victoire. C'est le cas aux Indes.
La triste farce de l'aide\
aux pays "en voie de..."
Le même article du *Bulletin de Paris* fait aussi cette remarque sur l'aide aux pays dits « en voie de développement » :
Il y a lieu également de réfléchir sur l'usage des crédits et des dons qui sont consentis, aux pays sous-développés. A quoi servent-ils ? Théoriquement, à élever le niveau de vie des populations. En fait, les nations prêteuses ou donatrices prennent à leur charge une partie du budget des nations assistées et leur permettent de consacrer aux armements (et à la guerre, à l'occasion) une partie supérieure de leur revenu national. Des milliards et des milliards ont été déversés sur les Indes, à peu près sans effet bénéfique pour les populations misérables, mais le gouvernement de Delhi a pu se donner une armée blindée, une aviation, etc. Il est assez probable que les historiens de l'avenir découvriront avec stupeur que les nations capitalistes ont subventionné la guerre avec une intarissable générosité.
Mais ce ne sont pas\
des révélations inédites...
Tout cela est *bien connu*, et depuis longtemps, des menteurs qui ont colonisé les autorités temporelles et spirituelles de notre temps, et qui cachent la vérité aux peuples des nations chrétiennes d'Occident, dont les forces obscures de ce monde (installées jusque dans l'Église) veulent l'asservissement définitif.
187:160
Il y a *dix ans,* en février 1962, on pouvait déjà lire dans ITINÉRAIRES (pages 12 et suiv.) tout ce que l'on constate aujourd'hui :
« Les vérités morales que l'on nous enseigne sur l'aide aux pays sous-développés sont certaines dans leur principe, à un détail près. Quand un pays sous-développé utilise l'aide reçue à forger un instrument militaire d'impérialisme et d'agression, y a-t-il *devoir de justice* à être aveugle, à être complice ?
« Ce que l'Inde fait de l'aide reçue, on le sait depuis longtemps. Et ceux qui ne le savaient point auraient pu l'apprendre par exemple dans ITINÉRAIRES de mai 1960, où Michel Tissot écrivait : « *L'Inde, dont neuf sur dix des habitants vivent de l'agriculture directement ou prochainement,* S'EST LAISSÉE ÉGARER PAR UN RÊVE DE PUISSANCE INDUSTRIELLE (...). *L'Inde a préféré* DÉVELOPPER UNE ARMÉE *fort importante et beaucoup trop luxueuse. Non seulement la partie du budget national consacrée à la défense se situe entre un cinquième et un quart, mais encore de nombreuses industries d'État, à l'intérieur des plans quinquennaux, ont été choisies* EN RAISON DE LEUR SEUL INTÉRÊT STRATÉGIQUE. »
« L'aide apportée à l'Inde -- et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres -- a servi non point à faire reculer la famine, mais par priorité à construire un instrument militaire d'agression impérialiste... »
#### Nos évêques et nous.
Sous ce titre, important article de Louis Salleron dans *Carrefour* du 29 décembre. En voici le principal passage :
Comme j'écrivais ce titre : « *Nos évêques et nous *», il m'a semblé tout à coup que c'était un titre que j'avais déjà employé. En effet. J'ai retrouvé l'article, du 23 avril 1969. Je l'ai relu. Je pourrais le rééditer tel quel. C'est peut-être la preuve que je radote.
188:160
C'est peut-être aussi la preuve qu'il y a un problème permanent, qui s'aggrave chaque jour, dont on n'entrevoit pas la solution et dont les éléments ne sont pas suffisamment connus.
Que disais-je au printemps 1969 ? Voici quelques paragraphes de mon article alors :
« Quelqu'un m'a dit : « Vous êtes en pleine contradiction car vous prétendez défendre les évêques et vous les attaquez tout le temps, à propos du Nouveau Catéchisme, de la presse qu'ils patronnent, des courants d'idées qu'ils protègent, etc. »
« La contradiction me semble n'être qu'apparente. « Il y a ceux qui, comme moi-même et beaucoup d'autres, croient que les évêques sont les successeurs des apôtres, qu'il faut les défendre, eux et leur autorité, et, que la plus grande menace qui pèse sur l'Église vient de leur faiblesse et de leur fragilité.
« Et il y a ceux qui se gardent de ne rien dire contre les évêques, qui les flattent éventuellement, mais qui attaquent l'institution épiscopale, entendant que l'autorité des évêques vienne d'en bas et non d'en haut, et s'efforcent de dominer l'Église en s'insérant partout dans ses rouages et en gouvernant l'opinion par les mass media.
« Des deux groupes, je prétends que c'est le premier qui constitue le corps des défenseurs de l'Église et des évêques, car il est normal de critiquer les hommes et leurs actes, tandis qu'il est anormal de miner le fondement de leur autorité et le principe de l'institution dont ils sont une pièce essentielle.
« Si mon attitude était contradictoire, cela signifierait qu'un catholique n'a qu'à se taire dans tous les cas et quoi qu'il arrive. Mais autre chose est de s'en prendre à des faits précis et autre chose de dénoncer toute la structure de l'Église pour la démolir et y substituer l'anarchie. »
Tout cela n'a pas changé sinon, je le répète, pour s'aggraver. En réalité, un fossé est creusé, qui s'élargit de jour en jour, entre les évêques et nous. « NOUS » ? Mais qui ? Une masse toujours plus nombreuse de catholiques qui sont sans défense devant leurs prêtres et leurs aumôniers, et qui ne savent plus quoi faire pour échapper à la désagrégation de leur religion et pour en sauver leurs enfants.
Par centaines, par milliers, des pères et des mères de famille sont allés voir leurs évêques pour leur exprimer leurs doléances. On les a accueillis avec bienveillance, on a compati à leur souffrance, on leur a expliqué qu'ils n'étaient pas de leur temps, qu'ils confondaient la foi avec des pratiques dépassées, etc. Ils ont compris et n'ont pas insisté.
\*\*\*
189:160
Que se passe-t-il donc ? Il se passe tant de choses que ce n'est pas facile de les synthétiser. Tout est emmêlé. Il n'y a pas le blanc d'un côté et le noir de l'autre. Il n'y a pas « l'Église », dans un état identique en toutes ses parties. Ce qui se passe est différent en Europe, en Afrique, en Asie, etc. Au-delà et en deçà du rideau de fer, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Hollande, en France. Un livre ne serait pas de trop pour faire les distinctions qui s'imposent. Nous, ce qui nous intéresse, c'est la situation de « l'Église en France », caractéristique d'une situation assez générale dans le monde, mais avec ses traits propres.
Si l'Église de Hollande s'est noyée dans l'apostasie derrière ses évêques (malgré un petit noyau qui demeure solide), si l'Église du Canada ne semble guère plus brillante, l'Église de France présente aujourd'hui tous les signes qui feraient d'elle *l'Église d'un Nouveau Christianisme.*
Nos évêques ne *professent* pas ce nouveau christianisme, mais ils le *protègent* et, apparemment, *l'approuvent*. S'ils s'y opposaient, cela se saurait. Or qu'il s'agisse du catéchisme, des traductions liturgiques, des « célébrations » de toute nature des innovations cultuelles, de la littérature vendue en librairie et dans les églises, bref de tout le courant novateur qui sape la foi catholique et bouleverse la pratique religieuse, sans parler des prises de position dans le domaine moral ou politique, jamais on ne voit, de la part de nos évêques, aucune attitude signifiant clairement condamnation, réprobation, mise en garde, redressement. Qu'il s'agisse de prêtres, de mouvements ou de publications, c'est la liberté complète pour le désordre, l'anarchie, l'hérésie. Attitude renforcée par les mises en garde, les mesures disciplinaires, voire les diffamations contre ceux qui s'efforcent de lutter contre l'autodestruction de l'Église.
Dans cet abandon de l'autorité hiérarchique, on voit se dessiner de la manière la plus nette le *Nouveau Christianisme.*
Mais quel est donc ce *Nouveau Christianisme ?* Tout simplement celui de toujours. Je veux dire celui qu'on voit apparaître dès que l'Église est rejetée pour ses dogmes et ses structures, celui qui a fleuri mille et mille fois et notamment au XIX^e^ siècle. La différence entre celui d'aujourd'hui et celui de toujours, c'est que celui d'aujourd'hui est accueilli avec des sourires et des bénédictions par nos évêques, alors que celui de toujours était toujours condamné par l'Église, dont il est la négation.
190:160
Le *Nouveau Christianisme*, c'est en effet, à travers ses incarnations multiples, un christianisme qui prétend être celui du *Jésus de l'Évangile*, opposé au *Jésus de l'Église*. Tantôt, c'est un christianisme découvert par des incroyants et il est à cet égard tout à fait digne de considération, et tantôt c'est un christianisme redécouvert par les catholiques et, s'il peut être un aiguillon salubre pour l'Église, il est voué à la perdition, en subissant des déformations successives jusqu'aux plus extravagantes caricatures de la « bonne nouvelle » apportée par le Christ.
Le *Nouveau Christianisme* actuel, en France, c'est une élimination progressive des *Institutions*, de la *liturgie* et de la *foi* de l'Église catholique. Au premier stade il se traduit par un œcuménisme délirant (où le protestantisme authentique subit des érosions analogues à celles qui minent le catholicisme). Au stade ultime c'est une vague religion syncrétique de l'*Homme* et de l'*Évolution*, à coloration généralement politique, soit non violente, soit révolutionnaire. Le Christ subsiste là-dedans, comme la référence suprême de l'évolution universelle en attendant de disparaître à son tour.
Dans la *pratique religieuse*, le *Nouveau Christianisme* trouve son expression la plus élevée dans les « communautés de base » où fleurissent les « célébrations » et les « inter-communions » ferventes. Boquen est typiquement représentatif de ce Nouveau Christianisme. Les groupes du genre Marcel Légaut l'incarnent aussi, à un niveau d'élites.
Dans les *publications*, l'accent est mis sur la nouvelle liturgie, la « mission » et le « partage », dans une noté invariablement œcuménique. Le nouveau docteur de la foi s'appelle Luther ; le martyr est Martin Luther King. On ne peut plus ouvrir une publication sans trouver ces deux noms sans chercher plus loin, j'en prendrai deux que je viens de recevoir (mais chaque semaine me fournit son contingent) : un livre et un bulletin.
Le livre s'intitule « La Foi au creuset ». Il est muni, chose rare, du *nihil obstat* et de *l'imprimatur*, qui ne sont certainement que la confirmation, les yeux fermés, du *nihil obstat* et de *l'imprimatur* originaux, car c'est un livre traduit de l'allemand. Il s'agit d'une quinzaine d'études signées de noms différents, et destinées à « *clarifier les problèmes posés par les mutations qui se produisent actuellement dans les questions religieuses *». Le ton est varié, mais le lecteur moyen est conduit insensiblement vers le Nouveau Christianisme. J'y lis parmi bien d'autres choses du même genre que «* Le De servo arbitrio *» de Luther porte plus fortement l'empreinte de la véritable « liberté du chrétien » (Freiheit des Christenmenschen) que l'intellectualisme spéculatif du thomisme ». (p 196).
191:160
Le bulletin s'intitule « Parents chrétiens » (n° 110). Oh je n'en dirai pas de mal, n'en étant pas un lecteur habituel. Mais je tombe sur les phrases suivantes :
«* Jésus, c'est absolument étonnant, c'est le secret d'un petit peuple de rien du tout, alors que M. L. King, de son vivant, est connu du monde entier. Ce sont quelques années très brèves d'une vie alors que Gandhi en consacra 54 à son œuvre. *»
Et plus loin :
«* C'est si vrai que l'évangile n'est jamais achevé et qu'il est encore en train de s'écrire. M. L. King en a écrit une page, et Gandhi une autre. Et tel ami obscur que je connais écrit la sienne dans le secret. *»
Ces références à Luther (pour la doctrine) et à Martin Luther King (pour l'évangile vécu), nous les trouvons tout le temps, et partout. Ce ne sont plus saint Louis et sainte Jeanne d'Arc qui sont donnés en exemple à nos enfants, ce sont M. L. King, Gandhi, Che Guevara, Camilo Torrès, etc. Et cela, bien entendu, dans un contexte catéchétique où il n'est plus enseigné que Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme, que la Sainte Vierge est mère de Dieu, que le monde est en proie au désordre à cause du péché originel, etc.
Les adultes gardent encore les images de leur enfance. Mais les enfants privés de ces images, entrent de plain-pied dans le *Nouveau Christianisme*. La religion qu'on leur inculque n'est pas seulement nouvelle par son contenu, elle l'est encore dans son principe ; car le fondement du catholicisme, c'était la *tradition* et on se targue aujourd'hui d'une *nouveauté radicale*, sous le prétexte que l'humanité vit une mutation sans précédent. (...)
#### La religion de Georges Hourdin
Dans le même numéro de *Carrefour,* Louis Salleron cite et commente la profession de foi de Georges Hourdin, directeur de la *Vie catholique illustrée :*
Chacun a maintenant son petit *Credo* à soi. Dans le numéro de Noël de «* La Vie catholique *», nous lisons à la page 14, sous la signature de son directeur :
192:160
« *Et voici qu'éclate en nous, une fois encore, devant cette imagerie rassemblée, la certitude que Dieu est bien venu sur terre, que Jésus de Nazareth est né de la Vierge Marie ET DE JOSEPH LE CHARPENTIER, que nous sommes sauvés si nous savons persévérer. *»
Perseverare diabolicum !
Qu'un enfant puisse naître d'une « vierge » et d'un « charpentier » étonnera peut-être certains lecteurs.
L'explication nous est donnée par une note en bas de la page 20. Le mot traduit par « vierge » signifie en hébreu « jeune fille » ou « jeune femme ».
Comprenez donc qu'une jeune fille, devenue jeune femme par son mariage avec un brave charpentier du coin, a donné le jour à un enfant qui fut nommé Jésus.
C'est le Nouveau Christianisme, gracieusement offert à tous les fidèles dans les « présentoirs » de nos églises.
#### Signatures...
D'André Frossard, dans le *Figaro* du 24 décembre, ces brèves remarques qui méritent à coup sûr qu'on y arrête sa réflexion un peu longuement :
Sans rien renier, certes, du document publié la semaine dernière où elle invite les chrétiens à changer cette société « inacceptable » par la réforme ou par la révolution, la Fédération protestante de France précise toutefois aujourd'hui qu'aucun de ses rédacteurs « pris un à un, n'aurait signé comme venant de lui-même le texte qu'ils ont collectivement établi ».
C'est l'inconvénient des motions de synthèse, qui ne peuvent dire les sentiments de tout le monde qu'en ne donnant satisfaction à personne.
Aussi est-il préférable d'écrire seul et pour exprimer ses propres pensées, ce qui est déjà difficile, plutôt que celles des autres, ce qui est pratiquement impossible.
Supposez que Karl Marx ait rédigé ses textes révolutionnaires en collaboration avec des réformistes : il aurait peut-être eu quelques lecteurs, mais il n'y aurait pas de marxistes.
193:160
Ce texte qu'aucun de ses rédacteurs n'aurait signé, c'est ce qui se passe pour toutes les rédactions « collectives », et c'est ce qui leur enlève toute vraie signification. Cela fait penser à l'élève qui avait une mauvaise note en chaque matière, mais qui comptait sur la moyenne générale pour se rattraper.
#### La société française a perdu sa raison formelle.
La raison d'être d'une société humaine, c'est l'éducation intellectuelle et morale des jeunes générations.
La société française a perdu sa raison d'être.
Quelques exemples donnés par le *Bulletin de Paris :*
Un fait divers a été lestement escamoté par la presse bien pensante. Il donne, en effet, une image de l'Université guichardienne qui jure avec les articles rassurants et béatement satisfaits qui encombrent les colonnes de ces feuilles.
La scène se passe au lycée mixte de Brest-Kerichen. Un jeune professeur d'histoire, Jean Siche, qui a été le plus jeune agrégé de France, s'est suicidé le jeudi 9 décembre, ne pouvant plus supporter, dans l'anarchie générale de l'Université, les cruautés particulières, les insultes, les menaces dont il était victime de la part de ses grands élèves. Ayant surpris l'un deux à tricher, il fut l'objet d'une sorte d'émeute sans que l'administration fît rien pour rétablir l'ordre. Il demanda la comparution du coupable devant le conseil de discipline, où siègent aussi des élèves. Le conseil, qui sait qu'il ne doit pas appliquer les circulaires-alibis de M. Guichard, sous peine d'être désavoué s'il prenait au sérieux les invitations à la fermeté, infligea au tricheur un avertissement platonique, sans inscription au livret scolaire. Comprenant quelle serait sa vie dans le régime pompidolo-guichardien, M. Jean Siche a préféré en finir. Telle est l'Université de la V^e^ République. Et nous ne sommes pas au bout.
On se rappelle les scènes de pillage et de vandalisme qui avaient accompagné la seconde célébration de la Commune à l'École normale supérieure, où plusieurs centaines de voyous avaient été conviés. Le directeur, M. Flacelière, avait, en cette qualité, déposé plusieurs plaintes puis donné sa démission. On lui a donné un successeur, un doux archéologue qui a le mérite d'avoir été le premier de la promotion dont faisait partie M. Pompidou. Avant même qu'il soit officiellement installé, le Parquet lui demanda de retirer les plaintes déposées par son prédécesseur encore en place. Ce qu'il lit.
194:160
Ce ne sont point là des faits isolés. Il s'agit au contraire du *plus grand crime* commis en permanence par *toutes les autorités installées,* temporelles et spirituelles, du monde moderne. Nous l'avons expliqué en détail dans « *Pouvoir temporel et société chrétienne* »*,* qui est le chapitre II de notre brochure : « *Notre action catholique *» (brochure en vente à nos bureaux au prix de 3 F franco l'exemplaire). Nous invitons nos lecteurs à avoir toujours cette brochure à portée de la main et à s'y reporter fréquemment.
Pour ce qui concerne spécialement la France, c'est tout un régime qui est en cause et donc, forcément, son président. C'est pourquoi le *Bulletin de Paris* ajoute :
Pour notre part, nous n'éprouvons aucun sentiment d'hostilité envers M. Pompidou, qui aurait fait un bon président type Fallières, peut-être même, avec un peu plus d'expérience, style Doumergue. Mais l'élire, c'était maintenir le personnel en place, avec tout ce que cela impliquait de solidarité.
Ce qui se passe dans les écoles, collèges, lycées et universités, y compris l'obligation tyrannique des mathématiques nouvelles, voilà quelle est la plus grave responsabilité que porte (peut-être sans le savoir) le président *Pompidou*.
Ce qui se passe dans les écoles dites chrétiennes, dans les collèges, religieux, dans les cours de catéchisme, dans les séminaires et dans les universités catholiques, voilà sans doute quelle est la plus grave responsabilité que porte (mais cela peut-il être sans le savoir ?) la hiérarchie de l'Église...
Nous renvoyons une fois de plus le lecteur à la brochure : « *Notre action catholique *»*.* Il y est expliqué que le point le plus grave de la situation présente est celui-ci : *Aujourd'hui l'enfant n'est plus protégé ni éduqué, mais avili, par la société civile et par la société ecclésiastique.* Il est également expliqué dans cette brochure ce que nous pouvons faire en face d'une telle situation.
#### Le Synode démasqué.
Nous avons déjà dit que le Synode romain de l'automne dernier ne donnait, à notre avis, aucun des signes de redressement que plusieurs avaient espéré y voir. Nous nous en sommes expliqués dans nos « *Cinq considérations sur le Synode *», parues dans notre numéro 158 de décembre, pages 209 et suiv.
195:160
Notre point de vue y était principalement religieux. Mais ce Synode est aussi l'auteur d'un « document synodal sur la justice dans le monde » qui n'a été publié que tardivement (dans *La Croix* du 14 décembre et dans la *Documentation catholique* du 2 janvier 1972).
Ce document, comme celui sur le sacerdoce ministériel, représente « les vœux exprimés par la deuxième Assemblée générale du Synode des évêques ». Le Pape Paul VI « a décidé de rendre publics ces deux documents », selon le « rescrit de l'audience accordée au cardinal secrétaire d'État le 30 novembre 1971 » ([^66]).
Or ce document sur « la justice dans le monde » est, *en doctrine et en conscience, inacceptable.* Tel est l'avis exposé en substance, avec une grande modération de ton, mais une grande fermeté de fond, par Marcel Clément dans *L'Homme nouveau* du 2 janvier 1972.
Dans son article, Marcel Clément remarque avec beaucoup de pertinence que le document synodal manifeste un extraordinaire *virage* de l'Église : et justement *le même* que celui qui, au même moment, était exprimé par :
-- un document rédigé par la « commission justice et paix » de l'épiscopat espagnol à l'occasion de la « journée mondiale de la paix » ;
-- un document de la Fédération protestante de France intitulé. « Église et pouvoir » : ce fameux texte qu'aucun de ses rédacteurs n'aurait personnellement signé (nous avons reproduit plus haut le judicieux commentaire qu'André Frossard a fait de cette... bizarrerie).
Ces trois documents représentent une prise de position théorique et pratique en *faveur du socialisme,* et manifestent en les reprenant à leur compte *plusieurs des traits pour lesquels le socialisme a été rejeté par l'Église.*
Bref, c'est une trahison.
Marcel Clément n'emploie pas ce mot. Mais, ce qui est beaucoup plus important, il donne les raisons pour lesquelles l'emploi d'un tel mot n'est en l'occurrence aucunement excessif.
196:160
Regardez, dit Marcel Clément,\
« le ton, la thèse, la pointe ».
Dans le « document synodal » et dans les deux autres documents contemporains, le *ton,* la *thèse,* la *pointe* sont empruntés au socialisme (marxiste). « Empruntés » est d'ailleurs un euphémisme. Il s'agit d'un plagiat servile, d'un ralliement dans la bassesse. Lisons ce qu'en dit, avec une exquise retenue dans le choix des termes, mais avec l'implacable compétence qui est la sienne, Marcel Clément dans *L'Homme nouveau* du 2 janvier :
... On ne peut se défendre d'un mouvement de surprise lorsque l'on rapproche trois documents récents qui, à première lecture, laissent un sentiment de malaise et qui, à l'étude plus approfondie, posent des problèmes de conscience qu'en toute loyauté il n'est pas possible d'éluder. Je veux parler de la publication, coup sur coup, du document synodal sur la justice dans le monde (*La Croix* du 14 décembre), du document rendu public par la Fédération protestante de France et intitulé « Église et pouvoir » (*Le Monde* du 19 décembre) et enfin du document rédigé par la commission Justice et Paix de l'Église espagnole à l'occasion de la « Journée mondiale de la Paix » (*Le Monde* du 23 décembre).
Le fait que je rapproche ces trois documents les uns des autres ne saurait, cela va de soi, conduire à les identifier. L'un d'eux a été voté, paragraphe par paragraphe, par les Évêques du Synode. Le document protestant se donne non comme une « encyclique », mais comme un simple schéma de travail Le troisième semble n'engager formellement qu'une commission épiscopale nationale. En outre, les matières traitées, quoique voisines, sont distinctes.
Les trois documents ont toutefois des éléments communs, auxquels il faut porter attention : le ton, la thèse, la pointe.
Le ton, d'abord. Il est inhabituel. Il est pessimiste.
Quelques citations du document synodal donnent, avec fidélité, je crois, le climat d'ensemble du travail. Il affirme le droit et le devoir « *de dénoncer les situations d'injustice quand les droits fondamentaux et le salut même de l'homme l'exigent. *» il requiert : « *le courage de dénoncer les situations injustes avec charité, prudence et fermeté. *» Il remarque « *Nos dénonciations ne peuvent emporter l'adhésion que dans la mesure où elles sont cohérentes avec notre vie. *» Il dénonce : « *un ensemble d'injustices qui constitue l'essentiel des problèmes de notre temps. *» Il affirme la nécessité « *d'éveiller la faculté critique qui amènera à réfléchir sur la société dans laquelle on vit *» etc.
197:160
Le document protestant n'est pas d'un ton plus positif : « *le système et l'idéologie dans laquelle nous vivons sont inacceptables dans leur état actuel *». Il faut les dénoncer et leur opposer « *un radical refus du statu quo *».
Le document de la commission espagnole, lui, exprime « *son inquiétude devant la réalisation insuffisante des droits de la personne humaine *». Il célèbre les prophètes qui « *ont dénoncé ceux qui, tranquillement installés dans leur paix, délestent toute personne qui se permet de critiquer ou de s'exprimer avec sévérité *». Et la commission affirme que l'Église « *doit prendre le risque de dénoncer l'injustice même si, ce faisant, elle provoque contre sa hiérarchie ou ses membres laïcs, la critique, l'incompréhension, le mépris et la persécution des puissants de la terre *» (...)
Voyons maintenant la thèse. Sans être rigoureusement identique dans les trois documents, elle manifeste un évident cousinage.
Le document synodal multiplie les descriptions générales de l'injustice dans le monde : « *Nous avons pu mesurer les graves injustices qui tissent autour de la terre des hommes un réseau de dominations, d'oppressions, d'exploitations. *» La culpabilité n'est pas directement attribuée aux hommes, mais aux « structures » : Les opprimés « *sont écrasés par les systèmes et les mécanismes injustes *». Ou encore : « *les structures sociales opposent des obstacles objectifs à la conversion des cœurs *».
Quelles sont les « structures » qui sont ainsi contraires à la Justice de l'Évangile. Il faut reconnaître que le document synodal ne le dit pas clairement. Il reprend les thèmes et le vocabulaire de l'analyse dialectique : « *les forces de division et les antagonismes accroissent de jour en jour leur pression *». « *Le contrôle des trois quarts des revenus, investissements et commerces *», appartient « *à un tiers seulement de la population du monde *». Sans prononcer les mots « *propriété privée des biens de production *», il insinue pourtant : « *L'Église naissante a vécu* (...) *la conversion à la foi, au Christ et à l'amour fraternel réalisé dans l'aide réciproque jusqu'à la communauté des biens. *» Elle insinue encore : « *Une partie de la famille humaine vit comme immergée dans une mentalité qui béatifie la possession *». Elle décrit : « *Dans le monde dit du socialisme, la volonté de promotion s'affirme d'abord dans le combat pour les formes de revendication et d'expression, qu'engendre l'évolution même du système économique. *»
198:160
Mais tout cela n'est qu'effleuré et, comme sous-jacent. On a l'impression soit que les évêques n'ont pu se mettre d'accord pour affirmer clairement que l'Évangile impliquait le socialisme, soit que les enseignements de tous les papes sur le droit naturel de propriété les ont quelque peu gênés. Par ailleurs, un bref paragraphe vient « équilibrer » tout cela, concernant « *ceux qui sont persécutés à cause de leur foi *», immédiatement suivi par le passage « *on connaît bien les cas de torture, spécialement à l'égard des prisonniers politiques* ».
La thèse du document protestant y va plus carrément. Le contexte n'est pas douteux : c'est le régime capitaliste : « *Par* « *pouvoirs économiques et politiques en place *», *nous entendons le système et l'idéologie -- explicite ou implicite -- qui structure la société dans laquelle nous vivons. *» Le langage de la dialectique marxiste est repris sans faux-fuyants : « *système et idéologie qui sont inacceptables dans leur état actuel et, en raison même de leurs contradictions, appellent,* (...) *soit un réformisme hardi, soit une contestation révolutionnaire. *»
Là, le mot est lâché. Il s'agit bien d'un refus radical du régime capitaliste, et dans le langage de la critique marxiste. Le choix laissé au chrétien protestant est donc soit le « *réformisme hardi *», soit carrément l'action « *révolutionnaire *». En pratique, si ces mots ont un sens, ils signifient : « votez socialiste en 1973 » ou même « dressez les barricades ».
Le texte de la commission épiscopale espagnole va aussi loin du point de vue théorique, car elle dénonce la situation « *provoquée et maintenue par le système matérialiste de type capitaliste qui domine notre société *». Elle invite les croyants à s'analyser en conscience « *pour voir jusqu'où va notre participation aux injustices ou -- ce qui revient au même -- notre complaisance et jusqu'à quel point nous partageons les faux idéaux de paix *».
Telle est la thèse, avec des nuances et des perspectives diverses, elle reflète incontestablement une orientation commune : un refus global de la propriété privée identifiée avec le matérialisme.
Voyons maintenant la pointe, je veux dire l'impact le plus acéré de ces trois textes. La pointe est identique : elle insinue ou explicite une condamnation du régime de la propriété privée des biens de production en s'appuyant sur l'Évangile.
Le texte synodal va très loin : « *La mission de prêcher l'Évangile exige, aujourd'hui, l'engagement radical pour la libération intégrale de l'homme, dès maintenant, dans la réalité même de son existence en ce monde. Si le message chrétien d'amour et de justice ne se réalise pas, en effet, dans l'action pour la justice dans le monde, il paraîtra difficilement crédible à l'homme d'aujourd'hui*. »
199:160
Ainsi, l'apostolat de la foi... requiert pratiquement l'efficacité sociale et le message évangélique, implique la libération intégrale de l'homme, libération dont la totalité du contexte indique qu'elle est non seulement spirituelle mais temporelle : « *Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l'Évangile qui est la mission de l'Église pour la rédemption de l'humanité et sa libération de toute situation oppressive. *»
Le texte protestant n'est pas moins net : « *Qu'on ne s'y méprenne pas : il est clair que l'insertion dans le corps, social, quel qu'il soit, est impliqué par l'Évangile de l'incarnation ; tout le problème est que cette insertion soit* « *significative* »*, donc critique et contestatrice de tout ce que le système a d'incompatible avec l'espérance qu'apporte l'Évangile...* »
Quant au texte espagnol, il est signé et promulgué par la commission épiscopale « *Justice et Paix *» de l'Église espagnole et publié à l'occasion de la « *Journée mondiale de la paix *». Il développe d'un bout à l'autre que l'Évangile contient un message temporel qui requiert la justice sociale en tant que « *système *» et que le « *système matérialiste *» de type capitaliste est incompatible avec le message apporté par l'Église.
La souffrance a été si grande, en Espagne, que M. Alfredo Lopez, secrétaire d'État à la Justice, n'a pu s'empêcher, dans un discours fait à Leon, le 18 décembre, de constater une « *nouvelle mentalité religieuse *» qui a tendance à voir « *le Royaume de Dieu dans la réalisation du progrès social. *» et à « *considérer le Christ comme un précurseur des combats socialistes modernes *». ([^67])
Ce que Marcel Clément ne dit pas, c'est que ces orientations sont parfaitement montiniennes.
Du moins, il ne le nie pas non plus. Et on doit lui savoir gré de ne pas mentir sur ce point : son mérite n'y est pas mince, puisqu'il est à cet égard une exception (et quasiment la seule) dans la presse catholique.
200:160
Pour ceux qui connaissent les choses et les gens, quel signe décisif : *Marcel Clément, depuis des mois maintenant, s'abstient de faire l'éloge de la personne du pape ; il se tait sur ce point.* Mais il attaque avec vigueur les fausses doctrines morales et sociales que l'on veut nous imposer « par voie d'autorité ».
Les sept questions\
de Marcel Clément
Après l'exposé dont nous venons de reproduire les principaux passages, Marcel Clément formule, parmi « les questions qui se posent », et qui, dit-il, sont « nombreuses », les sept que voici :
**1. -- **Est-il possible d'engager PRATIQUEMENT un pareil virage stratégique de l'Église et d'y entraîner, par voie d'autorité, les catholiques (et par voie d'incitation les protestants) sans qu'en pleine lumière et en toute loyauté, soient posés et résolus les problèmes d'exégèse évangélique et aussi d'enseignements pontificaux qui sont soulevés -- c'est le moins que l'on puisse dire -- par l'attitude pastorale adoptée tant par le Synode que par la Communication épiscopale espagnole et aussi par le document protestant : « *Église et pouvoir *» ?
**2. -- **Est-il intellectuellement suffisant d'employer avec tant de force et de fréquence les mots de « dénonciations des injustices », de « libération intégrale de l'homme », de « systèmes et de mécanismes injustes », ou encore de « structures sociales opposées à la conversion des cœurs » en répandant, par le fait, l'impatience, voire l'irritation ou la colère chez les chrétiens du monde entier, sans dire, avec netteté, précision et d'une manière complète, de quels « mécanismes » il s'agit (il y a de nombreuses formes d'économie de marché), de quelles « structures sociales » il s'agit et de quelle « libération intégrale de l'homme » il s'agit ?
**3. -- **Est-il légitime de donner au message évangélique le poids et l'importance d'un « engagement radical » pour la réalisation temporelle de la justice dans le monde alors que le Christ Lui-même a enseigné « Mon Royaume n'est pas de ce monde » ?
**4. -- **Est-il moralement et prudemment acceptable de dresser en fait les chrétiens contre les institutions légales, sinon légitimes, de tous les pays où des injustices peuvent être attribuées à ces institutions alors que le Christ Lui-même a enseigné « Rends à César ce qui est à César et rends à Dieu ce qui est à Dieu » ?
201:160
Moralement : que devient le principe même de l'autorité humaine ? Aucune n'est sans péché. En prudence : n'en sortira-t-il pas un mal plus grand que celui que l'on veut éviter ?
**5. -- **La déclaration synodale et la déclaration de la commission épiscopale espagnole tiennent-elles suffisamment compte de l'encyclique de Jean XXIII qui enseigne que « *le droit de propriété privée, même des moyens de production, vaut EN TOUT TEMPS, car il fait partie du droit naturel suivant lequel l'homme est antérieur à la société, qui doit lui être ordonnée comme à sa fin *» ?
**6. -- **Dans ces conditions, le problème social contemporain n'est-il pas de chercher à dégager l'économie de marché du matérialisme de la jouissance plutôt que de créer, de façon allusive, une psychologie de mécontentement susceptible de faire basculer le monde entier dans le totalitarisme socialiste (je rappelle que tout régime qui, en fait, rassemble le pouvoir politique et le pouvoir économique -- donc, aussi, culturel -- dans les mêmes mains est, de soi, totalitaire) ?
**7. -- **Le document synodal et le document de la Commission épiscopale espagnole tiennent-ils suffisamment compte de l'esprit de tolérance de la lettre « Octogesima adveniens » qui, après avoir évoqué les idéologies libérales et socialistes et en avoir marqué les défauts, affirme : « *Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents *» (n° 50) ? Le document synodal et le document de la Commission ne tendent-ils pas à identifier de façon sous-jacente, mais contraignante la foi chrétienne avec le seul engagement collectiviste ?
C'est contre ce qu'expriment ces trois documents que Marcel Clément invite les chrétiens à se mobiliser.
Il le fait avec une ironie implicite, froide et cinglante, mais aussi avec une entière résolution, quand il conclut : « *La publication simultanée* (*évidemment tout à fait fortuite*) *des trois documents en cette fin d'année 1971 a ceci de positif qu'elle intervient assez tôt pour que les chrétiens s'engagent en dénonçant la menace du totalitarisme qui pèse sur tout l'Occident. *» ([^68])
202:160
#### La messe en Angleterre.
Des informations publiées dans le *Times* de Londres du 2 décembre et de celles publiées par Louis Salleron dans *Carrefour* du 5 janvier, il ressort que Paul VI n'a pas l'intention d'*interdire absolument* l'usage du Missel romain de saint Pie V (nous pensons au demeurant qu'il n'en aurait pas le pouvoir).
Le cardinal Heenan, archevêque de Westminster, a écrit le 22 novembre 1971 la lettre suivante au président de *The Latin Mass Society,* « association pour la défense du rite tridentin ».
Cher Monsieur Houghton-Brown,
Merci de votre lettre.
A la dernière assemblée des évêques, j'ai fait part de l'audience privée que j'ai eue du pape Paul. Je lui ai exprimé ma peine de ce que certains catholiques opposés à la réforme liturgique aient parlé de manière offensante pour le Saint-Père. Je lui dis, cependant, que j'avais de la sympathie pour le noyau de catholiques qui, tout en acceptant les réformes, éprouvaient une certaine nostalgie de l'ancien rite. Le Pape ne regarda pas cette attitude comme déraisonnable et n'interdirait pas absolument l'usage occasionnel du Missel romain (selon le décret de 1965, amendé en 1967) pourvu que tout danger de division soit évité.
Dans ce diocèse, je suis tout à fait d'accord pour que l'ancien rite soit utilisé dans les occasions spéciales.
Le président de *The Latin Mass Society* a répondu au cardinal Heenan le 28 novembre 1971 :
Monseigneur le Cardinal,
(...) L'opinion de notre association est que l'usage du rite romain coutumier ne peut être interdit légalement. Le pape n'a jamais abrogé la bulle « Quo Primum » ni les droits de la coutume immémoriale, qui sont les deux titres donnant aux prêtres un droit perpétuel d'utiliser, en public comme en privé, le Missel Romain tel que l'a fixé le pape Paul V.
203:160
Notre association est reconnaissante à votre Éminence de nous faire savoir que vous voulez bien permettre l'usage de l'ancien Missel Romain dans les églises du diocèse de Westminster dans des occasions spéciales. Votre Éminence peut rester assurée que notre société s'emploiera à rendre aussi fréquent que possible l'usage du Missel Romain.
Commentaire de Louis Salleron dans *Carrefour* du 5 janvier :
Il faut bien comprendre la portée de cette information. Comme le dit, de manière parfaitement exacte, le président de la Latin Mass Society au cardinal-archevêque de Westminster, la messe de saint Pie V n'est nullement interdite, ne pouvant l'être.
Dans l'interview qu'il nous avait accordée à la Pentecôte de cette année, le cardinal Ottaviani nous déclarait : « *Le rite traditionnel de la messe selon l'ordo de saint Pie V n'est pas, que je sache, aboli. Et par conséquent les ordinaires des lieux* \[les évêques\], *spécialement pour la protection de la pureté et du rite et même de sa compréhension communautaire par l'assemblée, feraient bien, à mon humble avis,* D'ENCOURAGER LA PERMANENCE DU RITE DE SAINT PIE V*... *» (« Carrefour », 9 juin 1971).
204:160
### Annonces et rappels
#### Une fondation DMM, éditeurs.
Il y eut Martin Morin, mort en 1514. Il y eut, «* sous la marque de Martin Morin *», l'Atelier d'art graphique de notre ami Dominique Morin, mort le 22 mai 1970.
Il y a maintenant, fondée par Antoine Barrois pour maintenir et honorer cette mémoire par des œuvres d'édition qui en soient dignes, la maison DOMINIQUE MARTIN MORIN, ÉDITEURS.
\*\*\*
Sur Martin Morin, sur l'Atelier d'art graphique et sur Dominique Morin, on peut se reporter aux pages 289-290 de notre numéro 113 ; à la page 9 de notre numéro 145 ; aux pages 17-25 de notre numéro 143.
\*\*\*
Les ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN ont déjà fait paraître :
-- *L'Ordinaire de la messe* (latin-français) selon le Missel romain de saint Pie V : 44 pages, 5 F.
-- *Le Rosaire de Notre Dame,* par R.-Th. Calmel O.P. : 64 pages, 6 F.
205:160
D'autre part, les ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN lancent aujourd'hui, en une souscription qui sera close le 20 mars 1972, l'édition originale hors commerce d'un livre inédit d'Henri Charlier : *L'art et la pensée.* Lire à ce sujet l'*Appel pour un livre,* de Jean Madiran, aux pages 1, et 2 du présent numéro et, à l'avant-dernière page, le bulletin de souscription.
La revue ITINÉRAIRES avertit qu'elle décline toute responsabilité pour les correspondances et les commandes qui lui seraient envoyées par erreur : elles doivent être considérées, sauf improbable exception, comme perdues. Toutes commandes et correspondances sont à adresser uniquement à :
DOMINIQUE MARTIN MORIN, ÉDITEURS\
à Jarzé\
49 -- Seiches (Maine-et-Loire) C.C.P. Nantes 375.578
Prière de bien vouloir noter qu'aux ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN, les commandes réglées d'avance bénéficient du franco de port. Dans les autres cas, le montant des frais de port est inscrit sur la facture.
Nous disions donc : il y eut Martin Morin ; et sous sa marque, quatre siècles plus tard, il y eut l'Atelier d'art graphique de Dominique Morin ; et il y a maintenant la maison DOMINIQUE MARTIN MORIN, ÉDITEURS, ÉDITEURS par laquelle Antoine Barrois veut honorer et continuer le métier de Dominique Morin.
Ce métier, c'est l'éditeur Péguy qui en a le mieux parlé ; ou plutôt, c'est lui le seul qui en ait parlé :
206:160
« *Si en fait, en ce temps de sabotage universel, nous avons maintenu la décence et la propreté de la fabrication, de toutes les fabrications, de la fabrication intellectuelle et de la fabrication industrielle, de la plume et de l'encre, de la typographie et de la copie ; du papier et de l'œuvre, ce n'est point que nous en ayons ni que nous en ayons jamais eu les moyens, c'est que depuis quinze ans nous travaillons très au-dessus de nos moyens. Nous ne sommes à aucun degré ni en aucun sens des amateurs. Nous sommes dans le sens le plus rigoureux de ce mot, le plus beau de tous, des professionnels. Nous travaillons d'un certain métier, d'un dur métier. Le peu que nous faisons nous ne le faisons point par amusements ni avec notre superflu, mais nous le faisons de notre chair et de notre sang, de notre substance même, et nous exerçons un métier. *»
(...)
« *Nous vivons en un temps si barbare que l'on confond le luxe avec la propreté. Quand un ouvrier essaye de travailler proprement, on l'inculpe de luxe. Et comme dans le même temps et de l'autre part le luxe et la richesse travaillent toujours salement, il n'y a plus littéralement aucun joint par où la culture puisse ni se maintenir, ni essayer seulement de se réintroduire, ni seulement se défendre. Par où elle puisse passer.*
« *Ceux qui n'ont pas d'argent font de la saleté sous le nom de sabotage ; et ceux qui ont de l'argent font de la saleté, une autre et contre saleté, sous le nom de luxe. Et ainsi la culture n'a plus aucun joint ; où passer. Il n'y a plus cette merveilleuse rencontre de toutes les anciennes sociétés, où celui qui produisait et celui qui achetait aimaient également et connaissaient la culture.*
207:160
« *C'est comme si l'on concluait, de ce qu'un statuaire travaille dans le marbre, qu'évidemment c'est un homme très riche, puisqu'il travaillé dans le marbre, et que le marbre est très cher. C'est ici le plus odieux raisonnement moderne, le contresens injurieux de la barbarie et l'amateurisme. C'est le contraire. Si un statuaire est pauvre, et s'il faut qu'il achète son marbre, il tombe irrévocablement dans des misères sans fin. Il s'enfonce, il descend dans des misères descendantes sans fin.*
«* Nous vivons en un temps si barbare que quand on voit des hommes imprimer des textes propres sur un papier propre avec une encre propre tout le monde se récrie : Faut-il qu'ils aient du temps à perdre ! Et de l'argent ! Nous n'avons pas de temps, nous n'avons plus d'argent, nous n'avons que notre vie à perdre. Nous avons failli la perdre ; et nous sommes exposés à recommencer. *»
C'est aux ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN que l'on pourra continuer à se procurer les ouvrages suivants qui avaient été édités par Dominique Morin :
-- LE CHANT GRÉGORIEN, par Henri Charlier et André Charlier, 160 pages, 20 F.
-- CATÉCHISME DE LA FAMILLE CHRÉTIENNE, par le Père Emmanuel, 448 pages, relié, 28 F.
-- LETTRES A UNE MÈRE SUR LA FOI, par le Père Emmanuel, 64 pages, 7 F.
-- CATÉCHISME DES PLUS PETITS ENFANTS, par le Père Emmanuel, : 64 pages, 7 F.
-- LE CHEMIN DE CROIX de la chapelle Notre-Dame de Lumière à Troyes. Sculptures d'Henri Charlier expliquées par les textes de l'Ancien et du Nouveau Testament et accompagnées du chant des Impropères avec la notation grégorienne et la traduction française d'André Charlier. 76 pages, 20 F.
208:160
On ne retrouvera pas au catalogue des ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN tous les titres du catalogue de Dominique Morin. Mais on pourra toujours se renseigner auprès des ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN pour savoir s'il est encore possible de se procurer et à quelles conditions, les ouvrages publiés par Dominique Morin qui ne sont pas mentionnés ci-dessus.
La souscription\
pour les Compagnons.
*Comme nous l'avons annoncé, la souscription pour les Compagnons d'Itinéraires sera close le 1^er^ février. Cela ne veut évidemment pas dire qu'à partir du 1^er^ février les Compagnons n'auront plus besoin de votre aide. Mais cela veut dite qu'au. 1^er^ février nous ferons les comptes de la souscription exceptionnelle qui avait été lancée fin septembre par notre numéro 156. Cette souscription aura duré quatre mois : et curieusement, le plus grand nombre des souscripteurs semble avoir attendu les derniers jours pour se mobiliser. Au moment où nous écrivains ces lignes, le total a dépassé le chiffre du déficit de l'entraide à l'abonnement, qui était de quatre millions et demi, et il approche de 50.000 F. Nous remercions tous ceux qui ont souscrit. Dans notre prochain numéro, nous vous dirons le total définitif atteint le 1^er^ février, et les conséquences pratiques qui en découlent pour l'activité des Compagnons.*
L'encyclique\
"Divini Redemptoris"\
sur le communisme.
Les Nouvelles Éditions Latines (1, rue Palatine à Paris) viennent de rééditer la traduction que Jean Madiran avait faite en 1959 de cette encyclique.
C'est la première (et à notre connaissance c'est toujours la seule) traduction française intégrale de l'encyclique qui ait été faite sur le texte latin. Les autres traductions existantes ont été faites à partir du texte italien.
\[...\]
213:160
### Le calendrier de janvier
Le dernier\
vendredi du mois
Parce que c'est un jour qui, en tant que tel, est liturgiquement libre, nous avons choisi *le dernier vendredi* de chaque mois comme le jour de prière et de rencontre de la revue ITINÉRAIRES. Nous ne prenons ainsi la place d'aucune autre dévotion ou coutume. Nous n'entendons pas non plus limiter les prières dont nous avons besoin pour ITINÉRAIRES à un seul jour par mois. Mais la périodicité de la revue étant mensuelle, il convient qu'une fois par mois au moins, et régulièrement, et ensemble, notre prière soit aux intentions qui sont spécialement les nôtres en tant qu'amis, lecteurs et rédacteurs d'ITINÉRAIRES.
Donc, le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d'ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils peuvent trouver une messe catholique :
1° afin de prier les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue depuis mars 1956 et définie dans sa *Déclaration fondamentale ;*
2° aux intentions des tâches supplémentaires mais prioritaires qu'il a fallu assumer en raison de la défaillance des responsables, et qui sont principalement :
a\) le soutien matériel et moral des prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V ;
b\) l'étude et l'enseignement du catéchisme romain du Concile de Trente ;
c\) la reconquête du texte authentique et de l'interprétation traditionnelle de l'Écriture sainte ;
214:160
3° aux intentions du clergé et du peule abandonnés car si, en ce qui nous concerne, avec la grâce de Dieu nous n'avons besoin de personne pour garder l'Écriture, le catéchisme et la messe, nous voyons bien que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique n'auront pas le courage ou le discernement de les garder, et notamment de les maintenir au centre de l'éducation des enfants, tant qu'ils n'y seront pas positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela ; c'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrompue :
-- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe !*
Quand les hommes d'Église demeurent sourds à cette réclamation, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu.
4° Plus spécialement le dernier vendredi du mois, nous faisons mémoire de nos morts :
Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, L'abbé V.-A. BERTO, Henri MASSIS, Dominique MORIN, André CHARLIER, Claude FRANCHET.
\*\*\*
Chaque jour, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, notre rendez-vous spirituel est la récitation en latin de *l'Angelus.*
215:160
#### Notre calendrier.
-- Mardi 1^er^ février : *saint Ignace le Théophore,* évêque et martyr : second ou troisième successeur de saint Pierre à Antioche, martyrisé à Rome vers 107.
Dom Guéranger : « Une antique tradition nous dit que ce vieillard, qui confessa si généreusement le Crucifié devant Trajan, avait été cet enfant que, Jésus présenta un jour à ses disciples comme le modèle de la simplicité que nous devons posséder pour parvenir au Royaume des Cieux. »
Notice de saint Jérôme dans son livre *De scriptoribus ecclesiasticis :* « Ignace, troisième successeur de l'Apôtre saint Pierre sur le siège d'Antioche, ayant été condamné aux bêtes pendant la persécution de Trajan, fut envoyé à Rome chargé de chaînes. Durant ce voyage il descendit à Smyrne, où Polycarpe, disciple de saint Jean, était évêque. Il y écrivit une lettre aux Éphésiens, une autre aux Magnésiens, une troisième aux Tralliens et une quatrième aux Romains. A son départ de cette ville, il écrivit également aux fidèles de Philadelphie et à ceux de Smyrne, et adressa une lettre particulière à Polycarpe dans laquelle il lui recommandait l'Église d'Antioche. »
-- Mercredi 2 février : *Purification de la Sainte Vierge* et présentation de Jésus au Temple (4^e^ mystère joyeux du Rosaire). C'est l'une des plus anciennes solennités de la Sainte Vierge elle occupait à Rome, au VI^e^ siècle, le second rang après l'Assomption. Elle se célèbre le 2 février parce que, par soumission à la loi mosaïque, Marie devait aller à Jérusalem 40 jours après la naissance de Jésus pour y offrir le sacrifice prescrit pour la purification de la mère, et pour verser le rachat imposé pour tout premier-né en souvenir de la protection accordée aux premiers-nés des Israélites lors de l'extermination de ceux des Égyptiens par l'ange du Seigneur. « Aujourd'hui, la T. S. Vierge recouvre des ombres de l'humilité sa divine maternité, et en même temps l'adorable majesté de Jésus. Mystères d'abaissement, mystères d'humilité qui nous instruisent, nous édifient et nous purifient. » (Père Emmanuel.)
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « La loi de purification était cette loi de Moïse qui obligeait toutes les femmes à se purifier après la naissance de leurs enfants en venant au temple pour y offrir un sacrifice. La T.S. Vierge n'était pas obligée par la loi de la purification, parce que, devenue mère par l'opération du Saint-Esprit, elle avait conservé sa virginité. Elle se soumit, sans y être obligée, à la loi de la purification, pour nous donner l'exemple de l'humilité et de la soumission à la loi de Dieu. »
216:160
Nommée aussi *fête de la Chandeleur* à cause des cierges qu'on y bénit avant la messe et que l'on porte en procession le cierge symbolise Jésus, « lumière des nations » selon la prophétie de Siméon (Luc, II, 32), et la procession rappelle le voyage de Marie et de Joseph montant au temple de Jérusalem. On emporte des cierges bénits dans sa maison où on les allume aux heures de péril, et lors des visites du prêtre aux mourants.
Le temps de Noël qui se termine, pour le cycle temporal, au jour octave de l'Épiphanie (13 janvier), se termine aujourd'hui pour le cycle sanctoral. C'est pourquoi en ce jour on défait les crèches.
-- Jeudi 3 février : *saint Blaise*, évêque et martyr : évêque de Sébaste en Arménie (aujourd'hui Sivas en Turquie), décapité vers 316. Il est l'un des quatorze *saints auxiliaires* particulièrement renommés pour l'efficacité de leur invocation. L'Église reconnaît à saint Blaise « la prérogative de guérir toutes les affections de la gorge » (car il avait de son vivant miraculeusement sauvé la vie d'un enfant qui se mourait d'une arête prise dans son gosier) ; on donne à cet effet « la bénédiction de saint Blaise », avec deux cierges bénits. On reconnaît saint Blaise à ce qu'il est représenté avec deux cierges croisés. *Saint Anschaire*, évêque : né vers 801 près de Corbie dans la Somme, moine à Corbie, missionnaire au Danemark et en Suède, évêque de Hambourg puis de Brême ; ce saint français est l'apôtre des pays scandinaves.
-- Vendredi 4 février : *saint André Corsini*, évêque (mort en 1373), -- *Sainte Jeanne de France*, reine : fille de Louis XI, épouse répudiée de Louis XII, elle se retira à Bourges, où elle fut pour le Berry « la bonne duchesse » ; elle y fonda l'Ordre des Annonciades en 1500 et y mourut en 1505. -- *Sainte Jeanne de Lestonnac*, veuve : nièce de Montaigne, elle éleva ses cinq enfants avant de fonder, dans son veuvage, les Filles de Notre-Dame pour l'éducation des Jeunes filles ; elle mourut à Bordeaux en 1640.
-- Samedi 5 février : *sainte Agathe*, vierge et martyre (III^e^ siècle). -- *Saint Avit*, évêque de Vienne (dans l'Isère) mort en 525.
-- Dimanche 6 février : *Sexagésime*. Mémoire de *saint Tite*, évêque : le disciple et compagnon de saint Paul, apôtre de la Crète.
217:160
-- Lundi 7 février : *saint Romuald*, abbé, fondateur en 1012 des Camaldules, branche bénédictine à la fois cénobitique et érémitique.
Dom Guéranger : « ...Un héros de la pénitence, Romuald, l'ange des forêts de Calmaldoli (Apennins de Toscane). C'est un des fils du grand patriarche Benoît ; père, après lui, d'une longue postérité. La filiation bénédictine se poursuit, directe, jusqu'à la fin des temps ; mais du tronc de cet arbre puissant sortent en ligne collatérale quatre glorieux rameaux toujours adhérents : Camaldoli par Romuald, Cluny par Odon, Vallombreuse par Jean Gualbert et Cîteaux par Robert de Molesmes. »
Récit abrégé des actions de saint Romuald dans l'Office du jour de sa fête : « Romuald né à Ravenne et fils de Sergius, homme de noble race, se retira dès sa jeunesse dans le monastère de Classe, proche de la ville, pour y faire pénitence (...). Il eut à souffrir les embûches de Satan et l'envie de la part des hommes ; mais il s'en montrait d'autant plus humble, s'exerçant assidûment aux jeûnes et à la prière. Lorsqu'il se livrait à la contemplation des choses célestes il répandait d'abondantes larmes ; mais il avait toujours le visage si joyeux qu'il réjouissait tous ceux qui le regardaient. Il fut en grand honneur auprès des princes et des rois, et plusieurs par son conseil renoncèrent aux attraits du monde et se retirèrent dans la solitude (...). Comme le patriarche Jacob, il vit une échelle qui s'élevait de la terre au ciel, et par laquelle montaient et descendaient des hommes vêtus de blanc : il reconnut que cette vision merveilleuse désignait les moines Camaldules dont il a été le fondateur. -- Après avoir vécu 120 ans, et servi Dieu pendant cent ans par la vie la plus austère, il alla au ciel en 1027. »
-- Mardi 8 février : *saint Jean de Matha*, confesseur. Né en Provence en 1160 ; études à Paris ; peu après son ordination sacerdotale il fonda, avec le saint ermite Félix de Valois (fête le 20 novembre), l'Ordre des Frères de la Trinité pour le rachat des chrétiens captifs des pirates barbaresques ; approuvé par le pape Innocent III ; mort à Rome en 1213.
-- Mercredi 9 février : *saint Cyrille d'Alexandrie*, évêque et docteur de l'Église (mort en 444).
« L'éloge de Cyrille d'Alexandrie ne repose pas sur le témoignage de quelques hommes ; il a été célébré dans les actes même des conciles œcuméniques (...). Son zèle pour la foi catholique brilla surtout dans la défense qu'il en entreprit contre Nestorius, évêque de Constantinople, qui affirmait que Jésus-Christ était né de la Vierge Marie homme seulement et non Dieu, et que la divinité lui avait été conférée pour ses mérites. Cyrille, ayant vainement tenté d'amener Nestorius a résipiscence, le dénonça au pape saint Célestin. Délégué par Célestin, il présida le concile d'Éphèse dans lequel l'hérésie nestorienne fut proscrite, Nestorius condamné et déposé de son siège épiscopal ;
218:160
le dogme catholique d'une seule et divine personne dans le Christ et de la maternité divine de la glorieuse Vierge Marie fut affirmé aux applaudissements de tout le peuple qui, transporté d'une joie incroyable, reconduisit les évêques dans leurs maisons avec des torches allumées. -- Ce fut la cause pour Cyrille de nombreuses calomnies, injustices et persécutions ; mais sa patience était telle que, soucieux uniquement de la foi, il tenait pour rien les paroles et les machinations des hérétiques contre lui. Enfin, ayant pour l'Église de Dieu accompli d'immenses travaux, publié de nombreux écrits pour la réfutation des païens et des hérétiques et pour l'explication des saintes Écritures et des dogmes catholiques, il mourut saintement en 444, en la 32^e^ année de son épiscopat. -- Léon XIII a étendu à l'Église universelle l'Office et la messe de saint Cyrille d'Alexandrie. »
C'est à propos de l'histoire de saint Cyrille que Dom Guéranger a fait l'éloge du laïc Eusèbe et a précisé l'importante doctrine que voici :
« ...Le jour de Noël 428, Nestorius (l'évêque de Byzance), profitant du concours immense de fidèles, laissait tomber du haut de la chaire épiscopale cette parole de blasphème : « Marie n'a point enfanté Dieu ; son fils n'était qu'un homme, instrument de la divinité. » Un frémissement d'horreur parcourut à ces mots la multitude ; interprète de l'indignation générale, le scolastique Eusèbe, simple laïc, se leva au milieu de la foule et protesta contre l'impiété. Bientôt, une protestation plus explicite fut rédigée au nom des membres de cette Église désolée et répandue à de nombreux exemplaires, déclarant anathème à quiconque oserait dire : « Autre est le Fils unique du Père, autre celui de la Vierge Marie. » Attitude généreuse, qui fut alors la sauvegarde de Byzance, et lui valut l'éloge des conciles et des papes ! *Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord.* Régulièrement sans doute, la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. *Mais il est dans le trésor de la Révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la* CONNAISSANCE NÉCESSAIRE *et la* GARDE OBLIGÉE. *Le principe ne change pas qu'il s'agisse de croyance ou de conduite, de morale ou de dogme.* Les trahisons pareilles à celle de Nestorius sont rares dans l'Église mais il peut arriver que des pasteurs restent silencieux, pour une cause ou pour l'autre, en certaines circonstances où la religion même serait engagée. Les vrais fidèles sont les hommes qui puisent dans leur seul baptême, en de telles conjonctures, l'inspiration d'une ligne de conduite ; non les pusillanimes qui, *sous le prétexte spécieux de la soumission aux pouvoirs établis,* attendent pour courir à l'ennemi, ou s'opposer à ses entreprises, un programme qui n'est pas nécessaire et qu'on ne doit point leur donner. »
219:160
-- Jeudi 10 février : *sainte Scholastique,* vierge, sœur de saint Benoît de Nursie. -- Sur sainte Scholastique, voir l'article de D. Minimus dans ITINÉRAIRES, numéro 110 de février 1967.
-- Vendredi 11 février : *Apparition de la Sainte Vierge à Lourdes. --* Mémoire des *bienheureux Pierre Paschal et Catallan,* prêtres et martyrs : franciscains massacrés entre Chabeuil et Monteillier (Drôme) en 1321.
-- Samedi 12 février : *les sept saints fondateurs des Servites,* confesseurs : en 1888, Léon XIII canonisa et introduisit dans la liturgie sept marchands florentins qui, en 1233, avaient abandonné leur commerce pour se consacrer au service de la Vierge Marie dans la solitude du mont Senario. Le plus connu des sept est *saint Alexis Falconieri.* Ils voulaient être « serviteurs de Marie » par la pénitence et la méditation constante de la Passion de Jésus et des douleurs de Marie : on les appela les Servites ; ils se constituèrent en Ordre religieux sous la règle de saint Augustin. -- *Saint Benoît,* abbé : né à Maguelonne (Hérault) vers 750, moine en Bourgogne puis abbé d'Aniane (Hérault), conseiller de Charlemagne et de Louis le Débonnaire, grand réformateur monastique, mort à Aix-la-Chapelle en 821.
-- Dimanche 13 février : *Quinquagésime.*
Dom Guéranger : « La vocation d'Abraham est le sujet que l'Église offre aujourd'hui à nos méditations (dans l'office des matines). Quand les eaux du Déluge se furent retirées, et que le genre humain eut de nouveau couvert la surface de la terre, la corruption des mœurs qui avait allumé la vengeance de Dieu reparut parmi les hommes, et l'idolâtrie, cette plaie que la race antédiluvienne avait ignorée, vint mettre le comble à tant de désordres. Le Seigneur, prévoyant dans sa divine sagesse la défection des peuples, résolut de se créer une nation qui lui serait particulièrement dévouée, et au sein de laquelle se conserveraient les vérités sacrées qui devaient s'éteindre chez les Gentils. Ce nouveau peuple devait commencer par un seul homme, père et type des croyants. Abraham, plein de foi et d'obéissance envers le Seigneur, était appelé à devenir le père des enfants de Dieu, le chef de cette génération spirituelle à laquelle ont appartenu et appartiendront jusqu'à la fin des siècles tous les élus, tant de l'ancien peuple que de l'Église chrétienne. »
-- Lundi 14 février : *saint Valentin,* prêtre et martyr à Rome au III^e^ siècle.
Dom Guéranger : « L'Église honore aujourd'hui la mémoire de ce saint prêtre de Rome qui souffrit le martyre vers le milieu du III^e^ siècle. L'injure du temps nous a privés de la plupart des circonstances de sa vie et de ses souffrances ; à peine quelques traits en sont venus jusqu'à nous.
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C'est la raison pour laquelle la liturgie romaine ne contient pas de notice en son honneur. Le culte de saint Valentin n'en est pas moins célèbre dans l'Église, et nous devons le regarder comme l'un de nos protecteurs. »
-- Mardi 15 février : *saints Faustin et Jovite,* martyrs à Brescia vers 120.
-- Mercredi 16 février : *mercredi des Cendres.*
Dom Guéranger : « Dans les origines, l'usage liturgique de la cendre, au mercredi de la Quinquagésime, ne paraît pas avoir été appliqué à tous les fidèles, mais seulement à ceux qui avaient commis quelqu'un de ces crimes pour lesquels l'Église infligeait la pénitence publique. Avant la messe de ce jour, les coupables se présentaient à l'église où tout le peuple était rassemblé. Les prêtres recevaient l'aveu de leurs péchés, puis ils les couvraient de cilices et répandaient la cendre sur leurs têtes (...). Après le XI^e^ siècle, la pénitence publique commença à tomber en désuétude ; mais l'usage d'imposer les cendres à tous les fidèles, en ce jour, devint de plus en plus général, et il a pris place parmi les cérémonies essentielles de la liturgie romaine. Autrefois, on s'approchait nu-pieds pour recevoir cet avertissement solennel du néant de l'homme et, encore au XII^e^ siècle, le pape lui-même, se rendant de l'église Sainte-Anastasie à Sainte-Sabine où est la station, faisait tout ce trajet sans chaussures, ainsi que les cardinaux qui l'accompagnaient. L'Église s'est relâchée de cette rigueur extérieure ; mais elle n'en compte pas moins sur les sentiments qu'un rite aussi imposant doit produire en nous. »
Le Temps du Carême, préparation par la pénitence à la fête de Pâques, commence le mercredi des Cendres et s'achève le Samedi-Saint ; ses quinze derniers jours constituent le Temps de la Passion. Cette préparation, qui était de trois semaines au III^e^ siècle, fut portée à quarante jours au IV^e^ siècle, pour imiter la durée du jeûne du Seigneur. On les compta du 6^e^ dimanche avant Pâques jusqu'au Jeudi-Saint. Au VI^e^ siècle, on y ajouta les quatre jours qui précèdent le premier dimanche de Carême (c'est-à-dire le « mercredi des Cendres », le « jeudi après les Cendres », le « vendredi après les Cendres » et le « samedi après les Cendres ») afin d'avoir quarante jours de jeûne effectif : on n'en avait que 36 en partant du premier dimanche de Carême, puisqu'on ne jeûne jamais le dimanche.
Tous les jours du Carême ont leur messe propre. Les dimanches de Carême sont « doubles de première classe » : ils ne cèdent la place à aucune fête et l'on n'y fait aucune mémoire ; il en est de même pour le mercredi des Cendres et pour la Semaine sainte, qui sont « féries majeures privilégiées ». Les autres féries de Carême sont « féries majeures non privilégiées ».
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Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « Le carême est un temps de jeûne et de pénitence institué dans l'Église par tradition apostolique. -- Le carême est institué 1° pour nous faire connaître l'obligation où nous sommes de faire pénitence tout le temps de notre vie dont, selon les saints Pères, le carême est la figure ; 2° pour imiter dans une certaine mesure le jeûne rigoureux de quarante jours que Jésus-Christ fit au désert ; 3° pour nous préparer par la pénitence à célébrer la fête de Pâques. -- Le premier jour du carême est appelé jour des *Cendres* parce que ce jour-là l'Église met des cendres sur le front des fidèles, afin que : 1° nous nous rappelions que nous sommes faits de poussière et qu'après la mort nous devons être réduits en poussière ; 2° nous nous humilions et fassions pénitence de nos péchés tandis que nous en avons le temps. Nous devons recevoir les cendres avec un cœur contrit et humilié, et avec la sainte résolution de passer le carême dans les œuvres de pénitence. -- Pour bien passer le carême selon l'esprit de l'Église nous devons faire quatre choses ; 1° observer exactement le jeûne et nous mortifier non seulement dans les choses illicites et dangereuses mais encore, autant que possible, dans les choses permises, par exemple se modérer dans les amusements ; 2° faire des prières, des aumônes et autres œuvres de charité chrétienne envers le prochain, plus qu'en tout autre temps ; 3° entendre la parole de Dieu, non par pure coutume ou par curiosité, mais avec le désir de mettre en pratique les vérités qu'on entend ; 4° avoir le souci de nous préparer à la confession pour rendre le jeûne plus méritoire et pour nous mieux disposer à la communion pascale. -- Le jeûne consiste à ne faire par jour qu'un seul repas et à s'abstenir des aliments défendus. Les jours de jeûne, l'Église permet une légère collation le soir, ou à midi si l'unique repas est renvoyé au soir. Ceux qui ne sont pas obligés au jeûne ne sont pas dispensés de toute mortification, parce que nul n'est exempt de l'obligation générale de faire pénitence ; aussi doivent-ils se mortifier d'une autre manière selon leurs forces. »
-- Jeudi 17 février : *jeudi après les Cendres.*
*-- *Vendredi 18 février : *vendredi après les Cendres.*
*--* Samedi 19 février : *samedi après les Cendres.*
*-- *Dimanche 20 février : *premier dimanche de Carême,* ou dimanche de la Quadragésime.
-- Lundi 21 février : *lundi de la première semaine de Carême.*
-- Mardi 22 février : *mardi de la première semaine de Carême.*
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-- Mercredi 23 février : *mercredi des Quatre-Temps de printemps.*
Seule la messe d'une fête « double » peut être dite au lieu d'une messe des Quatre-Temps.
Chacune des quatre saisons de l'année est inaugurée par un temps liturgique, appelé quatre-temps, composé de trois jours de pénitence (le mercredi, le vendredi et le samedi), institués pour consacrer à Dieu les diverses saisons et pour attirer, par le jeûne et la prière, les grâces célestes sur ceux qui vont recevoir le sacrement de l'Ordre. L'institution des quatre-temps s'est faite progressivement, à Rome, du IV^e^ au VI^e^ siècle ; c'est une institution propre à l'Église latine. Le jeûne et l'abstinence des quatre-temps avaient notamment pour intention de demander à Dieu de dignes pasteurs. De nos jours, le jeûne et l'abstinence ne sont plus obligatoires ; la dignité des pasteurs non plus.
Catéchisme de S. Pie X : « Le jeûne des quatre-temps a été institué pour consacrer chaque saison de l'année par une pénitence de quelques jours ; pour demander à Dieu la conservation des fruits de la terre ; pour le remercier des fruits qu'il nous a déjà donnés, et pour le prier de donner à son Église de saints ministres, dont l'ordination est faite les samedis des quatre-temps. » Dieu n'étant quasiment plus prié de donner à son Église de saints ministres, désormais Il s'abstient presque complètement de lui en donner, comme on peut le constater chaque jour davantage.
-- Jeudi 24 février : *jeudi de la première semaine de Carême.*
*-- *Vendredi 25 février : *saint Mathias, apôtre. Mémoire du vendredi des Quatre-Temps de printemps.*
Les Quatre-Temps sont une « férie majeure » non privilégiée : on ne peut dire, au lieu de la messe de la férie, que celle d'une fête « double » ; on doit dire celle de saint Mathias, fête « double de 2^e^ classe ».
La fête de saint Mathias est le 24 février ; mais les années bissextiles elle est repoussée au 25 février.
Dom Guéranger : « Mathias s'attacha de bonne heure à la suite du Sauveur et fut témoin de toutes ses œuvres jusqu'à l'Ascension. Il était du nombre des disciples, mais le Christ ne l'avait point établi au rang de ses Apôtres. Cependant il était appelé à cette gloire ; car c'était lui que David avait en vue lorsqu'il prophétisa *qu'un autre recevrait l'épiscopat* laissé vacant par la prévarication du traître Judas (Ps. 108). Dans l'intervalle qui s'écoula entre l'Ascension de Jésus et la descente de l'Esprit Saint, le collège apostolique dut songer à se compléter (...). Le nouvel apôtre eut part à toutes les tribulations de ses frères dans Jérusalem ; et quand le moment de la dispersion des envoyés du Christ fut arrivé, il se dirigea vers les provinces qui lui avaient été données à évangéliser.
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D'anciennes traditions portent que la Cappadoce et les côtes de la mer Caspienne lui échurent en partage. Les actions de saint Mathias, ses travaux et ses épreuves sont demeurés inconnus : c'est pour cette raison que la liturgie ne donne point, comme pour les autres apôtres, l'abrégé historique de sa vie dans les offices divins. Quelques traits de la doctrine du saint apôtre ont été conservés dans les écrits de Clément d'Alexandrie ; on y trouve une sentence en rapport avec les sentiments que l'Église veut nous inspirer en ce temps de Carême : *Il faut combattre la chair et se servir d'elle sans la flatter par de coupables satisfactions quant à l'âme, nous devons la développer par la foi et l'intelligence.* En effet, l'équilibre ayant été rompu dans l'homme par le péché, et l'homme extérieur ayant toutes ses tendances en bas, nous ne pouvons rétablir en nous l'image de Dieu qu'en contraignant le corps à subir violemment le joug de l'esprit. Blessé à sa manière par la faute originelle, l'esprit lui-même est entraîné par une pente malheureuse vers les ténèbres. La foi seule l'en fait sortir en l'humiliant, et l'intelligence est la récompense de la foi. »
-- Samedi 26 février : *samedi des Quatre-Temps de printemps.*
*-- *Dimanche 27 février : *second dimanche de Carême.*
*--* Lundi 28 février : *lundi de la seconde semaine de Carême.*
*-- *Mardi 29 février : *mardi de la seconde semaine de Carême.*
============== fin du numéro 160.
[^1]: -- (1). « Notification publique »*,* dans ITINÉRAIRES, numéro 134 de juin 1969 ; reproduite dans le second supplément au numéro 145.
[^2]: -- (1). A savoir *Lumière,* sympathique bulletin qui poursuit vaillamment son combat (et où écrit notamment Paul Scortesco) ; *Le Monde et la Vie,* qui ne parait plus ; et *Défense du foyer,* qui depuis lors...
[^3]: -- (2). Numéro du 8 décembre 1971.
[^4]: -- (1). *Ubi caritas et amor*, supplément hors commerce réservé aux abonnés de la revue (supplément au numéro 105 de juillet-août 1966). \[105-bis\]
[^5]: -- (1). Poitiers-Université, B.P. 71, 86 -- Poitiers : « Le journal des étudiants qui n'ont pas capitulé ».
[^6]: -- (1). Maurice Bardèche et Robert Brasillach : *Histoire du cinéma,* tome 2, p. 354 de l'édition du Livre de poche encyclopédique.
[^7]: -- (1). Ouvrage cité, tome 2, p. 356 de notre édition.
[^8]: -- (2). Georges Sadoul : *Histoire du cinéma mondial des origines à nos jours,* p. 328 (Flammarion, 1968).
[^9]: -- (1). Ouvrage cité, p. 356 de notre édition.
[^10]: -- (1). Paul Valéry : *Cantate du Narcisse*, scène 3 (p. 410 de l'édition de la Pléiade, tome I).
[^11]: -- (1). *Histoire et Littérature*. Un article anonyme de ce recueil contient une phrase bien digne qu'on la médite encore : « L'amour de la vérité est un don céleste ; c'est Dieu qui nous l'inspire directement. »
[^12]: -- (1). *Op. cit.,* pp. 220 sq.
[^13]: -- (2). Les progressistes raffinent là-dessus. « Nous, les clercs, sommes des hommes comme les autres ». Seulement, comme dans la société démocratique et socialiste décrite par George Orwell dans son roman 1984 : « Ils étaient tous égaux. Il y en avait seulement quelques uns qui étaient plus égaux que les autres. »
[^14]: -- (1). Cf. Burnet, *L'aurore de la philosophie grecque,* trad. Reymond, Paris, Payot, 1919 ; Bruno Snelle, *Die Entdeckung des Geistes, Studien zur Entstehung des europäischen Denkens bei den Griechen,* Hambourg, 1955. J.-P. Vernant résume cette thèse de la façon suivante : « La pensée rationnelle a un état civil ; on connaît sa date et son lieu de naissance. Au VI^e^ siècle d'avant notre ère, a surgi une forme de réflexion nouvelle, toute positive, sur la nature, et les philosophes ioniens ont ouvert la voie, que la science, depuis, n'a eu qu'à suivre ». La naissance de la philosophie en Grèce, marquerait ainsi le début de la pensée scientifique, on pourrait dire de la pensée tout court... plus que d'un changement d'attitude intellectuelle, d'une mutation mentale, il s'agirait d'une révélation décisive et définitive : la découverte de l'esprit. Aussi serait-il vain de rechercher dans le passé les origines de la pensée rationnelle. La pensée vraie ne saurait avoir d'autre origine qu'elle-même » (*Mythe et pensée chez les Grecs, études de psychologie historique,* Paris ; Maspero, 1965, p. 285).
[^15]: -- (2). Cornford, *From religion to philosophy,* Londres, 1912 ; et son ouvrage posthume : *Principium sapientiae, The origins of Greek philosophical thought,* Londres, 1952.
[^16]: -- (3). Vernant, *op. cit.,* p. 286.
[^17]: -- (1). *Op. Cit.,* p. 291.
[^18]: -- (2). *Loc. cit*.
[^19]: -- (1). P-M. Schuhl, *Essai sur la formation de la pensée grecque*, Paris, P.U.F., 1949, pp. 151-175.
[^20]: -- (2). En ce qui concerne l'influence de la technique sur « le miracle grec », Vernant (*op. cit.,* p. 296) critique la thèse défendue par Farrington dans *Greek science*, I, Londres, 1944, p. 36 ss. Il critique également (*op. cit.,* p. 309 ss.) la thèse du marxiste anglais Thomson (*Studies on ancien greek society*)*,* au sujet de laquelle Vidal Naquet faisait récemment les remarques suivantes : « On a cherché chez les pré-socratiques... les reflets directs des transformations économiques et des mutations sociales. Presque invariablement on a abouti à de palpables absurdités. Ainsi le marxiste anglais Thomson mettait en rapport la lutte des opposés dans la philosophie grecque avec la structure sociale la plus archaïque, la complémentarité dans la tribu de deux camps opposés avec intermariage. Le malheur est qu'aucun texte n'atteste l'existence d'une telle structure en Grèce » (« La raison grecque et la cité », dans *Raison présente*, n° 2, 1967, p. 58.).
[^21]: -- (3). Vernant, *op. cit.,* p. 314.
[^22]: -- (1). Pascal, *Pensées,* 793.
[^23]: -- (2). Sur le problème métaphysique de « l'origine de la raison », nous reviendrons plus tard dans un chapitre consacré à l'anthropologie.
[^24]: -- (3). Fontenelle, un des premiers avec Bayle, s'est occupé du devenir de la raison, aussi bien chez l'enfant que dans l'humanité. Cf. *Histoire des oracles* (1686) et l'*Origine des fables* (*1724*)*.*
[^25]: -- (4). Lévi-Strauss, *La pensée sauvage*, p. 22.
[^26]: -- (5). *Op. cit.,* chap. II *: La logique des classifications totémiques.*
[^27]: -- (1). Quand on parle de *naissance* de la raison, il faut distinguer soigneusement deux plans. Les sciences recherchent les conditions qui ont permis à la raison d'émerger de la gangue qui l'entourait et de se *manifester* peu à peu. Mais quand on a montré que la raison s'actualise seulement au sein de la société, qu'elle dépend de l'organisme et de l'état du cerveau, on n'a pas encore expliqué *d'où vient* la raison. La tentation est grande pour les savants de la faire sortir du biologique et du social, en recourant aux lois de la « dialectique ». On confond ainsi le problème de la manifestation de la raison, problème qui doit être examiné sur le plan phénoménal, avec celui de l'origine première de la pensée rationnelle. Si on dit, par exemple que celle-ci *est issue* de la pensée mythique, la formule est correcte du point de vue de l'étude historique, mais non quant au fond des choses. On ne peut, en effet, admettre que la pensée mythique *engendrerait* la pensée rationnelle en se niant « dialectiquement » elle-même, car d'où viendrait ce pouvoir de nier, s'il ne procédait de la raison déjà présente ? On pourrait faire la même objection à ceux qui prétendent que la raison est issue de la nature se niant elle-même. Il faut donc admettre qu'en un sens la raison apparaît comme un fait premier qui ne se déduit de rien d'autre. C'est sans doute cela que soupçonnaient ceux qui ont inventé l'expression : le miracle grec. Ils ont eu tort, toutefois, de laisser croire que, *sur le plan phénoménal,* la raison aurait surgi du néant ; oubliant ainsi selon une curieuse formule de Vernant, qu'il n'y a pas « d'immaculée-conception de la raison ».
[^28]: -- (2). C'est pourquoi, il faudrait peut-être atténuer la formule de L. Brunschvicg : « En Grèce, la pensée a pris conscience de sa vocation et de sa dignité, en dégageant une forme de jugement *qui ne doit qu'à soi* la norme de sa certitude » (*Les âges de l'intelligence,* Paris, Alcan, 1934, p. 81), N'est-ce point minimiser l'importance du « donné » ?
[^29]: -- (1). Exception faite sans doute des sophistes et des sceptiques.
[^30]: -- (2). Aristote, *Métaphysique,* G, 3, 4. K, 5, 6.
[^31]: -- (3). Vernant, *op. cit., p. 313.*
[^32]: -- (1). Lévy-Bruhl constate la présence, dans la pensée dite « prélogique », des principes rationnels. Si le primitif abat deux pièces de gibier et n'en trouve qu'une, il se demande ce qu'est devenue l'autre, appliquant ainsi le principe d'identité Il admet comme nous que tout phénomène a une cause et ne se trompe que sur la nature de celle-ci (*Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures,* p. 79.).
[^33]: -- (2). Ceux qui, comme Nietzsche, trouvent que les Grecs ont été obnubilés par le problème moral (et religieux), demeurent incontestablement hantés par ce même problème, ainsi que nous le montrerons dans le chapitre suivant.
[^34]: -- (3). E*.* Gilson, *Le philosophe et la théologie,* Paris, Fayard, 1960, pp. 141-142.
[^35]: -- (1). E.R. Dodds, *Les Grecs et l'irrationnel,* trad. Gibson, Paris, 1965, p. 227.
[^36]: -- (2). Et Nietzsche poursuit : « ...On avait déjà fixé le grand, l'incomparable art de bien lire, -- cette condition nécessaire pour la tradition de la culture, pour l'unité des sciences ; les sciences naturelles liées aux mathématiques et à la mécanique se trouvaient sur le meilleur chemin, le sens des faits, le dernier et le plus précieux de tous les sens, avait son école... Tout ce qui était essentiel pour se mettre au travail avait été trouvé..., le regard libre devant la réalité, la main circonspecte, la patience et le sérieux dans les plus petites choses, toute la probité dans la recherche de la connaissance *tout cela existait déjà il y a plus de deux mille ans.* Mais tout ce travail préparatoire a été comme accompli en vain. » Sur ces textes de Nietzsche, cf. le commentaire de Jaspers, dans *Nietzsche, Introduction à sa philosophie,* Paris, Gallimard, 1950, p. 176 ss.
[^37]: -- (3). On pourrait comparer ce problème au *paradoxe néolithique* évoqué par Lévi-Strauss dans *La pensée sauvage* (pp. 22 ss.). « C'est au néolithique que se confirme la maîtrise par l'homme des grands arts de la civilisation... Nul aujourd'hui, ne songerait plus à expliquer ces immenses conquêtes par l'accumulation fortuite d'une série de trouvailles faites au hasard, ou le spectacle passivement enregistré de certains phénomènes naturels. Chacune de ces techniques suppose des siècles d'observation active et méthodique, des hypothèses hardies et contrôlées, pour les rejeter ou pour les avérer au moyen d'expériences inlassablement répétées » (p. 22). Cette « science du concret » aboutit à des résultats qui, « assurés 10000 ans avant » ceux de nos sciences, « sont toujours le substrat de notre civilisation » (p. 25.). -- Comment expliquer que la tradition scientifique, dont l'homme du néolithique ou de la protohistoire était l'héritier, se soit en quelque sorte figée « et que plusieurs millénaires de stagnation s'intercalent, comme un palier, entre la révolution néolithique et la science contemporaine » (p. 24) ? -- Selon Lévi-Strauss, il ne peut y avoir qu'une réponse à cette question. La science néolithique (car il s'agit bien d'une science, c'est-à-dire d'une recherche des causes et des rapports nécessaires ; à cet égard, Aristote fait sur les arts primitifs des remarques curieusement analogues à celles de Lévi-Strauss ; cf. *Métaphysique,* A. l.), la science néolithique, dis-je est « ajustée » à la perception et à l'imagination, alors que la science moderne découvre les lois en s'écartant toujours davantage du monde de la perception, et ce grâce à l'emploi des mathématiques. Tant que celles-ci n'étaient pas inventées et suffisamment développées, nos sciences n'étaient pas possibles.
[^38]: -- (1). Cette attitude est étroitement liée au comportement adopté vis-à-vis de la souffrance. Max Scheler est revenu souvent sur ce problème. Il distingue *l'héroïsme actif*, qui consiste à agir sur les causes extérieures de la souffrance, pour les supprimer ; et *l'héroïsme passif*, où l'on agit plutôt sur soi-même, en vue de réduire la répulsion instinctive que le sujet éprouve vis-à-vis de la douleur et de se rapprocher de ce que les Grecs appellent *l'ataraxie*. La première attitude, celle de l'Occident, constitue un précieux stimulant pour la science. On veut connaître les causes extérieures du mal pour les combattre en transformant la nature des choses. L'antiquité gréco-romaine adopte, pour une part, l'attitude orientale, dans la mesure où ses penseurs convient à la conquête du bonheur par l'ataraxie, qu'on atteint grâce à un effort de la volonté sur ses inclinations. Cf. *Le sens de la souffrance,* trad. Klossowski, Paris, Aubier, 1936 ; *Die Wissensformen und die Gesellschaft,* Leipzig, 1926 ; *Philosophische Weltanschauung*, 2^e^ édit., Berne, 1954.
[^39]: -- (2). Sur la signification très complexe du mythe de Prométhée, cf. L. Séchan, *Le mythe de Prométhée,* Paris, 1951, et l'excellent résumé que donne de cet ouvrage Vernant, *op. cit.,* pp. 185-196.
[^40]: -- (3). Cf. sur ce point Scheler, *Die Wissensformen und die Gesellschaft*.
[^41]: -- (1). Par conséquent, pour résoudre le problème de la douleur, les Grecs n'ont pas seulement eu recours à l'ataraxie, mais ils ont également pratiqué « l'héroïsme actif », dont parle Scheler.
[^42]: -- (2). Notons tout de suite qu'il n'y a pas uniquement des techniques « matérielles », mais aussi des techniques psychologiques, sociologiques, fruit des sciences humaines.
[^43]: -- (3). Vernant, *op. cit.,* pp. 233-234.
[^44]: -- (4). Vernant, *op. cit.,* pp. 233-234. \[*sic*\]
[^45]: -- (1). M. Scheler, *Die Wissensformen und die Gesellschaft,* pp. 100 ss.
[^46]: -- (2). Vernant, *op. cit.,* p. 234.
[^47]: -- (3). *Ibid.*
[^48]: -- (4). A. Koyré, « Du monde de l'à peu près à l'univers de la précision »*,* dans *Critiques,* 1948, pp. 806-883.
[^49]: -- (5). P.-M. Schuhl, *Machinisme et philosophie,* Paris, P.U.F., 1947, p. 37 : « Le grand mérite de Pythagore, pour Eudème, est d'avoir fait des mathématiques une discipline libérale, en les étudiant d'un point de vue immatériel et rationnel ».
[^50]: -- (6). *Op. cit.,* p. XIII et chap. I.
[^51]: -- (1). P.-M. Schuhl, *Machinisme et philosophie,* chap. I.
[^52]: -- (2). *Gorgias.* 512. b-cs « ...tu le méprises, lui et son art, tu ne l'appellerais ingénieur qu'en manière d'injure, et tu ne voudrais ni donner ta fille à son fils, ni épouser toi-même la sienne ».
[^53]: -- (3). Vernant, *op. cit.,* p. 314.
[^54]: -- (4). Vernant, *op. cit.,* p. 313
[^55]: -- (1). Ce livre, de la famille du Maréchal -- qui apporte des révélations capitales sur des points inconnus de la vie de Philippe Pétain, et qui renverse décisivement, sur d'autres points, ce que l'on croyait connaître avec certitude, -- n'est pas dans le commerce. On peut se le procurer uniquement en écrivant à l'ancien chef de cabinet du Maréchal, devenu son parent par alliance : L.-D. GIRARD, Boîte postale 212-08, Paris 8^e^ (Note d'ITINÉRAIRES).
[^56]: -- (1). On pensera sans doute que nous faisions ce jour-là une crise aiguë d'optimisme. Mais il s'agissait d'une année allant de mars 1956 à février 1957, sous le pontificat de Pie XII, dans des conditions difficiles certes, mais avec, dans l'Église, un climat et des perspectives complètement oubliés aujourd'hui. (Note de (1972.)
[^57]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre 1971, pp. 321 et suiv.
[^58]: -- (1). Et de même à la page 52 du *Lectionnaire* (*Année A*) publié par Droguet et Ardant sans autre titre ni précision : c'est-à-dire la brochure de 224 pages qui est en fait un Lectionnaire du dimanche pour les fidèles. -- Remarquons que, si ces trois éditions se réfèrent à la version du Lectionnaire de 1964, elles la recopient chacune d'une manière littéralement différente. Dans le missel fleuri : « *lui qui*, étant de condition divine, ne retint... »* ;* dans le Brépols : « *Le Christ Jésus,* étant de condition divine, ne retint... » ; dans le Droguet et Ardant : « Le Christ Jésus, étant de condition divine, *il* (sic) ne retint... »
[^59]: -- (2). « Communication de NN. SS. Boudon, Coffy et Le Cordier » envoyée le 8 mars 1971 « à NN. SS, les évêques de France » : voir ITINÉRAIRES, numéro 158 de décembre 1971, pp : 189 et suiv.
[^60]: -- (1). Sur tous ces points, voir : « La déroute de la Bible de Jérusalem », dans ITINÉRAIRES, numéro 154 de juin 1971, pp. 25 et suiv.
[^61]: -- (2). Voir cette lettre (du 11 juin 1970) dans ITINÉRAIRES, numéro 150 de février 1971, pp, 4 et 5.
[^62]: -- (1). Voir cette lettre dans *Carrefour* du 10 juin 1971.
[^63]: -- (2). Voir : « Ce qui s'est passé à Lyon », dans ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre 1971, pp. 242 et suiv.
[^64]: -- (3). Voir ITINÉRAIRES, numéros 152 et 153.
[^65]: -- (4). Nous ne cherchions pas non plus à démontrer (mais nous n'avons aucune raison de cacher la démonstration qui a été procurée par surcroît) que la revue ITINÉRAIRES, dont ce n'est pas le but, peut quand elle l'estime utile, remuer « l'opinion publique » aussi bien ou davantage que d'autres qui, trop obsédés par un tel but, le manquent, bien sûr.
[^66]: -- (1). Soulignons, puisqu'il y a eu quelqu'un pour prétendre le contraire, que les documents du Synode ne réclament et ne prétendent réclamer aucune obéissance. Ils sont des vœux épiscopaux adressés au pape. Ces vœux ayant été rendus publics, il n'y a aucune indiscrétion ni faute d'aucune sorte à constater qu'ils sont détestables et contraires à la doctrine sociale de l'Église.
[^67]: -- (1). Postérieurement à cet article de Marcel Clément, c'est le général Franco lui-même qui, dans son message de fin d'année, a rappelé à l'ordre 1'Église espagnole en déclarant notamment : « *L'État ne demeurera pas les bras croisés devant certaines attitudes temporelles adoptées par divers ecclésiastiques. *» On aura donc vu même cela : le virus révolutionnaire marxiste introduit jusque dans l'Église d'Espagne par le Vatican !
[^68]: **\*** -- Voir aussi : 235:163-05-72.