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## ÉDITORIAL
### Premier bilan dix ans après
par Georges Laffly
Georges LAFFLY est né à Blida en 1932 : nos lecteurs n'ont pas oublié comment il évoquait et chantait sa patrie perdue, dans notre numéro 135, sous le titre : « D'une Algérie à l'autre ». -- Arrivé en métropole le 30 juin 1962, il est un collaborateur habituel de la revue ITINÉRAIRES depuis 1965.
Nous avons eu ensemble l'idée de ce numéro spécial. Il en a été l'âme, le réalisateur, et le rédacteur en chef.
J. M.
ON POURRAIT CROIRE que le mal historique le plus terrible dans le monde d'aujourd'hui, c'est l'oubli, que notre société accélère, faisant de tous les hommes des amnésiques, perdus, inconsistants, privés de leur épaisseur normale de durée, asphyxiés. Mais il y a quelque chose de plus terrible que l'oubli (qui comporte, lui, une part de santé, qui est aussi une réaction vitale), c'est la déformation, le travestissement de n'importe quelle aventure historique -- avec ses drames, ses misères, ses sacrifices et ce qu'elle put compter d'héroïque et de glorieux -- en quelque chose qui n'est même pas un mythe, mais la répétition usée, sans élan, sans vie, l'allégorie simplette de la lutte entre le Bien et le Mal, le Progrès et l'Erreur. Lutte dont le dernier état est toujours à découvrir, où les défenseurs les plus zélés du « Bien » -- la Démocratie, la Libération de l'homme -- peuvent se laisser surprendre, être piégés avec les Mauvais. Cela les maintient en haleine, et les contraint à courir toujours un peu plus loin, mais le schéma reste intact. Usé jusqu'à la corde, il semble pourtant inusable. Tel est le bonheur de vivre à l'époque des idéologies.
Quand on parle de l'Algérie, aujourd'hui, dix ans après, c'est toujours cette tapisserie allégorique qui s'interpose entre la réalité et notre regard. Une tapisserie dont le style, évidemment, est inspiré par « le réalisme socialiste ». Quelque chose de laid, de faux, de pauvre. Et c'est à cause d'elle que tant de publications, livres, articles et même films, consacrés à ce sujet, se ressemblent. Les épisodes racontés peuvent varier, les points de vue être différents. Mais l'âme de tous ces écrits, de toutes ces images, est la même, si l'on peut parier d'âme dans ce cas.
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On parle beaucoup de l'Algérie depuis trois mois. On en parlera jusqu'au 1^er^ juillet, c'est sûr. Ensuite, les exigences de l'actualité, comme on dit, ne permettront évidemment plus d'y consacrer une ligne. Sans doute, dix ans après, un premier bilan pouvait être tenté, c'est normal. Mais pour le monde où nous vivons, ce n'est pas un premier bilan, ce serait plutôt le dernier, comme si les conséquences des faits ne continuaient de se dérouler, de s'enchaîner inéluctablement, comme si l'accélération de l'oubli existait aussi pour le monde des faits et pour les pesanteurs historiques. En réalité ce qui s'est passé il y a dix ans continuera longtemps d'agir sur le destin de la France, même si l'on fait semblant de l'ignorer.
Ce bilan, en tous cas, tel qu'il est établi un peu partout, c'est surtout, c'est presque exclusivement, un bilan du jeu politique français de 1954 à 1962. Un bilan de politique intérieure. D'un côté, on classe ceux qui se sont trompés -- ceux qui ont été exclus de l'histoire -- c'est-à-dire les partisans de l'Algérie française et aussi ceux qui, même un moment, la soutinrent, et il y a parmi eux Guy Mollet, François Mitterrand, même Mendès-France, joli coup de filet. Ils se sont trompés, ils n'ont pas su saluer l'avenir, on ne manque pas de le leur rappeler, et eux-mêmes en gardent une blessure. De l'autre côté, les officiels, qui sont ceux-là qui ont fait accéder l'Algérie à l'indépendance et juste à côté d'eux, par une bizarrerie qui n'est qu'apparence, tout ce qui en France attend une révolution, le FLN continuant de représenter, en 1972, la seule grande réussite de la gauche révolutionnaire française, le seul mouvement, d'ailleurs extérieur, étranger et ennemi de la France, qui ait pu l'unir et qu'elle puisse un peu s'approprier.
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Mais on peut remarquer que le bilan de l'indépendance est rarement fait en ce qui concerne l'Algérie elle-même. On reste vague. L'indépendance était une nécessité de l'histoire (et la preuve, disent les braves gens, c'est qu'elle a eu lieu), c'est une chose admise, il n'y a que les fâcheux pour le nier. L'Algérie est-elle plus prospère, plus heureuse, personne ne semble se poser la question.
Peut-être parce que la réponse serait négative. En tout cas, quel chant de triomphe on aurait entendu, de la « majorité » à « l'opposition », si le doute était possible, si seulement on pouvait montrer un tableau présentable.
Quant au bilan du côté des Européens d'Algérie, on ne l'a pas tenté non plus. Pour les mêmes raisons. Et c'est justement ce que nous avons essayé de faire ici.
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Il y a dix ans que nous sommes là. En 1962 et 1963, un million de Français rentraient d'Afrique et s'installaient sur un sol que certains voyaient pour la première fois. Un tel mouvement ne s'était jamais vu dans l'histoire de France. Et c'était inattendu. Personne n'y croyait. Non pas parce qu'on croyait que le sort des Européens était assuré dans l'Algérie indépendante. Mais par mépris. Parce qu'on voyait en eux des gens bruyants qui ne tenaient qu'à leurs intérêts matériels -- et ces intérêts étaient en Algérie. Quelques journalistes, quelques hommes politiques avaient bien prévu ce vaste départ, mais on ne les avait pas crus.
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Il faut le dire une fois de plus. Ce n'est pas l'O.A.S. qui a fait partir les Français d'Algérie. Ce n'est pas la peur des troubles, des massacres (après une explosion assez hideuse, la situation redevint calme. Les Algériens souhaitaient leur retour. Ils ne revinrent jamais). Ce qui les a fait partir, c'est le sentiment d'une impossibilité. L'impossibilité de vivre en Algérie, leur pays, sous le drapeau vert et blanc. Et le sentiment aussi que leur départ était la dernière défaite qu'ils pouvaient infliger au FLN.
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Ces Français, on les appela, on les appelle encore, des « rapatriés ». Terme d'une inexactitude pleine de ruse. Ces réfugiés, ces transplantés, ces pieds-noirs, où en sont-Ils dix ans après ?
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Les articles réunis ici pourront vous le dire. On trouvera, de l'un à l'autre, des contradictions. C'est normal : il n'y a pas eu de « consignes », chacun s'est exprimé comme il a voulu. On y trouvera aussi des répétitions. De l'un à l'autre les mêmes mots, les mêmes sentiments reviennent, le même froid à l'âme.
Mais ce qui frappe surtout, à lire ces articles, c'est qu'ils montrent l'envers de la tapisserie, le côté qu'on ne montre jamais.
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On a réduit les Français d'Algérie à un folklore douteux. L'accent, la verve (vulgaire ou truculente suivant les humeurs), de grands enfants, n'est-ce pas, des Méridionaux extrêmes -- étant entendu que les Méridionaux sont des personnages d'opérette -- soubressade, couscous et Enrico Macias ([^1]). Cette légende a succédé à celle des « gros colons » (1954-1959) et à celle des « petits blancs » (1959-1962).
Ici, on ne trouvera pas les légendes, mais des vérités peu réjouissantes. Non pas ce qu'il est convenu de dire, mais ce qu'il est convenu de ne pas dire.
Aucun des auteurs de ce dossier n'a obéi à la censure insensible et d'autant plus puissante, qui règle dans une société ce qui est admissible. Censure que l'on croit disparue parce qu'elle est battue en brèche dans des domaines plus grossiers, alors qu'elle demeure vigilante, féroce pour ce qui importe vraiment, les opinions établies, qu'elles soient « majoritaires » ou de « l'opposition ».
Dans une société où l'on se gonfle « d'informations », où l'on célèbre « la prise de parole », il y a des informations qui sont toujours tues, des bouches qui ne peuvent pas s'ouvrir.
Grâce à « Itinéraires », ces exclus peuvent aujourd'hui parler.
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Nous sommes heureux, nous sommes fiers que dans ce numéro le général Salan et le générai Jouhaud s'adressent, dix ans après, à ceux qu'ils défendirent jusqu'au bout, sacrifiant tout à la défense de la France.
Il était nécessaire, pour dresser notre bilan, de fixer le cadre historique de ce que fut l'Algérie française puis d'étudier le sort des rapatriés, les maux qui les atteignirent dans tout leur être. L'implantation des pieds-noirs dans l'hexagone, si caractéristique : une bande méridionale qui de Bordeaux à Nice est à peu près aussi longue que la côte algérienne, plus un fort noyau à Paris (tant la contrainte qu'exerce la capitale est forte). Leur reclassement professionnel, leur « intégration » si incomplète. Un cas particulier : les pieds-noirs en Corse, devait être traité à part. Ceux qui se sont installés en Corse sont en quelques sorte restés « sur le seuil » (sans doute, sans doute, la Corse, c'est la France, mais avec un particularisme méditerranéen auquel les Français venant d'Algérie ont été sensibles). La question des harkis, pour qui les difficultés de l'expatriation ont été encore plus rudes que pour les Européens. Il était nécessaire aussi d'évoquer le sort des milliers de « disparus », dont personne ne parle, auxquels nous sommes si peu nombreux à penser. Leur sort seul suffirait à condamner Évian. Enfin, l'indemnisation, question matérielle, mais qui a des prolongements si tragiques dans la vie de beaucoup d'entre nous.
Les images qui ont pour titre « Instantanés » ont sans doute un bien grave défaut. Pourquoi celles-ci, et pas mille autres, pourquoi ces quelques facettes et non celles qui sont restées dans l'ombre. Le problème était insoluble d'évoquer l'Algérie d'hier et de n'être pas insuffisant. On s'en excuse.
Les témoignages : deux prêtres, deux hommes d'âge mûr, deux hommes qui étaient encore de jeunes hommes lors du départ d'Algérie montreront peut-être d'autres aspects, d'autres angles de ce drame peu connu malgré tant d'écrits.
Viennent enfin : un essai historique sur une période capitale de la vie de l'Algérie française : en même temps que la défaite de 1940, qui a profondément humilié les populations algériennes, un sursaut se déclare. Des personnalités énergiques se découvrent. L'Algérie est fidèle. Tout cela sera noyé dans les remous qui suivront, et que Chamine a désigné sous le titre de « querelles de généraux ». Le rappel de certaines déclarations, de certains articles, a pour objet de rendre un peu de vie aux mémoires défaillantes. Sait-on que tant de propos injustes et souvent injurieux, oubliés de ceux qui les ont prononcés, brident encore au cœur de ceux qu'ils visaient ?
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Quant aux quelques livres indiqués à la fin de ce dossier, ils ne sont certes pas les seuls à pouvoir être lus avec profit. Mais ils nous semblent tous ouvrages de valeur, témoignages de poids.
Georges Laffly.
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## ÉTUDES
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### Chronologie de l'Algérie française 1830-1962
par Pierre Gourinard
Pierre GOURINARD est né le 6 février 1936 à Alger d'une famille vivaroise et limousine établie en Kabylie et dans le Chélif en 1882 et 1894. Il a fait ses études à la Faculté des Lettres d'Alger. Il est aujourd'hui professeur d'histoire et géographie au lycée de Poissy et il prépare une thèse de doctorat sur « Les Blancs du Midi, ultras et légitimistes en Provence de 1814 à 1852 ».
*S'il est toujours malaisé d'esquisser une chronologie qui risque de constituer une sèche énumération, l'histoire de l'Algérie depuis 1830 exige des découpages chronologiques. Nous tenterons donc de suivre pendant cent trente ans la trame des différents événements.*
1808\. -- Mission Boutin dans la Régence d'Alger. Le commandant du génie Yves Boutin est chargé d'une mission par Napoléon. L'Empereur veut disposer d'une base d'observation contre l'Angleterre. Il voulait, disait-il, « supprimer la piraterie barbaresque, dût-on anéantir les deux Régences ».
A son retour, le commandant Boutin estime que la presqu'île de Sidi-Ferruch constitue le meilleur point de débarquement.
1827\. -- « La Provence » essuie des coups de feu dans le port d'Alger.
Le commandant de La Bretonnière, chargé d'une tentative de conciliation auprès du dey Hussein, manifestement appuyé par les agents anglais, rejoint son navire « La Provence » après l'échec de sa mission.
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A peine le navire a-t-il appareillé qu'il essuie le feu des canons turcs, et ceci malgré son pavillon parlementaire.
Selon l'excellente expression de M. Marcel Peyrouton ([^2]) : « Des officiers britanniques, témoins de sa sortie, lui rendront l'hommage qu'il ne recevra pas de ses compatriotes. »
1829\. -- Réponse du baron d'Haussez, ministre de la Marine à Lord Stuart, ambassadeur d'Angleterre.
Le gouvernement anglais redoute une installation française en Méditerranée. A son ambassadeur à Paris qui formule des objections, le baron d'Haussez répond vertement.
Auprès de Charles X, Lord Stuart n'a pas plus de succès.
7 février 1830. -- Charles X signe les ordonnances de mobilisation de la flotte et de l'armée.
21 avril 1830. -- Le général de Bourmont quitte Toulon.
14 juin 1830. -- Débarquement à Sidi-Ferruch.
5 juillet 1830. -- Bourmont pénètre à Alger.
L'interprète Bracevitz, vétéran de la campagne d'Égypte, assiste Bourmont et le Dey.
6 juillet 1830. -- Hussein signe la Capitulation.
1834\. -- Le général Drouet d'Erlon prend le titre de gouverneur général.
26 février 1834. -- Traité signé à Oran par Abd el-Kader et le général Desmichels.
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Ce traité consacre la puissance d'Abd el-Kader. C'est une erreur psychologique grave que de donner de véritables prérogatives régaliennes insolites en terre d'Islam à un chef de tribus. Considéré comme un aveu de faiblesse, ce traité est à l'origine de la guerre qui ne prend fin qu'avec la soumission d'Abd el-Kader.
30 mai 1837. -- Bugeaud signe avec Abd el-Kader le traité de La Tafna.
Ce traité partage les zones d'influence entre la France et Abd-el-Kader. C'est la reconnaissance implicite de l'occupation restreinte. Bugeaud devenu gouverneur général en comprendra l'erreur.
29 décembre 1840. -- Bugeaud est nommé gouverneur général de l'Algérie.
14 août 1844. -- Bataille de l'Isly.
23 décembre 1847. -- Abd el-Kader fait sa soumission.
1848\. -- Assimilation de l'Algérie à la France.
La Seconde République semble avoir tranché le dilemme Occupation totale-Occupation réduite. L'Algérie est donc désormais assimilée à la France. Des députés algériens sont élus au Parlement français. Le pays est divisé en trois départements : Alger, Constantine et Oran, pourvus de conseils généraux, comme les métropolitains.
2 juillet 1848. -- Mission d'enquête parlementaire sous la conduite du député des Bouches-du-Rhône, Reybaud.
Elle attribuait le marasme des villages de colonisation à l'incompétence des Parisiens et à l'organisation collective qui ne tenait pas compte des possibilités individuelles.
Elle conseillait de recruter parmi les paysans.
9 septembre 1848 -- 22 octobre 1850. -- Le général Charon, gouverneur général.
19 septembre 1848. -- Décret accordant un crédit de 50 millions au ministre de la Guerre pour établir 12.000 colons français dans des villages de colonisation.
Loi du 20 juillet 1850. -- Fait appel à des soldats ayant déjà servi en Algérie ou à des cultivateurs mariés.
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26 avril 1851. -- Nouvelles règles sur les concessions. Le colon cesse de recevoir l'aide de l'État, mais en échange, on lui remet un titre de propriété qui lui donne droit d'hypothéquer ou de vendre celle-ci.
1851-- On en revient à l'ancien système de la Monarchie de juillet en demandant aux candidats aux concessions d'avoir des ressources suffisantes pour couvrir les frais d'établissement.
24 et 25 mai 1857. -- On décide la fondation de Fort-Napoléon en Kabylie à peine pacifiée. Après 1870, la ville prend le nom de Fort-National.
1858\. -- Démission du maréchal Randon, gouverneur général de l'Algérie. Création du Ministère de l'Algérie, dont les titulaires successifs furent le prince Jérôme Napoléon et le comte de Chasseloup-Laubat.
26 novembre 1860. -- Retour au Gouvernement général confié au général Pélissier.
7 juillet 1864. -- Un décret concentre les pouvoirs civils et militaires entre les mains du Gouverneur général.
1864\. -- Insurrection de Ouled Sidi Cheikh. Affecte le Sud de l'Oranie.
1867-1868. -- L'Algérie est désolée par la famine.
Mgr Lavigerie recueille certains orphelins indigènes. Il veut voir s'épanouir des villages d'Arabes chrétiens. Il crée à cet effet la « Société Civile des orphelinats agricoles d'Algérie ». Les plus grands des orphelins sont mis au travail.
C'est l'origine des villages d'Arabes chrétiens du Cheliff : Saint-Cyprien, inauguré le 15 mars 1873, et Sainte Monique, créée en 1875. En 1876, c'est la fondation de l'hôpital Sainte-Élisabeth.
L'hostilité provient, non pas des Indigènes, mais de certains colons français républicains et anti-cléricaux. ([^3])
14 juillet 1865. -- Un sénatus-consulte affirme le caractère français des Indigènes, musulmans et israélites. Ils continueront à être régis par leurs statuts propres, loi coranique et loi mosaïque, sauf s'ils font une demande particulière d'admission au statut civil français.
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C'était la conséquence d'un voyage de Napoléon III, dont il faut dire quelques mots.
17 septembre 1860. -- Arrivée de Napoléon III à Alger. L'empereur, instruit des difficultés du Ministère de l'Algérie, avait décidé de se renseigner sur place. Il semble s'orienter vers la conception d'un « Royaume Arabe », c'est là son expression, qui paraissait condamner l'assimilation chère aux libéraux.
1864\. -- Le maréchal de Mac-Mahon, gouverneur général, en remplacement du maréchal Pélissier.
Les progrès de la Colonisation, l'extension des activités des Conseils généraux, lient de plus en plus l'Algérie à la France, et démentent donc la conception du « Royaume arabe ».
Comment apparaissait la situation à la fin du Second Empire ? -- Beaucoup plus que la formule utopique du « Royaume arabe », le sénatus-consulte paraissait judicieux. Les Musulmans évolués donnaient à Napoléon III le surnom d' « El Kerim », le « Libérateur ». Un certain équilibre était établi entre les groupes ethniques de l'Algérie. On comprend mieux l'erreur du décret Crémieux source de presque tout le malaise algérien de la Troisième République.
#### TROISIÈME RÉPUBLIOUE
A partir du 5 septembre 1870. -- Constitution à Alger d'un « comité républicain de défense », dont les membres sont pour la plupart d'anciens déportés : l'avocat Vuillermoz, Jourdan, Lelièvre, Alexandre Lambert.
Le républicain modéré Warnier est nommé préfet d'Alger. Vuiliermoz est élu maire d'Alger.
Mac-Mahon est allé prendre le commandement d'un corps d'armée sur le Rhin.
Septembre-Octobre-Novembre 1870. -- La Commune d'Alger refuse de reconnaître l'autorité des généraux. Le Conseil municipal se donne le titre de « Comité de défense » et nomme Vuillermoz, « Commissaire extraordinaire » pour prendre les fonctions de gouverneur général. Le « Gouvernement provisoire » ne lui reconnaît pas son titre.
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29 mars 1871. -- L'amiral de Gueydon nommé gouverneur général par le « Gouvernement provisoire ». Le poste était vacant depuis septembre. C'est la fin de la « Commune d'Alger » qui a cessé d'être révolutionnaire.
24 octobre 1870. -- Adolphe Crémieux, ministre de la justice dans le « Gouvernement de la Défense Nationale », accorde par décret aux Juifs algériens les droits de citoyen refusés aux Arabes. 14 mars 1871. -- Début de la révolte de Kabylie.
A la tête des révoltés, Mokrani, dont la famille a loyalement servi la France, prend prétexte du décret Crémieux pour proclamer la Guerre sainte. Il est tué en mai 1871.
Les Kabyles furent désarmés, condamnés à une amende de 36 millions, à la confiscation de 500.000 hectares.
1873-1879. -- Le général Chanzy, gouverneur général de l'Algérie. Peu à peu, les terres confisquées aux Arabes, sont rendues.
26 juillet 1873. -- La loi Warnier assimile la propriété algérienne à la propriété française. Elle est donc susceptible de toutes transactions au gré du propriétaire. A cette époque d'extension de la colonisation, le propriétaire ne peut être que le Musulman.
1879-1881. -- Système des Rattachements. -- Le gouverneur général n'est plus qu'un agent d'exécution aux ordres de Paris. Les services sont rattachés directement à Paris au ministère correspondant.
Au bout de deux ans, on se rend compte des inconvénients du système où la bureaucratie est omniprésente. On l'abandonne.
1889\. -- Une loi confère la qualité de Français à tous les étrangers nés en Algérie.
Les deux guerres achèveront cette fusion des différents éléments ethniques qui constituent la communauté « pied-noir ».
1892\. -- Rapport de Jules Ferry au terme d'une Mission en Algérie. « L'Algérie n'est pas le prolongement de la France, c'est une colonie. »
En fait, c'est le premier pas vers l'autonomie financière de l'Algérie. Celle-ci paraissait un palliatif contre les inconvénients d'une centralisation trop poussée, dont le système des Rattachements avait été l'illustration abusive.
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Décret du 23 août 1898. -- Création des « Délégations Financières » qui se réunissent en décembre. Le gouverneur général Laferrière présente un projet de budget.
19 décembre 1900. -- Une loi consacre l'autonomie budgétaire de l'Algérie. Cette dernière est donc doté de la personnalité civile.
26 avril 1901. -- Émeutes tragiques de Margueritte, près de Miliana. Ces meurtres d'Européens présentent un caractère de gravité sans précédent depuis la révolte Kabyle de 1871. Ils ne sont cependant suivis d'aucune répercussion politique.
1903\. -- Création des « Compagnies Sahariennes » par le gouverneur général Revoil. La pénétration saharienne se poursuit. En 1879, Duponchel avait lancé l'idée d'un chemin de fer français à travers le Sahara.
1910\. -- Le général Laperrine, commande les oasis sahariennes.
Novembre 1916. -- Quelques troubles sérieux dans le Constantinois. Assassinat du sous-préfet de Batna et de l'administrateur Marseille, au bordj de Mac-Mahon, dans la commune mixte d'Aïn-Touta.
1^er^ décembre 1916. -- Assassinat du Père de Foucauld à Tamanrasset par des dissidents Sénoussistes.
4 février 1919. -- Les élus musulmans participent aux élections des Maires et Adjoints.
1927\. -- Création à Paris de « l'Étoile Nord Africaine ». Ce sont les débuts du nationalisme algérien.
5 mai 1934. -- Les Oulémas constitués en association. Ces « docteurs de la loi » de l'Islam deviennent une puissance politique. L'un d'eux, le cheikh Ben Badis devient une personnalité dominante du nationalisme algérien.
5 août 1934. -- Des heurts entre Musulmans et Israélites à Constantine provoquent de sanglantes émeutes. Des Israélites sont assassinés.
1934\. -- Le docteur Bendjelloul fonde la « Fédération des élus musulmans du département de Constantine ».
Ce mouvement qui réclame en premier lieu l'élargissement de l'électorat, est partisan d'une assimilation progressive dans le cadre de la République française.
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17 juin 1936. -- Convocation d'un « Congrès musulman » à Alger. « L'Étoile Nord Africaine » de Messali n'impose sa présence qu'à la seconde session, celle d'août. Les Communistes sont présents aux côtés des Ouléma et des élus de la Fédération.
11 mars 1937. -- Messali crée le « Parti Populaire Algérien » (P.P.A.).
Fin 1936 -- Début 1937. -- Projet Blum-Viollette.
Léon Blum, président du Conseil, et l'ancien gouverneur général de l'Algérie Viollette élaborent un projet qui donnerait à l'élite algérienne le droit de vote, tout en gardant le statut coranique. Cette clause provoque l'hostilité des Européens qui voient une égalité des Droits, mais non pas des devoirs. Le projet ne fut jamais voté, ce qui amena de vives déceptions parmi les Élus Musulmans.
Août 1937. -- Messali condamné à deux ans de prison.
8 février 1938. -- Assemblée de la Fédération des Maires d'Algérie. La quasi-totalité des Maires et Adjoints spéciaux se déclare démissionnaire en cas d'adoption du projet Viollette.
#### ÉTAT FRANÇAIS
Juillet 1940. -- L'amiral Abrial gouverneur général de l'Algérie.
6 décembre 1940 -- Ferhat Abbas pose sa candidature comme membre de la « Commission financière de l'Algérie », destinée à remplacer les « Délégations Financières ».
Juillet 1941. -- Ferhat Abbas écrit au Maréchal Pétain, en faisant part du « désir d'être ensemble » des communautés européenne et algérienne. Selon Renan, c'est « l'élément constitutif d'une nation ».
-- Le général Weygand, délégué général en Afrique Française depuis septembre, remplace l'amiral Abrial au gouvernement général.
Novembre 1941. -- Départ du général Weygand. Yves Châtel, gouverneur général.
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18 mars 1942. -- Loi Martin.
Portant le nom de l'ingénieur qui en est l'instigateur, elle constitue une réforme agraire concernant les domaines de plus de 1.000 hectares et les terres situées dans les zones irriguées par l'eau des grands barrages, et que leur propriétaire aurait négligées.
8 novembre 1942. -- Débarquement américain. L'amiral Darlan assume à Alger les fonctions de Haut-Commissaire « au nom du Maréchal Pétain empêché ».
11 décembre 1942. -- L'amiral Darlan appelle les Musulmans à la lutte contre l'Axe.
20 décembre 1942. -- Appel des Représentants des Musulmans aux « autorités responsables » pour un statut politique.
24 décembre 1942. -- Assassinat de l'amiral Darlan. Le général Giraud lui succède.
21 janvier 1943. -- M. Marcel Peyrouton est nommé gouverneur de l'Algérie.
31 mars 1943. -- Ferhat Abbas présente au gouverneur général Peyrouton un « manifeste ».
Les signataires qui se réclament du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », vont constituer « l'Union démocratique du manifeste algérien » (U.D.M.A.).
26 mai 1943. -- Nouveau texte de Ferhat Abbas qui fait allusion à une « nation algérienne ».
30 mai 1943. -- Arrivée à Alger du général de Gaulle.
2 juin 1943. -- Démission de M. Peyrouton. Le général Catroux lui succède.
#### COMITE FRANÇAIS DE LA LIBERATION NATIONALE ET GOUVERNEMENT PROVISOIRE
22 septembre 1943. -- Les Élus Musulmans refusent de siéger aux Délégations Financières. Le général Catroux dissout les « sections indigènes des Délégations Financières » et fait arrêter Ferhat Abbas et Sayah Abd el-Kader.
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15 octobre 1943. -- L'arrêté de dissolution est rapporté. Abbas et Sayah, en résidence surveillée, libérés.
12 décembre 1943. -- Discours du général de Gaulle à Constantine. Le président du C.F.L.N. reprend des propositions du projet Blum-Viollette. Ainsi, plusieurs dizaines de milliers de Musulmans français d'Algérie obtiendraient la pleine citoyenneté sans limitation du fait du statut personnel. Corrélativement, un grand nombre de postes administratifs seront rendus accessibles à ceux qui en ont la capacité.
Mais, il ne s'agit pas d'une velléité d'intégration. Le Comité de la libération s'intéressait surtout aux conditions de vie des masses algériennes, tel est du moins le sens des propos du général de Gaulle.
7 mars 1944. -- Ordonnance sur les Français musulmans. -- Stipule que les Français musulmans d'Algérie jouissent de tous les droits et sont soumis aux devoirs des Français non musulmans.
Toutefois, restent soumis aux règles du droit musulman et des coutumes berbères, en matière de statut personnel et de régime immobilier, les Français musulmans qui n'ont pas expressément déclaré leur volonté d'être placés sous l'empire intégral de la loi française.
9 septembre 1944. -- Yves Chataigneau, gouverneur général de l'Algérie, en remplacement de Catroux.
#### DES ÉMEUTES DE 1945 A LA TOUSSAINT 1954
8 et 9 mai 1945. -- Émeutes dans le Constantinois.
Les arrondissements de Sétif et de Guelma sont les plus atteints, en particulier les localités de Kerrata, Chevreul et Périgotville.
On dénombre 103 morts dont 34 fonctionnaires, le Curé et le Président de la Délégation spéciale de Sétif.
La répression est implacable. Elle est d'ailleurs approuvée par le Parti Communiste algérien qui accuse les Messalistes.
Ferhat Abbas et les principaux « Amis du Manifeste » sont arrêtés.
16 mars 1946. -- Remise en liberté d'Abbas et de ses lieutenants.
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1^er^ mai 1946. -- « Appel à la jeunesse française et musulmane » d'Abbas.
2 juin 1946. -- Elections à la Seconde Assemblée Constituante.
A la première, élue le 21 octobre 1945, des Musulmans avaient siégé pour la première fois au Parlement français.
« L'Union Démocratique du Manifeste algérien » de Ferhat Abbas obtient cinq sièges sur sept dans le Constantinois, deux sur trois en Oranie, et deux sur quatre dans l'Algérois.
9 août 1946. -- Ferhat Abbas dépose un projet de Constitution de la République Algérienne.
10 novembre 1946. -- Élections à l'Assemblée Nationale. Les députés sortants de l'U.D.M.A. s'effacent devant les Messalistes. Ces derniers obtiennent trois sièges sur sept dans le Constantinois, deux sur cinq dans l'Algérois et aucun en Oranie.
20 septembre 1947. -- Promulgation du « Statut de l'Algérie ». L'Algérie est définie comme « un groupe de départements doté de la personnalité civile, de l'autonomie financière et d'une organisation particulière... Tous les ressortissants français sont égaux en droits et en devoirs, les Musulmans conservent leur statut personnel ».
Une « Assemblée algérienne » élue au suffrage universel remplacera les « Délégations financières » dissoutes en 1945.
4 et 11 avril 1948. -- Élections à l'Assemblée Algérienne.
Sur 60 sièges musulmans (sur 120) le « Mouvement pour le Triomphe des libertés démocratiques » (M.T.L.D. qui se substitue au P.P.A. dissous) en compte 9 et l'U.D.M.A., 8. L'unique communiste est européen.
Février 1948. -- M. Marcel Edmond Naegelen est nommé gouverneur général de l'Algérie, en remplacement de Y. Chataigneau.
4 avril 1949. -- Coup de main sur la poste d'Oran.
Inculpé dans l'affaire, Ben Bella fait parler de lui pour la première fois.
Avril 1951. -- M. Roger Léonard est nommé gouverneur général de l'Algérie en remplacement de M. Naegelen.
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11 mai 1952. -- Ben Bella est condamné à 7 ans de prison par le tribunal de Blida. Quelques jours après, il s'évade.
14 mai 1952. -- Manifestations lors du passage de Messali à Orléansville. Il est envoyé en résidence surveillée à Niort.
Mars-Juillet 1954. -- Scission au sein du M.T.L.D. Fondation du C.R.U.A.
Le C.R.UA. (« Comité Révolutionnaire d'Union et d'Action ») est animé par Ben Bella et Boudiaf, entre autres. Il réprouve les tendances autocratiques de Messali.
10 juillet 1954. -- Boudiaf préside à Alger une réunion de responsables du C.R.U.A.
Le principe d'une insurrection est adopté. La date du 1^er^ novembre 1954 est choisie pour déclencher les premiers troubles.
#### DE 1954 A 1962
1^er^ novembre 1954. -- Attentats dans le Constantinois et en Kabylie.
Janvier 1955. -- M. Jacques Soustelle, gouverneur général de l'Algérie, en remplacement de M. Roger Léonard.
2 avril 1955. -- L'Assemblée Nationale adopte le projet de loi sur l'état d'urgence en Algérie.
24 mai 1955. -- L'administrateur de Guentis (Constantinois), Maurice Dupuy, est assassiné près de Tebessa avec plusieurs hommes de son escorte.
21 juin 1955. -- La Fédération des Maires d'Alger retire sa confiance au gouvernement.
26 septembre 1955. -- Déclaration des 61.
61 élus musulmans de l'Assemblée algérienne demandent la reconnaissance de la nationalité algérienne.
1^er^ octobre 1955. -- Offensive rebelle en Oranie occidentale.
23 décembre 1955. -- Démission de leurs mandats des élus de l'U.D.M.A.
Ils demandent une République algérienne.
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2 février 1956. -- Départ de M. Jacques Soustelle.
Le gouverneur général -- le dernier à porter le titre -- est remplacé par un ministre résidant à Alger. C'est le général Catroux que le gouvernement, nouvellement constitué, de Guy Mollet a choisi pour ces fonctions.
M. Soustelle est l'objet de vives manifestations de sympathie de la foule qui veut l'empêcher de prendre le bateau.
6 février 1956. -- Manifestations à Alger.
L'arrivée de M. Guy Mollet à Alger provoque de violentes manifestations animées par les Anciens Combattants, les étudiants et quelques associations pour la défense de l'Algérie Française, comme « L'Union Française Nord Africaine » (U.F.N.A.). Le général Catroux démissionne. Il est remplacé par M. Lacoste.
19 juillet 1956. -- Entretiens de Belgrade.
Les chefs du F.L.N., Kiouane, Khider et Yazid rencontrent les émissaires socialistes Commin et Herbault.
20 août 1956. -- Congrès de la Soummam.
Les chefs de la rébellion élaborent une véritable charte de l'indépendance.
30 septembre 1956. -- Bombes du « Milk-Bar » : le terrorisme urbain s'intensifie à Alger.
29 octobre 1956. -- Capture de Ben Bella, Khider, Boudiaf, Aït Ahmed et Lacheraf.
5 décembre 1956. -- Dissolution des conseils municipaux et généraux.
Le découpage de nouveaux départements en constitue la raison officielle. La plupart des maires sortants président les délégations spéciales. Presque tous les conseillers généraux siègent dans les Assemblées départementales. L'Assemblée Algérienne était elle-même dissoute depuis le printemps 1956.
27 décembre 1956. -- Assassinat d'Amédée Froger.
Le maire de Boufarik symbolisait la résistance à l'abandon. De graves incidents marquent ses obsèques.
16 janvier 1957. -- Attentat au bazooka contre le général Salan.
26 janvier 1957. -- Bombes de l' « Otomatic », à Alger.
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26 mai 1957. -- Assassinat d'Ali Chekkal.
M° Ali Chekkal, avocat et ancien délégué à l'Assemblée algérienne, était un ardent apôtre du rapprochement franco-musulman.
28 mai 1957. -- Massacre de Melouza.
Un village musulman ([^4]) est massacré par une bande du F.L.N.
2 juillet 1957. -- Déclaration de John Kennedy.
Le sénateur Kennedy critique la présence française en des termes qui lui attirent une vive réplique du ministre-résidant Lacoste.
30 septembre 1957. -- Rejet de la loi-cadre défendue par M. Lacoste, par 279 voix contre 253.
Le Ministère Bourgès-Maunoury démissionne.
8 février 1958. -- Incident de Sakiet-Sidi-Youssef.
13 mai 1958. -- Prise du gouvernement général par la foule algéroise.
18 septembre 1958. -- Formation du G.P.R.A.
16 septembre 1959. -- Discours du général de Gaulle sur l'autodétermination.
24 janvier-1^er^ février 1960. -- Semaine des Barricades à Alger.
25 juin 1960. -- Les chefs F.L.N. Boumendjel et Ben Yahia à Melun.
Juillet 1960. -- Le corps de Si Salah retrouvé.
Le chef F.L.N. Si Salah avait répondu affirmativement à l'offre de paix des bravés... L'affaire n'eut pas de suite.
11 août 1960. -- Deux militaires du Contingent, Le Gall et Castera, prisonniers à Tunis sont fusillés.
29 septembre 1960. -- Assassinat de Raoul Zevaco.
Ancien délégué algérien, Raoul Zevaco assurait la direction de « L'Écho d'Alger », au nom d'Alain de Sérigny, depuis les Barricades.
30 décembre 1960. -- Le maréchal Juin, dans *Le Monde*, déclare qu'il répondra NON au référendum de janvier.
Mars 1961. -- Acquittement général au Procès des Barricades.
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31 mars 1961. -- Assassinat du maire d'Évian, Camille Blanc.
11 avril 1961. -- Exposé de De Gaulle devant les journalistes et les diplomates : l'Algérie sera libre dans le cadre de la liberté mondiale.
Nuit du 21 au 22 avril 1961. -- Le 1^er^ R.E.P. à Alger. -- Début du putsch d'Alger.
Nuit du 25 au 26 avril 1961. -- Fin du putsch.
20 mars 1962. -- Accords d'Évian entre gouvernement français et G.P.R.A.
23 mars 1962. -- Fusillade à Bab-el-Oued et occupation du quartier par les gendarmes mobiles.
26 mars 1962. -- Fusillade tragique de la rue d'Isly.
8 avril 1962. -- Référendum en France sur l'indépendance de l'Algérie. 90 % de oui chez les votants.
17 juin 1962. -- Accords Susini-Mostefaï.
1^er^ juillet 1962. -- Fin de la présence française.
Pierre Gourinard.
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### Les problèmes psychologiques des transplantés d'Algérie
par Maurice Porot
Le professeur Maurice Porot est né à Bourgoin (Isère) en 1912, au hasard des vacances de parents installés à Tunis depuis 1910, et qui vinrent à Alger en 1920. Le professeur M. Porot est le fils du professeur A. Porot, un des maîtres de la psychiatrie française (voir le *Manuel de psychiatrie, la Toxicomanie,* etc.).
Par son mariage en Algérie, le Professeur M. Porot s'est allié avec une famille pied-noir à la 4^e^ génération. Professeur de neuro-psychiatrie à Alger. Nommé depuis 1962 à Clermont-Ferrand. Auteur de :
-- *La Psychologie des tuberculeux* (Delechaux et Niestlé 1950).
-- *L'enfant et les relations familiales* (P.U.F. 1954-1971).
-- *Les adolescents parmi nous* (en collaboration avec J. Senx) (Flammarion 1963).
#### I. -- Entretien avec le professeur M. Porot
L. -- Cet article a neuf ans, Monsieur le Professeur, et vous m'avez dit votre désir de traiter ce sujet à nouveau, enrichi de ce que l'expérience et de multiples contacts avec les pieds-noirs, vous ont apporté depuis 1963.
M. P. -- Malheureusement, le temps me manque. L'installation en France a été difficile pour nous tous. Je n'insiste pas sur la rupture brutale, dans des conditions catastrophiques, avec le pays natal. Mais l'acclimatation, l'adaptation à un milieu nouveau, à un peuple nouveau, ont été très dures.
Je me rappelle un petit employé, sérieux, ponctuel, me disant un jour à Clermont-Ferrand : « Je m'ennuie. J'ai beau faire, le temps ne passe pas. Rien ne m'intéresse. Là-bas, à midi, j'allais voir la mer. » A Clermont-Ferrand, évidemment...
J'ai remarqué que mes malades ou mes visiteurs, venant des lieux les plus divers, avaient les mêmes plaintes. Qu'ils habitent Macon, Strasbourg, Montpellier ou Marseille, ils adressaient les mêmes reproches aux villes, aux gens. Ce n'était pas ça. Ce n'était pas bien. Ce n'était pas possible.
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Un jour, l'un d'eux, un homme modeste, un manœuvre, m'a fait comprendre d'un mot ce qu'ils voulaient tous dire : « Je ne suis pas content. Ce qui ne va pas, vous comprenez, c'est qu'on n'est pas là-bas. Je vais vous dire : ils nous ont mis un trou à la place du cœur. »
Il décrivait très bien, ainsi, cette rupture des liens, des habitudes, des amitiés, cette rupture avec le passé qui est une épreuve si pénible.
Mais ces troubles ont été surmontés, et de toute façon nous n'en sommes plus à ce stade. Nous avons tous eu une situation à refaire, et si beaucoup d'entre nous s'en sont bien tirés, c'est parce qu'ils se sont jetés dans le travail. C'est peut-être une forme de toxicomanie, le travail, mais utile et noble. Les nôtres sont travailleurs. On s'étonne parfois de leur réussite. La recette est pourtant simple. Tenez, cela me fait penser à ce chauffeur de taxi qui me disait un jour, parlant des Portugais : « Ces gens-là, ils ne boivent pas, ils mangent à peine, ils gardent tout leur argent. »
Les transplantés ne sont pas des Méditerranéens pour rien. Ils ont su se montrer ingénieux aussi.
L. -- Ça n'a pas toujours été aussi bien.
M. P. -- En effet. Et les difficultés de l'installation sont encore aujourd'hui prolongées par des conflits différents.
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Vous savez qu'en Algérie la structure familiale était très solide. Ici, elle est souvent très ébranlée.
On m'a amené récemment une petite jeune fille qui est en conflit continuel avec ses amis, dans le lycée où elle vient d'entrer. Des jeunes filles de 16, 17 ans. Ma petite pied-noir se sent isolée. On la moque, on la tourne en ridicule, en particulier depuis le jour où elle a dit qu'elle avait du respect pour son père. Elle a été traitée d'idiote, d'attardée. Différence de coutumes, si vous voulez, mais quand elle touche à des points aussi capitaux, elle est dramatique.
D'une façon générale, je crois que la transplantation a été plus dure pour les femmes. Nous, comme je vous le disais, nous nous sommes jetés dans le travail. Pour nos épouses, le vide était plus grand, plus cruel. Les femmes sont plus sensibles que nous à ce qui ne se mesure pas, aux vrais biens. On ne retrouve pas les amis d'enfance que l'on a perdus, dispersés. Ni même ceux de l'âge adulte. Il y a des liens qu'on n'improvise pas. Beaucoup de femmes ont fait des dépressions nerveuses.
Non pas que nous n'ayons trouvé des dévouements, des amitiés chez des métropolitains. Je revois Mme L. à Toulouse, qui passait ses jours et ses nuits à l'aérodrome, accueillant ces débarqués démunis souvent de tout. Elle pleurait de n'en pouvoir faire assez ! Et combien d'autres.
L. -- Il faut saluer ces dévouements, d'autant qu'ils étaient à contre-courant. Il est vrai que notre misère était grande. Vous évoquiez dans votre article, monsieur le professeur, les troubles nerveux, les ruptures familiales, les suicides, qui furent pour nombre de pieds-noirs la conséquence d'une brusque transplantation. Pouvez-vous revenir sur ce sujet, neuf ans après ?
M. P. -- Depuis dix ans, j'ai soigné des gens de chez nous qui viennent de tous les coins de France. J'ai étudié des centaines de cas. Mais d'abord, cela ne me permet pas de tirer des conclusions d'ensemble, et je dois vous dire aussi qu'il me faudrait classer, étudier à nouveau ces fiches, et que le temps me manque.
Fixons d'abord les choses. Il faut distinguer les traumatismes qui sont en rapport direct avec l'arrivée ici, ceux qui n'ont aucun rapport, et qui ont atteint des sujets qui de toute façon l'auraient été. Enfin, il y a des cas intermédiaires, où la rupture avec l'Algérie, la perte de situation, l'établissement dans un milieu différent, quelquefois hostile, ont pu influer sur le malade, accentuer une faiblesse, aggraver une tendance.
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Vous comprenez bien à quel point il est souvent difficile de distinguer entre ces trois catégories. Chaque cas est un cas d'espèce.
Il est évident que le suicide de ce commerçant de Lyon, l'an dernier, est en rapport direct avec le départ d'Algérie. Il se réinstalle à Lyon avec un prêt, il ne peut rembourser, et voyant les difficultés devenir inextricables, il se tue. Autre exemple de rapport direct : le suicide de l'ancien député français musulman M. Ghalam, qui s'est arrosé d'essence et brûlé, à Paris, en mars 71. Vous avez vu comme la presse a été discrète.
D'autres cas sont plus nuancés. Tel médecin d'Algérie, replié à Nice, qui fait un accès mélancolique et finit par se trancher la gorge, il est certain que l'épreuve morale et matérielle qu'il venait de subir a aggravé l'accès mélancolique et l'a poussé au geste ultime.
Je connais une vieille dame qui était restée là-bas avec son mari, après l'indépendance. Vous savez comment cela se passait : on disait aux employés, surtout âgés, qui n'avaient pas beaucoup de chances de retrouver un emploi ici : restez un an, puis nous vous « rapatrierons ». (Et souvent les sociétés ne tenaient pas leurs promesses.)
Enfin, en 64, le couple débarque à Marseille, et là, sur le quai, le mari meurt. Infarctus du myocarde. On l'enterre dans une ville du centre. Deux jours après on trouve sa femme inanimée sur la tombe. Elle voulait mourir. On la soigne. Elle se rétablit.
Trois ans plus tard, elle recommence. On l'a soignée à nouveau. A-t-elle surmonté définitivement son désespoir ? Ce n'est pas sûr.
Dans des cas de ce genre, le mal est *réactionnel.* C'est l'événement qui révèle chez l'individu une faiblesse, ouvre une faille dans ses défenses, diminue ses ressources vitales. On peut penser que les troubles sont aggravés et *colorés* par la situation.
Comme le disait un psychiatre que je cite dans mon article : « Vous avez vécu, dans une persécution réelle, les troubles que les malades vivent phantasmatiquement. »
Mais, pour être honnête, il est long et délicat de démêler, pour chaque cas, la part intérieure et la part externe. Chez les vieillards, il y a eu souvent, par exemple, une accélération de la sénilité. Ils n'avaient plus la force de surmonter le dépaysement.
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L. -- Où en sont les pieds-noirs, aujourd'hui ?
M. P. -- Les pertes et les malheurs que nous venons d'évoquer ne sont que trop réels. Mais vous savez aussi que le grand nombre a remonté la pente, avec beaucoup de courage. (Évidemment, tout le monde croit que le gouvernement nous a couverts d'or, mais c'est une autre histoire.) Il y a une solidarité des transplantés (c'est le terme que je préfère). Les liens restent solides, même si apparemment, il ne sont pas ceux d'il y a dix ans. Ils ne se distendent pas, mais disons plutôt qu'ils s'allongent. Il est certain qu'on se sent moins lié qu'après le retour avec les gens qu'on ne connaissait pas auparavant en Algérie. Au début, tout ce qui était d'Algérie formait bloc : nous sentions vivement la différence avec ceux qui ne l'étaient pas, et aussi vivement la ressemblance entre nous. Le travail des années fait que d'autres liens se créent peu à peu, et qu'un Algérois qui rencontre un Bel-Abbésien ou un Philippevillois qu'il n'a jamais vu en Algérie se sent moins fortement attiré vers lui. D'où la fragmentation des associations : ce sont les communautés locales, professionnelles, culturelles qui sont les plus vivaces.
On passe du stade de la nostalgie au stade du folklore, peut-être. Je connais de jeunes pieds-noirs qui cultivent leur accent comme une différence précieuse. Mais vous savez que les enfants prennent l'accent de la région où ils vivent. L'Algérie ne sera pour eux qu'un souvenir de leurs parents.
Mais pour tous ceux qui ont pu connaître l'Algérie française -- c'est-à-dire jusqu'aux enfants qui avaient une douzaine d'années en 62 -- elle reste le fait capital de leur histoire. Et de ce côté-là, je ne vois nulle atténuation. Les liens personnels sont une chose. L'événement important reste ce destin commun, et c'est un lien très solide.
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#### II. -- L'article du professeur Porot
*Cet article avait paru en 1963 dans la* « *Revue pratique de psychologie de la vie sociale et d'hygiène mentale *» *publiée à Clermont-Ferrand.*
L'arrivée massive de près d'un million de Français d'Algérie, européens et musulmans, en France métropolitaine pose tous les jours de graves problèmes, matériels et psychologiques. Ce sont ces derniers seulement qui seront examinés dans cet article en les limitant à ceux qui concernent les Français d'Algérie de souche européenne que l'on désigne couramment sous le nom de « rapatriés » ou de « pieds-noirs ».
Mais il convient dès le départ, de s'entendre sur les mots.
Le terme de « rapatrié », s'il a pu convenir aux Français revenant d'Indochine, voire de Tunisie ou du Maroc, n'est pas accepté par les Français d'Algérie car ils se sentaient autant en France lorsqu'ils étaient à Sétif, à Blida ou à Mostaganem, que depuis qu'ils sont à Avignon, à Rennes ou à Nancy. Ils acceptent déjà mieux que l'on parle de « repliés », de « réfugiés ». Pour sa part, l'auteur de cet article, passé sans transition d'Alger à Clermont-Ferrand, se considère comme un « transplanté », ce terme terrien correspond mieux à la réalité, en permettant par les comparaisons auxquelles il invite des réflexions et des analogies d'un intérêt pratique certain.
Ils acceptent plus volontiers le terme de « pieds-noirs », bien que ce surnom ne leur ait jamais été appliqué jusqu'aux événements récents d'Algérie. Il ne concernait originellement que les Européens du Maroc.
Eux-mêmes, de l'autre rive de la Méditerranée, considéraient leurs compatriotes de la Métropole comme des frères, bien sûr, mais un peu différents, des « francaouis », terme d'une ironie sans méchanceté, destiné à marquer les inévitables différences avec celui qui vient de loin, ignorant souvent tout de la province où il débarquait, parfois avec le petit sentiment de supériorité de celui qui arrive dans une peuplade quelque peu sous-développée.
Depuis peu, les « francaouis » sont devenus des « patos », terme dont l'étymologie reste aussi obscure que celle du vocable « pied-noir ».
\*\*\*
Il est fort difficile, sinon impossible, à celui qui a vécu pendant des années des événements tragiques, partagé les souffrances morales de ses frères d'en parler avec une rigoureuse objectivité. Aussi bien, l'auteur de cet article n'a pas cette prétention ; mais il en a du moins conscience. A vrai dire il existe aussi une forme d'objectivité proprement passionnelle qui, détachant l'homme de toute réalité, lui fait souvent perdre la notion du vrai et surtout de l'importance relative des faits et des réalités psychologiques. On ne saurait être à la fois humain et au-dessus de la mêlée. Le seul but poursuivi ici est d'être, dans la mesure du possible, juste et sincère, objectif mais fraternel.
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L'analyse de la situation psychologique du « pied-noir » transplanté d'Algérie en Métropole montre que l'on doit tenir compte de trois ordres de facteurs psychologiques :
1\. -- Les perturbations communes à toute transplantation.
2\. -- La psychologie propre au « pied-noir ».
3\. -- Le retentissement des événements vécus.
-- L'ensemble de ces données, regroupées, peut expliquer, en partie au moins, les réactions psychologiques actuelles parfois attendues, parfois incompréhensibles en apparence, que peuvent présenter nos compatriotes nouvellement implantés dans la Métropole. Il ne saurait s'agir là que de lignes générales, d'éclairages particuliers et de perspectives partielles et non de clefs magiques permettant, en toute hypothèse et dans tous les cas individuels, de comprendre par la seule voie de l'analyse intellectuelle les problèmes, presque toujours douloureux, qui sont ceux des « pieds-noirs -- chassés de leur province, et venus tout naturellement dans le sein de celle qu'ils voudraient pouvoir toujours considérer, non pas comme une marâtre, mais comme leur mère-patrie. C'est plus avec le cœur qu'avec l'intelligence que l'on saisit ces choses-là.
##### 1. -- Les perturbations communes à toute transplantation.
Toute transplantation est un déracinement, au sens exact du terme un déchirement. Elle s'accompagne de modifications de la sensibilité et d'un sentiment d'anxiété qui prend sa source dans l'insécurité où se trouve la victime de ce changement brutal. Cette insécurité est, certes, matérielle et on ne saurait la sous-estimer. Mais elle est aussi morale : incertitude du lendemain, pour soi-même et pour sa famille, sensation d'isolement dans un milieu nouveau, etc...
La déchirure, la blessure de la transplantation crée un état affectif paradoxal, en apparence seulement. Il y a en même temps diminution de la sensibilité et exagération de cette dernière, hypoesthésie et hyperesthésie. Elles se succèdent souvent dans le temps.
Le choc initial s'accompagne d'une diminution de la sensibilité, des possibilités de réaction, et l'on a remarqué combien de « pieds-noirs étaient abouliques après leur arrivée supportant sans réagir les pires difficultés.
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Mais très rapidement se fait jour cette hypheresthésie qui transforme le transplanté en un écorché vif. Il ne tolère plus rien ; le moindre mot, la moindre phrase maladroite, le blessent profondément ; par contre, le moindre geste qui part réellement du cœur, le moindre silence qui marque une compréhension respectueuse des souffrances d'autrui peuvent aussi le bouleverser.
Enfin, trop souvent coupé de ses attaches affectives antérieures, le transplanté se trouve dans un état de disponibilité affective qui le rend prêt à accepter n'importe quelle offre si elle paraît généreuse, à s'attacher à tout ce qui peut réchauffer un peu le cœur. Témoin ce malheureux garçon de vingt ans arrivé seul en Métropole et qui s'entiche d'une divorcée de trente ans chargée de trois enfants qui avait paru s'intéresser à lui, peut-être en raison des indemnités qu'il espérait toucher.
Cependant, cette transplantation est parfois bénéfique. Certaines plantes, après une période de souffrance relative, repartent mieux dans la terre où on les a transportées et donnent une végétation plus belle que si elles étaient restées dans leur humus originel. Les jardiniers savent bien qu'en mettant des pensées en terre avant la venue de l'hiver, elles souffriront et végéteront, mais produiront de plus belles fleurs lors de la venue du printemps. Il peut en être de même des hommes, du moins des plus robustes d'entre eux.
##### 2. -- La psychologie propre du « pied-noir ».
Il ne paraît pas inutile de rappeler ici ce qu'étaient les pieds-noirs, présentés en Métropole de la façon la plus erronée ces dernières années. Ce n'étaient pas des « colonialistes », car 10 % d'entre eux seulement vivaient de la terre. Si l'on en croit le journal *Le Monde* du 11 février 1956 citant le rapport Pellenc, la classe aisée ne dépassait pas 15 000 personnes et le revenu moyen de l'Européen d'Algérie était inférieur de 20% à celui de la Métropole. La majeure partie de la population européenne était en réalité composée de fonctionnaires, de commerçants, d'artisans, d'ingénieurs, d'employés, de membres des professions libérales. Les ouvriers étaient peu nombreux. C'était, par excellence, un population de classés moyennes. On a souvent affirmé également que les Européens d'Algérie étaient en majorité non-Français d'origine -- il existait bien sûr, un apport important de population venant des pays riverains de la Méditerranée, Espagnols et Italiens notamment. Mais la fusion déjà ancienne des sangs rend aujourd'hui impossible toute distinction dans la majorité des familles. Il n'en reste pas moins que la souche européenne fondamentale est en grande majorité authentiquement française, ce qu'aurait au besoin prouvé son comportement lors des deux grandes guerres : les monuments aux morts d'Algérie, aujourd'hui abandonnés, en sont un témoignage émouvant.
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Ce mélange des sangs, ce métissage, ce brassage avait commencé à créer un type particulier, l'Européen d'Algérie, au même titre que par exemple, le Parisien, fruit d'unions des éléments venus de leurs provinces depuis plusieurs générations. Ayant souvent perdu le contact avec la ou les provinces de la Métropole dont ses ancêtres étaient originaires, ce Français d'Algérie ne disposait plus, en fait d'attachement provincial, si nécessaire à tous les Français, que de son attachement à l'Algérie. Cette réalité, capitale, est encore plus vraie en ce qui concerne les Européens originaires des pays méditerranéens, définitivement coupés de leurs bases, très souvent issus d'unions avec des Français de souche, Français de fait et de cœur (et ils l'ont prouvé chaque fois qu'il fut fait appel à eux), sans restriction : ces Français authentiques ne pouvaient se rattacher à la France que par l'Algérie.
Ils n'étaient point des « colonialistes », c'est-à-dire des hommes venus s'enrichir pour regagner sur leurs vieux jours leur sous-préfecture d'origine, mais ils étaient venus vivre dans cette province, c'est-à-dire s'y installer définitivement eux-mêmes et dans le désir que leurs enfants y demeurent et fassent souche après eux. Dans l'immense majorité des cas, ils ont créé là où ils n'y avait rien avant eux, notamment sur des terres au préalable ni cultivées, ni occupées. Cette présence, déjà ancienne, était en même temps suffisamment récente pour laisser dans la génération actuelle l'impression d'une participation personnelle à la tâche accomplie. Il s'est créé ainsi, plus qu'une solidarité abstraite, une véritable intimité sensible et sentie entre les pionniers et leurs petits-fils, cultivateurs, médecins, commerçants ou fonctionnaires. Et cette solidarité se manifeste aujourd'hui en Métropole dans un besoin de se retrouver, de s'entraider, de se réunir, qui dépasse de loin le simple aspect folklorique d'une association provinciale.
Il est classique de dire que le mélange des sangs améliore les espèces. Est-ce à dire que le « pied-noir » est d'une qualité physique et psychologique supérieure à celle du « patos » ? Certainement pas. Chaque province française avait donné à l'Algérie ce qu'elle avait de meilleur : l'esprit de méthode de l'Alsacien était venu organiser le bouillonnement provençal ; l'entêtement breton, l'habileté dauphinoise, la prudence normande, la pondération bourguignonne, la ténacité picarde, l'habileté auvergnate, telles sont quelques unes de ces qualités que ces fées, les provinces françaises, avaient mises dans le berceau de leur enfant algérien. A ces façons d'être proprement françaises, les autres pays méditerranéens sont venus apporter aussi leurs qualités : la fierté espagnole, parfois ombrageuse (et l'on en voit souvent aujourd'hui la manifestation), la gentillesse et l'astuce italienne donnent au caractère algérien cette note d'exubérance parfois brutale, parfois bon enfant.
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Hommes jeunes et vigoureux, les « pieds-noirs » ont, des peuples neufs, le dynamisme généreux, mais parfois sans subtilité, qui s'impatiente et s'indigne des routines administratives d'une vieille patrie.
Pour eux, les situations sont simples et les nécessités pratiques ne sauraient s'embarrasser toujours du respect des nuances multiples, réelles peut-être mais parfois paralysantes. Leurs grands-parents durent survivre et créer sur une terre souvent ingrate. Tenaces et acharnés, ils surmontèrent victorieusement tous les obstacles. Cette mentalité de pionniers n'est pas encore éteinte et sera peut-être le plus beau joyau que les pieds-noirs apporteront en dot à la Métropole si elle sait les accueillir tels qu'ils sont. On retrouve la trace de cette mentalité dans cet élan spontané et passionné qui anime les « pieds-noirs » pour toutes les causes simples et justes. Ils n'ont rien marchandé, même pas leur sang, lors des deux guerres et lors des événements récents d'Algérie, contrairement à une légende qui laisserait croire qu'ils se sont contentés d'applaudir leurs frères métropolitains du contingent venus les défendre. Ils sont intransigeants et sans compromissions quand une cause leur paraît juste et que l'honneur ou la patrie sont en jeu.
Les fils et les petits-fils de ces pionniers pouvaient, eux, commencer à vivre autrement qu'au jour le jour et s'intéresser à des problèmes moins matériels. A l'inculture des parents, sur laquelle on ironisait facilement, vint se substituer un besoin de connaître, de voir, d'apprendre, dans lequel le snobisme entrait pour une part mais qui permettait le développement d'une activité culturelle dont l'attribution d'un prix Nobel à un écrivain « pied-noir » fut un des plus éclatants témoignages.
Les « pieds-noirs » ne sont pas tous des saints. Ils ont aussi des défauts : facilement ombrageux, jusqu'à être injustes dans des jugements sommaires, ils toléraient mal déjà la moindre réticence, la moindre ironie, la plaisanterie la plus anodine sur les sujets qui leur paraissaient sacrés. Cette sensibilité à fleur de peau qui n'était souvent que celle des enfants qui se croient mal aimés n'a fait que s'exacerber du fait de la déchirure et de l'hyperesthésie affective dont nous parlions plus haut. Combien de fois se sont-ils indignés, avec excès peut-être de voir que la Métropole n'ait parfois répondu qu'avec retard, avec hésitation, avec réticence, à leurs besoins matériels et moraux les plus urgents et les plus tragiques. La légèreté ou, plus souvent l'indifférence, au moins apparente, de leurs compatriotes les blessent plus qu'une manifestation agressive injustifiée. Les critiques des « pieds-noirs » à l'égard des métropolitains ont l'accent de l'amour déçu.
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Les préoccupations majeures actuelles de leurs compatriotes concernant par exemple le tiercé, les amours scandaleuses de la vedette du jour, le classement dans les championnats de football, leur paraissent révoltantes et les incitent à des réflexions sans indulgence.
Le bien-être matériel, le confort intellectuel acquis au prix de quelques sophismes et de quelques contre-vérités facilement acceptées expliquent peut-être en partie cette indifférence que les « pieds-noirs » reprochent à leurs compatriotes métropolitains. Mais il y a plus. Les Français dans leur ensemble n'ont pas très bonne conscience en ce qui concerne le sort actuel de leurs compatriotes algériens ; et par un mécanisme psychologique maintenant bien connu, ils transforment parfois cette mauvaise conscience en agressivité contre ceux qui en sont, bien involontairement, la cause. Le philosophe suisse Amiel écrivait déjà au siècle dernier « Nous ne sommes jamais plus mécontents des autres que lorsque nous sommes mécontents de nous. La conscience d'un tort nous rend impatients et notre cœur rusé querelle au dehors pour s'étourdir au dedans. »
##### 3. -- Le retentissement des évènements vécus.
Il est bien difficile de parler avec sérénité et sans susciter des polémiques parfaitement superflues d'événements auxquels on a été personnellement et douloureusement mêlé. Mais ce que l'on peut dire c'est qu'avoir vécu de tels événements est autre chose que d'en parler, serait-ce avec un effort de sympathie et de compréhension des plus méritoires. Et d'ailleurs de tels efforts ne sont pas exceptionnels. Les meilleurs des « patos » savent parfois se taire à bon escient, et cela est souvent plus éloquent, que quelques paroles de compassion passe-partout qui ne font que cacher une indifférence de fait.
Un espoir immense avait envahi le cœur des « pieds-noirs » le 13 mai 1958. Simples, entiers et sans calcul, leur déception fut à la mesure de leur espoir.
Il est un trait que l'on ne saurait sous-estimer : le « pied-noir » a un sens de l'honneur poussé à un degré extrême. Lors du « procès des barricades », un des inculpés mineurs, homme simple, interrogé par le Président du Tribunal sur les raisons qui avaient bien pu le pousser dans une entreprise où il n'avait rien à gagner, répondit avec un bel accent pied-noir « Et l'honneur mon Président ? ». On s'est étonné, après avoir refusé d'y croire, que la grande majorité des « pieds-noirs » ait quitté l'Algérie, en abandonnant tous leurs biens, matériels et immatériels. Certes l'insécurité a joué un rôle non négligeable. Mais il faut comprendre que la fierté et le sens de l'honneur ont eu une part plus importante qu'on n'imagine dans leur détermination.
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Soulignons encore le fait que, calomniés plus ou moins habilement pendant le nombreuses années, ils ont vécu pendant les mois qui ont précédé leur départ dans un climat de persécution matérielle et morale peu fait pour assurer une sérénité de jugement. Comme nous le disait un confrère, psychiatre suisse, il s'est agi non pas d'un sentiment de persécution avec toutes ses conséquences mais d'une persécution authentiquement vécue. Et l'on comprend mieux ainsi la rancœur qu'ils ont apportée dans les deux valises qu'ils ont pu emporter d'Algérie.
Ils ont vu s'écrouler au cours des dernières années des valeurs traditionnelles auxquelles tout être civilisé est attaché. Les plus jeunes d'entre eux se sont posés la question de savoir si ce qu'on leur avait enseigné était légitime. Seules deux valeurs ont survécu d'une part *l'esprit de solidarité*, de fraternité, de charité, quel que soit le nom qu'on lui donne. On ne peut qu'admirer l'union profonde, désintéressée, sans arrière-pensée, qui s'est créée entre des individus appartenant parfois aux classes les plus éloignées de la société. Cette solidarité est souvent leur plus grande consolation et ils y investissent volontiers toute leur générosité, devenue disponible dans le désarroi moral et affectif où ils se trouvent. D'autre part, *le sens de la famille* a survécu à cet ouragan, quand du moins la famille était bien structurée, ce qui était souvent le cas en Algérie. Mais le rôle des parents était et est resté bien difficile quand il s'agit de faire accepter par de grands enfants des valeurs morales ou sociales qui pour être éternelles n'en ont pas moins été pour eux, remises en question. Les jeunes sentent mal ce qui reste de permanent à travers tous les avatars. Et bien des « pieds-noirs » adultes en sont restés à des notions trop simples pour n'être pas ébranlées par des faits qui les ont choqués.
##### 4. -- Les réactions psychologiques actuelles
La conjugaison des trois ordres de facteurs ci-dessus évoqués a créé chez les « pieds noirs » une série de réactions bien difficiles à codifier. Elles dépendent trop de la personnalité de chacun. Il est peut-être possible quand même d'en citer quelques-unes, à la condition de ne pas vouloir généraliser abusivement.
L'effondrement de certaines valeurs traditionnelles a créé chez nombre d'entre eux une mentalité anarchique allant du simple refus de porter une cravate au rejet total de tout ce qui peut porter la marque de l'autorité.
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La perte de la confiance, le fait d'avoir été traités en ennemis, n'incitent guère à la soumission passive. Il y a là une menace inquiétante de déstructuration de la personnalité. *Toute mesure de revalorisation de l'individu, de reclassement, toute possibilité de travail est une thérapeutique que l'on pourrait qualifier de première urgence*.
La persécution vécue entraîne avec elle, d'une part le ressentiment allant de la forme la plus morose aux manifestations les plus agressives de la revendication, trop souvent légitimée par l'absence de sollicitude ou de mesures vraiment organisées et efficaces. Mais elle entraîne aussi, par un mécanisme psychologique trop connu pour qu'on y insiste, les tendances interprétatives, dont certaines peuvent être comiques, d'autres tragiques. Tout négligence administrative, toute difficulté rencontrée, toute querelle, même minime avec un commerçant, un agent de police, voire avec un inconnu, sont interprétées comme une marque d'hostilité envers « ces sales pieds-noirs ». Et l'on doit à la vérité de dire que malheureusement ces interprétations ne sont pas toutes sans fondement et trouvent leur justification dans une hostilité absurde qui n'a souvent d'autres racines, comme nous l'avons dit, que dans la mauvaise conscience inconsciente, si l'on peut dire, de nombre de métropolitains.
La sensibilité ombrageuse des « pieds-noirs », exacerbée par la déchirure de la transplantation, par le fait qu'on leur « a coupé les racines » comme disent certains d'entre eux, les rend particulièrement ombrageux, méfiants et susceptibles et les arguments les plus bienveillants, les plus raisonnables n'ont aucune prise sur ce qui est avant tout une affaire de cœur.
La haine n'est que le revers de l'amour. Profondément déçus par une mère-patrie qu'ils aimaient passionnément, certains pieds-noirs en sont venus à haïr leur patrie ; ils le croient sincèrement du moins. En réalité c'est l'image qu'ils en ont eu et en ont encore parfois qu'ils haïssent et non celle de cette France dont vingt siècles d'histoire ont fait une entité qu'on ne rejette pas sans se renier soi-même. A la vérité il faudrait peu de chose pour que cette réaction affective ne s'inverse brusquement. Quel est l'enfant abandonné ou se croyant abandonné qui n'a pas eu cette réaction sacrilège envers les parents dont il attendait tout ?
Les manifestations dépressives forment souvent comme une toile de fond de toutes ces réactions. Pour un « pied-noir » qui « fait surface », combien d'entre eux se « laissent glisser » attendant tout d'une incertaine providence, refusant le travail qu'on leur offre et qui pourrait les aider à se reprendre. Le pessimisme, l'amplification péjorative, l' « à quoi bonisme » les incite à assombrir encore un tableau qui est souvent bien noir.
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Certains d'entre eux vont plus loin encore, et, s'ils n'ont pas le courage de s'ouvrir la gorge comme ce médecin transplanté, se laissent mourir de froid et de faim, les plus âgés surtout car ils sont (ce qui est intolérable) les plus négligés, parce que les moins utiles à une société où règne trop souvent un utilitarisme regrettable.
Nous avons parlé de cet extraordinaire élan de solidarité qui a uni et qui lie encore profondément les « pieds-noirs » entre eux. C'est peut-être le seul élément positif né du drame qu'ils ont vécu et qu'ils vivent encore ensemble. Il a une valeur inestimable car l'amour du prochain est peut-être la seule chose qui puisse encore leur apporter des satisfactions sans aucune trace d'amertume. On ne saurait donc que s'en réjouir s'il n'avait pas aussi ses inconvénients mineurs, et ses risques réels : celui d'un certain grégarisme qui pousse les « pieds-noirs » à s'en remettre aux plus actifs d'entre eux de leur avenir ou, au contraire, -- car il n'y a pas que des saints parmi eux et chacun n'a pas que des qualités -- à utiliser comme un marche-pied les malheurs de leurs compatriotes. Mais le risque le plus réel de cette solidarité admirable est la création d'une mentalité de « russes blancs » qui les pousserait à ruminer sans cesse un passé regretté, à se réunir dans le seul but de ressasser leurs malheurs et de maudire un sort funeste. Les persécutions vraies, fausses ou exagérées dont ils sont ou se croient l'objet, jointes à ce grégarisme risquent également de faire des « pieds-noirs » de « nouveaux juifs » *de cristalliser une mentalité de minorité opprimée*. On peut regretter le passé ; il n'est pas question de l'oublier ; trop de blessures saignent encore et semblent, hélas, devoir saigner encore longtemps. Mais il faut le prendre comme base de départ, s'enrichir de cette expérience douloureuse et l'intégrer dans une mentalité nouvelle qui alliant le passé au présent permettra de construire un avenir.
Mais rien ne pourra être fait si l'on ne comprend pas que le problème est avant tout -- son aspect matériel, d'une importance considérable, mis à part -- un problème affectif, un problème de cœur. *Ce dont les* « *pieds-noirs *» *ont besoin, c'est d'être aimés*. Rien ne sera résolu si l'on ne commence pas par là. Et l'amour ne se manifeste qu'accessoirement par des mots : un regard, un geste, une aide, si minime soient-ils, une cigarette offerte au bon moment, un bouquet de fleurs inattendu, un silence parfois, rayonnant de chaleur profonde, feront plus que toutes les déclarations d'intention ou de bonne volonté, souvent sans lendemain.
« Pieds-noirs » et « patos » sont condamnés à vivre ensemble. Ou, si l'on est moins sévère, ils doivent faire un mariage de raison. La dot apportée par les « pieds-noirs » n'est pas négligeable et ils peuvent, sans vanité excessive, espérer apporter beaucoup dans la terre où ils sont transplantés.
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Aux « patos » rappelons ces vers d'une poétesse du XII^e^ siècle, Marie de France, qui exprime dans le « Lai du chèvrefeuille » cette union de fait, indissociable :
Et si l'on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement
Le chèvrefeuille mêmement
Belle amie, ainsi est de nous
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.
Et aux « pieds-noirs », rappelons que Bernanos, du Brésil où il avait fui une France où il ne se sentait plus chez lui, écrivait ceci : « L'optimisme est une fausse espérance, à l'usage des lâches et des imbéciles. L'espérance est une vertu, « virtus », une détermination héroïque de l'âme. La plus haute forme de l'espérance, c'est le désespoir surmonté. »
Maurice Porot.
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### L'implantation en métropole
par Armelle Falen
Mlle Armelle FALEN est née à Alger en 1946 d'une famille installée en Algérie depuis 1848. Elle est l'auteur d'un mémoire de maîtrise (démographie) à la Faculté des Lettres de Lyon sur *Les rapatriés d'Afrique du Nord dans le Rhône.*
QUELLE QUE SOIT l'importance de l'implantation que la France pouvait avoir dans l'ensemble de ses colonies, les mouvements d'émancipation de l'après-guerre ont inéluctablement abouti au reflux des Français qui y étaient établis. Ainsi près de 1 400 000 personnes ont regagné successivement la Métropole, dont 96,8 % venant d'Afrique du Nord dans la proportion de :
-- 167 000 de Tunisie,
-- 213 000 du Maroc,
-- 927 000 d'Algérie.
Par sa brutalité, et son ampleur l'exode des Européens d'Algérie a fait apparaître en France le problème des « rapatriés » dans toute son acuité à partir de 1962.
Qui sont ces rapatriés ? et quels ont été leurs problèmes de réinstallation en Métropole ?
#### Distribution des rapatriés d'Afrique du Nord sur le territoire national
La population rapatriée est très difficile à dénombrer. Les Européens d'Afrique du Nord sont arrivés en majeure partie après le recensement national de 1962 et le dernier recensement de 1968 ne comportait aucune question spécifique au rapatriement.
Quelles peuvent être les sources d'évaluation ?
-- d'une part, « les listes électorales », mais tous les rapatriés ne s'y sont pas fait inscrire. On ne peut guère, par ailleurs, y repérer que les personnes nées en Afrique du Nord ; ce qui n'implique pas automatiquement le fait qu'elles soient rapatriées.
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-- d'autre part, il y a les fichiers du Ministère des Rapatriés. Cependant, ce service ne tient compte ni des étrangers, ni des fonctionnaires et des membres de leur famille.
Par conséquent les estimations de rapatriés, quelles qu'elles soient, ont toujours un caractère très approximatif. Nos recherches nous ont conduites à prendre connaissance de trois recensements donnant état de la répartition des rapatriés en France à des dates différentes. On peut en trouver le détail par région dans le tableau suivant :
TABLEAU N° 1
RÉPARTITION DES RAPATRIÉS EN FRANCE PAR RÉGION
> RÉGIONS 1963 % 1964 % 1965 %
>
> Alsace 9 300 1,5 15 700 1,6 22 150 1,6
>
> Aquitaine 45 600 6,8 58 100 6,1 83 700 6,3
>
> Auvergne 12 000 1,8 15 000 1,6 6 810 1,2
>
> Basse Normandie 5 300 0,8 7 400 0,8 8 360 0,6
>
> Bourgogne 13 300 1,9 18 100 1,8 22 680 1,6
>
> Bretagne 7 000 1,0 8 900 0,9 8 650 0,6
>
> Centre 20 000 3,1 27 800 2,8 35 070 2,7
>
> Champagne 7 700 1,2 9 800 1,- 13 490 1,-
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> Franche Comté 10 100 1.5 10 500 1,1 15 460 1,1
>
> Haute Normandie 8 300 1,3 13100 1,4 23 570 1,7
>
> Languedoc 61 600 9,4 95 500 9,9 130 460 9,7
>
> Limousin 5 700 0,8 7000 0,7 7 690 0.5
>
> Lorraine 10 200 1,5 15300 1,6 23 070 1,7
>
> Midi-Pyrénées 69 600 10,4 95600 10,1 122 080 9,1
>
> Nord 8 000 1,2 13 700 1,4 23 490 1,7
>
> Pays de la Loire 12 000 1,8 17 900 1,8 21 860 1,6
>
> Picardie 9 000 1,4 13 100 1,3 119400 1,4
>
> Poitou-Charentes 12 700 2,-1 17 200 1,7 18 620 1,3
>
> Pce-Côte d'Azur 1158700 23,7 263 500 25,3 367 560 26,6
>
> R. Parisienne 1 108 000 16,3 173 000 18,1 239 710, 17,9
>
> Rhône-Alpes 1 70 600 10,6 86 800 9,- 121 620 9,1
>
> TOTAL 665 000 100 963 000 100 1 345 500 100
Le premier recensement a été fait par l'INSEE d'après 250 000 cartes extraites du fichier central du Ministère des Rapatriés. Cette exploitation fournit la répartition au 1^er^ janvier 1963 et porte sur 665 000 personnes.
Le second est mentionné dans le rapport présenté à l'Assemblée Nationale par un député, M. Zimmerman, le 29 octobre 1964. Il concerne 963 000 rapatriés et montre la situation au 31 août 1964.
Enfin celui de 11965 émane aussi des services gouvernementaux et a été publié dans le journal d'une association de rapatriés ([^5]).
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D'après le Tableau n° 1 les chiffres évoluent normalement d'une année à l'autre, puisque le contingent de rapatriés va croissant. Cependant, si l'on prend en considération non plus le nombre d'individus, mais le pourcentage qu'ils représentent dans chaque région par rapport à l'ensemble des rapatriés de France, on s'aperçoit qu'à peu de chose près, les taux sont quasi identiques.
Est-ce à dire que la population rapatriée a fait preuve d'immobilisme depuis son arrivée en France ? Certainement pas, car les rapatriés ont parfois montré une assez grande instabilité. Toutefois les mouvements interrégionaux ont souvent abouti à des échanges presque équivalents qui ont peu modifié la physionomie de la répartition.
Il faut également signaler que ces statistiques portent sur les rapatriés originaires de tous les territoires émancipés par la France.
En s'en tenant aux pourcentages, on peut penser qu'une carte donnant uniquement la répartition des rapatriés d'Afrique du Nord serait très proche de la carte n° 1, sinon identique. En effet, les Français d'Outre-Mer non issus du Maghreb sont en proportion très faible (de l'ordre de 3,2 % environ) et ils se sont généralement fixés dans les mêmes régions que les autres rapatriés.
On est tout de suite frappé par le déséquilibre de l'implantation des rapatriés en France. Leur répartition est peu rationnelle, puisque six des vingt et une régions de programme qui se partagent l'espace français, contiennent à elles seules 78 % des rapatriés.
Parmi celles-ci : Provence-Côte d'Azur vient en tête avec un peu plus du quart des effectifs, soit 26,6 %, suivie par :
-- la région parisienne 17,9 %,
-- le Languedoc 9,7 %,
-- Midi-Pyrénées et Rhône-Alpes ex-aequo avec 9,1 %,
-- enfin l'Aquitaine 6,3 %.
Les 22 % restant se ventilent inégalement dans les quinze autres régions.
Certains chiffres correspondant à ces pourcentages sont parfois assez impressionnants. C'est le cas, par exemple, pour Provence-Côte d'Azur qui a reçu, d'après les estimations de 1965, 367 560 rapatriés ce qui équivaut à la venue dans la région de tous les habitants d'une ville comme Rouen ([^6]).
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Sur les dix régions qui ont accueilli le plus de rapatriés, cinq d'entre elles sont situées au sud de la Loire, la sixième étant la Région Parisienne, qui occupe d'ailleurs une place particulière en France, dans beaucoup de domaines.
Venant d'un pays méditerranéen, les rapatriés d'Afrique du Nord se sont spontanément fixés dans le sud du pays. D'abord parce que c'est là qu'ils avaient débarqué en premier lieu, qu'ils avaient le désir de rester groupés et surtout qu'ils étaient séduits par la clémence du temps. Très vite la partie la plus méridionale de la France a connu la saturation et les rapatriés ont cherché à s'implanter plus au nord, généralement dans les zones en expansion, qui attirent aussi les immigrants étrangers. Rien d'étonnant donc à constater que le Limousin ou la Bretagne aient été des pôles de si faible attraction.
Les pouvoirs publics ont tenté, à l'aide de « rimes géographiques » de guider ou de modifier la distribution des rapatriés d'Afrique du Nord sur le territoire français.
Mais l'opération eut de faibles résultats et l'on peut dire que cette répartition s'est faite entièrement suivant le choix des intéressés.
Deux grands critères y ont surtout présidé :
-- un critère économique, qui a poussé les rapatriés vers les régions susceptibles de leur fournir l'emploi indispensable à leur reclassement.
-- un critère d'ordre climatique qui, semble-t-il a joué un rôle primordial, puisque beaucoup ont préféré rester dans le Midi malgré la pénurie de travail.
Examinons cette répartition de façon plus détaillée et prenons l'exemple de la région Rhône-Alpes :
Parmi l'ensemble des régions françaises, Rhône-Alpes se présente comme une zone d'élection pour les rapatriés, puisque plus de 120 000 d'entre eux sont venus s'y établir.
Aux portes du Midi, cette région d'un grand dynamisme industriel et démographique offrait pour le rapatrié toute une diversité économique.
La plus vaste par sa superficie, la région Rhône-Alpes rassemblait en 1968 4 411 532 habitants. Compte tenu de son inévitable augmentation depuis le recensement de 1965, on peut estimer qu'à cette même époque la population rapatriée représentait 2,8 à 3 % des effectifs régionaux.
Sur ces 120 000 personnes en 1968, la région Rhône-Alpes renfermait 99 332 rapatriés d'Algérie répartis très inégalement dans les huit départements qui la composent :
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TABLEAU N° 2
RÉPARTITION DES RAPATRIÉS\
DANS LA RÉGION RHONE-ALPES
Départements Rapatriés d'Algérie 1968 % Population départementale 1968
Ain 4 472 4,5 338 752
Ardèche 3 416 3,5 259 580
Drôme 10 748 11 341 300
Isère 21 168 21 766 108
Loire 7 076 7 723 120
Rhône 41 660 42 1 317 828
Savoie 4 872 5 289 304
Hte-Savoie 5 920 6 375 540
Total 99 332 100 4 411 532
D'après ce tableau on retrouve sur le plan régional le déséquilibre national. En effet, en 1968 63 % des rapatriés sont fixés dans deux départements seulement, l'Isère (21 %) et surtout le Rhône (42 %).
Celui-ci a donc eu un rôle attractif incontestable dans la région. Cette caractéristique se retrouve également dans d'autres régions françaises.
Par exemple, d'après le recensement de 1965 :
-- la Seine retient 76 % des rapatriés de la Région Parisienne ;
-- les Bouches-du-Rhône 46 % des rapatriés de Provence-Côtes d'Azur ;
-- la Haute-Garonne 47 % des rapatriés de Midi-Pyrénées ;
-- l'Hérault 45 % des rapatriés du Languedoc ;
-- la Gironde 37 % des rapatriés de l'Aquitaine.
La concentration régionale des rapatriés se double donc d'une concentration départementale, comme l'indique le tableau suivant et surtout le croquis correspondant donnant la répartition en 1965.
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TABLEAU N° 3
RÉPARTITION DES RAPATRIÉS EN FRANCE\
PAR DÉPARTEMENT
Département Nb rapatriés % Département Nb rapatriés %
Ain 7 430 0,5 Dordogne 9 180 0,6
Aisne 4 450 0,3 Doubs 7 560 0,5
Allier 6 481 0,4 Drôme 15 490 1,1
Basses Alpes 6 860 0,5 Eure 5 130 0,3
Htes Alpes 3 910 0,2 Eure-et-Loir 4 720 0,3
Alpes Maritimes. 95 181 7 Finistère 1 370 0,1
Ardèche 4 590 0,3 Gard 27 000 2
Ardennes 2 290 0,1 Hte-Garonne 58 370 4,3
Ariège 7 690 0,5 Gers 8 640 0,6
Aube 2 830 0,2 Gironde 31 180 2,8
Aude 14 850 1,1 Hérault 57 920 4,3
Aveyron 2 290 0,1 Ille-et-Vilaine 4 050 0,3
B. du Rhône 171 830 12,7 Indre 3 910 0,2
Calvados 4 990 0,3 Indre-et-Loire 800 0,8
Cantal 610 0,04 Isère 30 920 2,3
Charente 5 270 0,3 Jura 2 500 0,1
Charente-Mme 6 070 0,4 Landes 5 670 0,4
Cher 4 590 0,3 Loir-et-Cher 4 320 0,3
Corrèze 2 700 0,2 Loire 7 020 0,5
Corse 15 390 1,1 Haute Loire 1 350 0,1
Côte d'Or 9 450 0,7 Loire-Atl. 9 990 0,7
Côtes-du-Nord 1 210 0,08 Loiret 7 830 0,7
Creuse 1 080 0,08 Lot 2 970 0,5
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Lot-et-Garonne. 17 960 1,3 Rhône 42 670 3,1
Lozère 850 0,2 Haute Saône 2 970 0,2
Maine-et-Loire. 5 260 0,3 Saône-et-Loire 6 480 0,4
Manche 1 480 0,1 Sarthe 3 640 0,2
Marne 6 480 0,4 Savoie 5 400 0,4
Haute-Marne. 1 890 0,1 Haute-Savoie 8 100 0,6
Mayenne 1 220 0,09 Seine 183 000 13,6
Meurthe-et-Moselle. 7 020 0,5 Seine-Maritime 19 440 1,3
Meuse 2 010 0,1 Seine-et-Marne 9 860 0,7
Morbihan 2 020 0,1 Seine-et-Oise 46 850 3,3
Moselle 9 450 0,7 Deux-Sèvres 3 370 0,7
Nièvre 2 700 0,2 Somme 4 450 0,3
Nord 18 360 1,3 Tarn 18 900 1,4
Oise 10 530 0,7 Tarn-et-Garonne 13 230 0,9
Orne 1 890 0,1 Var 49 820 3,7
Pas-de-Calais 5 130 0,3 Vaucluse 24 570 1,8
Puy de Dôme 8 370 0,6 Vendée 1 750 0,1
B. Pyrénées 19 710 1,4 Vienne 3 910 0,2
H. Pyrénées 9 990 0,7 Haute-Vienne 3 780 0,2
Pyrénées O. 29 840 2,2 Vosges 4 590 0,3
Bas-Rhin 13 910 1 Yonne 4 050 0,3
Haut-Rhin 8 240 0,6 Terr. de Belfort 2 430 0,3
Quinze départements seulement ont reçu près de 60 % des effectifs. A l'exception des deux de la Région Parisienne, ils se situent naturellement tous au sud d'une ligne allant de l'estuaire de la Gironde au lac Léman.
49:164
Ce sont par ordre décroissant :
-- la Seine, avec 13,6 %
-- les Bouches-du-Rhône : 12,7
-- les Alpes-Maritimes : 7 %
-- l'Hérault, la Haute-Garonne : 4,3 %
-- le Var : 3,7 %
-- l'ancienne Seine-et-Oise : 3,3 %
-- le Rhône : 3,1 %
-- la Gironde : 2,8 %
-- l'Isère : 2,3 %
-- les Pyrénées Orientales : 2,2 %
-- le Gard : 2 %
-- le Vaucluse : 1,8 %
-- le Tarn et les Basses-Pyrénées : 1,4 %
Il faut remarquer que les départements qui leur font immédiatement suite dans cette liste sont plus septentrionaux, à savoir :
-- le Nord et la Seine-Maritime 1,3 %
-- le Bas-Rhin 1 %
Mais ils offrent des possibilités économiques. Habitués à vivre dans les grandes cités côtières d'A.F.N., les rapatriés se sont tout naturellement portés vers les grandes villes françaises, renforçant essentiellement la population urbaine des départements où ils s'installaient. En conclusion, on peut dire que la répartition des rapatriés d'A.F.N. en Métropole s'est faite sous le signe indiscutable du regroupement à la fois régional, départemental, et communal.
#### Composition de la population dite rapatriée
1° Composition par âge : comparaison sur le plan national entre la population rapatriée et la population métropolitaine :
Alors que dans les migrations économiques ce sont des éléments jeunes et des hommes surtout qui se déplacent, dans les migrations politiques l'âge et le sexe entrent peu en jeu et c'est toute une population qui est mise en mouvement.
Le caractère particulier du rapatriement des Français d'Algérie, a entraîné la venue en Métropole de pratiquement tous les membres de la communauté : hommes, femmes, enfants, mais aussi vieillards.
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La population européenne d'Afrique du Nord et surtout d'Algérie, une fois rapatriée, a donc conservé ses caractéristiques démographiques puisqu'elle a connu un transfert presque complet.
Pour permettre une vue d'ensemble sur cette population, nous avons établi une pyramide d'âges des rapatriés en France à l'aide des statistiques suivantes publiées dans le rapport de M. Zimmerman.
TABLEAU N° 4
RÉPARTITION PAR AGES DE LA POPULATION\
RAPATRIÉE EN FRANCE -- 1964
Tranches d'âge Hommes % Femmes %
0-4 33 270 2,6 31 070 2,5
5-9 54 360 4,3 50 680 4,
10-14 51 370 4,- 48 370 3,8
15-19 53 220 4,2 51 170 4,
20-24 64 820 4,9 57 400 4,4
25-29 56 090 4,4 41 590 3,1
30-34 48 880 3,8 42 080 3,3
35-39 42 060 3,4 37 910 2,8
40-44 37 090 2,7 37 460 2,8
45-49 27 280 2,1 30 210 2,4
50-54 37 280 2,7 42 180 3,3
55-59 39 070 3,2 42 580 3,3
60-64 32 890 2,5 38 560 2,9
65-69 23 450 1,8 34 170 2,7
70-74 16 510 1,3 27 680 2,1
75-79 10 900 0,9 21 270 1,6
80-84 5930 0,5 12 550 1, -
85 et + 2 360 0,2 5 910 0,5
Total 637 340 49,4 654 660 50,6
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Ces résultats portent sur 1 292 000 personnes. Il ne s'ait pas là seulement de rapatriés d'Afrique du Nord, mais encore une fois ceux-ci en représentent la grande majorité.
Afin de pouvoir faire une comparaison avec la population métropolitaine, nous avons tracé la pyramide des âges de celle-ci d'après les données suivantes, tirées du recensement de 1962.
TABLEAU N° 5
RÉPARTITION PAR AGE DE LA POPULATION
FRANÇAISE EN 1962
Tranches d'âge Hommes % Femmes %
0-4 1 717 847 3,7 1 653 051 3,6
5-9 2 038 178 4,4 1 961 758 4,2
10-14 2 111 663 4,5 2 031 844 4,4
15-19 1 753 027 3,8 1 689 323 3,6
20-24 1 420 980 3,1 1 329 236 2,9
25-29 1 555 106 3,3 1 479 299 3,2
30-34 1 689 947 3,6 1 619 540 3,5
35-39 1 638 516 3,5 1 623 921 3,5
40-44 1 404 187 3,- 1 411 870 3,-
45-49 1 080 516 2,3 1 119 088 2,4
50-54 1 429 171 3,1 1 494 066 3,2
55-59 1 355 020 2,9 1 454 562 3,1
60-64 1 190 596 2,6 1 366 650 2,9
65-69 811 683 1,7 1 196 423 2,6
70-74 590 209 1,3 974 014 2,1
75-79 419 385 0,9 747 192 1,6
80-84 234 045 0,5 466 309 1,-
85 et + 119 895 0,3 280 839 0,6
Total 22 559 971 48,6 23 898 989 51,4
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Ces deux pyramides ont une grande similitude d'allure. On peut donc tout de suite en tirer une remarque : c'est que bien qu'implantée en zone africaine, la communauté du Maghreb, en liaison constante avec la France, a gardé un comportement démographique aligné sur celui des pays industrialisés de l'Europe. Les quelques chiffres suivants en montrent l'évidence.
TAUX DE NUPTIALITÉ \*
1952 1954 1956 1958
France 7,4 7,3 6,7 7,1
Algérie (Européens) 7,9 7,8 8,3 8,9
TAUX DE NATALITÉ \*\*\*
1952 1954 1956 1958
France 19,4 18,9 18,5 18,2
Algérie (Européens) 19,9 19 18,2 20,2
TAUX DE MORTALITÉ \*\*\*
1952 1954 1956 1958
France 12,4 12,1 12,5 11,2
Algérie (Européens) 9,- 8,8 11,9 8,9
\* Source : Annuaire démographique de l'ONU 1966.
Chez les Européens d'Algérie, la nuptialité et la natalité sont plus fortes ; par contre la mortalité est plus faible. Il en résulte vraisemblablement une population plus jeune dans son ensemble.
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Les écarts avec les taux métropolitains ne sont pas très grands, c'est pourquoi les pyramides sont assez semblables. Toutes les deux ont une forme d'ogive à sommet étroit et à base relativement large, indiquant un taux d'accroissement moyen. Elles commencent cependant à se rétrécir et ce rétrécissement est surtout très net pour la pyramide des rapatriés. L'explication en est simple :
Ici, les âges sont calculés à partir de 1914, donc la première tranche, de 0 à 5 ans, comprend en principe les individus nés de 1959 à 1964. Or, les enfants nés après 1962 de parents rapatriés ne sont pas considérés eux-mêmes comme des rapatriés. Par conséquent, l'étroitesse de la première tranche d'âge est due au fait qu'elle n'est en réalité constituée que d'enfants de 2 à 5 ans venus au monde avant le rapatriement.
La pyramide française comporte sur ses flancs deux brèches. L'une, la plus haute, a pour origine le premier conflit mondial. Elle représente non les pertes dues à la guerre, mais le « manque à naître » provoqué par la séparation de nombreux couples et par la chute de la nuptialité.
La seconde, pour sa partie supérieure, correspond à l'arrivée à l'âge du mariage des classes creuses nées entre 1914 et 1918 et, pour sa partie inférieure, à la baisse des naissances pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Dans la pyramide des rapatriés, on retrouve la première brèche pour les mêmes raisons, mais la seconde fait place ici à un renflement, bien que les Français des colonies aient activement participé aux renforts des armées françaises pendant les hostilités. Nous pensons que cet accroissement peut être dû au retour dans leur foyer, dès 1940, des hommes mobilisés sur le front de Tunisie.
Comme la population française, la population rapatriée est une population vieillie dans son ensemble, mais où les jeunes et les jeunes adultes sont relativement nombreux. Les chiffres globaux suivants l'attestent :
AGES FRANCE RAPATRIÉS
0-20 32,2 % 29,4
20-40 26,7 30,2
40-65 28,5 28
\> 65 12,6 12,4
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Nous allons dans la partie qui suit voir l'importance de ces caractéristiques démographiques dans le reclassement économique des rapatriés.
Mais avant même de retrouver une situation, ceux-ci ont dû faire face à un problème vital : trouver un toit.
Alors que leur reclassement économique allait être facilité par l'état du marché du travail, leur relogement était au contraire rendu très difficile par l'état du marché immobilier, par leur regroupement géographique, et par leur manque de ressources.
Les rapatriés débarquaient, en effet, dans un pays en proie depuis longtemps à une crise du logement provenant d'un retard à rattraper et de l'apparition de besoins nouveaux créés par l'expansion démographique et l'urbanisation rapide. Cette situation précaire allait donc être aggravée par la présence de 245 000 familles nouvelles à loger. Le gouvernement dut prendre une série de mesures en leur faveur en créant d'abord des centres d'hébergement, puis en suscitant les initiatives des constructeurs publics et privés.
Bien que tardive cette politique a tout de même été efficace puisque entre 1962 et 1964, 175 000 familles ont eu un toit (dont 47 000 dans les H.L.M.).
On ne peut pas dire que le logement ait été un problème rapidement résolu pour les rapatriés, mais il a perdu relativement vite son caractère d'urgence et il ne leur est pas spécifique puisqu'il affecte l'ensemble de la population française.
#### Reclassement ou déclassement ?
En ce qui concerne le logement, les rapatriés sont donc venus encombrer une situation déjà très difficile.
Sur le plan du travail, au contraire, cette nouvelle catégorie de population ne semblait pas être une entrave à la marche économique de la Nation, car elle était composée de nombreux éléments jeunes et actifs, aptes à participer à l'expansion du pays. De plus, la France étant une zone traditionnelle de forte immigration, l'apport numérique des rapatriés ne paraissait pas devoir dépasser les limites d'élasticité de ses structures.
Le problème du travail s'est donc présenté, dans l'ensemble, sous de meilleurs augures que celui du logement. Nous allons essayer de voir, à présent à travers l'exemple du Rhône, des conditions du reclassement économique des rapatriés.
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#### 1° Population active et structure socio-professionnelle chez les rapatriés du Rhône ;
a\) *La population active :*
La structure par âge et par sexe d'une population a une influence directe sur l'importance d'un groupe particulier : la population active. Or, chez les rapatriés Afrique du Nord, les personnes jeunes en mesure d'être actives représentent une part non négligeable.
En 1964, sur les 927 000 rapatriés d'Algérie qui ont regagné la Métropole, 360 350 ont déposé une fiche de projet professionnel, soit 35 % environ.
En 1962, la France compte parmi ses 46 458 956 habitants, 19 251 195 actifs soit une proportion de 41,5 %. Le taux d'activité de la population rapatriée accuse donc un déficit de l'ordre de 7 % par rapport à celui de la population française.
Dans le Rhône, en 1962, la population départementale s'élève à 1 116 951 personnes dont 504 952 sont actives, soit 45,4 %, un peu plus que la moyenne nationale. Parmi elles :
-- 313 791 hommes, soit 62 % du total des actifs.
-- 191 161 femmes, soit 38 %.
En 1964, la population rapatriée du Rhône, dans le secteur public comprend 41 600 personnes. D'après les services préfectoraux 12 300 sont actives, soit 29,5 % environ.
Un sondage restreint de l'INSEE donne un ordre de grandeur, sur la représentation masculine et féminine dans la population active rapatriée.
Ce sondage porte sur 4 041 salariés parmi lesquels on dénombre :
-- 3 048 hommes, soit 75 % du total et
-- 993 femmes, soit 25 %.
D'après l'ensemble des résultats ci-dessus, on peut tirer quelques conclusions :
Bien qu'ayant une structure par âge un peu plus jeune que celle de la population départementale, les rapatriés ont un pourcentage d'actifs plus faible.
Nous n'avons pu définir le taux d'activité masculin, mais il est vraisemblable que celui-ci doit approcher la moyenne nationale qui se situe autour de 55 %.
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La différence vient donc du taux d'activité féminin qui est beaucoup plus réduit que le taux métropolitain. On peut l'expliquer par le fait que l'Afrique du Nord avait une main-d'œuvre un peu excédentaire mais surtout parce qu'il était dans la mentalité du pays que la femme reste au foyer pour élever ses enfants.
En quatre ans, la population active rapatriée du département s'est accrue d'au moins 3 500 unités puisque d'après le dernier recensement de 1968, elle s'élève à 15.892 personnes. A cette même époque, le Rhône compte 574.000 actifs, par conséquent les rapatriés forment 2,8 % environ de la population active départementale.
b\) *La structure socio-professionnelle :*
Jusqu'en 1939, on pensait que l'Afrique du Nord était destinée à demeurer un pays agricole et exportateur de produits minéraux, car elle manquait de combustibles et de main-d'œuvre spécialisée.
Pendant longtemps même, les industriels français s'opposèrent à la création dans le Maghreb d'usines qui pourraient entraver leurs exportations.
La Seconde Guerre Mondiale fit sentir à l'Afrique du Nord l'inconvénient d'être démunie d'industries. On vit naître alors des filiales des plus grosses affaires de France.
L'Afrique du Nord devint peu à peu une région industrialisée mais à qui une industrie lourde faisait tout de même défaut. Celle-ci n'était cependant pas inexistante.
Chaque ville un peu importante finit par avoir son quartier industriel.
Les conditions particulières aux pays d'Outre-Mer, impliquent quand même chez les rapatriés une répartition socio-professionnelle différente de celle enregistrée en Métropole.
Sur le plan national, par grands secteurs d'activité, la population active se répartit ainsi :
SECTEURS FRANCE 1962 RAPATRIÉS 1964
Primaire 20,1 8,9
Secondaire 42,7 39,8
Tertiaire 37,2 51,3
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Par rapport à la population métropolitaine la population rapatriée accuse donc :
-- une faiblesse du secteur primaire,
-- une importance moindre du secteur secondaire, -- un gonflement du secteur tertiaire.
TABLEAU N° 6
STRUCTURE SOCIO-PROFESSIONNELLE\
DE LA POPULATION FRANÇAISE ET DES RAPATRIÉS
GROUPES SOCIO-PROFESSIONNELS FRANCE 1962 RAPATRIÉS 1964 FRANCE 1968
> Agriculteurs 20,1 8,9 15,
>
> Industriels 0,4 1,6 0,4
>
> Artisans 3,3 5,9 3,
>
> Commerçants 6,8 11,8 6,
>
> Professions libérales 0,6 2,- 0,7
>
> Cadres, professions intellectuelles 12,1 13,5 14,
>
> Employés 12,3 12,7 14,7
>
> Ouvriers 36,5 30,8 37,8
Si l'on examine cette répartition socio-professionnelle plus détaillée, les variations les plus grandes se rencontrent surtout chez :
-- les agriculteurs : 11 % de moins chez les rapatriés ;
-- les ouvriers : 6 % de moins ;
-- les commerçants : 5 % de plus.
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Dans le Rhône les activités du département ont attiré plus certaines catégories socio-professionnelles que d'autres. De ce fait, la structure de la population active rapatriée du Rhône est modifiée par rapport à celle de l'ensemble de la population rapatriée de France.
SECTEURS RAPATRIÉS EN FRANCE RAPATRIÉS DU RHÔNE
Primaire 8,9 4,8
Secondaire 39,8 51
Tertiaire 51,3 44,2
D'après les résultats ci-dessus dans le département :
-- le secteur primaire est presque deux fois moindre ;
-- le secteur secondaire est beaucoup plus important ;
-- le secteur tertiaire marque un léger recul.
Comparons maintenant les résultats suivants :
SECTEURS RHÔNE 1962 RAPATRIÉS 1963
Primaire 6,5 4,8
Secondaire 55,- 51,
Tertiaire 38,5 44,2
On retrouve sur le plan départemental les différences relevées sur le plan national, c'est-à-dire pour les rapatriés :
-- moins d'actifs dans le primaire et le secondaire ;
-- plus dans le tertiaire.
Mais ici les écarts sont plus réduits et on peut dire qu'en gros la population active rapatriée est venue s'aligner dans sa composition sur la population active du Rhône, comme le montre le tableau suivant ;
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TABLEAU N° 7
STRUCTURE SOCIO-PROFESSIONNELLE DANS LE RHÔNE :\
POPULATION DÉPARTEMENTALE ET RAPATRIÉS
GROUPES SOCIO-PROFESSIONNELS Rhône 1962 Rapatriés 1963 Rhône 1968
Agriculteurs 6,5 4,8 5,1
Industriels 0,6 0,6 0,5
Artisans 3,2 6,7 3,3
Commerçants 7,- 10,2 6,
Professions libérales 0,7 0,6 0,7
Cadres et professions intellectuelles 14,1 11,1 16,9
Employés 15,9 112,4 17,
Ouvriers 44,3 40,4 43,
Personnel de service 5,1 4,9 5,
Autres 2,6 I 1,1 2,2
Non déterminé x 7,2 x
Ainsi, à la recherche d'un reclassement indispensable et rapide, de nombreux rapatriés actifs ont été attirés par le Rhône et par toutes les possibilités économiques qu'il offrait.
#### 2° Les conditions générales de reclassement : économie et conjoncture en 1962
A l'arrivée des rapatriés en Métropole, la conjoncture économique semblait devoir favoriser l'opération de reclassement, les offres d'emploi dépassant depuis longtemps le volume des demandes.
En fait, l'insertion des Français d'Outre-Mer dans la vie économique du pays s'est heurtée à quelques obstacles majeurs :
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-- Les offres d'emploi émanaient principalement des régions situées au Nord de la Loire, alors que les rapatriés étaient implantés en majorité dans le Sud.
-- Les demandes et les offres d'emploi présentaient une certaine discordance. Les demandeurs rapatriés se répartissaient dans le secondaire et surtout dans le tertiaire alors qu'à la même époque, les emplois proposés étaient de :
• 51 % dans le primaire,
• 54 % dans le secondaire,
• 15 %, seulement, dans le tertiaire.
-- Les cartes de l'emploi et du logement, deux phénomènes inséparables et complémentaires ne coïncident pas toujours.
-- Enfin les rapatriés manquaient souvent de qualification professionnelle dans les secteurs où les emplois étaient proposés.
Pour remédier à certaines lacunes, des mesures furent prises à l'échelle du pays.
En 1963, une « campagne de l'emploi » fut lancée. Par l'intermédiaire de la « bourse nationale de l'emploi » à Marseille et d'associations spécialisées de l'industrie et du commerce, on a réalisé une collecte nationale des offres d'emploi.
Un bulletin spécial fut diffusé gratuitement pour permettre aux rapatriés de connaître la physionomie exacte du marché du travail en France.
D'autre part, une liaison permanente fut créée entre les rapatriés et les services de la Main-d'Œuvre, puisqu'il fallait automatiquement être inscrit comme demandeur d'emploi pour pouvoir percevoir « l'allocation de subsistance ».
Pour faciliter également le reclassement des rapatriés, les pouvoirs publics organisèrent des stages de formation professionnelle, à Marseille et à Toulouse. Après avoir été boudés, au début, plus de 6000 rapatriés finalement les suivirent.
Une méthode originale fut aussi employée. Une collaboration entre les entreprises et l'Administration permit aux rapatriés, grâce à un contrat de réadaptation professionnelle, de recevoir une formation tout en participant à la vie économique. Dans ce cas, un tiers du temps était consacré au perfectionnement et les deux autres tiers au travail productif. En 1964, plus de 1 000 salariés avaient souscrit un engagement de cette nature.
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Cette campagne de reclassement a porté ses fruits puisqu'en 1965 on estimait que 90 % des rapatriés du secteur privé avaient retrouvé un emploi.
En fait, ces résultats globaux satisfaisants cachent dans le détail, une réalité fort variable suivant que le rapatrié appartenait au secteur public ou privé, qu'il était salarié, non salarié ou inactif, qu'il avait plus ou moins de qualification, qu'il était plus ou moins à e. Enfin tout a dépendu également de la région dans laquelle il était implanté.
Dans le Rhône, le reclassement économique n'a pas connu un caractère de gravité aiguë, comme cela a parfois été le cas dans les régions du Midi de la France, saturées, de rapatriés et offrant très peu de débouchés dans le tertiaire. Ici, les possibilités étaient vastes et diversifiées. En effet, la Région Rhône-Alpes forme une entité économique très dynamique, constituée par un maillage dense d'industries à la fois traditionnelles et de pointe.
De plus en 1962, la conjoncture était favorable dans le département. D'après une étude faite par « l'Inspection Divisionnaire du Travail et de la Main-d'Œuvre », à la fin du premier trimestre :
-- la production industrielle avait un rythme satisfaisant ;
-- l'activité commerciale était en reprise ;
-- le niveau de l'emploi était élevé ;
-- le marché du travail se caractérisait par un chômage total à peu près inexistant et un chômage partiel faible et en régression ;
-- enfin, il y avait même pénurie de main-d'œuvre, surtout dans le bâtiment, les métaux et la chimie.
Cette situation est restée dans l'ensemble saine et équilibrée durant le second semestre. Le fait saillant qui a marqué cette période, est naturellement l'apport important de main-d'œuvre créé par la vague d'immigration des Européens d'Afrique du Nord. En l'espace de trois mois, on vit le nombre des demandeurs d'emploi doubler. Il est passé de 1 679 en juin à 3 637 en septembre. Dès octobre il dépassa les 4 500 et se maintint à ce niveau pendant plus de six mois. Puis il régressa mais assez lentement puisqu'en octobre 1963 on enregistrait encore 3 113 demandes emploi non satisfaites.
Malgré la situation économique satisfaisante, et les nombreux débouchés offerts par le département, ces chiffres prouvent que le reclassement des rapatriés dans le circuit économique du Rhône ne s'est pas fait sans difficultés.
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Ici comme ailleurs en France, les demandes des rapatriés n'ont pas toujours correspondu aux besoins locaux. La réadaptation sur le plan du travail a surtout été très variable suivant les individus et la branche professionnelle à laquelle ils appartenaient.
#### 3° La réinstallation des différentes catégories socioprofessionnelles
*Pour répondre à l'exode de plus d'un million d'individus, le gouvernement mit sur pied un système d'aides financières, de forme et de nature diverses.*
L'aide au reclassement a porté dans le Rhône sur :
*-- 55 % de salariés ;*
*-- 16,2 % de non-salariés ;*
*-- 28,8 % d'inactifs.*
a\) Les salariés
Leur reclassement a connu une période un peu problématique due non pas à l'absence d'emplois mais au nombre important de cette catégorie de population, à son manque de qualification et surtout à son regroupement dans le tertiaire.
Un sondage restreint de l'INSEE, dont il a déjà été question plus haut, portant sur 4 041 salariés, indique qu'il y a parmi eux :
-- 99 manœuvres ;
-- 2 052 manœuvres spécialisés ;
-- 1 137 membres du personnel spécialisé ;
-- 557 membres du personnel qualifié ;
-- 196 cadres et techniciens.
Le niveau de qualification n'est donc pas très élevé. Les branches professionnelles qui retiennent le plus de salariés sont par ordre décroissant :
-- les emplois du commerce 9,2 %
-- les emplois de bureau 9,1
-- les emplois intellectuels 8,2 %
-- les emplois de l'automobile 6,9 %
-- les mécaniciens 6,4 %
-- les emplois des métaux 5,4 %
-- les comptables 5,3 %
-- le bâtiment 4,5 %
Par contre, certains métiers sont très peu représentés, comme la verrerie, la chimie ou les emplois de l'extraction.
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Ces résultats sont établis à partir des fiches de projet professionnel déposées par les rapatriés. Elles renseignent donc sur les désirs d'emploi des intéressés et non sur leur reclassement effectif. Il est regrettable de ne pouvoir évaluer dans quelle mesure les salariés ont pu se réinstaller dans la même branche que celle dans laquelle ils exerçaient Outre-Mer.
Dans l'ensemble les salariés se sont reclassés assez rapidement et presque complètement puisqu'à la fin de l'année 1964, le Service des Rapatriés estime que 95 % d'entre eux ont retrouvé un situation dans le Rhône. Cependant, beaucoup ont dû se contenter d'emplois provisoires ou très différents de ce qu'ils avaient demandé.
Deux statistiques peuvent nous permettre d'évaluer le rythme de reclassement des salariés dans le département -- l'une est fournie par le Service des Rapatriés et concerne l'attribution de « la subvention d'installation » aux actifs. Elle indique que 89 % des sommes versées pour cette prestation l'ont été avant la deuxième année qui a suivi le rapatriement.
-- l'autre émane du Service de la Main-d'Œuvre et concerne le nombre de demandes d'emploi déposées par les rapatriés dans le Rhône.
TABLEAU N° 8
------------ ----------------------- ------------ ----------------------
DATE DEMANDEURS\ DATE DEMANDEURS\
D'EMPLOI\ D'EMPLOI\
RAPATRIÉS RAPATRIÉS
30-09-62 1 882 30-09-63 1 126
31-12-62 2 362 31-12-63 849
31-03-63 1 818 31-03-64 559
30-06-63 1 604 31-06-64 404
------------ ----------------------- ------------ ----------------------
Dès le début de l'année 1963, une diminution s'amorce et s'accentue surtout à partir de 1964. En fait, un facteur est entré particulièrement en jeu dans les possibilités de reclassement, c'est l'âge du demandeur d'emploi.
Les résultats un peu plus détaillés qui figurent dans le tableau suivant montrent que le taux de reclassement des rapatriés salariés est inversement proportionnel à l'âge des intéressés.
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TABLEAU N° 9\
NOMBRE DE DEMANDEURS D'EMPLOI RAPATRIÉS DANS LE RHÔNE
Age Septembre 1962 % Mars 1963 Septembre 1963 Mars 1964 %
\- de 18 ans, 68 3,6 81 31 5 0,9
18 à 24 337 18 272 177 66 12
25 à 39 638 34 438 187 71 12,7
40 à49 350 18,6 1 328 1791 87 15,6
50 à 59 365 19,3 509 413 229 41,5
\> 60 ans 124 6,5 190 I 139 101 17,3
TOTAL 1 882 100 1 818 1 261 559 100
Tout de suite après l'arrivée des Français d'Algérie dans le département, les Services de la Main-d'Œuvre ont enregistré 2 679 inscriptions de rapatriés dans le département. A la fin septembre 787 d'entre eux seulement avaient trouvé une place.
Un an et demi plus tard, une bonne partie de ceux-ci sont reclassés. En mars 1964, sur les 559 personnes dont la demande n'a pas encore été satisfaite, 60 % ont plus de 50 ans.
La question de l'âge est entrée de façon beaucoup moins catégorique dans les possibilités de reclassement des non-salariés. Cependant, ces derniers ont dû affronter toutes sortes d'autres difficultés, qui ont rendu parfois très malaisée leur réinsertion dans le contexte économique du département.
b\) Les non-salariés
Cette catégorie de population active se répartit dans quatre secteurs :
-- l'agriculture,
-- les professions libérales,
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> -- l'industrie,
-- le commerce.
Dans le Rhône, le reclassement des non-salariés a connu une prépondérance industrielle et surtout commerciale.
Ainsi « Commission Économique Régionale » qui statuait sur les demandes de prêts a attribué dans le Rhône 42 542 700 francs dont :
-- 66,3 % pour le commerce,
-- 17,2 % pour l'industrie,
-- 16,4 % pour les professions libérales,
-- 0 % pour l'agriculture.
En regagnant la Métropole, les non-salariés avaient le choix entre conserver leur statut ou se reconvertir au salariat. Le quart à peine des non-salariés venus s'installer dans le Rhône a décidé de recommencer dans la même voie. Pour la majeure partie d'entre eux, nous allons le voir, les difficultés furent grandes et le sont encore.
Les agriculteurs
La population métropolitaine connaissant elle-même de nombreux problèmes dans l'agriculture, le reclassement des rapatriés fut ardu dans ce domaine.
La France a accueilli 18 000 agriculteurs d'Afrique du Nord. Ils se sont de préférence établis dans le Midi et tout particulièrement dans le Sud-Ouest où il y avait encore des terres à cultiver et où les conditions étaient assez similaires à celles du Maghreb. Le Rhône a attiré très peu d'agriculteurs. En effet, le département a une vocation agricole réduite, puisque sa surface agricole utile ne dépasse pas 191 000 hectares et que près de 88 % des exploitations ont moins de vingt hectares. C'est pourquoi, seulement 6 % de sa population active dépend du secteur primaire.
Chez les rapatriés, les agriculteurs ne représentent que 1,5 % de l'ensemble des titulaires de dossiers du département. Encore est-il bon de préciser que beaucoup d'entre eux ont abandonné la profession, soit par mise à la retraite pour les plus de 55 ans, soit par reconversion.
D'après le Service des Rapatriés, seulement deux agriculteurs se sont remis à la terre pour leur propre compte, dans le Rhône.
Les professions libérales
10 000 membres des professions libérales ont été rapatriés en France. Ils sont restés dans une forte proportion des non-salariés et surtout ils ont rarement changé de branche.
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En plus des difficultés d'ordre matériel qu'ils ont pu rencontrer, il leur a fallu recommencer à partir de rien et se frayer une place au milieu d'une concurrence souvent redoutable. Environ 450 rapatriés de cette catégorie se sont réinstallés dans le Rhône.
L'enquête de l'INSEE faite sur l'exploitation des fiches de projet professionnel, portant sur 1+17 rapatriés exerçant une profession libérale montre que :
-- 31 % sont dans la coiffure et ses annexes,
-- 29 % dans les professions médicales,
-- 10 % dans les taxis,
-- 5 % dans les professions juridiques,
-- 4 % dans la gestion et l'assurance,
-- 3,5 % sont architectes ou géomètres,
-- 1,2 % dans les métiers du spectacle, etc.
Il s'agit là, dans l'ensemble, de gens dotés de diplômes et d'une haute qualification, équivalente à celle de leurs condisciples métropolitains. Leur démarrage dans la vie professionnelle du département a souvent été long et pénible, cependant c'est certainement dans cette catégorie de non-salariés que les réussites de reclassement ont été les plus grandes. Surtout pour ceux qui avaient un réseau de relations et qui installés dans un quartier à forte densité de rapatriés se sont rapidement attachés leur clientèle.
Les industriels et les artisans
Région d'implantation industrielle assez récente, l'Afrique du Nord avait un nombre d'artisans important et un nombre d'industriels relativement faible. 20 000 artisans ont été rapatriés pour seulement 3 000 industriels.
Étant donné l'aspect florissant de son secteur secondaire le Rhône a retenu près de 800 actifs de cette catégorie dans la proportion de :
-- 725 artisans et
-- 75 industriels.
Les métiers les plus représentés sont par ordre décroissant :
-- le textile et l'habillement 15 %
-- le bois 12 %
-- la maçonnerie 9,5 %
-- la construction électrique 8 %
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-- la mécanique 7 %
-- la métallurgie et peinture 6,5 %
-- la plomberie 5,8 %
Ces actifs ont connu les mêmes difficultés de reclassement que l'ensemble des non-salariés du département et plus particulièrement les artisans dont la situation était déjà critique en France. Près d'un tiers d'entre eux dans le Rhône ont opté pour le salariat.
Les commerçants
L'examen de la structure socio-professionnelle de la population rapatriée en France et dans le Rhône nous a montré que les commerçants y occupaient une plus grande place que dans la structure de la population métropolitaine. Le commerce était une branche florissante de l'économie nord-africaine. Il est normal que certains des 30 000 commerçants qui ont regagné la France en 1962 aient pensé à venir s'installer dans la région lyonnaise.
1 300 se sont présentés comme tels au Service des Rapatriés. Ils se répartissaient ainsi :
-- 33 % dans l'alimentation,
-- 23 % dans l'hôtellerie et la restauration, -- 6 % dans l'automobile,
-- 2,5 % dans l'horlogerie, bijouterie,
-- 1,1 % dans la droguerie et les journaux.
Encore une fois, il s'agit de professions exercées Outre-Mer. Il est regrettable de ne pouvoir confronter cette répartition avec la répartition actuelle. Vraisemblablement, une bonne partie de ces rapatriés tout en restant dans le commerce a dû changer totalement de branche. On nous a cité plusieurs exemples dans ce sens :
-- une buraliste vendant à présent des vêtements pour enfants ;
-- un marchand de poissons et d'oiseaux exotiques tenant un pressing ;
-- un marchand de meubles entré dans la chemiserie ; etc...
Les commerçants, comme d'ailleurs l'ensemble des non-salariés titulaires d'un prêt, ont connu de graves problèmes de reclassement.
Ils se sont d'abord heurtés à :
-- une spéculation sans limites sur le prix des fonds de commerce ou des cabinets, au moment du rapatriement ;
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-- une information médiocre des services administratifs ;
-- une absence totale d'aide et de conseil.
Si bien que beaucoup, dans l'obligation de gagner rapidement leur vie, ont connu des expériences malheureuses et parfois la ruine, pour s'être lancés trop hâtivement dans des affaires vouées au déclin.
Le plan de financement établi par tout demandeur de prêt de réinstallation devait faire obligatoirement ressortir un apport personnel de 40 %. Pour atténuer la rigueur de cette exigence, nous l'avons vu, une subvention était attribuée. En fait, dans bien des cas, celle-ci a servi à régler les frais d'enregistrement qui représentaient 15 à 20 % du total. Cet effort d'autofinancement des intéressés a souvent conduit ces derniers à assécher leurs fonds et même à emprunter. Il y avait donc nécessité d'une rentabilité immédiate des affaires. Or, le petit commerce commençait déjà sa période de déclin.
Malgré quelques belles réussites, l'ensemble des non-salariés réinstallés connaît encore de grandes difficultés financières.
En arrivant en France, certains non-salariés ont préféré se reconvertir soit parce qu'ils ne pouvaient justifier de ressources personnelles suffisantes, soit parce qu'ils voulaient courir moins de risques dans le salariat.
La reconversion :
Celle-ci n'était réalisable que pour les rapatriés non-salariés âgés de moins de 50 ans.
Dans toute la France, 21 000 rapatriés ont touché un capital de reconversion et sont venus grossir le lot des 172 000 salariés européens originaires d'Afrique du Nord.
Dans le Rhône, 16 189 000 francs ont été accordés à environ 700 rapatriés.
D'après un sondage, que nous avons effectué sur 500 rapatriés reconvertis
-- 356 soit 72 % sont devenus des ouvriers ;
-- 144 soit 28 % des employés.
Le taux de reconversion est variable suivant la catégorie socio-professionnelle
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D'autre part, la reconversion s'est souvent accompagnée d'un changement de branche professionnelle.
En conclusion, on peut dire que le reclassement des non-salariés a été une opération délicate et surtout longue. A la fin décembre 1964, le Service des Rapatriés indique que sur un total de 2 800 personnes titulaires d'un dossier de non-salarié :
-- 21,5 % se sont reclassés au moyen d'un prêt ;
-- 25 % ont obtenu un capital de reconversion ;
-- 28,5 % ont renoncé à leurs droits ;
-- enfin 25 % sont encore en instance de reclassement.
Depuis cette époque, aucune statistique n'a été faite, il est donc impossible de savoir à présent dans quelle mesure la situation a été épurée.
#### 4° Bilan du reclassement
*Le reclassement des rapatriés en Métropole, a recouvert, nous venons de le voir, des formes diverses suivant les individus et la catégorie, à laquelle ils appartiennent. En fait, ils ont presque tous rencontré de nombreuses difficultés. Ceci tend à démentir, s'il en est encore besoin, la légende persistante qui voulait que les Européens d'Afrique du Nord soient, dans leur ensemble, des profiteurs trop rapidement enrichis. En fait, il s'agissait surtout d'une population laborieuse, dont le revenu annuel moyen était peu élevé. Le cas est particulièrement vrai dans le Rhône où une grande partie de la population rapatriée est formée de petits salariés d'Oranie.*
*Dans le département, la venue des rapatriés a eu pour effet de détendre partiellement le marché de la main-d'œuvre. Si le nombre des demandes d'emploi s'est accru rapidement, contrairement à ce que l'on pouvait croire, le chômage n'a pas beaucoup augmenté, ainsi que le montrent les quelques chiffres suivants :*
*-- 843 chômeurs* ([^7]) *en janvier 1961,*
*-- 657 en juillet 1961,*
*-- 731 en janvier 1962,*
*-- 626 en juillet 1962,*
*-- 635 en septembre 1962,*
*-- 751 en janvier 1963,*
*-- 737 en juillet 1963,*
*-- 905 en août 1963,*
*-- 961 en octobre 1963,*
*-- 929 en décembre 1963.*
*-- 50 % d'entre eux étaient commerçants ;*
*-- 29,4 % des artisans*
*-- 13 % des agriculteurs ;*
*-- 7,6 % des membres des professions libérales.*
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Cette particularité vient du fait que, durant la première année qui a suivi le rapatriement, les Français d'Algérie ont touché des prestations de subsistance. Un an après la date de leur retour massif, soit juillet-août 1963, le nombre des chômeurs croît mais de façon mesurée, car à cette époque beaucoup de rapatriés ont retrouvé du travail.
A ce sujet, lors d'une enquête que nous avons effectuée auprès de 250 familles rapatriées, à la question concernant le temps nécessaire pour trouver un emploi, sur 226 réponses :
-- 12 % indiquaient moins de 15 jours,
-- 23,5 % de 15 à 30 jours,
-- 25,3 % de 1 à 3 mois,
-- 9 % de 3 à 6 mois,
-- 14,5 % de 6 mois à 1 an,
-- 11,6 % de 1 à 2 ans,
-- 2,7 % de 2 à 3 ans,
-- 1,4 % plus de 3 ans.
Dans ce dernier cas, deux personnes ont mis près de cinq ans, mais elles ont respectivement 44 et 59 ans.
Ainsi près de 85 % des actifs interrogés ont trouvé un emploi en moins d'un an.
Le reclassement dans le Rhône paraît donc s'être fait relativement vite et sans trop de heurts. La population rapatriée s'est, en général, intégrée harmonieusement à la population lyonnaise sur le plan du travail. Son apport n'a, semble-t-il pas modifié la structure socio-professionnelle du département, qui, comme le montre le tableau (n° 7), a connu une évolution normale entre 1962 et 1968. C'est-à-dire :
-- un recul du secteur agricole,
-- un léger recul des commerçants et ouvriers,
-- un accroissement des cadres moyens et des employés.
D'autre part, étant donné sa faible proportion de + de 65 ans (6 %), la population rapatriée a apporté dans le Rhône un ensemble d'éléments jeunes et dynamiques, qui ont contribué à maintenir l'expansion départementale à un rythme satisfaisant par leur travail mais aussi par l'accroissement de la consommation qu'ils ont provoqué.
Le bilan est donc positif pour le département. L'est-il autant pour les rapatriés ? Certainement pas, car leur reclassement économique s'est souvent accompagné d'un déclassement professionnel et social.
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A une question de « l'enquête », concernant la question de l'emploi :
-- 11 % des rapatriés interrogés ont déclaré avoir retrouvé une situation supérieure à celle d'Outre-Mer.
-- 41,3 % une situation égale.
-- 47,7 % une situation inférieure.
Encore une fois, on ne peut appliquer ces résultats précis à l'ensemble des rapatriés du Rhône, mais ils donnent un ordre de grandeur. Il est certain que, même lorsque le niveau des revenus n'a pas été atteint, les charges nombreuses imposées par la réinstallation ont entraîné un déclassement. A ce sujet, un indice est caractéristique, c'est l'accroissement du taux d'activité féminin : deux salaires devenant nécessaires pour faire face aux difficultés financières. Sur 246 femmes consultées :
-- 47,9 % n'ont travaillé ni en Algérie ni en France.
-- 13,8 % travaillaient en Algérie et ont conservé leur emploi en Métropole.
-- 16,1 % ont abandonné leur travail après le rapatriement (il s'agit souvent de retraitées).
-- 22,2 % se sont mises au travail en France alors qu'elles étaient inactives en Afrique du Nord.
D'après ces résultats, le taux d'activité féminin est donc passé de 29,19 % à 36 %.
En conclusion, on peut dire que le Gouvernement français a fait effort pour aider les rapatriés à se reclasser et pour éviter qu'ils ne se trouvent stérilisés économiquement.
Cependant, il n'a pas toujours pris les mesures d'exception qui s'imposaient et qui auraient permis de venir vraiment à bout des problèmes. Ceux-ci subsistent encore après dix ans et concernent surtout l'intégration. Ils sont inhérents bien sûr aux effets psychologiques de la transplantation, mais ils sont aussi en relation étroite avec l'ensemble des difficultés d'installation et de reclassement dont il vient d'être question.
L'adaptation d'un individu à un milieu naturel et social nouveau ne peut se faire que graduellement et suppose une plasticité de toutes ses facultés. Pour certaines catégories un peu en marge parmi la population rapatriée, cette adaptation a été particulièrement douloureuse.
1° Les catégories les plus défavorisées
Il s'agit, d'une part, de rapatriés âgés qui ont ressenti plus que les autres le contre-coup de la transplantation et, d'autre part, de rapatriés ou de réfugiés d'ethnie ou de nationalité étrangères.
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a\) Les vieillards
La venue des Français d'Afrique du Nord en Métropole a été provoquée par des évènements politiques entraînant, ceci est surtout vrai pour l'Algérie, un transfert presque complet de la population. Pour cette raison, les inactifs et les vieillards, qui ne se déplacent qu'exceptionnellement dans le cadre des migrations économiques, représentent ici une proportion inhabituelle parmi les immigrants.
La France a accueilli 160 730 personnes de plus de 65 ans, soit 12,3 % de l'ensemble des rapatriés. N'étant pas assujettis par l'obligation de trouver un emploi, les rapatriés ont, pour beaucoup, préféré rester dans le sud du pays qui retient déjà bon nombre de retraités métropolitains.
Alors que le Gouvernement avait tenté de diriger les rapatriés actifs vers les régions septentrionales du pays à aide d'une « prime géographique », il favorisa inversement la venue des inactifs dans le Midi, dans le cadre de ce que l'on a appelé « l'opération soleil ». En effet, une prime était versée à ceux qui consentaient à venir vivre dans les petites villes méridionales. En 1962, les vieillards forment 11, 5 % de la population du Rhône. Chez les rapatriés leur proportion est encore plus faible 6 % (soit environ 2 500 personnes), car le département, nous l'avons vu, a attiré en majorité des jeunes et des actifs.
On eut dire que ce sont surtout des raisons d'ordre familial qui ont poussé les vieillards rapatriés à venir s'installer dans le Rhône, beaucoup d'entre eux ayant suivi leurs enfants. En effet, chez les Européens d'Afrique du Nord, le sens de la famille est très développé, il est habituel, dans la mesure du possible, de garder les vieillards au sein du foyer. D'ailleurs le rapatriement a accentué cet état d'esprit. Ainsi après 1962, une maison de vieillards a été construite spécialement pour les rapatriés dans la commune de Conas. Très peu d'entre eux se décidant à venir y vivre, celle-ci dut ouvrir ses portes à la population locale.
La plupart des vieillards rapatriés ont des revenus modestes. Pour ceux qui n'ont pas le privilège d'être hébergés, les difficultés financières sont aggravées par la nécessité de se loger et de se chauffer.
73:164
Le Gouvernement a pris, au moment de l'exode, une série de mesures à caractère social pour les inactifs : Ceux-ci ont eu droit, entre autres, à une allocution viagère mensuelle de l'ordre de 250 F pour un ménage, de 170 F pour une personne seule. Cette aide a, en principe, cessé lorsque le rapatrié a pu retrouver des moyens d'existence. Mais les démarches concernant pensions et retraites ont souvent été longues et dix ans après le rapatriement beaucoup n'ont pas encore abouti.
La valeur des points étant inférieure en Algérie à celle de Métropole, les rapatriés ont dû faire des rachats de cotisation pour pouvoir toucher l'intégralité de leur retraite. Pour faciliter l'opération l'État a accordé des subventions, mais les intéressés devaient fournir un apport personnel dont beaucoup ne disposaient pas. Ainsi une forte proportion de vieillards rapatriés vit dans des conditions matérielles précaires : soit que leurs retraites soient parfois amputées de 50 à 60 %, soit qu'ils n'aient droit qu'à l'allocation vieillesse distribuée par « le Fonds d'Aide Sociale » et qui n'excède pas 210 F par mois.
Bien sûr le sort de nombreux vieillards métropolitains n'est pas plus enviable, mais il ne faut pas oublier que les rapatriés ont perdu l'acquis de toute une vie et qu'ils présentent surtout le handicap d'être logés dans des immeubles récents au loyer élevé.
Les rapatriés du troisième âge ont connu un véritable effondrement psychologique qui a amplifié chez eux tous les problèmes propres à la vieillesse à savoir :
-- Une fragilité psychique et un déclin physiologique. On ne peut citer de chiffres, mais il est certain que l'exode a entraîné un accroissement du taux de mortalité parmi les vieux rapatriés.
-- Un sentiment d'insécurité : il prend chez les rapatriés une ampleur inhabituelle du fait qu'ils ont perdu leur maison, leurs objets familiers, bref leur univers traditionnel auquel les vieilles personnes sont tant attachées.
-- Enfin un sentiment de mise à l'écart de la société et d'inutilité : après une vie de travail qui leur laissait présager des vieux jours paisibles, ils ont perdu brutalement leurs moyens d'existence. Le rapatriement a même atteint les vieillards dans leur fierté et leur indépendance puisque beaucoup sont obligés de vivre aux dépens de leurs enfants.
Les vieux rapatriés ont laissé trop de souvenirs en Afrique du Nord, on ne peut guère espérer dans leur cas une quelconque intégration.
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Les préjudices de l'exode ont été encore plus grands pour les étrangers repliés d'A.F.N., population composée surtout de vieilles personnes qui s'étaient contentées de faire de leurs enfants des Français sans demander elles-mêmes la naturalisation. Elles n'ont pas eu droit au titre de « rapatrié » et n'ont reçu aucune aide.
On ne peut pratiquement pas parler pour ces derniers d'une intégration possible puisque beaucoup ont conservé leur langue et leurs mœurs et qu'aucune loi ne pourra jamais les dédommager des biens qu'ils ont perdus.
b\) Les Musulmans rapatriés
La France a accueilli près de 60 000 Musulmans de nationalité française. Nombre d'entre eux ont été dirigés dans le Midi du pays où l'on a tenté un reclassement collectif dans des chantiers forestiers à proximité des petites agglomérations ou dans des régions en voie de dépeuplement.
Certains ont essayé de se reclasser individuellement dans des régions plus septentrionales. Un peu plus de 1500 d'entre eux sont venus dans le Rhône. Dès leur débarquement dans le Rhône, ils ont été pris en charge par « la Maison du Travailleur Étranger ». Cet organisme leur a distribué des vêtements, les a conduits dans des centres d'hébergement. Puis il s'est occupé de les loger (en matière de logement, ils ont bénéficié des mesures adoptées en faveur des rapatriés) et de les reclasser.
Parmi ces Musulmans on dénombre trois groupes différents :
-- les fonctionnaires mutés en France ;
-- les anciens combattants ;
-- les harkis.
C'est cette dernière catégorie qui a posé le plus de problèmes. Recrutés en Algérie par des militaires, les harkis étaient des supplétifs réunis en unités (les harkas), rattachées à des unités de l'Armée française. Leur statut était celui d'un assuré social, car on les considérait comme des civils servant momentanément dans l'armée. Leur engagement en faveur de la France les a conduits, eux aussi, sur les chemins de l'exode. Il leur a même fallu fuir précipitamment devant l'attitude des Algériens qui voyaient en eux des collaborateurs. Par la suite leurs familles les ont généralement rejoints en Métropole.
A condition d'avoir opté pour la France, les harkis ont eu droit aux mêmes prestations que les rapatriés de droit commun.
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Le reclassement des harkis dans le Rhône, comme partout ailleurs en France, a eu pour principal obstacle leur manque de qualification professionnelle. « La Maison du Travailleur Étranger » a, jusqu'en 1970 procédé à 700 placements d'anciens harkis en tant que manœuvres, ouvriers dans l'industrie et le bâtiment mais surtout comme employés dans la voirie.
Pour ces rapatriés les difficultés d'adaptation à la vie métropolitaine sont aussi grandes que dans les deux cas précédents, mais elles ne sont pas du même ordre.
En effet, nous avons affaire là à des gens relativement jeunes. Nous avons calculé que 65,5 % des chefs de famille musulmans rapatriés dans le Rhône ont moins de 40 ans, et 11 % seulement plus de 60 ans. Mais ces harkis sont généralement des Français de fraîche date, originaires en majorité des montagnes du Constantinois et qui ont conservé leur genre de vie traditionnel, leur culture, leur langue et leur religion. Leur situation est délicate, le Musulman prime chez eux sur le Français et ils sont mal acceptés par la communauté Nord-Africaine du département. Pour ces rapatriés Musulmans l'intégration est loin de pouvoir se réaliser.
2° L'intégration psychologique et sociale
Nous venons d'examiner des cas extrêmes et particuliers. Nous allons essayer de voir à présent comment l'ensemble de la population rapatriée a ressenti la transplantation et, dans quelle mesure elle est maintenant intégrée à la population métropolitaine.
Ordinairement, l'insertion d'un immigrant dans la vie économique et sociale d'un pays se réalise par son reclassement et par une phase nécessaire d'assimilation, c'est-à-dire un changement de mœurs mais surtout de langue et de culture. Dans le cas des rapatriés d'Afrique du Nord, cette phase d'assimilation n'a pas à intervenir puisqu'il s'agit de Français et non d'étrangers. Cependant, leur implantation depuis des générations sur un autre continent et les conditions propres aux colonies leur ont donné un genre de vie bien différent de celui de la Métropole. Un effort d'intégration est donc inévitable.
De même que le Breton diffère de -- l'Alsacien, du Marseillais ou du Lillois, les Français d'Afrique du Nord forment aussi un groupe particulier dont l'originalité a été accentué par les effets du rapatriement.
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a\) Le portrait du « Pied-Noir »
« Non ce n'était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l'accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l'Amour. Amour que je n'avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les pages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ces ciels. » (Albert Camus, *Noces à Tipasa*.)
La population française d'Afrique du Nord découle de la fusion de divers éléments européens. Ce brassage de population et les conditions particulières de la colonisation ont provoqué la naissance d'un nouveau type humain et social que l'on désigne par le terme de « pied-noir ». Peu usité en Afrique du Nord, ce sobriquet sur l'origine duquel on se perd en conjectures, est devenu par la force des événements une sorte de titre de noblesse dont les rapatriés aiment à se parer.
Le « pied-noir » se définit par quelques traits de caractère, par son genre de vie et par sa mentalité. Il a hérité de ses ancêtres, qui ont pris racine en terre africaine, à la fois des qualités et des défauts. On lui reconnaît généralement :
-- un esprit d'entreprise ;
-- le goût du risque et du travail ;
-- de l'endurance ;
-- de la ténacité ;
-- de la résistance physique.
Mais aussi :
-- un réalisme qui fait qu'il est peu artiste et peu porté vers les spéculations intellectuelles ;
-- un manque de raffinement ;
-- un caractère passionné et emporté qui le rend bruyant et expansif ;
-- enfin, un certain complexe de supériorité.
On rencontrait chez les Européens d'Afrique du Nord, un genre de vie propre à tous les pays méditerranéens, très influencé par les conditions naturelles et surtout par le climat. L'originalité ici, émane du mode de peuplement. Cette mosaïque humaine a entraîné, en effet, un amalgame de traditions et de mœurs fort diverses, qui se ressent particulièrement au niveau de la cuisine et du langage.
77:164
Les Français du Maghreb ont une manière commune de parler assez singulière : à des degrés différents selon les classes sociales, les origines, l'éducation familiale, la formation scolaire, tous se révèlent par quelques traits. C'est évidemment chez l'homme du peuple que ce langage ([^8]) est le plus typique. Il se caractérise par un vocabulaire enrichi de mots étrangers, par une syntaxe parfois peu orthodoxe et par une accentuation spéciale. C'est souvent à cet accent, que beaucoup n'ont pas d'ailleurs, que les métropolitains reconnaissent les « pieds-noirs ». Le « pied-noir » possède aussi ne mentalité propre qui entraîne entre lui et le Métropolitain un certain décalage sur le plan des valeurs sociales et morales. Les valeurs du groupe européen d'Afrique du Nord dépendaient essentiellement de deux facteurs :
-- la structure agricole et artisanale de la société ;
-- le fait que les Européens représentaient une minorité qui tenait à respecter une certaine distance vis à vis de la population indigène.
Ces différences de valeur se placent surtout :
- au niveau des relations interpersonnelles :
La vie de groupe en Afrique du Nord était très dense, les relations sociales importantes et empreintes de spontanéité et de chaleur.
- au niveau des relations professionnelles :
Dans une économie plus artisanale qu'industrielle, les rapports dans le travail faisaient plus de place à l'estime et « l'esprit d'équipe » s'en trouvait accru.
- au niveau des règles morales :
L'établissement de certains principes moraux semble avoir tenu à la taille restreinte du groupe social, à l'opposition au groupe autochtone et beaucoup aussi à l'influence du groupe espagnol.
Le tout conduisait à :
-- une éducation plus stricte des enfants (surtout des filles) ;
-- un statut et un rôle de la femme plus réservé ;
-- un sens de l'honneur et de la famille plus développé.
b\) Les problèmes généraux de l'intégration
La question que nous abordons maintenant est délicate, car on ne peut s'appuyer ici sur des données, précises. Ce qui ressort du domaine de la psychologie et des sentiments se traduit difficilement en chiffres et en croquis. Nous nous baserons cependant sur quelques résultats obtenus lors de notre enquête et sur des contacts personnels que nous avons pu avoir.
78:164
*Les rapatriés sont-ils intégrés ?*
Après avoir surmonté les épreuves de l'installation et du reclassement, le problème actuel des rapatriés reste celui de leur intégration au sein de la communauté métropolitaine. Si le reclassement a dû se faire nécessairement avec rapidité, l'intégration psychologique et sociale est une opération de longue haleine et il semble qu'il soit encore trop tôt pour qu'elle puisse s'être vraiment réalisée.
Les résultats suivants confirment cette hypothèse. A la question : « Vous sentez-vous intégrés ? », sur 254 personnes interrogées :
-- 31 % seulement ont dit oui
-- 60 % non
-- 9 % hésitent et répondent par : *à peu près,* ou *pas trop, un peu, presque, à moitié, entre les deux, pas bien, par force, oui et non, ma foi !*
Cette imprécision résume bien, en fait, la complexité des problèmes soulevés par l'intégration.
- *Quels facteurs vont à l'encontre de celle-ci ?*
La différence de mentalité et de genre de vie entre « Métropolitains » et « Pieds-Noirs » suffirait déjà à former un obstacle à l'intégration de ces derniers. Elle est de plus aggravée par toutes les conséquences morales et matérielles dues à la transplantation.
Le rapatrié, quel qu'il soit, a en général une psychologie marquée par quelques dominantes sombres. Celles-ci sont particulièrement développées chez le rapatrié d'Afrique du Nord, étant donné les conditions douloureuses de leur exode sans espoir de retour. Leur psychologie se caractérise par :
- *Un sentiment de dépaysement :*
Souvent le « Pied-Noir » ne connaissait de la Métropole que ce que les livres de géographie, de brefs séjours de vacances, ou une mobilisation pendant la dernière guerre lui avait appris. 52 % des personnes interrogées ont répondu n'être jamais venues en France avant leur rapatriement.
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En arrivant le « Pied-Noir » a eu les réactions normales d'un habitant d'une contrée neuve, habitué à un paysage plus vaste et moins élaboré. La Métropole lui est apparue comme un pays d'aspect vieux et d'échelle réduite. De plus, ce sentiment de dépaysement a été accentué par la disparition de tout un environnement social et humain.
Avec le recul du temps, ce sentiment s'est transformé en une nostalgie du pays, d'une terre un peu rude et d'un climat exceptionnel qui conditionnait totalement le mode de vie. Alors qu'il se sentait profondément Européen et Français, lorsqu'il vivait dans le Maghreb, le « Pied-Noir » réalise à présent, l'ampleur de ses attaches africaines. D'où une sensation de ne pas être vraiment « chez soi ». Cette expression « chez nous » se retrouve d'ailleurs souvent dans le vocabulaire des rapatriés, surtout des plus âgés.
- *Un certain ressentiment en liaison avec les conséquences matérielles de la* *transplantation :*
D'une part la perte des biens est perçue comme une mutilation profonde, d'autre part, le déclassement, même s'il n'a été que bref et provisoire après le rapatriement, a entraîné une baisse inévitable de prestige. Le rapatrié a retrouvé une place dans la vie sociale, mais il n'a pas l'impression d'avoir vraiment repris sa place.
- *De l'amertume :*
Après le drame qu'il venait de vivre, le rapatrié aurait apprécié un accueil chaleureux et une meilleure compréhension de ses difficultés de la part de la population métropolitaine. Il en garde l'impression d'être, et pour longtemps, un « incompris » et un « mal-aimé ».
- *De la déception, vis à vis de l'idée que le Pied-Noir se faisait de la France et des* *Français.*
Le Français d'Afrique du Nord avait en effet une notion très vive et très sentimentale de la patrie. Le rapatrié, qui devait son aventure malheureuse à l'amour qu'il portait à la patrie, a été très déçu de voir qu'en Métropole, celle-ci ne faisait pas l'objet du même culte.
- *Enfin un sentiment d'isolement.*
D'abord parce que s'étant senti, pendant de nombreuses années, solidaire de tout un groupe dans une lutte commune, le rapatrié s'est trouvé brutalement plongé dans un monde où règne l'individualisme. Ensuite, et surtout, parce que l'exode a entraîné l'éclatement de la société et des familles.
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Toutes ses réactions affectives peuvent se résumer en fait en une seule sensation globale qui est celle du « déracinement ».
- Quels peuvent être les facteurs d'intégration ?
*-- la jeunesse :*
Son rôle s'avère primordial. Nous avons vu précédemment que chez les vieillards, l'intégration est pratiquement impossible. Chez les personnes qui avaient plus de 45 à 50 ans, lors du rapatriement, elle est très difficile, car c'est un moment de l'existence où l'on vit sur un acquis et où il n'est, guère aisé de se reconstruire un cercle d'amis. Pour le reste de la population rapatriée on peut dire que le degré d'intégration est inversement proportionnel à l'âge des intéressés. Il semble en gros que l'intégration n'ait posé aucun problème et soit vraiment effective uniquement pour ceux qui avaient moins de 15 ans à leur arrivée en France.
Les réponses à l'enquête vont dans ce sens. En effet, les personnes qui se disent intégrées, ont, à une dizaine d'exceptions près, moins de 45 ans. Chez les enfants la réponse est positive dans 81 % des cas. Les très jeunes ont, en effet, plus de facilités à s'insérer dans un milieu nouveau. Il ne semble pas pour autant qu'ils soient eux-mêmes un facteur d'intégration pour leurs aînés. Le cas est fréquent d'enfants intégrés alors que leurs parents ne le sont pas. Par contre, parmi les gens qui ont répondu négativement, la marge varie de 20 à 75 ans, avec bien entendu une prépondérance pour les personnes avancées en âge. La jeunesse est donc une condition pratiquement nécessaire à l'intégration, cependant les résultats ci-dessus montrent qu'elle n'est pas toujours une condition suffisante.
*-- La réussite professionnelle :*
Dans la mesure où elle influe sur le bien-être matériel et sur les réactions affectives mais le cas n'est pas toujours vérifié.
*-- L'élargissement des relations sociales avec la communauté métropolitaine :*
Il peut être facilité, par exemple, par l'intermédiaire de mariages mixtes, ou par l'intermédiaire d'activités de groupe ou professionnelles.
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D'après plusieurs résultats de notre enquête, nous pouvons penser que, dans l'ensemble, les hommes par le biais de leur emploi sont plus intégrés que les femmes. De même, les femmes qui travaillent sont plus intégrés que celles qui déclarent n'avoir aucune profession.
L'importance du rôle des relations sociales dans l'intégration est donc évident.
-- *L'amélioration des conditions matérielles :*
Qui ne peut trouver véritablement d'issue, maintenant, que dans le rétablissement du patrimoine abandonné.
*-- Enfin le facteur* « *temps *»* :*
Il permettra aux rapatriés de se recréer des attaches, voire des racines. La blessure a été trop profonde pour pouvoir se refermer en quelques années.
D'ailleurs chez les rapatriés du Maroc ou de Tunisie, rentrés en France depuis près de 15 ans, les problèmes d'intégration se posent toujours.
L'intégration est donc un problème complexe qui dépend des individus eux-mêmes et de beaucoup de facteurs : Entre autres l'implantation géographique qui a certainement eu une influence prépondérante sur la réadaptation du rapatrié. En dehors des régions méridionales de la France où les pieds-noirs ont retrouvé un mode de vie proche du leur, les rapatriés se sont souvent heurtés à des populations à la mentalité très typée, et en de nombreux points opposée à la leur.
Du point de vue métropolitain, l'arrivée en masse des Français d'Afrique du Nord a soulevé craintes et réticences, et les « pieds-noirs » ont d'abord été perçus comme des « envahisseurs » venant prendre logements et travail. L'optique a maintenant évolué, il n'en reste pas moins vrai que si le rapatrié est accepté, il est encore regardé comme un élément original dont on soupçonne peut-être les problèmes psychologiques, mais dont on ignore souvent les ennuis matériels.
Après dix ans, l'intégration semble encore superficielle et le malaise demeure au sein de la communauté rapatriée.
L'immigrant, quel qu'il soit, n'a jamais un sort enviable. Celui des rapatriés d'Afrique du Nord est particulièrement pénible puisque le dépaysement s'accompagne ici d'une impossibilité de retour, d'un déchirement dont seules les victimes peuvent mesurer la profondeur et la portée. Oublier qu'ils ont laissé leurs biens, leurs morts, leurs racines de l'autre côté de la mer leur sera très difficile.
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Ce n'est fort heureusement qu'une question de génération. Cependant cette idée même est une cause d'affliction pour les Pieds-Noirs qui craignent de ne plus se reconnaître dans leurs enfants et sentent confusément leur race s'éteindre au moment où elle commençait à s'épanouir.
Armelle Falen.
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### Les pieds-noirs en Corse
par Jean Bisgambiglia
Jean BISGAMBIGLIA est le petit-fils d'un instituteur corse qui enseignait dans une école du bled. Il est né à Orléansville (Chéliff) en 1933. Journaliste, il a débuté à la *Dépêche quotidienne* à Alger. Il est bien dommage qu'il n'ait pas encore réuni sa série d'articles sur « les vieilles familles algériennes » où revit toute l'épopée des pionniers d'Afrique. Il dirige actuellement l'agence de *Nice-Matin* à Ajaccio.
IL POUVAIT ÊTRE CONSIDÉRÉ comme un grand précurseur, ce Thomas Lenci, négociant corse de Marseille qui, dès le XVII^e^ siècle dirigea le monopole de la pêche au corail entre le Cap Roux et Bougie sur la côte ce qui était encore la Berbérie.
Ce Corse qui, avec la bénédiction du Roi Henri II et celle de la Sublime Porte, faisait flotter le drapeau fleurdelisé sur un coin de la future Algérie, pouvait être considéré comme un ancêtre des grands barons de la présence française en Afrique du Nord tels les Max de Tonnac et Alfred de Vialar.
Depuis lors, les Corses n'ont jamais cessé de tendre entre le Maghreb et l'Ile de Beauté, une passerelle que seule l'indépendance de la Tunisie, du Maroc et de l'Algérie a définitivement rompue.
De cette présence outre-Méditerranée, de ces échanges humains établis au fil des siècles depuis la première épopée de Thomas Lenci le Cap Corsin, devait tout naturellement naître et se conforter une compréhension de la situation « coloniale » française moins évidente ailleurs en France. La Corse, en 1962, ne pouvait qu'être terre d'accueil fraternel.
On estime aujourd'hui à 15 ou 17.000 les rapatriés d'Afrique du Nord établis dans l'Île de Beauté, étant entendu que parmi les repliés figurent en grand nombre, voire en majorité des Corses contraints de revenir au pays ou des descendants de Corses partis un jour au sud de la Méditerranée pour y vivre et y ayant fait souche. Ainsi, et plus particulièrement depuis l'indépendance de l'Algérie, les « pieds-noirs » bon teint ont-ils retrouvé des « pays » qui eux, pourtant, avaient de la famille dans l'île et donc des accointances susceptibles de faciliter l'intégration, le « recyclage ».
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Psychologiquement, les plus « étrangers », les moins aptes à s'accommoder des particularismes insulaires n'ont pas été essentiellement les rapatriés qui n'avaient jamais mis le pied en Corse et descendaient des petites gens qui proliféraient en Algérie et dont les ancêtres venaient de Malte, des Baléares, du continent espagnol, d'Italie ou de France continentale. Ceux-là ont tout fait pour se fondre dans la mer des habitudes, des traditions, pour passer inaperçus. Par contre, les descendants de Corses jadis partis de l'autre côté de l'eau, ceux-là ont été les plus choqués par de légendaires anomalies nées du fait insulaire et ont tout fait pour, chacun dans la limite de ses moyens et dans son domaine, donner des coups de barre destinés à redresser des situations compromises par l'incompréhension des « français » (en Corse le mot « pinzutti » est aussi péjoratif et injurieux que le mémorable « patos ») et par la persistance, aujourd'hui en voie de disparition, d'un certain fatalisme local. Ceux-là font la liaison entre les rapatriés qui n'avaient aucune attache dans l'île et les Corses qui revenaient y retrouver leurs parents, leurs amis et leurs habitudes. Ces Corses « bâtards » (la plupart ont appris le dialecte depuis leur exil), intégrés souvent malgré eux (être doté d'un nom patronymique à consonance corse c'est déjà se découvrir des cousins ici ou là et être « annexé » qu'on le veuille ou non) ont trouvé sur place, tout naturellement, l'aide des éléments les plus dynamiques, les plus jeunes, soucieux de respecter le passé du pays mais peu enclins à laisser se commettre en son nom les traditionnels phénomènes paralysants (politique à la petite semaine, esprit de clan, embrouillamini des intrigues administratives et des interventions intéressées qui par le moyen de petits services, lie et surtout, asphyxie en empêchant l'initiative).
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Simultanément, allait se manifester mais jamais aussi sottement que les envoyés spéciaux parisiens allaient le prétendre dans chaque reportage consacré aux rapatriés de Corse, le réflexe « isolationniste » qui ne pouvait pas ne pas exister sur une terre bousculée au fil des siècles par des étrangers qui ne s'imposèrent pas tous mais laissèrent tous quelque chose sur place lorsqu'ils n'étaient pas eux-mêmes intégrés. Comme la plupart des pays éternellement violés par l'invasion, l'île de Corse, maintes fois envahie, écrasée, colonisée ou régentée, tirait de l'amalgame extraordinaire des races qui s'y mélangeaient après s'y être mesurées, l'essentiel d'une méfiance atavique. Il en reste encore aujourd'hui, un sens de l'hospitalité légendaire mêlé à un chauvinisme qu'accroît et légitime l'isolement géographique et, toujours, l'ironie tenace des fonctionnaires continentaux. La France, dans son incommensurable étroitesse d'esprit a, sans le vouloir, rapproché pieds-noirs d'origine espagnole ou italienne ou maltaise des Corses de vieille souche, les uns et les autres retrouvant en face d'eux une attitude crispante qui a l'air de procéder directement d'un éternel recommencement.
On se rend compte qu'en Corse, l'accueil des rapatriés n'a pas pu être égalé ailleurs en France, lorsqu'on lit dans une revue insulaire, « Actualité-Corse », toujours prête à pourfendre qui s'attaque à l'île aimée, ces lignes éloquentes :
« Il reste que Paris -- c'est-à-dire la France -- voit dans tout Corse, un mexicain astucieux et combinard mais quelque peu « va-nu-pieds » alors qu'il voyait dans tout pied-noir un mexicain braillard et grossier mais toujours « plein aux as... ». »
Et ceci encore :
« Car, par un inévitable retour des choses, les pieds-noirs et les enfants du pays, grâce à ce bras de mer qui les sépare de l'incompréhension nationale et surtout de l'indifférence générale, ont en commun l'incommensurable mépris des gens « affranchis » envers les « nordistes », les attardés... »
Dans le relations de tous les jours, la double origine ibère et ligure du Corse a, tout naturellement favorise l'échange avec le « pied-noir ». Analogie de certains vocables : le bon à rien, le fruit sec, « est pour le Corse comme pour le pied-noir, une « gamate » ou encore, l'attardé, le demeuré c'est pour l'Algérois, le « chocho » et pour l'insulaire, le « cioccu » qui se prononce de la même manière.
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Analogie de certaines traditions : le rite sacro-saint du casse-croûte dans un cadre approprié et entre amis rigolards et bâfreurs, c'est la « cassuella » des pieds-noirs qui est, en Corse, le « spuntinu ». Les pieds-noirs ont retrouvé jusque dans le vin de l'île ce fruité et ce degré qui font considérer les crus continentaux de tous les jours comme de la « piquette », puisque le vin de table insulaire comme celui qui fut jadis obtenu en Algérie, « fait » le plus normalement du monde, ses onze ou douze degrés. Analogie encore : l'hostilité mercantile des viticulteurs du midi qui voient dans le vin corse l'héritier menaçant du vin d'Algérie.
On en arrive tout naturellement à évoquer la légende du pied-noir agriculteur c'est-à-dire le mythe qui tend à faire croire à l'opinion qu'un rapatrié ne peut être autre chose qu'un « colon » expansionniste et finalement, milliardaire.
En Corse, où la petite agriculture traditionnelle a dû finalement disparaître entre les deux guerres (sur les 40.000 Corses qui sont restés ensevelis dans la boue des tranchées ou les forêts de l'Argonne, la plupart étaient des petits paysans et des hommes dans la force de l'âge), le lopin de terre a été envahi par le maquis puis dévasté par l'incendie dû parfois aux bergers toujours à la recherche de maigres pâturages.
En 1957, le gouvernement de la IV^e^ République qui n'avait plus qu'un an à vivre, accouchait d'une montagne dont le régime suivant fit immédiatement une souris : le Plan d'Action Régional. Dans le cadre de cette relance de l'économie insulaire, l'agriculture corse devait bénéficier des conseils et de l'aide financière de la SOMIVAC ou « Société de Mise en Valeur de la Corse ». Las ! Les « sauveurs », le temps de la mise en place, disposèrent de si peu de crédits qu'une évidence s'imposa assez vite : le gouvernement en place n'avait pas l'intention de nourrir un enfant qui n'était pas de lui. La SOMIVAC n'eut rien, ou si peu, que cette absence de crédits jointe aux erreurs des technocrates surtout préoccupés de considérations politiques, l'agriculture corse stagna... Jusqu'en 1962, époque des premières arrivées massives de rapatriés.
La SOMIVAC reçut ses premiers subsides importants, mais au titre du Ministère des Rapatriés. Des agriculteurs pieds-noirs avaient acheté des terres ici et là mais surtout dans la plaine orientale, le long de la Mer Tyrrhénienne, une véritable Mitidja mais une Mitidja du temps des Hadjoutes, marais et maquis envahissant à l'appui. Une Mitidja que les différents gouvernements français n'avaient pas su deviner et d'où seuls les Américains, entre 1943 et 1945, avaient su écarter le fléau paludique avec des moyens qui dépassaient l'entendement français.
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Bref, la SOMIVAC recevant de Paris des crédits destinés en priorité aux rapatriés agriculteurs, les distribua à qui de droit. Or, depuis 1957, la SOMIVAC n'avait rien fait de semblable pour les agriculteurs natifs de l'île. Et pour cause : Paris n'avait rien donné. Mais comment le faire admettre à ceux des Corses qui avaient tant espéré et qui fulminaient à présent, leur fureur étant à la mesure de leur déception ?
De là vint le conflit -- heureusement circonscrit au domaine agricole -- qui naquit entre certains Corses et certains rapatriés. Pourtant, jamais au grand jamais, l'administration de tutelle, ne tenta d'exposer le problème, d'en fournir les données et les explications. Il eut fallu aussi reconnaître que la V^e^ République, après avoir dédaigné le Plan d'action régional de 1957, tentait de se donner bonne conscience en allouant à la SOMIVAC, mais pour un dixième de ce qu'elle aurait pu attendre, des crédits espérés par les Corses et justement acquis par les pieds-noirs comme maigre paiement des liquidations tolérées et sanctionnées par le peuple français.
L'abcès n'a jamais été vidé. Dans la plaine orientale, la Mitidja inculte d'avant la Conquête est devenue la Mitidja que nous avons laissée là-bas. Agriculteurs Corses et pieds-noirs -- les plus modestes n'épousant pas les querelles des plus importants -- ont fait de l'agrume cultivé dans l'île de Beauté un produit que l'on vend jusque sur les marchés de Dunkerque et du vin corse un produit de qualité que les viticulteurs du midi regardent d'un mauvais œil et tentent, par tous les moyens, ce discréditer.
Quant à la vocation agricole de la majorité des rapatriés, l'IDERIC (Institut d'Études et de Recherches Interethniques et Interculturelles) de Nice nous fixe en quelques chiffres dans le tome I des publications qu'il a consacré à l' « Implantation en Corse des Français d'Afrique du Nord ».
La répartition des structures professionnelles des rapatriés à Ajaccio et à Bastia démontre que si les agriculteurs représentent 57 pour cent de la population exilée dans la région bastiaise (y compris donc la Plaine Orientale où existent la plupart des exploitations agricoles de Corse), ils ne sont que 20,8 pour cent du côté d'Ajaccio où le commerçant rapatrié prédomine avec 43,8 pour cent de la colonie pied-noir (21,5 pour cent dans la région de Bastia) puis les artisans et cadres techniques avec 19 pour cent à Ajaccio et 15 pour cent à Bastia.
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Voyons un signe heureux dans le fait que l'Évêque de Corse, Mgr André Collini est un pied-noir de Tunisie et le témoignage d'une incontestable intégration dans celui que le président très actif et très écouté de la Fédération départementale des syndicats hôteliers est dans ce pays d'hôtellerie touristique, M. Henri Poinsignon, un rapatrié du Maroc, à la mère Corse mais à l'accent pied-noir inégalable.
Voyons aussi comme une manifestation de l'indéniable compréhension et de l'hospitalité corse, cet aveu de M. Jean Zuccarelli, le maire de Bastia :
« On me dit qu'il y aurait 10 à 12.000 rapatriés en Corse. C'est bien dommage. Il en aurait fallu dix fois plus. »
Et cette réflexion de M. François Musso, aujourd'hui secrétaire général de la F.D.S.E.A. (Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles) alors dirigeant du Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs :
« Pour moi le Corse c'est celui qui a choisi de rester ici, d'y vivre, d'y travailler et d'y être enterré. »
Il n'est peut-être pas inutile d'apprendre grâce aux statistiques de l'IDERIC que la majorité des rapatriés installés à Ajaccio et sa région est constituée d'Algérois (20,6 %), puis d'Oranais (10,6 %), de Constantinois, de Philippevillois, de Bônois, de Tunisiens, etc. Par contre les Oranais sont majoritaires (13,7 %) à Bastia et dans les environs tandis que les Algérois ne représentent que 10 pour cent de la colonie repliée. Pour qui connaît la situation on peut s'étonner en partie de ce choix. Les Oranais qui traditionnellement ont fait figure de noctambules prompts à extérioriser leurs sentiments ont pourtant choisi Bastia la laborieuse, l'altière, où les rues sont désertes passé huit heures du soir. Les Algérois eux ont cru retrouver la luminosité d'Alger la Blanche en Ajaccio où l'on sait aussi discuter interminablement devant le comptoir, « faire » la rue Michelet en « faisant » le cours Napoléon. Là aussi la ville s'étire entre les collines et la mer avec un décor que l'on croit déjà connaître : au sud du golfe, la presqu'île de l'Isolella, c'est Sidi-Ferruch et le petit hameau côtier de Porticcio, la Madrague de jadis. La longue faille escarpée de Saint-Antoine dans les faubourgs nord c'est le Ravin de la Femme Sauvage et Hydra, avec ses villas coquettes et silencieuses c'est sur la colline boisée du Salario qu'on le déniche...
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« Jusqu'à la statue équestre de Napoléon sur la place du Diamant, avouent les rapatriés d'Alger devenus ajacciens, qui peut nous suggérer la fameuse place d'El Haoud d'antan et la non moins célèbre statue du Duc d'Orléans. »
La boucle est bouclée. C'est l'Ajaccien Napoléon qui avait ordonné au capitaine du Génie Boutin d'aller relever le tracé des côtes d'Algérie pour une expédition éventuelle.
Jean Bisgambiglia.
Face au folklore.
Corses et pieds-noirs constatent, non sans amertume et aussi un certain désespoir, que le « continental » passant la mer arrive en Corse avec les mêmes dispositions d'esprit que jadis lorsqu'il posait le pied sur la terre d'Algérie. La quête du « folklore » est la seule démarche conçue et entreprise par la majorité des continentaux pour qui le natif sera jugé et compris (c'est-à-dire mal compris) en fonction de cette disposition. Tout sera « folklorique » : la façon de s'exprimer, de se comporter même, la façon de vivre ou de tuer le temps.
C'est peut-être là, pour l'auteur de cet article consacré aux rapatriés en Corse, l'occasion de citer le passage d'une lettre à lui écrite en 1965 par Edmond Brua à propos du folklore justement, mais du folklore « pied-noir » :
« Une génération ou deux, c'est la durée que l'on peut assigner à la survivance de cet esprit particulier et de ce « folklore ». Ils n'existaient qu'en fonction d'un foyer qui était l'Algérie Française, « prolongement de la France », mais aussi « pays neuf », « creuset de races », etc. et qui, en tant que tel, a été impitoyablement détruit. Si les folklores corse, provençal, basque, alsacien, breton, etc. peuvent subsister, c'est parce qu'ils conservent leurs foyers, entretenus avec plus ou moins de zèle. C'est aussi parce qu'ils sont plus authentiques et plus riches. Notre « folklore pied-noir », il faut l'avouer, avait à la fois les défauts et les qualités d'une improvisation, d'une création hybride aux racines embrouillées. Mais il faudrait s'entendre sur le sens du mot « folklore ». Il est beaucoup plus vaste que celui que nous lui donnons. C'est la « science du peuple » et nous n'étions pas un peuple, nous étions, nous voulions être une province française.
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Pour être un peuple, il nous eût fallu absorber le « folklore » de dix millions d'autochtones, c'est-à-dire plusieurs folklores qui, pour ma part, me sont toujours restés étrangement... étrangers ; bien que je fusse « pied-noir » à la troisième génération. Il eût fallu apprendre l'arabe et le kabyle, je leur ai préféré l'allemand, l'anglais et l'italien, le latin aussi, enfin les langues où je pouvais retrouver des racines de la mienne (le mot folklore lui-même est d'origine germanique)... »
J. B.
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### Les Harkis encore assassinés
par le Père Maurice Avril
L'œuvre du Père Maurice AVRIL est l' « Œuvre Notre-Dame de Salérans »*,* adresse : à Salérans (Hautes-Alpes) ; téléphone : le numéro 9 à Salérans. L'Œuvre est décrite dans ITINÉRAIRES, numéro 159 de janvier 1972, pages 162 et suivantes.
Voir aussi l'article du P. Maurice Avril : *Le salut des Harkis*, dans ITINÉRAIRES, numéro 145 de juillet-août 1970.
JE NE SUIS PAS PRÈS de l'oublier. C'était en novembre dernier, au Mesnil-Saint-Loup, chez Henri Charlier. Nous parlions du problème des Harkis, Jean Madiran m'interrompt soudain : « Votre Œuvre restera devant l'Histoire comme un témoignage ». Interloqué, abasourdi, je finis par m'ébrouer, mes yeux se dessillent et fixent hagards mes illusions pantelantes, bousculées à mes pieds.
Maintes fois depuis, mais en vain, j'ai sollicité cette phrase pour en extraire une exégèse qui ne sente point son permis d'inhumer. N'est-ce pas révoltant, injuste : l'Œuvre Notre-Dame vit, se fortifie, s'étend, et malgré ce, de diagnostiquer qu'elle « restera », futur d'alchimie qui dissout le présent. « devant l'Histoire », ce qui baisse brutalement le rideau, « comme un témoignage », et non plus une action, un combat, notre combat au profit d'une cause que je ne cesse de proclamer urgente et prioritaire !
Je parais placer hors rang l'Œuvre de Salérans et m'en excuse, c'est pour mieux situer le problème. Cela ne fait d'ailleurs qu'ajouter, d'une part à notre action de grâces envers Notre-Dame qui l'a suscitée, d'autre part à notre confusion et douleur de n'avoir été que stériles. Convenons quand même qu'une part de cette stérilité est imputable à l'objet même de sa mission : elle visait à l'essentiel. En cela peut-être elle restera comme un témoignage, l'humble témoignage d'une lucidité départie par la grâce, et si mal utilisée, je le répète, et l'appel conséquent au verdict de l'Histoire.
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C'est alors vite dit : dix ans après, il n'y a plus de problème, et pourtant le problème n'a jamais été résolu ! Autrement dit, faute d'une solution par l'essentiel, le problème a été résolu, la preuve en est, par l'absurde. Ou encore, dix ans après, il n'y a pas de nouveaux Français, il n'y a plus d'anciens Harkis, qui donc les a encore assassinés ?
La présente communication, non exhaustive, adopte les limites de son orientation. Elle se garde de sacrifier au culte des bilans, au mirage des statistiques. Ce n'est pas une croisière mondaine, qui permette de se laisser bercer à bâbord par l'autosatisfaction, sans refuser de humer à tribord les aluns malsains des regrets stériles. Ce n'est pas non plus un mémorial, enseveli sous les chrysanthèmes par des mains assurées, mais gantées de lâchetés et d'oublis. Enfin, ce n'est pas pour amener les fables à la mode, puériles autant que navrantes, du gentil famélique exploité qui accuse le vilain riche apoplectique et hilare, ni pour ameuter les mondes dits tiers, quart ou sixte contre le monde immonde des fortunes rondes.
J'écris et je crie, une fois de plus, non seulement pour démontrer qu'on n'a rien fait ou qu'on a mal fait, ou qu'on n'a pas fait ce qui devait être fait, non seulement pour quêter quelques furtives larmes sur des tombes deux fois remplies, mais surtout pour emboucher une ultime trompette qui dépasse les sonneries aux morts pour une robuste résurrection. Je voulais relever le défi et remercie Jean Madiran de m'en donner l'occasion : je refuse de n'être qu'un témoignage devant l'Histoire, je lance à la ronde des invitations incandescentes à changer plutôt le cours de l'Histoire en question, par une offensive de dernière heure, irrésistible et victorieuse. N'ai-je pas répété déjà plus de mille fois ma déclaration de 1965 : « ...il s'agit de sensibiliser la conscience chrétienne, de réveiller sa torpeur, de provoquer en France un vaste courant d'opinion, lucide et salutaire ! »
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Paradoxalement, ou méthodologiquement, supposons le problème non résolu : dix ans après, que sont donc devenus nos Harkis ? Cette question en appelle d'autres : qu'étaient les Harkis avant leur arrivée en France, à leur arrivée, et maintenant ? Pourquoi sont-ils devenus ce qu'ils sont ? Pouvaient-ils et devaient-ils devenir autre chose ? Qu'eût-il fallu ? Il saute à l'esprit que d'autres questions manquent encore : qui donc est responsable de ce qu'ils sont devenus, et de ce qu'ils ne sont pas devenus ? Ou bien, comment les a-t-on encore assassinés ?
Avant leur arrivée en France et le drame qui l'a provoquée, on les appelait « les Algériens », parce qu'ils étaient d'Algérie. Simplisme trompeur.
La France en fait des Français tout en les vendant à l' « Oumma », communauté islamique universelle, dont les liens sont essentiellement et indissolublement religieux et politiques. Simplification erronée. Car, d'une part, ils n'étaient pas vraiment Français si on tronquait ce programme en octroyant la seule nationalité, sans en insuffler les valeurs essentielles de civilisation et sans enraciner, sans soutenir ces dites valeurs par la religion chrétienne. D'autre part, ils n'étaient pas vraiment musulmans, ils ne l'avaient jamais été profondément, si ce n'est à leur manière, dont la dose prédominait largement.
Simplicité historique : ils étaient écartelés, cadenassés dans les us et coutumes de l'Islam sans avoir la possibilité concrète, bien que légale, d'assumer les valeurs de la civilisation chrétienne.
Simplement, il fallait les replacer dans leur orbite d'origine, latine et chrétienne, eux, les Berbères, ethnologiquement et sociologiquement de race méditerranéenne, et de culture et de religion méditerranéenne, donc latine et chrétienne, de par le choix même du Messie, le Christ-Dieu. Alors seulement ils eussent été vraiment Français, et Berbères, et chrétiens.
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Cependant, ils avaient fini par s'installer dans cette position contre nature et contre histoire, et avaient trouvé un équilibre de fait. Enracinés, entourés de leurs cimetières, de leurs arpents de terre ancestrale, de leur famille, de leur bétail et de leur soleil, ils avaient un sol natal, aux dimensions duquel ils réduisaient la patrie. Ouvrir les yeux suffisait d'ailleurs pour comprendre l'importance de ce sol dont la France composait un admirable verger. Mais petit à petit, ces yeux s'ouvraient aussi pour comprendre qu'eux-mêmes n'étaient guère qu'une couverture pour des intérêts économiques. Ne cherchons pas ailleurs les éléments du drame.
Ce drame, je ne fais de même que le survoler. La France avait semé presque dès le début les idées de 1789, elle ne pouvait qu'en recueillir les fruits et conserver son cynisme pendant la cueillette. Il s'est trouvé fort opportunément un homme qui a génialement résumé, dans sa personne, et ces idées et leurs fruits et leur récolte. De ce cloaque, du bout des doigts, j'extirpe trois immondices : égoïsme, trahison, déshonneur. L'égoïsme, « l'Algérie nous coûte trop cher... » La trahison : on déclare l'Algérie française à jamais, on lève à cet effet des commandos de supplétifs, des harkis, de la racine haraqua, moteur, ceux qui sont devant pour entraîner (dans l'honneur, c'est certain), et donc en première ligne, et qui fonceront tête baissée, confiants, innocents, et vendus, à la pièce, au détail !... Le déshonneur : qui peut savoir exactement si le nombre des victimes, dans la période qui précède et suit l'indépendance, plafonne vraiment à 150 000 ou atteint 300 000...
Qui prétendrait ignorer tant le raffinement de cruauté de ces massacres, que l'ignominie de tous ceux qui, impassibles et complices, les ont laissé se perpétrer : ces fleuves de sang qui grondent toujours lancinants jusqu'en nos tempes, ces cris atroces de douleurs débordant jusqu'à nos tympans hermétiques, ces yeux innocents, dilatés pour un appel suprême, dont l'éclat de noblesse abaissait à jamais nos paupières veules sous un front que la honte dévorera sans fin ! Quel amas chaotique de cadavres et de sauvageries, de souffrances et de ruines, de familles déchiquetées et des conséquences sans limites... Gloire à ces héros, nos Maîtres et Pères de la Patrie !
Pour les survivants, c'est la fuite, désordonnée, ardue, parfois manquée parce qu'interdite, mais conduite avec obstination par ces autres héros que furent tant d'officiers.
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Mais forcément, rien n'était prévu pour les accueillir dans la Métropole : on aménage d'urgence quelques camps d'hébergement. Entre autres, Rivesaltes, jusqu'à 20 000 harkis, et, sous les tentes, en ce terrible hiver 1962, jusqu'à soixante accouchements par jour. Saint-Maurice-l'Ardoise, où subsistent encore quelques prisonniers FLN, mais, eux, dans les bâtiments en dur... Pour ma part, je supplie plusieurs Congrégations d'affecter tous leurs locaux disponibles à l'hébergement de ces malheureux. Chaque bonne sœur aurait eu son social et son humain à gogo, mais du vrai ; leurs maisons et leurs noviciats n'eussent peut-être pas été désertés, ni perdue leur substance religieuse.
S'organisent enfin les chantiers de forestage en milieu rural et les ensembles immobiliers en zones urbaines. Et après le reclassement économique se pose le problème du reclassement social et psychologique, en d'autres termes, le problème de l'intégration. Les mesures, tard venues mais bien venues, de l'Administration, ne sont qu'administratives. Elles manquent de doctrine, de principes directeurs et donc de précision dans l'orientation. Quant aux initiatives privées, elles remuent bien des choses, des périodes littéraires, des harmoniques cocardières, des brochettes et des confettis, du cœur et même beaucoup de cœur, et non moins de promesses, mais sans colonne vertébrale ni lendemains.
Ce qui a manqué, c'est l'essentiel, une charte de l'intégration, authentique, adéquate, libérée des contre-vérités séculaires, incontestable devant l'Histoire, irréfutable dans ses principes comme dans ses conclusions.
Intégrer, c'est faire entrer dans un ensemble. Quel ensemble ? La civilisation chrétienne qui est la civilisation tout court, soutenue et garantie par la religion chrétienne.
Intégrer qui donc ? des déracinés rapatriés : des déracinés, amputés de leur sol natal, embarrassés de leurs coutumes ancestrales, et de ce fait embarrassants, sans référence à la Patrie dont on ne leur avait donné que la citoyenneté. Rapatriés : allions-nous leur cacher la trame de notre civilisation, la leur d'origine, c'est-à-dire cet ensemble d'acquisitions séculaires que nos pères ont fait passer, au moyen d'une métaphysique qui nous est doublement naturelle, entre le fil formant la chaîne de leur foi robuste, pour en tisser une civilisation qui ne peut plus être que chrétienne ?
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Ce programme était réalisable, je l'affirme, je ne puis que l'affirmer. Nos Harkis étaient prêts à jouer le jeu, je l'ai vu, je n'ai fait que le voir. C'était l'occasion, pour tous, de sublimer leurs ardeurs guerrières, pour beaucoup de surmonter leur désespoir, et pour ces groupes dynamiques de jeunes, confiants, disponibles, que l'épreuve avait grandis, une exceptionnelle occasion de remettre en son rail leur histoire. Pour nous, j'ai honte de toujours me répéter, je radote, sera-ce toujours dans le désert, c'était l'occasion du salut, la grâce, l'ultime grâce peut-être, concédée par le Seigneur, qui déclenche notre redressement, nous permette d'assumer notre mission, de redevenir Français et chrétiens, et de nous racheter, en justice !
Le Gouvernement l'avait bien compris : ma première conférence publique, cause de tant d'ennuis, mais aussi de tant de merveilleux départs, fut donnée le 21 avril 1965 devant un auditoire composé d'anciens officiers des S.A.S., mais aussi des principales personnalités qui dirigeaient au ministère le Service des Harkis. Et pratiquement, mon action fut toujours acceptée, sinon facilitée.
De cette action, je suis obligé de faire mention, pour signaler qu'elle a été réelle, efficace et prometteuse, pour en arriver, après trois années de « difficultés », à être interdite sans appel.
\*\*\*
Pour la première fois, je vais lever un petit coin d'un grand voile. Accusation, même pas, mais « témoignage devant l'Histoire » que l'épiscopat était informé et a refusé ; et accès d'indicible douleur devant l'occasion manquée et ses incalculables conséquences par rapport à la reprise missionnaire de l'Occident chrétien et au salut de la civilisation chrétienne.
\*\*\*
Dès le début, je rencontre de l'opposition : le 13 mars 1964, je me vois signifier mon déplacement hors de France. D'autres significations suivront, enrayées chaque fois par la Providence.
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Le 1^er^ mai 1964, j'envoie un long Mémoire à Rome et à plusieurs évêques, qui me convoquent peu après. L'un d'eux, le 7 juillet, me résume ainsi les positions : « ...*car convertir un Harki serait vous rendre coupable de complicité de crime d'apostasie ! *»
Je défends la cause, et jusqu'à Rome, où, à la faveur du concile, je puis rendre visite à nombre d'évêques, du 23 au 28 septembre 1964. L'un d'eux me conseille : « ...*Il faut les aider à rester de bons musulmans, à pratiquer leurs fêtes !... *»
J'essaie d'arracher à l'épiscopat la reconnaissance du problème, et, pour moi, le titre d'aumônier des supplétifs chrétiens. Je rencontre à ce sujet le Secrétaire de l'épiscopat le 28 mai 1965.
Je rédige un long « Rapport à la Commission permanente de l'épiscopat », porté en mains propres au responsable le 29 juin 1965, par deux personnalités importantes, dont l'une, Kabyle chrétienne.
Une personnalité religieuse demande au même prélat, le 18 décembre 1965, d'homologuer mon action, qui n'a pas cessé, et de l'insérer dans une commission épiscopale.
Ces longues et pénibles tractations aboutiront, d'abord le 1^er^ mars 1966 : « ...*Vous n'avez aucun mandat, et l'on ne vous donne aucun mandat ! *» Ensuite le 18 mars, devant une commission officieuse. Là, effondré, après une matinée de discussions, je provoque la pitié d'un prélat qui concède : « *Malgré tout, vos Harkis, on pourra leur pardonner d'avoir trahi leur pays et égorgé leurs frères !... *»
*...* Ce petit coin d'un grand voile... « Alors, le voile du Temple se déchire en deux du haut en bas... Cet homme était vraiment le Fils de Dieu !... » « ...Malheur à moi si je n'évangélise pas !... » Qui donc les a encore assassinés !...
\*\*\*
Cependant, je n'étais pas seul, loin de là, ou plutôt, comme je me défends de paraître m'identifier à la cause, cette dernière comptait ses défenseurs. D'une belle gerbe d'encouragements, j'en cueille les deux principaux.
Le 29 avril 1965, Mgr Marcel Lefebvre me reçoit, me conseille, m'invite à poursuivre et me promet son aide.
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Le 7 juillet 1965, je reçois de lui une lettre dont je n'hésite pas à citer de larges extraits : « ...*Je lis avec une émotion profonde votre rapport... Voilà ce que les prêtres et missionnaires en pays d'Islam devraient mettre en pratique, avec prudence, mais avec force et persévérance... que de bien serait accompli... Hélas ! il faut le dire, un rapport de ce genre n'est pas du tout selon le goût de notre époque, qui veut la Liberté religieuse, qui, sous prétexte de* « *dignité humaine *», *ne veut plus ni prêcher, ni convertir, la foi s'évanouit... A nouveau, je prie de tout cœur pour que votre apostolat se réalise, et que vous prouviez par les faits que les musulmans sont eux aussi appelés à participer au Corps et au Sang de Notre-Seigneur... *»
Et le 12 juillet de la même année, c'est du cardinal Tisserant, spécialiste s'il en est en la matière, que je reçois la lettre dont voici les passages les plus importants : « ...*Vous avez raison : il faut convertir les Harkis au catholicisme et, avec eux, tous les musulmans, à qui Dieu donnera la foi. J'ai toujours soutenu que l'Église manquait à sa mission en abandonnant les musulmans à leur sort. Je sais quel mal font certaines idées répandues... Ayez bon courage et luttez de toutes vos forces contre ces idées insensées de ceux qui refusent de convertir... Je m'intéresserai volontiers à votre travail... *»
\*\*\*
Les arguments de l'épiscopat pour fonder son opposition étaient de trois ordres :
-- il a adopté l'option algérienne du Gouvernement, et, dès lors, tout ce qui est « harki » sent le « fascisme » et le « colonialisme » ;
-- il a adopté la théorie en cours sur les choses de l'Islam, tissée de contre-vérités historiques additionnées, tant de la peur des pays d'Islam et de leurs réactions hypothétiques, que de celle des Algériens en France, qui bénéficient d'ailleurs, eux, d'une « pastorale » dont il serait hors sujet de dire quoi que ce soit et surtout ce que j'en pense ;
-- il a adopté le libéralisme à la mode, mère de toutes les leucémies, de celle de l'intelligence à celle de la foi. En conséquence, il a refusé catégoriquement de reconnaître le fait original des Harkis, Français, et en France, et d'apporter à ce problème la solution originale qui s'imposait. Ne serait-ce pas un peu comme cela qu'on peut assassiner une deuxième fois !
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Je me dois, par contre, de ne pas toucher au voile qui préserve les Harkis chrétiens. Spa couleur liturgique est franchement le blanc, avec des franges d'or. Ô les fortes images de ces foules bariolées et parfumées, où les dragées se mêlaient aux méchouis, où les youyous alternaient avec le plain-chant, où l'allégresse était pure comme la foi était neuve. Nous avions atteint Chanaan, pourquoi la Mer Rouge, cette fois-là, n'a pas englouti les Philistins !
Alors, je relance mes impropères : vous n'avez pas voulu en faire des chrétiens, dix ans après il n'en reste rien, ils sont morts ; et si je poursuis avec vous la visite glacée et précipitée de cet ossuaire, c'est pour simple constat.
Mal informés, et coupables de l'être demeurés, vous ne pouviez que laisser échapper l'occasion, la grâce et l'appel l'occasion de résoudre avec efficacité, délicatesse et charité tous les problèmes concrets de première urgence ; la grâce de vous racheter, en prodiguant ce que vous aviez refusé pendant un siècle, l'ensemble civilisateur ; l'appel à la cause capitale, replacer cette population dans son orbite d'origine, latine et chrétienne et lui permettre d'assumer sa mission d'origine, civilisatrice et missionnaire.
Nos Harkis, mal accueillis dès le début, n'ont pas, depuis, été adoptés. Nous continuons à voir tous les jours d'innombrables et lamentables faits et mesures d'un ostracisme aberrant et révoltant, qu'il provienne d'une impréparation, d'une ignorance pratique, d'une démission collective ou d'un calcul froid. Et inévitablement l'aubaine est exploitée, prudemment au début, sans retenue désormais, par les habitués, syndicats et Partis révolutionnaires.
Mais surtout, dévergondés et goutteux dans votre matérialisme sceptique et cynique, vous avez présenté un Occident vidé de sa substance spirituelle et de sa lumière, et à une population que vous n'aviez pas armée et que vous ne pouviez armer du contrepoids de vos traditions. Vous les avez pétris pour les idéologies foncées.
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Et ils sont maintenant complètement atteints par votre matérialisme radio-actif : la seule promotion sociale qui, à leurs yeux, fait le Français, le symbole de cette promotion, le prestige qui en découle, c'est l'argent, toujours plus d'argent, qui permette tout : confort, congés, loisirs, alcool, et le triste reste...
Gravement atteints, parce que déracinés, mal reçus, incompris, non intégrés, si ce n'est pour cette course à l'argent, ils ne peuvent que présenter une profonde instabilité qui, sans constituer un monopole, n'en demeure pas moins tragique.
Si gravement atteints par notre matérialisme, notre athéisme et notre barbarie, qu'ils ont fini par devenir inéducables, incurables, irrécupérables. Nouveaux barbares, précipités dans cette barbarie foudroyante par notre barbarie lustrée, eux, victimes toujours nouvelles des mêmes bourreaux toujours nouveaux.
Le tableau est vite brossé, il se réduit à un simple schéma.
Pour les hommes, l'alphabétisation immédiate s'imposait : cela ne s'est pas fait, cela ne se fait toujours pas, ce qui dépasse l'entendement ; et leurs litanies de s'enrichir : mutilés, handicapés...
De même, on n'a toujours pas pourvu à leur formation professionnelle, ils sont restés de simples manœuvres, sacrifiés, parce qu'ils ne sont maintenant plus qualifiables âge, habitude, paresse, fatalisme, amertume. Ils voient les Algériens qualifiés, appréciés. Ils se sentent défavorisés, délaissés, abandonnés au dernier degré de l'échelle sociale, ils se replient sur eux-mêmes, finissent par se contenter d'être inscrits au chômage. Mis à part, relégués dans des hameaux éloignés et dans des traditions non moins éloignées, ils ne peuvent que continuer à s'éloigner, par le mépris qu'ils portent à ceux qui avaient mission de les intégrer, et par le truchement de ceux dont le travail consiste à secréter le mépris de notre civilisation.
Même problème pour les femmes : l'alphabétisation n'a pas été faite, qui les aurait extirpées de leur ghetto et ouvertes sur la société. Quant à l'enseignement ménager, l'Administration a mis en place un Service, qui a marché suivant la valeur du matériel humain utilisé. Hélas ! conscience et compétence ont été l'exception. C'est grand dommage, tout était à apprendre de la diététique à l'organisation des horaires, de la gestion du budget à la tenue de la maison, de l'éducation des enfants aux contacts avec leurs professeurs, etc.
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La seule réussite incontestée, ou le seul problème apparu intéressant, a été d'avoir enseigné l'utilisation de la pilule, délivrée comme un brevet de parfaite intégration et dans une ambiance de kermesse. Quelle honte, et quel crime !...
Il m'en coûte de parler des enfants, il me semble en avoir épuisé le sujet il y a plusieurs années ([^9]), et rien n'a changé depuis. Ce problème est clair : que peut-on attendre de l'école laïque, si ce n'est qu'elle enfante l'athéisme, le libéralisme, la révolution. Ce que j'ajouterais ne serait que broutille : les nombreux cas de ségrégation, l'aiguillage fatal pour eux vers les classes de transition, l'abandon de ces enfants qui, dépourvus du soutien naturel des familles, auraient besoin de sollicitude et d'aide efficace, tant dans le cours de leurs études que dans l'orientation de leur vie.
Je mentionne avec peine, pour mémoire, le cas de tant et tant de nos grandes filles, oisives et aigries, refermées sur elles-mêmes et sur le passé de leurs familles, parce que sans diplôme et donc sans situation.
Je mentionne encore, pour vos mémoires, les dégâts effrayants causés dans l'âme de ces enfants par le sectarisme de certains professeurs, leur anticléricalisme démodé et leurs attaques pernicieuses du Christianisme. « Malheur à ceux par qui le scandale arrive ! ... »
Et que dire quand le scandale vient de la part de prêtres. En mai 1971, près de Saint-Étienne, le Bachagha Boualam, cet homme d'honneur, ce seigneur, déclarait devant un groupe de notabilités : « *Le Père Avril est mon ami, j'ai conseillé à tous nos enfants de X... d'aller le voir lors de ses passages. Je dois révéler que je défends maintenant à ces mêmes enfants de fréquenter le clergé local... tous ces prêtres sont communistes... nous avons déjà assez subi de trahisons ! *»
*...* Ils ont subi... assez de trahisons !...
Aurons-nous compris maintenant, devant l'Histoire, l'étendue, le poids et le nombre de ces trahisons, et l'étendue, le poids de la faute et le nombre des coupables !
Dix ans après, la dernière confiance de nos Harkis s'en est allée, accompagnée de leurs dernières illusions : « *Nous avons déjà subi assez de trahisons ! *»
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Notre dernière illusion s'en est-elle allée : nous avons, quant à nous, commis déjà assez de trahisons !
Dix ans après, ils ne sont plus Harkis, ils ne sont plus l'honneur qu'ils représentent, mais de simples déchets, des sous-développés, des marginaux, des étrangers, esclaves à nouveau d'un certain Islam, et perdus. Dix ans après est achevé le gros œuvre du gigantesque mur de la honte et de l'oubli qui nous sépare à jamais !
Dix ans après, vous n'avez pas façonné des saint Augustin, des saint Cyprien, des saintes Perpétue et Félicité. Vous n'avez pas constitué une élite, formé des hommes, des valeurs, des chefs. Vous ne vous êtes pas régénérés en infusant un sang nouveau, en édifiant un christianisme tout neuf, en restaurant, en rénovant une civilisation intégralement chrétienne. Vous n'avez pas forgé vos défenseurs, ni assuré votre victoire, ni tissé votre récompense !
Dix ans après !... Alors le voile du Temple se déchire... et les ténèbres couvrirent la terre pendant trois heures... pendant son agonie... pendant toute l'agonie de tous ceux que nous avons deux fois crucifiés !
Père Maurice Avril.
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### Les disparus
par Hervé de Blignières
Le Colonel Hervé de BLIGNIÈRES est Président de l'*Association pour la Sauvegarde des Familles et Enfants de Disparus,* 12, rue de Siam, Paris-16^e^.
Cette Association s'efforce d'assurer depuis 1963 la protection légale des familles de disparus, enlevés, otages ou mis hors d'état de manifester leur volonté, se trouvant ou s'étant trouvés sur les territoires, autrefois soumis à l'autorité française (il s'agit surtout -- mais non exclusivement -- de l'Algérie) ; dans cette tâche difficile mais tellement nécessaire, *l'A.S.F.E.D.* a tout particulièrement en vue la sauvegarde des intérêts des enfants mineurs de disparus, ainsi que la surveillance des procédures d'absence auprès des tribunaux français ou étrangers.
DIX ANS APRÈS les accords d'Évian, y a-t-il encore des Français retenus contre leur volonté en Algérie ? Pour insolite qu'elle puisse paraître, la question mérite d'être posée.
Sans, doute les données du problème sont complexes, tant aujourd'hui il est difficile de les dégager de leur contexte politique et d'un certain climat passionnel. Mais le problème des disparus reste une plaie ouverte au secret du cœur de milliers de familles. Un silence de convention ne saurait avoir le pouvoir de la fermer.
Hors de tout esprit de réquisitoire, la Charité des chrétiens et la Justice des hommes se liguent pour que la Vérité soit dite. Et la Vérité n'a-t-elle pas pour vertu d'ouvrir les voies du possible ?
L'anesthésie collective en matière d'information présente le mortel danger de l'inaction. Le fait de se refuser à examiner le problème des disparus parce que politiquement cela ne serait point opportun, parce que humainement cela risquerait de raviver de douloureux souvenirs, porte en germe le risque de sacrifier de propos délibéré la seule chance de sauver des « enterrés vivants ».
Ne resterait-il qu'une poignée de disparus vivants en Algérie, tout doit être tenté pour les rendre à leurs foyers et à leur patrie. Cette dernière le leur doit. Leurs familles l'en implore.
\*\*\*
De novembre 1954 à septembre 1962, pendant les huit années de la guerre d'Algérie, de nombreuses disparitions d'Européens ont été constatées. Mais les disparitions, à caractère d'enlèvement, ont pris des proportions considérables dès le cessez-le-feu du 19 mars 1962. L'indépendance algérienne du 1^er^ juillet 1962 n'y a pas mis fin ; elles se sont prolongées jusqu'en septembre.
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Selon divers témoignages autorisés, provenant souvent d'étrangers ayant vécu cette époque en Algérie, le nombre des disparitions d'Européens après Évian se serait élevé à six mille personnes.
Qu'en est-il exactement ?
A cette même question posée par M. René Pleven, M. Jean de Broglie, Secrétaire d'État chargé des Affaires Algériennes, apportait les précisions suivantes lors des débats du 7 mai 1963 à l'Assemblée Nationale :
« Le nombre des personnes dont la disparition ou le meurtre, en Algérie, depuis le 19 mars 1962, ont été signalés au gouvernement français s'élève à 3 080 dont 18 personnes ont été retrouvées ; 868 ont été libérées et l'élargissement d'une centaine d'autres semble acquis ; 267 ont été tuées. »
Cette « comptabilité » fait donc apparaître un reliquat de 1927 disparus. Six mois plus tard, le 5 novembre 1963, M. de Broglie faisait à la tribune du Sénat les déclarations suivantes :
« Nous avons suivi pas à pas les efforts de la Croix-Rouge Internationale. Parallèlement, nous avons prolongé cette action en envoyant chaque fois que cela nous paraissait nécessaire, des missions officieuses pour tâcher de pénétrer dans certaines zones et d'approcher ceux que la Croix-Rouge Internationale ne pouvaient atteindre. Rien, rigoureusement rien n'a été négligé. Voici les résultats :
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« Il y a environ 1 800 disparus et non pas 3 000 ou 4 000 comme l'écrit une certaine presse avide de sensation, même sur des sujets de ce genre.... 1 800 disparus, mais pas davantage... »
« Nous avons actuellement, sur ces 1 800 disparus, le résultat de 1 143 enquêtes. Nous avons établi, sur ces 1 143 cas, 244 décès avec exactitude et 500 présomptions de décès ; nous avons libéré ou retrouvé 88 personnes et 311 compléments d'enquêtes sont poursuivis en France ou en Algérie. »
Reprenant le 19 novembre suivant les chiffres de M. de Broglie, M. Étienne Dailly répondait au Sénat :
« Selon vous, il reste au moins : 1 800 moins 1 143 égale 657, plus 311 enquêtes non concluses, soit au total 968 personnes dont on n'a pas le droit aujourd'hui de présumer qu'elles ne sont pas vivantes. »
« ...Acceptons vos chiffres et affirmons tout de suite que nous ne pouvons pas, que nous ne devons plus accepter les présomptions de décès. Vous avez déclaré à l'Assemblée Nationale, Monsieur le Secrétaire d'État, et ce sont vos propres termes : « Aujourd'hui l'aspect humain s'efface et il ne reste qu'une coopération entre États. » Eh bien, non... Quels que soient les problèmes, en France, mes chers collègues, l'aspect humain ne s'efface jamais. »
M. Dailly disposait alors de six cents fiches de disparus postérieurs aux accords d'Évian. Pour illustrer son propos, il citait l'histoire d'une jeune femme française enlevée le 15 juin 1962 et retrouvée dans une maison close de Bellecourt grâce à un musulman ; le témoignage d'un ingénieur électricien qui en août 1963 a vu vingt à vingt-cinq Européens non loin du lieu de travail pour lequel il était requis ; le drame de familles dont les garçons de vingt et 17 ans, enlevés le 4 mai 1962, martyrisés et mutilés quarante jours durant, libérés et soignés à l'Hôpital Maillot, furent évacués vers l'Est de la France, sans que leurs parents puissent être fixés sur leur sort ; l'enlèvement d'un soldat du contingent le 21 juillet 1962 à 800 mètres de la caserne de Maison-Carrée, son internement avec soixante Français à la mine de Miliana, son calvaire au travers de tortures, sa libération à l'issue de sa troisième évasion, son recueil par des Français âgés d'Algérie, son rapatriement en mars 1963, les pressions enfin qu'on exerce sur lui en France pour qu'il ne parle point...
Tels sont les faits qui, en novembre 1963, sont opposés aux dires officiels.
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Un an plus tard, le 24 novembre 1964, toujours à la même tribune du Sénat, M. Georges Portmann, Rapporteur spécial de la Commission des Finances, soulevait a nouveau le problème des disparus. Il rappelait un article paru le 12 novembre dans un journal dont, disait-il, on connaît la sûreté des informations : *Le Figaro* ; ce journal avançait le chiffre de 6 000 disparus.
Le soir même M. de Broglie répondait à la tribune :
« Le nombre total des personnes civiles européennes signalées disparues en Algérie entre le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu, et le 31 décembre 1962 a été de 3 018. Les recherches effectuées ont abouti aux résultats suivants : 1 245 personnes ont été libérées ou retrouvées, il reste donc 1773 personnes disparues, sur lesquelles nous avons la certitude ou la quasi certitude d'un nombre de décès évalué à 1 165 ; il reste 135 enquêtes pour lesquelles nous attendons, avant de conclure, des renseignements complémentaires ; enfin 473 dossiers ont dû être fermés pour insuffisance de renseignements. »
« Voilà, ajoutait M. de Broglie, une fois pour toutes la vérité sur ces disparus. »
Dès lors le dossier des disparus était pratiquement clos, du moins aux yeux du Gouvernement Français.
Les déclarations officielles du 24 novembre 1964 serviront désormais de référence. Aux questions posées en avril et en mai 1965 par MM. Meril et Ponseille, députés, le Secrétaire d'État aux Affaires Algériennes répondra par la voie du *Journal Officiel* de se reporter à son intervention du 24 novembre 1964 devant le Sénat.
Ce dossier des disparus est d'autant plus clos à l'automne 1964 que trois mois avant les dernières déclarations de M. de Broglie, avait été « secrètement » signée entre l'Algérie et la France une Convention Internationale liquidant pratiquement le contentieux franco-algérien. L'article 14 de cette convention du 27 août 1964 stipule en effet que ne peuvent être extradées les personnes étant accusées par l'État requis d'avoir commis une infraction politique ou connexe à une infraction politique ; ces personnes, au reste, ne pouvant bénéficier de l'amnistie qui ne s'applique qu'à celles qui ont combattu pour l'indépendance algérienne.
Curieusement les textes de cette Convention franco-algérienne n'ont été publiés simultanément dans les journaux officiels des deux États qu'avec un an de retard, soit le 17 août 1965.
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Si juridiquement cette Convention ne traduit pas la volonté formelle de la France de se désintéresser de ses ressortissants emprisonnés ou disparus en Algérie, il n'en demeure pas moins que ces dispositions empêchent le Gouvernement Français d'intervenir efficacement en leur faveur.
Ainsi dans l'incapacité pratique de conduire des recherches, dans l'incapacité juridique de demander des extraditions, il ne restait plus au Secrétaire d'État aux Affaires Algériennes qu'à faire accepter aux familles des jugements déclaratifs de décès, sur présomption de décès, pour fermer définitivement ce dramatique et douloureux dossier.
« Je n'ai pas moi votre conviction », avait répondu en novembre M. de Broglie à M. Dailly qui lui disait sa foi en la survie de Français en Algérie.
« Je ne vois qu'un désert sans vie », disait-il encore en novembre 1964 pour conclure son exposé sur les efforts faits en vue de retrouver et récupérer les disparus.
Reste que bien des familles, de nombreux observateurs, quelques témoins et de rares rescapés n'ont pas la conviction du Secrétaire d'État. Ils croient à la survie de disparus.
Reste que les tribunaux français ont montré par leurs jugements qu'ils ne partagent pas les certitudes de M. de Broglie sur la valeur des témoignages invoqués pour délivrer à la hâte des actes déclaratifs de décès, au lieu et place de simples déclarations d'absence.
Encore que la comptabilité en matière de disparus soit atroce et que le problème moral posé n'ait aucun rapport avec leur nombre, l'expérience montre qu'il est utile d'y revenir.
De nombreux chiffres ont été avancés voici plusieurs années, certains fort importants, voire gonflés, mais je ne sache pas que le Secrétaire d'État aux Affaires Algériennes, listes nominatives en mains, ait intenté à leurs auteurs une action de justice en propagation de fausses nouvelles ou en diffamation à l'égard du Gouvernement.
En avril 1964, M. Groussard citait dans le journal *L'Aurore* le chiffre de 6 000 disparus. Un an plus tard, à la suite de nouveaux renseignements, il allait jusqu'à 6 500 personnes.
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Toujours en 1965, l'Association de Défense des Droits des Français d'Algérie pouvait faire état d'un fichier de 2 500 noms, établi par contact direct avec les familles. La plupart de ces fiches individuelles comportent des renseignements sur l'enlèvement, recueillis près de témoins oculaires.
Depuis lors, ces fiches ont été complétées et toute information sur le disparu, si mince soit-elle, y est collationnée avec précision.
A cet état nominatif contrôlé de 2 500 personnes civiles, il y a lieu d'ajouter les 450 militaires prisonniers « vivants » en 1962 et qui n'ont pas été rendus aux accords d'Évian. 35 militaires ont encore été enlevés après le cessez-le-feu.
Nominativement on peut donc évoquer près de 3 000 disparus sans parler des 450 prévenus européens emprisonnés à Tizi-Ouzou et passés à la justice algérienne le 15 juin 1962, peut-être parce qu'ils avaient été arrêtés pour faits dits d'O.A.S. Sur ces 450 détenus, 115 ont été sauvés par différentes interventions d'origine musulmane, 114 évacués par voie aérienne n'ont guère laissé de traces, et les autres (335) doivent être considérés comme disparus ou otages.
Qu'une association, que des hommes de bonne volonté, privés de moyens officiels d'investigation aient pu réunir des renseignements, parfois très nourris, sur 3 000 disparus a son prix, mais ne suffit pas à administrer la preuve de leur survie.
Il ne s'agit pas en effet de constituer un dossier pour l'Histoire, encore moins de rassembler les pièces d'un réquisitoire ; seule compte en l'occurrence la recherche de la Vérité d'hier et d'aujourd'hui pour sauver ceux qui peuvent l'être encore.
Or en ce domaine les risques encourus sont d'une extrême gravité. Il serait cruel d'éveiller de vains espoirs au cœur des familles de disparus si ceux-ci s'avéraient absolument sans fondement. Il serait criminel d'engager une action publique si celle-ci devrait prendre un caractère politique susceptible d'avoir des conséquences incalculables sur le sort des disparus. Il serait condamnable, à tous égards, de livrer à la publicité des informations infiniment précieuses, du fait de la difficulté à les recueillir, et dont la pérennité conditionne l'avenir.
Aucun de ces risques, si lourds soient-ils, ne sauraient justifier l'inaction. C'est du reste ainsi que l'ont compris bien des familles qui ont et continuent de tout faire pour la recherche et la restitution des leurs.
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Nombre d'entre elles, en instance de départ pour la métropole, sont restées encore de longs mois en Algérie pour mener, seules, des recherches éperdues. La plupart sont finalement revenues avec la conviction inébranlable que leur parent était en vie.
Que le Gouvernement Français ait cru devoir tourner définitivement la page par les conventions judiciaires d'août 1965 n'y change rien. Dix ans après les accords d'Évian, à la lumière de faits, des familles au courage indomptable continuent d'agir pour retrouver leurs disparus.
A partir de 1963, des centaines de familles de disparus réfugiées en France ont reçu du Secrétaire d'État chargé des Affaires Algériennes des avis du type suivant :
« ...J'ai aujourd'hui la triste mission de vous informer que la Croix Rouge Internationale vient de me communiquer le résultat de son enquête : celui-ci est malheureusement tout à fait négatif et il nous faut conclure, pour le moment, à une présomption de décès. »
Dans les semaines qui suivaient la famille était avertie qu'on lui délivrait un jugement déclaratif de décès pour qu'elle puisse « prendre plus facilement les dispositions matérielles appropriées ».
Et si la famille demandait à bénéficier de la procédure d'absence pour préserver les droits du disparu, le Secrétariat d'État aux Affaires Algériennes le lui déconseillait « Il est à noter, écrivait-il, que la procédure d'absence n'étant ni exemptée des frais de justice, ni dispensée du ministère d'avoué et d'avocat, est relativement lourde et coûteuse... »
Sans insister sur le manque de tact et la maladresse du procédé, il est juste de se demander quelle est la valeur de enquête mise en avant pour conclure à la présomption de décès.
A la suite des accords d'Évian, le Comité International de la Croix Rouge s'était occupé de la recherche des personnes disparues en Algérie. « A la fin de 1962, les enquêtes ouvertes au sujet de 594 Français dont 330 militaires et 264 civils, captifs présumés du F.L.N. n'avaient pas encore abouti. »
Au début de 1963, avec l'accord des gouvernements français et algérien, le C.I.C.R. dépêcha une mission officielle de recherche en Algérie, étant entendu que le rapport final de cette mission ne pourrait être publié que par décision mutuelle des deux gouvernements.
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Cette enquête entreprise un an après les événements s'avéra extrêmement décevante malgré la bonne volonté des enquêteurs et ne dura que quelques mois. L'attitude des autorités algériennes rendait pratiquement impossible toute investigation.
Chaque fois que la Commission de la Croix Rouge Internationale visitait un lieu d'internement, tout ou partie des détenus européens était soustrait. Je n'en prendrai pour preuve que ce témoignage recueilli en septembre 1963 de la bouche d'un rescapé de la prison de Maison Carrée :
« ...Le bruit courut tout à coup qu'une Commission de la Croix Rouge Internationale allait venir visiter la prison. Je le sus par le pseudo infirmier qui nous soignait. En effet quelques jours plus tard entre 9 h et 10 h du matin, on nous évacua de l'infirmerie et on nous cacha dans une aile de la prison jusqu'à environ 2 h de l'après-midi. Je sus toujours par le même canal qu'en effet une commission était passée... »
Sans doute du fait de la mission du C.I.C.R. y eut-il des libérations, des constats de décès, mais -- et c'est là le point capital -- dans l'immense majorité des cas la Commission ne pouvait que conclure : « pas de traces constatées de décès ».
Or, le plus souvent, c'est sur ce seul résultat d'enquête qu'était établie la présomption de décès qui incitait le Secrétariat d'État à délivrer aux familles par voie de jugement des actes déclaratifs de décès.
Le C.I.C.R. relevé de son mandat en Algérie, on se doute de la suite donnée aux demandes de renseignements complémentaires qui pouvaient être adressées au Croissant Rouge algérien.
L'Agence Centrale de Recherche du C.I.C.R. n'indiquait-elle pas le 27 avril 1964 : « Le gouvernement algérien estime que la libération des personnes actuellement incarcérées dans ses prisons est un problème qui relève essentiellement de ses propres autorités, qui seules jugeront de l'opportunité d'une telle décision. »
Désormais sans moyens officiels d'agir en Algérie, les familles de disparus n'ont pas pour autant accepté le verdict fatal qui leur était imposé.
Trop de contre vérités apparentes sur les circonstances de l'enlèvement, trop de renseignements recueillis sur place, trop d'indices parvenus depuis, leur laissaient un espoir pour qu'elles renoncent à sauvegarder la place et les droits des leurs.
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Tel disparu était déclaré décédé la veille du jour où il avait été enlevé. Tel autre avait été vu par des témoins plusieurs semaines après la date de sa présomption de décès. Telle autre encore avait été enterrée, alors que de toute évidence le corps présenté lors de son transfert n'était pas celui de la disparue...
Il est bien inutile de prolonger cette lamentable litanie. Plus grave est de savoir qu'aujourd'hui près de 300 familles de disparus se sont inscrites pour une intervention judiciaire de procédure d'absence en annulation de décès. Plus réconfortant encore est de savoir que 13 jugements définitifs d'absence sur les 13 procédures engagées, ont été rendus par la Justice française.
Cette preuve d'actes de décès abusifs suffit à montrer la légèreté des témoignages qui, par un arrêt de mort, apportaient une réponse définitive au problème des disparus.
Le nombre limité de procédures engagées n'entre pas en ligne de compte. Leur longueur, leur prix, leur préparation exigent des moyens dont peu de familles disposent.
L'important est que la Justice reconnaisse la fragilité d'une démonstration, administrée en son temps devant le Parlement et avancée pour justifier l'inaction.
Sans doute cette preuve ne permet pas de conclure hâtivement ou imprudemment à la survie actuelle de disparus. Encore fallait-il qu'elle soit faite pour éviter que s'endorment les consciences sur le sort inéluctable réservé aux disparus.
Il est certain qu'un grand nombre de disparus n'ont pas trouvé la mort le jour ou dans les mois qui ont suivi leur enlèvement.
Il est non moins sûr que des familles pendant plusieurs années ont continué de recevoir épisodiquement et souvent spontanément des informations, indices ou renseignements sur la présence de leur parent dans tel ou tel coin d'Algérie.
A la fin août 1963, N... parvenait en France après dix-huit mois d'internement en Algérie. Le 1^er^ août, époque vers laquelle la Commission de la Croix Rouge Internationale visitait les prisons officielles, N... n'était qu'un disparu parmi tant d'autres. Prisonnier de l'A.N.P., il était enfermé dans les caves d'une ferme abandonnée par ses anciens propriétaires à une vingtaine de kilomètres d'Orléansville.
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De la fenêtre du local où, chaque jour, il était interrogé, il pouvait apercevoir le camp des internés européens. Ils étaient une centaine. Ce camp se trouvait à 150 mètres de sa cellule et demeurait en partie caché par un mur du bâtiment de la ferme. L'habillement des détenus était très divers ; beaucoup étaient en treillis militaire. Il y avait aussi quelque femmes. Jamais il ne put entrer en contact.
N... avait été arrêté le 29 avril 1962 et interné d'abord au camp de Beni-Oussif. Une occasion inespérée lui permit de s'évader le 2 août 1963. Il ne dut son salut qu'à l'aide d'un musulman et...
Ainsi donc, voilà une centaine de disparus, en un seul point de l'Algérie, hors de tout camp répertorié, alors que peu après le représentant du Gouvernement français disait sa conviction qu'il n'y avait pas « beaucoup de Français disparus vivants en Algérie ».
Mai 1964, Z..., évadé d'Algérie, réussit à gagner la France. Pendant deux ans, il a été traîné de camps de fortune en prisons clandestines dans l'Algérois. Au cours de ses pérégrinations il a été en contact avec des Européens, disparus en 1962. Nominativement il en a identifié sept dont il a pu localiser le lieu de détention à différentes époques. Il a reconnu T... Or la famille de T... a reçu le 21 décembre 1963 l'avis du Secrétariat d'État aux Affaires Algériennes qu'un jugement déclaratif de décès a été prononcé par le Tribunal de Grande Instance d'une ville algérienne en août 1963.
Le fait est important car l'acte fixe la date du décès au 13 juin 1962, alors que T... n'a été enlevé que le lendemain vers 9 h. 30. Jusque fin novembre 1962, camp par camp, on suit la trace de T... dont des nouvelles parviennent à sa famille. En 1963 et 1964, on perd sa trace ; il semble qu'il soit en Willaya IV. Et puis, en décembre 1964, on apprend que venant de l'Ouarsenis, il est dans une maison forestière près d'Alger avec treize autres Européens.
Mais les conventions franco-algériennes d'août 1964 n'ont-elles pas mis un terme aux recherches officielles ?
A quoi bon multiplier ces exemples probants dès lors qu'on avance des noms, des dates et des lieux, mais par ailleurs dangereux pour la vie de ceux que nous voulons défendre comme de ceux qui osent apporter des témoignages En 1968, deux anciens militaires ayant eu des responsabilités dans l'armée française rentrent après quatre ans d'internement dans les prisons algériennes. La raison et l'histoire de leur dramatique aventure n'a pas sa place ici.
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Eux aussi fournissent des informations irrécusables sur le fait que des Français « disparus » vivent encore en Algérie.
Nul doute que depuis 1964, et surtout 1966 et 1967, il y a eu d'autres Européens arrêtés en Algérie. Une liste nominative de 121 coopérants dans ce cas permet le plus souvent d'identifier le motif de l'internement, voire le lieu de détention. Et, s'il ne saurait être question de sous-estimer les négociations à mener pour les sortir des geôles algériennes, reconnaissons du moins que ces prisonniers ont l'avantage d'exister aux yeux de la loi française.
\*\*\*
Mais que dire de ressortissants français, disparus en 1962 et dont l'existence juridique reste à prouver ? Que faire lorsqu'il ressort d'informations émanant de personnalités algériennes haut placées dans la hiérarchie administrative de leur pays que certains de ces disparus survivent à la fin de 1971 quelque part en Algérie ?
D'aucuns n'accepteront pas ce nouveau témoignage tant il risque de troubler le confort d'une opinion admise ou sacrifiée au « sens de l'Histoire ».
Faut-il dans ces conditions exiger des « enterrés vivants » qu'ils fassent la preuve de leur existence pour leur porter secours ?
Doit-on attendre les preuves fournies par les familles sans ressources, sans possibilités et sans crédit ? Est-il concevable d'attendre pour agir qu'elles puissent dire notre père, notre fils, notre fille est dans telle prison, dans telle ferme, dans tel douar ?
Seul l'État, le Gouvernement français, a les moyens de résoudre le problème avec la discrétion et l'autorité qui s'imposent, avec la force et les atouts dont il dispose.
Hors de toute exploitation démagogique d'un drame qui se suffit à lui-même, il faut avoir le courage de crier, comme le Sénateur Étienne Dailly : « Quels que soient les problèmes, en France, l'aspect humain ne s'efface jamais. »
Hervé de Blignières.
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### La loi du 15 juillet 1970 dite de contribution nationale à l'indemnisation
par Marcel Crozatier
Marcel CROZATIER est né à Béja (Tunisie). Journaliste, il fut longtemps directeur adjoint du quotidien *Tunisie-France.* Il est aujourd'hui vice-président de l'ANFANOMA et rédacteur en chef de l'organe de cette association *France-Horizon.*
*La loi du 26 juillet 1970* (*dite de Contribution Nationale à l'indemnisation*) *apporte-t-elle une solution au problème des réparations ? Une étude exhaustive des problèmes posés par l'indemnisation des rapatriés et des spoliés d'Outre Mer exige trop de place pour qu'elle puisse être envisagée ici.*
*Par ailleurs, les aspects techniques et juridiques de l'entreprise risqueraient de lasser le lecteur le plus acquis à notre cause sans pour autant lui laisser entrevoir la possibilité de nous aider autrement que par son amitié.*
*Car ces actions se mènent au niveau des cabinets ministériels, dans ce champ clos des technocrates officiels où n'ont été difficilement admis que quelques représentants des rapatriés ayant seulement voix consultative.*
*C'est pourquoi il nous a paru meilleur de ne traiter que de quelques aspects de l'affaire, sans trop d'ordre ni de méthode... un peu à bâtons rompus... de façon à mieux respecter le caractère humain du problème. Et afin que ne soit pas masqué l'essentiel : à savoir que des lustres après le démembrement de l'Empire, le devoir de solidarité nationale* (*si souvent évoqué dans les réunions publiques*) *envers les Français dépossédés de leurs biens outre-mer continue de rester formule morte.*
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LE GÉNÉRAL DE GAULLE écarté du pouvoir de la manière qu'on sait -- sans pour autant qu'aucune lumière n'ait encore éclairé les circonstances de cette éviction -- le mot d'indemnisation, jusque là soigneusement exclu du vocabulaire officiel, était prononcé pour la première fois par le candidat à la succession présidentielle Georges Pompidou.
Je ne pense pas que la reconnaissance des « pieds-noirs » ait alors paru susceptible de jouer un rôle déterminant sur le résultat du scrutin. Ce serait vouloir diminuer gratuitement le mérite de M. Pompidou. Il faut plutôt y voir un souci de présenter une « image de marque » conforme à ce que souhaitaient une majorité de Français lassés de tant d'inconsciences grandioses, qui aspiraient à retrouver la paix des consciences et, à peu de frais, un brevet d'honnêteté collective.
Par honnêteté sans doute également le futur Président précisait qu'afin de ne pas rompre les équilibres budgétaires, les effets d'une éventuelle loi d'indemnisation seraient limités à une attribution annuelle de 500 millions de francs.
Quand on sait que pour l'Algérie seulement, l'estimation moyenne du montant total des pertes subies s'élève à cinquante milliards, il devient évident qu'avec une « enveloppe » aussi mince un siècle ne suffirait pas à éteindre la dette.
Mais les rapatriés dans leur ensemble, et les spoliés en général s'accordaient à penser qu'un premier pas important venait d'être franchi... Que la raison commandait de tenir compte des réalités financières et des possibilités d'une France économiquement diminuée par une décade de grandeur, plutôt que de s'enfermer dans des exigences impossibles à satisfaire.
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C'est pourquoi nous nous sommes attachés, avec les représentants qualifiés des Associations, à défendre trois points précis, qui nous paraissaient les plus importants, lors des concertations préliminaires auxquelles certains d'entre nous avaient été admis.
Le premier consistait à séparer nettement, dans tous les esprits, la notion d'indemnité accordée, et celle de créance.
Le risque de confusion en effet était grand. Dès l'instant où la loi à venir porterait le titre de loi d'indemnisation, et quel que soit alors le montant de l'indemnité accordée, il pouvait être admis par l'opinion publique que les dommages étaient intégralement réparés.
Or il ne pouvait raisonnablement pas être question, dans l'immédiat, de réparation intégrale, ni même satisfaisante à partir des 500 millions annoncés. D'où cette bataille autour de ce qui devait devenir l'article 41 de la loi du 15 juillet 1970. Comme souvent, cette bataille se termina sans qu'il y ait eu de vainqueur véritable et c'est le Conseil d'État, appelé à trancher, qui tout en tenant compte de ce que nous avions demandé préférait cependant les termes de valeur d'indemnisation à ceux de droit à indemnisation. La rédaction finale devenait la suivante :
*La valeur d'indemnisation de la masse des biens indemnisables est déterminée par application des dispositions du Titre II ci-dessus à chacun des biens indemnisables. Le montant de l'indemnité est* *égal à la valeur globale d'indemnisation de ces biens, affectée du coefficient ci-dessous :*
*Tranche de patrimoine* (*F*) *Coefficient*
*0 à 20 000 1*
*20 001 à 30 000 0,60*
*30 001 à 40 000 0,50*
*40 001 à 60 000 0,30*
*60 001 à 100 000 0,20*
*100 001 à 200 000 0,15*
*200 001 à 300 000 0,10*
*300 001 à 500 000 0,05*
(*plafond*)
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Sans vouloir m'attarder sur les ambiguïtés -- certains juristes parlent d'acrobaties -- d'une loi où les principes du Droit sont curieusement traités et où se mêlent allègrement les notions des biens et des personnes, il semblait cependant que nous ayons, après dix ans, marqué un point relativement important. Notre créance, appelée valeur d'indemnisation, paraissait être retenue dans son principe et nettement séparée de l'indemnité forcément dérisoire accordée en vertu d'une loi qui, heureusement pour nous, n'était plus une loi d'indemnisation mais une loi de contribution nationale à l'indemnisation.
Ce qui impliquait logiquement que cette contribution devait être tôt ou tard complétée par quelqu'un. Mais par qui ?
Pour nous, il était impensable dès le départ que l'on pût demander quoi que ce soit à M. Boumedienne. Lequel, n'étant pas co-signataire de la farce d'Évian ne pouvait se tenir pour responsable de ses conséquences et n'avait, en tout état de cause, pas les moyens de l'envisager.
Mais le Gouvernement se refusant à reconnaître la dette de l'État Français, et considérant comme nos véritables débiteurs les états « spoliateurs » ou les bénéficiaires de la dépossession, l'article 62 de la loi, dans son troisième alinéa fut ainsi rédigé :
Avant le 1^er^ janvier 1972, le Gouvernement rendra compte, devant la commission des Affaires Étrangères du Parlement, des négociations qu'il conduit avec les états où les dépossessions se sont produites, dans le but d'en obtenir l'indemnisation.
Au moment où ces lignes sont écrites nous savons seulement que le Gouvernement, par le truchement de son Ministre des Affaires Étrangères a en effet déposé un rapport destiné à la Commission prévue sur le bureau des Assemblées. Nous ne savons rien d'autre, sinon que le dit rapport aurait été déposé précipitamment, presque subrepticement, dans la soirée de la Saint Sylvestre 1971.
Quoi qu'il en soit, il est certain que les conclusions de ce rapport ne peuvent être que négatives... ou évasives. En serait-il par miracle, autrement, que chacun en serait déjà informé, au moins par la Presse Algérienne !
Dans ces conditions, il est non moins certain que le jeu du Gouvernement apparaît désormais clairement et qu'il nous est difficile de l'admettre. Après avoir nettement refusé d'affecter nos éventuels acomptes sur indemnisation à la Dette Nationale, il rechigne à nous aider à recouvrer nos créances sur les spoliateurs. Pour des raisons de Politique Étrangère sans doute, et peut-être aussi, pour ce motif moins raisonnable : Personne n'ose encore imputer aux vrais responsables l'inconséquence des accords d'Évian, qui ont été passés entre le Gouvernement Français d'une part, et un organisme de « résistance » algérien représentatif (sic).
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Lequel ne représentait en fait que peu de chose et moins encore en droit. Et qui ne pouvait en aucun cas prendre d'engagements au nom de l'État Algérien pour la simple raison que l'Algérie n'était pas encore constituée en État !
\*\*\*
Notre second souci était d'éviter que les dévaluations, ou l'habituelle « érosion de la monnaie » vinssent encore amputer le montant réel des contributions perçues par les intéressés. Surtout les plus tard-servis !
Rappelons en effet, pour aider à comprendre l'importance de l'affaire, que le montant de l'enveloppe destinée à l'ensemble des spoliés est de 500 millions de francs par an. Que le rang de priorité est établi après étude des dossiers en fonction de trois critères principaux : l'âge du requérant, sa situation de fortune en France et son état de santé. Les plus âgés, les plus malades et les plus démunis devant être servis en cours du premier exercice ; les plus jeunes, les mieux portants et les nantis (?) ne devant être mandatés qu'en fin de parcours, c'est-à-dire douze ou quinze ans après, selon les estimations officielles.
Choisissons un exemple précis afin de démontrer plus clairement combien cette forme d'indemnisation peut rester loin d'une réparation équitable, ou, pour le moins, satisfaisante.
Afin d'écarter toute tentation démagogique, prenons arbitrairement le cas d'un rapatrié naguère aisé, âgé de quarante ans (agriculteur, commerçant, industriel ou autre, il importe peu) dont les biens en Algérie étaient évalués à un million de francs en 1962.
Nous remarquons d'abord que l'article 41 de la loi arrête à 500 000 francs le plafond servant de base de calcul à l'indemnisation et que le maximum d'indemnité prévue est alors de 80 000 francs.
Notre rapatrié exemplaire devrait donc percevoir cette somme. Laquelle correspondrait, dans l'esprit d'un législateur qui aurait réussi a figer le temps, a 8 % de la valeur de ses biens.
Mais en raison de son âge insuffisant pour qu'il prétende au bénéfice d'un rang de priorité important, supposons -- ce qui est vraisemblable -- que son indemnité ne lui sera allouée qu'en 1982. Soit 12 ans après la loi et 20 ans après la spoliation !
120:164
Le taux minimum de l'érosion monétaire admis est de l'ordre de 5%. En valeur absolue son règlement sera donc diminué de 100 %. C'est dire qu'il est ramené cette fois à 4 % du dédommagement intégral.
En poussant plus loin, il est évident que si on avait laissé à notre ami la jouissance de ses biens, ceux-ci auraient bénéficié *contraria similibus,* d'une plus-value annuelle qu'on peut sans risque également fixer à un minimum de 5 % (Le taux de croissance admis par le Ministre des Finances est de 6 %).
En écartant, non sans mérite, l'hypothèse aggravante des dévaluations, son million de 19 aurait doublé en 1982.
On peut donc conclure que notre spolié exemplaire recevra au mieux, en valeur réelle, une indemnité qui représentera à peine le *cinquantième* des biens dont il a été dépossédé !
Contre ce risque, ou au moins contre une partie de ce risque, nos représentants avaient reçu mission de demander un accroissement annuel de 6 % du montant de l'enveloppe annoncée. Mais sur ce point, fort raisonnable, pas plus que sur le suivant, le Gouvernement n'a admis de nous donner raison.
\*\*\*
Le suivant était pourtant parfaitement acceptable pour le budget de la Nation, s'il supposait un travail assez considérable dans sa mise en place et dans sa réalisation.
Et c'est là, je crois, qu'il faut voir la manifestation la plus injustifiable de l'indifférence officielle à l'endroit des rapatriés et des spoliés.
Maître Jacques Ribs, qui a consacré une étude particulière aux possibilités de solutions extra-budgétaires à l'indemnisation souligne justement cette attitude dans un ouvrage paru récemment ([^10])
« *Ayant décidé au départ de ne consacrer à l'affaire, qu'une somme inférieure à la marge d'erreur prévisionnelle du Budget -- sans effet donc sur les équilibres budgétaires et sans risque inflationniste -- le Gouvernement a entendu se tenir à cette ligne de conduite parfaitement orthodoxe sur le plan budgétaire sans explorer de manière approfondie les solutions extra-budgétaires qui l'auraient évidemment forcé à remettre en cause certaines orientations de sa politique économique et sociale... *»
121:164
*Les solutions* (je laisse ici la parole au même M^e^ Ribs) *étaient pourtant nombreuses. On aurait pu envisager, par exemple, la création d'une Société Nationale d'investissement qui aurait reçu tous les fonds inscrits dans le budget au titre de l'aide à l'Industrie et au Commerce privé et certaines aides à l'Agriculture, et les aurait redistribués aux affaires intéressées sous forme de prises de participation de cette Société Nationale d'Investissement remplaçant les prêts ou les subventions du F.D.E.S. à taux réduit. Les actions de cette Société, négociables en bourses, auraient été remises aux spoliés en paiement de leurs titres de créances. L'aide à l'Industrie et au Commerce représentant de cinq à huit milliards par an, la totalité des créances d'indemnisation aurait pu être soldée en* moins de dix ans...
Parmi les autres suggestions, celle proposée à l'A.N.F.A.N.O.M.A (Association Nationale des Français d'Afrique du Nord et d'Outre Mer) par un groupe animé par M. Leveratto, président de la cambre fédérale immobilière en Algérie, nous paraissait encore moins susceptible de contrarier une politique gouvernementale apparemment désireuse d'éviter les formules dépensières en raison de leurs éventuelles incidences sur un marché national en équilibre instable.
Cette suggestion, qu'il n'est pas possible de développer dans le cadre de cet article, était basée sur le principe d'un emprunt obligataire à long terme. Des obligations pouvaient être remises aux indemnisables dès notification du montant de leurs créances. Ces titres seraient bloqués momentanément pour éviter toutes perturbations sur le marché et notamment sur le marché des rentes. Les avantages pour les spoliés, encore que moins évidents que l'auteur de cette étude désirait le prouver, n'étaient néanmoins pas négligeables. Surtout celui qui, tenant compte d'un délai d'amortissement de cinquante ans et de la remise directe des obligations, aurait justifié des indemnisations calculées sur la base d'une *valeur de remplacement* et non sur celle de valeurs figées arbitrairement à l'époque de l'Indépendance Algérienne.
\*\*\*
De tout cela, le Pouvoir n'a, à ce jour encore, rien voulu retenir. Les raisons de cette attitude, contrairement à ce qu'on voudrait laisser croire, ne sont ni économiques, ni techniques, ni juridiques. Elles ne sont que *Politiques !*
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Non pas commandées par les besoins d'une politique actuelle. Puisqu'aussi bien les élus de la majorité, dans une très grande proportion, s'accordent avec ceux de l'opposition pour penser qu'il convient de nous dédommager équitablement. Les uns et les autres étant d'ailleurs assez embarrassés par la promulgation de cette loi bâtarde du 15 juillet 1970, qui ne se peut justifier -- à la limite -- que par certains de ses aspects à caractère plus démagogique que réellement social.
Et par le principe fataliste du « *mieux que rien *» !
\*\*\*
Or, ce « mieux que rien » peut devenir le « pire que tout » ! Par le jeu de décrets et des circulaires d'application... des enquêtes et des tracasseries administratives. Il n'est pas dans mon dessein de reprendre ici toutes les études qui ont précédé et suivi la loi. Il y faudrait plusieurs volumes. Et toute une bibliothèque si l'on voulait remonter à la loi organique -- dite loi Boulin -- du 26 décembre 1961. Rien ne sert de se perdre en discussions juridiques et techniques si on perd en même temps le fil essentiel. Qui peut décider aujourd'hui, pour avoir cru qu'il était important de sexer les anges, si l'on doit leur dire merci Madame ou merci Monsieur ?
La réalité nous intéresse davantage que les artifices de droit. Et la réalité, pour une bonne partie des candidats à l'indemnisation est actuellement beaucoup plus sévère que le rêve d'avant la loi ! Comme tout à l'heure, pour mieux me faire comprendre, qu'on veuille me permettre de concrétiser ma pensée par l'exemple.
Avant le 15 juillet 1970, un spolié d'âge et de fortune moyens, ayant abandonné ses biens en Algérie pouvait espérer une reconversion peut-être difficile, mais qui soit suffisante... Quelques avantages sociaux, tels des prêts spécifiques assortis parfois de subventions l'aidaient éventuellement a reprendre souffle. Il pouvait se mettre en quête d'une affaire à sa mesure désormais étriquée. Il fallait, bien sûr, que les marchands de biens à l'affût des nouveaux débarqués ne l'eussent point trop dupé. Il fallait aussi que des amis ou des parents charitables lui permissent d'attendre les mois, voire les années nécessaires à la maturation de son affaire jusqu'à suffisante rentabilité. Et que, jusqu'au 6 novembre 1969 (date de promulgation d'une loi moratorielle provisoire) il remplît ses obligations envers l'organisme prêteur et honorât ses échéances.
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Mais enfin, il subsistait. Et sur le plan matériel tout au moins, l'avenir entrevu, pour rétréci qu'il fût devait lui permettre, comme on dit, de tourner enfin la page.
D'autant que rien de définitif n'étant intervenu, il avait le sentiment, conscient ou non, d'être encore et malgré tout propriétaire de ses biens outre-mer.
Ce réconfort, sans doute assez illusoire, ne comptait pas pour rien dans sa santé morale.
Or, après application de la loi d'indemnisation... en admettant qu'il soit crédité d'une somme représentant le cinquantième de la valeur de ses biens, en vertu des grilles, barèmes, abattements et autres considérations dont nous avons parlé, il est certain que notre homme restera redevable, officiellement, du montant des prêts qui lui ont été consentis et des intérêts que les banques n'oublient pas. Il devra même rembourser les éventuelles subventions dont il aurait bénéficié.
Et, par-dessus tout, la page étant cette fois définitivement tournée il n'aura même plus le sentiment de posséder encore un titre quelconque sur ses biens d'Outre-Mer !
Certains suicides ne s'expliquent pas autrement !
\*\*\*
Voici, en gros, pourquoi beaucoup de rapatriés parlant de la loi disent qu'elle apporte une aggravation plutôt qu'une amélioration à leurs situations.
A partir de là, il est inutile, je pense, d'alourdir mon propos de considérations complémentaires. Elles seraient aussi vaines que les innombrables suggestions, analyses ou savantes exégèses des juristes les plus qualifiés qui ont tenté de nous aider.
Si le problème présente quelques difficultés juridiques et économiques, sa solution définitive ne peut être que politique. Mais il faut alors l'aborder avec détermination et courage. Et admettre avant tout ce postulat selon lequel la santé de notre pays ne saurait résister éternellement à la persistance de certains mythes...
Marcel Crozatier.
125:164
## MESSAGES DU GÉNÉRAL SALAN ET DU GÉNÉRAL JOUHAUD
127:164
### Un drame qui n'est pas clos
par le général Salan
IL EXISTE des photos des trois négociateurs français d'Évian. On les voit souriants. Ces trois hommes politiques, rompus aux affaires, capables d'évaluer l'enjeu, viennent de perdre une province française et ils se réjouissent.
Il y a là quelque chose d'incroyable.
Ces hommes se sont imaginé qu'ils signaient un traité qui réglait l'avenir, où chaque cas, chaque question trouvait sa solution. Ils ne savaient même pas que les hommes avec qui ils venaient de traiter ne représentaient pas grand-chose, et n'allaient cesser de se combattre et de s'entretuer, les accords d'Évian tombant complètement dans l'oubli, tandis que le gouvernement français, incapable de reconnaître sa faute première, n'osait jamais intervenir.
Ce n'est pas l'O.A.S. qui a chassé les Français d'Algérie. Elle n'a existé que pour les défendre. Lorsque j'ai vu que tout était perdu, j'ai fait diffuser, de ma prison, un message où je disais : Restez. Essayez de vivre où vous avez toujours vécu.
128:164
Si cela n'a pas été possible, si les Français ont été contraints de quitter l'Algérie massivement et brutalement, c'est qu'ils ne pouvaient plus avoir confiance, ni dans l'État qui les abandonnait avec les accords d'Évian, ni dans une armée qui ne jouait plus le rôle de protection qui était sa raison d'être. La partie s'est décidée le 19 mars, avec les négociations, puis le 26 avec la fusillade de la rue d'Isly.
Sur le 26 mars, on fait aujourd'hui un mensonge ignoble. La population qui défila ce jour-là rue d'Isly n'était pas insurrectionnelle. Elle était désarmée et pacifique. Elle représentait une procession de la fraternité : c'était Alger allant vers Bab-el-Oued quartier meurtri, mitraillé par des avions et des chars, occupé militairement depuis trois jours. Le colonel Vaudrey avait pris la décision, que j'avais approuvée, de cette manifestation. L'armée a tiré. De ce jour-là, elle perdait la confiance des Français d'Algérie. De cette confiance, elle montra aussi qu'elle n'était pas digne en laissant massacrer les harkis dans des conditions épouvantables, dont les belles consciences ne rappellent pas souvent le souvenir. Du jour où l'on sut que l'armée française assisterait l'arme au pied à toutes les tueries, à tous les excès, le départ pouvait être prévu.
129:164
Or la France aurait pu s'épargner Évian et l'indépendance. Elle pouvait rester en Algérie. Paradoxalement, nous sommes plus présents aujourd'hui en Tunisie et au Maroc, pays que nous avions moins marqués de notre empreinte.
En Algérie, tout favorisait, tout exigeait une présence française. Le fait qu'il n'avait jamais existé d'État algérien. Une foi musulmane moins rigide qu'ailleurs, moins dépendante des grands centres de l'islamisme -- Le Caire et la Mecque : La concentration européenne et les liens très forts et très fidèles qui s'étaient noués entre les diverses populations. J'ai vu Européens et Musulmans aller ensemble au combat de 1943 à 1945, puis en Indochine. Je les ai vus aussi travailler ensemble, dans une amitié réelle, même dans les derniers temps, quand, en 1961, je me déplaçais de ferme en ferme à travers la Mitidja.
Il y avait là de fortes raisons d'assurer un avenir commun. Sans parler de réalisations purement françaises, comme le pétrole du Sahara, découvert et mis en valeur par nos ingénieurs, et que j'ai fait protéger jusqu'au bout. L'O.A.S. n'a jamais touché à ces installations : c'était une chance de la France, qu'il fallait préserver. Aujourd'hui, le pétrole aussi est perdu.
Nous nous sommes battus pour garder ce morceau ; d'Afrique, pour assurer cet avenir commun. Nous nous sommes battus pour cette population qui voulait rester française, et qui avait su le montrer dans les guerres. Je parle ici des Européens et des Musulmans, de tous ces gens vaillants et laborieux.
130:164
Quand ils ont dû partir et se sont établis en France, qui s'est occupé d'eux, à part quelques organisations sans grands moyens ? Mais les Français d'Algérie sont travailleurs. Ils se sont mis à la tâche avec un courage opiniâtre. Aujourd'hui, je n'oserai affirmer qu'ils sont « réadaptés », mais ils ont conquis les moyens de vivre, malgré l'indifférence presque générale, le peu d'aide qui leur a été apporté.
Je veux dire ici quelle perte a été pour eux, pour nous tous, la mort d'Albert Camus. L'autorité qu'il avait acquise lui aurait permis d'être l'interprète de ses compatriotes, de les faire écouter. Lui vivant, il y a des mensonges que l'on n'aurait pas osé avancer.
L'affaire algérienne n'est pas close. Ce n'est pas de l'histoire morte. Nous en avons subi les premières conséquences : la perte d'une province, l'expatriation de plus d'un million de personnes, la France dépouillée même du peu que lui garantissaient les accords d'Évian.
D'autres conséquences pèsent et pèseront sur notre avenir. La rive sud de la Méditerranée est livrée aux Russes. Ce sont eux qui équipent et éduquent l'armée algérienne. La base de Mers el-Kébir est à leur disposition. Marseille et toute notre côte méridionale sont à portée des fusées soviétiques.
131:164
Plus grave encore est le destin fait à notre jeunesse. La manière dont l'Algérie a été livrée, l'humiliation et le déchirement de l'armée ont porté un coup au patriotisme. On a pu voir ce spectacle inouï : la cession d'une province exaltée comme une victoire. Et l'on vient nous parler de « forger un moral à l'armée » !
D'autre part, la grande tâche qui attendait nos jeunes gens outre-mer n'existe plus. C'était un creuset où se trempaient les énergies. Nous lui devons combien d'hommes de valeur. Cette école irremplaçable a disparu, et notre jeunesse tourne en rond dans la France métropolitaine.
On dit et on montre en ce moment beaucoup de choses sur l'Algérie. Livres, journaux, film même. Il est regrettable qu'ils soient souvent si tendancieux et partiaux, déformant comme à plaisir la vérité. Mais cette vérité, je ne crois pas qu'elle puisse rester toujours cachée et masquée. Elle surgira et effacera les mensonges et les habiletés.
Non, rien n'est terminé. C'est pour cela que l'union des Français d'Algérie est plus que jamais nécessaire. A mon sens, le général Jouhaud, qui est un homme courageux et qui a souffert, doit pouvoir les réunir autour de lui. Cette union est un élément nécessaire pour le succès des réparations qui doivent être exigées.
132:164
Il est scandaleux que les biens volés n'aient pas encore été indemnisés. La loi, telle qu'elle a été votée, est une erreur, son insuffisance étant notoire. Mais les promesses mêmes de cette loi ne sont pas tenues. Faut-il attendre que toutes les victimes aient disparu ?
Il est également nécessaire d'obtenir une amnistie réelle et complète -- avec restitution des droits et des grades pour tous ceux qui furent traités en coupables parce que leur patriotisme ne composait pas.
Cela, qui est nécessaire, doit être obtenu, bien que nous sachions trop bien qu'une réparation véritable est impossible. On ne remplace ni une terre perdue, ni un avenir détruit.
Raoul Salan.
133:164
### Tragique destin
par le général Jouhaud
LE DRAME commença au Tonkin. A un rythme rapide, accéléré, lequel ne manquera pas de poser quelques problèmes à l'historien, nos compatriotes abandonnèrent successivement et nos territoires coloniaux et les territoires placés sous la tutelle de la France. Un jour vint, jour douloureux, où ce fut l'abandon des départements français d'Algérie et le commencement de l'exode de la population.
Il y a dix ans, après l'indépendance accordée à l'Algérie, après les tueries dans le bled puis dans les villes, près d'un million de Français de toutes confessions arrivaient en métropole, marqués à jamais par le sang qu'ils venaient de voir couler, par les enlèvements accomplis sous les yeux d'une Armée, l'arme au pied, passive sur ordre de ses chefs. Dénués de tout, des Français et des Françaises désespérés se repliaient sur la terre de France. Leur seul viatique : la vision du cauchemar qu'ils venaient de vivre.
134:164
Expatriés, transplantés, nos compatriotes ont fait face au destin avec courage et dignité. Ils sont parvenus à s'imposer par leur travail, leur volonté d'aboutir, leur gentillesse, leur spontanéité. Quelques-uns ont réussi, d'autres moins bien ; tous demeurent dans leur malheur. Ils attendent, en effet, que la France se préoccupe de leur sort et qu'elle se décide, enfin, à les indemniser des tragiques spoliations qu'ils ont subies. Par ailleurs, ils souffrent aussi de savoir que ceux qui ont cru devoir s'opposer aux vues de l'État, pour obéir à leur conscience ou poussés par le seul amour du pays natal, n'ont toujours pas bénéficié des modalités d'une amnistie sans restrictions.
Une minorité de nos compatriotes est restée en Algérie. Ils connaissent la condition amère que les maîtres des « beylik » imposaient jadis aux étrangers. Bien heureux s'ils peuvent encore, au pays de saint Augustin, prier dans des églises !
Quel vœu formuler ? Que, dans cette France chrétienne, des voix s'élèvent pour rappeler au pays tout entier ses obligations envers des compatriotes déracinés et pour lancer un appel à la fraternité et à la solidarité nationale. Ce n'est point faire de politique que de se pencher sur la souffrance. Rappeler son devoir au Pouvoir temporel en dénonçant un manquement à la parole donnée, manquement à l'égard d'hommes et de femmes victimes de ses options politiques, c'est tout uniment rester dans la ligne de l'Évangile.
Edmond Jouhaud.
135:164
## TÉMOIGNAGES ET RÉFLEXIONS
137:164
### Lettre à mes paroissiens
par l'abbé Vincent Serralda
Descendant de la famille Serralda-Ferrer établie en Algérie en 1840, et de la famille Pons-Roussel établie en Algérie en 1832, l'abbé Vincent SERRALDA est né en 1905 à l'Arba (Alger). Séminaire d'Alger de 1918 à 1930. Vicaire à la cathédrale d'Alger jusqu'en 1935, Curé de Teniet el-Haad, puis d'Affreville, puis de Camp du Maréchal. Dans le service de santé, campagne de 1939-1940, campagne de Tunisie en 1942, campagne d'Italie en 1943 (Garigliano, Rome, Sienne), débarquement à Saint-Tropez, campagne d'Alsace, attaque de Belfort. Deux citations.
Curé de Dély-Ibrahim en 1945 ; dernier curé de Dalmatie (Blida) de 1955 à 1962. Transplanté en métropole au mois d'août 1962.
Actuellement prêtre hors paroisse, assistant Mgr Ducaud-Bourget à la chapelle hors paroisse : 12, rue de la Cossonnerie, Paris I^er^. Sur cette chapelle, voir Jacques Perret, page 87 de notre numéro 163.
« Honore ton père et ta mère »\
(St Marc, X, 19)
« CHERS PAROISSIENS de la Cathédrale d'Alger et de l'Atlas, du Chélif et du Sébaou, je suis heureux de vous saluer. Et je ne saurais trop remercier la revue « Itinéraires » de porter mon propos jusqu'à vous. Je vous salue, tous les civilisateurs de l'Afrique, vous qui avez su rogner l'ancienne barbarie, et vous aussi qui depuis la terre de France, dans une précieuse sécurité, souteniez la grande œuvre.
Nous servions l'humanité, et ce n'était que justice ; ne devions-nous pas ramener aux fiers peuples du sud la sagesse que leur frère, saint Augustin, avait lancée en Europe, voilà quinze siècles ?
Nous servions l'humanité en Afrique et depuis dix ans, nous sommes des civilisateurs exilés, des instructeurs en retraite forcée. Situation sombre, impitoyablement cernée, où fermentent la tristesse, les souffrances et les colères d'un internement administratif.
L'heure n'aurait-elle pas sonné, mes Amis, de forcer l'étreinte, de découvrir nos fronts et d'aplanir les rides ? Oui. Il est temps de redresser nos épaules et de retrouver notre sourire. C'est l'heure parce que nos ennemis reculent. Nous avons su, Constantinois, Algérois et vaillants Oranais, fournir la division d'arrêt sur la Marne pour protéger Paris.
138:164
Le 1^er^ septembre 1914, la 45^e^ Division de Zouaves défilait, « fraîche et splendide » sous les acclamations de Paris. Dès le 6, elle attaquait l'Armée Von Kluck, brisait son élan et décidait de la première victoire de la Marne. Plus récemment, quand la tyrannie, se reprenant à menacer le monde, eut déployé tous ses efforts, en 1942, nous avons présenté 500.000 hommes habilement préparés qui demandaient des armes. Nous avons fait l'Armée Juin et la Division Leclerc, nous avons fait l'Armée de Lattre de Tassigny pour rendre la liberté à Paris et pour rétablir le droit de l'homme en Europe.
La France sait désormais que les libérateurs d'hier ce n'est pas une paire de bras prétentieux. Les libérateurs ce sont 254.000 hommes fournis par l'Armée d'Afrique.
Aujourd'hui, c'est nous qu'il faut délivrer, c'est notre droit qu'il faut faire respecter. Qui pourrait imaginer que l'ardeur nous fera défaut ? D'autant que nos ennemis reculent. Je le répète : nos ennemis reculent. Ils ont atteint le maximum de leurs abus et ils ont perdu la victoire. C'est notre tour de déclencher l'attaque pour leur enlever la partie.
Commençons par le commencement. Le premier ennemi à rectifier c'est l'Église de France. Ce sont les évêques, à de rares exceptions près. Ce sont les prêtres de votre nouvelle province dans leur grosse majorité, les religieux et l'Action Catholique de notre Patrie.
139:164
Il nous faut rectifier ces cadres de l'Église sur la ligne du droit de l'homme et de la Loi de Dieu. Pourquoi faut-il commencer par l'attaque de tout ce « personnel religieux » en France ? Parce que c'est lui qui a lancé le premier grand assaut contre notre mission civilisatrice en Afrique.
C'est... Nommerai-je celui dont nous rougissons ? Si vous le rencontrez sur un aéroport, quand il a remplacé sa barrette rouge par un chapeau mou, vous l'entendrez se présenter : « Duval ! » C'est ce pontife qui en septembre 1955 nous a insultés chez nous, dans nos propres églises, et qui a fait lire dans toutes les paroisses de France ses calomnies contre nos familles et nos institutions. Sa vague de fange a été poussée dans tout l'Empire Français. Certes, notre Patrie a faibli dans son devoir envers ses libérateurs de 1943-1945. Si elle a pu faiblir c'est que l'honneur de ses fils était bafoué à la face du monde et que, assailli de toutes parts, il ne pouvait s'imposer. Notre premier ennemi est donc l'actuel archevêque d'Alger. C'est lui qu'il nous faut rectifier le premier devant l'opinion publique, le présenter dans ses calomnies et dans sa trahison. En effet, son crime n'a pas seulement blessé notre honneur, il a aussi livré nos vies aux assassins. Il nous a livrés, quand il interdisait aux fidèles paroissiens de porter leurs jumelles dans les clochers de leurs églises pour prévenir les éventuelles agressions qui menaçaient nos villages, tandis qu'il prescrivait a certain curé de supporter les assassins de ses paroissiens, assassins postés avec leurs armes dans le jardinet du presbytère. Ce pontife a donc une langue maudite et du sang sur les mains. A vous de le faire savoir.
Il nous faut rectifier aussi Mgr Maury, actuel archevêque de Reims. Bien avant de monter sur le siège de saint Rémi, ce prélat dirigeait les Revues Missionnaires de Lyon. Ses « Annales de la Foi » imitèrent la « Semaine Religieuse d'Alger ». Avec un retard de quatre mois, elles renouvelaient contre nous l'atroce calomnie. Je pris l'initiative de signaler cette agression à Mgr le Directeur des Revues Missionnaires. Il me répondit courtoisement qu'il avait reçu le « Nihil obstat » du précédent. Il me précisait en outre que le dit précédent avait lui-même participé à la rédaction de l'article calomnieux. Je signalai l'atroce calomnie au co-rédacteur. Il joua l'ignorance compatissante. Tels sont les faits.
De ces deux calomniateurs lequel a menti ? Est-ce Mgr Maury en affirmant qu'il avait agi prudemment ou bien est-ce le co-rédacteur en exprimant sa totale ignorance ? Il ne m'est pas actuellement possible de répondre à cette question.
140:164
Mais ce qui est manifeste, c'est que ni l'un ni 1'autre n'a rétracté la calomnie, que l'on sache. Si bien que grâce à ces deux pontifes notre race a été insultée à la face du monde. Ils nous ont calomniés en France et dans notre Empire, dans tous les Pays de Mission de langue française et avec l'autorité d'une publication recommandée par le pape.
Civilisateurs exilés à Reims, ne pensez-vous pas que vous avez un mot à dire à votre archevêque ?
Un autre dignitaire de l'Église aurait aussi besoin de rectifier sa ligne chrétienne. C'est S. Em. le cardinal Liénart. Ce prince de l'Église, au début de nos malheurs, patronnait les « Prêtres de la Mission de France ». Nous savons les crimes de ses protégés à Hussein-Dey et à Souk-Ahras. Je me suis fait un devoir de les lui signaler. Il me fit une vaine réponse par son Vicaire Général, le Père Vinatier. Mais nous attendons encore les énergiques interventions de Son Éminence et de son Vicaire général en faveur de nos droits et de la Loi de Dieu. Ce prince de l'Église sut, à l'occasion, s'imposer un long voyage pour déposer en faveur d'un de ses protégés, passeur d'assassins -- que je ne m'abaisserai pas à nommer ici ; mais vous qui serviez la civilisation, vous harkis dépouillés, vous chrétiens calomniés, vous n'avez pas encore vu un prince de l'Église venir à la barre de l'opinion française défendre votre admirable cause. Vous n'avez que votre voix pour vous défendre, votre voix et vos mains.
Civilisateurs exilés à Lille, n'envisagez-vous pas d'inviter votre cardinal à rectifier sa position avant de se présenter à la porte de saint Pierre ?
Faudra-t-il nommer tous nos grands ennemis, tous ceux qui nous ont insultés ou trahis ? Cet évêque auxiliaire de Lyon, par exemple, qui reconnaissant ne pouvoir légitimer la guerre faite à nos familles, conseillait tout de même de laisser agir les assassins. Je n'ai pas appris que ce prélat soit revenu de son aberration. Nous savons par contre que les civilisateurs immobilisés à Lyon sont invités à honorer cet ennemi du nom chrétien. Pensez donc : entre deux erreurs théologiques, Mgr Ancel sait réparer une serrure.
Passerons-nous en revue tous les évêques de France ? A quelques admirables exceptions près, tous ont fait répandre dans toutes leurs paroisses ces mêmes calomnies.
Ils ont ainsi détourné la Chrétienté française de la Province qui a délivré Paris. Tous les évêques de France, à quelques admirables exceptions près sont coupables de collaboration au crime du premier calomniateur.
141:164
Parmi les évêques conscients de leur devoir, il nous faut distinguer un authentique Seigneur qui s'est dressé pour sauver l'honneur de l'Église de France : S. Em. le cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, a publié de nombreux écrits pour défendre ses compatriotes, Chrétiens et Musulmans, contre la tyrannie sanguinaire. Ce défenseur des innocents a gagné notre vénération à tout jamais. Que son tombeau soit fleuri, que son portrait soit dans nos missels et que sa mémoire chez nous soit pour des siècles entourée donneur.
D'autres évêques ont suivi son inspiration. Recherchez-les dans vos nouvelles provinces et sachez les honorer. Quant à la grosse majorité du Corps épiscopal, c'est un aréopage pour lequel il nous faut ardemment prier et qu'il nous faut conduire respectueusement jusqu'à la ligne du droit de l'homme et de la Loi de Dieu.
Ils sont coupables. Peut-on leur trouver des excuses ? En 1955, ils avaient peut-être des excuses, parce que la vague de boue créée par l'archevêque d'Alger a pu obscurcir leur jugement. Aujourd'hui nos évêques n'ont plus d'excuse et voici pourquoi.
Ils ont compris notre malheur. Tout le peuple français a compris notre malheur parce qu'il a lui-même subi cette débâcle de 1940 dont nous l'avons délivré. Les évêques se devaient de nous porter secours ou du moins de faire enquête pour juger si notre sort méritait quelque bienveillance. C'est une obligation de charité, la première que notre sainte religion impose.
La deuxième est plus urgente encore : nous sommes des victimes innocentes et victimes de leur agression. Tous vos nouveaux curés savent en effet que nos familles, malgré le choc psychologique que nous subissons, sont au moins aussi honnêtes, aussi travailleuses et aussi dévouées que leurs autres paroissiens. Il savent donc que nous étions des civilisateurs honnêtes et efficaces. Que si un de vos curés doutait encore de la qualité de notre race, je l'entendrais volontiers, comme j'ai écouté ses nombreux confrères qui m'ont dit leur admiration pour les chrétiens que nous avons formés en Afrique. Je l'entendrai et la documentation française est, à ce jour, assez abondante et assez précise pour convaincre le plus « bourré » de nos ennemis que ce sont leurs calomnies, la honteuse agression des cadres de l'Église, qui sont à l'origine de nos malheurs.
Les évêques ont donc le devoir de reconnaître notre qualité et leur tort. Ils n'ont aucune excuse de maintenir dans leurs églises les publications et les signatures dont les calomnies nous accablent aujourd'hui encore. La loi de Dieu et le droit de l'homme leur font obligation de condamner ces agents de la calomnie et de rétablir notre réputation.
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Tous les évêques cependant n'ont pas sombré. Plusieurs ont pris en mains notre cause. Nous avons un devoir particulier de vénération envers les nobles évêques de notre Province. S. Exc. Mgr Lacoste, évêque d'Oran, a publié une Lettre pastorale présentant à la France la remarquable valeur morale de nos Oranais. De même S. Exc. Mgr Pinier, évêque de Constantine, nous a défendus devant l'opinion française. Il est venu à Paris, durant la tourmente, et il a donné une conférence publique sur les mérites des citoyens français d'Algérie, et sur l'entière responsabilité des tyrans et des barbares qui nous agressaient. J'insiste, fidèles chrétiens, entourons ces nobles Pasteurs de notre vénération : ils ont sauvé l'honneur du Corps épiscopal, ils ont témoigné pour la vraie religion. Puissent-ils aider leurs collègues de France à se dégager de la mafia qui tyrannise l'Église catholique.
Nous abaisserons-nous à nommer toutes ces publications religieuses qui ont fait cause commune avec la barbarie ? Toutes ces publications étalées sur les « présentoirs » des églises de France, toutes ont imité notre Judas, canaux de la « béelzébuba » alimentés par des Dominicains du Boulevard Latour-Maubourg ou des Jésuites de l'Action Populaire, par des Assomptionistes de la rue Bayard (blessé de voir injurier des vainqueurs du Garigliano) ou des Franciscains du Maroc et de Toulouse, par des théologiens du Comité lyonnais ou des Intellectuels du Centre catholique, et par combien de « Semaines religieuses », hélas ! Cela fait un important troupeau de rédacteurs, ignorants ou rêveurs, encadrés par des traîtres. Au-dessus de ces ennemis de la Civilisation chrétienne, sachez distinguer « L'Homme Nouveau » de M. l'Abbé André Richard et de M. Marcel Clément, deux penseurs, l'un théologien, l'autre philosophe, qui avec leur noble équipe sont d'authentiques représentants de la Religion. Ils méritent notre considération et notre soutien, si modeste soit-il.
Civilisateurs au repos, est-ce que tout cela ne vous chatouille pas le creux de la main ? Je ne vous invite pas à eider le troupeau de « Béelzébuba » ([^11]). Pareille entreprise vaudrait un coup d'État, et je n'ai pas qualité pour faire un coup d'État dans l'Église car l'Évangile l'interdit, et je n'ai pas qualité pour faire un coup d'État dans la Nation parce que je vous parle en prêtre et non comme politicien.
143:164
Ce qui est de mon devoir c'est de vous rappeler le Commandement de Dieu : *honore ton père et ta mère.* Ce qui est de mon devoir c'est de vous arrêter devant les églises qui calomnient notre race. Vous n'avez pas à entrer dans de telles églises, si chrétiennes se déclareraient-elles. Vous n'avez pas à y entrer parce que quiconque insulte vos père et mère n'a pas droit à votre compagnie. Nul ne peut vous demander de tolérer une agression calomnieuse contre vos parents. Le devoir d'honorer vos père et mère est une Loi de Dieu qui impose à tous, et aux églises en particulier, d'en respecter l'exécution.
Que faire donc ? Quand il vous faut entrer dans une église pourvue par « Béelzébuba », commencez par toutes ces revues ennemies, quitte à verser un franc, un seul, dans la boîte spéciale, pour les quelques bonnes, pages mêlées à cette ordure, et aussi pour respecter la loi française. C'est un geste qu'accompliront aisément les fils des Libérateurs de Paris. Puis, quand l'église n'est plus un foyer de mensonges injurieux, vous pouvez y entrer dans un entier respect du Commandement de Dieu : *honore ton père et ta mère.*
C'est là une bien grande entreprise, me direz-vous. Nettoyer plusieurs milliers d'églises. Eh oui, c'est une grande entreprise. Mais, Civilisateurs, elle ne doit pas vous dépasser, puisque c'est une entreprise de civilisation. Nos aïeux n'ont pas calé devant les marais de la Berbérie, devant les doums et les jujubiers. Leurs fils n'ont pas à caler devant la fange et les calomnies de pâles ecclésiastiques.
D'ailleurs vous ne serez pas seuls. En France il y a une race de « paras ». Elle est prospère, elle est nombreuse. Elle compte des représentants dans toutes les classes, dans toutes les armes. On voudrait nommer ce commandant de C.R.S. qui, le 26 mars 1962, arracha ses galons plutôt que de tirer sur les femmes d'Alger. Le commandant, ses capitaines et tout son escadron se retirèrent. Saluons profondément ces Messieurs, comme d'authentiques « paras » qui savent s'immoler pour le droit des êtres humains. Ils ont des émules dans le clergé et parmi les fidèles des paroisses. Tous ces hommes d'honneur, toutes ces femmes d'honneur sont vos alliés naturels, et tout naturellement ils vous approuveront et vous aideront.
Organisez-vous donc selon un art que vous savez mieux que vos curés. Signalez au clergé de vos paroisses sa coopération au crime de calomnie. Exigez la disparition de toutes ces revues ennemies, de toutes les productions de leurs firmes. Et si le clergé maintient sa tyrannie, agissez : pour l'honneur de vos père et mère.
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Méfiez-vous cependant. Par exemple ne comptez pas trop vite sur le « Rassemblement des Silencieux ». Son Secrétaire Général vous fera une promesse, deux bonnes promesses. Il vous promettra jusqu'à quatre fois, et devant témoins, de soutenir votre juste cause ; mais au moment décisif il vous lâchera. M. le Secrétaire Général est un « Silencieux » qui aime parler et qu'on le fasse parler ; cependant, pour vous, au jour qu'il est, ce « Silencieux » mérite admirablement son titre, il est muet. Experto crede Roberto.
D'autres groupements, d'autres périodiques, qui sont moins agréés par l'épiscopat, sont à vos côtés depuis longtemps. Dispensez-moi de vous en donner la liste ([^12]), elle serait trop longue et mon énumération serait certainement incomplète. Vos alliés naturels vous les indiqueront. Soutenez-les.
Nous devrions, nous vos prêtres, entreprendre avec vous cet important nettoyage des églises. N'y comptez pas trop. Voici deux cas que je connais particulièrement et dont je vous prie d'excuser la présentation dans ma lettre. Arrivé comme vicaire dans une paroisse -- car en arrivant j'ai eu comme vous un notable avancement ; tandis qu'en Algérie j'étais curé et j'administrais des églises, ici je suis descendu au niveau des vicaires -- vicaire donc, je dis à mon très digne et très compétent curé que je travaillerais sous ses ordres avec d'autant plus de joie qu'il avait le bon goût de ne pas vendre toutes ces publications injurieuses. Après plusieurs années de résistance à la tyrannie, mon curé fut contraint, je dis officiellement contraint, de dresser un « présentoir » dans son église et de supporter tout ça. Je lui laissai voir mon désagrément. Il ne put rien pour notre cause. J'ai quitté cette église et mes hautes fonctions de vicaire. Les revues calomnieuses continuent d'être « présentées » aux paroissiens. Vous le constatez notre résistance aux firmes ennemies n'a obtenu aucun résultat.
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Je cherchai occupation sacerdotale auprès d'un autre curé également très digne et très zélé. Après deux ans de ma présence, il fut affligé d'un « vicaire novateur dirigé par l'autorité supérieure » pour affaiblir l'enseignement de la foi et la pratique religieuse dans la paroisse. Je me suis retiré avant qu'il ne tût arrivé. Quant au curé, réduit à l'inaction et désolé devant les désastres du « renouveau officiel », il tint dix mois, puis il se retira dans un autre diocèse. Même conclusion donc à notre résistance : résultat néant. Là encore les revues sont « présentées officiellement » avec leur charge de mensonges contre nous.
Je vous prie de remarquer que ce très digne curé fut contraint à quitter la direction de sa paroisse. La même mésaventure est arrivée à celui que j'ai servi en premier lieu : il fut réduit à la retraite avant d'en avoir atteint l'âge.
Devant les sanctions de la mafia j'ai dû me résoudre à la situation de « prêtre hors paroisse ». Vous comprendrez que je m'interdise de porter la « chkoumoune », à un troisième très digne et très zélé curé. Croyez-moi, nous sommes plus de quatre prêtres exclus des églises de France. Pensez-vous qu'on puisse demander à tous vos anciens curés de faire « hara-kiri » ? S'ils prenaient la décision d'abandonner les paroisses où ils exercent le saint ministère, ils passeraient officiellement pour avoir organisé une rébellion par une futile référence au Quatrième Commandement de Dieu, et ils seraient un peu plus étroitement bridés.
Les prêtres qui vous ont formés à la vie chrétienne ont parfaitement conscience de leur devoir d'attester votre innocence et de stigmatiser les traîtres. Vos prêtres ont honoré leur devoir. Dès notre arrivée en Métropole, en notre réunion de 1963, d'un commun accord, après nos démarches individuelles ; nous avons signalé vos souffrances à l'épiscopat français. Nous avions alors la naïveté de ne voir en eux que des pères de ces diocèses où nous nous réfugiions. Nous leur avons écrit comme des fils endoloris et remplis de respect. Leur Secrétaire général, Mgr Etchegaray, est venu nous entendre à une assemblée suivante. Il a voulu se montrer compréhensif. C'était bien le moins à faire. Il nous a déclaré qu'il ne pouvait rien, absolument rien sur les revues d'Église. Cela vous étonne. Ce n'est là pourtant qu'une manifestation ordinaire de la mafia et de sa tyrannie. Nos évêques ne sont pas les vrais chefs de notre Église. Ce ne sont pas eux qui dirigent l'enseignement chrétien dans notre Église catholique. Notre Chrétienté a été détruite et nous souffrons aujourd'hui parce que les évêques de France ont abandonné la direction de l'Église aux agents de « Béelzébuba ». C'est ainsi. Puisse le Christ y porter remède.
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Revenons aux déclarations de Mgr le Secrétaire général de l'épiscopat. Il nous promit d'agir du moins sur les Revues d'Action Catholique. Mais il faut croire que nos évêques n'ont pas plus d'autorité là qu'ailleurs car nous n'avons rien vu venir. Et depuis longtemps nous n'attendons plus que les publicistes mandatés officiellement par l'épiscopat rétractent leurs calomnies. La vague fut puissante pour salir notre honneur. Elle n'a plus d'eau pour s'épurer. Telle est l'emprise de la mafia sur l'Église de France.
Civilisateurs exilés à Marseille, vous avez un geste à faire auprès du Secrétaire général devenu votre évêque. Il vous appartient de prendre initiative et d'obtenir au moins dans votre diocèse d'adoption ce que vos prêtres se sont entendu promettre. Décidez-vous à agir. N'attendez pas un bon mouvement de celui qui veut être considéré comme un père. Comment voulez-vous que le Corps épiscopal se dresse spontanément aujourd'hui contre nos ennemis, alors que toutes les déclarations qu'il a faites de 1955 à 1962 ont facilité le jeu de ces mêmes ennemis ? Ils ont aidé les traîtres tout en se recommandant du droit naturel ou du droit de Dieu. Ne comptez pas que le Corps épiscopal vienne spontanément à votre noble cause. N'y comptez pas parce que, dans sa majorité, le Corps épiscopal étouffe sa paternité dans ses aberrations théologiques.
A qui donc pourrons-nous recourir. Au pape, direz-vous. Vos prêtres l'ont fait souvent. Vous savez sa dernière réponse : de notre ennemi numéro un il a fait un cardinal, un secrétaire de Synode et que sais-je encore !
C'est entendu. Vos prêtres ne peuvent rien contre la tyrannie ecclésiastique. Certes, les calomnies pèsent sur nous autant que sur vous-mêmes, puisque nous sommes de la même race de civilisateurs. Et sans prétendre en remontrer à l'Académie des Sciences Morales et Politiques, nous parlons comme des praticiens de civilisation, des éducateurs de peuples en voie de développement, comme les Hautes Instances s'imposent de dire encore ; mais nous ne pouvons pas plus que vous devant ces pontifes qui se permettent d'ignorer notre expérience. Nous ne pouvons rien, cadres inférieurs que nous sommes dans l'Église. La raison en est que, bien qu'ils ne l'exercent pas, nos évêques ont un authentique pouvoir de gouvernement dans l'Église. Ce pouvoir leur venant du Christ, nous ne pouvons ni le supprimer ni le remplacer, même pas quand il fait le malheur d'une Chrétienté innocente. Nous ne pouvons pas vous donner un épiscopat qui fasse appliquer la Loi de Dieu.
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Nous ne pouvons rien après nos nombreuses pétitions, sinon prier le Christ d'accorder assez de courage à nos évêques pour qu'ils élèvent leur vertu au niveau de leurs fonctions sacrées, et qu'ils fassent enfin respecter, chacun en son diocèse, les commandements de Dieu. Nous respectons l'autorité du Christ dans la piètre insuffisance de nos évêques. *Kyrie eleison...*
C'est parce que nous, vos prêtres, nous ne pouvons rien que je fais appel à vous et que je me permets de vous rappeler votre devoir d'honorer vos père et mère et de lancer au plus tôt la contre-attaque décisive.
Qu'est-ce qui me convainc que votre combat sera aujourd'hui déterminant comme le 6 septembre 1914, et comme le 13 mai 1944 ? C'est d'abord votre qualité. C'est votre travail, c'est le travail de vos prêtres. Race de civilisateurs, tous ensemble nous avons imposé nos qualités à l'attention de la Nation. La « Grande Zohra » elle-même n'a-t-elle pas reconnu que nous étions de vaillants Français ? Continuez fermement votre vie d'efforts acharnés. Mêlés à notre misère, nos souffrances, nos désespoirs eux-mêmes et nos morts prématurées sont autant de titres méritoires. Notre entraide aussi. Que pas un homme de notre Province ne supporte qu'un seul des nôtres pâtisse, sans lui porter aide, sans lui offrir ses services. Ceux d'entre nous qui ont pu retrouver leur sourire, se doivent de chasser la tristesse de tous les autres, et sans attendre qu'elle se déclare. Ce sont ces qualités, c'est cette ardeur à suivre la Loi de Dieu, qui nous ont gagné l'estime de nos voisins. Nos organisations aussi, toutes nos associations et surtout le F.N.R. du Général Jouhaud, pour ne nommer que lui. C'est un chef au-dessus de tout soupçon, comme vous le savez. Son Rassemblement doit être soutenu. Il sera une de nos forces les plus importantes. Sachons éteindre toutes les prétentions qui gêneraient son développement. Il ne doit pas laisser indifférents les brimés que nous sommes et qui avons besoin, un besoin urgent de retrouver notre juste réputation, des après notre pain quotidien. Grâce à l'ensemble de ces efforts, qui sont votre mérite, après dix ans votre situation est infiniment meilleure qu'au jour de votre débarquement pour gagner le combat.
Une autre condition favorise votre rétablissement, c'est l'extension de la tyrannie ennemie. Elle a atteint ses possibilités extrêmes. Elle dévoile son abjection. Mais oui, il devient évident que nos ennemis sont des traîtres, puisque, depuis plus de deux années déjà, ils attaquent directement la Messe de notre religion. Ils attaquent Dieu lui-même dans sa gloire, le Christ dans sa Résurrection. Ils attaquent, les misérables, la Sainte Vierge elle-même.
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Il est donc manifeste que ce sont des ennemis du Christ infiltrés dans notre Église catholique qui ont attaqué notre réputation et qui ont combattu la position avancée du Royaume de Dieu qu'était notre Chrétienté. Nous sommes victimes des ennemis du Christ. Le pape lui-même, après avoir aidé nos ennemis malgré leurs crimes, le pape doit défendre sa propre position devant eux et leur adresser des blâmes. Puisse Dieu nous accorder le pape dont ont besoin sa Loi et notre droit.
Nous sommes donc plus forts qu'il y a dix ans, et nos ennemis sont plus faibles. Nous voilà comme la France il y a trente ans : l'année 1942 sonna le relèvement du peuple français, l'année 1972 sonne le relèvement des Civilisateurs français. Redressons les épaules. Aplanissons les rides de nos fronts et, le regard souriant, hardi ! nous vaincrons.
Une fois notre réhabilitation chrétienne conquise sur la mafia, vous serez officiellement redevenus vous-mêmes. Vous pourrez obtenir l'honnête amnistie de nos défenseurs et l'indemnisation de vos patrimoines. Dieu aidera ses fils. Priez-le bien. Et, comme toujours, notre victoire sera un bon pas pour la vraie religion.
Abbé Vincent Serralda.
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### Lettre d'un expulsé à un de ses amis
par l'abbé Henri Suchet
L'abbé Henri Suchet après avoir exercé son ministère en Algérie pendant 40 ans -- il fut curé de Constantine après avoir été aumônier divisionnaire dans l'armée d'Afrique du général Weygand -- était installé, « rapatrié » comme on dit, à Fécamp. Il y était aumônier des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et de l'orphelinat de la Bénédictine. On verra par la lettre qui suit comment le clergé du lieu, aidé par Mgr Bardonne ; évêque auxiliaire de Rouen, a traité ce prêtre, ce frère infortuné.
On peut rappeler ici que l'abbé Suchet, descendant du maréchal de l'Empire, est un arrière-neveu de l'aumônier du corps expéditionnaire français de 1830.
*Cher Monsieur le Chanoine*
*Vous devez vous demander ce que je deviens et où en sont les promesses que je vous ai faites concernant M. J. Suchet.*
*Je vais vous le dire très humblement, j'avais descendu cet été en Vivarais toute une documentation et des photos, espérant trouver dans ma maison natale d'autres documents, travailler dans le calme et la solitude, quand soudainement ma gouvernante tomba très gravement malade on dut la transporter à l'hôpital d'Aubenas où elle demeura trois semaines.*
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*Puis ce fut mon tour d'être malade, et on dut nous ramener ici par la route* (*850 Km sans étape*)*. Ici des ennuis très graves m'attendaient. Il faut d'abord vous dire qu'en qualité de prêtre* « *pied-noir* » *j'ai toujours été suspect, d'autant plus que je ne me suis jamais gêné pour dire la vérité.*
*Ajoutez à cela que je suis traditionaliste et que je dis toujours la messe de saint Pie V, -- crime impardonnable ! Depuis dix-huit mois, les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul n'assistent plus à ma messe. J'ai à faire au curé de la paroisse à qui cette chapelle portait ombrage, au clergé progressiste qui a juré ma perte. C'est pourquoi Mgr Bardonne, évêque auxiliaire de Rouen, est venu à mon domicile avant Noël pour me signifier la fermeture de la chapelle à partir du 1^er^ janvier 1972.*
*Il fut très agressif, insolent, même. Il était en civil -- osa me dire qu'il m'enverrait pour m'aider et me défendre les prêtres d'* « *Échanges et dialogue* »* !*
*Devant cette offense, je le mis à la porte très énergiquement en lui disant :* « *C'est l'aumônier militaire qui vous parle.* » *Il écumait de rage. Quatre cents ans en arrière, il m'aurait envoyé au bûcher. Rouen n'est pas loin. Bien sûr, au bout de sept ans de présence, j'avais fait tomber bien des préjugés, prouvé que les prêtres de l'Algérie française n'avaient pas démérité, loin de là, qu'ils faisaient partie du dernier carré de la garde qui, au besoin, donne sa vie pour défendre la Sainte Église que d'autres assassinent.*
*Ma chapelle, contenant cent cinquante places, était devenue trop petite -- une belle chorale affiliée à* « *Una Voce* »*, chant grégorien, grande musique classique aussi. Les sœurs, ne pouvant me faire partir, ont décidé d'abandonner les lieux. Elles ont acheté un hôtel en face, où elles devaient s'installer le 1^er^ janvier 1972. Et cependant elles sont toujours là et ne sont pas pressées de s'en aller, ayant réussi à me faire chasser par l'évêque et le clergé.*
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*Je chantai ma dernière messe le 31 décembre, à 18 h., devant une foule très émue. Cette messe était pour le repos de l'âme du fondateur, M^e^ André Pierre Le Grand, mon bienfaiteur, également grand bienfaiteur des sœurs. Eh bien, elles ont refusé d'assister à cette messe ! Au grand scandale de tous. A la communion, alors que la chorale et la foule chantaient :* « *Ce n'est qu'un au revoir* »*, je consommai la Sainte Réserve, sachant que le Curé devait venir la retirer, en cachette, après ma messe et le départ des fidèles.*
*J'avais mis dans le chœur un immense drapeau, en berne et cravaté de noir, relique insigne qui avait flotté fièrement sur mon église Saint-Louis durant la guerre d'Algérie.*
*Devant le tabernacle vide nous chantâmes le* Miserere *et le* Parce Domine. *La foule partie, le Curé qui était camouflé avec les sœurs dans un couloir obscur pénétra dans la chapelle, en habit de chœur, suivi des sœurs* en procession, *me tendit un papier que je refusai, se dirigea vers le tabernacle...* « *Trop tard* »*, lui dis-je,* « *le Seigneur ne vous a pas attendu. Il est parti !* »
*Je n'oublierai jamais l'expression de leurs visages.*
*Il restait la pierre sacrée.* « *Ce que vous avez à faire, faites-le vite.* » *Il blêmit à ce rappel des paroles de Jésus à Judas. Et je partis en emportant d'une main mon calice et de l'autre mon drapeau.*
*Depuis, je dis ma messe chez moi. Tous les jours de dix à quinze communions ; les samedis soirs, je ne peux recevoir qu'une quarantaine de personnes, ainsi que le dimanche. Il y en a partout, dans la salle commune, la cuisine où j'ai installé un confessionnal mobile, dans les couloirs et l'escalier. On y prie et y chante bien. La réaction des fidèles est magnifique. Une pétition au Nonce Apostolique sous la responsabilité de deux docteurs éminents a reçu deux cents signatures environ. Cinq mille tracts sont sous impression, etc. Ça fait du bruit dont je me serais bien passé. Mon nom, ni mes fonctions ne sont plus mentionnés dans l'ordo 1972. Cependant mon titre de juridiction ne m'a pas été retiré.*
152:164
*Quand le calme sera revenu, je pourrai m'occuper de ce que vous m'avez demandé. En attendant, je vous exprime mes vœux très chrétiens pour vous-même, votre équipe et le succès de* « *ensemble *» *que je lis toujours avec un grand plaisir. En toute amitié fidèle.*
Henri Suchet.
aumônier.
153:164
### Tant de choses détruites
par Marcel Crozatier
« *UN homme est dit patriote lorsqu'il veut la guerre avec les autres. Mais quand par la fatigue, tout est à la paix, celui qui voudrait encore la guerre est ennemi public. *» Cette phrase extraite des « *Propos *» d'Alain éclaire d'un jour assez douteux les raisons profondes de l'abandon du Maghreb. Et les malheurs de cette minorité chrétienne qui voulait à tout prix conserver cette autre rive du lac Méditerranée à la France et à l'Europe.
C'est pourtant la seule lumière acceptée par la plupart de nos amis ; je veux parler de ceux qui étaient -- et qui sont toujours -- sincèrement navrés de nos malheurs.
Mais qui acceptent *les choses pour ce qu'elles sont.* Sans se rendre compte que cette formule faussement objective a été benoîtement jetée comme un voile de bonhomie sur les consciences pour les besoins d'une cause curieusement orientée.
Reconnaissons que ce genre de sophisme englue facilement. Parce qu'il excuse d'avance toutes lâchetés sous couvert de bon sens. A raisonner de la sorte, on peut en arriver à penser que plus de quarante millions de Français n'aspiraient qu'aux jouissances pacifiques d'une société de consommation après avoir tellement souffert de la dernière guerre et résisté à l'oppresseur. Que, parallèlement, plus de la moitié des Algériens de souche (?) ayant atteint l'âge politique adulte aspiraient à une indépendance méritée.
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Dans ces conditions, les quelques 1 500 000 petits-blancs brandisseurs de casseroles ne pouvaient avoir raison contre tous. Même pas contre le débile François Mauriac qui écrivait le 10 mars 1956 :
« Le tout est de savoir... si un million d'hommes pourront indéfiniment imposer par la force leur présence à neuf millions d'autochtones misérables et prolifiques... »
Et surtout pas contre Mgr Duval, archevêque (revêtu, depuis, d'une pourpre pas seulement cardinalice) qui écrivait à des prêtres algérois émus et inquiets des enlèvements et des assassinats de tant des leurs par le F.L.N.
« *Nous tenons à vous rassurer, Messieurs, Vos confrères n'ont pas été mutilés et ils ont été enterrés avec leur soutane !* »
Le fait d'avoir été enterré avec la soutane, écrit Jean Boisson-Pradier constituait donc pour Mgr Duval une consolation suffisante pour excuser le geste criminel des nationalistes algériens...
Cette attitude était d'autant moins admissible que l'affirmation était fausse. Ainsi, entre autres, le corps de l'abbé Cerda, curé de Sidi Moussa, avait-il été retrouvé les yeux arrachés et les oreilles coupées...
Que pouvaient les petits-blancs petits-chrétiens contre la toute-puissance de cet Ubu archevêque qui défiait la charité et la logique avec parfois une abominable candeur.
C'est ainsi que *Le Monde* du 11 janvier 1964 publiait une longue déclaration du personnage, qui après avoir constaté la quasi disparition de l'Église en Algérie entendait définir ses orientations nouvelles :
« *En Algérie, les rapports entre l'Église et l'État sont bons. La grande épreuve pour l'Église a été le départ de neuf dixièmes de ses membres* (*sic*)*... En Algérie, comme il se doit, l'Église n'a pas choisi d'être étrangère, mais algérienne !* »
Enfin, pour terminer sur ce curieux prélat, rappelons l'anecdote suivante, puisée à la même source ([^13])
*En avril 1964, Mgr Duval commente aux militants de l'Action Catholique, l'impossibilité dans laquelle Caritas* (*ex Secours catholique*) *s'était trouvé de distribuer des boîtes de lait à des enfants. La police algérienne avait arrêté le camion et n'acceptait de le laisser repartir qu'à la condition que le lait ne fût pas distribué à un groupe d'enfants du Harkis massacrés par le F.L.N.. Mgr Duval regretta l'intransigeance de la Police algérienne en affirmant :*
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« *Après tout, ces enfants auraient eu droit au lait. Leurs pères ont payé !* »
On ne peut étaler plus crûment un manque de charité et de patriotisme aussi total. Dans le cœur du prélat, les pauvres Harkis, coupables d'avoir servi la France, méritaient donc à ce titre les châtiments qui leur avaient été infligés !
\*\*\*
La péripétie Duval, si décevante qu'elle soit apparue à notre petit peuple, profondément catholique dans sa majorité, et si attaché à l'Église, est cependant loin d'avoir été « déterminante » dans cette imposture dramatique dont les vrais responsables avaient depuis longtemps agencé les épisodes à partir de Moscou, de Washington et de Paris surtout, pour faire croire à une inéluctable tragédie.
Mais dix ans après, il est encore trop tôt, ou déjà trop tard pour démonter les mécanismes d'une défaite savamment préparée. Minutieusement. Avec une science du terrain, des événements et des hommes dont les grands chefs de guerre se servaient autrefois pour élaborer leurs victoires...
\*\*\*
Ce génie à rebours demande à peine moins d'efforts que l'autre. En cela, il est proprement *admirable.* Et sans doute encore plus admiré ! Pour la raison qu'il se pare davantage d'éclats et de lumières. Forcé qu'il est d'éblouir autant ses séides que ses contempteurs ! Car sa vérité est évidemment incomplète. Et sa nature, infirme. Il lui manque la dimension de l'Esprit... ou celle du cœur.
D'où cet attachement aux fastes aveuglants qui facilitent une idolâtrie sans nuances. L'exemple vient de loin. Le Diable sait aussi briller en Lucifer : le porteur de lumière !
La faute contre l'esprit, quand elle n'est pas, comme d'habitude, soigneusement dissimulée, peut ainsi être tellement éclatante qu'elle en devient invisible !
Il peut paraître dangereux, ou dément, de vouloir pousser plus avant cette idée à propos d'un simple chapitre de l'Histoire de France qui ne touche, à y bien regarder, qu'une faible partie des Français.
La victoire de la première guerre mondiale a coûté à la Nation plus de morts que la défaite d'Algérie nous a valu d'exilés. Et le Diable, apparemment, n'y a pas été mêlé !
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C'est peut-être que le Diable y était pour peu... ou en tout cas que personne n'a osé entonner de péan à sa gloire devant aucun charnier. Le malheur était grand, certes. Et la douleur des Européens justifiée par les deuils innombrables et absurdes. Mais point si absurdes qu'ils missent en cause une société encore solide en privant l'homme d'une de ses dimensions.
La subversion n'est pas née de ces ruines et de ces cendres. Tandis qu'elle s'est nourrie des appétits de jouissance ultérieurs. Et des anarchies subséquentes. Insidieusement, diaboliquement, serais-je tenté d'écrire si mon insistance ne pouvait être prise pour la marque d'une obsession déraisonnable.
Bien sûr, il serait tentant de chasser mes chimères -- le Diable, comme chacun sait, est mort au Moyen Age -- et de grossir la troupe des combattants honnêtes qui traquent le mal aux seuls endroits où il peut rationnellement se trouver. Il est plus convenable de se battre contre un adversaire parfaitement défini et mesuré. Même s'il est multiple et apparemment puissant. Et l'ardeur de Quichotte ne faiblit pas à défier seul une troupe de géants. Mais il n'est blessé, en fin de compte, que par l'aile d'un moulin à vent !
Je crains que la logique du Chevalier errant, installée dans des postulats pour lui sans failles, ne conduise beaucoup de nos amis aux mêmes gribouilleries et aux mêmes déconfitures !
\*\*\*
Le mal de la société actuelle, en général, et les abandons français en Algérie qui m'occupent particulièrement, ont des causes immédiates qu'il convient de dénoncer. Mais vouloir les séparer sous prétexte de mieux les éliminer, conduit à oublier peut-être qu'elles sont issues de la même volonté ; sans doute pourrait-on écrire : de la même volonté.
Quand on nous disait, par exemple, que les Algériens avaient raison de vouloir être maîtres chez eux, il était facile de répondre que le « Chez soi » des Algériens ne correspondait à aucune réalité nationale. Ferhat Abbas l'avait noté avant nous et publiquement énoncé. Cette évidence a-t-elle changé quoi que ce soit à l'attitude de nos détracteurs ?
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Quand on nous contait que le Français n'était installé dans le Maghreb que depuis cent trente ans à peine et qu'il y prenait la place de l'Arabe... il était facile de démontrer que les Arabes n'y étaient qu'une petite minorité issue de leur invasion du VII^e^ siècle... Qu'avant eux, pour s'en tenir à une période historique relativement récente, les Phéniciens et les Romains, puis les Vandales et les Byzantins y avaient fait souche... Qu'après eux, les Normands, les Almohades, les Mérinides, les Espagnols, les Turcs et enfin les Français avaient largement colonisé cette partie du monde.
Les positions de M. François Mauriac et de bien d'autres faiseurs d'opinion de l'époque en ont-elles varié pour autant ?
Auraient-elles varié même si on leur avait appris que parmi les nationalistes maghrébins les plus acharnés à notre éviction, beaucoup n'étaient installés dans le pays que bien après les pionniers français ? Tel M. Mongi Slim, qui est de très récente origine grecque. Tel M. Salah Ferhat, président du Destour, qui débarquait de Turquie ?
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Quand on nous terrifiait avec le récit des atrocités commises par l'O.A.S. ou par les « paras », il était atrocement simple de prouver que les pires violences venaient d'en face. Des documents, dont certains très officiels, existaient... et existent encore ! Certaines photographies de charniers, certaines attitudes de cadavres émasculés, éventrés, essorillés, égorgés... certains récits d'enlèvements et de massacres sont des témoignages d'une horreur insoutenable. Et pourtant... qui continue-t-on d'accuser ?
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Dans un domaine différent, de braves gens incriminaient justement le parti communiste parce qu'il jouait un jeu antifrançais. Et dénonçaient ses entreprises qui allaient de la démoralisation du « contingent », jusqu'à la trahison pure et simple de l'aspirant Maillot...
Mais dans le même temps, ces mêmes braves gens, tout à leur désir de « faire pièce » à l'adversaire, n'osaient pas admettre les dangereux pendants américain, anglais et italien des subversions moscoutaires ; l'insidieux ouvrage de démolition des syndicats contrôlés par la C.I.S.L. ; les fournitures d'armes, la formation de cadres militants, les campagnes de presse orientées... et, plus dangereux encore, les conciliabules secrets, les tractations souterraines au puant relent de pétrole !
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En a-t-il entendu, ce petit peuple pied-noir méprisé et honni sous le vocable générique et péjoratif de colons ! Alors que le sens véritable du mot est parfaitement honnête. Le petit Larousse en donne la définition suivante : « Habitant immigré ou descendant d'immigrés dans une colonie. » Et que sans doute, n'en déplaise au petit Larousse, l'acception locale en était plutôt dérivée de l'espagnol, où un colon n'est rien d'autre qu'un fermier. Dois-je rappeler que les fermiers, possesseurs de terre, ne représentaient qu'une faible part de la population non musulmane ?
De l'oppression colonialiste au colon profiteur il n'y avait qu'un pas. Vite franchi et dûment enregistré au bêtisier officiel. Et s'il arrivait que, par malchance, tel vieux colon fût trop connu pour son désintéressement, ou pour le bien et la charité qu'il dispensait autour de lui pour qu'il fût habile de le ranger parmi les oppresseurs... alors on l'accusait de *paternalisme !* Et le bon patriarche devenait alors presqu'un barbare par la vicieuse vertu d'un presque barbarisme !
Les mêmes accusateurs... ou leurs cousins, n'hésitent pas à presser les vieux pays d'Occident afin qu'ils aident les peuples sous développés à atteindre l'âge adulte !
\*\*\*
Arrivé à ce point de mon propos, il serait sans doute bon de revenir en arrière. De relire. De reconstruire un article qui m'a été demandé à seule fin d'éclairer des amis.
Ai-je seulement réussi à être clair ? J'ai plutôt conscience d'avoir tout mêlé, dans ma hâte à dire beaucoup et ma crainte de m'étendre plus que permis.
Les temps sont trop proches. Et notre présent encore un chaos. D'autres prétendraient déjà en dire l'histoire ? Voire... Cette entreprise exige un éloignement et une hauteur inaccessibles à ce jour. Pour être utile, il suffit de témoigner. On peut alors se laisser aller. Écrire, ainsi que le fit notre ami le Bachaga Boualem ([^14]) :
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« ...*Dans ce matin agacé d'orage, la Mas Fondu et son vieux drapeau sale, celui que les fellaga n'auront jamais ne sont pas le symbole d'un passé mais celui de notre espérance. L'espoir que demain l'Occident, puisque la France officielle ne l'a pas voulu, reconnaisse avant qu'il soit trop tard, avant que le communisme n'ait jeté bas cette croix et ce croissant que nous avions si bien su réconcilier -- je pèse mes mots -- ce qu'avec la France nous avions fait là-bas. Ce que nous pouvions y faire encore... Le reste que 90 % de mes frères attendaient de la Patrie, le reste qui a été défait par une poignée de fanatiques sincères et un quarteron de fripouilles qui n'ont jamais représenté, je le jure sur mes ancêtres, sur mon fils mort pour la France, l'Algérie. Alors pourquoi cette honte nous est-elle infligée ? *»
On peut témoigner et demander simplement pourquoi cette honte nous a été infligée. Ou bien, oublieux de toute prudence, réenfourcher notre dada...
L'Histoire dira peut-être aux générations à venir -- si le goût de l'Histoire et le droit à l'Histoire nous survivent -- les faits et les impostures qui ont accompagné cette période. Mais les historiens auront-ils loisir d'utiliser sérieusement ces témoignages ? Le temps va de plus en plus vite, même pour ceux qui savent que cette accélération n'est qu'un leurre supplémentaire. Une abstraction d'abstraction : génitif abscons ! Caricature dans la vie quotidienne où la Télévision et autres ustensiles de foire nous informent des combats de boxe « du siècle »... des courses automobiles « du siècle », des débats « du siècle ». Cent siècles au moins par an. Qui dit mieux ?
Qu'on me pardonne si je m'égare un peu. La dispersion *aussi* est un mal du siècle. Et les incidentes vous font perdre le fil et suivre la queue du Diable !
J'en étais à l'Histoire. Osera-t-elle jamais exposer les véritables motifs des impostures et des subreptions de cette période désastreuse ? Ceux que je persiste a croire diaboliques. Et qui sont, à mon sens, étroitement liés aux entreprises de subversions en tous genres.
Destruction... destructions (Delenda... delenda). Destructions de la cellule famille et de la cellule cité par un juridisme échevelé. De la moralité et de la santé par les pollutions et les proctolâtries... De l'honneur par la dérision... de l'homme, enfin, par la suppression de la dimension esprit.
\*\*\*
C'est ici qu'on touche au plus grave. Et que j'éprouve quelque vertige à extrapoler. A raisonner sur un ensemble qui me dépasse à partir de ma seule expérience de chrétien pied-noir...
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Faut il revenir sur le rôle néfaste de certains clercs qui ont fauté contre l'esprit sous prétexte de « sens de l'Histoire »... de progrès ? Et brandi la bannière progressiste sans se rendre compte, espérons-le, qu'elle est celle des agnostiques.
Les agnostiques, dira-t-on, ont toujours existé. Assurément. Mais ils se déclaraient. N'attaquaient que de l'extérieur. Un adversaire reconnu peut aisément être combattu et souvent convaincu ; les exemples sont nombreux. Comment désigner par contre un détracteur qui agit depuis l'intérieur ? Et comment le combattre ? Surtout s'il pousse l'artifice jusqu'à faire croire qu'il combat pour le Bien... Ou qu'il est sourd...
Qu'on se souvienne : Alors que toute l'armée de Charlemagne entendait l'appel désespéré de Roland et s'arrêtait, inquiète, le Roi dit : « *Nos hommes livrent bataille. *» Ganelon lui répondit, hypocritement : « *Qu'un autre l'eût dit, cela eût paru grand mensonge ! *»
Car Ganelon était, officiellement, un *fidèle* du Roi. Pour éviter... ou retarder le secours à Roland, il ne pouvait que feindre de ne rien entendre...
Je veux croire que cette allusion à la légende soit un peu abusive. Que les Ganelon soient heureusement moins nombreux qu'il paraît. J'ose espérer que les rares prêtres qui nous ont apparemment trahis n'ont intimement pas eu conscience de cette trahison. Qu'ils étaient, qu'ils sont encore, si j'ose dire, de *bonne foi*. Et que quelqu'un les a dupés. Eux aussi.
Mais alors, il est temps qu'ils se reprennent. Lorsqu'on détruit, consciemment ou inconsciemment, une parcelle de la chrétienté... lorsqu'on divise l'Église, en fin de compte, quel Maître sert-on ?
En tout cas pas Notre-Seigneur, qui nous a rédimés pour nous élever et non pour faire de nous, comme l'Autre, des esclaves...
Je souhaite, à ce propos, que chacun relise les admirables réflexions de saint Augustin -- le plus grand des Pieds-noirs ! -- et notamment cette phrase :
-- « Celui qui nous a créés sans nous, ne nous sauvera pas sans nous ! »
Marcel Crozatier.
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### « Intégrés » ? Non
*Propos de Barthélemy Cotto*
Autre témoignage sur ces dix années, celui de M. Barthélemy Cotto, commerçant. Il possédait une brasserie à Alger. Il est installé maintenant à Paris. Ce qu'il nous a dit est important parce que M. Cotto fait partie d'une génération qui a vécu toute la première moitié de sa vie en Algérie, parce qu'il a gardé beaucoup de ses relations algéroises et voit beaucoup de monde. Et aussi par le caractère de l'homme, qui attire le respect de tous ceux qui le connaissent.
-- « Non, je ne me sens pas « intégré ». Nous connaissons tous des gens qui peuvent s'installer partout, et être aussi bien ici que là. Il y a des nomades de nature. Mais nous ne sommes pas faits comme ça. Je ne suis pas intégré, et je crois que c'est le cas le plus fréquent, celui de la majorité.
« En surface, bien sûr, les pieds-noirs font bonne figure. Tu croirais qu'ils sont parfaitement à l'aise, heureux de vivre, d'être là. C'est parce qu'ils ne veulent pas avoir l'air de se plaindre. Par fierté. Mais c'est un masque. Au fond d'eux-mêmes, c'est bien différent... Dans le cas des femmes en particulier. Il n'y a pas une femme de chez nous qui se sente bien à Paris.
« Et je suis certain que le mal va en empirant. Plus les années passent et plus nous sommes tristes, cafardeux. Ce n'est pas parce qu'il s'est passé dix ans que ça nous paraît lointain, atténué. Au contraire. Il s'est passé dix ans, et chaque, année, cela nous pèse un peu plus. Et ce n'est pas une question d'âge, ou de réussite.
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L'autre jour, je voyais le docteur B. Il est jeune, il a une belle clientèle. Cela veut dire un travail qui l'occupe beaucoup. Et qu'il ne manque pas d'argent. Eh bien, il était en plein désarroi. La nostalgie, le vide qu'on sent tout d'un coup, quand on se dit : à quoi bon ?
« Pourquoi ? D'abord parce que nous ne ressemblons pas aux gens avec qui nous vivons. Impossible de s'entendre. Rien de pareil. Nous ne sommes pas le même peuple, sans doute. Nous avons fait la guerre pour rester Français, et maintenant on s'aperçoit qu'on n'a pas de point commun avec les Français. Voilà, c'est une bizarrerie.
« Je sens constamment en moi, une amertume, presque une rancœur. Je marche dans la foule, je me demande ce que je fais là, pourquoi je suis là, dans ce décor, au milieu de ces gens. Tout ça ne me regarde pas. Quelquefois, j'aurais envie de frapper. Je me dis que c'est idiot. Je me raisonne.
« Penser qu'en dix ans je ne me suis pas fait un ami ici. Et pourtant, dans mon métier, c'est tout naturel de se lier. J'ai des clients qui viennent depuis sept ans, que je vois matin et soir. Je serais incapable de dire leur nom, leur prénom, ce qu'ils font dans la vie. Ça ne m'intéresse pas. Ils viennent. On échange quelques mots. Je joue le jeu, bien sûr, je sais ce que je dois faire, mais pour moi, il y a un mur.
« Que veux-tu ? Il reste toujours quelque chose d'une gifle qu'on a reçue. Et nous avons reçu une gifle. Je ne peux pas oublier. J'ai été trop mal accueilli. Ça a été trop dur. Pas possible de renouer après cela.
« Dans le Midi, ce n'est sans doute pas la même chose. Entre pieds-noirs, d'abord, les choses se passent beaucoup mieux. Ils sont plus groupés. Ils se voient. Ils sont restés comme on était là-bas. Ils ont gardé nos mœurs, le même genre de vie, les habitudes. Et puis les gens du Midi doivent être plus proches de nous. A Paris, rien de pareil. Les pieds-noirs sont dispersés. Même entre amis on ne se voit pas.
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Alors, ici, il s'est passé quelque chose : il y a des pieds-noirs qui ont lâché. Ils sont devenus... disons qu'ils ont pourri. Ils dissimulent ce qu'ils sont. Avec des Métropolitains, ils ne diront pas qu'ils sont pieds-noirs, la plupart du temps. Comme s'ils se cachaient. Comme s'ils gagnaient quelque chose à se cacher, les pauvres.
« Nous, on nous a détruits, quand même. Maintenant tout ce qui peut compter pour nous, c'est la famille et les amis. Et des amis, il y en a moins qu'on pourrait le croire.
« Et pour le patriotisme, les grands problèmes, l'avenir du pays, qu'on ne me parle plus de tout ça. Non, pas possible. Nous avons eu trop de déceptions, trop d'échecs. Même après être arrivés ici, les premiers temps, on avait l'illusion qu'il y avait des gens propres qu'il fallait aider, qui voulaient sortir la France de la gadoue. Illusion, illusion totale. Nous avons bien vu que nous ne pouvions pas faire confiance. Inutile de citer des noms. Mais qu'on ne vienne me parler de rien. Des citoyens à part, tout à fait, voilà ce qu'on est.
« Et puis on se sent seul. Ce n'est pas possible de s'intéresser à des histoires où d'ailleurs nous n'avons rien à faire, avec des gens qui ne se sont peut-être même jamais aperçus qu'on avait eu des ennuis, ou même tout simplement qu'on existait et peut-être pas dans les meilleures conditions.
« Dix ans après être arrivé ici, je n'ai pas réussi. Je ne me plains pas, mais je constate : je vis, je n'ai pas réussi. Et d'ailleurs, contrairement à ce qu'on raconte souvent, il n'y a pas beaucoup de réussites chez les pieds-noirs. Il y a même un maximum d'échecs, on peut le dire. Mais justement, on ne le dit pas. Il y a même un journal, je ne sais plus lequel, je ne le lis pas, qui a titré : « Les pieds-noirs qui sont devenus milliardaires. » Voilà. Comme c'est simple. On débarque et dix ans après on est milliardaire. Et il doit y avoir des gens pour le croire, puisqu'ils croyaient déjà que tout le monde était milliardaire en Algérie. C'était le vrai titre, ça : « *Les pieds-noirs qui sont redevenus milliardaires. *» Mais qui ont-ils pu citer ? Enrico Macias, je pense.
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« On ne parle pas des gens qui sont ruinés, de ceux qui se sont suicidés, des femmes qui sont devenues folles, de celles qui sont déprimées, on ne parle pas de tous les pieds-noirs à la traîne. Il suffit que je regarde et j'en vois. X. qui était un grand commerçant, un homme solidement établi, il est dans la misère. Et Y. c'est presque la même chose. Et C. il est chômeur depuis des mois. Seulement ceux-là, on n'en parle pas. On ne parle pas non plus des échéances, des dettes que nous avons. On ne parle que des prêts, et tout le monde imagine qu'avec les prêts on nous a fait la vie facile. On nous prend même pour des chanceux, des favorisés. Nous faisans envie.
« Le pied-noir sera toujours un pied-noir pour le Français. C'est-à-dire un étranger. Quelqu'un d'un peu suspect. Et chez les pieds-noirs, il y a deux catégories : ceux qui sont restés purs, et ceux qui ont tourné casaque. Sans doute que c'était trop lourd pour eux.
« Je suis sûr que le pied-noir, je parle du fidèle, du solide, n'est pas un homme heureux. La presse raconte ce qu'elle veut -- il y a longtemps qu'on sait ce qu'il faut en penser -- mais la vérité c'est que le pied-noir n'est pas à l'aise. Il porte la tristesse sur lui. J'en vois beaucoup, moi, forcément. Tu les regardes, ils sont là à rire, à parler fort, à plaisanter en se tapant dans le dos. Tu croirais qu'ils sont heureux. Et puis tout d'un coup, ils s'arrêtent. Quelque chose casse. Ils ont les yeux vides. Ils se retrouvent seuls. Voilà, c'est fini. Après cela, on peut lâcher n'importe quelle plaisanterie, on ne les fera pas rire.
« La solitude, ça existe ici plus qu'ailleurs. On ne voit pas ses amis. On voit à peine sa famille. Tu es perdu dans ce Paris. Tu es dans la rue, tu ne reconnais personne. Il n'y a pas une porte où tu aies envie de t'arrêter pour aller voir un copain. Alger, c'était un village. Partout où on allait, on connaissait les gens. Ici, tu es désemparé. Si tu as envie de parler ou de prendre un verre, si tu as un petit service à demander, tu ne sais à qui t'adresser. Même dans le quartier.
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« Pour les enfants, pour les jeunes, c'est autre chose. Ils perdent le contact. Pour eux, l'Algérie, c'est loin. Les plus jeunes ont à peine connu. Ils prennent l'accent d'ici, les expressions, les habitudes. Et de ce côté-là aussi, on se retrouve piégés.
« Ceux qui nous disent que ça va mieux pour nous, que notre situation est stabilisée, ce sont des gens qui parlent de ce qu'ils ne connaissent pas. Ceux qui n'ont pas vécu la chose ne peuvent pas savoir. C'est comme quand on perd sa mère. Les amis ont de la peine pour nous, ils viennent compatir, mais la douleur reste pour soi, les autres n'y peuvent rien, ils ne peuvent même pas savoir exactement ce qu'on ressent.
« Et malgré ceux qui nous disent que le mal s'atténue, je suis certain, certain, que le mal s'aggrave pour nous. C'est comme le cancer qui ronge tous les jours plus profond, plus large. C'est mon sentiment. On devient comme ces vieux Russes qui ont quitté leur pays il y a cinquante ans et qui ne se trouvent bien qu'entre eux. Leur pays, c'est la neige et le froid, et pourtant ils ne pensent qu'à ça, et ils s'enferment pour en parler.
« C'est difficile, quand quelqu'un a vécu cinquante ans dans un pays, de le transporter dans un autre. Dans un autre où personne ne fait de cadeau, où personne n'a d'ailleurs jamais essayé de comprendre ce qui nous était arrivé. A l'origine, ils étaient mal éclairés, mis en condition, bon. Mais maintenant, dix ans après ? Dix ans après, c'est la même chose.
« Voilà, c'est comme cela que nous vivons. J'ai l'air de dire du mal des Français ? Je ne suis pas anti, je ne suis anti-rien. Je veux bien que chacun soit comme il veut, vive comme il lui plait, mais j'ai le droit de regarder, de dire si j'aime ou je n'aime pas. Je ne les aime pas, c'est vrai. Mais ils n'ont *rien* fait pour qu'on ait d'autres sentiments. »
Propos de Barthélemy Cotto\
*recueillis par G. L.*
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### Notes pour comprendre les Français d'Algérie
par Jean-Paul Angelelli
Jean-Paul ANGELELLI est né à Bab-el-Oued en 1934. Études secondaires et universitaires à Alger. Service militaire au 6^e^ Spahis (croix de la valeur militaire, une citation). Professeur d'histoire. Thèse de doctorat du 3^e^ cycle : « L'opinion française et l'Algérie de 1930 ».
CE JEUNE PIED-NOIR DÉCLARE : « J'écoute (chez moi) toutes ces histoires. Mais ça ne m'intéresse pas. Je ne suis pas de là-bas mais d'ici. La guerre d'Algérie, la guerre de 1914, c'est pareil pour moi. » ([^15])
Mezzo voce, c'est ce que nous déclareraient de nombreux Français si ces Français restaient fidèles à l'étymologie du mot qui les désigne : Francs, franchise. En fait, dix ans d'hexagone nous ont appris qu'il y a tant de choses ici qui se pensent et ne s'expriment pas. Conséquence durable de la guerre, de l'occupation, de la libération et des épurations qui ont marqué l'histoire de France des trente dernières années ?
De toute façon, il est bon de le savoir, de réfléchir et de répondre. Ces quelques notes n'ont pas d'autre but...
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D'une manière générale, nous serions et même nous sommes acceptés comme une minorité régionale ayant son accent, ses traditions et son folklore. « Mais évidemment ce sont nos pieds-noirs », laisse échapper condescendant le chef de l'État qui venait de serrer la main à un responsable d'une association pied-noire d'une ville française.
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L'anecdote se situe vers les années 64-65 au cours d'une tournée de contacts comme les aimait celui qui a si aimablement défini ses compatriotes comme des « veaux ». J'ai oublié le nom de la ville et le nom du lèche-bottes qui fut d'ailleurs désavoué par ses anciens compatriotes. Je retiens l'anecdote, oh combien significative. Les pouvoirs qui tiennent ce pays (et il n'y a pas que le pouvoir politique) s'accommodent assez bien des Pieds-Noirs comme il y a les Parisiens, les Normands, les mineurs, les pêcheurs à la ligne, les Anciens de n'importe quoi...
Les difficultés commencent lorsque ces Pieds-Noirs font entendre : 1) qu'ils ne renient pas leur passé ; 2) qu'ils ont des droits (nous pourrions retourner la formule de Clemenceau « Nous avons des droits sur vous ») ; 3) qu'ils ne s'estiment pas satisfaits et qu'ils entendent défendre leur histoire et leur présent. Là nous devenons franchement gênants. Poussées à bout nos Excellences nous le feraient savoir vertement : « Vous nous avez causé trop de soucis. Nous avons été si bons avec vous. Restez sages... » Sous-entendu : « S'il faut encore vous mater, nous avons en réserve d'excellents instruments... »
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Je n'invente rien. C'était à peu près les termes qu'un député U.D.R., au demeurant honnête homme, utilisait pour répondre à une lettre où des Pieds Noirs lui demandaient les raisons de son hostilité persistante devant les projets d'amnistie alors déposés par l'opposition.
On a peut-être trop oublié que « l'amnistie large, généreuse et totale » n'a été rien de tout cela. Qu'elle fut imposée par les circonstances et votée du bout des doigts, dans ce fameux délai des sept ans, purgatoire obligatoire pour les condamnés des guerres civiles françaises (la Commune en 1880, 1951 pour les réprouvés de 40-45).
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Dès 60, les premières fournées commençaient pour les nôtres. En y regardant de plus prés, la clémence de César nous a même gratifié d'une année supplémentaire. Mettons-la au compte de l'âge et des événements. Voyez comme nous sommes incorrigibles. Nous ne songeons même pas à dire merci...
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Ce qui est insupportable, ce qui nous fait réagir, ce qui continuera à nous « tolérer » ce n'est pas le souvenir de notre défaite. Encore que celle-ci ait été cruelle, nous saisissons mieux maintenant que le rapport des forces nous était tellement défavorable que de l'échec du putsch d'avril 61 à mars 62, avoir encore tenu à peu près un an n'a pas été un mince exploit.
Non, ce qui ne passe pas, c'est le « moralisme » de nos censeurs politiques, ecclésiastiques, intellectuels (surtout ceux-là), syndicaux. Rappelez-vous les reproches qui nous étaient adressés pour, d'abord, nous déshonorer, ensuite nous couper du tissu national, enfin nous écraser. Nous avons été abreuvés de mots en *ismes*, de mots qui tuent plus sûrement que des balles : colonialisme, fascisme, racisme. Avec nous, le détail ne comptait pas, ni cette « compréhension » qu'une opinion femelle accorde actuellement aux révoltés de la société de consommation ou aux rebelles des quatre coins du monde. Tout une artillerie se déclencha contre nous quand le signal en fut donné par les plus hautes autorités, c'est-à-dire dès la fin du mois de janvier 60.
On s'expose à ne rien saisir de nos réactions et de notre comportement entre 60 et 62 si les coups de dent et les coups de gueule de cette meute lâchée sur ordre sont négligés. A la longue, nous sommes devenus enragés et il était nécessaire que nous le fussions pour être abattus.
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Les preuves abondent. Dans les mois, dans les années qui suivent, nous allons mieux les connaître. Tout se passe comme si la pierre tombale qui se referme sur le cercueil de Colombey s'ouvrait lentement, trop lentement mais sûrement sur une autre tombe : celle de l'Algérie française. Et quel grouillis là-dessous. Comptez combien de fois le mot Algérie revient de la crise des Services Secrets à ces « combinaisons » entre barbouzes et politiciens affairistes, et combien d'autres. Le gui l'an neuf nous apporte en cadeau la corbeille de la nouvelle société. Elle promet. Depuis ces hauts personnages débarrassés de leurs soucis fiscaux jusqu'à ces étranges intermédiaires de basse police ou de basse finance. Or n'oublions pas que c'est ce beau monde qui hier n'avait pas assez de sarcasmes pour les privilèges financiers des Français d'Algérie. Nous étions jugés par des orfèvres...
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Entendu à la radio ce matin : « *L'Express* démonte pour vous le crime de la fusillade de Londonderry. » *L'Express* n'a pas dénoncé le crime de la fusillade du 26 mars. A la Télévision une rapide comparaison a été esquissée. Elle n'a pas été reprise. C'était trop dangereux. On reconnaît ici le « poids » de l'Algérie dans ces allusions ou ces références.
Ce qui ne peut être nié. Pour liquider l'Algérie, l'ancien Chef de l'État soit s'est débarrassé de ce qu'il y avait de meilleur dans les organes d'exécution, soit a contraint ces exécutants à un véritable viol moral ou à désobéir. Il en est résulté une fêlure profonde qui explique la crise du régime en mai 68. Une élite manquait dans ce pays qui se dissolvait littéralement. Pourquoi réagir si c'était pour être désavoué le lendemain ? Quand il y eut la peur de l'anarchie et la crainte du communisme, le régime l'emporta mais ce « passage à vide » ne fut pas oublié. de Gaulle le paya un an plus tard.
Et pour terminer sur ce sujet, remarquons que de Gaulle a été frappé par le boomerang algérien mais d'une autre façon. N'est-ce pas à l'occasion des pourparlers secrets avec les rebelles que se révèle pour la première fois la présence de Georges Pompidou ([^16]) ?
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Ensuite il s'imposa comme homme politique derrière puis à côté du Général. Les pleureuses du gaullisme orthodoxe l'accusent d'avoir trahi son ancien Patron. Comme celui-ci avait déjà trahi, pour arriver au pouvoir, les Français (Européens et Musulmans) d'Algérie, l'Armée et même une partie de ses fidèles, il n'y a rien là que de très normal. En fait l'histoire réelle doit être plus compliquée. Et maintenant, si la trahison interne fait partie des traditions de la V^e^ République, on attend la suite sans impatience.
Cet orateur s'écriait à la fin de ses discours : « Vive les Pieds-Noirs au cœur tricolore. » C'était un peu déroulédien mais enfin vers 63-64 des assemblées de rapatriés éclataient en applaudissements à la fin de la formule. L'an dernier, le slogan ne passa pas à la fin du déjeuner d'une amicale pied-noire. Les quelques bravos rendirent le silence général plus sensible. Que s'est-il passé ? Serions-nous passés dans le camp de « l'anti-France » ? Aurions-nous oublié ce patriotisme puissant qui fut jusqu'en 1962 l'un de nos meilleurs ciments ?
Je m'interroge car je sais que les miens ont profondément raison. Parce qu'ils ont vu déchirer l'unité nationale, parce qu'ils ne peuvent que s'interroger sur la valeur exacte du patriotisme d'un pays qui renia d'un cœur léger plus d'un million des siens, parce qu'ils ont appris que les mots ne signifient rien quand les actes les démentent. Où est l'indépendance nationale d'un pays qui serait mis à genoux en un mois si on le privait de son ravitaillement en énergie (la brillante politique gaullienne nous rend dépendant dans ce domaine et du monde arabe et de la Russie) ? D'un pays qui serait occupé en moins d'une semaine par les troupes du pacte de Varsovie comme vient d'en témoigner un transfuge tchèque (au point que même un Michel Debré reconnaît la nécessité de la présence des troupes américaines en Europe) ?
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Mais tout cela est bien intellectuel. En réalité notre patriotisme était lié à l'Algérie française. C'était le sentiment d'hommes des « marches » de la France impériale, de la Grande France rose qui coloriait les atlas muraux d'avant 1939. Cette France est morte et les deux guerres mondiales y sont pour beaucoup. Il reste un pays où nous vivons, peut-être mieux qu'ailleurs, peut-être plus mal. Un pays où nous nous trouvons en marge. Admettons un instant en jouant à la politique-fiction que ce pays devienne très légalement, très démocratiquement (je veux dire avec l'accord de la majorité de ses habitants) un pays communiste (une « démocratie avancée » comme dit ce bon M. Marchais). Personnellement, et pourvu que les circonstances ne nous prennent pas de vitesse, je n'hésiterai pas à l'abandonner sans retour. On voit donc que désormais l'idéologie a remplacé le sentiment. Nous voici Français avec des « si »...
Nous voilà ramenés à l'Algérie et à notre histoire qui dura un bon siècle et qui n'est pas simple. Il y eut nos rapports avec cette terre et avec ses habitants. Des légendes se sont créées. Deux semblent s'imposer que nous simplifierons en les nommant la légende rose et la légende noire. Nous avons souvent défendu la première. Nos adversaires sur place et en Métropole nous ont opposé la seconde. Ce qu'il faut savoir, c'est que deux doctrines ont toujours existé depuis le début de la conquête de l'Algérie. Il y avait ceux qui estimaient que nous n'avions rien à y faire et qu'après tout les Arabes étaient libres de vivre dans leur civilisation (arrière-pensée : les colonies étaient du temps et de l'argent gaspillés alors qu'il y avait plus urgent à faire). Et il y a ceux qui raisonnèrent en terme de civilisation, de mission (quel que soit le contenu de cette mission) laïque ou catholique ou républicaine ou socialiste ou communiste puisque même le P.C. caressa le rêve d'une République algérienne socialiste fédérée dans un ensemble français. La colonisation, c'est-à-dire la greffe terrienne, charnelle, d'implants français sur la terre africaine fut choisie comme moyen d'action.
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Cela ne se fit pas sans difficultés, sans hésitations et faut-il le préciser sans injustices mais l'Histoire du monde et de ses civilisations a toujours contenu le meilleur et le pire. Victor Hugo fait honte à Bugeaud qui hésite à partir pour l'Algérie. « Là-bas vous allez reprendre l'œuvre abandonnée par Rome, Général ! » C'est plus qu'une anecdote. Les Français d'Algérie furent le fer de lance de cette politique, d'une politique décidée et ordonnée par la France, ou du moins par ses gouvernements.
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Mais cette France était-elle si forte pour se lancer dans une telle action ? Le XIX^e^ siècle est pour elle un siècle de guerres civiles, d'affrontements politiques, économiques, sociaux entre la France de l'Ancien Régime qui n'en finit pas de mourir et la France de la Révolution déchirée elle-même entre plusieurs héritages (du libéralisme au jacobinisme). C'est une France vaincue (déjà) en 70, malthusienne en démographie, en retard dans de nombreux domaines. Le chiffre d'un million de Français installés en Algérie (d'un million et demi si on élargit au Maghreb) n'avait rien d'extraordinaire et n'oublions pas qu'il comprenait autant de Français « de souche » que de Français « intégrés ». Doublons simplement ce chiffre et dès le XIX^e^ siècle l'Afrique du Nord aurait connu un destin différent. Vu de l'extérieur, notre nombre était impressionnant (la plus forte communauté européenne établie dans un pays d'Afrique si l'on met à part l'Afrique du Sud, ceci avant 14). En réalité, sur place, la densité était faible. L'Algérie coloniale, dès la fin du XIX^e^ siècle, est une peau de chagrin qui a ses points forts : les villes et les zones littorales -- et autour, des « îles » de peuplement dans l'océan autochtone.
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Cet océan, nos grands-parents le connaissaient bien. Ils savaient que son calme apparent cachait de redoutables tempêtes. Il fallait naviguer prudemment et éviter les courants redoutables qui se heurtaient à la surface. Ceci se nomma la politique « indigène ». Elle fut plus compliquée qu'on ne le croit et hélas trop souvent contradictoire.
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En gros, les responsables (et parmi eux les Métropolitains furent majoritaires) hésitèrent, c'est-à-dire pratiquèrent deux politiques. L'une consistait à « conserver » le plus possible le peuple indigène, surtout la masse rurale, en l'encadrant solidement. L'autre à le faire évoluer et à l'intégrer dans les structures de la civilisation européenne. Dans les deux cas, l'obstacle, et l'on s'en rendit vite compte, était religieux. Et le cléricalisme musulman se révélait plus coriace que le cléricalisme catholique.
C'était tout le problème d'une société différente qu'il fallait ou détruire ou absorber. L'attaque brutale fut évitée. Un exemple : le statut (rétrograde) de la femme musulmane d'Algérie auquel on évita soigneusement de toucher (une personnalité aussi islamophile que Massignon s'indignait en 1930 que l'on tolérât sous la souveraineté française en Algérie une situation qui disparaissait en Égypte et en Turquie). L'absorption demandait du temps. Entreprise avant 1914, cette politique fut prise de court par la guerre et les conséquences qu'elle entraîna.
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Après la guerre de 14-18, les Musulmans avaient connu en masse (en tant que soldats et en tant que travailleurs) la Métropole. Les pertes avaient été lourdes en quantité et en qualité. Des idéologies mondiales (la plus virulente étant le communisme) allaient s'attaquer aux colonies des pays d'Occident. Sans doute fallait-il agir vite. Les représentants des Français d'Algérie ou ne comprirent pas que le moment était venu d'associer l'élite algérienne à la politique locale et à la politique nationale ou ne se sentirent pas assez forts pour risquer une telle politique ou déjà n'avaient plus confiance dans la puissance française pour limiter les dangers certains d'un élargissement des droits politiques des Algériens musulmans. C'est un fait mais ses causes et ses responsabilités sont partagées. La perspective des « députés en burnous » rencontrait en Métropole moins d'enthousiastes qu'on ne le croit généralement (à distance on comprend mieux les situations historiques et a posteriori les leçons sont faciles à tirer et à donner). Le résultat était une impasse dont profita le nationalisme algérien : Après il y eut l'effondrement national de 40 et la guerre franco-française qui se déroula sous les yeux des Musulmans, l'après-guerre et ses difficultés, la guerre d'Indochine, la guerre froide.
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Dès cette période, nous avions le dos au mur. Le nationalisme algérien avait posé le problème en termes radicaux : la valise ou le cercueil. Les profiteurs de l'indépendance (surtout ceux qui ne se sont jamais battus) peuvent mépriser le vieux prophète Messali. C'est quand même lui qui a jeté les bases de leur pouvoir.
Et malgré tout, au-delà de considérations politiques qui peuvent être discutées ou discutables, une partie des Musulmans nous faisait confiance. Les Métropolitains reprocheront aux Français d'Algérie leur attitude « paternaliste » ou « raciste » envers les Arabes. On ne peut juger un problème avant de l'avoir connu. Nous assistons paradoxalement à la constitution en France (pas seulement, dans d'autres pays d'Occident aussi) d'un peuplement immigré. Peuplement qui ne peut manquer de se développer dans les années qui viennent pour des raisons économiques et démographiques. Les rapports Métropolitains-immigrés (surtout Nord Africains et Noirs) sont-ils si idylliques ?
Nous avons connu à peu près un siècle de coexistence en terre d'Afrique. A force il y eut de l'Arabe en nous et il y eut de nous dans l'Arabe. J'ai tort de dire l'Arabe. Il n'existait pas « en soi » comme Joseph de Maistre a bien montré que « l'Homme » de la Déclaration des Droits était une entité abstraite. Il y avait, nous avons connu, des bourgeois, des étudiants, des commerçants, des paysans, des anciens combattants arabes. Dans son armoire aux souvenirs, chacun d'entre nous bat des cartes avec des visages pour reprendre une formule d'Appolinaire. Chacun a eu des « amis » arabes et chacun s'est dit « mais après tout ils sont nos pareils » en même temps que nous sentions aussi (mais très fort) ce que le géographe E.F. Gautier nommait la « cloison étanche », ce mur invisible entre l'Occident et l'Orient. Nous nous y perdions un peu. La rébellion algérienne est sortie du « bled » et jamais les deux sociétés n'y étaient si intimement mêlées. Les étudiants algériens d'avant 54 étaient pour la plupart occidentalisés jusqu'au bout des ongles et beaucoup furent des adversaires implacables. Ils tiennent maintenant les rênes de la nouvelle Algérie et toute leur politique ignore ce « bled » sans qui ils ne seraient rien.
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Quand les Métropolitains portent une opinion là-dessus, il vaut mieux hausser les épaules. Notre coexistence a duré des dizaines d'années. Je connais des « pieds rouges » ou des « pieds verts » (les coopérants d'après l'indépendance) qui n'ont pas tenu trois ans. Et d'autres qui vivent en Algérie dans des cellules de béton et de solitude. A distance, c'était plus facile n'est-ce pas ?
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Et pourtant nous sommes partis, en masse et précipitamment. On connaît les explications officielles intéressées : l'O.A.S., les attentats « sauvages. », etc. Ne perdons pas de temps à les réfuter. Un historien sérieux a fait remarquer que si les départs avaient eu pour cause la peur, on ne comprendrait pas l'absence de retours à l'automne lorsque la situation fut relativement stabilisé ([^17]). Non, il y eut autre chose. Et d'abord un réflexe profond, d'ordre biologique, à comparer avec le flot des réfugiés français de 40 ou des réfugiés allemands de l'Est devant l'arrivée des armées rouges. Le gouvernement français en fut plus surpris que le FLN, encore que ce dernier n'eût jamais mesuré exactement l'importance économique de la communauté européenne d'Algérie (il assure maintenant le contraire et se réjouit de cet exode qui lui laissa les mains libres, mais les dirigeants de la nouvelle Algérie n'en sont ni à un mensonge ni à une contradiction près). Comment, nous refusions les accords d'Évian, ses vérités truquées et ses fausses garanties ? C'était incompréhensible mais c'était un fait.
Ce qui ne collait pas, il nous semble qu'à distance nous le distinguons mieux. Les Français d'Algérie ne répondaient pas à l'image qui avait été si complaisamment répandue sur eux. Celle de gens intéressés, qui accepte
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raient tout, y compris de perdre quelques plumes, pour rester dans un pays qu'ils aimaient (et où de nombreux responsables métropolitains pensaient, in petto, qu'ils s'étaient bien engraissés). En un mois, tout fut balayé. Le pouvoir gaulliste escomptait notre maintien comme soutien de sa politique. C'était négliger que ce pouvoir, même avec le soutien des 9/10° des électeurs, n'était pas le nôtre et que nous avions été payés pour savoir qui paierait ses mensonges. Quant aux balançoires comme le maintien de la civilisation française au Maghreb, ceux qui les utilisaient ne pouvaient se regarder dans une glace sans éclater de rire. Les Algériens, en ce qui les concerne, nous envisageaient volontiers comme des esclaves « techniques » dont ils auraient tiré le maximum (à titre de « réparations ») tout en ne se gênant pas pour spolier et étriller qui ils voulaient et quand ils le voudraient. Quelques centaines de milliers d'otages, voilà qui devait faire rêver les descendants des anciens barbaresques. Nous avons aussi refusé cette solution-là. Mesurions-nous ce qui nous attendait ? Sans doute pas mais nous prions les Courrière et consorts de se dispenser de leurs petites salauderies sur les pauvres pieds-noirs victimes de leurs mauvais bergers. Et d'abord, parce que ce que beaucoup d'entre nous regrettent, c'est de ne pas avoir laissé assez de dégâts. Il faut, dire que pour réaliser entièrement l'opération 1830, nous faisions confiance à nos « successeurs ».
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Rions un peu. Lu dans *Le Monde littéraire* cette présentation de Jules Roy. « C'est un pied-noir chassé d'Algérie et qui entreprend dans ses romans de retracer le passé de son ancien pays. » Dix ans après, voilà comment on écrit l'histoire. Lui qui cirait les bottes de Ferhat Abbas dans les colonnes de *L'Express*, qui balance sur ses compatriotes en 60-61 un pamphlet *la Guerre d'Algérie* (qu'il vient d'avoir la délicate attention de rééditer cette année, en guise d'anniversaire sans doute...), qui se campait dans une attitude -- fière de « grand bâtard à cheveux-blancs » s'offrant en holocauste dans les dernières pages de son livre, le voici victime. On en pleurerait, ma parole. Il vient d'essuyer un échec pour entrer à l'Académie. S'il était élu, je suggère que nous nous cotisions pour lui offrir... un poignard. En signe de reconnaissance...
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Son cas est d'ailleurs loin d'être unique. Les pieds-noirs qui ont pris parti contre les leurs, soit directement, soit par péché d'omission, se rencontrent nombreux dans la radio, la télévision, les couloirs des maisons d'édition et autres commerces. Les discussions avec eux tournent vite court. Ils sont gênés quand ils connaissent vos opinions (d'ailleurs ils nous « reniflent » comme on les déteste, curiosité qui ne peut manquer de tenter un psychologue). En général ils gagnent bien leur vie, leur reniement étant certainement pour leurs employeurs le gage d'une fidélité à tout faire et à toute épreuve. Le plus pénible avec eux, c'est qu'ils voudraient vous passer leur syphilis morale. Vous les devinez quand ils s'apitoient sur « nos malheurs » d'un ton faussement chagriné : « Je l'avais toujours dit, il fallait s'entendre avec le FLN, tenez en 19.. Ferhat Abbas m'assurait... »
Il paraît qu'il y a pire... les anciens des réseaux Jeanson que les Algériens n'ont pu supporter (l'Islam a ceci de bon qu'il n'encaisse pas les m'fourni, les retournés, les renégats) et qui traînent leurs haines contradictoires de la Presse à l'Université. Mais j'avoue ne pas en avoir rencontré. Il faudrait être masochiste ou aimer le niveau de l'ordure.
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Certains, associés à une faune politicienne et aux pieds-noirs qui ont choisi l'Algérie, ont tenté une reconversion dans le soutien publicitaire à la cause palestinienne. Pour l'instant et en France c'est un tchoufa ([^18]) retentissant. Ils ont pourtant essayé de « placer » les fedayin comme ils avaient « placé » les fellouzes. Mais ça n'intéresse pas l'hexagonal moyen. Pour plusieurs raisons et d'abord l'échec des Palestiniens sur le terrain puisqu'ils n'ont pas réussi à s'incruster dans les territoires occupés par Israël. Restait à employer l'argument d'une guerre internationale qui éclaterait au Moyen Orient à cause d'eux.
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Juste ce qui pouvait effrayer un Occident pacifique. La gauche avancée se réjouissait par avance de voir ces combattants progressistes renverser les régimes arabes « réactionnaires » ou « pro-occidentaux ». A condition qu'ils se laissent faire, ce qui n'est pas précisément le cas (c'est même tout le contraire). Alors restait à monter à l'échelle mondiale une opération « conscience » comme celles qui furent employées pendant la guerre d'Algérie (opération « torture », ou « résistance » ou « répression »). C'était le bon temps. Mais les luttes inter-arabes ont moins d'importance que le Vietnam. Ce bon abbé Scotto à la recherche de nouveaux paroissiens n'en est pas encore revenu.
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Combien de pieds-noirs et de Français qui se sont sentis assez Algériens pour aider le FLN ont choisi la nationalité de leur cause, « Algériens » par le sang qu'ils ont fait verser : quelques centaines en comptant large. Combien de Musulmans algériens ont choisi la nationalité française : 150 000, un chiffre qui n'a rien de définitif. La comparaison entre ces deux faits se passe de commentaires ([^19]).
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S'il est une bataille que nous n'avons pas su engager sérieusement, c'est la bataille de l'opinion publique en Métropole. Nous partions avec un préjugé favorable de la part de groupes certes influents mais minoritaires : l'extrême droite qui avait l'Empire dans les viscères (il vaudrait mieux dire : les extrêmes droites et entendre par là moins une opinion cataloguée qu'une sensibilité ou un tempérament), les partis républicains (au sens de ce mot sous la III^e^ République), des socialistes jacobins à ces radicaux conservateurs que nous ne regretterons jamais assez, les forces de l'ordre. Mais nous rencontrions en sourdine une hostilité puissante contre le « colon » (et a priori tout Français d'Algérie était un colon, c'est-à-dire un type gras, avec casque colonial, cigare au bec et cravache à la main pour faire suer le burnous du bicot ;
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il y a du vrai dans l'étonnement et l'émotion de Guy Mollet découvrant le 6 février que des ouvriers le huaient), le gars parti là-bas parce qu'il était incapable de réussir en Métropole, le pourri ou le marginal. Et d'ailleurs qui avait vraiment vu l'Algérie, ne serait-ce qu'entre les deux guerres ? Quelques milliers de touristes (de grands touristes), de fonctionnaires civils et militaires, les évadés de France à partir de 42 et les politiciens qui ne s'attardèrent pas dans l'Alger de 44. D'où ce sentiment de redécouverte de l'Algérie à la fois naïf, superficiel et sincère qui animera les appelés des années 56.
En face les Arabes n'avaient pas la partie aussi belle qu'on le croit généralement. Seule une étude systématique et générale de l'opinion française pourrait nous montrer ce qui pouvait émerger d' « images » successives ou superposées : le « sidi » vrai prolétaire de la France industrielle, à la fois plaint, craint et méprisé ; le soldat, zouave, spahi, tirailleur qui apportait au Français patriote le salut de l'Empire ; le caïd de grande tente que l'on voyait surtout dans les villes d'eaux ou venant se libérer dans la capitale de son puritanisme islamique et enfin ces jeunes « intellectuels, souples, insinuants » comme les décrivait Gautier en 1930, couches nouvelles que plus d'un politicien français travaillé par des rêves gambettistes rêvait d'attacher à son char démagogique.
On soutiendra avec quelque raison que c'est la guerre qui a basculé l'opinion, que la décolonisation était déjà prônée comme inévitable et nécessaire par ceux qui tenaient le pays (les forces financières, les syndicats). Les maîtres de l'Université et les maîtres à penser sentaient que l'exploitation abusive de la Résistance et de ses martyrs intéressait moins les jeunes générations, et d'autres, à commencer par ceux qui sont toujours ennuyés quand un sujet revient trop souvent à la une, que le traumatisme de 1940 n'était pas effacé et quoi encore. Mais tout ceci remplira d'épais bouquins et je préfère, quant à moi, une simple citation :
« Si le pouvoir et les partis français étaient responsables de ces errements, la presse les avait elle-même créés. Les journalistes qui se rendaient en Algérie rencontraient habituellement leurs propres images reflétées par les miroirs de la rébellion. Peu se reconnaissaient. Interviewant un « petit blanc » de Bab-el-Oued, ils enregistraient un cri du cœur spontané et maladroit, mais qui valait par lui-même.
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Interrogeant un responsable de la rébellion, ils appréciaient des trésors inépuisables de sagesse, de maturité politique, de délicatesses et de nuances. Ils écoutaient alors, lues par une voix, par mille voix impersonnelles, leurs propres articles appris par cœur comme une sourate du Coran et rendus avec un extraordinaire talent de mimétisme. Ils étaient évidemment ravis et nous perdions à la comparaison. »
Ce n'est qu'un extrait d'une page d'une lucidité aiguë où Jean-Jacques Susini analyse l'intoxication de la Métropole en 1961. ([^20]) J'ai de la sympathie pour Susini. Je l'ai approuvé d'essayer, avec des atouts dérisoires, d'empêcher le déferlement des haines et des rages qui nous étaient promis après le 1^er^ juillet. On a oublié ici et là que toute la communauté européenne était loin d'être partie pour ce jour fatidique. Nous étions quelques centaines de milliers à être retenus par la force des choses dans la nasse. Les massacres d'Oran après l'indépendance nous ont donné une faible idée de ce qui se serait passé un peu partout en Algérie si au moins provisoirement (et même très provisoirement je le concède) l'ennemi n'avait pas désarmé sur le plan psychologique. J'envie ceux qui le critiquent la conscience tranquille comme on a reproché au vieux Maréchal d'avoir signé l'armistice de 40 (par contre il n'est pas un Européen sensé qui n'approuve l'attentisme et la non violence érigés en système de la Tchécoslovaquie depuis août 68). Ceux-là étaient-ils sur place ? Je n'ai pas à être garant de tout ce qu'est ou fait ou fera cet homme. Mais je suis sûr qu'à un moment donné, vécu directement (la seule chose qui compte vraiment, tout le reste peut être transformé) Susini a évité le pire. Et en écrivant cela, je sais qu'auprès de beaucoup cela ni ne plaira ni ne passera. Tant pis. Par respect ou par gêne, j'ai souvent caché dans des discussions « entre nous » que je trouvais trop facile que l'on fît de Susini le bouc émissaire d'un échec collectif : le nôtre.
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Je sais que nous avons déçu ceux qui nous comparaient aux défenseurs de Numance. Nous ne sommes pas ensevelis sous nos propres décombres. Nous n'avons pas donné d'Alger ou d'Oran le spectacle de Berlin 1945. Nous n'avons pas transformé nos rues en barricades ni nos maisons en blockhaus. Les envoyés de la presse métropolitaine qui espéraient du sensationnel et du sanglant pour leurs lecteurs voyeurs en sont restés pour leurs frais. Et nous avons des amis qui ont été désappointés. C'était la fin d'un monde, d'une histoire, d'une très longue aventure et nous choisissions la fuite. Pour les images d'Épinal, la résistance à outrance eût été préférable et au tréfonds de nous-mêmes il était impossible d'oublier ces mains levées pour des serments solennels devant des cercueils frais ou des monuments aux morts : « Nous jurons, oui nous jurons de sauver l'Algérie française ou de périr. » L'Algérie française est morte et nous sommes vivants. On ne s'est pas gêné pour nous le reprocher. « Alors votre jusqu'auboutisme, du cinéma ? » d'où explication par la trahison et les responsabilités qui retombent sur Susini. « A la dernière minute, nous avons été trahis », et en corollaire : « L'armée allait basculer pour nous ». C'est faux et c'est idiot. L'armée était résignée à la défaite. C'est elle qui aurait été chargée de réduire l'éventuelle résistance des bastions urbains. Nos armes n'existaient plus. Les plus engagés ou les plus compromis étaient déjà partis (et je ne songe pas à le leur reprocher même si la formule « appelés sur un autre théâtre d'opérations » était d'un ridicule sonore). Tout point de résistance eût entraîné à côté des massacres de gens sans armes. Tout le bled en particulier aurait été livré à l'égorgement. Était-ce honorable ? Sur les quais et sur les aérogares, il y avait des milliers et des milliers de gens qui attendaient un moyen de transport. Dans un village du bled, un commandant avait regroupé sa compagnie, soit près de quatre cent hommes. Il déclarait aux Français du cru : « S'il vous arrive quelque chose, essayez par tous les moyens de gagner le cantonnement (une ancienne ferme). Là vous êtes en territoire français et protégés. Mais ne comptez pas sur mes troupes pour aller vous dégager. Ce sont les ordres, que voulez-vous ? » Quand on a connu de tels moments et ce mélange de chagrin, de désespoir et d'angoisse devant cette livraison gratuite, insensée d'otages vivants aux Moloch de l'indépendance, les bravades a posteriori sont insupportables.
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Ce fut la première semaine de l'indépendance. Des jours longs, très longs, pénibles, dangereux aussi, nous ne savions plus très bien. J'ai encore vu ce matin de juillet 62 les drapeaux français et algérien flotter côte à côte sur une préfecture algérienne. Tant de luttes, de souffrances et de sang pour en arriver là. Et puis ce fut cette marée humaine qui déferla partout, cette forêt de drapeaux verts et blancs brandis, cet immense grondement qui pendant des jours et des nuits résonna comme un immense tamtam. Chacun ne peut raconter que ce qu'il a vu. En Kabylie, il n'y eut pas d'exactions ([^21]). Les combattants de l'intérieur qui avaient tenu sept ans étaient rarissimes et la véritable armée de Libération Nationale, celle qui était suréquipée et fraîche et qui campait aux frontières n'était pas encore entrée en Algérie. (Plus tard ceux de l'intérieur et ceux de l'extérieur s'affronteront dans des luttes qui ne sont pas encore terminées mais qu'importe.) Par contre beaucoup jouaient aux héros, les adolescents et les enfants surtout, costumés, portant ostensiblement des armes blanches ou en bois. Les soldats français avaient disparu. De temps en temps une jeep de service rodait, saluée par des quolibets ou par des crachats. Nous étions calfeutrés dans des maisons aux volets fermés contre lesquels parfois des cailloux volaient. Il fallait surtout cacher les véhicules qui étaient réquisitionnés d'office par de soi-disant responsables qui y entassaient un monde invraisemblable pour les grandes manifestations de masse des capitales. Les cris et les chants ne s'arrêtaient pas de la nuit. Il y eut le référendum de l'indépendance où des Européens durent se rendre et voter en montrant le bulletin « Oui », au milieu des applaudissements narquois.
Nous étions sur le fil du rasoir. Une imprudence pouvait passer pour une provocation. Pendant quelques jours nous avons connu ce que vivent quotidiennement les habitants des pays totalitaires de l'Est. Faire bonne figure et faire semblant. D'anciens ouvriers sollicitaient les colons qui avaient été leurs patrons. « Quand tu pars, ta maison c'est pour moi. » Ceci dit sans haine et sans hargne. C'était la dépossession voilà tout. Le roumi était venu. Le roumi s'en allait. Allah est le plus grand.
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Jusqu'à la dernière minute, il était question que le bateau ne parte pas (et quelle chance d'en avoir un). La Compagnie Générale Transatlantique sortait d'une grève qui avait éclaté comme par hasard dans les premiers jours de juillet. (Depuis je me suis juré de ne plus jamais y avoir recours.) C'était notre dernier voyage. Je n'ai pas vu de gens pleurer mais des visages crispés, des mains figées sur les bastingages quand le panorama d'Alger commençait à tourner avec les manœuvres du navire. Nous ressentions un immense soulagement et, en dessous, d'autres sentiments que nous n'avions pas le temps d'analyser. Nous vivions, c'est après que nous comprendrions ; c'était fini et ce serait notre dernier souvenir d'Algérie. Tout se passait normalement. C'était, après la naissance et avant la mort, l'une de ces bissectrices essentielles d'une existence. Tout ce qui suivrait n'aurait ni le même goût, ni la même odeur mais nous étions si insensibilisés que nous l'avons à peine perçu. Dans les années qui suivirent, cette faille que nous portons en nous allait s'élargir et tuer les plus âgés ou les plus faibles. Notre espérance de vie en est raccourcie de plusieurs années. Il vaut mieux le savoir.
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Depuis nous connaissons la « nostalgérie » ([^22]). Encore faut-il s'expliquer... Nous portons une Algérie en nous, notre Algérie. Pour chacun elle est liée aux lieux où s'est déroulée son enfance, son adolescence, sa vie d'adulte. C'est une série d'instantanés, de photographies figées, choisies parmi d'innombrables clichés qui défilent dans la mémoire. C'est à Tipasa que tu as lu *Noces* parmi les ruines et tu trouvais alors que cela faisait très « gens de lettres » car nous étions infectés de parisianisme intellectuel -- c'est dans les contreforts du Zaccar, en cueillant des arbouses et en découvrant les ruines mangées par la végétation d'une ancienne ferme française que tu compris que ce pays était encore plus difficile que tu ne le croyais -- c'est en voyant Bab-el-Oued désert et sinistre que tu compris que ton enfance était morte.
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Certains pied-noirs n'y ont plus tenu. D'autres en sont obsédés. Repartir, revoir l'espace d'un voyage, d'une tournée, d'une journée, ces endroits où nous avons vécu. Remettre nos pas dans nos anciennes empreintes. Nous délivrer de ces réminiscences, de ces rêves qui reviennent à l'improviste. Les mutilés ont mal au membre qui leur manque. Nous sommes pareils. Il y a des jours où l'Algérie nous mord dans la peau.
Mais il faut se raisonner. Nous ne sommes pas des zombies. L'Algérie que nous avons quittée est morte définitivement. Nous retrouverions autre chose, que nous ne comprendrions plus. L'un de ces jours, un entrepreneur de « loisirs » flairera la bonne affaire. Gageons qu'il sera pied-noir. Le « pèlerinage en Algérie » de Paris à Paris par Tipasa, la Mitidja et Notre-Dame d'Afrique. Soleil, Mer bleue et couscous garantis. En supplément la visite des cimetières entretenus, le bouquet en cadeau...
Admettons que nous soyons assez forts, assez « modernes » pour enfouir notre héritage, combien touchera l'Algérie sur ces nouveaux transferts ? Or cette Algérie nous doit beaucoup. Elle nous a chassés et spoliés. Pour récupérer un rêve, il faudrait encore passer à la caisse. Merci.
Et en Métropole ? Que faut-il en dire ? Sommes-nous « intégrés » ? je ne le pense pas. « En marge », à la fois oui et non. Voilà que nous devenons normands. Quel est le bilan ? Nos associations ont eu au moins le mérite de nous regrouper et de nous fournir les ancres indispensables. Avec le temps, elles se sont multipliées, ramifiées, spécialisées. Il y a les anciens du Lycée X... et les vétérans de l'UT 36. Je n'en souris pas. Nos communautés naturelles ont éclaté aux quatre coins de l'hexagone. Nos carnets sont bourrés d'adresses. Nos cartes familiales ou sentimentales tressent des itinéraires secrets et biscornus. Nous avons déjà nos cimetières. C'est ici que repose Untel... et c'est là qu'habite X... « Il » s'est reconverti... « Il » a eu des malheurs... « Il » a réussi. Nous n'avons pas toujours ni le temps ni l'occasion de nous arrêter mais nous savons que nous serons reçus, qu'il y aura l'accent et l'anisette et dans un cadre la photo de la ferme ou de l'église du village ou de la placette où des costauds en chemise Lacoste jouent aux boules. Et nous apprendrons d'autres nouvelles et nous saurons qui est parti et qui est arrivé.
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Pour la politique et parce que la politique est inséparable de l'existence, d'une manière générale et malgré les erreurs de détail nous ne nous sommes pas laissés récupérer. Nous avons payé assez cher notre utilisation par les querelles franco-françaises entre 54 et 62 pour désormais renifler les pièges. Les deux gangs qui se partagent la France ont pu dévoyer des individualités (qui n'a pas ses traîtres ?), ils n'ont pas eu les meilleurs, « nos chefs et nos exemples ». Lu une fois dans Paris-Match (dans ces « télégrammes » tellement confidentiels qu'on les communique à plus d'un million d'exemplaires) cette déclaration de M. Tomasini : « Des pieds-noirs s'inscrivent dans nos sections. » On attend des noms. On attendra longtemps. Quant au Parti Communiste qui sait si bien utiliser les haines et les rancœurs, c'est la même chose. Ceux qui ont besoin de se rafraîchir la mémoire trouveront ici le nécessaire.
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Ce jeune pied-noir de Béziers veut s'enraciner dans « le Languedoc, car c'est là que je vis maintenant » et il apprend l'Occitan ([^23]). Je comprends le désir d'enracinement même si ce désir est une chimère pour tous ceux qui ont connu le choc du déracinement (le problème est différent pour nos enfants). J'ai entendu parler du réveil régionaliste qui me semble être l'une des conséquences les plus directes de la rupture de l'unité de la nation et de la république survenue en 1962. (De Gaulle se hâta d'ailleurs de porter un second coup à la légitimité républicaine avec un système présidentiel direct privé des contrepoids indispensables, législatifs et judiciaires, aggravé par le domaine réservé un mandat trop long et l'absence d'un vice-président.) Mais il y a Occitans et Occitans. Il y a ceux qui désirent une refonte régionale après tout légitime et ceux qui rêvent d'une guerre civile à partir des régions.
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Admettons que celle-ci nous apparaisse comme un juste châtiment d'une France qui a renié ses traditions, il faut être aveuglé par la passion politique pour ignorer que ce mouvement entraînera de redoutables contre coups, voire la réapparition d'un jacobinisme rouge virulent et surtout qu'il sera récupéré par l'énorme puissance soviétique qui nous couvre de son ombre idéologique.
Un pied-noir n'est-il pas frappé par le parallélisme des revendications régionales et des revendications algériennes d'avant 54 ? Comment peut-il prononcer sans réfléchir le mot « décolonisation » qu'utilisent à tout bout de champ les « ultras » du régionalisme. Je ne suis pas sûr que dans cette revendication hargneuse une certaine extrême droite ne s'unisse pas à l'extrême gauchisme ? La langue française aurait tué les dialectes et les cultures régionales, comme hier en Algérie nous aurions tenté de « dénationaliser » les Arabes en essayant de supprimer leur langue ? Je ne connais pas assez le premier dossier. Le second par contre est simple et il alimente des querelles brûlantes dans l'Algérie indépendante. Nous avions eu grand tort assurément de ne pas imposer au moins l'apprentissage de l'arabe en tant que langage quotidien dans l'Algérie Coloniale. A terme nous nous rendons compte, disons-le cyniquement, que notre implantation en aurait profité. Mais nous n'avons pas tué la langue arabe ni la culture arabe. Des érudits et des savants français ont même passé leur existence à reconstituer les écrits d'Ibn Khaldoun par exemple. Et on oublie trop que le mouvement uléma de Ben Badis fut à ses débuts discrètement protégé et encouragé par les autorités françaises. Dans cet immense effort de passage de civilisations que fut la colonisation, le français était la langue moderne, le véhicule technique des valeurs (et aussi des poisons) de l'Occident. Même la gauche républicaine n'était pas disposée à montrer des complexes sur ce sujet et voulut, entre les deux guerres, diffuser jusque dans les moindres douars le langage des « lumières ». En enrayant ou en ne favorisant pas ce dessein, certains clans coloniaux recrutèrent à leur insu des élèves pour les écoles coraniques et nous en payâmes les conséquences.
Le régionalisme linguistique me paraît normal mais faudra-t-il demain savoir l'Occitan pour s'en aller passer ses vacances en Languedoc ?
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La question mérite d'être posée quand un Geismar qui vient de connaître l'épreuve de la prison et n'a rien de plus pressé à sa sortie que de prétendre qu'il a été moins bien traité que les « chouchous de l'OAS » (dédié à ceux qui ont connu Toul, Fresnes et l'île de Ré) déclare dans un métingue toulousain « le mouvement occitan est une composante de la révolution en France ». Remarquons que dans ce métingue des immigrés palestiniens et nord-africains ont aussi pris la parole et voilà une étrange caution pour ce nouveau mouvement de libération. Il y a manifestement dans l'Occitanie des espaces vides qui font rêver des ventres creux. Mais le lendemain, la réponse jacobine est venue d'un homme « fort » de la majorité, M. Sanguinetti, lui-même député de Toulouse qui s'est exclamé « On en a fusillé pour moins que ça ». Curieux ce goût pour les fusillades et les proscriptions que certains gardent depuis trente ans.
Un pied-noir doit-il choisir entre Geismar et Sanguinetti, entre l'intellectuel qui en 62 animait des mouvements anti-fascistes qui « cherchaient » l'OAS dans l'Université et l'homme d'action qui se targuait d'être « Monsieur Anti Oas » et participait activement à la répression contre les partisans de l'Algérie Française ? Je ne le crois pas. Ils me dégoûtent autant l'un que l'autre. On me dira que l'un est le Pouvoir et l'autre l'Opposition mais je parierai volontiers que ce Pouvoir et cette Opposition n'ont pas hésité à « collaborer » contre nous aux temps chauds. Pied-noir à Toulouse, je voterais contre Sanguinetti et je n'adhérerais pas au mouvement de M. Geismar. Ces haines franco-françaises, de verbales peuvent demain se révéler meurtrières. Tâchons de ne pas nous trouver au milieu.
Nous avons payé pour savoir le prix des récupérations. Nous n'étions pas avant 58 des adversaires de la IV^e^ République. Et ce n'est pas notre faute si les politiciens de l'Assemblée Nationale ne surent pas trouver à temps le réflexe d'Union Sacrée qui aurait désamorcé la manœuvre gaulliste d'utilisation de nos colères. Mais on sut ensuite nous déshonorer systématiquement pour mieux nous écraser. Que les adversaires d'aujourd'hui aient été les complices d'hier devraient ouvrir les yeux d'un aveugle.
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C'est sans doute cela qui manque à nos jeunes et que nous devons leur apprendre avec sérénité et patience. Nous devons nous appuyer sur des faits et non sur les mots et les intentions. C'est un fait que l'amnistie n'est pas totale, que l'indemnisation (ou la réinstallation) n'est pas réalisée, que le gouvernement français évite soigneusement de poser au gouvernement algérien la question essentielle de la spoliation des biens des Français d'Algérie, que les intérêts puissants qui soutiennent la politique arabe de la V^e^ République sont d'accord avec les orphelins du gaullisme pour éviter une remise en question des accords d'Évian.
Et c'est aussi un fait qu'une partie de la gauche partage les mêmes opinions que la majorité, sans parler des communistes qui appliqueront en toutes circonstances la politique arabe du Kremlin.
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Tenons nous à part des haines psychologiques, sociales, politiques qui traversent l'hexagone comme des poignards. Nous avons des ennemis, déclarés ou virtuels et ils sont nombreux. Nous avons quelques amis et je ne suis pas sûr qu'ils ne se soient pas trompés sur le contenu ou la portée de notre combat.
Déjà entre 40 et 45 les Français d'Algérie échappent aux classifications sommaires qui servent encore de base pour diviser les Français de Métropole. S'ils approuvent l'armistice et sont « pétinistes », c'est avec l'espoir d'une revanche qu'ils seront les premiers à engager avec l'armée d'Afrique préparée par Weygand. Si on fait le bilan de leurs pertes, on peut les compter parmi les premiers « résistants ». Mais ils auront le mauvais goût de n'être pas gaullistes. Mon père m'a souvent raconté qu'il se trouvait sur les marches de la Grande Poste un certain jour de 43 et qu'il vit passer debout dans une voiture un général qui faisait de grands signes à une foule indifférente. Ce général, il le sut plus tard, était de Gaulle. Il écrit dans ses Mémoires qu'il reçut d'Alger un accueil triomphal. Déjà le mensonge. Ensuite les Pieds-Noirs furent parmi les premiers à se débarrasser du « tripartisme » et les communistes furent chassés de la mairie d'Alger. En 1947 de Gaulle revint nous faire sa cour, ne dédaignant pas l'amitié de Raymond Laquière, l'un des « caciques » de l'Algérie Coloniale.
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Dans un métingue du RPF à Saint-Eugène, il condamnait le statut de 47 qu'il trouvait dangereux pour la souveraineté française. Nous n'étions pas encore bons à cette époque pour être jetés aux chiens de la décolonisation. Nous sommes devenus ensuite des « fâchistes » et des « ultras ». Ces deux termes désignent en fait (pour reprendre une formule de Fabre-Luce) des gens qui ne voulaient pas se laisser égorger. Qu'il y ait eu des erreurs et des maladresses dans nos combats, c'est indéniable. L'absence de traditions politiques caractéristique des peuples neufs explique et notre crédulité et nos sautes d'humeur. Les événements nous ont pris à la gorge. Il est encore pénible de nous entendre reprocher qui notre optimisme des années 50 si léger (« la rébellion » n'est pas grave, « on en finira vite » etc.) qui notre appel (c'était notre tour) à l'ermite de Colombey (en négligeant qu'après tout nous n'étions pas les seuls dans cette histoire). Le général Salan vient de rappeler qu'il ne s'est jamais considéré comme un nouveau Franco car celui-ci disposait de l'appui de la moitié du peuple espagnol quand il engagea la guerre civile. Nous ne doutions pas de notre cause et du soutien naturel de notre Métropole. Sur ces deux points nous avions tort.
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Marc Bloch a écrit qu'un Français ne peut comprendre son histoire s'il n'a pas saisi le sens du sacre de Reims et celui de la Fête de la Fédération. De même un Français d'Algérie n'est pas coupé de sa propre histoire tant qu'il se souviendra et du 13 mai et du 26 mars.
Du 13 mai que l'on a caricaturé à souhait tant sa signification était simple. Le 13 mai les Pieds-Noirs acceptaient la naissance d'une Algérie à la fois nouvelle et française où progressivement, par suite de l'application du collège unique, les responsabilités locales passaient aux mains des Algériens Musulmans qui étaient de cette terre autant qu'eux. Quatre ans de guerre venaient d'achever ce qu'une longue évolution invisible avait entamé : la fin de l'Algérie coloniale. Je crois que nous nous en sommes tous rendu compte sur le moment et qu'il n'aurait pas fallu moins d'une génération pour mener à bien cette tâche énorme. Si c'était un rêve, il en valait d'autres et on ne voit pas ce qui depuis a pu remplacer cette espérance qui exista au moins quelques mois.
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Du 26 mars il faut retenir un crime tranquillement perpétré et dont les puissants essaient soigneusement d'effacer les traces comme les communistes français ont tout fait pour faire disparaître les souvenirs écrits de leur collaboration de 40-41 et les communistes russes le souvenir de Trotski aux origines de la révolution russe. Je n'y peux rien si ces analogies s'imposent. Il y a quelques années, dans une petite ville de province, un sous-préfet aux ordres faisait enlever de nuit une gerbe de fleurs portant sur un ruban : « Aux Morts du 26 mars », gerbe que les Pieds-Noirs avaient déposée au pied du principal monument de la ville. Cette date brûle comme un fer rouge. Tant qu'elle marquera nos mémoires, nous ne pourrons ni passer l'éponge ni la jeter ([^24]).
Par bien des côtés, ce drame nous a rendu extrêmement lucides ([^25]). Ainsi, voyant disparaître les côtes algériennes (il faut bien revenir à ce souvenir qui ressurgit les jours qui n'en finissent pas), nous aurions pu, paraphrasant Valéry, nous dire « Le temps de la France finie commence ».
Tout ce qui a suivi l'a confirmé et c'est ce qui nous rendait si pénible ce long intermède gaulliste que nous avons dû supporter jusqu'en 1969. Ces rodomontades, ces grands mots, ces bravades verbales, cela puait l'insupportable.
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Cela ne correspondait plus à la place exacte de la France après la perte de l'Empire. Cela était vain. Et le fardeau bien lourd pour un pays dont nous avons souvent découvert avec surprise à quel point il était en retard. Je veux croire que c'est cela qui causa la perte de De Gaulle. Il devenait trop cher. Quand il fut parti, il y avait dans l'atmosphère quelque chose d'autre. Et nous avions une sourde joie qui grondait dans nos poitrines. Il vaut mieux le dire, et tant pis si l'on nous répond que c'est là une revanche mesquine, un certain jour de novembre nos glandes lacrymales n'ont pas fonctionné. Sans doute s'étaient-elles taries au long de nos deuils bafoués.
\*\*\*
Notre histoire n'est pas terminée. Partis de France il y a un siècle, nous sommes revenus en France. « Mère voici tes fils qui ne t'ont pas si facilement pardonné... » Que sommes-nous devenus ? Que deviendrons-nous ? Nos enfants s'ils nous ressemblent nous trahissent. Gardons-nous de leur transmettre une légende pieuse. Quoi que nous fassions, ils ne sauront pas parce qu'ils ne l'ont pas vécu. Comment leur traduire ces lignes de Camus (d'un Camus que l'on essaie maintenant d'utiliser contre nous) : « *Les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. Ô lumière ! c'est le cri de tous les personnages, placés, dans le drame antique, devant leur destin. *» Comment leur expliquer sans tomber dans ce ridicule émouvant des « anciens » combattants qui bégaient leurs vérités et leurs souffrances ? Comment les convaincre que même si nous avons été vaincus (c'est à leurs yeux ce qui ne pardonne pas) nous restons fidèles à l'essentiel même si nous ne savons pas l'exprimer.
Chaque fois que nous avons voulu être comme les autres, un mur invisible s'est interposé. Nous sommes condamnés à être différents ; tout en paraissant semblables. A avoir la mémoire longue quand d'autres l'ont si courte. Être singulier, cela vaut bien encore quelques difficultés.
Jean Paul Angelelli.
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### Ce que nous sommes devenus
par Georges Laffly
NOUS AVONS DE BONNES RAISONS de parler de l'Algérie comme d'une affaire nationale, de sa perte comme d'une catastrophe non seulement pour nous, mais pour la France tout entière. Mais, parlant ainsi, nous ne nous faisons pas comprendre. On ouvre de grands yeux. On accepterait de nous plaindre. Qu'est-ce que cela coûte aujourd'hui ? Admettre nos raisons et qu'il n'y a pas eu là seulement un drame, mais une défaite tragique, irrémédiable, non.
Et nous avons tort aussi. La guerre d'Algérie n'était pas seulement une guerre nationale, c'était une guerre idéologique. Ce qui le masque, c'est que la décolonisation est une doctrine aussi bien libérale que marxiste, imposée par les États-Unis autant que par l'U.R.S.S.
Mais les vrais gagnants ne s'y sont pas trompés. Dix ans après, l'Algérie française paraît -- dans les multiples écrits qu'on publie -- une bizarre illusion de la droite, une invention réactionnaire. Tout ce qui a pris parti pour elle est rejeté dans les ténèbres dextrales. M. Bidault, c'est un comble, y a gagné l'étiquette de fasciste, comme les généraux du putsch, qui étaient de nuance S.F.I.O. Même Albert Bayet n'y aurait pas gardé sa réputation. Il est entendu une fois pour toutes que « les démocrates » étaient pour l'indépendance. Tout se passe comme si la démocratie avait besoin d'une épreuve périodique, qui permette de faire le tri des bons et des mauvais, tous les vingt ans.
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Sans doute, des politiciens comme MM. Mendès, Mitterrand, Mollet ont tenu, avant 58, un langage jacobin, ont rappelé que l'Algérie faisait partie de la République « une et indivisible », et ont réussi pourtant à surmonter l'épreuve du tri. C'est qu'ils ont réussi à faire oublier leurs propos imprudents. Toute la ruse du général-président consista à tirer parti de la situation : invité à résoudre un problème national, il lui donna la solution idéologique convenable. Le régime tire encore profit de ce changement de pied. Son anticolonialisme lui est une caution précieuse, une sorte de signe maçonnique qu'il sait faire jouer à l'occasion.
Diverses conséquences découlent de cette situation.
1\. -- Les victimes de l'opération -- pieds-noirs, musulmans qui n'ont pas renié la France -- n'ont aucun droit. On les supporte, on veut bien, même, les « intégrer », à condition que ces gens oublient leur passé, leur tare originelle : ils tournaient le dos à l'histoire, ils ont manqué entraîner la France dans la voie de l'erreur.
2\. -- Ces victimes sont des vaincus. Les vaincus d'une guerre idéologique sont en principe destinés à la fusillade ou aux camps de rééducation. La France, bénigne, a épargné ce sort au plus grand nombre des égarés. N'empêche qu'ils restent des vaincus et ne doivent jamais l'oublier.
Il est normal, victimes, que soit bafoué et démoli ce que vous avez aimé, votre passé, vos titres de gloire. Normal qu'on fasse de vous un portrait où vous ne pouvez vous reconnaître, fabriqué de toutes pièces pour servir à l'édification de la jeunesse. Vous êtes le mal, le diable. Votre présence souille la face de la Terre. Il y aura toujours un cinéaste italien ou des historiens français pour vous caricaturer. Ce film, ces livres, ces articles, toucheront des millions de gens. Peut-être aura-t-on la chance d'atteindre vos fils ? De toutes façons, ces images truquées resteront, malgré vos cris.
3\. -- Vaincus, comptez vos amis dix ans après, et admirez ceux qui vous restent. Car votre voisinage est triste et de peu de profit. Il ne faut pas s'étonner si beaucoup se sont éloignés, s'ils préfèrent ne plus se souvenir de cette malheureuse aventure -- et si même certains ont une rancune très réelle et très explicable à votre égard.
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4\. -- Dans l'histoire idéologique, la distance est arbitraire. La guerre de 14-18, « impérialiste », est bien plus lointaine que la Commune. La guerre albigeoise est présente, Jeanne d'Arc, non.
Pour notre cas particulier : les massacres d'El Alia, de Melouza, de la rue d'Isly, le 13 mai, le contingent en Algérie, autant de faits vagues, fabuleux. Et pour le contingent, avouons que c'est incroyable. Voyez-vous la mobilisation d'une seule classe, aujourd'hui ?
Les faits de cette guerre sont rejetés. Mais le F.L.N. champion de l'avenir, et l'OAS, symbole du mal, résurrection du dragon hitlérien, sont toujours présents et le resteront tant que durera la lutte des Bons et des Méchants, c'est-à-dire de la Révolution et de ses ennemis.
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Sur les rives de la Méditerranée, mer réputée sans marée, se poursuit depuis trois mille ans un mouvement de flux et de reflux, où l'emportent tour à tour, le Sud et le Nord, l'Orient et l'Occident.
Les Phéniciens viennent d'Orient pour s'établir en Afrique du Nord et en Espagne. Carthage marquera les terres voisines pour des siècles. Puis Rome tue Carthage. (L'amiral Auphan se demande si la destruction de la cité punique n'est pas obscurément restée dans la conscience des Africains.) Et Rome s'installe. Et l'Église chrétienne -- et romaine -- prospère en Afrique. Jusqu'à ce que l'Islam balaye ces cités, occupe ces pays du Maghreb -- le couchant -- remonte en Espagne, et en France jusqu'à Poitiers, domine durablement les côtes du Languedoc et de Provence. Le conflit de l'Orient et de l'Occident est devenu celui de la Croix et du Croissant. Conflit périmé, nous dit-on. On ne le dit qu'à cause de la faiblesse de la Croix. On ne le dit qu'en Europe.
Nouvelle oscillation du pendule avec les Croisades, qui font de la Palestine un royaume chrétien, mais ne touchent qu'un moment l'Afrique du Nord. C'est pourtant devant Tunis que meurt saint Louis. Et les Normands de Sicile s'installent à Tripoli.
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L'Espagne lentement refoule ses Maures, et s'établit à Oran, à Alger, tandis qu'un nouveau mouvement naît à l'Est. Constantinople tombe, et les Turcs s'avancent à travers l'Europe. La France, au XIX^e^ siècle, conquiert l'Afrique du Nord. Il y a dix ans, elle y perdait son dernier point d'appui.
Ce survol a bien autant d'intérêt qu'une histoire idéologique qui aboutit à faire régner à Alger une tyrannie policière. Il serait naïf de croire que le mouvement de flux et de reflux a cessé. On a toujours vu depuis deux mille ans, que chaque oscillation allait à son terme. Un premier recul en entraîne d'autres. Je sais bien que cette vue paraîtra fausse ici. Elle ne paraît pas ridicule aux Algériens. Les deux foyers de cette ellipse méditerranéenne n'ont jamais brillé longtemps d'un éclat égal. Lorsque c'est Rome, Madrid, Paris qui domine, on voit s'éteindre Tyr, Constantinople, Alexandrie ou le Caire. Ce qui a changé, c'est que les deux flottes qui comptent aujourd'hui en Méditerranée sont celle des Américains et celle des Russes. Mais ces puissances s'appuient sur les forces riveraines.
Voilà l'histoire qui compte pour nous, et qui fait que nous ajoutons au théâtre légendaire de l'histoire de France quelques figures délaissées : celle des colons quarante huitards, qui se bourraient de quinine pour avoir la force de drainer la Mitidja, celle de Guillaume-au-court-nez, qui défendit si bien les côtes du Midi contre les Sarrasins, et finit moine à Saint-Guilhen-le-désert, celle aussi de ces « poulains », Francs qui avaient fait souche dans le Royaume de Jérusalem et que les débarqués « métropolitains » détestaient.
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Keyserling écrit (Analyse spectrale de l'Europe) : « La France n'a jamais été un peuple colonial. Quand par hasard elle ne perdit pas ses territoires conquis, elle ne se les assimilait jamais. Au lieu que l'Afrique se francise, il est bien possible que la France et l'Afrique forment une nouvelle unité hybride, comme elle a existé déjà au moins une fois, à l'époque néolithique. »
Cette prévision peut paraître bizarre. Au mouvement de flux et de reflux peut-on imaginer que succède l'hybridation dont parle Keyserling, la fusion d'éléments jusqu'ici distincts et souvent opposés ?
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Suivrait sans doute une lutte interne de ces forces différentes, brassées mais non encore confondues. Notre monde semble aller vers de tels mélanges.
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1962-1972. En dix ans, nous avons vu notre histoire perdre ses formes, sa particularité, asservie peu à peu, devenir leçon. Elle n'est plus qu'une péripétie de la Révolution.
Dix années où il s'est passé aussi beaucoup d'autres choses. Fin de la décolonisation. Métamorphose de l'Église. On a retrouvé ces jours-ci un soldat japonais oublié dans une île depuis 45. Imaginez un missionnaire, un ermite, égaré seulement depuis dix ans, et qui surgisse à nouveau. Qu'aurait-il de commun avec la foi manifestée aujourd'hui dans les églises ? Démolition de l'Université aussi. Et changement encore du rôle de la jeunesse, devenue caste des sages et des prophètes. On est passé aussi de la confiance dans le progrès technique à la haine contre les règles qu'il impose.
Cela fait beaucoup de changements dans le monde où nous vivons. En même temps, dix ans, cela représente une période considérable de la vie d'un homme. De vingt à trente ans, de trente à quarante ans, et ainsi de suite, quel espace.
Ces deux changements coïncidaient pour nous avec un troisième, l'adaptation à une société nouvelle, à des mœurs nouvelles.
Que sommes-nous devenus ? C'est une question à laquelle chacun ne peut répondre que pour soi-même, sans doute. Mais on peut noter qu'aux deux mouvements qui étaient communs, normalement, à toute notre génération, il nous fallait ajouter le troisième qui nous était propre. En Algérie, le changement de l'Église, des mœurs, des pensées nous aurait atteints également, mais sur un fond stable. Le métier, le voisinage, les usages locaux, le terrain créent une permanence quelquefois illusoire, mais dont l'illusion est efficace. Accueillir, refuser, ou supporter le nouveau, qu'il soit louable ou catastrophique, devient tout différent lorsque ce fond de permanence a disparu.
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Nous nous sommes trouvés en rase campagne. Nous nous sommes trouvés dans le cas d'avoir à recréer des liens avec la société, dans un moment où cette société était en métamorphose (ou en décomposition, ce n'est pas le moment de trancher). Au lieu de nous trouver dans le cas commun -- la société stable et l'individu éphémère -- nous étions placés devant ce cas particulier : l'individu moins éphémère que la société. Il nous fallait trouver en nous-mêmes de quoi durer, et entretenir sans cesse les forces qui d'ordinaire viennent du milieu externe -- les flotteurs qui aident à ne pas couler.
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Qu'il y ait un sens de l'histoire (un sens humain) me paraît douteux -- ou je ne suis pas fait pour ces sublimités. Mais on peut être sensible aux ironies qu'elle charrie. Aux clins d'œil de Clio. On dit parfois que c'est la Chine qui inonde de drogue l'Occident. Il y a un siècle, l'Angleterre assommait la Chine sous la drogue. Il y a bien d'autres exemples. Les enfants que l'on élève en manifestant le moins possible d'autorité s'engagent dès qu'ils le peuvent dans des mouvements dont la discipline est terrible. L'anticolonialisme fut diffusé par des puissances qui, chacune de son côté, marquaient et modifiaient plus leurs sujets qu'aucun pouvoir avant elles.
L'Algérie a été abandonnée au nom de la décolonisation. Le 8 avril 1962, 90 % des Français (90 % des votants, l'Algérie étant exclue du vote, pour être précis) ont applaudi à cette opération. Ils subissent aujourd'hui, dans l'angoisse et la confusion, ce qu'on appelle la décolonisation des enfants. Et il ne s'agit pas d'un jeu de mots, ni d'un hasard. Il y a un lien direct entre les deux faits, et sans nous y attarder ici, il suffit de noter que l'idole égalité est insatiable. Elle fonctionne comme le singe de la fable qui, pour partager équitablement deux morceaux de fromage, mord l'un, puis l'autre, et n'atteint son but que lorsqu'il a tout avalé.
C. H. me disait, fin mai 68, que les comités de quartier qui se constituaient dans Paris regroupaient les anciens des réseaux d'aide au F.L.N. Voilà un lien plus apparent entre les deux décolonisations. On pourrait en montrer d'autres.
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Pour nous, nous avions parlé d'*intégration*, en Algérie (un peu tard, sans doute). Débarqués ici quatre ans plus tard, nous n'avions pas usé nos vieux souliers que tout le monde se demandait si nous étions enfin *intégrés* (à la France).
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Notre cas n'est pas unique. Ce siècle est plein de « personnes déplacées ». Il paraît moins coûteux de transporter une foule qu'une frontière. Prussiens ou Sudètes en 45, Musulmans ou Hindouistes dans l'Inde de 48, Chinois nationalistes en 49, catholiques du Viet-Nam en 54, ont dû abandonner leur terre natale. Comme l'ont fait individuellement Polonais, Hongrois, Tchèques, Roumains, Allemands de l'Est. Comme l'avaient fait les Juifs. C'est le temps des grandes évasions.
Les pieds-noirs ne représentent qu'une petite partie de ces populations flottantes. Ils ont été accueillis en général sans amitié. Ils n'ont pas été rejetés. Certains attendaient d'eux une nouvelle révolte, imaginaient là des troupes qui n'avaient plus rien à perdre (ce sont les meilleures) pour un assaut contre l'État qui nous avait abandonnés. D'autres escomptaient seulement de notre arrivée massive la ruine d'un équilibre économique difficile.
Ces espoirs n'ayant pas eu de suite, on est passé à l'autre extrême : il est entendu que les pieds-noirs se sont intégrés aisément dans une communauté d'ailleurs très élastique. Une nuance de mépris marque ce Jugement.
Je considère qu'il y a deux catégories de pieds-noirs. Dans un monde où la pression sociale est si forte, où les mécanismes de l'industrie, de l'information, font muter ou adultèrent les populations les mieux enracinées, il était fatal qu'un certain nombre des nouveaux venus se laissent engloutir, deviennent *semblables* à n'importe qui. Cette société est une machine à détruire le passé et les particularités, une machine à broyer les individus. Il suffit d'acquiescer à ce qui est écrit sur la porte : vous qui entrez ici, laissez tout souvenir. Et l'on est pris, concassé, annulé, puis restitué inerte, heureux, assez condescendant à l'égard des attardés qui n'ont rien compris.
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Quoi d'étonnant si un certain nombre d'entre nous ont été pris dans ce piège. On les traquait, on les haïssait, on les suspectait, et il y avait cette issue : devenir pareil aux autres, un être de nulle part, fonctionnel, et vacancier aux jours fixés. D'autres, et, je pense, les plus nombreux, demeurent intacts. A eux, je suis fier d'être lié.
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Note au paragraphe précédent. On nous a appris depuis l'enfance qu'il n'y avait rien de plus lamentable que d'être conformiste. Le mot est une sorte d'injure. Injure tordue, d'ailleurs, car tout ce que nous pouvions voir nous montrait que moins on était conformiste, plus on était respecté, puissant, couvert d'honneurs.
N'empêche. Le non-conforme reste une sorte de héros, souvent un précurseur. Il porte une auréole. Au contraire, non-adapté, *inadapté,* voilà des condamnations sans réplique. L'inadapté doit disparaître. Il est recommandé au moins de l'enfermer.
Nous voyons poindre -- mais non, nous sommes en plein dedans -- une société où le conformiste sera grotesque, et l'inadapté pourrira dans un camp. La contradiction est plus apparente que solide. Le conformisme se référait à une société stable, l'adaptation à un monde en mouvement (en progrès), qui suscite sans cesse du neuf. Pratiquement, l'expérience du vieillard servait de mesure au conformisme, tandis que c'est l'adolescent qui a le plus de talent pour s'adapter. Différence très réelle, mais qui ne doit pas cacher une ressemblance profonde. Le monde d'aujourd'hui a su ajuster à ses besoins l'exigence des sociétés fortes : tu n'as pas le droit d'être différent, tu n'as pas le droit de juger la société où tu vis. La vraie question est esquivée : quelle société a le droit de parler ainsi ?
L'*inadaptation*, crime social, et bientôt le seul crime, peut venir pourtant non d'une insuffisance, d'une tare, d'une fatigue, mais d'un mouvement héroïque, par lequel on échappe à l'empire social, à sa pression constante et multiforme.
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Ce refus est un droit fragile aujourd'hui. L'ancienne société grouillait d'originaux, de gens inclassables. Elle était fondée sur les particularités. Aujourd'hui, l'école, les moyens de communication et d'information, l'industrie, l'égalitarisme, le fanatisme politique, tout tend à restreindre les marges où les différences pouvaient subsister.
Les pieds-noirs sont-ils inadaptés ? Sans doute, puisque ce sont, par situation, des coupables, puisqu'ils sont porteurs, de naissance, du crime de colonialisme. Et comme leur expérience leur montre l'inanité de ce jugement, ils ne peuvent participer à la crédulité générale. Quand on a vu fonctionner les machines dans la coulisse, l'intérêt qu'on a pour la pièce n'est plus aussi naïf. Notre malheur non seulement nous exclut de la communion publique ; il nous épargne de lui porter respect. Nous voyons bouger les marionnettes, et nous nous applaudissons de n'en pas faire partie.
Nous savons très bien comment on monte un problème, ainsi qu'on monte une mayonnaise, comment les témoignages et les prises de position s'articulent, comment on aggrave des tensions pour en faire des déchirures Irlande, Université, Renault, Bengale.
Nous savons aussi que le sang coule, chaque fois, et c'est bien la seule chose qui nous empêche de rire.
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Nous ne sommes pas intégrés, dans la mesure où l'intégration dans une société suppose une confiance, une habitude insensible, des attachements si profonds qu'ils ne sont qu'à peine ressentis, quelque chose « qui va de soi ». Cette innocence perdue ne se retrouve pas à volonté. Et je peux même dire que nous le regrettons. Il est doux de participer aux enthousiasmes et aux colères de la société où l'on vit (et dont on vit). Il est rassurant d'être de plain-pied avec les réactions de ses voisins, des gens de la rue. Mais une fois qu'on a cassé le fil, ce n'est pas si simple de *renouer.*
Les « personnes déplacées » sont partout déplacées, depuis qu'elles ont perdu leur terre originelle. Ce sont des gens qui n'ont pas de raison d'être ici plutôt qu'ailleurs. Toujours suspects. En quête de leur ombre comme le héros de ce Chamisso, écrivain allemand, si français encore (il était Champenois, je crois ?) -- coupé de la France, non pas devenu Germain pour autant. Entre deux peuples comme on est entre deux chaises.
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Deux solutions : ou bien l'on s'intègre, c'est-à-dire qu'on se perd, qu'on renonce à ce qu'on est. Ou bien l'on s'enferme dans le refus, on s'enkyste, noyau étranger dans un corps qui ne le supporte pas. Cette solution est sans espoir. Le corps -- la société -- si puissant, si actif, partout présent, s'il ne vous détruit pas, est capable au moins de modifier selon ses vues les enfants, qui du coup regardent père et mère comme des étrangers, incompréhensibles, opaques.
On va trouver que je dramatise, dans un pays qui compte trois millions d'étrangers, et je crois bien huit raillions de naturalisés ou de fils de naturalisés. Ils ne se croient pas, en général, dans une situation pénible. Eh bien, nous sommes peut-être moins *faciles,* ou peut-être avons-nous moins de goût à nous laisser couler dans le moule grossier qui produit ce type humain sans grande saveur : l'hexagonal type 72. (Et nous n'avons pas *choisi*.)
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Des gens sans terre. Dans un temps qui refuse et méprise les sédentaires, l'enracinement, ce n'est pas un mal bien grave. Notre société a sécrété un nouveau nomadisme -- sans parcours fixe et sans tradition -- et suppose une « mobilité » qui demande et obtient de chacun une infinie souplesse. Dans la mesure où chaque élément est semblable à tout autre, c'est plus facile. Mais justement, nous ne consentons ni à ce nomadisme, ni à cette mobilité.
Les pieds-noirs étaient vers la fin, pour le grand nombre, des citadins, mais ces citadins avaient presque tous des amitiés ou des cousinages paysans. S'il était faux de faire de tous des « colons » au sens de propriétaires fonciers, il était rare qu'en remontant une ou deux générations, on ne trouve pas un cultivateur ou un artisan villageois. Pour tous la campagne était proche -- ou la mer. Cela comptait, et de façon très consciente, dans un pays où l'économie dépendait des fruits de la nature.
Ces citadins sont venus tout naturellement s'installer dans d'autres villes, plus grandes, plus abstraites que celles où ils vivaient. Et les voilà plus citadins que les autres, puisqu'il n'y a plus pour eux de province-mère, d'arrière-pays.
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La résidence secondaire n'est qu'une illusion d'enracinement. (Exemple du goût actuel de gagner sur tous les tableaux.) Pourtant, elle peut jouer un rôle, pour qui se rattache ainsi à une province dont sa famille est issue. Pour nous, il n'en va pas ainsi, et cette respiration artificielle ne peut être utilisée.
Quant aux « colons » qui ont repris ici leur métier d'agriculteurs, ils sont peu nombreux, et leurs difficultés ne sont pas minces. Ils s'insèrent avec peine dans un milieu pétri de coutumes et de querelles immémoriales, que leurs voisins connaissent évidemment de naissance et devant lesquelles les nôtres sont désarmés. Ils ont tout à apprendre. A la campagne, on reste étranger pendant des générations.
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« Un peuple sans territoire et sans religion périrait, suspendu comme Antée » (Rivarol). C'est tout à fait notre cas. Nous n'avons évidemment pas une foi qui nous soit propre, et nous avons perdu le territoire où se formait lentement un peuple particulier.
Est-ce aventuré ou présomptueux de dire cela ? Je ne le pense pas. Un peuple à l'état naissant, un fruit vert qu'on a coupé avant qu'il ait pu atteindre sa maturité. Depuis le début du siècle, écrivains et journalistes, parlant de l'Algérie, ont évoqué ce fait (et pendant les huit ans, jusqu'en 62, où la presse parisienne nous a montrés à travers sa loupe déformante, Dieu sait qu'on a insisté sur cette *différence,* en général défavorablement, mais que nous importe ?). Pour ne prendre qu'un exemple, A. Camus présentant un livre d'Edmond Brua, écrivait tout naturellement : « A ce peuple neuf dont personne encore n'a tenté la psychologie (sinon peut-être Montherlant dans ses *Images d'Alger* ([^26])) il faut une langue neuve et une littérature neuve. Il a forgé la première pour son usage personnel. Il attend qu'on lui donne la seconde. » Bref, c'était une sorte de lieu commun.
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Comment définir ce peuple ? Il avait, sinon une langue, au moins un langage, au moins un accent -- au sens où ce terme implique une marque de toute la personnalité. Dans *l'Impromptu d'Alger,* Brua écrit :
*... Eh non, ce peuple est neuf !*
*Observez sa mimique, écoutez son langage,*
*Imaginez la France encore au premier âge,*
*Le latin de César grogné par les Gaulois.*
*Et de la phonétique étudiez les lois*
*Le bas-latin sortit du latin populaire.*
*Puis la langue romane entra dans la carrière,*
*Arrachée au creuset d'un monde en fusion*
*Par la* « *corruption *» *et la* « *confusion *»*.*
Edmond Brua ne vise ici que le parler. Mais cet accent particulier on le retrouve ailleurs, dans des coutumes, des mœurs, un rythme propre, mélange d'archaïsme et de modernité qu'il est difficile de saisir : les machines les plus modernes, le sport, la plage, mais un type de famille ancien, le sentiment « méditerranéen » de la personne, le sens du respect.
Dix ans après, il paraît que l'on parle d'un fantôme, et d'un fantôme qui n'a jamais existé, un de ces ectoplasmes que le Pr Rivet allait traquer dans une villa de Mustapha-supérieur (un quartier d'Alger, vers 1900). Et pourtant cela fut. Et c'est même parce que cela fut que nous nous sentons démunis aujourd'hui. Il reste en nous quelque chose de cette forme, de cette empreinte en train de prendre, et qui nous rend incapables d'en recevoir une autre. Nous nous sentirions moins isolés si nous ne nous étions pas sentis unis autrefois. Nous serions plus faciles à digérer si notre différence était moins nette. (Et peut-être également si la particularité hexagonale était plus vivace. Je dis « hexagonale » ici non par goût de la polémique, mais par respect, au sens où Duclos, le moraliste du XVIII^e^, disait « les Italiens de Rome », réservant le nom de Romains au monde antique.)
Y a-t-il contradiction pour nous entre le fait de se réclamer d'un peuple nouveau et l'appartenance française si ardemment réclamée ? Je ne le pense pas. Et si c'étaient les Français qui avaient le plus changé ? La province conserve. Une mer à franchir encore plus.
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Si les Canadiens sont des Français du XVII^e^ siècle, nous sommes peut-être des Français d'avant 14 -- c'est après cette guerre que l'immigration métropolitaine décroît en Algérie.
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Un mot sur le Canada français. Une surprise, quand nous étions encore de l'autre côté de l'eau, c'est de voir comment il réagissait devant la guerre qui nous brûlait. Pour nous, il était l'outre-France du Nord, comme nous étions l'outre-France du Midi. De fait, Québecois et pieds-noirs constituaient les deux plus importantes communautés françaises issues d'Europe. Cette ressemblance n'était pas du tout ressentie en Amérique. Tous les journaux canadiens que j'ai pu lire nous accablaient et n'avaient de cœur que pour le F.L.N. (Ils devaient voir en nous des Anglais.) C'était le vieux Canada encore, clérical et traditionaliste, pas du tout celui qu'a formé la « révolution silencieuse » et qui doit être un drôle de poulailler. Mais pour nous, le résultat était le même.
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Les pieds-noirs ont eu leurs amis et leurs ennemis. Où en sommes-nous avec eux ? Des ennemis, autant parler brièvement. Puisque par situation, les « colonialistes » étaient odieux, toutes les armes furent bonnes contre eux, et cela continue merveilleusement.
Quant à nos amis, il faut faire la vieille distinction : « Il y a nos amis qui nous aiment, nos amis qui ne se soucient pas de nous, et nos amis qui nous haïssent. »
Je ne vais pas, dans cette revue, nier l'existence de la première catégorie, sachant trop bien qu'existent aussi nos amis qui nous surestiment.
Mais la dernière catégorie est très bien représentée, comme nous l'avons appris depuis dix ans. On paye toujours cher d'être vaincu.
Il y a nos amis qui trouvent notre accent grotesque et même, on me l'a rapporté un jour (sans me citer l'auteur) « obscène ». Détail sans importance, peut-être ?
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Il y a nos amis qui nous gardent rancune de ne pas partagé leurs querelles puisqu'ils ont épousé la nôtre. Ce qui fait que nous devrions être, tour à tour ou à la fois, fascistes, S.F.I.O., radicaux, royalistes, indépendants. Et bien sûr, il arrive que nous soyons ceci ou cela, mais la reconnaissance ne peut nous pousser à entrer dans tous ces camps à la fois. D'où beaucoup d'amertume. Je peux confier que je connais des pieds-noirs fidèles, qui défendirent activement leur terre natale, et qu'on trouve aujourd'hui au parti communiste. Eh oui, « le parti » est puissant en banlieue, peut trouver travail et logement, et mes gaillards ont acquis un ironique scepticisme.
Puis-je parler, puisque je m'attarde (je sens bien que j'ai tort) sur ce sujet, de nos amis qui nous reprochent principalement d'avoir perdu, les entraînant ainsi dans une aventure fâcheuse et très dommageable à leur carrière.
Et enfin, n'oublions pas que, dès le temps de la guerre, le fin du fin, dans l'Armée, quand on était « Algérie française » c'était de détester les pieds-noirs. C'est cela qui vous posait en homme intelligent, en homme qui domine les problèmes, et objectif, et lucide. L'avantage théorique de cette position était tel que peu d'officiers y résistaient. Le résultat fut que les Musulmans qui voyaient traiter de haut ceux qui étaient, pour eux « les Français », par d'autres Français galonnés et armés, prenaient rapidement leurs distances. C'est une comédie assez réussie, mais dont je n'ai jamais réussi à rire franchement.
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Il faut dire que les efforts de tant d'ennemis ou d'amis ennemis nous laissent indécrottables. Je connais des pieds-noirs oublieux, misanthropes, cyniques. J'en connais même de passionnés par la chose publique ce qui n'a pas fini de m'étonner. Je n'en connais aucun qui ait mauvaise conscience. On réussira peut-être à infiltrer ce poison dans l'esprit de leurs enfants, mais eux se rappellent trop bien la vie quotidienne, les rapports réels, la vérité vécue, pour être sensibles à ce virus.
Et quand ils entendent ce qu'on dit de nous, ils ont d'instinct ce mot d'une journaliste, un soir, à la télévision : « Vous parlez d'un pays que je ne connais pas, que je n'ai jamais connu. »
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Elle avait raison. On nous parle d'un pays entièrement reconstruit, en paroles, pour les besoins d'une cause qui ne peut s'appuyer sur la vérité, un pays auquel on a inventé une âme et un corps qui n'ont rien à voir avec ce qui fut. Que nous importe ce qu'on doit penser de cet automate ?
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Reste que nous voilà *en l'air.* Suspendus comme Antée, soutenus au-dessus du sol non par Hercule, mais par un courant d'air et de verbiage qui nous empêche de reprendre pied. Une partie de nous-mêmes, cette part qui dans un homme est celle non tant de son propre passé que du passé de tous les siens, nous ne la retrouverons jamais. Et notre être social, ces fils invisibles qui nous attachent à des habitudes, à des paysages, a été également anéanti. Part insensible dans une vie ordinaire, part des choses auxquelles on ne croit pas tenir. Nous vivons sans le savoir dans un cocon tressé par ces fils. Une fois déchiré, comment le reconstituer ? Il est vrai qu'il y a deux sortes d'hommes, et qu'il en existe qui savent s'envelopper aussitôt dans un autre tissu, à la manière dont les coucous vont faire leurs œufs dans les nids d'autres oiseaux. Le monde industriel rêve de n'avoir affaire qu'à cette espèce. Il a inventé pour elle un tissu standard, un nylon international d'habitudes et de réactions. Mais je crois avoir montré que je ne parle pas de ces gens-là.
Ceux dont je parle, ce sont ceux qui gardent en eux une image dont ils savent qu'elle les a formés, qu'elle était noble, mais qu'elle est intransmissible. Ceux qui mourront avec cette image sans avoir pu la communiquer, et en souffrant d'en voir leurs enfants privés.
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Dans un temps comme le nôtre, ce qu'on peut transmettre à ses enfants est toujours incertain. Tout est fait pour qu'ils grandissent dans l'illusion qu'ils sont la première génération de la terre, que rien n'a existé jusqu'ici qui mérite attention. Notre cas particulier entre donc dans une règle générale.
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Ce cas particulier nous aidera peut-être à répandre quelques règles qui peuvent être utiles pour la fin du siècle :
-- Il n'est pas nécessaire d'être dans le courant, et d'approuver l'avis du plus grand nombre. Il est même probable que cette opinion du moment est fausse et sotte. Ce doute est extrêmement important, et favorisera ce qu'il y a de noblesse dans l'enfant. Il est noble de préférer la vérité difficile à l'illusion. Encore faut-il qu'on vous en indique les chemins.
-- On peut montrer, faire toucher du doigt, que l'opinion reçue sur le « colonialisme » est une erreur, pis, un mensonge. Un enfant qui grandit en voyant des êtres qu'il estime, et qui lui content des anecdotes, des souvenirs, en tous points différents de ce qu'on lui fait croire à l'école (à l'église) cet enfant a de grandes chances de réfléchir et de conclure que les pouvoirs ont essayé de le tromper.
-- La presse, les livres, la télévision fabriquent une réalité *reçue* qui n'a avec la réalité vécue que des rapports mythologiques. On peut ainsi tenter d'éduquer l'enfant dans la méfiance à l'égard de l'information non vérifiée, de la propagande et de la publicité.
-- On peut enfin (cela, c'est le cours supérieur) montrer comment ce nombre infini de faussetés et de truquages a, en fait, un très petit nombre de sources, qui convergent et grossissent un cours commun, apparemment irrésistible, mais qui ne reste crédible que par l'indifférence, l'ignorance ou la sottise.
Voilà quelques avis pratiques qui ne sont pas négligeables, à mon sens. C'est conclure en oubliant l'Algérie ? Qu'on me pardonne. Je voulais parler de ce que nous sommes devenus. Rien de plus important que de rêver à ce que pourront devenir ceux qui nous suivent. Qu'ils s'intéressent, à travers ce que nous en disons, à l'Algérie que nous avons aimée et qui est morte, nous le souhaitons, mais il est bien certain qu'elle ne sera pour eux qu'un fantôme. Nous pouvons leur apporter autre chose, grâce à notre situation privilégiée : leur montrer le monde où ils grandissent, que la plupart de leurs aînés ne veut pas ou ne sait pas voir, et qu'eux-mêmes risqueraient d'accepter d'un cœur naïf, s'ils n'étaient mis en garde.
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(Accepter le monde d'aujourd'hui, c'est ce que font également les *contestataires* catalogués qui ne font jamais qu'en appliquer les règles -- refus du passé, présomption à l'égard de la nature etc. -- en les portant au rouge.)
Notre rôle sera de faire soupçonner une dissidence possible -- nécessaire -- à l'égard de ce mécanisme d'erreur et de dérision. Seule voie marginale, difficile, étroite sur laquelle ils puissent, si Dieu les aide, rester hommes.
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Je sens bien que ce que j'ai écrit est trop long, et que je n'ai pas dit pourtant ce qui importe le plus, comme s'il se trouvait entre ce que je veux dire et ce que je dis, une série de ces caches qu'on place devant les images pour intercepter la lumière.
Il y a dix ans, les ports et les aérodromes de France étaient encombrés d'une foule hagarde. Des familles entières, des vieillards, des enfants qui pleuraient, pêle-mêle avec des gens dans la force de l'âge, et tous l'air absent, un regard qui n'était pas encore là. Des paquets, des valises faites hâtivement, trop neuves, ou tout usées. On contrôlait leur identité soigneusement avant de les laisser marcher sur cette terre respectable. Pour la plupart, ils avaient perdu leur foyer, leur situation, ils se trouvaient sans argent et ils ne savaient où aller. Personne ne les attendait. Ils savaient même très bien qu'on aurait préféré les voir ailleurs. Comme ils débarquaient au hasard les familles, les amis se trouvaient dispersés. Pour tous, qu'ils aient vingt ans, cinquante ou quatre-vingt, ce jour marquait le début d'une nouvelle vie, qui se présentait à leurs yeux, hostile et sans espoir.
Dix ans plus tard, beaucoup d'entre eux sont morts. Ceux qui survivent ont maintenant un travail, un toit, des meubles. Certains sont mariés. Ils ont des enfants, qui sont nés ici. Pour tous, il y a eu des rencontres, des amitiés nouvelles. Que d'échecs pourtant dans la réussite globale de ce « recasement », que de déviations. Mais enfin, ils vivent.
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Mais ils sont toujours dispersés. Amis ou parents sont souvent inaccessibles, sauf longs voyages qui ne se renouvellent pas souvent. Ils gardent, ils ont toujours en commun, un pauvre trésor intransmissible : un paysage qu'ils ne reverront jamais, et la mémoire des morts et des « disparus ».
Tels sont les signes peu visibles par lesquels ils se reconnaissent. Et encore ceci : il y a quelque chose en eux qui a été tranché et que rien ne pourra renouer. Le fil invisible qui nous rattache aux pères et au passé.
Georges Laffly.
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## Le cours des choses
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### Pieds-noirs, Sidis et Patos
par Jacques Perret
Un Patos aura donc ici le privilège et l'imprudence de parler des Pieds-noirs dans une assemblée de Pieds-noirs. Ils ont tous une bonne langue et je tournerai sept fois la mienne. Je ne perdrai pas de vue que René Viviani était Pied-noir et qu'en mai 1914 le vent de l'histoire soufflant par sa bouche retournait comme une crêpe la majorité parlementaire. Estourbie sous le charme et la violence du baratin pied-noir elle votait l'application immédiate de la loi de trois ans dont elle ne voulait pas et que l'orateur lui-même n'avait cessé de combattre. A vrai dire c'est une belle figure de bateleur qui venait ce jour-là de sauver la patrie. D'une gueulante africaine la victoire de la Marne. Je n'oublierai donc pas qu'un génie harangueur habite les Pieds-noirs. A eux la faconde au soleil, à nous Patos la bafouille dans le brouillard. Je vois même qu'on ne se gêne pas pour nous orthographier Pathos et je trouve excessif qu'on nous le dise en grec. J'écrirai donc Patos et n'y voyant qu'un sobriquet d'origine inconnue, toute acception péjorative ne pouvant être due qu'au malheur des temps.
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Avant de bien connaître les Pieds-noirs j'ai bien connu les sidis. Je dis « sidi » comme on dirait « bicot », « melon », « crouyat » et autres diminutifs, tropes ou doublets parfaitement honorables et pour le moins innocents. Les appellations officielles n'étant que périphrases complexées ou approximations incommodes et le mot *arabe* étant lui-même bizarrement tenu pour désobligeant quand il est parlé d'Arabes, je m'en tiendrai aux sobriquets. S'il n'y avait pas de sobriquets il n'y aurait plus qu'à se taire. Au demeurant Sidi n'est pas un sobriquet mais un titre. Ayant eu chez nous les honneurs de l'usage populaire il y a laissé ses privilèges de noblesse, et qui aurait le front de s'en plaindre aujourd'hui. De toutes manières si la dignité humaine se paye de mots elle ne sera pas volée si j'appelle mon prochain monsieur, et en plus dans sa langue maternelle. Mais les experts en contacts humains ayant eu révélation que le mot « arabe » humiliait les arabes comme le mot « juif » les juifs, « concierge » les concierges, « nègre » les nègres, ils ont renchéri de subtilité en décrétant qu'à l'avenir et à l'égard des musulmans l'usage du monsieur serait obligatoire et son équivalent arabe interdit. S'ils entendaient que l'indigène fût honoré de la sorte, c'est qu'ils ne doutaient pas eux-mêmes que le nom français fût essentiellement supérieur à tout autre. Ce n'était ni plus ni moins que la discrimination raciale par convention dénominative, la pire de toutes. J'en parle au passé car aujourd'hui le formulaire des civilités est en train de se retourner comme un doigt de gant ; déjà les nègres ne souffrent plus d'autre nom que nègre et les membres de la Ligue des droits de l'homme aspirent au doux nom de sidi. Ajoutez-y que nos évêques, par dévoiement de l'humilité, esprit de manège ou peur impie du ridicule, se disent embarrassés du monseigneur, qui les retranche du peuple des copains, et qu'à ce moment-là en effet c'est par dérision que nous les appellerions monseigneur. C'est pour dire que les mots innocents se font rares et qu'il est permis de s'embrouiller dans les signes extérieurs. Toujours est-il que jadis, interpellé sous le nom de francaoui ou de roumi je m'entendais salué comme la survivance de Godefroy de Bouillon et la postérité de Scipion l'Africain.
Je n'ai guère connu en effet les Sarrazins et les Numides que sous l'habit militaire et les couleurs françaises. De tous les procédés en usage pour escamoter les problèmes de la vie en société, la tenue de campagne était jusqu'ici le plus sûr et le plus facile. Dans les années 20 j'ai terminé la conquête du Maroc dans un régiment de tirailleurs algériens en qualité de caporal. Je dois dire à ma confusion que l'état de 2^e^ classe n'était pas accessible aux chrétiens.
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Le caporalat était le dernier rang où leur humilité pût prétendre. Ils y trouvaient néanmoins cette consolation qu'à part les deux petits galons de laine jaune, rien dans leurs équipements et fardeaux ne les distinguaient de la troupe.
C'est un lieutenant indigène qui avait commandé le peloton des élèves caporaux. A nos yeux de Parisiens et Beaucerons le titre indigène ne faisait que souligner une évidence. D'autre part, les mérites du lieutenant Tebib ayant été reconnus par la France souveraine, je me pliai de bonne grâce aux commandements de cet officier français, peut-être avec l'idée aristocratique de le mettre à l'aise. De toutes manières les trois pas de distance nous donnaient satisfaction à l'un comme à l'autre. Les relations humaines s'arrangent toujours mieux de la distance que du niveau.
Dans nos relations d'hommes de troupe avec les tirailleurs indigènes la promiscuité n'empêchait pas la distance, moyennant quoi le nom d'unité convenait au régiment. Nous prenions en commun les travaux et les jours sans toujours nous distraire aux mêmes jeux. Entre nous par exemple, d'Auvergne ou de Montparnasse, nous pouvions rigoler jusqu'à en venir aux mains ; avec les Algériens on ne se battait jamais, pour des raisons obscures et qui semblaient aller de soi. A part ça nous partagions tout, gamelle, corvées, fatigues, servitude et grandeur. Les gradés indigènes étaient plus vaches avec leur congénères, les gradés métropolitains étaient moins tendres avec nous et cela faisait une sorte de justice bien pesée. Enfin l'esprit de corps et la jeunesse nous maintenaient en cordialité, au moins par les signes extérieurs, ce qui est le principal. Aux départs en colonne et dans le feu de l'action nous n'étions pas loin de l'intégration sentimentale. Et au sortir d'un engagement un peu dur c'était quasiment la fête de famille, avec ses congratulations expansives, ses mâles embrassades et l'exaltation des morts. La fraternité n'est une et universelle que dans les dogmes ou les nuages. Dans le monde sensible il en est de toutes sortes et la fraternité d'armes est la plus douce et la moins avare, on n'y regarde pas à la dépense. Les Algériens l'ont connue chez nous pendant cinq générations. Nous les avons chassés de la confrérie et des milliers d'entre eux s'y sont cramponnés jusqu'au supplice. Leur mémoire sera prochainement célébrée en Haute-Marne au pied de l'emblème ambigu par lequel ils sont morts.
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En février 1940 le 38 bataillon du 335^e^ R.I. fut appelé à prendre position sur la Chiers, pour verrouiller Longwy, si besoin était. Au cours de l'hiver meusien particulièrement rigoureux, ce bataillon de réservistes bourguignons avait eu à cœur de se réchauffer au vin rouge et devant les villageois impassibles il avait quitté ses cantonnements sur un der-des-ders outrageusement patriotique. La longue marche sur les routes verglacées qui le renvoyaient aux frontières avait su lui rendre un rien de martialité, mais l'approche du printemps eut bientôt fait de ranimer la grande soif des aïeux. Le bruit se répandit alors en haut lieu qu'un tel bataillon n'était pas adéquat à sa mission de verrou. On lui dépêcha un nouveau commandant qui venait des tirailleurs. Le commandant R. était Français d'Algérie à quatre générations et de souche basque. Officier de carrière engagé en août 14 et sous les armes depuis lors. Sans faire le détail de ses vertus et talents, disons qu'en un mois il avait remis à neuf le moral et la tenue du bataillon.
Le 10 mai à l'aube, la grande duchesse de Luxembourg ayant pris la fuite en traction-avant nous fit savoir au passage que l'armée allemande était dans ses roues, renseignement précieux. Un quart d'heure plus tard leurs avant-gardes étaient saluées par nos avant-postes. Boutonnés jusqu'au menton et pans de capote relevés, les Bourguignons canardaient les voltigeurs ennemis qui sautillaient en bras de chemise de buisson en buisson. Parfois une mitraillette, arme sournoise inconnue au bataillon, nous tirait dans le dos mais à part ça le prélude avait de la couleur, du mouvement, du style, réglo comme en 70. Les spahis caracolaient aux lisières des bois, les lebels de papa faisaient merveille et l'armée allemande fut stoppée deux jours. On a su depuis que cette armée-là ne faisait que le pivot d'une invasion qui se déployait sur son aile droite et que, n'étant pas pressée à un jour près, elle attendait ses canons pour défoncer la phalange bourguignonne qui verrouillait la Lorraine.
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Je ne raconterai pas les opérations et tribulations qui s'en suivirent. Les pépères du Clos-Vougeot ont tout de suite compris qu'après Charleroi ce serait la Marne et qu'ils en auraient encore pour quatre ans. Cela faisait gros cœur, et ils n'étaient pas de ces flambards qui ne pensent qu'à forcer le destin. De ce côté-là le commandant avait l'air assez raisonnable mais il voulait de la manœuvre, du contact et du maintien. Pour lui faire plaisir les réservistes de Chambolle et Musigny ont joué les grognards, à sulfater les raisins verts au flanc des Ardennes, faire acte de présence et figuration intelligente au sein du chaos. C'était le 3/335, recrutement du Mâconnais, dont un Pied-noir avait pris la tête.
La retraite proprement dite, sans prétendre à l'anabase ne fut quand même pas la grande vadrouille. Jusqu'au bout avec armes et bagages, fourgon hippomobile, clairons sur le sac et tambours dans le dos, de quoi rêver quand on marche en dormant. Et le commandant à pied, en tête, en queue, debout sur le talus à lorgner le ciel du Nord et nous regarder passer. Depuis vingt-six ans qu'il va de bataillon en bataillon il connaît le mode d'emploi. Il en a une belle collection derrière lui. Il paraît s'attacher à ce bataillon-là comme à une pièce de musée brusquement rendue à ses fonctions d'ustensile belliqueux. Son transport sous l'orage et la grêle est particulièrement délicat, il ne veut rien perdre en route -- et qu'en toutes circonstances le précieux bataillon qui lui est confié ressemble à un bataillon. Les compagnies en ordre, les flancs-garde, les bivouacs protégés, les traînards soutenus et quand il le faut, des attitudes résolument combatives ; si parfois l'adversaire fait mine de les ignorer, le petit coup de chocottes nous aura fouetté le sang. Les populations en fuite ont cessé de nous gêner et la campagne n'est déjà plus française que sous le pas des fantassins bourguignons. Soit dit en passant nous n'avions pas trouvé scandaleux que les populations quittassent leurs foyers à l'approche des Allemands, ces misères-là sont de tradition. Ce n'est qu'à l'approche des Arabes que l'exode sera flétri par ceux qui n'en sont pas menacés.
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Dernier tableau. Las de tourner en rond dans le cercle de l'ennemi sans trouver le passage, le bataillon fourbu met sac à terre dans un village évacué sur les hauteurs de Toul. A vrai dire nous n'étions pas encerclés par manœuvre : le flot de l'invasion nous entraînait comme une île flottante au mitan de l'Amazone. Nous comprenons tout de suite qu'il ne s'agit pas d'une étape mais d'une installation. L'expectative n'est pas rose mais c'est d'abord le bonheur des épaules soulagées. Des colonnes ennemies se découvrent au loin, défilant sur une route de peupliers, au bord de l'horizon. Le commandant fait l'inspection tactique des alentours. Les quatre compagnies feront du village une redoute, au moins un hérisson. Aménagement des positions. Le PC dans la cave d'une maison bourgeoise, la seule du pays, c'est l'habitude, et le médecin y a descendu son matériel. Tout cela est fortement suggestif.
Les antennes de l'invasion avant eu vent de cette concentration de troupes kaki un détachement de voltigeurs est venu tâter les abords du village. Il tombe sur la quatrième compagnie qui lui crache sa bordée. Cette manifestation hostile est jugée punissable et une demi-heure plus tard la position est bombardée, encerclée, attaquée. Le bataillon se pique au jeu, c'est le Gravelotte des Bourguignons.
Le surlendemain vers 10 heures la situation des forces en présence permet d'envisager une sorte de Camerone. Les assiégés n'ont pas encore exprimé le désir de pousser jusque là. Ils se veulent modestes. Ils s'étonnaient déjà de livrer un tel combat qui après tout ne faisait que l'ordinaire du métier. Le commandant lui-même qui vient les voir au travail s'attendrit sur la bonne volonté de ses viticulteurs en pétarade. Il est revenu au PC où le radio appelle en vain la division depuis 24 heures. Il est à peu près certain que les ennemis ne seront pas contenus beaucoup plus d'un quart d'heure. Il a compris que ses hommes n'aspiraient pas aux honneurs du massacre. Assurément il conviendrait de les y exhorter, mais la pensée d'y réussir le gêne de plus en plus. Les blessés encombrent la cave, l'adjudant du corps-franc vient de mourir sur son brancard et la dernière liaison a essuyé un barrage de mitraillette en traversant le village. Le commandant se plante une cigarette au coin de la bouche et ne l'allume pas. C'est le quart d'heure où les principes viennent s'emmêler dans le cas de conscience. Il en a vu de toutes sortes en 14 mais l'idée de se rendre avec six cents hommes ne lui est pas familière. Il n'a plus rien à faire dans cette cave, il faut trancher ça dehors, sur le tas. Il enjambe les brancards.
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Quand on se bat pour l'honneur il faut savoir s'arrêter. Peut-être est-il déjà coupable. Il s'engage dans l'escalier. A mi-chemin il voit que la sortie est bouchée par un officier allemand qui lui braque son pistolet en gueulant quelque chose. Le commandant fait semblant de ne pas comprendre. Il a les mains pendantes. C'est un vœu qu'il a fait de ne jamais lever les bras. Au demeurant cet officier n'est qu'un lieutenant, il s'effacera. Il s'efface, rengaine et salue. Arrivé à son niveau le commandant lui rend son salut et constate en effet que l'armée allemande est dans le village. Il jette sa cigarette et d'un mouvement de la main fait savoir qu'il se rend à l'évidence. Non sans respect le lieutenant lui fait comprendre que ce n'est pas trop tôt.
Rassemblés par des voix étranges les Bourguignons désarmés attendent. Ils ont déjà la dégaine du prisonnier, mais pas mécontents de survivre à ce combat qui les flatte. Comme ils sont gardés par les soldats mêmes qui viennent de les battre il y a des essais de conversation, d'explication. Le bruit court bientôt dans les rangs que le commandant va sortir du village à la tête de son bataillon captif. Et quelques instants plus tard, dans le troupeau en marche, l'un disait que les Allemands étaient trop pressés pour rendre les honneurs, et l'autre affirmait qu'on ne rend pas les honneurs si tout le monde n'est pas mort.
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Ce récit n'avait d'autre intention que d'exposer en bref le cas de 600 honorables Bourguignons commandés par un gentilhomme de la Mitidja. C'est une contribution à l'étude de cette fameuse mentalité pied-noir que nos ethnologues ont décrite comme offensante à la réputation d'une métropole entièrement peuplée de privilégiés mentaux.
Pour en finir avec le commandant, il devient colonel, démissionne en 50, s'endette et va planter des orangers. Soldat ou colon, c'est la noblesse du Pied-Noir. La première récolte à bénéfice est attendue pour 63 mais la vie n'est plus tolérable et il part en 62 avec sa famille. Il a quitté sa maison, sa ferme, son pays natal, ses morts, le fruit de son travail et le plus gros de ses raisons de vivre. Il est en France, avec ses blessures françaises, et une dizaine d'opérations ; il est fatigué, il se fait vieux, les Français lui font de la peine et ses curés le scandalisent ; il relit la Guerre de Jugurta et les ouvrages de Gautier sur l'Afrique du Nord.
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Je n'y peux rien si les deux Pieds-noirs que j'ai le mieux connus se sont présentés en tenue de combat. Quatre ans plus tard en effet je me retrouvais dans la nature, et non loin de la Bourgogne, avec une douzaine de Sidis. Un officier pétiniste les avait débauchés de leurs chantiers pour étoffer un maquis tout à fait sérieux. Ils avaient des fusils anglais, pas d'uniforme, ce n'était plus pareil. Cela sentait déjà le fellaga. Parmi les autochtones allobroges qui formaient le gros de la compagnie se trouvait un Français d'Algérie. Je ne savais toujours pas qu'on les appelait Pieds-noirs. Franchement il m'était aussi compatriote que pouvait l'être un Marseillais. Nous étions très amis et quand il est mort le ventre ouvert par une rafale de mitrailleuse je l'ai entendu murmurer : « *Ne m'abandonnez pas. *» Bien entendu. Mais toute l'importance et la difficulté de cette recommandation m'est apparue quelques années plus tard.
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Quelquefois, pour se bercer la conscience, un gaulliste ou même un OAS va dire qu'après tout les Pieds-noirs se sont mal défendus. Puisqu'ils avaient du sang de communard dans les veines ils auraient pu nous faire une Commune. Toute la métropole attendait une Commune en Alger, on la craignait, on l'espérait. Elle n'a pas eu lieu et les gaullistes ont eu le culot d'en accabler leurs victimes. Depuis quelque temps un commando d'historiens à la gomme et à la coule s'évertue à nous démontrer que le don de l'Algérie à l'Islam est une œuvre pie, rédemptrice, accomplie dans l'honneur et l'intérêt de la nation etc. et à nous rappeler que bien sûr que le pauvre Pied-noir avait le mauvais rôle, c'était l'occupant, le spoliateur. Occupant et spoliateur de rien du tout, il n'y avait rien. Bien moins qu'il n'y avait en Gaule quand les Francs sont arrivés, infiniment moins qu'il n'y avait à Montparnasse quand l'urbanisme apatride s'est jeté dessus. On est fatigué d'expliquer ces choses-là.
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Dès l'origine le Pied-noir votait à gauche par principe et vivait en homme de droite par nécessité. Avec ses mœurs anachroniques il était un homme de progrès. Ce n'est pas une chose dont je me vanterais mais dans la plupart des cas on épatera le patos, et le vexera peut-être, en lui disant que le petit colon féodal était en avance de cinquante ans sur la métropole. En revanche dites-lui que le Pied-noir aimait le militaire et vous le ferez sourire, de compassion peut-être. En effet ce grand amour devait mal finir.
Par fidélité à la vieille image du laboureur de marécage sous la protection du soldat, le Pied-noir continuait d'aimer les soldats. Ensemble ils avaient fait de grandes choses à grand' peine. Ils avaient partagé la fierté du chef d'œuvre. Et le sang du soldat ayant été à l'origine de l'affaire on n'était pas mécontent non plus de l'avoir payé de retour en quatre versements, 70, 14-18, 39-40, 44-45. L'Algérie et son armée semblaient inséparables. L'armée faisait partie du paysage et condition écologique de la patrie transplantée. On connaissait bien ses travers, mais on aimait ses revues, ses défilés, sa musique et sa légende. Elle faisait pour tous l'ornement et la paix du séjour. Elle était la patrie nécessairement tutélaire, gardienne des moissons, des clochers, des écoles et des marabouts. Quand elle n'osait déjà plus sortir en métropole avec drapeaux et fanfares, quand elle rasait les murs en civil, même dans le VII^e^ Arrondissement, elle continuait d'être chouchoutée, respectée de la rue Michelet aux Oasis. Je ne sais trop pourquoi les contingents appelés ou rappelés, accueillis avec enthousiasme au port, n'ont pas su vraiment conquérir le cœur des Pieds-noirs et inversement. N'empêche que l'armée c'était l'armée, mariée avec l'Algérie, à la vie à la mort.
Or cette armée-là les a trahis. A contre-cœur bien sûr, mais piteusement, affreusement trahis, par obéissance à la trahison du chef suprême. On trouvait déjà un peu bizarre de l'entendre tous les matins renouveler ses protestations de fidélité, comme s'il était concevable qu'elle pût trahir. En dépit des symptômes de déhiscence consécutifs aux mutations gaullistes, en dépit des brimades et des avanies, la confiance régnait, aveugle, éperdue, viscérale et même raisonnable. Elle a régné jusqu'au dernier jour.
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Et alors on s'est frotté les yeux pour la voir sans y croire, cette armée chérie qui larguait ses couleurs en présentant les armes au drapeau vert ; les officiers qui fichaient le camp sans dire adieu, avec leurs meubles en cadre, leur malaise en bandoulière et leurs petits soldats qui faisaient le bras d'honneur à toute cette Algérie dupée, arnaquée jusqu'au fond du Sahara. Malheureusement les Pieds-Noirs n'en croyaient toujours pas leurs yeux. Imaginez qu'ils furent à ce point saisis d'étonnement qu'ils n'eurent même pas idée de déclarer la Commune et d'ouvrir le feu. Et l'eussent-ils voulu qu'on ne fait pas une Commune sans avoir des canons, et quelques régiments au moins, en armes et en tenue ; or, sauf une poignée de déserteurs, l'armée tout entière était Versaillaise.
Suite de la complainte. Dix ans de terrorisme endémique et les égorgés de la semaine passés en rubrique dans *Le Monde* et *Le Figaro* avec le cours des Halles. Collecte mondiale pour la défense et illustration des égorgeurs opprimés. Anathème sur les égorgés récalcitrants. La démocratie, la Résistance, la religion, la morale et le fric, toutes les valeurs occidentales à la rescousse des fatalités orientales. Le troupeau injurié par son évêque et sa détresse ignorée par un Pontife si débonnaire qu'il s'en bouchait les oreilles. Que l'Algérie soit libérée, dérouillée du nom français et rendue aux douceurs de l'ordre arabe. L'armée française ne fait même plus semblant de combattre. Elle a fait cadeau de sa victoire et de ses morts. Elle a maintenant partie liée avec les fellagas pour mater les Pieds-Noirs. M. Kroutchev est content de nous et le général de Gaulle lève les bras. L'armée française, en pleine folie d'obéissance, a désarmé ses camarades partisans pour les livrer aux écorcheurs. Après quoi elle s'est retirée dans ses cantonnements pour chanter la quille et les factionnaires ont croisé la baïonnette devant les harkis traqués et suppliants ; et cinq minutes plus tard les héros historiques venaient jeter devant le corps de garde les génitoires sanglants des protégés français. Restons-en là de ces hontes et horreurs mais le temps n'est pas venu de les oublier : Il est même utile de les avoir présentes à l'esprit aussi longtemps que nous serons gouvernés par les libérateurs de l'Algérie. Tous les hommes politiques actuellement sur la scène ou en coulisse ont mis la main à ce travail infamant et calamiteux. Il est sage d'y penser chaque fois que l'un d'eux ouvre la bouche pour faire le mentor, la sirène, le paladin ou même le brave homme.
223:164
Utile enfin de pouvoir, à l'occasion, rappeler au moraliste dans quelles circonstances vraiment pénibles et vicieuses fut accompli le meurtre de l'Algérie. C'est une chose que même un ancien de l'O.A.S.-métro peut avoir perdue de vue quand, par exemple, un soir, entre amis, les pieds sur les chenets, hochant la tête et bridant les yeux vers des lointains grandioses, il déplore que le peuple Pieds-Noirs n'ait pas eu le dernier courage de s'offrir en hécatombe, au pied du monument aux morts et chantant la Marseillaise sous le tir des gardes rouges et des fellagas réunis.
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Plutôt mourir que fuir ! bravo. Le sol natal sera défendu sans esprit de recul ! c'est bien naturel. Et si par hasard tous les soldats sont morts ou manquants, nous défendrons nos foyers à coups de fourche ou de bâton et si l'ennemi doit en franchir le seuil il enjambera nos cadavres ! cela va de soi. En un mot c'est vaincre ou mourir, alternative immémoriale et suprême raison des belles batailles où le vainqueur chancelant et perclus va jeter sa couronne sur le corps des vaincus. Si le vaincre ou mourir n'est pas une nécessité objective et absolue il se présente comme une obligation morale souvent doublée d'une raison tactique. Comme toutes les alternatives en forme d'apostrophe il a traversé la nuit des temps sans vieillir, il a de la noblesse, de la frappe, et son exigence est malicieusement contestée par un proverbe non moins immémorial à savoir que mieux vaut âne vivant que lion mort. Si le lieutenant de Gaulle, à Verdun, n'avait pas pris la peine d'illustrer personnellement ce proverbe, il n'y aurait pas eu de général de Gaulle. Quoi qu'il en soit je suppose que le Patos vivant qui reprocherait à son frère Pied-Noir de n'être mort ni vainqueur n'a sans doute jamais eu l'occasion de vaincre ou mourir, même en 40. Et je n'ai pas dissimulé au lecteur que moi-même je respirais encore.
Il n'est pas rare hélas qu'en présence de cette fameuse alternative, et pour des raisons d'économie, la stratégie nationale ou individuelle fasse remise à la fois de la victoire et de la mort. Dans le meilleur des cas les ordres de repli font surseoir à la mort pour tenter la victoire un peu plus loin ou un peu plus tard.
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Je dois même avouer qu'au cours de mes petites expériences guerrières, l'instant de vaincre ou mourir ne m'a jamais été expressément signifié. Il peut arriver aussi qu'un tel ordre écrit, venu de loin et de haut soit retenu à l'échelon subalterne, fourré en poche par un adjudant paternel qui jugerait inopportun de rappeler à ses enfants le béaba de leur condition.
Une fois dans ma vie pourtant j'ai entendu articuler ces redoutables paroles, de la bouche d'un grand chef et dans le vif de la situation : vaincre ou mourir. Nous n'étions pas une troupe, rien qu'une foule, et la rigueur du choix se réclamait plutôt du balcon. Troisième soir, tous au Forum pour voir et entendre les généraux du poutch. Tous les quatre au balcon. L'un d'eux qui n'était pas Salan a pris la parole. Comme il n'avait rien à annoncer, la harangue fut assez creuse et le ton comme le sabre. La péroraison dans un cri :
-- Nous sommes ici pour vaincre ou mourir !
Acclamations. Il est difficile d'ajouter une clameur inédite au répertoire de la Méditerranée. Toutes les clameurs possibles ont retenti sur ses rivages et si les échos ont une mémoire il retiendront que ce jour-là le 25 avril 1962 vers les 5 heures du soir une foule française âgée de 132 ans acclamait pour la dernière fois sur le Forum d'Alger. Au mémorial sonore la chute de Constantinople fait sans doute un bruit plus somptueux pour une date moins funeste. Blessée au flanc la chrétienté n'en mourut point. Mais la livraison d'Alger c'est le règlement définitif et lugubre de la notion même de chrétienté devenue insupportable aux chrétiens adultes.
Le lendemain donc les deux généraux qui n'étaient pas Salan ni Jouhaud mais qui venaient de France pour vaincre ou mourir s'en sont remis aux gendarmes pour se rendre à Paris. Nous dirons seulement que pour faire un coup pareil il faut être en quelque sorte assez gonflé. Pour ce qui est des Pieds-Noirs ce n'est pas tant le coup des paroles qui les a fait souffrir, ils en avaient encaissé bien d'autres, mais l'idée trop amère qu'elles furent prononcées les deux valises étant faites.
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Je m'en tiendrai là des raisons pour lesquelles un Pied-Noir ne serait pas toujours en humeur d'entendre nos leçons d'héroïsme. Quant aux Patos qui leur reprocheraient de n'être pas restés ou revenus dans leur province au prix honorable d'un abandon de souveraineté, de propriété, de nationalité, il faudrait leur expliquer que jusqu'à nouvel ordre, une pareille condition n'est supportable qu'aux renégats. Et encore M. Mandouze n'a-t-il pu la souffrir bien longtemps.
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Dès les premiers massacres de colons le bruit se répandait en métropole que les victimes ne l'avaient pas volé. En 1958 la propagande anti-pieds-noirs battait son plein dans les secteurs politique, universitaire, mondain, ecclésiastique et populaire. Une silhouette du Pied-Noir fut ainsi campée qu'on pût tirer dessus sans scrupule.
Des sociologues, des historiens et même des anthropologues ayant défini et commenté ce qu'ils appelaient la mentalité spéciale du Pied-Noir, un certain nombre de traits et anecdotes significatives furent mis en circulation dans le public. L'un d'eux a connu la grande vogue. C'est l'histoire du verre d'eau. Le colon-pied-noir qui a refusé un verre d'eau au petit soldat du contingent. C'est une histoire très ancienne, elle appartient au folklore universel des armées en campagne. Depuis que les soldats cantonnent chez le paysan il y a des poulets plumés qui appellent des coups de fourche. A moins d'avoir servi sous Jeanne d'Arc tous les troupiers du monde se font devoir de maintenir ces querelles en tradition et d'en truffer le récit de leurs campagnes. Et, à défaut d'exploits guerriers, l'histoire du verre d'eau restait la mieux faite pour émouvoir le cercle de famille. J'ai quand même idée qu'en Algérie les verres de vin, peut-être, ont été moins souvent refusés que les verres d'eau. Rappelons au passage que le général de Gaulle, en Algérie notamment, fut toujours attentif à cracher dans les verres où il avait bu et dans ceux qu'il offrait à boire. On lui aura sans doute refusé un verre d'eau à lui aussi.
Toujours est-il qu'à l'occasion de l'anniversaire d'Évian Mme Brisset, rapatriée d'Algérie acclimatée sous le ciel de Belleville, fut interrogée par le Journal du Dimanche.
En évoquant ses impressions de naufragée débarquant à Marseille elle nous révèle enfin que ses premières paroles furent pour demander un verre d'eau et que celui-ci lui fut refusé. Voilà, nous sommes quittes. Le moment est venu de remplir les verres : « Compte dessus et bois de l'eau », c'est le refrain de la mère patrie à ses enfants sinistrés.
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Il est vrai aussi qu'à la longue la récrimination des Pieds-Noirs nous rappellerait fâcheusement le milliard des émigrés. La République, et tout spécialement la V^e^ incarnée, ne doit rien à personne. Souffrir pour elle est toujours un bon placement. Il fut annoncé naguère de podium en podium que la France délivrée de l'Algérie serait l'âme de l'Europe, l'arbitre de l'univers, et dégrevée de l'impôt. Et voilà qui est fait ; le monde entier se tourne vers la France, arche de paix, vase d'amour, glaive de justice, puits de vérité, fleur de chevalerie, corne d'abondance, creuset philosophal, et rien de tout cela ne serait si l'Algérie était restée française. Et à ce moment là c'est pourtant vrai, dit le Pied-Noir émerveillé, le prix de mon déménagement est déjà remboursé au centuple.
Jacques Perret.
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## DOCUMENTS
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### Instantanés
par Jean-Baptiste Cardier
Jean-Baptiste Cardier est lui aussi né à Blida : c'est un compatriote et c'est le plus ancien camarade de Georges Laffly. Il est également un ami de la revue « Itinéraires ».
Les « instantanés » qu'il nous a donnés tiennent autant de la chronique, du témoignage, des réflexions que des documents proprement dits. Littérairement inclassables, mais inévitablement à mettre quelque part plutôt qu'ailleurs, nous les avons rangés ici. Cette contribution, si personnelle et si impersonnelle à la fois, n'est pas la moins émouvante ni la moins digne d'attention -- et d'amitié.
J. M.
Sur le monument élevé à Sidi-Ferruch, lieu du débarquement français en 1830, on pouvait lire ces mots :
Ici le 14 juin 1830
Par l'ordre du roi Charles X
l'Armée française
vint arborer ses drapeaux
rendre la liberté aux mers
donner l'Algérie à la France.
L'Algérie reconnaissante
adresse à la Mère Patrie
l'hommage de son impérissable attachement.
Le monument date de 1930. « L'impérissable attachement » se ressent du style de l'époque.
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Mais nous avons rendu la liberté aux mers, pour plus d'un siècle. Les pirates barbaresques pillaient, rançonnaient, enlevaient des êtres dont ils faisaient des esclaves, jusqu'en 1830. Le célèbre Yusuf fut l'un de ces captifs.
Jules Cambon, dans sa réponse au discours de réception de Louis Bertrand à l'Académie (en 1926) disait ceci : « Un jour, à Washington, le président Roosevelt \[il s'agit de Théodore\] parlant avec moi des idées de Rudyard Kipling sur la responsabilité des peuples de race blanche, me citait notre exemple. Il me disait : « Jusqu'en 1830, les États-Unis payaient une indemnité annuelle à la Régence d'Alger, afin que les corsaires barbaresques respectassent leur pavillon. En nous délivrant de cette obligation humiliante, vous nous avez rendu un grand service, mais vous avez fait davantage : vous avez soustrait l'humanité à un reste de barbarie ; c'est cette lutte contre la barbarie qui est le premier devoir des peuples civilisés. »
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On montrait encore à Alger la grotte de Cervantès, roche couverte d'une végétation épaisse, juste en face du jardin d'Essai. Cervantès, captif à Alger, Regnard aussi, l'image de saint Vincent de Paul délivrant des prisonniers, c'est à peu près tout ce qui nous reste d'un trafic qui persista jusqu'en 1830. Dans son journal, Stendhal fait encore écho (en 1817 je crois) à la capture d'un vaisseau italien par les corsaires.
On sut longtemps en France qu'il s'agissait là d'une très grave affaire. L'Ordre de Notre-Dame de la Merci fondé en 1218, l'Ordre de Saint-Lazare, établi à Alger par saint Vincent de Paul, l'Ordre des frères de la Sainte-Trinité (que l'on appelait aussi les Mathurins) avaient pour mission d'aider et de racheter, si possible, les esclaves victimes des corsaires.
Un livre consacré à ce sujet, au début du XVIII^e^ siècle, par trois frères Mathurins, contient cette anecdote, toujours actuelle. A Marseille, ils voient arriver, esclaves libérés, deux familles de Vénitiens. Venise payait tribut aux barbaresques. Aussi les malheureux « se fièrent trop à la foi de ceux qui montaient un vaisseau de Tripoli qui les traitait en amis, suivant la convention, leur faisant beaucoup d'honnêtetés, puis ils s'en emparèrent et les menèrent à Tripoli... ».
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Ces malheureux Vénitiens -- malheureux et naïfs -- « nous dirent que sur les représentations des Consuls de France, d'Angleterre et de Hollande, qui se plaignaient que ce vaisseau vénitien avait été pris contre la foi des traités, le Dey n'en relâcha rien, et les paya de cette réponse, que les Barbares étaient nés pirates et ne pouvaient subsister par d'autres voies, que c'étaient aux chrétiens à se tenir sur leurs gardes, même en temps de paix ».
Six mille « disparus », après la fausse paix d'Évian, en 1962, ont montré que rien n'avait changé. Sauf ceci : il n'y a eu nul ordre religieux pour les aller chercher.
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Dès le début de la conquête, on soupçonne l'infamie. Pour les soldats de Bourmont, la Casbah, c'était la « Case-aux-bas » : femmes et richesses. On fit beaucoup de bruit sur le trésor du Dey, qui aurait été pillé (Trésor du dey, trésor du FLN, de l'OAS, l'Algérie, c'est l'Orient, donc toujours quelque caverne d'Ali-Baba).
On oubliait que la piraterie, toujours vivante, était en baisse. Les belles années en étaient passées. Mais ceux qui espéraient des fortunes crièrent au loup. Les journaux libéraux -- ceux-là même qui avaient dévoilé au fur et à mesure tous les secrets de l'expédition, au point que sa réussite en devient un miracle -- firent chorus à Paris.
Le maréchal de Bourmont fut relevé, après la chute de Charles X. Un de ses fils avait été tué dans la bataille. Délicatesse digne de la France nouvelle : on ouvrit le cercueil du fils, soupçonnant que le père avait pu y cacher le fameux trésor de la « Case-aux-bas ».
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Dès le début, tout est fixé. Chrétien de naissance, Yusuf, enlevé à l'île d'Elbe tout enfant, au moment où Napoléon y régnait, était le fils d'un fonctionnaire impérial. Mais ce captif, élevé par le bey de Tunis, devient un brillant guerrier -- puis doit fuir Tunis.
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Il se met au service de la France en 1830. Le premier, devant le maréchal de Bourmont, il parle de « harkis ». Il forme des groupes légers, rapides, qui harcèlent l'ennemi. Yusuf écrira « De la guerre en Algérie », un petit livre qui aurait pu encore être médité, il y a quinze ans.
Yusuf fut admiré et célèbre. Moins qu'Abd el-Kader, quand même. Déjà la France avait un faible pour ceux qui la mordaient.
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Dès le début, on hésite et deux camps se forment : l'Algérie est un prolongement de la France, elle ouvre l'Afrique. Ou : l'Algérie coûte cher, il faut en faire un pays indépendant.
Autre querelle dont on commence à parler dans les années 1840 : assimilation ou autonomie.
Pas un argument invoqué de 1954 à 1962 qui n'ait été déjà émis cent ans avant. Pas une manœuvre tentée avec le F.L.N. qui n'ait déjà été pratiquée avec Abd el-Kader. L'émir déjà pouvait dire : « Je sais ce que vous allez tenter grâce à vos journaux, et ce que vous ne pourrez faire contre moi parce que l'opposition crierait trop. »
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René Janon, bon écrivain, m'a raconté cette histoire, dont il voulait faire un roman. Je ne sais s'il en eut le temps. Son livre nous aurait aidé à imaginer les débuts de la colonisation.
Une famille franc-comtoise, en 1832, décide d'aller chercher fortune sur des terres nouvelles. Ils se retrouvent au Havre, avec d'autres candidats à l'émigration, surtout des Allemands. Il est très probable qu'ils veulent aller en Amérique. Mais soit séduits soit trompés par le capitaine qui les conduit, les voilà débarqués à Alger. Le maréchal Clauzel favorisait à ce moment-là la colonisation.
Rien n'est préparé, cependant. Nos immigrants sont parqués quelques jours sur le port, puis aux portes de la ville, à Bab-el-Oued. On les installe sous des tentes. (R. Janon voulait appeler cela : les colons de Bab-el-Oued.)
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Ils y passent de longs mois. La troupe s'effiloche. Certains acceptent de petits métiers urbains. D'autres tournent mal. Mais nos Francs-Comtois sont gens solides. Ils tiennent.
On finit par leur attribuer une ferme à Dély-Ibrahim, sur une colline vers Chéragas. Les Lanternier s'installent, travaillent dur. Ils ont une fille, qui travaille avec eux. Un jour qu'ils sont en train de faucher un champ, ils sont attaqués par une troupe d'Hadjouts, tribu pillarde qui s'est mise au service de l'agha de Coléa, Mahieddine -- renégat qui après avoir servi la France, s'est retourné contre elle. Les Lanternier sont enlevés.
Une longue pérégrination à travers l'Algérie commence pour les captifs. Les voilà à ce qui devint depuis Montebello, puis à Marnier. Ils sont enfin livrés à Abd el-Kader. Arrivé là, je ne me rappelle plus si les parents Lanternier sont morts, mais la fille, elle, est bien vivante. Et avenante.
Or Abd el-Kader qui a besoin de l'appui du sultan du Maroc, lui envoie de somptueux cadeaux : or, autruches, femmes, dans une caravane. La jeune fille est dans le lot. La caravane est conduite par deux renégats français (il y a eu des soldats prisonniers, renégats. Où ai-je lu l'histoire du « Kabyle », que l'on pouvait voir encore, vers 1890, descendre de sa montagne au village européen, pour boire, en cachette, au café, son gros rouge, en repartir, hilare, avec sa bonne trogne rouge de Gaulois ?)
Les cadeaux furent appréciés. La jeune Franc-Comtoise devint l'une des quatre épouses du sultan. Elle lui donna deux enfants, vécut vieille et mourut dans une vengeance de harem.
René Janon affirmait qu'il n'avait rien inventé et que son récit était appuyé sur de nombreux documents qu'il avait recueilli en Algérie et au Maroc.
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« Les Arabes qui savent tout exprimer par des proverbes inimitables ont défini l'inguérissable turbulence des peuples berbères en une formule délicieusement teintée d'humour que l'esprit ravi ne peut oublier... : « Salomon, fils de David, mit un jour ensemble un diable et un Berbère. Le diable alla prier Dieu de le délivrer du Berbère ».
Jean BRUNE : *Interdit aux chiens et aux Français.*
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L'opposition entre Arabes et Berbères n'est pas une invention machiavélique des colonisateurs. C'est une constante de la vie algérienne, et on en entendra longtemps parler. La Kabylie reste suspecte. Et une des craintes de Ben Bella, de Boumedienne, etc. c'est de voir l'économie et la vie sociale algériennes dominées par les Kabyles, actifs, sérieux, économes.
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L'Algérie, les palmiers, le sirocco, la soif... En fait, selon le mot de Bugeaud : « L'Algérie est un pays froid où le soleil est chaud ». Il neige régulièrement sur les montagnes et les Hauts-plateaux. On gèle de froid à Tizi-Ouzou, l'hiver, comme à Blida, comme à Tlemcen ou Sétif. Le Jardin d'Essai, à Alger, fut d'abord conçu comme lieu d'expérimentation de diverses espèces dont on voulait développer la culture. On y voit encore d'énormes bambous, des banians, on y a fait pousser à peu près toutes les plantes exotiques. Mais l'Algérie n'est pas pour autant productrice de café ou d'ananas. On s'est aperçu que le lieu où l'on avait installé le Jardin d'Essai représentait un micro-climat, très peu représentatif du reste du pays.
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Le paludisme, grand ennemi de la colonisation. A Blida, en 1842, sur 10 844 journées d'hôpital, 9 445 pour des fiévreux, et à Boufarik, 7 391 journées sur 9 183.
Cette même année 1842, sur 300 Européens de Boufarik, 92 décès. En 1845, au Fondouk, le taux de mortalité est de 428 pour mille.
De 1830 à 1860, deux cents kilomètres de canaux furent creusés dans la Mitidja. La plaine fut assainie. Mais à l'Ouest, du côté du lac Halloula, on compte à Montebello et à Desaix de nombreux décès dus au paludisme, jusque vers la fin du siècle.
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« A Alger, une figure de « mort debout », au dernier degré manifeste de la cachexie, se qualifiait : tête de Boufarik ». (F. DUCHÊNE : *Mouna, cachir et couscous.*)
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J. Bisgambiglia, dans son article sur les Corses et les pieds-noirs, parle de la « plaça l'Haoud », c'est-à-dire la place du cheval. C'est ainsi que jusqu'en 62 -- et je crois que cela continue -- les Musulmans dénommaient la place du Gouvernement, premier centre européen d'Alger, près du port, bordé par la grande Mosquée, l'hôtel de la Régence avec ses deux palmiers pelés (le premier centre « mondain » d'Alger, après 1830), tout près du Palais d'Hiver, au pied de la Casbah. Place du Cheval, parce qu'au centre s'érigeait la statue équestre du duc d'Aumale, célèbre par la prise de la Smala d'Abd el-Kader.
Les Orléans ont joué un grand rôle dans la conquête de l'Algérie, et la toponymie française s'en souvenait. Le port de Philippeville, à côté de Bône, et le port de Nemours, en Oranie, les villages de Montpensier et de Joinville aux portes de Blida, les cités d'Orléansville dans le Chélif et d'Aumale, au sud de la Kabylie, évoquaient la branche cadette, celle du dernier roi. Philippeville est devenu Skikda, Orléansville, El Esnam, pour les autres, je ne sais.
La statue du duc d'Aumale, au mois de juin 62, fut percée d'une balle dans le dos, par des jeunes gens du F.L.N., sans doute ceux que les Musulmans appelaient des « marsiens » (ceux qui étaient devenus F.L.N. en mars 62, des fifis, en somme). Cette statue a été « rapatriée ». Elle se trouve coincée, à Versailles, entre un escalier et un immeuble où logent des C.R.S.
Le duc d'Aumale, débarquant en Algérie en 1840, avait demandé au maréchal Bugeaud de ne pas le ménager. Bugeaud répondit : « ...Vous ne voulez pas être ménagé, mon prince ? Je n'en eus jamais la pensée. Je vous ferai votre juste part de fatigues et de dangers ; vous saurez faire vous-même Votre part de gloire... »
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« La religion de Mahomet avait conquis les rives d'une Méditerranée jusque là entièrement chrétienne. Elle ne devait être arrêtée dans son essor qu'à la bataille de Lépante ou sous les murs de Vienne. Cessant de croître, l'Empire ottoman, qui avait fait l'unité de l'Islam méditerranéen, s'était assoupi puis avait commencé à se dégrader. Au milieu du XIX^e^ siècle les circonstances étaient exceptionnellement favorables à une reconversion des pays barbaresques. Il n'y avait ni presse, ni radio, ni propagande panarabe. L'Islam maraboutique vivait à demi détaché de son chef spirituel lointain, le sultan de Stamboul, par ailleurs réduit à l'impuissance. L'Égypte..., subissait une forte influence occidentale et n'exerçait sur le Maghreb aucun rayonnement religieux. Si, sans contraindre les consciences (ce que nous avions promis en 1830 de ne pas faire) nous avions seulement donné un exemple chrétien et autorisé un apostolat discret, tous les espoirs étaient permis.
« C'est le contraire que l'on fit.
« ...Dans une lettre du 14 janvier 1845, Mgr Dupuch est outré de voir construire à Philippeville, ville nouvelle entièrement européenne, une mosquée avant une église. »
Paul AUPHAN : *Histoire de la Méditerranée.*
\*\*\*
Enfants, on nous apprenait à chanter un Ave Maria, cantique dont a certainement disparu ce couplet :
Chanté par l'Afrique
Qui sort du tombeau
Que l'hymne angélique
Te semble plus beau.
Ce qui était sorti du tombeau, c'était la chrétienté africaine, illustrée aux premiers siècles par saint Augustin, saint Cyprien, Tertullien, Origène. La dalle est retombée, aujourd'hui.
On parle beaucoup des prêtres, et de cent façons -- de Camillo Torrès, par exemple. On ne s'aperçoit pas que soient souvent cités l'abbé Cerda, curé de Sidi-Moussa, l'abbé Santamaria, de Boufarik, l'abbé Montet, curé de Parmentier, l'abbé Thérer, des Sources (Birmandreis), tous tués par le F.L.N. (je ne prétends pas citer tous les prêtres et religieux victimes de la haine de la Croix -- car il s'agissait purement et simplement de cela).
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Il y avait 567 églises en Algérie. En 1965, il n'en restait déjà plus que 167, et leur nombre a grandement diminué depuis.
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« Comment concevoir qu'un Musulman « moyen », jusque vers la fin du siècle dernier, pût considérer l'Européen sous un autre aspect que celui du voisin ou de l'associé ? Quelqu'un entreprit un jour d'énumérer les différences marquées et reconnues entre ces associés de l'Algérie :
-- Nous écrivons de gauche à droite. Eux de droite à gauche.
-- Le côté montoir de notre selle est le côté gauche. Le leur est le côté droit.
-- Les sillons de nos charrues s'efforcent vers un parallélisme rigide. Les leurs s'embrouillent volontairement en arabesques.
Nous labourons et ensuite nous jetons le grain. Eux sèment d'abord, puis ils labourent.
-- Nous hélons notre voisin : « Hôôô ! Dupont ». Ils crient au leur : « Mohammed ! Aâââh ».
-- Nos femmes, à notre côté, sont notre ornement. Les leurs, camouflées sous le haïk, suivent le bourricot.
-- La plus modeste maison européenne se révèle par une façade. Un palais mauresque se dissimule derrière une façade en ruine.
-- Nous nous découvrons à la porte d'une église. Au seuil d'une mosquée, ils se déchaussent.
L'énumération des divergences continuait. Elle s'étendait à la vie intellectuelle, morale, sociale. Nulle part ou à peu près, la chéchia et le feutre ne semblaient pouvoir s'accrocher à la même patère symbolique. Tantôt la conception européenne montait contre la muraille. Tantôt c'était, reconnaissons-le, la conception musulmane : Devoir envers le pauvre ; égalité absolue devant la mort ; discrétion dans l'accueil généreux de l'inconnu ; ignorance complète de la muflerie... »
Ferdinand DUCHÊNE : *Mouna, cachir et couscous.*
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238:164
Les relations entre les « communautés » en Algérie étaient complexes. Il y avait du « racisme » (les mariages mixtes étaient mal vus, encore qu'en y pensant bien, j'en découvre plus que je ne croyais) mais aussi de la fraternité -- le sentiment de partager les mêmes secrets, les mêmes valeurs, souvent. C'est inextricable. D'où l'étonnement de bien des Métropolitains : « Vous, les pieds-noirs, êtes toujours à pourfendre les Arabes, et toujours à les défendre. »
Oui, les deux. Et presque en même temps.
Pour ma part, il m'a fallu attendre d'être aux Facultés pour découvrir une attitude hostile à la France chez des Musulmans. Mais s'en tenir à cela, c'est fausser.
Pourquoi ne pas raconter plutôt tant d'autres qui vont en sens contraire. Que par exemple, j'ai participé à la bousculade du 6 février 1956 (contre Guy Mollet) aux côtés d'un Musulman, Mokrane, syndicaliste C.F.T.C. ? Pourquoi ne pas évoquer les images -- chacun de nous a les siennes -- de ces hommes et de ces femmes que nous avons vus autour de nous dès l'enfance : Hamida, Thassadit, et Amar, et Fatma ?
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X..., étudiant, déjeunant au restaurant universitaire de l'A.G.E.A. (Association générale des étudiants d'Alger) entend, en 53, un de ses voisins, musulman, dire à un autre musulman : « En somme, nous voilà deux fois colonisés. Des colonisés au carré. Nous sommes une colonie de la France qui est elle-même une colonie des États-Unis. » Marxiste sommaire ou homme fier ?
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Un de mes amis était voisin à la cité universitaire de Ben-Aknoun, d'un étudiant en lettres, un musulman, Gh. Il leur arrivait quelquefois de discuter de l'avenir. La position de Gh., nouvelle à l'époque (vers 50, et pour mon ami qui était du bled) se résumait en ceci : « Nous sommes les neuf dixièmes de la population, il nous faut les neuf dixièmes des places à tous les échelons. » Mais les compétences ? -- Les compétences, c'est encore une invention (sous-entendu : une de vos inventions).
Ce Gh. avait à passer, pour sa licence d'arabe, un certificat de grammaire française (un de ces certificats « complémentaires » dont on agrémente les licences) et bien que le professeur, homme sage et indulgent, ne fût pas très exigeant, il fut amené à recaler Gh. une deuxième fois. A l'oral.
L'ami dont je parle, qui lui aussi passait un oral, vit ce jour-là dans le hall de la salle Gsell, un Gh. surexcité, fou, sortant un couteau de sa poche et s'élançant dans l'escalier. Il intervint Gh. se calma, rageant et pleurant à la fois, croyant tout, sauf qu'il était vraiment inapte (à cette session-là en tout cas).
Gh. en 63, obtint un poste important à l'Université d'Alger.
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« La colonisation rurale française -- pour ce qui concerne la seule Algérie -- a « fabriqué » six millions d'hectares de terres cultivées, auparavant inexploitables. Elle n'en possédait elle-même que 2.700.000 hectares. Elle a ainsi contribué à la multiplication par 4,25 du chiffre de la population autochtone.... Quant à l'image qu'on se fait couramment des « immenses domaines des colons » la vérité oppose ces chiffres : sur 22.000 exploitants agricoles européens, 13.000 possédaient moins de 50 hectares chacun, et 3.800 seulement plus de 200 hectares (superficie médiocre en pays céréalier maghrebin où l'on doit n'ensemencer qu'un hectare sur deux pour mériter une récolte moyenne de l'ordre de 10 quintaux à l'hectare). »
Claire JANON : *Ces maudits colons.*
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Extrait d'une lettre du P. de Foucauld à René Bazin :
Tamanrasset, le 16 juillet 1916.
« Ma pensée est que si petit à petit, doucement, les Musulmans de notre Empire Colonial de l'Afrique ne se convertissent pas, il se produira un mouvement nationaliste analogue à celui de la Turquie, une élite intellectuelle se formera dans les grandes villes, instruite à la française sans avoir le *cœur français ;* élite *qui aura perdu toute foi islamique,* mais qui en gardera *l'étiquette* pour pouvoir, par elle, influencer les masses ; d'autre part, la masse des nomades et des campagnards restera ignorante et éloignée de nous. Fermement mahométane, *portée à la haine et au mépris des Français.*
Le sentiment national ou barbaresque s'exaltera donc dans l'élite instruite ; quand elle en trouvera l'occasion, par exemple, lors des difficultés de la France au dedans et au dehors, elle se servira de l'Islam comme d'un levier pour soulever la masse ignorante et chercher à créer un empire musulman indépendant.
L'Empire nord-ouest Africain de la France, Algérie, Maroc, Tunisie, Afrique Occidentale Française, etc. a trente millions d'habitants ; il en aura, grâce à la paix, le double dans cinquante ans. Il sera, alors, en plein progrès matériel, riche, sillonné de chemins de fer, peuplé d'habitants rompus au maniement de nos armes dont l'élite aura reçu l'instruction dans nos écoles. Si nous n'avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. *Le seul moyen qu'ils deviennent Français est qu'ils deviennent chrétiens. *»
\*\*\*
« Ce sont les charretiers qui ont fait l'Algérie. »
(Albert CAMUS : *Carnets.*)
Longtemps, le seul lien entre les villages furent diligences et pataches. On allait attendre la voiture qui amenait les. voyageurs, rapportait courrier et journaux. Les postillons, toujours prêts à raconter la dernière nouvelle, la dernière histoire, avaient un grand prestige. On voit très bien cela dans *Pepete et Balthasar* de Louis Bertrand, et dans bien d'autres de ses livres.
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Colporteurs de secrets, hommes discrets à qui on confie les commissions délicates, apportant un air de la grande ville dans le bled, habiles et beaux parleurs, les postillons sont des personnages indispensables de la comédie sociale en Algérie vers 1900.
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Le plaisir qu'on a, au détour d'un poème, à découvrir le nom d'une ville chère, un paysage aimé, qui en acquièrent une nouvelle noblesse, une promesse de durée. Dans Toulet :
*Telle, à la soif, dans Blidah bleue*
*S'offre la pomme douce*
(Il écrit Blidah, avec h, comme au temps de Yusuf de Changarnier.) Ou dans *Plain-Chant,* ce vers de Corveau
*Alger qui sent la chèvre et la fleur de jasmin*
Il y a aussi le poème de Larbaud qui a pour titre *Mers el-Kébir* et où il est question de « la Paloma » vieille romance que j'entendis encore dans mon enfance :
*Ô larmes qui montez, lavez tous mes péchés !*
*Je suis la paloma meurtrie, je suis les orangers,*
*Et je suis cet instant qui passe et le soir africain,*
*Mon âme et les voix unies des mandolines.*
Il y en a d'autres, mais je ne sais si une anthologie de l'Algérie dans la poésie française serait bien épaisse.
Il y eut aussi des poètes nés en Algérie. Je ne veux parler ni de Richepin, né, je crois bien à Médéa, ni de tel délirant soutien du F.L.N.
Mais il y a en tout cas Edmond Brua, qui n'est pas seulement l'auteur folklorique et truculent de *la Parodie du Cid.* Peu de gens aujourd'hui ont la chance de posséder *Souvenir de la planète* dont les poèmes sensibles, comme recouverts d'un brume douce, mériteraient d'être mieux connus.
Je peux citer ici un fragment de l'un d'eux. La ville, c'est sans doute Philippeville, où Brua est né, et curieusement, dans ce poème écrit avant guerre, il en parle comme d'une ville morte ou disparue, cachée derrière un voile : telle qu'elle est devenue, en somme.
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LE MUR
*La Ville a pu changer. Peut-être est-elle morte*
*ou n'a-t-elle pas existé.*
*Peut-être n'est-il rien derrière cette porte*
*que les vapeurs d'un soir d'été.*
*Une porte très basse. Une seule ouverture*
*dans un mur qui n'a pas de fin.*
*Un secret pour tourner la clé dans la serrure*
*et pour entrer dans le jardin.*
*Peut-être est-ce un moment de ma vie irréelle*
*un de mes délires d'enfant,*
*Ces glycines du mur, cette voix qui m'appelle*
*en ce nom que l'oubli défend.*
*Alors, lune d'été qui sais tous mes manèges*
*et tout ce qu'il advint là-bas,*
*Inonde mon chemin de tes bleus sortilèges*
*pour que je ne m'éveille pas.*
*Car si ce n'est qu'un rêve il est mon aventure,*
*mon seul voyage sous le ciel*
*et comme un somnambule au bord d'une toiture*
*je côtoie un danger mortel.*
\*\*\*
*La Ville tous les soirs s'étoilait de lumières*
*qu'un homme allumait en courant.*
*Celles des bas-quartiers scintillaient les premières,*
*tous les soirs, chacune à son rang*
*La maison de l'enfance était sur la montagne*
*mais ses décombres sont en moi.*
*Ce n'est pas là, lune d'été qui m'accompagne*
*la clarté au milieu du mois.*
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*Une frontière proche et toujours plus secrète.*
*Un voisinage d'au-delà.*
*Un paradis perdu. Voilà ma seule enquête*
*quand tu luis de tout ton éclat.*
......
\*\*\*
Le nom d'Edmond Brua évoque le « pataouète », qui n'est ni un patois, ni un argot, mais la déformation du français par des gosiers méditerranéens. Un français d'ailleurs contaminé de mots italiens, espagnols et arabes, bref un mélange très particulier. Peut-être une langue à l'état naissant ? C'est ce que semble dire Brua quand il évoque à ce sujet
*Le latin de César grogné par les Gaulois*
Mais l'école, la radio, ramenaient sans cesse les pieds-noirs à un français plus moyen. L'uniformisation a de forts outils, aujourd'hui.
M. Lanly, dans *le Français d'Afrique du Nord* (ed. P.U.F. puis Bordas) a étudié ce langage.
En Algérie, il existait une littérature écrite en pataouète, à commencer par la série des *Cagayous,* des petits livres signés Musette par un fonctionnaire du début du siècle dont le vrai nom était Robinet. Et Salaouètches, de Paul Achard.
Le plus souvent, de Louis Bertrand à Montherlant et Camus, on trouve le pataouète dans les dialogues. Cela donne du pittoresque.
Mais enfin, c'est avant tout un langage oral. Il mourra avec ceux qui, aujourd'hui encore, pratiquent, sans le savoir, ce jeu verbal.
Entendu. -- « C'est un ami d'en-France ! » Le voisin : « un ami d'enfonce ! »
(*On* à la place d'*en* est une prononciation oranaise, qui permet ici le jeu de mots.)
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En 1914-1918, 155 000 Français d'Algérie furent mobilisés. 115 000 d'entre eux servirent en France ou en Orient. Ils eurent 22 000 morts.
173 000 combattants musulmans furent envoyés sur les différents fronts. Ils eurent 25 000 morts.
En 1939-1945, Maroc, Algérie et Tunisie comptaient 1 076 000 Français de « souche ». Il y eut 176 500 mobilisés. (Le général Allard, qui donne ces chiffres dit qu'il faut y ajouter plusieurs milliers d'engagés volontaires qui n'étaient pas mobilisables : jeunes gens, hommes de plus de 45 ans, femmes.)
233 000 musulmans (sur une population de 15 millions) furent mobilisés ou s'engagèrent. Il y eut 73 000 engagés volontaires au Maroc, où n'existait pas la conscription.
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La Révolution française crut trouver l'égalité en imposant le tutoiement.
A l'inverse, en Algérie, après la deuxième guerre, le *vous* s'impose peu à peu. Européens et Musulmans jusqu'alors se tutoyaient, le vous n'existant pas en arabe, et les Musulmans qui apprenaient le français dans la rue, traduisant leur forme habituelle par tu. Longtemps on n'y vit pas malice. Puis il y eut de plus en plus de Musulmans formés par l'école, et aussi, ils observaient bien que les Européens se vouvoyaient.
Le tutoiement demeurait signe d'exclusion, refus d'être considéré.
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Au village d'Ait Laham, en Kabylie, en 1956, Jean Servier, ethnologue, accompagne un colonel commandant le secteur qui veut lui faire admirer la pacification du village. L'officier S.A.S. (section administrative spécialisée) présente les notables du village. Jean Servier fait remarquer qu'il ne s'agit pas de la djemâa (assemblée des vrais notables) car le forgeron ne pourrait y siéger. Interrogeant les habitants, dont il connaît les coutumes, il fait réunir la djemâa véritable :
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Le forgeron, comme prévu, n'en faisait pas partie, sa famille était « employée » par les descendants de l'ancêtre-fondateur, c'est-à-dire qu'il vivait encore dans un état proche du servage médiéval...
L'officier S.A.S. avait modifié sa liste. Il poursuivit -- La population a décidé de sacrifier un mouton en signe de paix.
-- Ça y est, dit un vieillard, le mouton est tout tué à la cuisine... chez les soldats, ce sont eux les bouchers ! En Kabylie, traiter un homme de boucher est une injure grave. Je précisai au vieux qu'Aït Laham devait vouloir dire en arabe les « gens de la viande » et qu'il ne fallait pas chercher les bouchers bien loin. En outre, le cérémonial du sacrifice avait été escamoté.
-- Ce mouton vous sera payé, ce n'est que de la viande de boucherie. Pour la paix, il en faut un autre.
Un des vieux me fit un signe d'intelligence. Toute cette histoire le faisait glousser de joie.
J'insistai, tempêtai.
Le mouton arriva, je fis vérifier par le chef du village qu'il s'agissait d'un bélier et non d'une brebis, ce qui augmenta la joie du petit vieux.
Un homme d'âge mûr me proposa :
-- Il n'y a qu'à dire au cuisinier des soldats de l'égorger. Un sacrifice fait dans ces conditions aurait simplement prouvé que les soldats français demandaient la paix au village d'Aït Laham. C'était hors de question.
-- Qui égorge le bœuf d'automne ?
-- Le forgeron.
Si Aheddad, remis dans l'ombre un instant auparavant, fit sa rentrée sur la scène.
-- Je n'ai pas de couteau, dit-il honnêtement.
-- C'est invraisemblable, intervint le colonel. Ils en ont tous...
-- Non, le forgeron n'a pas de « couteau », c'est-à-dire « d'intention du sacrifice ».
-- Il faut en demander un aux soldats, dit un homme. Ceci revenait à donner l'intention du sacrifice aux soldats. Nous étions ramenés au cas précédent.
-- Non, le couteau doit être celui des descendants du fondateur.
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Un homme sortit de la foule et revint au bout d'un moment, le front bas, tenant un long couteau. Il le tendit au forgeron.
Je fis répéter le geste en exigeant la formule :
-- A ukler-k (je te donne procuration).
Dans le silence lourd du rituel qui se déroulait, le rire nerveux du vieillard éclata. Le rite venait d'entourer de ses liens acteurs et spectateurs.
Le chef du village, debout, mains tournées vers le ciel, demanda la Paix « à Dieu d'abord, à la France ensuite ». Le colonel sut trouver la phrase qu'il fallait :
-- Nous vous aiderons à retrouver la Paix et votre dignité d'hommes libres.
Les hommes répondirent : -- Amin ! avec conviction. Pour eux, l'avenir se levait en aube timide d'espoir. Le forgeron déclara encore :
-- Je ne sais pas égorger.
-- Fais comme pour l'ancien combattant, lui suggérai-je. Il n'insista pas.
J'arrêtai son geste en désignant l'horizon.
-- Il faut égorger face à l'Est.
-- Mettez-vous ici, dis-je au colonel, le sang doit jaillir à vos pieds.
Penché sur le mouton, je vérifiai encore que le forgeron n'oubliait rien. Vaincu, il prononça trois fois la formule : Bismillah lah uakbar ! Le sang jaillit avec un bruit sourd de gargarisme.
Jean SERVIER : *Adieu djebels* ([^27]).
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Au cours de précédentes visites, j'avais accompagné le général Faure sur le piton d'Agouni-Guerane où Azzen Ouali, le frère du poète berbère, haranguait deux mille de ces descendants des « Quinquagentiens » auxquels Rome n'avait pas osé donner assaut dans leurs repaires... Les hommes rassemblés sur le piton d'Agouni-Guerane savaient que leur rocher était trop pauvre dans sa majestueuse nudité pour nourrir les enfants et les femmes. Ils savaient que la loi de la montagne commandait aux mâles de s'expatrier pour que survive la tribu, et que le premier geste d'adolescent était de descendre dans la vallée pour acheter une valise dans laquelle ils enfermaient, avec quelques hardes, un peu de galette d'orge cuite sous la cendre et une amulette cousue dans un sachet de cuir décoré de signes géométriques qui disaient la survivance du culte de Tanit. Et Azzen Ouali leur criait :
-- Quand vous allez acheter une valise, est-ce pour aller en France ou au Caire ?
Les montagnards répondaient -- Francia !... Francia !...
C'était une voix énorme, un chœur grave qui réveillait des échos sur les murailles rocheuses de l'Akouker et roulait autour d'Agouni-Guerane comme un éboulis de pierres sonores. Je regardais les aigles tourner lentement autour des sommets.
Azzen Ouali criait :
-- Quand vous recevez un mandat de ceux des vôtres qui sont partis travailler loin du pays Kabyle, vient-il de France ou du Caire ?
Les montagnards répondaient -- Francia !... Francia !...
Jean BRUNE : *Interdit aux chiens et aux Français.*
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Dans un petit village de Kabylie, à l'occasion du referendum de 61, une caravane de journalistes venait de débarquer.
Un vieux monsieur parlait avec deux d'entre eux. Je l'entendis dire : « J'ai le droit de vivre ici. Je suis chez moi. Et je veux vivre Français. Je suis ingénieur des Arts et métiers. Et aussi capitaine de réserve. »
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L'un des deux journalistes à qui il s'adressait (c'étaient les représentants de *Paris-Normandie* et de *La Croix*) lui répondit finement : « Mais admettez que les Kabyles y sont aussi. »
Il tombait mal. M. K... est fils d'un Kabyle et d'une Méridionale. « J'ai toute une part de ma famille dans la Drôme, disait-il, les R... Ma sœur avait épousé X... maire de Tizi-Ouzou. Du côté de mon père, je crois que toute la région est de mon cousinage.
Il était peut-être chez lui, n'est-ce pas ?
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X... en mars 1962, prend un taxi à Alger avec des journalistes anglo-saxons. Le chauffeur, voyant en X... un pied-noir, lui demande : -- C'est des Anglais ou des Ricains ?
X... : Il y a un Anglais (c'était John Wallis) et les deux autres sont des Américains.
Le chauffeur, amer : -- Les Ricains ! Ils disent qu'on est des colonialistes, mais eux, les Indiens, ils en ont juste gardé cinquante -- pour jouer dans les films.
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Encore dans l'oreille le chant entonné par des dizaines de soldats, passant dans quatre ou cinq camions, peu avant le couvre-feu, rue Sadi-Carnot. C'était juste après le putsch d'avril 61. Tout était silencieux.
Mais tapant sur les ridelles, les jeunes garçons hurlaient gaiement, sur l'air de « Les Gaulois sont dans la plaine » :
« Les pieds-noirs sont dans la m... » !
Jamais entendu des gens aussi réjouis.
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Le 26 mars 1962, à Alger, un cortège d'Algérois, silencieux, s'engage rue d'Isly -- il s'agit d'une manifestation de solidarité avec le quartier de Bab-el-Oued, occupé et pillé depuis trois jours par les gendarmes mobiles. Soudain, l'armée française tire. Elle tire rue d'Isly, elle tire au carrefour de l'Agha, elle tire boulevard Saint-Saëns, c'est-à-dire dans des lieux éloignés de 500 m.
Cinquante tués au moins, deux cents blessés. L'armée tire sur les premiers secours, et tue un médecin, le Dr Massonat. Une ambulance est enfoncée volontairement par un camion militaire.
Ce crime commis de sang-froid on essaye de le faire passer pour le résultat d'un affolement. Cependant les témoins existent -- dont des officiers de réserve, de vieux baroudeurs -- pour nier toute provocation.
Une thèse a été lancée par M. Courière : un F.M., ou plusieurs auraient tiré, créant la provocation. Il veut dire que c'est l'O.A.S. qui a fait tirer ces armes. L'armée n'aurait fait que riposter.
Aucun témoin, aucun Algérien habitant rue d'Isly n'a connu l'existence de ce, ou de ces F.M.
Provocation ? Et qui n'aurait fait aucune victime parmi les soldats ?
Veut-on dire que les F.M. tiraient sur la foule ? C'est absurde et odieux. Et pourquoi l'armée aurait-elle riposté à un tir qui n'était pas dirigé contre elle ?
Cette thèse ne tient pas debout. Elle a pour seul but de renforcer la légende, et de « blanchir » l'armée.
Un historien pourra, un jour, établir le mécanisme du mensonge. Car la thèse lancée par un « historien » amateur a été ramassée par ses amis. On la voit partout.
Goebbels savait déjà que plus un mensonge est éhonté, plus il faut le répéter.
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Dans son roman *Et à l'heure de notre mort,* Marie Elbe présente un personnage, journaliste métropolitain, Sarcande, qui semble copié d'assez près sur un personnage réel, qui suivit la guerre d'Algérie pour un grand quotidien. Elle lui prête ces mots, au moment de l'indépendance :
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« Les uns foutent le camp, persuadés qu'ils n'ont plus rien à faire ici, et les autres croient qu'ils sont victorieux, sans se douter encore que cette indépendance, ils vont la retourner bientôt dans leurs mains, quand ils seront tout seuls, et incapables de s'en servir.
« Cette guerre qui ne ressemblait pas à une guerre, cette paix qui ne ressemble pas à une paix. Ces vainqueurs qui retiennent les vaincus par les basques, et ces vaincus dont le départ ressemble à une vengeance, à un ultime bras d'honneur. Pourtant que feront-ils, loin de cette terre qui leur collait à la peau ? »
Je n'ai rien lu de plus juste sur le départ des Français -- d'Algérie.
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On imagine mal à quel point les pieds-noirs sont dispersés. On en trouve non seulement dans toutes les régions de France et des D.O.M. mais également en Espagne (30 000 environ), en Italie, au Portugal, en Suisse. Il y en a en Argentine et au Canada. Sans parler des Blidéens qui se retrouvent à Solférino (Californie), de cet ancien commerçant de Marengo qui est au Laos.
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Marseille, décembre 1962.
Dans un bar, un homme : « On revient comme nos parents. Moi, mon père, il a fallu qu'il travaille dur pour me laisser quelque chose. Maintenant, il faut que je recommence. Le grand-père, quand il est venu d'Espagne, il coupait la vigne, il travaillait avec la pioche. Il faut penser à ça, quand il y en a qui vous disent qu'ici ça rend pas, et qu'ils vont partir à l'étranger. Partout, le bifteck, il faut qu'on se le gagne, et celui qui débarque, c'est pour lui le plus dur, c'est normal.
« Le grand-père, s'il a quitté l'Espagne, c'est que là-bas il avait un bout de pain comme ça (il montre un bout de la main). En Algérie, il en avait comme ça (un espace deux fois plus grand). Mais partout, il faut le suer. »
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Un client, plus âgé : « Mais il n'y a pas que ça. Les fouilles ([^28]), les gens qui vous regardent de travers, des fois on en a assez, non ? Attention, si on était à l'étranger, ça va. Mais ici, qu'on croyait être chez nous. En 14-18, en 43, on était les premiers, et là ils refusaient pas. »
Le premier : « J'ai le minimum moi, ici. Je suis parti avec presque rien. Jusqu'au bout j'y ai cru. J'étais pas de ceux qui prenaient des précautions. En janvier encore, je paye la clé d'un appartement. Magnifique. La baignoire, c'était une piscine. Je me ruinais en eau chaude. Et le 9 mai, j'achète un frigo grand comme une casemate. »
Il n'a rien retrouvé. Il avait mis son mobilier dans un cadre. Le cadre est arrivé vide. (En juin 62, F.L.N., gangsters... et troufions, il faut le dire, se livraient à des escarmouches dans le port. On se fusillait pour piller plus tranquillement.)
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Mai 1963. Sur 253 000 familles de « rapatriés », 19 750 ont bénéficié d'un logement ou d'un appartement de fonctions. Les autres ? Qu'il se débrouillent. France généreuse !
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2 juin 1963. Ben Bella déclare, dans un discours prononcé à Oran, qu'il ne faut pas continuer de tuer les harkis. Quel aveu, un an après l'indépendance.
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8 juillet 1963. Lettre de lecteur, dans *Alger-républicain* (journal communiste alors toléré) : « Quand les Français étaient là, mon salaire était de 15 000 francs par semaine ; il est maintenant de 15 000 francs par mois. La solution pour que l'Algérie s'en sorte, c'est d'aller chercher les pieds-noirs. » Commentaire sévère du journal, évidemment, mais il publie la lettre, ce qui prouve qu'elle n'est pas unique.
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18 septembre 1963. On trouve dans le *Méridional* d'abord, puis dans l'Aurore et le Figaro l'affaire suivante. Daniel Falcone, 17 ans, est enlevé le 4 mai 1962, au Ruisseau (quartier d'Alger). Ses parents finissent par savoir qu'il a été libéré entre le 11 et le 13 juin. Il a été torturé, mais il vit, dit-on aux parents.
En avril 1963, la Croix-Rouge internationale avertit M. et Mme Falcone que leur fils, grand blessé de la face est dans un hôpital de Nancy. La Croix-Rouge de Marseille confirme. A Nancy, rien. On les renvoie à Lyon. Rien non plus. Mais une religieuse leur confie que des hôpitaux français cachent des blessés retrouvés en Algérie, qu'on ne peut montrer.
(Neuf ans plus tard, je n'ai rien d'autre sur cette affaire. Mais les trois journaux cités n'ont pas été démentis. Alors ?)
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M. Jean Aleman possédait un café dans le village de Dupevré. En 1957, une grenade jetée par le F.L.N. tua sa femme. En 1962, l'indépendance. Il reste. Où aller ? Presque tous les Européens quittent le village, mais lui, pourquoi le ferait-il ? Pourquoi chercher à « refaire sa vie » ? En avril 63, on vient lui notifier que son café va être confié à un comité de gestion. Le mardi 16, Jean Aleman prend son fusil de chasse, se dirige vers le commissariat de police, et tue le commissaire, responsable local du F.L.N., un certain Mameri. Puis il tire pour protéger sa retraite sur un homme qui cherchait à l'arrêter (un commerçant musulman). Il rentre se barricader chez lui. L'A.N.P. (armée nationale populaire) fait le siège du café. M. Aleman se défend. Quand il n'a plus de munitions, il ouvre le gaz, et met le feu. On a retrouvé son cadavre carbonisé.
La presse (française) qui raconte ces faits parle d'un drame de la démence.
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La mort de cet homme poussé à bout, on me l'accordera, c'est l'envers, le revers, de la défense du colon Pirette, attaqué dans sa ferme de Boufarik, en 1840. Malgré une blessure, il se défend toute la nuit. Les attaquants furent mis en fuite par l'armée. Pirette avait tiré deux cent soixante coups de feu.
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Le million de morts (musulmans) de la guerre d'Algérie est en voie de devenir une de ces légendes installées que personne ne vérifie.
M. Xavier Yacono, un des meilleurs historiens contemporains sur l'Algérie, écrit :
« Pour les forces françaises dans leur totalité, c'est-à-dire y compris la Légion et les Musulmans, on dénombrerait 32 000 tués et on pense que les pertes des combattants du F.L.N. sont de l'ordre de 140 à 150.000. Jusqu'aux accords d'Évian, le total des victimes des attentats s'établissait à 3 663 tués ou disparus pour les Européens et 29 674 pour les Musulmans ; il faut y ajouter des milliers de disparus après le 19 mars et les massacres de harkis et partisans de l'Algérie française qui ne furent pas protégés. »
M. Yacono parle des chiffres fantaisistes qui furent avancés (un million, un million cinq cent mille et même « un tiers de la population N (G. de Bosschére) ce qui ferait trois millions de personnes).
Or le 1^er^ juillet 1962, il y avait 6.549.000 inscrits sur les listes électorales. La population musulmane était de 8.364.000 personnes au recensement de 1954. Le recensement de 1966 aboutit à 11.900.000 personnes (3.500.000 de plus en douze ans, dont les sept années de guerre). S'il y avait eu mort d'un million de mâles jeunes, on n'enregistrerait pas une telle augmentation.
En 1972, la population de l'Algérie est de 14 millions d'habitants. Son taux d'accroissement est de 40 pour mille, un des plus forts du monde.
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Dès 1964, la population urbaine avait doublé par rapport à ce qu'elle était avant l'indépendance. 30 % de la population dans les villes, (selon des statistiques algériennes). Philippeville en 61 : 86.000 habitants dont 40.000 Européens. En 64 : 110.000 (avec peut-être 500 ou 600 Européens).
Alger en 72 : 1.600.000 habitants (800.000 avant l'indépendance, dont 350.000 Européens).
Ces villes sans équipement -- trop peu de médecins, trop peu de pompiers, trop peu de travail -- peut-être est-ce la préfiguration de nos villes, demain, lorsque les classes d'âge « non-élevées » seront majoritaires -- 20 ans après la loi Faure ?
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*Les Rapatriés au 31/12/70* (*d'après* «* La Croix *» *du 22/6/71*)*.*
Algérie 959 140
Maroc 239 659
Tunisie 175 546
Afrique Noire-Madagascar 8 046
Indochine 30 475
Égypte 7 354
Total 1 420 220
*Les rapatriés Musulmans.*
Extraits de la revue « Hommes et Migrations » n° 116 (1^er^ Trimestre 1971).
« Le nombre des déclarations recognitives de la nationalité française s'élève actuellement à quelques 65.000 -- correspondant à 150.000 personnes peut être (la déclaration du chef de famille est valable pour l'épouse ou les épouses et les enfants de moins de 18 ans).
Sur ce nombre on estime que 75.000 personnes (22.500 hommes -- 13.500 femmes et 35.000 enfants) se seraient fait reconnaître la qualité de rapatrié avec les avantages qui s'y rattachent.
(On estime) à 50.000 les Musulmans nés Français de droit commun avant 62. »
D'où un total de 200.000 Musulmans Français...
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Mais « certains, bien qu'ayant « opté » conservent ou se procurent la carte d'identité algérienne avec l'espoir qu'elle leur permettra de se retrouver un jour sur la terre natale » et « le Musulman qui a opté pour la France, s'il se rend en Algérie ne peut revendiquer notre protection diplomatique et consulaire ». Sans commentaires...
\*\*\*
*Hommage tardif*
« Les Algériens ont eu la chance de disposer, en 1962, d'un pays bien équipé. Vous n'avez pas à vous plaindre aurait dit Nasser à Ben Bella, la colonisation vous a laissé beaucoup de choses. »
(Gérard VIRATELLE : *L'Algérie Algérienne.* Les Éditions Ouvrières. 1970. P. 278.)
\*\*\*
*Documents*\
*Mais où sont les colonialistes d'antan*
« L'économie (algérienne) souffre du fait que l'industrie (sauf le pétrole) et l'agriculture n'ont pas retrouvé -- globalement -- leur niveau de production d'avant l'indépendance et accumulent peu de capital. »
(Gérard VIRATELLE : *L'Algérie Algérienne.* Conclusions.)
\*\*\*
*La cloison étanche*
« Ce sont deux espèces d'hommes que celui de l'Occident et le Musulman. C'est pour cela qu'ils ne pourraient jamais créer ensemble un foyer heureux et homogène. Nous ne sommes pas contre l'ouverture de notre nation vers les autres. Mais la division du monde en nationalités et en bloc, athées pour la plupart et ayant tous leurs intérêts politiques et économiques propres, a rendu impossible le mariage avec les étrangers et les étrangères ».
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(Intervention au IV^e^ Séminaire de la pensée Islamique tenu à Constantine en août 71 de Mme Ounissi Zemour. Revue Maghreb N° 471.) Dédié aux mânes d'E.-F. Gautier qui parlait de la « cloison étanche » entre Occidentaux et Orientaux. Il est vrai qu'il y aurait eu en Algérie depuis l'indépendance près de 20.000 mariages mixtes.
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*Nombre de rapatriés ayant regagné la Métropole.*
Algérie -- Année 56-61 150 000
» 1962 651 000
» 1963 76 600
» 1964 35 500
» 1965 23 000
936 100
(d'après La France, Géographie de 3^e^. Collection Maurice Le Lannou.)
Rappelons que les services compétents pensaient qu'il y aurait 150.000 ou 200.000 pieds-noirs pour quitter l'Algérie. Et, il est arrivé à M. Boulin de proclamer que 400.000 d'entre eux, étant inutiles à l'Algérie, n'avaient rien à y faire. Rien à faire non plus en France, sans doute.
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*Une famille*
Nous sommes rentrés en France en juillet 62. Étant fonctionnaires, nous étions nommés dans une petite ville du Centre. Notre déménagement, grâce à nos beaux parents, nous a rejoint en octobre et nous avons trouvé à nous loger dans un H.L.M.
En novembre nos parents rentraient à leur tour. Ils avaient cru pouvoir rester dans leur village et mon beau-père avait connu avant la rébellion l'un des chefs F.L.N. du village qui l'assurait de son amitié. Mais très vite tout s'est dégradé : confiscation des terres, demandes de rançon, menaces verbales.
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Ils sont partis en quarante-huit heures, mon beau-père, sa femme, sa sœur, plus de deux siècles d'existence à eux trois. Mon beau-père était venu en France deux fois, comme militaire de 1913 à 1919, vers les années 20 en pèlerinage. Son épouse et sa sœur jamais... Ils se sont installés dans une maison qu'un de nos beaux-frères qui avait quitté précipitamment l'Algérie en 56 à la suite de deux attentats qui l'avaient visé lui et sa famille avait aménagée à la hâte.
Ma mère est rentrée en 1963. Dans une cité de plusieurs milliers d'habitants située sur le haut Bab-el-Oued, ils étaient une centaine d'Européens à rester. Les Arabes étaient gentils mais envahissants. Ma mère a loué son appartement à l'un de ses voisins sachant très bien que les loyers ne lui seraient plus versés après son départ. Là il n'a pas été question de déménagement.
Nous avons eu d'autres membres de notre famille qui se sont retrouvés à Marseille, Nantes, dans la Région Parisienne.
Les années 62-64 sont des années où nous avons eu de la peine à nous réinstaller matériellement et moralement. L'hiver 62-63 a été le plus pénible que nous ayons connu jusqu'ici. Il y a eu une épaisse couche de neige pendant à peu près deux mois, du verglas. J'ai vu, un jour, les gens marcher à quatre pattes dans les rues de X... tellement ça glissait. On nous assura que c'était exceptionnel. Nous voulons bien le croire. D'ailleurs depuis nous sommes blindés.
Pour les fonctionnaires, le métier n'a pas changé mais un parent avait presque payé grâce au crédit sa villa à Alger. Ici, il a fallu qu'il rembourse les traites restantes et le voilà coincé dans une des grandes cités sans âme de la banlieue parisienne.
Les agriculteurs n'ont pas pu se réinstaller. Le cas le plus douloureux est celui d'un oncle, petit colon, qui pour vivre a dû se reconvertir en magasinier d'une grande usine. Il était âgé, (près de soixante ans). Il n'avait jamais quitté l'Algérie. Il aimait le « bled » (et Dieu sait si celui-ci était inhospitalier dans l'intérieur algérien). Il s'est retrouvé dans l'anonymat des grandes fabriques, fatigué, prolétarisé. Après sept ans de travail, il a droit à une petite retraite. Les antres se sont plus ou moins recasés ici ou là.
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Certains ont changé totalement de vie. Nous ne les reconnaissons plus. Ils ont presque changé d'âme en particulier dans la région parisienne qui est la plus affreuse des broyeuses d'existences.
Les anciens meurent de maladie ou brusquement. Ils ont bien touché quelque chose, une « indemnité de réinstallation » mais elle a été vite dévorée par le remboursement des dettes, l'aménagement des maisons dans le sens d'un peu de confort (surtout le chauffage qui est le souci numéro un). Ils sont résignés. Nous essayons d'être près d'eux le plus souvent possible. Je me suis dit parfois que s'il n'y avait pas eu à la fois cette présence et ce souci nous aurions quitté la France définitivement après 62. Mais les « vieux » sont là et notre nouveau départ les aurait achevés.
Les adultes essayent de s'adapter. Il faut en prendre son partie. La mer, la grande bleue, Méditerranée, Mare Nostrum, c'est une fois par an, et encore pas toujours. Ici, les vacances, il faut les préparer et les « planifier ». Les plages sont surchargées. Les places sont chères. Mes beaux parents disposaient d'un petit cabanon sur la côte kabyle. Nous en avions encore un peu profité vers 58. La mer était à nos pieds, verte émeraude. Nous pouvions plonger de la terrasse dans un trou d'eau. Nous allions à la nage faire des moules sur un rocher. Il nous semble que cela a dû se passer dans une autre existence.
Il y a eu des mariages et aussi des séparations, des naissances et des décès. Nous nous écrivions beaucoup dans les premiers temps, depuis moins mais à chaque occasion, nous essayons de renouer et nous nous étonnons de nous retrouver ensemble. Avant nous nous voyions grandir et, évoluer. C'en était banal. Maintenant nous avons, l'impression d'une sorte de miracle. Nous tenons bon malgré les épreuves. Nous accourons au premier signal. Sans cette solidarité d'autant plus forte qu'elle est nécessaire, beaucoup auraient sombré sous le poids du quotidien.
Chaque novembre, le jour des morts, c'est une grande douleur de penser à nos tombes en Algérie. Nous savons qu'elles sont intactes et que des mains pieuses (souvent d'amis musulmans, collègues, anciens ouvriers) les fleurissent régulièrement. Je pense au cimetière du boulevard Bru où mon grand-père et mon père sont enterrés. C'est l'un des plus beaux panoramas d'Alger. Il y faisait très bon quand la brise marine agitait les cyprès. Nous avons de nouveaux cimetières plus sombres et plus tristes.
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La pratique religieuse a beaucoup diminué, sauf chez les Anciens qui restent fidèles à la messe du dimanche où on les a invités à prier pour les affamés, les grévistes, les immigrés mais jamais pour les rapatriés.
Les familles tiennent. Les enfants grandissent. L'actualité nous laisse indifférents. Demain sera comme hier mais hier n'est plus jamais comme avant-hier.
\*\*\*
*Une autre*
Mon père et ma mère ont débarqué à Toulouse en juin 1962, en compagnie de mes grands-parents maternels, qui avaient tous deux 80 ans, et de la sœur de ma mère, accompagnée de sa fille, Suzanne.
Ils se sont fixés dans un village du Sud-Ouest, où ils n'avaient nulle attache, aucun ami. Le hasard pur : une petite annonce immobilière. C'était à l'époque où dans un journal de l'honorable corporation de l'immobilier on pouvait lire cette phrase : « ...le temps est venu de cueillir les bonnes poires juteuses d'Afrique du Nord. »
On acheta une maison, qu'il fallut meubler, outiller. Suzanne S., ma cousine, institutrice, enseigna dès octobre au village même. Une chance.
Mon père, gravement malade (paraplégie) depuis février, n'obtint jamais de remboursement ni de pension de la Sécurité sociale. La S.S. de Blida avait paraît-il perdu une pièce essentielle, qu'aucun certificat de médecin, aucune attestation ne put jamais remplacer. Situation financière difficile.
Mon grand-père devenant difficile à soigner dans une maison où il y avait peu de personnes valides, mes grands-parents entrèrent dans une maison de retraite religieuse, à cinquante kilomètres de là.
Pendant ce temps, mon frère, fonctionnaire, que l'on voulait d'abord renvoyer en Algérie, où il ne voulait plus travailler, finit par obtenir une nomination à Paris, où je trouvai également un maigre travail.
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Deux ans passent. Le mariage de Suzanne S. est notre dernière fête familiale commune. Suzanne est nommée avec son mari en Lorraine.
Un mois après, mon grand-père meurt, en septembre 1964. Ma tante est opérée d'un cancer à l'automne.
En février 1965, mon père meurt, à 59 ans.
En juillet de la même année, ma tante meurt (55 ans). Ma grand-mère est revenue habiter avec ma mère. Elle meurt en 1967, un peu plus d'un an après mon mariage. J'ai trouvé un emploi plus solide, en effet et je me suis marié l'année précédente.
Ma mère partage sa vie entre sa maison, l'appartement de mon frère et le mien. Elle a trois petits-enfants. Des petits Parisiens ? Dans le Sud-Ouest, nous avons peu d'amis, y vivant peu. Heureusement, mon grand-oncle a acheté une ferme à quarante kilomètres du village où nous sommes. La famille, diminuée, tient.
Jean-Baptiste Cardier.
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### L'esprit de la Révolution nationale en Algérie
par Pierre Gourinard
DIX ANS APRÈS la fin de la souveraineté française en Algérie, un retour en arrière s'impose dans la mesure où certaines formes de sensibilité politique ont pu se maintenir et imprégner les contemporains des années tragiques de 1954-1962.
Justement, de 1940 à 1944, l'Algérie, et partant l'Afrique du Nord, a été mêlée à de nombreux événements qui, la séparant de la Métropole, ont laissé de nombreuses traces sur le comportement des habitants.
La Révolution Nationale a imprégné l'Algérie. Soit, mais encore faudrait-il s'entendre sur le contenu idéologique. L'ouvrage récemment paru, de M. Wormser ([^29]) pourrait nous donner quelque lueur sur les origines de la Révolution Nationale. Si la thèse de M. Wormser nous paraît trop systématique en donnant à l'Action Française une place excessive dans la formation de l'idéologie de la Révolution Nationale, nous nous apercevons qu'en Algérie, les raisons du comportement étaient antérieures.
Nous verrons successivement l'éclosion de ce qu'il est convenu d'appeler la Révolution Nationale en Algérie, ses moyens d'expression et les enseignements que nous pouvons tirer de cette tentative de renouveau.
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L'Algérie avait accepté la défaite de 1940, non pas d'un cœur léger, comme on s'est plu à le dire dans une série de souvenirs partisans, mais comme la Métropole elle-même, avec un mélange de stupeur et de détermination « d'en sortir ».
La Légion Française des Combattants connut d'emblée le succès. La *Dépêche Algérienne,* sous la plume de Paul Rimbault, puis de Pierre-Louis Ganne, approuve vigoureusement l'esprit nouveau. Même *L'Écho d'Alger*, pourtant lié à l'ancien sénateur Duroux, se montre laudatif. A Oran et Constantine, le ton de la presse est à peu près identique.
Le bâtonnier Buttin, dans l'ouvrage consacré au procès Pucheu ([^30]) fait état des diverses composantes de la Révolution Nationale pour y déplorer les influences Action Française, P.S.F., P.P.F. Le défenseur du ministre de l'Intérieur de Vichy, parce que démocrate-chrétien, lié à *Sept*, schématisait peut-être aussi rapidement que M. Wormser. L'un et l'autre n'ont pas vu le caractère spontané de la Révolution Nationale en Algérie. Certes, les formations politiques ont eu leur part, surtout le P.S.F., mais les origines sont différentes, c'est peut-être une des raisons de la persistance d'un certain état d'esprit.
Cette mentalité apparaît tout particulièrement lorsqu'on étudie les collections de *La Dépêche Algérienne*. Solidement ancré dans la vie algéroise, ce quotidien, dont il serait peut-être intéressant de retracer l'histoire, occupait un rang fort enviable parmi les journaux provinciaux. La sûreté de ses informations, la qualité de certains de ses collaborateurs comme Jules Veran, René Johannet, lui accordaient une audience qui dépassait le cadre algérois.
Avant guerre, dans des billets fort bien composés, Paul Rimbault défendait les thèses du Front National. Un républicanisme modéré, assez proche de Poincaré et de Tardieu, voire encore imprégné d'un certain libéralisme catholique, imprégnait ses articles. Ainsi, l'un d'eux, écrit il est vrai en 1932, était à la louange de *L'Action libérale* de Jacques Plon. Rimbault déplorait l'opposition à l'esprit du ralliement dont l'Action Française était la manifestation la plus éclatante.
Assez favorable aux Croix de Feu, voire à toutes les initiatives du colonel de La Rocque, la *Dépêche* adhère à la Révolution Nationale. Dès juin 1940, Paul Rimbault prêche ce qui va prendre forme sous le vocable de « Travail-Famille-Patrie ».
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La Légion Française des Combattants est saluée comme une école de formation civique. D'aucuns y verront peut-être un exutoire pour la sensibilité méditerranéenne. Cet argument ressassé par une littérature à prétention historique, ne peut être accueilli qu'avec beaucoup de réserves.
Dès septembre 1940, des mesures administratives sont prises pour donner à l'Algérie des cadres favorables à la doctrine nouvelle. Elles s'incluent dans celles adoptées en Métropole contre les Sociétés secrètes par exemple.
Une vive impulsion à la Révolution Nationale est donnée par les services du Gouvernement général.
L'amiral Abrial, héros de Dunkerque, a succédé au gouverneur général Le Beau en juillet. Marin dans l'âme, il lui faut se familiariser avec ses nouvelles fonctions. Il s'en acquitte avec conscience. Il ne fut pas « ultra-collaborationniste », comme l'affirme M. Marcel Aboulker ([^31]). Il fut simplement un serviteur passionné du Maréchal.
Le nouveau préfet d'Alger, Pierre Pagès a succédé à Marc Chevalier, muté à Versailles. C'est un colonial, ancien lieutenant-gouverneur de la Cochinchine. Il reste à Alger jusqu'en septembre 1942. Il est alors limogé par Laval et chargé d'une inspection des ressources d'Outre-Mer au ministère de l'Agriculture.
A Constantine, Max Bonnafous, universitaire, spécialiste de Jaurès, une des têtes pensantes du néo-socialisme, prend la Préfecture. Au témoignage de Pierre Pucheu, son ancien condisciple à Normale Supérieure, il réussit remarquablement dans ce département, véritable baromètre des difficultés algériennes ([^32]).
A Oran, le préfet Boujard, nommé par le Front Populaire, est maintenu.
Les dissolutions de municipalités éliminent un certain nombre de maires favorables au Front Populaire ou liés à la Franc-Maçonnerie. Il faut remarquer toutefois que les Conseils municipaux, élus en 1935, étaient parvenus en 1941, à l'expiration de leur mandat légal.
On peut adresser un reproche à cette dissolution des municipalités. Elle risquait de faire apparaître une tutelle administrative trop étroite, et ce fut parfois le cas. Mais cette carence est apparue tout autant en métropole. En réalité, ces décrets de réorganisation des municipalités revêtirent une influence bénéfique. Ils permirent, surtout en pays kabyle, une plus large adhésion des Musulmans à la vie municipale.
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Une telle mesure était la bienvenue en Kabylie où la tradition des assemblées municipales est tout à fait conforme aux mentalités. Vichy innovait dans ce domaine, et il faudra attendre 1958 pour voir l'expérience reprise.
Malheureusement, des mesures similaires excellentes en pays kabyle se révélèrent discutables dans d'autres régions où l'instauration d'un Collège électoral unique faussait les perspectives. Un exemple illustre bien cette véritable promotion musulmane. Au cœur de la Kabylie, Fort-National voit s'accroître le nombre des conseillers municipaux musulmans.
La municipalité d'Alger constituée en décembre 1941, toujours sous la direction de M. Rozis, maire, élu en 1935, comprenait huit musulmans. Les professions étaient ainsi réparties, deux avocats, un officier, un directeur d'école, un employé, un cheminot, un propriétaire et un ingénieur, Salah Bouakouir, ancien élève de l'École Polytechnique, futur secrétaire général adjoint du Gouvernement général de l'Algérie.
La délégation spéciale présidée par M. Jean Peisson, constituée en août 1942, comprend quatre des conseillers musulmans, précédemment cités, dont Bouakouir.
Il serait cependant erroné de considérer sous un aspect monolithique le personnel administratif de l'Algérie à cette époque. Des dissensions ne vont pas tarder à se faire jour entre l'amiral Abrial et le général Weygand. Peut-être a-t-on trop insisté sur cette incompatibilité d'humeur entre le gouverneur général et le délégué général du gouvernement en Afrique française. Le colonel Jacques Weygand ([^33]), dans le livre consacré à son père, ne semble guère avoir compris l'attitude de l'amiral Abrial. Son témoignage se ressent un peu trop de la rivalité entre marins et officiers de l'armée de terre qui régnait alors à Alger. L'erreur fut en tout cas le départ de l'amiral Abrial en juillet 1941. La mesure parut un peu l'effet d'une vengeance qui paraissait bien peu compatible avec les exigences de la Révolution Nationale, que l'on affirmait ostensiblement. On ne se souciait pas toujours suffisamment de la distorsion entre le principe et la réalité.
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Certains historiens de la période, tel M. Gabriel Esquer ([^34]) ont cru noter un changement au départ du général Weygand, en novembre 1941, lorsque Yves Chatel devint gouverneur général. Ainsi le P.P.F. interdit par Weygand reprit-il quelque consistance. La vérité est beaucoup plus nuancée.
C'était l'époque où la propagande insistait sur la trilogie « Travail-Famille-Patrie » et sur la sauvegarde de l'Empire.
Deux revues tendaient à propager cet état d'esprit, l'une paraissant à Alger, *Patrie,* l'autre métropolitaine, *Mers et Colonies.*
Cette dernière était fort connue puisqu'organe de la « Ligue Maritime et Coloniale ». La première fut fondée à Alger en juillet 1941. Imprimée sur papier luxueux par M. Henri Baconnier, lancée avec l'accord de la délégation Weygand par l'écrivain Léopold Marchand, le journaliste Paul Bringuier, la revue Patrie tendait à égaler l'Illustration. Elle rencontra de nombreuses difficultés, ne put paraître chaque mois, et elle disparut en 1942. Cette entreprise avortée n'en demeure pas moins fort intéressante. Les signatures que l'on relève indiquent assez la qualifié : Jérôme Carcopino, Joseph Barthélemy, alors garde des Sceaux, Jacques Zimmermann, Henri Massis, Édouard Helsey et Louis Roubaud, René Gillouin et Claude Roy, qui n'avait pas encore amorcé l'évolution que nous connaissons. Armand Guibert consacre un article au poète Patrice de La Tour du Pin, alors captif en Allemagne ([^35]). Jérôme et Jean Tharaud, André Billy, Henri Pourrat, Alexandre Arnoux collaborent à un numéro sur les provinces ([^36]). Un message autographe de Charles Maurras ouvre le numéro 4 consacré à la jeunesse. Les trois premiers numéros débutaient eux aussi par des messages autographes, respectivement du maréchal Pétain, de l'amiral Darlan, du général Weygand. Louis de Broglie, Jean Rostand, Esclangon, Pierre Pruvost, Dujarric de La Rivière entre autres, exposaient dans le dernier numéro ([^37]) le combat des savants français.
*Patrie* s'incluait très nettement dans le courant attentiste, l'une des composantes de Vichy, ce qui explique les attaques de la presse parisienne de l'époque.
Ce courant attentiste a pu fort bien cohabiter avec une tendance plus favorable à la collaboration. Mais ces termes n'avaient que peu de signification outre-Méditerranée.
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De nombreux conférenciers vinrent parler sous l'égide de la Légion. Il suffit de citer Philippe Henriot et l'abbé Guinchard. Georges Claude vint également, mais à l'instigation du groupe Collaboration. La salle était comble. C'était trois mois avant le débarquement allié. Quelques jours avant, Paul Rimbault avait traité de la Collaboration à l'intention des Légionnaires. En ce même mois de juillet 1942, Pierre-Louis Ganne avait rendu compte dans les colonnes de la *Dépêche algérienne* du livre de Pierre Ordioni, directeur de Cabinet du préfet Pagès, et publié aux Éditions Patrie, chez Baconnier ([^38]). Pierre Ordioni définissait les grandes règles d'une aristocratie politique. C'était une méditation sur le régime politique français, à la lueur des leçons de 1940. On lisait des faits similaires dans les ouvrages publiés à l'instigation de l'école des Cadres d'Uriage ou des Chantiers de jeunesse. En octobre 1942, le chef S.O.L. Acquaviva, vice-président de la Légion de Nice, fait une rapide tournée de conférences en Algérie. Un millier de membres du Service d'Ordre Légionnaire de la métropole était prévu pour le congrès des S.O.L. de l'Empire qui devait se tenir dans la première quinzaine de novembre. Le débarquement allié en empêcha le déroulement.
Cette idéologie a-t-elle survécu ? Le ton des organes de presse change brusquement au lendemain du débarquement du 8 novembre 1942. A la *Dépêche Algérienne*, Pierre-Louis Ganne est éliminé. En juin 1943, c'est le tour du gérant Alfred Palmade, puis du directeur Eugène Robe. On suit l'amiral Darlan, puis le général Giraud, avant de glorifier le général de Gaulle et de hurler avec les loups contre « les traîtres de Vichy ».
On peut lire dans un numéro de la *Dépêche* du printemps 1944 ([^39]) : « Charles Maurras, directeur pronazi du journal collaborationniste français, l'Action Française » !
Mais la presse n'est qu'un reflet fugitif des impressions. L'opinion publique devait rester fidèle au Maréchal malgré l'inévitable versatilité des foules. On le vit lorsqu'en Tunisie et en Italie des unités formées de contingents « pieds-noirs » montaient en ligne en chantant « Maréchal nous voilà ». On le vit bien à la ferveur recueillie de la foule lors des obsèques de l'amiral Darlan.
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On le vit bien dans les propos mêmes du général de Gaulle qui ne pardonna jamais aux Algériens l'accueil plutôt frais de mai 1943. La presse de l'époque, soumise à la censure, n'y fit point allusion, mais il fut accueilli aux cris de « Vive Pétain ! »
Les sentiments de fidélité des Musulmans demeurèrent inébranlables. Les variations du docteur Bendjelloul à l'Assemblée Consultative d'Alger ne doivent pas faire illusion. La masse des Musulmans devait rester attachée au Maréchal qui incarnait pour elle l'image du Père. Des témoignages émouvants se manifestèrent pendant le calvaire de l'île d'Yeu.
Il faut ne pas oublier le cas navrant du docteur Bentami, qui, de nationaliste français, devint nationaliste algérien.
Toutes proportions gardées, l'on peut dire de l'élite des Musulmans d'Algérie qu'elle fut, à l'égal de celle de l'Empire tout entier, atteinte par les idéaux de la Révolution nationale, dans la mesure où elle y trouvait une conformité à ses traditions les plus chères.
Nous pourrions appliquer à l'Algérie les propos de Pham-Quynh, lettré confucéen, ministre de l'Instruction Publique d'Annam, et disciple vietnamien de Maurras et de Mistral :
« Et pour montrer notre foi en la pensée française, notre conviction qu'elle seule sera capable de nous aider à prendre conscience de nous-même et à restaurer les idéaux de notre race, nous emprunterons à l'un de ses maîtres, Charles Maurras, qui doit être considéré comme le plus grand penseur politique de la France d'aujourd'hui, les principes et les directives qui doivent guider notre action ([^40]). »
Ou encore :
« Le Chef de l'État français devant qui le monde entier s'incline bien bas, parce qu'il est la plus pure incarnation de l'esprit de sacrifice, puisant dans les profondeurs du sang et du sol français l'énergie indomptable qui l'anime, est en train de relever la France de sa défaite. Nous avons foi en son œuvre de redressement et de restauration, parce que nous avons foi en la France immortelle. Elle représente dans le monde quelque chose qui ne doit pas, qui ne peut pas disparaître.
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« Elle renaîtra plus noble, plus pure après cette épreuve, quand elle aura retrouvé son « style » de grande et glorieuse nation d'Occident, quand elle nous aura aidés à retrouver le nôtre qui est celui d'une sage et pacifique nation d'Asie, une véritable communion morale et spirituelle unira à jamais nos destins déjà si intimement associés par l'histoire et par plus d'un demi-siècle de vie commune. » ([^41])
L'idéal de Charles Maurras, comme celui du Maréchal Pétain fut celui des lettrés d'Annam, comme il aurait pu être celui des élites nord-africaines, algériennes en particulier.
Ces élites en effet représentaient un nombre réduit de personnes dans des pays où le pourcentage d'illettrés était encore important. Formées dans les universités françaises, ces élites étaient susceptibles de devenir des déracinés au sens barrésien du terme.
L'œuvre à accomplir eût été immense. En deux ans, elle ne put qu'être ébauchée.
La Révolution Nationale aurait pu sauver l'Empire Français. Il est juste de dire qu'entre 1940 et 1942, Londres comme Vichy avaient les yeux fixés sur l'Empire. Au-delà des divergences l'intégrité du territoire français n'était pas mise en doute, pas plus qu'elle ne l'avait été sous la Troisième République. Il a fallu attendre le travail de sape des marxistes à l'Assemblée Consultative d'Alger, pour voir se désagréger l'Empire.
Abandonnée à elle-même, désemparée devant les divisions des Français, la masse musulmane se mit à douter. Nous connaissons la triste conclusion de cette « guerre franco-française ». Il y a dix ans, notre Algérie, Victime du gaullisme comme en 1943, nous fut arrachée. Lorsqu'en mai 1943, les Assemblées algériennes rétablies en vertu d'une ordonnance du général Giraud reprennent leurs travaux, le gouverneur général Marcel Peyrouton s'exprime ainsi :
« Demain, quand les troupes d'Afrique se dérouleront au long des Champs-Élysées en une cadence de strophes triomphales sous les vivats de nos compatriotes enfin délivrés, chaque Algérien qui ne pense, qui n'aura pensé qu'à la France, dans le rejet total des égoïsmes, des erreurs, sentira passer sur son front comme un rayon de gloire libératrice lumineusement humaine. » ([^42])
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Paroles qui devaient être cruellement démenties par les faits. Quelques semaines après commençait l'Épuration, dont le même Marcel Peyrouton allait être la victime cinq années durant.
Les Français ont, hélas, la mémoire courte. Au cours des siècles, périodiquement, de grands souverains ou de grands ministres ont tenté de leur démontrer l'importance pour un pays que baignent trois mers et un océan, de l'expansion coloniale. Chaque fois la leçon a sombré dans l'oubli.
Sous Charles X nos escadres reconstituées avaient abrité sous ses pavillons blancs fleurdelisés le corps expéditionnaire qui, pour la suprême gloire de la Monarchie donne Alger à la France. La Monarchie de juillet, le Second Empire, la Troisième République, malgré l'indifférence de l'opinion publique ont apporté chacun une pierre à l'édifice de l'Empire. Malgré le laïcisme ambiant, catastrophique en Indochine tout particulièrement, la Troisième République avait soudé l'Empire à la métropole. Vichy avait fait l'impossible pour concrétiser le vœu de l'amiral Platon, un grand ministre des colonies, « apporter une pierre à l'édifice de l'Empire ».
C'est ce qui restera de Vichy pour beaucoup de victimes de l'injustice de 1962. C'est cette leçon de la Révolution Nationale que nous devons transmettre aux générations qui n'ont pas vécu notre combat de l'Algérie française, qui n'ont pas vécu ce qu'était notre Empire.
Pierre Gourinard.
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### La presse française et les pieds-noirs
Les études de la presse sur un sujet donné font désormais partie du matériel historique. La presse a certes l'inconvénient de l'éphémère mais elle a l'avantage, des années après, de renouveler les illusions, les erreurs, les préjugés et aussi les vérités d'une époque. « L'image » des pieds-noirs dans la presse française mérite à elle seule toute une thèse ou même plusieurs (avis aux amateurs).
Nous avons retrouvé dans une collection disparue, la collection « Galic » ([^43]), une brochure parue au début de l'été 1962, non signée et contenant de longs extraits des quotidiens et hebdomadaires français du premier semestre 1962 sur les Français d'Algérie et leur agonie. Nous n'avons pu tout citer ; nous avons fait un choix relevant de notre seule responsabilité.
Talleyrand disait : « Donnez moi deux lignes d'un homme et je le fais pendre. » Nous ne voulons pendre personne mais nous voulons rappeler certains jugements et certains commentaires. Il est possible que leurs auteurs les regrettent et nous ne pouvons que nous réjouir de ces mauvaises consciences à retardement, mais ce qui a été écrit est fixé et à moins que le régime totalitaire qu'Orwell décrivait pour 1984 ne détruise ou ne modifie l'imprimé, nul ne peut nous empêcher de le révéler dans la lumière des souvenirs.
Ces extraits montrent que plus le malheur des pieds-noirs se confirme, plus l'hostilité à leur égard se renforce comme s'ils « gênaient » davantage. Jusqu'au bout, nous rencontrerons, disons le mot, la haine de chrétiens « engagés », des communistes, de l'intelligentsia progressiste.
« Qu'ils perdent » avait été le thème d'une partie de la presse française, surtout lorsque l'on sut que cela était bien vu en haut lieu (c'est-à-dire à partir de 1960, cela sans référence). « Qu'ils paient » devient le thème de 1962. Jamais la théorie du bouc émissaire ne s'étale aussi cyniquement.
J.-P. A.
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*Charité chrétienne...*
« Nous devons manifester une grande compréhension même à l'endroit de ceux qui ont inconsciemment fait leur malheur... »
(P. Limagne. LA CROIX, 20/2/1962)
*Autocritique...*
« C'est un peu notre faute s'ils se sont souvent installés dans des mœurs coloniales qui n'auraient pas dû être tolérées surtout là où l'on prétendait rester, puis s'ils se sont laissé entraîner dans le sillage de l'O.A.S...
Il faudra montrer avec eux autant de patience que de fermeté, tout en évitant de laisser notre jeunesse se contaminer au contact des garçons qui ont pris l'habitude de la violence poussée parfois jusqu'au meurtre... »
(P. Limagne. LA CROIX, 24/2/1962)
*On exagère...*
« Certains « Français » sont portés à assimiler trop d'entre eux aux déchets de la colonisation constituant la lie d'Alger ou d'Oran, aux blousons noirs européens qui, face d'ailleurs à des blousons noirs musulmans, se comportent en parfaits criminels... »
(LA CROIX, 13/3. P. Limagne)
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*C'est bien fait...*
« Charité... Quand on prononce ou écrit ce mot, on pense inéluctablement à tous les manquements contre cette loi fondamentale commis en Algérie. Cet exode n'est qu'un maillon d'une longue chaîne faite d'injustices, d'exactions, de meurtres, de mauvaises actions. Le mal engendre le mal. »
(L. Speech. LE NOUVEAU RHIN FRANÇAIS. 23/5/62.)
*Évidence...*
« Si l'exode se poursuit à cette cadence, dans un an, aucun Français ne résidera plus en Algérie. Il en sera fini de l'influence française et de l'influence du christianisme dans ce pays... d'ailleurs les Français peuvent rester là-bas... »
(L. Speech. LE NOUVEAU RHIN FRANÇAIS. 31/5/62.)
*Les pestiférés...*
« La plupart d'entre eux apportent la fièvre d'un climat qui n'est pas celui de la Métropole, un goût de l'autorité accru par la soif d'une vengeance, celle de l'homme qui a perdu de sa supériorité... Bref, beaucoup sont des desperados dont les yeux s'enflamment à trouver ici une trop douce vie et à lire -- ou à croire lire -- dans les regards une indifférence devant leur catastrophe. »
(P.R. Wolf, PARIS-NORMANDIE. 29/5/62.)
*Le poing tendu...*
« Aider les Français d'Algérie : liquider l'O.A.S. sans retard (c'est) supprimer à l'origine les causes de l'exode massif actuel.
Deuxième façon : ne pas leur cacher leurs lourdes, très lourdes responsabilités...
... En France, le peuple de ce pays, fort généreux, saura vous accueillir... A la condition toutefois -- mais elle est essentielle -- que vous n'acceptiez pas de servir de réserve au fascisme.
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A la condition, encore de ne pas encourager -- comme cela se passe présentement dans certaines régions de France -- la spéculation sur l'achat des terres et des maisons que les petites gens de chez nous, ne peuvent plus acquérir devant la surenchère venue d'Afrique du Nord...
... la lutte contre l'entreprise fasciste reste pour tous les Français l'impératif numéro un. »
(LIBÉRATION. H. Bordage. 30/5/62.)
*Une explication profonde...*
« Le fascisme des Français d'Algérie n'est pas inscrit dans leurs gênes, ce n'est qu'une superstructure dont l'infrastructure est une situation coloniale, si j'ose parler ce langage marxiste... Ces gens se foutaient de Salan et de Jouhaud ; ils sont déjà décolonisés et ce qu'ils veulent c'est d'abord se loger tout simplement...
(Ph. Hernandez FRANCE-OBSERVATEUR. 31/5/62.)
*Grandeur d'âme !*
« Ils sont les artisans de leur propre malheur et ils le paient cher.
Ils ont voulu imposer leur loi à 9 M. d'Algériens et à 45 M. de Français. Résultat : ils ont tout perdu.
Ces « patos » dont ils ont tué les enfants dans les rues de Bab-el-Oued, c'est pourtant chez eux qu'aujourd'hui ils viennent chercher refuge. Encore une fois, la France, toujours accueillante, pardonnera à ses enfants ; ...même pas repentis. »
(L'EXPRESS. 31/5/62.)
*Les ingrats...*
« Voilà qu'aujourd'hui, alors qu'on leur, propose, en fait, en devenant Algériens à part entière, une intégration à rebours, ils la rejettent, la foulent aux pieds, se rallient à de mauvais bergers... »
(R. Parment LIBERTÉ-DIMANCHE. 13/5/62.)
274:164
*Les experts.*
« Les prévisions gouvernementales prévoient 400 000 retours en quatre ans. »
(LES ÉCHOS 25/5/62.)
*Ces Français sont-ils si purs...*
« On a fait aux Français d'Afrique du Nord, et notamment aux pieds-noirs, une réputation qui prépare mal leur intégration dans la vie métropolitaine : « les gros colons » et les « fascistes »... plus graves encore sont les railleries ressassées à propos des noms à consonance espagnole, italienne, maltaise et reprises par l'euphémisme « Français de souche ».
(J. Meunier. LA NOUVELLE RÉPUBLIQUE DE TOURS.)
*D'autres experts...*
« Retours inévitables : 250 000, autant qui resteront. Le problème se pose pour quatre à cinq cent mille. Un fait inquiétant : de nombreux enseignants français demandent leur mutation hors d'Algérie. »
(LE PARISIEN LIBÉRÉ, du 21/5/62 citant l'Agence d'Information du F.L.N.)
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*Au bon accueil...*
« A Marseille rien n'est préparé... Il n'y a pas le moindre centre d'accueil, et le premier qui sera ouvert le sera dans un mois. »
(E. de Goutel PARIS-JOUR. 23/5/62.).
275:164
*Le poing tendu...* (suite)
« Sans qu'il soit question de taxer tous les Français repliés d'Algérie de la même accusation, il ne fait pas de doute que nombre d'entre eux sont animés de dangereux sentiments racistes, voire fascistes...
Dans de grandes corporations comme l'E.D.F. ou la S.N.C.F., les syndicats C.G.T. ont adopté des dispositions pratiques pour isoler et neutraliser les agents de l'O.A.S. mutés d'Algérie. Cette vigilance doit être le fait de toute les organisations républicaines. »
(OUEST-MATIN. 54/6/62.)
*Les vrais responsables...*
« Si le pouvoir gaulliste prenait les mesures nécessaires pour écraser l'O.A.S., notamment à Alger et à Oran, des Algériens d'origine européenne ne seraient pas dans l'obligation de s'expatrier.
Ce sont les responsables de leur malheur qui ne leur montrent pas la vraie solution : participer à la construction de l'Algérie Nouvelle. »
(L'HUMANITÉ du 5/6/62.)
*Photo gratuite...*
« A Orly, les pièces d'identité présentées par tous les rapatriés en provenance d'Algérie sont systématiquement photographiées par un service adéquat, créé même pour la circonstance. »
(Aux Écoutes -- 8/6/62.)
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276:164
Dès la fin mai, l'Algérie commence à se vider de sa population européenne. Toute la presse reprend en juin la déclaration de M. Boulin : « il s'agit d'un mouvement saisonnier », et celle de M. Alain Peyrefitte, qui parle de « vacanciers ».
Toute la presse, nous voulons dire : la grosse presse, de FRANCE-SOIR au FIGARO et de MATCH a l'EXPRESS et à l'OBSERVATEUR. Et les radios, et la télévision.
Le 20 août, même orchestration d'une déclaration du ministère de l'Intérieur (le ministre est M. Frey) : « 8 sur 10 des actes de banditisme en France sont dus aux pieds-noirs ».
Du moment que les « vacanciers » s'obstinent, il faut les disqualifier. On les a présentés depuis des mois comme des tueurs. Il est facile d'en faire des bandits. Cette accusation a pesé longtemps sur les Français d'Algérie. Elle pèse encore sur eux. Des bandits. On a oublié qui l'avait dit, et quand. La rumeur est bien restée. Ils sont toujours suspects.
Le 30 août, M. Boulin déclare qu'il n'y a que 8 000 rapatriés qui ont déposé une demande de reclassement. (C'est donc qu'ils vont repartir.)
Le 4 octobre, dans le FIGARO, S. Bromberger et J.-F. Chauvel décrivent « la place décente » qui « se dessine pour les Français en Algérie ».
Ces *rapatriés* -- le mot est à lui seul une trouvaille prodigieuse, une esquive de la vérité -- s'obstinant à rester, on leur déconseille fortement les départements suivant : le Vaucluse, les Bouches-du-Rhône, le Var, les Alpes maritimes, l'Aude, l'Hérault, les Pyrénées orientales. Pas d'indemnité de chômage, pas de logement, pas de prêt, pour ceux qui s'obstineraient à rester là. Or, cette région du Midi, par son climat, attire tout naturellement des gens qui viennent d'Algérie. Mieux. A. Lanly, dans le *Français d'Afrique du Nord,* écrit : « A la suite du recensement de 1896, on a établi par département le tableau des Français d'Algérie nés en France ; on y voit que l'aport de la Corse, des Bouches-du-Rhône, de l'Hérault, du Gard, des Pyrénées Orientales, du Vaucluse, du Var, de la Haute Garonne et d'une manière générale des pays de langue d'oc est nettement supérieur à celui des départements de la moitié nord de la France, la Seine mise à part. »
On *déconseille* donc aux Français d'Algérie les départements mêmes dont leurs pères sont venus.
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277:164
6 juin 1964. Déclaration de De Gaulle :
« Nous l'avons résolu (le problème de l'Algérie) comme il fallait, conformément au génie de la France et à son intérêt.... Je vous en prends tous à témoins, en une année, un million de Français établis dans ce pays ont été rapatriés sans heurts, sans drames, sans douleur et intégrés dans notre unité nationale. »
Il n'y avait pas encore deux ans que l'Algérie était indépendante, la plupart des Français dit « rapatriés » n'avalent encore trouvé ni situation solide, ni même un vrai logement. Leur réaction fut de fureur.
Cette fureur, on la partage encore. Mais avec le recul, l'intérêt de ce discours apparaît. Il s'agit d'un *contrat* proposé aux pieds-noirs, contrat qui a toujours été soutenu depuis (du côté du pouvoir) : Nous reconnaissons que vous n'êtes pas des vacanciers en transit -- vous resterez ici -- que vous n'êtes pas des voleurs et des assassins -- les campagnes à la Frey sont terminées (mais leurs effets demeuraient, et demeurent) en échange de cette « intégration », oubliez le passé. Vous êtes Français, mais parce que votre installation a eu lieu « sans douleur » et parce que vous acceptez que le « génie », et « l'intérêt » de la France était la victoire du F.L.N.
Voilà ce que signifiait ce discours.
Qu'il ait été accueilli avec indignation par les pieds-noirs ne compte pas. Qu'est-ce qu'un million de personnes sur cinquante, quand elles sont dispersées, sans moyens d'action politique (il y a des points où d'un point de vue électoral leurs voix peuvent jouer, mais jouer comme force annexe, tout au plus), sans grande presse à leur disposition (il y a des journalistes pieds-noirs dans la grande presse, mais ils n'y sont pas en tant que tels. Ils n'ont pas le pouvoir de briser une ligne. Tout au plus peuvent-ils se vanter de l'incliner).
La ligne définie par de Gaulle ce jour-là sera désormais la ligne de l'État à l'égard des réfugiés d'Afrique du Nord. Autant dire que la grande presse « d'information » s'y tiendra scrupuleusement (de FRANCE-SOIR à PARIS-MATCH). La grande rosse d'opinion -- c'est-à-dire l'HUMANITÉ et le NOUVEL OBSERVATEUR -- y ajouteront le rappel incessant du « danger fasciste », hydre toujours renaissante, comme la bonne vieille hydre à la réaction au temps de la III^e^. L'EXPRESS se tiendra entre la ligne officielle et la ligne « avancée ».
278:164
COMBAT aura sa position particulière. Certains de ses collaborateurs ne manqueront jamais de remettre les choses au point, de rétablir des vérités oubliées : M. Debré a poussé à l'insurrection avant de la combattre. M. Sanguinetti a juré solennellement de défendre l'Algérie française avant d'être M. Anti-O.A.S., comme on dit. Etc. Mais COMBAT est un journal à multiples facettes.
Et les journaux qui sont restés fidèles à l'idée d'une Algérie province française ? De RIVAROL à ASPECTS DE LA FRANCE et à LA NATION FRANÇAISE, d'AUX ÉCOUTES à MINUTE, il y en a un certain nombre. Ils ont cette particularité d'être officiellement niés. On ne les cite que rarement. On les calomnie. On les refuse. Ils ont un poids certain auprès d'une partie de l'opinion, mais ils ont, dans l'état actuel des choses, un statut particulier, comme semi-clandestin.
Les élections présidentielles de 1965 verront appliquer la ligne officielle. Les « rapatriés » ne sont plus ni maudits, ni même oubliés, à condition qu'ils acceptent le contrat du 6 juin 1964 : *Vous avez péché, mais la France, généreuse, vous pardonne.*
Mai 68 aura des conséquences. La libération des détenus de l'O.A.S., avec une « amnistie » bien incomplète. Le vote d'une loi d'indemnisation -- qui d'ailleurs n'en est pas une.
Dans sa conférence de presse du 2 juillet 1970, M. Pompidou montrera la rectitude de la ligne officielle en déclarant :
« Lorsque je me suis présenté au suffrage du peuple français, j'ai moi-même soulevé ce problème des rapatriés. J'ai d'ailleurs rencontré un certain nombre de leurs représentants et je leur ai écrit que mon intention était de faire voter une loi qui prévoirait un mécanisme d'indemnisation, lequel devrait s'adresser par priorité aux plus humbles, aux plus pauvres, aux plus modestes. Et j'indiquais qu'il me paraissait possible que la collectivité nationale consentît pour cette indemnisation un sacrifice annuel de 500 millions, c'est-à-dire de 50 milliards d'anciens francs.
« C'est exactement ce qui se trouve dans cette loi. Je ne prétends pas que ce soit parfait, mais je crois que cela représente déjà un effort de solidarité nationale assez considérable en faveur d'une catégorie de Français qui a souffert dans sa chair, dans son sang, qui méritait cet effort, mais qui ne peut espérer l'impossible. 50 milliards par an pendant 15 ans, peut-être plus, d'ores et déjà, c'est un engagement de l'ordre de 750 milliards d'anciens francs en faveur des rapatriés d'Algérie. »
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Voilà. La question est ramenée à une question d'argent. Ce qu'elle n'est pas *d'abord* et ce qu'elle n'est pas *seulement.* (La majorité des pieds-noirs n'ont droit à aucune indemnisation.) Mais, évidemment, qu'auraient-ils à dire : on fait un gros effort pour eux, et « ils ne peuvent pas espérer l'impossible ».
Ils ont obtenu -- les pieds-noirs -- non pas l'impossible, mais quelque chose d'assez étonnant. Un hommage, semi-conscient de Boumedienne.
Dans le NOUVEL OBSERVATEUR du 10 mars 1969 on pouvait lire cette étonnante déclaration du barbaresque en chef : « *N'oubliez pas que nous avons perdu dans cette guerre deux millions d'hommes : un million de rapatriés et un million de morts.* »
Le million de morts du F.L.N., c'est une légende, d'ailleurs acceptée en France les yeux fermés. Mais Boumedienne parle d'abord du « million de rapatriés ». Ainsi, ces gens n'étaient pas inutiles en Algérie, comme on le proclamait volontiers ? Leur départ fut donc une grande perte pour l'Algérie ?
Cela, jamais une personnalité officielle, en France, ne l'a dit. Jamais.
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On peut regarder après cela, deux publications récentes -- l'une en 71, l'autre est en cours -- sur le sujet qui nous occupe.
##### Des pieds-noirs parlent
A partir du 22 juin 1971, LA CROIX consacre quatre articles aux « pieds-noirs après 10 ans d'hexagone ». Remords (tardif) pour ses articles de 1962 ou révision après tout inévitable ? Le quotidien laisse son reporter Christian Rudel présenter les pieds-noirs en quatre articles (1 : On est tous repartis de zéro ; 2 : Puisqu'il faut manifester ; 3 : Les Jeunes, une nouvelle aventure ; 4 : Il faudra récrire l'histoire).
Nous avons choisi de découper ce reportage autrement, par thèmes, et nous le commenterons librement ([^44]).
280:164
1°) *Je n'ai pas rencontré des pieds-noirs heureux...*
Voilà ce qui ressort des propos de ces petits agriculteurs pieds-noirs difficilement installés dans le Bassin Aquitain ou de ces commerçants qui ont dû racheter des fonds à des prix exorbitants : « On a profité de l'occasion pour nous vendre n'importe quoi... ». -- « On nous prenait pour des capitalistes, on nous a vus venir »... « On vivote... » L'indemnisation était le suprême espoir, caressé par ceux qui se sont engagés dans la réinstallation. Elle ne vient pas, alors les échéances sont repoussées. « On ne peut pas rembourser, un point c'est tout. » -- « C'est tout juste si on gagne sa nourriture, moi je dois tout » -- La communauté pied-noire a ses « parias ». Ils ressentent d'autant plus leur sort qu'ils souffrent de l'opinion diffuse qui les entoure.
« On rapporte aux Français que nous sommes indemnisés, que nous avons touché beaucoup d'argent, ils finissent par le croire, les pauvres » -- « Tout ce qu'ils savent faire (d'après des Métropolitains) c'était faire suer les burnous... On a dit ça, on l'a redit... beaucoup de Français le pensent. Alors, on est discrédité, on a perdu la partie, il n'y a presque personne pour nous défendre... » d'où un fatalisme que Christian Rudel pense contracté par la longue coexistence avec l'Islam (ce qui n'est pas faux mais aurait passé il y a quelques années pour un affreux cliché emprunté au colonialisme intellectuel...)
Bref le déracinement s'est accompagné du déclassement, sauf pour les fonctionnaires, et encore...
2°) *Les mentalités.*
Leur présent dépassé ou « assumé » pour reprendre le jargon à la mode, les Pieds-Noirs font leurs comptes familiaux : « Beaucoup sont morts (avant l'indemnisation). Il y en a déjà tant, de pauvres vieux, qui sont morts parce qu'ils n'avaient plus rien et parce qu'ils n'ont pas réussi à comprendre et à surmonter la catastrophe du départ... »
Et même quand ils avaient quelque chose, il manquait l'essentiel.
Ce souvenir, et les difficultés actuelles, débouchent sur la colère. « Nous sommes hors la loi du fait de nos gouvernants » -- « des révoltés purs, des révolutionnaires qui n'auront plus rien à perdre, qui pourront foncer »...
Ces Pieds-Noirs vont-ils rejoindre la France « sauvage » et contestatrice. C'est un risque que certains responsables ont négligé ou qu'ils ont envisagé d'un « cœur léger » (il est vrai que l'exemple venait de haut).
281:164
Pourtant ce Pied-Noir avoue que « devenir révolutionnaire, c'est contre nos idées ». Cet autre, un ancien maire, avoue qu'il déclara en mai 68 à un Préfet « Vous pouvez compter sur nous s'il faut maintenir l'ordre coûte que coûte ».
Et c'est un fait que d'une part les pieds-noirs ne se sont pas engagés, sauf à titre individuel dans le mouvement de mai 68 (peut-être ont-ils ressenti fortement tout ce qu'il y avait d'artificiel ou de peu solide dans ce délire) mais d'autre part à Toulouse les pieds-noirs prirent d'assaut et occupèrent un moment une Préfecture puis se retirèrent avec la promesse que leurs revendications seraient satisfaites et il s'agit là d'un des rares actes vraiment révolutionnaires de cette période (atteindre le Pouvoir dans ses bastions essentiels).
Alors, ambiguïté peut-être, fatalisme sûrement, patience certainement mais avec la possibilité d'une violence brutale si on a la conscience aiguë que l'intolérable déjà supporté est dépassé. Et depuis ce reportage, à plusieurs reprises et surtout là où ils sont nombreux, une mobilisation pied-noire a empêché des saisies de justice ou des arrestations.
Que les consuls réfléchissent, d'autant que la révolte pied-noire pourrait éventuellement se conjuguer avec un malaise régional qui vient de ce que « les régions du Midi ont connu un boom artificiel. Elles continuent de s'appauvrir, malgré les pieds-noirs ».
On se doute du parti que les « enragés » tireraient de cette aventure mais ces propos d'un industriel pied-noir qui avait essayé de relancer son entreprise dans le Midi donnent à réfléchir : Il dénonce « la guerre d'usure qu'ont menée contre nous toutes les Administrations ». De guerre lasse, il a abandonné et constate « en Algérie, nous avons appris à penser régulièrement ».
Il y a là la possibilité d'un « Mezzogiorno français ». A qui la faute ? Comme de juste, cette colère rentrée tourne en querelles internes. Un pied-noir vitupère les « absents » de plus en plus nombreux dans les réunions régulières des associations. « Ce sont des traîtres. » Les pieds-noirs souffrent aussi du grand nombre de ces associations et de leurs divergences. Ils aspirent à l'Unité comme avant mais cet avant n'est-il pas un mythe facile ? Combien a-t-il fallu de temps et de sang pour que les familles spirituelles Pied-Noirs Fassent l'union en terre africaine ? Comment les pieds-noirs peuvent-ils échapper aux tentations d'oubli, d'indifférence, de nivellement qui sont celles du monde dans lequel ils vivent maintenant ?
282:164
3°) *Entre l'oubli et la nostalgie...*
La nostalgie s'alimente au souvenir de la « patrie perdue ». D'une patrie dont un pied-noir dit « Il ne se passe pas de jours où l'on ne parle de l'Algérie avec nos fils. Impossible de faire autrement ».
Mais un autre déplore « Nos enfants ne se rappellent pas, ne savent pas ». Et ces enfants, (en fait il faut faire un calcul pour se dire que le jeune pied-noir qui arrive à l'âge adulte avait dix ans en 1962), sont ingrats. « Ils n'y pensent plus ou songent à l'immédiat, le métier, le quotidien. » « Il faut se bagarrer... ça n'a plus de sens, quoi. » Certains jeunes voudraient bien retourner en vacances en Algérie...
Ces réactions sont vraies et parfaitement explicables. Mais sans doute faut-il les nuancer d'une famille à l'autre, en fonction du « milieu socio-culturel » ambiant. L'initiative des jeunes pieds-noirs du Front National des Rapatriés (F.N.R.) voulant transformer un village abandonné au Nord de Montpellier en Centre de souvenirs de l'Algérie Française (et pourquoi n'aurions-nous pas nous aussi notre musée du désert ?) prouve que le « gommage » du passé n'est pas fatal.
Et n'est-ce pas ce que les pieds-noirs recherchent dans ces « amicales couscous », dans la fidélité à la cuisine nord africaine, dans ce nouveau rituel des coups de klaxon rythmant les mariages sur l'ancien cri de ralliement « Algérie Française ».
Pied-noir et français, c'est l'avenir que ce rapatrié qui s'était fixé en Espagne souhaite pour ses enfants et c'est pourquoi il est rentré.
Souvent il y a alternance : le désespoir est sous-jacent « Nous sommes finis, éparpillés, sans cohésion. Finis en tant que société, finis en tant qu'individus » mais sinon l'espérance du moins la volonté de rappeler ce qui fut resurgit vite « Il faut réhabiliter l'Histoire ou l'aventure pieds-noirs en Algérie... Nous voulons que l'on connaisse notre histoire qui, après tout, est une page de l'Histoire de France et nous l'exigerons. »
283:164
Or cette histoire fut celle d'une « race qui faillit naître (Nota : non, elle est née réellement) sur les rives algériennes, d'une nation en ses premiers balbutiements » conclut Christian Rudel et nous ajouterons d'une communauté que l'on a trahie et bafouée. C'est pourquoi s'il se peut que nos fils deviendront un jour de « vrais hexagonaux », (ce qui n'est pas sûr), notre survie comme ethnie ne dépend que de nous. Plus que jamais, et après ces propos honnêtes mais rapides, nous devons garder en mémoire cette phrase de Céline « Oublier, c'est crever ».
##### Un magazine historique sur la Guerre d'Algérie
Annoncé à grands renforts de publicité, bien présenté et relativement bien illustré, sur beau papier avec photos, Historia Magazine la Guerre d'Algérie se trouve en vente dans tous les kiosques depuis l'automne 71. La série arrive à son vingt cinquième numéro sur une centaine prévue. Devant une telle publication quelques réflexions s'imposent.
D'abord sur ce sujet il y a non pas un public mais des publics et les éditeurs le savent très bien qui ne lancent pas un grand produit de consommation sans une étude de marché. En gros ce public se divise en trois : les Français d'Algérie, les Algériens en Métropole (à notre connaissance la revue est jusqu'à présent interdite en Algérie mais elle y parvient expédiée sous enveloppe fermée par des Musulmans résidant en Métropole), les Métropolitains, groupe dissociable en Anciens d'Algérie, militants politiques, curieux (jeunes surtout friands d'histoire contemporaine) etc.
C'est dire les difficultés de l'entreprise et surtout ce qu'elle exige de précautions et de prudences car les publics sont non seulement divers mais ils se réfèrent à des positions ou des souvenirs inconciliables qui tournent autour de deux opinions nettes : Algérie Française ou Algérie Algérienne (indépendante si l'on veut). Il ne serait pas difficile de montrer que ces deux opinions étaient déjà bien établies avant le déclenchement de la guerre d'Algérie.
Quand on sait, par expérience personnelle, les obstacles à toute recherche en histoire contemporaine (loi des cinquante ans interdisant les sources sérieuses c'est-à-dire les archives administratives, témoignages directs plus ou moins transformés, pressions des idéologies et des censures invisibles ou avouées), on ne peut aborder qu'avec une extrême méfiance les magazines où il est soutenu d'emblée qu'il y aura toute la vérité.
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Il y a des vérités et des erreurs, des illusions et des mensonges et seul un travail de longue haleine minutieusement recoupé permettra de distinguer les faits et leurs interprétations car déjà dix ans après les « engagés » se sont souvent reclassés sur d'autres positions politiques ou idéologiques (ainsi une partie de l'intelligentsia française qui milita pour l'indépendance de l'Algérie est profondément divisée sur les Palestiniens et Israël ([^45]) et s'il y a les vaincus de l'Algérie Française, il y a aussi les « désenchantés » d'une Algérie socialiste surtout verbalement).
Or et ici il faut prendre une position nette, « la Guerre d'Algérie » a jusqu'ici apporté une confirmation : c'est que les responsabilités du conflit, de ses causes, de son prolongement, de son aboutissement ne sont pas pesées dans une balance égale et retombent presque unilatéralement sur les Français d'Algérie. Une étude par numéros et par thèmes dépassant les limites d'un simple article, on peut juger que cette opinion est arbitraire mais une lecture des numéros parus est aveuglante pour un lecteur de bonne foi.
Ce qui ne veut pas dire que la publication soit orientée en sens contraire. Ce serait trop facile et maladroit. Disons que là où l'on donne un « coup de pouce », on le fait ans la direction premièrement indiquée mais on aura soin de ménager les milieux militaires dont le réseau d'influences n'est pas négligeable, les milieux administratifs toujours redoutables et d'une manière générale cette grosse bête (au sens d'animal) qu'est l'opinion en général. Ainsi le n° 216 s'intitule « Palestro : le Massacre des Innocents » et la couverture s'orne des photos des vingt malheureux soldats du contingent massacrés dans une des premières embuscades de la guerre d'Algérie (mais ni la plus meurtrière ni la plus importante quand on connaît bien l'histoire de cette guerre). Démagogie et sentimentalisme se conjuguent ici car par définition toute guerre est un massacre d' « innocents » et une guérilla et une contre guérilla encore plus puisque c'est la population civile qui en est l'enjeu. Parce que le sujet est tragique et qu'en mai 56 (date de cette embuscade) il y a presque un an que la vraie guerre d'Algérie a commencé avec l'emploi par le F.L.N. d'un terrorisme systématique et efficace (avec des nuances dans la comparaison, le même que l'on voit se déchaîner en. Irlande actuellement) et une riposte qui avant d'être mise au point connaîtra des erreurs et des « bavures ».
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Et chaque numéro méritera une étude du même genre, ce qui fait que l'intérêt de la publication n'est pas tellement ce qu'elle révèle sur l'Algérie (jusqu'ici peu de choses que l'on ne savait déjà) mais la façon et la manière dont les faits sont présentes, ou oubliés, ou déformés.
Le directeur de la publication est Yves Courrière. Celui-ci est sans doute un excellent journaliste. Il s'est fait connaître par la publication de quatre livres à gros tirages sur « la guerre d'Algérie ». Il prétend s'être livré à une enquête sérieuse et approfondie. Il faut dix ans et plus à un historien professionnel pour traiter à fond d'un sujet quelconque. Yves Courrière a mis la moitié moins pour un ensemble énorme. Cela ne veut pas dire qu'il ne s'est pas informé et qu'il n'a pas travaillé mais cela prouve qu'il devrait être plus modeste dans ses opinions et ses conclusions. Or, pour juger du « ton » de ses ouvrages et de la « ligne » sous-jacente, il suffit de comparer dans son premier tome « Les Fils de la Toussaint » ce qu'il dit des causes politiques et économiques de la rébellion et le dossier très complet et objectif que Robert Aron rassembla sous le titre « Les Origines de la Guerre d'Algérie » ([^46]). Faites l'expérience et concluez.
Ce qui était souvent sous-entendu ou masqué dans les livres éclate dans le magazine surtout quand c'est Yves Courrière qui rédige un éditorial où le clou anti-pied-noir est enfoncé à coups de massue. Ce qu'il faut, c'est faire honte aux Français d'Algérie et une fois de plus les isoler dans l'opinion. Dans quel but ? Pour quelles raisons ? La vente du papier n'explique pas tout. Dans les remerciements de son premier livre, Yves Courrière rend hommage à un grand « ponte » d'une maison d'édition qui lui a apporté son appui pendant que l'ouvrage était écrit. Faut-il comprendre que Courrière (comme d'autres) a été « subventionné » pour rédiger des livres qui lui avaient été commandés ? Le procédé est courant dans l'édition mais dans un tel cas quelles étaient les opinions du commanditaire ?
Heureusement que malgré notre dispersion et notre déracinement, des réflexes ont joué sans qu'il y ait eu ni campagne ni mot d'ordre. Au bout de quelques numéros ou après la lecture de quelques articles, nombreux sont les pieds-noirs qui ont compris que la seule réponse possible à cette nouvelle offensive était de refuser de payer pour lire ce qui les bafoue une fois de plus. Or ces silencieux sont la majorité du « public » de ce magazine ([^47]).
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Une autre leçon doit être tirée, c'est à nous de dire nos vérités et de les publier. Ce sera long et difficile mais de toutes les tâches qui nous restent à accomplir, celle-ci nous paraît la plus essentielle. Nous ne devons pas laisser dégrader notre passé et pourrir nos souvenirs. Que chacun prenne ses responsabilités. Il nous paraît significatif que de tous les groupes ethniques, professionnels, politiques qui composent la société française de la deuxième après guerre, le groupe pied-noir soit le seul qui puisse être piétiné systématiquement. Cela doit cesser. Nous en avons les moyens légaux. Que ceux qui rouvrent par intérêt ou plaisir les blessures n'attendent pas notre indulgence ni notre repentir.
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### Quelques livres sur l'Algérie
Ce n'est ici ni un recensement ni un palmarès. Simplement quelques titres, en général mentionnés dans les pages qui précèdent. Il a paru commode de les diviser chronologiquement en deux groupes.
#### I. -- Sur l'Algérie d'avant 1954
##### A) Essais et études.
Paul AUPHAN : *Histoire de la Méditerranée* (Table ronde). Cet ouvrage ne parle qu'incidemment de l'Algérie, mais il a l'avantage d'en replacer l'histoire dans son cadre général.
M. BAROLI : *La vie quotidienne des Français en Algérie,* 1830-1962 (Hachette).
Louis BERTRAND : *Le jardin de la mort* (Ollendorf).
P. BOYER : *La vie quotidienne à Alger à la veille de l'intervention française* (Hachette).
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Maurice CONSTANTIN-WEYER : *La vie du général Yusuf* (N.R.F.)
E.-F. GAUTIER : *Le passé de l'Afrique du Nord* (Payot).
De cet ouvrage admirable on ne peut trouver, croyons-nous, que l'édition de poche, dans la « Petite Bibliothèque Payot », édition où beaucoup trop d'affirmations et de positions de l'auteur ont été gommées, de l'aveu même du préfacier M. Audisio.
S. GSELL, G. MARÇAIS, G. YVER : *Histoire de l'Algérie* (Boivin).
C. JANON : *Ces maudits colons* (Table Ronde). Excellente étude (une thèse) sur la colonisation agricole, ses méthodes, ses innovations, ses succès.
A. LASSLY : *Le français d'Afrique du Nord* (P.U.F. puis Bordas). Essai sur le langage des Français d'outre-Méditerranée.
C. MARTIN : *Histoire de l'Algérie française, 1830-1962* (Éditions des Quatre Fils Aymon).
Jean SERVIER : *Les portes de l'année* (Laffont). Remarquable étude d'un ethnologue sur la religion des campagnes algériennes qui doit plus aux dieux d'Hésiode qu'à celui de Mahomet. -- Sur la grande valeur et les limites de la science de Jean Servier, voir l'article d'Henri Charlier : *L'homme et l'invisible,* dans ITINÉRAIRES, numéro 94 de juin 1965.
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##### B) Romans, théâtre etc.
Louis BERTRAND : *Pépète et Balthazar* (Albin Michel) ; *Le sang des races* (id.).
Edmond BRUA : *La parodie du Cid* (Baconnier puis Balland) ; *Les fables bônoises* (Charlot).
Albert CAMUS : *Actuelles III* (N.R.F.) ; *Noces. L'Eté ;* *L'envers et l'endroit* (id.).
F. DUCHÊNE : *Au pied des monts éternels* (Albin Michel) ; *La reb'ka* (id.) ; *Mouna, cachir et couscous* (id.)*.*
Henry de MONTHERLANT : *Images d'Alger* (Baconnier). Tirage limité (à notre connaissance, non réédité et actuellement introuvable). Bien supérieur comme vérité aux autres œuvres du même auteur où l'Algérie joue un rôle (*La Rose des sables, Un assassin est mon maître,* etc.).
MUSETTE : *Cagayous à la caserne* (Éd. Méditerranée vivante) ; *Le mariage de Cagayous* (id.).
#### II. -- Sur l'Algérie d'après 1954
##### A) Histoires et témoignages.
A. BOUALEM : *Mon pays, la France* (Éd. France-Empire) ; *L'Algérie sans la France* (id.).
290:164
Jean BRUNE : *Journal d'exil* (Table Ronde) ; *Interdit aux chiens et aux Français* (id.).
J. DUCHEMIN : *Histoire du F.L.N.* (Table Ronde).
Edmond JOUHAUD : *Ô mon pays perdu* (Fayard).
R.P. de LAPARRE : *Journal d'un prêtre en Algérie. Oran 1961-1962* (Éditions du Fuseau ; diffusion France-Empire).
J. LOISEAU : *Prêtres perdus* (Fuseau).
M.E. NAEGELEN : *Une route plus large que longue* (Laffont).
J. ORTIZ : *Mes combats* (Éd. de la pensée moderne).
C. PAILLAT : *Dossier secret de l'Algérie,* 2 vol. (Presses de la Cité).
Jean SERVIER : *Dans l'Aurès sur les pas des rebelles* (France-Empire) ; *Adieu, djebels* (id.) ; *Demain en Algérie* (id.).
Sur ces ouvrages très importants de Jean Servier, voir les indications que nous avons données plus haut, à la note 1 de la page 246, dans l'article : « Instantanés ».
291:164
Jacques SOUSTELLE : *Aimée et souffrante Algérie* (Plon) ; *L'espérance trahie* (Table Ronde).
Jean-Jacques SUSINI : *Histoire de l'O.A.S.,* tome I (Table Ronde).
R. YACONO : *Les étapes de la décolonisation* (P.U.F., collection Que sais-je 2).
##### B) Romans.
Jean BRUNE : *Cette haine qui ressemble à l'amour* (Table Ronde).
M. ELBE : *Et à l'heure de notre mort* (Presses de la Cité) ; *Comme une torche au milieu de la fête* (id.).
Deux mensuels paraissent régulièrement qui sont rédigés par des Français d'Afrique du Nord et consacrés à leurs questions propres : *France-Horizon,* à Paris ; *C'est nous les Africains*, à Lyon.
293:164
## CHRONIQUES
295:164
### La pilule et la bombe
par Louis Salleron
L'APPARITION SIMULTANÉE de la bombe atomique et de la pilule contraceptive est ce que la littérature religieuse des moyens de communication sociale appelle un « signe des temps ».
Un signe multiple et qu'on peut interpréter de bien des façons. A nos yeux : le signe de la mutation la plus profonde qui soit intervenue, depuis l'origine des temps, dans l'histoire de l'humanité.
Jusqu'à présent, la vie humaine obéissait, vaille que vaille, aux lois qui régissent toute vie et d'abord à cette loi première qui est l'équilibre.
Considérons l'ensemble des végétaux, des animaux et des humains. Ils se font leur place au soleil dans une prolifération et une destruction mutuelle qui composent ce qu'on peut appeler l'harmonie du monde, quelque cruel que soit le mode de réalisation de cette harmonie. L'homme, seul vivant à être doté de la liberté, a peu à peu constitué son empire sur la nature, en s'en soumettant les lois mais en y restant soumis. Il commande à la nature en lui obéissant.
Au sein de sa propre espèce, son développement démographique a été réglé par les lois naturelles de la natalité et de la mortalité qu'il ne dominait que très lentement et très précairement. Quand un ordre politique parvenait, sur un espace restreint, à atténuer les ravages de la lutte élémentaire pour la vie, les grands fléaux de la famine et de l'épidémie venaient les relayer, tandis que, pour assurer un ordre politique plus sûr ou plus vaste, la guerre exigeait périodiquement son prix d'hommes pour un progrès nouveau.
296:164
Au XIX^e^ siècle, puis au XX^e^ la famine et les épidémies ont été enrayées dans des proportions gigantesques, créant, entre la natalité et la mortalité naturelles, un « déséquilibre » au profit de la natalité. Les guerres, de plus en plus meurtrières, ne parvenaient pas cependant à rétablir l'équilibre. La natalité l'emportait.
Or voici la mutation : la bombe est donc d'un tel pouvoir de destruction que, pour le moment, elle paralyse la guerre -- c'est l'équilibre de la terreur -- et la pilule permet la régulation des naissances -- c'est l'équilibre de la procréation dirigée.
Nous sommes entrés dans l'ère chantée par Teilhard de Chardin. L'évolution biologique de l'homme étant parvenue à son terme (selon Teilhard), c'est son psychisme qui évolue désormais selon une libre nécessité qui substituera à l'autorégulation naturelle une autorégulation culturelle d'un ordre supérieur.
La prophétie est séduisante, et rassurante. Malheureusement nous voyons bien tout ce qui en menace l'accomplissement.
La bombe, aux mains de super-grands assurés d'une destruction réciproque, si l'un s'avise de s'en servir, se révèle provisoirement inoffensive. Elle va constituer un danger quasiment imparable quand tout le monde la possédera et que des fous estimeront qu'ils ont, en toute hypothèse, plus à gagner qu'à perdre à l'utiliser.
Quant à la pilule, son danger est double. D'une part, elle n'est d'un usage pratique que dans les pays développés, ce qui va accroître pendant des décennies le déséquilibre entre la population de ces pays et celle du Tiers-Monde. D'autre part, ses effets à long terme sont absolument inconnus et non moins imprévisibles. Le fait que le rythme de la génération est touché dans ses équilibres les plus profonds laisse à penser que la nature, perturbée, prendra, un jour ou l'autre, quelque monstrueuse revanche.
La conjonction de la bombe et de la pilule, en assurant présentement, sur une partie seulement de la planète, un équilibre de paix et d'harmonie démographique, doit normalement faire présager un rééquilibrage planétaire par le jeu des lois naturelles, c'est-à-dire par des exterminations massives d'hommes, suivies d'une anarchie générale de longue durée ou d'un gouvernement mondial de type dictatorial qui devra établir son empire selon les normes que lui dictera sa conception des « fins dernières » de l'homme.
297:164
Imaginations ? Pas le moins du monde. Ces perspectives sont inscrites dans les faits. Nous n'en concluons nullement que les choses se passeront ainsi. L'avenir est inconnu. Tout peut tourner bien, mais la pente de la nécessité est celle que nous disons.
Chacun peut en tirer les leçons qu'il lui plaît. Mais d'un point de vue catholique une leçon se dégage nettement. Quoi qu'il doive arriver, le salut de l'humanité exigera la mise en œuvre de ce qu'il y a de plus humain dans l'homme : l'intelligence, la volonté, le courage, et ce qu'il y a de plus chrétien dans le chrétien : la foi, l'espérance et la charité.
L'homme se trouve désormais face au cosmos et face à lui-même, sans le remède des lois naturelles -- sinon à un coût catastrophique.
Ce n'est donc certainement pas le moment de s'adapter au monde, en se fiant aux automatismes de la matière et aux illusions de leur bienfait spontané.
Toutes les drogues nous guettent pour échapper à ce qui nous devient évident. Nous avons besoin de nous « divertir » d'une réalité qui nous saisit chaque jour, vin et quatre heures sur vingt quatre. La bombe et la pilule obsèdent notre inconscient. Nous ne les fuirons qu'un temps si nous ne les regardons pas en face pour les affronter.
Louis Salleron.
#### Annexe
1\) Dans mon article sur « la redistribution des richesses à l'échelle internationale » (*Itinéraires*, n° 107, de novembre 1966), j'ai donné diverses statistiques sur la démographie et notamment les perspectives de la population mondiale en l'an 2000. Au Congrès mondial de la population qui s'est tenu à Belgrade en septembre 1965, l'expert John D. Durand estimait à 5.965 millions (moyenne) la population du globe en l'an 2000.
Une autre statistique est celle de G. Ohlin (d'après le chiffre de l'O.N.U.) dans « Régulation démographique et développement économique » -- O.C.D.E. 1967. La voici, telle qu'elle est reproduite dans *La population mondiale* par Jean-Marie Poursin (Seuil, 1971). En millions d'habitants.
298:164
<table>
<colgroup>
<col style="width: 35%" />
<col style="width: 7%" />
<col style="width: 7%" />
<col style="width: 7%" />
<col style="width: 6%" />
<col style="width: 7%" />
<col style="width: 7%" />
<col style="width: 6%" />
<col style="width: 7%" />
<col style="width: 7%" />
</colgroup>
<tbody>
<tr class="odd">
<td></td>
<td><strong>1960</strong></td>
<td colspan="2"><p><strong>Taux de</strong></p>
<p><strong>fécondité</strong></p>
<p><strong>stationnaires</strong></p></td>
<td colspan="2"><p><strong>Variante</strong></p>
<p><strong>forte</strong></p></td>
<td colspan="2"><p><strong>Variante</strong></p>
<p><strong>moyenne</strong></p></td>
<td colspan="2"><p><strong>Variante</strong></p>
<p><strong>faible</strong></p></td>
</tr>
<tr class="even">
<td></td>
<td></td>
<td><strong>1980</strong></td>
<td><strong>2000</strong></td>
<td><strong>1980</strong></td>
<td><strong>2000</strong></td>
<td><strong>1980</strong></td>
<td><strong>2000</strong></td>
<td><strong>1980</strong></td>
<td><strong>2000</strong></td>
</tr>
<tr class="odd">
<td><strong>Monde entier</strong></td>
<td><strong>2 998</strong></td>
<td><strong>4 519</strong></td>
<td><strong>7 522</strong></td>
<td><strong>4 551</strong></td>
<td><strong>6994</strong></td>
<td><strong>4330</strong></td>
<td><strong>6 130</strong></td>
<td><strong>4 147</strong></td>
<td><strong>5449</strong></td>
</tr>
<tr class="even">
<td><strong>Régions plus développées</strong></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
</tr>
<tr class="odd">
<td><strong>Europe</strong></td>
<td><strong>425</strong></td>
<td><strong>496</strong></td>
<td><strong>571</strong></td>
<td><strong>492</strong></td>
<td><strong>563</strong></td>
<td><strong>480</strong></td>
<td><strong>527</strong></td>
<td><strong>467</strong></td>
<td><strong>491</strong></td>
</tr>
<tr class="even">
<td><strong>U.R.S.S</strong></td>
<td><strong>214</strong></td>
<td><strong>295</strong></td>
<td><strong>402</strong></td>
<td><strong>296</strong></td>
<td><strong>403</strong></td>
<td><strong>278</strong></td>
<td><strong>353</strong></td>
<td><strong>269</strong></td>
<td><strong>316</strong></td>
</tr>
<tr class="odd">
<td><strong>Amérique du Nord</strong></td>
<td><strong>199</strong></td>
<td><strong>272</strong></td>
<td><strong>388</strong></td>
<td><strong>275</strong></td>
<td><strong>376</strong></td>
<td><strong>262</strong></td>
<td><strong>354</strong></td>
<td><strong>248</strong></td>
<td><strong>294</strong></td>
</tr>
<tr class="even">
<td><strong>Océanie</strong></td>
<td><strong>16</strong></td>
<td><strong>22</strong></td>
<td><strong>33</strong></td>
<td><strong>23</strong></td>
<td><strong>35</strong></td>
<td><strong>23</strong></td>
<td><strong>32</strong></td>
<td><strong>22</strong></td>
<td><strong>28</strong></td>
</tr>
<tr class="odd">
<td><strong>Régions moins développées</strong></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
<td></td>
</tr>
<tr class="even">
<td><strong>Chine continentale</strong></td>
<td><strong>654</strong></td>
<td><strong>942</strong></td>
<td><strong>1 811</strong></td>
<td><strong>971</strong></td>
<td><strong>1 345</strong></td>
<td><strong>850</strong></td>
<td><strong>1 045</strong></td>
<td><strong>782</strong></td>
<td><strong>893</strong></td>
</tr>
<tr class="odd">
<td><strong>Japon</strong></td>
<td><strong>93</strong></td>
<td><strong>114</strong></td>
<td><strong>127</strong></td>
<td><strong>117</strong></td>
<td><strong>139</strong></td>
<td><strong>111</strong></td>
<td><strong>122</strong></td>
<td><strong>108</strong></td>
<td><strong>115</strong></td>
</tr>
<tr class="even">
<td><strong>Autres territoires d’Asie orientale</strong></td>
<td><strong>47</strong></td>
<td><strong>87</strong></td>
<td><strong>175</strong></td>
<td><strong>83</strong></td>
<td><strong>139</strong></td>
<td><strong>80</strong></td>
<td><strong>120</strong></td>
<td><strong>76</strong></td>
<td><strong>110</strong></td>
</tr>
<tr class="odd">
<td><strong>Asie méridionale</strong></td>
<td><strong>865</strong></td>
<td><strong>1446</strong></td>
<td><strong>2 702</strong></td>
<td><strong>1 448</strong></td>
<td><strong>2444</strong></td>
<td><strong>1 420</strong></td>
<td><strong>2 270</strong></td>
<td><strong>1 378</strong></td>
<td><strong>1 984</strong></td>
</tr>
<tr class="even">
<td><strong>Afrique</strong></td>
<td><strong>273</strong></td>
<td><strong>458</strong></td>
<td><strong>560</strong></td>
<td><strong>463</strong></td>
<td><strong>864</strong></td>
<td><strong>449</strong></td>
<td><strong>768</strong></td>
<td><strong>434</strong></td>
<td><strong>684</strong></td>
</tr>
<tr class="odd">
<td><strong>Amérique latine</strong></td>
<td><strong>212</strong></td>
<td><strong>387</strong></td>
<td><strong>736</strong></td>
<td><strong>383</strong></td>
<td><strong>686</strong></td>
<td><strong>378</strong></td>
<td><strong>638</strong></td>
<td><strong>362</strong></td>
<td><strong>532</strong></td>
</tr>
</tbody>
</table>
Les chiffres les plus forts sont ceux qu'on trouve dans les deux colonnes « Taux de fécondité stationnaires » parce que les taux de fécondité sont presque partout déclinants. Les trois prévisions, « forte », « moyenne » et « faible », sont calculées sur des hypothèses de plus ou moins grand déclin des taux de fécondité.
2\) On trouvera d'autres chiffres, avec une étude d'ensemble sur le malthusianisme, dans un petit livre (80 pages) que je viens de publier chez Hatier : « Malthus -- L'essai sur le principe de population » (3 F.).
L. S.
299:164
### L'infantilisme révolutionnaire nord-américain
par Thomas Molnar
EN DISPUTANT UNIQUEMENT des problèmes de vocabulaire on ne pourra ni affirmer ni réfuter que les U.S.A. sont en train de connaître une révolution. Elle est dans les *faits* que les structures amorphes et l'idéologie utopienne de cette société radicalisent chaque jour davantage. Parlons aujourd'hui des économistes dits radicaux dont certains se reconnaissent marxistes, d'autres, dépassant Marx, « maoïstes ». Un groupe puissant et influent est réuni autour de la *Monthly Review* fondée en 1949, dont le chef est le prof. Paul Sweezy, un des piliers de la pensée de gauche en économie, ou plutôt, comme ce groupe aime s'intituler, en « économie politique » afin d'en indiquer la préoccupation centrale : le changement total de la société politique et du gouvernement.
\*\*\*
De phénomène économique, ce mouvement est en effet devenu un phénomène politique, et même « culturel » dans le sens où les Chinois se servent du terme. Le mouvement est typiquement américain, pourtant, de par sa naïve et tardive découverte de Marx qu'il épouse avec l'enthousiasme de l'enfant à qui pareille audace avait été strictement interdite. Américain aussi par l'amour de la nouveauté : d'un coup, être « *économiste marxiste *» est à la mode dans les instituts de recherche ainsi que dans les universités, bien que jusqu'en 1968 cela ait été absolument inconcevable.
300:164
A présent, tout est permis, c'est-à-dire qu'on saute, pieds joints, d'un conformisme rigide dans l'autre, tout en se donnant le frisson nouveau d'un acte dévergondé. Que le lecteur en juge : tandis que les économies soviétiques cherchent à tâtons à se dégager du marxisme (en théorie, bien sûr, plutôt qu'en pratique), nos jeunes marxistes (car en Amérique il faut préciser de toute nouveauté que c'est le fait des *jeunes*) prônent l'instruction et les services médicaux libres immédiatement, suivi de près par un décret rendant 80 % de toute marchandise gratuit. Le reste, 20 % des biens de consommation, exigerait pour le moment l'équivalent d'un travail de trois heures par semaine, mais finira par bénéficier également de la suppression des prix.
Pour y parvenir, il faudra, toujours selon nos économistes, nationaliser du jour au lendemain les 1000 ou 1200 plus grandes entreprises afin que cesse la situation scandaleuse où « la classe ouvrière doit payer le prix de la confusion provoquée par le capitalisme ». Le résultat serait l'abolition immédiate « de la lutte de classe qui fait fureur aux U.S.A. », elle-même cause « des guerres impérialistes sans précédent ». Comme on voit, les mille trois cents économistes qui sont membres de l'Union Radicale d'Économie Politique n'y vont pas sans un certain élan. Leur terminologie devrait sembler grotesque dans un pays où les ouvriers (qui ne constituent guère une classe, à moins qu'il s'agisse de toute la société membre de la même classe) sont l'appui le plus ferme du capitalisme dont ils bénéficient en tant qu'actionnaires, mais les économistes radicaux s'adressent de préférence aux riches et aux étudiants impressionnés par ce que leur vocabulaire a de téméraire et de non-conformiste. Depuis quelques années leur nombre augmente d'ailleurs, car il s'y ajoute des économistes d'un certain âge, notamment M. John Gurley, plutôt conservateur mais qui se dit à présent rien de moins que « Marxiste ».
301:164
La révolution dont nous sommes témoin aux U.S.A. s'opère à l'aide des structures qui permettent à n'importe quelle mode de pénétrer immédiatement jusqu'au cœur des institutions. Ainsi le Département fédéral du Travail vient d'accorder des bourses à trois économistes marxistes afin qu'ils puissent s'associer au prestigieux Bureau National de Recherches Économiques et y porter leur message. L'un d'eux, le prof. David Gordon, est d'avis que tout en Amérique est à analyser selon les perspectives du conflit de classes, notamment la criminalité. Les criminels souffrent du manque de revenus stables et élevés, et ne font que prendre ce dont on les prive au nom d'une morale de classe. Les criminels sont donc une classe d'exploités, mais les ouvriers ne le sont pas moins, même lorsqu'ils touchent, grâce à la pression syndicale, des salaires extrêmement élevés. Selon le prof. Weaver, le capitalisme américain utilise les ouvriers pour leur faire réaliser un travail aliénant. Ces hommes, dit-il, échangent leur travail déshumanisant contre une quantité de produits, ce qui apparemment rend leur existence absurde. Le prof. Paul Sweezy ajoute que l'essence du socialisme étant l'égalité, il faut débarrasser la société de ses classes afin de créer une nouvelle société sans privilèges, sans inégalité de revenus, et sans autorité. Un autre professeur, jeune celui-ci, 32 ans, fils du très progressiste Chester Bowles, ancien ambassadeur à New Delhi, est en train de réaliser cette absence d'autorité dans ses classes à Harvard University. Il ne fait pas passer d'examens, ne donne pas de notes, et encourage ses étudiants à élaborer eux-mêmes ce qu'ils veulent apprendre. « Les notes sont comme une sorte de salaire au marché du travail », dit Bowles junior. Son collègue déjà cité, M. James Weaver, trouve scandaleux que les écoliers doivent travailler pour une récompense. Lui, il veut démonter l'esprit de concurrence à l'école, et il en espère une nouvelle mentalité qui se fera sentir sur le marché du travail. Il faut encourager les hommes à travailler uniquement parce qu'ils veulent travailler, non pas en vue d'obtenir quelque chose en échange de leur peine, professe-t-il. (On se demande ce que lui répondraient les ouvriers et chargeurs de Gdynia, en Pologne, qui ont perdu dans les batailles contre les sbires de Gomulka un millier de leurs camarades -- en vue d'obtenir justement quelque compensation pour leur travail : de quoi manger, de quoi se chauffer.)
302:164
A cela ces économistes américains célébrant leur lune de miel avec Marx répondraient qu'ils renvoient dos à dos l'Occident et l'Union Soviétique. Selon M. Sweezy, ces deux systèmes utilisent les êtres humains comme des « ressources mécaniques » : faites ceci, faites cela, mais surtout ne nous dérangez pas -- ce serait en pratique la structure des sociétés qui exploitent les hommes. Par contre et comme on peut s'y attendre, le régime de Mao a toute leur admiration pour les raisons suivantes : la régionalisation poussée, l'abolition de toute différence entre ville et campagne, et entre travail intellectuel et travail manuel, finalement le rétrécissement de l'éventail des salaires.
\*\*\*
On voit par ces quelques illustrations qu'il s'agit de gens retardataires mais qui se croient à l'avant-garde de l'humanité. Pourquoi ? Assurément pas à cause de connaissances vastes et solides, car, comme le dit l'un d'eux, le prof. Richard Wolff, ses collègues radicaux sont trop activistes pour lire même Marx qu'ils connaissent à partir d'ouvrages de vulgarisation seulement. Le sentiment d'appartenir à l'avant-garde provient de leur milieu qu'ils considèrent comme le vaste monde, mais qui n'est qu'une petite province intellectuelle. Sans le savoir, ils sont tributaires de toutes les caractéristiques saugrenues de la société qu'ils condamnent -- sans avoir la lucidité et le courage d'en condamner le produit intellectuel numéro un : eux-mêmes. Ils croient faire du neuf et de l'inédit (en fait, ils se plaignent que tous les livres sont dépassés car tous prônent l'intérêt économique d'une seule casse), lorsqu'en vérité ils jouent le même jeu que la génération de leurs pères et celle de leurs grands-pères : une variation sur le vieux thème de la « permissivité ». La seule différence est que le père avait voulu sauver les prolétaires miséreux des U.S.A. à l'aide de Moscou, tandis que le fils croit être épaulé par l'excitant Tiers-Monde et par la Chine mystérieuse. Au fond, c'est toujours le messianisme éculé de l'Américain, d'autant plus conformiste qu'il se croit original.
Il est alors tout à fait grotesque que l'équipe « révolutionnaire » de l'American University déclare que les économistes orthodoxes ne sont pas conscients de leurs préférences capitalistes. De quoi sont conscients les radicaux eux-mêmes, avec leurs dictons stéréotypés tirés d'un Marx d'il y a un siècle ? Leurs arguments qui ne sentent pas le marxisme sont d'un vague, d'une pauvreté qui provoquerait Karl Marx à rédiger un nouvel ouvrage intitulé « Misère de la Philosophie ».
303:164
En effet, que penser de la subtilité de ce morceau critico-radical : « L'économie orthodoxe s'affaire à l'intérieur d'un monde où on tolère les classes, l'inégalité des salaires, le racisme, le sexisme, et elle cherche à maximiser la production au milieu de tous ces maux. » (James Weaver). Marx reconnaîtrait-il ses adeptes ? Mao ne les accuserait-il pas de déviationnisme de gauche ?
Ne laissons pas échapper la vraie signification de ces tirades : elles font partie de la poursuite typiquement américaine de grotesqueries toujours passées de mode mais servies réchauffées. On pourrait dire des enfants gâtés auxquels on ne dit jamais non, mais qu'on gave de friandises et de dollars, ou bien de postes de professeur et de chercheur. Ce qui ne veut nullement dire que ces enfants gâtés ne puissent mettre le feu à leurs jouets et même à leur chambre... et même à la maison du voisin.
Thomas Molnar.
304:164
### L'infantilisme révolutionnaire sud-américain
par Jean-Marc Dufour
ON PEUT, à son goût, s'étonner, ironiser ou s'indigner de la persistance des mouvements révolutionnaires en Amérique latine et du désordre permanent des pays de ce continent. A y regarder de plus près, c'est le contraire qui serait surprenant. La seule question qui mérite d'être posée est la suivante : Comment ne pas être révolutionnaire en Amérique latine ? Je ne veux pas, en la posant, faire allusion aux inégalités de fortune entre les habitants de ces pays, ni au sentiment d'injustice qui s'empare d'eux lorsqu'ils se trouvent confrontés à la puissance économique des États-Unis. Ce sont-là des phénomènes secondaires qui expliquent la coloration des révolutions actuelles. Mais pour peu que l'on examine plus profondément ce que l'histoire enseigne aux sud-américains on ne peut que s'étonner du peu d'ampleur de la révolution.
J'ai sous les yeux un numéro de *El Tiempo* de Bogota daté du 4 avril. A la page sept du second corps, un article : *A la Candelaria, première représentation de* « *Nous autres, les Comuneros* ». De quoi s'agit-il ? D'une pièce de théâtre sur la révolte des Comuneros, révolte en réalité assez brouillonne et assez ridicule qui se produisit à la fin du XVII^e^ siècle. Quelques coups de pouce rapides (« cette œuvre est un récit de la révolte examinée du point de vue des classes travailleuses ») en font une pièce contestataire. Bon, me dira-t-on, mais nous avons eu ici l'équivalent avec la Commune, ou 1789, ce qui est exact ; à cela près que le jeune Colombien, ou Péruvien, ou Mexicain, que le jeune citoyen d'une des quelque vingt républiques d'Amérique latine ne trouve dans son histoire nationale que des souvenirs qui le poussent à la révolte.
305:164
Nés entre 1810 et 1820 sous les auspices de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis et de la Déclaration des Droits de l'Homme, ces pays n'ont de tradition que révolutionnaire ; ils n'ont dans leur histoire nationale l'équivalent ni de saint Louis, ni de Jeanne d'Arc, ni de Louis XIV. Ajoutons-y la grande supercherie de l'anti-colonialisme... et demandons-nous à nouveau : comment peut-on ne pas être révolutionnaire en Amérique latine ?
L'extraordinaire, c'est qu'il se soit trouvé des hommes pour surmonter cette barrière quasi infranchissable que l'histoire avait dressée : Jose Vasconcelos au Mexique, Riva Aguero au Pérou, Ricardo Levene en Argentine, Encina au Chili, Parra Perez au Vénézuéla sont parvenus à retrouver dans l'hispanité le sens d'une patrie plus profonde d'où la révolution était bannie. Ce qui est encore plus étonnant, et montre le caractère éminemment anti-naturel de la révolution, c'est l'échec permanent des régimes révolutionnaires qui, plantés dans ce milieu on ne peut plus favorable, dépérissent lamentablement. C'est par eux que je vais commencer ce rapide, très rapide tour d'horizon de la situation politique en Amérique latine.
#### Les deux républiques marxistes
D'abord Cuba. Deux mots : la récolte de sucre sera cette année -- c'est Castro qui l'a dit -- la plus basse que l'on ait réalisée depuis l'avènement du régime révolutionnaire dans ce pays. Cela doit être vrai, car la presse française garde sur ce sujet un silence absolu. Que s'est-il passé ? D'après Castro la sécheresse serait à l'origine de cette nouvelle faillite. On se demande dans ce cas à quoi ont servi les travaux d'irrigation entrepris à grands frais dans tout le pays. En réalité, ce qui se passe était parfaitement prévisible. La productivité des plantations de cannes à sucre décroît régulièrement à mesure du vieillissement des plants. Les plantations qui ont été faites il y a trois ans au moment de la faillite de la Zafra des 10 millions de tonnes, n'ont pas échappé à cette règle. Ajoutons-y l'incurie cubaine. Il n'y a aucun mystère en tout cela.
Ensuite, le Chili. La situation politique chilienne se complique et se simplifie à la fois. Résumons d'abord les données du problème. Le gouvernement de Salvador Allende est un gouvernement de Front Populaire ne comprenant que des partis marxistes, ou des partis qui acceptent le processus de marxisation de la société chilienne. Le parlement chilien, Chambre des Députés et Sénat, sont dans leur majorité non ou anti-marxistes. Comment cela est-il possible ? Cela est possible car le régime chilien est un régime présidentiel. Le Président de la République a la haute main sur le pouvoir exécutif, il nomme le gouvernement sans avoir à se soucier -- en principe -- de trouver une majorité parlementaire.
306:164
Le précédent Président de la République, Eduardo Frei, a gouverné avec une Chambre et un Sénat où ses partisans démocrates chrétiens étaient en minorité. Il s'est, à l'occasion, plaint que le parlement « lui refusât le pain et le sel » mais il n'a jamais pour autant crié au complot.
Minoritaire au parlement, l'Unité populaire -- c'est le nom de la coalition gouvernementale -- est minoritaire dans le pays. Lors des élections présidentielles Salvador Allende n'a obtenu que quelques milliers de voix de plus que le candidat de la droite George Alessandri, le candidat démocrate-chrétien arrivant troisième. Salvador Allende a donc été élu, comme le prévoit la Constitution par le Congres (Chambre et Sénat réunis) qui doivent en ce cas départager les deux candidats arrivés en tête lors de la consultation populaire. Il n'a été élu que grâce aux votes des démocrates-chrétiens qui ont cru pouvoir compter sur un certain nombre de « garanties » négociées avec l'Unité populaire, et incluses dans la Constitution. Le gouvernement d'Unité Populaire s'est donc installé au pouvoir assuré de l'hostilité de la droite (Parti National) et de la neutralité des démocrates-chrétiens. En dix-huit mois, la situation a changé. La neutralité des démocrates-chrétiens s'est progressivement transformée en hostilité gênée -- ils avaient tout de même voté pour Allende -- puis en hostilité ouverte. Disons aussi que les démocrates-chrétiens se sont aperçus que l'alliance avec la droite payait : depuis l'arrivée d'Allende au pouvoir, toutes les consultations électorales ont tourné au bénéfice de l'opposition. Sur ce plan, on peut dire que la situation s'est simplifiée.
Quels sont actuellement les points de friction entre le gouvernement et l'opposition parlementaire ? Essentiellement, la loi définissant les secteurs sociaux. Je m'explique. Il s'agit d'une loi précisant quelles sont les industries susceptibles d'être nationalisées par le gouvernement, celles qui seront gérées par des organismes mixtes, celles qui resteront du domaine de l'entreprise privée. Jusqu'à présent, le gouvernement, usant de loi datant des années 1930, nationalisait qui bon lui semblait. La loi votée par le parlement rend obligatoire l'autorisation de celui-ci pour toute nationalisation et annule celles antérieurement décidées par le gouvernement. Salvador Allende a opposé son veto à cette loi. Les négociations entre les démocrates-chrétiens et le gouvernement ont été torpillées par une initiative du ministre de l'Économie annonçant un nouveau train de nationalisations. A l'heure où j'écris on en est là. Deux solutions s'offrent à S. Allende : ou bien faire décider par le Tribunal Constitutionnel que la nouvelle loi est anticonstitutionnelle, ou bien recourir au référendum. Dans le second cas, il a toutes chances d'être battu.
307:164
La situation économique est catastrophique. Le gouvernement d'Unité Populaire a dissipé les 385 millions de dollars de réserves que lui avait laissés le gouvernement Frei. Les exportations sont en baisse, les importations de produits alimentaires ont augmenté dans des proportions vertigineuses. Ce qui n'empêche pas que le pays souffre d'une pénurie des mêmes produits et subisse un début de rationnement : la viande de boucherie n'est en vente que trois jours par semaine. Quelques images simples feront saisir mieux qu'un long développement le point où en est arrivé actuellement le Chili. Un journaliste vit passer un train. Cela arrive même aux journalistes. C'était le soir. Sur toute la longueur du convoi, il a compté six ampoules électriques allumées. Tous les voyageurs qui ne se trouvaient pas dans ces six compartiments voyageaient dans le noir. On estime que 40 % des véhicules automobiles chiliens sont immobilisés faute de pièces de rechange. Les produits pharmaceutiques normaux manquent dans les officines à Santiago. Pour se les procurer, il faut faire le tour de la ville et de sa banlieue. Le gouvernement affirme que la production de cuivre a augmenté. En chiffres bruts cela est exact. Ce qu'il oublie ou néglige de dire c'est que deux nouvelles mines ont été mises en exploitation ; pour les mines anciennes, la production a baissé, le prix de revient a augmenté et le prix du cuivre sur le marché mondial a diminué. Inutile de dire que les mines nouvellement exploitées ne l'ont pas été grâce à l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende, mais qu'il s'agit de mesures préparées par l'administration précédente.
La situation dans les campagnes est extrêmement préoccupante. Dans un article récent, le journal anglais *Economist* demandait sérieusement si la guerre civile n'était pas commencée au Chili ([^48]). J'ai déjà parlé des occupations illégales de domaines auxquelles se livrent les membres du M.I.R. (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire). Ce groupe, sans faire officiellement partie de l'Unité populaire, en est le fer de lance. Ce sont les gauchistes de Salvador Allende. Mais des gauchistes bien en cours. Une partie du « Groupe des Amis du Président » -- garde prétorienne illégale qui vit autour d'Allende -- est formée de membre du M.I.R. On retrouve le service de renseignement -- ou les agents provocateurs -- du M.I.R. dans chaque « complot » que découvre le gouvernement. Ils sont à la fois des enfants perdus de la gauche chilienne et d'indispensables hommes de main. Les occupations illégales de fermes, dont ils se sont fait une spécialité, ont lieu avec la complicité tacite du gouvernement ; l'entraînement des guérilleros bénéficie aussi d'une étrange bienveillance.
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Les provinces où les occupations illégales de fermes furent les plus nombreuses sont situées dans le Sud du Chili : principalement Gautlin et Lautaro. Tant que ces occupations n'ont touché que des gens riches, écrit en substance le rédacteur de l'*Economist*, des gens qui avaient les moyens d'aller vivre à Paris ou à Buenos Aires, elles n'ont pas rencontré grande résistance. Il n'en est plus de même depuis que les petits propriétaires sont menacés. Ils se sont regroupés en une Garde Blanche, qui, à son tour, réoccupe les fermes occupées. Cette Garde Blanche paraît avoir de bons rapports avec les Carabiniers (les gendarmes chiliens) et l'armée. Ils sont armés et décidés.
« On se trouve actuellement dans la même situation qu'en Espagne à la veille de la guerre civile » écrit en commentaire un journaliste sud-américain.
#### Les pays non marxistes
Commençons par le Vénézuéla. Ce pays vit une année préélectorale : 1973 verra la fin du mandat présidentiel de Rafael Caldera, le deuxième chef d'État démocrate-chrétien qu'ait connu l'Amérique latine. Venu au pouvoir en ayant adopté pour devise électorale et programme d'action « le changement », Rafael Caldera n'a en définitive pas changé grand-chose si ce n'est les titulaires des postes de fonctionnaire. Rarement, un partage des dépouilles se fit avec une telle âpreté. Pas tellement à Caracas et au niveau national que dans chacun des États -- le Vénézuéla est une république fédérale. Après une période de tâtonnements, un modus vivendi s'est instauré entre les gouvernants de la veille -- l'A.D., Accion Democratica à tendance socialisante -- et les vainqueurs du jour -- le Copei, mouvement démocrate-chrétien. Cela permit de gouverner.
Cette situation, qui n'est pas sans rappeler, nous le verrons, la situation colombienne, a conduit l'opposition à adopter, elle aussi, des attitudes à la colombienne. Des alliances se sont formées contre « le système », et des tractations entre l'extrême droite -- les partisans de l'ex-dictateur Perez Jimenez -- la gauche et l'extrême gauche ne sont pas à exclure.
Le seul phénomène nouveau, c'est le succès remporté par le M.A.S. aux élections universitaires. Le M.A.S. -- Movimiento al Socialismo -- est une scission du Parti Communiste Vénézuélien dont l'animateur est Téodoro Petkoff. Né après les événements de Prague -- 1968 -- le mouvement se voudrait marxiste et aussi éloigné des « réactionnaires » staliniens que des ex-cités qui se croient les héritiers de Che Guevara. Il faut se garder de prendre cette dissidence trop au sérieux : ce n'est pas la première fois qu'il y aurait eu deux partis communistes au Vénézuéla. Ce qui est significatif, c'est que ce nouveau parti a remporté les élections universitaires, battant l'A.D., le Copei, et le vieux P.C.
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Peu de temps après ce vote, la démocratie-chrétienne a désigné son candidat aux prochaines élections présidentielles. Le candidat de la gauche, Herrera Campins, a été battu. Battu et semble-t-il, pas content. Son programme était bien plus proche de celui de l'actuelle opposition que de celui du gouvernement en place. Il est possible qu'un certain nombre de ses partisans -- surtout parmi les jeunes -- glissent vers l'extrême gauche, et sans doute le M.A.S., qui a l'avantage de ne pas présenter les figures vieillies de politiciens trop connus. Il ne faut pas oublier que, en 1973, un million trois cent mille jeunes voteront pour la première fois.
Un pays dont on a jusqu'ici peu parlé, le Mexique, est à son tour touché par la subversion. Un certain nombre d'enlèvements -- suivis de libération contre rançon -- s'y sont produits. Un livre récemment publié aux États-Unis, et dont la forme exagérément romancée suscite quelques doutes, indique qu'il s'agirait d'un réseau subversif organisé par l'ambassade d'U.R.S.S. à Mexico. Les apprentis guérilleros auraient subi leur entraînement en Corée du Nord, ce pays n'entretenant pas de relations diplomatiques avec le Mexique. Si les détails peuvent prêter au doute, le fond de l'affaire semble exact deux diplomates soviétiques ont dû quitter le Mexique à la demande du gouvernement de ce pays, et la Corée du Nord a effectivement été dénoncée comme participant activement à cette entreprise de subversion. On n'en sait guère plus, le gouvernement mexicain étant particulièrement peu bavard, et de telles affaires se réglant là-bas de façon discrète et tellement plus efficace.
Nous en arrivons aux pays où la paix publique est plus ouvertement troublée, et au premier chef à l'Argentine. A la considérer de très haut, la situation politique est parfaitement simple et claire. Peron a été chassé du pouvoir par la coalition, éphémère, combien éphémère, de l'Église et de l'Armée ; mais le péronisme ne s'est jamais mieux porté qu'aujourd'hui. De ce fait découlent un certain nombre de conclusions évidentes : a -- le nouveau régime était, de fondation, anti-péroniste ; b -- la masse électorale péroniste étant importante, et même déterminante, les élections ne peuvent se produire qu'avec sa participation ou sa complicité. De là, toutes les tentatives gouvernementales de ces dix dernières années : régime dur et démocratique dans la période qui suivit la chute de Peron ; c'est alors que l'on vit apparaître les premiers « gorilles ». Le mot, qui par la suite fit fortune, désignait à l'origine des commandos spécialisés dans la chasse aux péronistes irréductibles. Ensuite, régime basé sur une certaine complicité électorale avec les péronistes, et ce fut le règne de Frondizi.
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Puis, régime démocratique mou, sans accord avec les péronistes, et ce fut ce pauvre docteur Illia. Régime militaire dur sans tractations avec les péronistes, ce fut le gouvernement Ongania. Actuellement, régime militaire mou à tendance démocratique recherchant une entente avec les péronistes. Cette recherche se poursuit dans les pires conditions : le régime actuel a promis des élections libres ; les péronistes savent parfaitement qu'ils gagneront ces élections ; pourquoi se prêteraient-ils à des transactions ?
Tout se complique si l'on veut entrer dans le détail. Pourquoi ? Parce que le péronisme est une nébuleuse qui contient autant d'éléments disparates qu'il est possible. Parce que la constance et la cohérence idéologiques ne sont pas le fort des Argentins, surtout des jeunes. Tout cela n'est pas nouveau : parlant des groupes socialistes argentins d'il y a quelques années, Victor Alba écrivait : « Dans ces groupes, il y a un mélange qui va du nationalisme au péronisme marxisant et au trotskisme. » Il en est de même au sein du péronisme, c'est pourquoi une victoire péroniste ne résoudrait rien. Derrière le chef vieilli, la querelle des épigones et les ambitions des successeurs possibles créeraient le même climat d'instabilité.
Dans la catégorie des pays déchirés par la violence, il faudrait réserver une place importance au Guatemala. Malheureusement, je manque à l'heure actuelle de renseignements directs sur ce pays et ne puis qu'indiquer la place qu'il devrait occuper.
Reste la Colombie. Les mois qui viennent de s'écouler ont été surtout marqués : d'abord, par les attaques de villages auxquelles s'est livrée l'E.L.N. (Armée de Libération Nationale) ; ensuite, par la campagne électorale et les élections municipales et locales -- la Colombie, elle aussi, est une république fédérale.
On attendait le pire de ces élections. Le mouvement de l'ancien dictateur Rojas Pinilla, l'Anapo -- qui avait sans aucun doute gagné les dernières élections présidentielles mais fut frustré de sa victoire par l'arrivée opportune des votes des « Colombiens de l'étranger » -- risquait d'emporter pas mal de sièges, sinon la majorité, dans beaucoup de villes et d'États, à commencer par Bogota. L'attitude des députés et sénateurs anapistes au cours de la dernière session parlementaire permettait toutes les suppositions : bagarres au cours des séances, mise de la chambre des députés en état de siège, coups de revolver, etc. A cela s'ajoutait une tendance très nette à tirer les premiers sur leurs adversaires politiques. En face d'eux : les deux partis traditionnels, le libéral et le conservateur liés par le pacte de « Front national ». Autour d'eux, tous les mécontents, du P.C. aux séides de feu Camilo Torres.
Soixante-dix pour cent des Colombiens s'étant abstenus, les partis traditionnels ont gagné les élections.
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L'armée de Libération Nationale est un groupe révolutionnaire d'inspiration cubaine, né à Cuba pendant le séjour qu'y faisaient un certain nombre de « boursiers » colombiens. Camilo Torres conclut un accord avec l'E.L.N., et, lorsque la police qui avait trouvé les preuves de cette collusion allait l'arrêter, rejoignit le maquis de ce groupe, dans les rangs duquel il trouva la mort. Le chef actuel de l'E.L.N., Fabio Vasquez Castaño, s'est surtout signalé par la facilité avec laquelle il faisait fusiller les recrues dont la figure ne lui revenait pas, principalement les étudiants. Après la mort de Camilo Torres, un autre curé, espagnol, le Père Laïn, a rejoint à son tour le maquis de l'E.L.N.
Il faisait partie des groupes de guérilleros qui se sont manifestés récemment.
Ce qui est surprenant, c'est le nombre de ces guérilleros. Jusqu'à ces derniers temps, la tactique de Fabio Vasquez était de ne pas accepter trop de gens dans ses maquis pour en faciliter le ravitaillement comme l'approvisionnement en armes et en munitions. D'un coup, on voit apparaître deux cents combattants : leur nombre a triplé ou quadruplé. La conclusion la plus logique *est que le problème du ravitaillement a été résolu*. Autrement dit : une nouvelle organisation chargée de la logistique révolutionnaire aurait été mise en place depuis peu. J'y reviendrai.
Jean-Marc Dufour.
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### Le château
par Jean-Baptiste Morvan
LES MOTS qui aident à définir l'Occident se sont eux-mêmes lentement définis ; ils sont souvent venus du fond des âges et pourtant ils sont nouveaux. « Château » est intraduisible en latin, comme « musée » en grec, et pourtant en l'un comme en l'autre les étymologies sont évidentes et semblent directes. Je cherche à approcher de la notion de « château » et j'éprouve quelque indécision. Comme le château lui même, dans son parc petit ou grand, en ces saisons de feuilles mouillées, le terme est environné de mystère et de secret. Des voix d'enfants invisibles chantent des refrains, ou des poèmes qui y ressemblent : « Ah ! mon beau château -- Le nôtre est plus beau... », « Ô saisons, ô châteaux -- Quelle âme est sans défaut ?... » Un chemin y mène, silencieux, solitaire ; mais l'écriteau dit « Propriété privée » en ajoutant plus souvent de nos jours, et avec de bonnes raisons, « défense d'entrer ». Je triche un peu, j'essaye d'avoir entre deux buissons une vue lointaine sur la façade et la pelouse.
Il n'y a pas, pour l'homme d'Occident, d' « environnement » sans église, sans abbaye, sans château. Si tant d'efforts touchants sont prodigués pour la restauration des monuments en péril, c'est pour de fortes et secrètes raisons que les geôliers officiels de la culture voudraient ramener à quelques conceptions simplement esthétiques. En fait, le château est une indispensable structure morale, psychologique et intellectuelle. Si modestes qu'en soient les bâtiments, il est une cristallisation de la durée, une reconquête du temps, un sûr repère établi au milieu d'une nature dont nous craignons par-dessus tout qu'elle ne se transforme en désert anonyme, en steppe collectiviste. Il arriva que des initiatives mal entendues tentèrent de créer de toutes pièces les symboles fictifs et gratuits d'une fausse durée : la vogue inconsidérée du médiéval a abouti à la fin du romantisme à des châteaux en forme de cartonnages tourmentés, surchargés de créneaux minuscules et de girouettes proliférantes. Médiocres ou risibles parfois, ces réalisations témoignent cependant d'un refus de la nouveauté absolue et de la « table rase » révolutionnaire.
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Remarquons aussi que le château échappe le plus souvent à une notion trop systématique de l'authenticité : sous ses formes les plus répandues et les plus familières, il est composite. Les énormes tours de brique de Saint-Fargeau furent surmontées de clochetons par la Grande Mademoiselle, et cette enceinte ménage encore la surprise d'une cour de style classique ; ce n'est qu'un exemple parmi bien d'autres. Des siècles successifs y ont apporté des éléments, hétéroclites peut-être du point de vue de l'architecture, mais une unité vivante sollicite d'emblée l'adhésion cordiale du visiteur. Le château est matière d'âme, les détails y révèlent les lentes modifications de la psychologie historique. Vers la fin du XV^e^, dans une France déjà plus rassurée, on construit encore des donjons, mais les lignes de pierre en saillie sous les mâchicoulis, les « corbeaux » deviennent des sortes de frises. Les éléments guerriers sont prétextes à des interprétations artistiques. Les courtines et les tours en poivrière, au milieu des ondulations molles des forêts et des courbes lentes des collines, constituent un élément central à la mesure de l'homme, faisant valoir le paysage à la fois par des accords et par des contrastes. Le château est moins le témoignage d'un temps particulier que le signe et le garant d'une présence permanente de l'homme.
Le château est aussi un langage. Ses éléments, tourelles, portails, escaliers, sont comme les lettres d'un alphabet que, d'un château à l'autre nous retrouvons, composant d'autres mots, un texte différent, mais fidèle à un parler unique. L'accueil et la méfiance, variables en proportions au cours des âges, se lisent dans le dessin des douves et de l'escalier. On se plaît à déchiffrer des arrière-pensées, des prudentes traditionnelles : il me souvient d'un bel escalier double construit au temps classique, mais qui, devant la porte médiévale, aboutissait à un carré de planches, aisé à détruire éventuellement. En y réfléchissant, nous pensons que l'homme de France, paysan sagace et jadis toujours instruit de périls renaissants, ne raisonnait pas autrement, et nous nous plaisons à croire qu'il reste quelque chose en nous de ce bon sens d'autrefois.
Si les images architecturales du château sont parfois les idéogrammes de la rêverie, elles traduisent un ensemble de significations plus profondes, sans lesquelles le songe lui-même perdrait de sa richesse. On peut rêver à propos d'un ranch, d'une hacienda, mais l'enchantement est moins varié, moins fertile et moins durable. Cette harmonie intérieure irremplaçable, que le château exprime d'une façon immédiate et que la plupart du temps le contemplateur occasionnel ne cherche pas à interpréter en profondeur, est liée à une perspective vitale de travail, d'efforts, de reprises : une condition humaine authentique qui ne saurait se satisfaire d'une destinée individualiste, solitaire.
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C'est de sa durée, et de l'association à chaque époque des éléments d'une petite collectivité réglée, non d'une fantaisie ou d'une intuition particulière, que le château tire sa véritable originalité. Au centre de Versailles, Louis XIV lui-même garda le château paternel de briques et de pierre.
« Dis-moi comment tu penses au château, et je te dirai qui tu es. » Les naïfs primaires imaginent des oubliettes, de sombres tragédies. Les raffinés gaillards, de chaudes intrigues. Nous savons que notre imagination suivra un chemin plus sûr en se figurant des gens occupés à compter des boisseaux de grain, des barriques, et le prix des ardoises ou des tuiles après les tempêtes. Plutôt que des cortèges empanachés et des abois de chiens de meute, ces cours ont dû voir passer des paysans en sabots, venant cauteleusement demander conseil ou appui. Montaigne châtelain a sans doute connu des paysans peu différents de ceux qu'évoque La Varende ; et s'il met quelque malice à établir son pensoir dans une tour afin de décourager, grâce à l'escalier, les sollicitations excessives, indiscrètes et répétées, il n'est pas probable qu'il les ait toujours évitées : son œuvre même et son style prouveraient le contraire. Le château est lieu de palabres, de négociations et de chicanes, mais, comme tel, il était irremplaçable ; et il y a fort à parier qu'on s'y rendait plus volontiers qu'on ne pousserait aujourd'hui la porte du percepteur, de la gendarmerie ou du commissariat de police, si courtois que doive être l'accueil. Je ne sais si l'anecdote est réelle, qui veut que les paysans soient allés chercher Monsieur de Charette caché sous son lit, peu soucieux qu'il était d'abord de prendre la tête d'une jacquerie ; mais elle serait bien révélatrice. Le château, lui, était partie intégrante du monde quotidien ; une sous-préfecture ne l'est pas. Il fut longtemps l'unité-étalon de toute réalisation personnelle est sociale : Voltaire, contempteur de la noblesse, et lui-même anobli, a voulu Ferney ; et George Sand resta la dame de Nohant. J'ai personnellement gardé le souvenir d'un bourgeois franc-maçon qui avait acheté une ancienne commanderie du Temple, rebâtie au XVIII^e^ siècle par les Chevaliers de Malte ; ce seigneur de village, tout socialiste qu'il fût, se sentait là comme le poisson dans l'eau.
Mais, s'il était quotidien, le château était aussi « férial ». Et nous abordons ici des aspects littéraires assez connus, comme le thème de la fête au château, épisode prestigieux et mystérieux. C'est une révélation, un affrontement, une épreuve intérieure. Il est à noter d'ailleurs que le prestige du château sur le plan poétique croît en importance après la révolution : on y verrait volontiers la recherche de compensation à un déséquilibre, et le signe d'une obscure frustration collective. On cherche le château comme on cherche la « parole perdue » magique et essentielle, thème cher aux ésotériques et aux illuminés.
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Comparons la peinture de la soirée à La Vaubeyssard dans « Madame Bovary » et la fête au château mystérieux du « Grand Meaulnes ». Le récit de Flaubert s'inspire d'un réalisme partial, que la « nouvelle critique » qualifierait de « démythifiant » ; mais cette perspective appelle nécessairement une « remythification », peut-être parce que l'analyse critique frappait indûment un rêve qui, en l'occurrence, dépassait les capacités intellectuelles du rêveur. Emma Bovary n'était pas digne d'une initiation que le Grand Meaulnes mérite par sa générosité d'âme. L'intention dénigrante de Flaubert, à l'égard des châtelains et de leurs invités, s'inscrit néanmoins en des pages remarquables qui donneraient envie d'imaginer la même soirée racontée par une jeune fille vivant là son premier bal, puis par un gastronome jovial à la manière de Brillat-Savarin, puis par une servante, enfin par quelque bon philosophe provincial dans le style du M. Pickwick de Dickens. Peut-être chacun y apporterait-il des dispositions d'esprit moins frustes, des appétits moins déterminés que la jolie femme sans cervelle désireuse d'un succès dépourvu de mystère intérieur. Le thème littéraire du château unit dans une expérience exceptionnelle la fête et l'inquiétude ; quand Flaubert refuse le romantisme à ses personnages, il veut se refuser à lui-même un certain sens du mystère que le château ne peut manquer de suggérer.
Toute âme construit un château à sa mesure ; les châteaux que nous visitons sont riches de tous les charmes et de toutes les ombres de ceux qu'au hasard des heures et des jours nous avons déjà visités, et de ceux qu'en esprit nous avons construits. Le château est une épreuve renouvelée, et comme dirait Montaigne, un « essai ». C'est plus particulièrement sensible dans les châteaux momentanément ou définitivement vides de leurs possesseurs : les corridors, les grands escaliers reproduisent avec une solennité qui la rend encore plus poignante la fameuse méditation de Pascal, l'homme seul en une chambre. Le silence est le seigneur auquel nous avons à offrir un hommage et à payer un tribut de pensée. Nous ne pouvons consacrer à chaque statue, à chaque tableau, voûte ou pilier le temps de méditation qu'ils semblent appeler. S'il y a un guide, il suit son chemin, on ne peut l'abandonner, et de toute manière l'horaire des visites fera que notre conversation avec la demeure restera lacunaire, comme un dialogue hâtif. Revenus au perron, nous savourons la possibilité d'errer un peu plus longtemps dans les allées du parc et les cours. Nous emportons ce que nous pouvons de visions, de pensées esquissées, de fictions vaguement commencées. Mais quelque chose demeurera, qui ressemble plus en fin de compte au sentiment d'un devoir qu'aux errances de la gratuité. Le langage muet et multiple du château nous aide à nous réintégrer dans une situation de difficulté passionnante où l'élément poétique rencontre le social, l'historique, le religieux.
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Nous vivons sans doute quotidiennement dans un univers où tout cela est présent ; mais ici la synthèse est plus complète, plus fortement dessinée. Il nous faut créer en nous-mêmes un château qui ne soit point dérisoire.
Nous en arrivons à nous demander si tant de polémiques partiales, de cauchemars légendaires complaisamment ressassés ne proviennent pas en partie de ce rappel à l'ordre décevant et désobligeant que constitue le château, présence multiséculaire, concentration d'histoire, presque écrasante pour l'homme déjà lassé de sa simple tâche quotidienne. L'évocation des cruautés, au moins des duretés, parfois certaines, des siècles passés est alors un prétexte, une diversion, pour renier l'héritage trop complexe de ce que nous sentons présent dans la silhouette du monument, et bien plus encore en nous-mêmes. Et surtout des esprits élevés dans l'illusion individualiste, désormais considérée comme principe officiel de la société, éprouvent comme un défi l'existence d'une structure que l'homme individuel n'aurait pu évidemment réaliser. La plupart des psychoses revendicatrices, égalitaires ou niveleuses, ne sont en réalité, bien souvent, que des aspirations de grandeur, louables en elles-mêmes à l'origine ; il leur a manqué une appréciation claire des réalités, une saine résignation au fait que l'homme en une seule vie ne peut créer et posséder ce qui réclama le travail de tant de bras et tant d'années. Ensuite interviennent les influences qui orientent les âmes vers des formules mesquines, auxquelles elles s'arrêtent, soit par inertie, soit par difficulté d'un approfondissement philosophique hors de portée pour beaucoup. De là résulte le geste de l'enfant ou du sauvage qui brise ou souille ce qu'il ne pourrait réaliser ou posséder. On peut cependant trouver un réconfort inattendu en considérant que si des esprits cultivés manifestent parfois une telle attitude, elle est loin d'apparaître universellement chez les hommes de moindre formation intellectuelle. Ainsi bien des âmes naturellement indignées par les démagogies destructrices se contentent d'admirer les châteaux et les vieux arbres comme les églises ; elles songeront éventuellement à les conserver et se préserveront par là-même de l'anxiété étouffante causée par un monde uniforme, donc rétréci. Elles ménagent pour elles-mêmes et pour autrui des possibilités multiples offertes à l'intelligence de la raison comme à l'intelligence du cœur ; elles gardent cet équilibre intérieur, cette paix qui ne résiste point aux impératifs répétés des revendications voraces, continuelles et universelles. Nous sommes parvenus à une telle ardeur de cette fièvre maligne qu'il sera bientôt impossible à l'homme d'admirer quoi que ce soit sans découvrir quelque motif de grief ou d'envie ; l'admiration deviendra alors impossible, et ce bien que tout le monde peut avoir, tout le monde en sera privé car la sérénité est son climat indispensable et sa condition première.
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Pouvoir contempler un château dans un paysage crépusculaire en y retrouvant plus ou moins confusément les rêves et les leçons que nous avons essayé de rappeler, voilà une situation morale parmi d'autres analogues où l'on peut remporter une victoire momentanée sur ce fléau grotesque, sur cette disposition peu claire et peu rassurante qu'on appelle aujourd'hui la morosité.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Le temple écroulé
par Marcel De Corte
« La machine ronde a perdu la boule, Chesterton l'a dit et redit de mille façons. Déjà, dans Platon, Simonide affirme à Scopas, fils de Créon le Thessalien, que « devenir un homme de bon sens est véritablement difficile, carré des pieds, des mains et de l'esprit, ouvré sans faute » ([^49]), et assure à Pittacos que « la race des sots est innombrable » ([^50]). Que dirait-il aujourd'hui que l'exercice de notre faculté de bien juger et de discerner le vrai d'avec le faux fait l'effet d'une énorme incongruité, passible en maint pays de l'asile de fous, de l'exil ou d'une balle dans la nuque, sinon ailleurs de l'arrogant silence des distributeurs officiels de la renommée ? Michel Foucault prétend que la folie n'est autre qu'un état d'esprit que la société du XVII^e^ siècle condamnait et rejetait au nom de critères intolérants dont nous avons hérité. Rien n'est plus faux : notre société tolère tout, sauf le jugement, la raison, la sagesse, l'équilibre, la santé intellectuelle et morale. Énonçons-nous une évidence, une vérité de la Palisse, une simple phrase dont les mots ont un sens et renvoient à des réalités ? Disons-nous avec Boileau :
-- *Je suis rustique et fier, et j'ai l'âme grossière.*
*Je ne sais rien nommer, si ce n'est par son nom*
*J'appelle un chat un chat et Rollet un fripon ?*
Nous sommes aussitôt catalogués : « dépassés, déphasés », par l'opinion publique et par ses manipulateurs. Il est séant, depuis Hegel, Marx et nos innombrables clercs progressistes, de proclamer que la guerre est la paix, le socialisme l'abondance, le système totalitaire le régime de la liberté. Un chat n'est plus un chat. Les contradictoires ne s'excluent plus : ils s'identifient.
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Les évêques français, réunis l'an dernier à Lourdes, n'ont-ils pas entendu, sans broncher, de la bouche d'un de ces prêtres qu'ils estiment en raison de leurs délires, que la lutte des classes et la violence révolutionnaire, voire l'assassinat politique, sont l'expression suprême de l'amour que tout chrétien doit éprouver pour Jésus-Christ présent en tout homme ? La haine est désormais charité.
Jusqu'à la fin du pontificat de Pie XII, le catholicisme s'est toujours montré la citadelle des vérités de sens commun et, selon l'admirable formule de Maurras, « le temple des définitions du devoir ». Ses mystiques les plus sublimes n'ont jamais versé dans l'extravagance. « La droite raison de l'âme est le temple de Dieu », écrit saint Jean de la Croix. Et sainte Thérèse d'Avila lui fait écho lorsqu'elle avertit ses chères filles que « tout ce qui les écarte de la raison les écarte de Dieu ». Comment en serait-il autrement puisque l'intelligence est en nous la faculté qui nous dit le vrai, le beau, le bien, en se conformant aux réalités qui les rayonnent et donc à Dieu même, principe de vérité, de beauté, de bonté. Entre les vérités les plus élémentaires, les œuvres où brille une étincelle de beauté, les actions où l'homme s'élève un tant soit peu au-dessus de lui-même, d'une part, et Dieu, de l'autre, il n'est point de distance.
Vatican II a changé tout cela. Il n'est aucune aberration qui ne soit désormais tolérée, admise, imposée dans l'Église. C'est inévitable et l'escalade dans la démence va s'accentuant de jour en jour. Le Concile a précipité « dans le monde » la Hiérarchie, les prêtres, les religieux et les religieuses, les fidèles. Or le monde est fou. Donc l'Église accumule les insanités, lesquelles sont normales et saines, selon le cardinal Suenens toujours prêt à nier le soleil en plein midi et à le remplacer par ses propres lumières, que les journalistes, qualifiés par lui de « théologiens de l'actualité », proclament éblouissantes. « Il est normal et sain, écrivait le dit Suenens au cardinal Tisserant qui venait de critiquer sa fameuse interview aux I.C.I., qu'il y ait discussion ouverte sur des problèmes vitaux qui concernent l'Église tout entière, lorsque ces mêmes problèmes sont perçus dans toute leur acuité et leur urgence à travers le monde entier et qu'ils sont discutés, qu'on le veuille ou non, devant l'opinion publique. » Notre démagogue purpurin et mitré en appelle donc à la folie du monde et à l'ignorance de l'opinion publique pour justifier les aberrations qui s'étalent aujourd'hui dans l'Église ! Il déchire la tunique sans couture du Christ, *ouvertement.* Le monde est convoqué au spectacle. Le cardinal le lui offre avec une libéralité non pareille. L'opinion publique en est friande. Le cardinal en remet : il redouble d'insolence. Ainsi se noue le cycle sans fin de la déraison : à l'exemple du monde, l'Église perd la tête, et l'Église tourneboulée chambarde le monde.
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On pourrait citer mille exemples analogues. Quiconque tient un bêtisier ecclésiastique le voit s'enfler de jour en jour. On dirait qu'une épidémie de sottise a submergé l'Église.
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S'il est vrai que la sottise signifie le manque d'intelligence, un nombre impressionnant de clercs de haute et de basse volée sont privés de cette faculté qui permet à l'homme de saisir la réalité des choses et, s'il est croyant, d'adhérer aux réalités surnaturelles qui la dépassent. C'est cela qui est navrant. Ce n'est pas le dévergondage. Il a été pire à d'autres époques. Il est rigoureusement impossible de citer une seule Église nationale dont le niveau intellectuel, tant en matière sacrée qu'en matière profane, se soit élevé au cours de ces deux dernières décennies. Oserait-on affirmer que la foi est devenue plus profonde dans le catholicisme contemporain, et l'intelligence plus réaliste ? Les sophistes y pullulent. Les bons théologiens, les bons savants, les bons philosophes n'y ont plus qu'une audience restreinte. Encore une fois, le tableau que le Concile a offert le montre : si le Concile s'est lancé à tête perdue dans « la pastorale », n'est-ce point parce que la notion de vérité n'avait plus guère d'importance pour lui que secondaire ? L'action jaillit toujours de la surabondance de la contemplation, dit le vieil adage. Oserait-on prétendre que les contemplatifs étaient majoritaires à Vatican II ? Les textes du Concile témoignent du reste d'une insouciance peu commune à l'égard de la notion de vérité, nourriture de l'intelligence. Les approximations s'y prodiguent. Les ambiguïtés y foisonnent. Les incohérences n'y sont pas rares. Lorsqu'on met en face l'un de l'autre un texte de Vatican I et un texte de Vatican II, nul ne peut s'y tromper. Le premier est toujours précis : il colle au réel. Le second est toujours vague : il flotte autour des réalités comme un nuage de figures de rhétorique dont chacun peut à peu près tirer le sens qu'il désire. C'est le langage dit biblique, charriant des images dont personne ne s'est préoccupé d'extraire, à la lumière de l'intellect agent, la signification intelligible dont elles sont prégnantes.
\*\*\*
Pour dissimuler, autant que possible et plutôt mal que bien, leurs désaccords fondamentaux sur les points essentiels du dogme, les uns attachés à maintenir son sens immuable, les autres habiles à l'adapter au monde et à ses exigences toujours changeantes, les Pères conciliaires en sont revenus, au-delà des siècles de pensée catholique consacrés à unir harmonieusement la foi et l'intelligence, au vocabulaire de la Bible et au rapport très lâche qui s'y trouve maintenu entre le signifiant et le signifié.
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Dès les premiers jours de Vatican II, les évêques de la région rhénane, allemands, hollandais, français et belges, soigneusement conditionnés au préalable par une maffia de cardinaux décidés à réconcilier, coûte que coûte, l'Église avec le monde moderne, ont interdit à leurs collègues abasourdis d'utiliser le langage de l'intelligence que la tradition philosophique et théologique du catholicisme avait mis au point depuis le Concile de Nicée et qui est celui de la philosophie grecque, organe de la raison universelle. Lorsqu'on soumet les textes de cette assemblée à l'examen de l'intelligence nativement et normalement désireuse de découvrir les réalités auxquelles ils renvoient, on est stupéfait d'y trouver des incertitudes, des équivoques, des ambiguïtés, voire des ambivalences où des composantes de sens contraire se dissimulent vainement. C'est le cas de tous ceux où interviennent les mots tels que *monde, peuple de Dieu, liberté,* etc. Il en est exactement de même de presque toutes les déclarations qui émanent des autorités supérieures de l'Église et des synodes nationaux en cette seconde moitié du XX^e^ siècle : on a l'impression nette, corroborée par l'étude attentive de la signification des vocables employés et de leurs rapports aux réalités qu'ils signifient, que la Hiérarchie, voulant à tout prix présenter aux fidèles et aux incroyants une unité de façade, se contente d'une simple conformité verbale entre des pensées et des sentiments les plus divers, sinon les plus opposés : la *réalité* qui seule peut réunir et réconcilier les intelligences, si elles s'y assujettissent, est délibérément sacrifiée au bénéfice d'une entente apparente, spécieuse et, en fin de compte, illusoire.
Nous pourrions citer ici mille exemples dont le plus éclatant est sans doute la lettre collective des évêques français en réponse à l'interdiction formulée par Rome d'utiliser « la pilule » dans les relations conjugales : l'emploi des moyens anticonceptionnels s'y trouve avec astuce à la fois condamné au nom de la raison et autorisé au nom de « l'amour ». Mais le plus célèbre est sans doute celui de l'allocution prononcée par Paul VI à la séance de clôture du Concile. Il y déclare simplement dans la même phrase que le Concile n'a pas adopté la position anthropocentrique propre au monde moderne et qu'il s'est entièrement « tourné vers l'homme ».
Pour peu qu'on analyse objectivement les textes de l'Église contemporaine, on s'aperçoit que deux pensées contradictoires tentent sans cesse de s'y marier : l'une, « horizontaliste », progressiste et sociale, l'autre « verticaliste », intégriste et surnaturelle ; la première, avide, comme dit Bernard Faÿ, « d'assurer l'expression sociale du christianisme », la seconde, « soucieuse de maintenir sa spiritualité » ; celle-là, soulevée par la volonté de puissance, celle-ci, préoccupée du perfectionnement surnaturel des âmes et de leur salut. On songe à la formule fulgurante de Simone Weil : « Dieu se donne aux hommes en tant que puissant ou en tant que parfait, à leur choix. »
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Ces deux courants ont toujours coexisté dans l'histoire de l'Église, mais jamais la volonté de puissance ne s'était à ce point juxtaposée au désir de perfection surnaturelle, jamais le catholicisme ne nous avait offert jusqu'ici l'étonnant spectacle d'un Concile et d'une mentalité postconciliaire où l'obsession temporelle du monde et l'amour spirituel de Dieu ont tenté de se confondre *au mépris de la loi fondamentale de l'intelligence* qui veut que la cohérence de la pensée naisse de son adaptation à l'indivisible réalité qu'elle saisit. Dans un ouvrage collectif, auquel il a collaboré et qui est intitulé : *Un Christianisme sans Christ ?* le cardinal Suenens écrit impavidement : « Croire, c'est croire en Dieu. Mais l'homme est la voie qui mène à Dieu. Nous croyons en Dieu parce que nous croyons en l'homme. » Dans le même ouvrage, un autre olibrius en rupture de ban avec la logique la plus élémentaire, écrit avec superbe que « la voie de la non-violence active renonce à la violence armée, mais non pas à la révolution ni au combat énergique (violent) pour la justice ».
C'est la première fois dans l'histoire bimillénaire du catholicisme officiel que l'intelligence se voit ainsi bafouée en sa fonction essentielle de correspondance aux réalités d'ordre naturel et surnaturel qui ne dépendent pas d'elle-même, qui la dominent et qui la règlent. La conformité de l'esprit au réel, la définition même de la vérité que la *philosophia perennis* propre à tout esprit humain nous a transmise, voilà ce qui est constamment, méthodiquement et volontairement violé dans la pastorale d'aujourd'hui. Les dissensions du Concile (au sujet des vérités naturelles et surnaturelles) chassées par la porte à l'aide de subterfuges sont rentrées par la fenêtre et ont envahi l'Église. Chaque clerc dispose de la vérité à sa guise, l'adapte au goût du jour et, la plupart du temps, l'escamote. Le subjectivisme le plus frénétique sévit dans le catholicisme contemporain sans qu'il y soit porté remède autrement que par de pieuses et impuissantes exhortations. La notion d'anathème corrélative en matière de foi à celle de vérité a été expressément bannie de l'Église. Les théologiens, les évêques, les cardinaux sont apparemment autorises à proférer les pires énormités. Le pape lui-même, en proclamant son *Credo* traditionnel à la face du monde, déclare qu'il le fait à titre privé, sans engager l'Église. Jamais le dérèglement de l'esprit n'a sévi avec une telle intensité, une telle amplitude dans l'histoire du catholicisme.
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Or tout dérèglement de l'esprit naît de la rupture du lien qui unit l'esprit à la réalité qui le gouverne, et toute rupture de ce lien implique une altération organique ou fonctionnelle de l'intelligence nativement faite pour le nouer.
La question se pose donc de savoir :
*Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé,*
comment le catholicisme, religion du mystère, mais aussi de l'intelligence du mystère, religion de la grâce mais aussi de la nature, a-t-il pu contracter cette maladie ?
\*\*\*
La réponse est aisée. Le monde moderne est le monde de la rupture de toutes les attaches que l'intelligence de l'homme noue avec le réel dès sa naissance, et c'est dans la mesure où le catholicisme s'ouvre au monde moderne qu'il gagne la maladie dont ce monde est affecté. En s'ouvrant étourdiment au monde moderne par un *aggiornamento* intempestif, l'Église s'est laissé envahir par une fièvre qui l'épuise et qui, détournant en elle l'intelligence de son objet propre, ne la met plus en communication qu'avec l'imaginaire.
Toute l'histoire de la pensée moderne est celle de son divorce d'avec l'univers et d'avec son Principe. La Renaissance -- appelée par Chesterton « la Rechute » -- inaugure un nouveau mode de penser. Des trois activités particulières à l'intelligence, la *contemplative* qui voit les choses telles qu'elles sont indépendamment de nous et les ramène à leur Cause première ; la *pratique*, dont le propre est de rester en l'homme pour le perfectionner ; la *poétique*, qui consiste à construire en dehors de l'homme un monde d'objets artificiels, produits de l'habileté humaine et non de la nature, la Renaissance ne retient que les deux dernières. Alors que toutes les époques antérieures, qu'elles fussent païennes ou chrétiennes, avaient subordonné l'activité pratique et l'activité artisane ou artiste à la contemplation de l'ordre universel et de son Auteur, les situant ainsi que leurs objets dans un ensemble qui les assujettissait à ses règles et auquel leur jeu ne pouvait échapper sans péril de gauchissement et d'altération pour elles-mêmes, la Renaissance émancipe l'homme et son développement de cette loi éternelle qui pénètre sa nature et à laquelle il doit obéir pour se perfectionner. Les actions et les œuvres de l'homme ne dépendront plus ainsi que de l'homme. Affranchi de la tutelle de la création et, peu à peu, du Créateur lui-même, l'homme résultera de sa propre activité créatrice et le monde extérieur ne sera plus qu'une matière où il imprimera l'image qu'il se fait de soi. L'activité morale qui a pour fin l'accomplissement d'une nature que l'homme n'a point faite, qu'il détient de Dieu et qu'il doit achever en obéissant à des règles qui ne relèvent pas de sa volonté propre, est ainsi éliminée par la Renaissance au même titre que l'activité contemplative.
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Sur cet immense champ de ruines invisibles, il ne reste plus que l'activité fabricatrice de l'homme, pour qui l'obéissance aux lois naturelles n'a d'autre fin que dominer la nature elle-même et la transformer au gré de sa volonté de puissance. L'art n'est plus désormais l'imitation de la nature. L'activité industrieuse de l'homme ne prolonge plus désormais les données de la nature pour les mener à bonne fin. L'art *remplace* la nature. La technique transforme la nature pour en faire l'œuvre de l'homme. Autrement dit, l'activité *poétique* se soumet toutes les autres activités humaines et l'homme ne retrouve plus ni en lui-même ni dans le monde qui l'entoure la trace de Dieu, *mais sa seule et unique empreinte d'homme.* L'anthropocentrisme a évacué le théocentrisme et, selon la remarque de Pope, *the proper subject of mankind is man himself,* la seule préoccupation de l'humanité ne peut plus être que l'homme lui-même. Dans une optique telle qui prévaut dans le monde depuis la Renaissance, le primat de l'activité constructrice, ouvrière et laborieuse de l'homme implique inéluctablement que l'homme est l'origine et la fin de toutes choses.
Or l'homme dont il s'agit n'est pas l'homme en général, mais de toute évidence, l'homme individuel, l'homme qui a pris conscience de soi pour s'ériger en démiurge de lui-même et du monde, l'homme qui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, fait la découverte de *sa subjectivité.* Ce n'est pas en effet l'homme en général, l'être humain abstrait qui peut se *faire* et *faire* un monde autour de lui, mais l'homme en chair et en os, porteur d'un nom propre, *l'homme singulier, le Moi.* L'homme en général est incapable de construire, de fabriquer, de créer. *Le Moi* seul, libéré de toutes les relations au réel et à Dieu, principe de toute réalité, affranchi de ses obligations à l'égard de la loi naturelle inscrite par Dieu en son être, peut être à l'origine d'un homme nouveau et d'un monde nouveau, produits par son activité fabricatrice. La dévaluation de la contemplation et de la morale va de pair avec le *subjectivisme.*
Elle va aussi de pair avec le *volontarisme*. C'est ma volonté propre qui crée un homme nouveau et un monde nouveau, dans la mesure même où elle proclame son autonomie et où elle rompt les liens qui unissent l'intelligence au monde extérieur et à la loi naturelle, immanente à l'être de l'homme. Le primat de l'activité poétique va de pair avec *le primat de la volonté sur l'intelligence et avec celui de la totale libération de l'homme,* ces deux prééminences n'étant du reste que le double reflet de *la radicale suprématie du sujet sur tout objet, quel qu'il* soit.
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Telle est l'essence de ce qu'on appelle l'*humanisme* de la Renaissance. Elle consiste dans la transposition de la puissance du Verbe divin au Verbe humain :
*Tout par lui a été fait,*
*Et, sans lui, rien n'a été fait,*
*De ce qui a été fait,*
*En lui était la vie.*
(*A suivre*.)
Marcel De Corte.
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### La dynamique des groupes
*son emploi dans les séminaires de formation\
et de recyclage professionnels*
par Marie-Claire Gousseau
POINT N'EST QUESTION de mettre ici en cause la nécessité de la pratique des séminaires dans la vie professionnelle dont la récente loi sur « la formation continue » développera l'usage au cours des années à venir. Depuis les années 50, de nombreuses grandes sociétés usent périodiquement de séminaires internes destinés à permettre au personnel d'acquérir une connaissance approfondie de l'entreprise ou de se recycler dans les matières en évolution rapide (électronique, informatique) ou à propos des méthodes de gestion, de marketting, d'organisation.
Mais à côté de ces stages résidentiels se répand très rapidement depuis quelques années l'usage de « stages de formation », confiés à des spécialistes en « relations humaines ».
Par douzaines arrivent chaque jour, sua les tables des dirigeants et cadres, des propositions de « stages pratiques » sur l'animation des hommes, la psychologie du travail, la conduite de réunions, l'expression orale, la dynamisation des groupes, etc.
Un très grand nombre de ces stages se réclament des méthodes dites « techniques de groupes » et plus particulièrement de la « dynamique des groupes ».
Or les témoignages recueillis auprès de ceux qui ont suivi les sessions de ce type font unanimement état des troubles psychologiques et chocs profonds qu'elles provoquent dans les personnalités et comportements ultérieurs de très nombreux participants.
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« Les remises en cause nécessaires au changement » qu'opèrent ces sessions engagent à de violentes ruptures : des cadres changent de métier, divorcent, des prêtres décident de se marier.
Il est à remarquer que les milieux ecclésiastiques manifestent un intérêt particulier pour cette méthode qui remet ainsi en cause : morale en général, morale conjugale en particulier, propriété, célibat des prêtres, dogmes et sacrements et toute forme d'autorité.
Les rapports les plus modestes évoquent le temps perdu et s'indignent de l'importance des sommes ainsi gaspillées par leurs entreprises dans la pratique de ces stages.
#### Qu'est-ce que la dynamique des groupes ?
Le terme désigne avant tout un projet qui se veut scientifique, ou plus exactement diverses entreprises de sciences humaines. Toutes visent à démontrer que la vie des groupes est la résultante de forces et de processus multiples et mouvants, identifiables et mesurables.
Divers courants se manifestent à l'intérieur de ces travaux de recherche et d'applications pratiques, nés dans les laboratoires de psychologie des U.S.A.
En France l'expression « dynamique des groupes » tend à se confondre avec un seul de ces courants : celui que l'américain Carl Rogers a suscité par ses travaux sur la « non-directivité ».
Il convient de remarquer que celui-ci applique essentiellement ce principe à la psychothérapie tandis que ses très nombreux disciples l'utilisent surtout dans le secteur des « relations humaines » à l'intérieur de l'entreprise.
Parmi les diverses méthodes psychosociologiques, le Training Group dit encore T Group ou groupe de formation ou groupe de base ou groupe de diagnostic connaît une faveur particulière.
#### Schéma de fonctionnement d'un « T group »
« Sept à quinze personnes (d'âge, de sexe, de professions différentes) qui ne se connaissent pas entre elles, se réunissent pour effectuer ensemble durant un certain nombre de séances fixé d'avance une auto-analyse de groupe (G. Lapassade -- Groupes, Organisations, Institutions -- Gauthier-Villars 1967).
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« Le groupe est invité à une *discussion libre* de caractère *informel* sans sujet imposé. Nous devons nous tutoyer et nous appeler par notre prénom. On ignorera toute présupposition hiérarchique et l'on réduira au minimum les formules de politesse : on devra se laisser aller à sa pente, être soi-même aussi spontanément que possible. Le moniteur. (...) ne participera pas à la discussion, ne proposera, ni ne suggérera aucun contenu pour les débats. Il s'efforcera seulement, si besoin est, de maintenir le groupe dans le cadre des « règles du jeu » (P. Arbousse-Bastide -- Bulletin de Psychologie 1959 de T Group).
Première règle du jeu : chacun doit taire sa situation de famille et professionnelle, ne faire appel à aucun sujet d'histoire, de philosophie ou de religion, ni à aucune idée générale, car ce serait introduire dans le groupe des données qui lui sont extérieures. Le groupe doit vivre une expérience « ici et maintenant », coupée de tout « avant et ailleurs ».
En effet « le rôle du moniteur consiste à attirer l'attention sur le « hic et nunc » vécu et non réfléchi, c'est-à-dire sur la dynamique du groupe » (Mucchielli : La dynamique des groupes, p. 21). Le même auteur poursuit :
« Centrer sur ici et maintenant (hic et nunc) c'est obliger les participants à réfléchir sur leurs comportements effectifs dans le cadre de leur expérience actuelle commune... c'est obliger à une décentration par rapport aux objets habituels de l'attention. (La méthode) bouleverse les habitudes de la réflexion, toujours occupée de contenus extérieurs... elle oblige à se rendre compte de la « distance » entre d'une part le réel, et d'autre part le concept, l'idée, l'idéal, la croyance... que l'on a. Par là, elle oblige à une redéfinition du réel. »
Ce texte résume admirablement l'esprit et les intentions immédiates de la méthode qu'un commentaire quelque peu serré dégagera aisément.
-- « *Obliger les participants à réfléchir sur leurs comportements effectifs dans le cadre de leur expérience commune.* » Obliger, donc exercer une contrainte sur des individus. Mais cette contrainte n'est pas exercée par un individu sur un autre individu, elle l'est par un groupe qui impose par sa règle du jeu un certain type d'expérience à chacun des individus participants.
« L'expérience actuelle et commune » représente le cadre défini par cette règle du jeu, acceptée globalement par le groupe, du fait de la seule existence « hic et nunc ». La seule présence de chacun peut donc déjà être interprétée comme le signe de l'acceptation de cette contrainte. L'attitude « nondirective » dont se réclame la méthode signifie : absence de direction du groupe par un seul individu, le moniteur en l'occurrence. Mais il signifie aussi que ce rôle directif est confié à la règle du jeu qui détermine les conditions de l'expérience.
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Cette règle du jeu ne devant rien à la volonté ni individuelle ni collective des participants, ces groupes sont donc, en toute rigueur de terme fort improprement appelés « non-directifs ».Ils n'illustrent qu'un déplacement de la directivité, de la volonté d'un individu conscient vers une collectivité qui accepte une volonté anonyme et extérieure, à savoir la règle du jeu.
-- « *Obliger à une décentration par rapport aux objets habituels de l'attention.* »
Le dépaysement peut en effet se révéler propre à favoriser la réflexion sur l'environnement dont l'habitude rend souvent la vision opaque.
-- « (la méthode) bouleverse les habitudes de la réflexion (...) elle oblige à se rendre compte de la « distance » entre d'une part le réel et d'autre part le concept, l'idée, l'idéal, elle oblige à une redéfinition du réel. »
La méthode repose donc sur un présupposé philosophique définissant le réel comme distinct du concept. Si quelques-uns s'étonnent souvent des origines américaines des techniques de groupes dont le côté profondément coercitif, malgré les apparences contraires, rappellerait plutôt les méthodes de lavage de cerveau soviétiques ou chinoises, en ce point précis se manifeste le plus clairement un pragmatisme bien anglo-saxon.
Ainsi la modification du comportement représenterait une véritable « redéfinition du réel », puisque ce sont les conséquences pratiques des actes qui sont élevées au rang de critères du réel.
Le réel n'existerait pas pour moi en tant qu'objet de connaissance extérieur, il devrait sa seule existence à la perception que les *autres* ont de mes actes. C'est donc le groupe qui révèle à chacun le sens de ses actions et donc la signification, la place et même la nature du réel.
« Exemple : Si je crois être plaisant et que les autres me montrent que mes plaisanteries sont perçues comme des expressions d'agressivité, il faut que je prenne pour réel que ma manière de plaisanter est une forme d'agressivité. » (Mucchielli, *op. cit*.)
Le principe de base des relations sociales devient ainsi « l'acceptation totale de l'autre », or, « si nous acceptons tout le monde, remarque Carl Rogers, il n'y a plus ni bons, ni mauvais, ni bien, ni mal.
« Comme la volonté générale (dont le seul signe indubitable serait l'unanimité) est assez rare, il faut bien se rabattre sur la volonté de la majorité, mais à une condition expresse » :
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c'est que chacun ait fait l'effort de rechercher authentiquement la volonté générale. « Si tous font cet effort et qu'une majorité se dégage, il ne restera à la minorité qu'à se rallier en faisant son autocritique (« nous nous étions trompés de bonne foi sur la volonté générale, c'est elle que nous voulions et maintenant qu'elle s'est manifestée, nous en sommes ») (Mucchielli, *op. cit.* p. 71).
Cette méthode dépasse donc la pensée de Jean-Jacques Rousseau, demandant aux individus la soumission à la loi, expression de la volonté générale. Ici chacun doit se soumettre à ses propres perceptions successives de la volonté générale qui naît, évolue et se meurt suivant le cours de la vie et de la mort des groupes.
Cette observation a conduit certains psychosociologues à l'idée que « la dynamique de groupe conduit en fait à une dialectique des groupes... La dialectique des groupes exclut l'idée d'une maturité des groupes... la dialectique sera donc simplement pour nous le mouvement toujours inachevé des groupes... Cette dialectique des groupes a son origine dans la « Phénoménologie de l'Esprit » de Hegel (au chapitre qui est le commentaire du Contrat social et de la Révolution française) ainsi que dans la « Critique de la Raison dialectique » de Sartre. » (G. Lapassade, *op. cit*.)
Ces méthodes psychosociologiques conduisent donc bien à une nouvelle synthèse philosophique, où marxistes soviétiques ou chinois et libéraux-pragmatistes anglo-saxons se retrouvent sur les mêmes conclusions.
#### Autres méthodes
Divers exercices peuvent s'ajouter à la méthode ci-dessus décrite, ou s'en distinguer pour donner d'autres types de groupes.
-- Le groupe d'évaluation, comme son nom l'indique, cherche après chaque séance à évaluer son fonctionnement : les tensions ont-elles été élucidées, découvertes, mises à jour ou seulement niées ?
-- Certaines méthodes emploient les procédés de *psychothérapie* de groupe, mis au point par J.-L. Moreno dans un but thérapeutique.
-- Jeux de rôle : exercices pour « se mettre à la place de l'autre » et vérifier comment on est reçu par le groupe dans ce rôle.
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-- Psychodrame ou sociodrame, variantes du jeu de rôles où chacun joue son propre problème pour s'en dégager et faire réagir les autres. Il s'agit donc d'exercices de « prises de conscience ».
-- Dans les méthodes de discussion ou d'études de cas un « rôle » est étudié in abstracto : « si vous étiez secrétaire dans une entreprise où... que répondriez-vous à votre chef de service s'il venait à vous demander si... »
Comme pour les méthodes plus anciennes dites T.W.I. (Training Within Industry) ce dernier procédé fait appel à un entraînement à faire « comme si », sans aucune prise directe avec des réalités tangibles et vécues.
#### Applications dérivées
L'utilisation des « Techniques de groupes » s'est étendue très largement au-delà des divers groupes de travail décrits jusqu'ici.
Au cours d'un congrès de parents d'élèves (A.P.E.L.) tenu à Lyon en 1967 les participants répartis en groupes selon leurs affinités, soit groupe de parents, de maîtres, d'élèves, de directeurs, s'interrogent sur les responsabilités d'un autre groupe que le leur.
Ainsi :
-- un groupe de parents s'interroge sur la responsabilité des maîtres ;
-- un autre groupe de parents s'interroge sur la responsabilité des directeurs...
-- un groupe d'élèves s'interroge sur la responsabilité des parents, un autre sur les maîtres, un autre sur les directeurs, etc.
Quelles que soient les dispositions initiales des participants la « dynamique du congrès » conduit au minimum à de violentes oppositions, à la formule qui résume assez justement les buts de la psychosociologie appliquée : « Après, ce ne sera plus comme avant. »
Les « commissions » de mai 1968 se déroulèrent suivant des schémas inspirés des techniques de groupes. On se souvient de leur fonctionnement : cadre imposé avec des rites de votes, de motions, d'élection des « animateurs », où tous sont appelés à « participer ». Toutes les opinions sont admises, à condition qu'elles soient « sincères c'est-à-dire qu'elles ne se réfèrent à aucune autorité extérieure au groupe » (sinon vous n'exprimez que le produit d'une aliénation dont il est urgent de vous libérer).
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L'ensemble des méthodes psychosociologiques (le choix de leur domaine d'intervention) révèle un état d'esprit que résume assez exactement le sociologue américain C. Wright Mills :
« Les sciences sociales tendent à vouloir appliquer à l'homme des méthodes que les sciences physiques utilisent pour maîtriser la nature... L'idée s'est répandue d'agir comme s'il existait une « technologie humaine » (*L'imagination sociologique*, trad. fr. Maspero 1967).
Un sociologue français commentant les travaux de l'américain Kurt Lewin a parlé d'une « révolution galiléenne ». « Cette révolution consistera à appliquer aux groupes humains ce que Galilée et Newton avaient utilisé dans les sciences physiques, à retrouver à l'intérieur des groupes la structure ou le modèle d'un espace : l'espace social. » (R. Paris « Le concept de dynamique » *Bulletin de Psychologie* Tome XII -- 1958 -- n° 153.)
Mais lorsqu'on parle d'espace, et d'espace mesurable, il convient de connaître les dimensions de l'espace envisagé. Par l'effet d'un curieux paradoxe l'espace social des savants pratiquant les interventions psychosociologiques dans la société dite libre, comme celui envisagé par les sociétés socialistes, paraît ne pas comporter une dimension essentielle qu'a découverte parmi tant d'autres le poète soviétique qui écrivit ces lignes :
Sois donc maudite, toi grosse bête programmée.
Que je sois maudit parce que je passais pour le poète
De tes désintégrations.
Le monde n'est pas un bric-à-brac destiné à la vente
Je suis André, et non « un tel »
Tous les progrès sont réactionnaires
Si l'homme s'écroule.
...
Mortelles sont les techniques et les puissances
Qui passent devant nous
Une seule chose est durable sur la terre,
Comme la lueur d'une étoile disparue
Un rayonnement continu.
On l'appelait l'âme.
André Vosnessensky -- Molodaia Guardia n° 10 -- 1964
trad. fr. Revue *Projet* -- Mars 1969.
#### Les intentions de la dynamique de groupe
Elles ont varié dans le temps et avec l'extension et l'expansion des méthodes.
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Quatre intentions essentielles et successives paraissent se dégager.
Première intention
La première application sert une *opération de publicité* durant la seconde guerre mondiale : convaincre les ménagères américaines de ce que les bas-morceaux valent bien le beefsteak.
Deuxième intention
Servir la *réaction anti-taylorienne* quand l'ère des « *relations humaines *» succède à celle du rendement. Après la seconde guerre mondiale l'homme revient au premier plan des préoccupations de tous ceux qui se soucient d'organisation du travail. Ils découvrent que le « rendement optimum » dépend tout autant de facteurs humains que de la solution donnée aux seuls problèmes réputés techniques. La dynamique de groupe entre alors dans le champ de ses expériences au niveau des « relations humaines ». Ces idées parviennent en Europe aux environs de 1946-47 mais demeurent peu appliquées.
Troisième intention
La perspective, relativement proche pour les U.S.A., d'une société « post-industrielle » engage les psychosociologues à donner comme but à la pratique de leurs méthodes : *permettre et favoriser l'adaptabilité au changement social*. C'est parvenues à ce stade de leur développement que les techniques de groupe atteignent largement la France aux environs des années 1955 à 1957.
Elles y rencontrent alors d'autres préoccupations françaises, celles-là qui tentaient de résoudre les mêmes problèmes consécutifs aux transformations accélérées de la vie économique et sociale : les initiateurs de la futurologie, de la prospective, l'école de pensée formée autour de Gaston Berger en particulier.
La collusion d'intentions et de méthodes diversifiées à l'origine provoque l'engouement subit, et qui dure encore, pour les méthodes de groupe.
Quatrième intention
Elle apparaît brutalement au grand jour à la faveur des événements de mai 1968 mais elle représente le fruit d'un travail préalable d'approfondissement des méthodes, en même temps qu'elle est largement tributaire de diverses ruptures étudiées ci-après.
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La troisième intention, à savoir : permettre le changement social, se trouve ainsi dépassée complètement grâce à une découverte capitale.
Le changement social ne peut plus se considérer comme une réforme continuelle de la société industrielle, pour lui permettre de se survivre sous les nouvelles formulations qui conviendront aux étapes successives de développement de la société post-industriel-le. Le changement social signifie la destruction de la société de consommation, c'est la révolution.
Remarque :
Pour le révolutionnaire de type marxiste traditionnel la dynamique des groupes qui tend à supprimer les tensions à l'intérieur de l'entreprise, dans la société capitaliste, représente une attitude suspecte, car elle tarit les sources de la lutte des classes et dépolitise les masses.
Pour d'autres, la plupart du temps intellectuels se réclamant du marxisme à des degrés divers, la dynamique des groupes oscille entre l'attitude ci-dessus et celle d'un G. Lapassade qui la considère franchement comme un micro-marxisme. Ce qui permet à M. Joseph Gabel d'émettre l'opinion suivante (Revue *Arguments* n^os^ 25-26) : « Une confrontation entre le marxisme et la dynamique des groupes ne saurait qu'être bénéfique pour les deux. Elle oblige en particulier le marxisme qui en tant qu'idéologie politique est constamment guetté par le danger du dogmatisme à réviser ses concepts traditionnels et à les réadapter à la réalité historique changeante. »
Cette dernière réflexion permet de déceler le pouvoir antidogmatique universel de la dynamique de groupe.
#### Trois événements catalyseurs
Trois événements simultanés, sans aucune interférence apparente, semblent avoir joué un rôle essentiel pour accréditer sans heurts la possibilité de l'existence de ce changement social *radical,* recherché désormais. Ils ont joué le rôle de catalyseur (probablement ni cause, ni effet) mais sans eux, le tournant se prenait difficilement.
Ces trois événements sont -- le concile de Vatican II ; -- la violente critique de toute forme de « bureaucratie » qu'elle soit « capitaliste ou socialiste » ;
-- la révolution culturelle chinoise.
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Chacun des blocs, que ces événements concernent, représentait autrefois pour leurs fidèles une « continuité », une « certitude » antagonistes certes mais incontestées. Il n'en sera plus de même désormais.
Il convient en effet de remarquer :
-- que le déroulement et la confusion des conclusions du concile de Vatican II témoignent des résultats obtenus par l'usage des méthodes de groupes dans l'Église, surtout durant les dix années qui ont précédé le concile ou pendant son fonctionnement.
-- que la confusion ainsi obtenue dans l'organisme social qui constituait universellement et depuis des siècles un ensemble immuable de rites essentiels et de doctrines a puissamment contribué à propager dans l'opinion générale que désormais *tout peut, donc doit changer.* Les témoignages nombreux que donnent des esprits non-catholiques, comme Jean Cau, Maurice Druon et tous ceux qu'alarme la volonté d'autodestruction qui se développe dans l'Église catholique, démontrent que les conséquences de ce phénomène affectent la société tout entière.
-- que la violente critique de toutes les formes de bureaucratie, à l'intérieur des sociétés dites libres ou des sociétés socialistes ; ou le seul fait de se réclamer d'intentions révolutionnaires pour dénoncer les méfaits de la pesanteur bureaucratique jusque dans les grands partis de gauche et de leurs centrales syndicales, témoigne de l'extension systématique d'un anti-dogmatisme profond. De ce côté là aussi la recherche continuelle du changement pour le changement devient donc un objectif primordial.
-- que cet état d'esprit se trouve largement encouragé par les nouvelles qui sont parvenues en Europe au sujet de la révolution culturelle prolétarienne chinoise. Mao n'a-t-il pas élevé au rang de principe premier la nécessité de briser sans cesse les cadres de la société socialiste elle-même, sous peine de la voir sombrer dans un nouveau dogmatisme donc perdre son caractère révolutionnaire ?
La simultanéité de la recherche anti-dogmatique et de la mise au point de *moyens* destinés à provoquer les ruptures continuelles, nécessitées, soit par les mutations rapides de la société industrielle, soit par les impératifs révolutionnaires des sociétés socialistes, a puissamment contribué à *briser* dans la pensée des Occidentaux toute notion
-- de continuité
-- d'enracinement
-- de compétence
-- de responsabilité
-- d'intérêts propres à toute forme de communauté organique.
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Elle a obscurci jusqu'à la conscience des liens sociaux les plus élémentaires,
Les méthodes psychosociologiques, comme celles des groupes chinois d'autocritique, se sont étrangement retrouvées dans cette vaste entreprise de ruptures successives et universelles, devenue la quatrième intention de la dynamique de groupe, comme elle était la raison d'être originelle de la révolution de type maoïste.
-- Certains psychosociologues s'étaient rendus compte dès les années 1964-65 qu'ils disposaient de possibilités insoupçonnées, grâce à l'emploi de leurs méthodes et que la révolution, et non pas l'aménagement progressif de la société occidentale, était au bout de l'utilisation de leurs procédés.
-- Michel Lobrot écrivait (*La pédagogie institutionnelle : l'école vers l'autogestion,* Gauthier-Villars, 1966) :
« Les psychosociologues sont comme des apprentis-sorciers qui manipulent des matières explosives sans se rendre compte qu'elles sont explosives, ou en s'arrangeant *pour qu'elles ne le soient pas* (souligné dans le texte). Il suffit de lire les tracts d'invitation et de publicité des organismes d'intervention psychosociologique pour s'apercevoir que les stages sont toujours présentés comme un moyen d'apprendre certaines techniques : apprentissage de la sensibilisation, de la conduite des réunions, analyse de contenu, etc. Ce qu'il y a d'authentiquement révolutionnaire dans les méthodes employées est toujours masqué, camouflé, et pour cette raison réellement neutralisé. »
Il semble cependant que l'instrument échappa un jour aux sorciers circonspects et réformistes et que leurs apprentis en usèrent imprudemment : ce fut un des aspects et non des moins caractéristiques, si ce n'est le plus méconnu de la « révolution » de Mai 1968.
#### Une expérience de la quatrième intention de la dynamique des groupes : Mai 1968
Le mouvement du 22 mars dont on connaît le rôle dans le déclenchement des événements est né à Nanterre dans le département des sciences humaines.
Le bulletin d'inspiration dite gauchiste *Analyses et Documents,* n° 155 (Juin 1968) l'explique brutalement et donne précisément comme mobile à l'action entreprise par le « mouvement » ce que nous appelons la quatrième intention de la dynamique de groupe, à savoir le refus de servir à aménager la société industrielle.
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« C'est, partant des étudiants en sciences humaines de Nanterre, une contestation par les étudiants de l'enseignement d'une sociologie répressive, par exemple le refus des théories de Michel Crozier (l'auteur de *Sociologie de l'action*), vues comme l'expression d'une analyse tout entière tournée vers l'acceptation de la société américaine. »
Le mouvement du 22 mars -- et partant celui de mai 1968 -- représente donc la volonté d'utiliser totalement les procédés d'analyse psychosociologique pour obtenir une « action sociologique » c'est-à-dire pour passer du procédé de laboratoire à celui directement en prise avec une réalité sociale. Les psychosociologues et sociologues utilisent en ce cas la dynamique des groupes ; les premiers animent les groupes informels dont nous avons plus haut décrit le schéma de fonctionnement, les seconds « veulent prioritairement s'attaquer aux institutions et créer de nouvelles institutions » (Michel Lobrot, *op. cit*.). Ils procèdent à une analyse institutionnelle. Nanterre 68 est une expérience d'analyse institutionnelle au département de sociologie.
Épistemon, dans un livre qui fait autorité sur le sujet : *Ces idées qui ont ébranlé la France* (Fayard 1968) s'est montré très net sur ce point :
« Au fond la différence entre la démarche du psychologue social et celle du sociologue d'action répond à un choix qui est dénommé par les uns « éthique » et par les autres « politique ». Tous deux utilisent la dynamique des groupes, le premier en vue d'une réforme, au besoin radicale, des structures mais par un processus « démocratique », le second en vue d'une révolution « sauvage ».
Mais comment expliquer la rapidité et la facilité avec laquelle s'est répandue à travers la France, à partir de Nanterre, cette mise en état d'analyse institutionnelle généralisée ? Épistemon répond encore à cette question :
« Depuis dix à quinze ans ont proliféré en France, dans le domaine de la dynamique des groupes, des enseignements parallèles à celui de l'Université officielle (...) Il n'est pas en France de secteur de la vie économique et sociale, jusqu'à l'Armée et l'Église qui n'ait été partiellement touché par de telles actions de formation (...) On ne comprendrait pas que l'agitation étudiante à Nanterre, puis au Quartier Latin, ait pu à elle seule déclencher par toute la France (...), ces intenses et innombrables discussions de groupes spontanés, si le tissu social n'avait été progressivement infiltré à doses homéopathiques et en des lieux les plus divers, par ce sérum. »
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Cependant partisans d'une dynamique de groupe « démocratique » et partisans d'une dynamique de groupe « sauvage » s'affrontent aussi sur un point de méthode essentiel qui explique ce que l'on a appelé l'échec de mai 1968.
L'action sociologique « sauvage » refuse tout contrôle et toute organisation pendant le déroulement du processus d'analyse, ainsi que toute planification. Ainsi le mouvement étudiant ne devait pas devenir un parti : ce fait signifierait l'interruption de l'expérience.
« Pour les tenants du changement « démocratique », remarque Épistémon » cette tactique est au départ un forçage et à la fin une erreur : Un forçage, car elle prête à toutes sortes de manipulations, d'intimidations, son horizon est la terreur. Elle cherche à paralyser la volonté générale et à laisser le champ libre à une minorité agissante.
Une erreur... car c'est jouer perdant.
1° en s'exposant, en état de faiblesse à la contre-attaque menée par d'autres groupes antagonistes...
2° en s'exposant... aux tentatives de « récupération » effectuées par d'autres groupes... captant au profit de leurs objectifs la puissance de changement spontané qui vient de s'affirmer : l'actualité en a fourni un exemple avec l'attitude de la C.G.T. et du P.C.F. envers le mouvement étudiant.
C'est bien ainsi que face à tous les mouvements ou groupes spontanés, mis en place ou issus de l'emploi de la dynamique des groupes, C.G.T. et P.C.F. jouent depuis 1968 le rôle de défenseurs de l'ordre.
#### L'analyse institutionnelle « démocratique »
La première erreur, remarque Épistémon, est dans la tactique de forçage au départ. La leçon semble avoir été tirée de l'échec de l'analyse institutionnelle en 1968 qui de « sauvage » à cette date est devenue sagement « démocratique ».
L'analyse institutionnelle se pratique désormais dans les stages et séminaires d'organismes de formation qui adressent leurs prospectus aux entreprises.
A titre d'exemple le C.E.P.R.E.G. (Centre de perfectionnement des responsables de groupes) annonce qu'il « s'est constitué en groupes permanents de recherche autour de trois grands secteurs d'activités : la formation de la personne, la formation de formateurs, la pratique de l'analyse institutionnelle ».
Les problèmes de « changement institutionnel » s'y substituent à ceux beaucoup plus abstraits d'un simple changement social ou d'une adaptabilité aux mutations sociales.
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De notes prises par un participant à l'un de ces séminaires d'analyse institutionnelle nous extrayons quelques lignes caractéristiques : « La lutte institutionnelle tend à devenir partout la forme avancée des luttes politiques. S'acharner à désigner l'État immédiatement comme le seul enjeu des luttes, c'est féticher une image de l'État. En réalité l'État n'existe et ne se maintient que par l'ensemble des institutions qui bloquent les contradictions fondamentales de la société. Une révolution implique comme nécessaire la levée d'écrou de ces blocages institutionnels qui agissent jusque dans l'inconscient des masses... Les luttes institutionnelles ont ceci de particulier qu'elles portent sur un croisement des instances dans une formation sociale. Par exemple dans l'Université, dans la famille se retrouvent les niveaux idéologiques, politiques et économiques. On voit ainsi que la lutte institutionnelle est partout présente à tous les niveaux des luttes dans une formation sociale donnée, tandis que la lutte des classes par exemple n'est qu'une lutte politique et que la lutte idéologique est déterminée par la lutte contre le pouvoir de l'État et celui de la classe dominante. Ces deux dernières formes de luttes sont très importantes mais limitées dans les niveaux d'action. »
L'analyse institutionnelle s'attaque donc à la destruction des institutions par le détail tandis que la lutte politique prend le problème au seul niveau global du pouvoir politique. Il s'agit donc de la mise au point d'une nouvelle méthode d'approche et de lutte révolutionnaire à laquelle ses imbrications dans des niveaux très réels de la vie sociale et économique tendent à donner une efficacité incontestable.
L'analyse institutionnelle, si elle absorbe quelques données marxistes -- nécessité des contradictions internes, lutte des classes devenue dialectique des groupes -- s'en distingue cependant sur un point important. Elle conserve en effet de la forme « sauvage » de l'action sociologique le refus de toute forme de programme et de toute institution -- parti, syndicat, groupe quelconque -- qui « surdétermine » les individus. L'analyse institutionnelle se définit elle-même comme un non-savoir. Il n'existe pas de savoir transmissible et commun. Nul ne peut penser et agir pour autrui. L'on se souviendra que cette dernière idée représente le thème de la pièce de J.-P. Sartre : *Les Mouches.*
Il semble d'ailleurs que les animateurs de l'analyse institutionnelle tentent une synthèse entre certains aspects de Marx, Sartre, et Freud, ce qui explique la faveur dont a joui le philosophe américain Marcuse dans ces mêmes milieux.
En fait deux tendances se heurtent au niveau révolutionnaire depuis quelques années :
-- une vision pessimiste de l'homme, marquée par une certaine forme de freudisme ;
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-- une vision optimiste de l'homme, issue du marxisme qui promet « les lendemains qui chantent », le paradis sur terre et l'avènement de l'homme générique, libéré de toute forme d'aliénation.
La seconde vision malgré ses simplismes évidents risque de séduire à nouveau les esprits fatigués de longs exercices psychologiques et peut retrouver ainsi de nouveaux partisans.
#### Conclusion
L'observation de l'évolution des méthodes issues de la dynamique des groupes et celle des premiers effets palpables de leur application sur une assez vaste échelle ne manque pas de donner une sensation de vertige devant l'émiettement social accéléré ainsi provoqué. Il semble que la pratique de ce système destiné initialement à nouer des relations humaines ait donné un résultat diamétralement opposé et conduise à la destruction totale du moindre lien social, toujours et inlassablement soupçonné de servir d'instrument d' « aliénation ».
La dynamique des groupes qui fut donc considérée comme un instrument de socialisation, sinon de préparation immédiate au socialisme -- nombreux furent ceux qui le crurent sincèrement parmi les universitaires -- semble échapper des mains de ses promoteurs, comme le balai des mains de l'apprenti-sorcier -- et courir droit vers toutes les formes de nihilisme et d'anarchisme libertaire.
Ce fait paraît singulièrement donner raison aux révolutionnaires de style traditionnel qui acceptent de manipuler les esprits, grâce à toutes les méthodes efficaces déjà inventées ou encore à inventer à cet usage, mais entendent demeurer maîtres de l'appareil révolutionnaire.
Comme le faisait remarquer Épistémon, les groupes structurés finissent toujours par récupérer à leur profit la puissance de charge révolutionnaire que font éclater imprudemment les sociologues de l'action. Voulant détruire « l'institution », ceux-ci aboutissent au résultat inverse de leurs intentions et finissent par créer des courants d'opinion qui jettent leur exclusive sur « certaines » institutions, au mépris de l'ensemble harmonieux que doivent former ces institutions dans un État normalement constitué. C'est ainsi que naissent les souhaits de l'ordre à tout prix, qu'ils viennent d'un parti, d'une grande centrale syndicale, de la police d'État ou des forces armées, c'est-à-dire des multiples formes du totalitarisme.
Or comme il est à supposer que ces divers totalitarismes peuvent ne pas avoir oublié les leçons des psychosociologues, de terribles instruments de coercition risquent de tomber ainsi dans leurs mains.
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C'est à Carl Rogers, le père du concept de la « *non-directivité *» dont le nom est sans cesse sur les lèvres de ceux qui approchent de près ou de loin les méthodes inspirées de la dynamique des groupes que nous emprunterons notre conclusion :
« Si la « vie pleine » dans le futur de l'humanité consiste en un conditionnement des individus par le contrôle de leur milieu et des satisfactions qu'ils reçoivent, de telle sorte qu'ils soient rendus inexorablement efficaces, bien élevés, heureux ou tout ce qu'on voudra, alors je n'en veux pas. » (In *Le développement de la personne,* Dunod 1966.)
L'animation véritable de tous les niveaux sociaux, de toutes les institutions peut seule faire échapper le corps social à cette destruction par le détail, à quoi aboutit la dynamique des groupes, après vingt ans d'expériences.
Marie-Claire Gousseau.
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### Journal des temps difficiles
par Henri Rambaud
##### Lundi 12 mars 1972.
Je lis dans *L'Écho-Liberté* d'hier, transcrite d*'Église de Lyon,* une note de Mgr Ancel sur sa présence au rassemblement lyonnais des Silencieux. Je ne sais s'il en a pesé tous les termes, cela ne lui ressemblerait guère. Je les pèserai donc à sa place, comme il faut toujours faire avec les textes qui méritent considération, quand ce ne serait qu'en raison de la signature.
L'homélie qu'il a prononcée à Fourvière lui a valu, déclare-t-il, « d'assez nombreuses lettres ». Je le crois volontiers, sans être sûr que ces lettres aient toutes été du sens qu'il dit. Il a bien pu mécontenter des deux côtés. Mais il n'y a qu'une sorte de protestation qu'il ait retenue.
Ceux qui m'écrivent ne comprennent pas pourquoi j'aurais accepté de cautionner par ma présence l'assemblée des Silencieux, alors -- que, disent-ils, on connaît leur attitude vis-à-vis d'un certain nombre d'évêques qu'ils jugent n'être pas en communion avec le pape, leurs critiques continuelles et généralisées vis-à-vis des prêtres d'aujourd'hui et leur opposition aux efforts accomplis dans la pastorale de France, spécialement en ce qui concerne la catéchèse.
Je voudrais bien savoir si l'auteur de ce paragraphe prend à son compte les reproches adressées aux Silencieux par ses correspondants. Expressément, certainement pas ; il les rapporte simplement.
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Mais comme par la suite il n'aura pas un mot pour repousser l'accusation, je suis bien obligé de penser qu'il ne la juge pas injuste. Il n'aurait pas manqué de voler au secours de l'opprimé.
Je remarque en particulier qu'il n'y a aucun désaveu des « efforts accomplis dans la pastorale de France, spécialement en ce qui concerne la catéchèse ». Évidemment, Mgr Ancel est mal renseigné. Je ne puis croire qu'un homme de qui la foi ne fait aucun doute approuve le *Fonds obligatoire* de refuser d'affirmer la virginité physique de Marie ou d'omettre le tombeau vide. Il devrait bien lire *Itinéraires* ou *Carrefour,* il s'y instruirait. Dommage que nos évêques soient si occupés de tâches extra-diocésaines que ce qui crève les yeux leur échappe.
Poursuivons :
Pour dissiper cette équivoque, je tiens à préciser ceci :
Je n'ai pas participé à l'assemblée des Silencieux. J'ai seulement donné une homélie à la messe où ils avaient désiré se regrouper dans la prière et dans l'écoute de la Parole de Dieu.
Il est exact que Mgr Ancel n'a pas participé à l'assemblée des Silencieux, en ce sens que ni le matin, ni l'après-midi il ne parut au Palais des Congrès. Il ne l'est pas qu'il ait « seulement » prononcé l'homélie de la messe de Fourvière : cette messe fut, en outre, célébrée par lui, à la grande surprise, soit dit en passant, du P. Marie-Dominique Philippe, à qui en avait été confié le soin et qui dut aller dire sa messe ailleurs. Ce qui, j'en conviens, ne change rien au fond, mais, même dans le détail, la vérité a bien son prix.
(Faut-il relever que l'expression par laquelle la messe est ici désignée -- « se regrouper dans la prière et dans l'écoute de la parole de Dieu » -- est du plus pur style de l'article 7 de *l'Institutio generalis,* première version ? Et j'entends bien qu'on aurait tort d'en conclure que Mgr Ancel ne pense pas que la messe soit un sacrifice avant d'être « 1'écoute de la parole de Dieu » et le même sacrifice, quoique non sanglant, que celui de la Croix ? Il le pense certainement. Mais il est dans ses maximes de suivre le courant et, par étourderie, n'aura pas pris garde qu'en ne mentionnant que la liturgie de la Parole, son langage était celui d'un protestant. Tant il est difficile aux esprits d'une certaine sorte de ne pas se laisser contaminer par l'ambiance !)
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Et maintenant le bouquet :
Dans cette homélie, j'ai dit à tous les assistants que la vraie fidélité ne consiste pas à juger les autres, mais à se remettre soi-même en cause au plan de la Foi, comme, au plan de la vie selon l'Évangile. En effet, on ne peut pas prétendre être fidèle à l'Évangile quand on se permet de juger les autres, malgré la défense explicite que nous en a faite le Seigneur. J'ai dit, par exemple, et cette parole vaut pour tous les chrétiens, quelles que soient leurs préférences propres : « N'imitez jamais le pharisien qui se croyait juste et méprisait les autres, mais plutôt le publicain qui se frappait la poitrine en disant : *Aie pitié de moi, parce que je suis un pécheur. *»
Il y a là une confusion qui surprend de la part d'un homme qui a fait des études. Il est très vrai que l'Évangile nous interdit de juger, mais c'est de juger la conscience d'autrui. Il ne nous interdit pas de juger les actes ni les doctrines. Je n'ai pas le droit de juger Jean-Claude Barreau en état de péché parce qu'il s'est marié : ce qu'il en est de sa conscience n'est pas de mon ressort. J'ai le droit de penser qu'en cela il a manqué à la vocation de son sacerdoce.
De même pour les Silencieux. Ils ne désobéissent aucunement au précepte de l'Évangile en s'élevant contre l'enseignement religieux tel que le dispensent aujourd'hui : les manuels munis de l'imprimatur : la déviation est un fait et c'est rendre service à l'Église que de la dénoncer ; je croirais plutôt que les Silencieux ménagent à l'excès les responsables. Ils n'outrepasseraient que si, de ce combat qu'ils ont raison de mener, ils concluaient qu'ils sont meilleurs chrétiens que les messieurs d'en face : ce que valent spirituellement les uns et les autres est le secret de Dieu.
Mgr Ancel aurait donc proféré un très utile avertissement s'il s'était borné à mettre en garde contre le péril de ce glissement, qui n'est pas un péril imaginaire. Mais il lui aurait fallu pour cela commencer par reconnaître honnêtement la déviation de la nouvelle catéchèse et c'est ce qu'il entendait ne pas faire : il ne connaît pas la question et ils se sent lié par la collégialité épiscopale. Dès lors, ce n'est plus le péril du glissement qu'il dénonce, c'est le combat lui-même qu'il suspecte de pharisaïsme : ce qui tend tout juste à prononcer au for interne, au mépris de l'interdiction évangélique. Je ne doute pas un instant de la droiture de ses intentions, j'admets volontiers qu'il se soit cru le devoir de parler comme il l'a fait.
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Mais ce n'est pas de la conscience de Mgr Ancel que je traite, c'est de ses paroles et de ce qu'elles impliquent.
Conclusion :
On se tromperait donc si on interprétait ma présence à Fourvière comme une approbation du mouvement. Cependant, on ne peut pas refuser à des chrétiens qui veulent être fidèles au pape et aux évêques de participer ensemble à la messe. Il est même bon de dire à cette occasion quelles sont les exigences d'une vraie fidélité. C'est dans le souci d'une humble fidélité au Christ, dans l'Église, que se réalisera une vraie unité des chrétiens, dans la communion au pape et aux évêques et dans le respect des diversités légitimes.
-- On ne dira pas après cela que la position de Mgr Ancel manque de netteté : il n'approuve pas le mouvement des Silencieux, il juge leur bataille injustifiée. Il convient seulement qu'ils se veulent « fidèles au pape et aux évêques » et, dans ces conditions, n'a pas cru devoir leur refuser de « participer ensemble à la messe », expression, par parenthèses, qu'il est permis de juger singulière sous la plume du célébrant ! Bonne occasion pour lui de prendre avec ces trublions ses distances : qu'ils n'oublient pas qu'il y a « des diversités légitimes ». Ce qui est très vrai en soi, mais donne à penser que les diversités que les Silencieux combattent le sont, et là nous ne sommes plus du tout dans la vérité.
Je suis curieux de ce que Pierre Debray aura pensé de la semonce. Voilà ce que c'est d'avoir trop de confiance dans les évêques : Oignez vilain... Tout de même, un si brave homme...
##### Mercredi 15 mars 1972.
Un ami me communique le numéro d'*Église de Lyon et de Saint-Étienne* où a paru la note de Mgr Ancel. Elle s'y termine par un paragraphe que *L'Écho-Liberté* n'avait pas reproduit :
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Ce ne sont pas, non plus, les critiques entre chrétiens qui feront avancer le Royaume de Dieu, mais le don de soi-même au service des autres, à l'exemple du Christ. Je disais, à ce sujet : « Sommes-nous assez préoccupés des autres ? Avons-nous assez le souci de ceux qui se trouvent dans des conditions sociales inférieures ?... Connaissons-nous assez la situation de logement et de travail des immigrés dans notre pays ? Est-ce que nous ne craignons pas la parole de Jésus : *J'étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli ?... *»
Deux remarques :
1° Se mettre « au service des autres » ? Oui, bien sûr. J'aurais seulement aimé que ce rappel du second commandement ne s'accompagnât pas de l'omission du premier. Le premier devoir du chrétien est d' « aimer le Seigneur son Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit » : ce n'est que là qu'il puisera la force d' « aimer son prochain comme soi-même » ; mais d'ailleurs aimerait-il son prochain sans faire oraison, il se flatterait abusivement de suivre l'exemple du Christ, que l'Évangile nous montre se dérobant parfois à la foule pour prier son Père dans le secret.
Je n'en conclus pas que la religion de Mgr Ancel se réduise à la philanthropie, je l'ai assez connu pour être sûr du contraire. Mais son langage le ferait croire. Il devrait bien le surveiller avec plus d'attention. On ne se douterait pas, à la lire, qu'il est homme de vie intérieure.
2° Je pense lui rendre service en lui faisant cette première remarque. La seconde sera que cet avis que je lui donne amicalement devrait l'aider à comprendre que « les critiques entre chrétiens » peuvent être utiles à l'avancement du Royaume de Dieu. Ce n'est pas par goût de la dispute que nous nous élevons contre la nouvelle catéchèse : c'est parce que nous avons souci de l'âme des enfants. Je ne trouve pas ce souci dans le paragraphe de Mgr Ancel, mais seulement celui de la vie matérielle des économiquement faibles. Ce second souci est digne d'éloge ; mais ne saurait suffire : parce que « l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». J'irai même plus loin : autant l'âme a plus de prix que le corps, autant il y a plus de véritable charité à se préoccuper de l'âme de son prochain que seulement de ses conditions de vie, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas se préoccuper aussi de celles-ci.
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Mgr Ancel me répondra-t-il que la catéchèse n'est pas son rayon et qu'il fait confiance aux services qui en sont chargés ? La réponse serait pertinente s'il ne s'agissait que de pédagogie ; mais nous crions assez fort, et nous apportons assez de preuves pour qu'il ne puisse ignorer que la nouvelle catéchèse offense les vérités essentielles de notre foi. Ou, du moins, s'il l'ignore (comme j'incline à le croire, le tenant pour bon chrétien), il faut dire franchement que cette ignorance est sans excuse : les faits parlent trop haut. Voilà bien le péril des cloisonnements : il s'agit de l'intégrité de notre foi, mais il n'est pas chargé de la catéchèse et, dès lors, juge de son devoir de ne pas se mêler de la façon dont elle est pratiquée. La règle du jeu est qu'il couvre les collègues sans y aller voir. Comme si un évêque avait le droit de plaider l'incompétence quand l'intégrité de notre foi est en péril !
Au surplus, admettrait-on l'argument, c'est à l'abstention totale, au silence qu'il aurait dû le conduire, et non pas à la critique parfaitement injuste de nos critiques. Car il est de fait que sa phrase les réprouve expressément. C'est grande, légèreté de n'avoir pas pris le soin de se renseigner avant de se prononcer.
On ne dira jamais assez combien il est désastreux que nos évêques aient perdu l'habitude du travail intellectuel et des règles qu'il y faut observer pour raisonner correctement.
##### Jeudi 16 mars 1972.
Je trouve dans le même numéro d'*Église de Lyon et de Saint-Étienne* une note du cardinal Renard où quantité de choses sont excellentes : sur la présence réelle, sur l'adoration du Saint-Sacrement, sur le sacrement de Pénitence. Je me préparais à applaudir quand j'y bute sur le paragraphe suivant :
L'unité avec le Pape, les Évêques et tout le Peuple de Dieu -- unité affirmée en toute messe -- n'exige-t-elle pas que, partout, on célèbre la Messe dite de Paul VI, avec l'une ou l'autre des quatre « prières eucharistiques » ? La communion à la Foi de l'Église doit être liturgiquement signifiée, surtout au Canon de la Messe.
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Autrement dit, si je comprends bien : pas de messes extravagantes, mais pas de messes dites de saint Pie V non plus. Et les faits ne manquent pas pour confirmer que telle est bien la volonté de notre cardinal. Dernièrement, un curé lui demandait l'autorisation de laisser célébrer dans son église une messe de saint Pie V, laquelle, au surplus, n'aurait même pas été une messe paroissiale : elle était demandée par une famille, en dehors des offices, à l'occasion de récentes fiançailles : le type de la « messe pour petit groupe ». Par retour du courrier l'autorisation était refusée.
Il me semble que l'argumentation du cardinal Renard aurait au contraire dû la lui faire accorder. Qu'invoque-t-il, en effet pour réclamer que partout soit célébrée la messe de Paul VI ? Que la « communion de la Foi de l'Église doit être liturgiquement signifiée », expression des plus heureuses. Or je veux bien que la messe de Paul VI pouvant être interprétée dans un sens catholique, et l'étant encore, pour l'instant, le plus souvent, satisfasse à cette obligation ; mais, « les barrières que la messe de saint Pie V opposait à l'hérésie en ayant disparu de façon impressionnante » (*Bref Examen critique*)*,* elle peut aussi être interprétée dans un sens protestant : messe, par conséquent, non pas positivement hérétique, mais selon le mot de l'abbé Dulac, « ambivalente », et, par là, périlleuse. Il en résulte que la communion à la Foi de l'Église, en ce qui la distingue de la foi des Églises de la Réforme, y est beaucoup moins nettement signifiée qu'elle n'était par la messe de saint Pie V, et, par suite, ce n'est pas à la nouvelle messe, c'est à l'ancienne, on peut bien dire à celle de toujours, qu'en bonne logique l'argument donne l'avantage.
Mais « l'unité avec le Pape, les Évêques et tout le Peuple de Dieu » ? Je ne vois pas pourquoi cette unité bien comprise -- c'est-à-dire en communion non seulement avec le Pape, les Évêques et le Peuple de Dieu d'aujourd'hui, mais avec la foi immuable de l'Église, -- exigerait que l'on ne célèbre plus la messe de saint Pie V : cela supposerait que cette messe n'est plus conforme à la foi de l'Église d'aujourd'hui, alors qu'elle l'était à la foi de l'Église d'hier ; donc, que la foi de l'Église a changé. La foi de saint Pie V et celle de Paul VI, considérés l'un et l'autre en leur qualité de pasteur et de docteur de l'Église universelle, sont identiques : nous ne pouvons pas plus nous couper du premier que du second.
Il est seulement vrai que, la messe de saint Pie V autorisée, la messe ne sera pas partout célébrée de façon identique. Mais où sera le mal, si nulle part il n'y a d'offense à la foi de l'Église et que partout le sacrifice soit substantiellement le même ?
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C'est le cas ou jamais d'admettre ce pluralisme dont on nous rebat les oreilles et qui a toujours existé dans l'Église. Que l'on pense seulement, non seulement aux rites latins de plus de deux cents ans d'ancienneté conservés par l'*Ordo Missae* de saint Pie V, mais encore aux liturgies des Églises d'Orient unies à Rome.
Je relève la faiblesse de l'argumentation du cardinal Renard parce qu'elle est caractéristique d'un état d'esprit. Notre épiscopat donne ses raisons parce que l'arbitraire serait trop manifeste s'il n'en donnait pas. Mais il ne lui importe pas que ces raisons soient mauvaises, parce qu'en réalité ce ne sont pas elles qui le meuvent ; c'est la volonté de ne pas laisser subsister ce qui fut. *Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas* ([^51])*.*
Décidément, le vieil Hugo savait ce qu'il disait :
*Retournons à l'école, ô mon vieux Juvénal !*
##### Samedi 18 mars 1972.
Encore sur cette messe de saint Pie V que le cardinal Renard voudrait bannir de son diocèse. Savoir s'il en a le droit ou si son refus de la permettre ne serait pas un abus de pouvoir caractérisé ?
Emprunté un missel d'autel pour y lire de mes yeux la bulle de promulgation : *Quo primum tempore,* du 19 juillet 1570. Les dispositions en sont d'une rigueur extrême et il est hors de doute que saint Pie V entend légiférer pour toute la suite des temps, il le dit expressément à plusieurs reprises. Les rites de plus de deux cents ans d'ancienneté restent autorisés. Sous cette seule réserve, c'est au nom de la sainte obéissance qu'il prescrit à tous les prêtres, de quelque dignité qu'il soient revêtus et quand ils seraient cardinaux de la Sainte Église Romaine, de ne rien ajouter, retrancher ni modifier à son missel, lequel pourra librement et licitement être utilisé en quelque temps que ce soit, sans qu'aucun supérieur ait le droit d'imposer une célébration différente.
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Une dernière stipulation est particulièrement remarquable : saint Pie V exclut expressément que sa bulle puisse jamais être abrogée ou atténuée (*moderari*) *:* elle devra subsister toujours en vigueur, dans toute sa force ([^52]).
Il n'empêche qu'en dépit de l'interdiction formelle de tout changement des pontifes ultérieurs ont apporté au *Missale Romanum* de légères retouches. Pour ne citer que la dernière : l'adjonction, dans le canon, par Jean XXIII, du nom de saint Joseph après celui de Marie. Alors, pourquoi ne pas accepter la nouvelle messe ? S'étant constituée progressivement, la liturgie ne peut être fixée une fois pour toutes. La messe de saint Pie V remontait pour l'essentiel à plus d'un millénaire ; mais au cours même de ce millénaire le saint sacrifice n'avait pas été partout et toujours célébré de façon absolument identique ([^53]). A plus forte raison, la messe de 1570 n'était-elle pas de tout point celle des premiers temps. N'est-il pas normal, dès lors, que la messe du XX^e^ siècle ne soit pas celle du XVI^e^ ?
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Il faut recourir ici à la distinction capitale établie par Salleron entre *développement* et *évolution.* « Un enfant qui devient un homme obéit à la loi du développement. Un singe qui devient un homme (si cela se trouve) obéit à la loi de l'évolution. » ([^54]) Dans le premier cas phénomène de croissance ; dans le second, phénomène de mutation.
Cette distinction posée, il est clair que l'insertion du nom de saint Joseph dans le canon relève de la première espèce. Pas l'ombre d'altération substantielle. Tout au plus pouvait-on se demander si cette addition n'ouvrirait pas la porte à des modifications autrement périlleuses, et c'est pourquoi saint Pie V avait été sage de prescrire un formulaire rigoureusement immuable. Il savait que lorsque les temps sont troublés, la prudence refuse des permissions légitimes en elles-mêmes, mais qui risquent de conduire à des abus.
Tout autre est le cas de la nouvelle messe. Elle n'est pas positivement hérétique ; mais le changement est indéniablement substantiel.
La grande pensée de saint Pie V est de barrer définitivement la route à l'hérésie. Il ne compose pas cependant une messe qui s'en prenne directement aux nouveautés contraires à la foi catholique ; pour mieux affirmer la continuité de la doctrine, il demande à ses experts de codifier la messe traditionnelle (*ad pristinam Missale ipsum sanctorum Patrum norman et ritum restituerunt*) : du seul fait de ne plus pouvoir être changée, la messe promulguée exclura les nouveautés apparues postérieurement à l'époque où elle s'est constituée, comme celles qui pourraient ultérieurement survenir. De là les deux cents ans d'ancienneté exigés pour les rites plus ou moins différents, latins ou orientaux, qui restent autorisés, deux siècles étant nécessaires pour remonter au-delà de Luther, jusqu'à Jean Huss et même Wyclef. La messe est au cœur de la vie spirituelle de l'Église : en en fixant à jamais les formules, saint Pie V en faisait la citadelle où l'hérésie ne pourrait avoir accès.
Le dessein de Paul VI est exactement l'inverse : il veut bien, lui aussi, une messe catholique ; mais c'est proprement un *Novus Ordo Missae* qu'il fait composer par ses experts, et cet *ordo,* il le veut tel que, sans aller contre la doctrine, il en voile assez soigneusement les arêtes pour que les protestants n'aient pas à changer de théologie pour l'accepter, comme, de fait, il est advenu. Point de reniements positifs, mais des silences conduisant à l'équivoque.
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C'est assez pour que ces *res novæ* (car c'est bien le terme propre) ne soient pas croissance, mais mutation. Dira-t-on que, de même que saint Pie V, dans la plénitude de son pouvoir, avait fixé la façon de dire la messe, Paul VI, en vertu de la même plénitude, avait pareillement le droit de promouvoir une façon différente ? Ou faut-il admettre qu'un pontife puisse lier ses successeurs, dont le pouvoir n'est pas moindre que le sien ?
Le principe de la réponse est simple. Il le peut indubitablement en matière dogmatique : ce qu'en vertu de son infaillibilité un pape a proclamé vrai ne saurait devenir faux sous un autre pape. Non moins indubitablement, il ne le peut en matière disciplinaire : ce qui était bon pour une époque ne le sera pas nécessairement pour une époque très différente. Seulement, en l'espèce, ce qui rend le problème délicat, c'est que si la façon de dire la messe est par sa forme affaire de discipline, la matière en comporte essentiellement des incidences dogmatiques, et, de ce chef, ne saurait laisser une entière liberté.
Il faut de plus considérer que la mutation ne pose pas une, mais deux questions. Il ne s'agit pas seulement de savoir si la nouvelle messe est légitime ; il s'agit encore de savoir, la conséquence n'étant pas nécessaire, si du même coup l'ancienne a cessé de l'être. Or, c'est sur ce second point que *Quo primum tempore* est particulièrement formel : ne pourra jamais être abrogé ni seulement atténué que personne puisse être contraint de célébrer la messe autrement qu'il n'est fixé dans la bulle. Et je ne dis pas que Paul VI n'ait pas le droit d'envoyer la bulle de saint Pie V rejoindre le serment antimoderniste de saint Pie X au musée des textes périmés, je ne suis pas assez savant pour en décider. A tout le moins tombe-t-il sous le sens qu'une prescription aussi impérieuse ne saurait être abrogée que par un document non moins solennel que celui qui l'a posée. Or, à ce jour, ce document n'est pas venu. Paul VI souhaite-t-il personnellement que sa messe remplace un jour totalement la messe de saint Pie V ? C'est possible, même vraisemblable si l'on veut ; ce n'est pas sûr, et, s'agissant de ses sentiments d'homme privé, peu importe. Ce qui est en revanche tout à fait certain, « est que jusqu'à présent il n'en a pas donné l'ordre, comme s'il ne s'en reconnaissait pas le pouvoir. Il laisse le champ libre aux pressions administratives des conférences épiscopales et de ses bureaux du Vatican, il n'a pas encore engagé sur ce point la plénitude de sa responsabilité de pontife. Mieux que cela : d'après la lettre du cardinal Heenan, archevêque de Westminster, au président de la Latin Mass Society, « il ne regarde pas comme déraisonnable de garder une certaine nostalgie de l'ancien rite et n'interdirait pas absolument l'usage occasionnel du Missel de 1965, amendé en 1969, pourvu que tout danger de division soit évité ».
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Bref, *Quo primum tempore* demeure toujours debout.
Alors ? Alors je conclus qu'il est tout ce qu'il y a de plus sûr que, sans qu'il lui faille en demander l'autorisation à son évêque, un prêtre peut continuer de dire la messe de saint Pie V *absque ullo conscientiæ scrupulo aut aliquarum poenarum, sententiarum et censurarum incursu *: cette autorisation lui a été donnée par une autorité supérieure et jusqu'à présent n'a pas été retirée par le seul homme au monde qui détienne autant d'autorité. D'où il suit qu'en ne voulant pas qu'il y ait de messes de saint Pie V dans son diocèse, le cardinal Renard abuse. Le rite n'en est pas illicite.
Cependant, soyons exacts. Le cardinal Renard n'a pas dit qu'il le fût. Je ne sais s'il est un bien habile homme, mais le fait est qu'en usant de l'interrogation négative -- « L'unité n'exige-t-elle pas... ? », -- il n'affirmait rien, tout en aboutissant au même résultat que s'il eût affirmé : les lecteurs inattentifs auront cru que la messe de saint Pie V était prohibée. Ce que c'est, tout de même, que de savoir écrire !
Henri Rambaud.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
TOUTE CRÉATURE est devant Dieu comme rien, il faut donc entendre pour nous par rapport à Dieu la distinction du sacré d'avec le profane, et non pas directement par un rapport à Dieu qui anéantit. Mais alors, dira-t-on, comment distinguer pour nous, puisque anéantis nous-mêmes par rapport à Dieu ? Eh bien, le sacré doit consister à nous mettre en adoration, il n'y a de profane que par l'inaptitude à le faire ; faut-il donc demander l'inaptitude de quoi, ou l'inaptitude pour qui ? Le fait est que notre faiblesse a besoin d'un sacré par institution.
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La première page de l'initiation aux ensembles des élèves de Sixième fait-elle de la *communauté* familiale une *collection* d'individus, qui proteste est ennemi de la science et un grotesque, me dit-on ; sans doute pour me voir rire de ce nouvel avatar du démocratisme, comme il s'ignore scientifiquement.
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« Évidemment, les étudiants vont manifester à Madrid pour l'anniversaire de... » (*France-Inter,* 13 h., 20 janvier). La pluie radiophonique des « évidemment » et des « bien sûr » peut paraître d'un laisser-aller sans bornes et maniaque ; mais en fait, rien de ce genre, jamais, n'arrose une fleur de Franco, des colonels grecs, ou même de Nixon.
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« Une question que l'Évangile pose à tous les chrétiens : « Comment être fidèles à l'amour au sein des conflits qu'engendre notre société ? » (*Figaro,* 21 janvier). En fait de conflits, l'Évangile parle on ne peut plus net de ceux de l'amour lui-même ; conflits non seulement à craindre, mais inévitables, puisqu'il s'agit d'aimer Dieu *par-dessus tout,* et le prochain *comme soi-même.* (Matthieu, 22/34-40 ; 10/24-26.)
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Moralement, la volonté se veut bonne ou mauvaise selon qu'elle fait sienne telle fin ; mais, comme elle veut sa fin, elle veut, pour l'atteindre, telle manière d'agir, et celle-ci, en soi et par les circonstances, a une valeur morale mesurée par la raison, indépendamment de la volonté, d'une part, et que, d'autre part, la volonté assume en voulant agir de telle manière ; ce bon sens de la Somme de théologie (Ia IIae, q. 20), qu'en reste-t-il aujourd'hui, où la fin d'amour prétend suffire, et donne pareille insanité pour l'Évangile même ?
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Posez en principe que tous les hommes sont égaux, tous ont droit à l'égalité ; force est bien alors que toute inégalité fasse une injustice, ou de Dieu, ou des hommes ; et qui le met en doute, fasciste ou raciste, est bon à tuer. Disons donc que la justice est *impossible,* avec le principe de l'égalité ; or la justice impossible, c'est la guerre sans fin.
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On peut se demander si l'abandon de la doctrine des vertus et des vices n'a pas fait du péché originel, ce mystère, un pur scandale. Si la justice originelle comporte la possession de toutes les vertus, le péché originel en dépossède sans avoir, Dieu merci, à nous jeter dans tous les vices, ni dans un seul vice. A voir comme l'on en parle quand on prétend y croire, qui dit péché originel dit l'homme vicieux ; au besoin, on nommera tel ou tel vice, et l'on ne réfléchit pas que si le naturel de certains hommes y est opposé, ils auraient donc échappé au péché originel, celui-ci imposant ces vices-là ? Mais pour faire du péché originel, aujourd'hui, pis qu'un scandale, une turlutaine, suffit-il pas d'un pareil poids du passé hypothéquant tout l'avenir, d'une telle dépendance des hommes à un père de l'humanité ?
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Les enfants consentent fort bien à être enseignés, voilà sans doute la portée la plus actuelle de l'évangélique : *nisi effîciamini ut parvuli, --* la docilité de la leçon thomiste : *oportet addiscentem credere.*
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« Car il en est plusieurs qui marchent en ennemis de la croix du Christ,... qui font leur dieu de leur ventre, et mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte, n'ayant de goût que pour les choses de la terre. » Parlant de la sorte à ses chers Philippiens (3/19), saint Paul pouvait-il avoir la même pensée qu'en disant aux Corinthiens (II, 6/15-16) : « Quel accord y a-t-il entre le Christ et Bélial ? ou quelle part a le fidèle avec l'infidèle ? Quel rapport y a-t-il entre le temple de Dieu et les idoles ? » S'agit-il de fausse religion dans le premier cas ainsi que dans le second, du moment qu'il y a de part et d'autre un faux dieu ? Suffit-il d'un faux dieu pour faire une fausse religion qui soit vraiment une religion, ou faut-il encore que le faux dieu soit *vraiment tenu pour un dieu ?* Et en irait-il de la sorte, « n'ayant de goût que pour les choses de la terre » ? Je pose la question à qui veut voir une religion chez les sans-Dieu du communisme. A défaut de réponse, je propose une explication de semblable mirage : l'universelle fascination de la totalité, qui transfigure un Staline « humanitaire » face à un Hitler raciste, n'importe de part et d'autre le fléau de Dieu.
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« Les antibiotiques ont fait, dans les hôpitaux, reculer l'hygiène de vingt ans. » Cette déclaration du docteur Villain à *France-Inter,* (13 h., 25 janvier), est inouïe ; voilà un progrès que l'on précise, (« l'antibiotique, un tueur indispensable dans une guerre éclair »), et que l'on veut bien voir comme une régression, (également précise : « nous n'avons même pas des robinets que nous puissions ouvrir du coude pour nous laver les mains »).
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Inséparables de l'unité, faiseurs d'unité parmi les hommes, le vrai, le bien, le beau, peuvent-ils rivaliser avec l'erreur multiforme, avec le mal multiforme, avec la multiforme laideur, quand la liberté consiste par le choix de n'importe qui, dans la mesure où n'importe qui peut y voir son choix à lui, et non pas, au contraire abominable de la liberté moderne, quelque obéissance que ce puisse être ?
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L'erreur *totalitaire* n'est pas de vouloir que les hommes soient à leurs propres yeux des membres du *tout social* selon l'existence, et se conduisent en conséquence ; la doctrine de la *justice sociale* chez saint Thomas subordonne au bien commun *l'exercice de toutes les vertus ;* (tel article sur le mérite moral, -- Ia IIae, 21, 3, -- a de quoi surprendre le lecteur moderne, et par ses objections modernes, et par le sens social qui s'y oppose en pleine lumière) ; le citoyen n'est pas tout l'homme, l'homme ne doit pas moins n'agir en aucune façon comme s'il n'était pas citoyen. L'erreur totalitaire consiste à vouloir obtenir par les moyens de l'*État* ce que ces moyens peuvent et doivent seulement respecter et favoriser du dehors, sous peine de l'incohérence d'un ordre moral sans sujet moral. Double erreur d'identifier la société à l'État, et de réduire l'homme à son existence en tant que telle. (Contre quoi Ia IIae, 21, 4, ad 3.)
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« Les jeunes d'aujourd'hui... parlent librement sans s'inquiéter de scandaliser les anciens. » (L'évêque de Lille, *Figaro,* 31 janvier). « Parler librement », il s'agit de communiquer à autrui sa manière de voir et de sentir, sans faire compte d'autre chose que d'elle-même, et c'est-à-dire, pour être libre avec son prochain, s'en tenir à soi. « Sans s'inquiéter de scandaliser les anciens » insiste et confirme : tenant pour nul et non avenu ce que l'on sait de l'opposition des anciens à pareille manière de voir et de sentir. Liberté d'aujourd'hui pour jeunes d'aujourd'hui, comme des chiens crevés au fil des eaux sales d'aujourd'hui.
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L'amour arrache à soi-même et jette à l'être aimé ; lors donc qu'il n'y a pas de différence d'aimer les hommes à aimer Dieu, ne serait-ce pas que l'on aime sortir de soi-même, voilà tout, et c'est-à-dire que l'on s'aime seul ? Paradoxe autant qu'il plaira ; mais quoi de si paradoxal que de prétendre se donner à Dieu tout du même élan qu'aux hommes ? S'il ne suffit pas à l'amour de sortir de soi-même pour l'amour de soi, faut-il donc que Dieu nous soit comme l'un de nous ? L'Évangile veut nous donner aux hommes, certes, du même élan qu'à Dieu, mais cet élan à Dieu non seulement premier par hypothèse, mais tout l'Évangile appliqué à nous en dire et redire le précepte, les exigences, les conditions, les moyens de bon sens et de grâce, -- notre vie à la suite du Sauveur, aimant comme Il a aimé.
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La confiance au Saint-Esprit du libre-examen protestant n'est pas absurde ; le délire se trouve du côté des hommes, à vouloir plus fidèle à l'Esprit la majorité comme telle, si bien que le libre-examen, laïcisé, fasse de la démocratie la politique de l'Écriture sainte, -- ce qui revient à réduire l'Esprit Saint à un accessoire de la majorité dans la confiance donnée au libre-examen.
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On ne peut avoir droit qu'à la justice : peut-être y a-t-il quelque utilité à énoncer cette vérité de La Palisse, par exemple à qui parle de son droit au bonheur, et c'est-à-dire de son droit d'être aimé.
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Maintes sortes de choses se cachent dans un intérieur où la connaissance de l'homme doit s'enfoncer. Les apparences nous cachent la nature des êtres, les mots nous cachent le sens des mots, les comparaisons et les images nous cachent la vérité qu'elles expriment, le réel à comprendre est en quelque sorte renfermé dans la réalité offerte à nos sens, les causes nous cachent leurs effets et les effets leurs causes ; voilà par rapport à quoi on peut parler de l'intelligence. Autre observation lapidaire du même penseur : l'homme ne fait pas nombre avec l'animal, il fait partie du genre animal.
Quel penseur, et sans doute quel savant moderne ? Saint Thomas d'Aquin. (IIa IIae, 8, I, et Ia IIae, 26, 4.)
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Les hommes peuvent-ils être faits pour vivre en société sans être faits pour obéir et pour commander ? L'égalité qui s'y oppose n'est-elle pas monstrueuse ?
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La différence des riches aux pauvres que je vois dans l'Évangile, c'est l'extrême difficulté pour les premiers, au contraire des seconds, de ne pas s'abandonner à la tentation de vouloir son ciel sur la terre et son Dieu en soi-même. Force m'est bien de constater là-dessus que mon temps, très riche à ses propres yeux au regard du très pauvre passé, n'entend rien de rien à pareil évangile des riches et des pauvres, et tombe au plus bas de la tentation des richesses avec une inconscience inouïe, (Bossuet dirait : avec une superbe diabolique).
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L'homme est une *personne* qui appartient au monde des *choses*, il faut le dire absolument de l'un et de l'autre, non pas exclure ceci par cela, qui est le sophisme de la liberté. Dieu seul étant la Fin, celle de l'homme en particulier, l'homme est un *moyen* pour l'homme, il ne peut être *fin* qu'en un certain sens, et dire absolument ceci pour exclure cela est le sophisme de l'égalité.
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Vouloir bon absolument ce que l'on a telle ou telle raison de trouver bon, et, de la sorte, aimer au lieu de détester son pire mal et celui des siens, -- cette analyse de saint Thomas (Ia IIae, 27, 1) n'illumine-t-elle pas le fantastique tohu-bohu des « prises de conscience » modernes ? Mais ce tohu-bohu n'est-il pas le monde même, au sens où l'Écriture oppose l'amour du monde à l'amour du Père (I Jean, 2/15-16) ? Mais encore, que nous dénonce la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie, sinon l'homme même abusant de ses trois ordres, faisant bien absolu de son plaisir animal, de sa joie de connaître, de sa grandeur spirituelle, et, à mesure, adorateur de bête, adorateur de science, adorateur de démon ?
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On a longtemps parlé de *gageure* pour souligner la disproportion des moyens à la fin ; les *paris* d'à présent dispensent le volontarisme de subordonner l'action aux moyens que l'on peut avoir, et non seulement aux fins que l'on se donne. Gageure disait prudence, pari dit « prise de conscience ».
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« Laisser l'intransigeance pour le réalisme », (*France-Inter*, 13 h., 28 février), suppose comme évident que l'intransigeance ne peut pas être réaliste ; ce serait un peu gros, si quelque chose pouvait l'être encore ; mais il y a mieux, puisque cela se dit à l'honneur d'un réalisme où l'idéologie démocratique n'arrête pas d'exiger la reddition sans condition de tout ce qui se défend contre elle à droite, et de céder sans condition à tout ce qui l'attaque à gauche. Et Formose le fait voir une fois de plus, et c'est de Formose, bien entendu, que parlait notre radio formosissime.
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Agir comme il semble bon est infiniment équivoque, et quant au bien, et quant aux manières d'en juger. Agir en propriétaire de soi-même a la fausseté incohérente de se réduire soi-même à quelque chose, à un esclave de soi-même, et cela, contre le droit de Dieu et celui de la société, à qui l'on appartient personnellement au sens le plus fort : pour que personne il y ait. La liberté sans perversion consiste à disposer de soi-même en esprit et en vérité ; certes, il reste à définir ce que la raison exige en cela, mais au moins est-on averti d'avoir affaire à elle, et non pas de jouir de soi comme les animaux en liberté. Jouir de soi se moque d'être soi ou de se détruire, disposer de soi exige d'être et de rester soi pour être libre.
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Signées Louis Veuillot, des lignes sur la francisation des Algériens par une douce christianisation peuvent être citées à la radio (*France-Inter,* 13 h, 29 février), sarcastiquement ; des lignes toutes pareilles du Père de Foucauld seront ignorées ; à cela près, notre radio est française, et non moins franche, aux deux sens de la liberté et de l'honnêteté.
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Le chrétien est-il un juste par la justice de Dieu qu'il reçoit dans toute sa vie, ou par la justice qu'il réclame, homme entre les hommes, de la vie des autres ? La conscience moderne distingue : réclamer la justice des autres, distributivement, est une hypocrisie ; réclamer la justice des autres pris collectivement, et c'est-à-dire en société (capitaliste), c'est la justice sans hypocrisie, dit-elle.
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Baptême et avortement : respecter la liberté de ses enfants incline à ne pas leur donner la vie éternelle, mais ne gêne pas pour leur ôter la vie de ce monde.
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L'Église a toujours été du côté du pouvoir, elle ne change pas étant aujourd'hui du côté du pouvoir révolutionnaire, déjà vainqueur des pouvoirs établis de par les principes mêmes de la société moderne. Vérité apparente et non réelle : *l'Église du côté du pouvoir est pour l'autorité, l'Église du côté de la révolution est contre l'autorité ; or l'Église elle-même est l'autorité du Christ sur tout homme,* et il y a donc retournement inévitable de l'Église contre elle-même, en fait, quelles que soient les intentions, du moment que l'Église se déclare, au rebours de Jésus en son temps, avec les zélotes contre le tribut à César, signe de l'autorité de César. Telle est la vérité de l'Église après Pie XII, et la grande déchirure de l'autorité du Verbe de Dieu sur tout homme venu au monde.
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Jésus a dit et répété qu'il faut être semblable aux enfants pour entrer dans le Royaume des cieux (Matthieu, 18/3, 19/14, et parallèles Marc et Luc) ; mais les trois synoptiques et Jean (12/25) attestent également la nécessité de haïr et de perdre sa vie (en ce monde) pour la sauver (en Dieu), -- et quoi de moins conforme à l'enfance ? Voilà peut-être où s'affirme le plus fort la dualité du véritable Évangile de Jésus-Christ, sa véritable humanité. « Je choisis tout », dit la petite Thérèse, et la moderne petite madame Françoise Parturier trouve une revendication du sacerdoce où il s'agit de l'universelle votation de l'amour, « la vocation de *guerrier,* de *prêtre*, d'*apôtre*, de *docteur,* de *martyr*,... d'un *Croisé*, d'un Zouave Pontifical », et, « tout en désirant d'être Prêtre, j'admire et j'envie l'humilité de saint François d'Assise et je me sens la vocation de l'imiter en refusant la sublime dignité du *Sacerdoce *»*.* Plusieurs pages (Manuscrits autobiographiques, pages 226/229) disent ainsi les « petits désirs enfantins » de l'amour, mais d'un amour qui a choisi à quinze ans, et tenu jusqu'à la mort, de perdre sa vie terrestre au carmel.
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Si l'on veut contester radicalement la société, il est d'une justesse de pensée surprenante de le faire en se mettant tout nu et en rejetant la politesse comme une hypocrisie, car c'est-à-dire quoi, sinon le refus d'une différence entre vivre seul et vivre avec les autres ?
Paul Bouscaren.
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### Éléments pour une philosophie du réel
*Chap. IV -- suite*
par le Chanoine Raymond Vancourt
Les principes, une fois découverts, doivent permettre aux philosophes d'expliquer la Totalité du réel. Descartes tire du *Cogito* l'existence de Dieu et celle du monde extérieur ; Spinoza reconstruit l'univers, *more geometrico,* à partir de la définition de la substance ; les idéalistes allemands, Fichte par exemple, procèdent de même et bâtissent de somptueux édifices conceptuels sur des fondements censés inébranlables. Les empiristes ne leur reprochent pas d'employer la déduction, puisqu'à vrai dire, personne ne peut s'en passer. La question est de savoir ce que valent les principes sur lesquels on s'appuie et s'ils sont capables de jouer le rôle qu'on leur assigne.
Ces principes ne s'identifient point à des généralisations de faits d'expérience ; ils ne seraient alors que probables et les constructions qui s'élèveraient sur de telles fondations apparaîtraient branlantes. Les philosophes l'ont compris. Les principes qu'ils évoquent possèdent, à les en croire, une valeur absolue, universelle, évidente ; ils sont « logically certain ». -- En est-il vraiment ainsi ? -- Ayer, examinant le cas du Cogito cartésien, parvient à montrer, sans trop de peine, qu'il n'en est rien.
On dit généralement que le *Je pense* constitue une donnée évidente, impossible à mettre en doute et dont nous pouvons tirer nos autres connaissances. Cette interprétation, selon M. Ayer, accentue trop l'aspect psychologique du *Cogito.* Un appel à des états de conscience tels que l'intuition et l'évidence, s'avère insuffisant pour fonder un principe premier.
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Celui-ci doit s'imposer rationnellement sur le plan logique, c'est-à-dire consister en une proposition qu'il serait contradictoire de nier. -- Le *Cogito* réalise-t-il cette condition ? -- Certainement pas sous sa forme habituelle, car en disant *Je* pense, on fait intervenir, dès l'abord et indûment, l'idée d'un sujet permanent, d'une substance pensante. -- On pourrait adopter une formule plus modeste, le *Je pense* signifiant alors : *Il y a* de la pensée. Mais, même si cette dernière proposition était « logiquement certaine », elle ne suffirait pas à Descartes. Du fait qu'il y a présentement de la pensée, il ne découle point qu'il y en aura dans la suite ni qu'il existe un Sujet permanent reliant entre elles les pensées successives. Comme le note Hume, derrière lequel s'abritent volontiers les néo-positivistes, aucun événement n'implique intrinsèquement le suivant. Si un fait permet d'en attendre un autre, c'est que notre prévision s'appuie sur des lois découvertes par l'induction. Il s'avère impossible, en partant de ce qui est immédiatement donné, d'en tirer quoi que ce soit par pure déduction. Il est par conséquent vain de vouloir construire un système déductif sur des propositions décrivant les données immédiates. Certes, de *principes a priori* on peut tirer des conséquences ; mais celles-ci seront « purement tautologiques » et « from a set of tautologies, taken by themselves, only further tautologies can be validly deduced » ([^55]). Les philosophes ne se contentent point d'un système de tautologies, car ils prétendent expliquer le réel. L'exemple de Descartes devrait leur faire comprendre que toute philosophie déductive, qui s'efforce de reconstruire l'univers à partir d'un ou de plusieurs principes, s'avère à tous égards impossible ([^56]).
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La critique du vocabulaire métaphysique, critique dont nous venons de présenter quelques spécimens ([^57]), vise à montrer que les philosophes manquent aux règles fondamentales de la logique, aussi bien lorsqu'ils posent les problèmes que lorsqu'ils imaginent des solutions, Carnap, non sans malice, fait état de l'aveu de Heidegger, déclarant avec franchise qu'en ce qui concerne le problème du néant, « question et réponse... sont également absurdes en soi... La règle fondamentale de pensée..., le principe de non-contradiction, la logique, font que la question s'évanouit ». Mais tant pis pour la logique ! Son règne doit finir ! « Si la puissance de l'intelligence est renversée en ce qui concerne les questions sur le néant et l'être, le règne de la logique verra son sort décidé par là même et ce sera la fin de sa domination en philosophie. L'idée même de logique se volatilise dans le tourbillon d'une question plus primordiale » ([^58]). Devant ce texte, Carnap triomphe : « Voilà qui confirme on ne peut mieux notre thèse ; un métaphysicien en vient à établir ici même que ses questions et ses réponses sont inconciliables avec la logique et la façon de penser dans la science » ([^59]). Pourquoi ? Pour la raison fondamentale sur laquelle les néo-positivistes reviennent sans cesse : N'ont de sens que les propositions dans lesquelles on ne se hasarde pas à parler de ce qui est « au-delà ou derrière l'expérience » ([^60]). Point de place, par conséquent, pour une intuition de réalités transcendantes. Il n'est pas possible, non plus, de les rejoindre, éventuellement, à l'aide d'un raisonnement qui partirait de l'expérience ; et Carnap évoque un exemple sur lequel nous aurons à revenir : « la thèse du néo-vitalisme et son *entéléchie* agissant dans les phénomènes organiques, tout en ne pouvant pas être elle-même saisie physiquement » ([^61]). Inutile également de s'intéresser à « l'essence du rapport causal, par delà l'établissement de certaines régularités dans les successions » ; et, affirmation à première vue plus étonnante, inutile de vouloir constituer une philosophie de la valeur ; point de place pour une « éthique ou une esthétique en tant que disciplines normatives » ; il n'y a de science que de ce qui est et non de ce qui doit être ([^62]). Enfin, toutes les théories de la connaissance, qui font intervenir, peu ou prou, des principes métaphysiques, sont, elles aussi, dénuées de signification et doivent être éliminées ([^63]).
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Après ce massacre, que restera-t-il de la philosophie ? -- Neurath voudrait qu'on ne se serve plus de ce terme, afin d'éviter toute équivoque ([^64]). Les autres empiristes sont moins rigides. Ils continuent d'en user, mais attribuent à la philosophie une tâche nouvelle. Sa mission est de passer au crible de la logique scientifique les différentes formes du langage humain ; elle remplit ainsi une « fonction thérapeutique » des plus utiles. L'analyse doit épurer le langage, détecter les mots et les propositions qui ne signifient rien : besogne indispensable, « dans les conjonctures actuelles », pour nous libérer des erreurs dont la philosophie a encombré l'humanité. Elle joue aussi un rôle positif : « elle sert à exposer le caractère logique des concepts et des propositions qui ont du sens », qu'il s'agisse du langage employé dans la vie quotidienne ou de celui des sciences du réel et des mathématiques. Les résultats auxquels elle parvient s'expriment en des énoncés qui ressortissent à la « syntaxe pure » et à la « syntaxe descriptive », et qui, sans aucune contradiction, se traduisent dans la langue même sur laquelle porte le travail d'élucidation ([^65]). Ainsi, l'analyse « logique » du langage courant et scientifique, constitue la philosophie, que l'on peut appeler indifféremment « philosophie scientifique » ou « logique de la science ». L'emploi du terme « philosophie » se légitime, car l'analyse a une portée universelle, puisqu'elle s'applique à toutes les formes du langage. Elle ne se confond pas avec l'une ou l'autre des sciences du réel ; elle ne se réserve aucun secteur de la réalité, ces différents secteurs relevant chacun d'une discipline particulière. La philosophie s'acquitte cependant d'une tache bien définie, qui ne se confond pas avec celle des autres sciences, aucune science ne pouvant accomplir elle-même, sur son propre terrain et par ses seuls moyens, la critique qu'entreprend la philosophie. Par ailleurs, celle-ci ne s'assigne point comme but de trouver les fondements derniers de la science, d'en apporter une justification a priori, à l'instar des théories classiques de la connaissance : la science n'a nul besoin d'une telle justification ; elle ne mendie aucun appui à l'extérieur, elle se suffit.
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L'analyse logique s'offre simplement à purifier les énoncés dont l'homme se sert ; mais la modestie de ses ambitions ne l'empêche point de rendre aux savants -- et à d'autres -- d'éminents services ([^66]).
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La philosophie, ainsi conçue, ne dépasse pas le plan scientifique ; elle consiste dans l'application d'une science (la logistique) aux autres sciences et à la connaissance vulgaire ([^67]). Qu'on baptise ou non ce travail : « philosophie » importe peu. L'essentiel est de comprendre que la philosophie classique a désormais cédé la place aux sciences. O. Neurath, qui pousse jusqu'au bout les exigences du néo-positivisme, le déclare sans ambages. Il appartient aux savants -- et à eux seuls -- de mettre de l'ordre dans leur maison ; pas besoin de quémander le secours d'autrui ([^68]). La logique dont ils se servent, devenue enfin une discipline scientifique, opère au plan des sciences, tout en respectant l'autonomie et la spécificité de chacune d'elles ([^69]).
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Il est permis de la considérer, à cause de son usage universel, comme une philosophie, pourvu qu'on se rappelle qu'elle n'a plus rien d'une théorie de la connaissance du type traditionnel. D'accord à cet égard avec la plupart des empiristes logiques ([^70]), Neurath conclut que, le dernier bastion de la philosophie étant tombé, il ne demeure plus, en dehors de la connaissance vulgaire, qu'un seul mode de connaissance valable : la science.
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Et pourtant, la philosophie signifiait quand même quelque chose ; les empiristes l'avouent et essaient d'en rendre compte en la confrontant avec la religion et l'art. Ces activités, d'après Carnap, traduisent, chacune à leur manière, le sentiment que nous avons de la vie, sentiment qui s'exprime d'abord dans la poésie et les mythes, et qui revêt, dans la métaphysique, une forme plus conceptuelle et plus systématique. Si la philosophie se bornait à évoquer nos réactions devant le caractère protéiforme et mystérieux de la vie, elle ne mériterait pas qu'on lui jette la pierre et elle pourrait passer pour un succédané de l'art ou de la religion. Mais elle veut être considérée comme une forme de connaissance authentique et originale, ce qu'elle n'est pas ([^71]). Le philosophe devrait user du langage comme le poète ou le mystique, pour éveiller, suggérer ; il a le tort de vouloir argumenter, prouver. Qu'il s'efforce d'imiter l'artiste, le poète, le musicien, et de susciter en nous des impressions ([^72]). Malheureusement, il n'est souvent qu'un poète ou un musicien peu doué et il voudrait compenser cette déficience en présentant sa discipline comme une « science rigoureuse », alors qu'elle ne l'est pas.
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-- Ces reproches, fondés ou non, ont du moins le mérite de faire ressortir la question fondamentale que nous pose l'empirisme logique, et qu'il faut maintenant examiner.
#### IV. § 7. Les ambitions du scientisme.
Les empiristes logiques sont convaincus que, seules, les sciences renseignent valablement sur le réel ([^73]). En défendant cette position ils se rapprochent singulièrement des scientistes ([^74]). Ceux-ci prétendent que la raison est vraiment elle-même et remplit sa mission lorsqu'elle travaille à l'élaboration des sciences. Les efforts jadis déployés par les philosophes n'ont pas engendré une connaissance authentique et efficace de la réalité. A première vue, cette thèse semble paradoxale. La découverte de la raison par les Grecs, nous l'avons constaté, s'est effectuée surtout à l'occasion de recherches sur les problèmes politiques et philosophiques. Pour Platon et Aristote, le domaine de la métaphysique coïncide avec celui de la pensée rationnelle, dont ils découvriraient peu à peu la nature et les exigences. Si les sciences sont éprises de rationalité, elles le doivent, par conséquent, dans une large mesure, à la philosophie. -- Or, d'après les scientistes, ce que cette dernière propose relève du sentiment, de l'imagination et ne peut être qu'illusoire. Les sciences, nées de la philosophie et qui en ont manifestement hérité leur souci de rationalité, devraient donc se retourner contre leur mère, l'accuser d'avoir, dès le début, sombré dans l'irrationnel. Reproche excessif et qui repose sur un *a priori*. On suppose, en le formulant, que les sciences constituent le seul mode de connaissance répondant aux exigences de la raison ; tout le reste, y compris la religion et la philosophie, serait, au mieux, un produit de la sensibilité, du mysticisme ou du rêve. Dans cette perspective, point de place pour une instance rationnelle légitime, laquelle, sans être de la science (au sens actuel du terme), s'insérerait, par exemple, entre celles-ci et la foi religieuse. -- Que faut-il en penser ? La science est-elle seule capable de nous renseigner sur le réel ?
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La seule à satisfaire aux exigences de la raison ? La question, on le devine, est d'une extrême gravité. Il importe de l'examiner de près, en toute son ampleur.
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Elle concerne d'abord la réalité humaine. Que sommes-nous ? Quelle est notre destinée ? -- Ces problèmes, qui nous intéressent au premier chef, les sciences seraient-elles seules à même de les poser correctement et d'en trouver la solution ? -- Avant l'avènement, relativement tardif, des sciences humaines, on assiste certes à l'éclosion d'anthropologies religieuses et philosophiques ([^75]). A en croire les scientistes, les conclusions auxquelles elles ont abouti ne peuvent soutenir la comparaison avec ce que nous apprennent les sciences de l'esprit. Bref, *sri* nous voulons savoir ce qu'est réellement l'homme, consultons de préférence celles-ci ; elles nous fourniront des renseignements beaucoup plus sûrs.
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Nous n'allons point faire le bilan des résultats obtenus par l'anthropologie scientifique. Il suffit, pour notre propos, de la voir à l'œuvre dans l'étude d'un aspect particulièrement important de la réalité humaine. L'homme, sur notre terre, est le seul animal qui pense et parle : sur ce point tout le monde se trouve d'accord. Comme la nature d'un être se dévoile à travers ses activités, si nous savons ce qu'est la pensée et le langage, nous pourrons en tirer des conclusions plausibles sur les particularités de l'être humain. -- Les savants ne récusent pas ce principe ; ils prétendent seulement qu'il n'y a qu'eux à pouvoir analyser valablement nos activités, y compris celle qui nous distingue de l'animal : la connaissance. Dans l'Antiquité et au Moyen Age, l'explication qu'on en proposait était métaphysique. Plus tard, sous l'influence de Descartes, on a considéré l'examen de notre activité cognitive comme une condition préalable à l'édification d'éventuelles métaphysiques ; mais cet examen, on le concevait encore comme relevant de la philosophie, qu'on qualifiait alors de « transcendantale ». On ne pouvait procéder autrement tant que les sciences humaines n'avaient pas conquis leur autonomie.
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Maintenant que c'est chose faite, on doit se débarrasser de toutes les théories métaphysiques, philosophiques, transcendantales, voire phénoménologiques, de la connaissance et aborder l'étude de celle-ci par des méthodes positives, dans le cadre des sciences humaines, lesquelles éclaireront les divers aspects de notre activité cognitive et permettront d'en dégager des conclusions concernant notre nature ([^76]).
Connaître est un comportement humain, inséré dans le flux de notre vie consciente et inconsciente, différent du sentiment et de l'action, encore qu'il leur soit étroitement uni : c'est un événement vécu par le sujet. Le psychologue a le droit de s'en occuper et il prétend fournir d'utiles renseignements sur la genèse et le développement de notre activité cognitive, sur les influences qu'elle subit de la part des passions, du tempérament, de l'imagination, etc. Prétention en principe justifiée. -- On peut toutefois se demander si la psychologie est une science authentique, car certains paraissent en douter ([^77]). Et à supposer qu'on admette le caractère scientifique de cette discipline, on est quand même obligé de constater que toutes les difficultés ne disparaissent point pour autant. A quelle psychologie s'adresser ? Laquelle choisir ? Il n'en existe pas une seule, mais plusieurs et qui emploient des méthodes différentes. Allons-nous étudier l'activité cognitive à l'aide de l'introspection, de la réflexologie, du béhaviorisme, de la psychologie de la forme, de la psychanalyse, de la psychologie expérimentale, de la psychologie phénoménologique ?
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Il ne suffit donc pas de proclamer qu'il faut analyser l'activité cognitive par des méthodes positives, qui balaieront toutes les théories métaphysiques et transcendantales de la connaissance ; et il ne suffit point non plus d'ajouter, comme le fait Guillaume, que le béhaviorisme et la psychologie de la forme sont capables de remplir cette tâche, car il est, après tout, d'autres façons de concevoir la psychologie ([^78]). Toutefois ces difficultés ne sont peut-être pas insolubles et ne doivent pas nous empêcher d'admettre que la psychologie a quelque chose à nous apprendre sur le comportement humain en général et l'activité cognitive en particulier.
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Il en est de même pour la sociologie, discipline difficilement séparable de la psychologie, le social et l'individuel se mêlant en nous d'une manière inextricable. Les fondateurs de la sociologie ont rejeté les théories philosophiques de la connaissance, prétendu que notre activité cognitive doit s'étudier *modo scientifico,* et affirmé que la sociologie était particulièrement armée pour remplir cette tache, car elle « s'inspire de cet esprit de positivité auquel l'empirisme s'efforçait de satisfaire, sans y réussir. Elle laisse à la raison son pouvoir spécifique, mais elle en rend compte, et cela sans sortir du monde observable... ; elle l'explique par des causes naturelles » ([^79]). Dans les œuvres de Durkheim, Lévy-Bruhl et Mauss, on trouve les bases d'une interprétation sociologique de la connaissance qui se veut scientifique. Les sociologues contemporains ont continué sur cette lancée, tout en se mouvant dans un contexte plus large, où l'on retrouve les idées de Marx, de Nietzsche et de Freud. Les travaux de Sorokin et de Mannheim ([^80]), et dans une autre tonalité, l'ethnologie structuraliste de Lévi-Strauss, ont apporté à l'analyse de la connaissance des contributions appréciables. -- Il faut y ajouter celle des historiens qui, en nous révélant l'évolution des méthodes des sciences et les progrès dans les résultats obtenus, en recherchant les rapports qui existent entre le développement de notre savoir et celui de la société, nous font mieux comprendre les multiples conditionnements que subit notre activité cognitive.
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La psychologie, la sociologie et l'histoire demeurent en quelque sorte à l'extérieur du phénomène de la connaissance ; elles étudient l'action qu'exercent sur lui le tempérament, les passions, etc., ou le milieu et l'époque. La logique, à certains égards, envisage davantage en elle-même l'activité cognitive et pénètre plus profondément dans ses arcanes. Elle s'intéresse aux produits de la connaissance, tels qu'ils apparaissent dans le langage. Le logicien les isole en quelque sorte des processus psychiques, des conditionnements sociaux et historiques, ce qui lui permet de les examiner directement et de rechercher les conditions objectives de la connaissance idéale, qu'il s'agisse du savoir en général ou de l'une ou l'autre de ses formes particulières.
La logique, -- les néopositivistes le soulignent avec insistance --, constitue désormais une discipline scientifique, libérée elle aussi, du moins elle le prétend, de la philosophie. Elle a pris ses distances vis-à-vis de la « logique formelle » aristotélicienne, trop imprégnée à ses yeux de métaphysique, de la « logique transcendantale » de Kant et de la « logique ontologique » de Hegel. Discipline scientifique, elle aborde le phénomène de la connaissance sans avoir à opter au préalable pour une théorie métaphysique, sans devoir choisir, par exemple, entre le réalisme et l'idéalisme. A l'imitation des mathématiques, elle se crée un langage technique qui se recommande par sa précision et construit un monde de formes, de structures et de relations formelles, se plaçant ainsi sur un terrain philosophiquement neutre, dont elle évite soigneusement de sortir. -- Ainsi, la logique moderne, comme les autres sciences humaines, a conquis son autonomie ; elle est parvenue, nous dit Carnap, à « se libérer de la philosophie et à constituer un domaine proprement scientifique, où l'on travaille en suivant la méthode strictement scientifique, sans qu'il y ait lieu de parler de connaissances plus profondes ou plus élevées » ([^81]). Dès lors, elle constitue un des moyens sûrs, dont nous disposons pour éclaircir le mystère de la connaissance humaine.
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La logique scientifique, disions-nous, use d'un langage technique, imité des mathématiques, formulation schématique et idéale de la pensée, à laquelle on veut faire jouer un rôle de norme, car on attribue à la logique une « fonction thérapeutique, et une certaine juridiction sur toutes nos connaissances.
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Mais ce langage apparaît inévitablement comme une création artificielle et qui se conçoit seulement à partir des langues naturelles dans lesquelles se traduit notre activité cognitive ordinaire. Les empiristes logiques eux-mêmes l'admettent : « ...ni chronologiquement, ni logiquement, les langues naturelles ne sont des formes dégradées des langues logiques. Celles-ci ne sont que symbolismes artificiels, immergés, comme le souligne Beth, dans les langues naturelles : elles en naissent et tirent d'elles leur intelligibilité » ([^82]). Husserl faisait déjà une remarque analogue à propos du langage de la physique mathématique ([^83]).
Les langues naturelles jouent donc un rôle de premier plan dans notre activité cognitive, laquelle s'exprime à travers elles. Si on veut la comprendre, il faut, par conséquent, faire appel à la science du langage, à la linguistique, dont on peut dire qu'elle est à la fois une discipline très ancienne et très moderne, mais qui a obtenu un statut scientifique à une date relativement récente. Bien qu'à certains égards elle se cherche encore, cette discipline, si on en croit certains de ses admirateurs, n'en jouerait pas moins le rôle de science-pilote, voire de science-vedette. Puisque tous nos comportements, d'une manière ou d'une autre, reposent sur le langage ou se traduisent par lui, tant qu'on n'aura pas compris ce qu'il est, on ne pourra se vanter de connaître la nature humaine. Et comme le langage est propre à l'homme, son étude constitue la voie la plus directe pour découvrir ce qu'il y a en nous de spécifique. N'est-on pas en droit de conclure que la linguistique occupe une place de choix parmi les sciences humaines ? Mais pour qu'elle en soit digne et puisse jouer le rôle qui lui revient, elle doit se garder de toute contamination philosophique ou métaphysique : les linguistes les plus célèbres en ont manifestement le souci ([^84]).
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Ainsi l'analyse de nos activités, et très particulièrement de la connaissance, peut être entreprise de plusieurs côtés à la fois ; par la psychologie, la sociologie, l'histoire, la logique et la linguistique.
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Les savants sont d'avis que ces disciplines ne doivent pas marcher en ordre dispersé, mais au contraire entretenir les unes avec les autres d'étroites relations. On ne peut, par exemple, s'occuper de linguistique en faisant complètement abstraction de la psychologie du langage, de l'histoire des langues, de l'influence qu'exerce sur elles le contexte social, etc. ; et inversement, la psychologie, l'histoire, la sociologie et la logique ne se conçoivent pas sans la linguistique. Une collaboration entre les sciences humaines s'impose et aucune ne doit prétendre exercer une hégémonie sur les autres. La chose s'est produite cependant, à maintes reprises et on a vu surgir le psychologisme, le sociologisme, l'historicisme, le logicisme, à quoi on pourrait peut-être ajouter de nos jours le « linguisticisme » ([^85]). -- Les sciences de l'esprit s'intéressent toutes à une seule et même réalité : l'homme. Cette réalité s'avère tellement complexe qu'on peut l'envisager de plusieurs points de vue. Chaque science choisit le sien, qu'elle isole par une abstraction légitime, ce qui lui permet de se constituer un objet formellement distinct de celui des autres disciplines. Mais qui dit abstraction ne dit pas séparation et puisqu'il s'agit du découpage d'une réalité unique, il va de soi que les sciences qui s'en occupent auront de nombreux points de contact. Les scientistes l'admettent sans difficulté et, en conséquence, ils formulent leur thèse de la manière suivante : Tout ce que nous pouvons savoir sur l'homme et ses activités spécifiques provient des sciences de l'esprit et de leur étroite collaboration.
(*A suivre.*)
Chanoine Raymond Vancourt.
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### La dignité de Marie
par R.-Th. Calmel, o.p.
MARIE n'est pas une sainte parmi d'autres, elle est la sainte Mère de Dieu. Bien souvent j'ai répété cette admirable formule d'un saint prêtre séculier : l'abbé Thellier de Poncheville. Il me disait cela un jour que je le rencontrai en chemin de fer, peu de temps après avoir revêtu les livrées de saint Dominique : la robe blanche et le scapulaire, avec le rosaire à la ceinture.
Si Marie n'est pas Mère de Dieu, si l'être saint à qui elle a donné la vie par l'action du Saint-Esprit, n'est pas une Personne divine, *consubstantiel* au Père selon la divinité, si son Fils n'est pas Dieu en personne, autant dire que Marie n'existe pas en ce qui la fait être Marie. Elle prend rang parmi les autres saintes, moins connue du reste que bien d'autres, mais il n'est pas vrai qu'elle mérite un culte absolument propre et réservé. Il n'est *plus* vrai qu'elle soit la femme bénie entre toutes les femmes. Si Marie n'est pas Mère de Dieu, on ne voit pas pourquoi nous maintiendrions encore comme une vérité indiscutable qu'elle est préservée de toute tache, et d'abord de la tache qui affecte tout être humain à raison de notre nature : la tache originelle. Pour quelle raison la nature dont, comme chacun de nous, elle a hérité d'Adam serait-elle, dans son cas, exempte du péché d'Adam ? Pourquoi faudrait-il qu'elle soit comblée de grâce dès l'instant de sa conception et à l'abri du moindre péché pour la suite de ses jours ? *Je vous salue, Marie, pleine de grâce,* redit l'Église depuis deux mille ans, à la suite de l'Archange Gabriel. Mais, si Marie n'est pas Mère de Dieu, la salutation *pleine de grâce* n'est plus qu'une pieuse hyperbole.
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Si elle n'est pas Mère de Dieu pourquoi donc, à la différence de tous les hommes sans exception, n'aurait-il existé dans son âme rien d'autre que la grâce ? D'ailleurs ce n'est pas seulement le privilège de l'Immaculée-Conception qui s'écroule, ce sont tous les autres, si Marie n'est pas en toute propriété de termes *Mère de Dieu.* Dans l'hypothèse hérétique qui nie la maternité divine on n'arrive plus à justifier l'universalité de l'intercession de Marie, ni son Assomption, ni même sa prérogative la plus admirable en suite de sa maternité divine, je veux dire la virginité perpétuelle. Il faut bien y prendre garde : si Marie n'est pas Mère de Dieu il n'est pas raisonnable de la proclamer vierge perpétuelle : dans la conception et dans l'enfantement. Pour quelle raison serait-elle soustraite à la loi universelle de toute maternité ? Si vous me dites que la Vierge Marie échappe à cette loi et cependant que son enfant n'est pas Dieu, pour quelle raison voulez-vous que j'admette ce miracle ? De même pourquoi voulez-vous que j'admette qu'elle est *mère de la grâce* c'est-à-dire qu'elle est à la source, par ses mérites et son intercession, de toutes les grâces que nous recevons et qui dérivent toutes du Cœur ouvert de son Fils si, justement, ce Fils n'est pas Dieu, et donc si elle n'est pas Mère de Dieu ? Et enfin pourquoi, et à quel titre, si son Fils n'est pas Dieu, si elle n'est pas Mère de Dieu, pour quel motif son corps devrait-il être considéré comme un vase infiniment précieux et aurait-il échappé à la corruption de la tombe ? Pour quel motif serait-il déjà ressuscité et glorifié ?
En vérité si l'on conteste à Marie la dignité de Mère de Dieu il ne faut plus parler de *la Vierge,* ni de l'Immaculée-Conception, ni de l'Assomption : il devient inadmissible de dire Notre-Dame. Il ne restera plus qu'à démolir les cathédrales de Chartres, de Paris et de Reims ; supprimer les pèlerinages de Lourdes, de Fatima et d'une multitude de sanctuaires moins insignes ; ne plus chômer pour l'Assomption ; bouleverser le calendrier et toute la Liturgie. Beaucoup, même parmi les novateurs les plus téméraires, hésitent à s'avancer jusque là. Aussi bien leur négation de la divinité du Fils et de la maternité divine de la Mère n'est-elle pas formelle et obstinée. Que la sainte Mère de Dieu soit remerciée pour leur hésitation ; qu'elle leur obtienne de remonter la pente fatale de la négation hérétique.
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Il est cependant des clercs, des prêtres de Jésus-Christ, qui ont roulé jusqu'au fond, qui sont tombés de l'autre côté de la ligne de démarcation des âmes. Ils ont consommé avec une obstination démoniaque le péché d'hérésie. Ils ne croient pas plus dans le Fils que dans la Mère. Ni Jésus n'est une personne divine ; ni Marie n'a engendré selon la nature humaine la personne du Fils de Dieu ; il serait donc ridicule de tenir la Vierge pour toujours vierge, conçue sans péché, élevée aux cieux avec son âme et son corps. Ces clercs hérétiques s'accommoderaient fort bien d'une transformation culturelle des sanctuaires dédiés à Notre-Dame. -- Si le calendrier des fêtes de la Vierge est déjà bouleversé, si Marie dans les nouveaux « canons » de la Messe est dépossédée de son titre de *toujours* vierge, reconnaissez à ce signe l'empreinte du démon, la signature contrefaite de clercs apostats qui ont vendu leur âme au diable.
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Parmi toutes les créatures angéliques et humaines Notre-Dame est d'un ordre à part ; au-dessus de toutes les autres sans comparaison possible. Elle est d'un ordre qu'elle remplit à elle toute seule : l'ordre de la maternité divine radicalement inséparable de l'ordre de l'Incarnation, puisqu'il n'existe de Fils de Dieu incarné que Celui qui a été conçu par la Vierge sa Mère, celui qui a tiré sa nature humaine de son sein virginal. L'ordre de la maternité divine est lié, par essence, à l'ordre de l'union hypostatique.
Parmi toutes les créatures laquelle pourrait approcher de la dignité de Marie : avoir fourni au Fils de Dieu la nature humaine qu'il a unie à sa nature divine en unité de personne ? Cette dignité est absolue : elle ne souffre pas de plus ou de moins. Il en est de la maternité de Marie comme de la divinité de Jésus. Cet homme, que l'on appelle le Christ, est Dieu ou il ne l'est pas ; tout ou rien ; mais il n'est pas possible qu'il soit Dieu à peu près, un peu moins, un peu plus. De même cette femme que l'on appelle Marie, elle est Mère de Dieu ou elle ne l'est pas ; mais il n'est pas possible qu'elle soit Mère de Dieu à peu près. De même que Jésus est le seul homme qui soit Dieu, le seul dont la nature humaine ait été assumée par le Verbe en unité de personne, de même Marie, la Mère de Jésus, est-elle la seule femme qui ait conçu, porté, mis au monde le Fils de Dieu selon la nature humaine. *Benedicta tu in mulieribus*.
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C'est pour cela que Marie est au-dessus de toute l'Église. Parmi tous les membres de l'Église entière, ici-bas, en Purgatoire et en Paradis, dans le temps et l'éternité, il ne s'en rencontre et ne s'en rencontrera aucun, qui approche le Dieu Très-Saint de cette manière-là et d'aussi près. Sans doute, comme l'ensemble du Corps Mystique, est-elle dépendante elle aussi pour être sauvée et sanctifiée de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Elle est même plus dépendante que tous les autres, étant sauvée par une exemption concomitante de sa venue à l'existence et non par une purification à partir du péché qui aurait été déjà contracté. Elle fait donc partie de l'Église des rachetés. Mais elle en fait partie comme étant la sainte Mère du Rédempteur. Voilà pourquoi, faisant partie de l'Église, elle est, à elle seule, beaucoup plus grande et plus sainte et plus puissante que toute l'Église. On retourne toujours à cette vérité axiomatique : dans l'Église elle n'est pas une sainte comme les autres ; elle est la Sainte Mère de Dieu.
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Sur trois merveilles de la Miséricorde et de la Puissance de Dieu, trois merveilles indépassables chacune dans son ordre, il est éclairant de relire un grand texte de saint Thomas. « Il faut dire que l'humanité du Christ du fait d'être unie à Dieu, la béatitude créée (le Paradis) du fait d'être la jouissance de Dieu, la bienheureuse Vierge du fait d'être Mère de Dieu, détiennent une sorte de dignité infinie en vertu du bien infini qui est Dieu. A ce titre rien ne peut être fait de meilleur, de même que rien ne peut être meilleur que Dieu. » (*Ia Pars*, qu. 25, *De Divina Potentia,* art. 6.)
En Jésus la nature humaine est jointe à la nature divine en unité de Personne ; en lui notre humanité subsiste de la seule personnalité divine. Lorsque Jésus dit *Je, le je* par lequel il se désigne en notre langage humain, n'est autre que le *je* du Fils éternel du Père. *Avant qu'Abraham ne fût, moi je suis ;* (Jo. VIII, 58). La dignité de la sainte humanité du Christ tient à ceci : c'est l'humanité de Dieu.
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Eh ! bien, de même que le mystère de l'union de la nature humaine à la divinité en l'unique Personne du Fils de Dieu nous permet de saisir quelque chose de la dignité de sa nature humaine, nous donne d'entrevoir que Jésus, *le Fils de l'homme,* est au-dessus non seulement de tous les saints mais de tous les anges et véritablement leur chef, de même ce mystère de l'union hypostatique nous permet d'entrevoir quelque chose de la dignité de la Mère de Jésus. Car si la nature humaine de Jésus est si grande, si sainte, infiniment digne, il est bien évident que cette nature humaine a été donnée au Fils de Dieu par une mère humaine, disons la Vierge Marie, approche de Dieu autant qu'il soit possible d'en approcher en deçà de l'union hypostatique, et pour permettre, en quelque sorte, cette union.
Par sa maternité la Vierge Marie atteint la Personne même du Fils de Dieu en permettant à ce Fils de Dieu d'être à jamais *Fils de l'homme,* Verbe de Dieu incarné, l'un de nous, sans cesser d'être *Un de la Trinité.* Or cette maternité physique de Marie présente un caractère de spiritualité qui ne se trouve que là, qui n'est possible que là ; je veux dire que le consentement le plus conscient, le plus délibéré, celui qui adhère à Dieu le plus profondément, un tel consentement est inséparable de l'action génératrice par laquelle le Fils de Dieu est formé, selon la nature humaine, dans le sein virginal. Cette maternité qui porte sur la Personne même de Dieu, prenant un corps humain pour nous sauver, inclut obligatoirement un parfait consentement qui adhère à la volonté de cette Personne divine de prendre un corps humain.
La dignité de la Mère de Dieu se dévoile ainsi à nos yeux à deux titres et ces deux titres vont nécessairement ensemble : d'une part le don physique et le consentement spirituel ; le don physique de la nature humaine au Verbe qui préexiste dans sa divinité, le consentement, qui est un comble de foi et d'amour, à la volonté du Verbe de Dieu d'assumer la nature humaine. *Ecce ancilla Domini *: servante du seul Seigneur puisqu'elle a résolu de rester toujours vierge. *Fiat mihi secundum Verbum tuum *: or la parole, le vouloir divin c'est qu'une Personne divine soit conçue dans son sein virginal selon la nature humaine qu'elle s'unit à jamais ; c'est à un tel vouloir que la Vierge consent : *Fiat.* Aussi loin que l'on poursuive la réflexion on en revient toujours à quelques vérités premières de notre foi : ici, dans le cas de cette génération selon la chair, le Fils avant d'être conçu possède la nature divine ;
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ici, le Fils est une Personne divine qui subsiste de toute éternité dans le sein du Père et qui, à un moment du temps, *à la plénitude du temps,* s'unit notre nature, dans le sein de la Vierge Marie ; ici, le Fils, préexistant de toute éternité réclame, en quelque sorte, pour commencer d'exister dans le temps, afin de nous apporter le salut, le consentement de sa mère. D'où la dignité unique de la mère, car elle est proche du Fils, dans sa chair et dans son cœur, d'une proximité au-delà de toute autre proximité.
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Marie est sainte au titre de Mère de Dieu. De là son excellence. Pour être sainte, c'est évident, la simple génération du Fils de Dieu selon la chair ne pouvait pas suffire. Nul n'est saint en effet que par adhésion de l'âme à la volonté de Dieu. Marie, semblable en cela à tous les saints et tous les anges, est sainte par union d'amour et selon la grâce, à la sainteté divine. Cependant voyons bien sur quoi porte cette union d'amour et selon la grâce. Elle porte précisément sur la génération physique du Fils de Dieu. De sorte que Marie, à la ressemblance de tous les élus, est sainte par la grâce et l'amour ; mais à la différence de tous les autres, cette union d'amour a ceci d'absolument unique qu'elle fournit au Fils de Dieu la nature humaine qu'il doit assumer pour notre salut.
La génération physique du Fils de Dieu, le fait de concevoir, de porter, de mettre au monde un Fils qui est le Fils même de Dieu, *consubstantiel au Père,* exige une union de cœur et de volonté qui ne se rencontre en aucune autre créature. L'union de la volonté de la Mère porte en effet sur l'accomplissement de l'œuvre suprême de l'amour de Dieu, le mystère de l'Incarnation. L'union de la volonté de la Mère à la volonté de Dieu porte sur l'accomplissement de ce mystère en ce sens très particulier qu'elle le rend possible.
Ainsi donc Marie est sainte par union d'amour mais au titre de Mère de Dieu ; et comme ce titre qui porte sur le mystère indépassable de l'amour de Dieu ad *extra* exige une union d'amour proportionnée il faut en conclure que la sainteté de Marie est sans pareille.
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Après la sainteté de l'âme de Jésus il n'est pas de sainteté qui réjouisse et comble à ce degré le cœur du Dieu très Saint.
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La sainteté de Marie avant le *Fiat* de l'Incarnation est toute relative à ce *Fiat* et destinée à le préparer. Afin de devenir une digne Mère de Dieu elle a été immaculée dans sa conception, elle s'est vouée à Dieu corps et âme, ainsi qu'elle le rappelle à l'Archange Gabriel : *quoniam virum non cognosco*, *je ne connais point d'homme.* Elle n'a cessé de grandir en amour au temple de Jérusalem et dans sa petite maison de Nazareth, entre sainte Anne et saint Joachim. La sainteté de Marie après le mystère de l'Incarnation dérive toute de ce sommet, déploie toutes les merveilles dont il est porteur, les fait fleurir et s'épanouir. Parce qu'elle est devenue Mère de Dieu au jour de l'Annonciation, elle s'unit avec une intelligence et un désintéressement qu'il est impossible de bien exprimer aux secrets du Cœur de son Fils devenu homme pour notre salut. Cette participation au mystère de l'Incarnation rédemptrice nous l'admirons à la crèche de Bethléem, à la Présentation dans le Temple de Jérusalem, tout le temps de l'exil en Égypte, pendant les trois jours où Jésus est resté dans le Temple puis durant la vie cachée de la Sainte Famille et à la mort de saint Joseph. Cependant, cette participation de la Mère au mystère rédempteur se fera beaucoup plus intense dès le début de la vie publique et à l'heure de sa Passion. Jamais la Vierge n'a eu la moindre pensée de détourner son Fils de cette *heure* redoutable et désirée. Comme lui elle désirait cette *heure* plus encore qu'elle ne l'appréhendait. Elle se trouva prête et résolue lorsque cette *heure* fut arrivée. Le Vendredi-Saint, de la sixième à la neuvième heure, tandis que les ténèbres couvraient la face du monde, la Sainte Mère de Dieu se tenait debout auprès de la croix. *Stabat juxta crucem Jesu Mater ejus*.
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Sainteté d'une digne Mère de Dieu, telle est la sainteté de Marie. Nous pouvons dire équivalemment, avec l'Église, c'est la sainteté d'une Mère de Dieu qui est *socia* Christi ([^86]). Mais comment serait-elle pleinement associée et parfaitement digne, à moins d'être réservée, dans son corps et dans tout son être, à ce Fils de Dieu qui prend un corps humain dans son sein très pur ? Être digne Mère de Dieu, ou *Mater et Socia* cela exige qu'elle soit toujours vierge :
*Dei Mater alma*
*Atque semper virgo...*
Avant toute définition dogmatique, l'instinct de la foi avait perçu, sans la moindre hésitation, que la Mère de Dieu, dans son corps et son âme ne pouvait appartenir qu'à Dieu. Mère de Dieu, donc très sainte et très digne Mère, donc Mère toujours vierge. Le mariage avec saint Joseph est étranger au domaine charnel, n'a rien à voir avec ce domaine. Bien plus, il n'a été possible que parce que Joseph, dans sa pureté et sa sainteté, fut capable de comprendre dès avant l'Annonciation, que Marie voulait rester vierge à cause de Dieu ; et, après l'Annonciation, il ne succomba pas au doute, malgré les obscurités. C'est pourquoi l'ange du Seigneur vint soutenir et éclairer sa foi, l'avertissant que le fils que Marie portait dans son sein consacrait sa virginité, loin de la détruire, car il avait été formé en elle par le Saint-Esprit.
C'est pour une double raison que le Verbe devait consacrer la virginité de sa Mère. D'abord manifester sa divinité. Pour nous donner de croire que dans sa naissance humaine du sein de Marie il reste le même que dans sa naissance divine du sein du Père où il naît éternellement sans corruption, la naissance humaine, toute réelle qu'elle soit, devait se faire dans l'incorruption ([^87]). L'autre raison d'un miracle aussi émouvant c'est que l'union doit être totale entre Marie et son Fils ; totalité qui n'existerait pas si Marie fut devenue mère en vertu du mariage.
383:164
Lu attentivement, le récit de l'Annonciation, dans l'Évangile de saint Luc, permet de découvrir quelques-unes des grandeurs de Marie. Aux questions capitales qui se posent au sujet de la Vierge : *elle devient mère de qui, elle devient mère comment,* nous devons répondre à partir de ce récit et avec toute la tradition catholique invariable elle devient Mère de Dieu ; et elle le devient par l'opération du Saint-Esprit et donc en conservant la virginité. De plus, elle devient mère, elle communique la nature humaine, en vertu d'une coopération spirituelle sans exemple, par une foi et un amour qui ne se rencontrent que là à ce degré. En effet sans une volonté toute pénétrée d'amour de s'unir au dessein de l'Incarnation en vue d'instaurer le royaume de la grâce, jamais le *Fiat* n'aurait été prononcé. Ici le Fils est Dieu. Du fait de subsister dans la nature divine de toute éternité, il préexiste à la mère ; il ne devient son Fils qu'après avoir commencé par l'avertir et lui demander son consentement. Donc il faut que la mère, pour devenir mère, consente préalablement au dessein, d'une grandeur absolument divine, qui est propre à celui qui va devenir son Fils : le dessein de l'Incarnation rédemptrice. Ici il faut que la Mère soit unie au Fils par une disposition de foi, de confiance et d'amour proportionnée à l'union physique qui s'établit entre elle-même et lui au moment où, sans cesser d'être Fils de Dieu, il devient pour jamais le Fils de l'homme en devenant son propre Fils. Si devenir Mère de Dieu est d'abord une réalité physique et corporelle prodigieuse et unique c'est aussi, du même mouvement, un prodige de foi, de confiance, d'amour théologal ; une décision spirituelle incomparablement sainte qui est à l'unisson d'une réalité physique qui n'appartient qu'à Dieu : l'Incarnation du Verbe. Donc, s'il faut distinguer dans la maternité divine la réalité corporelle et la perfection de grâce, il faut voir aussi qu'elles sont rigoureusement inséparables. Il serait absurde de mettre une opposition entre la foi de Marie et la maternité de Marie, comme si une maternité divine -- la sienne -- n'exigeait pas une adhésion merveilleuse de foi et d'amour, comme si le Verbe pouvait prendre corps au sein de sa mère dans l'inconscience de celle qui le lui donne. *Bienheureuses les entrailles qui vous ont porté et le sein qui vous a allaité,* disait à Jésus *cette femme de la foule.* On connaît la réponse de Jésus.
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La précision qu'il introduit vient, non pas corriger, mais compléter et prolonger cette parole d'admiration et de louange : c'est d'abord par sa foi et son union d'amour que sa mère est bienheureuse ; c'est en effet parce qu'elle a cru et parce qu'elle s'est associée de toute son âme au dessein de l'Incarnation rédemptrice que la Vierge a mérité de porter le Fils de Dieu en ses entrailles et de le nourrir de son lait. La réponse de Jésus : *heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent* rejoint la salutation d'Élisabeth : *heureuse vous qui avez cru que s'accomplirait en vous ce qui vous a été dit de la part du Seigneur. --* Marie a écouté la parole de Dieu, a cru en Dieu, s'est unie au dessein de Dieu avec la sainteté qui était requise pour devenir Mère de Dieu.
Mère de Dieu, toujours vierge, unie au Christ c'est-à-dire associée au Christ dans l'œuvre de salut du genre humain qui va de pair avec l'assomption de notre nature ; en d'autres termes *mater Dei, semper virgo, socia Christi,* ces trois prérogatives de Marie ne sont pas juxtaposées, étrangères l'une à l'autre. Elles se rejoignent dans le mystère, convenablement compris, de la maternité divine.
*Socia Christi, associée au Christ ;* on dira peut-être n'en est-il pas ainsi de tous les saints ? Poser la question c'est y répondre. Car dans les autres saints l'union au Christ est uniquement selon la grâce ; en Marie cette union est indivisiblement selon la grâce et selon le lien physique qui la fait Mère de Dieu. C'est pourquoi l'union de la Vierge à tous les mystères de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ est bien différente de celle des Apôtres et des saintes femmes. Non seulement son amour est plus intense, mais c'est l'amour de la Mère, l'amour par lequel en prononçant le *Fiat* de l'Incarnation elle avait dit oui par avance aux mystères de son Fils.
Ainsi lorsqu'elle présente Jésus aux bergers de Bethléem puis, aux rois d'Orient, nous devons voir en elle bien davantage qu'une mère rayonnante de joie qui montre son nouveau-né ; ce nouveau-né est le Fils de Dieu fait homme qui a consacré sa virginité dès la conception et dans la naissance ; il se manifeste aux bergers et aux rois comme lumière et salut du monde ; quand sa Mère le présente à leur adoration elle est unie à sa volonté de nous éclairer et de nous sauver avec toute la plénitude d'amour qui lui avait fait dire *Fiat* lors de l'Annonciation.
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De même, au pied de la croix, Marie n'est pas seulement une mère immensément affligée qui accepte avec plein abandon à Dieu la mort très injuste de son Fils innocent. Elle est la Mère de Dieu qui consomme son union d'amour au Fils de Dieu rédempteur ; la Mère de Dieu qui par le *Fiat* dans la joie de l'Annonciation avait voulu le règne de grâce du Fils de Dieu incarné -- *regnabit in domo Jacob --* et qui, dans cette heure d'agonie, par le consentement muet du *Stabat* veut de toutes ses forces le sacrifice suprême qui établit le règne de grâce. Sa compassion pour la souffrance de Jésus est d'un autre ordre que celle du disciple bien-aimé ou de Marie-Madeleine ; elle est seule à participer à la Passion en vertu du *Fiat* par lequel elle avait rendu possible l'Incarnation du Verbe en vue de sa mort rédemptrice. Sa compassion s'unit tellement au sacrifice divin de son Fils dont toute grâce dérive que ce Fils, sur le point de mourir, lui déclare qu'elle est désormais au principe de notre vie spirituelle et véritablement notre mère. *Mulier, ecce filins tuus.* Au pied de la croix, la Vierge Mère de Dieu est tellement unie à son Fils, *Mater Dei* et *socia Christi,* qu'elle devient *mater divinæ gratiæ,* notre mère selon la divine grâce.
C'est ainsi que se joignent les uns aux autres comme les anneaux d'une chaîne d'or les titres distincts mais inséparables des prérogatives de Marie : maternité divine, *socia Christi,* virginité perpétuelle, maternité de grâce à l'égard de tous les rachetés.
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De cette maternité de grâce il convient de signaler certains aspects qui pour n'être pas exclusivement de l'ordre de la vie intérieure n'en sont ni moins indispensables, ni moins réels. Nous voulons parler ici des interventions de Marie soit dans la vie des nations, soit dans les contingences matérielles où se débattent chaque jour les enfants innombrables du peuple de Dieu. Nous voulons parler ici non seulement des grandes victoires remportées miraculeusement comme celles de Lépante ou de Vienne, non seulement des grandes apparitions de portée mondiale, mais encore des mille petits secours individuels inattendus où il est permis de reconnaître la main maternelle de la Sainte Vierge.
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*Ad te clamamus exsules filiae Evae :* la mère de grâce et de miséricorde n'est jamais sourde aux gémissements, à l'immense cri de détresse que font monter vers son Cœur *les enfants d'Ève exilés.*
On connaît les objections de certains théologiens. Il serait déplacé de descendre des altitudes de la maternité spirituelle à des contingences aussi lourdement terrestres qu'une victoire, même miraculeuse, comme celle de Lépante ; à plus forte raison serait-il inconvenant de mettre un lien entre ces deux ordres de choses ; ce serait passer indûment du pur surnaturel à des questions misérables de politique et de souveraineté. Ils ne voient pas, ces grands savants, qui nous décrivent le Ciel mais ne touchent pas la terre, que l'on ne quitte pas les altitudes du mystère de Marie parce que l'on manifeste son humble portée dans la vie publique et politique. Comme si la maternité spirituelle, si étroitement corrélative de la maternité divine, ne tirait pas à conséquence, dans le concret, pour la vie temporelle des rachetés tels qu'ils sont, selon les propriétés immuables de notre nature. Or nous sommes ainsi faits que notre salut et notre sanctification sont terriblement compromis lorsque les réalités de la politique et du gouvernement prennent une forme démoniaque. Il est juste, il est beau, de reconnaître la maternité spirituelle de Marie dans la préparation de nos âmes à recevoir les grâces sacramentelles et à les faire fructifier ; dans la docilité de notre esprit à la doctrine catholique et dans la décision humble et arrêtée de pratiquer ce que nous avons appris. Mais enfin il serait illogique de soutenir, par exemple, que Notre-Dame, en vertu de sa maternité spirituelle, d'une part dispose nos cœurs à bien profiter des grâces de la Messe et de la Communion et, d'autre part, n'attache pas d'importance à l'expansion d'un régime politique qui rend pratiquement impossible la communion et la Messe ; d'une part prépare maternellement notre esprit à recevoir les lumières de la doctrine du salut et d'autre part ne considère pas de son ressort le renversement d'un régime politique qui fausse les esprits et les enfonce dans l'impiété. La maternité spirituelle de Notre-Dame serait un rêve si elle était inopérante dans le temporel, incapable d'intervenir, serait-ce par des miracles, pour briser l'emprise de Satan sur le temporel ; alors surtout que Satan dispose si totalement du temporel qu'il en fait un instrument quasi-infaillible de son faux-messianisme.
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Or au XX^e^ siècle le régime communiste et les formations occultes de la judéo-maçonnerie sont un instrument du diable plus perfectionné et plus efficace que l'Islam au XVI^e^. Par suite il convient aujourd'hui de supplier Notre-Dame, au nom de sa maternité de grâce, de briser miraculeusement les nouvelles forces de la contre-Église comme nos aînés dans la foi la supplièrent jadis de briser la puissance des sectateurs de Mahomet. C'est du reste ce que nous demandait Pie XI dans son Encyclique sur le Rosaire, au titre révélateur, *Ingravescentibus malis. Nos maux se sont appesantis :* il est plus urgent que jamais de redire à la Vierge notre mère : *Monstra te esse matrem.*
Il ne s'agit pas de mélanger les plans, de brouiller politique et théologie. Il s'agit seulement de savoir si Notre-Dame, en vue de former le Christ en nous comme mère selon la grâce, ne doit pas aussi, et du même mouvement, intervenir dans le temporel et notamment dans l'ordre politique, afin de soutenir les chrétiens au temporel, soit qu'ils combattent pour mettre hors de cause un appareil de domination *intrinsèquement pervers,* ennemi du Seigneur Jésus et de son Église, soit qu'ils travaillent pacifiquement pour maintenir vivantes et adaptées les institutions chrétiennes traditionnelles. En un mot il s'agit de savoir si l'action de Marie dans l'âme des rachetés et dans la sainte Église, action qui est avant tout d'ordre spirituel, n'exige pas cependant de s'étendre dans l'ordre temporel et périssable de la civilisation et de la politique. Vingt siècles de vie de l'Église, d'histoire et d'expérience chrétiennes, obligent de répondre par l'affirmative.
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*Qui cum in forma Dei esset...* alors qu'il était dans la forme (et dans la nature) de Dieu il n'a pas estimé que son égalité avec Dieu était une usurpation dont il eût à rendre compte, mais (c'est de son propre mouvement qu') il s'est anéanti (Phil. II, 6). ([^88])
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La dignité du Fils de Dieu fait homme, dans quelque état que se fût réalisée l'Incarnation, n'aurait pu éviter un comble d'abaissement. Mais, de fait, l'Incarnation s'est réalisée dans un état particulièrement humble et obscur ; à la fin même, l'état d'humilité a touché le fond de l'humiliation. Pensons à la naissance dans la crèche, à la fuite en Égypte, aux trente ans de modeste labeur comme artisan, à la sainte Passion, à la mort sur la croix. J'entends bien que dès le chant du *Gloria* par les chœurs angéliques dans la nuit de Noël, depuis la naissance sur la paille de l'étable jusqu'à la mort qui a brisé les rochers et fendu le voile du Temple, Jésus-Christ a donné aux hommes des signes appropriés pour se faire reconnaître comme notre Dieu et notre seul Sauveur. Cependant, ce n'est pas une sorte de transfiguration quotidienne qui est le climat de la vie de Jésus. *Vere tu es Deus absconditus, Deus Israël Salvator : vous êtes vraiment un Dieu caché, Dieu d'Israël notre Sauveur* (Isaïe XLV, 15). Or le caractère d'humilité et d'obscurité, si remarquable dans la vie du Fils, se trouve nécessairement dans la vie de la Mère. De sorte qu'il est bien impossible de parler de la dignité de Marie sans admirer aussi la condition très humble dans laquelle s'est accomplie cette dignité. Celle qui est saluée par un Archange, et de la part de Dieu, comme *pleine de grâce ;* celle qui écoute dans un silence tout pénétré d'adoration la promesse inouïe : *L'Esprit Saint viendra sur vous et la puissance du Très-Haut vous couvrira de son ombre, c'est pourquoi l'Être Saint qui naîtra de vous sera appelé* (conformément à ce qu'il est) *Fils de Dieu ;* celle qui, en disant *Fiat,* est élevée au-dessus de tous les Anges parce qu'elle approche de Dieu au point de donner au Fils éternel la nature humaine, celle-là c'est une vierge inconnue, dans un village ignoré, au fond d'une petite province de l'immense empire romain. Il est vrai qu'elle est de la descendance de David, fiancée à un charpentier qui est lui-même de la maison de David. Mais qui donc au temps de César Auguste qui, même parmi les princes des prêtres et les scribes du peuple, porte quelque intérêt à ces rejetons obscurs de la lignée davidique ? Ainsi, prenant conscience dans la foi de la grandeur unique de Notre-Dame, gardons-nous d'accorder à cette grandeur je ne sais quelle transposition concrète qui nous porterait à imaginer pour la Vierge une condition moins humble que sa condition réelle.
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Ces quelques remarques, qui sont si fréquentes sous la plume des Pères et des docteurs, ne tendent pas, on le comprend bien, à voiler si peu que ce soit la dignité de la Mère de Dieu. Car c'est sa dignité qui est première. Si elle n'était pas Mère de Dieu nous n'aurions pas de raison d'être frappés de ce que la condition commune soit son partage et, d'autre part, l'humilité de son âme n'atteindrait pas cette profondeur tellement saisissante que Dieu n'a pas hésité, si on peut dire, à lui donner son propre Fils pour qu'il devienne son Fils. *Respexit humilitatem ancillæ suæ.*
C'est bien la dignité de Marie qui est première. C'est le fait d'être Mère de Dieu qui la fait être Marie. Seulement la dignité de la Mère et d'abord la dignité du Fils qui a voulu être son Fils, n'ont été constituées de fait qu'en vue du salut des hommes, en vue de la Rédemption du péché : *propter nos et propter nostram salutem.* La dignité de la Mère comme celle du Fils sont situées dans un univers de péché et de Rédemption. Voilà pourquoi la dignité de Notre-Seigneur et de la Très Sainte Vierge sa Mère portent le sceau de l'humilité.
D'autre part en voyant la condition tellement humble de la plus grande des créatures, la Vierge Mère de Dieu, nous comprenons tout de suite qu'elle s'intéressera comme la Mère la plus compréhensive, la plus attentive, aux menus détails de notre vie spirituelle et aux contingences matérielles, si souvent dépourvues de sublimité, qui conditionnent la vie intérieure. Elle s'y intéressera sans faiblesse, avec sa grandeur de Mère de Dieu toujours vierge, avec la sainteté de son intercession royale, pour nous enseigner à vivre conformément à notre élévation divine dans les très modestes contingences de notre pèlerinage terrestre.
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Nous savons bien que la Rédemption du péché, considérée à part, est moindre que l'Incarnation du Fils de Dieu. Le fait qu'il y ait le rachat du péché des hommes est moindre que le fait qu'il y ait le Fils de Dieu devenu homme. L'Incarnation se surordonne à la Rédemption comme disent les théologiens.
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C'est très vrai. Il reste que, dans la réalité, il n'existe d'autre Incarnation que rédemptrice ; dans la réalité l'Incarnation porte le sceau d'une extrême humilité parce qu'elle est orientée vers la Rédemption ; dans la réalité la gloire éternelle que reçoit le Verbe de Dieu incarné est proportionnée non seulement à sa dignité de Fils de Dieu venu en la chair, mais encore à cette autre dignité d'avoir vaincu le péché par sa mort *propter quod et Deus exaltavit illum.*
Ces considérations, *mutatis mutandis,* s'appliquent également à Notre-Dame. Ce qu'il y a chez elle de plus grand c'est d'être unie au Christ par les liens de la maternité divine ; mais devenant la Mère d'un Dieu qui sera Sauveur -- *vous lui donnerez le nom de Jésus* -- il est nécessaire que le lien, à la fois corporel et spirituel de la paternité divine, du *Fiat,* se continue par l'union de la corédemption. Il est nécessaire que la grandeur unique de la maternité divine se réalise dans une humble condition puisque le Fils s'est incarné dans son sein virginal, en vue de nous racheter de nos fautes.
Nous ne montrerons pas ici les diverses conséquences de cette vérité première : la seule Incarnation qui existe, de fait, est une Incarnation rédemptrice. Notons simplement, après avoir parlé de la condition humble de la Mère de Dieu, l'humble condition de l'Église. Nous entendons par là que l'Église du Seigneur n'est pas une société angélique, désincarnée, délivrée des servitudes de la condition terrestre. Cité sainte et sans tache, *civitas Dei ;* encore qu'elle se constitue par l'Esprit Saint et la grâce du Christ, elle se constitue cependant sur la terre, dans *une vallée de larmes* et un lieu de combat, elle se compose de pauvres pécheurs, de sorte que ce qui est le plus précieux en elle, le sacerdoce avec la hiérarchie, les sacrements, la doctrine sacrée, tout cela demeure astreint à une condition terrestre, ne peut faire fi des lois très humbles de la défense et de la protection, ni des humbles leçons de l'expérience, ni de la docilité à l'égard de la tradition. -- Plus on méditera sur l'Incarnation telle qu'elle s'est réalisée, sur la seule Incarnation qui existe, plus aussi on sera disposé à reconnaître comme inséparables de la transcendance de l'Église, qui est absolument première, ses exigences d'humilité concrète ; plus on se gardera comme d'une orgueilleuse chimère de croire que les protections sont bien inutiles tant pour les sacrements que pour le sacerdoce et la doctrine.
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C'est méconnaître la réalité concrète de l'Incarnation rédemptrice que de rêver pour l'Église de Jésus-Christ d'une condition angélique : comme si les sacrements avaient chance de durer en abandonnant à « la créativité », comme on dit, les formules et les rites, en brisant avec la liturgie traditionnelle ; comme si la doctrine pouvait être transmise sans la vigilance la plus sévère sur le texte des Écritures et les définitions dogmatiques les plus strictes, dans la ligne des définitions antérieures ; comme si la hiérarchie n'était pas frappée d'impuissance en supprimant la responsabilité personnelle sous prétexte de communion collégiale. L'Église est sainte ; ses pouvoirs sont divins ; quand il s'agit de l'Église on doit d'abord reconnaître ces vérités fondamentales ; mais on les trahit pratiquement si l'on méconnaît les conditions d'humilité dans lesquelles ces vérités se réalisent.
En dénonçant l'utopie moderne, si souvent d'ailleurs pervertie par la Révolution, le rêve luciférien de mettre sur pied je ne sais quelle Église prestigieuse, qui serait délivrée enfin de la nécessité toute terrestre d'avoir des remparts et des protections, en dénonçant ces épouvantables erreurs nous ne nous sommes éloignés qu'en apparence de la réflexion sur la dignité de la Mère de Dieu. Car celle qui est si grande est l'humble Vierge de Nazareth.
Pour la Sainte Église, comme pour la Mère de Dieu, comme pour le Fils de Dieu incarné rédempteur, la dignité la plus sublime est inséparable, de fait, d'un état d'humilité confondant. *Vere tu es Deus absconditus.*
R.-Th. Calmel, o. p.
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## NOTES CRITIQUES
### Bibliographie
#### Thomas Molnar : La gauche vue d'en face (Éditions du Seuil)
Puisqu'il est inutile de présenter Thomas Molnar au lecteur d'ITINÉRAIRES, bornons-nous ici à indiquer que le propos de son dernier ouvrage publié en langue française marque comme une pause -- et d'importance -- dans ces travaux d'observation politique qui l'ont mené à travers six continents. Car il ne s'agit plus tellement, dans ce procès serré des idéaux de l'intelligentsia contemporaine, de raconter ou d'expliquer, que de ramasser pour mieux comprendre ; pour bien juger ; pour porter sa contestation jusqu'aux racines mêmes du mal qui ronge ces sociétés dites démocratiques... « Depuis bientôt deux siècles, nous vivons sous le régime du Progrès, caractérisé par le développement d'idées de gauche. Or si, dans son ensemble, l'humanité n'a jamais nourri d'espoirs exagérés sur le bonheur qui l'attend au coin de la rue, la gauche, elle, a toujours déploré ce peu de foi, promettant aux hommes le paradis sur terre, ainsi qu'un billet de première classe en rapide pour y parvenir. » (Pages 7 et 8.) La vision du monde de la gauche, constate Thomas Molnar, tant qu'elle ne se trouve point compromise par les mesquines nécessités du *gouvernement* effectif des nations, se maintient en effet en perpétuelle opposition à la réalité concrète, au *hic et nunc --* vis-à-vis de quoi elle se refuse énergiquement à toute concession. Peut-on dire pourquoi ? Et où alors faudra-t-il chercher les causes profondes, « idéologiques » (le mental d'abord), de cette fondamentale illusion ? La réponse apportée dans *La gauche vue d'en face* a deux versants, et une illustration, qui constituent les trois principaux chapitres de cette remarquable étude.
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Le premier versant contient en quelque sorte l'aspect *philosophique* de la réponse, car à gauche la « philosophie » joue un rôle prépondérant, pour ne pas dire unique. Non pas, bien sûr, telle ou telle école philosophique déterminée -- mais cette philosophie implicite du siècle, dont le noyau central et intangible serait assez bien caractérisé par le double postulat hérité du rationalisme absolu de Hegel : 1. *tout ce qui est réel est rationnel *; et 2. *tout ce qui est rationnel est réel.* Autrement dit, dans le fond philosophique commun à toute intelligentsia de gauche, le problème (cartésien) du rapport sujet-objet est résolu par la négation pure et simple de l'un des deux termes (l'être réel subsistant hors de l'esprit), et donc immanquablement interprété dans le sens d'une relation de contenant à contenu. Dans l'ordre spéculatif, c'est l'idéalisme -- le refus de l'être. Et dans l'ordre social, c'est l'*utopie* -- le refus de toute donnée, de toute réalité, voire même de toute situation, en tant qu'elle est donnée. « Le nihilisme, dit Thomas Molnar, malgré son étiquette catégorique, vise une seule situation qu'il abhorre et veut effacer (...). Il en va autrement de l'esprit de négation qui vise, à travers *une* situation, l'abolition de toute situation donnée *parce que* donnée. Il s'agit, par conséquent, d'une haine de l'être en tant qu'il est incomplet, imparfait. » (Page 28.) Et il est vrai que la gauche, toujours dans l'hypothèse où elle n'a pas directement à gouverner, ne raisonne jamais « *sur *» quoi que ce soit, mais toujours « pour » ou « contre » ; et plus souvent encore *contre* que *pour,* puisqu'elle a en horreur l'idée même d'équilibre ou de stabilité. Elle ne sait, ne peut donc le plus souvent raisonner qu' « à vide », ce qui la condamne en quelque sorte à la *folie* d'une raison libérée de tout ce qui n'est pas elle, mais non point pour autant à l'inefficacité. Voir là-dessus Jean Madiran dans *On ne se moque pas de Dieu* ([^89])*,* lorsqu'il commente la fameuse formule de Chesterton sur les *vertus* chrétiennes devenues folles : « *Chesterton avait non seulement dit quelque chose, mais il avait dit une chose énorme. D'abord parce qu'il a parlé des* *vertus et non pas des idées. Mais tout autant parce qu'il a parlé de folie. Vous croyez peut-être que la folie est d'avoir* « *perdu la raison* »*. C'est votre droit de le croire. C'est peut-être vrai. Ce n'est pas la question. Il s'agit de comprendre ce que Chesterton voulait dire. Par folie, il entendait l'état où l'on a* « *tout perdu sauf la raison* »*. Tout perdu sauf la raison raisonnante. Tout perdu sauf une raison sans mains ni pieds, sans faim ni soif, sans rires ni pleurs ; sans peau et sans âme. *» (Page 195.)
Nous n'insisterons point autant sur le second versant de la thèse développée par Thomas Molnar, versant qu'on pourrait qualifier de *socio-culturel.* Il est facile de voir en effet qu'il se situe dans la stricte dépendance du premier : l'*utopie* substituée à la politique n'entraîne-t-elle pas nécessairement une réduction du politique au *culturel ?* Citons néanmoins, encore une fois, quelques-uns des passages qui nous sont apparus ici comme les plus percutants de cette forte synthèse :
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« Chez tous les penseurs de gauche, la promesse d'une solution politique reste donc vague, ce qui ne les empêche pas de presser l'humanité de passer d'un système politique à l'autre, d'un régime à l'autre, et d'organiser partis et mouvements où la solution politique finale sera *cernée de plus près.* Ce procédé reproduit si fidèlement l'entreprise philosophique des trois derniers siècles que l'on pourrait dire que la politique de gauche n'a pas été engendrée par la Révolution française (origine supposée du *mythe de la gauche*)*,* mais par la philosophie idéaliste depuis Descartes (pages 73 et 74). » Et aussi : « Ainsi, un peu partout dans les systèmes de gauche, héritiers du gnosticisme, la politique n'est que tolérée, subie ; déjà l'on se transporte intellectuellement et culturellement dans un monde où l'ordre de l'existence se conforme à l'idéal. D'exploration de l'existence, la culture devient projet d'édifier l'avenir (page 79) » Et encore : « Car, encore une fois, la gauche n'est ni « matérialisme », ni « humanisme » (marxiste ou autre), quoique les courants de l'idéologie de gauche charrient ces éléments qui sont *compatibles* avec l'aperception du monde de gauche à certaines étapes de son progrès, sans lui être *essentiels.* La gauche est idéaliste, nominaliste, gnostique, et, partant, utopiste (page 85). »
Mais je m'arrête. Non sans signaler toutefois au lecteur que la bombe, la pièce vraiment explosive du procès, devra être cherchée dans l'illustration développée par Thomas Molnar à l'avant-dernier chapitre de son étude, sous le titre : *Les États-Unis, utopie nouvelle.* Et c'est un professeur new-yorkais qui mène le tir.
Hugues Kéraly.
#### Marie Noël Chants des Quatre-Temps (Éditions Stock)
Le dernier recueil de Marie Noël, publié cinq ans après sa mort, n'est pas le chant d'une âme apaisée. Mais peut-être vient-il à son heure : tout d'abord parce qu'il s'unit curieusement à une inquiétude générale, souvent informe, des esprits ; ensuite parce qu'il nous incite à réfléchir sur la situation de la littérature dans l'univers présent, à réviser certains impératifs qui pèsent sur nous depuis trente ans.
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En tout cas, il achèvera de détruire, s'il en est besoin encore, l'image anodine et rassurante de la vieille demoiselle d'Auxerre occupée, comme d'autres à la tapisserie, à une poésie baignée d'atmosphère enfantine et à demi légendaire. Les souvenirs en prose du « Cru d'Auxerre » gardaient le sourire encore ; et il nous était plus facile de nous associer à cette gaieté. Depuis pour nous le temps s'est assombri ; nous avons bien défié la bêtise par le vieux cri de guerre vendéen, « Rembarre ! » : mais si nous ne nous sommes pas laissés vaincre, nous nous sentons plus las, moroses comme on dit -- et amers, avouons-le. Les chants d'outre-tombe de la demi-solitaire de ma vieille ville natale rejoignent dans une âpre fraternité nos propres dispositions. La dernière saison de sa poésie se présente sous les éclairages singuliers que prennent parfois les automnes et les hivers, entre les tourmentes, entre les tourments...
Le langage de Marie Noël a lui-même les tourments de la simplicité. La phrase est simple, et pourtant les inversions, les rejets la marquent d'un étrange travail d'assimilation à l'âme profonde, d'assouplissement ultime ; un effort de l'expression logique veut épouser le rythme de la méditation, s'adapter au silence ambiant, à la discrétion parfois excessive et désolante de la présence des choses, comme dans ces strophes de « Bien Peu » :
*C'est bien peu pour faire présent*
*A qui voudrait de douce gloire,*
*Bien peu ce qui reste à présent*
*De vif ailleurs qu'en ma mémoire...*
*... Bien peu, cette voix de crapaud,*
*Étoile sous la pierre sombre*
*Qui, passé le temps des Rameaux,*
*Goutte à goutte s'éteint dans l'ombre...*
Un certain jeu d'imprévu, la surprise née de légères équivoques a toujours été sensible chez elle. On a pu jadis être tenté d'y voir une sorte de folklore personnel nourri de réminiscences médiévales et paysannes, fidèle au ton des anciennes légendes et des proverbes, avec parfois une malice sentencieuse que nous retrouvons encore dans le quatrain qui précède « La Tard-Mariée » :
*Ce conte que le sage ignore*
*Je l'écrivis hors de saison*
*Pour ceux-là qui n'ont pas encore*
*Ou n'ont plus l'âge de raison.*
Mais tout cela reste consubstantiel à une recherche personnelle, à une expérience poursuivie depuis l'enfance et qui usa dès lors des formes de langage écoutées et retenues, pour affronter, pour capter les effrois, les chagrins, les griefs mêmes et les rancunes.
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Dans ses souvenirs de « Petit-Jour », elle évoquait déjà ces couplets ressurgis des lointains :
*J'entrai dans un p'tit cabinet,*
*J'y vis la Mort-qui-rôtissait*
et tous les phantasmes qui s'orchestraient autour de cette rengaine sinistre, épave d'un texte à jamais ignoré, déformé peut-être. Le douloureux privilège de la poésie la plus haute et la plus vraie, n'est-ce pas cette unité torturante qui, jusqu'aux derniers jours d'une vie incapable de rien oublier et condamnée à tout transformer, relie les visions effarées de l'enfance aux déceptions de la jeunesse et aux interrogations anxieuses de l'âge mûr ? La protection sensible du Seigneur aux jours de Pâques, la présence de la Vierge soutiennent l'âme dans son combat, mais n'abolissent point le combat. C'est une imitation de l'agonie du Christ : « Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Même quand Marie Noël sent en elle l'inévitable déclin, elle y situe encore un appel
*La cendre où bat encor*
*-- L'entendras-Tu ? -- Glacée,*
*La cendre où bat encor*
*Le cœur d'un grillon mort.*
Une grande œuvre ne saurait espérer de paix posthume. Comme pour sainte Thérèse, on peut penser que les nécrophages viendront. On entendra les éternels censeurs de la « sécurisation » lui reprocher paradoxalement d'être janséniste. Les freudiens d'église, cafards implacables, expliqueront tout par une déception de jeunesse qu'elle voila poétiquement mais ne dissimula jamais, et par des contradictions familiales dont elle transposa l'amertume en une inlassable alchimie. Sa charité concrète sera paternaliste aux yeux des marxistes sacrés qui ne retrouveront pas sous sa plume les clichés pseudo-sociaux. On lui reprochera de n'avoir pas peint la vie en rouge ni la mort en rose. C'est pourquoi je proclame que précisément Marie Noël représente pour moi une liberté exemplaire : la liberté de l'écrivain et du poète suivant sa voie, n'échangeant jamais ses talents d'or contre un papier monnaie crasseux ayant passé dans toutes les mains ; et aussi la liberté du chrétien assumant l'existence entière dans une vocation. L'enfant en proie aux peurs et qui trouve en elles l'accès au monde inconnu et précieux nous console des mythes du bébé d'élevage, de l'homme lessivé de toute crainte, de toute amertume, et finalement de son âme. La solitude du poète,
*D'où reviens-tu Solitaire*
*Noire en la verte Saison...*
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nous prémunit contre les obédiences serviles proposées à l'écrivain par le communisme, ou des conformismes moins brutaux mais plus sournois acceptés par un Camus dans les « Discours de Suède ». Si Marie Noël n'avait été que l'auteur quasi-folklorique de chansons pieuses à la mode ancienne, on lui réserverait courtoisement une petite place anodine et nul n'en serait gêné ; mais elle pourrait bien encore apparaître comme une enfant terrible. Les « Quatre-Temps » offrent d'étranges, insolites et poignantes images qu'on admirerait chez un poète athée ; mais nous savons qu'un certain surréalisme n'est souvent qu'une diversion sur la voie du surnaturel. Aux euphories matriculaires, nous préférons une vie qui ne cessera d'être traumatisante, et une mort située dans la vraie lumière ; le chant initiatique du surréel, c'est peut-être l'oublié des actuelles liturgies funèbres, le « Dies Irae ».
Jean-Baptiste Morvan.
#### Roger Joseph Au pays de Charles Maurras (Imp. industrielle de l'Orléanais)
Ce n'est point le seul prestige philosophique et politique de Maurras qui ramène beaucoup d'entre nous vers Martigues. Son œuvre et son ineffaçable présence ont certes honoré sa cité natale, mais de plus il a rempli à son égard le devoir filial, il l'a célébrée comme on voudrait toujours qu'un homme parlât de sa famille : sans pompe et sans emphase, avec une poésie à la fois haute et familière, avec l'attirante variété des souvenirs vivaces et des enseignements multiples. « Tes père et mère honoreras, afin de vivre longuement » : le vieux commandement reste bon à méditer pour tout créateur, et dans les œuvres littéraires tout particulièrement. Il n'est pas impossible que la postérité réserve un dur traitement à ceux qui auront méconnu l'éternel principe. La patrie commence avec le monde paternel. Quand un auteur a su recueillir et mettre en valeur, comme autant de médailles d'or anciennes, et les pierres ensoleillées porteuses d'inscriptions antiques et chrétiennes, et les dictons, proverbes, refrains si rayonnants du provençal, ce latin juvénile, et jusqu'aux recettes de cuisine riches de fruits et de poissons vermeils, alors on peut être sûr que cet écrivain a répondu à une aspiration permanente du cœur humain. J'ai suivi avec la même ferveur tous les Itinéraires de Roger Joseph : la cité, le rivage, les hommes. Il n'est guère difficile d'expliquer pourquoi le poète orléanais, comme le bourguignon transplanté en Bretagne que je suis, trouvent à Martigues une seconde patrie spirituelle :
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le domaine martégal, dans l'œuvre de Maurras, est si riche d'harmonies vibrantes que les voix les plus célèbres de nos terroirs semblent toujours y trouver un écho ; et pour ma part je verrais volontiers dans cette concentration poétique provençale un symbole exemplaire auquel il me serait facile de rattacher telle strophe de Marie Noël ou tel passage passionnément nostalgique de Colette.
Roger Joseph a fait de son livre un trésor de charmes ; mais nous pouvons en tirer quelques principes essentiels, dussent-ils être formulés en un style moins flatteur. De cette « étude des hommes » qui constitue la troisième partie, nous retiendrons cette trilogie de sous-titres comme la formule d'une étude essentielle et toujours nécessaire : « Aspects d'un peuple en ses travaux. -- Jeux d'une race en ses usances. -- Reflets des mœurs en leur sagesse ». Ce trinôme nous semble au fond définir toute culture ; et si on ne réussit pas à retrouver de quelque manière les trois éléments, la culture qu'on se propose risque bien de n'être qu'artifice, dérision et stérilité. Si le métier n'a point pris la forme morale de la corporation, si la piété intime n'a pas atteint à l'expression liturgique, si la joie elle-même ne peut réussir à inventer ses structures, que restera-t-il d'un peuple ? La « culture de masse » devra renoncer à être massive ou se résigner à n'être rien.
Il est aussi un aspect de la pensée de Maurras que beaucoup n'ont évidemment point voulu noter, et qui est la bonhomie : la vraie, celle qui comporte une allégresse directe et durable ; celle d'un Anatole France nous semble trop calculée et compassée. La bonhomie véritable ne va point sans tous ces ornements, du langage issus spontanément de l'héritage intellectuel et spirituel des aïeux. Les proverbes, maximes, devises, sur le ton grave ou railleur, et tout le riche vocabulaire du terroir, ennoblissent les objets ou sont ennoblis par eux. L'érudition provinciale et locale de Maurras était complète, même en matière de gastronomie ; et l'anecdote du philosophe dans la prison de Clairvaux, énonçant à son compagnon Xavier Vallat la délectable recette de la « tapenado », voilà une précieuse situation humaine que nos bons anciens, Montaigne et Ronsard entre autres, ont dû apprécier dans l'autre monde... La bonhomie ne s'apprend pas, mais elle est le résultat personnel de ce qu'on a appris. C'est à ce moment qu'elle se complaît à revêtir tout naturellement un style analogue à celui du paysan, de l'artisan et du pêcheur, à en apprécier les nuances, à déguster et méditer les étymologies parfois incertaines des vocables tutélaires. La part du rêve s'y inscrit dans la réalité, dans l'image et dans l'inscription, comme dans le cadre de ces stèles que célébrait Maurras : « Stèles, stèles brillantes, les principes qui vous ont donné vie et forme m'orientèrent pour toujours vers les images bienheureuses dont la vertu est exaltante, l'esprit apaisant et consolateur. »
J.-B. M.
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#### Armand Lanoux Le Coq rouge (Grasset)
Après la lecture de ce gros deuxième volume d'une étude consacrée à l'histoire de la Commune de Paris, on reste assez incertain quant à l'attitude idéologique de l'auteur. Son talent fait que nous suivons sans ennui une longue narration d'événements souvent bien connus, et il n'est pas sans mérite de se faire écouter quand on raconte Peau-d'Ane... La haine du Versaillais, la sympathie pour le Communard sont orchestrées avec une verve alerte et rythmée. Le plus intéressant pour nous, et le plus périlleux pour lui, commence à la page 508 quand il s'agit de définir « l'esprit » et « l'œuvre » de la Commune, et de situer ce fait historique à la charnière de deux siècles. On est en droit de regretter d'abord une considérable lacune : A. Lanoux semble ignorer totalement qu'en 1871, les provinces, douées naturellement d'une bonne mémoire rustique, n'avaient pas oublié la Terreur, j'écrasement de la « Vendée », c'est-à-dire la guerre de répression en Poitou, en Bretagne, en Normandie, à Lyon, à Toulon, dans l'Ardèche et la Lozère, dans le Berri ; une carte complète des soulèvements royalistes : devrait bien avoir sa place dans les manuels d'histoire : durables et étendus, sporadiques et temporaires, on retrouverait les affrontements même en Artois, dans la vallée du Rhône et de la Garonne ; sans oublier le Paris de Vendémiaire. Quand la résistance était légale et que le pays réel reparaissait dans les majorités d'assemblée, on mettait l'assemblée à la porte. Le XIX^e^ siècle tout entier a été marqué par cette époque. Qu'une révolution parisienne, dirigée par un des plus authentiques ramassis de crétins qu'on ait pu imaginer, s'avisât de reprendre les noms, devises et mots d'ordre de 1793, les réminiscences et les réactions défensives n'étaient que trop faciles à prévoir. On ne tenait pas à voir le règne de Robespierre II... Qui peut penser que la Commune victorieuse se fût abstenue d'étendre à la France entière sa domination ? M. Armand Lanoux ne se pose pas la question ; tout au plus reconnaît-il une servile imitation du vocabulaire terroriste, mais sa candeur ne lui permet pas d'établir un rapport de causalité trop évident.
Il n'est pas question pour nous de justifier le massacre répressif. Néanmoins nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que M. Sartre lui-même évoque volontiers aujourd'hui la guillotine avec un attendrissement de gourmet. Alors, et comme toujours, nous voulons éviter d'être dupes. Nous savons d'abord que, si l'on peut accorder à Bainville qu'un enthousiasme patriotique préluda à la Commune, les Prussiens ensuite n'eurent guère à en pâtir. M. A. Lanoux souffre d'une névrose apocalyptique que nous connaissons bien : une victoire était encore possible, pense-t-il ; et d'évoquer l'exemple antérieur de Saragosse et l'exemple postérieur de Stalingrad. Combien de gens ont déploré à la Libération que « Paris ne fût pas détruit » !
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Est-il vrai qu'en face de ce songe frénétique, Thiers représentât (comme le pensait Bismarck et comme semble le croire un instant M. A. Lanoux) la volonté d'une reconstruction de la France en vue d'une revanche ? Si cela est avéré, la cause morale de la Commune n'en devient que plus discutable encore. Mais la Commune est un mythe de synthèse, ou plus exactement un fourre-tout où l'on s'efforce, parfois au mépris de la vraisemblance, de faire entrer quantité d'anticipations prophétiques. D'ailleurs, si certaines de ces idées eurent vraiment, dans l'histoire de la Commune, l'importance qu'on leur attribue, nous y trouvons un supplément de raisons pour refuser la valeur exemplaire du fait historique. On parle ainsi de l'idéal d'une « éducation nouvelle » (et nous savons ce qu'il faut entendre par là) ; de la modification de la cellule familiale (l'auteur dit en note qu'elle ne fut réalisée qu'en octobre 1971, et nous ne le savons que trop) ; d'une politique culturelle associée à la nation tout entière : Courbet en dépit de ses pitreries de ses fautes d'orthographe apparaît comme le premier Ministre de la Culture, le pithécanthrope d'André Malraux -- (on n'est pas plus dur !) A. Lanoux reconnaît que les perspectives constitutionnelles élaborées par les cerveaux communards étaient illusoires, que leur notion même de la révolution, comparée au marxisme ; était infantile. Il les assimile aux Cathares : « Avec la plus sincère générosité, les Purs du Mont Belleville ne se rendent pas compte que leur action débouche sur le néant comme celle des Purs de Montségur ». C'est grave, et généralement, ça se paye. Toutefois la Commune peut prétendre au titre de précurseur des autres « communes révolutionnaires », de Leningrad, Pékin, Cuba ou Hanoï -- et nous trouvons le nom de Guevara que, bien sûr, nous attendions.. « Cette causalité mène aux ultimes réflexions, celles d'un aujourd'hui que demain remettra en cause. » Avec ces gâteries dialectiques, nous sommes comblés... Nous sommes même éclairés ; et il ne pourrait en être autrement, puisque le « Coq Rouge » est un symbole tiré d'une légende tchèque, et qui chez les Slaves représente l'incendie dévastateur et vengeur : il se trouve qu'une chanson célébrant la Commune utilisait le même volatile -- et nous laissons à A. Lanoux la responsabilité de sa version flamboyante. Comme disait l'autre : « Je vous ai compris ». Les pieux efforts destinés à provoquer en nous, à l'égard de Thiers et de Galliffet, une réprobation que nous partagerions volontiers ont finalement pour but une mise en condition abêtissante, propre à nous faire accepter l'éternelle perspective de la chienlit dialectique et meurtrière. De celle-ci, A. Lanoux cite les héros avec une tendre émotion, en même temps qu'il en fait ressortir l'inanité intellectuelle et morale ; il énumère tous les motifs que nous pouvons avoir de l'abhorrer. Il peut toujours terminer par les trémolos d'usage et par l'inévitable « Temps des Cerises » : il y a le Coq Rouge, et nous ne l'oublions pas.
J. B. M.
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#### Pierre Rouanet : Castell (Grasset)
J'ai tardé à rendre compte de ce « Prix Interallié » de 1971 il est des ouvrages dont la première lecture laisse une Impression ambiguë, et l'on peut y voir la cause parfois d'une relative indifférence de la critique, quand celle-ci est dans l'obligation de délivrer au public un verdict immédiat. Il est permis aussi de craindre qu'un roman de moins de deux cents pages, posé sur la table à côté d'énormes pavés littéraires, fasse figure de petit cousin souffreteux et malingre. Mais surtout le lecteur au début se défend difficilement d'une certaine réaction irritée : le sujet chirurgical, l'accident d'auto, la clinique, dépeints avec la plus grande minutie dans les détails et le vocabulaire technique le plus spécialisé, donnent l'impression d'un développement facile, trop vite satisfait d'un pathétique cru et saignant. L'instinct de conservation physique proteste en nous contre une menace que chacun sent planer sur soi-même ; et plutôt que d'avouer notre peur intime, nous recourons hypocritement à des arguments littéraires... Ceux-ci doivent toutefois être envisagés : l'épisode clinique fournit naturellement, et avec une abondance trop immédiate, une foule de thèmes et de termes dont l'effet sur la sensibilité du lecteur est trop aisément prévisible ; une tranche de vie, mais la vie coupée en tranches. Néanmoins on peut répondre que jusqu'ici la littérature d'inspiration médicale, tout au louable souci de mettre en lumière les drames de conscience, a fait une économie trop timide des détails techniques. Le climat de la clinique illustre ainsi davantage l'histoire du médecin que celle du malade, et rend compte insuffisamment de tous les prestiges terrorisants que subit l'âme du patient. Or la mission de la littérature est, pour une part, d'apprivoiser de telles réalités, même au prix de quelques excès préalables dans l'expression. La clinique est devenue pour tout le monde un milieu d'expérience, avec ses obéissances, ses craintes et ses révoltes, fort différent au fond de l'hôpital jadis décrit par les réalistes et les naturalistes. La propreté scrupuleuse et la perfection mécanique auxquelles prétend la clinique ne se prêtent plus aux mêmes truculences calculées ; mais elles illustrent une aventure de l'homme où il se trouve impliqué d'une manière toute personnelle, ce que lui refusent bien souvent de nos jours les autres anecdotes de son existence. Il en résulte une sorte de complexe d'attraction-répulsion que Knock, le charlatan sérieux, semblait prévoir. Une forme nouvelle et essentielle de l'histoire individuelle ne peut manquer d'amener l'afflux massif d'un nouveau vocabulaire : le préromantisme avait lui aussi subi pareille tentation quand l'esprit du temps se pencha plus attentivement vers le pittoresque de la nature végétale et minérale.
Il faut reconnaître dans « Castell » un roman véritable, fondé sur une idée qui semble assez nouvelle. Le médecin, qui est une femme, est lui-même devenu le patient.
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Brisée et défigurée dans son accident, Andrée Castell-Mauroux vit, au cours d'une longue période allant des approches menaçantes de la mort jusqu'à la rééducation, une double expérience. Aux premières heures et presque inconsciente, elle réclame les traitements dont elle connaît l'usage habituel. Déjà guérie, elle écoute les conseils des confrères dont elle reçoit les soins, avec le même dédoublement simultané de l'esprit : « Andrée connaît le bien-fondé de pareil prêche, qu'elle tient aux opérés depuis bientôt dix ans. Elle sait également que les opérés n'y trouvent pas la patience nécessaire ; aujourd'hui dans le rôle de la malade, elle n'échappe pas à la règle. » Des malades, elle aura toutes les rancœurs, les irritations, les problèmes psychologiques bizarres et mal déterminés, les griefs et les découragements. Revenue à son existence professionnelle, elle revoit chez les opérés de son service le même chemin de croix qu'elle a suivi. Elle sait « le don qu'elle a désormais de remettre les humains sur leur trajectoire... ». Mais par une inconséquence des plus vraisemblables, la pensée du vrai Chemin de Croix, celui de Jésus, coïncide avec une crise de désespoir ; elle semble résolue à prendre le couloir de gauche, vers la pharmacie où elle trouvera les poisons qui mettront fin à ses tourments ; mais elle tourne à droite, et va téléphoner pour commander une grosse voiture. Telle est l'histoire de Castell, un roman dense, vigoureusement construit, riche d'intérêt psychologique et, malgré les premières apparences, réconfortant dans sa dureté même.
J.-B. M.
403:164
AVIS PRATIQUES
\[...\]
416:164
Le calendrier
### Juin
-- Jeudi 1^er^ juin : *Fête*-*Dieu*. Appelée aussi : « fête du Corpus Domini » et « fête du Saint-Sacrement ». La procession du Saint-Sacrement se fait après la grand-messe, le jour de la fête (aujourd'hui 1^er^ juin) ou bien le dimanche suivant (dimanche 4 juin).
(La fête de *sainte Angèle Merici,* vierge, est cette année empêchée.)
La messe et l'office ont été composés par saint Thomas d'Aquin.
En 1246, l'évêque de Liège avait institué cette fête pour son diocèse, à la demande pressante de sainte Julienne, prieure d'un couvent situé aux portes de la ville, au mont Cornillon. Quelques années plus tard le pape Urbain IV, ancien archidiacre de Liège, l'étendit à l'Église universelle. Par sa procession du Saint-Sacrement, la Fête-Dieu devint bientôt l'une des fêtes les plus chères au peuple chrétien. Le nom de *Fête-Dieu* est employé presque uniquement en langue française.
417:164
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« Le jeudi après la fête de la T.S. Trinité on célèbre la solennité du T.S. Sacrement, appelé fête du Corpus Domini. -- L'Église célèbre le jeudi-saint l'institution du T.S. Sacrement ; mais parce qu'alors elle est surtout occupée en des cérémonies de deuil par la Passion de Jésus-Christ, elle a estimé bon d'instituer une autre fête particulière pour honorer ce mystère avec une entière allégresse.
« Pour honorer le mystère qu'on célèbre en ce jour nous devons :
1° nous approcher avec une dévotion et une ferveur particulières de la très sainte communion et remercier avec toute l'ardeur de notre cœur Jésus-Christ qui a voulu se donner à chacun de nous dans ce sacrement ;
2° assister en cette solennité et pendant toute l'octave si on le peut, aux offices et particulièrement au saint sacrifice de la Messe, et faire de fréquentes visites à Jésus voilé sous les espèces sacramentelles.
« Le jour de la Fête-Dieu on porte solennellement la T.S. Eucharistie en procession : 1° pour honorer la T.S. Humanité de Notre-Seigneur cachée sous les espèces sacramentelles ; 2° pour raviver la foi et accroître la dévotion des fidèles envers ce mystère ; 3° pour célébrer la victoire qu'il a donnée à son Église sur les ennemis de son Sacrement ; 4° pour réparer en quelque façon les injures qui lui sont faites par les ennemis de notre religion.
« Il faut assister à la procession de la Fête-Dieu :
1° avec un grand recueillement et une grande modestie, ne regardant ni à droite ni à gauche et ne parlant pas sans nécessité ; 2° avec l'intention d'honorer par ses adorations le triomphe de Jésus-Christ ; 3° en lui demandant humblement pardon des communions indignes et de toutes les profanations qui sont faites de ce divin sacrement ; 4° avec des sentiments de foi, de confiance, d'amour et de reconnaissance envers Jésus-Christ présent dans l'hostie consacrée. »
-- Vendredi 2 juin : *saints Marcellin et Pierre*, martyrs, et *Érasme*, évêque et martyr. -- *Saint Pothin*, évêque de Lyon, *et ses quarante huit compagnons de martyre* en 177, parmi lesquels la jeune esclave *Blandine*.
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En 177, le christianisme existait à Lyon depuis une trentaine d'années ([^90]). La moitié de ceux qui y sont martyrisés cette année-là ont des noms grecs : Attale, originaire de Pergame ; Alexandre, médecin originaire de Phrygie ; Ponticos, Epagathos, etc. Le noyau de cette communauté chrétienne était venu d'Asie et de Phrygie : « L'Église de Lyon était un centre de rayonnement, une Église-mère. Elle comptait un certain nombre d'asiates et de phrygiens, mais l'élément indigène y était aussi représenté. » ([^91]) Pothin lui-même était originaire d'Asie mineure et disciple de saint Polycarpe qui l'avait, à Smyrne, sacré évêque. C'est pourquoi les survivants de la persécution de 177 en adressent le récit à leurs frères d'Asie et de Phrygie, dans une lettre célèbre d'où est extraite la notice liturgique de ces martyrs : *Epistola Ecclesiarum Viennensis et Lugdunensis ad Ecclesias Asiæ et Phrygæ* ([^92])*.*
« Les chrétiens, encore peu nombreux, étaient très mal vus. On croyait ou l'on affectait de croire aux calomnies abominables qui s'attachaient partout aux réunions des fidèles. On refusait de les loger ; on leur fermait les bains, on les excluait du marché ; ils étaient hués, battus, maltraités de mille manières. » ([^93])
On leur reprochait « des infanticides et des scènes de débauche ». Au procès de Lyon, « des témoins vinrent dénoncer les *repas de Thyeste* et les *incestes d'Œpide,* selon les fables colportées sur les actes immoraux et les meurtres rituels qui se seraient pratiqués dans les assemblées chrétiennes ; pour leur faire avouer ces crimes, on mit les accusés à la torture » ([^94])
Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, était hostile aux chrétiens : « Le sage empereur ne comprit rien au christianisme. Il n'admit pas que de telles sectes valussent la peine d'être étudiées ni que pour elles on fît fléchir la législation de l'empire. Les chrétiens essayèrent vainement de se faire écouter du philosophe ; ils n'eurent affaire qu'à l'homme d'État, d'autant plus dur qu'il était plus consciencieux. » ([^95])
Jusqu'alors la Gaule n'avait connu que de rares exécutions de chrétiens isolés. Mais au printemps de l'année 177, la réaction païenne suscite en diverses parties de l'empire des émeutes contre les chrétiens. A Lyon, en l'absence du gouverneur romain, les émeutiers envahissent les maisons chrétiennes et s'y livrent à toutes les violences.
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Le tribun militaire, chargé du maintien de l'ordre, n'intervient que contre les victimes et les fait emprisonner jusqu'au retour du gouverneur, qui était peut-être Septime-Sévère, le futur empereur.
S'agissant de chrétiens, la procédure romaine avait pour but principal d'arracher aux accusés, par la torture, non point l'aveu de leur prétendu crime, mais son reniement. Plusieurs commencèrent à faiblir dans les supplices : mais ces apostats furent laissés en prison avec les confesseurs. Parmi ces derniers, certains succombèrent au cours de l'instruction. L'évêque Pothin, âgé de 90 ans, mourut le premier dans sa prison, le 2 juin, épuisé par les souffrances. Blandine, une première fois livrée aux bêtes, fut miraculeusement protégée. Par sa fermeté elle entretenait le courage des autres prisonniers. On découvrit, après l'avoir condamné à mort, qu'Attale était citoyen romain et relevait donc de la justice de César : il fallut soumettre son cas à l'empereur. Marc-Aurèle confirma la condamnation ; il ordonna de relâcher les apostats et d'exécuter tous les autres : mais c'est alors que les apostats, retournés par l'exemple et par la charité de leurs compagnons de captivité, se transformèrent en confesseurs eux aussi. Ils « parcoururent le cycle entier des supplices » le 1^er^ août, devant les spectateurs de l'amphithéâtre. « Quant à la bienheureuse Blandine, après les fouets, après les bêtes, après la chaudière ardente, on l'enferma dans un filet et on l'exposa à un taureau furieux qui la lança longtemps en l'air ; finalement on l'égorgea. »
Les restes des martyrs furent brûlés par les bourreaux et les cendres jetées au Rhône.
-- Samedi 3 juin : *sainte Clotilde*, reine de France, veuve.
Née en Bourgogne vers 475, mariée à Clovis en 493, elle ne se laissa pas ébranler par la mort de son premier enfant au lendemain du baptême de celui-ci : l'année suivante, elle insista auprès de son mari païen pour obtenir le baptême de son second enfant. Clovis se souvint du Dieu de Clotilde sur le champ de bataille de Tolbiac (498) : « Dieu de Clotilde, si tu me donnes la victoire, je me ferai chrétien. » Sainte Clotilde a eu ainsi un rôle décisif dans la conversion de la nation française : la France l'invoque et la chante comme celle qui lui a valu le don de la foi. A la mort de Clovis (511), elle se retira à Tours près du tombeau de saint Martin, où elle mourut le 3 juin 545 après avoir assisté au massacre de ses petits-enfants par leur oncle Clotaire. Ses restes furent transportés à Paris auprès de ceux de sainte Geneviève. Chaque fois qu'un danger menaçait Paris, leurs châsses étaient portées en procession, objets d'une commune vénération. Ainsi fut longtemps maintenue la pacifique royauté de Clotilde sur la nation dont elle avait contribué à faire « *la fille aînée de l'Église *», selon l'expression du pape Athanase II dans une lettre à Clovis converti.
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*Notice liturgique :*
« Clotilde, fille du roi Chilpéric, après le meurtre de ses parents fut élevée par son oncle Gondebaud, roi de Bourgogne, qui la donna en mariage à Clovis encore païen. Étant devenue mère, elle fit baptiser son premier-né avec la tolérance plutôt que l'assentiment de Clovis. L'enfant, à qui on avait donné le nom d'Ingomer, étant venu à mourir lorsqu'il portait encore la robe blanche des néophytes, Clovis se plaignit vivement à Clotilde, attribuant la perte de son fils à la vengeance des dieux de ses pères irrités du mépris qu'on avait fait de leur divinité. Mais Clotilde disait : Je rends grâces au tout-puissant Créateur de toutes choses de ce qu'il ne m'a pas jugée indigne de mettre au monde un fils appelé à partager son royaume.
« Ayant mis au monde un second fils, elle voulut aussi qu'il fût baptisé ; on lui donna le nom de Clodomir. L'enfant étant tombé malade, le roi affirmait déjà qu'il allait avoir le même sort que son frère, lorsqu'il fut guéri par les prières de sa mère. Cependant la reine ne cessait d'exhorter son époux à repousser l'idolâtrie pour adorer le Dieu unique en trois personnes ; mais Clovis se tenait attaché aux superstitions des Francs, jusqu'à ce qu'un jour, dans une expédition contre les Alamans, ayant vu son armée fléchir, il se souvint des conseils de Clotilde et implora le Christ qui lui donna la victoire. Clotilde, pleine de joie, vint au devant de lui jusqu'à Reims, ayant su la manière dont tout s'était passé. Appelé par elle, saint Rémi instruisit Clovis des mystères de la foi, le baptisa et lui conféra l'onction du saint chrême.
« Après la mort de Clovis, Clotilde se fixa à Tours, où elle passa le reste de sa vie au tombeau de saint Martin, se livrant aux veilles, à l'aumône et aux autres œuvres de la piété, exerçant sa munificence envers les églises et les monastères. Clodomir ayant été tué dans la guerre de Bourgogne, elle éleva près d'elle ses petits-fils Théobald, Gontaire et Clodoald. Enfin, pleine de jours, elle rendit son âme au Seigneur, à Tours, et son corps fut transféré à Paris, escorté de chœurs qui chantaient des psaumes. Les rois Childebert et Clotaire, ses fils, l'ensevelirent dans le sanctuaire de la basilique de Saint-Pierre qui a reçu depuis le nom de Sainte-Geneviève.
« L'éclat de miracles ayant illustré le tombeau de la sainte reine, on leva de bonne heure son corps pour l'honorer, et il fut placé dans une châsse. Toutes les fois que la ville de Paris éprouvait quelque calamité, nos pères avaient coutume de porter ce saint corps en procession avec un pieux appareil.
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A la fin du XVIII^e^ siècle, les impies s'étant emparés du gouvernement, tandis que les reliques des saints étaient profanées dans toute la France par une fureur sacrilège, les ossements de la bienheureuse reine, grâce à une admirable providence de Dieu, furent soustraits par des personnes pieuses. La paix ayant été enfin rendue à l'Église, les saintes reliques furent placées dans une nouvelle châsse et déposées dans l'église des Saints-Leu-et-Gilles à Paris. »
-- Dimanche 4 juin : *solennité de la Fête-Dieu*. Si l'on n'a pas fait la procession du Saint-Sacrement le jour de la fête (1^er^ juin), on la fait ce dimanche-ci 4 juin après la grand-messe.
Mémoire du *deuxième dimanche après la Pentecôte.*
*-- *Lundi 5 juin : *saint Boniface*, évêque et martyr (680-754).
« La plus grande figure missionnaire de l'Église au Moyen Age. » Moine bénédictin à Exeter (Angleterre). Après avoir brillé dans le cloître par sa culture sacrée et ses dons pédagogiques, il devient à partir de sa quarantième année l'apôtre des peuples germaniques, selon la mission qu'il en reçoit du pape Grégoire II qui lui confère l'épiscopat et le fait changer de nom : « Tu ne t'appelleras plus Winfrid mais Boniface » (c'est-à-dire : celui qui fait le bien). Il est fait archevêque de Mayence et primat de Germanie par le pape Grégoire III. Fondateur d'un grand nombre de monastères en Hesse, en Thuringe, en Bavière, et dans l'abbaye de Fulda en Rhénanie (744). Son apostolat fut secondé par l'œuvre conquérante de Charles Martel et de Pépin le Bref, et par l'appui constant du Saint-Siège. Martyrisé par les Frisons à Dokkun (Hollande) avec 52 compagnons. L'Allemagne catholique le vénère comme le père de sa foi.
-- Mardi 6 juin : *saint Norbert*, évêque.
-- Mercredi 7 juin : messe du dimanche précédent (ou, au choix : messe votive).
-- Jeudi 8 juin : *saint Médard*, évêque de Noyon.
-- Vendredi 9 juin : *fête du Sacré-Cœur.*
La fête du Sacré-Cœur est le vendredi qui suit le deuxième dimanche après la Pentecôte. La solennité en est célébrée au jour fixé par l'évêque.
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Instituée au XVIII^e^ siècle à la suite des révélations de Jésus à sainte Marguerite-Marie Alacoque, au monastère de la Visitation, à Paray-le-Monial, en 1675. Étendue à l'Église universelle par Pie IX en 1856. Élevée au rite double de première classe et dotée d'une messe nouvelle par Pie XI en 1928.
Voir l'encyclique *Haurietis aquas* de Pie XII (15 mai 1956) ; et l'article de D. Minimus sur cette encyclique (dans notre numéro 6 de septembre-octobre 1956).
-- Samedi 10 juin : *sainte Marguerite d'Écosse*, reine et veuve.
On peut aujourd'hui célébrer la messe de la Sainte Vierge le samedi.
-- Dimanche 11 juin : *troisième dimanche après la Pentecôte*. Mémoire de *saint Barnabé*, apôtre.
-- Lundi 12 juin : *saint Jean de Saint-Facond*, prêtre à Salamanque au XV^e^ siècle.
-- Mardi 13 juin : *saint Antoine de Padoue*, docteur de l'Église.
-- Mercredi 14 juin : *saint Basile le Grand*, évêque et docteur de l'Église (330-379).
L'un des « quatre grands » parmi les Pères de l'Église d'Orient. Né à Césarée de Cappadoce (aujourd'hui Kaïsarieh en Turquie), dans une famille de haute culture ; étudiant à Constantinople et à Athènes ; à 25 ans, décide de se faire moine, groupe autour de lui un certain nombre d'ascètes ; par ses « Règles », législateur des moines d'Orient ; devient en 370 évêque de Césarée. Il combattit avec vigueur l'hérésie arienne.
*Notice liturgique :*
« Basile était d'une noble famille de Cappadoce. Après avoir étudié à Athènes les lettres profanes en compagnie de son ami Grégoire de Naziance, il s'adonna dans la vie monastique à la science sacrée ; en peu de temps sa doctrine et sa sainteté furent telles qu'on lui donna le surnom de Grand. Appelé à pr her l'Évangile dans le Pont, il ramena dans la voie du salin cette province qui s'était éloignée des règles chrétiennes. Eusèbe, évêque de Césarée, le choisit bientôt comme aide pour instruire le peuple de la ville, et Basile lui succéda sur ce siège. Il se montra l'ardent défenseur de la consubstantialité du Père et du Fils.
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L'empereur Valens, irrité contre lui, fut vaincu par ses miracles au point qu'en dépit de sa volonté bien arrêtée de le jeter en exil, il dut abandonner son projet.
« Car, au moment où il allait porter le décret de bannissement contre Basile, son siège se brisa ; de trois roseaux qu'il prit pour écrire, aucun ne rendit d'encre ; et comme néanmoins il persistait dans la résolution de rédiger ce décret impie, sa main droite, saisie d'un tremblement, refusa d'obéir. Valens effrayé déchira le papier de ses deux mains. Dans la nuit qu'on avait donnée à Basile pour délibérer, l'impératrice fut prise de douleurs mystérieuses et son fils unique tomba gravement malade. L'empereur, terrifié, reconnut son injustice ; il appela, Basile ; en sa présence l'enfant commença d'aller mieux ; mais Valens ayant ensuite invité les hérétiques à voir l'enfant, il mourut peu après.
« L'abstinence de Basile et sa continence furent admirables ; il se contentait d'une seule tunique et gardait un jeûne rigoureux ; assidu à la prière, il y employait souvent toute la nuit. Sa virginité ne connut point d'ombre. Dans les monastères qu'il fonda, il régla de telle sorte la vie des moines qu'elle réunit parfaitement les avantages de la solitude et ceux de l'action. Il écrivit avec une science abondante et personne, au témoignage de Grégoire de Naziance, n'expliqua les Livres saints avec plus de détails et de vérité. Sa mort survint le 1^er^ janvier ; n'ayant vécu que par l'esprit, il semblait ne garder de son corps que les os et la peau. »
-- Jeudi 15 juin : *saint Bernard de Menthon*, prêtre (XI^e^ siècle).
Chanoine régulier et archidiacre d'Aoste, il est le fondateur des célèbres hospices alpins du Grand et du Petit Saint-Bernard. *Sainte Germaine Cousin,* bergère née à Pibrac en Haute-Garonne (1579-1607).
-- Vendredi 16 juin : *saints Ferréol et Ferjeux*, martyrs à Besançon au début du III^e^ siècle. Ou bien : *saint Jean-François Régis*, prêtre (1597-1640) : jésuite qui se consacra aux missions populaires dans les régions protestantes du Vivarais et du Velay. Ou : *sainte Marie-Madeleine Postel*, religieuse (1756-1846) : fondatrice de l'Institut des Sœurs de la Miséricorde pour l'éducation chrétienne des jeunes filles.
-- Samedi 17 juin : *sainte Émilie de Vialar*, religieuse (1797-1856).
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Fondatrice en 1832 des Sœurs de Saint-Joseph de l'Apparition, elle vint en 1835 ouvrir un hôpital à Alger et dépensa toute sa fortune à soigner les malades atteints du choléra. Expulsée par l'évêque, elle se retira à Marseille où elle mourut.
-- Dimanche 18 juin : *quatrième dimanche après la Pentecôte*. Mémoire de *saint Ephrem*, diacre et docteur (IV^e^ siècle).
-- Lundi 19 juin : *sainte Julienne Falconieri*, vierge à Florence (1270-1341).
Mémoire des *saints Gervais et Protais,* martyrs milanais dont saint Ambroise découvrit les corps en 386.
-- Mardi 20 juin : *saint Silvère*, pape et martyr (536-537).
*Notice liturgique :*
« Silvère, né en Campanie, fut le successeur d'Agapit dans le pontificat. Il fit briller sa doctrine et sa sainteté dans la poursuite des hérétiques, et sa force d'âme se montra dans la manière dont il maintint le jugement d'Agapit. Malgré les instances réitérées de l'impératrice Théodora, il se refusa à rétablir Anthine qu'Agapit avait déposé de l'évêché de Constantinople comme fauteur de l'hérésie eutychienne.
« Rendue furieuse, Théodora manda à Bélisaire d'envoyer Silvère en exil. L'île Pontia fut le lieu de son bannissement. On rapporte qu'il écrivit de là en ces termes à l'évêque Amator :
Je vis d'un pain de tribulation et d'une eau d'angoisse ; et cependant je n'ai point abandonné, je n'abandonne point ma charge.
« Usé de chagrin et de souffrances, il s'endormit bientôt dans le Seigneur. Son corps, porté à Rome et déposé dans la basilique vaticane, a été illustré par de nombreux miracles. »
-- Mercredi 21 juin : *saint Louis de Gonzague*, acolyte (1568-1591).
Il avait 17 ans quand, ayant renoncé au trône princier de Mantoue, il obtint de son père l'autorisation d'entrer dans la Compagnie de Jésus. La peste sévissant à Rome, il est volontaire pour secourir les malades ; atteint lui-même par le mal, il meurt à 23 ans.
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-- Jeudi 22 juin : *saint Paulin*, évêque.
D'une famille de l'aristocratie romaine, les Anici, qui possédaient de grands domaines en Italie, en Gaule et en Espagne. Né à Bordeaux en 353 ; instruit par le poète Ausone. Préfet ; sénateur ; consul à 25 ans. Baptisé à 36 ans. Il donne la plupart de ses biens aux pauvres ; il est ordonné prêtre en 393 ; encouragé par saint Jérôme, il se retire avec sa femme Thérèse sur ses terres de Nole (en Campanie), près du tombeau de saint Félix, où ils vécurent en ascètes avec quelques disciples. Il composa de nombreux poèmes en l'honneur de saint Félix et il entretint une vaste correspondance, notamment avec Rufin et avec Augustin. En 409, le peuple de Nole l'appelle comme évêque. Les invasions des Goths arrivent l'année suivante. Saint Paulin gouverna son église pendant 22 ans et défendit son peuple sous la domination barbare. Il mourut en 431, un an après saint Augustin.
-- Vendredi 23 juin : *vigile de la Nativité de saint Jean-Baptiste*.
Pie XII en janvier 1955 a supprimé toutes les vigiles, à l'exception de :
-- deux vigiles privilégiés : la vigile de Noël et la vigile de la Pentecôte ;
-- cinq vigiles communes : de l'Ascension, de l'Assomption, de saint Jean-Baptiste, de saint Pierre et saint Paul, de saint Laurent.
-- Samedi 24 juin : *Nativité de saint Jean-Baptiste*. La solennité peut en être transférée au quatrième dimanche de juin (c'est-à-dire cette année au dimanche 25 juin). Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes)
« Saint Jean-Baptiste fut appelé le précurseur de Jésus-Christ parce qu'il fut envoyé de Dieu pour annoncer Jésus-Christ aux Hébreux et les préparer à le recevoir. -- L'Église honore par une fête spéciale la naissance de saint Jean-Baptiste parce que cette naissance fut sainte et qu'elle apporta au monde une sainte allégresse. -- Saint Jean-Baptiste n'est point né dans le péché comme les autres hommes parce qu'il fut sanctifié dans le sein de sa mère, sainte Élisabeth, par la présence de Jésus-Christ et de la T.S. Vierge. Le monde se réjouit de la naissance de saint Jean-Baptiste parce qu'elle lui indiquait que la venue du Messie était prochaine. -- Dieu fit connaître saint Jean-Baptiste dès sa naissance comme le précurseur de Jésus-Christ par divers miracles et principalement par celui-ci : son père Zacharie, qui avait perdu la parole, la recouvra subitement pour chanter le pieux cantique *Benedictus Dominas Deus Israël,* dans lequel il remerciait Dieu d'avoir accompli la promesse faite à Abraham d'envoyer le Sauveur, et il se réjouissait de ce que son fils en serait le précurseur.
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-- Saint Jean-Baptiste, dès sa jeunesse, se retira dans le désert où il passa la plus grande partie de sa vie et unit constamment à l'innocence des mœurs une pénitence austère.
« Il fut décapité par ordre d'Hérode Antipas à cause de la sainte liberté avec laquelle il avait repris ce prince de sa vie scandaleuse.
« Nous devons imiter en Jean-Baptiste :
1° l'amour de la retraite, de l'humilité et de la mortification ;
2° le zèle pour faire connaître et aimer Jésus-Christ ;
3° la fidélité envers Dieu, qui met avant les considérations humaines la gloire divine et le salut du prochain. »
-- Dimanche 25 juin : *cinquième dimanche après la Pentecôte*, avec mémoire de *saint Guillaume*, abbé. Ou bien : *solennité de la Nativité de saint Jean-Baptiste*, avec mémoire du cinquième dimanche après la Pentecôte.
-- Lundi 26 juin : *saints Jean et Paul*, martyrs.
Deux frères, citoyens romains, officiers qui avaient servi Constance, fille de Constantin, dont ils avaient reçu de grands biens avec lesquels ils nourrissaient les pauvres. L'empereur Julien l'Apostat les invita à prendre place parmi ses familiers ; ils répondirent qu'ils ne voulaient point venir chez quelqu'un qui avait abandonné Jésus-Christ. L'empereur leur donna dix jours pour revenir sur leur décision, s'attacher à lui et sacrifier à Jupiter. Ils furent décapités dans leur propre maison, le préfet des prétoriens Térentianus ayant voulu éviter une exécution publique qui aurait pu provoquer des troubles : il les fit ensevelir secrètement et tenta de faire croire qu'ils avaient été exilés. Mais leur maison devint un lieu de pèlerinage et fut ensuite transformée en église. C'est l'église des Saints-Jean-et-Paul qui est restée depuis son origine un des principaux centres de la piété romaine ; du sommet du mont Coelius elle domine le Colisée. On a retrouvé dans ses substructions les restes primitifs de la maison des deux saints. (L'église a été reconstruite au XII^e^ siècle et presque entièrement au XVIII^e^.)
Sur Julien l'Apostat (Duchesne, *Histoire ancienne de l'Église*, tome II, pp. 318 et suiv. ; c'est nous qui soulignons) :
« Julien était né à Constantinople, en 331, de Jules Constance, frère de Constantin, et de Basilina, grande dame romaine qui mourut peu après sa naissance (...). Il était au fond un païen convaincu et dévot. Son évolution intérieure, connue ou soupçonnée de quelques personnes seulement, remontait assez haut. Les circonstances de son éducation l'expliquent dans une certaine mesure.
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Ses parents étaient chrétiens, comme toute la famille impériale. Il avait, tout petit enfant, sauté sur les genoux de Constantin, l' « évêque extérieur » de l'église chrétienne. On le baptisa de bonne heure, et jusqu'à sa sortie de la villa de Makellon (au pied du mont Argée, non loin de Césarée en Cappadoce), on le voit toujours entouré de personnages ecclésiastiques. Il est vrai que *c'étaient des membres éminents* *de la coterie arienne* et que, dans cette école de sophistique religieuse, l'Évangile était fort voilé... »
-- Mardi 27 juin : *bienheureuse Marie-Madeleine Fontaine et ses compagnes*, Filles de la Charité d'Arras, vierges et martyres.
Marie-Madeleine Fontaine, Marie-Françoise Lanel, Thérèse Fantou et Jeanne Gérard, Filles de la Charité à Arras au moment de la Révolution, refusèrent de prêter le serment de liberté-égalité : elles furent expulsées de leur couvent en février 1794 et jetées en prison. Transférées à Cambrai elles y furent guillotinées le 26 juin 1794. Elles ont été béatifiées par Benoît, XV en 1920.
-- Mercredi 28 juin : *vigile des saints apôtres Pierre et Paul*. Ou bien : *saint Irénée*, évêque et martyr.
Sur saint Irénée, voir notice dans notre numéro 154 de juin 1971, page 218.
-- Jeudi 29 juin : *Les saints apôtres Pierre et Paul*. Solennité le dimanche suivant : dimanche 2 juillet. Catéchisme de saint Pie X (instruction sur les fêtes) :
« Les Apôtres furent les disciples de Jésus-Christ choisis par lui-même pour être les témoins de sa prédication et de ses miracles, les dépositaires de sa doctrine, investis de son autorité et chargés d'annoncer l'Évangile à toutes les nations. -- Le fruit de la prédication des Apôtres fut la destruction de l'idolâtrie et l'établissement de la religion chrétienne. -- Ils ont amené les nations à embrasser la religion chrétienne en confirmant la divinité de la doctrine qu'ils prêchaient par la force des miracles, par la sainteté de la vie et finalement par la constance dans tous les tourments et le don même de leur vie pour elle.
« On célèbre avec la plus grande solennité la fête des saints Pierre et Paul parce qu'ils sont les princes des Apôtres.
« Ils sont appelés les princes des apôtres parce que saint Pierre a été spécialement choisi par Jésus-Christ comme chef des Apôtres et de toute l'Église, et que saint Paul a travaillé plus que tous les autres à la prédication de l'Évangile et à la conversion des gentils. »
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Saint Pierre eut d'abord son siège à Antioche ; il le transporta ensuite et le fixa à Rome, alors capitale de l'Empire romain, et c'est à Rome qu'il termina les longs et pénibles travaux de son apostolat par un glorieux martyre.
« De ce fait que saint Pierre fixa son siège à Rome et qu'il y finit ses jours, il résulte que nous devons reconnaître le Pontife romain comme le vrai successeur de saint Pierre et le chef de toute l'Église, lui prêter une obéissance sincère et tenir comme dogmes de foi les doctrines qu'il définit comme pasteur et Maître de tous les chrétiens.
« Saint Paul avant sa conversion était un docte pharisien et un persécuteur du nom de Jésus. Il fut appelé à l'apostolat sur le chemin de Damas où Jésus-Christ glorieux lui apparut et de persécuteur de l'Église fit de lui un très ardent prédicateur de l'Évangile. -- Jésus-Christ voulut convertir saint Paul par un si grand miracle pour montrer en lui la puissance et l'efficacité de sa grâce qui peut changer les cœurs les plus endurcis et pour rendre son témoignage plus croyable. »
Les saints Apôtres Pierre et Paul sont fêtés le même jour parce que tous deux, après avoir sanctifié Rome par leur présence et leur prédication, y subirent le martyre et en devinrent les glorieux protecteurs.
« Nous devons apprendre des saints Apôtres :
1° à régler les actions de notre vie par les maximes de l'Évangile ;
2° à instruire avec un saint zèle et avec constance dans la doctrine de Jésus-Christ ceux qui en ont besoin ;
3° à souffrir volontiers quelque chose pour l'amour de son nom.
« Aux fêtes des Apôtres nous devons : 1° remercier le Seigneur de nous avoir appelés à la foi par leur moyen ; 2° lui demander de la conserver sans tache par leur intercession ; 3° le prier de protéger l'Église contre ses ennemis et de lui *donner des pasteurs qui soient de dignes successeurs des saints Apôtres. *»
*-- *Vendredi 30 juin : *commémoraison de saint Paul, apôtre*. Dernier vendredi du mois.
\*\*\*
============== fin du numéro 164.
[^1]: -- (1). Un chanteur de « variétés ».
[^2]: -- (1). Marcel Peyrouton : *Histoire générale du Maghreb,* Paris -- 1966.
[^3]: -- (2). Xavier Yacono : *La Colonisation dans le Cheliff*, 2 volumes -- 1956-1987.
[^4]: **\*** -- messaliste (MNA) \[note de 2002\].
[^5]: -- (1). « France-Horizon » juin 1970, organe de l'Anfanoma.
[^6]: -- (1). En 1968 l'agglomération rouennaise possède 370.000 habitants.
[^7]: -- (1). Il s'agit du chômage total.
[^8]: -- (1). Il se concrétise d'ailleurs par toute une littérature.
[^9]: -- (1). 1966 : « L'année de la foi, avec ou sans les Harkis ».
[^10]: -- (1). Indemnisation des Français dépossédés Outre-Mer (Dalloz, éditeur) par Jacques Ribs.
[^11]: -- (1). « Béelzebuba » malepeste de la diablerie.
[^12]: -- (2). Je vous signale cependant *Lumière*, Boîte Postale 508 H.V., 62 -- Boulogne-sur-Mer. Cette modeste revue mensuelle a eu le courage d'imprimer une plaquette qui défend votre cause : *Hommes d'Église rouges du sang chrétien,* rédigée par P. Scortesco.
[^13]: -- (1). *L'Église et l'Algérie* (Éd. Études et Recherches historiques, Paris).
[^14]: -- (2). *Mon pays, la France* (Éd. « France-Empire »).
[^15]: -- (1). *La Croix* 2416. « Les Pieds Noirs après dix ans d'Hexagone »
[^16]: -- (1). Dans son livre (excellent) sorti en février 72, Claude Paillat affirme « C'est lui (Georges Pompidou) qui, sur ordre de De Gaulle, a relancé les négociations secrètes avec le F.L.N. Il soutient que la seule chose à sauver est le pétrole et qu'il ne faut pas hésiter à sacrifier le reste pour y arriver. Les événements, là aussi, apporteront à cette politique un cinglant démenti » pp. 706 et 707 de la *Liquidation*. (Laffont éditeur).
[^17]: -- (1). X. Yacono *Les étapes de la décolonisation française* (Que sais-je ?).
[^18]: -- (1). Tchoufa. Échec.
[^19]: -- (1). Cf. *Hommes et Migrations*. I^er^ trimestre 71.
[^20]: -- (1). J.J. Susini : *Histoire de l'O.A.S* (la Table Ronde).
[^21]: -- (1). Au sens fort du terme.
[^22]: -- (1). Comme le dit le beau livre du Docteur Guigon.
[^23]: -- (1). Reportage de *La Croix* déjà cité.
[^24]: -- (1). *Signe des Temps*. 25 mars 72. *Le Monde* consacre un entrefilet à cette fusillade signé J.L. (Jean Lacouture). On ne peut plus la passer sous silence mais on va s'arranger pour très subtilement passer l'ardoise à l'OAS en reprenant l'affirmation d'Yves Courrière d'armes automatiques tirant des balcons sur les forces de l'ordre (sans faire ni un mort ni un blessé parmi celles-ci...) ; en négligeant le *livre blanc* paru sur la fusillade aux éditions de l'Esprit Nouveau en 1962 (et saisi sur ordre du gouvernement), les témoignages nouveaux apportés par le périodique *C'est nous les Africains* (numéro spécial de mars 71), et enfin ce que dit Claude Paillat pp. 714 et 720 de la *Liquidation*. Cl. Paillat conclut à la provocation, peut-être due à des autorités « para-légales »...
[^25]: -- (2). Très curieusement au moment où, dix ans après, la faillite des accords d'Évian est un fait irréfutable, la presse française relance le débat sur la torture ; *Le Monde* s'y distingue particulièrement. Ceci fera oublier cela.
[^26]: -- (1). Livre introuvable (note de G. L.).
[^27]: -- (1). L'œuvre de Jean Servier est importante. Concernant l'Algérie, elle comporte : *Dans l'Aurès sur les pas des rebelles* (compte rendu dans ITINÉRAIRES, numéro 26 de septembre-octobre 1958, pp. 77 et *suiv.*) ; *Adieu Djebels* et *Demain en Algérie :* sur ces deux ouvrages, voir l'article d'Henri Charlier : « L'avenir de l'Algérie », dans ITINÉRAIRES, numéro 47 de novembre 1960. -- Sur l'œuvre de Jean Servier, voir encore l'article d'Henri Charlier : « L'homme et l'invisible », dans ITINÉRAIRES, numéro 94 de juin 1965.
[^28]: -- (1). A ce moment-là, tous les jeunes gens qui ont l'accent pied-noir ont été un jour ou l'autre « raflés » et passés à l'anthropométrie.
[^29]: -- (1). WORMSER (Olivier) : *L'esprit de la révolution nationale*, Paris. 1971.
[^30]: -- (2). BUTTIN (Paul) : *Le Procès Pucheu,* Paris, Amiot-Dumont, 1946.
[^31]: -- (3). ABOULKER (Marcel) : *Alger et ses complots,* Paris, 1946.
[^32]: -- (4). PUCHEU (Pierre) : *Ma vie,* Paris. Amiot-Dumont, 1949.
[^33]: -- (5). WEYGAND (Jacques) : *Weygand, Mon Père,* Paris, Flammarion, 1970.
[^34]: -- (6). ESQUER (Gabriel) : *8 Novembre 1942,* Paris, 1945.
[^35]: -- (7). *Patrie*. Revue mensuelle. n° 2. Alger, Baconnier, août 1941.
[^36]: -- (8). *Patrie*. *Op. cit.* n° 5. 1942 (sans indication de mois).
[^37]: -- (9). *Patrie*. *Op. cit.* n° 6. 1942 (sans indication de mois).
[^38]: -- (10). ORDIONI (Pierre) : *D'une classe politique en France,* Alger, Baconnier. « Collection Patrie ; », 1942. Présentation par Pierre-Louis Ganne in *La Dépêche Algérienne* du 5 et 6 juillet 1942 (rubrique « Les livres »).
[^39]: -- (11). *La Dépêche Algérienne*, Alger. Numéro du 4 mars 1944.
[^40]: -- (12). PHAM-QUYNH : *Redressement Français et Restauration Annamite.* Conférence faite à Hué le 20 octobre 1941 sous la présidence de l'empereur Bao-Daï et du Résident Supérieur en Annam. Publiée à Hué, avec traduction en annamite, 1941.
[^41]: -- (13). PHAM-QUYNH : *op. cit.*
[^42]: -- (14). *La Dépêche Algérienne,* 23 mai 1943.
[^43]: -- (1). *Les Pieds-Noirs et la presse française,* éditions Galic, 1962.
[^44]: -- (1). Les citations entre guillemets sont des extraits du reportage.
[^45]: -- (1). Exemple Joseph Kessel qui préface élogieusement les livres d'Yves Courrière est un chaud partisan de l'État d'Israël. Il est vrai que l'Algérie permet de se donner une bonne conscience anticolonialiste a posteriori !
[^46]: -- (2). R. Aron (avec la collaboration de F. Lavagne, J. Feller, Y. Garnier-Rizet) : *Les Origines de la Guerre d'Algérie*, Fayard, 1962.
[^47]: -- (3). Cette analyse ne porte évidemment que sur les numéros d'*Historia Magazine* publiés jusqu'à ce jour. Admettons qu'au moment où cet article sera publié, les industriels de l'opinion auront compris qu'ils faisaient fausse route et qu'ils essaieront de rectifier le tir en rendant hommage par exemple à l'armée française en Algérie, à telle ou telle personnalité, etc. Mais la direction de la revue étant ce qu'elle est, la ligne générale reparaîtra à la première occasion.
[^48]: -- (1). Des passages importants de cet article ont été traduits et publiés dans la revue *Est-Ouest.*
[^49]: -- (1). *Prot*., 339 b.
[^50]: -- (2). 346 c.
[^51]: -- (1). *Sat.,* VI, 223.
[^52]: -- (1). Il ne sera pas inutile de transcrire le principal du texte latin. Saint Pie V vient d'autoriser les rites de deux cents ans d'ancienneté. Puis : *Ex alias vero omnibus Ecclesiis praefatis, eorumdem Missalium usum tollendo iisque penitus et omnino rejiciendo, ac huic Missali Nostro super edito nihil umquam addendum, detrahendum aut immutandum esse decernendo, sub indignationis Nostrae poena, hac Nostra perpetuo valitura constitutione statuimus et ordinamus. Mandantes ac distincte omnibus et singulis Ecclesiarum praedictarum Patriarchis, Administratoribus aliisque personis quacumque Ecclesiastica dignitate fulgentibus, etiamsi S.E.R. Cardinales aut cujusvis alterius gradus et praeeminentiae fuerint, illis in virtute sanctae obedientiae praecipientes ut ceteris omnibus rationibus et ritibus ex alias Missalibus quantumvis vetustis hactenus observari consuetis, in posterum penitus omissis ac plane rejectis, Missam juxta ritum, modum ac normam quae per Missale hoc a Nobis nunc traditur decantent ac legant ; neque in Missae celebratione alias caeremonias addere vel recitare praesumant. Atque ut hoc ipsum Missale in Missa decantanda aut recitanda in quibusvis Ecclesiis absque ullo conscientim scrupulo aut aliquarum poenarum, sententiarum et censurarum incursu, posthac omnino sequantur, eoque libere et licite uti possint et valeant, auctoritate Apostolica, tenore praesentium, et etiam perpetuo concedimus et indulgemus. Neve Praesules, Administratores, Canonici, Capellani et ialii quacumque nomine nuncupati Presbgteri saeculare aut cujusvis Ordinis regulares, ad Missam aliter quam a Nobis statutum est celebrandani teneantur ; neque ad Missale hoc immutandum a quolibet cogi et compelli, praesentesve litterae ullo umquam tempore revocari aut moderari possint, sel firmae semper in suo exsistant robore, similiter statuimus et declaramus.*
[^53]: -- (2). A quelques expressions près, le canon apparaît dès le V^e^ siècle tel que saint Pie V le prescrivait. Cependant la formule de l'*Hanc igitur* est de saint Grégoire le Grand (590-604).
[^54]: -- (1). *La Nouvelle Messe,* p. 181.
[^55]: -- (1). Ayer, *op. cit.*, pp. 46-47.
[^56]: -- (2). Schlick, dans son effort pour fonder sa théorie des « énoncés protocolaires », est amené à s'occuper, lui aussi, des données immédiates et du *Cogito*. Mais tout de suite, il nous met en garde : « Actuellement, grâce à la logique, on sait à quoi s'en tenir ; (le *Cogito*) n'est qu'une pseudo-proposition, tout simplement. On n'en fait pas un énoncé correct en disant : *la cogitation est *; ou bien *les contenus de la conscience existent*. Une proposition de ce genre ne traduit rien et ne peut servir de fondement à rien. Elle ne constitue pas une connaissance, ne peut en appuyer aucune ni conférer de la certitude à aucun savoir » (*Sur le fondement de la connaissance*, p. 22). Schlick admet toutefois qu'on peut suivre « la voie cartésienne sur les tronçons reconnus praticables ». -- Dans la critique du *Cogito*, les positivistes logiques avaient été précédés par Nietzsche. Cf. *La Volonté de puissance*, I, et 147-148, pp. 81-82.
[^57]: -- (1). Carnap critique également les notions d'Absolu, de Dieu, d'être en tant qu'être, etc. Cf. *La science et la métaphysique devant l'analyse logique du langage*, pp. 18-20.
[^58]: -- (2). Ces textes sont empruntés au célèbre article de Heidegger *Qu'est-ce que la métaphysique*, trad. Corbin, Paris, Gallimard, 1938, p. 26 et p. 37.
[^59]: -- (3). Carnap, *La science et* la *métaphysique devant l'analyse logique du langage,* p. 29.
[^60]: -- (4). *Op. cit.*, p. 38.
[^61]: -- (5). *Ibid.*
[^62]: -- (6). *Ibid.*
[^63]: -- (1). *Op. cit.*, p. 39.
[^64]: -- (2). Otto Neurath, *Le développement du Cercle de Vienne et l'avenir de l'empirisme logique,* Paris, Humann, 1935, p. 7.
[^65]: -- (3). Carnap, *La science et la métaphysique devant l'analyse logique du langage,* p. 40.
[^66]: -- (1). Sur les rapports entre l'analyse logique et les sciences, cf. Ayer, *op. cit.*, pp. 48 ss. -- Le philosophe, proclame Ayer, n'a pas à formuler des « vérités spéculatives », à chercher des premiers principes, à émettre des jugements *a priori* sur la valeur de nos connaissances ; il a seulement à entreprendre une œuvre de clarification et d'analyse (Cf. le chap. III, intitulé *The Nature of Philosophical Analysis*). -- Plus loin, l'auteur insiste, avec raison, sur la nécessité de clarifier les concepts employés en psychologie et dans les sciences humaines (p. 150 sq.). -- Sur « l'analyse philosophique », cf. aussi la *Revue internationale de philosophie* (1953).
[^67]: -- (2). La logique est devenue ainsi une « spécialité scientifique » ; elle s'occupe, dirions-nous, de la forme rationnelle de toute pensée valable, forme rationnelle qui nous fait, semble-t-il, pénétrer plus avant dans le phénomène de la connaissance qu'une étude *psychologique* de celle-ci. La logique apparaît, selon la formule de Jaspers, comme « une mathesis universelle, susceptible de prendre la place de l'ancienne philosophie. La logistique est aujourd'hui considérée par beaucoup comme la philosophie même, dans sa totalité » (Jaspers, *Philosophie und Wissenschaft*, p. 4).
[^68]: -- (3). Neurath, *Le développement du Cercle de Vienne*, p. 46 : « Le travail essentiel doit se passer *à l'intérieur des sciences* pour ce qui touche l'analyse des concepts aussi bien que pour le reste. »
[^69]: -- (4). *Op. cit.*, p. 52. Le travail se fait dans une double direction : « Les uns pratiqueront spécialement cette vaste analyse logique ; d'autres dirigeront leurs efforts à l'intérieur des sciences particulières, pour venir à bout des obstacles et des difficultés avec plus de succès que par le passé, en employant la critique logique. C'est un beau résultat déjà que d'obtenir que des savants, occupés des concepts fondamentaux de leur science, ne se confient pas au concours des philosophes, mais se considèrent compétents et même personnellement obligés, lorsqu'il s'agit de clarifier les notions de leur science et de prendre eux-mêmes la responsabilité en ce qui concerne ces notions. »
[^70]: -- (1). Il faudrait peut-être mettre à part Schlick et examiner si sa théorie de la connaissance ne demeure pas philosophique au sens ancien du terme. Mais nous reviendrons plus loin sur ce problème.
[^71]: -- (2). Carnap, *La science et la métaphysique devant l'analyse logique du langage*, p. 42. -- Par « sentiment de la vie », Carnap entend la position que prend l'homme « dans l'ordre sentimental et volontaire à l'égard du monde extérieur, de ses semblables, des problèmes qui retiennent son attention et des destins dont il subit l'influence ».
[^72]: -- (3). Selon Carnap, il y aurait, dans l'œuvre de Nietzsche deux parties : d'un côté des observations historiques, scientifiques, sur l'art, les origines de la morale, etc. ; de l'autre, des considérations métaphysiques, mais exprimées dans ce chef-d'œuvre de poésie qu'est *Ainsi parlait Zarathoustra*. -- Notons que, dans un autre contexte, des auteurs contemporains tentent parfois d'assimiler la philosophie à la poésie ou à la musique. G. Marcel n'admirait-il pas le bergsonisme en raison de ses ressemblances avec la musique (*Revue musicale*, mars 1925) ?
[^73]: -- (1). L'empirisme logique, rappelons-le, ne sépare pas la science de la connaissance vulgaire, dont il souligne la valeur pratique.
[^74]: -- (2). Le scientisme prend chez un Le Dantec une allure agressive : « La science ne garde aucune trace de son origine humaine ; elle a, par suite, quoi qu'en pensent la plupart de nos contemporains, une valeur absolue. Il n'y a même que la science qui ait cette valeur ; et c'est pourquoi je me proclame scientiste. » (*Contre la métaphysique,* p. 51.)
[^75]: -- (1). Sur ces anthropologies, cf. notre ouvrage *La philosophie et sa structure, -- *t. III, *L'homme et ses origines,* Paris, Bloud et Gay, pp. 12-37.
[^76]: -- (1). Otto Neurath écrit ces lignes significatives : « Le Cercle de Vienne et les autres groupements qui adhèrent à ce néo-scientisme, s'efforcent d'indiquer comment on peut construire l'universalité des propositions scientifiques sans qu'il soit besoin, par dessus le marché, d'une philosophie, d'une théorie de la connaissance, d'une phénoménologie ou de quelque autre discipline disposant d'énoncés propres. » (*Le* *développement du Cercle de Vienne,* trad. Vouillemin, Paris, Hermann, 1935, p. 11.) -- P. Naville écrit de son côté : « La théorie de la pensée devait à son tour entrer plus tard dans le cycle du développement des sciences positives, et cela sous les formes nouvelles de la psychologie, de la sociologie et des branches connexes, de la physique ou des mathématiques, comme la logistique. C'est à partir de ce moment qu'on peut dire que l'ancienne philosophie a vraiment disparu (ou est en train de disparaître) ; elle est chassée, non seulement de l'univers stellaire et terrestre, non seulement de la biologie, mais aussi de la vie humaine, dans ce qu'elle possède apparemment de spécifique, son comportement conscient. » (*Psychologie, Marxisme, Matérialisme*, p. 25.)
[^77]: -- (2). Cf. Didier Deleule, *La psychologie, mythe scientifique,* Paris, Laffont, 1969.
[^78]: -- (1). P. Guillaume, *Introduction à la psychologie.*
[^79]: -- (2). E. Durkheim, *Les formes élémentaires de la vie religieuse*, 3^e^ édit., Paris, Alcan, 1937, p. 27.
[^80]: -- (3). Mannheim définit la sociologie de la connaissance comme suit : « ...elle est une recherche purement empirique, faite au moyen de la description et de l'analyse structurelle, des différentes manières selon lesquelles les relations sociales, en fait, influencent la pensée. » (*Wissenssoziologie*, trad. anglaise par Wirth et Schilz, dans *Ideology and Utopia*, Harcourt, Brace and C°, New York, 1936, p. 239.)
[^81]: -- (1). Carnap, *Le problème de la logique de la science, science formelle et science du réel*, p. 4.
[^82]: -- (1). Louis Vax, *L'empirisme logique*, pp. 61-62. -- Cf. également Beth, *The Foundations of Mathematics, A. Study in the Philosophy of Science*, 2^e^ édition, Amsterdam, North-Holland Publishing C°, 1965. -- Wittgenstein dans son *Tractatus Logico-philosophicus* s'occupe surtout du langage de la logique ; dans les *Investigations philosophiques*, il tourne son attention vers les langues naturelles.
[^83]: -- (2). Husserl, *La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale*, pp. 248-249.
[^84]: -- (3). Cf. sur ce point Gilson, *Linguistique et philosophie*, Paris, Vrin, 1969, pp. 10 ss.
[^85]: -- (1). Ces vocables péjoratifs ont en réalité une double signification. Ils signifient d'abord le fait qu'une science empiète sur les autres sciences ; mais ils peuvent vouloir dire aussi qu'une science prétend jouer en quelque sorte le rôle de la philosophie et résoudre les problèmes que pose celle-ci, fût-ce en démontrant que ce sont de pseudo-problèmes.
[^86]: -- (1). Notamment, bulle *Munificentissimus* de Pie XII, proclamant le dogme de l'Assomption, le 1^er^ novembre 1950.
[^87]: -- (2). Saint Cyrille, le docteur du Concile d'Éphèse (431) a fait valoir admirablement cette raison ; voir son *Court traité contre ceux qui ne veulent pas reconnaître Marie Mère de Dieu,* traduit dans *Revue thomiste* 1956, n° IV.
[^88]: -- (1). Voir *Itinéraires* nov. 71 nos considérations sur l'*Humilité du Christ.*
[^89]: -- (1). Un volume aux Nouvelles Éditions Latines (1957).
[^90]: -- (1). Cf. Latreille etc. : *Histoire du catholicisme en France,* tome I, pp. 22-23 et 32-33.
[^91]: -- (1). Duchesne : *Histoire ancienne de l'Église,* tome I, p. 254.
[^92]: -- (2). « Le fait que Vienne est nommée d'abord, s'il a une signification, ne peut être qu'une politesse des Lyonnais à l'égard de leurs confrères de Vienne. L'événement est essentiellement lyonnais. Les magistrats de la colonie lyonnaise ne pouvaient bien évidemment instrumenter à Vienne ; le légat lui-même n'y avait aucune juridiction. Sanctus, le diacre de Vienne, aura été arrêté à Lyon ; aucun autre Viennois n'est mentionné. » (Duchesne, *op. cit., p.* 257.)
[^93]: -- (3). Duchesne, *op. cit.*, p. 255.
[^94]: -- (4). Latreille etc., *op. cit.*, p. 32.
[^95]: -- (5). Duchesne, *op. cit.*, p. 210.