# 161-03-72
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Une revue n'est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes qui soient dans le cinquième. Autrement, je veux dire quand on s'applique à ne mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire. Ou plutôt à ne rien dire.
PÉGUY.
Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute, la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la Révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée.
DOM GUÉRANGER.
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### Pour un livre
*UN jour, plus tard, si Dieu veut, si la France se reprend et si une société chrétienne renaît, des honneurs solennels seront rendus à la personne, à l'œuvre, à la pensée de notre maître Henri Charlier : ils lui seront rendus par ceux qui, lorsqu'ils étaient enfants, auront appris de lui, hier, aujourd'hui et demain, à* « *jeter des bouquets dans l'éternité *»*.*
*Pour le moment, dans l'ordre de l'initiative personnelle et privée, les* « *humbles honneurs *» *que nous pouvons lui rendre consistent à faire connaître, à transmettre, et donc d'abord à éditer le livre où il a inscrit les découvertes et les conclusions de toute une vie de travail, d'expérience, de réflexion chrétienne :* « L'ART ET LA PENSÉE ».
*Je demande à nos lecteurs de rendre possible la parution de cet ouvrage : en souscrivant à l'édition originale, de rendre possible l'existence de l'édition courante.*
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*L'édition originale, hors commerce, numérotée, sur alpha mousse, 272 pages 13* *18,5, reliure toile imprimée au balancier, est limitée au nombre de souscriptions : il n'y aura donc par la suite aucun exemplaire disponible de cette série. Le prix de souscription est 100 F l'exemplaire ; les versements doivent être joints aux bulletins, dans la même enveloppe, et parvenir aux Éditions Dominique Martin Morin avant le 20 mars 1972.*
*Vous connaissez déjà les Éditions Dominique Martin Morin, fondées par Antoine Barrois : vous avez appris à les connaître dans notre numéro de février* (*pages 204-208*)*. Il y avait au même endroit quelques citations de Péguy. Puis-je vous les donner à lire encore une fois ? Les voici :*
« *Si en fait, en ce temps de sabotage universel, nous avons maintenu la décence et la propreté de la fabrication, de toutes les fabrications, de la fabrication intellectuelle et de la fabrication industrielle, de la plume et de l'encre, de la typographie et de la copie, du papier et de l'œuvre, ce n'est point que nous en ayons ni que nous en ayons jamais eu les moyens, c'est que depuis quinze ans nous travaillons très au-dessus de nos moyens. Nous ne sommes à aucun degré ni en aucun sens des amateurs. Nous sommes dans le sens le plus rigoureux de ce mot, le plus beau de tous, des professionnels. Nous travaillons d'un certain métier, d'un dur métier. Le peu que nous faisons nous ne le faisons point par amusements ni avec notre superflu, mais nous le faisons de notre chair et de notre sang, de notre substance même, et nous exerçons un métier. *»
(*...*)
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« *Nous vivons en un temps si barbare que l'on confond le luxe avec la propreté. Quand un ouvrier essaye de travailler proprement, on l'inculpe de luxe. Et comme dans le même temps et de l'autre part le luxe et la richesse travaillent toujours salement, il n'y a plus littéralement aucun joint par où la culture puisse ni se maintenir, ni essayer seulement de se réintroduire, ni seulement, se défendre. Par où elle puisse passer.*
« *Ceux qui n'ont pas d'argent font de la saleté sous le nom de sabotage ; et ceux qui ont de l'argent font de la saleté, une autre et contre saleté, sous le nom de luxe. Et ainsi la culture n'a plus aucun joint ; où passer. Il n'y a plus cette merveilleuse rencontre de toutes les anciennes sociétés, où celui qui produisait et celui qui achetait aimaient également et connaissaient la culture.*
« *C'est comme si l'on concluait, de ce qu'un statuaire travaille dans le marbre, qu'évidemment c'est un homme très riche, puisqu'il travaille dans le marbre, et que le marbre est très cher. C'est ici le plus odieux raisonnement moderne, le contresens injurieux de la barbarie et l'amateurisme. C'est le contraire. Si un statuaire est pauvre, et s'il faut qu'il achète son marbre, il tombe irrévocablement dans des misères sans fin. Il s'enfonce, il descend dans des misères descendantes sans fin. *»
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« *Nous vivons en un temps si barbare que quand on voit des hommes imprimer des textes propres sur un papier propre avec une encre propre tout le monde se récrie :* Faut-il qu'ils aient du temps à perdre ! Et de l'argent ! *Nous n'avons pas de temps, nous n'avons plus d'argent, nous n'avons que notre vie à perdre. Nous avons failli la perdre ; et nous sommes exposés à recommencer. *»
*Antoine Barrois a repris le dessein de Dominique Morin : celui d'* « *imprimer des textes propres sur un papier propre avec une encre propre *».
*Si vous voulez l'aider, souscrivez avant le 20 mars à l'édition originale de* « *L'Art et la pensée *»*. Le bulletin de souscription est à l'avant-dernière page du présent numéro de la revue.*
J. M.
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### Rencontre au Mesnil-Saint-Loup avec Henri Charlier peintre et sculpteur
*Cette* « *interview *» *d'Henri Charlier est inédite. Elle avait été faite il y a cinq ou six ans, par quelqu'un qui n'est plus de ce monde, pour paraître dans un périodique qui n'existe plus. Puisse-t-elle aider nos lecteurs à comprendre l'importance qu'ils doivent attacher à la publication de* « *L'art et la pensée *»*, puisse-t-elle les convaincre de rendre possible cette publication en souscrivant comme nous le leur demandons à l'édition originale.*
ENTRE Troyes et Sens, à vingt-cinq kilomètres de Troyes, se trouve un village original, Mesnil-Saint-Loup : dans une région à peu près déchristianisée, ce village est resté chrétien, ou plutôt il l'est redevenu grâce à un curé qui fut un saint en même temps qu'un homme de génie, le Père Emmanuel. Les jours de grande fête les paroissiens passent au moins quatre heures à l'église, car on y chante les matines, la grand-messe, les petites heures, les vêpres, les complies. Les dimanches ordinaires même, tout le monde se réunit à l'église pour la grand-messe, les vêpres, les complies, le salut et le chapelet. On y chante un très pur grégorien, en dépit de l'aggiornamento. Ce village a une autre originalité. C'est de posséder un sculpteur, Henri Charlier. De son œuvre je ne connaissais que peu de choses, car elle est dispersée aux quatre coins de la France et même des pays étrangers ; mais j'avais vu de lui à Paris une très belle statue de la Vierge qui est dans le jardin du Séminaire des Carmes, et une fresque dans l'église du Saint-Esprit.
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Sur lui, j'avais lu en 1930 un grand article de Pierre du Colombier dans l' « Amour de l'Art », qui soulignait l'importance de Charlier. Je ne m'expliquais guère le silence fait ensuite autour d'une œuvre considérable. Le fait que Charlier vivait retiré loin du monde depuis 1925 me paraissait une explication insuffisante. Mais quand je lus le livre qu'il fit paraître en 1957 : « *Le Martyre de l'Art ou l'Art livré aux bêtes *» ([^1])*,* je compris mieux ce silence : Charlier est un réformateur, qui a des idées très précises sur l'art, nées d'une profonde méditation sur les formes d'art du passé ; ces idées le conduisent tout à l'opposé de l'art moderne pour lequel il se montre d'une extrême sévérité et en qui il voit une véritable *corruption de l'esprit ;* et comme il fait de l'art chrétien, il est également sévère pour les religieux qui prétendent gouverner l'art sacré, et se font complices de cette corruption de l'esprit, afin de se donner l'air moderne. Ainsi il n'est pas étonnant qu'il ait réalisé une véritable unanimité contre lui et qu'on se soit vengé de lui en l'ignorant.
Pourtant un de mes amis m'avait lu une lettre de Paul Claudel qui exprimait une admiration sans réserve : « Charlier est un grand tailleur d'images, disait-il, un de ces artistes suivant le cœur de Dieu dont il est parlé dans l'un des livres Sapientiaux. Sa statue de saint Joseph à la Pierre qui Vire est magnifique et j'en ai infiniment apprécié la polychromie. C'est une excellente voie. » Le même Claudel manifestait son sentiment sur les écrits d'Henri Charlier dans un article intitulé *Le goût du fade* ([^2]) ; « Charlier fait paraître en ce moment avec une compétence que je n'ai pas, dans le *Bulletin des Missions* de Saint-André de Lophem, d'admirables articles. »
Tout cela excitait assez ma curiosité pour me faire prendre la route de Mesnil Saint-Loup. J'y arrivai un dimanche à la sortie des vêpres et j'avisai dans la foule un homme coiffé d'un bonnet, avec des partitions sous le bras (car il est aussi organiste), qui ressemblait assez à celui qu'on m'avait dépeint. Je l'abordai avec une certaine crainte, car j'avais le sentiment d'être un visiteur importun. Contrairement à mon attente, je le trouvai fort cordial, et même jovial.
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S'il fut ravi de me voir, je ne sais, je me flattai en tout cas qu'il en eût l'air. Il m'emmena chez lui, où assis sur un banc à l'ombre d'un pommier, nous devisâmes amicalement.
-- *Comment se fait-il, Maître, qu'on ne voie jamais aucune œuvre de vous dans une exposition ?*
*-- *En 1922 j'ai exposé une Jeanne d'Arc au Salon d'Automne, à la suite de quoi j'ai été admis comme sociétaire. Elle avait eu beaucoup de succès. Ce succès était dû à ce qu'elle avait été admirablement placée par Georges Desvallières : on ne pouvait pas ne pas la voir. Et puis ses couleurs s'harmonisaient très bien avec les couleurs du tableau de Desvallières qui était derrière. Ensuite j'ai exposé la Pleureuse du monument aux morts d'Onesse dans les Landes. Elle aussi a été bien placée parce que j'étais là : je l'ai mise comme il fallait. Le type qui était chargé de placer les œuvres était un peintre. Lui-même exposait un autobus. Il a voulu protester et m'imposer son propre placement. Je lui ai dit : « Vous me prenez pour un autobus ? », et je l'ai envoyé balader. Après cela, quand j'ai exposé l'Ange d'Ary, je n'étais pas là ; naturellement on l'a mis dans un coin et dans l'ombre, personne ne le voyait. Alors j'ai décidé de ne plus exposer. Mais en 1928, quand a paru mon album de tailles directes ([^3]), Desvallières, Bourdelle et d'autres, m'ont dit : « Comment, vous faites des choses pareilles et vous n'exposez pas ? » J'ai donc voulu faire un dernier essai. J'ai fait faire un moulage du Sacré-Cœur qui est sur le dôme de la chapelle du P. de la Colombière, dans la maison des Jésuites de Paray le Monial. Il a de nouveau été placé de façon ridicule. Cette fois je me suis dit que je ne recommencerais pas : du moment que je gagnais ma vie avec mon art, je n'avais pas besoin d'exposer.
-- *Vous avez connu Bourdelle ?*
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J'ai connu Bourdelle aussi bien que Rodin. En 1913 je fus choisi par Rodin pour exécuter des fresques dont il avait reçu la commande, mais notre collaboration fut interrompue par la guerre et Rodin mourut en 1916. Il était d'une bien autre envergure que Bourdelle. Celui-ci me dit vers 1913 : « Le père Rodin se fait vieux, il y a une belle place de sculpteur à prendre ». Voilà la haute conception que Bourdelle se faisait de l'art. C'est encore Bourdelle qui me dit, un jour qu'il me montrait les œuvres de son atelier : « Vous voyez, à votre âge, moi aussi comme vous je cherchais la forme. » Seulement il a trouvé ça trop difficile, et il a pensé qu'on pouvait réussir à moins de frais.
-- *Vous me dites que vous cherchiez la forme. Pouvez-vous m'expliquer ce qu'a été votre évolution artistique ?*
Je suis de quelques années plus jeune que Picasso. J'ai donc vu dans ma jeunesse les mêmes œuvres que tous ses contemporains, on a proposé à mon admiration les mêmes membres de l'Institut ([^4]). J'ai donc commencé comme Matisse et tant d'autres, je suis allé dans un atelier où on broyait du noir. Je suis donc entré à 19 ans dans l'atelier de Jean-Paul Laurens, car si je suis devenu, sculpteur, j'ai fait jusqu'à 30 ans une carrière de peintre.
Au bout d'un an je me suis échappé de cet antre, où le maître était très bon et les élèves point si sots, car on y répétait la scie que voici : « Pan, pan, pan. -- Qui est là ? -- C'est moi Jean-Paul Laurens. -- Que voulez-vous ? dit le Sultan. -- Je veux un tonneau de bitume pour faire des chairs transparentes. -- Ce n'est pas vrai, dit le Sultan, et il lui fit couper la tête. A quelque temps de là : « Pan, pan, pan. -- Qui est là ? » Et la scie continuait, en passant à deux, puis trois tonneaux, et ainsi de suite.
Le jeune artiste que j'étais continua à étudier seul à l'Académie Colarossi.
Quels sont les événements de ma formation artistique ? Je me rappelle qu'à 7 ou 8 ans, ma mère m'ayant emmené au Salon du Palais de l'Industrie, je vis un tableau qui me frappa et que je reconnus plus tard pour être l'*Ave Picardia nutrix* de Puvis de Chavannes. C'est un des moins littéraires, des plus purement plastiques, des plus décoratifs, au grand sens du mot, de son auteur.
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Le second événement fut l'exposition des Primitifs français en 1904, qui fut un événement pour bien d'autres, en particulier pour Péguy qui lui consacra un de ses Cahiers. C'est là que parurent pour la première fois la *Pietà d'Avignon* et le *Couronnement de la Vierge* d'Enguerrand Charonton, jusque là enfouis dans la Chartreuse de Villeneuve lès Avignon. Le problème que posaient ces œuvres était le suivant : comment retrouver ces qualités de forme et de couleur dans la vie, sans imitation ni pastiche. Le problème était déjà résolu dans son fond par Van Gogh et Gauguin, mais ces artistes étaient inconnus de la jeunesse artistique. En 1904 Gauguin mourait jeune encore aux Iles Marquises. Les toiles de Van Gogh eussent été brûlées par sa famille sans son admirable belle-sœur. Elles ne furent bien connues qu'en 1910.
En 1906 eut lieu une grande exposition de Cézanne après la mort de l'artiste. Je n'avais jamais vu de ses œuvres : je crus trouver devant moi une fraîcheur d'images analogue à celles de La Fontaine. La même question revenait, cette fois avec un artiste contemporain : comment acquérir ces qualités par l'étude de la nature ?
Cette absence de maîtres a nui à presque tous les artistes de cette génération. Le fait est là : *aucun des grands artistes de ce temps n'a pu enseigner.* Il n'est pas étonnant que la plupart des artistes, même les plus connus, aient pataugé jusqu'à ce que les plus malins aient fait prendre leur inexpérience et leurs manques pour la marque d'un esprit neuf et révolutionnaire.
Or Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Rodin, n'étaient nullement des *révolutionnaires ;* ils étaient des *réformateurs,* et ils l'ont dit : « On ne remplace pas le passé, dit Cézanne, on y ajoute seulement un nouveau chaînon. » Et Van Gogh : « Ce rejeton vert sorti du vieux tronc »... Rodin, c'est Michel Ange « redivivus », mais dans l'esprit du modelage en terre.
-- *A votre avis donc la leçon que donnaient ces grands artistes au début de notre siècle n'a pas été comprise ?*
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Mais non. La société dans laquelle ils vivaient, bourgeoise et matérialiste, avait interdit à ces grands spiritualistes toute possibilité d'enseigner ce qu'ils savaient, et la génération qui leur succéda fut désemparée. Les œuvres de Picasso, le mieux doué d'entre eux, vers 1910, montrent une sorte de désespoir d'arriver à sauter le pas qui sépare le dessin de Poussin de celui de Gauguin. Il se mit à sabrer au hasard, dans l'espérance qu'un jour il toucherait le but. Mais les artistes s'étaient livrés dès leur jeunesse entre les mains des marchands de tableaux qui leur faisaient des mensualités. Les pseudo-amateurs avaient vu leur erreur d'avoir acheté du Meissonier, du Bouguereau, du Bonnat, car le cours de ces tableaux ne « montait » pas, au contraire. Ils misèrent sur ce qui leur paraissait révolutionnaire, et les marchands poussèrent artistes et clients à faire et à rechercher n'importe quoi pourvu que cela n'ait pas été vu.
Il y avait donc à cette époque à choisir entre deux voies, celle de la facilité, qui était la voie révolutionnaire et qui ne menait à rien, on le voit aujourd'hui ; ou persévérer dans la voie ouverte par Gauguin et Rodin, celle de l'approfondissement des recherches sur la forme et la couleur et de leur sens spirituel.
-- *C'est donc la seconde voie que vous avez suivie ?*
Naturellement, et je me suis ainsi séparé du courant qui avait les faveurs de la mode. M'étant converti par la grâce de Dieu, je me promis, comme Desvallières auparavant, de ne plus faire que de l'art chrétien. J'essayai bien de persuader aux artistes catholiques que tous les éléments d'une nouvelle esthétique chrétienne, d'un grand art religieux, avaient été réunis par nos prédécesseurs. J'y renonçai rapidement, car mes camarades ne songeaient qu'à remplacer commercialement l'art de Saint-Sulpice.
Vint la guerre de 1914, que je fis jusqu'à la fin. C'est pendant ce temps que les métèques, qui apparaissent comme les chefs de l'art français, arrivèrent à la renommée. Ce qui a manqué à la France entre les deux guerres, c'est la génération de ceux qui furent tués.
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C'est vrai pour l'art comme pour les autres manifestations de la vie publique ; et ceux qui avaient réchappé se voyaient réduits à l'impuissance. Quand j'apportai un portrait au Salon des Indépendants, lors de la première exposition d'après guerre, je trouvai installé comme président du comité un de mes anciens camarades de chez Jean-Paul Laurens, qui me dit : « Ah ! Charlier ! Par exemple ! Il y a un siècle qu'on ne t'a vu ! Qu'est-ce que tu faisais ? -- J'étais à l'armée -- Ah ! Je t'avais cru intelligent. » Cela me fut dit tout haut devant une centaine de personnes qui ne trouvèrent rien à dire. La course était jouée ; la rénovation de l'art français était abandonnée : il était livré aux profiteurs. Je m'en rendis compte aussitôt. Je restai donc chez moi et renonçai à exposer, me contentant d'exécuter les commandes qui m'arrivaient non seulement de France, mais de plusieurs pays d'Europe et d'Amérique, car il y a tout de même de par le monde une centaine de vrais connaisseurs.
-- *En somme vous vous êtes proposé de continuer la réforme entreprise à la fin du XIX^e^ siècle par Puvis de Chavannes et par ceux qu'on appelle par erreur -- si je vous comprends bien -- les Impressionnistes ?*
Les grand décorateurs que furent Puvis de Chavannes et Gauguin, (le second surtout) avaient bien retrouvé les principes plastiques essentiels abandonnés à la Renaissance, ceux que Poussin, de la Tour, Watteau, David, Ingres, s'étaient essayés à reprendre. Mais ils avaient échoué dans la technique parce qu'ils avaient gardé la peinture à l'huile, inventée pour les fonds noirs et le clair-obscur, et pour dire le contraire de ce qu'eux voulaient dire : ils l'avaient forcée en quelque sorte. Il fallait revenir à une technique faite pour obtenir à la fois la qualité de tension des formes (ce qu'on appelle vulgairement le style dans le dessin), et les couleurs fraîches et claires partout : c'est la technique des peintures en détrempe et par-dessus tout la technique de la fresque.
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Quant à Rodin, le seul sculpteur depuis Michel-Ange et Jean Goujon, son échec au point de vue monumental est manifeste. Aucune de ses sculptures ne peut entrer dans une architecture quelconque. Pour qu'une sculpture ait ce caractère, il faut qu'elle soit conçue dans la pierre et non dans la terre, et en fonction de sa place architecturale. Je me suis connu sculpteur lorsque je me suis rendu compte qu'avec de bons dessins on pouvait entreprendre de sculpter directement dans la pierre sans aucun intermédiaire.
Bien entendu ces réformes ne pouvaient être à la mode : amateurs et marchands souhaitent pouvoir trafiquer des tableaux comme on fait des titres en bourse, tirer de multiples moulages d'une terre ou d'un plâtre. Mais j'ai laissé beaucoup d'œuvres que la spéculation ne peut attaquer : ce sont des fresques peintes à même le mur, ou des bas-reliefs incorporés à un mur, ou des statues faites pour une architecture.
-- *Quels sont ceux de vos ouvrages que vous considérez comme les plus importants ?*
Voulez-vous dire ceux que je considère comme les mieux réussis ? C'est difficile à dire. J'ai fait plus d'une trentaine de Vierges, dont chacune répond à une idée particulière. Parmi celles où j'ai bien réalisé ce que je voulais faire, je pourrais vous citer celle du cloître de Solesmes, celle qui est dans la chapelle des Bénédictines de Vanves, ou encore celle du monastère de Saint André de Lophem en Belgique. Allez voir dans l'Aisne le monument aux morts d'Acy, où j'ai représenté l'Ange de l'Apocalypse qui se pose ; quand vous l'aurez vu, vous viendrez me dire ce que vous en pensez.
Si vous voulez parler des ensembles que j'ai réalisés, il y a d'abord celui de La Bourboule, qui est assez considérable, puisqu'il comprend les sculptures du tympan et des chapiteaux, l'autel et l'armoire eucharistique, deux statues, un chemin de croix en céramique et une peinture dans les fonts baptismaux. Les chapiteaux ont été taillés à même la lave, qui est le matériau du pays, et ceux de la nef sont énormes. Ce n'est pas en tripotant des boulettes de terre qu'on peut se mesurer avec un travail pareil.
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Un autre ensemble est celui de l'Oratoire Saint Joseph du Mont Royal à Montréal au Canada, dont l'architecte a été le R.P. Dom Bellot. J'y ai sculpté le maître-autel monumental et au-dessus de l'autel un calvaire dont les personnages sont plus grands que nature (la sculpture du calvaire a été faite en bois pour être coulée en bronze). C'est le moment marqué par l'Évangile : « *Exclamans magna voce exspiravit *»*.* Cependant que la Vierge renouvelle son *Fiat* et que Saint Jean nous prend à témoins de la grandeur indicible du sacrifice. Le bas-relief de l'autel figure la Résurrection. J'y ai sculpté aussi les douze apôtres, qui en raison de la hauteur où ils sont placés, sont de très grande taille (ils ont presque quatre mètres). Enfin j'ai peint une fresque de la mort de Saint Joseph.
Mon dernier ouvrage est la décoration de la crypte et de la chapelle dans la maison mère des oblates de Saint François de Sales à Troyes ([^5]). La crypte est dédiée à Saint Gilles, parce qu'elle remplace une église en bois du 13^e^ siècle, brûlée par le bombardement de 1940, qui avait le même patron. J'en ai fait toute la décoration, y compris l'autel. J'ai peint une fresque de 12 m ^2^ en hémicycle qui représente la découverte de l'ermite dans sa grotte et de sa biche par une troupe de chasseurs. Y figurent aussi les patrons et les fondateurs de la Congrégation, et en plus un tailleur de pierre à genoux, qui offre à saint Gilles un modèle de la fameuse vis de Saint Gilles, escalier tournant de l'abbaye bien connue de la Camargue, lieu de pèlerinage (avec la Sainte Baume en Provence) des compagnons tailleurs de pierre du tour de France.
Un ascenseur, à l'étage supérieur, rendait nécessaires, dans la crypte, deux poteaux de ciment armé. Je les ai décorés de deux statues de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal ainsi que d'un bas relief de la Visitation.
La chapelle supérieure, fort large, fut centrée par un arc triomphal appliqué au mur et encadrant le maître-autel. Y sont sculptés Moïse et Élie, les témoins de la Transfiguration, qui, dit saint Luc, s'entretenaient avec Jésus de la manière dont il devait mourir.
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Sous l'arc se trouve un grand Christ en croix et triomphant. Le pourtour de la nef est décoré d'un Chemin de Croix gravé de grande dimension. Il ne me reste plus pour achever cet ensemble, qu'à sculpter la statue de Notre-Dame de Lumière, patronne de la chapelle.
Dans toutes ces œuvres, je me suis efforcé d'appliquer, sans en rien perdre, à l'art chrétien les principes éternels du grand art retrouvés par la génération qui nous a précédés. En manière de conclusion, je vous lirai un fragment de la préface que j'écrivis jadis pour mon album de tailles directes :
« A dix huit ans, avec l'outrecuidance de cet âge, je voyais comme le but de ma vie de réformer l'art et la pensée dans le sens de l'esprit français, parce que je l'estimais plus universel, cela surtout contre la philosophie et la musique allemandes. Dix ans plus tard, je m'apercevais que ce qu'il y a d'universel dans l'esprit français était catholique, et que la première chose à réformer, c'était moi-même. »
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### Le beau est une valeur morale indispensable à la société
L'ART N'EST PAS CONSIDÉRÉ avec beaucoup de sérieux dans la société contemporaine. Ce n'est pas très étonnant, car aujourd'hui l'économie a le pas sur les valeurs morales. L'économie libérale, ou bien le marxisme, le capitalisme ou le socialisme placent avant tout les forces économiques et leur demandent de donner la direction convenable à la société. Or, c'est l'homme qui devrait être la *fin* de toute évolution sociale, et chaque transformation mécanique de la production devrait être précédée d'un examen sérieux de ses conséquences pour l'homme et de la situation morale qu'amènerait cette transformation.
\*\*\*
On sait qu'il n'en est rien. La Révolution française a détruit chez nous les institutions naturelles qui pouvaient s'opposer à l'hégémonie de l'argent, entre autres les corporations. L'art dit de Saint-Sulpice n'a pas d'autre cause que la destruction des corporations d'artistes qui n'eussent jamais autorisé ces entreprises de moulage.
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La « question sociale » en est une parce qu'on n'a jamais envisagé avant tout de mettre l'homme dans les conditions morales de son bonheur. Et le pis de la question sociale n'est pas dans les rapports entre patrons et ouvriers ; elle est dans l'immoralité profonde des uns et des autres ; et dans leurs idées fausses. C'est l'aboutissant d'un siècle de matérialisme.
Une société matérialiste ne saurait envisager l'art autrement que comme un amusement, n'y chercher qu'une distraction. Son état d'esprit déteint, hélas, sur les chrétiens, comme en beaucoup d'autres choses. Un jeune prêtre me disait un jour : « *Je me demande pourquoi l'abbé X... tient tellement à ce que les églises soient belles. Quelle importance cela peut-il avoir ?* » Celui-là se croyait probablement un pur spirituel très au-dessus de ces considérations naturelles. Mais qui fait l'ange fait la bête. C'est l'homme naturel qu'il faut convertir à Dieu, et il n'y perd pas sa nature, mais si sa nature se trouve haussée jusqu'à Dieu, elle reste sa nature. On sait quel usage fait de l'art le clergé en général, dans ses kermesses, les fêtes de ses patronages, et même ses églises, pour être amené à penser qu'il en a la même opinion que les matérialistes.
Or, le beau n'est pas un superflu. Il est lié à l'existence même des choses et de l'homme. Il n'est pas ajouté à ce qui est, il en fait partie. Il n'est pas une conséquence de ce qu'une chose est ; il est à l'origine de ce qu'elle est, comme elle est. Le beau, c'est la puissance créatrice elle-même dans son acte. C'est ce que les anciens philosophes exprimaient en disant que le beau est l'éclat du vrai. Le beau n'est pas en soi distinct du vrai, c'est son éclat. La raison le distingue, mais il n'est pas de beau sans un vrai dont ils sont l'éclat, mais aussi le vrai n'est pas sans cette lumière propre qui est la beauté, et de ce fait, *pratiquement le vrai n'est pas connu, sans cet éclat qui le fait voir*. C'est pourquoi les grands penseurs, comme saint Paul, saint Augustin, Pascal, comme les Pères de l'Église, sont tous de grands écrivains, c'est-à-dire de grands artistes qui ont su présenter le vrai avec l'éclat qui leur est naturel.
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D'ailleurs, Notre-Seigneur a donné l'exemple. Les Paraboles sont le modèle de l'art. Toute œuvre d'art est une parabole, c'est-à-dire un conte, où l'on part d'une réalité pour en signifier une autre toute spirituelle. Cézanne peint trois pommes et cela veut dire : tout est divers, mais tout est d'accord ; il y a un principe d'harmonie et ce principe dure, tel est le vrai et le vrai est beau. C'est une parabole. Elle est réussie si l'artiste est très doué, s'il a le don de pénétrer l'être, tout comme chez un philosophe. Bien entendu, il y a beaucoup plus de professeurs de philosophie que de philosophes, beaucoup plus de professeurs de dessin que d'artistes parce que ce n'est pas l'apprentissage des *moyens*, et d'un métier qui enseigne à *créer* dans ce métier.
Aucun homme n'étant semblable à son voisin, les uns sont mieux doués pour exposer les problèmes de l'âme et de l'être sous la forme verbale, ce sont les philosophes et les poètes, d'autres sous la forme plastique ou musicale. Comme, en général, les écrivains ne comprennent rien à ces dernières formes de la pensée, ils n'y voient que l'éclat du vrai, c'est-à-dire le beau (c'est déjà quelque chose ; nous voudrions bien qu'ils le reconnaissent plus souvent et plus tôt) ; ils ne se doutent nullement que tous les vrais artistes sont passionnés pour le vrai, et quand les artistes eux-mêmes le leur disent, ils ne les en croient pas. Mais Picasso lui-même lorsqu'il dit sous cette forme agressive faite pour étonner les gens : « Le beau, ça m'est égal... Ce qui nous intéresse, c'est le drame de l'homme », il ne fait que reconnaître cette profonde vérité de La Palisse qu'il n'y a pas de beau sans quelque chose de beau, sans un *étant* (*ens*), et qu'il ne saurait être question de faire quelque chose de beau sans dire quelque chose de l'être. Au rebours, ceux qui pensent s'occuper du vrai seul sont inintelligibles s'ils ne lui donnent son éclat. Comment eux-mêmes reconnaissent-ils le vrai sans cette lumière intellectuelle qui émane de l'être ? Et cependant l'un d'eux, auteur d'un bon ouvrage sur l'analogie, écrit : « *Tributaires de la métaphore parce que se mouvant tous dans l'extra rationnel, le poète et le théologien sont très près l'un de l'autre, si près et pourtant si loin ! Car le domaine du poète c'est l'infra rationnel ; c'est tout ce qui n'arrive pas à se hausser à la claire lumière de l'intelligence : le sensible, l'individuel, le sentimental, le fluide, et le mouvant de la vie intérieure, le rythme palpitant de la durée*. »
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Citons un peu de cet infra-rationnel :
*Source délicieuse en misère féconde,*
*Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?*
*Honteux attachements de la terre et du monde,*
*Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés ?*
Je m'arrête ici pour ne pas forcer mon avantage, et je prends Verlaine. Voici encore de l'infra rationnel :
*Un grand sommeil noir*
*Tombe sur ma vie ;*
*Dormez, tout espoir,*
*Dormez, toute envie !*
*Je ne vois plus rien*
*Je perds la mémoire*
*Du mal et du bien...*
*Ô la triste histoire !*
*Je suis un berceau*
*Qu'une main balance*
*Au creux du caveau :*
*Silence, silence !*
Le sommeil de la conscience, l'indifférence au bien et au mal, le désespoir d'un pécheur qui sent s'abolir en lui le libre arbitre, tout cela de l'infra rationnel ? Bigre ! Et puisque manifestement nous nous complaisons dans cet « infra-rationnel », citons encore :
*Les pas des Légions avaient marché pour Lui.*
*Les voiles des bateaux pour Lui s'étaient gonflées.*
*Pour Lui les grands soleils d'automne avaient lui*
*Les voiles des bateaux pour Lui s'étaient pliées.*
Ne nous embarrassons pas des incompréhensions mutuelles des gens qui n'ont qu'un mode de pensée à leur usage. Si notre théologien se fait bergsonien pour rabaisser les poètes, les poètes lui repartiront que son bréviaire est plein de cet infra-rationnel.
19:161
Les psaumes sont de la poésie et leurs auteurs ne se doutaient pas toujours qu'ils faisaient de la théologie. Les psaumes ont pris tout leur sens depuis l'Incarnation. Et l'Église a continué ; ses offices sont pleins, pour notre instruction, pour notre méditation de chaque jour, de la plus audacieuse poésie. Citons :
*Il m'a laissée, désolée. -- Tout le jour accablée de douleur. -- Désolée. Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit. -- Il m'a laissée, désolée.*
*Lève-toi mon amie, ma belle, et viens. Voici l'hiver fini ; la pluie cesse, elle est passée. -- La voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre. -- Marie entre dans la maison de Zacharie et salue Élisabeth.* -- *La voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre.*
Et encore : *Sous la forme d'une colombe, le Saint-Esprit est apparu. -- La voix du Père s'est fait entendre ; Celui-ci est mon Fils chéri, en qui je me suis complu.* -- *Les Cieux se sont ouverts au-dessus. -- Et la voix du Père a tonné : -- Celui-ci est mon Fils chéri, en qui je me suis bien complu.*
Ce qui pourrait démoraliser les artistes, ce n'est pas l'incompréhension des théologiens, mais la comparaison de ce qu'ils font avec ces textes saints. Malheureusement, les philosophes et les écrivains se croient mission de classer et inventorier l'artiste. Et quand Ils veulent « *l'expliquer* », ils sont perdus. Autant il est naturel à l'intelligence d'analyser les conditions communes à tout être, dans l'abstraction, c'est-à-dire en tant qu'être, autant il lui est impossible « *d'expliquer* » ce qui est réellement l'être existant lui-même en ce moment, ce monsieur, cette pomme. Et d'expliquer pourquoi ce monsieur, cette pomme sont d'une beauté ravissante lui est plus impossible que tout, car leur beauté est liée au mystère de leur existence.
D'ailleurs, l'Écriture le dit, Dieu est Amour. C'est-à-dire avant tout, par-dessus tout Amour. Elle ne dit pas Dieu est raison, car Dieu n'a pas besoin de raisonner, et l'intelligence n'est pas la raison. Or, l'amour est fait de beau et de bon, et c'est cela le vrai : l'amour du beau et du bon.
C'est pourquoi un des esprits les plus profonds de l'histoire de la pensée, Denys, dit l'Aréopagite, disait :
20:161
« *Nos théologiens indiquent par là* (*le mot amour*) *une certaine vertu qui rassemble et unit et maintient toutes choses en une merveilleuse harmonie ; qui existe éternellement dans la beauté et la bonté infinie éprise d'elle-même, et de là dérivé dans tout ce qui est bon, et beau ; qui étreint les êtres égaux dans la douceur de communications réciproques, et dispose les supérieurs à des soins providentiels envers leurs subalternes et excite ceux-ci à se tourner vers ceux-là pour en recevoir stabilité et force.* »
L'œuvre de l'intelligence est de scruter l'œuvre de l'amour divin sans oublier jamais cet amour fondement et aboutissant de toute la création.
C'est pourtant ce que fait tout rationalisme avec une application désolante, et l'oubli du beau est la conséquence de l'oubli de l'amour. « Aussi le bon et le beau sont identiques, toutes choses aspirant avec une force égale vers l'un et vers l'autre et n'y ayant rien en réalité qui ne participe de l'un et de l'autre... Le bon et le beau, essentielle unité est donc la cause générale de toutes les choses belles et bonnes. De là vient la nature et la subsistance des êtres, de là leur unité et distinction, leur identité et diversité, leur similitude et dissemblance ; de là les contraires s'allient, les éléments se mêlent sans se confondre... En un mot, tout ce qui est, vient du beau et du bon, subsiste dans le beau et dans le bon, et aspire vers le beau et le bon. C'est par lui que toutes choses existent et se produisent, c'est par lui que toutes choses se meuvent et se conservent. »
Nous n'hésitons pas à citer longuement l'Aréopagite, car ces textes sont peu connus. Ils ont eu pourtant au Moyen Age une énorme influence ; saint Denys est l'auteur le plus souvent cité par saint Thomas, après saint Augustin. Son livre est le livre de spiritualité du Moyen âge. Ces textes sont injustement dédaignés. Les philosophes sont prédisposés par leur métier au rationalisme. Mais le vrai n'est autre chose qu'une connaissance adéquate de l'être, c'est-à-dire du beau et du bon. Il ne faut pas oublier, pour classer logiquement le vrai, que ce vrai est le beau et le bon. Qui meut les philosophes eux-mêmes, sinon l'amour ? L'amour du vrai, qui est le beau et le bon.
\*\*\*
21:161
Vous me direz : Voilà des considérations bien abstraites pour lesquelles ni ma tête, ni la vôtre peut-être, ne sont faites. Eh ! ne voyez-vous pas que c'est l'absence de ces considérations dans les têtes qui sont censées nous gouverner ou nous diriger qui fait une des causes du malheur des temps ? Elles montrent que le beau est si bien lié à l'être qu'il est une valeur morale indispensable à l'existence d'une société normale. Car une société normale a pour règle et fondement, non la productivité et le revenu par tête d'habitant, mais les valeurs morales. Une société de fourmis aussi. Si les ouvrières y amassaient pour elles seules, si la reine se refusait à pondre pour s'éviter de la peine, la guerre civile s'installerait, et elle ne durerait guère. Mais Dieu leur a imposé le bon ordre par un instinct inflexible. A nous, par amour, il a donné la liberté, participation de la sienne. A nous, avec Ses enseignements et Sa grâce, de ne pas dérailler. Si vous refusez la beauté à l'ensemble du peuple, si vous ne la lui offrez pas avec la qualité requise pour mettre ces bonnes gens en présence des vérités essentielles à la vie de l'âme, le peuple la cherchera quand même, car c'est un besoin de la nature lié à la nature des choses. Mais où et comment, s'il n'est dirigé ? Il se précipite sur le roman feuilleton, il court au cinéma. Il achète la chanson bête et trop souvent graveleuse fabriquée par des hommes qui visent seulement l'argent à gagner. Il faut le protéger contre ces misères. Le faire matériellement, par l'interdiction de certaines bassesses, est l'affaire d'un gouvernement qui aurait le souci des valeurs morales, mais ce serait insuffisant ; il faut remplacer ce qu'on interdit, car on ne saurait contraindre le besoin naturel du beau. Il faut faire aimer au peuple le beau par le bon, le bon par le beau. Les Grecs, ces premiers philosophes, n'avaient-ils pas un seul mot pour unir ces transcendantaux ?
Mais bien loin de cantonner ce bon à la morale pratique dans la médiocrité de la pensée, du style et de l'art, comme on le fait dans les cantiques dits populaires, il faut aller à la source du beau et du bon. C'est ce que fait la liturgie de nos grandes fêtes. Elle est, disait Péguy, « de la théologie détendue. Il faut comprendre par là que le fidèle qui chante le *Dies irae* dans l'Office des Morts affirme par là-même et en dedans les propositions théologiques qui gouvernent le Jugement et les fins dernières de l'homme et qu'il en fait une affirmation pour ainsi dire psychologiquement antérieure, desserrée et peut-être encore plus profonde (...) »
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« De même qu'en matière de foi, Péguy ([^6]) était descendu à ces profondeurs où la liturgie et la théologie, c'est-à-dire la vie spirituelle et la proposition spirituelle ne sont pas encore distinguées, de même et comme écrivain il est redescendu à ces profondeurs où l'image et l'idée sont jointes encore d'une liaison elle-même charnelle et non encore résolue.
« L'un des résultats obtenus immédiatement est que toute séparation arbitraire entre l'abstrait et le concret tombe. L'abstrait est incessamment nourri du concret, le concret est incessamment éclairé par l'abstrait. L'œuvre renvoie dos à dos les intellectualistes et nos intuitionnistes, puisque les uns et les autres sont plus occupés actuellement et ont peut-être toujours été plus occupés à nier que de produire. »
L'office de l'Église a été pensé ainsi et voilà qui confère en même temps à cette éminente prière un pouvoir évocateur de pensée dans les genres les plus divers, un pouvoir d'instruction et un pouvoir de formation, une plénitude d'être capable de combler tous les cœurs. Tous ceux qui rabaissent l'art et la pensée pour les mettre soi-disant à la portée du peuple ont un grand mépris de celui-ci. Ils oublient d'abord que le Saint-Esprit passe partout, que la grâce seule peut faire pénétrer l'ordre surnaturel dans notre misérable nature ; qu'elle ne semble pas avoir connaissance des classes sociales ni des diplômes d'études, et qu'à l'homme touché par la grâce (et on ne sait jamais qui la grâce a touché), il faut une vérité intègre, ni amortie ni adoucie, ni diminuée ni transformée en pilules pour personnes pâles. Le peuple renferme une élite qu'il faut former, le peuple renferme des élus à qui il ne faut rien moins que tout. Or, l'art, le style de nos offices appartiennent nécessairement en tant que poésies et musiques à l'ordre naturel. Les réflexions de Péguy montrent comment, par quel mystère de création naturelle, par quelles analogies ils peuvent faire pénétrer en même temps dans les âmes le vrai avec le beau et le bon, le surnaturel avec le naturel. Et cette méthode est indispensable. Elle précise le moment où se distinguent pour la philosophie (mais pour elle seule et non dans l'être) le vrai abstrait du bien vécu et du beau recherché.
23:161
Car dans l'être ils sont unis. Mais les habitudes scolaires d'analyse et de dissection font aller tout au rebours des méthodes de création et les atrophient souvent. L'illusion qu'on peut se passer du beau, c'est-à-dire de la propre lumière de l'être, pour faire voir le vrai, vient de ces distinctions pratiques. Mais faire ces distinctions, les faire justes et utiles c'est pourtant aussi un art et un art de lumière. Pour le faire bien, une méthode de création est toujours nécessaire.
Henri Charlier.
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## ÉDITORIAL
### Racheter le temps
par R.-Th. Calmel, o.p.
RACHETER LE TEMPS PARCE QUE LES JOURS SONT MAUVAIS, écrivait saint Paul aux Éphésiens ([^7]). *Redimentes tempus.* Nous vivons au temps des ténèbres modernistes et de la profanation établie. Le modernisme, doctrine et procédés, est à l'œuvre dans l'Église : doctrine de divinisation de l'homme en progrès (soi-disant), procédés de la subversion occulte. Jusqu'à maintenant, et sauf exceptions aussi admirables que peu nombreuses, l'opposition de la hiérarchie est sans Vigueur ; et peut-on même parler d'opposition ? Les jours sont mauvais. L'Apôtre nous avertit de ne pas les laisser passer en vain, mais de les racheter. Le poète lui-même nous dit :
*Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues*
*Qu'il ne faut point lâcher sans en extraire l'or.*
Accueillons ces jours mauvais comme une invitation providentielle à un plus grand amour, comme un appel à une Vie théologale plus profonde. De la sorte nous aurons racheté notre temps du mal dont il est porteur ; le relâchement, la tiédeur ou le désespoir.
Souffrances, privations, déceptions de toute sorte sont pour le Seigneur une occasion très favorable pour visiter Ses amis et leur parler au cœur. Appauvrie des biens de ce monde l'âme se trouve beaucoup plus libre pour entendre la voix de son Dieu et lui répondre sans détour :
*Parle, parle, Seigneur, ton serviteur écoute.*
*Je dis : ton serviteur, car enfin je le suis.*
Les hérésies, si du moins nous voulons, comme Dieu le demande, échapper à leur emprise, nous forcent en quelque mesure, non seulement à devenir plus instruits et en même temps plus humbles dans la foi, mais encore elles nous offrent une occasion privilégiée de rendre témoignage à cette même foi. Nous sommes obligés de confesser la foi en celui qui en est *l'Auteur et la Fin : Jésus-Christ* (Héb., XII, 2). Cela, qui est vrai de toute hérésie, l'est particulièrement du modernisme. Plus universel en effet et mettant en œuvre des procédés beaucoup plus habiles que n'importe quelle autre hérésie, il nous oblige, pour lui résister, à étendre notre vigilance et notre prière à tous les secteurs. Nous sommes comme contraints à ne relâcher sous aucun prétexte notre vigilance et notre prière, à les intensifier au contraire sur tous les fronts de combat : qu'il s'agisse de méditer dans notre cœur la vérité divine, qu'il s'agisse d'en rendre témoignage devant les hommes, y compris devant les hommes d'Église. Car ceux-ci trop souvent font le jeu du modernisme, au moins par omission ; ils se mettent un bandeau sur les yeux pour n'avoir pas à le dénoncer. Résister, dans la situation qui nous est faite à l'heure actuelle, cela nous demande de tendre Vers le parfait amour du Seigneur, sous peine de nous raidir dans une crispation d'orgueil ou de sombrer dans un découragement sans fond. Du fait de résister au modernisme, nous nous exposons à recevoir tant de coups, nous sommes réduits à de tels renoncements, que nous nous mettons, sans peut-être l'avoir prévu, dans les conditions requises pour entendre l'appel du Seigneur à marcher vers la perfection de l'amour, l'invitation du Saint-Esprit à devenir toujours plus abandonnés à son action transformante, toujours plus légers et plus heureux dans l'élan de la Charité.
\*\*\*
26:161
Réfléchissons sur la résistance au modernisme dans le cas de la Messe. « *Me voilà bien parti,* ne manquera pas de se dire tel chrétien de bonne volonté. *Je venais de prendre conscience de la nécessité qu'il y avait pour moi d'aller à la Messe et d'y communier au moins chaque dimanche. Et maintenant je ne trouve plus que ces nouvelles Messes avec ces nouveaux rites de communion. Je vais trop ce que c'est et où ça mène, j'ai un sentiment trop vif que l'Église ne peut pas, en vérité, vouloir cela, pour ne pas éviter le plus possible cette nouvelle religion. Je chercherai donc la Messe de saint Fie V, je me donnerai beaucoup de mal pour l'avoir le plus souvent que je pourrai. J'agirai de la sorte tout à la fois pour rendre témoignage au mystère de la Messe et pour le bien de mon âme. *» -- Le chrétien qui se tient ce discours et qui prend cette résolution se trouve mis, par là-même, sur le bon chemin d'une participation toujours plus intérieure et plus vraie au Saint Sacrifice. Qu'il suive seulement jusqu'au bout ce chemin de fidélité, et *il aura racheté le temps.* Le scandale des rites équivoques et profanateurs sera devenu l'occasion d'un approfondissement de la piété eucharistique qu'il n'eût sans doute pas connu en des temps plus tranquilles ; il pénétrera au cœur des saints mystères plus avant qu'il ne l'aurait fait en des temps moins mauvais.
Il ne manquera pas de prêtres se posant en modèle d'obéissance pour essayer de donner mauvaise conscience à ce chrétien, l'accuser d'être en révolte contre le pape, le ridiculiser comme un être plein d'illusion qui part en guerre contre ce que Rome encourage ou laisse faire.
27:161
Quelle sera la réponse du chrétien qui se voit ainsi accusé et tracassé ? Veiller à ne pas mêler d'orgueil à la défense de la foi ; voir nettement que les directives liturgiques d'après le Concile sont un imbroglio astucieux d'où les novateurs font sortir ce qui leur plaît, sans que Rome intervienne sérieusement ; enfin, être assuré qu'en se conformant à la Tradition antique de la Messe romaine il est bien impossible d'être désobéissant à l'égard de la sainte Église ou de faire injure au pape, considéré précisément en tant que pape. Bref, il s'agit de ne pas fléchir mais aussi de ne pas se durcir sous le coup des pressions, chantages, mauvais procédés émanant d'autorités ecclésiastiques qui abusent de leur pouvoir. Une conduite semblable est une introduction aux béatitudes que nous aurions peut-être ignorée sans la confusion et la trahison modernistes. Quoi qu'il en soit du caractère inattendu de cette introduction laissons-nous mener là où elle doit nous conduire : la perfection de l'amour en rendant témoignage à la foi ; tenons toujours inséparées dans l'amour du Seigneur l'humilité et la hardiesse, la douceur et la force. Faisant ainsi nous aurons *racheté le temps.*
\*\*\*
« *Dire le chapelet en entier tous les jours, bien plus, me faire le propagateur du chapelet, il ne manquait plus que cela *»*,* seront tentés de s'écrier certains bons chrétiens, quand un prêtre ou un simple fidèle leur proposera de s'adonner à cette dévotion, afin d'être rendu capable de persévérer et de se sanctifier dans l'épreuve présente de l'Église. Je ne peux que répondre : essayez plutôt de voir que, dans votre cas, faute de la récitation quotidienne du chapelet -- j'entends la récitation la meilleure, celle où l'on se souvient des mystères -- faute de recourir à cette pratique éprouvée, vous, tel que vous êtes, et au milieu des difficultés actuelles, vous n'arriverez pas à prier suffisamment ; ne priant pas assez, quelles chances avez-vous de tenir ?
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Efforcez-vous donc de dire le chapelet. Vous ferez l'expérience qu'il est non seulement un grand moyen d'élever vers Dieu une supplication plus pure, mais aussi qu'il achemine vers un plus grand recueillement intérieur. Le chapelet deviendra pour vous, peu à peu, ce qu'il est depuis toujours pour les âmes saintes : une des plus belles prières qui soient faites *au nom de Jésus-Christ ;* en effet tout le temps que nous disons le chapelet, en nous souvenant des mystères selon notre mesure, nous déposons notre prière dans le Cœur de Notre-Dame ; notre prière vient se perdre dans la sienne ; elle s'y purifie et s'y transforme. Or sa prière est évidemment celle qui monte le plus parfaitement vers le Père au nom *de Jésus-Christ,* puisque le Fils de Dieu est indivisiblement le Fils de Marie.
Si, pour faire face aux malheurs des temps, nous nous mettons à réciter le chapelet comme il doit être récité, alors cette prière portera tous ses fruits dans notre cœur. Elle nourrira ce feu secret de l'oraison et du recueillement où grandit l'amour jusqu'au point de tout pénétrer et tout embraser. Par suite de la malignité des temps, nous aurons été conduits à la vraie prière. A ce point de vue encore nous aurons *racheté le temps.*
R.-Th. Calmel, o. p.
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## CHRONIQUES
30:161
### Sainte Thérèse de Lisieux et Jean-François Six
par Louis Salleron
QUAND ON REFERME le livre de Jean-François Six « La *véritable enfance de Thérèse de Lisieux *» (*sous-titre *: *Névrose et sainteté*)*,* on se demande : qu'a-t-il voulu prouver ?
Alors on relit l'Introduction. Citons longuement :
« *Le projet d'étudier la vie et les écrits de Thérèse de Lisieux est né il y a quinze ans d'une discussion avec Louis Massignon qui était intuitivement convaincu de la place essentielle de cette sainte dans l'Église d'aujourd'hui.*
« *Ce projet s'est renforcé au cours des travaux sur Charles de Foucauld : comment ne pas être surpris de textes presque identiques écrits par lui et par elle à la même époque -- entre 1889 et 1897 -- outre le fait qu'ils se sont convertis presque à la même date -- fin octobre et Noël 1886 ? Mais, entre les deux, il y avait surtout une fraternité très profonde dans la vocation même, une vocation missionnaire par excellence.*
« *Une nouvelle impulsion a été apportée à ce projet dans les recherches faites sur les* Cheminements de la Mission de France. *Fondateur de la* Mission de France, *le cardinal Suhard a lié la naissance et l'existence de celle-ci à Thérèse de Lisieux* (*...*)*. Le 10 octobre 1953, peu avant sa mort tragique, Mgr Chappoulie avait affirmé :* « *Dans l'esprit du cardinal Suhard, la Mission de France est mystiquement liée à la petite sainte Thérèse. *»
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« *Enfin, la participation au travail du* Secrétariat pour les non-croyants *fondé le 9 avril 1965 au concile Vatican II n'a fait qu'accroître le désir de mieux établir les liens entre Thérèse de Lisieux et les incroyants. On peut s'étonner de parler de tels liens à propos d'une jeune fille dont toute l'existence, très préservée, s'est déroulée au sein d'une famille dite très chrétienne et au sein d'un Carmel, lieu présumé d'une vie spirituelle élevée. Or Thérèse de Lisieux a vécu les dernières années de sa vie non pas dans une foi semblable à un ciel sans nuages mais dans une obscurité quasi absolue* (*...*) *Comment cette carmélite qui avait été présentée de façon si fade, qui avait été victime de tant de* « *confiseurs *» *comme disait Bernanos, qui avait été l'objet de tant de dévotionnettes insignifiantes, comment pouvait-elle avoir quelque chose à voir avec l'athéisme ? La question ne valait-elle pas d'être examinée ? *» (pp. 7-8)
Ce sont les premières lignes de l'Introduction.
On y comprend que l'abbé Jean-François Six qui a écrit plusieurs livres sur Charles de Foucauld, un autre sur la Mission de France, et dont le nom est toujours suivi du qualificatif « du-Secrétariat-pour-les-non-croyants », entrevoit, dans une intuition un peu confuse, que Thérèse de Lisieux se situe dans l'axe de ses activités et de ses préoccupations -- contrairement aux apparences.
Bien. Mais continuons.
Jean-François Six nous explique qu'il s'est alors préoccupé de trouver les documents lui permettant d'écrire un livre et qu'il a constaté que « *l'essentiel, maintenant, a vraiment été livré *» (p. 9). Donc, pas de découvertes sensationnelles à attendre de ce côté-là.
Cependant il s'est convaincu « *que l'on nous cachait inconsciemment quelque chose. Non pas au plan des textes : encore une fois tous nous étaient donnés. Mais au plan de la lecture des textes et de la lecture de cette vie, au plan de l'interprétation *» (p. 9).
Alors de quoi s'agit-il ? D'écrire une vie de Thérèse de Lisieux pour en donner la « lecture », l' « interprétation » jugée la plus vraie ? Ce n'est pas interdit. Chacun peut écrire sa « vie de Jésus », sa « vie de Jeanne d'Arc », ou même sa « vie de Napoléon ». Il n'y a pas de mal à cela, l'écrivain est libre. Et le lecteur est libre de juger l'écrivain.
En l'espèce, comme on dispose des textes mêmes de Thérèse de Lisieux, le plus simple est peut-être de les lire. Mais encore une fois, il est absolument licite de les commenter, de les éclairer, d'en chercher la signification la plus profonde.
32:161
On sait, pour ce qui est de sainte Thérèse, que le manuscrit de l'*Histoire d'une âme* avait subi de nombreuses retouches. On possède maintenant l'original. Il est possible de confronter les deux versions, ce qui est fort intéressant. En note, J. F. Six écrit : « *Dans les* Derniers entretiens, *travail très scientifique mais qui ne dit pas un mot de l'enfance de Thérèse, on définit Mère Agnès comme une* « *correctrice-née *» (p. 59) *qui n'a cessé de raturer, d'améliorer les devoirs d'écolière, de sa petite sœur, ses lettres d'enfant, plus tard ses poésies et les manuscrits de* l'Histoire d'une âme » (id.). *Mais on ne se demande pas pourquoi Mère Agnès s'est faite ainsi* « *correctrice *» *et tout ce que cela signifie. *» (p. 9)
On ne se le demande pas parce que cela tombe sous le sens. Une note des *Derniers entretiens* nous le dit d'ailleurs (citant *Visage de Thérèse de Lisieux,* Introduction et notes du P. François de Sainte-Marie, 1961) *:* « *C'est pour* « *faire du bien aux âmes *» *que Mère Agnès de Jésus a largement corrigé les manuscrits de Thérèse afin de mieux les adapter aux goûts du public de son temps. *» J.-F. Six ne cite pas cette note. Sans doute parce qu'il la trouve insignifiante, ou stupide. On n'a pas de peine, pourtant, à comprendre que Mère Agnès de Jésus, qui est la sœur de Thérèse, et de douze ans son aînée, voit toujours dans sa cadette la petite sœur, sur laquelle elle veille maternellement. Elle a peur des audaces de style de Thérèse, ou bien elle trouve qu'elle écrit de manière trop négligée.
Alors elle corrige. Elle a tort ? Nous le savons maintenant. Comment, à l'époque, pouvait-elle se douter que tous les mots de celle qui allait bientôt être considérée comme la plus grande sainte des temps modernes avaient une importance extrême ? Qu'on y ajoute, si l'on veut, une manie de « correctrice-née » et même une volonté pédagogique pour cultiver l'humilité d'une très jeune religieuse qui pourrait être tentée de se complaire dans sa propre prose, tout cela n'a rien que de très naturel et n'ouvre pas la porte à des hypothèses compliquées.
J. F. Six ne peut trouver simple ce qui est simple. « *Il fallait chercher où se cachait quelque chose. *» (p. 9)
Deux pistes s'offrent à lui.
La première, c'est le milieu *social* où s'est déroulée l'enfance de Thérèse : Lisieux et sa petite bourgeoisie.
La seconde, beaucoup plus importante, c'est le milieu *familial *: « on a, de multiples façons et en de multiples volumes, parlé de Thérèse de l'Enfant-Jésus et de sa doctrine de l'enfance spirituelle *sans parler réellement de son enfance *» (pp. 10-11). C'est lui qui souligne le passage que nous soulignons. « *Sujet tabou *»*,* dit-il.
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Le « bon père Piat », un franciscain qui a écrit une « vénérable *Histoire d'une famille *» *--* la famille Martin -- en vue de « *préparer les voies à une future canonisation globale de toute la famille Martin, les parents et les cinq filles religieuses *», n'a fait que « *répéter le mythe qui a été véhiculé depuis la mort de Thérèse : qu'elle a été sainte dès son enfance, que les parents d'une sainte ne pouvaient être que des saints, et que l'éducation qu'elle avait reçue ne pouvait être qu'admirable *» (pp. 11-12).
Au procès de canonisation de Thérèse, sa sœur aînée, Marie, a déclaré : « *Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus m'a paru dès sa plus tendre enfance, comme si elle avait été sanctifiée dès le sein de sa mère, ou bien comme un ange que le bon Dieu aurait envoyé sur la terre dans un corps mortel. Ce qu'elle appelle ses imperfections ou ses fautes n'en étaient pas ; je ne l'ai jamais vue faire la plus légère faute. *» (p. 12)
Marie dit les choses comme elle les voit. Elle peut se tromper, mais on sent bien que son témoignage est honnête. Et elle est bien placée pour le rendre.
J.-F. Six s'exclame : « *Si c'est ainsi il n'y a plus rien à dire et l'hagiographe doit se contenter d'être un ravi qui balbutie des* « *oh ! *» *d'émerveillement. *» (p. 12)
Pour qu'un hagiographe ait quelque chose à dire sur un saint, il faut donc que ce saint ne le soit pas, ou ne l'ait pas toujours été ? On se demande vraiment pourquoi. Car même si un saint a commencé par être un coquin, c'est sa sainteté qui nous intéresse, non ses péchés ou ses crimes. Sa vie de sainteté ne le réduit pas à l'inexistence. C'est elle, au contraire, qui dévoile sa personnalité, et nous pouvons méditer à l'infini sur ce qu'elle nous apporte, à travers son action, son œuvre et son tempérament.
J. F. Six ajoute : « *Mais Thérèse elle-même a contredit les propos de sa sœur Marie : douze jours avant d'entrer au Carmel, à quinze ans, elle dit à sa sœur Pauline :* « *Je veux être une sainte. *» « *Je ne suis pas parfaite,* je veux *le devenir. *» *Si elle-même se déclare non sainte et non parfaite, pourquoi s'obstiner à la présenter autrement ? *» (p. 12)
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Voilà qui est passablement puéril. On citerait difficilement des saints qui déclarent « je suis parfait » ou « je suis saint ». S'agissant, d'autre part, de l'enfance d'un saint, on ne peut la considérer comme particulièrement peccamineuse que si elle l'est véritablement. S'il s'agit d'un enfant gentil et pieux, il n'est pas aisé de discerner ce qui peut le faire tenir pour un saint véritable ou simplement pour un être au tempérament heureux et orienté à la sainteté.
Mais J. F. Six tient son sujet.
On notera la confusion dans laquelle il se plonge lui-même dès le début. Car, en premier lieu, il aperçoit en Thérèse une personnalité qu'il juge (à juste titre) digne de frapper incroyants et athées. N'est-ce pas suffisant ? Non, ce n'est pas suffisant. Si elle avait toujours été sainte, elle n'aurait pas de quoi plaire. On se demande vraiment pourquoi. Les incroyants et les athées ne peuvent-ils être sensibles à la sainteté d'une carmélite morte à vingt quatre ans que si on peut leur montrer qu'elle était une enfant abominable quand elle avait cinq ou dix ans ? C'est vraiment de l'apologétique pour patronages. Or il semble bien que J.-F. Six s'adresse aux « adultes », aux « intellectuels ». Il vire donc, en second lieu, sur l'enfance de Thérèse où il subodore le mal, et c'est sur cette enfance qu'il va se pencher. Mais ici la confusion s'aggrave. La logique de son raisonnement consisterait à nous révéler la vie pécheresse de Thérèse enfant. Il va s'y essayer vaguement. Cependant, c'est contre sa famille, et d'abord contre sa mère, qu'il va dresser son acte d'accusation. Ce qui fait que l'on ne s'y reconnaît pas très bien. D'une part, il veut montrer que Thérèse enfant n'est pas plus une sainte que le reste de sa famille. D'autre part, il l'oppose constamment à cette affreuse famille, en révélant sa sainteté naissante. Au total, le livre est incohérent.
Un seul point fixe dans cette incohérence : *la mise en accusation hargneuse, on peut dire haineuse, de Zélie Martin, la mère de Thérèse.*
\*\*\*
C'est par la voie de la psychanalyse que J. F. Six mène son enquête.
Pauvre psychanalyse ! Je n'ai rien contre elle et n'y suis pas particulièrement savant, quoique je l'ai un peu étudié autrefois. Si je devais la juger à travers ceux qui en usent dans les livres, je ne serais pas porté à lui faire grand crédit. Et ce n'est certes pas l'ouvrage de J. F. Six qui m'y fera voir une science supérieure à la simple psychologie et à l'intelligence intuitive des êtres et des faits, pour ne rien dire du simple bon sens. Est-il possible de s'embourber à ce point !
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D'emblée, nous sommes avertis par le vocabulaire. « *A la vérité, nous nous trouvons ici devant une* « *occultation *» *faite d'idéalisme et d'angoisse... *» (p. 12)
Et voici Freud, le révélateur de l'enfant.
« *L'enfance, on ne peut pas y toucher. Si on le fait, on est aussitôt considéré comme criminel. Freud l'a appris à ses dépens lorsqu'en 1905, ayant étudié l'enfance, il s'en est pris à l'* « *innocence *» *des enfants et qu'il a aussitôt reçu mille protestations indignées* (*...*) *Avant Freud, on pensait ou bien, comme Rousseau et Hugo, que l'homme était vertueux ou ange de naissance et corrompu par la société ; ou bien, comme beaucoup de chrétiens -- plus platoniciens que chrétiens --, que la nature était mauvaise mais que, par le spirituel et le surnaturel, l'homme échappait à ce fond pernicieux* (*...*) » (p. 13)
Pas question, bien sûr, de péché originel.
« *On a donc vécu souvent sur le dogme de l'enfance comme innocence infuse. *» (p. 13)
Je m'attendais à voir paraître la comtesse de Ségur. Elle est exacte au rendez-vous.
Une note, page 13, nous apprend que « *Zélie Martin fait lire à ses filles* les Petites Filles modèles ! *Et on connaît les inclinations sadiques de la comtesse de Ségur *»*.*
Brave comtesse, née Rostopchine ! On la retrouve page 187, à propos des lectures de Thérèse enfant. « *Un certain nombre de ces livres ont pu être gardés ; à côté de* la Tirelire aux histoires *de Louise S. W. Belloc, du* Journal de la Jeunesse *et de* la Mosaïque (*qui avait succédé au* Magasin pittoresque) *il y a des lectures qui sont bien moins innocentes que M. Martin ne pense : par exemple les héros de la comtesse de Ségur, héros dont on connaît le sado-masochisme, ou la* Fabiola *du cardinal Wiseman, Fabiola qui prend plaisir à frapper et blesser ses femmes et de ses esclaves. *»
J. F. Six ne nous dit pas si la littérature sado-masochiste de la comtesse de Ségur et du cardinal Wiseman ont infecté l'âme enfantine de Thérèse ou si, à l'instar de millions d'autres petits Français, qui n'en sont pas devenus saints pour autant, elle en est sortie indemne. Mais on fait de la psychanalyse ou on n'en fait pas.
Aussi bien, J. F. Six n'insiste pas sur Thérèse. C'est à la famille qu'il s'en prend.
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« *Il paraîtra indignant aux yeux de certains de parler, sans rien laisser dans l'ombre, de la famille Martin, des parents d'une sainte, de montrer l'angoisse maladive et l'âpreté au gain de la mère* (*au point qu'après la mort d'un de ses enfants, son propre frère lui reprochera de trop s'occuper de ses affaires et pas assez de ses enfants*)*, de montrer le côté rêveur et paresseux du père. Il paraîtra scandaleux d'insister sur les pulsions de mort qui se font jour constamment chez Zélie Martin ; et de décrire son masochisme, sa recherche d'une sorte de connaissance intime de la souffrance et de la mort, son besoin de se mettre en une quête éperdue d'une sorte de pureté originelle de toutes choses. On comprend qu'il a été possible pour les biographes de tenir en main les lettres terribles de Zélie Martin sans les lire vraiment : une telle pulsion de mort a fait peur ; on a tout minimisé, tout désamorcé.*
« *Il paraîtra scandaleux de montrer la fausse spiritualité de Mme Martin, de montrer ce qu'avait de morbide sa manière de voir avec une certaine satisfaction ses enfants mourir jeunes et sans tache et rejoindre directement le paradis. On peut être* « *faiseuse d'anges *» *de plusieurs manières... *» (p. 15) ([^8])
La mère de sainte Thérèse « faiseuse d'anges ». Il fallait y penser.
Précisons tout de suite, puisque c'est le seul fait avancé dans ces lignes, qu'on chercherait en vain dans les lettres « terribles » de Zélie Martin quoi que ce soit qui puisse se retourner contre elle.
A la page 115, J. F. Six reproduit une lettre « *qu'il faut citer en entier car Zélie Martin* y *fait profondément le point de sa vie et s'y révèle, telle qu'elle est *»*.*
Cette lettre, à sa belle-sœur, est du 17 décembre 1876, Zélie Martin mourra huit jours plus tard, le 27 août 1877. Les médecins ne lui ont pas caché son état. Elle sait donc sa mort prochaine et confie à sa belle-sœur ses dernières réflexions et ses derniers désirs au sujet de ses enfants. C'est un *Nunc dimittis* d'une lucidité et d'une sérénité admirables. Alors, quand J. F. Six nous dit que, dans cette lettre, Zélie Martin se révèle « telle qu'elle est », que veut-il dire ? Et quand il nous la montre ensuite gravissant le calvaire des derniers mois de son existence avec un courage sans défaillance et l'unique souci de son mari et de ses enfants, on se demande ce qu'il peut penser. Car de savoir si Zélie Martin est une sainte à canoniser est une question, mais de savoir si elle fut une épouse et une mère exemplaire en est une autre. Or elle fut telle, de toute évidence, et elle fut telle dans un christianisme aussi manifeste par sa foi que par ses vertus. Quelle psychanalyse pourrait nous convaincre du contraire ?
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Quoi qu'il en soit, le ton du livre entier sera celui du passage que nous venons de citer. Mais l'enfance de Thérèse, quelle est-elle ? Pure ou impure ? Je l'ai dit, ce n'est pas très clair. La fin de l'Introduction nous apprend que « *la vie de Thérèse est un cri de révolte contre ce prétendu Dieu propriétaire et captateur qu'on lui a présenté, ce Dieu très aristocrate qui ne s'intéresserait qu'à ceux qui sont saints dès l'enfance ou à ceux qui possédaient un psychisme équilibré les rendant capables d'atteindre à une haute perfection morale *» (p. 18). Encore une fois, tout cela est incohérent. La vie de Thérèse est un « cri de révolte » -- dès sa naissance ou dans son âge mûr ? Qui lui a présenté, où lui a-t-on présenté un Dieu « propriétaire », « captateur » et « aristocrate » ? Un Dieu qui ne s'intéresserait « qu'à ceux qui sont saints dès l'enfance » -- de quoi s'agit-il ? Et si Dieu s'intéresse *aussi* à ceux qui *ne* possèdent *pas* un psychisme équilibré (la belle découverte !) et que J. F. Six estime que parmi ceux-là figure toute la famille Martin, pourquoi s'acharne-t-il contre elle ?
Lisons les dernières lignes de l'Introduction :
« *Mais ce Dieu potentat est-il mort aujourd'hui ?*
« *J'ai bien peur que non. Car on continue aujourd'hui à présenter le Dieu de Jésus-Christ comme un maître soupçonneux toujours prêt à condamner : ne lit-on pas encore fréquemment que si notre monde est si bas et si proche de la catastrophe, c'est qu'il est puni pour s'être détourné de Dieu ? Sinistre maculation du Visage jeune et joyeux du Dieu de Jésus-Christ ! Thérèse de Lisieux serait-elle morte d'amour en vain ? Et des scribes crevant de peur -- au contraire de cette fille au courage intraitable -- ces scribes continueront-ils à la faire mourir en détournant le peuple chrétien de l'eau vive et du feu dévorant qu'est la vie de Thérèse ? *» (p. 18)
J.-F. Six est-il inconscient ? M'abstenant d'un commentaire trop facile, je lui rappellerai simplement que sainte Thérèse s'appelait « de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face ». L'enfant Jésus, c'était sans doute le « Visage jeune et joyeux du Dieu de Jésus-Christ ». La Sainte Face, c'était le visage du couronné d'épines et du crucifié.
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L'Introduction compte douze pages (7 à 18). Si je devais suivre le livre entier dans le même détail, il me faudrait un volume. Ce serait peine perdue. L'Introduction suffit à donner le climat du livre.
Quelques titres de chapitres et quelques inter-titres à l'intérieur des chapitres parlent d'eux-mêmes :
*1. Le foyer Martin : un univers de mort*
(*A l'abri des orages du monde --* « *Mon enfance, ma jeunesse tristes comme un linceul *» *-- Des enfants qui meurent,* etc.)
*2. L'environnement : une atmosphère morne*
(*Cette guerre est un châtiment -- Alençon, les sorciers, les prêtres et les gendarmes* etc.)
*4. Thérèse : une réaction de vie* (*1873-1876*)
*5. Madame Martin est condamnée* (*1876-1877*)
(*Contre le monde et contre le mariage -- Une atmosphère de mort -- Thérèse a de l'oppression*)
*6. La mort de Madame Martin* (*1877*)
(*Une obsession : Léonie -- Assurer l'avenir de ses filles -- Le ciel et l'heure de Dieu*)
7\. *Lisieux, petite ville de province*
(*Lisieux, une ville qui meurt -- Les conservateurs et les nihilistes* etc.)
8\. *Une enfant et son combat désespéré pour vivre* (*1877-1883*)
(*Un homme tranquille dans une maison tranquille -- Mourir avec Lui -- La mort d'une mère -- Une enfant solitaire -- La mort de sa seconde mère -- La Vierge maternelle.*)
etc. etc.
Des titres, dira-t-on peut-être, ne prouvent rien. A eux seuls, ils ne prouveraient rien, du moins de manière certaine. Ceux que je signale sont tout de même révélateurs de l'atmosphère élue par J.-F. Six.
Mais voyons quelques détails précis. Je dois me limiter. Les citations se suffisent à elles-mêmes et je serai bref dans les commentaires.
La bête noire de J.-F. Six, c'est Zélie Guérin. On en jugera par les phrases suivantes :
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« *il y a chez Mme Martin une pulsion de mort que nous retrouverons constamment -- jusqu'à l'écœurement. Nous sommes en présence d'une personnalité névrotique dont le désir de mort est immense. *» (p. 29)
« *Comment Zélie s'enfonce-t-elle dans la mort ? Tout particulièrement en s'écrasant de travail... *» (p. 32)
« *Un traumatisme, dans l'enfance, a dû être, en elle, extrêmement fort pour lui faire désirer sans cesse la reconstitution d'une unité familiale qui conjurerait un peu la mort. *» (p. 33) (Aucune unité familiale n'est brisée ni menacée chez les Martin.)
« *Mais c'est surtout l'argent qu'elle gagne -- et qu'elle gagne, elle le dit,* « *au prix de sa vie *» *-- qui est pour elle une compensation de cette mort qui la guette. C'est, en même temps, une volonté de racheter, par lui, le manque d'amour envers ses enfants ; elle travaille d'autant plus pour donner de l'argent à ses enfants -- de l'argent et ce qu'il procure -- tout cela qui remplacera ce qu'elle ne peut leur donner, elle le sait bien : une affection simple, débordante de vie. *» (p. 34) (Diffamation gratuite.)
« *Mettre un enfant en nourrice, c'est donc lui faire courir toutes sortes de dangers. Mme Martin n'hésite pourtant pas et préfère poursuivre son travail plutôt que de s'occuper de ses enfants. Elle est heureuse quand ils sont élevés par d'autres. *» (p. 35). (Diffamation gratuite. Mme Martin n'a pas la possibilité de nourrir ses enfants, à cause d'une santé délicate ou simplement faute d'avoir du lait.)
Mme Martin travaille durement pour « gagner une dot » à ses filles. « *Si Zélie Guérin tient à se justifier auprès de son frère, c'est qu'elle sent bien qu'elle a à le faire : on trouverait plus normal qu'elle s'occupât de ses enfants plutôt que de se tuer à la tâche. Mais à ce* « *travail si doux *» *qu'est l'éducation des enfants, elle préfère, dans sa morbidité, son travail infernal. Et toujours cette volonté d'assurer une dot à ses enfants, -- toujours vus comme des filles puisque la dot est réservée aux filles ! elle élimine donc les garçons, toujours cette obsession de compenser par l'argent un amour fort pauvre *» (p. 37).
L'argent, la mort, thèmes constants de la critique de J.-F. Six qui y ajoute celui-ci : « *Et nous trouvons aussitôt une constante citez Zélie : une obsession de la sainteté, sainteté qui est assimilée à la morale *» (p. 65). (*L'* « obsession » de la sainteté a été assez bien récompensée avec cinq filles religieuses dont une canonisée.
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Quant à dire que Zélie Martin *assimile* la sainteté à la morale, ou qu'elle est « janséniste » -- l'épithète revient par-ci par-là -- tout ce qu'on peut apercevoir, dans le livre lui-même, tend à prouver le contraire. Sa morale, comme chez Thérèse, est d'abord celle du devoir professionnel. Et sa piété n'est pas celle d'une bigote, ni même d'une dévote. Elle voudrait parfois dormir plutôt que d'aller très tôt à la messe avec son mari -- très pieux, lui -- et elle a peu de goût pour les pèlerinages dont son mari est grand amateur).
Sa fille Léonie, enfant difficile pour laquelle elle se fait beaucoup de *souci,* « *sent bien qu'elle n'est pas aimée comme les autres et qu'elle est, aux yeux de sa mère, une sorte d'obscure punition du ciel *» (p. 82).
L'âpreté au gain de Zélie Martin (telle qu'il la voit) n'est pas seulement une « *volonté opiniâtre de sécurisation *», c'est aussi une volonté « *de réussite bourgeoise *». Elle a (paraît-il) « *toujours regretté de n'être pas née riche, de devoir tant travailler pour donner à ses filles un meilleur rang. Fille d'officier pauvre, elle a réussi à atteindre une position bien meilleure dans la société. Mais pour elle, n'être pas au premier rang, c'est être au dernier rang. Elle voulait les premières Places *» (p. 134). (On s'étonne un peu de tant d'orgueil et on attend curieusement le document-massue qui vous en convaincra. Mais J. F. Six ne trouve à citer qu'une lettre où Zélie Guérin, parlant d'une représentation où les cartes d'invitation comportent des places différentes, écrit : « Il est certain que les grandes dames ne viendraient pas, si on ne leur réservait pas les premières places et, d'un autre côté, cela fait dépit aux mères qui prêtent leurs enfants d'être reléguées au dernier rang. Mais on aura beau faire, c'est dans le ciel seulement que les pauvres pourront être *aux premières,* sur la terre il n'y faut pas penser. » Il n'y a qu'un psychanalyste pour trouver dans cette réflexion l'ombre d'une vanité froissée. C'est l'Évangile auquel cette petite histoire de préséances fait penser Zélie Martin. Elle y est d'autant plus indifférente que ses filles ne jouaient pas dans la représentation et qu'il s'agissait simplement d'y mener l'aînée, Marie, pour la distraire.)
Arrêtons-là le portrait de Mme Guérin pour voir celui de son mari.
Louis Guérin sollicite moins l'attention de J.-F. Six qui le trouve plutôt falot. « *Son autorité est faite avant tout de rigidité dans les petites choses *» (p. 40).
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Sa fille Céline l'admire et le trouve grand. « *En fait, il n'était pas si grand de taille : 1 m 76 et pas si grand de caractère *», (p. 41).
Il est horloger-bijoutier mais « *abandonne peu à peu son métier où il réussit moyennement, passant trop de temps dans la moindre réparation d'horlogerie et étant médiocre commerçant en bijouterie *» (p. 41).
Finalement, c'est sa femme qui, dirigeant un atelier de broderie (où l'on fait le fameux « point d'Alençon »), entretient le ménage tandis qu'il rêve, pêche à la ligne, lit, médite, prie. Après la mort de Zélie, « *Louis Martin est un homme tranquille qui vit de ses souvenirs heureux et aussi de ses rentes, des rentes confortables que lui ont assurées les travaux de sa femme et des dentellières d'Alençon *» (p. 177).
Il aime les déplacements. En 1885, il est en route pour Jérusalem. « *Ses lettres le montrent manifestement épanoui par son voyage, choisissant d'excellents hôtels et se réjouissant des bonnes tables qu'il trouve sur sa route. *» (p. 204)
En somme, un petit bourgeois épicurien et paresseux qui se donne bonne conscience par l'assiduité à la messe, aux pèlerinages, aux bonnes lectures et un respect scrupuleux des lois de l'Église (jeûne et abstinence, fermeture de son magasin le dimanche, etc.).
Si les contradictions n'abondaient dans le livre de J. F. Six, on pourrait penser que cet homme tranquille et bon vivant fait contrepoids au caractère morbide de sa femme. Il appert que non.
« *Le foyer Martin apparaît donc comme un foyer où il ne fait guère bon vivre. Le père est plus un ermite qu'un homme qui assume ses responsabilités d'époux et de père. La mère manifeste une affection fiévreuse, turbulente envers ses enfants, mais cette ardeur dans l'affection, comme dans le travail, est d'abord l'envers d'un désir de mort qu'elle s'applique à elle-même* (*...*) *L'éloignement du monde tel que le vit Louis Martin et la fascination de la mort telle que la vit sa femme composent un foyer assurément peu apte à élever et à éduquer des enfants heureux de vivre, passionnés pour cette terre ou intéressés à la marche de l'histoire. *» (p. 43-44)
Des enfants qu'on n'intéresse pas « à la marche de l'histoire », c'est grave évidemment !
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Et les enfants ? Comment se meuvent-ils dans cet « *univers de mort *» ?
Après la mort en bas âge d'une fille et de trois garçons, il reste cinq filles aux parents Martin : Marie, Pauline, Léonie, Céline et Thérèse. Afin de ne pas allonger démesurément cet article, nous nous bornerons à Thérèse. On va voir que sa psychanalyse est peu claire, J. F. Six, nous l'avons déjà dit, semblant vouloir prouver, à la fois, qu'elle est sainte dès son enfance, et qu'elle ne l'est pas (ce dernier aspect constituant sa thèse). Il s'en tire par ce qui constitue son fil directeur, sur quoi je m'expliquerai plus loin, que Thérèse est une *réaction de vie* contre l'univers *de mort* qui l'entoure.
Le titre même du chapitre où Thérèse apparaît donne le ton : « *Thérèse : une réaction de vie, 1873-1876 *» (p. 86).
Thérèse naît le 2 janvier 1873. Très vite, sa fragilité oblige à la mettre en nourrice chez une robuste paysanne du voisinage, Rose Taillé qu'on appelle la « petite Rose ». De temps en temps Rose vient rendre visite à la famille Martin, avec le poupon, qu'on tend à sa mère. « *Mais Thérèse refuse les bras maternels *» (p. 92). Quel signe !
Au bout d'un an, Thérèse rétablie rentre à Alençon chez ses parents qui la fêtent. Mais nous avons droit à l'explication (psychanalytique) des premiers mois :
« *On comprend qu'elle ne veut pas des bras de sa mère mais des seuls bras de Rose, en qui elle trouve sécurité et santé. Cette première expérience de Thérèse est capitale : l'année passée auprès de Rose l'a fortifiée à jamais ; Rose, pour elle, c'est la vie. Et nous retrouverons sans cesse dans son itinéraire des signifiants qui tournent autour des fleurs et particulièrement de la rose, avec, au terme, le désir, chez Thérèse, de faire tomber sur terre, sur cette terre que l'on présente dans la famille comme une vallée de larmes et de mort, de faire tomber justement* « *une pluie de roses *» (p. 95).
On nous permettra de ne pas ponctuer de (sic) et de (!!) toutes les phrases de ce genre.
Nous assistons à de sombres histoires de roses coupées et de poupées mises en morceaux, qui nous sont savamment interprétées :
« *A travers ces récits d'enfance, on peut voir que Thérèse, petite dernière, manifeste dans ce milieu morbide qu'est la famille Martin, une volonté de survie assez extraordinaire* (*...*) *On aura remarqué l'anecdote significative : elle aime qu'on lui donne des roses mais elle refuse que celles-ci viennent de sa mère et elle fait une scène si on veut en couper une* (*...*)
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« *En même temps elle éprouve une réelle culpabilité qui se montre bien dans sa promptitude à s'accuser de peccadilles* (*...*)
*Culpabilité qui vient de l'ambivalence où elle se trouve : elle veut vivre et pour cela doit écarter d'elle les instruments de mort -- sa mère entre autres. Elle est partagée entre le désir de garder sa mère et le désir, pour vivre, de la perdre. Elle est cette* « *poupée *» *qu'elle veut voir vivre et marcher et qu'elle veut aussi voir morte et enterrée. *» (pp. 102-103)
Un autre titre de chapitre dit le dessein constant de J. F. *Six :* « *Une enfant et son combat désespéré pour vivre, 1877-1883. *» (p. 173)
Ici apparaît *le père*, objet de prédilection du freudisme. Nous allons donc assister à un ballet psychanalytique de haut vol.
Madame Martin est morte le 28 août 1877. La famille est installée à Lisieux, aux Buissonnets. A la fin de l'année scolaire, les enfants ont droit à une « distribution de prix » à domicile. Grande fête, où Thérèse reçoit sa couronne. « *La voici donc -- et c'est pour elle une joie intense -- valorisée de manière particulière par son père, devant tout le monde. Thérèse a le besoin et le goût de cette récompense décernée par le père, récompense qui signifie qu'elle est reconnue par lui, devant tous. *» (p. 179)
Si nous n'avons pas compris, voici des précisions :
« *Ainsi nous apercevons bien que si Thérèse a un si grand besoin d'être récompensée et reconnue par son père, c'est qu'elle ne s'estime pas elle-même, c'est qu'elle ne se croit pas* « *gentille *». *N'y a-t-il pas, dans cette mésestime de soi, le signe de sa culpabilisation ? Thérèse ne s'est-elle pas reproché d'avoir désiré éliminer sa mère -- et sa mère est effectivement morte -- afin d'avoir son père à elle toute seule ? *» (p. 180)
Plus loin : la mère et le père.
« *Thérèse a, d'une certaine façon, toujours refusé sa mère ; aussi bien lorsque sa nourrice la ramenait périodiquement à la maison que, plus tard, lorsqu'elle ne supportait pas d'être, embrassée par Mme Martin. Quand on aperçoit, à travers les lettres mêmes de Zélie, la constante pulsion de mort qui l'habitait, on comprend pue pour vivre Thérèse ne pouvait que refuser le sein de mort qui lui était présenté. Et c'est le sein de cette femme robuste et saine, Rose Taillé, qui a représenté pour elle la vie.*
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*L'horreur inconsciente que lui procure sa propre mère et le désir qu'elle a de lui échapper sont pour Thérèse quelque chose d'extrêmement culpabilisant ; pour diminuer cette culpabilité, Thérèse va d'autant plus entourer les siens -- et sa mère elle-même -- de marques extrêmes d'affection.*
« *La mort de Mme Martin vient mettre, dans le réel, le comble au désir secret de Thérèse : se débarrasser du sein de mort, celui de sa mère, et retrouver le sein de vie, celui de Rose Taillé. Comme elle ne peut rejoindre Rose Taillé -- comme le fait sa grand-mère qui finira ses jours auprès de la nourrice ! -- elle réalisera son désir d'un sein de vie par son choix* « *libre *» *d'une autre mère *» (qui sera sa sœur Pauline) (pp. 182-183).
« *Mais ce choix* « *libre *» *n'a pas effacé la culpabilité déjà existante du vivant de Mme Martin et accrue par sa mort* (*...*) *C'est alors qu'elle projette sur son père le désir d'avoir une mère et qu'elle estime que c'est arrivé* (*...*) *De là le phantasme de la mort du père-roi dont elle est la Reine. *» (p. 184)
Quand Pauline se décide à entrer au Carmel, Thérèse se dit (selon J. F. Six) qu'elle va perdre sa seconde mère, mais que si elle-même la suit au couvent « *Pauline deviendra sa mère de nouveau : une troisième sorte de mère. Toujours le besoin de retrouver, par choix libre, une nouvelle mère à mesure que ses mères meurent *» (p. 190).
Toutes ces mères indéfiniment cassables finissent par lasser Thérèse. C'est alors que la statue de la sainte Vierge qui est dans le Pavillon des Buissonnets lui sourit. Elle a raconté elle-même l'épisode dans son autobiographie : « *Ainsi Thérèse se sent protégée par cette* « Statue miraculeuse *de la Sainte Vierge qui avait parlé deux fois à Maman *». *Si la Vierge avait parlé à sa mère, ici, la Vierge lui sourit. Et ce sourire est un* « *Rayon lumineux *» *qui fait* « *renaître à la vie *» *la* « *petite fleur *», *cette enfant que la vie et la mort de sa mère ont empêché de croître et de s'épanouir et qui retrouve enfin la vie. *» (pp. 195-196)
Plus tard on découvre que « *la famille Guérin joue, sans bien le savoir, un rôle précis envers Thérèse, le rôle de figure paternelle, virile et exigeante *» (p. 202).
Voici encore une nouvelle « *troisième mère *» (p. 203) ; non pas Pauline, qui n'était qu'une troisième mère éventuelle et future au cas où Thérèse entrerait au Carmel, mais Marie, la sœur aînée, qui remplace auprès d'elle Pauline entrée au Carmel.
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Marie, à son tour, entre au Carmel. « *C'est pour Thérèse, une nouvelle fois,* « *perdre *» *sa mère *» etc. (p. 212).
Rappel de Freud : « *Freud, en ces mêmes années 1886 et suivantes va découvrir que l'enfance n'est pas synonyme d'innocence et de bonheur et que vouloir en demeurer au stade de l'enfance est un malheur pour un homme. Or nous voyons Thérèse Martin considérer son enfance non comme une période d'innocence et de bonheur, non comme un paradis rose, mais comme un temps de nuit, un temps d'immense épreuve. *» (p. 226)
On voit bien ici la confusion dans laquelle J. F. Six s'entretient lui-même. Dans son Introduction, il ne parlait que de l'innocence des enfants ; ici, il parle de l'innocence et du bonheur -- pour glisser à la constatation que l'enfance de Thérèse fut « un temps de nuit et d'épreuve », ce qui n'a rien à voir avec la non-innocence.
Il est vrai qu'un peu plus loin il nous dit que Thérèse « *a vu que son enfance avait été égocentrique et captatrice *» (p. 227), mais de cela nous reparlerons.
Terminons ces citations avec l'affaire Pranzini.
« *Il y a manifestement chez Thérèse un transfert qui s'est opéré sur Pranzini : toute cette histoire, avec le signe de miséricorde demandé à Dieu pour le criminel n'est rien d'autre qu'une projection de sa propre culpabilité. *» (p. 245)
« *Le moins expérimenté des psychologues -- et tout homme de bon sens -- relèveront enfin combien la sexualité est intensément présente dans les récits qui se suivent de l'image du Christ crucifié et de l'histoire de Pranzini. On sait à quel point l'évocation du sang est liée à la sexualité et on a vu les scènes qui ont suivi l'exécution de Pranzini -- scènes que Thérèse a d'ailleurs lues. *» (p. 250)
Tout cela pour conclure : « *Thérèse Martin n'est plus une enfant. Elle est devenue femme, épouse et mère. *» (p. 251) Enfin c'est le Carmel : « *Prisonnière, dans son enfance, des angoisses et des pulsions de mort de son entourage, elle se fait librement prisonnière au Carmel pour défier la mort en ses lieux mêmes, forcer le destin, montrer que l'amour dont Dieu vous crime vous permet de tout souffrir et vous fait devenir, pour vous-même et pour autrui, un fleuve d'eau vive. *» (p. 274) (En note, à la même page 274 : « *Thérèse n'a rien d'une masochiste... *» Ah ! bon. On ne sait jamais quoi penser sur Thérèse avec J.-F. Six.)
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Quittons un instant le *milieu familial* pour faire connaissance avec le *milieu social où,* à Lisieux, baigne Thérèse. C'est la seule partie réjouissante du livre.
Nous sommes à la fin du XIX^e^ siècle -- du « stupide XIX^e^ siècle », comme l'appelait Léon Daudet. Lisieux, « petite ville de province », est « une ville qui meurt ». La bourgeoisie est reine, avec ses deux courants, le courant monarchiste et catholique en déclin, le courant républicain et anticlérical, en pleine ascension.
M. Martin et surtout son beau-frère, M. Guérin, sont de bons catholiques militants. On voit naître « *un véritable culte patriotique pour Jeanne d'Arc *» qui sera bientôt « *l'otage de l'extrême-droite et le cri de guerre des anti-dreyfusards *» (p. 155). Les Assomptionnistes se distinguent. Ce sont les grands organisateurs des pèlerinages, « *et nous verrons tout ce qu'un pèlerinage pouvait avoir de navrant et de déshumanisant *» (p. 59). « *La France juive *» de Drumont paraît en 1886. Gros succès. « *Le Juif, c'est l'ennemi, tel est le cri chrétien depuis le Golgotha, jusqu'à nos jours *» *dit* la Croix *en août 1882. En septembre 1890,* la Croix *se proclamera* « *le journal le plus antijuif de France *» (p. 163). (On voit que *la Croix* est toujours dans le vent, d'où que souffle le vent.)
L'oncle Guérin est particulièrement batailleur : « *le voilà devenu un chrétien super-actif, confondant souvent politique et religion, quasi maurrassien avant la lettre *» (p. 163). (Eh Eh !)
On fait des processions. On fait les poésies. Rose Harel est la grande poétesse de Lisieux.
*Tu voudrais, ô mon âme,*
*T'envoler au ciel bleu*
*Sur deux ailes de flamme*
*T'élancer vers ton Dieu,*
*Quitter enfin la terre,* etc. (pp. 169-170)
« *C'est là, dans ce climat étriqué d'une petite ville provinciale qu'elle* \[Thérèse\] *grandit ; même si elle y est peu mêlée, ce lieu sans grandeur n'a pas pu ne pas l'atteindre. Ne serait-ce que dans le domaine de la poésie... *» (p. 172)
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On a maintenant l'essentiel du livre, et je dois dire que j'ai fort envie de poser la plume. Car il me semble que de le commenter ne peut consister qu'à enfoncer des portes ouvertes.
Cependant, pour ceux qui auraient le courage d'entreprendre une besogne qui est peut-être nécessaire, je voudrais indiquer quelques « pistes » (comme on dit maintenant) de réflexion.
Pour commencer, ce que j'aimerais savoir, c'est si tous les psychanalystes seraient d'accord avec les interprétations de J. F. Six. Dans l'affirmative, il n'y a plus qu'à rayer définitivement la psychanalyse du catalogue des sciences, même peu exactes.
Prenons, par exemple, l'histoire de Thérèse qui refuse les bras maternels quand sa nourrice la présente à sa mère. Pour le commun des mortels, auquel j'appartiens, c'est le réflexe enfantin le plus naturel qu'on puisse imaginer, et que chacun d'entre nous a pu observer cent fois. Le « sein de vie » et le « sein de mort » n'ont rien à voir là-dedans. Tout jeune enfant choisit d'instinct les bras et les jupes qui constituent son univers de protection. C'est habituellement, par la force des choses, sa mère. Ce peut être une nourrice (même « sèche »), une grand-mère, une sœur aînée, une « bonne ». Ce peut être aussi, dans telle ou telle circonstance, s'il est nerveux, ou passagèrement énervé, la personne la plus calme, celle qui sait le mieux « le prendre » etc. Quel besoin de la psychanalyse pour comprendre cela ? Et en tirer des conséquences pour la vie entière est rapide.
Plus généralement, les idées de « mère » et de « père » qui obsèdent J. F. Six lui font bâtir un monde imaginaire qui n'ajoute rien à ce que tout un chacun saisit intuitivement. Il est bien évident que la mère et le père comptent pour l'enfant. Ils comptent par l'hérédité. Ils comptent par le genre de vie. Ils comptent de toute façon, que l'enfant soit légitime ou naturel, qu'il soit enfant trouvé, qu'il soit élevé dans sa famille ou à l'extérieur, que ses parents vivent vieux ou qu'il soit orphelin de bonne heure, etc. Sa situation l'influence nécessairement, quelle qu'elle soit. Tout le monde le sait, tout le monde le voit. La psychanalyse aide-t-elle à mieux le voir et le savoir ? Par ce qu'on lit sous la plume d'un Six, on peut en douter.
Il se meut dans l'irréalisme, dans l'angélisme. Tenter de recomposer une vie qui serait sans père, ni mère, ou qui serait celle dans laquelle le père et la mère seraient tels qu'on se les forge, est absurde. Les faits sont les faits. On ne peut que les enregistrer, pour les comprendre.
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La psychanalyse aide-t-elle à les comprendre ? C'est possible. Mais il faut bien constater qu'à ce que nous offrent les psychanalystes, on est plutôt tenté de penser qu'elle porte à ne les comprendre pas. C'est en tous cas la conclusion à laquelle nous incite J.-F. Six. Car l'univers qu'il compose autour de Thérèse de Lisieux n'est que celui de ses phantasmes.
S'il y a une famille en tant que telle peu mystérieuse, dans un environnement peu mystérieux, c'est bien la famille Martin dans la petite bourgeoisie d'Alençon et de Lisieux.
Un père très chrétien et une mère très chrétienne, qui ont, l'un et l'autre, pensé à la vie religieuse, qui se marient en décidant d'abord de vivre comme frère et sœur, puis qui ont de nombreux enfants, indiquent la voie dans laquelle on est le plus certain de mieux les comprendre.
La mère est douloureuse. Son enfance semble avoir été assez dure. Elle a neuf enfants. Après les trois premiers, les quatre suivants meurent en bas âge. C'est une dure épreuve, et on conçoit qu'elle en reste marquée. La vie ne lui apparaîtra jamais comme une partie de plaisir. Mais se laisse-t-elle écraser par elle ? Nullement. Elle réagit avec un courage admirable, et notamment en travaillant avec acharnement. Jette-t-elle sur ses enfants un voile de mort ? On n'en a l'impression à aucun moment. On a même l'impression contraire. Elle garde pour elle, et éventuellement pour ses correspondants, sa tristesse. Mais elle assure à ses enfants une vie heureuse, qui semble même tissée de petites gâteries. (Elle ne les gâte pas, mais ne leur ménage ni jouets, ni divertissements de leur âge.) J.-F. Six souligne son « âpreté au gain ». Qu'est-ce à dire ? Elle a un bon métier qui lui permet de bien gagner sa vie. Elle y consacre le principal de son temps, pensant effectivement à la « dot » de ses cinq filles. Peut-on le lui reprocher ? Et peut-on lui reprocher de trouver dans le travail une « compensation » au chagrin qu'elle garde de la mort de quatre enfants ?
C'est au père, pense J.-F. Six, qu'il appartenait de faire vivre sa famille. C'eût été, effectivement, normal. Constatons qu'on n'aperçoit pas l'ombre d'une mésentente à ce sujet entre les époux. La répartition des tâches s'est faite différemment de l'usage. Elle ne gêne apparemment ni l'un ni l'autre. Louis Martin est d'ailleurs un être beaucoup plus mystérieux que sa femme. On peut le considérer comme un rêveur et un flâneur. Mais nous sentons en lui une certaine densité, dont toute la famille bénéficie. C'est un contemplatif, et sa piété profonde n'est pas feinte.
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Il perdra plus tard la raison. Quelque mal, sans doute, l'a rongé dès longtemps. Je ne serais pas autrement étonné qu'il en ait eu, à un moment donné, conscience et qu'il en ait fait l'objet d'un sacrifice de tout lui-même pour les desseins de Dieu sur sa famille. Je n'en sais rien évidemment, mais psychanalyse pour psychanalyse, on risque moins à s'évader vers des hypothèses de cet ordre, pour un personnage de ce genre, que de vouloir cerner le fond de son être par la pêche à la ligne et les fastes gastronomiques de ses voyages. (Si J.-F. Six n'a jamais envoyé de cartes-postales, n'en a-t-il pas reçu ? et ne sait-il pas comment les parents écrivent à leurs enfants quand ils sont loin d'eux ?).
Quant aux enfants eux-mêmes, ils sont comme tous les enfants. Ces petites histoires de poupées, de fleurs, de nourrices, de bonnes, de bouderies, d'exigences, d'effusions, de « préférences », c'est le jeu familial universel, avec la coloration propre que peut lui donner le caractère d'une famille dont les cinq enfants sont des filles.
Thérèse apparaît là-dedans comme particulièrement douée. L'intelligence et la volonté sont, chez elle, exceptionnelles. Où sont les failles de son « innocence » ? Elle est « égocentrique et captatrice ». C'est-à-dire ? Elle choisit « tout ». Elle a un extrême appétit d' « être ». Chez le tout jeune enfant, c'est égocentrisme et captation. On voit vite chez elle le renversement vers le don de soi. Mais qu'y a-t-il dans cette tendance de contraire à l' « innocence » ? Car n'oublions pas que J.-F. Six développe une thèse : que l'enfance de Thérèse ne fut pas innocente. C'est une idée fixe, a priori, qu'il n'étaye sur rien -- sauf sur cette hypothèse gratuite qu'elle n'aime pas sa mère, qu'elle souhaite sa mort, et qu'elle respire quand celle-ci meurt.
C'est en ce point que nous sommes plongés dans la confusion totale de la psychanalyse. La « culpabilisation » n'est pas la faute, le scrupule pas davantage. La grande sensibilité, jointe à la vive intelligence, de Thérèse, la plonge manifestement dans des tempêtes intérieures où elle a de la peine à se retrouver elle-même et dont la nature interdit qu'on y trouve une clarté évidente. Une seule chose est certaine : dans ces épreuves, Thérèse chemine avec une droiture et une ténacité qui ne se démentent pas. Qu'est-ce qu'on veut de plus ?
Quand le psychanalyste veut nous révéler l'emmêlement de la vie et de la mort, de l'amour et de la haine, de la sexualité et de tout le reste, il ne nous apprend rien que nous ne sachions. Son erreur est de vouloir toujours expliquer l'âme par le corps, le supérieur par l'inférieur, l'humain par l'animal et finalement de réduire la psychologie à une physiologie parée de quelques vocables qui se réfèrent au domaine de la psychologie.
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C'est aussi, parmi l'infini des éléments qui composent une vie, en privilégier quelques-uns où l'on prétend trouver la lumière qui éclairerait tous les autres et, parce qu'ils sont réputés enfouis dans une conscience fruste, rendraient compte des profondeurs de l'être.
Quand il s'agit de l'enfance, la psychanalyse est un outil particulièrement difficile à manier parce que l'enfance est le moment de mille vies potentielles dont l'unité reste à faire. C'est un tourbillon d'hérédités multiples, de rencontres et de chocs avec l'extérieur, de tendances dans toutes les directions où la sélection va se faire dans le mystère de la physiologie, dans les conditionnements du milieu, dans l'éducation -- et dans la grâce. Se pencher sur ce chaos pour tâcher d'y déceler la future personne n'est pas interdit, mais ce qu'on trouvera ne sera normalement que la projection rétrospective de la personne elle-même, telle qu'elle fut effectivement, ou telle qu'on veut qu'elle ait été. Mais prétendre dire à trois jours, à trois mois ou à trois ans ce que sera plus tard l'enfant, est impossible. Et ce qu'on peut en pressentir relève de la physiologie, de la psychologie ou de l'intuition, pas de la psychanalyse.
J.-F. Six tient que « l'univers de mort » où a vécu la famille Martin a pesé sur les cinq filles, qui n'ont pas reçu l'éducation qui les en aurait tirées. C'est une manie très répandue, particulièrement chez les célibataires, de refaire les familles selon leur science profonde. Ici, Louis Martin aurait dû travailler, Zélie aurait dû s'occuper de ses filles, celles-ci auraient dû être élevées tout autrement etc. Si l'on juge l'arbre à ses fruits, il semble que les parents très chrétiens qu'ont été les époux Martin n'aient pas trop mal réussi avec leurs cinq filles, excellentes religieuses, dont l'une est considérée comme « la plus grande sainte des temps modernes ». Eh ! bien, non. Il y aurait eu mieux à faire. Quoi donc ? Ceux qui y regardent de près ne manqueront pas de remarquer que Léonie, qui semble avoir eu un tempérament particulièrement difficile, a finalement trouvé son équilibre. Dieu sait le souci lancinant qu'elle a été pour sa mère !
Le mariage ? Si elles s'étaient mariées, toutes ou certaines d'entre elles, c'est été fort bien. Elles sont toutes devenues religieuses. Est-ce un mal ? Est-ce une tare ? Est-ce antichrétien ?
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Si J. F. Six se posait en anti-clérical et en ennemi du christianisme, son livre resterait faux mais serait du moins cohérent dans sa fausseté. Or il professe une grande admiration pour la sainteté de Thérèse. Dans ces conditions on se demande ce qu'il veut prouver en accumulant ses interprétations absurdes.
A la vérité, ce qu'on sent fort bien c'est que J.-F. Six ne peut souffrir ni le milieu familial ni le milieu social de Thérèse parce que l'image du christianisme que lui présentent ces milieux l'exaspère. Des pèlerinages, le décalogue, des « pratiques » pieuses, des idées de droite, la confusion (à ses yeux) de la politique et de la religion (pas comme aujourd'hui, sans doute), une bonne conscience bourgeoise qui ne voit pas de mal à gagner beaucoup d'argent, tant par des placements en bourse, que par le profit d'un travail acharné (avec des ouvrières à bas salaires) etc. Cette société n'a, en effet, de quoi réjouir ni le cœur, ni l'esprit. Tout ce qu'on peut dire, c'est que sa bassesse n'atteint pas celle de la nôtre, ce qui peut nous incliner à l'indulgence. Mais surtout, elle nous rappelle que le christianisme peut fleurir partout, et la sainteté éclore sur n'importe quel terrain. Au XIX^e^ siècle comme au XX^e^ et comme dans tous les siècles, il y a des saints chez les petits et les grands bourgeois, comme il y en a chez les ouvriers, chez les paysans, chez les soldats, chez les laïcs et chez les prêtres, chez les gens mariés et chez les célibataires, dans le monde et dans les couvents.
Le b, a, ba de la morale sociale chrétienne, c'est certainement de faire, et bien faire, ce qu'on a à faire, dans son milieu, plutôt que de prêcher la révolution sous prétexte que le mal et l'injustice sont partout. Louis Martin place son argent, mais quand un membre de sa famille s'adresse à lui pour un prêt important, il lui fait ce prêt sans intérêt. De même il rembourse une dette ancienne qui semblait oubliée de part et d'autre. Les ouvrières de Zélie Martin touchent des salaires qui sont petits par rapport aux gains qu'elle fait. Ce sont, apparemment, les salaires de la région. Tel ou tel détail permet de penser qu'elle a le souci de ces ouvrières et que celles-ci se trouvent bien chez elle. Les petits bourgeois que sont les Martin ne sont ni des intellectuels, ni des réformateurs sociaux. Ils se contentent de vivre la morale chrétienne, à l'intérieur de la civilisation de leur temps. Ils la vivent probablement avec générosité et charité. Nous n'avons pas de renseignements sur leur vie charitable. Ils n'en faisaient pas nécessairement état.
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Au total, on voit toute la famille Martin vivre non seulement chrétiennement, mais très chrétiennement. Chacun selon son tempérament, ce qui est encore tout à fait normal ; le christianisme est pour tout le monde. Les documents convergent tous pour nous assurer de cette vie familiale exemplaire. Mais quel document plus probant que ces cinq filles ; et la perle d'entre elles : Thérèse ?
Là où éclate l'incohérence foncière de J. F. Six, c'est dans sa conclusion. Il écrit : « *C'est donc consciemment que Thérèse s'est enfermée au Carmel et par volonté extrême d'amour qu'elle l'a fait. Prisonnière, dans son enfance, des angoisses et des pulsions de mort de son entourage, elle se fait librement prisonnière au Carmel pour défier la mort en ses lieux mêmes, forcer le destin, montrer que l'amour dont Dieu vous aime vous permet de tout souffrir et vous fait devenir, pour vous-même et pour autrui, un fleuve d'eau vive *» (p. 274).
Cela sonne bien et on a tendance à applaudir, sans vouloir tenir compte du reste du livre. Mais même ici on voit se glisser ce qui explique ce reste. « Défier la mort en ses lieux mêmes » ? « Forcer le destin » ? Non pas « *répondre* à l'amour dont Dieu vous aime » mais « *montrer* que l'amour etc. » ? Il y a là quelque chose qui gêne. Ce surnaturel est moins la grâce sur la nature qu'une sorte de correspondance, étrangère, au naturalisme.
Un peu plus haut, il nous a parlé de « *la vitalité débordante de Thérèse à partir de Noël 1886. Elle a plus que retrouvé ses forces d'antan, elle les a décuplées. Elle s'est ouverte à la vie et profite de toutes les expériences *» (p. 273).
Ce vitalisme perpétuel est vraiment l'explication permanente de J.-F. Six. Et si on me dit que je n'ai pas le droit de soupçonner la part qu'il fait au surnaturel, je répondrai en demandant pourquoi il la présente si étrangement, pourquoi il la limite dans le temps, pourquoi il la refuse au reste de sa famille, fût-elle même moins grande ? Car enfin n'oublions pas, encore une fois, que sa thèse est que Thérèse, devenue sainte au Carmel, est en opposition avec sa propre enfance non-innocente, et toute sa famille à commencer par le personnage, qu'il veut affreux, de sa mère. Dans un « univers de mort », constitué par sa famille, toute l'enfance de Thérèse est une lutte (naturelle) pour la vie (naturelle) jusqu'au jour où, entrée (par *volonté* d'extrême amour) au Carmel (lieu de la mort), elle va « forcer le destin » en *montrant* que le surnaturel opère merveilleusement.
Je laisse aux maîtres de spiritualité de nous débrouiller cette question.
\*\*\*
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Quoi qu'il en soit, il reste que le livre de J.-F. Six est une œuvre de diffamation ignoble contre toute la famille de sainte Thérèse de Lisieux, contre sainte Thérèse elle-même (matricide en pensée) et surtout contre sa mère (« *on peut être* « *faiseuse d'anges *» *de plusieurs manières *»)*.*
D'où vient une telle aberration ?
Je ne vois qu'une explication, où l'on peut trouver des éléments d'excuse. C'est que J. F. Six, décontenancé, déboussolé par ce que Simone Weil appelait le « malheur » du monde -- cette misère, cette déchéance, cet écrasement, ce mal universel -- a trouvé dans sainte Thérèse le seul recours à sa détresse. « Le mal est à l'amour ce que le mystère est à l'intelligence » disait Simone. Il n'y a donc que l'amour qui puisse contrebalancer le mal. C'est parfaitement vrai. Mais quand l'amour qu'on voit chez un être se communique à vous, il ne peut susciter la haine. J.-F. Six est comme un amoureux possessif et jaloux qui, fasciné par Thérèse, la disputerait à tous et d'abord à sa mère pour prendre la place de celle-ci. Explication, on le voit, très psychanalytique.
Le moindre sentiment de dévotion à Thérèse, la moindre décence, et le moindre souci de la vérité eussent dû le retenir sur la pente de son ressentiment.
J'ajouterai que ce n'est pas seulement la vérité qui est offensée, c'est la science (à laquelle j'imagine qu'il porte un grand respect).
D'une part, on relève dans son livre des erreurs de détail qui montrent une certaine négligence. A la page 277, il nous dit que les époux Martin eurent huit enfants, qu'il énumère. Or à la page 21, il nous en annonce neuf, qui nous sont nommés à la page 29. A cette même page 29, il nous dit qu'un fils, Marie-Joseph, mort en février 1867, est remplacé par un nouveau Marie-Joseph, « neuf mois après la mort du premier ». Ces neuf mois deviennent onze mois à la page 36 *;* et si nous essayons de compter, à travers les dates de décès et de naissances, nous trouvons (sauf erreur) dix mois.
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D'autre part, le livre est presque exclusivement bâti sur les lettres de Zélie Guérin. C'est dire qu'une étude, qui se veut approfondie et nouvelle, de l'enfance de Thérèse, repose sur une base aussi étroite que fragile. Il y a d'autres documents, l'ensemble faisant d'ailleurs assez peu de choses, vu le caractère somme toute banal d'une vie familiale essentiellement « quotidienne ».
On est en présence d'un livre rapide, pour ne pas dire bâclé, dont l'information assez pauvre contraste avec la rigueur des conclusions de l'auteur.
\*\*\*
Pourquoi J. F. Six a-t-il écrit ce livre ? Si son introduction a un sens, c'est pour convertir ou du moins toucher incroyants et athées (en leur expliquant que Thérèse a été ou s'est sentie criminelle au contact d'un univers de mort). Si ceux-ci le lisent, il y a fort à parier qu'on bien ils le trouveront insignifiant et incohérent, ou bien ils se diront que Thérèse s'est jetée au Carmel pour y enfermer la névrose que son milieu d'enfance lui avait inoculée.
J'ai connu des intellectuels, incroyants ou athées, qui ont lu l'*Histoire d'une âme* et qui ont été profondément émus par cette explosion de l'amour dans une âme. Ils eussent haussé les épaules au livre de J. F. Six. Pourquoi toujours prendre les gens pour des imbéciles ?
Par contre, ce que je crains fort, c'est que le livre de J. F. Six soit lu par ce demi-monde des demi-intellectuels catholiques, bonnes sœurs recyclées et autres séminaristes et aumôniers en goguette. Le seul effet qu'il aura sur eux, c'est de barbouiller de sottise fétide leurs cervelles conditionnées, en leur barrant l'accès au « fleuve d'eau vivre » que J.-F. Six prétend leur ouvrir.
Triste besogne, en vérité.
Pour que notre écœurement fût total, il fallait que ce livre s'ornât du *Nihil obstat* et de l'*Imprimatur.* Cet ornement ne lui fait pas défaut.
*Nihil obstat,* Paris, le 2 décembre 1971, Michel Dupuy P.S.S.
*Imprimatur,* Paris, le 2 décembre 1971, E. Berrar v.e.
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J.-F. Six nous annonce un *second* livre, sur la vie de Thérèse au Carmel de Lisieux.
Il s'agit de préparer le centenaire de la naissance de la plus grande sainte des temps modernes : 2 janvier 1873-2 janvier 1973 -- en ouvrant au monde tous les carmels de France, pour les fermer ensuite définitivement.
Louis Salleron.
P. S. -- A propos de la « pluie de roses », où J.-F. Six pressent quelque obscure réminiscence du sein de Rose, on lit, à la page 437 des « Annexes » des « Derniers entretiens » (de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus), la référence suivante :
« PO, 1644 (MSC). -- *Je lisais au réfectoire un trait de la vie de saint Louis de Gonzague, où il est dit qu'un malade qui sollicitait sa guérison, vit une pluie de roses tomber sur son lit, comme un symbole de la grâce qui allait lui être accordée.* « *Moi aussi, me dit-elle ensuite pendant la récréation, après ma mort, je ferai pleuvoir des roses. *»
PO : Procès de l'Ordinaire (1910-1911).
MSC : Sœur Marie du Sacré-Cœur (Marie Martin).
La sœur Marie du Sacré Cœur a renouvelé son témoignage au Procès apostolique (1915-1917) en ces termes : « *Elle me dit aussi, faisant allusion à un trait de la vie de saint Louis de Gonzague, que nous lisions au réfectoire :* « *Moi aussi, après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses *».
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### Opération "hors cadre" dans l'Église
par Roland Gaucher
TOUT EST BON DANS LE POULET. Tout n'a pas toujours été mauvais dans LE FIGARO. On y trouvait même parfois des détails intéressants dans une rubrique intitulée « LE FIGARO *révèle ici ce que* L'HUMANITÉ *cache à ses lecteurs *»*.* La rubrique était signée XXX. J'ai eu déjà l'occasion de révéler ailleurs ([^9]) que le principal rédacteur de cette rubrique fut Henri Barbé, ancien membre du secrétariat collectif du P.C.F. dans la période 1929-31 et représentant du Parti à Moscou, puis, après sa rupture avec le P.C., secrétaire général du Parti Populaire Français jusqu'en 1939, et un des collaborateurs de la revue ITINÉRAIRES jusqu'à sa mort, car il s'était converti au catholicisme ([^10]).
Le 30 octobre 1958, donc, dans « Le Figaro » et sous le sigle XXX, Henri Barbé publia un article où il examinait le comportement d'un ancien prêtre-ouvrier qui avait rompu avec l'Église, Henri Barrault ([^11]). Selon XXX, l'abbé Barrault n'était en réalité qu'un agent du Parti communiste introduit dans l'Église à seule fin d'y servir les desseins de cette organisation. XXX affirmait que Barrault avait milité avant-guerre aux Jeunesses Communistes d'Ivry. Il les avait quittées pour entrer dans un séminaire, mais uniquement sur ordre de ses chefs. Par la suite, membre actif des prêtres-ouvriers, il avait incité ceux-ci à s'inscrire à la C.G.T. et à y militer comme lui-même.
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Au congrès de la C.G.T., en 1951, il intervient en effet pour appuyer l'unité d'action syndicale. « Les chrétiens se sentent tout à fait à l'aise à la C.G.T. » affirme-t-il ([^12]). Dès cette époque, il est secrétaire de l'Union syndicale des travailleurs de la métallurgie de la Seine, poste de confiance dans l'appareil cégétiste. Et c'est à ce titre qu'il publie dans *Le Peuple* ([^13]) un appel à la lutte revendicative rédigé dans ce style : « En avant donc ! métallurgistes, pour nos 15 %, pour l'échelle mobile, pour la santé et le bonheur de la classe ouvrière, dans l'unité, etc. » A la même époque, il est également signataire d'une lettre en faveur du mutin Henri Martin.
Quand Rome met fin à l'expérience des prêtres-ouvriers, près de la moitié d'entre eux -- ils sont environ 150 -- refusent de se soumettre et abandonnent l'Église. Henri Barrault est évidemment de ceux-ci. Il est même à leur tête. Le Parti le récupère aussitôt et le maintient à son poste à la C.G.T. Plus tard, on lui confie un poste de professeur à l'école des cadres de cette centrale.
C'est là où intervient l'argumentation d'Henri Barbé. Dans son article, il faisait remarquer que le comportement habituel du P.C. vis-à-vis des prêtres défroqués était de laisser tomber froidement ceux-ci : ils n'avaient d'intérêt pour le Parti que dans la mesure où ils contribuaient par leur attitude à servir ses desseins à l'intérieur de l'Église. Exclus, ils redevenaient des individus isolés, privés d'impact social ou politique. Il était certes intéressant pour le Parti de provoquer la défection brutale de 60 à 70 prêtres-ouvriers : l'Église catholique de France ne pouvait manquer d'être affaiblie et troublée par ces départs. Mais il n'avait aucun intérêt à récupérer quelques dizaines d'individus. Au contraire ceux-ci, avec leurs troubles de conscience, leur psychologie particulière, leur formation différente, ne pouvaient que transférer à l'intérieur des organisations communistes le désordre qu'ils avaient propagé dans l'Église.
Du même coup, la récupération de Barrault paraissait des plus singulières. Si on lui confiait des responsabilités importantes, c'est donc qu'il donnait toutes garanties. Le « Hors Cadre », mission extérieure accomplie, reprenait sa place, sa vraie place, au milieu des siens.
Dans le vocabulaire communiste, on appelle « Hors Cadre » ou « sous-marin » tout membre secret de l' « appareil » communiste qui opère pour le compte de celui-ci dans un milieu donné : administration, armée, police, services de renseignement, milieux économiques, partis adverses, presse, etc.
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Quinze ans plus tard, à l'heure où l'offensive contre l'Église a pris une ampleur gigantesque, l'article XXX pose de nouveau le problème des « sous-marins ». Pour tous ceux qui l'ont bien connu, comme Madiran et moi-même, l'autorité d'Henri Barbé pour tout ce qui touche au monde communiste, à sa stratégie, à sa tactique, *à son* « *appareil *» *secret,* ne fait aucun doute. Il reste que ce témoignage a contre lui d'être l'expression d'un *testis unus.* Il faut donc voir dans quelle mesure d'autres éléments peuvent confirmer ou infirmer sa thèse. Car le cas Barrault peut être autre que ne le croyait Barbé ; mais s'il est bien ce qu'affirmait notre ami, alors ce ne peut être un cas *unique,* Barrault a nécessairement des imitateurs, en activité aujourd'hui même, au sein de l'Église.
#### Une entreprise délicate
En ce domaine, l'enquête est particulièrement délicate et ses résultats incertains. Le mieux est tout d'abord de nous laisser guider par ce que le cher Rouletabille de notre adolescence appelait *le bon bout de la raison,* c'est-à-dire en formulant une hypothèse à partir de ce que nous connaissons avec certitude.
*Première certitude :* La section « Hors Cadre » est une réalité que connaissent tous les services de renseignements du P.C. (un des derniers en date était Auguste Lecœur). L'existence de cette section « Hors Cadre » est niée officiellement par les dirigeants du Parti et par la ribambelle des nigauds progressistes. Ceci contre l'évidence la plus absolue : Sorge, Philby, ces espions mondialement connus étaient des « Hors Cadre ».
*Seconde certitude :* Le Parti communiste et les services soviétiques s'efforcent d'introduire le maximum d'agents aux postes décisifs de « l'appareil d'État bourgeois » que nous avons énumérés plus haut. De temps à autre certains de ces agents sont découverts. Ce fut une surprise pour tout le monde quand on apprit que Georges Pâques, haut fonctionnaire à l'O.T.A.N., ancien candidat *de droite* aux élections, était en réalité un agent soviétique, recruté pendant la guerre, à Alger.
Or l'importance sociale et politique de l'Église n'a pas besoin d'être démontrée. Le Parti communiste, d'autre part, la considère comme un de ses ennemis principaux, et mène en conséquence -- et les apparences présentes n'y changent rien -- une lutte acharnée contre elle.
Il n'y a donc aucune raison pour que le milieu ecclésiastique soit *a priori* exclu du champ d'activité des « Hors Cadre ».
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Mais ne l'est-il pas dans la pratique ? On pourrait rétorquer en effet que le Parti communiste affronterait, en cette entreprise, des obstacles impossibles à surmonter. Est-il donc si commode de trouver des jeunes gens qui acceptent sans vocation le dur apprentissage du séminaire ; qui se contraignent pour leur vie, ou une partie de leur vie, à des sacrifices pénibles, et en premier à accepter la règle du célibat ; qui, s'engageant dans cette voie, réussissent à donner le change, d'abord à des éducateurs qui sont, en général, des psychologues avertis, ensuite à leurs confrères et à la foule de leurs paroissiens.
Comment concevoir d'ailleurs qu'aucun de ces agents n'ait été démasqué ? Ou, s'ils le furent, pourquoi leur cas n'a-t-il pas été rendu public ?
Ces objections ne sont pas, il faut le dire, négligeables. Aucune, toutefois, n'est irréfutable. Certes le matériel humain recruté pour ce genre de mission, ne peut être très étoffé. Mais pour ces tâches de l'ombre on trouve toujours des amateurs, surtout s'ils sont très jeunes. La dissimulation et la ruse, le goût de servir par des moyens obliques, la jouissance de tromper ont leurs noirs attraits. La difficulté serait plutôt de choisir à bon escient, et d'éliminer les mythomanes. Le parti bolchevik russe a 70 ans d'expérience derrière lui ; le P.C.F. plus de cinquante. Faisons-leur confiance : ils ont des sergents-recruteurs très capables.
Il n'a jamais été impossible de tourner la règle du célibat. Certes, cela exigeait hier de sérieuses précautions (mais il y a toujours eu dans le Parti des camarades féminines dévouées et discrètes), beaucoup moins indispensables aujourd'hui où tout se relâche. Est-il besoin d'ajouter que l'abolition de la soutane facilite bien des choses ? Et puis, quand la hiérarchie ferme les yeux sur tant d'excès, pourquoi les garderait-elle ouverts sur ce chapitre ?
On peut duper les meilleurs observateurs. Dans une période où les vocations se raréfient, il y a également de fortes chances qu'ils se montrent moins exigeants. *Et en définitive, pourquoi serait-il plus difficile à un* « *Hors Cadre *» *de devenir, au service du parti, vicaire, moine, curé, aumônier ou même évêque, que d'être parvenu, comme Philby,* A LA TÊTE *du MI 5 -- c'est-à-dire d'un des principaux départements de l'Intelligence Service ?*
Mais voici une objection de poids : « Philby, Sorge, Georges Pâques, Burgess, Mac Lean, Abel, si habiles fussent-ils, ont fini un beau jour par être démasqués. Citez-nous donc le nom d'un seul prêtre-espion qui ait été découvert, dont l'imposture ait été formellement, ou du moins vraisemblablement établie, ou qui soit passé aux aveux ? »
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A ma connaissance, il n'y en eut que quelques cas, limités d'ailleurs à un domaine très particulier et que nous verrons plus loin. Mais cela ne prouve absolument rien. Car pour établir la réalité de cette forme très spéciale d'infiltration et la rendre publique, encore faut-il qu'un organe existe habilité à cette tâche.
Les Philby, Abel, Burgess etc. ont été démasqués après un long et patient travail d'organismes spécialisés qui sont les services de contre-espionnage. L'Église Catholique étant, dans notre pays du moins, une institution privée, la D.S.T. n'a pas mission d'intervenir contre les agents qui se seraient introduits dans cette Église du moment où ils n'ont pas d'activités contraires à la Défense Nationale.
Je ne dis pas que la D.S.T. ou les R.G., ou le S.D.E.C.E. n'aient pas dans leur fichiers quelques dossiers sur certains ecclésiastiques soupçonnés d'accointances avec les communistes. Je n'en sais rien, mais c'est probable. A notre époque, le renseignement est un phénomène totalitaire qui tend à tout annexer dans sa visée. Il est donc logique de croire que ces services se sont intéressés à ce sujet et sont partiellement renseignés sur lui. Là s'arrête leur programme. Ces organes d'État ne peuvent être opérationnels contre des hommes dont les activités occultes ne se développent que dans un secteur essentiellement privé. Les entreprises habilement camouflées contre la foi par les faux serviteurs de celle-ci ne sont pas justiciables de commissions rogatoires, de perquisitions et de mandats d'amener.
Mais l'Église n'a-t-elle pas son propre service de contre-espionnage ? Dans une certaine mesure, le Saint-Office correspondrait à cette fonction. Il était chargé de déceler les hérésies. Par ce biais, il pouvait avoir à connaître les activités des « sous-marins » communistes, ceux-ci étant parfois amenés (mais pas toujours) à encourager les diverses manifestations d'hérésie.
#### La suppression du Saint-Office
Le Saint-Office n'existe plus. Avec sa disparition, les ennemis de l'Église ont remporté une victoire importante. Ils ont brisé un organisme d'autodéfense séculaire. Le Vatican dispose-t-il aujourd'hui d'un organisme de renseignement qui soit à même de lui procurer les informations nécessaires sur les agissements occultes d'ecclésiastiques opérant en réalité pour le compte du communisme ? Rien ne le prouve.
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De toute façon, si les enquêtes sont menées, le résultat n'en est pas souvent rendu public. Quant à ce que pourrait être la réaction de l'Épiscopat français à l'égard de ce danger, je crois que 1° il s'abstiendra de faire une enquête ; que 2° si, par un hasard, un agent communiste était démasqué, il ne prendrait pas de sanction ; que 3° il faudrait s'estimer heureux si Mgr Pézeril, pour faire plaisir à Casanova, responsable des questions religieuses au P.C.F., ne lui donnait pas de l'avancement.
En somme, le contre-espionnage de l'Église est aujourd'hui fortement amoindri, si ce n'est dissous : s'il prend des mesures, c'est en étouffant le scandale, tout comme la hiérarchie le fait quand un ecclésiastique se trouve impliqué dans une délicate affaire de mœurs.
Ce dernier point doit attirer notre attention sur les concours que « l'appareil » communiste peut trouver au sein de l'Église. A la mince phalange des agents recrutés dès leur jeunesse doivent s'ajouter logiquement certains transfuges secrets. La perte de la foi, l'ambition déçue, les rancœurs, la vénalité, et enfin ce vieux procédé, le chantage, et tout particulièrement le chantage qui a trait au comportement sexuel, sont des moyens classiques d'obtenir des concours inavoués. Le chantage d'ordre sexuel est, on le sait, un procédé courant des services soviétiques. Pourquoi les hommes d'Église y échapperaient-ils ?
Ainsi, l'infiltration de complices à l'intérieur de l'Église est une démarche qui correspond en tous points à la logique du communisme. Elle n'est nullement invraisemblable. On voit au contraire qu'elle est facilitée par certaines circonstances historiques. Cependant, nous ne sortons pas du domaine du raisonnement et de l'hypothèse. Reste à savoir dans quelle mesure les faits confirment cette thèse.
#### Les « Hors Cadre » opèrent à l'est
Ces faits existent. On l'oublie trop, l'expérience établie dans les pays que domine le pouvoir soviétique est riche d'enseignements. Sans doute aucun, l'organisme spécialisé de ce pouvoir, c'est-à-dire la Tchéka (appelée par la suite GUÉPÉOU, puis N.K.V.D., puis K.G.B.) s'est attachée à noyauter l'Église orthodoxe, à la fois pour en recueillir des renseignements et pour infléchir ses positions.
Cette intervention est signalée avant la guerre dans un ouvrage du communiste yougoslave Ciliga, *Au Pays du Mensonge déconcertant*. Ciliga était athée, il ne s'intéressait pas particulièrement aux problèmes de la foi.
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Mais enfermé en tant qu'opposant de gauche dans une prison à Leningrad, au début des années trente, il eut l'occasion d'approcher un certain nombre de popes internés comme lui. Il en obtint quelques confidences précieuses sur certains aspects de la politique religieuse du gouvernement de Staline.
Rappelant les luttes qui se déroulaient à cette époque à l'intérieur de l'Église orthodoxe sur la ligne à suivre à l'égard du gouvernement, Ciliga notait ceci :
« C'est là qu'apparaît le phénomène le plus étonnant : le gouvernement et le Guépéou interviennent activement dans cette lutte. Lorsque dans le Synode la majorité du métropolite Serge vint à chanceler, le Guépéou arrêta quelques membres du Synode et les envoya en prison : le métropolite retrouva aussitôt sa majorité. Lorsqu'en province l'opposition commençait à devenir dangereuse, le Guépéou, sans la détruire complètement, la décimait pour qu'elle ne pût croître trop rapidement. » ([^14])
Dans le texte de Ciliga, il n'est pas question de « sous-marins », mais de l'exercice d'une pression, afin d'appuyer une certaine tendance de l'Église orthodoxe contre une autre. Il est difficile toutefois de croire qu'une telle politique ait pu être menée sans collusions à l'intérieur de la tendance que le Guépéou voulait encourager.
Quarante ans plus tard l'infiltration de « sous-marins » aux plus hauts postes de l'Église orthodoxe soviétique ne peut plus être sérieusement niée. Le plus connu de ces agents est le métropolite de Leningrad, Nicodème. Sa biographie est instructive. Nicodème, de son vrai nom Boris Rotov, a fait ses études théologiques *en suivant des cours par correspondance.* Il a été nommé ensuite à Jérusalem dans un poste traditionnellement occupé par un agent soviétique. Il a fait une carrière foudroyante. C'est lui qui est chargé des relations extérieures de l'Église, et il s'y comporte toujours en « apparatchik » sans défaut.
Son cas est aussi clair que celui de Piasecki à la tête du groupe « PAX ».
Sur le compte de Nicodème, un homme aussi mesuré et prudent que Nikita Struve s'exprime en ces termes dans son ouvrage *Les Chrétiens en U.R.S.S.* (Le Seuil, édit.)
« La fulgurante carrière de Mgr Nicodème Rotov, détenteur à 32 ans de la plupart des postes-clefs ne manque pas d'intriguer les observateurs (Struve rappelle ici les étapes-éclairs de cette ascension).
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Cette avalanche d'honneurs et de responsabilités sur les épaules d'un homme encore si jeune et sans qualités remarquables ne laisse pas d'étonner. Trapu, presque obèse, aux yeux extrêmement vifs, Mgr Nicodème n'est pas de ceux qui s'imposent par leur seule présence. En U.R.S.S. sa réputation n'est pas excellente : tel se borne à dire qu'il est prélat indigne, tel autre insinue qu'il est membre du Parti et travaille à la destruction de l'Église. Accusations invérifiables, mais comment expliquer l'ascension vertigineuse d'un si jeune évêque, alors que tant d'autres étoiles pâlissent ? » ([^15])
Struve ne conclut pas. Son portrait est toutefois nettement défavorable. Le R.P. Wenger, lui, a vu Nicodème sous un tout autre jour. Il lui a trouvé une « foi et une voix admirables » !
Naturellement, les tentatives d'infiltration existent aussi dans les démocraties populaires.
Voici le témoignage d'un prêtre hongrois recueilli dans *Où Dieu pleure*, du Père Werenfried von Straaten qui anime depuis des années l'association « Aide à l'Église en détresse ».
« La triste vérité, -- écrit ce prêtre -- m'oblige à dire que la direction des diocèses se trouve pratiquement entre les mains de prêtres sans foi ni loi, qui ont étouffé la voix de leur conscience et qui ont banni l'Esprit Saint de leur cœur.
« Je ne veux citer que deux exemples : A un évêque âgé et presque irresponsable, on a imposé un vicaire général formé à l'Académie Lénine et qui n'oublie jamais qui sont ses véritables maîtres. A l'occasion d'une tournée de confirmation, le secrétaire d'un autre évêque fut reconnu par un communiste, qui avait été son compagnon de classe dans un cours destiné aux membres de la police secrète. » ([^16])
A Coire, au Symposium des Évêques, en 1969, j'ai eu l'occasion d'apercevoir un de ces « prêtres de la Paix », envoyé là en observateur.
Dans tous les pays situés derrière le rideau de fer, le pouvoir communiste dispose sur les différentes Églises de moyens de pression qui facilitent sa tâche. Les choses changent assurément dans les pays occidentaux. Le rapport de forces P.C.-Église n'est plus du tout le même. Il est probable, en outre, que dans les nations soviétisées, les services communistes s'entourent de moins de précautions pour infiltrer leurs agents.
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Pour ces raisons, il est moins facile de mettre en évidence ces agissements. Nous allons tout de même examiner cinq cas. Les deux premiers -- liés dans la même affaire -- ne sont pas contestables. Pour les trois autres, il y a de fortes présomptions.
#### Les Frères étaient des espions
D'origine tchécoslovaques, Sarady et Grigowsky arrivèrent en France avec leurs parents qui fuyaient l'occupation allemande. Ils achevèrent leurs études dans des établissements religieux et entrèrent dans les ordres.
Il semble qu'ils aient milité sous l'occupation avec les communistes. Peu après la Libération, ils regagnèrent la Tchécoslovaque où l'un d'eux devint responsable des Jeunesses Communistes.
Vers 1952, Jean Sarady reparaît en France. Il dit qu'il a fui le régime communiste. Il est donc accueilli comme un réfugié, s'inscrit à la Faculté de Toulouse et obtient un diplôme d'enseignement. Au début des années 60 « Frère Jean » est agréé comme professeur de Lettres dans une école religieuse de Cahors. Il se promène volontiers dans le département, avec ses élèves, ou seul, et renoue de vieilles connaissances.
Quelques années plus tard, le frère Stephan Grigowski réapparaît à son tour dans la région. On ne le sait sans doute pas : mais à diverses reprises il est revenu en France.
Tout irait bien si en février 1966 le commissaire divisionnaire Martin, de la DST, n'organisait dans un hôtel de Toulouse une souricière classique. Elle se referme sur Frère Stephan et sur Frère Jean.
Ces bons religieux sont des espions. Frère Jean au cours de ses excursions dans les Causses s'intéressait vivement à des matériaux destinés à notre bombe A. Plus tard, avec Frère Stephan, il a cherché à obtenir des renseignements sur le « Concorde ». L'enquête révèlera qu'il travaillait comme espion en France depuis environ sept ans, que Stephan était retourné à l'état laïc dès son arrivée à Prague, en 1946, s'y était marié et était, devenu responsable des J.C. Puis, après un stage dans une école spéciale en U.R.S.S., on l'avait *ré-expédié en France sous la soutane.*
Les deux hommes seront condamnés à plusieurs années de prison ([^17]).
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On voit bien pourquoi le flagrant délit a pu être établi : parce que les deux religieux espions ont travaillé *contre la Défense Nationale,* ce qui a fini par mettre la D.S.T. sur leur piste. Encore ont-ils pu agir pendant sept ans. Leur tâche s'est-elle limitée à ce domaine ? N'avaient-ils pas aussi une mission à accomplir dans le secteur proprement religieux ? Nous n'en savons rien, et le commissaire Martin n'avait certainement pas le temps de s'occuper de ces « affaires de curés ».
De ces deux cas précis, tirons deux leçons : à une époque indéterminée de leur vie, deux individus ont été recrutés par les services communistes en vue de « *travailler *» *sous le couvert de leur qualité d'ecclésiastiques.* Et, seconde leçon, ils se sont fait passer pour des victimes du communisme. *Ce qui prouve que les espions communistes déguisés en prêtres ne se présentent pas forcément comme des révolutionnaires. Ils peuvent adopter d'autres camouflages, très déroutants.*
L'histoire du père Tondi n'a pas la même netteté. Au début des années 50, le père Alighiero Tondi était un très honorable père jésuite, professeur de théologie à l'Université Grégorienne de Rome. Soudain, il abandonne les ordres, épouse une militante communiste, Carmen Zanti, puis quitte son pays et voyage en Europe soviétisée. En 1965, on le retrouve en Allemagne Orientale. Certaines rumeurs font de lui le conseiller religieux de Walter Ulbricht ([^18]).
Cela, c'est la face visible de l'affaire Tondi. Voyons son côté secret. La version suivante a circulé : Tondi aurait été, au début des années 50, le secrétaire privé de Mgr Montini, alors secrétaire d'État de Pie XII. Après une longue enquête, consécutive à des « fuites » qui entraînaient l'arrestation immédiate de prêtres qu'on envoyait clandestinement derrière le rideau de fer, Tondi aurait été soupçonné, et pris un jour en flagrant délit de vol dans les archives auxquelles il avait accès. Il aurait alors avoué qu'il était entré dans les ordres, en 1936, sur consigne d'une section spéciale du P.C. italien, qu'il aurait suivi un stage à Moscou, et qu'il communiquait ses informations directement à Togliatti. Après ces aveux, il ne lui restait plus qu'à défroquer.
Nous touchons là à un secret du Vatican. Et il est clair que le dossier complet de l'affaire Tondi ne sera pas connu de sitôt. Comme on ne peut se référer à des sources précises, le degré de crédibilité de cette histoire est fonction de la qualité du (ou des) informateur(s). Comme ceux-ci ne sont pas connus, ce récit reste pour l'instant à l'état de rumeur difficilement vérifiable.
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Demeurent, comme éléments sûrs : la rupture soudaine de Tondi, son mariage rapide avec une communiste italienne, le départ derrière le rideau de fer, qui évoque la démarche d'un agent regagnant sa base. J'incline à croire que tout cela a impliqué des activités occultes -- qui ne sont peut-être pas à la lettre celles qu'on colporte -- et qu'il y eut scandale. On peut se demander s'il ne faudrait pas relier le cas Tondi à une histoire de communications secrètes qui se seraient déroulées à cette époque entre certaines personnalités du Vatican et de l'Est. Mais cette hypothèse repose sur des bases trop fragiles pour qu'elle puisse être abordée ici.
Laissons ce jésuite italien pour nous intéresser maintenant à un autre étranger, le père Ignace Lepp. Lithuanien d'origine juive, le jeune Lepp adhéra tout jeune aux Jeunesses Communistes, où il occupa des fonctions importantes. Puis il fut envoyé avant-guerre en Europe occidentale où il participa à de nombreux colloques d'intellectuels de gauche. Il y connut entre autres Barbusse et Aragon.
En plein Front Populaire, tandis qu'Henri Barrault entre au Séminaire, Ignace Lepp, qui est alors en France, se convertit et entre dans les ordres.
Est-il interdit de croire à la sincérité de sa conversion ? Assurément pas, même s'il continue à être dans ses livres -- il écrit d'abondance -- l'adepte d'un progressisme, d'un gauchisme avant la lettre, assez fumeux. Il est plus curieux de noter que dans ses ouvrages, tout en expliquant les motifs de sa conversion, il reste extraordinairement discret sur tout son passé de communiste. On ne trouve guère chez lui que des banalités sur ce thème, sans détails précis.
Ce qu'il y a de plus suspect dans le cas Ignace Lepp, ce sont les étapes de son itinéraire. Au moment de la guerre, il est au séminaire de Lyon, ville qui est un point de jonction entre catholiques et communistes résistants. Il s'y trouve en contact avec des réseaux communistes, ce qui est surprenant pour ce « renégat ». A la fin de 1941, il milite avec des équipes clandestines de *Témoignage Chrétien.* Il serait ici tout à fait intéressant de savoir à quel moment précis Lepp a commencé son activité résistante ? Était-ce seulement après l'offensive allemande en Russie ?
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Que devient Lepp après la Libération ? On le retrouve un jour au Maroc, à la direction de « *Maroc-Monde *». Il y mène bien entendu campagne contre le colonialisme. Après 1954, il revient à Paris, écrit toujours, s'intéresse à la psychanalyse, fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain-des-Prés. Il serait ensuite reparti pour Madagascar et serait aujourd'hui décédé (?).
Constatons que la carrière itinérante de Lepp coïncide avec les théâtres d'opérations intéressants : Lyon sous l'occupation, le Maroc, les milieux intellectuels progressistes, et Madagascar, à la jonction du monde asiatique et du monde africain, où l'on peut recommencer une carrière si l'on est « brûlé » par ailleurs.
#### Un drôle de Franciscain
Le dernier cas repose sur un commencement d'aveu. Dans son numéro de mai 1970, le journal gauchiste « *L'Idiot International *» a publié l'interview de deux Franciscains de la Gironde qui appartiennent à l'équipe de « Frères du Monde ». Les Franciscains de cette revue ont pratiquement rallié le « maoïsme » et tentent de créer dans les campagnes du Midi des « comités de base », obscur et patient travail de sape dont nous aurons peut-être un jour les échos.
Les deux Franciscains n'étaient désignés que sous les noms de Frère Bertrand et Frère Raymond. C'est ce dernier qui nous intéresse. Agé de 40 ans, Frère Raymond commence par rappeler qu'il est d'une génération plus jeune que son compère. Il ajoute ceci :
« Mon père, un petit gendarme, était communisant. Il avait fait partie de la Résistance. Très jeune, j'avais servi de boîte à lettres, découvert le combat. A la Libération, sans une analyse politique précise, j'avais l'impression qu'on était des cocus. On récupérait avec des copains de vieilles armes en nous disant que celles-ci serviraient au moment de la Révolution. Un copain curé m'a poussé à entrer dans l'Action Catholique. De fil en aiguille, je suis devenu franciscain. »
Traduisons un peu ce langage : ce fils de gendarme communisant a servi de boîte à lettres pendant la Résistance, à la Libération il opère dans l'appareil militaire clandestin du P.C. (sinon, pourquoi récupérerait-il de vieilles armes ?). Il nous le dit en tout cas : il ne songe qu'à la révolution et à une révolution de type insurrectionnel. Il est pour le moins curieux qu'avec cet état d'esprit il finisse par entrer dans les ordres, sans qu'à aucun moment dans ses souvenirs, quelque chose qui ressemble à une conversion soit apparu.
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Est-ce bien un copain curé qui le pousse à entrer d'abord à l'Action Catholique (ouvrière ?) ? N'est-ce pas plutôt le Parti ? On pourra se demander pourquoi « Frère » Raymond qui, déçu sans doute par l'embourgeoisement du P.C.F., s'est enrôlé dans un autre « appareil », ne va pas jusqu'au bout de ses confidences. La réponse est assez simple. Outre les risques, « Frère » Raymond, s'il disait tout ce qu'il a sur la conscience, serait complètement « brûlé ». Pas seulement au P.C. : partout. Car il reconnaîtrait du même coup que sa vocation n'a été qu'une fraude. Désormais, qui pourrait le croire ?
#### Deux types de « Hors Cadre »
Des cas que je viens d'évoquer, pouvons-nous tirer des enseignements pour détecter les agents communistes qui opèrent actuellement dans l'Église ? Je vais décevoir sans doute beaucoup de lecteurs en répondant qu'il faut avant tout se garder des jugements hâtifs et se méfier des pièges de l'apparence.
Il y a à mon sens deux types de « Hors Cadre » dans l'Église. Le premier n'est là que pour renseigner, ou, à la rigueur, pour tenter d'orienter les choses de la façon la plus discrète possible. Un des objectifs de « l'appareil anti » (antimilitariste) était de placer ses hommes aux rouages de la machine militaire (secrétariats, bureaux d'état-major, organismes de transmissions et de liaisons). Là, on collecte le maximum d'informations, et là aussi, avec le minimum de monde, on peut, le moment venu, détraquer le plus efficacement la mécanique.
Pas de raison qu'il en soit autrement pour les structures de l'Église.
Le second type d'agent est opérationnel. Barrault (le prêtre-ouvrier) appartenait à cette espèce. Il est amené à s'engager davantage, à prendre position et, au besoin, à provoquer certaines crises. Barrault joue un rôle de meneur dans la défection des prêtres-ouvriers.
Mais une fois l'opération accomplie -- avec ou sans succès -- l'agent s'est trop compromis pour conserver une véritable utilité. Le parti va le réutiliser ailleurs.
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Une tentative de ce genre a été récemment faite. Il s'agissait d'une offensive prématurée, d'un coup d'éclat spectaculaire qui a échoué (ou qui semble avoir échoué). Je me garderai bien de prétendre que le principal acteur de cette péripétie est un « Hors Cadre » communiste. Les données sont insuffisantes pour justifier un jugement. Il se peut aussi que l'homme soit sincère et que le véritable tireur de ficelles soit resté dans l'ombre.
Dans ce domaine, les apparences peuvent égarer la raison. On entend parfois dire : « Le prêtre Chose, le R.P. Machin sont des communistes ! » C'est qu'ils ont eu un langage révolutionnaire, tenu des propos outranciers. Dans presque tous les cas on se trompe. On a affaire à un individu sincère, ou à un démagogue, voire à un sympathisant du Parti ou des gauchistes, mais non à un « Hors-Cadre ». Polarisant sur eux l'attention et la légitime colère des fidèles, ces ecclésiastiques détournent les observateurs des véritables « H.C ». Je ne puis croire, pour citer des noms, que le père Cardonnel ou le père Blanquart appartiennent à l'espèce des Sorge.
On peut tenir aussi pour assuré que l'immense majorité des prêtres contestataires d'*Échanges et dialogue* ne sont pas d'inspiration communiste. Mais il est probable que quelques membres de ce mouvement sont des « Hors Cadre ».
On voit par là qu'il n'y a pas de recette pour identifier les « H.C ». Pour avoir quelque chance de succès, il faudrait avoir étudié minutieusement la biographie des individus, être à même d'effectuer de nombreux recoupements, posséder une bonne connaissance et de l'Église et du Parti Communiste. Cette tâche excède ce qu'on peut attendre des individus. Elles relèverait d'un organisme spécialisé.
J'ai rappelé au début de cet article que cet organisme avait, dans certaines limites définies, existé. C'était le Saint-Office. L'outil a été brisé à l'issue d'une longue bataille. On ne saurait dénier aux ennemis de l'Église cette qualité : ils travaillent bien.
Roland Gaucher.
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### Le Chili résiste
par Jean-Marc Dufour
L'ACCUSATION CONSTITUTIONNELLE contre Jose Toha a été votée par la Chambre des députés chilienne. C'est là un événement dont les conséquences vont sans doute se multiplier au cours des mois qui viennent. Pour la première fois, en effet, depuis l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende, l'opposition -- y compris les démocrates chrétiens -- ne s'est pas contentée de s'opposer partiellement à telle ou telle mesure du gouvernement marxiste-léniniste : elle a pris l'offensive et condamné les agissements du plus important des ministres.
Qu'est-ce qu'une « accusation constitutionnelle ».
Le régime de la République du Chili est, depuis 1925, un régime présidentiel. (Il est assez drôle de lire à ce sujet les déclarations du marxiste Salvador Allende : il s'élève contre les « réactionnaires » qui voudraient, dit-il, « rétablir le régime d'assemblée ».) Le Président de la République Chilienne est à la fois Président de la République et Chef de gouvernement. Les ministres sont nommés par lui, dépendent directement de lui, et la formation de son cabinet n'est astreinte à aucun vote des assemblées, -- Chambre des Députés et Sénat.
Ces assemblées peuvent manifester leur désaccord de deux manières. Soit rejeter les lois qui leur sont soumises, soit intenter contre tel ou tel ministre, visé personnellement, une procédure d'ACCUSATION CONSTITUTIONNELLE. Cette accusation est fondée sur un document -- « le libelle » --, qui expose les conditions dans lesquelles le ministre en question a violé la Constitution, ou s'est livré à des abus de pouvoir.
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Ce « libelle » une fois déposé, il est examiné par une commission de cinq députés tirés au sort -- les signataires du « libelle » ne pouvant en faire partie. Si cette commission approuve les conclusions du texte, le « libelle » est soumis à la Chambre des Députés, qui peut l'accepter ou le rejeter. Si elle l'accepte, le libelle est alors soumis au Sénat. Si, à son tour, le Sénat vote l'accusation, le ministre est déchu de ses fonctions, et son cas soumis aux tribunaux compétents. Une accusation constitutionnelle acceptée trouve donc sa conclusion logique devant la Cour Suprême.
L'accusation contre Jose Toha.
La cause immédiate de cette accusation fut la répression scandaleuse qui se déchaîna lors de la manifestation des « casseroles vides ». Pourtant, cela n'aurait pas suffi à décider la démocratie chrétienne, s'il n'y avait eu d'autres éléments -- au premier rang desquels il faut placer la visite de Fidel Castro. Pendant un mois, Castro se promena tout au long du Chili, se mêlant de tout avec une indiscrétion remarquable, donnant son avis sur les conflits du travail, questionnant ouvriers, paysans ou étudiants comme il a l'habitude de le faire à La Havane ou à Santiago de Cuba. Et puis il parla, parla, parla. Devant un auditoire de plus en plus réduit. Ce qui le conduisit, le jour de son départ, à se plaindre du petit nombre de Chiliens venus entendre son ultime palabre. « A Cuba, affirma-t-il, en deux heures nous réunissons deux fois plus de monde ! »
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De plus, ses discours trahissaient un dérèglement du jugement que l'on pouvait soupçonner depuis longtemps, mais qui ne s'était peut-être jamais manifesté avec autant de force. Sa définition du fascisme mérite de passer à la postérité. Selon Castro, « *le fascisme est ce qui liquide tout par sa violence, qui attaque les Universités, les ferme et les réduit au silence ; attaque les intellectuels, les poursuit et réprime leurs activités ; attaque les partis politiques, attaque les organisations de masses et les organisations syndicales tt culturelles. De telle sorte qu'il n'y a jamais eu rien de plus violent, ni de plus rétrograde, ni de plus illégal que le fascisme. *»
Le fait que cette définition s'applique point par point à Cuba, à l'Union Soviétique, à la Chine Rouge et à leurs satellites n'a même pas effleuré son esprit. C'est pourtant ce que souligna Renan Fuentealba, président du Parti Démocrate chrétien, lors de la grande manifestation où fut annoncée le dépôt de l'accusation constitutionnelle contre Toha.
Mais Castro ne s'en était pas tenu là. Il avait multiplié les conseils quant au quadrillage des villes, à la reprise en main de la population, à l'implantation de ce qui serait au Chili l'équivalent des Comités de Défense de la Révolution cubaine. Il indiqua même ce qui lui déplaisait au Chili : l'existence d'un Parlement et d'élections, la liberté de la presse et les critiques dont il était l'objet.
L'importance du choc que produisirent de telles déclarations sur les démocrates chrétiens est mise en évidence par le fait que toute la première partie du discours de Renan Fuentealba à la manifestation dont j'ai déjà parlé, est consacrée aux faits et propos du chef barbu.
Les attaques dont furent victimes les femmes chiliennes lors de « la marche des casseroles vides » de la part des brigades de choc socialistes et communistes constituèrent l'incident brutal qui acheva de réveiller un certain nombre de députés. La participation à ces excès de certains éléments de la *Policia de Investigaciones* et du G.A.P. -- Groupes des Amis du Président, sur lequel je reviendrai -- prouvait que les « brigades » n'étaient plus les simples organismes de propagande des partis socialistes et communistes, mais qu'elles étaient en train de se transformer en forces de l'ordre (socialiste) supplétives, ce qui était formellement contraire à la Constitution chilienne.
Le « Groupe des Amis du Président » mérite qu'on s'attarde un peu. Il s'agit d'un groupe de militants qui, depuis l'arrivée de Salvador Allende au pouvoir, s'est chargé de la garde présidentielle. Ce groupe n'a aucune existence officielle, le nom de ses membres, leur nombre est inconnu ; tout ce que l'on sait, c'est que ce groupe existe et que les « amis du président » sont puissamment armés. C'est encore là une violation flagrante de la Constitution, puisque seules peuvent exister les Forces Armées et la Police, et que le G.A.P. ne fait évidemment partie d'aucune de ces institutions.
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Le gouvernement d'Unité Populaire s'est d'ailleurs parfaitement rendu compte de la situation anormale où le plaçait l'existence du G.A.P. Il tenta d'officialiser ce groupe. Mais ce fut chose impossible car ses membres eussent dû passer par les écoles militaires ou de police correspondantes, ce qui était hors de question. Tout ce que l'on sait sur le G.A.P., c'est que bon nombre des « amis » sont d'anciens militants du M.I.R. (Mouvement de la gauche révolutionnaire) ce qui n'est pas sans inquiéter. Le M.I.R., en effet, est un mouvement terroriste, qui ne fait pas officiellement parti de l'Unité Populaire, mais qui a soutenu cette coalition lors des élections présidentielles. Depuis lors, il n'a cessé de se situer très à gauche de la politique officielle de Salvador Allende, ne reconnaissant dans le passage de celui-ci au pouvoir qu'une pause dans la lutte armée. La liste des assassinats commis par les membres du M.I.R. ou des autres « brigades », depuis l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende, est copieuse. Le texte de l'accusation contre Jose Toha énumère dix huit cas de mort violente survenus de leur chef -- que les victimes aient été tuées, ou qu'elles se soient donné la mort, ou enfin qu'elles aient succombé à une crise cardiaque à la suite d'intervention des brigades de choc marxistes.
Il convient d'ajouter que d'autres chefs d'accusations ont été retenus contre Jose Toha : arrestations abusives, détentions illégales et autres.
Répercussions et conséquences
L'accusation fut approuvée par la commission « ad hoc » et votée par la Chambre des Députés. Avant même qu'elle soit transmise au Sénat, Salvador Allende décidait de faire permuter les ministres de la Défense Nationale et de l'Intérieur. Jose Toha quittant ce dernier ministère, il n'y avait plus lieu à jugement. C'est du moins ce que pensaient les juristes de la présidence de la République. Il ne semble pas que les démocrates chrétiens soient d'accord, et il se peut que « l'affaire Toha » connaisse de nouveaux rebondissements.
Pourtant, son principal intérêt n'est pas là. L'important est, d'abord, qu'il met fin à la fiction commode selon laquelle Salvador Allende, étant le président de la République régulièrement élu, pouvait profiter de son passage au gouvernement pour transformer la Constitution chilienne et transformer la société chilienne selon le modèle marxiste-léniniste.
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Jusqu'à ce jour, toutes les opérations menées dans ce sens par l'Unité Populaire n'ont rencontré chez les démocrates chrétiens qu'une opposition de pure forme. Ils ont assisté, indignés et consentants, à la mise à sac de l'économie chilienne, à la transformation de la réforme agraire en entreprise de soviétisation des campagnes, à la nationalisation intempestive des industries et à la mise sous contrôle de l'État du commerce extérieur chilien. La mise en accusation de Jose Toha marque peut-être un réveil, le rejet du budget présenté ces jours-ci par le gouvernement paraît confirmer cette hypothèse. L'autre aspect de « l'affaire Toha » est encore plus sérieux, et il peut entraîner des conséquences imprévues. La position de l'Armée chilienne est connue : étrangère à la politique, elle se considère comme la gardienne de la Constitution. Le ministre de l'Intérieur étant condamné pour avoir violé ladite Constitution, les militaires chiliens risquent de commencer à réfléchir.
Les élections du 16 janvier.
Le 16 janvier dernier, les électeurs chiliens des provinces de O'Higgins et de Linares devaient élire un député et un sénateur. Ces deux provinces étaient depuis toujours représentées par des parlementaires de droite ou démocrates chrétiens.
Ce sont deux provinces agricoles et le vote des paysans y est décisif. Il était donc légitime de penser que, du résultat de ces élections, on pourrait déduire le degré de popularité de la politique agraire du gouvernement. Disons tout de suite que ce fut l'opposition qui l'emporta. C'est là un « test » de plus indiquant la fragilité du régime actuel. Déjà l'Unité populaire avait subi une défaite électorale à Valparaiso ; déjà les élections professionnelles des « collèges de journalistes » avaient vu le triomphe de l'opposition ; même chose aux mines de cuivre de Chuquimata, où des délégués démocrates chrétiens furent élus par les ouvriers ; même chose encore aux élections universitaires... On finira par s'apercevoir que le régime marxiste de Santiago du Chili, n'est dû qu'à un immense malentendu.
Reste à examiner le « pourquoi » de ce vote massif des paysans en faveur de l'opposition. Cela tient, avant tout, aux exactions des gens du M.I.R. et aux innovations de Jacques Chonchol, ministre de l'Agriculture, en matière de réforme agraire.
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La réforme agraire chilienne est une vieille chose. Elle débuta sous le gouvernement conservateur d'Alessandri, prit sa forme définitive sous le gouvernement Frei et risque d'être transformée sous le gouvernement Allende. Déjà, la réforme agraire « type Frei » présentait quelques rejets marxistes. Les terres expropriées n'étaient pas distribuées immédiatement aux paysans, mais exploitées collectivement sous le régime des « asentamientos » -- sorte de coopératives de production -- pendant trois ans avant que les paysans choisissent s'ils préféraient que les terres soient distribuées individuellement ou non. Dans le second cas, l'exploitation coopérative devenait définitive. Inutile de dire que, sous le gouvernement Frei lui-même, l'administration -- La C.O.R.A. : Corporation de la Reforma Agraria -- encourageait au maximum l'exploitation collective.
Avec l'arrivée de Jacques Chonchol au ministère, l'affaire prit une nouvelle tournure. A la place des « asentamientos », il voulut instituer et commença d'instituer les « Centres de Réforme Agraire ». Ces Centres se distinguaient essentiellement des « asentamientos » en ce que les paysans n'avaient plus à choisir entre la propriété privée et l'exploitation collective : on passait directement au Kolkhoze. Il s'y ajoutait quelques attentions marxistes : les votes ne se faisaient pas au scrutin secret, tous les travailleurs et *tous leurs enfants à partir de 16 ans* avaient le droit de vote, etc.
Les protestations se multiplièrent. Les brimades de l'administration aussi. Dans une région, l'administration fixa le jour où les paysans devaient livrer aux magasins d'État leur récolte de pomme de terre. Lorsque, après avoir chargé leurs camions et cheminé la moitié de la journée, les cultivateurs se présentèrent, les magasins étaient fermés.
Les organisations paysannes qui n'étaient pas entre les mains des gens de l'Unité Populaire devinrent la cible de l'administration. Le ministre du Travail déclara illégal le Congrès de la Confédération paysanne *Triunfo Campesino* (démocrate chrétienne), que ses manœuvres n'étaient pas parvenues à démembrer. Les fonds de cette confédération furent bloqués dans les Banques sur ordre du gouvernement.
Résultat de ces actes arbitraires : à quelques jours des élections, des manifestations de plusieurs dizaines de milliers de paysans paralysèrent la moitié du pays. Les photographies de presse que j'ai sous les yeux montrent des colonnes qui serpentent jusqu'à l'horizon de paysans se rendant en ville pour manifester. Et cela justement dans les régions qui allaient être appelées à voter quelques jours plus tard.
Devant cette montée des menaces, que va faire le gouvernement chilien ? A l'heure où j'écris, Salvador Allende a demandé leur démission à tous ses ministres. On ne sait pas encore quelle sera la composition du nouveau ministère. Pourtant, ses déclarations et celles des représentants de son parti -- le Parti socialiste -- ne laissent guère d'espoir.
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Carlos Altamirano -- ce secrétaire général du Parti socialiste qui ressemble tant à Goebbels -- n'a pas caché, au cours du Plénum du P.S., le 17 décembre dernier, le rôle accru que le parti -- et par suite le gouvernement -- pensait confier aux « Comités de Défense et de Vigilance ». « Le Parti Socialiste estime que le Gouvernement Populaire doit faire sentir aux ennemis du peuple tout le poids du pouvoir de l'État. » C'est l'une des phrases de la résolution adoptée par le Plenum. On peut penser que ce sera, demain, la ligne de conduite du gouvernement de Salvador Allende.
Jean-Marc Dufour.
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### L'école Saint-Louis-Saint-Benoît a choisi le parti de Dieu
par Alain Tilloy
Alain TILLOY est le successeur de l'amiral de Penfentenyo à la présidence de l'Association « Rénovation de l'Ordre Chrétien ». D'autre part il est le fondateur, avec Philippe Cavillon et Paul Pouyé, de la Société Saint-Louis-Saint-Benoît qui a ouvert l'école de Salérans (Hautes-Alpes) en octobre 1971. Pour tous renseignements, écrire à 1'École Saint-Louis-Saint-Benoît, 05 -- Salérans. Tél. : 1 à Salérans.
IL EST CERTAIN qu'il y a grande pitié au Royaume de France, il est certain qu'il est l'heure des ténèbres, il est certain que Dieu viendra nous sauver...
« ...De Jésus et de Marie vient de naître cette École, comme une petite lumière, dans notre nuit, comme l'étoile de Bethléem dans un monde glacé, comme un « mystère de foi » au milieu du « mystère d'iniquité ».
« C'est d'une audace sans nom...
« ...De la miséricorde de Dieu vient de naître cette École à part, loin des charniers, des conditionnements, des esclavages, des folies et des artifices... Bien loin, non comme un refuge, mais comme un bastion, une forteresse, une base de départ active et laborieuse...
« ...Dans cette forteresse, on va faire ses classes, on va s'armer : de doctrine et de vertu.
« De doctrine : la doctrine traditionnelle intégrale... Retour à l'essentiel, au réel, au réalisme...
« ...L'École est patronnée par Saint Benoît, patron de la Chrétienté occidentale, et par là-même, de la civilisation chrétienne et de la civilisation tout court. Saint Benoît, garant d'une formation liturgique dans la beauté. Ensuite, Saint Louis, modèle de sainteté, de piété, chevalier des Croisades, de Jérusalem à Carthage, du Bassin Méditerranéen, qu'il voulait rendre à sa situation et à sa dignité de berceau de notre Chrétienté et de notre civilisation occidentale. Saint Louis, héraut du règne social de Jésus-Christ, à l'instauration duquel il a tout œuvré.
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« Ainsi armés rien plus désormais n'est impossible : l'arbre, le grain de sénevé, va grandir jusqu'à recouvrir les ruines. Heureux ceux que Dieu a choisis, quelle grâce merveilleuse, à eux de faire l'histoire, de savoir qu'il est possible, qu'il est de leur devoir de lutter contre vents et marées, qu'il est possible, qu'il est certain qu'ils peuvent imprimer une autre direction à l'Histoire, qu'ils peuvent recommencer, en conservant, en exposant, en transmettant la flamme, la lumière, celle qui doit renouveler la face de la terre.
« Ce ne sera pas tâche facile : rester fidèle, transmettre la fidélité leur vaudra bien du labeur et peut-être, il faut toujours être prêts, le martyre. Le bel arbre sera-t-il choisi pour devenir l'arbre de la Croix ?
« Mais Notre-Seigneur nous regarde : « Pierre, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? » et nous livre son testament :
« Celui qui veut sauver sa vie la perdra... Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? Celui qui m'aime, qu'il prenne sa croix et me suive. Ils vous chasseront des synagogues... Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il ne porte point de fruit... Ne craignez pas, petit troupeau, j'ai vaincu le monde... ne cherchez pas parmi les morts celui qui est vivant. Je suis ressuscité, Alleluia. Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles. Alleluia ! »
Ainsi s'exprimait le R.P. Maurice Avril, de la Congrégation de Saint-Lazare, dans la péroraison de l'homélie qu'il prononça le dimanche 3 octobre 1971, lors de la Grand-Messe solennelle de l'inauguration de l'École, célébrée dans l'église Saint-André de Salérans.
Ces paroles constituent comme la charte même de l'École Saint-Louis-Saint-Benoît, tant elles serrent de près les principes sur lesquels se sont établis ses fondateurs, qui, quatre mois auparavant, ne connaissaient même pas le saint apôtre des harkis, mais dont les intentions profondes ont été très rapidement perçues par sa perspicacité surnaturelle.
Les trois premiers mois de l'année scolaire 1971-1972 ont illustré, point par point, cet éloquent prélude.
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Entreprise d'une audace sans nom...
Il est vrai, dans la sombre nuit qui oppresse notre société, c'est un réflexe bien chrétien, -- donc une folie aux yeux des hommes --, de croire à la lumière, dans l'espérance invincible qu'elle jaillira à l'instant même où l'on se persuadera que tout est perdu.
Ce réflexe, la grâce de Dieu, et Sa Volonté aimée et recherchée, l'ont produit dans l'âme de ceux qui, dépourvus de moyens financiers et presque sans appui, ont créé l'École Saint-Louis-Saint-Benoît, avec le concours de Parents courageux qui ont accepté le choix lucide de leurs fils.
Dieu a montré la voie et les hommes l'ont docilement empruntée. Il les a menés en ce « bout du monde », havre de silence et de paix dans un cadre de beauté, sous un ciel saphirin où l'école de Salérans attendait ses hôtes afin qu'ils redonnassent vie à ce village mourant et dépeuplé.
Dieu y rassembla les fils épars de professeurs cherchant à respecter et à honorer leur sublime vocation ; de Parents désireux de préparer leurs enfants à la restauration de toutes choses dans le Christ, de garçons de 15 à 20 ans, avides d'Absolu, mais mourant de faim et de soif dans le désert d'un humanisme chimérique ; de prêtres résolument fidèles aux promesses de leur Ordination ; d'hommes de bonne volonté qui, pour être éloignés du bercail, n'en ont pas moins gardé leur droite raison naturelle toute prête à s'épanouir au contact de la vie surnaturelle exprimée et vécue par les maîtres et leurs disciples.
Ainsi fut tissée, jour après jour, la trame sur laquelle la navette quotidienne de la vie spirituelle, familiale et scolaire de l'École allait produire dans l'effort une précieuse tapisserie dont nous voudrions tenter de décrire ici le dessin.
... L'École Saint-Louis-Saint-Benoît est une forteresse...
Alors que l'Éducation Nationale, institution révolutionnaire et tyrannique, issue des Sociétés de Pensée et de la Convention, sombre dans l'impuissance et l'anarchie, poussant des professeurs au suicide et des élèves aux abîmes des « paradis artificiels » ; alors que l'Enseignement Libre se meurt pour avoir renoncé à son essence même, l'École Saint-Louis-Saint-Benoît s'édifie sur les fondements solides que l'Église, « Custos, Mater et Magistra », et les siècles de *foi* ont élaborés :
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-- *l'autorité*, sacrée en sa source, sur laquelle toute société ou institution humaine repose comme sur le roc et sans laquelle l'éducation n'est qu'une contre-façon, sinon une perversion ;
-- *la liberté,* la liberté vraie, celle-là même que la Tradition désigne comme « la liberté des enfants de Dieu », affranchis de l'esclavage de la triple concupiscence ;
-- *la soumission au Réel,* seule protection efficace et souveraine contre les périls mortels de l'idéalisme, sous toutes ses formes, et mère féconde de la connaissance ;
-- *la fidélité,* jalouse, imperturbable, à la doctrine immuable dont le Magistère de l'Église est le gardien et le définiteur, ; à la liturgie tridentine, à son esprit et à ses rites ;
-- *la pédagogie intégralement catholique,* qui distingue pour unifier, qui respecte pour élever, qui redresse pour affermir, afin que l'homme puisse devenir ce qu'il doit être selon le cœur de Dieu ;
-- *l'enseignement synthétique et organique,* qui assure en un « Corpus Doctrinae, dont le Christ est la tête » la connaissance des êtres et des choses, en vérité et en profondeur, selon le mot de Saint Bonaventure affirmant « qu'il est impossible d'avoir l'intelligence parfaite des choses si l'on ne sait comment elles prennent origine, forme et rang dans le Verbe : comment Dieu se révèle par elles », et suivant l'énergique remarque de Pie XII qui précisait « que c'est justement l'homme de notre époque dominée par la technique qui a besoin de cette éducation intégrale et unificatrice, -- éducation fondée sur la Vérité absolue et plaçant Dieu au centre de l'existence --, telle que la foi chrétienne et l'Église Catholique peuvent la donner » ;
-- *le respect intégral de la Tradition,* qui, « nova et vetera », « n'est pas de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l'esprit qui a fait les grandes choses en d'autres temps », comme disait Paul Valéry.
Fondée sur ces principes de vie, l'École Saint-Louis-Saint-Benoît remonte peu à peu, non sans efforts, mais dans la joie, le flot impétueux et mugissant du modernisme théorique et pratique que charrie le siècle, établit des levées, construit des digues, dresse des barrages, colmate des brèches et... panse les plaies, car ce « siècle est un siècle de fer » qui blesse et déchire, fouaille et pourfend nos faiblesses... !
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... où l'on s'arme de doctrine...
Dès la classe de Seconde, et quelle que soit la section choisie, on y enseigne la métaphysique et les sciences sociales et politiques, en même temps que les arts et les mathématiques. Saint Thomas et les Papes sont « les grands auteurs » étudiés. Les cours sont enregistrés, puis « repiqués », dactylographiés ou recopiés par les élèves eux-mêmes. On s'arrache les feuillets, par crainte d'en être privés.
Les ouvrages de Bossuet, de Joseph de Maistre, d'Hello, de Blanc de Saint-Bonnet, de Maurras, de Marcel De Corte, de Gustave Thibon, de Jean Ousset, de Jean Madiran, de Louis Salleron ont remplacé, dans bien des cas, les manuels scolaires bannis, et sont ouverts en permanence sur les bureaux et les tables de chevet.
A l'École Saint-Louis-Saint-Benoît, les élèves se plaignent de n'avoir pas en nombre suffisant des cours de philosophie, de théologie et de culture générale !
C'est ainsi pourtant, que « se grave, écrit un élève, dans nos esprits et dans nos âmes le sceau de l'École Saint-Louis-Saint-Benoît qui, même si nous ne sommes plus à Salérans, nous fortifie de son unité très forte ».
... et de vertu.
Cette unité, c'est au Saint Sacrifice de la Messe, célébré solennellement chaque jour au cœur de la matinée, rehaussé par le Chant Grégorien du Commun et souvent du Propre, les jours festifs, qu'elle se forge et s'actue. Les garçons ne s'y trompent pas qui avouent que pour eux « la messe est par excellence l'instant de joie véritable et de paix ». De son côté, le Chapelet quotidien est source de grâces, singulièrement de grâces de lucidité et de force.
Un incident, datant des derniers jours du premier trimestre est particulièrement révélateur du « grand bien spirituel » dont les confessions entendues par les Prêtres témoignent hautement. Le voici :
En fin d'année, manifestement, le malaise planait. L'imminence des examens, la proximité des vacances, voire la lassitude ou même l'habitude, ne suffisaient pas à l'expliquer. Il sévissait chez les « Terminales » et le Directeur cherchait vainement à en identifier la cause, lorsqu'il apprit tout à fait par hasard, au cours d'une conversation, qu'une « mini-cassette » de « musique pop » (pourtant interdite par la Règle de l'École signée par les élèves et leurs parents) circulait de mains en mains dans les chambres. Il réunit alors les intéressés pour leur faire part de sa peine de constater cette violation de la parole donnée et signée et leur laisser vingt-quatre heures pour se décider à quitter l'École, puisqu'il apparaissait que, malgré leur présence volontaire et réfléchie, ils ne pouvaient en assumer jusqu'au bout ni les règles, ni l'esprit.
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« Vous nous avez fait mal, Monsieur, lui dirent aussitôt tous ceux qui défilèrent dans son bureau durant les heures nocturnes qui suivirent cette remontrance publique, mais nous devons vous dire que nous sommes coupables, plus de faiblesse que de perversité. »
L'un avoua :
« -- Oui, j'avais apporté cette musique, pensant que je ne pourrais m'en passer ici. Or, je ne l'ai pas entendue une seule fois : je n'en éprouvai jamais le besoin. Mais j'ai eu la faiblesse de la prêter à quelques uns ! »
Un autre précisa :
« -- Ce que vous avez dit, Monsieur, de l'essence perverse de cette musique, est vrai. Je le sais d'expérience, puisque depuis quelques jours je m'isolais au soleil pour l'écouter... ! »
« -- Mais alors, vous la preniez comme une... drogue ? »
« -- Oui, un peu, et j'avais perdu le goût du travail. »
« -- Pourquoi donc, alors, teniez-vous à réciter vous-même une dizaine de chapelet, chaque jour à l'Église ? »
« -- Parce que je voulais, je veux me « raccrocher ». Je suis venu ici pour cela. Et puis, Monsieur, vous le dirais-je, je voudrais communier, mais... je ne suis pas confirmé... »
Un troisième reconnut :
« -- Je n'ai pas la foi et ne veux pas l'avoir !
« -- Mais je sais bien que je me rendrai finalement, comme saint Augustin, à Dieu qui m'a voulu ici pour cela.
« -- La Messe et le Chapelet doivent être pour vous particulièrement insupportables !
« -- Oh ! non. Au contraire, j'y goûte la joie et la paix. Et savez-vous, Monsieur, qu'il m'arrive même de remonter prier à l'église, le soir, avec des camarades. »
Un quatrième, enfin, fit cette terrible confidence :
« -- L'Abbé X..., mon directeur de conscience, m'avait prêté ces années dernières les ouvrages de l'abbé Oraison et je croyais que la morale consistait simplement à faire tout ce dont on avait l'envie, selon ses instincts. Et quand je voulais me confesser de... certains actes, ce prêtre refusait, et me déclarait qu'il n'y avait pas là péché, puisque c'était dans la nature. J'ai soutenu tout cela à mes camarades qui s'en scandalisèrent et se récrièrent. Alors, je me suis troublé, j'ai eu des doutes sur cette morale qu'on m'avait enseignée. Maintenant, je commence à voir clair... Je vous demande pardon, Monsieur. »
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-- Dans la froide et claire nuit de décembre, sous un ciel adamantin, criblé d'étoiles, les yeux du Directeur se mouillèrent des larmes de la reconnaissance envers Celui qui remuait les âmes avec une douceur aussi efficace !
Heureux ceux que Dieu a choisis...
Les changements, dans le caractère, le comportement, le travail scolaire, sont assez spectaculaires. Les Parents, eux-mêmes, en témoignent :
-- « *X... est revenu transformé par son séjour auprès de vous. Je vous remercie très vivement de tout ce que vous faites. Si cela peut vous arranger, je vais vous régler le montant des scolarités des deuxième et troisième trimestres, plus une somme de 5.000 francs que je vous prie d'accepter en témoignage de ma gratitude. Ma femme et moi nous unissons pour vous remercier et vous assurer de nos prières pour le succès de votre entreprise. *»
*--* « *Je suis très heureux du bulletin de mon fils et des appréciations favorables. *»
*--* « *Ce sont deux journées mémorables que nous venons de passer à l'École Saint-Louis-Saint-Benoît et nous tenons à vous en remercier vivement, vous et M. Pouyé, ainsi que tous les Professeurs, tant l'accueil a été agréable.*
« *Nous avons été fortement impressionnés par de que vous avez réalisé et par l'esprit aujourd'hui exceptionnel de l'École.* « *Nous avons trouvé notre fils transformé, malgré le peu de temps écoulé depuis la rentrée ; son épanouissement faisait plaisir à voir... *»
« *-- Depuis que Y... est à Salérans, nous recevons des lettres régulières équilibrées et sereines, et nous avons pu voir au travers les grands progrès de notre fils dans son comportement.*
*Les appréciations des professeurs sont venues confirmer ce que nous espérions. Tout cela grâce à vous et à eux. *»
*--* « *Les résultats scolaires obtenus par Z... ne peuvent évidemment pas nous satisfaire, mais nous osons espérer que l'atmosphère paisible de l'École, avec l'aide du Saint-Esprit, lui donnera le courage de surmonter les difficultés. Toutefois, nous avons constaté avec beaucoup de satisfaction que* « *l'esprit de l'École *» *l'avait manifestement marqué. De tout cela il y a lieu de se réjouir. Je pense aussi aux ennuis et soucis financiers qui vous préoccupent, mais en attendant, je joins un ccp du montant de la scolarité, auquel j'ajoute un complément dans la mesure de mes moyens. *»
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-- « *Nous vous remercions pour l'éducation et la formation chrétiennes que vous donnez à notre fils. Nous n'oublions pas les difficultés qui sont les vôtres et nous cherchons à y donner avec nos modestes moyens une solution. *»
Les élèves ne manquent pas non plus qui reconnaissent déjà ce qu'ils doivent à l'École. En voici deux exemples :
-- « Laissez-moi vous dire toute ma joie et ma reconnaissance de me trouver avec vous à Salérans. »
-- « Après avoir passé ce trimestre à Salérans, je me rends compte à quel point cela était nécessaire pour moi. »
Un autre, venu en visite, durant les vacances de Noël a précisé : « J'ai assisté à la Messe de Minuit dans ma Paroisse : guitares, batterie, communion donnée par les fidèles. Je regardai et écoutai tout cela comme s'il s'agissait d'un culte étranger, célébré dans une île lointaine, sans pouvoir en aucune manière m'y associer ! J'avais entendu parler de schisme à « Saint-Louis-Saint-Benoît », et je ne comprenais pas ce qu'on voulait entendre par là. Maintenant, je sais ce que c'est que le schisme. Il est devenu pour moi une réalité que j'ai vue et constatée. »
A qui leur demandait pour quelle raison, ils avaient décidé de demander leur admission à l'École Saint-Louis-Saint-Benoît, un « ancien » et un « nouveau » inscrit seulement au deuxième trimestre ont tous deux répondu : « Pour mon bien ! ». L'un est étranger, et l'autre breton.
C'est ainsi qu'un jeune allemand de quinze ans, orphelin de Père, ayant entendu parler de l'École par M. le Professeur G... ami très fidèle des fondateurs, a demandé d'y venir et a obtenu une bourse d'études du Gouvernement Fédéral.
... pour qu'ils choisissent le Parti de Dieu
Car, il faut l'avouer, la grâce de Dieu est nécessaire à celui qui, à l'heure actuelle, veut son bien, c'est-à-dire la réalisation de la volonté de Dieu sur lui. Cette grâce n'est refusée à personne, mais encore faut-il ne point la laisser échapper, sous de futiles prétextes, ou par simple lâcheté, par crainte de l'effort qu'elle va requérir, jour après jour.
Sans doute, tous ceux qui sont en train de « faire l'École Saint-Louis-Saint-Benoît », fondateurs, prêtres, professeurs, parents et élèves, bienfaiteurs spirituels et généreux donateurs, ont-ils su saisir la grâce proposée, parce qu'ils étaient persuadés que l'heure était venue de passer aux actes, dans l'espérance, qui est certitude, que la lumière est toute proche, et que déjà, le voyage au bout de la nuit, n'est plus qu'un mauvais souvenir.
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Ils ont délibérément choisi le « Parti de Dieu », comme disait naguère saint Pie X, parce que chantaient en eux ces paroles du pape Pie XII : « Que l'action, votre action, soit éclairante, et unifiante, généreuse et aimante. Ce n'est pas le moment de discuter, de chercher de nouveaux principes, d'assigner de nouveaux buts et objectifs. Les uns et les autres sont déjà connus et assurés dans leur substance parce qu'enseignés par le Christ Lui-même, mis en lumière par l'élaboration séculaire de l'Église, adaptés aux circonstances immédiates par les derniers Souverains Pontifes ; ils n'attendent qu'une chose : leur réalisation concrète. »
Tant il est vrai, selon le mot de saint Jean Chrysostome, « que si l'on est chrétien, il est impossible qu'il ne se passe rien ».
Alain Tilloy.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
LE CHRONIQUEUR chargé du cours des choses dans la *Revue des Deux Mondes* est M. Vladimir d'Ormesson. La *Revue des Deux Mondes* est un monument historique et littéraire du faubourg Saint-Germain qui, à la mort de son dernier gardien J.-C. Gignoux, a raté de peu sa vente aux enchères publiques et sa mutation en drugstore. La rumeur se répandit alors que l'édifice avait dû s'écrouler comme la maison Usher sur le corps de J.-C. Gignoux, en châtiment de son mépris tenace et distingué à l'endroit du général de Gaulle. On avançait plus généralement que la revue entrait en agonie, les successeurs ne devant garder de l'illustre défunte qu'un déficit chronique emballé dans son linceul rose et le répertoire des abonnés centenaires.
Toujours est-il que, sauvée de justesse, on prit soin de la gouverner à petite allure dans le sens de l'histoire. On se précautionna contre toute tentative de réanimation brutale y compris le coup de force éventuel d'un détachement de hussards. Ces craintes n'étaient pas fondées. L'argent de droite se place à gauche et les hussards vieillis caracolent dans leurs manèges. Ainsi la revue continuait-elle à paraître sous la direction d'un homme très aimable et apparemment désabusé de tout. Son extrême prudence l'engageait à surveiller tant soit peu les collaborateurs immédiats qui se révélaient assez malicieux pour entretenir dans la maison et parfois dans le sommaire un je ne sais quoi de rétif aux vents régnants. C'est alors qu'un poutche politico-financier vint balayer la place et s'installer dedans, sous les enseignes rassurantes et bien connues de l'immobilier gaulliste. Malgré la survivance en rubriques de quelques signatures plus ou moins réactionnaires et suffisantes à témoigner de son libéralisme, la *Revue des Deux Mondes* est, jusqu'à nouvel ordre, foncièrement et lourdement gaulliste. Bien entendu il s'agit de gaullisme de droite, protecteur élu des valeurs occidentales en mutation et de ce fait promoteur des lendemains à bâtir sur les gravats du passé. Tels sont, résumés en gros et honnêtement je crois, le style et le programme de la nouvelle direction d'après le compliment de fin d'année que M. Pascal Arrighi adresse au lecteur.
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Donc M. Vladimir d'Ormesson est le préposé au cours des choses à travers les deux mondes revus et recyclés. Soit dit en passant, la conscience religieuse bimondiale est dirigée par le cardinal Daniélou, aiguillon et frein, docteur des deux églises et premier zélateur de la béatification du général. M. Vl. d'Ormesson est un grand seigneur de robe issu de ses ancêtres et de la Résistance. On admire la régularité, la discrétion, le moelleux d'un cursus honorum tout au long duquel il fut la caution aristocratique et vertueuse des scélérats au pouvoir. Grand commis de petite envergure, humaniste ronronnant, il fait retraite à l'écritoire des sages. Ne disons pas qu'il a chaussé maintenant ses pantoufles car le secret de sa réussite est probablement de ne les avoir jamais quittées, à cause, dit-on, qu'il avait un pied plat et l'autre fourchu. D'où la démarche élastique et balancée qui boit l'obstacle et que nous retrouvons dans ses chroniques modestement intitulées *Propos *: tout en restant très vieille France il fait sa cour aux mutations, et versant un pleur sur le paroissien de ses pères il applaudit aux fantasias de la liturgie. Mais je ne voulais retenir ici que la gravité de son propos relatif au nouvel an :
« *L'année va finir, l'année est finie... Mon Dieu que le temps passe vite !... plus on est vieux, plus les années sont courtes... *»
... et à quelque profondeur que puisse atteindre la méditation d'un homme de bien, Alphonse Allais s'y trouvait déjà en compagnie d'Héraclite. Où irions-nous chercher la fraternité universelle s'il n'y avait pas de lieux communs.
A bien regarder en effet, notre condition humaine est fortement caractérisée par le temps qui passe. S'il ne passait pas il n'y aurait plus de problèmes, partant plus de souci et bientôt plus de joie. Ainsi nous voyons que cette année encore les formules votives contiennent implicitement ce vœu primordial et implicite que 1972 veuille bien passer, lui aussi, d'une façon ou de l'autre, mais qu'il passe. Depuis le temps qu'on se la souhaite bonne et heureuse, ce n'est pas pour qu'elle tombe en panne au caprice d'un fainéant qui bloquerait le réveil-matin en se retournant dans son lit. Tout le monde est quasiment d'accord pour attendre son bonheur du lendemain et nous avons même le devoir de courir à nos lendemains nécessairement meilleurs. Cela devrait nous soulager de la superstition des vœux mais nous craignons toujours que la sommation d'un poète ébloui ne soit prise en considération par les astres et que le sablier s'engorge. Méfions-nous des vœux stupides qui, exaucés, nous planteraient là pour toujours au milieu du lac et dans les bras d'une belle ennuyeuse. On n'est pas sûr du tout que le temps reprenne son vol sur deuxième injonction d'un amoureux lassé.
\*\*\*
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A propos de vœux en voici d'un tour assez nouveau. Ils me sont venus d'un vieux mécène de l'éducation physique : « veuillez agréer, me dit-il, l'expression de mes vœux les meilleurs avec mes sentiments les plus sportifs ». Je les ai de bon cœur agréés. Il est rare qu'un correspondant épisodique prenne soin de me préciser ainsi la nature des sentiments qu'il éprouve à mon égard et de telle sorte que je puisse y recourir en connaissance de cause. J'ai pris plaisir en effet à les distinguer de l'ordinaire distinction des sentiments distingués, mais il paraît que l'envoi n'est pas si rare. Méfions-nous alors que l'envoyeur ne gaspille l'invention, qu'il n'en use à tous escients qu'elle ne se propage et se vulgarise à la faveur des frontières incertaines du sport, qu'elle ne fasse école enfin pour s'affadir dans le polyvalent du formulaire. Avouons que dans sa nouveauté le compliment respire la franchise ; il est viril et démocratique, il peut flatter les destinataires les plus tatillons et bien souvent il évitera au signataire de récrire sa lettre pour une fin mal tournée.
Si les sentiments très sportifs sont agréés en toutes circonstances et tous secteurs de la société, les salutations, les considérations et même les respects ne tarderaient pas à s'enrichir de la variété sportive. Il va de soi qu'une dame d'un certain âge et d'une certaine éducation, fût-elle assez gaillarde encore, n'acceptera pas les hommages profondément sportifs de son correspondant sans se demander où celui-ci veut en venir, au juste. Mais une jeune personne sera probablement touchée par l'assurance d'une affection très sportive ou l'expédition de baisers sportifs les meilleurs ; elle y verra selon le cas le gage d'un amour conditionné par les intérêts supérieurs du sport ou les symptômes prometteurs d'on ne sait quel esprit de compétition. Pour ce qui est des condoléances leur qualification sportive ne pourra que raffermir la confiance des héritiers dans le deuxième souffle du défunt et l'espoir pour lui d'un classement honorable sur les cendrées de l'infini. Non, je ne m'emballe pas qu'à plaisir sur un sujet futile. Les sujets futiles se font hélas de plus en plus rares depuis que tout est signe et que d'habiles enquêteurs ont pu découvrir toute l'importance du signifié à partir du signifiant et vice-versa. Il s'en suit désormais que dans une société en sac de nœuds tirer sur la ficelle c'est joindre l'utile à l'agréable. Et soit dit en passant, quand les savants nous préviennent que la terre des hommes est à la merci des insectes, les enfileurs de mouches ont droit au respect.
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Mon propos ne va pas si loin ; je voulais rappeler seulement que, parmi les innombrables faits et gestes qui ont le privilège de concourir à notre dignité de citoyens concernés, il y a lieu de se montrer attentif à l'ascension du sport dans les hiérarchies associées du concernant et du signifié, comme le disaient déjà Polydrope et Philoscore, historiens des jeux isthmiques.
Ayant admis que le mot sportif peut qualifier un état d'âme, un comportement, une attitude intellectuelle ou affective, son introduction dans les disciplines épistolaires confirmerait l'existence légitime d'un esprit sportif au catalogue des différents esprits en usage dans le monde policé. Sa définition paraît difficile à faire au seul témoignage des compétitions proprement sportives. On comprend aisément que des sportifs soient liés entre eux par des sentiments sportifs, mais l'évidence grammaticale ne fait pas définition. L'esprit sportif, quand il prétend se manifester en dehors de ses frontières naturelles, se recommanderait au perfectionnement moral de chacun de nous fût-il étranger aux sports et même inapte. L'esprit sportif devient alors quelque chose d'assez vague, artificiel, et dont la nécessité ne se fait pas sentir. Il ferait double emploi avec le sens de l'honneur, se donnerait pour inventeur d'une loyauté moderne, fringant styliste et missionnaire au geste magnanime, véhicule de toutes les vertus antiques enfin retrouvées sur les stades, les rings et les pistes.
La question se complique du fait que dans l'usage profane le mot sportif est très souvent abrégé en sport avec les avantages et inconvénients de tout substantif pris adjectivement. On y a recours plus volontiers pour caractériser un individu, une attitude et trop souvent hélas une posture, étrangère au sport proprement dit mais apparenté à son esprit. On entendra dire par exemple d'un collègue de bureau, d'un diplomate, d'un joueur de billard, d'un père évêque ou d'un premier ministre qu'il s'est révélé « très sport » dans le service ou le dialogue. Sportif et sport ne font pourtant pas des attributs interchangeables. Vous pourrez dire et on vous comprendra qu'en telle occasion, par exemple une querelle de famille, la grand-mère s'est révélée très sport ; si elle s'était révélée sportive on vous demanderait le détail de la rencontre.
Se découvrant héritier de la Grèce le sport en a fait orgueil, comme si la Grèce n'avait pas connu de tricheurs, de félons, de cupides autant que la Haute-Marne, la Sicile ou le Yorkshire, sans vouloir faire de personnalités. Drapé à l'antique il a sus-cité tout naturellement des aèdes et des rhapsodes qui lui ont arrangé une mythologie. Malheureusement ses dieux sont éphémères et il s'en suit un va-et-vient ininterrompu assez préjudiciable à la sérénité du culte. Fatigué de son Olympe le sport se donne parfois les gants de la chevalerie et l'esprit sportif se définit alors comme chevaleresque.
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C'est un mot prestigieux, il frappe l'oreille, il excite les zones confuses de l'imagination romanesque, il peut contribuer à l'enrichissement des valeurs éthiques de l'éducation corporelle et améliorer le savoir-vivre à tous les échelons de la société. Il importera néanmoins de le dégager de son folklore et le soustraire aux obsessions religieuses contractées sous nos climats et qui borneraient son avenir. Selon ses prophètes en effet le grand œuvre de l'esprit sportif sera l'avènement d'une fraternité planétaire intégralement humaniste. Ils ont parlé d'une civilisation sportive universelle. Elle pourrait en effet s'entrevoir comme une transposition démocratique de la civilisation chevaleresque au sein d'une mythologie culturelle évolutive et le Dieu catholique romain serait alors invité, dans un esprit courtois et à titre honoraire, à participer aux délibérations des comités suprêmes de sélection, de management et de discipline.
Quoi qu'il en soit, à l'issue d'un match, en fin de banquet, histoire de causer, on pourra toujours dire entre whisky et champagne que Dieu est un arbitre écossais, qu'il ne faut tenter le drop qu'en l'état de grâce et que l'ouverture au monde présuppose la mêlée. Il existe aujourd'hui un engouement pour la science des mythes et symboles. De ce côté-là le sport est assez riche et à peine exploité. Mais tous les espoirs lui sont permis s'il est vrai qu'une symbolique généreuse fait témoignage de civilisation. Par la variété de ses disciplines il serait en mesure de fournir en images, métaphores et paraboles tous les secteurs de l'éloquence et de la littérature. Il deviendrait le trésor des fabulistes et le philosophe y trouverait maintes fois l'économie d'un galimatias. Le mot sport à lui seul s'est taillé tout de suite un éclatant succès dans la rhétorique populaire en laissant publier cette image très sommaire, contestable et séduisante que la vie est un sport. Malheureusement trop d'imbéciles en ont fait devise et les goujats trop souvent la raison de leur conduite, pour que le sens de la vie et le sport lui-même n'en soient pas offensés. On admettra plus facilement que la littérature est un sport, un sport individuel doté d'un public, de championnats, de records, de nombreuses couronnes et d'un podium suédois. On peut y voir comme une espèce de décathlon bien conçu pour mettre en évidence la force, l'habileté, le style et l'intelligence des athlètes, mais la course à pieds en donne une image plus commode et plus simple. On dit alors que la plume doit choisir une distance adéquate à son souffle, qu'imbattable au cross elle peut se claquer au demi-fond, rater son départ au 800 mètres, s'égarer dans les couloirs d'autrui et se perdre dans la nature, que si l'ambition lui vient de s'aligner dans le critérium de la chronique elle ne tiendra pas dans la foulée des sprinters qui vous enlèvent un cent lignes en 10 s. 5/10, mais qu'à la rigueur elle peut arriver dans le peloton aux éliminatoires des vétérans académiques. De toutes manières on ne se privera pas d'évoquer la glorieuse incertitude du sport issue de la bouteille à encre.
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Musique. En classe de cinquième, l'heure de musique dans un lycée de Paris. Il n'y a pas d'enseignement. Le cours est entièrement consacré à l'audition de musique concrète ou pop. On fait passer les disques apportés par les élèves. L'un d'eux, ce jour-là, s'amène avec un disque de musique militaire. Scandale et provocation, le dialogue est refusé, le trublion flétri, le pop-concret se déchaîne et l'incident est précipité dans les ténèbres antérieures. Que les refrains de ma mère aillent y bercer les mathématiques de papa. Dans le meilleur des cas le maestro serait un hippie à férule, variété assez rare d'une espèce généralement fascinée par les modes américaines. Il appartenait donc à l'Éducation nationale de lui confier l'emploi de maître-sapeur des structures mélodiques de la société de consommation. Dans l'hypothèse où il ne serait qu'un maoïste, il fera comme ses pareils, qui, le jour venu, marcheront clique en tête, et la pelle sur l'épaule au son de *Pékin-Paris,* pas redoublé sur mesure à quatre temps.
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Cinéma. Pour la première fois, sauf erreur, l'archevêché de Paris a publié une protestation contre les débordements de l'érotisme. J'ose croire qu'il a dû céder à l'impatience des familles chrétiennes aliénées dans une pudeur infantile et dont le nombre l'aurait surpris. Ce communiqué nous apparaît comme une grimace exquise. Il nous rassure enfin sur la vigilance de nos pasteurs qui déclarent se dresser contre l'érotisme tout en se penchant avec sollicitude sur les problèmes de la sexualité. Je crains un peu que nos pasteurs acrobatiques n'aient déjà raté leur numéro. Tombés dans le filet. On n'a pas oublié que le film *Théorème* avait remporté le grand prix du cinéma catholique. J'en dirai deux mots pour le lecteur qui n'aurait pas déféré à l'invitation pastorale. C'est un film remarquable à maints égards et en particulier dans le méli-mélo éroto-poétique de ses prétentions et interventions surnaturelles. Dans une famille très riche, très capitaliste et qui, bien entendu, s'ennuie un peu sans savoir pourquoi, un doux et beau jeune homme s'invite à passer quelques jours. C'est le révélateur angélique des chairs ignorantes et ignorées. Tout le monde y passe, la mère, le père, la fille, le fils et la bonne. Mission accomplie, il s'en va discrètement. Frappées à mort par la grâce de ce divin fornicateur les victimes extatiques s'en vont aussi, chacune de son côté.
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Elles iront se perdre en désespoirs plus ou moins sordides ou féeriques, la bonne ayant le privilège de s'enterrer elle-même au sens propre mais en odeur de sainteté légèrement sulfureuse. Quant au chef de famille il va se mettre à poil dans un hall de gare, symbolisant ainsi la mystique du dépouillement total dans l'exhibition intégrale. Tout cela d'un individualisme forcené. Je dois à la vérité de dire que la caméra ne rate pas une occasion de se pencher avec sollicitude et poésie sur les braguettes, fussent-elles fermées, et les slips fussent-ils traînant sur le tapis, comme aux sources mêmes de l'amour sublime et transcendant. Ce film est passé dernièrement dans un cinéma de mon quartier, cinéma de famille comme on disait, mais recyclé dans la cochonnerie artistique. On y affichait donc la précieuse caution d'un organisme mandaté par nos autorités épiscopales. Comment pourrais-je, en tant que spectateur baptisé, ignorer désormais que c'est bien là, en dessous de la ceinture et tapie dans ses linges, qu'il faut chercher la vérité qui fera notre salut. Ce qui me taquine encore c'est précisément l'affaire du salut qui se débrouille assez mal dans la démonstration du théorème. On me conseille alors d'en suivre les nombreux développements et corollaires en projection permanente dans toutes les paroisses de France et de Navarre.
Jacques Perret.
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### Sur la mythologie
par Jean-Baptiste Morvan
On peut éprouver quelque irritation à l'égard de ceux qui, comme les champions de la « nouvelle-critique », font un emploi constant du mot « mythologie ». La volupté incantatoire qui s'attache aux mots trop aimés, les inflations survenant dans le vocabulaire en matière philosophique, morale ou religieuse, sont des signes, mais souvent de mauvais signes. Les enfants se grisent aussi du terme nouvellement découvert et croient tenir, avec le dernier appris, la clef miraculeuse de la connaissance, la formule magique capable d'exorciser les menaces cachées dans l'univers. Il nous faut bien tenir compte des mots qui sont « dans le vent », et chanter le refrain un moment avec les autres ; car toute génération a sa part d'enfance et pour connaître son temps, il faut en expérimenter le langage. Mais on ne doit point le subir toujours.
Ce terme de « mythologie », si cher aux structuralistes, nous essayerons d'abord de retrouver ce qu'il signifie pour nous. Rien ni personne ne peut nous contraindre à faire table rase de l'ensemble intellectuel que nous avons formé, maladroitement peut-être, avec des disproportions et des lacunes, selon des rencontres et des causes parfois fortuites, mais sur lequel nous avons accompli une expérience personnelle qui de toute manière influera sur notre travail à venir. Trop souvent l'autocritique et le lavage de cerveau sont les aimables invités que nous dispensent les nouvelles écoles, dans une époque en proie à l'obsession pseudo-mystique du produit détergent. On veut nous persuader que la meilleure culture, c'est celle qui ne serait pas du tout faite pour nous, et qui balayerait notre expérience au lieu de la nourrir. Nous avons tous chanté « Je n'ai qu'une âme » ; ce n'est pas pour la livrer joyeusement aux assauts lancés par le parti des outrecuidants. Ils croient faire subir aux termes généraux de la culture un bain de jouvence en les replaçant dans un climat « sauvage ». Nous y perdons plus que nous y gagnons, à chaque expérience. Et si la tentation de l'épreuve « sauvage » semble s'imposer aux intellectuels, c'est en grande partie parce qu'une période antérieure a usé les interprétations artistiques et culturelles en général. Mais nous ne dépendons pas plus essentiellement de la période qui nous précéda et nous vit naître que de celle que nous vivons actuellement. L'antithèse d'hier et d'aujourd'hui ne saurai résumer pour l'homme le problème de la culture.
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Ainsi en est-il de la mythologie. Lévy-Bruhl et Durkheim sont venus après Leconte de Lisle et Renan, et Lévi-Strauss ; arrive après Giraudoux, Gide, Valéry, Sartre et Camus. Le caractère contestable des théories formulées par les ethnologues ne peut aucunement nous dissimuler les aspects aussi décevants, dans leur fond, de certaines inspirations littéraires. La « branloire pérenne », ce balancier de l'esprit dont parlait Montaigne semble réserver à certaines décennies l'usage artistique et littéraire de la mythologie, après quoi le goût s'en écarte. J'en tends « mythologie » au sens le plus commun : Jupiter et son aigle, Vulcain et son enclume, les « Métamorphoses » d'Ovide Et s'il fallait définir cette mythologie par le climat d'une œuvre je crois bien que je réserverais à Ovide une place de choix Précisément parce qu'il est, au moins dans la première partie de sa production poétique, un poète dépourvu de sérieux incapable de considérer la mythologie autrement que comme une fiction narrative élégante. Il représente une certaine attitude d'esprit : la mythologie n'est plus l'expression spontanée d'un fond obscur et quasi viscéral de l'âme humaine ; c'est ni procédé qui réserve une part de liberté et d'indifférence. Dans cette perspective, Ovide témoigne pour la vérité ; on ne peut croire en le lisant que ces songeries fluctuantes eussent de son temps quelque chance de devenir les symboles sacrés de la bonne volonté de l'homme. Avec le Christ, le vrai signe était déjà donné. Les passions personnifiées par les dieux anthropomorphes étaient désormais le domaine du poète et du sculpteur et cela était dans l'ordre.
Tous ceux qui se proposent de reconsidérer les mythologies païennes dans la perspective d'une foi, même au sens le plus large du mot, m'inquiètent ou m'indignent : aussi bien Leconte de Lisle que les nazis épris du panthéon germano-scandinave Je ne puis même pas admettre que pour la commodité d'un exposé qui se veut scientifique, comme celui de la psychanalyse freudienne, on aille constituer en valeurs prestigieuses les noms pris aux héros des antiques légendes. Il me semble qu'or, ne peut mieux démontrer leur valeur obsédante, c'est-à-dire aliénante, étrangère, leur rôle de virus. Ces mythes tinrent peut-être lieu d'abcès de fixation, à l'aube de la pensée européenne. Mais les élucubrations dérivées du freudisme ne voient ou ne veulent voir dans l'âme que ces complexes affublés de noms grecs et nous imposent ces images d'une indésirable mythologie comme les seuls étendards de l'esprit.
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Dans la mesure où l'on peut considérer que ces mythes correspondaient à des traumatismes ou à des malformations de l'âme, on est tenté, non point de regretter ce « génie du paganisme », mais de justifier l'élan destructeur, parfois jugé fanatique, aveugle et populacier, qui anima les chrétiens des premiers siècles. Le pire ennemi de la mythologie, c'est l'homme qui manifeste l'intention de la prendre au sérieux dans la direction intellectuelle de sa vie.
Je suis revenu l'été de l'an passé dans mon pays natal et j'ai visité pour la première fois les fouilles des Fontaines-Salées à Saint-Père-sous-Vézelay. On y a retrouvé quelques morceaux de la statue d'une déesse des Sources. L'archéologue peut déplorer que les disciples de saint Martin aient ainsi concassé cette effigie thermaliste. Mais dans un monde encombré, il faut parfois savoir se faire de la place. Le regret des antiquaires ne peut se situer sur le même plan que les impératifs d'une foi justement hostile à un univers trop bien pourvu de statues, surchargé d'idoles comme un échiquier de ses pions. Si la mythologie dans ses expressions plastiques nous paraît encore digne de meubler notre climat artistique, elle ne s'insère plus du moins dans un ensemble officiel présidant aux rythmes et aux rites de la société civique. Elle n'est plus dans notre ère qu'une reconstitution par le pinceau ou par le ciseau, opérée essentiellement pour le plaisir, sans idée d'obligation, sans même l'arrière-pensée d'instruire d'une manière positive : au point que tout mythe antique que l'on veut charger d'une idée grave, importante et salutaire paraît du même coup affecté d'une certaine lourdeur, d'une hypothèque de maladresse. Certains créateurs subissent ces inconvénients, d'autres comme Giraudoux, cherchent à les combattre ou à les compenser par l'exercice d'une fantaisie parfois non moins laborieuse.
Ces figurations des mythes, nous aimons assez, à l'occasion, ne pas trop savoir ce qu'elles signifient. Quand je pense à l'aspect glacial de l'académisme 1900 qui multipliait les déesses utilitaires sur les billets bleus de la Banque de France, je me souviens sans déplaisir de ce jardin d'hôtel irlandais où le groupe franco-américain des touristes s'interrogeant, avant le déjeuner, sur la personnalité véritable d'une statue de plâtre. On n'eût su affirmer qu'elle fût Pomone ou une simple paysanne. La mythologie doit être discrète et gratuite ; après tout, je ne pense pas qu'il soit absolument nécessaire de savoir parfaitement les noms des Muses avec la raison sociale de chacune. J'ai jadis essayé de les apprendre par cœur, comme les chefs-lieux des départements et leurs sous-préfectures. Puis l'âge venant, j'y ai renoncé. Et pourtant, de toute la mythologie, ce sont ces déités presque uniquement allégoriques qui me sont encore les plus chères.
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Mais les figures de la mythologie peuvent-elles être discrètes ? Je crois en tout cas que c'est souvent le silence qu'on leur demande. Les poètes, Henri de Régnier par exemple, qui ont chanté les statues du parc de Versailles, sont surtout émus par ce silence qui représente pour nous la brève période de méditation située entre la vision artistique et la pensée qu'elle nous suggérera et que nous voulons garder le privilège d'exprimer. Assez bien confondues avec le parc et ses verdures assombries, elles sont l'esquisse de personnages intermédiaires entre une parole enfuie et une parole à venir. La mythologie n'est plus pour nous l'expression même. Elle est une invite à penser, mais non immédiatement ; ses silhouettes servent d'intercesseurs pour une période hésitante de l'âme. Comme disait un poète : « Le silence est peut-être une voix qui s'est tue. »
S'il me prenait fantaisie de constituer en théorie solidement et lourdement systématisée mon point de vue sur la mythologie, je l'appellerais, je crois, la théorie de la Chaîne. Ces dieux doivent être enchaînés : dans la pierre des sculptures, dans cet autre marbre qu'est la rhétorique -- ou encore obligés à prendre docilement leur place imposée dans le cadre d'un trumeau. Le temps se chargera, par une érosion qui lui est propre, de rendre la grâce du rêve à cette situation parfois humiliante et inconfortable infligée aux figures divinisées des passions humaines.
Je ne crois pas qu'on puisse les éliminer, les reléguer dans l'ombre d'un cachot souterrain. Les dieux mythiques sont dans une bien étrange condition : s'ils reparaissent trop, ils deviennent à tout le moins encombrants ou assommants comme dans les odes pindariques de Ronsard ; s'ils disparaissent complètement, on regrette leurs ombres. Je sais que certains moralistes se sont indignés de leur tenace présence ou de leurs réapparitions. Louis Veuillot, évoquant la Renaissance dans « Çà et Là » à propos de l'invention de l'imprimerie, écrit : « L'impur Olympe rentra dans le monde, d'où le Christ l'avait chassé ». Veuillot trouverait sans doute un allié imprévu dans le Socrate de Platon, qui censure Homère pour avoir mal parlé des dieux et avoir complaisamment narré sur eux tant d'anecdotes scandaleuses. Il est évident que l'atticisme, où tout était loin d'être pur, ressentait nécessairement la pesanteur terreuse et charnelle que nous retrouvons dans « Le Satyre » de la « Légende des Siècles », dans les fresques bavardes de Leconte de Lisle et dans les nostalgies dionysiaques de Nietzsche. Les héros mythologiques utilisés par Freud, Sartre ou Camus nous imposent leur frénésies, ou leurs pesantes et insignifiantes somnolences. Les dieux, s'ils sont déchaînés, nous entraînent dans les fondrières de l'esprit ; mais l'homme retournerait bien sans eux à ses ornières et pétrirait de nouvelles idoles avec la plus impure argile de sa pensée.
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La mythologie est érotique en son principe et chaque époque réclamera ses idoles vivantes et passionnées. Nous avons dans le cinéma une mythologie en mouvement, c'est-à-dire une mythologie déchaînée qui prétend reproduire la vie même. Un film comme « Orfeu negro » montrait de façon très révélatrice les conjonctions possibles du rêve antique avec le moyen moderne d'expression. A cette tentation du mouvement, la mythologie artistique classique n'échappe pas forcément : à propos d'une statue du parc de Versailles, Jacques Perret en qualifiait malicieusement l'attitude de « strip-tease » et l'exemple n'était pas isolé. Mais la mythologie artistique fait de la rêverie sensuelle un sujet, elle y introduit la difficulté du travail, elle impose à un personnage de pierre ou à une figure peinte. Elle crée une fiction intellectuelle et scénique autour du personnage, lui impose un rôle, l'arrête dans sa course et dans son mouvement, au centre d'un chœur de charmilles ou dans un cadre doré. Pourquoi vouloir que l'art exprime la vérité de la nature humaine dans ses démarches hâtives, irrationnelles ou frénétiques ? Ce qu'il y a de faux dans l'académisme lui-même n'est faux que par rapport au courant le plus immédiatement perceptible de la nature humaine. Nous savons bien au fond que les passions de l'homme sont en bonne partie fiction spontanée, invention, surestimations et vanités. Notre nature la plus vraie, qui aspire à son rachat, ne souhaite pas que ces passions reçoivent un coefficient excessif de réalité, comme cela se produit avec le cinéma. La sculpture et la peinture obligeaient à choisir un moment où les passions fussent arrêtées, et en quelque sorte révolues, reprises d'une autre manière par l'esprit, et laissant à l'esprit du spectateur le temps de participer quelque peu au travail du créateur. Je n'ai pas souvenance que les moralistes et les prédicateurs les plus éminents du XVII^e^ siècle se soient souvent emportés contre les Vénus de pierre : beaucoup moins en tout cas que contre les actrices de théâtre, et cela non sans quelque raison d'urgence. L'orgueil était leur cible essentielle ; or la vie passionnelle de l'homme s'admire davantage dans un spectacle qui ne réserve ni silence, ni immobilité.
A la limite, la mythologie qui compte pour nous, celle de l'art, ne serait pas une façon d'exprimer la nature humaine, mais peut-être une manière de se contraindre à ne pas l'exprimer. Dans le domaine littéraire, où nous souhaitons aussi d'arrêter en le fixant le flux d'un lyrisme interne où les images se confondent, nous en arrivons à regretter le style interprétatif d'Ovide, qui enchaîne les dieux par l'amusement, se refuse à leur donner la marque prestigieuse du tragique. Faut-il aller jusqu'à justifier le burlesque des « Énéides travesties » du classicisme débutant ? Non, car le burlesque visait en fait à libérer une nature goguenarde et égrillarde des obligations de dignité imposées par le travail artistique. Mais le classicisme doctrinal admettait le style héroï-comique.
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Nous autres, romantiquement encore, nous ne concevons trop souvent qu'une nature humaine hurlante et gémissante. Nous savons pourtant que la nature humaine en son cours ordinaire et commun bavarde plus souvent qu'elle ne clame, et que le sérieux avec lequel on doit la considérer consiste souvent à ne pas la prendre trop au sérieux.
« Vous serez comme des dieux ! » C'est le Serpent qui le dit. Nous sommes de petits dieux, avec de petites histoires, et dont le destin est d'espérer une place tranquille dans un parc, concitoyens du jardinier silencieux et des pigeons qui picorent. Nos bavardages font partie du divertissement ; nous n'échappons guère au divertissement, mais nous souhaitons qu'il soit conscient, afin d'espérer que nous soyons rendus vraiment à nous-mêmes, et réintégrés dans la pleine nature de l'homme, celle qui construit, qui réfléchit et qui mérite. Si le primitif a inventé le mythe, les époques suivantes ont inventé la mythologie souvent pour se débarrasser des contraintes du mythe. La mythologie est artistique parce qu'elle est critique. Elle n'est pas une bulle nouvelle montant à la surface d'un mystérieux marécage de la conscience -- ou de l'inconscience -- humaine. Elle ne consiste pas à empiler une soucoupe sur d'autres soucoupes, selon l'image trop répandue prise à Lévi-Strauss. Nous ne pouvons être inventeurs de mythes à la façon du Polynésien ; et le Polynésien ne l'est peut-être que par inertie. Nous autres civilisés (et nous aurons beau faire et beau dire, nous ne pouvons nous empêcher de l'être), nous jouons seulement à être les artistes et les artisans du mythe. Et nous mentirions à notre nature si nous pensions que ce rôle, nous le jouons « naturellement » au sens trop fréquemment donné au mot, c'est-à-dire dans une démarche spontanée et passionnelle de l'esprit.
Jean-Baptiste Morvan.
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### L'athéisme chrétien
par Thomas Molnar
Le paradoxe dans le titre n'en est guère un aux yeux d'un nombre croissant de nos contemporains, y compris des prêtres et des religieuses. Le christianisme dit « athée » attire la curiosité d'une époque dont le goût est affadi par mille nouveautés et qui exige des combinaisons rares et des incompatibles juxtaposés afin de ressentir encore quelque jouissance intellectuelle. Bien que la masse des chrétiens n'essaye même pas de comprendre s'il y a quelque chose de valable dans une « religion » sans Dieu à son centre, les conséquences d'une pareille doctrine -- parce qu'il s'agit d'une doctrine, comme nous allons le voir -- finissent par ébranler sa foi. Le « Dieu est mort » de Nietzsche est resté le cri mi-content, mi-triste d'un excentrique, -- un cri passé dans la littérature d'une époque ; cependant, la théologie du « Dieu mort » n'est pas un cri isolé, c'est une pensée systématique qu'exploitent les théologiens dans le vent, les demi-intellectuels, et à leur suite la presse. Il convient, par conséquent, d'examiner cette théorie avec la plus grande attention.
« Dieu est mort » veut dire exactement ceci : Dieu a été vivant à un moment de l'histoire humaine (c'était une notion valable, devrait-on dire avec plus de précision), mais il a été remplacé par une forme nouvelle de l'évolution de l'Esprit. Rien qu'à l'aide de cette phrase on voit tout de suite qu'il ne s'agit pas de la négation de Dieu proposée par le matérialisme d'un Démocrate, d'un Épicure ou d'un Lucrèce, ni de l'indifférentisme combattu par Blaise Pascal. Matérialisme et indifférentisme (qui n'en est qu'une variante) cherchent à expliquer la vie dans sa complexité, même intellectuelle, en ayant recours à une hypothèse, toujours changeante, d'ailleurs, depuis Épicure jusqu'à Jacques Monod, selon laquelle tout s'explique par l'arrangement fortuit des particules subissant la pression des forces.
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L'athéisme que nous examinerons ici laisse, dès le début, la place de Dieu à l'Esprit (*pneuma*) qui engendre tout, de sorte que l'essence spirituelle est infusée dans toutes les choses. Contrairement aux matérialistes de Lucrèce à Marx, tout est pénétré d'esprit, tout est spirituel. L'histoire est par conséquent la biographie de l'Esprit divisée en périodes de maturation croissante comme la vie d'un homme. Une de ces périodes, toujours la pénultième pour l'athée chrétien, a été placée sous le règne du Dieu du christianisme ; à mesure que la phase chrétienne s'éloigne, surgit la dernière phase, mûre et parfaite, celle de l'Homme.
A ce point-là, deux questions se posent : *primo, pourquoi la phase chrétienne s'éteint-elle ?* Ce n'est pas pour des raisons prises dans l'histoire, mais dans le dynamisme de l'Esprit lui-même. La vie de l'Esprit est la poursuite permanente de la connaissance de soi, ce que nous appelons « évolution ». Quand une période historique a répondu à l'interrogation de l'Esprit (lequel veut se connaître et s'épanouir progressivement), a réussi à identifier un aspect nouveau de l'Esprit, celui-ci se déplace et pose la question suivante à une période nouvelle, c'est-à-dire que la question de l'Esprit et la réponse obtenue -- ce dialogue -- constitueront la période nouvelle.
Notre deuxième question. *L'homme devient-il Dieu dans la phase ultime ?* De nombreux théologiens, philosophes et des mystiques radicaux se sont penchés avec tout le sérieux possible sur cette possibilité, mais les formules auxquelles ils aboutissent sont en général obscures : toutes, cependant, parlent d'un Dieu qui habite l'âme et ne fait qu'un avec elle. Cela équivaut à renoncer au Dieu transcendant, et entraîne une image assez confuse de l'homme hissé au rang de l'absolu. La conséquence en est que les traits de l'homme selon une « anthropologie divine » restent cachés ; le théologien et le mystique mettent alors l'accent non pas sur la phase terminale de la divinisation de l'homme, mais sur la période de transition à un état supérieur à l'état humain, supérieur au *status creaturæ.* La condition pour réussir ce passage est d'évacuer de la religion actuelle et déjà usée tout ce qui nous unit encore, d'une façon illusoire, bien entendu, à Dieu (le Dieu mourant). On nous somme, en conséquence, de renvoyer les vieilles formes religieuses (les dogmes, la tradition, la liturgie, les sacrements -- toute la « cosmologie païenne » et les « valeurs judaïques », dira Hegel) -- justement *par loyauté* au Dieu éteint lequel, après tout, « avait rendu quelques services », comme l'écrit Ernst Bloch.
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Le nom de Hegel et celui de Bloch doivent être retenus quand on étudie l'athéisme chrétien. Hegel se considéra toute sa vie comme un bon luthérien ; l'israélite Bloch, marxiste assez peu orthodoxe, montre une sensibilité religieuse considérable ; le premier a façonné la plupart des idées et des théologies radicales de notre époque, et le second expose le plus subtilement possible ce qu'il appelle (et ses disciples après lui) « l'athéisme *pour* Dieu ». La tradition de l'athéisme chrétien remonte, cependant, à un passé très long : au Moyen Age et même au delà, à Denys l'Aréopagite, à Jean Scot Érigène, à Joachim de Flore, aux mystiques allemands tel Johannes Tauler, et autres. Si l'on m'accuse de mettre l'étiquette « d'athée » indistinctement sur tous ceux qui furent simplement des non-orthodoxes, je ferai observer que je n'ai pas l'intention de mettre des étiquettes, mais que je crois reconnaître dans ces personnes et dans d'autres encore les représentants d'une pensée qui ou bien éloigne Dieu de la sphère de la cognition humaine (par exemple, la théologie négative), ou bien identifie Dieu avec l'homme. Toutes sortes de formules audacieuses sont alors autorisées. Joachim de Flore, par exemple, divisa l'histoire en trois époques mesurées selon la maturation spirituelle, système où la dernière époque, celle du Saint-Esprit, dépasse en spiritualité l'Époque du Fils, laquelle avait, à son tour, dépassé celle du Père. L'Église elle-même sera donc dépassée de la même manière et pour les mêmes raisons que celle-ci avait aboli la Synagogue ; dans la période ultime (le troisième âge) nous verrons une *ecclesia* absolument spirituelle -- mais toujours terrestre -- où les « signes extérieurs », c'est-à-dire les sacrements, seront « intériorisés ».
Le Cardinal Nicolas de Cuse essaya d'exprimer la notion de l'absence ou la non-disponibilité de Dieu dans des termes différents, épistémologiques. Dieu, enseigna-t-il, est inconnaissable pas nos facultés rationnelles, et ce que nous persistons à appeler « Dieu » est une figure faite par l'imagination de l'homme, un Dieu anthropomorphique. Nous devrions plutôt imaginer un Super-Dieu, un Dieu au-delà de Dieu, purgé d'attributs humains : pour le connaître, la cognition doit céder à la non-cognition, à l'ignorance du sage (*docta ignorantia*)*.* Ainsi un siècle avant Luther (deux, en le comptant à partir de Guillaume Occam), Dieu fut mis hors la sphère accessible à la raison et relégué au domaine exclusivement de la foi, et davantage encore au domaine de l'expérience mystique. On comprend aisément qu'aux périodes qui ont suivi l'affaiblissement de la foi religieuse, cette conception de Cusanus conduisait à l'agnosticisme et à l'indifférentisme, tandis que l'attention intellectuelle prenait la science comme son objet de préférence. Aux yeux de Joachim et de Cusanus, Dieu, le véritable Dieu, *n'est pas* encore ; il sera atteint plus tard dans l'histoire lorsque l'humanité sera transformée moralement et spirituellement, ou bien il sera accessible par la voie mystique pour l'individu exceptionnel. Ni dans l'un ni dans l'autre cas il ne s'agit du Dieu des Écritures.
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Un représentant du mysticisme radical, comme Angelus Silesius (dont Rudolf Otto disait qu'il pensait selon un mysticisme « dépravé »), exprimait des notions semblables et déclarait que Dieu ne pouvait rien sans l'homme « Je sais que sans moi Dieu ne peut survivre un instant ; si je suis anéanti, Dieu rend son âme. -- Quand ma volonté est abolie, Dieu devra faire ce que je veux ; c'est moi qui lui prescris la voie et le but. »
Quel est l'élément commun dans la spéculation des trois mystiques ? Dans une mesure inégale, chacun déplace Dieu vers un arrière-plan comme non-connaissable, dépendant, ou sujet à une spiritualisation plus poussée ; l'homme, par contre, se met au premier plan. Quelle sorte d'homme ? Celui qui se relie à Dieu « par la profondeur de son être » (sans que les facultés cognitives entrent en jeu), ou bien à l'aide de son progrès dans l'histoire vers des degrés de maturation spirituelle plus hauts. C'est l'homme qui porte, pour ainsi dire, Dieu, au lieu de rester sous sa providence.
Il ne faut pas s'étonner de trouver l'athéisme chrétien moderne dans l'attitude où il met l'homme, et non pas Dieu, au sommet de l'évolution de l'Esprit. « Dieu » a été une hypostase convenable pour le premier Age qui correspondait à la phase atteinte à ce moment par l'Esprit ; mais il s'évanouit dans la proportion où l'homme réabsorbe la substance spirituelle qu'il avait projetée dans cette figure imaginaire et qu'il a faussement décrite comme « transcendante ». L'homme devient progressivement conscient de sa propre divinité. L'humanité, écrit Hegel, avait déposé tout ce qui est grand et noble en l'homme dans « un être étranger » (*fremde Individuum*)*,* mais voilà le moment venu de le reprendre, de découvrir Dieu en nous-mêmes. Bloch, lui, articule l'histoire de la religion d'une manière personnelle, bien qu'il suive, avec des références précises, les schémas joachite, mystique et hérétique en même temps que le grand dessein du système hégélien. La religion a pris son départ avec les dieux mythiques et astrals, ils étaient loin de l'homme et de ses préoccupations tout en le tenant dans la servitude. La forme suivante de l'évolution religieuse a été Yahwé, conçu comme un dieu créateur et par conséquent plus près des hommes mais toujours Dieu transcendant. Puis un Dieu nouveau a paru, le Christ, « dont on n'a jamais entendu parler auparavant, qui verse son propre sang pour ses enfants, un Dieu qui incarne le Verbe, capable de souffrir la mort dans son sens pleinement terrestre ». L'évolution depuis le dieu astral et Yahwé jusqu'au Dieu humanisé culmine, selon Bloch, dans le fondateur du christianisme qui ne montre plus aux fidèles une hypostase imaginaire au-delà de sa propre personne, mais qui, au contraire, absorbe Dieu dans son humanité exclusive.
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Naturellement, Bloch n'admet pas la divinité du Christ, et pense que lorsque le Christ se donne le titre de « Fils de l'Homme », il veut dire par là qu'il est lui-même Dieu, tout comme les autres hommes sont divins eux aussi. Aux yeux de Hegel et de Bloch, les Juifs, donc les Apôtres eux-mêmes, ont été trop liés à la Loi pour saisir le véritable message du Christ : Dieu n'est pas un être étranger, il habite leur âme. Ils ont ainsi donné fatalement une interprétation erronée aux paroles de Jésus quand celui-ci les invita à bâtir la cité de l'homme et à prendre l'immense place vide abandonnée par Dieu. « Dieu devient le royaume de Dieu, et ce royaume cesse de contenir un Dieu » -- voilà le résumé que fait Bloch de la religion chrétienne, résumé qui est en même temps celui de l'histoire. L'hétéronomie religieuse et son hypostase matérialisée quoique illusoire se laisse dissoudre dans la théologie de la communauté ; mais cette communauté a dépassé le seuil de la créaturité : Bloch l'appelle, correctement, une *Utopie.*
Pour Hegel, Bloch et leur nombreux adhérents il est entendu qu'aux origines l'Esprit est la propriété de Dieu et que l'homme n'en contient qu'une quantité minime bien que dans l'héritage de l'homme, dans son patrimoine, se trouvent et l'être complet et la connaissance totale : son état de créature n'est donc que provisoire. A mesure que l'histoire s'explicite, Dieu diminue et l'homme s'agrandit, ou, pour l'exprimer avec plus d'exactitude, l'histoire *est* le processus de l'humanisation de Dieu et de la maturation de l'être humain. (C'est ce qui explique, soit dit en passant, l'insistance actuelle à démythologiser la religion, à séculariser les formes religieuses, etc.). Pour Hegel, le retour-chez-soi (*bei sich sein*) de l'Esprit est consommé dans le plus grand des individus incarnant l'histoire, Napoléon, que le philosophe allemand n'hésite pas à désigner comme « Dieu révélé » (*der erscheinende Gott*). Il n'y a que Hegel lui-même qui soit supérieur à l'Empereur puisqu'il a saisi intellectuellement l'empire napoléonien comme l'ultime configuration de l'histoire universelle. Comme l'écrit le professeur Voegelin, Hegel semble avoir pris le rôle d'un nouveau Christ.
Le christianisme est ainsi considéré comme *une phase* de la courbe décrite par l'Esprit dans le processus de sa maturation, de sa connaissance parfaite et entière de soi-même. La Synagogue avait cédé à l'Église, et à son tour, l'Église devra céder à la « Jérusalem lumineuse » -- ou bien est-ce la Noosphère du P. Teilhard ? -- dont les membres seront plus spirituels, tout comme les chrétiens possèdent plus de spiritualité que les Juifs. Ainsi la religion chrétienne, et particulièrement l'Église qui usurpe le droit de parler en son nom et de l'attacher à des formes historiques dépassées, constituent un obstacle sur la voie de la spiritualisation -- quoique, nous assure le P. Teilhard, la nouvelle Église sera entée sur la vieille tige romaine.
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Au centre de l'athéisme chrétien on trouve la notion d'une réalité ontologique mouvante, et qui pousse et mûrit à mesure que « l'avenir absolu » s'approche (Bultmann, Rahner). Dans le Troisième Age de Joachim la nature humaine est transformée, elle est devenue angélique ; dans le système hégélien l'histoire s'arrête à la bataille d'Iéna et à la rédaction de la *Phénoménologie de l'Esprit* au milieu de la canonnade. La formule de Bloch est également frappante : « S n'est pas encore P », le sujet n'a pas encore reçu le prédicat final, l'essence et l'apparence n'ont pas encore fusionné.
L'athéisme chrétien fait sien ce « pas encore » comme une méthode permettant d'éviter un Dieu réifié et son monde statique, immuable dans son essence. Suivant Heidegger, ces athées chrétiens pensent que la Parole de Dieu n'a pas été prononcée une fois pour toutes parce que, adressée aux hommes que définit la temporalité, le mouvement et le changement, bref, la maturation, une théologie nouvelle s'impose à chaque étape. La théologie devient la réflexion de l'homme sur sa possibilité de recevoir la parole divine ; cette réceptivité de la Parole, expliqua ici même Marcel De Corte, change de façon continue dans l'optique heideggerienne puisque celui qui l'accueille, l'homme, est plongé dans le flux de l'histoire. En d'autres termes, nous sommes revenus aux formules frappantes d'Angelus Silesius ; Dieu n'est connu qu'à travers les formes historiques : chaque génération, chaque être humain, comme le soutient R. Bultmann, attend une révélation adressée à lui, par le Dieu qui habite son âme. Le christianisme devient une religion du devenir (et, pourquoi pas, de la révolution), étant donné que le Christ avait donné le signal au nouvel Adam de changer, de remettre en question ses décisions, d'épouser les modalités changeantes de l'histoire. C'est non seulement Bultmann, c'est aussi Sartre. Les lois et les législateurs du passé, y compris la loi morale et l'enseignement de l'Église, cherchent à réduire ma liberté de me choisir à la lumière de l'avenir absolu, de choisir ma propre loi provisoire. On ne peut avoir la foi que par rapport à ce qui n'est pas encore réalisé. Ce qui explique le refus des prêtres et des séminaristes d'accepter le célibat, l'obéissance, et même le sacerdoce : ce qui compte davantage que la stabilité dans la vocation, c'est l'ouverture permanente aux nouveaux messages surgis d'un Dieu se trouvant dans la profondeur de l'âme.
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Approchons à présent de plus près l'univers spéculatif où s'installe le chrétien athée. Nous devons le faire car l'expression contient le mot « chrétien », ce qui rendrait futile son exclusion philosophique pure et simple du discours sur la religion ; l'athée chrétien n'en continue pas moins de clamer qu'il n'est ni matérialiste, ni indifférent en matière religieuse, qu'il est même très engagé. Ce dont l'athée chrétien souffre c'est d'une *révérence mal conçue* pour la Divinité. Voilà, schématiquement, le raisonnement qu'il tient : si Dieu existe, il doit être tellement au-dessus de nous, tellement ineffable que l'expression humaine ne peut l'atteindre, l'intelligence ne peut le connaître, et aucune institution humaine ne peut capter quoi que ce soit de son essence et de sa volonté. En vérité, les termes mêmes comme « au-dessus », « supérieur », « essence » et « volonté » deviennent faux quand on les applique à Dieu : tout ce que nous en savons c'est que nous n'en savons rien (*theologia negativa*).
Afin de décrire cette attitude, Mgr Ronald Knox trouva une expression adéquate : ultra-surnaturalisme, tandis que la mienne est « révérence mal conçue ». Son objet est le Super-Dieu de Nicolas de Cuse qui n'est pas accessible à la connaissance, seulement à l'*ignorantia *: c'est également le Dieu de Karl Barth, *totaliter aliter *; le Dieu de Hans Kung (dont la thèse doctorale fut consacrée à Karl Barth), théologien qui n'ose rien dire sauf que « nous devons suivre le Christ ». On trouve des attitudes semblables chez beaucoup d'autres qui font la critique de l'Église « institutionnelle » qui n'est pas digne du Dieu inconcevable et ineffable ; ces penseurs en viennent presque toujours à établir des Églises « spirituelles » mais qui disparaissent bientôt dans l'atmosphère raréfiée d'un enthousiasme sans objet précis.
Ainsi le chrétien athée, *parce qu'il est* un croyant et parce qu'il possède un élan spirituel, doit trouver un substitut au Dieu traditionnel qu'il qualifie d'anthropomorphe, trop engagé dans la vie d'une Église elle-même trop mondaine. Le chrétien athée penchera alors du côté du « Dieu au-delà de Dieu » des Gnostiques, du Super-Dieu de Cusanus, du Super-Christ de Teilhard de Chardin, du « Principe Espoir » d'Ernst Bloch, ou de l'Esprit Universel de Hegel -- chacune de ces entités ayant, d'après lui, une substance plus spirituelle (*pneuma*) que le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ. De quelle manière peut-on connaître ce Dieu supérieur à Dieu si ni raison, ni nature, ni révélation ne trahit sa présence ? La seule méthode qui reste est celle du visionnaire qui voit parce qu'il partage la substance de Dieu, la reflète et la possède. Il y a un rapport plus intime entre ce Dieu plus pur et l'âme au fond de laquelle Dieu renaît tous les jours (comme le disent les mystiques radicaux ou monistes), qu'entre l'homme et le Dieu traditionnel qui exige une adoration tout extérieure et qui a permis aux institutions humaines de se mêler à ses affaires. La voie est ainsi ouverte à la divinisation de l'âme qui devient, d'abord, l'habitation de Dieu, pour s'identifier ensuite à lui ;
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ensemble, Dieu et l'âme, auront complété leur maturation, marquant ainsi l'histoire. Chaque moment est eschatologique, écrit R. Bultmann. François Ortiz, illuminé franciscain espagnol du seizième siècle, soutenait que le Christ est plus parfaitement présent dans l'âme d'un homme juste que dans les sacrements ; un autre converti (du judaïsme), Alcazar, lui aussi franciscain, allait dans le même sens : l'amour de Dieu dans l'homme, disait-il, est Dieu lui-même. Mais déjà au quatorzième siècle le mystique dominicain Maître Eckhart (que l'Inquisition commençait à interroger peu avant sa mort survenue en 1327) avait exprimé tout cela : à l'aide de la vision (contrairement à la cognition), l'âme remonte de la région des causes inférieures et n'agit plus comme une âme individuelle. L'homme ainsi illuminé décide du bien et du mal de par sa propre essence.
Guidé par son âme remplie de la lumière divine, le chrétien athée vit dans la catégorie existentielle de « l'espoir total », où il n'est pas bloqué par un Dieu externe. Dans cet état, dira Bloch, les « murs de la séparation » s'effondrent, il n'y a plus « d'altérité ». L'objet de la foi « est quelque chose d'encore indéterminé, mais sans aucun doute merveilleux ». Et de se référer à Joachim de Flore qui, huit siècles avant lui, « transforma l'itinéraire de l'âme vers Dieu en le mouvement de l'histoire elle-même... Le royaume de la loi (l'Ancien Testament pour Joachim) et le royaume de la grâce (le Nouveau Testament) sont tous les deux dépassés, la *plenitudo intellectus* est acquise. » Voilà la plénitude de l'intelligence, la connaissance parfaite qui accompagne l'être total, qui correspond exactement à la déification dont bénéficient les illuminés, d'après les mystiques monistes et les chrétiens athées.
Comment pouvons-nous approcher dans l'ordre de l'intellect le problème de l'athéisme chrétien ? D'abord, il faut se dire qu'il ne s'agit pas d'une invention nouvelle, encore moins d'une conspiration des francs-maçons ou d'autres sectes ésotériques -- bien qu'à de différentes époques l'histoire de l'athéisme chrétien s'interpénètre avec l'histoire parallèle de l'hermétisme, de l'alchimie, de la métempsycose et d'autres spiritualismes, comme par exemple celui des Allemands post-luthériens Sébastien Franck, Gaspar Schwenckfeld, et surtout Valentin Weigel. De toute manière, des théories mystiques et philosophiques de l'athéisme chrétien surgirent un peu partout dans le passé de l'Église, et la situation ne changera guère dans l'avenir. En second lieu, il serait inutile d'essayer de faire comprendre aux athées chrétiens qui croient suivre la volonté de Dieu précisément en ne l'adorant plus, qu'ils ont cessé d'être chrétiens.
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Sur le plan de la philosophie, le remède -- jamais définitif dans les perspectives de l'histoire -- consiste en une compréhension meilleure de la nature limitée de la créature, partant en une meilleure compréhension aussi des tentations qui nous assaillent dans notre créaturité. Il est évidemment difficile de saisir ces subtilités en une époque de réalisations technologiques spectaculaires, mais, nous venons de le constater, à chaque période il y eut des hommes qui succombèrent à l'hybris. Le philosophe juif Martin Buber a admirablement décrit la nature de la tentation de transcender notre limitation humaine. Au cours de la spéculation philosophique, écrit-il, l'esprit de l'homme est de plus en plus enclin à laisser fusionner le concept de l'Absolu comme objet de la pensée et son propre intellect. L'idée d'abord poétiquement contemplée, devient la possibilité de l'esprit qui la pense ; le sujet, au service de l'être qu'il contemple, se met à affirmer qu'il a lui-même produit l'être. A la fin, ce qui a été en face de nous comme objet indépendant, va se dissoudre dans une vague subjectivité.
Il me semble que la meilleure manière d'empêcher que cela ne se produise est d'accepter l'idée -- partout présente dans l'Écriture -- que Dieu est à la fois près de nous (il est personnel) et loin de nous (transcendant) ; nous ne pourrons jamais épuiser son essence, toutefois nous pouvons pénétrer bien avant dans sa connaissance à l'aide de la révélation et de la cognition. Maritain note dans *Les Degrés du savoir* qu'il suffit qu'il y ait un seul objet (extramental) pour que la preuve de l'existence de Dieu soit faite. Il l'a écrit en commentaire de la pensée idéaliste, mais les athées chrétiens ne sont-ils pas, justement, des idéalistes en philosophie ? Rudolf Otto, le grand historien des religions et du phénomène du *sacré,* a lui aussi écrit que l'extraordinaire vérité du christianisme éclate au grand jour dès les paroles : « Notre Père qui êtes aux cieux », paroles qui réunissent les deux contraires, la proximité et l'éloignement, c'est-à-dire l'élément personnel qui nous rassure et emplit notre foi, et l'élément transcendant qui nous explique les raisons de notre limitation. Du point de vue épistémologique, la conséquence est la connaissance *médiatisée,* ce que l'athée chrétien ne peut admettre. Il commence donc par avoir du mépris pour la *cognition ordinaire* médiatisée par les sens, et il finit par exalter la vision mystique (comme moyen de connaissance entière et suffisante) qui atteint Dieu de par sa propre identification avec lui.
Il est vrai, le problème et le remède peuvent être formulés en termes épistémologiques ; mais en dehors de la grâce ; le problème reste, au fond, moral car il s'agit pour l'homme d'accepter *humblement* ses limites, après avoir réfréné son orgueil.
Thomas Molnar.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
La justice par l'égalité, -- c'est-à-dire par l'injustice envers les meilleurs, et donc envers tous, privés de la liberté des meilleurs.
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L'Évangile, c'est l'amour, -- entendez, comme l'Évangile parle : l'amour de Dieu que nous pouvons avoir par la seule grâce de Dieu. Avoir la charité, enseigne saint Thomas, (IIa IIae, 25, 2), c'est aimer que nous-même et le prochain ayons l'amour de Dieu.
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Il est contraire à la liberté de l'homme de se conduire par la volonté d'un autre homme, -- sans que sa volonté personnelle ait à intervenir pour obéir (Ia IIae, 9, 4, ad 2.)
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Les riches et les pauvres, -- cette abstraction, énorme entre toutes, puisque la réalité sociale, hors de quoi la pauvreté humaine défie l'imagination, ou bien est organique, et la richesse va au pouvoir, ou bien est égalitaire, et la richesse dispose du pouvoir. D'où il suit que la dignité personnelle, dans le premier cas, fait obligation à chacun de soi-même, et dans le second cas, lui fait un droit à quelque SMIG ou SMIC ; on est passé des pauvres de l'Évangile à la pauvreté des homélies postconciliaires.
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Il suffit d'aimer -- sans illusion ; ce n'est pas le cas lorsqu'on en parle ainsi, mais plutôt l'aveu de l'illusion de se mettre à l'abri de l'illusion.
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L'homme naît bon -- selon qu'il veut naturellement le bien en tant que bien ; avoir aussi la volonté naturelle des biens particuliers de ses diverses facultés, et de son existence même, (Ia IIae, 10, 1), on ne doit certes pas en accuser la nature ; mais à charge pour chaque vie de gouverner ceci selon cela, sinon... C'est la faute à Éros, dit l'un de nos savantasses ; non, dit un autre, c'est la faute à Mars ; ils me font rire, car les hommes sont méchants par le faux dieu qu'ils fabriquent avec n'importe laquelle des tables ou cuvettes de leur bonne nature. De leur bonne nature aux trois *appétits*, selon Aristote et saint Thomas : le rationnel, le sensible, et (gare au contresens !) le naturel, vu que nous avons l'être de l'homme, de l'animal, et de la chose (végétale et minérale). (Ia, IIae, 11, 2, vid. 3. IIIa, 19, 2.)
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Je pense, donc, je suis, -- oui, sans aucun doute, mais, sans plus de doute, si je pense, je suis ce que je ne suis pas, même en me pensant moi-même.
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On accuse les chrétiens progressistes d'escamoter le péché originel, et ils n'arrêtent pas d'en plaindre le monde, -- à cela près que leur chère *aliénation* ne consiste plus à être étranger à Dieu, mais étranger à un soi-même créateur de soi-même, selon le canular de l'Homme moderne.
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Toute guerre fait des *meurtriers,* c'est pourquoi le pacifisme en a horreur, -- quitte à s'incliner devant la guerre d'assassins dite subversive.
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On, ne vit que de foi et d'espérance, c'est l'Évangile. -- Sans aucun doute ; mais si l'on ne se méfie pas et ne se garde pas, on est mort ; c'est aussi l'Évangile, et non le moins insistant. L'homme a toujours fait obstacle à l'homme ; l'homme moderne rend l'homme impossible.
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Faire un chrétien de l'homme impossible, je veux bien l'espérer d'un miracle, je constate la prétention à une catéchèse moderne pour y arriver. Faut-il éclairer ma lanterne ? L'homme fait obstacle à l'homme parce qu'il n'est pas totalement homme, et agira sans difficulté selon qu'il n'est pas homme ; auquel cas il ne se respecte pas lui-même, voilà l'obstacle. Or l'homme est moderne selon que le respecter consiste à respecter sa conduite *en tant même que conduite d'un homme,* les yeux clos sur l'équivoque fondamentale de cette qualification humaine : inséparable de l'être, pas du tout inséparable de la conduite de cet être. Respect de l'humanité où elle se trouve ; donc, sous bénéfice d'inventaire, où elle peut manquer. Respect des chrétiens pour les incroyants en tant que ce sont des hommes, oui ; respect de l'incroyance en tant qu'incroyance, non à l'impossibilité moderne du chrétien et de l'homme, -- du chrétien et de l'homme à partir de zéro égal à Dieu. Car plus évidente encore est la catastrophe, à regarder la raison pure, l'intelligence comme intelligence ; nous avons là notre ouverture spontanée au non avec le oui, aux contraires l'un avec l'autre ; que peut-il arriver au subjectivisme d'un respect de l'opinion en tant que fruit de notre intelligence, sinon l'égale vérité du non au oui en tous les domaines, et la vérité à zéro ?
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Loi du nombre, loi du plus fort, s'il ne s'agissait pas de compter des personnes, et s'il n'était pas raisonnable d'attendre plus de raison d'une majorité d'êtres raisonnables, -- là où l'on ne demande pas l'impossible, voire l'un peu trop difficile, à la plupart des électeurs. La démocratie est l'opinion publique au pouvoir, -- et c'est-à-dire, a priori, le chaos des idées claires de l'ignorance politique universelle vouant la société au chaos de l'anarchie ; mais, a posteriori, l'opinion fabriquée, soit par l'information, (ouïe l'O.R.T.F., lu le *Figaro*), soit par l'observance du marxisme-léninisme.
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L'Évangile fait obligation à l'Église de porter secours au monde contre l'injustice -- du monde ; et certainement pas aux dépens de son obligation première de porter au monde le salut de Dieu pour chaque homme ; la plus grande injustice au monde fut, et demeure actuelle, la condamnation de Jésus par le monde ; et Jésus, pour accomplir sa mission rédemptrice, a refusé d'opposer à l'injustice, non seulement le glaive mais les anges de son Père, et son propre plaidoyer devant ses juges.
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L'ordre n'est pas une fin en soi, -- qu'est-ce à dire concrètement, puisque nous n'avons pas une fin sans avoir son ordre avec son intention ; et en raison, si la raison prétend avoir une fin pour être la raison, et dans la vie, orientée à une fin pour être raisonnable ? Concevoir l'ordre en tant qu'ordre n'est pas concevoir la fin en tant que fin, mais la politique se trouve-t-elle à concevoir par abstraction, ou à obtenir en réalité, dans les esprits et dans les faits ?
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Pourquoi la violence ? Pourquoi détruire ? -- Et pourquoi ces abstractions ? Agir de façon violente, agir de façon à détruire, c'est agir, et agir, c'est vivre ; certes, on peut agir et vivre d'autre sorte, mais regardons-y d'assez près pour voir qu'user de violence, et détruire, agit avec facilité pour chacun, met tout le monde à égalité et à l'unisson, réellement et sans délai, satisfait la réaction naturelle d'êtres qui, à tort ou à raison, se tiennent pour victimes d'un état de violence destructeur de leur propre vie. Là-dessus, je propose de rattacher les actes de violence et de destruction : comme besoin d'agir, à l'aboulie de la neutralité démocratique ; comme faciles à tous, à l'égalité de la facilité démocratique ; comme réaction contre l'injustice, au progrès démocratique de perpétuelle révolution. Faut-il une image à l'appui, je demande si la jeunesse n'est pas provoquée à tout casser, qui s'entend dire : « Le grand espoir reste de recommencer à zéro » (*Figaro*, 20 septembre, page 10) ? Partir ou repartir à zéro, n'est-ce pas la prétention démocratique dans son plus beau ? Est-ce un hasard si nous avons en même temps une mathématique de promotion du zéro et d'axiomatisme, un enseignement d'égalité des chances pour tous, et, à propos de tout, un sens de l'histoire que rien n'empêche de « partir à zéro », de voir « tout commencer » le mercredi à 9 heures, d'user de prospective pour une mutation impossible à concevoir ?
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La guerre est le pire des fléaux -- tant que les hommes la préfèrent à l'esclavage ; mais si on leur persuadait le contraire... Que dis-je ! le pacifisme a déjà fait au monde en ce siècle, autant ou plus de mal que ses deux guerres mondiales, et il faut d'ailleurs demander si la seconde, au moins, aurait eu lieu sans lui, si la troisième nous menacerait.
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Il y a trop peu de vrais chrétiens, -- et il y a un peu trop de sottise, parlant de la sorte, à ignorer l'obligation universelle de se mettre à la suite de Jésus-Christ, absolument et à tout risque, à corps perdu, sans aucune chance d'égalité avec le vrai chrétien Jésus-Christ, pour l'égalité chrétienne des chrétiens.
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L'égalité n'est pas naturelle -- dans l'espèce humaine, mais la vouloir pour les hommes en société leur veut le naturel des bêtes, à l'évidence, dans toutes leurs espèces. Disons même que l'évidence est devenue palpable, et n'attend pas d'être palpée pour être à vomir.
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Privilège aristocratique ou accession de l'homme à l'homme, -- mais voyons, ceci n'est-il pas cela, en fait ? N'est-ce pas reconnu par le vieil éloge populaire : « Untel, c'est un homme » ? Pareille disjonction, au contraire, ne relève-t-elle pas du préjugé démocratique selon quoi la noblesse humaine serait de naissance, et non de conquête sur soi et sur l'univers ?
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La justice dans le monde, -- où le Bengale crie, non le Tibet,... comme criait le Sahara français, non la Sibérie russe ? Quelle justice dont je sois juge d'autre sorte que dans la foule manipulée, voilà ma seule certitude en la matière ? A priori, qu'est-ce que la justice, pour qu'il y ait une justice dans le monde autrement que par un principe abstrait, dont l'application voudrait le monde construit, et capable, entre autres, de cette doctrine de saint Thomas : « Intentio autem legislatoris cujuslibet ordinatur, primo quidem et principaliter ad bonum commune, secundo autem ad ordinem justitiæ et virtutis, secundum quem bonum commune conservatur, et ad ipsum pervenitur. » (Ia IIae, 100, 8.)
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L'Église doit répondre aux besoins du monde actuel, -- qui est un drogué des mensonges modernes, qui a besoin en premier d'une cure de désintoxication (au Syllabus), impuissante à rien lui dire, mais en quoi cela dispense-t-il de l'hypothèse ?
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La société pour l'homme, -- c'est une abstraction ; concrètement, la société ne peut être que pour l'homme en société ; cela, dans la rigueur de la nécessité pour l'homme de n'avoir d'existence humaine que sociale. De sorte que, pour tout homme, refuser de vivre socialement est se refuser à l'existence humaine, et la refuser aux autres à la mesure d'un membre du corps social. La société a non seulement le droit mais l'obligation d'amputer un membre gangrené ; ne pas voir ce droit et cette obligation, c'est être aveugle à la réalité du corps social comme le corps de l'existence humaine. Il faut bien que nous en soyons là, puisque ce fondement de la peine capitale n'apparaît jamais dans la controverse.
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« Le rêve plutôt que la loi » : je rencontrais hier soir ce diagnostic de Brice Parain, et j'en admirais la pénétration universelle de nos maladies ; -- la radio me fait entendre ce matin (*France-Inter,* 9 h., 11 octobre), comme un retournement inévitable, cette évidence d'information : « Les Parisiens sont bien forcés de s'habituer... ». Le rêve plutôt que la loi, être bien forcé de s'habituer : la face et le revers de la fausse monnaie dite la vie moderne.
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L'information objective -- je veux bien, mais alors, parlant comme elle parle, c'est, objectivement, Monsieur Jourdain faisant de l'intoxication sans le savoir.
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Paul Bouscaren.
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### Éléments pour une philosophie du réel
*Chap. IV -- suite*
par le Chanoine Raymond Vancourt
#### IV. § 4. Sciences et désacralisation du réel.
L'arrêt du développement scientifique des Grecs nous est apparu comme un phénomène historique, dont les causes -- les unes de caractère idéologique, les autres plus tangibles -- sont complexes et entremêlées. Les philosophes et les théologiens mettent souvent au premier plan, pour expliquer cet événement, la conception que les Grecs avaient de la nature, considérée comme divine et intouchable, et ils opposent à cette *Weltanschauung,* peu favorable au progrès des sciences, la vision chrétienne du monde, laquelle aurait constitué un climat idéal pour leur croissance. Comme ce thème est fort exploité de nos jours par les « théologies de la sécularisation », il importe de l'examiner de près.
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Nietzsche, malgré son athéisme virulent, estime, lui aussi, que les sciences doivent beaucoup au christianisme. La religion de Jésus a allumé une « passion explosive » pour le vrai, une soif inextinguible de vérité, cette soif que le savant ressent au plus haut point, qui le soutient en tous ses efforts et sans laquelle la science perdrait beaucoup de sa signification et de sa noblesse. « *C'est dans le monde chrétien seul, au cours de l'histoire, que la volonté de savoir a pris une telle ampleur ;*
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c'est là que la recherche de la vérité a pris le caractère *impitoyable* qui se manifeste dans la science. Il s'agit d'un fait incontestable. Cette science, avec son *universalité,* son exigence sans limite et sa tendance à l'unité, *n'est apparue qu'en Occident et seulement sur le sol chrétien.* C'est là uniquement, qu'au moins en quelques hommes, s'est formé l'esprit scientifique, destiné à imprégner toute conscience et toute action » ([^19]). Les Grecs ont, sans doute, fait montre d'une curiosité insatiable ; l'*Iliade* en fournit de nombreux exemples. Mais Nietzsche assimilerait volontiers cette curiosité à celle de spectateurs qui contemplent le monde d'un regard désintéressé et amusé. Elle ressemble à ce que saint Augustin, après saint Jean, appelle la *concupiscentia oculorum,* désir de connaître toujours davantage pour le seul plaisir de savoir. Elle n'aurait rien de la recherche passionnée de la vérité qui, d'après Nietzsche, anime l'activité du savant authentique, anxieux de bâtir l'existence sur le roc des réalités et non sur les illusions de l'imagination. Cette passion, si on pousse jusqu'au bout l'interprétation de Nietzsche, aurait été allumée dans l'humanité par Celui qui a proclamé qu'il était lui-même la vérité. Le christianisme se serait ainsi montré capable, et lui seul, de donner une forte impulsion au mouvement scientifique, et de le lancer sur la voie royale du progrès indéfini.
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D'autres philosophes et les « théologiens de la sécularisation » aboutissent à une conclusion analogue, mais par des voies différentes. Ils rappellent que le dogme judéo-chrétien de la création *ex nihilo* implique une coupure infranchissable entre Dieu et le monde. Sans doute Yahvé se trouve présent dans l'univers par la connaissance qu'il en a et son action incessante ; il s'en distingue cependant d'une manière absolue. Les réalités physiques, biologiques, humaines, ont beau refléter, à des degrés divers, la perfection et la puissance du Créateur, elles n'en demeurent pas moins infiniment distantes de Lui ; elles ne deviendront jamais Dieu et la nature n'est point divine. Elle a été, au moins dans une certaine mesure ([^20]), remise aux mains de l'homme ([^21]) pour qu'il en trouve le secret et qu'ainsi il puisse utiliser et modifier les réalités naturelles au mieux de ses intérêts.
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L'homme, doué d'intelligence et de liberté, participe de la sorte au pouvoir Créateur de Dieu ([^22]) et peut refaçonner les choses de ce monde sans craindre de se voir taxé de sacrilège. Le dogme de la création, en désacralisant les réalités naturelles, en sonnant le glas du dieu Pan, a suscité le climat idéologique favorable au développement des sciences et des techniques. La désacralisation n'a pas été, comme on le croyait au XVIII^e^ siècle, le résultat de ce développement, mais une de ses causes les plus efficaces, encore qu'à l'époque moderne, le progrès du savoir ait pu accélérer le processus de désacralisation.
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Ce processus n'épargne aucune des réalités de ce monde. A certains égards, toutes sont devenues « profanes », susceptibles d'être connues et modifiées par l'homme. Celui-ci a commencé par perdre le respect religieux de la nature. Il a cru, un moment, pouvoir considérer comme un domaine sacré son intimité spirituelle. Mais les sciences humaines s'en sont emparées, n'hésitant pas à s'introduire sans discrétion dans notre vie intérieure et à la manipuler par des techniques appropriées. La sexualité, à laquelle de nombreux tabous conféraient une aura de mystère, l'angoisse où l'on entrevoyait parfois un pressentiment de l'Absolu, l'activité morale en ses multiples aspects, la vie politique et ses divers ressorts, l'autorité à laquelle on attribuait une source et un caractère divins, la création esthétique, etc. ; bref, toutes nos activités, tant individuelles que collectives, constituent autant de domaines où le savant s'arroge le droit de pénétrer, et à propos desquels il prétend avoir quelque chose à dire et que seul il peut dire. -- L'activité philosophique, elle aussi, semble désormais soumise à la juridiction des sciences, puisqu'on l'examine à la lumière de la psychologie, de la sociologie et de l'histoire. -- Les religions, y compris celles qui s'appuient sur une révélation divine, connaissent un sort identique.
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La Parole de Dieu elle-même est « désacralisée » ; les disciplines historiques : critique, philologie, herméneutique, s'en occupent, se croyant autorisées à la traiter comme une parole humaine, puisqu'aussi bien, elle a dû se couler dans la langue que parlaient les prophètes dans un pays, à une époque déterminée. Bref, toutes les réalités de ce monde, sans exception ([^23]), constituent le domaine infini sur lequel peut s'exercer la sagacité du savant. -- D'après cette interprétation, en poussant jusqu'au bout le processus de désacralisation, on ne fait que tirer les conséquences logiques du dogme chrétien : c'est Dieu qui, en proclamant sa transcendance radicale, nous invite à « dédiviniser » le monde ([^24]). Pénétré désormais du caractère « profane » des choses d'ici-bas, convaincu qu'il a, non seulement le droit, mais le devoir de les transformer à son profit, l'homme ne peut que s'adonner avec ardeur au développement des sciences et des techniques. Rien d'étonnant dès lors que l'Occident chrétien, dans lequel ces convictions se sont incrustées, ait constitué un terrain particulièrement propice au développement scientifique. Telle est, dans ses lignes essentielles, la thèse défendue par des philosophes ([^25]) et par les « théologiens de la sécularisation » ([^26]). -- Que vaut-elle ?
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Il faut d'abord rappeler ce que nous avons dit à propos de la stagnation scientifique des Grecs. Si l'*idée* d'un monde sacro-saint et intouchable s'avère incompatible avec celle d'une science destinée à nous en rendre maîtres ; par contre, l'*idée* de la création par Dieu d'un univers laissé à notre discrétion se concilie fort bien avec la science telle que nous la concevons. Toutefois ces constatations ne font point sortir du plan idéologique ;
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nous confrontons des *notions* pour voir si elles s'accordent ou se contredisent. Quand on se place sur ce terrain, il est facile de conclure, et très légitimement, que le contenu des dogmes chrétiens, loin de s'opposer aux définitions que l'on donne actuellement de la science et de la technique, s'harmonise avec elles.
Mais y a-t-il plus qu'une simple concordance « logique » ? L'histoire montre-t-elle, en des cas précis, que la doctrine chrétienne a contribué d'une manière positive, efficace, à la promotion des sciences ? Les théologiens de la sécularisation, tout comme Scheller d'ailleurs, semblent avoir du mal à le prouver et on a l'impression que leur argumentation se réduit à ceci : C'est un fait que les sciences se sont développées en Occident ; on peut déduire que ce développement est dû, au moins en partie, à l'influence bénéfique de la *Weltanschauung* introduite par la Bible, et spécialement par les dogmes de la création et de l'incarnation. Cet argument, non dénué de valeur, doit cependant être utilisé avec circonspection.
On peut, en effet, soulever des objections. Les sciences n'ont commencé à prendre leur essor qu'après seize siècles de christianisme ; pourquoi le dogme chrétien a-t-il mis un temps aussi long à produire ses fruits ? -- D'autre part, il faut avouer que les autorités religieuses se sont parfois montrées réticentes en face de la recherche scientifique. -- Enfin, la science a été souvent considérée -- elle l'est même encore -- comme une arme particulièrement efficace contre la religion. L'histoire, dûment interrogée, n'indiquerait-elle pas dès lors que le christianisme, loin de constituer un climat propice au développement scientifique, lui a fait obstacle ? Qu'il a empêché de mûrir les fruits que laissait espérer la découverte par les Grecs des exigences de la pensée rationnelle ? -- Et si la science, à partir du XVII^e^ siècle, a progressé à pas de géant, ne serait-ce point parce qu'elle s'est libérée de la mentalité religieuse, pour s'adonner de nouveau, en toute liberté, au culte du Logos, inauguré au VI^e^ siècle avant notre ère, et que, au dire de certains, l'irrationalisme mystique et le despotisme ecclésiastique avaient essayé d'étouffer ?
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Les « théologiens de la sécularisation » répondent à ces objections en rappelant d'abord qu'une idée ne s'incarne jamais que lentement dans la réalité et qu'il lui faut, pour y réussir, des circonstances favorables, qu'elle-même va peut-être d'ailleurs contribuer à créer. Le dogme de la création n'a pas, du jour au lendemain, éliminé la conception sacrale de la nature et il a fallu du temps pour qu'on prenne conscience du caractère profane des réalités d'ici-bas.
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La *Weltanschauung* antique a persisté jusqu'à la fin du Moyen-Age et gauchi le message chrétien. On a sous son influence, tiré de la révélation des conséquences qui ne s'imposaient pas. L'Église, surtout après la conversion de Constantin, a prétendu avoir son mot à dire sur toutes choses et régenter l'ensemble des activités humaines y compris celle du savant. Petit à petit cependant, on s'est rendu compte que les dogmes chrétiens ne justifiaient pas un tel comportement. Dans ce changement de perspective, le protestantisme aurait constitué une étape importante. En mettant l'accent sur la transcendance divine et le rôle de la grâce dans l'œuvre du salut, il libérait en quelque sorte les énergies humaines, qu'on pouvait désormais consacrer entièrement à la connaissance et à la domination du monde ; il rendait aux réalités d'ici-bas leur autonomie, en les séparant nettement du « royaume de Dieu » ([^27]). Bref, si on a mis du temps à s'en apercevoir et si on est encore loin d'avoir tiré toutes les conséquences théoriques et pratiques de cette constatation, il n'en demeure pas moins que la foi chrétienne constitue un climat favorable au développement des sciences et des techniques, alors que la *Weltanschauung* antique, en sacralisant la nature, n'incitait guère à faire l'impossible pour en découvrir les secrets et utiliser cette connaissance au mieux de nos intérêts ([^28]).
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Ces considérations jettent une lumière non négligeable sur les conditions idéologiques qui ont pu contrarier ou favoriser le progrès scientifique. Elle ne doivent pas cependant faire oublier d'autres facteurs, dont l'influence semble avoir été au moins aussi importante et paraît plus facile à déceler : les facteurs sociaux et économiques. S'il est vrai que les sciences ont pris leur essor dans l'Occident chrétien on peut dire, avec autant de raisons, que ce fut dans un monde « capitaliste ».
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A cet égard, il faudrait évoquer la lutte séculaire de la bourgeoisie contre le pouvoir féodal fondé sur la naissance, la victoire des puissances d'argent sur les traditions aristocratiques et mesurer l'importance de l'action que ces événements ont exercés sur le progrès scientifique ([^29]). De même, on devrait accorder une attention aux facteurs « nationalistes », politiques, militaires, qui ont joué un rôle considérable dans le développement et l'orientation des sciences et des techniques. Un gouvernement, pour des motifs intéressés, ne va-t-il pas donner une forte impulsion aux sciences susceptibles de lui assurer la suprématie ?
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Les facteurs du progrès scientifique évoqués jusqu'ici demeurent en quelque sorte extérieurs à la science ; ils ne relèvent pas de la structure de celle-ci, mais du milieu religieux, philosophique, social, économique, etc.. dans lequel elle se trouve insérée, milieu qui agit sur elle, et en subit aussi fortement l'influence. Le développement scientifique dépendra également, et au premier chef, de lois immanentes à la science elle-même, c'est-à-dire à un type de connaissance qui ne s'identifie ni à celui du commun des mortels, ni à celui du croyant, ni à celui du philosophe. Pour découvrir ces lois qui, de l'intérieur, président au progrès des sciences, il faut, de toute nécessité, réfléchir aux particularités des sciences ; cela permettra de comprendre leurs prérogatives, mais aussi d'entrevoir leurs limites.
#### IV. § 5. Réflexions sur les particularités du savoir scientifique.
Les savants se targuent à juste titre de leur succès sur le plan théorique : ils connaissent de plus en plus de choses, avec une précision croissante. On se demande parfois si la philosophie a progressé depuis les Grecs, la question ne se pose pas pour les sciences, qui, dans les trois derniers siècles, ont connu un développement quantitatif et qualitatif considérable. -- D'autre part, elles ont donné naissance aux techniques. Celles-ci, mal utilisées, peuvent comporter de graves dangers pour l'humanité ; elles n'en ont pas moins amélioré grandement ses conditions d'existence. -- Les savants sont donc en droit de s'enorgueillir de belles réussites théoriques et pratiques. Leur succès suppose -- c'est presque une lapalissade -- la découverte et l'emploi de méthodes adéquates.
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Nietzsche insiste sur ce point et va jusqu'à dire que si, par je ne sais quel cataclysme, se perdait la somme de vérités scientifiques accumulées jusqu'ici, mais qu'on gardât le souvenir des méthodes utilisées pour les trouver, le mal ne serait pas irréparable ([^30]). Les méthodes, voilà, pour Nietzsche, ce qui compte le plus dans les sciences ([^31]). Elles reposent toutes sur deux principes : le respect du réel et le souci d'une précision toujours accrue, grâce à l'usage, quand c'est possible, du langage mathématique. Tels sont les traits saillants de la connaissance scientifique. Il faut maintenant les examiner de près, en dégager leurs implications, en commençant par celles qui sont les plus faciles à constater.
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Les savants discutent entre eux, parfois âprement, mais avec la certitude d'aboutir, un jour ou l'autre, à un accord, grâce au recours à l'expérience et au calcul. « Lorsqu'Archimède découvrait les lois du levier, il établissait ces mêmes rapports que nous constatons aujourd'hui. Et celui qui présentait ses objections à Archimède et le combattait, voulait en somme la même chose que lui. On peut en dire autant des disciples de Ptolémée et de Copernic. Les uns et les autres cherchaient à connaître les vrais mouvements du soleil et de la terre, et lorsqu'à un certain moment, cette vérité leur apparut clairement, les discussions cessèrent d'elles-mêmes, étant devenues inutiles » ([^32]).
Les conclusions auxquelles aboutissent les savants au terme de leurs controverses, même si elles sont approximatives et sujettes à révision, constituent, une fois établies et dans la mesure où elles le sont, des vérités valables pour tous, indépendantes des motivations individuelles ou sociales du savant, de ses options personnelles et des conditions auxquelles il est soumis ([^33]).
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Pour expliquer l'universalité des vérités scientifiques, Kant a, dans un climat idéaliste, proposé sa théorie du « sujet en général », détenteur anonyme de vérités qui ne sont pas seulement celles d'un individu, car dans la science, « on » est certain en commun. Kierkegaard, si hostile par ailleurs à ce qui dépersonnalise l'homme, se montre indulgent pour le « subjectivisme transcendental », appliqué aux sciences. Il souligne qu'il importe assez peu qu'une découverte ait été faite par tel ou tel chercheur ; une fois réalisée, elle devient automatiquement la propriété de tous. La route où s'engage le savant est celle « de la réflexion objective », laquelle conduit « à la pensée abstraite, aux mathématiques et aux sciences de toute espèce ». Soucieux d'objectivité, il « ne cesse de s'éloigner de la subjectivité », qui n'a pas à intervenir sur le terrain où il se meut. Dans l'activité scientifique, on voit à l'œuvre, non point « la subjectivité vraie et concrète, mais une pensée anonyme et impersonnelle » ([^34]). Kierkegaard concède que cet « anonymat » caractérise la connaissance du réel, dont nous avons besoin pour l'action.
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Ne présentons cependant pas de l'objectivité du savant une image d'Épinal. Il n'existe pas de « savant en soi », mais, comme nous l'avons dit au chapitre précédent, des individus qui s'adonnent à la recherche pour les mobiles les plus variés et dans les situations les plus diverses. L'activité du chercheur, comme toute activité humaine, dépend des conditions physiologiques, psychiques, sociologiques, historiques, dans lesquelles il se trouve. -- Et il n'y a pas non plus de « science en soi », mais des disciplines, évoluant sous l'influence de multiples facteurs et qui, lorsque le savant les aborde, s'offrent à lui sous une forme dont il est obligé de tenir compte. L'activité scientifique, disent les marxistes, constitue une « praxis ». De même que notre action sur les réalités extérieures, celle du menuisier par exemple, s'accomplit à partir d'une matière première que l'ouvrier transforme ; ainsi le savant prend la science à une étape de son devenir et travaille sur cette « matière », en vue de la modifier peu ou prou. Son action, s'exerçant non sur des choses, mais sur un système de concepts, on peut la qualifier de « praxis théorique », où tout se passe à l'intérieur du sujet, au niveau de la connaissance, activité immanente ([^35]). -- Cette façon de présenter le travail scientifique souligne à quel point il est conditionné par la situation historique du chercheur.
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Faut-il en conclure que la science n'a qu'une valeur relative ? -- Tout dépend du sens qu'on attribue à ce qualificatif. Si on veut dire que l'activité du savant porte la marque de l'état de la science à l'époque et dans la société où il vit, on peut alors admettre la relativité de la connaissance scientifique. Mais cela ne signifie pas que la science ne nous apprenne rien de valable sur le réel. Sans doute, le savant reconnaît que beaucoup de ses conclusions sont approximatives, sujettes à corrections ; il est prêt à abandonner les explications qu'il propose, si l'expérience ou le calcul l'y obligent. En ce sens, on peut parler d'une perpétuelle évolution de la science. Est-ce à dire qu'elle n'obtient jamais de résultats définitifs, que toutes ses affirmations sont fragiles, provisoires, constamment emportées par le tourbillon d'un devenir incessant ? -- Faut-il concevoir la science à la manière des partisans du mobilisme universel, dont Platon s'est longuement occupé, en particulier dans le *Théétète *? -- Ce serait aller trop loin. -- Il y a, en effet, dans les sciences, des points acquis, soustraits à la contestation, et ils sont nombreux. Bergson exagère lorsqu'il déclare que les solutions des problèmes scientifiques doivent être « sans cesse corrigées par les solutions des problèmes suivants » ([^36]). Il existe, en effet, des vérités bien établies, auxquelles la science postérieure n'a rien modifié. « On ne voit pas en quoi la résolution de l'équation du deuxième degré ou de la mesure de l'arc d'ellipse ont été « corrigées » par la solution des problèmes suivants, en quoi elles sont « plus ou moins résolues » ; la théorie de la capillarité s'enseigne aujourd'hui telle exactement qu'elle fut inventée par Laplace il y a cent cinquante ans ; les lois de la réfraction n'ont pas changé parce qu'on a adopté successivement pour la lumière la théorie de l'émission, des ondulations ou des ébranlements électromagnétiques » ([^37]). Certes, nous l'avons dit et redit, le savant a conscience que certaines de ses conclusions, et surtout ses « théories », sont provisoires ; il y adhère cependant parce qu'elles lui apparaissent les plus plausibles à un moment donné. Non seulement les sciences comportent un lot toujours plus important de propositions qui ne seront pas remises en question ; mais même celles dont on n'est pas absolument sûr sont affectées d'un coefficient de probabilité qui légitime l'adhésion.
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On a le droit, vu le domaine infini qui s'ouvre devant la science et la somme incalculable de mystères que renferme le réel, de souligner le caractère incomplet, imparfait, voire éphémère, de certains résultats ; on peut, pour faire choc, parler de « l'anxiété » de la science contemporaine, présenter le doute non comme une étape provisoire et accidentelle de la recherche, mais comme une de ses composantes essentielles ([^38]) ; encore ne faut-il pas prendre à la lettre ces expressions. Si on cherche, c'est pour trouver ; et qui oserait affirmer que la science n'a pas trouvé grand-chose jusqu'ici, alors qu'elle nous apporte tant de précieux renseignements, non seulement sur la matière et les êtres vivants, mais aussi sur les réalités humaines, individuelles et collectives ?
(*A suivre.*)
Chanoine Raymond Vancourt.
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## NOTES CRITIQUES
### Sur un Orationnaire
Les Éditions Droguet et Ardant ont publié en 1971 le premier tome d'un ORATIONNAIRE ([^39]) qui sera suivi de deux autres. Celui-ci est pour « sanctifier le jour » en permettant « aux laïcs d'unir leur prière à celle de l'Église ». C'est l'œuvre d' « une équipe de moines, au cours d'un travail de huit années » : ils ont emprunté des textes « à tous les siècles et à toutes les Églises d'Orient et d'Occident », mais finalement « on a retenu les prières qu'un jury équilibré composé de prêtres, d'aumôniers de lycée et de laïcs engagés dans l'action catholique ont jugées les plus accessibles à nos contemporains ».
Plusieurs choses d'importance inégale sautent d'emblée au visage. Cet ORATIONNAIRE, en français, tutoie Dieu (mais pas encore la Vierge Marie) ; il ne connaît plus un mot de prière en latin, par même *Pater noster,* pas même *Ave Maria,* pas même *Gloria Patri,* pas même l'*Angelus ;* il multiplie les signes de ralliement explicite au soi-disant « nouveau Missel » et au dénommé « nouveau Lectionnaire de la messe ». Tout cela ne fait pas bonne impression. Et l'impression première est confirmée par l'examen méthodique et la réflexion.
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#### I. -- Plus de latin pour les pauvres
Parlons d'abord du latin. Plus un seul mot de prière en latin, c'est vraiment très peu. Il n'y a pas un siècle, à tous les petits enfants baptisés, dans l'Europe latine, on faisait apprendre par cœur, et pour la vie, *en latin et en traduction,* les 10 prières que voici :
-- *Credo.*
*-- Pater.*
*-- Ave Maria.*
*-- Gloria Patri.*
*-- Salve Regina.*
*-- Angele Dei.*
*-- Confiteor.*
-- *Angelus.*
*-- Requiem aeternam.*
*-- De profundis.*
Telles étaient les « prières communes parmi les chrétiens ». Il est bien facile d'en retrouver la liste : c'est celle du CATÉCHISME DE S. PIE X. Mais elle ne figure même pas dans le « Petit catéchisme » : elle figure, juste *avant,* dans les « Premières notions » pour les enfants en bas âge. C'était le commencement du commencement, avant même que les petits enfants n'aillent à l'école. Ils arrivaient au catéchisme de Monsieur le Curé en sachant par cœur, je le répète : *en latin et en traduction,* ce minimum de « prières communes parmi les chrétiens » : et ceux qui, en arrivant, ne les savaient pas, commençaient par les apprendre. Le *Credo* était le Symbole des Apôtres, celui de la prière en famille ; à la messe tous les dimanches, ils apprenaient très vite à chanter par cœur, en latin, le Symbole de Nicée ; et ils l'y chanteraient jusqu'à leur mort. Cela se passait il y a seulement cinquante ans.
Nous avons eu, depuis, le progrès des lumières, le progrès de la science et le progrès de l'enseignement. La scolarité obligatoire a été prolongée jusqu'à 16 et bientôt jusqu'à 18 ans, tout le monde est donc devenu très instruit ; la plupart des élèves deviennent, entre autres, plus ou moins « bilingues ». Il n'y a que le latin qu'ils ne savent plus. Ils ne savent même plus le Pater noster et l'Ave Maria. Ils ne savent plus ce minimum de latin liturgique qu'à Pontcallec l'abbé Berto apprenait aux plus pauvres, aux plus déshérités, aux plus ignorants des enfants de France. Il le leur apprenait facilement. Beaucoup plus facilement qu'on n'apprend le premier rudiment d'anglais, d'allemand ou de mathématiques nouvelles.
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Mais encore faut-il apprendre. Encore faut-il cette exigence et cette volonté. Encore faut-il ce travail. Encore faut-il ne pas renoncer d'avance. Encore faut-il essayer et persévérer, comme dans tout et dans n'importe quoi. L'ORATIONNAIRE donne au contraire l'exemple du renoncement à l'effort. Parce qu'il s'agit du renoncement au latin et parce que l'exemple en vient de moines bénédictins, c'est un exemple éclatant : terriblement éclatant. On va maintenant nous opposer de toutes parts : -- *Même les moines* renoncent au latin...
Ils y renoncent pour les laïcs. Ont-ils donc, pour les laïcs, si peu d'estime ? Ou bien, ce qui revient sans doute au même, ne connaissent-ils plus, comme laïcs, que ceux du « jury équilibré », les « laïcs engagés dans l'action catholique » ? A la page 43 de cet ORATIONNAIRE pour laïcs, et pour leur recommander la dévotion au Rosaire, ce mot d'une épaisseur spirituelle insondable :
« *Le Rosaire est comme le bréviaire des pauvres. *»
Qu'est-ce que ça veut dire, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire, « le bréviaire des pauvres » ? S'il s'agit des *pauperes spiritu* de la première des huit béatitudes évangéliques, s'il s'agit de ceux qui s'efforcent à l'esprit de pauvreté, si vous pensez que le Rosaire est leur bréviaire, alors abandonnez le vôtre et prenez celui-là, c'est le bon. Mais les auteurs de l'ORATIONNAIRE ne l'entendent pas ainsi. Ils n'entendent pas que leur bréviaire serait comme le Rosaire des (mauvais) riches. Ils trouvent que le bréviaire est une chose excellente, en quoi ils ont raison, mais ils supposent que le Rosaire est une chose moins excellente, et tout juste bonne pour les pauvres (laïcs). Le bréviaire est pour eux, en raison de leur dignité religieuse ; le Rosaire est pour nous, en raison de notre indignité profane.
Assurément, c'est un lapsus, ou quelque autre phénomène de cette catégorie. Mais combien révélateur. Et qui, malgré sa provocante dimension, a échappé aux réviseurs domestiques et aux censeurs diocésains. Quand on dit que *le poireau est l'asperge du pauvre,* on entend qu'il en tient lieu pour celui qui n'est pas assez riche. Qu'on ne vienne pas nous raconter que le bréviaire est un gros livre en plusieurs volumes qui coûtent cher, et que ceux qui ne sont pas assez riches pour les acheter n'ont qu'à se contenter du Rosaire. Quand on dit que Courteline est le Molière du pauvre, ou quand on dit que Teilhard est le Hugo du pauvre, on ne parle point là de ceux qui sont pauvres sous le rapport des finances et de la condition sociale : on parle de ceux qui se satisfont de pauvretés intellectuelles et morales ; et non pas même pour leur en faire reproche, mais pour flétrir ouvrages et auteurs qui délibérément descendent à ce niveau.
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Et quand on écrit : *le Rosaire est comme le bréviaire des pauvres*, ou bien cela n'a aucune espèce de signification (hypothèse, il est vrai, à ne point méconnaître prématurément), ou bien « pauvres » a nécessairement ici un sens fort analogue à celui qu'on lui reconnaît dans les expressions « pauvres types », « pauvres ignorants » et « pauvres imbéciles ».
#### II. -- L'amputation de l'Amen
Le « Notre Père » en vernac de l'ORATIONNAIRE est d'abord un « Notre Père » tronqué : il est amputé du dernier mot, *Amen* ou *Ainsi soit-il*. Ce n'est encore que le plus mince, ce n'est encore que le moins grave des reproches qu'il appelle, mais non pas déjà sans importance. Je n'oublie pas que cette amputation est celle-là même qui a été faite au Pater de la nouvelle messe. Mais même si (hypothèse extrême) on considère cette amputation comme pleinement légale, pleinement légitime et pleinement obligatoire, ce n'est point une raison pour la transporter en outre, de sa propre autorité, là où elle n'avait pas été opérée. La subversion liturgique a supprimé l'*Amen* du Pater de la (nouvelle) messe, elle n'a pas supprimé l'*Amen* du Pater récité en dehors de la messe. C'est l'ORATIONNAIRE qui décide, c'est lui seul qui effectue cette seconde, cette supplémentaire suppression, que personne ne lui demandait. Quand on prétend simplement obéir, on ne s'en va pas en remettre, et faire ce que personne n'avait commandé. Cela me fait penser aux prêtres qui prétendirent que c'était uniquement par obéissance à l'épiscopat qu'ils adoptaient la nouvelle messe : et qui l'ont adoptée pourtant à partir du 30 novembre 1969, alors que l'Ordonnance épiscopale française, d'ailleurs schismatique, du 12 novembre 1969 ne l'avait décrétée obligatoire qu'à partir du 1^er^ janvier 1970. *Obéir* à l'autorité est une chose, lui *faire sa cour* en est une autre.
Qu'on n'aille pas dire qu'on a supprimé l'*Amen* du Pater « parce qu'il n'est pas dans l'Évangile ». Le Credo non plus n'est pas dans l'Évangile, ni la seconde partie de l'Ave Maria : va-t-on, par la même belle raison, nous les enlever ? Il y a d'ailleurs deux versions du Pater dans l'Évangile, la version de Matthieu et la version de Luc, l'Évangile à lui seul, *scriptura sola*, ne pourrait trancher s'il faut dire l'une, ou l'autre, ou les deux. C'est l'Église qui décide. Depuis seize siècles au moins, les chrétiens terminent la récitation du Pater en disant *Amen *; depuis saint Jérôme au moins, ils attachent une importance particulière, une signification précise à cet *Amen* final.
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Les quatre dernières pages du Catéchisme du concile de Trente sont pour commenter cette signification et cette importance. Tout cela n'est pas de soi absolument irréformable, bien sûr, mais avait-on une *raison suffisante*, avait-on une *raison proportionnée* de sabrer une coutume aussi réfléchie, de renverser une tradition aussi vénérable ? Et si on l'avait, pourquoi ne l'a-t-on dite nulle part ?
#### III. -- Encore un autre Pater
La page 17 de l'ORATIONNAIRE donne le Pater en vernac, et la note de cette page 17 se réclame de la « traduction de J. Carmignac » dans une imprécision telle que le lecteur ne peut savoir si cette autorité est invoquée pour couvrir le seul mot « tentation », qui n'en a pas besoin, ou si c'est toute la traduction qu'on nous donne du Pater qui nous vient de l'érudit exégète. Il faut se reporter à Carmignac lui-même pour constater que c'est seulement la traduction de l'avant-dernière demande qui lui est empruntée. Le reste, tout le reste, est la version vicieuse de l'épiscopat français.
Cela est injustifiable.
Pourquoi adopter, pourquoi subir l'innovation épiscopale, puisqu'on se reconnaît simultanément le droit de ne pas l'accepter pour la sixième demande ?
Si la version Carmignac est meilleure que la version épiscopale, pourquoi dans la sixième demande seulement ?
Si l'on obéit aux évêques, pourquoi leur désobéir à moitié ? Et si l'on n'est pas tenu de leur obéir en cela, pourquoi néanmoins leur obéir en partie ?
La seule réponse imaginable est que l'ORATIONNAIRE s'emploie à *accepter ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais* dans les nouveautés épiscopales ou vaticanes. Ce comportement mitigé est en tout cas assez répandu et passe souvent pour l'exercice d'une saine modération. Il permet de montrer que l'on n'est pas « sclérosé dans un immobilisme borné », que l'on ne « refuse pas le mouvement quel qu'il soit », que l'on ne « freine pas le changement quand il est raisonnable ». Mais ceux qui lancent des accusations de cette sorte se moquent tout à fait de leur degré d'exactitude ; et le dessein de *se faire bien voir* par de tels accusateurs, s'il n'est pas immoral, est au moins dérisoire.
Et surtout, c'est le principe de ce tri qui ne va pas de soi. Il y a sans doute des matières subsidiaires où un tel tri est sans gravité. Il y a des cas de force majeure où, exceptionnellement, il devient possible et nécessaire en des matières importantes.
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En revanche, aucune exception n'est admissible pour le Pater : celui de sa prière, un chrétien ne peut en tenir la formulation que de l'Église, et non pas de son choix personnel. Il ne peut même pas le tenir du savant exégète Carmignac ; et même pas des moines affairés de l'ORATIONNAIRE. Le Pater de sa prière sera donc le Pater qui a toujours été celui de l'Église, repoussant en totalité le faux « Notre Père » que veulent imposer les hiérarques prévaricateurs, falsificateurs de l'Écriture sainte et confesseurs de la nouvelle religion. Je dirai davantage. Nous ne reconnaissons pas aux docteurs ordinaires de l'apostasie immanente l'autorité de changer cela même qui dans l'Église peut changer : ce qui vient d'eux est désormais frappé d'une légitime, nécessaire, universelle suspicion. Si d'aventure il y a du bon dans leur ivraie, comme il y avait la définition du dogme de l'Immaculée-Conception dans le faux concile de Bâle, ce bon n'est pas d'eux, ce bon n'est pas à eux, il est d'Église, et l'Église à son heure en jugera par jugement solennel. Téméraire qui prétend y faire, par lui-même et tout de suite, un tri plutôt qu'un autre et l'imposer ou le recommander à son prochain. Mais si au contraire on ferme les yeux sur la prévarication, sur la falsification et sur l'apostasie, alors il n'y a plus aucune raison de ne pas accepter tout entier, par obéissance, le Pater en néo-vernac de l'épiscopat : il n'y a plus aucune raison de n'en prendre que les six septièmes, et de les compléter par un dernier septième pris chez Carmignac, -- ce qui fait un autre, un nouveau, un supplémentaire Pater. Il faut garder fidèlement le Pater de l'Église catholique ; ou bien, par erreur certes, mais une erreur compréhensible, subir et adopter le Pater de l'Église conciliaire, collégiale, démocratique et moderne. Mais l'erreur incompréhensible, inexplicable, est de se concocter un Pater qui n'est d'aucune Église, ni de la véritable Église catholique, ni de la fausse Église nouvelle : un Pater de sa fabrication, un Pater inédit, un Pater à soi ! Voici donc qu'il y a maintenant, original, identique à nul autre, un troisième Pater, le Pater de l'ORATIONNAIRE bénédictin pour laïcs. Quelle richesse, dirait Bugnini. Quelle misère...
#### IV. -- Exégèse, traduction et prière
Qu'on n'invoque pas Carmignac.
Carmignac, c'est autre chose. Il fait son métier et il le fait plutôt bien. Il fait son métier d'exégète. Il a publié en 1969 chez Letouzey un gros volume de 608 pages : *Recherches sur le Notre Père,* et en 1971, aux Éditions de Paris, un condensé de 126 pages qu'il intitule : *A l'écoute du Notre Père.* Il n'impose pas une traduction. Il en propose trois (page 397 des *Recherches*)*.* L'une « pour des sémitisants », la seconde « pour des gens cultivés » et la troisième « pour des milieux plus populaires ».
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C'est à la seconde, pour gens cultivés, que l'ORATIONNAIRE a emprunté la formulation de la sixième demande. Selon Carmignac, les sémitisants et les gens cultivés peuvent en français tutoyer Dieu le Père, mais les « milieux plus populaires » doivent lui dire « vous ». C'est une bizarrerie de cet auteur qui en a quelques-unes, on ne saurait dire s'il faut la réputer démocratique ou anti-démocratique. Mais enfin Carmignac, comme Crampon, comme Lagrange, comme Osty, comme Buzy, comme Marchal, *traduit l'Évangile,* et il le fait comme eux en toute liberté, une liberté limitée seulement par le respect du texte et le respect de la foi ; et ils le font chacun avec des mots différents. Cette liberté de transposition, de style, d'expression n'existe pas quand on présente dans un ORATIONNAIRE non plus « sa » traduction, non plus « son » interprétation, non plus « sa » méditation ou « son » commentaire, mais *le texte même de la prière à réciter.* Il n'y en a qu'un. Celui de l'Église.
Quelque chose d'autre encore, et de non moins décisif, a échappé aux auteurs de l'ORATIONNAIRE : à savoir, *ce que* traduit Carmignac. Qu'est-ce donc au juste qu'il traduit dans trois versions françaises au choix ?
Il le dit : il traduit le texte hébreu primitif du Pater.
La particularité la plus importante de ce texte est que nous ne le possédons pas.
Nous ne le connaissons pas.
Nous n'en avons qu'une « reconstitution » imaginaire, par voie de conjecture, d'hypothèse, de supposition.
Carmignac traduit une supposition.
Il traduit une hypothèse.
Il traduit une conjecture. Il a prévenu : *recherches.*
A sa place dans l'ensemble de la supputation exégétique, son travail est utile, son opinion est légitime. L'ORATIONNAIRE s'empare de cette opinion comme parole d'Évangile, pour changer la formule de la prière chrétienne. C'est télescoper la prière et l'exégèse.
Carmignac n'a pas proposé une nouvelle formule de prière. Il a proposé une reconstitution hypothétique du texte primitif, et trois traductions de cette reconstitution. Demain ou après-demain, un autre Carmignac ou un super-Carmignac, avec autant ou davantage de science et d'imagination, reconstituera autrement ce texte primitif hypothétique. Mais si l'hypothèse de Carmignac paraissait dès maintenant plus certaine que quinze ou seize siècles au moins de tradition ecclésiastique, *même dans ce cas* il importait de laisser à l'autorité légitime de l'Église le soin de décider en conséquence un changement de la formule selon laquelle est récité le Pater.
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Et aussi longtemps que cette autorité légitime pourra, en raison de son actuel et manifeste collapsus, être dite *vacante,* alors *nil innovetur,* que rien ne soit changé. Il y a une grande indécence, surtout quand on est moine bénédictin, à se hâter, en 1971, de modifier, d'après une hypothèse qui date tout juste de 1969, la formule du Pater reçue depuis des siècles. Et si enfin les auteurs de l'ORATIONNAIRE étaient impressionnés par les idées modernes au point de n'oser plus conserver la traduction ancienne, ils n'avaient qu'à *attendre,* ce qui est tout de même plus conforme à la vocation monastique que la galopade pour arriver en tête dans la publication des nouveautés. Attendre avec le Pater en latin, qui existe notamment pour cela : demeurer le même tandis que se succèdent les traductions.
#### V. -- Le travail mal fait
Les malfaçons de détail témoignent d'une imprécision de la pensée, d'un manque de fermeté dans le travail qui, à leur niveau, sont le reflet et sans doute la conséquence d'une attitude générale sans fierté et sans force en face de la subversion liturgique. Page 500, les paroles prêtées à Notre-Dame de Fatima frisent l'absurdité : « Attirez toutes les âmes au ciel et spécialement celles qui ont le plus besoin de votre miséricorde. » C'est le chanoine Barthas qu'il fallait ici consulter, mais on l'a ignoré, comme le confirment les références bibliographiques du numéro 484, page 657. Avec des naïvetés de style (mais de style seulement) qui déroutent ceux dont l'oreille a été déformée par le ton affecté de la Sorbonne, le chanoine Barthas, dans ses ouvrages successifs, a fait la critique historique, véritablement historique et véritablement critique, des événements et des documents de Fatima ; il a établi la version exacte des paroles de la Sainte Vierge ([^40]).
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-- Page 627, l'ORATIONNAIRE nous raconte que saint Ambroise est « l'un des quatre principaux Docteurs de l'Église », ce qui appelle non pas une rectification mais deux : saint Ambroise est l'un des quatre principaux *Pères* de l'Église *latine,* avec saint Jérôme, saint Augustin et saint Grégoire le Grand ; il y a d'autre part les « quatre grands » parmi les Pères de l'Église d'Orient, qui sont saint Athanase, saint Basile, saint Grégoire de Naziance et saint Jean Chrysostome.
Mais je ne relèverai pas toutes les malfaçons de cette sorte qui ornent l'ORATIONNAIRE. Ce serait pourtant de la « critique constructive », objectera l'esprit du temps, elle serait utile, elle permettrait aux auteurs de corriger leurs bévues. Oui-dà : ils pourraient ainsi, dans une prochaine édition, améliorer la tenue matérielle d'un livre dont c'est surtout l'esprit qui est mauvais. Je n'y prête pas les mains.
#### VI. -- Du Gélineau, du Garrone, etc.
Plus on se promène dans cet ORATIONNAIRE, plus on voit grandir l'étendue du désastre. Rien n'échappe à la dévastation, en cela on dirait du Bugnini ; ou du qui vous savez. Des psaumes comme du Pater et comme du reste, nous ne connaîtrons plus le texte latin. Leur texte néo-vernac, on nous l'avoue en tapinois et en petits caractères au numéro 485 de la page 657, n'est nullement dû aux « huit années de travail » de la puissante « équipe de moines » : il est tiré tel quel du *Psautier de la Bible de Jérusalem,* Éditions du Cerf 1961. L'ORATIONNAIRE des moines bénédictins recopie Gélineau. Que cela aussi soit choquant infiniment, je n'entreprendrai pas d'expliquer pourquoi à ceux qui ne l'auraient pas, d'eux-mêmes, senti.
Je ne vais pas non plus énumérer point par point tout ce que cet ORATIONNAIRE a de détestable. On n'en finirait pas. Finissons-en au contraire, avec un dernier trait. Au milieu des prières tirées des évangélistes, des apôtres, des docteurs de l'Église, vlan ! on nous flanque, et point une fois ni deux, la sauce gélatineuse d'un certain Garrone ;
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le très certain Garrone Gabriel-Marie, homme en situation, archevêque, cardinal, préfet de la congrégation romaine de l'enseignement. Si sa confiture avait véritablement paru splendide et sainte, eh bien il fallait quand même attendre sa mort avant de l'introduire dans un livre de prières, entre saint Jean et saint Luc, en compagnie d'Ambroise de Milan, de Grégoire de Naziance, de Cyrille d'Alexandrie. Mais bien sûr après sa mort ça servirait à quoi ? Ah ! voilà une « équipe de moines » qui connaît son monde sur le bout du doigt, elle sait que les flatteries les plus lourdes sont celles qui prennent le mieux. Le cardinal Garrone métamorphosé en maître de spiritualité, ce n'est pas dans Ovide qu'on lira ça, c'est plus fort que de l'antique. L'ORATIONNAIRE le fait publiquement, tout le monde le voit faire : il fait de la *lèche* au préfet Garrone. Et aussi au pape Paul VI, mais avec plus de retenue, trois prières de lui contre six de Gabriel-Marie. Trois seulement, comme pour nous donner le signe que selon l'estimation compétente des habiles et des courtisans, le règne est bien sur sa fin...
Nous ne prétendons certes pas prononcer un jugement infaillible. Nous ne prétendons pas non plus juger les intentions de qui que ce soit ni en prendre occasion d'attaques personnelles. Nous ne faisons rien d'autre que donner nos raisons : les raisons graves pour lesquelles, après mûre réflexion et avec une entière conviction, nous estimons que l'ORATIONNAIRE est un mauvais livre. Ces raisons, on l'aura remarqué, sont d'une portée générale, qui dépasse de beaucoup le livre lui-même : elles prennent position non pas simplement contre ce livre, mais bien davantage encore sur des questions véritablement capitales dans la situation présente. Certes, nos raisons sont vraies ou fausses, et chacun a le droit de les réfuter s'il le peut. Mais si par hasard on réputait inadmissible le fait lui-même que nous ayons osé les énoncer, si l'on déclarait insupportable que nous ayons eu l'audace d'exprimer notre pensée, ce serait peut-être une habileté, peut-être une échappatoire, cela n'aurait rien d'une réfutation.
Jean Madiran.
### « Humanæ vitæ » au Synode
Il n'a pas été expressément question d'*Humanæ vitæ* au Synode, mais les problèmes démographiques y ont été évoqués -- dans un climat qui tend à mettre en cause indirectement l'encyclique.
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Dans le texte sur « La justice dans le monde », on relève quatre passages au moins sur ce sujet.
1\) « *L'espoir qui s'était répandu au cours des vingt-cinq dernières années -- que la croissance économique produirait une si grande quantité de ressources qu'elle permettrait aux pauvres de se nourrir des miettes qui tomberaient de la table -- s'est révélé vain dans les pays en voie de développement et dans les îlots de pauvreté des pays développés, par le rapide accroissement de la population et de la main-d'œuvre, etc. *»
Simple constatation, mais qui oriente l'esprit. Notons que l'assimilation des « îlots de pauvreté des pays développés » aux « pays en voie de développement » porte à la confusion. Car si des problèmes d'emploi se posent pour les îlots, ce ne sont pas des problèmes de faim. Il ne s'agit donc pas d'une question démographique mais d'une question économique.
2\) « *C'est de cette autodétermination fondamentale que peuvent découler les efforts pour l'intégration de nouveaux ensembles politiques susceptibles de rendre viable leur plein développement, les mesures nécessaires pour soulever les inerties qui contrecarrent cette poussée -- comme dans certains cas la pression démographique -- ou les nouveaux sacrifices qu'une planification accrue demande à une génération pour construire l'avenir. *»
La « pression démographique » est considérée comme constituant, dans certains cas, une de ces « inerties » qui contrecarrent la poussée vers l'intégration de nouveaux ensembles, etc. On n'en conclut rien, mais là encore l'esprit est orienté.
3\) « *La contestation de l'avortement légalisé, de l'obligation des moyens anticonceptionnels et les pressions contre la guerre sont des formes significatives de la revendication du droit à la vie. *»
Texte presque incroyable. Ce n'est pas l'avortement, mais l'avortement « légalisé » et, surtout, ce ne sont pas les moyens anticonceptionnels mais « l'obligation » de ces moyens qui sont dénoncés. Logiquement, cela signifie que l'avortement et les moyens anticonceptionnels sont, en eux-mêmes, admissibles.
4\) « *Face à l'explosion démographique, nous redisons la définition du devoir public donné par le Pape Paul VI dans l'encyclique* Populorum progressio : « *Les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant les mesures adaptées, pourvu qu'elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuses de la juste liberté du couple. *»
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Rien à dire, sinon que c'est uniquement *Populorum progressio* qui est invoqué, à l'exclusion d'*Humanæ vitae*, auquel il n'est nulle part fait référence dans le texte synodal.
\*\*\*
Que le problème démographique soit extrêmement grave, nul n'en doute. On peut le résumer dans cette formule du Dr Escoffier-Lambiotte : « Il faut douze ans, à l'heure actuelle, contre un siècle en 1800, pour produire un milliard d'hommes. La population terrestre doublera dans les trente prochaines années, alors qu'il lui avait fallu, depuis Jésus-Christ, dix-sept siècles pour y parvenir. » (*Le Monde*, 18 janvier 1972.)
Cette croissance rapide, et à accélération constante, revêt un caractère plus tragique encore du fait : 1) de l'inégalité des ressources dans le monde (« le continent nord-américain, qui ne compte plus que 8,8 % de la population mondiale, détient, pour les faire vivre, la moitié du revenu mondial, alors que l'Asie ne dispose que de 10 % de ce revenu pour nourrir près des deux tiers des habitants de la terre » -- *Id*.), 2) que l'Amérique du Nord et l'Europe n'ont qu'un taux de natalité très faible, alors que les pays du Tiers-Monde ont un taux très fort -- ce qui aggrave régulièrement l'inégalité.
L' « explosion démographique » se produit, d'autre part, en même temps que l'explosion de progrès technique, ce qui fait que le problème général de l'avenir de l'humanité se pose, grosso modo, dans les termes suivants : appartient-il aux hommes de prendre le contrôle de cette explosion par des moyens autoritaires, ou faut-il laisser à la nature le soin de rétablir un équilibre menacé -- au prix de catastrophes inimaginables ?
A cette question on peut répondre qu'il appartient aux hommes de contrôler *par voie d'autorité* le progrès technique, et que c'est *par l'information et l'éducation* qu'il leur appartient de diriger la *progression démographique*.
C'est la réponse traditionnelle de l'Église. C'est celle d'*Humanæ vitæ*.
Il faut espérer que l'Église s'y tiendra, par conformité à sa propre doctrine, et pour des raisons humainement très contraignantes. En voici quelques-unes :
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1\) Jusqu'ici, la diffusion des moyens contraceptifs dans le monde a été, quant à ses effets, un échec. Le Dr Escoffier-Lambiotte le rappelle dans son article. Ce n'est que dans les catégories évoluées de la population mondiale, dans les pays riches, que la contraception est généralisée. Elle ne fait donc, pour le moment, qu'accroître la tension démographique et politique entre pays riches et pays pauvres. On ne voit pas que cette situation puisse changer avant de très longues années.
2\) Il est possible qu'on invente des moyens contraceptifs beaucoup plus faciles à diffuser. On voit mal cependant que, dans leur usage, le décalage entre pays riches et pays pauvres en soit réduit. L'effet proportionnel sera le même.
3\) Les traumatismes individuels et collectifs de la diffusion de la contraception dans les pays pauvres sont absolument imprévisibles. Les effets génétiques à long terme le sont également. On risque donc de provoquer des catastrophes, au lieu de les éviter.
4\) L'accoutumance générale à l'idée de contraception entraînerait, comme elle entraîne déjà, à la « désacralisation » complète des notions de vie et de mort, c'est-à-dire au mépris du caractère spirituel de l'homme, donc de ses fins dernières et de sa destinée surnaturelle.
On l'a fort bien vu au colloque qui s'est tenu, les 15 et 16 janvier derniers, au Centre catholique des médecins français, sur « l'avortement et le respect de la vie humaine », (V. *Le Monde* du 19 janvier 1972, p. 8).
Le P. Roqueplo a déclaré : « *Que l'on juge ou non nécessaire d'interdire l'avortement, il est douteux qu'on puisse le faire au nom du respect de la vie humaine. Car il est douteux que la vie de l'embryon soit une vie humaine. *»
Le directeur de la revue *Études*, le P. Ribes, a été plus loin. « *Dans le cas,* a-t-il dit, *où la médecine prouverait qu'un enfant n'aura jamais de vie humaine -- qu'il serait réduit à une pure vie végétative --, non seulement on n'a pas le devoir, mais on n'a pas le droit de le faire naître. *» C'est aux parents de prendre la décision, cette décision ne pouvant être prise sans l'accord d'une « commission » représentant la « société ».
Ce dernier point est révélateur. De fil en aiguille, quand la planification des naissances est organisée, c'est la politique qui est juge. La « société », pour le P. Ribes, doit donner son accord à une décision d'avortement thérapeutique. Demain, la société décidera elle-même. La liberté des parents et la liberté de l'enfant disparaissent devant l'autorité du Pouvoir social. Tout ce qu'on a déjà pu observer en U.R.S.S. et en Chine nous montre à quel point on peut arriver en matière de manipulation démographique.
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Le catholicisme est la projection de l'Évangile dans le domaine moral. « Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. » S'il quitte cette référence, il devient totalitaire dans la conduite de la moralité des personnes et peut aboutir à la contradiction de l'enseignement du Christ.
L'Église ne doit donc pas quitter l'Évangile. Dans la rigoureuse imprévisibilité de l'avenir, cette position, qui est la seule honnête, est aussi la plus sûre.
Louis Salleron.
### Louis Daménie
Nous achevions paisiblement la lecture du cinquième volume des *Cahiers de* « *L'Ordre Français *» ([^41])*,* quand un ami vint porter chez nous la dure nouvelle : l'homme qui écrivait sous le nom de Louis Daménie est mort, rappelé à Dieu le soir du vendredi 21 janvier 1972, dans sa soixante et unième année -- en plein travail donc, et au plus beau de sa forme intellectuelle, comme en témoignent assez ses derniers écrits.
La noble discrétion qui toujours fut la sienne, et plus encore l'émotion où sa famille, ses proches, ses amis se trouvent aujourd'hui plongés, nous interdisent d'évoquer ici comme elles le mériteraient les hautes qualités personnelles de Louis Daménie. L'écrivain, il est vrai, suffit à monopoliser toutes les ressources de notre admiration... Et le rédacteur en chef, puisque l'année, le mois même où Jean Madiran fondait *Itinéraires,* il donnait naissance à *L'Ordre Français,* revue mensuelle dont il demeura dès lors pendant plus de quinze ans l'animateur principal, et éminent ; or telle est, en quelque sorte, la « Déclaration fondamentale » de cette revue :
« *A l'ordre, c'est-à-dire à l'ordre catholique, naturel, immuable, établi sur la notion de l'être et de la personne responsable, où les pouvoirs sont délégation divine et dont la France fut en ses temps de gloire éminemment représentative, la Révolution prétend opposer un ordre inversé, contre nature, évolutif, érigeant l'homme collectif et imaginaire en Dieu et en Souverain mais réduisant l'homme réel à l'état d'ilote irresponsable et dépersonnifié.*
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« *A cette subversion généralisée ne peut faire échec que la contre-Révolution fondée sur l'ordre intégral. *»
« *Dans ce combat décisif pour le salut de la Civilisation et de la France, L'ORDRE FRANÇAIS se donne comme mission plus particulière la restauration de l'intelligence politique. *»
Programme immense, généreux, lumineux même dans son principe, mais combien délicat et exigeant dans le détail de sa mise en application. Car cette restauration de l'intelligence *politique,* à laquelle Maurras n'a cessé d'appeler sa vie durant, définit un des aspects certainement les plus importants de l'œuvre d'où -- si Dieu veut -- sortira la solution de toutes les crises actuellement traversées par notre société, à savoir *la restauration de l'intelligence tout court,* de cet esprit de vérité qui respecte la nature, son ordre et ses finalités... Louis Daménie ne s'est point contenté d'en faire comprendre autour de lui l'absolue nécessité : il y a lui-même d'abord et longuement consacré toutes les ressources de sa belle intelligence personnelle ; et les lecteurs de *L'Ordre Français* savent assez aujourd'hui combien les éditoriaux, les chroniques, les revues de presse les études approfondies et jusqu'aux moindres notices bibliographique qu'il leur livrait mois après mois dans la revue *compteront* parmi la seule littérature politique de notre temps digne d'être retenue pour « le jour où l'explosion des justes et saintes colères sonnera l'heure des grandes remises en question et d'une possible reconquête » ([^42]).
Sans doute est-il évident, comme le dit encore Louis Daménie, que « cette œuvre de salut ne s'accomplira pas sans le concours des forces profondes qui animent encore le pays réel et lui conservent sa santé » (**41**) ; mais le mérite alors n'en reviendra-t-il pas aussi (voire même principalement) au lutteur implacable, au polémiste mais également à l'homme d'une doctrine de la Cité, qui n'a cessé et de plaider contre l'obscurantisme ou le sectarisme des barbares et de rappeler les esprits de son temps au respect du *bien commun* de notre civilisation occidentale, si gravement menacée dans ses fondements spirituels, juridiques et sociaux ?
Le lecteur désireux de se faire une idée de l'importance et de la qualité de cette contribution authentiquement « civique » pourra utilement consulter l'un ou l'autre des trois ouvrages de Louis Daménie parus en volumes séparés -- dans la collection des « Cahiers de L'Ordre Français » :
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*La Cathédrale effondrée* (en collaboration avec Henri Massis et Pierre Debray), *La Technocratie, carrefour de la subversion,* et enfin le livre auquel principalement nous voudrions rendre ici hommage, *La Révolution, phénomène divin, mécanisme social ou complot diabolique ?*
\*\*\*
Le dernier ouvrage de Louis Daménie aura donc été intégralement consacré à l'étude des « phénomènes qui ont provoqué et entretenu la Révolution française (*Conclusion*, p. 136) » ; *phénomènes,* et non point seulement principes, ou causes ; il semble en effet un peu trop commode qu'on puisse encore aujourd'hui, enseigner l'histoire du plus grand bouleversement politique et social de tous les temps comme oserait à peine le faire une naïve petite bande dessinée de la plus obscure période -- où les « bons » viennent écraser les « méchants », et les entités abstraites du Peuple, de la Justice, de l'Égalité, etc. triompher d'une infâme et vicieuse minorité de Despotes sans foi ni loi. A supposer même qu'une division aussi radicalement *manichéenne* puisse un instant être soutenue sur le seul plan de l'affrontement des idées, la mouvante réalité historique ne trouverait quant à elle aucunement son compte dans de telles dichotomies, cultivées pourtant jusque dans les chaires de faculté par tant d'esprits superficiels... « Car il ne suffit pas de dire que la France d'alors était unanime, et tous les Français révolutionnaires : *la communauté des idées ne rend pas compte du concert des actes.* Ce concert suppose une entente, une organisation quelconque (*Chap.* II, p. 36). » Telle est en définitive l'hypothèse centrale de cette vaste entreprise d'élucidation systématique qui conduit Louis Daménie à cerner et analyser l'un après l'autre tous les mécanismes possibles -- culturels, politiques, sociaux -- mis en œuvre par la Révolution, menant ses réflexions dans un esprit de rigueur quasi scientifique qu'anime et tempère à la fois un sens très développé de l'histoire des hommes et de son irréversible unicité.
Aussi tout le premier chapitre du livre est-il mis à contribution pour déraciner, dans l'esprit de Monsieur-tout-le-monde, les arguments grossiers patiemment accumulés par le « petit instituteur primaire anticlérical » ; autrement dit, il s'agit ici de discréditer une fois pour toutes cette escalade de visions mythiques largement répandues dans les milieux scolaires par la consécration officielle du contre-historien Michelet, *romancier, prêtre et prophète de la Révolution...* A Michelet, Daménie en effet n'hésite pas une seconde à appliquer le traitement que Charles Maurras réservait aux sots : « Je crois qu'il est moral de ne pas leur faire de quartier. »
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Et cette sottise-là, nourrie essentiellement du mépris des hommes et de la vérité (fût-elle la mieux établie) lui inspire les passages assurément les plus incisifs de tout l'ouvrage -- de ces belles envolées polémiques que seules peuvent provoquer les grandes indignations du *juste,* confronté au mensonge intégral et répété :
« Michelet quant à lui est logique avec lui-même : croyant la Révolution la vraie religion, il condamne les partisans de compromis ; les marxistes seront plus intelligents qui effaceront la notion de vrai et de faux, feront de la dialectique un moteur et ainsi cesseront d'être vulnérables aux conditions de la logique. Logique et malhonnêteté intellectuelle ne sont pas incompatibles : Michelet ne pèche pas par l'enchaînement des syllogismes ; seulement, comme le monde de son idéologie ne se raccorde pas au monde réel, il bâtit une fausse image de celui-ci, qui, cette fois, est compatible avec celui-là (...) » (*Chap.* I, p. 25.)
« En fait, le dieu de Michelet est trinitaire ; sa première personne est l'*Homme* abstrait qui n'a que des droits ; la deuxième personne est l'homme collectif, *le peuple* qui renverse l'ordre ancien et bâtit l'Ordre nouveau ; la troisième personne est *l'esprit de la Révolution* qui procède à la fois de l'homme individuel idéal et de l'homme collectif. Ainsi nous sommes en pleine théocratie puisque le même peuple est Dieu et souverain. »
« Toute atteinte à la gloire de ce peuple est non seulement un crime de lèse-majesté mais un blasphème et c'est comme tels qu'il faut considérer toutes les insinuations tendant à attribuer dans la marche de la Révolution un rôle prépondérant à tel homme, à telle faction, à telle organisation. Ainsi en va-t-il du duc d'Orléans, des triumvirs, de Lafayette, de Robespierre ; la tendance naturelle de Michelet à rabaisser toute personnalité marquante trouve là un solide aliment ; ainsi en va-t-il aussi des sociétés secrètes qu'il feint d'ignorer (...) » (*Ibid.,* pp. 26 et 27.)
Au rôle essentiel joué par ces *sociétés secrètes* dans le « mécanisme » de la Révolution, Louis Daménie consacre ensuite (*Chap.* II) les 47 pages d'un exposé complet -- et unique à notre connaissance -- sur les thèses riches d'enseignements d'Augustin Cochin. Analyse précise et serrée, fruit d'une longue fréquentation de cet auteur (dont Daménie reproduit pour notre plus grand profit des pages entières), mais aussi vaste et magistral aperçu d'ensemble d'une œuvre à laquelle il est difficile aujourd'hui d'avoir directement accès : « Si je devais résumer en deux mots la thèse de Cochin, je dirais que, pour lui, *la Révolution est organisée et impersonnelle* (p. 51). »
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D'où ce mot de *Machine* appliqué à la « structure concentrique » (et omnivalente) qui va des sociétés secrètes au peuple, en passant par toutes les variétés possibles des Sociétés de Pensée, elles-mêmes attachées à susciter et contrôler les agissements de ce *petit peuple* maintenu en ébullition, lequel en définitive manœuvre le grand. Autrement dit, si le Peuple conserve l'illusion nécessaire d'être libre, « d'aller de l'avant », c'est d'une liberté toute relative qu'il s'agit en vérité, comparable à celle du train cheminant à vive allure sur ses rails, dès lors que la voie à suivre se trouve comme prévue à l'avance par d'autres que lui... Telle est du moins la thèse du Complot qui, poussée jusqu'en ses derniers retranchements, aboutirait à réduire tout phénomène révolutionnaire à l'automatisme bien réglé d'un savant mécanisme occulte.
Mais ici, et tout au long des trois derniers chapitres de son étude, Louis Daménie se voit contraint de se séparer assez nettement de la pensée d'Augustin Cochin ([^43]) -- car « prévue » n'est pas tout à fait pour lui le mot qui conviendrait à qualifier exactement l'apparition, ni même la direction, du fait révolutionnaire dans sa spécificité. Aussi les vues analytiques et fortement liées du « scientifique » de la première partie vont-elles se compléter par la suite des nuances, des critiques, des précisions que l'historien -- qui fut aussi le grand maurrassien -- et plus encore l'écrivain catholique se devaient d'apporter :
« (...) Aucun document ne me permettant de conclure à l'existence d'un complot mondial et séculaire dont le centre serait ici-bas, j'en répudie l'hypothèse qui m'apparaît à l'esprit comme *extravagante *; par contre, je constate, tout au long des XVIII^e^ et XIX^e^ siècles, des complots partiels, limités dans le temps mais montés de main d'homme ; je constate surtout l'existence d'un appareil adapté à la transmission des impulsions des complots, c'est-à-dire des impulsions de haut en bas ; que les divers complots dont j'ai montré la réalité soient reliés les uns aux autres suivant un enchaînement logique qui postule un but permanent, c'est là un mystère qui demande sans doute, pour être élucidé, de se souvenir que, suivant le mot du grand contre-révolutionnaire, la Révolution est *satanique. *» (*Chap*. III, p. 106.)
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Nous ne voudrions pas mettre un terme à cet hommage au dernier ouvrage de Louis Daménie sans citer encore la grande page de la *Post-face* (écrite en juin 1968), où le chroniqueur et l'analyste politique étend aux « événements de mai » les conclusions de sa remarquable étude. Cette page devra sans doute être retenue comme une des plus représentatives de la manière -- toute en exactitude, en finesse psychologique, mais aussi en force et en hauteur de vues -- par laquelle Louis Daménie s'employait à nous conduire à travers les développements d'une des réflexions les plus précieuses qui soient sur les phénomènes politiques de notre temps :
« Il est certain que l'appareil de coordination du soulèvement de 1968 est différent de celui de 1789 ou de 1848. Dans ces deux derniers cas, les sociétés secrètes avaient joué un rôle quasi exclusif ; aujourd'hui, comme je l'ai dit dans ma conclusion, le phénomène de *société* déborde le cadre des traditionnelles sociétés secrètes (...). »
« J'ai dit que je pensais que dans tout mouvement révolutionnaire, il y avait une part de complots ; je pense qu'il ne faudrait pas négliger ceux issus des deux origines auxquelles je viens de faire allusion ; ils ont sans doute animé des organisations qui ont sous-tendu le déclenchement du mouvement mondial du printemps 1968 en général et celui de l'explosion française, en particulier. Une fois mis en marche, le mouvement s'est développé en vertu des lois propres de la dynamique révolutionnaire. Les deux courants que j'ai nommés se sont rencontrés dans leur commune intention de détruire toute société, car nous sommes dans une phase destructrice de la Révolution. Ce que cette phase a de caractéristique, c'est qu'elle correspond à une entreprise totale de destruction aussi bien que de l'ordre naturel, du faux ordre établi par la Révolution, que ce soit la société marxiste de type soviétique, que ce soit la société capitaliste de consommation ; mais encore que particulièrement affirmée, cette confusion n'est pas inédite ; elle n'en constitue pas moins le piège dans lequel est tombée la -- foule des nigauds. Des étudiants se sont alliés aux anarchistes et aux extrémistes marxistes sous le prétexte que parmi tout ce que ceux-ci voulaient détruire, figurait l'Université dont la réforme s'imposait en fait. Plus grave encore, des nationaux se sont tournés vers de Gaulle qui leur apparaissait comme un sauveur face à la Révolution, incapables qu'ils étaient de comprendre que si de Gaulle voulait le calme dans la rue après d'ailleurs y avoir souhaité un certain désordre pour des raisons électorales, c'était parce qu'un excès de désordre des anarchistes et des extrémistes troublait son plan qui consistait à établir méthodiquement le faux-ordre révolutionnaire en connivence avec les soviétiques ;
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*ces gens qui ignorent tout de la Révolution, n'ont pas compris qu'ils assistaient seulement à un conflit entre les deux phases de la Révolution qui ne cessent d'alterner, la phase de dissolution, la phase constituante ; ils n'ont pas compris qu'en prenant parti pour une forme de la révolution, ils faisaient le jeu de la Révolution* ([^44]) ; ils n'ont pas compris que ce qu'ils croyaient être le moindre mal, était sans doute le plus pernicieux car le désordre tapageur, incohérent s'élimine de lui-même, tandis qu'une fois installée dans ses institutions, sa bureaucratie, son mandarinat, son appareil de contrainte, la démocratie populaire que prépare de Gaulle lui survivra pour notre pire malheur. » (*Post-face,* pp. 141 et 142.)
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S'il nous fallait enfin apprécier d'un mot ce que les travaux de Louis Daménie auront apporté de plus remarquable à l'analyse et à l'interprétation des événements de l'ordre politique dans notre temps, en vérité nous ne saurions sur quelle qualité de l'intelligence particulière à cet écrivain il conviendrait d'attirer en premier l'attention... L'ampleur et la fermeté de ses vues sur les fondements juridiques, aussi bien que sur les valeurs spirituelles, dont est issue notre Civilisation ; son souci constant de fonder sur une connaissance parfaite des réalités historiques la mise à jour et la critique des courants subversifs, dont les sociétés contemporaines portent le fruit ; la rigueur et l'efficacité de la documentation qu'il ne manque jamais de réunir à l'occasion de chacune des études entreprises ; la force enfin, et la précision, de ses analyses directement consacrées à l'actualité -- tout cela en effet forme un tout, unique en son genre, dont il semble difficile de ne pas admirer à la fois et la qualité du détail et la richesse des perspectives d'ensemble.
Mais pourquoi ne pas le dire ? A Louis Daménie nous sommes redevables, dans un domaine où si peu encore songent à la rétablir, et où la générosité des intentions doit se doubler d'une si grande prudence dans le jugement, d'avoir rappelé tout simplement à ses contemporains *la vérité de l'ordre politique,* celle qu'enseigne si bien la nature ; que réalise si mal l'histoire récente de notre pays ; mais que dicte toujours aux meilleurs esprits le sens de l'honneur français. Point de doute en cela que le regretté fondateur de *L'Ordre Français* soit resté toute sa vie fidèle à l'avertissement et au vœu émis par Charles Maurras, en ces dernières lignes de la grande *Préface* à *Mes idées politiques* (Fayard, 1937) :
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« *Il ne faudrait pas croire que la machine politique et sociale tourne à vide. Quand elle fait pleuvoir du feu et du sang, les pauvres hommes sont dessous ! Tout au rebours de la chienne de Malebranche, le sentiment ne leur manque pas pour souffrir. Une pensée juste peut les secourir, parfois les sauver. C'est avoir pitié d'eux que de dire la vérité. *»
Hugues Kéraly.
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## DOCUMENTS
### "Les illusions du Vatican"
*Ce titre est celui d'une étude de Claude Harmel parue en janvier dans le numéro 481 du bulletin* « *Est et Ouest *» (*86, boulevard Haussmann à Paris*)*.*
*Nos lecteurs se souviennent qu'au cours des dernières années nous avons plusieurs fois reproduit des textes de Claude Harmel, dont la pensée sociale, bien que n'étant pas d'inspiration catholique* (*comme on le verra ci-après à certaines de ses expressions*)*, est au niveau temporel l'une des plus pertinentes de notre époque.*
*Nous reproduisons la plus grande partie de son article sur* « *Les illusions du Vatican *»*. Il mérite d'être étudié avec la plus exacte attention. Sur l'interprétation fondamentale de la réalité communiste, on remarquera que Claude Harmel rejoint et confirme les principales thèses développées par Jean Madiran dans La vieillesse du monde. Sur l'actualité vaticane, on constatera que le terme d'* « *illusions *» *employé par Claude Harmel est d'une exquise discrétion...*
(...) On pense généralement dans les sphères où s'élabore la politique temporelle de l'Église que « *quelque chose bouge vraiment à l'Est, et dans une direction qui est le contraire du pire *».
Les attitudes ne sont plus les mêmes, ni les méthodes. Les maîtres du Kremlin ont désormais de meilleures manières. Plutôt qu'à l'usage brutal de la force, ils recourent à la négociation et se contentent de compromis. Peut-être parce qu'ils se sentent déjà maîtres des destins de l'Europe occidentale, ils n'éprouvent aucun désir de s'emparer d'elle par la violence, et s'ils continuent à accroître leurs armements, ce n'est certainement pas pour lancer leurs armées vers l'Ouest. Ils sont certains d'en ouvrir les portes par les moyens de la politique, et, de ce fait, le problème de la défense européenne a cessé d'être militaire. Il perd donc de son urgence et surtout il appelle des solutions d'un autre genre.
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Comment expliquer cette espèce de changement de registre ? On pourrait n'y voir qu'une manœuvre tactique, mais la tactique elle-même a ses servitudes : il arrive qu'on soit pris à son propre jeu et contraint de faire ce qu'on avait seulement voulu feindre. Par exemple, la « coexistence pacifique » conduit nécessairement à développer les contacts entre les hommes qui vivent des deux côtés d'un rideau de fer devenu perméable et, quelques précautions que l'on prenne, cela ne peut pas ne pas conduire en Union soviétique et ailleurs à des changements dans l'esprit public dont il faudra bien que les dirigeants tiennent compte.
Ce serait déjà beaucoup, mais ce n'est pas l'essentiel. La désagrégation qui commence à l'Est, aussi bien dans la société soviétique que dans le bloc oriental, tient à des causes plus profondes : la disparition de la tyrannie personnelle, qui est comme la synthèse de l'esprit pervers du communisme, et son remplacement par une direction collégiale -- les communistes préfèrent dire collective --, l'atténuation de l'emprise sur les esprits de la foi marxiste-léniniste, le réveil de la conscience nationale dans le centre et l'est de l'Europe.
Il serait insensé de ne pas tenir compte de cette évolution. Il convient au contraire de l'encourager, de l'aider à s'accentuer au point de devenir irréversible.
C'est cette voie que le Vatican aurait désormais délibérément choisie et c'est en raison de ce choix qu'il s'efforcerait pour sa part de normaliser ses relations et celles des chrétientés catholiques locales avec les gouvernements communistes.
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Ces thèses, qui, hélas ! n'ont pas cours qu'au Vatican, ont pour elles l'apparence de la vérité, et c'est ce qui les rend redoutables. Il est vrai qu'il y a quelque chose de changé dans le royaume du communisme et on ne risque pas grand-chose à prophétiser que d'autres changements se manifesteront dans les années qui viennent. Seulement, sous ce qui change il y a ce qui dure, et ce qui dure -- l'analyse le révèle -- c'est la nature du communisme, son essence, ce qui change et a changé n'en est que l'accident.
Il faut même écrire que les changements dont on prend prétexte s'observent par rapport, non à la réalité du communisme, mais à l'image qu'on s'en faisait, et cette image était inexacte. Constater que le problème est aujourd'hui politique, c'est avouer qu'on pensait qu'il était militaire. Insister sur la mort de Staline, c'est avouer de même qu'on attribuait à la tyrannie personnelle du vieux despote l'essentiel de ce que le régime a d'odieux. Or, le problème était politique hier autant qu'aujourd'hui : il a toujours été essentiellement politique. Or, ce n'était pas la tyrannie d'un despote maniaque et sanguinaire qui faisait et fondait l'inhumanité du communisme. Si celui-ci est « intrinsèquement pervers », la faute n'en était pas à Staline. Staline, c'était l'extrinsèque.
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Au risque de paraître jouer au paradoxe, on écrira même que Staline, sa grossièreté, sa férocité et finalement sa folie, réintroduisaient de l'humain dans l'inhumanité foncière du communisme, on voudrait pouvoir dire son « a-humanité ». De l'humain odieux, de l'humain monstrueux, certes, mais de l'humain. Un tyran qui voit partout la menace du poison ou du poignard et qui frappe le premier, un sadique qui savoure, caché, les hurlements de ses ennemis, ou de gens qu'il croit tels, torturés sur son ordre, l'histoire en a connu d'autres. Cette peur, cette perversité, elles sont de l'homme, elles aussi. En un sens, elles comportent même une sorte d'hommage à la personne humaine de ceux qui en sont les victimes : ou bien on les juge irréductibles et on les précipite au néant, ou bien on essaie de les briser pour obtenir malgré eux leur approbation et leur témoignage, lesquels seront aux yeux du public l'approbation et le témoignage des hommes considérés qu'ils furent.
Ce qui est intrinsèquement pervers, c'est la volonté de vider l'homme de toute personnalité, chaque homme de toute originalité individuelle, de lui donner une mentalité de robot, si l'on ose dire, de faire de lui un rouage et de la société un mécanisme. Staline visait à cela, lui aussi, et son apport personnel au terrorisme naturel du système a puissamment contribué à l'annihilation par la peur des personnalités, mais, pour arriver à cette même fin, le communisme dispose de moyens moins violents, moins voyants et qui, quoi qu'on en pense, sont mieux dans sa nature.
On dit que Staline a mis en évidence la monstruosité du communisme en lui donnant des formes immédiatement saisissables. On pourrait tout aussi bien dire qu'il l'a cachée, car on a attribué à sa férocité personnelle ce qui était également le fait du communisme, car on n'est pas allé voir, au-delà de cette férocité personnelle, quels étaient les moyens originaux du communisme pour réduire l'homme, ni son intention fondamentale de réduire en effet l'homme.
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Il est arrivé à l'anticommunisme une singulière mésaventure intellectuelle et politique. Quand l'Union soviétique a pris, au lendemain de la guerre, une stature menaçante et que les partis communistes qui se réclamaient du sien frappaient un peu partout aux portes du pouvoir et se les faisaient ouvrir, on n'a presque nulle part dans les chancelleries -- celle du Vatican y compris -- procédé à une analyse exacte du phénomène.
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Comme l'esprit humain a tendance à expliquer les faits nouveaux en les assimilant à ceux qu'il connaît déjà, beaucoup se sont bornés à assimiler l'expansionnisme communiste à un impérialisme national de type classique et le despotisme mécanique inspiré de la termitière à une tyrannie personnelle. Ceux qui avaient mieux compris ont laissé dire et faire, faute de pouvoir élever assez haut la voix et de faire accepter assez vite par l'opinion, voire par les diplomates, des idées trop nouvelles. Il fallait parer au plus pressé, et les armements maintenus et accrus de l'U.R.S.S. dans un monde qui désarmait, l'extension territoriale du communisme, la monstruosité de la terreur stalinienne fournissaient des arguments efficaces.
Aujourd'hui Staline est mort et ses héritiers ont dénoncé ses crimes. On ne croit plus à la guerre. Et les communistes qui, naguère, se préparaient à instaurer par la force la dictature du prolétariat, déclarent qu'ils suivront la voie légale pour parvenir au pouvoir et respecteront quand ils gouverneront toutes les libertés. Ils se donnent même les gants de jouer au parti de l'ordre.
Alors, ceux qui, sans ignorer les autres, ne voyaient rien et n'avaient analysé du communisme que ses aspects les plus brutaux sont désemparés : ils ne savent plus comment combattre une entreprise dont pourtant ils n'ont pas cessé de penser qu'elle est toujours redoutable. D'autres qui ne voyaient que ces aspects-là ou qui n'attachaient d'importance qu'à eux s'imaginent que le danger communiste n'existe plus. Certains en viennent même à demander : mais pourquoi dites-vous donc danger ? Si on les entend bien, le communisme en soi serait fort acceptable. Ne seraient à incriminer ou rejeter que les moyens dont tels de ses partisans entendaient se servir pour hâter la venue de la société nouvelle et les imperfections de sa réalisation.
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Ces illusions sont courantes dans les milieux politiques, les chancelleries, la presse. On aurait pensé qu'au Vatican les esprits se montreraient plus circonspects, moins à cause de la clairvoyance et de la subtilité dont on gratifie conventionnellement la diplomatie vaticane, en dépit de nombreux démentis de l'histoire, mais parce que ce qui a le moins changé dans le communisme -- ce qui même n'a pas changé du tout -- c'est ce à quoi il semblait que les gardiens de la foi chrétienne, de l'orthodoxie catholique dussent être particulièrement attentifs : la philosophie de l'homme, une conception de l'être humain fondamentalement opposée à celle que l'Occident doit à la philosophie antique et à la pensée chrétienne et qui nous a faits ce que nous sommes.
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Les communistes n'ont pas cessé de vouloir construire un ordre social dédaigneux de la loi naturelle, purement arbitraire, artificiel, dont l'équilibre, la stabilité, l'harmonie -- une harmonie purement extérieure -- exigent que toute initiative et donc toute liberté soient enlevées aux individus au profit du « collectif », de l'État, du Parti, finalement de la bureaucratie anonyme.
Les communistes n'ont pas cessé de penser qu'au lieu d'adapter tant bien que mal et peu à peu l'ordre social, produit de la nature et de l'histoire, aux exigences de la nature humaine, à ses exigences les plus hautes, il fallait adapter l'homme à un ordre social abstraitement conçu, transformer l'homme pour qu'il convienne à cet ordre, et l'homme nouveau dont ils parlent, usant d'une expression dont l'emploi -- le détournement -- au lieu de leurrer les catholiques ou les séduire, devrait être ressenti par eux comme une profanation et un blasphème, cet homme nouveau ils veulent, non pas l'aider à naître en incitant chacun à tirer de lui-même par son propre effort, conscient et volontaire, ce qu'il porte de meilleur en lui, mais le fabriquer en usant de tous les procédés qui permettent de vider les individus de leur originalité personnelle. Sans doute les délires idéologiques qui, au temps de Staline, érigeaient en dogmes incontestables les théories de Pavlov sur les réflexes conditionnés et les illusions de Lyssenko sur l'hérédité des caractères acquis n'ont-elles plus cours en Union soviétique, mais on y croit toujours qu'en maintenant de force les masses humaines pendant un assez long temps dans un ordre social donné on parviendra à faire apparaître dans les individus une mentalité adaptée à cet ordre, sauf sans doute en quelques êtres déclarés « a-sociaux » que la « société » rééduquera en usant des moyens que la science psychologique lui procure aujourd'hui.
Pour réaliser ce grand dessein, les communistes ont construit, depuis Lénine, un appareil politique sans exemple dans le présent comme dans le passé, un appareil qui s'étend à peu près sur la terre entière (au point de rendre presque réalisable l'ambition dantesque de la monarchie universelle), un appareil qui offre déjà une image de l'ordre communiste puisque les hommes qui en sont les rouages ont accepté (mais, au départ, ils ne le savaient pas) bien plus qu'une discipline de type militaire, expression dont usait Lénine, bien plus qu'une règle analogue à celles des ordres religieux, une abdication de toute liberté et de toute dignité personnelles.
Sans doute cet appareil a-t-il été affaibli par le grand schisme maoïste. Sans doute donne-t-il aujourd'hui l'apparence d'une discipline moins sévère, d'un monolithisme moins strict. L'analyse prouve qu'il n'a rien perdu de sa force profonde, qu'il est toujours capable d'empêcher les idées du dehors d'entrer dans les partis communistes, capable de prévenir les déviations et de réduire à néant, les entreprises de ceux qui voudraient y introduire plus d'indépendance et, comme on dit, de démocratie, qu'il pourrait fort bien revenir aux excès monstrueux de la période stalinienne.
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Et cet appareil est toujours en mesure de mettre au service de sa politique les innombrables « organisations de masse » qu'il tient sous sa coupe (et ces « organisations de masse » peuvent être des gouvernements et des États), utilisant ainsi, pour parvenir à ses fins, tour à tour ou simultanément, selon les circonstances et selon les lieux aussi bien l'aspiration des peuples à la paix que les revendications ouvrières, le désir de l'indépendance nationale tout comme l'impérialisme de grande puissance.
L'originalité du communisme ne réside pas dans le rêve insensé d'une société idéale que l'on pare en pensée de toutes les séductions alors que la raison lucide, la science de l'homme et, maintenant, l'expérience démontrent qu'elle ne saurait être que la cité de la servitude. D'autres ont rêvé ainsi avant les communistes : d'autres le feront encore après eux. L'originalité du communisme et sa force résident dans la conception, la création et le renforcement incessant de cet appareil politique.
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On n'a jamais voulu prendre à la lettre la formule qu'aimait répéter Thorez : « Le Parti communiste n'est pas un parti comme les autres. » On ne voyait là qu'un slogan de propagande. C'était l'expression même de la vérité. Le Parti communiste n'est effectivement pas un parti comme les autres, et l'on peut même douter que le nom de parti convienne pour le définir. Il est une organisation d'un type spécial -- l'organisation des révolutionnaires professionnels, dont parlait Lénine -- qui n'est pas seulement capable de porter les communistes au pouvoir (une organisation d'un autre type pourrait le faire, et peut-être mieux), mais qui est propre à maintenir la rigidité, l'immuabilité de l'idéologie contre toutes les pressions des faits, toutes les révoltes des individus, toutes les leçons de l'expérience aussi bien après la prise du pouvoir que dans la période de la conquête, ce qui est infiniment plus difficile, ce qui jusqu'alors avait semblé impossible.
La conviction la plus répandue dans les milieux politiques était que les communistes feraient comme les autres révolutionnaires, qu'ils s'assagiraient avec les ans, que, partis de l'opposition la plus intransigeante, ils en viendraient peu à peu à des positions plus réalistes, que le parti communiste deviendrait à la longue un parti social-démocrate, puis un parti radical, voire un parti centre gauche. N'est-ce pas depuis cent ans le cheminement de tous les partis nés à l'extrême gauche de l'éventail politique ?
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Ainsi s'explique d'ailleurs qu'on ait d'abord accueilli, en 1936, puis en 1944-1947, comme un fait attendu l'apparent « gouvernementalisme » des communistes il était normal qu'ils en vinssent là. Aujourd'hui, sauf du côté des « gauchistes », nul n'oserait affirmer que l'apparence de « parti de l'ordre », de « parti gouvernemental » que se donne le P.C.F. soit autre chose qu'un masque. Même ceux qui font comme si sa conversion était sinon accomplie, du moins largement amorcée, conservent au fond d'eux-mêmes un doute. Ils ne peuvent pas ne pas se rendre compte que tant que le Parti communiste n'aura pas été contraint à se donner une autre structure, une structure qui le rende perméable aux influences de l'extérieur, il demeurera dans la nation comme un corps étranger, un état dans l'État.
De même, politiques et diplomates n'ont pas cessé de croire que la Russie traditionnelle réapparaîtrait, si ce n'était déjà fait, sous le masque de l'Union soviétique, que les communistes chausseraient les bottes des tsars et que leur politique internationale serait dans les grandes lignes, vigueur et continuité en plus sans doute, ce qu'aurait été celle des tsars ou de tout autre régime russe. Le général de Gaulle, on le sait, pensait de la sorte, et il a écrit, dans ses *Mémoires de Guerre* sur Staline et son rôle des pages d'une incompréhension géniale, l'incompréhension de Hugo quand, dans son *William Shakespeare,* il décrivait ceux qu'il tenait pour les plus grands génies de l'humanité comme s'ils n'avaient été que des réalisations anticipées de sa propre personne. En même temps, beaucoup de révolutionnaires ont accusé les Soviétiques de mettre le mouvement communiste international au service de la diplomatie soviétique et des ambitions de grande puissance de l'U.R.S.S. De leur côté, ceux qui organisaient la résistance contre le communisme ont souvent jugé expédient de dénoncer l'impérialisme russe de l'Union soviétique, surtout dans les pays que cet impérialisme menaçait déjà dans le passé.
C'est là simplifier abusivement et se montrer à la fois injuste et aveugle à l'égard de ceux qui gardent la haute main sur la direction du mouvement communiste international, même après la dissolution -- il y aura bientôt trente ans -- de l'Internationale communiste. Dans l'analyse de leur politique, le fil directeur doit toujours être leur fidélité à l'idéologie, une fidélité à laquelle l'appareil du parti les oblige. Ils ont été amenés, une fois le pouvoir conquis par eux en Russie, à mettre les moyens et les ambitions de la politique russe au service de l'expansion du communisme, comme ils mettent l'action des syndicats au service des partis communistes dans les pays capitalistes, même si cette action syndicale, laissée à elle-même, va naturellement dans un tout autre sens. Certes, la confusion est telle qu'on peut s'y laisser prendre et que les dirigeants soviétiques s'y laissent prendre eux aussi sans doute.
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Il est toutefois permis d'affirmer qu'il n'est peut-être pas un seul acte de la diplomatie soviétique, ou, plus généralement, de la politique internationale de l'U.R.S.S. qui ne se puisse rattacher au moins par un côté à l'objectif constant du mouvement communiste : la révolution mondiale, l'établissement de l'Union mondiale des Républiques socialistes soviétiques ([^45]).
Le but de Lénine lorsqu'il a conçu son parti d'un type nouveau était d'empêcher les révolutionnaires de trahir, ce qu'auparavant ils avaient toujours fait, oubliant, une fois maîtres du pouvoir, les promesses qu'ils avaient faites et gouvernant à peu prés comme l'auraient fait leurs prédécesseurs d'avant la révolution. Il entendait asservir les communistes à l'idée communiste, et les y asservir jusque dans l'exercice du pouvoir après la révolution.
On peut dire qu'il a réussi. Il a doté l'idéologie communiste d'un appareil qui la maintient pareille à elle-même à travers les années, malgré toutes les compromissions.
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Nantis d'un tel instrument, merveilleusement et monstrueusement efficace, les dirigeants du Parti communiste soviétique et ceux des « partis frères » peuvent mener une politique qui rassure, adopter à l'égard du monde libre une attitude plus souple, plus souriante, passer de la guerre froide à la coexistence pacifique et de la coexistence à l'ouverture, sans courir beaucoup de risques, sans risquer notamment d'affaiblir la force incomparable dont ils disposent.
On conviendra sans peine avec les augures du Vatican que la tactique présente des communistes (on ne peut dire leur tactique nouvelle, car ils l'ont déjà plusieurs fois pratiquée) les amène à se découvrir quelque peu, d'ailleurs moins qu'il n'y paraît. Ils ne peuvent pas feindre à l'échelon international une volonté de rapprochement entre les pays des deux blocs sans donner des facilités plus grandes que par le passé aux étrangers de visiter l'U.R.S.S. et ses satellites, on l'a dit plus haut, et cela ne peut pas ne pas produire certains effets. De même, les partis communistes qui ne sont pas au pouvoir ne peuvent jouer au « parti de l'ordre » et chercher à réaliser une coalition électorale qui les porterait, avec d'autres, au pouvoir sans courir certains risques, notamment celui de tirer les marrons du fer pour leurs alliés. De ce fait assurément, et quelques précautions qu'ils prennent, les communistes sont plus vulnérables que par le passé.
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Que l'on profite de ces brèches qu'ils ont eux-mêmes ouverte pour pénétrer dans la place ou tenter de le faire, pour introduire en pays communistes l'influence de la pensée occidentale, s'agissant de l'Église, pour obtenir un statut qui apporte plus de sécurité aux chrétientés catholiques de l'Europe de l'Est on ne le contestera pas *a priori* et même on pourrait en attendre quelques résultats positifs, si cette politique était menée, ni disons même pas avec un esprit offensif, mais avec une conscience suffisamment claire des intentions de l'ennemi qui n'a pas désarmé et de sa capacité à tirer parti des situations qui semblent lui être le plus défavorables.
Il n'est pas sûr qu'il en soit ainsi, et plusieurs de ceux qui conduisent cette politique sont plus qu'ils ne le croient le dupes de l'apparente bonne volonté des communistes. Car il arrive qu'ils s'imaginent être très vigilants et qu'ils subissent leur insu la fascination du monstre.
Le péril est là, mais il est aussi dans ce que la politique de rapprochement avec les pouvoirs communistes, même mené dans un esprit offensif, risque de servir la propagande communiste. Si le Vatican pactise avec les dirigeants de régime qu'il condamnait autrefois, c'est ou qu'il se trompait quand il les condamnait ou qu'ils ont changé assez pour que la condamnation tombe. Autrement dit, la nouvelle politique du Vatican apporte aux communistes une caution. Elle peut les aider, elle les a déjà aidés à pénétrer dans les milieux jusqu'alors imperméables à leur influence.
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Les communistes savent parfaitement qu'une alliance contractée par eux comporte le risque de valoriser le partenaire et d'en faire un concurrent plus dangereux pour eux. Aussi n'ont-ils pas cessé de dire qu'en pratiquant l'unité d'action ou en constituant un front avec d'autres formations politiques, il n'abdiquaient nullement leur droit de critique à l'égard de ces formations. Ils n'ont pas cessé de le dire -- avertissant ainsi honnêtement leurs alliés qui souvent n'en ont pas tenu compte -- ils n'ont pas cessé non plus de le faire. La raison de ce comportement est évidente. En effet, quand par exemple ils ont réalisé (ils l'ont fait à plusieurs reprises en un demi-siècle) un « front unique » avec les socialistes que quelque mois auparavant ils dénonçaient comme des traîtres à la classe ouvrière, ils apportaient aux socialistes la caution du Parti communiste, sinon aux yeux des militants communistes qui savaient à quoi s'en tenir, du moins aux yeux des sympathisants, des électeurs.
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Beaucoup de ceux que ne satisfaisaient pas auparavant l'action des socialistes, mais que quelque chose retenait encore de donner toute leur confiance au Parti communiste, pouvaient être ainsi conduits à considérer les socialistes d'un œil plus favorable et à se joindre à eux. Bref, ce front unique conçu pour anéantir ou absorber tôt ou tard la social-démocratie pouvait, si l'on n'y prenait garde, la renforcer au détriment du Parti communiste.
L'exemple est à suivre, et on peut le faire sans y mettre la mauvaise foi, la perfidie et le cynisme propres au bolchevisme. On ne devrait pas concevoir ni mener une politique de rapprochement ou d'alliance partielle avec les communistes, à quelque niveau que ce soit, sans redoubler d'effort pour montrer ce qui rend le communisme inacceptable, condamnable, ce qui exige qu'on le combatte et qu'on le détruise. Loin de cesser de dénoncer l'absence de libertés en U.R.S.S. ou en Chine sous prétexte, par exemple, d'établir des relations diplomatiques entre leur gouvernement et celui de la France, il conviendrait au contraire d'accentuer et de préciser la critique : on a fait tout le contraire.
L'attitude des dirigeants soviétiques est pourtant éclairante. Ils savent, elle le montre, que les alliances diplomatiques, les échanges économiques, la coopération technique et culturelle elle-même ne peuvent donner tous leurs effets au point de vue de la pénétration et du développement de l'influence communiste dans les pays concernés si l'on y poursuit une propagande contre le communisme. Aussi ont-ils exigé du chef de l'État égyptien que dans le traité d'amitié entre l'Union soviétique et l'Égypte figure l'engagement pris par le gouvernement du Caire de lutter contre l'anticommunisme et presque de le mettre hors la loi.
Auraient-ils demandé l'inclusion d'une clause de ce genre dans le traité d'amitié dont ils ont obstinément proposé la signature au gouvernement français avant le voyage de Brejnev en France ?
Qu'on n'aille pas dire que cette attitude de critique maintenue et renforcée empêchera la réalisation des accords entre l'Est et l'Ouest. Si les Soviétiques ont à ces accords un intérêt réel, autre que de propagande et d'action révolutionnaire -- ce qui est souvent le cas lorsqu'il s'agit d'échanges commerciaux, -- ils passeront outre, se contenteront de protestations verbales et concluront quand même. Le seul effet sur eux, c'est qu'ils éprouveront un peu moins de mépris pour les dirigeants occidentaux.
......
156:161
Certes, il faut apporter des solutions aux problèmes sociaux : ni les chrétiens, ni les socialistes, ni même les libéraux n'ont attendu les communistes pour le faire. On pourrait même montrer sans peine que l'action communiste a plus souvent retardé le progrès social qu'elle ne l'a accéléré. Il faut le faire avec la conviction très claire qu'il n'y a pas un problème social unique susceptible d'être réglé d'un seul coup et pour toujours par l'application d'une recette également unique -- la collectivisation universelle -- mais que les problèmes sociaux sont multiples, divers, sans lien entre eux, qu'il y en aura toujours de nouveaux qui se poseront quand les premiers auront été résolus, ne serait-ce que parce que le règlement des cas les plus urgents mettra en pleine lumière des problèmes qui apparaissaient secondaires quand les précédents se posaient encore.
Ceci dit, il est évident que, dans la situation actuelle des forces politiques dans la plupart des pays, la dénonciation sans nuance, la condamnation sans appel de ce qu'on appelle le capitalisme ne peut que servir la propagande communiste. Si cette nouvelle gauche révolutionnaire d'origine catholique pour une très large part parvenait, même seule, à renverser le dit capitalisme, elle ne serait pas en état de profiter de sa victoire et c'est le communisme qui prendrait sa succession. Les communistes peuvent bien éprouver de l'irritation à l'égard de ceux qui prétendent leur en remontrer en fait de révolution comme c'est le cas en France avec la C.F.D.T. : ils n'en sont pas moins convaincus que tous ces « gauchistes » travaillent pour eux et qu'il ne sera pas difficile, le jour venu, la révolution faite, de les mettre à la raison. Ils ne se trompent pas en pensant de la sorte : ce n'est pas en brandissant l'idée d'une utopique « autogestion » -- tout anticommuniste qu'elle soit -- qu'on fera reculer le communisme. Il saura vite donner à cette autogestion une réalité totalitaire, ne serait-ce que parce que le parti constituera le « noyau dirigeant » de l'entreprise autogérée, comme il l'est de toute organisation « sociale ou d'État » ([^46]).
\*\*\*
157:161
On s'étonne d'autant plus que l'Église aille ainsi porter de l'eau au moulin du communisme que, non seulement en Europe, mais même dans les pays latino-américains où la question de la misère matérielle est toujours inscrite à l'ordre du jour, le principal problème social de notre temps, celui qui domine tout, n'est assurément plus celui de l'amélioration des conditions de vie, ni celui de la répartition plus équitable des biens de consommation, ni même celui de la participation au pouvoir économique. Le premier problème, c'est le désencadrement social, la « massialisation » des peuples, la rupture ou l'effondrement de tous les cadres traditionnels, cadres sociaux, cadres intellectuels, qui assuraient aux individus cette immense base de sécurité presque toujours inconsciente dont, même révoltés, ils ont besoin. Quelles que soient les causes de ce désencadrement social (et il faut parmi elles faire une place importante à la rapidité des transformations techniques ou autres, les hommes -- même ceux qui se disent révolutionnaires -- n'étant pas habitués à des mutations si rapides), ce désencadrement existe, et il domine tout. Le mal de notre siècle, c'est la solitude dans la masse, c'est l'inquiétude et même la peur panique des êtres isolés et perdus dans l'immense tourbillon des événements, c'est la recherche presque affolée d'une certitude, d'un abri. Au fond de ce qui paraît être une contestation anarchiste de toute société, il n'est pas difficile de déceler une immense aspiration à l'ordre.
Parlons symboliquement. Nous sommes en l'an mil, l'année de la peur, l'année de l'épouvante sociale. Alors, l'Église catholique fut la grande force organisatrice qui sortit la société occidentale de son chaos à moitié barbare et elle construisit l'un des quelques chefs-d'œuvre que présente l'histoire politique du monde : l'ordre médiéval.
Nul ne lui demande de jouer ce rôle aujourd'hui. Mais qui se serait attendu à ce que, de force d'ordre, elle devînt un ferment de décomposition et de désordre, ou pire encore qu'elle en vînt à servir (au moins en quelques-uns des siens), comme s'il était un ordre, le type d'organisation sociale que le communisme propose, une construction sociale qui n'est pas l'ordre social, mais sa caricature, une construction sociale qui est à un ordre social vivant ce qu'est l'Antéchrist au Christ dans la symbolique chrétienne ? L'apparence est la même. L'apparence seulement. L'essence est autre : c'est le néant qui a pris l'apparence de l'être.
*Dans une brève note publiée un peu plus loin par le même numéro d'* « *Est et Ouest *»*, Claude Harmel apporte une précision de vocabulaire qui est de nature à éviter bien des confusions* ([^47]) :
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Le *marxisme* est essentiellement une construction intellectuelle qui propose une méthode d'appréhension et d'analyse des faits humains et qui comporte trois grands chapitres : une philosophie de l'homme et de l'histoire, une analyse des lois fondamentales de l'économie, une théorie de la révolution.
Cette construction intellectuelle est, comme toutes ses pareilles, du domaine de la discussion. Nous pensons, quant à nous, que l'analyse économique de Marx est moins originale qu'il n'y paraît et, ce qui est plus grave, qu'elle est sur bien des points erronée. Nous pensons également que sa philosophie de l'homme et de l'histoire est parfaitement incompatible -- ne sortons pas du sujet en question -- avec la conception chrétienne de l'homme. L'espèce de conciliation qu'on a tentée entre elles deux par le moyen des idées de jeunesse de Marx sur *l'aliénation* repose sur un contresens à peu près absolu.
Quant au *communisme* il faut aussi apporter quelques précisions pour que chacun sache bien ce dont on parle.
Le mot « communisme » désigne en premier lieu une vieille conception de la société dans laquelle la propriété privée n'existerait pas -- ou serait réduite au minimum -- rien n'étant à personne, ou presque, et tout étant à tous. En principe, les sociétés de ce genre, dont nombre de tribus primitives ont donné des exemples variés, étaient conçues comme paysannes et artisanales. Marx avait adopté le mot (voir le *Manifeste communiste*) en prétendant qu'au terme d'une certaine évolution, à ses yeux inéluctable, le communisme primitif se retrouverait à l'échelle mondiale, fondé sur un appareil industriel hautement concentré. Les premiers disciples de Marx, les sociaux-démocrates, avaient préféré parler de collectivisme, voire plus vaguement de socialisme, afin, principalement, de ne pas donner à croire qu'ils souhaitaient ou acceptaient l'anéantissement des libertés et originalités individuelles que semble impliquer la notion de communisme.
Lénine a passé outre à cette crainte et il a remis le mot à l'honneur. Mais, là encore, il faut distinguer entre, d'une part, la société communiste que Lénine et ses disciples rêvent de réaliser et *l'organisation que, sous les noms de parti communiste, d'internationale communiste, de mouvement communiste international, ils ont créée pour essayer d'imposer aux hommes, à l'ensemble des hommes*, même s'ils s'y montrent rétifs, un type de société communiste, étant donné qu'à leurs yeux, d'une part, le mouvement de la société mène nécessairement au communisme (ce qui pour eux suffit à justifier toute action allant dans le sens de ce mouvement nécessaire) ; d'autre part, qu'il n'est pas besoin de tenir compte, sauf pour des nécessités tactiques, des désirs, aspirations ou refus des individus, puisque ces refus, aspirations et désirs ne sont que des produits des phases antérieures ou de la phase actuelle de l'évolution sociale.
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Ce qu'on appelle aujourd'hui communisme, ce n'est ni le communisme primitif ou toute société de ce genre, ni la construction intellectuelle de Marx, bien qu'elle en soit en grande partie l'origine, mais *le formidable appareil politique créé par Lénine et développé par ses disciples*, qui poursuit une guerre permanente d'agression contre les sociétés libres, et qui, en dépit d'apparences contraires, est parfaitement comparable à un État cherchant à conquérir, par tous les moyens, les territoires et les populations placés dans la mouvance d'autres États.
*Les catholiques, qui ont tous entendu parler du* « *communisme intrinsèquement pervers *»*, ignorent à peu près tous* QUOI DONC*, au juste, est intrinsèquement pervers dans le communisme.*
*Et la confusion dans le vocabulaire les enfonce encore plus dans leur ignorance.*
*Beaucoup, simples fidèles ou même hiérarques haut placés, imaginent et racontent que c'est* « *le marxisme *» *qui est intrinsèquement pervers ; ou* « *la doctrine marxiste *»* ; ou* « *la doctrine communiste *»*.*
*S'ils avaient vraiment étudié et compris l'encyclique* « *Divini Redemptoris *»*, ils sauraient que ce qui a été déclaré par l'Église* « *intrinsèquement pervers *» *dans le communisme, c'est* LE COMMUNISME *lui-même. Non pas* « *la doctrine *»*, qui certes est fort mauvaise et très perverse, mais* LA RÉALITÉ COMMUNISTE *telle qu'elle est mise en œuvre dans le Parti* (*surtout* QUAND *il est au pouvoir : mais déjà* PAR *le pouvoir totalitaire qu'il exerce, même dans l'opposition, sur ceux qui se livrent à lui*)*.*
*Oui, oui, oui, assurément,* « *le communisme *» *doit beaucoup aux théories erronées de Marx. Mais ce n'est pas* « *le marxisme *» *qui est* LE PLUS *pervers dans le communisme. C'est* L'APPLICATION DU MARXISME *inventée par Lénine : c'est* « *l'appareil politique *»*, c'est* « *le Parti *»*.*
*Non,* « *l'intrinsèquement pervers *» *ce n'est pas l'athéisme théorique du marxisme. L'intrinsèquement pervers, c'est* LA POLITIQUE *du communisme : c'est* SON ACTION*.*
*Et c'est bien* AVEC L'INTRINSÈQUEMENT PERVERS *du communisme que collabore l'* « *Église post-conciliaire *»*.*
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## RETRO
#### Il y a quinze ans Mars 1957
Georges Hourdin a toujours été à la pointe de tous les bons combats. Dans les I.C.I. du 15 mars 1957, il accuse l'armée française de « *nazifier *»*,* en Algérie, les jeunes Français du contingent.
Quinze jours plus tard, Georges Hourdin rectifiait sans rectifier et se dérobait en écrivant :
*Nous exprimions notre appréhension que quelques milliers de jeunes gens ne soient contaminés par l'emploi de la violence dans la répression. Nous marquions notre crainte, sous la forme interrogative, et pour faire choc, de les voir en quelque sorte* « *nazifiés *»*.*
On reconnaît bien la continuelle manière oblique du personnage. On l'a vue tout au long de l'affaire Pax. On l'a vue récemment à propos de son affirmation qui demeurera tristement célèbre : « Jésus de Nazareth est né de la Vierge Marie et de Joseph le charpentier. » (*Vie catholique illustrée,* numéro de Noël 1971 ; voir ITINÉRAIRES, numéro 160 de février, pp. 191-192.)
Un tel personnage est une sorte de repère dans notre histoire religieuse. Jusqu'en 1958, s'il était très vigoureusement soutenu par l'épiscopat français, il ne trouvait au Vatican aucun appui ou, plus exactement, il n'y trouvait que des appuis clandestins, marginaux ou secondaires, dont le principal était exilé par Pie XII à Milan. Aujourd'hui Georges Hourdin est officiellement soutenu par le Saint-Siège : voir ITINÉRAIRES, numéro 147 de novembre 1970, pages 1 à 7.
161:161
#### Il y a dix ans Mars 1962
Éditorial d'ITINÉRAIRES intitulé : *Le temps des Balubas* (c'est-à-dire des sauvages). On y lit :
« La France glisse vers le fond du malheur. »
Au sujet des hommes politiques qui gouvernent le pays :
« Même s'ils s'entourent de tueurs à gages, ils n'en obtiendront ni notre cœur ni notre foi. »
Reproduction y est faite de la protestation de Gabriel Marcel contre la manière dont est alors gouvernée la France :
« Rien, absolument rien ne justifie que le motif de leur arrestation ne soit pas communiqué aux intéressés, et qu'ils soient même maintenus pendant des semaines dans une ignorance absolue à ce sujet... Nous sommes dans l'arbitraire le plus odieux qui se puisse concevoir. »
Tel était le régime politique de la France en mars 1962.
L'éditorial d'ITINÉRAIRES de mars 1962 ajoutait :
« Pourquoi maintenir dans un « internement administratif » indéfini non seulement de simples *suspects,* ce qui est déjà inadmissible, mais encore des gens qui *ne sont même pas suspects,* dont tout le monde atteste l'innocence certaine, et dont les adversaires politiques eux-mêmes se portent garants et réclament la libération ? Pourquoi, sinon pour faire impression, pour intimider, pour terroriser ? Il n'y a pas d'autre explication. C'est pour gagner les cœurs, voilà ; c'est un système pour gagner les cœurs. Car il n'y a que deux manières d'agir sur les cœurs et de les avoir pour soi. Il y a l'amour : qui a été le premier suspect, le premier exclu, frappé d'interdiction de séjour sur toute l'étendue du territoire de la politique. Et il y a la crainte. Si l'on emprisonne de simples suspects et même des non-suspects, si l'on se déclare officiellement très fier de ce système et très décidé à l'employer de plus en plus, c'est pour frapper de crainte les citoyens qui demeurent provisoirement en liberté. C'est l'autre manière de forcer l'adhésion. »
\*\*\*
Dans le même numéro d'ITINÉRAIRES, Jean Madiran publie *La Cité catholique aujourd'hui.*
\*\*\*
Mgr Marcel Lefebvre, alors archevêque de Tulle, adresse le 4 mars 1962 à Jean Ousset une lettre ouverte dans laquelle il stigmatise l' « odieuse campagne » à laquelle participe le journal *La Croix* contre *La Cité catholique* (la lettre de Mgr Lefebvre est dans notre numéro 62).
162:161
Le 18 mars, la *Documentation catholique* publie la Constitution apostolique *Veterum sapientia* (publiquement et solennellement signée par Jean XXIII le 22 février). Ce texte INTERDIT de la manière la plus formelle, entre autres, d'ÉCRIRE CONTRE L'USAGE DU LATIN DANS LA LITURGIE.
Aussitôt les désobéissants se multiplièrent avec une effronterie sans limite. Par leur énergique constance dans la désobéissance, ils remportèrent contre le latin la victoire à peu près totale que l'on sait. Mais ils voudraient en outre *que nous obéissions à leur désobéissance :* cela du moins, et quelque poste qu'ils occupent dans la hiérarchie, ils ne l'obtiendront jamais.
163:161
## AVIS PRATIQUES
### Annonces et rappels
Résultats\
de la souscription\
pour les Compagnons.
*Les jours ultimes ont été surprenants. De nombreuses souscriptions qui avaient attendu le tout dernier moment ont, à la date du* 1^er^ *février, porté le total à 74.066 F : soit un chiffre qui paraissait hors d'atteinte quelques jours avant la clôture.*
*Que tous les donateurs soient remerciés.*
*Grâce à eux se trouve restaurée l'* « *entraide à l'abonnement *» *qu'organisent les* COMPAGNONS *par l'attribution de bourses partielles ou totales. C'est une activité absolument nécessaire ; absolument indispensable ; la première activité des* COMPAGNONS ; *celle qui avait toujours bien marché, et souvent le mieux. Si elle devenait impossible, sans doute suspendrions-nous la parution de la revue. Il faut que personne ne soit empêché de la recevoir, -- personne parmi ceux qui le désirent et qui sont capables de la lire avec profit, -- il faut que personne n'en soit empêché par le prix de l'abonnement. Pour fixer les idées, nous avons établi par comparaison une mesure approximative, un ordre de grandeur et d'appréciation : ceux qui achètent un journal chaque jour peuvent donc* (*fût-ce à la limite en y renonçant*) *souscrire un abonnement à* ITINÉRAIRES, *il ne convient pas de leur attribuer une bourse ; mais ceux qui n'ont pas les moyens d'acheter chaque jour un journal, nous devons leur offrir, en partie ou en totalité, l'abonnement à la revue. C'est l'* « *entraide à l'abonnement *» *mise en œuvre par les* COMPAGNONS *et assurée pour un temps par vos réponses à mon appel.*
164:161
*A cet appel, renouvelé dans quatre numéros successifs, seulement une mince fraction de nos lecteurs a répondu. S'agissant d'une souscription tout à fait exceptionnelle -- nous n'en avions pas fait depuis des années -- et prolongée durant quatre mois, on pouvait normalement attendre, disons-le en toute simplicité, un résultat cinq à six fois supérieur* (*au moins*)*. La direction nationale des* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, *qui n'a même pas un local pour se réunir et vous recevoir, et qui n'a pas, même après la souscription, les moyens d'en avoir un, se trouve donc incitée à ne pas trop faire de projets au-delà de cette* « *entraide à l'abonnement *» *qui seule se trouve assurée. Une telle constatation ne retranche rien, bien entendu, aux diverses activités locales des* COMPAGNONS, *qui sont réelles voire intenses en plusieurs endroits ; elle limite seulement l'activité nationale de l'Association.*
*Assurée, l'* « *entraide à l'abonnement *» *ne l'est elle-même que par le moyen d'une souscription exceptionnelle : nous n'en avions pas fait depuis des années, nous n'en referons pas avant longtemps...*
(*En quoi nous avons tort, nous dira-t-on : si nous passions notre temps à crier misère et à réclamer de l'argent à nos amis, comme d'autres le font sans répit et sans merci, nous finirions nous aussi par recevoir des centaines et des centaines de millions, qui existent bien et qui sont parfaitement disponibles, puisqu'on les voit tomber et inlassablement retomber ailleurs, toujours dans les mêmes trous sans fond. Mais justement nous ne sommes pas un trou sans fond : et donc, nous ne provoquons pas ce vertige qui y fait tomber les centaines de millions. Si nous disions : --* « *La revue* ITINÉRAIRES *a chaque année un déficit de 50 millions *»*, nous les trouverions aussitôt, on nous les donnerait chaque année, comme on les donne à d'autres, ce serait fou et même idiot, mais cette folie, mais cette idiotie, qui consiste à éternellement combler et entretenir un déficit permanent, sans rien faire pour le supprimer, pourrait se continuer indéfiniment, comme on le voit ailleurs. Nous disons au contraire que la revue n'en est pas là, qu'elle est gérée convenablement ;*
165:161
*nous avons la sottise de ne pas être en déficit, et la maladresse de l'avouer ; mais nous disons que nous avons de grands besoins d'argent pour un certain nombre d'activités raisonnables organisées par les* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES : *et alors ceux qui sont toujours prêts à donner 50 millions pour n'importe quel trou sans fond nous consentent 5 F, par politesse, et au demeurant oublient de nous les envoyer, par distraction.*)
*Cette parenthèse était une digression qui me vaudra bien, motivés par ce qu'on appelle avec modération les* « *inadmissibles injures *» *de mon* « *insolente polémique *»*, deux démissions au moins et quatorze désabonnements. Ce serait une autre digression, je n'y entre pas aujourd'hui, elle n'arriverait pas à tenir en une seule parenthèse...*
(*Mais au fait, justement j'y pense, j'allais l'oublier : l'amiral Auphan m'a demandé d'annoncer dans le présent numéro sa démission de la présidence des* COMPAGNONS. *Il était membre du bureau depuis leur fondation en 1962. Le 28 novembre 1964, il était devenu leur président, succédant à Luc Baresta, et il occupa ce poste avec beaucoup de distinction et de fidélité pendant plus de cinq années. On n'oubliera pas la parfaite et ferme dignité avec laquelle il présida, le 25 avril 1967, notre seconde réunion à la Mutualité, avec Marcel De Corte, André Giovanni, Jean Ousset, Michel de Saint Pierre et Louis Salleron. C'était avant les désastres venus de haut qui allaient désintégrer les plus solides alliances. En 1970, quand les milieux dits traditionalistes furent submergés par le trouble du cœur, par la confusion de l'intelligence, par l'asphyxie des résolutions que provoquait* (*c'était d'ailleurs l'un de ses buts*) *l'atroce et l'incroyable et la diabolique subversion de la messe, ma décision pourtant silencieuse de m'abstenir de participer ou d'assister dans l'équivoque au cœtus helveticus induisit l'amiral à me demander pour la première fois d'être déchargé de ses fonctions. Il voulut bien, sur mes instances, consentir à son maintien à la présidence, mais seulement pour un temps limité. La prochaine assemblée générale de l'Association devra donc lui donner un successeur. On me dit qu'il y aurait parfois un malentendu concernant les rapports entre la direction des* COMPAGNONS *et la direction de la revue. Si ce malentendu existe vraiment, il a au moins l'avantage d'être très facile à dissiper.*
166:161
*Les* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES *et leur présidence n'ont aucune fonction de direction ou de contrôle à l'égard de la revue, ni aucune responsabilité concernant ce qui s'y publie. La revue n'a qu'un directeur et il n'y a pas de super-directeur. Les* COMPAGNONS *sont chargés d'accomplir les tâches indiquées par la revue ; statutairement,* « *leur activité s'exerce en accord avec le directeur d'*ITINÉRAIRES » *et non l'inverse.*)
*Mais revenons à notre propos. Je disais que l'* « *entraide à l'abonnement *» *est maintenant assurée : pour un temps, et par un moyen exceptionnel. Il faudrait plutôt qu'elle le soit normalement, habituellement, par vos cotisations régulières.*
*Ici encore, il y a une mesure approximative, établie par comparaison, pour fixer les idées, pour donner un ordre de grandeur et d'appréciation, et c'est la même que tout à l'heure. Un journal chaque jour, 50 à 70 centimes par jour ouvrable, vous coûte de 150 à 215 F par an. Par abonnement, c'est 150 F pour* « *Le Monde *» *et 150 F pour* « *La Croix *»*. Le journal vous coûte donc, dans l'année, de 150 à 215 F. Soit 25 à 90 F de plus que l'abonnement à* ITINÉRAIRES*. Il conviendrait donc que chaque abonné, après avoir versé à la revue son abonnement, verse aux* COMPAGNONS *une cotisation de 25 à 90 F. Je dis que ceux qui feront cela pour* ITINÉRAIRES *n'auront* RIEN FAIT DE PLUS *que ce que font pour leur journal les simples acheteurs du* « *Monde *» *ou de* « *La Croix *»*. Je dis qu'ils n'auront rien fait d'extraordinaire. Qu'ils devraient s'imposer de faire cela au moins, et ensuite s'interroger sur ce qu'ils accepteront de verser en plus. Régulièrement. Aux* COMPAGNONS.
*Que* « *Le Monde *» *et que* « *La Croix *» *coûtent à ceux qui les lisent de 150 à 215 F par an, cela n'empêche pas le nombre de leurs lecteurs d'être en constante augmentation. Ce n'est donc pas une dépense disproportionnée, ce n'est pas une dépense exorbitante. Ces deux journaux militent pour certaines idées morales, politiques et religieuses : les lecteurs qui approuvent ces idées ne trouvent pas trop cher de verser à ces organes de 150 à 215 F par an. Je vous l'ai dit, je vous le répète : il est évident que si les lecteurs qui approuvent les idées défendues et illustrées par* ITINÉRAIRES *n'étaient pas capables de versements annuels d'un même ordre de grandeur, alors ces idées, et ces lecteurs, et la revue seraient promis à une prompte disparition ; laquelle serait, pour cette raison, bien méritée.*
167:161
*C'est au lendemain d'une souscription exceptionnelle, je ne l'oublie pas, que je vous précise ces éléments d'appréciation. Au lendemain d'une souscription qui, malgré la générosité des donateurs, et par suite de l'abstention du plus grand nombre de nos abonnés, est restée cinq ou six fois inférieure à ce qu'elle aurait dû être. Et si je vous les précise, ce n'est point dans l'intention d'inaugurer une seconde souscription ; c'est au contraire pour vous inviter à envoyer* HABITUELLEMENT *une cotisation aux* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES (*C.C.P. Paris 19.241.14*)*, rendant ainsi inutile toute souscription exceptionnelle. Et, je le répète, ne faisant rien d'extraordinaire si, en plus de votre abonnements à la revue, votre cotisation aux* COMPAGNONS *est de l'ordre de 25 à 90 F par an. Une vraie contribution matérielle à notre combat commence au-delà. Jusque là ce n'est que le minimum. Faut-il s'excuser de vous avoir donné toutes ces précisions chiffrées ? Mais non. Je vous les devais.*
J. M.
\[...\]
175:161
### Notre calendrier.
*Le calendrier liturgique n'a pas été* RÉFORMÉ *par les changements qu'y introduit la pseudo-légalité nouvelle : il a été* BOULEVERSÉ DE FOND EN COMBLE, *et davantage* DÉTRUIT *que modifié.*
*Tout le monde sait que le calendrier liturgique n'est pas irréformable. Mais tout le monde sait aussi, le sens chrétien du simple fidèle y suffit, qu'un bouleversement de fond en comble n'est pas catholique, il est révolutionnaire, il est subversif, il est destructeur.*
\*\*\*
*Plusieurs nous ont dit par exemple que déplacer la fête du Christ-Roi du dernier dimanche d'octobre au dernier dimanche de novembre n'est pas tragique ; et dès novembre 1970, quelle hâte en des matières si délicates, ils avaient lancé le slogan :* « LES DATES PEUVENT SE MODIFIER, LES FÊTES DEMEURENT. » *Bien entendu, nous n'allons pas entrer en guerre contre les amis qui tombent dans cette illusion. Mais nous ne pouvons ni les suivre, ni cacher que leur maxime est parfaitement erronée. On ne se trouve point en présence d'un changement limité à quelques dates, c'est une grave méprise de le croire, et c'est pour le moins une fausse manœuvre de le faire croire aux fidèles. Nous nous trouvons en présence d'une révolution dans laquelle la destruction du calendrier traditionnel joue un rôle pédagogique capital : ce n'était pas la peine de tant discourir sur les méthodes et les techniques de la subversion si l'on n'aperçoit pas celles-là, qui se déploient au cœur même de notre vie spirituelle. Et d'ailleurs, à travers toutes ces modifications de dates, beaucoup de fêtes* NE DEMEURENT PAS, *contrairement à de que l'on nous afferme avec une incroyable légèreté.*
\*\*\*
176:161
*La révolution qui détruit le calendrier traditionnel est intrinsèquement liée à la révolution qui détruit la liturgie romaine.*
*Le nouveau calendrier est celui de la nouvelle messe.*
*La nouvelle messe est celle du nouveau catéchisme.*
*Le nouveau catéchisme est celui de la nouvelle religion.*
*Tout cela se tient. Tout cela est cohérent. Tout cela appartient à la nouvelle légalité ecclésiastique, celle qui a été* ÉTABLIE PAR LES ACTES ÉQUIVOQUES DE HIÉRARQUES PRÉVARICATEURS : *pour cette raison,* L'OBLIGATION *à laquelle prétend cette légalité nouvelle se trouve* SUSPENDUE *par la* SUSPICION *légitime et universelle dont elle est frappée.*
\*\*\*
*Il y a des choses qui peuvent changer dans l'Église ; qui peuvent changer dans la liturgie ; qui peuvent changer dans la discipline ecclésiastique ; qui peuvent changer dans le calendrier.*
*Nous le savons fort bien, et la preuve : nous avons applaudi et soutenu ces changements.*
*Quasiment seuls en France, nous avons applaudi, nous avons soutenu, et d'abord nous avons* EXPLIQUÉ *le changement introduit dans le calendrier liturgique par le pape Pie XII, lorsqu'il a déplacé du 1^er^ au 11 mai la fête des saints apôtres Philippe et Jacques, afin d'instituer au 1^er^ mai la fête chrétienne du travail sous le patronage de saint Joseph artisan ; ou lorsqu'il a institué la fête de Marie Reine, chaque année le 31 mai.*
*Ce n'est pas que nous réputions comme allant de soi, comme sans importance ou comme sans inconvénients un déplacement de date tel que celui qui fut imposé en 1955 à une fête aussi anciennement fixée que celle des apôtres saint Philippe et saint Jacques. Ce n'est pas non plus que nous n'avons, sinon sur le moment, du moins à la réflexion, trouvé étrange une fête chrétienne du travail* (*il n'y en a point de l'autorité, de la justice, de la piété, ni d'aucun autre concept naturel*)*, et trouvé également étrange une fête de saint Joseph au titre d'artisan* (*les saints sont célébrés comme confesseurs, vierges, docteurs, pontifes, martyrs, etc., mais non point comme ouvriers, employés, cadres ou patrons*)*. C'était une grande nouveauté ; c'était un grand changement.*
*Les mœurs et coutumes catholiques répugnent à un changement de cette sorte. Mais : 1° il s'agissait d'un changement particulier et non pas du bouleversement de tout le calendrier ; 2° ce changement avait une raison suffisante ou non* (*car en ces matières l'autorité de l'Église peut commettre des erreurs*)*, c'était en tout cas une raison proportionnée, digne d'être prise en considération.*
177:161
*Bref, ces changements étaient limités, ils étaient motivés ; ils étaient légitimement promulgués par les actes non équivoques de hiérarques non suspects.*
*Ce n'est plus le cas des changements actuels, et c'est pourquoi il n'y a aucune* « *obligation *» *de s'y soumettre.*
*Il est même fortement conseillé de les refuser, par l'application, analogique mais opportune, du précepte : sede vacante, nil innovetur.*
\*\*\*
*Il va de soi que nous n'avons aucun pouvoir ni aucun désir d'anathématiser ceux qui, tout en conservant de leur mieux les dogmes et les rites, se plient plus ou moins aux sauvages mélis-mélos actuels du calendrier liturgique.*
*Nous ne les confondons certes pas avec les docteurs ou les suiveurs de l'apostasie immanente.*
*Nous désirons seulement, pour eux et pour nous, qu'ils cessent de se priver et de nous priver :*
*-- qu'ils cessent de se priver des richesses spirituelles du calendrier traditionnel ;*
*-- qu'ils cessent de nous priver de leur renfort dans le maintien de ce calendrier et dans sa transmission, c'est-à-dire sa* TRADITION *nécessaire.*
*-- *Mercredi 1^er^ mars : *mercredi de la seconde semaine de Carême.*
*-- *Jeudi 2 mars : *jeudi de la seconde semaine de Carême.*
*--* Vendredi 3 mars : *vendredi de la seconde semaine de Carême.*
*-- *Samedi 4 mars : *samedi de la seconde semaine de Carême.*
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-- Dimanche 5 mars : *troisième dimanche de Carême.*
-- Lundi 6 mars : *sainte Perpétue et sainte Félicité*, martyres ; *lundi de la troisième semaine de* *Carême*. On peut au choix dire la messe de la fête avec mémoire de la férie, ou bien l'inverse.
-- Mardi 7 mars : *saint Thomas d'Aquin,* docteur ; *mardi de la troisième semaine de Carême*. Même remarque que pour le lundi 6 mars.
-- Mercredi 8 mars : *saint Jean de Dieu, confesseur ; mercredi de la troisième semaine de Carême.* Même remarque.
-- Jeudi 9 mars : *sainte Françoise romaine*, veuve ; *Jeudi de la troisième semaine de Carême.* Même remarque.
Ce jeudi est parfois appelé « jeudi de la mi-carême » parce qu'il est le 20^e^ jour au milieu de la Sainte Quarantaine ; l'Église a reporté au dimanche suivant (dimanche de *Lætare*) les sentiments de joie dont elle veut pénétrer nos cœurs : il y aura pour ce 4^e^ dimanche de Carême la permission d'employer les ornements roses, de mettre des fleurs sur l'autel et de jouer de l'orgue. C'est donc le dimanche 12 mars, et non le jeudi 9, qu'il convient si on le veut de « fêter la mi-carême » par quelque honnête délassement.
-- Vendredi 10 mars : *vendredi de la troisième semaine de Carême.*
-- Samedi 11 mars : *samedi de la troisième semaine de Carême.*
-- Dimanche 12 mars : *quatrième dimanche de Carême*, ou dimanche de *Lætare. --* La fête de saint Grégoire le Grand, pape et docteur, est cette année empêchée : elle n'est pas renvoyée et on n'en fait pas mémoire.
Père Emmanuel :
« *Lætare* Jérusalem : réjouis-toi, Jérusalem ! L'Église est en deuil, elle appelle ses enfants à la pénitence, et voici qu'au milieu de son carême, une voix retentit d'un bout du monde à l'autre et lui dit : Réjouis-toi Jérusalem ! Et l'Église, encore qu'elle souffre, encore qu'elle pleure, encore qu'elle fasse pénitence, l'Église répond : *Lætatus sum*, je me suis réjouie. Et elle chante sa joie, et elle la proclame à la face du monde entier. »
-- Lundi 13 mars : *lundi de la quatrième semaine de Carême.*
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-- Mardi 14 mars : *mardi de la quatrième semaine de Carême.*
-- Mercredi 15 mars : *mercredi de la quatrième semaine de Carême.*
-- Jeudi 16 mars : *jeudi de la quatrième semaine de Carême.*
-- Vendredi 17 mars : *saint Patrick*, évêque ; *vendredi de* la *quatrième semaine de Carême*. On peut au choix dire la messe de la fête avec mémoire de la férie, ou bien l'inverse.
-- Samedi 18 mars : *saint Cyrille de Jérusalem*, évêque et docteur ; *samedi de la quatrième semaine de Carême.*
-- Dimanche 19 mars : *dimanche de la Passion.* La fête de *saint Joseph* est du rite « double de 1^e^ classe » : empêchée aujourd'hui, elle est selon la règle en ce cas renvoyée au premier jour libre, soit au lundi 20 mars. Selon certains, il conviendrait au contraire de l'anticiper au 18 mars.
-- Lundi 20 mars : *saint Joseph,* époux de la T.S. Vierge, patron de l'Église universelle. Mémoire du *lundi de la Passion.* Saint Joseph a été proclamé par Pie IX, le 8 décembre 1870, patron et protecteur de l'Église universelle ; il a été proclamé par Pie XI, le 19 mars 1937, patron et protecteur de la résistance chrétienne au communisme intrinsèquement pervers. (Il a été proclamé en outre par Pie XII, en 1955, modèle et protecteur des travailleurs : mais sous le titre de « saint Joseph artisan », fêté le 1^er^ mai.)
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « L'Église célèbre avec une solennité spéciale la fête de saint Joseph parce qu'il a été un des plus grands saints, l'époux de la Vierge Marie, le père putatif de Jésus-Christ et qu'il a été proclamé le Patron de l'Église. -- Ces mots : *saint Joseph fut le père putatif de Jésus-Christ*, signifient qu'il était regardé communément comme le père de Jésus-Christ, car il accomplissait à son égard tous les devoirs d'un père. -- Saint Joseph demeurait ordinairement à Nazareth, petite ville de la Galilée. -- Bien qu'il fût de la famille royale de David, il était pauvre et réduit à gagner sa vie par le travail de ses mains. -- La pauvreté de la famille de Jésus-Christ nous enseigne à détacher notre cœur des richesses et à souffrir volontiers la pauvreté si Dieu nous veut dans cet état. -- Nous croyons que Dieu a élevé saint Joseph à un très haut degré de gloire, tant ont été éminentes sa dignité et sa sainteté sur la terre. -- La protection de saint Joseph envers ceux qui lui sont dévots est très puissante, car il n'est pas croyable que Jésus-Christ veuille refuser la moindre grâce à un saint auquel il a voulu sur la terre être soumis.
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-- La grâce spéciale que nous devons espérer de l'intercession de saint Joseph est celle d'une bonne mort, parce qu'il eut lui-même le bonheur de mourir entre les bras de Jésus et de Marie -- Pour mériter la protection de saint Joseph nous devons l'invoquer souvent et l'imiter dans ses vertus, et surtout dans son humilité et dans la parfaite résignation à la volonté divine qui fut toujours la règle de ses actions. »
-- Mardi 21 mars : *saint Benoît,* abbé, patriarche des moines d'Occident et père de l'Europe ; *mardi de la Passion*. Même remarque qu'au 17 mars.
-- Mercredi 22 mars : *mercredi de la Passion*.
-- Jeudi 23 mars : *jeudi de la Passion*.
-- Vendredi 24 mars : *saint Gabriel,* archange ; *vendredi de la Passion *; même remarque qu'au 17 mars. On peut aussi célébrer aujourd'hui la messe de *Notre Dame des Sept Douleurs* (comme au 15 septembre), avec mémoire de la férie et mémoire de saint Gabriel.
-- Samedi 25 mars : *Annonciation de la Sainte Vierge.* Mémoire du *samedi de la Passion.*
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « Dans la fête de l'Annonciation de la Sainte Vierge, on célèbre l'annonce que lui fit l'ange Gabriel qu'elle avait été choisie pour être la Mère de Dieu. -- Quand l'Ange Gabriel lui apparut, la Vierge Marie se trouvait à Nazareth, ville de Galilée. -- Il lui adressa ces paroles par lesquelles nous la saluons tous les jours :
« Je vous salue, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes. » -- Aux paroles de l'ange Gabriel, la Sainte Vierge se troubla, s'entendant saluer par des titres nouveaux et glorieux dont elle s'estimait indigne. -- Dans son Annonciation, la T.S. Vierge nous montre spécialement : une pureté admirable, une humilité profonde et une obéissance parfaite. -- Elle nous fait connaître son grand amour de la pureté par sa préoccupation de conserver sa virginité, préoccupation qu'elle manifeste au moment même où elle apprend sa vocation à la dignité de Mère de Dieu. -- Elle nous fait connaître sa profonde humilité par ces paroles : « Voici la servante du Seigneur », qu'elle dit en devenant Mère de Dieu.
Elle montre sa foi et son obéissance en disant : « Qu'il me soit fait selon votre parole. » -- Au moment où Marie consentit à être la Mère de Dieu, la seconde Personne de la sainte Trinité s'incarna dans son sein, prenant un corps et une âme comme les nôtres, par l'opération du Saint-Esprit. -- Dans son Annonciation, la T.S. Vierge :
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1° enseigne en particulier aux vierges à faire une très haute estime du trésor de la virginité ; 2° elle nous enseigne à tous à nous disposer avec une grande pureté et une grande humilité à recevoir en nous Jésus-Christ dans la sainte communion ; 3° elle nous enseigne à nous soumettre promptement à la volonté divine. -- En la solennité de l'Annonciation de la Vierge Marie nous devons faire trois choses : 1° adorer profondément le Verbe incarné pour notre salut, et le remercier d'un si grand bienfait ; 2° nous réjouir avec la T.S. Vierge de la dignité de Mère de Dieu à laquelle elle a été élevée et l'honorer comme notre maîtresse et notre avocate ; 3, prendre la résolution de réciter toujours avec un grand respect et une grande dévotion la Salutation angélique, appelée communément *Ave Maria.*
*-- *Dimanche 26 mars : *dimanche des Rameaux.* Concernant la lecture ce dimanche du texte falsifié de saint Paul (qui figure au Lectionnaire prétendu officiel et dans tous les soi-disant nouveaux missels), voir les recommandations, dans le précédent numéro, en tête des *Avis pratiques.*
*-- *Lundi 27 mars : *Lundi saint.*
*--* Mardi 28 mars : *Mardi saint.*
*--* Mercredi 29 mars : *Mercredi saint.*
*--* Jeudi 30 mars : *Jeudi-Saint.*
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « Le jeudi saint on célèbre l'institution du T. S. Sacrement de l'Eucharistie. -- Du jeudi saint au samedi saint, on ne sonne pas les cloches en signe de grande affliction pour la passion et la mort du Sauveur. -- On conserve le jeudi saint une grande hostie consacrée : 1° afin de rendre des adorations spéciales au sacrement de l'Eucharistie au jour où il fut institué ; 2° pour qu'on puisse accomplir la liturgie le vendredi saint où le prêtre ne fait pas de consécration. -- Après la messe on dépouille les autels pour nous représenter Jésus-Christ dépouillé de ses habits pour être flagellé et attaché à la croix, et afin de nous enseigner que, pour célébrer dignement sa passion, nous devons nous dépouiller du vieil homme, c'est-à-dire de tout sentiment mondain. -- On fait le lavement des pieds : 1° pour rappeler le souvenir de cet acte d'humilité auquel Jésus-Christ s'abaissa en lavant les pieds à ses Apôtres ; 2° parce que Lui-même exhorta les Apôtres et, en leur personne, les fidèles à imiter son exemple ; 3° pour nous enseigner que nous devons purifier notre cœur de toute souillure et exercer les uns envers les autres les devoirs de la charité et de l'humilité chrétienne. -- Les fidèles vont, le jeudi saint, visiter le T.S. Sacrement dans plusieurs églises en souvenir des douleurs endurées par Jésus-Christ en plusieurs lieux comme au jardin, chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérode et sur le Calvaire.
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-- On doit faire les visites du jeudi saint non par curiosité, par habitude ou pour se distraire, mais avec une vraie contrition de nos péchés qui sont la véritable cause de la passion et de la mort de notre Rédempteur, et avec de vrais sentiments de compassion pour ses peines, méditant sur ses diverses souffrances ; par exemple, dans la première visite, sur ce qu'il souffrit au jardin ; et ainsi de suite. »
-- Vendredi 31 mars : *Vendredi-Saint.*
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « Le vendredi saint, on rappelle la passion et la mort du Sauveur. -- L'Église prie le vendredi saint d'une façon toute particulière pour toute sorte de personnes, même pour les païens et pour les Juifs, afin de montrer que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, et pour demander en faveur de tous les fruits de sa passion. -- On adore solennellement la Croix, parce que Jésus-Christ y ayant été cloué et y étant mort ce jour-là, il la sanctifia par son sang. -- L'adoration n'est due qu'à Dieu, pourquoi donc adore-t-on la Croix ? On ne doit l'adoration qu'à Dieu seul : aussi quand on adore la Croix, notre adoration s'adresse à Jésus-Christ qui y est mort. »
============== fin du numéro 161.
[^1]: -- (1). Aux Nouvelles Éditions Latines.
[^2]: -- (2). Cet article fait partie du recueil *Contacts et Circonstances.* Il a paru en 1937. La lettre en question est dans les archives de la Société Paul Claudel.
[^3]: -- (1). Il fut édité en 1928 par les soins de l'Abbaye du Mont Vierge, à Marlagne en Belgique.
[^4]: **\*** -- l'original porte... tous *mes* contemporains...
[^5]: -- (1). On peut la visiter en s'adressant au 10 de la rue des Terrasses.
[^6]: -- (1). C'est une critique de l'*Ève* que Péguy écrivit lui-même sous un pseudonyme, d'où son propre nom à cette place.
[^7]: -- (1). Eph. V, 16.
[^8]: -- (1). Dict. Robert : « Fam. *Faiseuse d'anges,* avorteuse.
[^9]: -- (1). Cf. *Le Crapouillot :* « Les Communistes », n° 11.
[^10]: -- (2). Sur Henri Barbé, voir ITINÉRAIRES, numéro 105 de juillet-août 1966, pages 1 et suiv.
[^11]: -- (3). Ne pas confondre, en dépit de l'homonymie, avec l'abbé Jean-Claude Barreau, avec qui il n'a aucun lien de parenté.
[^12]: -- (1). *Le Monde,* 30 mai 1951.
[^13]: -- (2). *Le Monde,* 12 février 1952.
[^14]:
[^15]: -- (1). Pp. 143, 144 et 145.
[^16]: -- (2). *Op. cit.* pp. 214 et 215.
[^17]: -- (1). Sur cette affaire cf. Jean Fusil : *Concorde*, (France-Empire) et Villemarest, *L'Espionnage Soviétique en France* (Nouvelles Éd. Latines).
[^18]: -- (1). Peut-être le fait n'a-t-il aucun lien avec les activités de l'ex-père Tondi, mais il faut quand même signaler que le petit livre rouge qui faisait office de programme pour les prêtres contestataires européens (dont ceux d' « Échange et Dialogue ») réunis en 1969 à Coire, avait été imprimé en Allemagne de l'Est.
[^19]: -- (1). Jaspers, dans *Nietzsche et christianisme* (trad. Hersch, Paris, Édit de Minuit, p. 77 ss.), et dans *Nietzsche, introduction à sa philosophie* (Paris, Gallimard, 1950, p, 173 ss.) met fort bien en relief cet aspect de la pensée de Nietzsche. On y trouvera les références aux ouvrages de Nietzsche.
[^20]: -- (2). Nous sommes très loin de commander aux réalités terrestres ; aussi est-il singulièrement prétentieux de revendiquer la maîtrise du cosmos.
[^21]: -- (3). Genèse, 1, 26 : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques et sur toute la terre, et sur les reptiles qui rampent sur la terre ».
[^22]: -- (1). Il est évident que la technique suppose une matière première et des propriétés naturelles qui ne sont pas notre œuvre ; elle n'en substitue pas moins un monde nouveau à la nature vierge donnée à l'origine. Et si, pour organiser la société, nous devons connaître au préalable ce qu'est l'homme et les tendances qui le font agir, nous n'en déployons pas moins ensuite les ressources de notre esprit pour faire prendre aux rapports entre les humains une tournure plus rationnelle, qui s'harmonise avec le développement des sciences et des techniques. En ce sens, il est permis de considérer l'homme comme « créateur ».
[^23]: -- (1). L'attitude scientifique elle-même, par une sorte de retour sur sot, devient matière des sciences. On peut décrire la psychologie des savants, rechercher les conditions sociales de la naissance et du développement d'une science, retracer l'histoire de ce développement.
[^24]: -- (2). Von Weizäcker, *Die Tragweite des Wissenschaft,* I, Stuttgart, 1964, p. 128.
[^25]: -- (3). Scheler : « Le monothéisme créationniste judéo-chrétien, par sa victoire sur la religion et la métaphysique du monde antique, est sans aucun doute la première condition, et la condition fondamentale de l'essor de la conquête occidentale de la nature » (*Die Wissensformen und die Gesellschaft,* pp. 78-79.). Cf. aussi du même auteur, *Vom Umsturz des alerte*, 3^e^ édit. Berne, 1955, I, pp. 44 sv..
[^26]: -- (4). Cette théologie a été proposée par beaucoup d'auteurs protestants. Cf. en particulier Gogarten, *Der Mensch zwischen Gott und Well*, 3^e^ édit, Stuttgart, 1960 ; *Jesus Christus, Wende der Welt*, Tübingen, 1966. -- Du côté catholique, mentionnons J.-B. Metz, *Zur Theologie der Welt*, Mainz-München, 1968.
[^27]: -- (1). Scheler, *Die Wissensferment und die Gesellschaft*, p. 111 ss.
[^28]: -- (2). On a beaucoup critiqué les thèses de Gogarten et de Metz sur la « compatibilité » entre le christianisme et la science. H. Fischer, en particulier, a souligné que ces thèses ne relèvent pas, à proprement parler, de la science historique, mais plutôt d'une *philosophie* chrétienne de l'histoire ; il écrit : « qu'en est-il de la thèse de la compréhension de l'historicité comme une suite légitime de la foi chrétienne ? Il s'est manifesté qu'étonnamment peu de matériaux dans les 2000 ans d'histoire chrétienne peuvent être apportés à l'appui de cette perspective » (*Christlicher Glaube und Geschichte, Voraussetzungen und Folgen der Theologie Friedrich Gogartens*, Gütersloh, 1967, p.,147.). -- On trouvera un résumé, un peu confus d'ailleurs, de ces discussions dans Marcel Xhaufflaire, *Feuerbach et la théologie de la sécularisation*, Éditions du Cerf, Paris, 1970, pp. 346 ss.
[^29]: -- (1). Cf. sur ces problèmes D. de Rougemont, *Penser avec les mains*, Albin Michel, Paris, 1935.
[^30]: -- (1). Nietzsche, *Humain, trop humain*, trad. Desrousseaux, Paris, Mercure de France, 1943, 1^e^ partie, t. II, et 635, p. 202 : « ...C'est, en effet sur la compréhension de la méthode que repose l'esprit scientifique, et tous les résultats des sciences ne pourraient, si ces méthodes venaient à se perdre, empêcher un nouveau triomphe de la superstition et de l'absurdité ».
[^31]: -- (2). *La Volonté de puissance*, t. I, liv. II, et 285, p, 285 : « La méthode mécaniste d'envisager l'univers est, pour le moment, de beaucoup la plus probe : la bonne volonté d'accueillir tout ce qui se contrôle, toutes les fonctions logiques de contrôle, tout ce qui ne ment ni ne trompe, y est à l'œuvre ».
[^32]: -- (3). Chestov, *Le pouvoir des clefs,* p. 310.
[^33]: -- (4). Les communistes ont parfois distingué une « science bourgeoise » et une « science prolétarienne ». Mais les marxistes contemporains se défient de ces formules. La science n'est ni américaine, ni russe, ni chinoise, parce que, précisément, elle est science et non idéologie. Nous reviendrons sur cette question un peu plus loin. Cf. Althusser, *Pour Marx,* Paris, Maspero, 1966, p. 12.
[^34]: -- (1). Kierkegaard, *Post-Scriptum,* p. 128.
[^35]: -- (2). *Cf.* sur cette terminologie, Althusser, *Pour Marx,* p. 165 ss., Et *Lire le Capital,* t. 1, Paris, Maspero, 1967, p. 67 ss.
[^36]: -- (1). Bergson, *L'évolution créatrice,* p. 225.
[^37]: -- (2). Julien Benda, *De quelques constantes de l'esprit humain, critique du mobilisme contemporain,* Paris, N.R.F., 1950, p. 46.
[^38]: -- (1). Bachelard, *Le nouvel esprit scientifique,* pp. 147, 148, 164.
[^39]: -- (1). A notre connaissance (mais qui est limitée) le mot «* orationnaire *» n'existait pas en français. On suppose immédiatement qu'il veut signifier recueil de prières, comme lectionnaire signifie recueil de lectures. Il y a pourtant une ambiguïté, car un « lectionnaire » n'est pas n'importe quel « recueil de lectures », même chrétiennes et pieuses, c'est -- et c'est uniquement -- un livre LITURGIQUE. Les mots de même formation, *sacramentaire, antiphonaire, passionnaire*, *collectaire,* et leur abrégé *bréviaire*, sont ou ont été employés pour des livres liturgiques seulement. Il est vrai néanmoins que *bréviaire* a aussi, par analogie, un emploi tout à fait profane, pour signifier n'importe quelle lecture habituelle. Et puis il y a *sermonnaire*, dont le sens propre (livre liturgique contenant les sermons des Pères qu'on lit à l'Office) n'exclut pas un sens plus large (n'importe quel recueil de sermons). -- Est-ce distraction de notre part, nous n'avons vu aucun endroit de cet ORATIONNAIRE où l'emploi du terme « orationnaire » soit défini et expliqué. Peut-être, pourtant, convenait-il d'avertir le public que cet ORATIONNAIRE n'est pas un *Orationnaire* au sens où un Lectionnaire est un *Lectionnaire.*
[^40]: -- (1). Cf. Chanoine C. Barthas, principalement *Fatima, merveille du XX^e^ siècle, d'après les témoins et les documents,* « nouvelle édition entièrement refondue et mise au point », tirage d'octobre 1957, 280.000^e^ mille (Fatima-Éditions, Toulouse). -- Il est vrai qu'une version absurde, analogue à celle de l'ORATIONNAIRE, y figure aussi p. 355, avec sa « traduction latine approuvée par l'évêque de Leira » en 1951. -- Mais les pages 85 à 87 établissent le texte véritable : « *O meu Jésus, perdoai-nos, livrai-nos do inferno, e levai as alminhas todas para o ceu, e soccorei principalmente as que mais precisarem. *» C'est-à-dire : « O mon Jésus, pardonnez-nous, préservez-nous du feu de l'enfer, conduisez au paradis toutes les âmes et secourez surtout celles qui en ont le plus besoin. » Parmi les versions habituellement récitées en France, la plus conforme au texte portugais est donc celle-ci (qui, sans changer le sens : 1° ajoute les mots *nos* péchés après *pardonnez-nous ;* 2° au lieu de : *secourez surtout celles qui en ont le plus besoin,* dît moins sobrement : *secourez surtout celles qui ont le plus besoin de votre miséricorde*) *:* « Ô mon Jésus, pardonnez-nous nos péchés, préservez-nous du feu de l'enfer, conduisez au ciel toutes les Ames, secourez surtout celles qui ont le plus besoin de votre miséricorde. » -- L'ORATIONNAIRE, en rapportant une mauvaise version de ces « paroles de la Vierge à Fatima », omet complètement, en outre, d'indiquer qu'il s'agit d'une prière à ajouter après chaque dizaine de chapelet.
[^41]: -- (1). Louis Daménie : « LA RÉVOLUTION, phénomène divin, mécanisme social ou complot diabolique ? », *Société des Éditons de* « *l'Ordre Français *» (B. P. 11 -- 78 -- Versailles), 2^e^ trimestre 1970.
[^42]: -- (1). Louis Daménie : « Du scandale-marchandise à la Corruption industrialisée » *L'Ordre Français* n° 155 de novembre 1971, p. 53.
[^43]: -- (1). Tombé au calvaire d'Hardicourt le 8 juillet 1916, à l'âge de trente-neuf ans. Cette mort a interrompu trop tôt des recherches qui, comme le fait remarquer Daménie dans son ouvrage, aspiraient évidemment à se poursuivre et s'affirmer.
[^44]: -- (1). C'est nous qui soulignons.
[^45]: -- (1). Ce que Claude Harmel vient d'exposer rapidement dans ces deux alinéas est tout à fait capital pour une compréhension exacte de la réalité communiste. Mais ce point essentiel est ordinairement le plus méconnu. L'explication sociologique et philosophique en a été donnée par Jean Madiran dans La *vieillesse du monde,* chapitre sur « Le passage de la théorie à la pratique », pages 157 à 183. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^46]: -- (1). Cette technique du *noyau dirigeant,* qui est l'unique technique communiste de commandement ou de gouvernement (aussi bien dans l'opposition qu'au pouvoir) est d'ailleurs avouée -- pour qui sait lire -- par le texte le plus officiel du communisme : la Constitution soviétique (article 126). C'est ce que Jean Madiran a nommé « *la technique de l'esclavage *»*,* analysée aux pages 17 à 95 de *La vieillesse du monde.* (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^47]: -- (1). Les définitions de Claude Harmel et son exacte distinction entre « marxisme » et « communisme » sont substantiellement conformes aux définitions et distinctions données par Jean Madiran tout au long de *La vieillesse du monde ;* voir notamment : la note 31 aux pages 180-181. (NOTE D'ITINÉRAIRES.)