# 165-07-72 1:165 ## SUR DEUX LIVRES DE GILSON *Linguistique et philosophie*. Essai sur les constantes philosophiques du langage. Un volu­me de 312 pages édité par la Librairie philo­sophique J. Vrin en 1969 (3° trimestre). *D'Aristote à Darwin et retour.* Essai sur quelques constantes de la biophilosophie. Un volume de 256 pages édité par la Librairie philo­sophique J. Vrin en 1971 (2^e^ trimestre). 3:165 ### Préface *NOUS avons voulu fêter les deux derniers ouvrages parus d'Étienne Gilson. C'est-à-dire les honorer et nous en réjouir. Ils sont d'un véritable philosophe. La belle découverte ? Point si commune. Gilson est un grand professeur et un bon historien, concède-t-on d'ordinaire. Sans doute. Mais dans son acte même d'historien et de professeur déjà il est vrai philosophe. A ceux de nos lecteurs, notamment les plus jeunes, qui sont avides de connaître la philosophie contem­poraine, nous pouvons donc donner l'avertissement d'aller, en se tournant vers lui, la chercher là où elle est.* \*\*\* *Nous le faisons en toute liberté réciproque. Pas plus cette fois que les fois précédentes, nous n'avons l'intention d'annexer Étienne Gilson ni de nous annexer à lui. Nous ne lui demandons rien. Il ne nous a rien demandé. Cela va sans dire. Mais les mœurs de la presse et de l'édition sont telles qu'il est qua­siment indispensable de le préciser ; ce qui n'empêchera pas plusieurs de ne le croire qu'à moitié ou pas du tout : mais qu'ils croient ce qu'ils voudront, il est évident que nous n'écrivons pas pour ceux-là. Notre démarche est de conviction intellectuelle.* \*\*\* *Le vrai titre de chacun des deux livres de Gilson, c'est aussi bien son sous-titre :* « *Essai sur les constantes philosophiques du langage *»*,* « *Essai sur quelques constantes de la biophilo­sophie *»*. Le premier des deux pouvait même s'appeler* « *Le mystère dans le langage *»*, mais cela aurait, selon l'auteur,* « *fait un titre trop beau *» (*note 7 de la page 256*)*. Le second s'intitulerait alors :* « *Le mystère dans l'organisme vivant *»*.* 4:165 *-- Quand la science ou les sciences, au sens moderne du terme, ont dit tout ce qu'elles avaient à dire, et même largement an­ticipé sur ce qu'elles imaginent qu'elles pourront dire* « *de­main *»*, il reste autre chose à rechercher par d'autres moyens, et c'est l'essentiel.* *Mais un essentiel que l'humanité a toujours connu plus ou moins, et que méconnaît seulement l'épouvantable régression spirituelle du monde moderne. Cette régression a pour* (*lui tenir lieu de*) *philosophie un* « *scientisme *» *qui n'est fondé ni sur la raison scientifique ni sur la raison philosophique, et n'est en somme qu'une dégénérescence* (*contagieuse*) *de l'esprit.* *Parce que l'humanité, à l'exception de l'humanité moderne, a toujours plus ou moins connu l'essentiel ; Gilson parle avec pleine raison de* CONSTANTES *philosophiques manifestées à toutes les époques par la réflexion sur le langage humain et par la réflexion sur la matière vivante.* *-- Mais quel est donc ce mystérieux* « *essentiel *»* ?* *-- Cet essentiel, c'est la finalité, bien sûr.* *L'épouvantable régression spirituelle du monde moderne est d'avoir perdu le sens et la science de la finalité ; et d'avoir accumulé des montagnes de* (*fausses*) *raisons savantes pour rendre obligatoire cet aveuglement sur l'essentiel.* \*\*\* *La plus répandue des machines de guerre intellectuelle contre la finalité est sans doute le mythe, prétendu scienti­fique, de l'* « *évolution des espèces *»*.* *Par méprise mais aussi par fraude, on a fait de l'évolution des espèces une* DÉCOUVERTE SCIENTIFIQUE *et on l'a attribuée à Darwin, qui n'y est pour rien. Historiquement, ce fut au contraire une* IMAGINATION PHILOSOPHIQUE, *qui revient à Spencer.* *Mais Gilson apporte beaucoup plus que cette rectification historique.* *Il montre que la notion d'* « *espèce. *» *et celle d'* « *évolu­tion *» *ne sont pas des notions* SCIENTIFIQUES *au sens moderne du terme.* *Toutes les questions qui se posent à propos de la notion d'* « *espèce *» *sont des questions philosophiques, celles-là même, en substance, que le Moyen Age a tant agitées sous le nom de problème des Universaux :* 5:165 « *Il est de mode de moquer le Moyen Age pour y avoir réduit la philosophie, mais le Moyen Age a seulement dit que tout le reste de la philosophie dépend de la réponse faite à ce problème, ce qui est vrai. *» *Ces ques­tions qui sont au centre de la philosophie appellent des réponses philosophiques. Qu'on veuille en faire des questions scienti­fiques, c'est du charlatanisme : c'est utiliser le prestige* (*utili­taire*) *de la science moderne au profit d'une fausse philosophie, l'évolutionnisme.* \*\*\* *Rien n'a pu, en fait, rien ne peut, en droit, remplacer la notion de* « *forme substantielle *»*, tant moquée par le XVII^e^ siècle français qui en cela fut bien sot : à savoir, la notion d'une* FORME *qui constitue une* SUBSTANCE *par son union avec une* MATIÈRE. *Le sort* (*intellectuel*) *de la* « *finalité *» *est lié au sort de la* « *forme substantielle *»*.* *Sans forme substantielle et sans finalité, plus rien n'a de sens intelligible, sauf par supercherie ou illusion.* \*\*\* *Il est nécessaire qu'une tradition philosophique essentielle au genre humain -- celle qui tient la finalité pour réelle, et qui l'explique selon la raison -- soit conservée vivante à travers et malgré la barbarie mentale d'aujourd'hui. Mais il n'est pas sûr qu'on y parvienne : il n'est pas sûr que ce nécessaire de­meure possible. La défection de l'Église, si elle se prolonge, sera l'équivalent sociologique et intellectuel d'un nouveau Dé­luge, déjà commencé. Pour la première fois de son histoire, pour la première fois à ce point, l'Église du jour n'aide plus l'esprit humain contre les erreurs et les illusions du monde : elle s'y ouvre au lieu de nous en défendre : le mystérieux collapsus, s'il continue, ne laissera rien subsister.* *Du moins, Gilson aura fait ce qui dépendait de lui.* *Nous faisons ce qui dépend de nous pour que son œuvre soit honorée, soit connue, soit méditée.* J. M. 6:165 ### La notion d'évolution par Louis Salleron QUAND, au début de septembre 1971, Jean Madiran m'écrivit pour me demander si je voulais traiter de « la notion d'*évolution*, telle qu'elle ressort du livre d'Étienne Gilson : *D'Aristote à Darwin et retour *», je répondis « oui » par retour du courrier. Bonne occasion, me disais-je, de mettre au point, pour moi-même, quelques idées sur l'imbroglio évolutionniste. Je notai rapidement, sur un bout de papier, quelques points de repère pour mon article. Puis je lus le livre de Gilson. Puis je relus la lettre de Madiran et m'aperçus qu'elle précisait que j'eusse à parler de la notion d'évolution « *telle qu'elle ressort *» du livre de Gilson. J'avais oublié ce détail. Mon embarras était grand. Du livre de Gilson, il ressort que la *notion* d'évolution est creuse. Elle se confond avec le *mot* qui n'est qu'un paravent destiné, comme son nom l'indique, à protéger du vent -- du vent, du vide. Il n'y a pas là matière à un article. Je voulus m'en ouvrir à Madiran. Il venait de partir en vacances. Quand Madiran est parti, c'est encore pire que quand il est là : on n'arrive pas à le joindre. J'aurais pu attendre. Mais dans quinze jours ou un mois je n'aurais probablement plus eu le goût d'écrire sur l'évolution. Alors je me suis dit : « Tant pis ! j'écris, et je verrai bien ce qui viendra au bout de ma pointe Bic. » 7:165 ##### *Le mot* « *Deux noms, écrit Gilson, symbolisent pour le grand public cultivé le problème de l'évolution : Lamarck et Darwin* (*...*) *Pourtant on peut lire Lamarck sans rencontrer le mot* « *évolution *»*. Quant à Darwin, il n'a écrit aucun livre dont le titre annonce une étude de l'Évolution* (*...*) *Le mot* « *évolution *» *ne figure pas davantage dans le titre d'aucun des quinze chapitres de l'*Origine des espèces *ni des vingt et un chapitres de* La descente de l'homme ([^1]). *Darwin a rédigé de brefs résumés de chacun de ces cha­pitres* (*...*) *: dans aucun sommaire de ces trente-six cha­pitres il n'est parlé d'évolution. Si le curieux d'histoire entreprend alors la lecture de l'*Origine des espèces *pour y chercher ce que Darwin y dit de l'évolution, il constate avec surprise que le mot ne s'y rencontre nulle part, ni dans la première édition* (*1859*)*, ni dans aucune des sui­vantes jusqu'à la sixième, parue dix ans après la première* (*1869*)*, où le mot apparaît enfin sous la plume de Darwin, dans des conditions particulières, etc. *» (*pp. 82-83*)*.* Il faut avouer qu'il y a là quelque chose d'extraor­dinaire. J'ai toujours sous la main un livre très précieux qui s'intitule « *Science de l'évolution *». Il est précieux parce qu'il est, à ma connaissance, le seul qui traite expressé­ment de l'évolution, en tant que problème scientifico-philo­sophico-théologique. Son auteur, Raymond J. Nogar, est un dominicain américain, à la fois biologiste, lecteur en théologie et docteur en philosophie ([^2]). La *première ligne* de la *préface* du livre -- signée de Theodosius Dobzhansky, « un des maîtres les plus écoutés de la génétique actuelle », de l'Institut Rockefeller -- est « *La théorie de l'évolution créée par Darwin *» etc. La *première ligne* de l'*introduction* est : « *le mot* « *évo­lution *» *est un mot ancien *» etc. Les *premières lignes* du *premier chapitre* sont : « *Char­les Darwin n'a pas inventé le mot* « *évolution *». *On lui doit cependant d'avoir inventé un usage du mot qui a modifié toute la* *direction de la pensée scientifique et philosophique depuis la publication en 1859 de son grand* *ouvrage sur la biologie* « *The Origins of Species *». *­On demeure pantois.* Mais alors comment se fait-il que dès l'époque de Dar­win et constamment jusqu'à nos jours « darwinisme » et « évolutionnisme » soient devenus quasiment des synonymes ? 8:165 La raison est toute simple (pour l'essentiel) : c'est que l'idée d'évolution était « dans l'air » au XIX^e^ siècle. Elle trouva son chantre en la personne de Spencer. Mais Spencer était un philosophe. Comme Darwin était un « scientifique », on fit le grand justificateur des idées, de Spencer. Étienne Gilson écrit : « *Il est hors de doute que Spencer soit à l'origine du mouvement qui a fait de la pensée des années 1850-1910. La fusion du darwinisme et du spencérisme a été quasi instantanée, comme on l'a vu, en dépit du mauvais vouloir de leurs auteurs *» (p. 106, note 5). Le « comme on l'a vu » se rapporte à la démonstration que Gilson vient de faire de l'indifférence de Darwin à la notion d'évolution, comme de l'indifférence de Spencer à l'idée de sélection naturelle. (Spencer « serait plutôt la­marckien » écrit Gilson, p. 107.) Ici, on ne peut résumer. Il faut lire tous les textes pro­duits par Gilson pour suivre sa démonstration et se con­vaincre de la pertinence des titres de deux de ses chapitres qui résument bien toute la question : « *Darwin sans l'évo­lution *» et « *l'évolution sans Darwin *». ##### *La raison de fond* Pourtant l'esprit n'est pas encore satisfait. L'interro­gation subsiste : pourquoi ? L'idée d'évolution était dans l'air. Fort bien. Mais pourquoi, puisqu'il n'y a pas de liaison nécessaire entre « évolution » et « sélection naturelle », que d'autre part Darwin demeure sur la réserve à l'égard de Spencer et que Spencer ne croit pas à la sélection na­turelle, pourquoi Darwin devient-il dans l'esprit public le champion de l'évolution, pourquoi darwinisme et évolu­tionnisme arrivent-ils à se confondre ? Là encore, la raison est simple, et elle est religieuse. La théologie commune liait les deux idées de création et de fixisme (v. pp. 56-58). Dès l'instant que Darwin rejetait le fixisme, il rejetait la création. Spencer, la rejetant comme lui par la philosophie de l'évolution, se trouvait d'accord avec lui sur l'essentiel. Ce qui n'est pas fixe bouge, change, c'est-à-dire évolue. Le reste n'est qu'embrouillamini sans importance. L'opinion publique faisait spontanément la synthèse. Et elle la faisait sur Darwin plutôt que sur Spencer parce que c'est la Science qui était le nouveau dogme face à la Religion. Le nom de Darwin s'inscrivait à la suite de celui de Galilée pour écraser le christianisme traditionnel. 9:165 Le seul point qui pourrait faire difficulté est l'*intention* de Darwin. S'il ne se veut que savant et qu'il se méfie de la philosophie de l'évolution, Spencer n'a-t-il pas abusé de lui ? Eh ! bien, non. Car s'il est vrai qu'il marque quelque réticence à l'égard de l'évolution, c'est apparemment parce qu'il n'est pas sûr de ce qu'on peut faire dire à ce mot (qui menace peut-être sa chère « sélection naturelle »), mais pour ce qui est de la « création », il est contre. Il place même son anti-créationnisme au-dessus de la sélec­tion. En 1863, il écrit à Asa Gray : « *Personnellement, bien sûr, j'attache la plus grande importance à la Sélection Natu­relle ; mais cela me paraît entièrement dénué d'importance en comparaison de la question : Création ou Modification *» (p. 100). Cela, le public l'a senti d'instinct. Quand il lit l'*Origine des espèces*, il n'y comprend peut-être rien, mais ce qu'il comprend c'est que cela fiche par terre la création, telle que la présentent les théologiens *dans sa liaison à la fixité des espèces*. Le public sait maintenant que Dieu n'a pas créé Adam et Ève, et toutes les plantes, et tous les animaux, dans un beau paradis dont une pomme empoisonnée nous a fait perdre les délices. Voilà qui suffit. Mais il faut opposer une idée simple à une idée simple, et quelque chose qui ressemble à de la philosophie à une autre chose qui se targue d'en être. L'*Évolution* devait être cette idée et cette philosophie. Elle était même irremplaçable... Car en opposant le *changement* des espèces à leur *fixité*, elle tuait, en ruinant sa clarté, la *création* et supprimait du coup le *Créateur*. Au *Dieu immuable, transcendant et créateur* se substituait l'*Évolution* sans plus, sorte de mouvement per­pétuel suspendu à rien, mais qui, se justifiant confusé­ment comme le contraire de ce qui était prouvé faux, ne pouvait ainsi qu'être la vérité, dont l'homme aurait eu d'ailleurs de la peine à douter en se regardant dans la glace, -- prodigieux génie qui, sachant tout, se suffit évi­demment à soi-même. Il ne faut pas oublier non plus l'état d'esprit de l'An­gleterre en cette seconde-moitié du XIX^e^ siècle. Si le Scien­tisme est la grande religion nouvelle, en marche depuis le XVI^e^ siècle, il s'allie, dans son incarnation évolutionniste, à l'impérialisme britannique ([^3]). 10:165 *The Descent of Man* est lu par le contemporain de la reine Victoria comme *The Descent of British*. Au commen­cement était le singe. Puis vint l'homme, et enfin le som­met de l'homme : le Britannique, dont l'empire ignore le coucher du soleil. Le Français cultive son jardin. Le Bri­tannique roule les mers. Il est en Amérique, aux Indes, au Cap, en Australie, partout. Il côtoie dans l'univers entier ce *missing link *: indigène, preuve palpable de la lutte pour la vie, de la sélection naturelle et de l'évolution. La libre concurrence, autre forme de la lutte pour la vie, de la sélection naturelle et de l'évolution, l'assure de la vérité darwinienne. Que le plus apte l'emporte ! Que le meilleur gagne ! L'évolutionnisme est intrinsèquement polygénique et raciste. (Un jour, si Dieu nous prête vie, nous tâcherons de voir pourquoi et comment la religion *démocratique*, liée au départ à la religion *évolutionniste*, l'a absorbée, sans arriver d'ailleurs à l'assimiler.) ##### *La notion d'évolution* On l'aura noté : mon article est terminé. « *Telle qu'elle ressort *» du livre de Gilson, l'Évolution s'identifie au néant. On pourrait dire d'elle ce que Proudhon disait du socialisme : « *Le socialisme n'est rien, n'a jamais rien été, ne sera jamais rien. *» *Eppur...* Et pourtant... l'idée de l'évolution s'impose à l'esprit, de la même manière que s'impose à l'esprit de celui qui contemple un coucher de soleil l'idée que le soleil tourne autour de la terre. De la même manière -- jus­tement. En classant les crânes et les tibias, en découvrant les mille et un squelettes de tous les dinosaures, brontosaures et autres diplodocus que lui révélaient les couches diverses de la terre, en prenant conscience de sa propre histoire grâce au témoignage des monuments et de l'écriture, l'homme s'est trouvé brusquement (en quelques dizaines d'années) en présence du *temps ;* non plus du temps méta­physique s'opposant à l'Être en tant que Devenir ou à l'Éternité en tant que Transition, mais d'un temps concret, incorporé à la matière et à la vie et les affectant d'un *sens* -- d'une direction et d'une signification. Alors il sauta immédiatement aux conclusions, qu'il résuma d'un mot : *Évolution.* Le sens global de l'Évolution, c'était le *Progrès,* c'était l'*Irréversibilité* et c'était *l'A-Théisme* (le théisme étant la philosophie d'un *Dieu, créateur de l'homme adulte* et des *espèces vivantes immuables*)*.* 11:165 La notion de l'Évolution, « *telle qu'elle ressort *» du livre de Gilson, c'est à peu près celle-là, c'est-à-dire une notion philosophique essentiellement confuse, fruit de contradictions illimitées. Ici encore, on ne peut que renvoyer au livre de Gilson. Impossible de le résumer. Dans le triomphe de la notion d'évolution, on ne voit qu'une phase de l'éternel combat de l'homme avec sa liberté. Car tantôt il tire de cette liberté le principe de son adoration de Dieu, qui l'a créé à son image ; et tantôt il en tire le principe d'une autre adoration, où il se prend pour Dieu. Chaque étape de la Science, en tant qu'elle le rend davantage maître de l'univers et de lui-même, a tendu, jusqu'à présent, à le détourner de Dieu. Diverses décou­vertes géologiques, paléontologiques, zoologiques et biolo­giques l'ayant sensibilisé à des aspects de la réalité qui lui avaient échappé jusqu'alors, il en a été ébloui. Quand on est ébloui, on ne voit plus rien. A son éblouissement il a donné un nom, qui ne fut pas « Aveuglement » mais « Évolution », car l'homme est né pour la vision. Si l'on peut et si l'on doit admettre que le développe­ment des connaissances scientifiques est de nature à démo­lir ou à rectifier certaines idées philosophiques, elles-mêmes trop liées à un moment de la science, aucun état, aucun degré de la connaissance scientifique ne constituera jamais le fondement nécessaire de la connaissance philo­sophique, du moins au niveau métaphysique. La connais­sance scientifique est la connaissance des phénomènes. La connaissance métaphysique est la connaissance de la réa­lité dans laquelle s'inscrit le phénomène. Il y a continuité, mais discontinuité, et altérité. Reconnaissons (sans aucune difficulté) que tout, en ce monde, ayant tendance à persévérer dans l'Être par la voie de l'impérialisme, la théologie et la métaphysique avaient étendu leur empire d'une manière abusive sur le champ de la science. Par un juste retour des choses, celle-ci leur rendit la monnaie de leur pièce dès que des instru­ments nouveaux lui découvrirent des paysages assez dif­férents de ceux auxquels la Bible nous avait habitués. L'impérialisme scientiste joua donc, et d'autant plus vigou­reusement qu'il est connaturel à la Science -- l'*homo scientificus* étant moins porté à l'humilité que l'*homo theo­logicus* et pouvant faire état du résultat de ses travaux. 12:165 Cependant la Science n'est rien pour l'esprit puisqu'elle se meut dans le phénomène. Un « scientifique » pur serait une abeille, une fourmi, ou une araignée. Or il a conscience d'inventer, de progresser. Les phénomènes observés deviennent des hypothèses, des théories, des lois. Il saute dans la *philosophie.* Et, pourquoi pas ?, dans la *théologie,* qui sera l'a-théologie. La notion d'évolution, « telle qu'elle ressort » du livre de Gilson, c'est celle d'une maladie infantile de la Science. Une maladie, on en guérit. Mais on peut en attraper d'autres. Rougeole, oreillons, coqueluche -- on n'en a jamais fini. En fait, on n'en n'a pas encore fini. Question d'âge. Pour ce qui est de la Science, ses prétentions impéria­listes et unitaristes, buteront toujours sur deux obstacles *ce qu'elle est,* et *ce qu'elle n'est pas.* *-- Ce qu'elle est,* c'est-à-dire observation, expérimenta­tion, vérification, dénombrement, mesure, rigueur etc. etc. et finalement pause et suspension en face de ses dévelop­pements à venir et en face des conclusions étrangères à son champ. -- *Ce qu'elle n'est pas,* c'est-à-dire philosophie, méta­physique, théologie, qui la dépassent. Dès Darwin et Spencer, la notion d'Évolution a buté sur ce double obstacle. *Le peu qu'établit Darwin* dans le domaine *scientifique* ruine totalement l'image confuse d'évidence philosophico-métaphysico-théologique que le mot « Évolution » propose à l'esprit. Et le *peu qu'avance Spencer* dans le domaine *philosophico-métaphgsico-théo­logique* écrase les bases scientifiques que le même mot suggère. Une fois de plus, je ne peux que renvoyer au livre de Gilson. Retenons simplement ce point capital : Darwin intitule son livre : « *Origine des espèces *» et il confesse que l'espèce est une réalité insaisissable. Comment trouver l'origine de ce qui n'existe pas ou, du moins, de quelque chose dont on ne sait pas ce que c'est, dans l'incapacité où on est de la trouver et de la définir ? ##### *Le philosophe et la science* Étienne Gilson n'oppose aucune théorie « scienti­fique » à la théorie « scientifique » de l'Évolution. Il se contente de lire Darwin et Spencer et de montrer que leurs textes respectifs les opposent, en même temps qu'ils mettent chacun d'entre eux en contradiction avec soi-même. 13:165 Constatant que l'Évolution n'est ni un fait, ni une théo­rie, se situant ainsi en dehors de la Science, il ne peut la considérer que comme une notion philosophique, mais la plus pâle, la plus vague, la plus nuageuse des notions. En face d'elle -- non pas pour la détruire ou pour la rectifier, mais plutôt pour indiquer l'espace philosophique dans lequel elle tourbillonne --, il situe la *finalité.* Il le dit en clair dans les deux pages de sa préface : « *L'objet du présent essai n'est pas de faire de la finalité une notion scientifique, ce qu'elle n'est pas, mais de faire voir qu'elle est une inévitabilité philosophique et, pour cela même, une constante de la biophilosophie, ou philosophie de la vie* (*...*) *Le présent ouvrage ne parlera pas d'autre chose : la raison interprétant l'expérience sensible conclut-elle ou non qu'il existe de la finalité dans la nature ?* (*...*) *l'existence de la finalité naturelle semble être une de ces constantes philosophiques dont on ne peut que constater, dans l'histoire, l'inépuisable vitalité. *» Gilson peut le dire, étant philosophe. Étant, pour ma part, aussi dépourvu de compétence philosophique que de compétence scientifique, je dois me contenter d'enregistrer sa déclaration, -- contre laquelle je n'ai rien. ##### *Malthus, Darwin et Marx* Dès qu'on prend contact avec Darwin, il semble qu'on soit convié à un jeu -- j'entends un jeu où l'on va s'amu­ser. On s'instruit, mais l'on s'amuse en lisant Gilson, et on a l'impression que lui-même s'est prodigieusement amusé à livrer l'Évolution au massacre, en la livrant aux seules conclusions logiques des assertions de ses prota­gonistes. On s'amuse aussi aux anecdotes qui illustrent le darwi­nisme.  Dans son autobiographie, Darwin raconte : « En octobre 1838, c'est-à-dire environ quinze mois après avoir commencé mon enquête systématique, je tombai, en lisant pour me distraire, sur Malthus *De la population,* et comme j'étais bien préparé, par l'observation prolongée des habi­tudes des animaux et des plantes, à apprécier la lutte pour l'existence qui se poursuit partout, je fus aussitôt frappé que, dans ces circonstances, les variations favorables ten­draient à être préservées et les défavorables à être dé­truites. Le résultat devait être la formation de nouvelles espèces. » (p. 121, note 1.) 14:165 C'est amusant, parce que c'est dire que, quand on a une idée en tête, on en trouve la confirmation dans n'im­porte quoi. C'est amusant aussi parce que R. J. Nogar nous apprend que Darwin eut sur Marx le même effet que Malthus avait eu sur lui : « Du propre aveu de Marx, la théorie de l'évolution de Darwin lui donna la base scienti­fique qu'il recherchait pour sa théorie de la lutte des classes. Il est significatif que Marx tenta de dédier à Darwin son œuvre principale *Das Kapital* ce que, comme l'histoire le raconte, celui-ci refusa. » (*Op. cit.,* p. 218-219.) Pour les curieux, disons que Nogar se réfère à un livre de C. Zirkle : *Evolution, Marxian Biology and the social Scene,* p. 6 (Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1959). Quand on sait que Marx jugeait la doctrine de Malthus « vile et infâme » et qu'il la considérait comme « un répu­gnant blasphème contre l'homme et la nature », on goûte assez qu'il en ait recueilli l'héritage par le truchement de Darwin et on finit par se demander quel est le noyau de l'évolution : lutte pour l'existence, sélection naturelle, lutte des classes ou matérialisme dialectique ? On s'émerveille, en tout cas, des avatars d'une théorie « scientifique » qui n'a peut-être, d'ailleurs, pour « finalité » que de nous permettre de nous rendre compte sur quelques décennies de ce que fut le passage du cœlacanthe à l'homme en plu­sieurs centaines de milliers d'années. Mais quoi !, si Jean Rostand pense que « tous les argu­ments donnés par Darwin voici près d'un siècle restent parfaitement valables » (p. 146), il n'en explique pas moins à la télévision (vers la mi-septembre 1971) que les *trois* grenouilles qui survivent sur *deux mille* qui naissent ne le doivent qu'au hasard et nullement à une sélection quelconque ; et de la lutte des classes, que nous avons peine à accueillir comme un bienfait des dieux, Mgr Mata­grin, évêque de Grenoble, et l'un des quatre délégués de l'épiscopat français au Synode (dont « justice et paix » est l'un des thèmes de travail), vient de déclarer dans une interview à *La Vie catholique* (n° du 8 au 14 septembre 1971) que « ce qui est inacceptable, c'est de voir, dans la lutte des classes, *le seul facteur* de progrès dans l'histoire, alors qu'il y en a d'autres : le droit, l'amour ». Je m'égare... Mais on a compris pourquoi. Étienne Gilson se livre à un jeu de massacre. On a envie de conti­nuer : D'autant qu'il ne s'agit que de massacrer des théo­ries du massacre. Malthus, Darwin et Marx ont en com­mun de cogiter sur le massacre auquel se complaît la vie pour vivre. 15:165 Malthus, vertueux pasteur, y voyait une invi­tation du créateur à régler nous-mêmes notre procréation. Darwin en tirait la conclusion que la création n'existe pas. Marx en fait une religion positive. Le progrès ne s'arrête pas. Il est irréversible. Bergson, ému de l'évolution créa­trice, (réapparition de la création) l'admirera comme un magnifique feu d'artifice lançant ses étoiles en gerbes divergentes. Teilhard renouera ces gerbes : « tout ce qui monte converge ». Et ainsi de suite à l'infini. ##### *L'Évolution* «* and after *» Tout de même, on s'interroge. Qu'y a-t-il là-dessous ? Car enfin, notion ou fait, idée ou mot, 1'Évolution pose un problème à l'esprit. La flambée teilhardienne a révélé qu'elle est à la fois plus vivante que jamais, en même temps que morte à jamais. Elle est morte à jamais, en tant que pseudo-philosophie basée sur la connaissance du *passé* et de la *vie*. Elle avait été une *projection dans l'avenir* d'une connaissance *élémentaire*, brillant de tous les feux de la *nouveauté*. D'où l'ivresse qui en fit une a-théologie. L'idée de Progrès, disait Simone Weil, est nécessairement athée. Aujourd'hui on ne sait plus. L'écart s'accroît entre un passé lointain où l'Évolution est reçue comme un dogme et un passé plus proche qui frappe, dans les mêmes domaines, par sa fixité. Mais l'Évolution reste plus vivante que jamais parce que l'humanisme athée qui en a fait sa chose a peur de tout perdre en la perdant. Que deviendrait la Science réduite à la science ? Que deviendrait le Progrès ? Que deviendraient les lendemains qui chantent ? Que devien­drait l'Histoire livrée à la liberté humaine ? Que devien­drait enfin l'Homme lui-même, sevré de sa matière consubs­tantielle ? L'accélération universelle précipite les problèmes qui fusent de toutes parts à travers le voile de l'Évolution. Il va falloir rétablir dans sa pureté la notion de « connais­sance » pour rendre à la connaissance « scientifique » sa place véritable. C'est la leçon que nous recevons du livre de Gilson. Mais il faut reconnaître que les « scientifiques » s'accordent, là-dessus, de plus en plus avec les philosophes. Il me semble qu'à cet égard Gilson ne rend pas pleine jus­tice à Jean Rostand. N'est-ce pas celui-ci qui écrit : 16:165 « Si nous sommes obligés et comme condamnés à croire en l'évolution, en revanche nous en sommes encore à attendre une « suggestion suffisante » concernant les causes des transformations des espèces (...).Et j'ajouterai que peut-être même nous sommes en moins bonne posture qu'en 1859 car, ayant vainement cherché pendant un siècle, nous avons un peu l'impression d'avoir épuisé le champ des hypothèses. En outre la nature vivante apparaît comme encore plus stable, plus fixe, plus rebelle aux transforma­tions qu'elle n'apparaissait avant qu'on n'eût bien distin­gué entre variabilité héréditaire et variabilité acquise. Il serait bon, je pense, et scientifiquement sain, de se péné­trer de cette conviction que lorsque nous parlons d'évolu­tion, nous nous accordons une nature imaginaire, douée de pouvoirs radicalement différents de tout ce qui nous est scientifiquement connu. » ([^4]) Et que dire de ce texte étonnant de Claude Lévi-Strauss : « Quels qu'aient été le moment et les circons­tances de son apparition dans l'échelle de la vie animale, le langage n'a pu naître que tout d'un coup. Les choses n'ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d'une transformation dont l'étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s'est effectué, d'un stade où rien n'avait un sens, à un autre où tout en possédait (...) Il y a donc une opposition fondamentale, dans l'histoire de l'esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de disconti­nuité, et la connaissance, marquée de continuité. » ([^5]) Ici, c'est l'ethnologue qui, avec son vocabulaire propre, introduit dans sa science une idée (philosophique) de dis­continuité qui renvoie l'évolution au mystère. Or c'est un incroyant, mi-marxiste, mi-bouddhiste, qui parle. Il serait apparemment moins gêné par les mythes de la Genèse qu'un théologien. « Telle qu'elle ressort » du livre de Gilson, l'Évolution n'est pas une erreur : elle est un *nom* -- le nom de la réalité phénoménale qu'on avait l'habitude de voir dans l'*espace* et qu'on a subitement aperçue dans le *temps.* Ce mystère de la coexistence du minéral, du végétal, de l'ani­mal et de l'homme, avec leur continuité et leur disconti­nuité, n'excitait plus l'imagination. Temporalisé, il l'a mise en transe. 17:165 Maintenant, on commence à se rendre compte que, si le *nom* est le point de départ de la connaissance, tout le chemin reste à faire -- toujours nouveau dans la science, toujours le même, sous des éclairages nouveaux, dans la philosophie. Il est significatif que Jacques Monod ait intitulé son livre « *La hasard et la nécessité *»*.* De quoi s'agit-il ? Le sous-titre le précise : « *Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne *». Je ne l'ai pas lu ([^6]). J'en ai lu les conclusions dans *Le Monde*. C'est du fidéisme scien­tiste, sécularisation du fidéisme protestant. Mais c'est le titre et le sous-titre du livre qui m'intéressent. Quel retour aux sources ! Peu m'importe que l'auteur se dise ou non d'accord avec Darwin et qu'il se déclare évolutionniste ou non. Ce qui m'importe, ce qui importe, c'est qu'il voit que le problème est philosophique et que pour tenter de le résoudre il a recours à deux des mots les plus anciens de la philosophie. N'y aurait-il donc que les Grecs pour nous aider à comprendre l'ADN et le code génétique ? Devrions-nous trouver pour seuls interlocuteurs valables un Démo­crite, un Empédocle, un Héraclite ou une fois de plus un Aristote ? Qu'est devenue l'Évolution ? On ne s'étonne pas qu'Étienne Gilson ait cru devoir rappeler aux savants que la notion de « finalité » pour­rait leur être de quelque utilité, et on conçoit qu'il termine sa préface par les trois lignes suivantes : « On lit dans le *Cahier de Notes* de Claude Bernard : « La science est *révolutionnaire *»*.* Je suis profondément convaincu que la philosophie ne l'est pas. » Louis Salleron. 18:165 ### Notes sur l'histoire du transformisme par Henri Charlier Le chapitre de Gilson sur Darwin et l'évolution avait d'abord paru en article dans la « Revue des Deux Mondes ». C'est à propos et à partir de cet article qu'Henri Charlier rédigea les présentes « notes sur l'histoire du transformisme ». M. ÉTIENNE GILSON a publié dans la *Revue des Deux Mondes* de mai dernier un article qui, comme toujours, nous instruit. Voici le titre : Darwin sans l'évolution. M. Gilson y raconte avec une aimable simplicité com­ment il fut amené à lire, à fond, les deux œuvres maî­tresses de Darwin en commençant par la première édition de l'*Origine des Espèces* (1859). Il eut la surprise de ne pas trouver dans tout le livre le mot *évolution.* « Si et comment, dit-il, il s'est introduit dans les édi­tions suivantes, notamment à partir de la sixième, serait une question délicate à discuter ; de toute manière il resterait certain que la notion d'évolution n'appartient pas au langage d'un temps où Darwin a conçu et écrit l'*Origine des Espèces.* Elle lui est si peu essentielle qu'il a pu exposer toute sa doctrine sans en user. 19:165 « Aujourd'hui inséparables, la notion d'évolution et le nom de Darwin ne l'ont donc pas toujours été. Darwin lui-même usait de plusieurs autres formules pour signi­fier ce qu'on a depuis appelé son évolutionnisme. La plus fréquente et, semble-t-il, la plus heureuse se trouve au ch. VI de l'*Origine :* « La théorie de la modification par sélection naturelle. » C'est là l'essence de sa pensée personnelle. » Darwin était un savant et un observateur scrupuleux ; mais lorsqu'il méditait son premier ouvrage, la biochimie ne faisait que naître ; les naturalistes n'avaient pas d'autres moyens de travail que l'observation. Darwin pensait avoir trouvé dans la sélection naturelle l'origine des modifica­tions dans les espèces animales. Il pensait aussi avoir prouvé que Dieu n'avait pas créé séparément chaque espèce, mais ne rattachait ce qu'il pensait être sa découverte à aucune théorie philosophique. Or c'est dans les mêmes années du siècle que Spencer, pur philosophe, établissait sa théorie de l'évolution. Nous n'en connaissons rien personnellement sinon ce qui en a été dit. Nous savons que Bergson commença par adopter le point de vue de Spencer, combattu en France même, avant Bergson, par des esprits philosophiques originaux comme Ravaisson et Boutroux. Mais la théorie de l'évolution était purement philoso­phique ; elle devait s'appliquer à tout, elle avait une géné­ralité à laquelle Darwin n'avait jamais pensé. Or il arriva ceci : que la théorie de Spencer, sans preuves scientifiques, se trouva épaulée par la thèse, scientifique celle-là, propre à Darwin. Et l'opinion publique finit par faire de Darwin le père de l'évolutionnisme. Ce qui excita la colère de Spencer. Mais rien de tel que les textes ; voici avec quelle mo­destie s'exprimait Darwin : « En rééditant tardivement *L'Origine,* nous dit M. Gilson, Darwin fait lui-même un retour en arrière et dans le dernier chapitre du livre, il ajoute ces remarques : « Pour témoigner de ce qu'était alors la situation, j'ai conservé dans les paragraphes précédents, et aussi ail­leurs, quelques phrases supposant que les naturalistes croient à la création séparée de chaque espèce, et j'ai été très critiqué pour l'avoir fait. Mais c'était certaine­ment là l'opinion généralement reçue quand parut la première édition de ce livre. 20:165 Avant de la publier, j'avais parlé de l'évolution avec un très grand nombre de na­turalistes, sans jamais en trouver un seul qui fût d'accord avec moi. Il est probable que dès ce temps là certains d'entre eux croyaient à l'évolution, mais qu'ils gardaient le silence ou s'exprimaient de façon si ambiguë qu'il était difficile de savoir ce qu'ils en pensaient. A présent les choses ont complètement changé et presque tous les naturalistes admettent le grand principe de l'évolution. » Et dans son livre *La Descente de l'Homme et la sélec­tion sexuelle* paru en 1871, douze ans après *L'Origine,* Darwin remplace par « le principe d'évolution graduelle » ce qu'il nommait autrefois « la théorie de la descente avec modification ». C'est seulement en 1895, soit treize ans après la mort de Darwin en 1882, que Spencer montra publiquement son humeur dans une brochure : *Le principe de l'Évolution. Réponse à Lord Salisbury.* L'occasion en fut une séance de l'Association britannique pour la promotion du savoir, à Oxford. Écoutons M. Gilson : « Lord Salisbury présidait et il mit à profit cette oc­casion pour se livrer à une attaque fort vive contre la théorie alors nouvelle de l'évolution. Le noble lord de­mandait qu'on fît retour aux notions de finalité dans la nature et de création des espèces par Dieu. (...) Ce qui indigna surtout Spencer n'était pas cette attaque contre l'évolution : il s'y attendait ; c'était que dans son attaque lord Salisbury eût confondu presque complètement la doctrine de la sélection naturelle avec celle de l'évo­lution. Plus précisément lord Salisbury avait à plusieurs reprises argumenté comme si réfuter la sélection natu­relle de Darwin eût été du même coup réfuter l'évolution de Spencer. (...) Beaucoup, aujourd'hui répètent la même erreur et rien n'est plus inutile que de la dénoncer. L'évo­lutionnisme est très tôt devenu la grande découverte de Darwin, l'âge moderne est devenu à la fois celui de l'évolution et celui de Darwin, bien que le modeste Darwin n'ait absolument rien fait pour faciliter l'erreur et que l'impétueux Spencer ait tout fait, on va le voir, pour la dissiper. « ...La deuxième objection et la principale élevée par Spencer s'exprime en deux lignes sur lesquelles on ne saurait trop réfléchir : « Lord Salisbury prend donc à son compte l'idée vulgaire qui fait de darwinisme et d'évolution des termes synonymes. » Spencer fait alors des efforts considérables pour dissiper cette confusion. 21:165 La doctrine de Darwin, c'est celle de la sélection natu­relle ; celle de Spencer lui-même est celle de l'évolution organique, doctrine non seulement plus simple, mais d'une autre nature.* *» Spencer avait publié, sept ans avant que parut l'*Origine des Espèces* un essai où était présentée hypothèse du « développement » comme on l'appelait alors. « Il n'était pas question dans cet essai de la théorie de l'origine des espèces par sélection naturelle, qui à cette époque (1858) n'avait pas encore vu le jour ; on y avait en vue la théorie de l'évolution organique consi­dérée indépendamment de toute cause déterminée, ou plutôt, comme due à une cause générale, l'adaptation aux conditions. Mais le raisonnement garde toute sa force quelle que soit celle que l'on oppose à celle de la création spéciale : celle de l'évolution ou celle de la sélection naturelle. » M. Gilson ajoute encore ce fragment de Spencer : « On voit à présent combien l'idée que le vulgaire se fait de l'évolution diffère de la vraie. La croyance régnante est doublement erronée ; elle contient deux erreurs em­boîtées. C'est à tort qu'on admet que la théorie de la sélection naturelle ne fait qu'un avec celle de l'évolution organique ; c'est à tort encore, que la théorie de l'évo­lution organique est identifiée à celle de l'évolution en général. On croit que la transformation tout entière est enfermée dans une de ses parties et que cette partie est enfermée dans un de ses facteurs. » Spencer disait en­core : « L'évolution organique, celle dont résultent les plantes et les animaux, est essentiellement la formation d'un agrégat par incorporation continue de matière ac­compagnée d'une perte ou du moins d'une dissipation d'énergie. » On ne voit pas quelle utilité un physiologiste eût pu tirer d'un pareil propos, même s'il eût été vrai. Et cela est douteux à la première lecture : trop d'animaux vivants ont pour caractéristique de se créer, contre la température ambiante, une chaleur interne constante. Mais les naturalistes se trouvaient en présence d'un fait nouvellement connu : les études géologiques avaient amené la découverte des fossiles ; il était devenu manifeste que de nombreuses espèces animales avaient disparu depuis longtemps ; nos anciens en avaient quelque idée, ils appelaient ces animaux « antédiluviens ». 22:165 De nouvelles espèces étaient survenues en un temps donné de l'histoire de la terre. En alignant côte à côte les squelettes, il apparaissait comme une suite entre les uns et les autres, et même une sorte de perfectionnement que la vanité des hommes ac­ceptait volontiers comme aboutissant à lui, le roi de la création. Que pouvaient faire les savants doués pour l'observa­tion, et qui avaient constaté les preuves de cette histoire de la terre et des animaux ? L'hypothèse transformiste est la seule qui paraisse naturelle et la science, quand elle le peut, pèse, compte, mesure ; ce sont là ses moyens. Elle ne peut trouver au bout de ses peines que des poids, des chiffres, des dimensions et le déterminisme de la quantité. Mais l'analyse à laquelle elle se livre est toujours impar­faite : car l'analyse détruit le corps complexe qu'elle ana­lyse. Elle laisse toujours passer quelque chose et c'est pourquoi la science se renouvelle de génération en géné­ration. C'est son honneur ; mais c'est aussi pourquoi on ne peut s'y fier entièrement. Il est arrivé une aventure semblable à l'astronomie Newton croyait à la fixité des étoiles. Il avait un cadre de référence fixe pour des mesures absolues. Depuis, on s'est rendu compte que tout ce monde d'étoiles bougeait, que le soleil filait dans une certaine direction. Tout remue, plus de cadre fixe ; c'est la raison de la tentative d'Einstein pour trouver une équation de la relativité de tous les mouvements et y faire entrer le temps. Nous disons : ten­tative parce que nous sommes entièrement incapable de juger son entreprise et que vraisemblablement, comme tous les autres, il oublie quelque chose. Aussi, nous sommes très étonné qu'un esprit distingué, M. Tresmontant, dans un excellent livre : *Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu,* adhère délibérément à l'hypothèse de l'expansion de l'univers. On sait que cette théorie a pour base le déplacement des raies des spectres lumineux. Elle est inconciliable avec des notions scientifiques mieux prouvées, comme celle de l'attraction universelle dont les calculs servent toujours à sauter sur la lune. Mais aujourd'hui la cause du dépla­cement de ces raies est contestée et l'expansion de l'univers pareillement. Mais cette dernière théorie ne paraissait-elle pas favorable aux idées évolutionnistes ? M. Tresmontant va jusqu'à suggérer que les Juifs recevant la Loi au Sinaï sont des *mutants.* Il y a là une confusion implicite entre le naturel et le surnaturel. \*\*\* 23:165 L'intérêt de l'article de M. Étienne Gilson lui vient d'abord des faits historiques qu'il constate. « On ne peut pratiquer longtemps Darwin sans penser qu'une incompatibilité d'humeur intellectuelle devait le séparer de Spencer. » Et il cite un passage de l'*Autobiographie* de Darwin, soigneusement éliminé lors de la publication du manuscrit par le fils même de Darwin « à une époque où il devenait important de laisser croire que l'évolution était une idée authentiquement darwinienne ». Voici un extrait de la citation que fait M. Gilson du texte de l'*Autobiographie :* « Ses généralisations fondamentales... sont d'une nature telle qu'elles ne me semblent d'aucune utilité proprement scientifique... Elles ne m'aident à prédire ce qui va se passer en aucun cas particulier. De toute façon, elles ne m'ont été d'aucune utilité. » Mais l'article de M. Gilson aide à distinguer dans cette théorie de l'évolution son caractère scientifique de son caractère métaphysique qui prévaut actuellement sans qu'on ait l'air de s'en douter. \*\*\* Le changement n'a jamais échappé à personne, car nous-mêmes changeons, toute la nature organique pareil­lement, et les montagnes s'écroulent irrémédiablement, les fleuves tarissent, les déserts s'étendent, dévorant la vie. L'évolution est une hypothèse qui expliquerait le change­ment. Les savants supposent donc qu'une espèce animale peut se transformer en espèces distinctes sous l'action de tout ce qui les entoure et des lois physico-chimiques qui règnent dans leur intérieur même. Et comme ces espèces paraissent successivement et sont de plus en plus perfec­tionnées (et même suivant plusieurs directions divergentes), ces changements seraient des transformations graduelles et continues suivant les nécessités physiques. Il y aurait donc dans l'évolution quelque chose qui n'évo­luerait pas, cette loi même du changement. Cette expli­cation par l'évolution est tellement incomplète qu'elle ou­blie que demeurent certains constituants de tous les « étants » comme l'espèce animale par exemple. 24:165 Spencer lui-même écrit : « Personne n'a jamais vu une espèce évoluer, et personne n'a vu créer une espèce ». Il voulait ainsi faire prévaloir le caractère philosophique de l'évo­lution sur le caractère pseudo-scientifique de l'explication par la sélection naturelle. Il y a en effet un grand malheur pour les naturalistes : il y a autant de transformismes différents que de savants. Car depuis cent cinquante ans qu'ils essaient la méthode expérimentale sur ce sujet, ils n'ont rien trouvé de pro­bant, n'ayant jamais pu sortir de l'espèce, malgré les variations qu'on peut obtenir dans l'espèce. Tous les éle­veurs l'ont fait et la nature aussi car il y a des espèces qui offrent beaucoup de variétés différentes. Un chien basset provient d'une mutation naturelle, mais c'est un chien ; il eût probablement disparu de l'histoire, dévoré par les loups ou d'autres chiens, si l'homme n'eût conservé sa race. Et les fameuses variétés de mouches drosophiles obtenues par expérience et qui transmettent cette variation ne sont comme les chiens bassets que des sortes de monstres réussis ne sortant pas de l'espèce. Aucune explication n'étant réellement valable du point de vue scientifique, l'évolution ressemble étrangement à ce qu'a été pour la chimie, avant Lavoisier, le phlogistique. Il expliquait tout : les corps changeaient, les combinai­sons avaient lieu parce que du phlogistique était arrivé ou était parti ; c'était si commode que vingt-cinq ans après la mort de Lavoisier, un véritable chimiste, Cavendish, en était toujours partisan. C'était une sorte de vertu de com­bustibilité fort analogue à la vertu dormitive de l'opium célébrée par Molière. Donner un nom à ce qui serait le principe du changement n'explique rien. L'évolution n'est autre chose pour l'esprit qu'une vertu mutative qui cache l'ignorance des origines aussi bien des espèces que de la vie même. Ceux des savants qui s'imaginent être matérialistes croient que la matière suffit à expliquer tout et qu'une évolution nécessaire et imprévisible mène l'univers on ne sait où mais toujours vers un progrès dont leur propre existence est le meilleur témoignage. Je dis qu'ils s'ima­ginent être matérialistes car ils n'ont pas l'air de s'apercevoir qu'ils pensent. Cette pensée, toute liée qu'elle soit à nos sens, est d'une autre nature ; la vie, la pensée ont des conditions qui ne les expliquent pas. S'il était démontré que l'univers n'est qu'une machine où tout arrive néces­sairement, la conscience sur un point de cette immense mécanique serait un phénomène aberrant et si extraordi­naire qu'il demande une recherche d'une autre nature, par d'autres moyens que ceux de la science qui sont tous quan­titatifs. 25:165 Bien sûr toujours une interprétation intellectuelle est obligée de venir au secours de la quantité, mais les savants ne s'aperçoivent généralement, pas de la nature qualitative de cette interprétation. Beaucoup demeurent même aveugles sur ce point parce que leur grande préoccupation est d'éviter de donner prise aux causes finales. Pourtant la finalité est manifeste dans la formation des organes. Refuser la finalité c'est dire que 1'œil voit parce que ça se trouve comme ça, mais qu'il n'existe pas *pour voir.* Pourtant si je veux des noix, je cherche une gaule pour les abattre : l'avenir a déterminé le présent. Ma pensée est intervenue ; mais c'est précisé­ment ce qu'on veut exclure de l'univers. \*\*\* Les savants sont divisés en deux classes par leurs études mêmes ; le point de vue et les méthodes des paléontolo­gistes diffèrent de ceux et de celles des biologistes. Le vrai maître des premiers est toujours le véritable génie de cette science, Cuvier, quoi qu'on dise. Sa théorie est que : « Tout être organisé forme un ensemble... un système unique et clos, dont les parties se correspondent mu­tuellement et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi et par conséquent, chacune d'elles prise séparément indique et donne toutes les autres. » Mais à lire les écrits modernes on s'aperçoit que, sui­vant les principes ci-dessus, des genres classés solennelle­ment comme le parapithecus et le propliopithecus sont représentés en tout et pour tout, le premier par une man­dibule presque complète, le second par la moitié d'une mandibule. Connaissant les variations anatomiques indivi­duelles de chacun de nos contemporains, nous estimons nos savants bien audacieux. Et comme ces savants eux-mêmes s'accordent pour trouver la théorie de Cuvier trop absolue, ce que l'observation peut confirmer, il doit y avoir une marge considérable d'incertitude dans le classe­ment des fossiles. Les biologistes qui étudient les merveilles de la géné­tique, celles de la régénération des parties du corps par ce qui en reste, acceptent difficilement les idées des premiers. 26:165 Les traités d'anatomie ne font connaître que des cadavres. Les biologistes étudient la vie en action par des expériences renouvelables et contrôlées. La paléontologie échappe à l'expérience et à la vérification. Elle travaille non pas même sur des cadavres, mais sur bien moins que des cadavres, sur des fragments de squelettes. Qu'est-ce pour parler d'un phénomène aussi original que la vie organique ? Il y a certes des séries assez impressionnantes de squelettes pour suggérer l'idée d'une transformation progressive. Mais il est à jamais impossible de vérifier la filiation supposée et les séries restent contestables. Les biologistes sont enclins à admettre une finalité dans l'organisation de la vie même -- sans chercher à l'étendre à la succession des espèces et sans se mêler de conclure philosophiquement, ce qui dépasse les moyens de la science. Ils refusent de ne voir dans la vie qu'un processus uniquement physico-chimique. Et Bergson disait déjà il y a 70 ans : « Mais si l'on étend ce mode d'explication au cas de la formation graduelle de l'œil des vertébrées par exemple, il faudra supposer que la physico-chimie de l'organisme est telle, ici, que l'influence de la lumière lui ait fait construire une série d'appareils visuels, tous extrême­ment complexes, tous pourtant capables de voir, et voyant de mieux en mieux. Que dirait de plus, pour caractériser cette physico-chimie toute spéciale, le partisan le plus résolu de la doctrine de la finalité ? » (*Évol. Créat*. p. 81.) Un biologiste éminent, Louis Bounoure, dans un livre remarquable : *Déterminisme et Finalité,* écrit : « Ni puissance magique, ni âme ou esprit directeur, mais système d'action, pourvu de moyens nécessaires pour s'édifier, s'entretenir et se reproduire lui-même, tel est l'être vivant. En lui déterminisme et finalité ne font qu'un... Ont également tort et les biologistes mécanistes qui croient que le finalisme exclut le déterminisme, alors qu'il l'implique et les néofinalistes qui refusent à la finalité toute modalité technique... Prononcer le mot « merveilleux », reconnaître qu'il y a un mystère sous-jacent aux phénomènes vitaux, Ruyter juge avec sévérité que c'est un « aveu d'impuissance scientifique » ; on lui accordera bien volontiers qu'en effet c'est un tel aveu ; il est sûr que c'est le propre de la science de n'avoir prise que sur le mécanique. 27:165 Mais le biologiste ne saurait, sans mutiler et fausser sa représentation de la vie, faire abstraction, dans l'organisme, de la préordination des phénomènes et de la valeur vitale de leur enchaînement ; et il faut même ajouter que ce sont ces caractères « merveilleux » de la vie, qui, introduisant l'exigence de con­ditions déterminantes, ouvrent le champ d'études de toute science biologique. » (pp. 232 et 235.) Un fait nouvellement prouvé accroît l'impossibilité d'ex­pliquer par la physique et la chimie classique la vie orga­nique et ses multiples formes simultanées et successives. Un jeune savant français, C. Louis Kervran, a mis en évidence et eut le courage d'appeler par leur nom les transmutations d'éléments opérées par la vie organique. Ce que nous ne réussissons depuis peu qu'avec des forces considérables, là la température au moins de l'arc élec­trique, les plantes et les animaux le réalisent à la tempé­rature ordinaire. Comment se forme le squelette du poulet alors que ni le jaune ni le blanc ne contiennent de calcium et que la coquille calcaire reste intacte à la fin de l'incu­bation ? Nos anciens s'en étonnaient. L'Ecclésiaste (XI-6) l'a dit il y a longtemps : « Comme tu ne sais pas le chemin du vent, et comment se forment les os dans le sein de la mère ainsi tu ne connais pas l'œuvre de Dieu. » Vauquelin, ancien assistant de Lavoisier, fit des expé­riences sur les poules, il constata que les poules excrétaient chaque jour plus de calcaire qu'elles n'en absorbaient. Peut-être que si Lavoisier n'eût été guillotiné, il eût con­clu que la vie organique échappait à sa loi d'invariance de la matière qui a régné jusqu'aujourd'hui dans la science. L'anglais Prout en 1832, étudiant les œufs en incu­bation, constata un phénomène identique ; mais il en con­clut, lui, que le calcaire était obtenu par transmutation d'un ou de plusieurs éléments. Depuis, silence absolu dans le monde scientifique sur un fait aussi scandaleux. C'est seulement en 1960 que L. Kervran fit connaître ses travaux : *Preuves relatives à l'existence de transmu­tations biologiques,* Maloine, Paris. On disait des bactéries qu'elles *fixaient* l'azote dans le sol. Mais elles sont capables de bien autres choses : elles transforment le fer en magnésium dans les grès ferrugi­neux ; elles ont créé le calcaire dans le monde en trans­formant la silice des temps primaires. Elles transforment le calcium des mortiers de nos murs en salpêtre. 28:165 Et nous-mêmes ne faisons pas autrement pour la régulation interne de nos besoins vitaux. Cette propriété semble faire de la vie organique un redressement ou un complément du mon­de physique. Ce dernier présente une dégradation irréver­sible par équilibre croissant des échanges d'énergie. La vie s'y oppose, crée son énergie propre, elle en transmet la puissance, et elle est capable de transformer la terre. Les quelques kilomètres d'épaisseur de terrains qui forment le vêtement de la terre sont en grande partie une création de la vie. La science a si bien réussi sur la matière inerte qu'elle a voulu aborder la vie avec les mêmes méthodes. Beaucoup de savants s'aperçoivent qu'elle est débordée et que l'hy­pothèse évolutionniste si facile pour l'esprit et qui semble logique n'est pas explicative suivant sa propre méthode qui est expérimentale. Chaque découverte scientifique est comme l'arrivée en un carrefour de forêt ; on y découvre diverses allées obscures de sous-bois et le mystère ne fait que s'accroître. \*\*\* On ne comprendrait pas cette histoire de la pensée scientifique moderne et les conflits qui se prolongent entre savants si on voulait en ignorer les causes métaphysiques et religieuses. Darwin se distingue de Spencer comme un savant observateur peut se distinguer d'un philosophe qui veut appliquer au monde, comme un vêtement prêt à por­ter, le moule de ses idées. Mon grand père Charlier disait à un cousin qui voulait faire le pied fin et portait des chaus­sures qui le faisaient souffrir : « Tu te chausses à ta tête, au lieu de te chausser à tes pieds »*.* Défaut mille fois répé­té de tous les hommes passionnés pour des idées sans grand fondement dans la réalité. Mais les premiers savants à suggérer (sous des noms différents) l'idée évolutionniste avaient eux-mêmes pris des positions métaphysiques. M. Gilson indique quelles étaient les idées des natu­ralistes à la fin du XVIII^e^ siècle et au début du siècle suivant : « ...il importe de noter que, de quelque terminologie qu'il fît alors usage... Darwin dès ses premières publi­cations s'accordait sur un point essentiel avec ceux qui usaient du mot évolution. Ce n'était pas à proprement parler un point scientifique, mais plutôt théologique. 29:165 Il consistait à nier la thèse, elle-même théologique, selon laquelle l'origine des espèces serait due à des actes créa­teurs distincts par lesquels Dieu leur aurait conféré l'existence lors de la création. » « Il est très difficile aujourd'hui de savoir qui doit être tenu pour responsable de cette opinion. On ne la trouve ni dans le récit de la Genèse, ni dans ses grandes inter­prétations théologiques par S. Augustin et S. Thomas d'Aquin. » M. Gilson la trouve chez un botaniste, Linné, et aussi chez Buffon : « Dans le célèbre chapitre de son *Histoire naturelle sur l'Ane* (Buffon) après avoir considéré cet animal sous tous les aspects et conclu que tout invite à voir en lui un cheval dégénéré, ce qui eût fait de lui un cas typique de descente avec modification avant Darwin, Buffon se ressaisit et s'écrie, comme effrayé de sa propre audace : « *Mais non : il est certain par la révélation que tous les animaux ont également participé à la grâce de la création que les deux premiers de chaque espèce et de toutes les espèces sont sortis tout formés des mains du Créateur ; et l'on doit croire qu'ils étaient alors tels à peu près qu'ils nous sont aujourd'hui présentés par leurs descendants. *»*...* Dans le modeste volume des œuvres choisies de Buffon édité en 1855, héritage de quelque parent, je cherche le chapitre sur *l'âne* et je trouve : « L'âne n'est point un cheval dégénéré ; il n'est ni étranger, ni intrus, ni bâtard ; il a comme tous les autres animaux, sa famille, son espèce et son sang ; son sang est pur, et quoique sa noblesse soit moins illustre, elle est tout aussi bonne, tout aussi ancienne que celle du cheval. Pourquoi donc tant de mépris pour cet animal si bon, si patient, si sobre, si utile ? » Suit une description qui est juste. Par rapport à l'âne, le cheval a les défauts d'une espèce trop travaillée par l'homme qui a sélectionné les races, fait des croisements en vue de sa propre utilité ; le percheron pour sa force, la race tarbaise pour sa vitesse et la sûreté de son pied ; c'était le cheval de la cavalerie légère ; le postier breton dont le nom dit l'emploi (il traînait notre artillerie) ([^7]). 30:165 L'âne a un caractère fort original ; il se vexe quand il n'est pas d'accord avec son maître ; il boude et même con­tre son ventre ; il sait année par année où vous avez semé du sainfoin ; il connaît le chemin pour aller au champ de luzerne et par un élan subit veut vous forcer à le prendre. Il me semblerait plus intelligent que le cheval. Nous avons assisté à une comédie irrésistible entre un âne attaché à un noyer pendant que nous goûtions et un im­bécile de gros chien venant aboyer contre lui (et nous étour­dir tous). L'âne cessa de paître le trèfle blanc, il prit un air timide, se rapprocha petit à petit de l'arbre et demeura immobile, serrant même un peu les fesses. Et quand le chien, enhardi par cette immobilité et cette modestie, fut arrivé à bonne portée, il reçut une fameuse ruade des deux pieds de l'âne qui le fit se sauver en hurlant, et nous, débarrassa de son importunité. Vous pensez que je fais de l' « anthropomorphisme », mais vous n'avez pas vu les mines de l'âne. C'est un grand mystère que la vie de ces consciences obscures mais réelles ; et les nôtres ne sont-elles pas elles-mêmes obscures à tout ce qu'elle ignorent et très pitoyables dans leur orgueil ? Mon âne ne paraît pas avoir eu ce défaut. L'extrait de Buffon auquel M. Gilson se réfère a pro­bablement été utilisé par quelqu'évolutionniste dans l'es­poir de montrer en Buffon l'évolutionnisme en germe. Mes morceaux choisis montrent que Buffon ne doutait pas de l'originalité absolue des espèces. M. Gilson continue : « Darwin parle de cette théorie (de la création suc­cessive des espèces) comme d'une opinion commune aux théologiens de son temps et à laquelle d'ailleurs lui-même avait longtemps cru d'abord (...) Darwin avait étudié quelque temps pour entrer dans les ordres ; ce faux dogme faisait peut-être partie de la théologie qu'on lui avait enseignée ; il en était d'abord si complètement persuadé que lorsque ses propres observations lui révé­lèrent l'improbabilité de la théorie théologique reçue, il se détacha peu à peu de la foi chrétienne... » 31:165 Il semblerait que la sélection naturelle aurait pour effet de renforcer la conservation de l'espèce plutôt que de la faire évoluer. Pour ce résultat il faut ajouter bien des suppositions. Mais Lamarck, le prédécesseur de Darwin, ne pensait pas autrement. Il était né en 1744 ; il a passé toute sa jeunesse sous l'influence des Encyclopédistes. Il était bo­taniste, fut membre de l'Académie des Sciences en 1778 à trente quatre ans et « botaniste au jardin du Roy » dix ans après en 1788. La Convention transforma le *Jardin du Roy* en *Muséum d'Histoire Naturelle,* ce qui montre bien le « progrès des lumières », et nomma Lamarck à la chaire de « Zoologie des Insectes et des Vers ». C'est à partir de ce moment qu'il peut faire connaître sa pensée sur la for­mation des espèces. Nous savons par M. Gilson qu'un écri­vain suisse. Charles Bonnet, de Genève (1720-1793) l'avait précédé en cette voie en publiant une *Palingénésie philo­sophique* où « la notion d'évolution est employée et souli­gnée avec prédilection ». Mais Lamarck lui aussi pensait en philosophe de la nature en un temps où la pensée dite philosophique niait l'intérêt et même la possibilité de la métaphysique. Dans un livre publié huit ans avant sa mort en 1820, *Système analytique des connaissances posi­tives de l'homme,* Lamarck écrit : « Il me semble que le plus grand service que l'on peut rendre à l'homme social serait de lui offrir trois règles sous la forme de principes : la première pour l'aider à rectifier sa pensée en lui faisant distinguer ce qui n'est que préjugé ou prévention de ce qui peut être pour lui connaissance solide ; la seconde pour le diriger dans ses relations avec ses semblables, conformément à ses véri­tables intérêts ; la troisième pour borner utilement les affections que son sentiment intérieur et l'intérêt per­sonnel qui en provient peuvent lui inspirer. Or les règles dont il s'agit et que je lui propose résident dans les trois principes suivants : -- *Premier principe :* Toute connaissance qui n'est pas le produit réel de l'observation ou de conséquences tirées de l'observation est tout à fait sans fondement et totalement illusoire ; -- *Second principe :* Dans les relations qui existent, soit entre les individus soit entre les peuples et leurs gouvernements, la *concordance* entre les intérêts réci­proques est le principe du bien comme la *discordance* entre ces mêmes intérêts est celui du mal ; 32:165 -- *Troisième principe :* relativement aux affections de l'homme social, outre celles que lui donne la nature pour sa famille, pour les objets qui l'ont entouré ou qui ont eu rapport avec lui dans sa jeunesse, et quelles que soient celles qu'il ait pour objet, ces affections ne doivent ja­mais être en opposition avec l'intérêt public, en un mot avec celui de la nation dont il fait partie. » Nous avons tenu à citer les trois principes de Lamarck parce qu'ils participent du même esprit et aboutissent à une tyrannie caractérisée. C'est en vertu du troisième prin­cipe que notre gouvernement voulait *déplacer* les mineurs de Decazeville dans l'intérêt d'un État qui avait commencé par nationaliser les mines. Comme le Nélibée de Virgile et comme Virgile lui-même, quitter la maison qu'on a bâtie, son petit jardin et toute sa parenté, pour travailler au loin, très loin des contrées qu'on aime « *Nous hélas nous quittons ce fertile verger* *Nous fuyons la patrie... *» (1^e^ Églogue) Le second principe ne donne pas d'autre fondement à la morale que l'intérêt. Il décrète comme mal toute discor­dance entre les aspirations du peuple ou des individus et les intérêts du gouvernement. Enfin le premier principe exclut tout savoir non scien­tifique comme totalement illusoire, la religion naturelle tout comme la révélation. Le même esprit primaire se re­trouve chez Léonard de Vinci. Voici ses principes tirés de son *Traité de la Peinture,* suivant les numéros des para­graphes : 6\. -- Aucune recherche ne mérite le nom de science si elle ne passe par la démonstration mathématique. 8\. -- (Là) toute argutie est réduite au silence et en paix on jouit du fruit de la science ; ce qui ne se peut dans les trompeuses sciences mentales. C'est pour de tels propos que Léonard de Vinci est tellement admiré par les littérateurs des cent dernières années. Il fut si sot pourtant qu'il voulut faire de la pein­ture une science. Son *Traité* traduit par Péladan tient 246 pages en petits caractères d'un volume grand in-8° ; ses prétentions scientifiques ont gâté les dons géniaux qu'il avait pour la peinture. Tout est équivoque dans son œuvre et c'est le résultat de son scepticisme au sujet des « trom­peuses sciences mentales ». 33:165 Et le grand peintre qui chez nous commença la réaction contre l'esprit de la Renais­sance, Nicolas Poussin, répondait à Abraham Bosse qui lui demandait son avis sur le *Traité* de Vinci : « Tout ce qu'il y a de bon dans ce livre se peut écrire sur une feuille de papier en grosses lettres. » La « pensée » de Léonard de Vinci a traversé à peu près souterrainement le XVII^e^ siècle pour reparaître au mi­lieu du XVIII^e^ et le sommet de sa réussite se trouve autour des années 1900. Aujourd'hui les vrais savants ont une idée plus nuancée de la science, et les philosophes aussi. Mais au temps où Spencer contestait à Darwin l'honneur d'avoir inventé l'évolutionnisme, celui-ci était une machine de guerre contre la religion. Spencer écrit dans son *Auto­biographie* (pour les années 1857-1858) « Le rejet des miracles et de la création, en un mot la croyance en l'universalité de la causalité naturelle, a pour corollaire inévitable la croyance que l'univers et tout ce qu'il comprend ont atteint leur forme actuelle en traversant une série de périodes nécessitées maté­riellement. » Toujours l'évolution fut chez nous une métaphysique destinée à combattre la religion en expliquant le monde par les lois physico-chimiques. Delage, en 1908 dans son livre : *L'Hérédité et les grands problèmes de la biologie générale,* proclamait : « Je reconnais sans peine que l'on n'a jamais vu une espèce en engendrer une autre, ni se transformer en une autre, et que l'on n'a aucune observation absolument formelle démontrant que cela ait jamais eu lieu. Je con­sidère cependant l'évolution comme aussi certaine que si elle était démontrée objectivement. Ceux que ces prémi­ces choqueraient n'ont qu'à fermer le livre. » (Pp. 204-205.) Louis Bounoure qui cite ce texte ajoute : « On nous demande un acte de foi... » \*\*\* 34:165 Nous avons sous les yeux les *Discours d'ouverture* que Lamarck écrivit pendant plusieurs années pour annoncer le cours qu'il ferait dans l'année et en donner le sens. Ces brochures extrêmement rares et à peu près inconnues ont été publiées en 1907 avec un avant propos d'une autorité sorbonnique de ce temps, de l'homme qui détenait le secret des nominations dans sa science, d'un homme puissant, pour tout dire. Voilà comme il s'exprime, d'abord dans : ne note où il loue l'article d'un de ses confrères « ...La lecture attentive de ce beau travail m'a donné l'impression très nette que l'état d'esprit des idéologues, de ceux d'entre eux surtout qui avaient une sérieuse cul­ture scientifique et une aversion corrélative pour la mé­taphysique, constitue un terrain merveilleusement propre à l'éclosion et au développement des doctrines transfor­mistes. » Quant à l'article lui-même, il reproduisait un parallèle de 1829 entre Vauquelin et Lamarck qui tous deux ve­naient de mourir. Voici ce que disait ce parallèle : « ...LAMARCK, plus ingénieux qu'exact, plus profond que sévère, n'a pas laissé, jusque dans ses écarts, d'im­primer de nouvelles impulsions à la science... Il exprima ses grandes vues avec hardiesse... Il lutta contre des ad­versaires qui, devenus plus puissants que lui, ont semblé l'éclipser... ; mais ses opinions, d'abord ridiculisées, re­prennent faveur aujourd'hui qu'on juge loin des minis­tères. » Et notre préfacier commente : « On était alors à la veille de 1830, et il semble que chaque fois que revenait une ère de liberté, la gloire de notre grand zoologiste, un instant tenue dans l'ombre par les régimes de despotisme, resplendissait à nouveau et soulevait l'enthousiasme des jeunes générations de naturalistes. « C'est ce qui eut lieu encore à l'aurore de la révo­lution de 1848. Dans un petit livre... etc. » (p. 11). Ce professeur de biologie amant de la liberté écrivait au moment où le gouvernement français venait de chasser à peu près tous les religieux et religieuses de France, et en 1904 rompait unilatéralement le traité signé avec l'Église. Pendant que notre préfacier écrivait son avant-propos, on « liquidait » les biens de l'Église, les caisses de retraite des prêtres âgés, les fondations de messes etc. 35:165 C'est donc un régime despotique qui sous prétexte de « libération » faisait de son université une citadelle du transformisme, en éliminant ou laissant dans l'ombre les savants qui doutaient des preuves avancées. La gloire de Lamarck était exaltée et ce transformisme était matéria­liste ; la physique et la chimie seules gouvernaient une évolution qui allait on ne sait où. Et la libération envisagée était celle qui nous dégagerait de toute métaphysique, de toute morale, de toute religion. De là à s'emparer des moyens de libérer les gens malgré eux et à les y forcer, il n'y a guère. On voit aujourd'hui l'aboutissement dans notre université et dans notre nation. Mais suivant ces aveugles, les causes physiques et chi­miques des transformations ne sont pas assez connues pour qu'on pût prévoir, on sait seulement qu'elles sont néces­saires, et on constate qu'elles aboutissent à un progrès continu des espèces végétales et animales aboutissant, comme chacun sait, à la meilleure humanité qui ait jamais vécu sur la terre et au triomphe des grands démocrates : M. le Député, M. le Percepteur et la Caisse des dépôts et consignations. Hélas ! la nature ne paraît pas tellement optimiste ; elle semble même impitoyable ; le microbe donne la peste, le loup dévore l'agneau. *La raison du plus fort est toujours la meilleure* *Nous l'allons montrer tout à l'heure.* L'humanité, malgré elle, n'y échappe pas et, par une aberration étonnante, ce monde scientiste combattait poli­tiquement et sociologiquement le seul effort qui ait été tenté pour dégager les lois naturelles des sociétés humaines, introduire l'amour du prochain dans l'éducation, ce qui était l'effort principal de la religion. Effort toujours impar­fait et toujours à recommencer avec les générations nou­velles. On s'y opposait violemment en vertu d'un progrès matériel éliminant le passé, et d'un aveuglement certain, répandu par l'enseignement officiel, sur ce qui dans l'esprit humain est qualité pure, inassimilable à la matière inerte, et qui échappera, toujours aux lois physiques et chimiques. \*\*\* Aussi quand un vrai savant, cherchant les causes de la naissance d'espèces différentes dans un sens donné, essaya de prouver (avec beaucoup de preuves à l'appui) que les espèces étaient apparues pour *conserver les conditions op­tima dans lesquelles la vie était apparue sur la terre,* ce fut un silence de mort dans le monde savant, et l'œuvre fut étouffée. 36:165 Une évolution conservatrice ! Un progrès con­servateur ! Quelle hérésie pour le monde scientiste ! René Quinton, le savant en question, avait été frappé de faits biologiques qui n'avaient pas attiré l'attention, l'élévation *progressive* de la température dans les espèces animales, coïncidant avec la complexité de leur organisme et avec la date de leur apparition sur la terre, la salure *uniforme* du sang chez les vertébrés supérieurs. Il écrivit donc un livre qui parut en 1904 chez Masson et dont voici le titre *L'eau de mer, milieu organique. Constance du milieu marin original comme milieu vital des cellules à travers la série animale.* La présentation dit entre autres choses : « ...On sait que cet auteur a établi que la vie animale, apparue à l'état de cellule dans les mers, a toujours tendu à maintenir, au cours de son évolution, les cellules com­posant chaque organisme dans un milieu marin, en sorte que sauf quelques exceptions présentement négligeables et qui ne se rapportent qu'à des espèces inférieures et déchues, « tout organisme animal est un véritable aqua­rium marin, où continuent à vivre dans les conditions aquatiques des origines les cellules qui le constituent ». « Avant d'en arriver à l'étude de la concentration saline, l'auteur est obligé de poser en quelques pages la *loi de constance thermique* qui lui permet d'aborder avec fruit la *loi de constance osmotique ou saline. *» Donnons quelques extraits, pris sur une brochure en loques, aussi rare vraisemblablement que les discours d'ouverture de Lamarck : « LOI DE CONSTANTE THERMIQUE. -- Groupe de faits sur lesquels la loi est fondée. 1° *Haute température du milieu dans lequel la vie animale, à l'état de cellule, fit son apparition sur le globe. --* Les théories astronomiques et géologiques, et mieux que cela, les documents paléontologiques établissent sans conteste la température élevée du globe aux époques pri­mitives, et son refroidissement graduel au cour des âges qui ont suivi ; l'étude des faunes et flores fossiles ne laisse aucun doute à ce sujet... 2° *Détermination approximative de cette température d'apparition...* L'étude de la cellule animale montre d'abord qu'à quelque organisme qu'elle appartienne sa vie est impossible au-dessus d'une température de 44° ou. 45°... 37:165 Au-dessus de 44 ou 45°, il y a désorganisation cel­lulaire ; la vie de la cellule cesse. Elle ne cesse donc pas du fait de l'écart thermique qu'on lui impose expé­rimentalement, *mais du fait d'une température absolue,* au-dessus de laquelle la vie animale est simplement im­possible... 3° *En face du refroidissement du globe, maintien de cette température d'apparition chez des organismes indé­finiment suscités à cet effet, et dont les derniers apparus témoignent toujours de la condition thermique originelle.* De l'état de cellule, la vie passe à l'état organisé. La diversité des formes est immédiatement extrême : on sait que presque tous les groupes d'animaux sont déjà représentés dans la première faune fossile du monde, dans la faune cambrienne. Puis les embranchements, les clas­ses, les ordres se multiplient, la vie, passe des mers sur les continents... Les premiers vertébrés aériens appa­raissent... Or en face d'une telle diversité anatomique, cette faune primaire présente un caractère physiologique commun de la plus haute signification : *toutes les formes animales qui la composent sont dépourvues du pouvoir d'élever la température de leurs tissus au-dessus de celle du milieu ambiant.* Seules du règne animal, deux classes, les Mammifères et les Oiseaux, disposent en effet de ce pouvoir, et elles ne sont pas encore apparues. Ainsi, à la base du monde organique, nous trouvons : 1° un milieu aquatique ou terrestre à température élevée, voisine de la température cellulaire optime ; 2° une faune recevant simplement du milieu la température qui pré­side à ses phénomènes cellulaires, et jouissant de ce fait d'une prospérité universelle qu'aucune époque du monde n'a dû montrer. Le globe se refroidissant, que fait la vie ? L'observa­tion physiologique directe, appuyée de l'observation ana­tomique et paléontologique, permet de répondre : 1° Dans la presque totalité de ses formes, elle continue à vivre,... le pouvoir thermique demeurant nul... l'animal passe à un état de vie *ralentie...* dans les formes sou­mises à ces conditions sauf en deux classes : Mammifères, Oiseaux... » Quinton continue en expliquant que la température du globe diminuant, il est apparu des espèces capables d'aug­menter leur température intérieure du nombre de degrés dont cette température avait baissé alors ; et à mesure que la température continuait à baisser, de nouvelles es­pèces naissaient capables de rejoindre la température op­tima de la vie commandée par le milieu naturel. Il continue : 38:165 « L'ordre d'apparition des espèces pourra être fixé sans conteste, au moins dans ses plus grandes lignes, par l'anatomie, l'embryologie et la paléontologie combinée. Or, *l'observation des températures spécifiques montrera qu'elles échelonnent justement* les espèces selon leur ordre d'apparition... « Notons ce point capital. Ce sont toujours les derniers organismes apparus qui possèdent la température origi­nelle, qui témoignent par conséquent de la condition des origines. » Enfin, après avoir donné des tables de la salinité du sang dans un série d'invertébrés et de vertébrés marins, R. Quinton conclut : « La loi de constance osmologique, posée tout à l'heure à l'état d'hypothèse d'après l'énoncé même de la loi de constance thermique, peut donc sembler vérifiée : la vie animale apparue à l'état de cellule dans des eaux d'une concentration saline déterminée, a tendu à maintenir, pour son plus haut fonctionnement cellulaire, à travers la série zoologique, cette concentration des origines. » La dernière page de la brochure a disparu. Elle conte­nait une *Amorce d'une loi de constance lumineuse.* La ci­tation ci-dessus est longue ; elle nous a paru nécessaire pour montrer la qualité d'une pensée inconnue certaine­ment de la plupart de nos lecteurs. Mais il y a de quoi choquer l'orgueil de l'homme qui est trop bien habitué à se considérer comme l'aboutissant de la création. Les oiseaux ont le sang plus chaud que le nôtre. Il semble bien qu'ils sont en effet les derniers appa­rus sur la terre. Les Mammifères leur sont antérieurs de toute la durée de l'époque secondaire. Le plus grand déve­loppement de leur classe est à l'époque tertiaire, alors que les oiseaux étaient beaucoup moins nombreux (espèces fos­siles : Mammifères : 3.200, Oiseaux : 500). La classe Mammifère est aujourd'hui en régression par rapport aux oiseaux (espèces actuelles : Mammifères : 2.800, Oiseaux : 10.000). L'intelligence de l'homme est une exception, un don gratuit, comme en certaines races animales. Les carni­vores sont de sombres brutes sauf certaines races de chiens. Nous n'avons pu que rarement trouver des signes d'intelligence chez les oiseaux. On dit chez nous : « T'as pas plus d'idée qu'une poule. » 39:165 Les oies sont certainement beaucoup plus intelligentes. Et quand la poudre pyroxylée remplaça dans les fusils de chasse l'antique poudre noire, les corbeaux ne mirent pas huit jours pour apprécier la différence de portée des nouvelles cartouches ; ils s'envolèrent de plus loin, alors qu'ils s'envolent à cinq mètres de vous s'ils vous voient sans armes. Bergson a connu le livre de Quinton, il le cite dans une note, p. 146, de *L'Évolution créatrice.* Il vient de dire : « Or, l'homme est probablement le dernier venu des vertébrés. » Suit la note que voici : « Ce point est contesté par M. René Quinton, qui consi­dère les Mammifères carnivores et ruminants, ainsi que certains Oiseaux, comme postérieurs à l'homme (R. Quin­ton, *L'eau de mer milieu organique,* Paris 1904 p. 435). Soit dit en passant, nos conclusions générales, quoique très différentes de celles de M. Quinton, n'ont rien d'in­conciliable avec elles ; car si l'évolution a bien été telle que nous la représentons, les Vertébrés ont dû faire effort pour se maintenir dans les conditions d'action les plus favorables, celles mêmes où la vie s'était placée d'abord. » Quinton, en tant que savant, adoptait le transformisme comme hypothèse de travail. Cela est naturel. Tous les vrais savants, qu'ils soient transformistes ou non, n'ont pas d'autre moyen que compter, peser, mesurer. Je lui demandai en ce temps s'il était transformiste ; il me ré­pondit de l'air d'un homme résigné à une nécessité intellec­tuelle : « On ne voit pas comment les choses pourraient se passer autrement. » Comme dans le cas de C. Louis Kervran donnant des preuves de transmutations biologiques à faible énergie, les médecins furent les premiers à s'intéresser aux idées de Quinton. Trop de faits observés dans la pratique ne pouvaient s'accommoder des lois physiques et chimiques de la science officielle, trop de pratiques recommandées par ces lois contredisaient l'expérience. Il s'ensuivit même un *sérum de Quinton* fait d'eau de mer naturelle ramenée à l'isotonie du sang qui était un excellent remède... trop simple. 40:165 Mais cette *évolution conservatrice* que Bergson était prêt à adopter parut très suspecte à des transformistes matérialistes, car ils ne comptaient que sur les causes physiques et chimiques de la matière inerte pour con­duire l'évolution vers un but indéterminé, ignoré et qui s'ignorait et cependant toujours en progrès. Or cette évo­lution conservatrice montrait la vie comme une tentative d'opposition à la nature physico-chimique et douée d'une finalité propre. On se garda d'attirer l'attention sur cette idée insolite. Quinton n'était pas dans l'enseignement ; il était un simple bachelier comme vous et moi ; il n'avait pas d'autre ambition que d'aider à quelque bien. Il créa de nombreux dispensaires. Simple officier de réserve, il commandait à la fin de la guerre (de 14) un régiment d'artillerie. C'était on le voit un homme libre comme Descartes ou Lavoisier. Rien ne fut plus facile que de n'en pas parler. \*\*\* Revenons à Lamarck ; c'est dans le *Discours d'ouver­ture de l'An VIII* (1800) qu'apparaît la première idée du transformisme. Il venait d'être chargé au Muséum du *Cours sur les animaux sans* *vertèbres*. Voici quelques extraits significatifs de son « discours d'ouverture » : « ...la science sous un autre point de vue peut encore gagner infiniment dans la connaissance de ces singuliers animaux, car ils nous montrent encore mieux que les autres cette étonnante dégradation dans la composition de l'organisation, et cette diminution progressive des facultés animales qui doit si fort intéresser le naturaliste philosophe ; enfin ils nous conduisent insensiblement au terme inconcevable de l'animalisation, c'est-à-dire à celui où sont placés les animaux les plus imparfaits, les plus simplement organisés, ceux en un mot qu'on soupçonne à peine doués d'animalité, ceux peut-être par lesquels la nature a commencé, lorsqu'à l'aide de beaucoup de temps et de circonstances favorables, elle a formé tous les autres. » Le terme de *dégradation* paraît étonnant et Lamarck y tient, car il s'en sert encore plusieurs années après ; je pense qu'il vient de l'étonnement scientifique devant les merveilles nouvelles qu'il étudiait, et aussi du désir de donner une idée misérable des débuts de la vie, pour faci­liter le passage de la matière inerte à la vie. Lamarck continue : 41:165 « Il paraît que du *temps* et des *circonstances* favo­rables sont les principaux moyens que la nature emploie pour donner l'existence à toutes ses productions... Les principales naissent de l'influence des climats, des va­riations de température de l'atmosphère... de celle des habitudes, des mouvements, des actions, etc., etc. Or par suite de ces influences diverses, les facultés s'éten­dent, se fortifient par l'usage, se diversifient par les habi­tudes longtemps conservées ; et insensiblement la confor­mation, la consistance, en un mot la nature et l'état des parties ainsi que des organes, participent des suites de toutes ces influences, se conservent et se propagent par la génération. » Tout y est, les transformations insensibles des organes eux-mêmes, causées par le besoin et l'intention des indi­vidus, la transmission des caractères acquis, en somme toutes hypothèses encore contestées avec 170 ans de dis­cussions et de démentis expérimentaux. Les exemples que donne Lamarck nous paraissent bien puérils : « L'oiseau que le besoin attire sur l'eau pour y trouver la proie qui le fait vivre, écarte les doigts de ses pieds lorsqu'il veut frapper l'eau et se mouvoir à sa surface. La peau qui unit ces doigts à leur base, contracte par là l'habitude de s'étendre. Ainsi, avec le temps, les larges membranes qui unissent les doigts des canards, des oies, etc. se sont formées telles que nous les voyons. (p. 27) »  Suivent d'autres exemples aussi puérils et qui ne sortent pas de l'espèce : « Qu'un animal, pour satisfaire ses besoins, fasse des efforts répétés pour allonger sa langue, elle acquerra une longueur considérable ; qu'il ait besoin de saisir quelque chose par le même organe, alors sa langue se divisera et deviendra fourchue. Celle des oiseaux-mouches, etc. offre une preuve de ce que j'avance. (p. 75) »  On voit que le « Naturaliste philosophe » n'est pas très exigeant au sujet des preuves. Si la sélection naturelle d'un simple naturaliste, comme Darwin, n'est pas plus opérante pour passer d'une espèce à l'autre, elle est au moins un fait naturel reconnu et qui n'est pas sans effet... pour conserver les espèces. 42:165 Aussi la logique de sa pensée devait conduire Lamarck à attaquer la notion d'espèce. Dans l'appendice au cours d'ouverture de l'an X (1802) il écrit, page 80 : « J'ai longtemps pensé qu'il y avait des espèces cons­tantes dans la nature, et qu'elles étaient constituées par les individus qui appartenaient à chacune d'elles. Maintenant, je suis convaincu que j'étais dans l'er­reur à cet égard, et qu'il n'y a réellement dans la nature que des individus. « L'origine de cette erreur, que j'ai partagée avec beaucoup de Naturalistes, qui même y tiennent encore, vient de la *longue durée* par rapport à nous *du même état de chose* dans chaque lieu qu'habite chaque corps vivant ; mais cette durée a un terme et avec beaucoup de temps il se fait des mutations dans chaque point de la surface du globe, qui changent pour les corps vivants qui l'ha­bitent tous les genres de circonstances. » (p. 80) Le mot *mutation* a été prononcé ; la constatation du changement est banale ; Héraclite en a donné la formule il y a longtemps : « *On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. *» Et Lamarck qui était botaniste donne des exemples pris sur les végétaux, qui, en effet, varient plus que ne font les animaux, au point que des variations dans le feuillage ont fait croire à deux espèces là où il s'agissait de la même placée dans un lieu très dissemblable. Semez les pépins d'un célèbre cépage d'un de nos grands crus, vous aurez une nouvelle vigne, donnant généralement des fruits insipides et sauvages, mais c'est toujours une plante de l'espèce *vitifera.* Lamarck reprend les mêmes idées dans le cours d'ouverture de l'An XI (1803). Voici le passage qui nous intéresse (p. 94) : « Qu'est-ce que l'*espèce* parmi les corps vivants ? « ...A la vérité, l'observation nous a montré pendant longtemps, et nous montre encore dans un grand nombre de cas, des collections d'individus qui se ressemblent tellement par leur organisation et par l'ensemble de leurs parties, qu'on n'a pas balancé à regarder ces collections d'individus semblables comme constituant autant d'es­pèces... et on a remarqué que la régénération de ces individus conservait l'espèce et la propageait, en conti­nuant successivement de reproduire de pareils individus... 43:165 « Bientôt après, on a supposé que chaque espèce était immuable, aussi ancienne que la nature, et qu'elle avait eu sa création particulière de la part de l'auteur suprême de tout ce qui existe. » La date de ce discours explique la subite attention de Lamarck à réfuter les critiques des partisans de « l'Être Suprême ». Napoléon avait fait la paix avec l'Église. Le Concordat de l'An IX (juillet 1801) avait rétabli le culte ; les églises étaient rouvertes. L'année suivante (1804) Bona­parte allait être sacré à Notre-Dame. On ne pouvait se tenir en dehors de l'*aggiornamento* de l'époque. Et Lamarck s'explique très bien et justement, car il continue : « Mais pouvons-nous lui imposer (à l'auteur de toutes choses) des règles dans l'exécution de sa volonté, et fixer le mode qu'il lui a plu de suivre à cet égard, si ce n'est par ce qu'il nous permet de connaître à l'aide de l'observation. Sa puissance infinie n'a-t-elle pas pu créer un ordre de choses qui donna successivement l'existence à tout ce que nous voyons, comme à tout ce qui existe et que nous ne voyons pas ? « ...Alors, si je parviens à démêler quelque chose dans la marche que suit la nature pour opérer ses productions, je dirai, sans crainte de me tromper, qu'il a plu à son auteur qu'elle ait cette faculté et cette puissance. « L'idée qu'on s'était formée de *l'espèce* parmi les corps vivants était assez simple, facile à saisir et semblait confirmée par la constance de la forme semblable des indi­vidus que la production perpétuait. Telles se trouvent pour nous un très grand nombre de ces espèces prétendues que nous voyons tous les jours. » Il y tient ; et la passion l'aveugle car il continue (p. 104) : « Que sont nos fruits cultivés, notre froment, nos choux, etc. si ce n'est le produit des mutations que nous avons opérées nous-mêmes sur ces végétaux, en changeant par notre culture les circonstances de leur situation ? Qu'on les trouve maintenant quelque part en cet état dans la nature. » Ce botaniste du Jardin du Roy n'a jamais rencontré de sauvageons de pommiers ou de poiriers dans les bois ? 44:165 « Ainsi, parmi les corps vivants, la nature, comme je l'ai dit, ne m'offre d'une manière absolue que des indivi­dus qui se succèdent les uns aux autres par la génération, et qui proviennent les uns des autres. Ainsi les *espèces* parmi eux ne sont que relatives et ne le sont que tem­porairement... « Telle est, citoyens, l'esquisse exacte de ce qui se passe dans la nature depuis qu'elle existe, et que l'obser­vation de ses actes a pu seule nous découvrir. » Et plus loin (p. 113) il ajoute : « En attendant, souvenons-nous que rien de tout cela n'est dans la nature ; qu'elle ne connaît ni classe, ni ordre, ni genres, ni espèces... et que parmi les corps organisés ou vivants, il n'y a réellement que des indi­vidus, et des races diverses qui se nuancent dans tous les degrés de l'organisation. » Il ne manque pas non plus de contentement... tout en se contredisant : « Maintenant que les progrès de l'anatomie comparée nous ont fait connaître les principaux systèmes d'orga­nisation dont le règne animal nous offre des exemples, nous ont conduit, en fixant le rang que doit occuper chaque masse, à déterminer, pour les animaux en général, un ordre qui n'a rien d'arbitraire, et que nous pouvons considérer comme l'ordre même de la nature ; je trouve dans ces importantes considérations des moyens très suffisants pour soulever le voile épais qui nous cachait le plus grand des secrets de la nature, celui qui est relatif à l'*origine de tous les corps naturels. *» (p. 120). En somme on allait bientôt tout savoir. Mais il n'est pas très logique de supprimer la notion d'espèce, de ne voir que des individus parmi les animaux tout en parlant de « principaux systèmes d'organisations » et de vouloir adopter comme la marche même de la nature nos propres classifications. Cependant, l'espèce est un fait ; les ani­maux ne se reproduisent pas en dehors de l'espèce, sauf entre espèces très voisines comme l'âne et le cheval, et le produit qui est le mulet ne se reproduit pas. Voilà des signes distinctifs bien naturels et qui méritent de n'être pas méprisés même s'ils contredisent la logique concep­tuelle. 45:165 Voilà qui prêche pour Pascal : « La nature a mis ses vérités chacune en soi-même. Notre art les renferme les unes dans les autres ; mais cela n'est pas naturel : cha­cune tient sa place. » Pascal ne s'explique pas, mais sa réflexion touche à nos modes de raisonner, dont Dieu qui nous a donné la raison, n'a que faire ; et l'intelligence déborde la raison. Malgré ses allusions opportunes en ce temps-là à « l'au­teur de toutes choses » Lamarck avait-il un autre état d'esprit ? C'est douteux car il continue : « Je les invite (les étudiants) à ne se laisser entraîner sur ce sujet par l'influence d'aucune autorité quelconque ; car ici, c'est à l'expérience, à l'observation, à la consi­dération des faits, et à la raison seules qu'il faut s'en rapporter, et non à l'opinion des hommes. » Cette « autorité quelconque » est évidemment d'abord celle de l'Église et du dogme de la création. Que Lamarck défendît la méthode scientifique, c'est bien ; nous faisons remarquer seulement que ses idées, depuis 170 ans, sont restées à l'état d'hypothèse discutée. La « philosophie des lumières », celle de Diderot, Helvétius et Voltaire l'avait aveuglé et ce sont les héritiers universitaires de ces pseu­do-philosophes qui encore en 1907 prônaient les idées de Lamarck comme des témoignages de la liberté contre le despotisme ! Lamarck avait un esprit de qualité ; il était un homme réfléchi, qui remplaçait comme il pou­vait les notions élémentaires de la philosophie et celles de la foi. Il ne cesse d'admirer la création et de person­nifier la nature en lui donnant ce qu'on ne peut appeler autrement que l'intelligence. Page 88 il déclare : L'exercice de la vie, et conséquemment du mouve­ment organique qui en constitue l'activité, tend sans cesse, non seulement à étendre et à développer l'organisation, mais il tend en outre à multiplier les organes et à les isoler dans les foyers particuliers (p. 88). Le temps me manque pour vous présenter la suite des résultats de mes recherches... et pour vous développer, 1° Ce que c'est réellement que la vie. 2° Comment la nature crée elle-même les premiers traits de l'organisation dans des masses appropriées où elle n'existait pas. 3° Comment le mouvement organique ou vital est par elle excité et entretenu à l'aide d'une cause stimulante et active qu'elle a abondamment à sa disposition dans cer­tains climats et dans certaines saisons de l'année (p. 79)... 46:165 ...Cela étant, si je découvre que la nature opère elle-même tous les prodiges qu'on vient de citer ; qu'elle crée l'organisation, la vie, le sentiment même ; qu'elle multiplie et diversifie, dans des limites qui ne nous sont pas connues, les organes et les facultés des corps orga­nisés dont elle soutient ou propage l'existence ; qu'elle crée dans les animaux, par la seule voie du *besoin* qui établit et dirige les habitudes, la source de toutes les actions depuis les plus simples jusqu'à celles qui consti­tuent l'*instinct,* l'*industrie,* enfin le *raisonnement ;* ne dois-je pas reconnaître, dans cette faculté de la nature, c'est-à-dire des choses existantes, l'exécution de la volon­té de son sublime auteur, qui a pu vouloir qu'elle ait cette faculté ? » En effet, à la place de la *nature,* mettez Cybèle, ou Osiris, ou Melkart -- ou même Dieu, il n'y a pas besoin de changer les termes : *Comment Cybèle crée elle-même les premiers traits de l'organisation. Comment le mouve­ment organique et vital est par elle excité.* Ce mouvement organique et vital ressemble beaucoup à l'élan vital de Bergson ; mais remplacer *Cybèle* par *la nature* n'explique rien ; il y a seulement par-dessous un présupposé méta­physique matérialiste, qui s'est largement développé un siècle après dans l'Université. Chez Lamarck il y a un véritable aveuglement sur la nature de sa propre intelli­gence, sur l'existence d'une inexplicable conscience, même chez les animaux. On ne peut penser à un *ordre* dans la nature sans y introduire l'intelligence, ne fût-ce que la sienne. Mais c'est alors celle-ci qui demande explication. Nous ne sommes nullement opposés au transformisme scientifique ; quand il aura donné les preuves qu'on attend de la science moderne, nous l'adopterons aussitôt. Mais il semble que la solution du problème ne peut être que mé­taphysique, car les conditions de la connaissance elle-même sont en jeu. Nous sommes en présence d'un mystère. Deux faits coexistent : un changement perpétuel et un certain ordre au sein du changement, comme par exemple l'espèce, malgré la variété des individus, dont aucun ne se res­semble dans l'espèce même. Mais comment connaître réellement un de ces systèmes isolés par la science sans connaître le tout de tout ? car cet isolement est artificiel. Ce qui faisait dire à Pascal : 47:165 « Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates et toutes s'entrete­nant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. » \*\*\* La seule voix dépassant les autres au temps où étaient publiés (1907) un siècle après qu'ils eussent été pronon­cés les Discours d'Ouverture de Lamarck est celle d'Henri Bergson. Il publia en 1907 *L'Évolution Créatrice.* Berg­son était parti de l'empirisme anglo-saxon de Stuart-Mill et de l'évolutionnisme de Spencer. Mais ses réflexions l'amenèrent à s'attaquer au problème central oublié par ses premiers maîtres, comme par Lamarck. Alors que la seule connaissance immédiate est celle de notre exis­tence et de notre conscience (*je suis et je le pense*) ses maîtres, par un aveuglement aujourd'hui, hélas, généra­lisé voulaient expliquer cette connaissance immédiate par le savoir secondaire, limité et toujours fragmentaire apporté par les sciences de la matière. Bergson avait trente ans en 1889 lorsqu'il publia son *Essai sur les données immédiates de la conscience.* Il s'y attaquait au problème de la liberté, « commun à la méta­physique et à la psychologie ». « Nous essayons d'établir, disait-il, que toute discussion entre les déterministes et leurs adversaires implique une confusion préalable de la durée avec l'étendue, de la succession avec la simultanéité, de la qualité avec la quantité : une fois cette confusion dissipée, on verrait peut-être s'évanouir les objections élevées contre la liberté, les définitions qu'on en donne, et, en un certain sens, le problème de la liberté lui-même. » (Préface de l'*Essai*.) Ce fut un enchantement pour les lecteurs de voir naître une œuvre métaphysique d'une telle qualité en un temps où l'enseignement avait déconsidéré toute entre­prise de ce genre. Et ce faisant, Bergson se servait d'une méthode d'observation psychologique qui nous soula­geait de ces systèmes qui, depuis Descartes, avaient em­poisonné la réflexion philosophique et qui nous parais­saient comme des théologies sans donné révélé. 48:165 Mais cet *Essai* était plein de vues générales, conséquences pour lui de ses premières constatations et qu'il retrouve dans son *Évolution créatrice *; car voici comme il y parle lui-même dans une note de l'introduction de son premier Essai : « Durée réelle » signifie à la fois continuité indivisée et création. Dans le présent travail, nous faisons applica­tion de ces mêmes idées à la vie en général, envisagée d'ailleurs au même point de vue psychologique. » La vie psychologique se développe dans le temps, mais ce qui est le vrai temps pour elle n'a rien à voir avec le temps de l'horloge ; le temps de l'esprit dure avec une qualité sans cesse différente et la conscience s'enrichit incessamment de ce qu'elle conserve dans sa mémoire. Nos actes postérieurs en dépendent, mais sont imprévi­sibles car la conscience présente une nouveauté inces­sante. Cette durée qui est certainement une des idées les moins comprises de la pensée de Bergson est en quelque sorte l'existence spirituelle de la conscience ordonna­trice de notre vie. Le second livre de Bergson, *Matière et Mémoire* (1897) s'attaquait au problème de l'âme et du corps. Car la conscience est avant tout mémoire. Et malgré l'*évolution* que Bergson a toujours admise, il y a quand même quel­que chose de permanent : notre *moi* de vieillard est bien ce même *moi* de jeune homme et d'enfant, dont l'âge, qui l'a enrichi, nous a appris à déceler les déficiences durables. Bergson, dans cet ouvrage génial, a montré que le sou­venir est indépendant du cerveau dont le rôle est d'aider à *rappeler* les souvenirs -- en vue de l'action générale­ment -- et non à les *conserver*. Le permanent, ici, c'est un esprit indépendant de la matière. Le corps est utilisé par l'esprit et il n'y a aucune raison forçant à admettre qu'ils soient liés inséparablement, et qu'ils finissent en même temps. Les conséquences ne se firent pas attendre longtemps. En 1897 précisément Bergson avait été chargé de l'ensei­gnement de la philosophie à l'École Normale Supérieure. Sa chaire lui fut retirée dès 1900 ; il fut nommé profes­seur au Collège de France, mais on le séparait de cette jeunesse qui devait fournir les futurs maîtres de l'ensei­gnement supérieur. L'Université d'État voulait des maîtres agnostiques, kantiens, sociaux, des évolutionnistes maté­rialistes, et non des maîtres spiritualistes. Nous en voyons les conséquences : l'Université s'écroule ; elle n'est plus maintenue que par le despotisme de l'État et l'enseigne­ment dit supérieur est plein d'esprits primaires. 49:165 Brunetière partagea le sort de Bergson : il fut évincé de son enseignement à l'École Normale Supérieure n'était pas, comme Bergson, un homme exceptionnel, mais un professeur très instruit, très travailleur, très consciencieux et aussi très bon pour la jeunesse et qui même marchait sur les pas de Taine dans l'étude des œuvres littéraires. Mais il avait écrit un livre *La Fail­lite de la Science* ce qui prouve qu'il ne manquait pas d'idées originales. Il lui reprochait de ne résoudre au­cune des questions qu'il importe à l'homme de connaître. La preuve est faite aujourd'hui que la science de la quantité est incapable de donner aux hommes et à la société des règles de conduite pour leur éviter la déca­dence des mœurs, les tueries et les désordres sociaux. Bergson était parti de l'évolutionnisme positiviste de Spencer ; il venait de loin. Sa démarche méticuleuse est touchante pour ceux à qui la foi donne des certitudes supérieures. Il voyait donc que si l'espèce humaine est l'aboutissement d'une longue évolution des espèces ani­males, ce que nous appelons conscience a eu ses préli­minaires dans la série animale. Tous ceux qui ont *tra­vaillé* avec des animaux supérieurs, qui les ont associés à leurs occupations, le chasseur et son chien, le cavalier et son cheval, le paysan et son âne savent que ces bêtes ne manquent pas (suivant l'excellente expression de l'ancienne philosophie) d'une *estimative* bien proche de l'in­telligence. Enfin l'instinct si merveilleux par quoi l'in­secte accomplit des actes précis et ordonnés et qu'il igno­rera toujours (la chenille, la chrysalide et le papillon) n'est pas non plus explicable pares représentations mé­canistiques. Bergson réintègre ces vrais problèmes, qui ne sont pas du domaine de la science quantitative, dans l'étude de la vie et ce faisant rajeunit le rôle de la méta­physique. Il redonne à l'intuition son rôle dans la pensée ; il semble en faire chez l'homme une forme supérieure de ce qu'est l'instinct chez les animaux. Les artistes et quelques savants, comme Claude Bernard, qui en a parlé mieux que personne, savent très bien ce qu'est l'*intuition *: c'est ce qu'ils ont toujours appelé : l'*inspiration*. Les phi­losophes ont d'abord considéré l'idée de Bergson comme une attaque inadmissible contre l'intelligence. Et puis, ils ont découvert l'intuition dans s. Thomas où ils ne l'avaient jamais vue. Elle est en effet, non une ennemie de l'intelligence, mais sa forme supérieure ; c'est une *communication de l'être dans une vue.* Mais quel être ? C'est là le point, et c'est là où la pensée de Bergson et sa terminologie donnaient prise aux critiques et favorisaient l'incompréhension. 50:165 Dans sa recherche, et partant d'où il était parti, avec les scrupules qu'il avait dans l'emploi du pur raisonne­ment, Bergson ne croyait pas pouvoir s'expliquer davan­tage. C'est ainsi qu'il aboutit à l'*élan vital*. Les biologistes ont haussé les épaules ; ils ont pris cette expression pour une de ces théories vitalistes qui ne peuvent être pro­bantes du point de vue physique et chimique, et manquent de bases métaphysiques pour dépasser le déterminisme obligatoire des sciences de la matière. Mais les biologistes oublient la conscience et les formes primitives certaines qu'elle montre chez beaucoup d'animaux. Voici quelques citations de l'*Évolution Créatrice *: « *La vie apparaît comme un courant qui va d'un germe à un germe par l'intermédiaire d'un organisme déve­loppé*. Tout se passe comme si l'organisme lui-même n'était qu'une excroissance, un bourgeon que fait saillir le germe ancien travaillant à se continuer en un germe nouveau... Or, plus on fixe son attention sur cette conti­nuité de la vie, plus on voit l'évolution organique se rap­procher de celle d'une conscience, où le passé presse contre le présent et fait jaillir une forme nouvelle, incom­mensurable avec ses antécédents. » (p. 29) « Peut-être faut-il d'ailleurs qu'une théorie se main­tienne exclusivement à un point de vue particulier pour qu'elle reste scientifique, c'est-à-dire pour qu'elle donne aux recherches de détail une direction précise. Mais la réalité sur laquelle chacune de ces théories prend une vue partielle doit les dépasser toutes. Et cette réalité est l'objet propre de la philosophie... » (p. 92) « Où nous avons de la peine à suivre ces biologistes, c'est qu'ils tiennent les différences inhérentes au germe pour purement accidentelles et individuelles. » (p. 92) Le germe transmet, et c'est le fait principal, le carac­tère d'une *espèce* et forme en même temps un être nou­veau, original, en qui on place les possibilités du trans­formisme des espèces. C'est de cette hypothèse que parle Bergson et il ajoute : « Nous ne pouvons nous empêcher de croire que (ces différences inhérentes au germe) sont le développement d'une impulsion qui passe de germe en germe à travers les individus, et qu'elles ne sont pas par conséquent de purs accidents et qu'elles pourraient fort bien appa­raître en même temps, sous la même forme, chez tous les représentants d'une même espèce... » (p. 93) 51:165 « Certes l'évolution du monde organique ne doit pas être prédestinée dans son ensemble. Nous prétendons au contraire que la spontanéité de la vie s'y manifeste par une continuelle création de formes succédant à d'autres formes. Mais cette indétermination ne peut pas être com­plète : elle doit laisser à la détermination une certaine part. Un organe tel que l'œil par exemple se serait constitué précisément par une variation continue dans un sens défini. Même nous ne voyons pas comment on expliquerait autrement la similitude de l'œil dans les espèces qui n'ont pas du tout la même histoire (comme les mollusques et les vertébrés). Où nous nous séparons d'Eimer, c'est lorsqu'il prétend que des combinaisons de causes physiques et chimiques suffisent à assurer le ré­sultat. Nous avons au contraire essayé d'établir, sur l'exemple précis de l'œil que, s'il y a ici « orthogenèse » une cause psychologique intervient. » (p. 94) Cette « détermination » ce « sens défini » qu'est-ce autre chose qu'une vue finale des résultats devant être obtenus ? Bergson dit lui-même page 83 : « Bon gré mal gré, c'est à un principe interne de direc­tion qu'il faudra faire appel pour obtenir cette conver­gence d'effets. La possibilité d'une telle convergence n'apparaît ni dans la thèse darwiniste et surtout néo­darwiniste des variations accidentelles insensibles, ni dans l'hypothèse des variations accidentelles brusques... » Pour Descartes, Dieu maintenait l'être du monde par une sorte de création *continuée*. Bergson en fait une créa­tion *continue* Ainsi aboutit la critique qu'il faisait de Spencer : « Nous serions dupes d'une illusion comme celle de Spencer, qui a cru que l'intelligence était suffisamment expliquée quand on la ramenait à l'empreinte laissée en nous par les caractères généraux de la matière ; comme si l'ordre inhérent à la matière n'était pas l'intelligence même ! » La cause psychologique de cet ordre inhérent à la matière, cet « élan vital » que Bergson essayait de se définir à lui-même, n'est autre que Dieu. Bergson n'osait pas encore le nommer, mais il en avait atteint l'idée. 52:165 Ses scrupules en fait de méthode, sa crainte de trop déduire rendaient incertaine sa pensée pour le lecteur. Mais un lecteur d'une rare intelligence, le P. de Tonquédec, réus­sit à lui faire préciser sa pensée et Bergson lui répondit : « Or, les considérations exposées dans mon *Essai sur les données immédiates* aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté ; celles de *Matière et Mémoire* font toucher du doigt, je l'espère, la réalité de l'esprit ; celles de l'*Évolution créatrice* présentent la création comme un fait ; de tout cela se dégage nettement l'idée d'un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l'effort de création continue, du côté de la vie, par l'évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines. De tout cela se dégage, par conséquent, la réfutation du monisme et du panthéisme en général. Mais pour préciser encore plus ces conclu­sions et en dire davantage, il faudrait aborder des pro­blèmes d'un tout autre genre, les problèmes moraux. » Bergson écrivit cette lettre plusieurs années après la parution de *L'Évolution Créatrice.* Sa pensée avait pu se préciser ; elle reste obscure dans l'œuvre même. Le livre où Bergson donna ses conclusions : *Les Deux Sources de la Morale et la Religion* ne parut que bien des années plus tard, en 11932. Nous ne le connaissons pas assez pour en parler. Bergson arriva ainsi à la porte de la religion... sans entrer. Ce qui put se passer pendant les derniers jours ou les dernières heures de ce grand et honnête esprit est le secret de Dieu et certainement c'est un secret de miséricorde. \*\*\* Revenant à l'article de M. E. Gilson, nous lui cher­cherions volontiers chicane sur le passage suivant : « L'enfantine conception des créations distinctes, admise par Linné et par Buffon est aujourd'hui si loin de nous que l'on a peine à croire que le principal mérite de sa propre doctrine de la sélection naturelle ait été aux yeux de Darwin d'en avoir montré l'inanité. Il faut l'en­tendre lui-même sur ce point dans le passage de la *Descente de l'Homme* (I ; 2) où il s'excuse d'avoir peut-être accordé une influence trop exclusive à la sélection natu­relle comme cause de l'origine des espèces : 53:165 « *On me permettra de dire, en guise d'excuse, que j'avais en vue deux objets distincts : premièrement, de montrer que les espèces n'ont pas été créées séparément, et deuxièmement que la sélection naturelle a été l'agent principal de leur changement... Si donc j'ai erré en attri­buant un grand pouvoir à la sélection naturelle, ce que je suis bien loin d'admettre, ou en exagérant ce pouvoir, ce qui est de soi probable, j'espère au moins avoir rendu un grand service en aidant à renverser le dogme de la création séparée. *» ([^8]) Cette aide consistait à négliger complètement non seulement la Révélation, mais aussi les questions philo­sophiques qui subsistent quand on a perdu la foi. Et c'était bien attaquer directement celle-ci que de donner à la science un tel pouvoir de décision en des matières où son avis, même motivé, est toujours révisable et révisé. Le transformisme, jusqu'à Bergson, a toujours été une arme contre la théologie catholique. M. Gilson nous dit que « *la thèse, elle-même théolo­gique selon laquelle l'origine des espèces serait due à des actes créateurs distincts, ne se trouve ni dans le récit de la Genèse ni dans ses grandes interprétations théologiques par S. Augustin et S. Thomas d'Aquin *» ([^9])*.* Nous en croyons un homme qui a une connaissance inégalée de nos jours de l'ancienne philosophie, mais il faut que la conception des créations distinctes soit devenue « *enfan­tine *» depuis 1907 seulement, puisque Bergson écrit dans *L'Évolution Créatrice,* page 28 : « Si l'on réserve la question de savoir dans quelle me­sure cet évolutionnisme décrit les faits et dans quelle mesure il les symbolise, il n'a rien d'inconciliable avec les doctrines qu'il a prétendu remplacer, même avec celle des créations séparées, à laquelle on l'oppose généra­lement. » Nous sommes dans le même état de naïveté vis-à-vis de la pensée divine. Quant au récit de la Genèse, ce n'est pas un traité scientifique. Cependant son auteur ne man­quait pas d'expérience et il était inspiré. Il ne présente pas la création comme instantanée. 54:165 Dieu a créé le temps en créant le monde et l'a utilisé aussitôt pour étager la création, peut-être en utilisant ce qu'on appelle les causes secondes, mais ces causes sont elles-mêmes incessamment soutenues de Dieu. Comme peu de gens ont recours à la Genèse, citons les passages en cause. (I, 2) « Que la terre fasse pousser du gazon, des herbes portant semence, des arbres à fruit produisant selon leur espèce du fruit ayant en soi sa semence. » Et il en fut ainsi. Et la terre fit sortir du gazon. Ce fut le troisième jour. (I, 20) : Dieu dit « Que les eaux foisonnent d'une mul­titude d'êtres vivants et que les oiseaux volent sur la terre, sur la face du firmament du ciel. » Et Dieu créa les grands animaux aquatiques, et tout être vivant qui se meut, foisonnant dans les eaux selon leur espèce... Ce fut le cinquième jour. (I, 24) : Dieu dit : « Que la terre fasse sortir des êtres animés selon leur espèce, des animaux domestiques, des reptiles et des bêtes de la terre selon leur espèce. » Et cela fut ainsi. Dieu fit les bêtes selon leur espèce... Et Dieu vit que cela était bon... Il semble qu'il y ait là des créations séparées tout au moins des groupes, et qui occupent du temps. Un trans­formisme scientifique, étudié comme hypothèse de tra­vail, n'a rien qui puisse gêner la foi chrétienne. Mais il est généralement exposé comme une arme contre le dogme de la création, bien que le dogme scientifique, après un si long temps, reste toujours une hypothèse, et qu'il bute toujours sur le mystère des origines. Il y a dans la Genèse les plus vieux souvenirs de l'hu­manité et l'expérience antique de ses lents progrès, depuis le temps où la cueillette était la principale occupation des hommes, vivant dans les zones chaudes de la terre. La Genèse dit (1, 29) « Voici que je vous donne toute herbe portant semence à la surface de toute la terre, et tout arbre qui porte un fruit d'arbre ayant semence : ce sera pour votre nour­riture... » C'est seulement à la sortie de l'Arche que Dieu dit à Noé (9, 3) : 55:165 « Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nour­riture. Je vous donne tout cela comme je vous avais donné l'herbe verte. » Les hommes ayant une dentition d'omnivore (demi-carnassière) n'attendirent probablement pas Noé pour se servir de leurs dents de carnassiers ; mais les moyens d'atteindre les animaux ne s'inventèrent qu'à la longue. La cueillette des fruits, le dénichage des œufs, l'arra­chage des racines, la recherche du miel sauvage furent en ces temps le principal moyen de vivre. Et puis on inventa les pièges et les armes. Il y a un souvenir de l'arrivée des temps glaciaires au milieu d'une flore et d'une faune chaudes dans ce passage où Dieu remplace les ceintures de feuilles de figuier qu'Adam et Ève s'étaient confectionnées après la faute : « Yaweh Dieu fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau et les en revêtit. » (3, 21) Et il est certain qu'on n'attendit pas Linné pour attribuer à Dieu la création séparée des animaux suivant leur espèce. \*\*\* Que conclure de tous ces débats ? Un homme qu'on croit instruit est confondu de l'immensité de tout ce qu'il ignore et qu'il est condamné à ignorer toujours. L'or­gueil seul peut lui faire croire qu'il arrivera par lui-même à décider de tout. Et d'une certaine manière le sceptique décide de tout par lui-même, lui aussi. Les bibliothèques sont pleines de livres, de notes, de rapports qui ne seront jamais relus, si même ils l'ont été lors de leur parution. Les vrais bons livres sont rarement réédités et attirent peu l'attention. La plupart de ceux qui rapportent des recherches scientifiques sont annihilés par une décou­verte, postérieure. Bergson, pour écrire *Matière et Mé­moire* a étudié pendant cinq ans tous les travaux sur les *aphasies.* Combien en a-t-il paru depuis ? Mais Bergson avait son idée avant de commencer ; il ne la tenait pas des livres, mais de son *inspiration.* Il a ainsi, en partant de la science même de son temps, mis en évidence un fait, l'existence indépendante de l'esprit, dont les hommes n'avaient jamais douté avant que l'enseignement géné­ralisé eût répandu partout les erreurs et l'aveuglement. Puis quand Bergson voulut, suivant la critique que Péguy lui adresse, avoir une philosophie de professeur de philo­sophie, c'est-à-dire, je pense, un système entièrement cohérent chargé de tout expliquer, -- même le connu par l'inconnu, -- cet esprit tenace et honnête aboutit à des apparences d'idées fort éloignées du réel. 56:165 Faut-il s'en éton­ner ? Saint Thomas commence le livre III du *Contra Gen­tiles* par ces paroles : « L'intelligence humaine, qui, tout naturellement, puise sa connaissance dans le sensible, ne saurait par ses seules forces atteindre à l'intuition de la substance divine en elle même : de par son élévation, en effet, cette subs­tance est sans proportion aucune avec les êtres sensibles, ni même avec aucun des autres êtres. » Quel bienfait que la Révélation ! Comme elle est indis­pensable aux hommes ! Elle nous apporte un noyau solide de faits historiques qui dévoilent l'envers caché de la vie des hommes, ils ont été rapportés par des martyrs et leur mémoire est entretenue par une tradition sévèrement sur­veillée, qui nous éclaire sur notre vie, notre fin, et sur la conduite à tenir pour l'atteindre. Et un très grand philo­sophe, s. Thomas d'Aquin, reste un philosophe éternel parce que la métaphysique implicite contenue dans la Révélation le soutient. Chesterton écrivait en 1905 dans *Hérétiques :* « Un grand effondrement silencieux, une énorme dé­ception muette se sont produits de nos jours dans notre civilisation septentrionale. Tous les âges précédents ont peiné, ont été crucifiés dans leur effort pour comprendre ce qu'est réellement la vraie Vie, ce qu'était réellement l'homme de bien... Tous les lieux communs et les idéaux modernes sont autant de ruses pour éluder le problème du bien. » Désirez-vous réellement demeurer avec ceux qui clament : liberté, progrès, éducation démocratique ? Car la liberté sans savoir où est le bien devient licence et lutte fratricide ; le progrès matériel auquel aboutit la science devient appétit de jouissances et dégradation de l'homme ; l'éducation démocratique consiste à sacrifier les élites des­tinées par nature au bien commun, et à former un peuple d'esclaves pour le prochain despotisme. Demeurons donc fidèles : « C'est une parole certaine et digne de tout assenti­ment que le Christ Jésus est venu dans le monde sauver les pêcheurs, dont je suis le premier. » (S. Paul, 1 Tim.) 57:165 « Il peut sauver sans fin ceux qui ont accès par Lui auprès de Dieu, étant toujours vivant afin d'intercéder pour eux. » (Héb. 7-24.) « Approchons-nous donc avec confiance du trône de la grâce, afin d'obtenir miséricorde et de trouver grâce pour le temps opportun. » (Héb. 4. 16.) Tout homme qui se croit savant et n'a pas la science de Dieu est un ignorant ; et cette science n'est pas donnée aux longues études, mais à la foi : demandez-la, frappez et l'on vous ouvrira. Et Jésus a dit encore : « Laissez les enfants venir à moi, ne les en empêchez pas ; car le Royaume de Dieu est à ceux qui leur res­semblent. En vérité je vous le dis ; celui qui ne recevra pas le règne de Dieu comme un enfant, n'y entrera pas. » (Luc, 18, 16.) Essayez. Ne regrettez-vous pas la pureté et la simplicité de l'enfance ? Henri Charlier. 58:165 ### Sciences, philosophie de la nature et métaphysique par le Chanoine Raymond Vancourt LA philosophie se voit contester le droit à l'existence, si­non par les sciences elles-mêmes, du moins par des penseurs s'appuyant sur elles. Les néopositivistes, qui ont pris le relais d'A. Comte, s'ils parlent encore de philoso­phie ([^10]), la réduisent à un effort de purification du langage quotidien et de celui des sciences par le moyen de la logique symbolique. Quant aux propositions métaphysiques, certains vont jusqu'à les déclarer dénuées de sens ; à les entendre, le métaphysicien, posant de faux problèmes, ne peut que leur apporter de pseudo-solutions ([^11]). Cette attitude ne diffère guère de celle du scientisme, lequel admet comme seule connaissance valable le savoir scientifique et considère avec commisération l'entreprise du philosophe qui, lorsque le savant lui a appris quelque chose, prétend ensuite le lui expliquer. 59:165 Devant des adversaires aussi irréductibles, la philosophie et la métaphysique doivent justifier leur droit à l'existence. Des déclarations de principe ne suffisent point. Il faut, sur des exemples précis, prouver qu'il y a encore quelque chose à dire lorsque le savant a parlé. Gilson consacre ses deux derniers ouvrages à une démons­tration de ce genre. Sans nier les apports de la linguistique contemporaine, il prétend qu'elle voit poindre à l'horizon des problèmes qui la dépassent, mais qui n'en sont pas moins réels. De même, il estime que l'existence des êtres vivants soulève des questions qui ne sont plus du ressort des sciences biologiques. Il y a donc place pour une philosophie, voire pour une métaphysique. Nous distinguons ces deux disciplines, non que nous méconnais­sions leurs étroits rapports, mais parce que, comme nous le verrons, il y a intérêt à ne pas les confondre. C'est d'ailleurs ce que nous laisse entendre M. Gilson dans ses deux ouvrages, que nous allons examiner successivement, en commençant par le plus récent, celui qui traite du problème de la vie. #### I. -- Sciences biologiques et philosophie de la nature Le mot « science » a changé de sens depuis l'Antiquité. Chez les Grecs, il désignait la connaissance des causes ultimes, soit de tout ce qui existe, soit d'un secteur déterminé du réel. La science était contemplation, sagesse ; elle ne s'attribuait point comme mission de fournir les moyens pour transformer la nature ; elle s'identifiait à la philosophie. Cette identification a persisté et on en trouve encore des traces dans la pensée moderne ([^12]). Peu à peu cependant le mot a pris une signifi­cation nouvelle ; la science est devenue la recherche des rap­ports entre les phénomènes, rapports traduits dans la mesure du possible en langage mathématique et dont la connaissance nous rend « maîtres et possesseurs de la nature » ([^13]). Quand on parle de science à nos contemporains, le mot n'évoque plus dans leur esprit la philosophie ou la métaphysique, mais un ensemble de disciplines que l'on groupe couramment de la manière suivante : à côté des sciences *formelles* (mathématiques et logique), il y a celles qui renseignent sur *le réel,* les sciences de la nature et les sciences humaines. 60:165 Ces disciplines, pour acquérir leur indépendance, se sont détachées de la philosophie non sans heurts, et il n'est pas évident, comme semble l'insinuer une célèbre métaphore de Descartes, qu'une même sève circule dans la philosophie et la science. Sans doute elles expriment toutes deux le désir de con­naître qui anime l'esprit humain ; mais précisément, pour avoir pris conscience des imperfections de la philosophie, on en est arrivé à désirer un type de savoir différent, qui offrît des garanties supérieures. C'est la raison pour laquelle la genèse des sciences et leur séparation d'avec la philosophie ont toujours, plus ou moins, revêtu le caractère d'une rup­ture, on a cru devoir abandonner ce qu'on estimait un pseudo-savoir pour se frayer des voies nouvelles, plus sûres et plus fécondes. Rien d'étonnant dès lors à ce que les époques les plus importantes de l'histoire des sciences aient été, en même temps, des périodes de crise pour la philosophie. En tout cas, on doit constater que les efforts des savants ont été couronnés de succès. Ils ont constitué un lot imposant de propositions autour desquelles s'est réalisée l'unanimité des esprits. Si les sciences demeurent et demeureront sans doute toujours aux prises avec des difficultés, leur marche n'en a pas moins l'allure d'un progrès continu. Et en rendant possible le développement des techniques, elles ont modifié profondément les conditions de notre existence. N'est-ce point la preuve, concluent les néo-positivistes, qu'elles seules parlent valable­ment du réel et qu'il ne faut plus désormais prêter attention à ce qu'en dit la philosophie ? Dans le passé, les philosophes ont prétendu nous rensei­gner sur le monde matériel, les choses inertes et les êtres vivants. Ils ont élaboré ce qu'on appelle des philosophies de la nature. Cette discipline a mauvaise presse. Déjà Descartes, si on en croit du moins Alquié, aurait été, au fond de lui-même, convaincu que l'étude des corps animés et inanimés relève de la seule science. Comme nous le montrerons plus loin, ce n'était sans doute point tout à fait la pensée de Descartes. Il n'en demeure pas moins que son interprétation dualiste de l'univers a contribué au déclin de la philosophie de la nature. L'événement ne s'est pas produit en un jour, ni sans opposition. Des philosophes ont continué à cultiver cette discipline et ont dépensé des efforts louables pour la remettre en honneur. Hegel, par exemple, après Schelling, s'y est employé. Mais cette partie de son œuvre est précisément celle qui connut le moins de succès. Elle ne réussit pas à empêcher les sciences d'éliminer progressivement la philosophie de la nature et Naville a pu écrire que, vers 1860, celle-ci n'était déjà plus qu'un souve­nir ([^14]). 61:165 Aujourd'hui encore, des penseurs nombreux estiment que le philosophe n'a rien à dire sur la matière et la vie ; on trouverait même, sans trop de difficultés, plus d'un « philo­sophe chrétien » prêt à jeter par-dessus bord la philosophie de la nature et à considérer comme valables les objections for­mulées contre elle par l'empirisme logique. Dans ces conditions, vouloir réhabiliter cette discipline -- et, qui plus est, une philosophie de la nature d'inspiration aris­totélicienne --, peut passer pour une entreprise téméraire. M. Gilson s'y consacre néanmoins dans son dernier ouvrage *D'Aristote à Darwin et retour.* Il n'envisage point la philoso­phie de la nature en sa totalité, mais seulement cette partie où l'on s'efforce de rendre intelligibles la structure et les activités des organismes, et que, pour éviter toute équivoque, Gilson appelle la biophilosophie ([^15]). Gilson veut établir que le philo­sophe a sur les êtres vivants quelque chose d'important à dire, que ni la connaissance vulgaire, ni les sciences ne sont capables de nous apprendre. Pour mener à bien cette démonstration, Gilson va confronter la philosophie de la nature avec le sens commun, avec les sciences biologiques, mais aussi avec la mé­taphysique, que nous aurons à distinguer soigneusement de la philosophie de la nature. ##### 1) La philosophie de la nature et les données du sens commun. Notre savoir philosophique et scientifique part inévitable­ment des données du sens commun, consignées dans le langage courant. Même ceux qui s'efforcent d'en minimiser l'impor­tance, voire de les rejeter, sont obligés d'avouer qu'elles jouent un rôle de premier plan dans notre connaissance. « Notre plus vieux fonds métaphysique, écrit Nietzsche, est celui dont nous nous débarrasserons en dernier lieu -- à supposer que nous réussissions à nous en débarrasser -- ; ce fonds qui s'est incorporé à la langue et aux catégories grammaticales et s'est rendu à ce sujet à ce point indispensable qu'il semble que nous devrions cesser de penser, si nous renoncions à cette méta­physique. » ([^16]) 62:165 Et Bergson admet que de ces données origi­nelles, les philosophies de Platon et d'Aristote demeurent les plus proches et constituent pour cette raison « la métaphysique naturelle de l'esprit humain » ([^17]). La phénoménologie contemporaine, dans un contexte un peu différent, revalorise aussi ces données. Husserl rappelle que le langage scientifique, quelles que soient sa précision et son utilité, est un vêtement dont nous recouvrons la réalité, qui s'est d'abord présentée à nous dans le contact vécu que nous avons avec elle. Notre savoir ultérieur plonge ses racines dans l'expérience quotidienne d'un monde déjà là, que nous appréhendons bien avant que les sciences en aient entrepris une analyse méthodique ([^18]). Certes, il ne s'agit pas de se mettre à la remorque de Thomas Reid et de l'École écossaise, de voir dans le sens commun je ne sais quel instinct infaillible et de réduire la philosophie aux renseignements qu'il fournit. En évoquant le sens com­mun on veut simplement souligner qu'on n'a jamais le droit de faire fi des évidences sensibles ni des principes sans lesquels la réalité deviendrait inintelligible. Recourir au sens commun, c'est recourir à la raison dans son activité spontanée, telle qu'elle s'exprime dans le langage ordinaire. Le sens commun n'a rien à voir avec les jugements hâtifs portés parfois sur telle ou telle question par les hommes d'une époque. Il n'est pas responsable, par exemple, des difficultés qu'a connues Galilée pour faire admettre à ses contemporains que la terre tournait autour du soleil. Une fois qu'on a compris en quoi il consiste, la conclusion s'impose. Ni le philosophe, ni le savant ne peuvent se permettre de le contredire : ce serait aller contre la raison et ses principes fondamentaux ([^19]). Il s'agit seulement d'en expliciter les données, de faire ressortir ce qu'elles im­pliquent ([^20]). \*\*\* 63:165 Si la philosophie et les sciences prennent leur point de départ dans un monde déjà là et dans les évidences qu'il nous offre, cela vaut également, bien entendu, pour les sciences bio­logiques et pour d'éventuelles biophilosophies. Ces disciplines reposent, en effet, sur des données immédiates faciles à dis­cerner, au premier rang desquelles il faut placer la distinction entre la matière inerte et les êtres vivants. Qu'il existe une catégorie d'êtres se différenciant des corps bruts par un en­semble de caractères visibles, des êtres composés de parties hétérogènes qui naissent, se développent et meurent, et qui, dans le cas des animaux, se meuvent eux-mêmes ; les hommes ont pu, semble-t-il, le constater aisément et en acquérir très tôt la certitude. Celle-ci, écrit Gilson, « résulte d'un raisonnement désormais intégré à la perception. On voit qu'un rocher n'est pas de même nature qu'un arbre. Quel que soit le nombre de pavés qu'on tire d'un bloc de granit, chacun d'eux est de na­ture identique à celle de ce bloc ; l'analyse d'une partie vaut pour une autre comme pour le tout. L'être vivant est au con­traire un tout défini par l'ensemble et l'ordre des parties qui le composent et même si le détail en échappe à sa seule ins­pection, on voit directement qu'un tel ordre existe » ([^21]). Et Gilson poursuit : « L'inférence spontanée dont nous parlons n'est plus une opération logique, faite de jugements explicites ; elle ne l'a peut-être jamais été. Elle relève plutôt de la psycho­logie entendue elle-même comme la biologie des fonctions de connaissance, ce qu'elle était déjà pour Aristote. Son fonde­ment est la perception d'êtres capables de se mouvoir eux-mêmes. » ([^22]) Les animaux discernent déjà l'existence de tels êtres : « Le chat ou le chien qui regardent avec indifférence ce qu'ils ont sous les yeux, par exemple un jardin, fixent aussitôt leur attention sur tout objet en mouvement ; un être fasciné par le déplacement d'un infiniment petit qui se meut sur un plancher ou sur un tapis ; nombre d'animaux savent que « faire le mort » est une précaution utile pour ne pas se faire voir. » ([^23]) Il ne faut pas non plus un long apprentissage pour remarquer que des êtres naissent, croissent et dépérissent, qu'ils subissent la morsure du temps plus que les réalités inertes, qu'ils constituent « des systèmes naturellement isolés, naturellement clos, différents de tout ce que notre percep­tion ou notre science isole ou clôt artificiellement » ([^24]). Et il n'est pas besoin de posséder une définition précise de l'espèce pour s'apercevoir que de nombreux individus présentent une structure semblable, ce qui permet de les appeler d'un même nom ([^25]). 64:165 Bref, le sens commun distingue aisément de la matière inerte les êtres vivants ([^26]) ; il possède à leur sujet un en­semble de connaissances, à l'état brut sans doute, mais qui n'en sont pas moins valables et constituent la base à partir de la­quelle va s'édifier le savoir ultérieur que nous acquerrons de la vie. \*\*\* Il faudrait peut-être ajouter que ces données nous viennent par une double voie. Les vivants, ce sont les plantes, les ani­maux et les hommes que nous côtoyons, que nous percevons comme des réalités extérieures, tout en les distinguant des corps inertes que nous rencontrons également sur notre che­min. Mais chacun a de son organisme une expérience immé­diate, grâce à laquelle nous saisissons la vie par le dedans. Ces deux, manières de l'appréhender se complètent : Si le malade est seul à avoir conscience de ce qu'il éprouve, le médecin en juge par des signes extérieurs. Les phénomènes vitaux n'en présentent pas moins un aspect quelque peu différent, selon qu'on les appréhende de l'une ou l'autre façon ([^27]). 65:165 Quoi qu'il en soit de cette conséquence, il suffit, pour l'instant, de souli­gner que par l'expérience interne et externe nous acquérons sur les êtres vivants des connaissances non élaborées mais valables, sur lesquelles va s'édifier notre savoir ultérieur. \*\*\* Ces données constituent des évidences irréfragables que le philosophe et le savant explicitent, chacun à sa manière, et qu'ils seraient imprudents de négliger. Goldstein le leur rap­pelle : « Il est évident que pour le biologiste, quelle que soit l'importance de la méthode analytique dans ses recherches, *la connaissance naïve, celle qui accepte simplement le donné, est le fondement principal de la connaissance véritable* et lui per­met de pénétrer le sens des événements de la nature. » ([^28]) Les savants s'en rendent d'ailleurs compte ; il leur arrive même d'avouer que la « philosophie traditionnelle » a manifesté pour ces données le plus grand respect, qu'elle a eu raison de le faire et que les conclusions auxquelles elle aboutit par cette vois méritent d'être prises en considération. « Pour traiter du rap­port entre la matière organique et la matière inorganique, écrit Elsasser, nous devons nous rattacher dans une certaine me­sure à la philosophie et à la continuité de la pensée philoso­phique du passé. Nous pourrions alors mettre en œuvre une vieille maxime des philosophes : dans l'analyse philosophique, quand tout est dit, *le résultat final ne devrait pas différer trop violemment du raccourci qu'est la solution offerte par le sens commun, sans quoi la philosophie pourrait bien être plus suspecte que le sens commun*. De même ferons-nous bien de garder en quelque mesure le contact avec la philo­sophie traditionnelle. Si la conclusion de notre enquête devait contredire trop ouvertement *les résultats quasi in­tuitifs de la philosophie traditionnelle*, ce n'est peut-être pas forcément la tradition qui aurait tort. » ([^29]) Texte significatif, que Gilson considère « comme une bouffée d'air frais pour un philosophe accoutumé à lire les savants » ([^30]). ##### 2) Philosophie de la nature et sciences biologiques. La philosophie de la nature en général et la biophilosophie en particulier ne peuvent se contenter de prendre en considé­ration les données de la perception et du sens commun ; il leur faut aussi tenir compte de l'apport des sciences. Procéder autrement risquerait de disqualifier ces disciplines aux yeux des savants. 66:165 La philosophie de la nature cherche en effet à dégager les principes qui rendent intelligibles les réalités du monde sensible. Elle n'a pas le droit d'oublier que les sciences fournissent sur ces réalités des renseignements plus précis et plus détaillés que ceux obtenus par l'expérience vulgaire. La philosophie doit partir de toutes les données qui lui sont offertes et y revenir sans cesse, ce qui la rend, dans une certaine me­sure ([^31]), dépendante de l'état de nos connaissances scientifiques. Encore faut-il interpréter correctement cette dépendance. On n'évitera tout contresens à ce sujet que si on a bien défini au préalable la tâche du philosophe de la nature. Il ne s'agit pas pour lui de présenter simplement un résumé, une synthèse des résultats obtenus, par exemple, par les sciences biologiques. Ne lui demandons pas non plus de nous apprendre quelque chose de neuf sur la matière et la vie : c'est la mission du savant. Le philosophe ne cherche pas davantage à « pro­longer », en anticipant sur l'avenir, les conclusions scienti­fiques solidement établies. Il y a sans doute place, si on en croit les empiristes logiques, pour une certaine anticipation des vérités scientifiques ; mais elle est le fait de la méthode logico-mathématique, qui nous fait parfois soupçonner des énoncés jusque là inconnus. Il s'agit d'une anticipation proprement scientifique, laquelle d'ailleurs devra être confirmée par l'expé­rience, l'instance suprême. Le philosophe ne peut prétendre « prolonger » la science. -- Son rôle va-t-il consister à nous procurer sur la vie des connaissances plus « profondes » ou plus « élevées » ? N'employons pas trop vite cette formule ; Carnap, en effet, rétorquerait : « Tout ce qui peut être affirmé des choses et des phénomènes, c'est justement la science parti­culière de leur domaine qui le formulera, sans qu'il puisse être dit rien de plus élevé... Tout ce qui est à dire sur les orga­nismes, il appartient à la biologie, science expérimentale, de l'exprimer ; il n'y a pas, par surcroît, des énoncés philoso­phiques touchant lesdits phénomènes, des énoncés de philoso­phie naturelle sur la vie. » ([^32]) Sans doute la connaissance scien­tifique, en progressant, permet une vision plus exacte des choses ; la théorie atomique, par exemple, fait pénétrer plus intimement qu'autrefois dans les secrets de la nature et ou­vrira peut-être d'intéressantes perspectives sur les problèmes de la vie. Rien n'empêche de parler à ce propos de connais­sances plus « profondes » ; mais ce sont, encore et toujours, des connaissances d'ordre scientifique ; et il ne faut point attribuer aux théories je ne sais quelle valeur ou signification supra-scientifique. 67:165 Mais que fait donc alors la philosophie de la nature ? Et quand il s'agit en particulier des êtres vivants, quelle est au juste la tâche de la biophilosophie ? Elle s'efforce d'expliquer *ce qu'est* la vie. Les phénomènes vitaux, avec lesquels la per­ception nous met en contact et que les sciences analysent avec une perfection toujours croissante, font inévitablement surgir le problème de l'*être* de la vie ; autrement dit un problème ontologique, qu'on peut évidemment négliger, que le savant peut laisser de côté, mais qui ne s'en pose pas moins. Ni la perception, ni les sciences ne nous disent ce qu'est la vie, et par conséquent, elles laissent insatisfait notre besoin de con­naître, notre désir de rendre les choses intelligibles. En essayant de combler cette lacune, la biophilosophie, sans perdre jamais le contact avec les sciences de la vie, se place à un niveau que l'ont peut qualifier de supérieur et accomplit une tâche impor­tante, qu'elle seule est à même d'accomplir ([^33]). \*\*\* Cette tâche, qui serait le plus capable de la mener à bien ? -- Incontestablement le biologiste..., à condition qu'il accepte de philosopher, ce qui suppose qu'il soit convaincu, au préa­lable, de la nécessité d'un apprentissage de la philosophie, car cette discipline implique une certaine technicité, sans laquelle elle risque de se transformer en bavardage confus et stérile. Le savant devrait se rappeler une remarque de Hegel. Si certains, déclare celui-ci, trouvent la philosophie trop abstraite et lui reprochent d'user d'un langage incompréhensible, d'autres au contraire croient que n'importe qui, sans préparation, « peut se mettre à philosopher et à juger la philosophie ». Les sciences demandent un long entraînement ; et « il faut avoir appris et exercé le métier de cordonnier pour faire des chaussures... Il n'y aurait que la philosophie à n'exiger ni étude, ni travail » ([^34]). 68:165 Un biologiste initié aux disciplines philosophiques serait sans conteste le plus qualifié pour apprécier les biophilosophies qu'on lui propose ; s'il n'a aucune compétence en la matière, qu'il se cantonne alors dans son laboratoire et le plus grand service qu'il puisse rendre à la philosophie naturelle de la vie est de ne pas s'en occuper. M. Gilson le lui rappelle opportu­nément ([^35]). \*\*\* Mais, dira-t-on, si la philosophie de la nature doit, à certains égards, s'appuyer sur les sciences, que peuvent valoir celles qu'on a édifiées quand les disciplines scientifiques n'existaient pas encore ? Quel crédit accorder à une biophilosophie inven­tée à une époque où les sciences de la vie étaient à l'état embryonnaire ? -- Et pour poser le même problème dans une autre perspective, que peut affirmer de sensé sur la vie le philo­sophe qui n'a point assimilé les données des sciences contem­poraines ? -- On semble se trouver dans une impasse et la phi­losophie de la nature risque d'en pâtir. La difficulté n'est sans doute pas insurmontable. D'abord, le philosophe, sans être astreint à devenir un docteur ès sciences, peut se tenir au courant des résultats obtenus par les biologistes ([^36]), résultats qu'il soumettra ensuite à un traitement philosophique. En outre, en ce qui concerne le phénomène de la vie et les problèmes qu'ils posent, il décèlera aisément des « constantes », qui lui apparaîtront aussi bien à travers les données du sens commun qu'à l'arrière-plan des sciences et des diverses philosophies de la vie. M. Gilson n'a d'autre ambi­tion que de dégager ces constantes. Leur présence atteste que si une philosophie de la nature, attentive à recueillir les données scientifiques, peut se voir obligée, au fur et à mesure des progrès de la science, de modifier le détail ou la présen­tation de certaines de ses thèses, à changer l'une ou l'autre de ses perspectives, il ne s'ensuit pas, pour autant, que son sort dépende, quant à l'essentiel, de l'évolution des sciences. Vis-à-vis de celles-ci, la philosophie de la nature revendique, à juste titre, une certaine autonomie, dont Gilson va essayer de mon­trer le bien-fondé. \*\*\* 69:165 Pour apprécier sa démonstration correctement il faut évi­ter toute équivoque dans l'emploi du mot « science ». A notre époque, il désigne, nous l'avons déjà dit, la connaissance des rapports entre les phénomènes, connaissance qui nous permet d'agir efficacement sur la nature. Les Grecs, nous l'avons éga­lement souligné, concevaient autrement la science. Ils partaient sans doute, eux aussi, des phénomènes, car c'est le seul point de départ à notre disposition mais, si on peut ainsi s'expri­mer, ils ne s'y arrêtaient pas ; ils visaient à les rendre intelli­gibles à la lumière des principes fondamentaux de la raison et à jouir ensuite de cette intelligibilité : leur science était à la fois contemplation et sagesse. Aristote se place dans cette perspective lorsqu'il entreprend d'étudier la vie ([^37]). Il utilise « un ensemble de connaissances positives dues à l'observation de nombreux naturalistes. Il ne prétend pas être l'un d'eux, mais il se sert abondamment de leurs travaux, et les connais­sances qu'il leur doit ont de tout temps mérité l'estime de leurs successeurs. Quand ils daignent parler de cette partie de son œuvre, les naturalistes modernes le considèrent volontiers comme un des leurs, même parmi les plus grands. Lui-même pourtant ne prétendait pas à ce rang ; il préférait le travail qui consiste à *constituer, à partir des faits recueillis par les savants, la sagesse propre à chaque science.* Cette sagesse était à ses yeux l'œuvre de la raison. Mais puisqu'elle consistait en *la connaissance des premiers principes d'une science* et que, comme tels, les principes sont indémontrables, Aristote en venait nécessairement, dans chaque science, ou chaque classe de science, à poser des principes indémontrables parce que premiers, *mais aussi évidemment vrais ; parce qu'un ordre en­tier de la nature devient intelligible à leur lumière. La notion de fin est pour lui de ce nombre *» ([^38])*.* Une fois ce principe admis, le philosophe peut se complaire dans l'ordre et la beauté qui règnent dans le monde organique ([^39]). \*\*\* 70:165 Si telle est la conception qu'Aristote se fait de la science, il est difficile de le considérer tout de go comme le précurseur de nos modernes biologistes, d'en faire le créateur des sciences de la vie ([^40]). Certes, il nous a transmis d'intéressantes obser­vations et en a fait lui-même quelques-unes, ce qui justifierait l'admiration qu'avait pour lui Darwin. Mais, aux yeux d'Aris­tote, cet ensemble d'observations ne constituait point le fruit d'une discipline autonome ; il demeurait, au contraire, étroite­ment subordonné à l'acquisition de la sagesse consistant à rendre intelligible le phénomène de la vie. Qu'on fasse de lui un des grands biologistes de l'Antiquité, soit ; mais à condi­tion de ne pas oublier la perspective qui était la sienne ni les inconvénients qu'elle pouvait comporter. Aristote, en effet, qui comprenait la science comme une recherche désintéres­sée des principes, une sagesse, une contemplation ([^41]), risquait de ne pas accorder à l'analyse des phénomènes toute l'attention qu'elle méritait. Sans doute s'est-il beaucoup préoccupé de l'observation et de la classification dans l'étude des êtres vivants, mais il n'a peut-être pas vu assez clairement que le « décryptage » du réel pouvait constituer la tâche d'une disci­pline spécifique et requérir des méthodes appropriées. En tout cas, ses successeurs médiévaux l'ont encore beaucoup moins vu que lui. Ce fut un malheur, aussi bien pour les sciences que pour la philosophie de la nature. Gilson y insiste avec raison : « En s'adonnant à la contemplation des causes finales, Aris­tote avait retardé la naissance de la science moderne et détour­né l'interprétation mécaniste de la nature de son objet propre. » ([^42]) Et parlant de l'hostilité de F. Bacon pour la scolastique : « Le jugement de Bacon est ici celui de l'histoire des sciences. Il est sans appel. La contemplation de la nature et de sa beauté a certainement retardé la recherche scienti­fique de sa structure proprement physique. Les savants en­tendent que cette erreur ne se reproduise pas et la violence de leurs attaques contre le finalisme s'explique, au moins en partie, par là. Si cette crainte n'était pas désormais superflue, on la dirait même justifiée. » ([^43]) \*\*\* 71:165 Les véritables initiateurs *des sciences* de la vie furent, en un sens, ceux qui donnèrent le branle à la physique mathéma­tique : Galilée et Descartes. Leur découverte, en effet, ouvrait la porte à une interprétation mécaniste des phénomènes de la nature, réduits à leurs aspects quantitatifs. Le monde des corps, pour Galilée, est « écrit en langage mathématique, dont les caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans lesquels moyens il est impossible d'en com­prendre humainement une parole » ([^44]). L'ensemble des corps constitue un « système matériel », à l'intérieur duquel les phénomènes sont reliés par une causalité naturelle, « selon laquelle tout événement est déterminé nettement à l'avance » et devient explicable à l'aide de schémas mécaniques ([^45]). Des­cartes, pour sa part, ramène à l'étendue et au mouvement tout ce qui n'est point la pensée. Le mécanisme subira déjà au XVIII^e^ siècle, avec Newton, d'importantes transformations ([^46]) ; et de nos jours la mécanique ondulatoire et la mécanique quantique diffèrent passablement de celle imaginée par Des­cartes. Dans l'étude de l'infiniment petit la science se détourne des interprétations substantialistes et « chosistes », qu'elle abandonne à l'imagerie populaire. Elle leur substitue des sché­mas plus complexes et plus subtils. Pour le physicien contem­porain, le corpuscule n'est pas un petit corps et dans la trajectoire d'un électron on ne distingue pas un « quelque chose » qui se déplace et le mouvement lui-même. -- Néan­moins, la physique quantique cherche, elle aussi, à rendre le monde intelligible en l'insérant dans un réseau de formules mathématiques, et ainsi, malgré les mutations qu'il a connues par suite du développement des sciences, le mécanisme vise toujours le même but : découvrir les conditions des phéno­mènes, les soumettre au calcul, en vue d'augmenter notre emprise sur l'univers. \*\*\* Mais ce mécanisme peut s'interpréter d'une double façon. D'abord comme une méthode pour aborder l'étude des phéno­mènes de la nature, une méthode consistant essentiellement à réduire ceux-ci à leurs aspects quantitatifs, pour mieux en découvrir et mesurer les antécédents. 72:165 Entendu de cette manière, le mécanisme -- l'histoire le prouve -- apparaît comme une méthode particulièrement féconde, dont Nietzsche dit avec raison « qu'elle est, pour le moment la plus probe, car elle implique la bonne volonté d'accueillir tout ce qui se contrôle, toutes les fonctions logiques de contrôle (expérience et calcul) ; tout ce qui ne ment ni ne trompe y est à l'œuvre » ([^47]). A quoi Gilson fait écho et il va même jusqu'à dire du mécanisme : « ...sa fécondité scientifique est admirable, il est la science même » ([^48]). Sur ce point, tout le monde est d'accord ([^49]). \*\*\* Mais le mécanisme n'était-il, pour Galilée et Descartes, qu'une méthode scientifique ou, si on préfère, *la science* des phénomènes ? La question mérite d'être examinée de près à cause de ses implications. Il faut d'abord rappeler qu'au XVII^e^ siècle on ne sépare pas encore la philosophie et la science comme nous le faisons de nos jours ; elles demeurent étroite­ment liées, presque confondues. En édifiant la physique mathé­matique, Galilée et Descartes avaient l'impression, à tort d'ail­leurs, qu'elle ne pouvait se concilier avec les principes de la philosophie aristotélicienne de la nature ([^50]). Une fois admise cette incompatibilité, trois attitudes leur demeuraient possibles. Ils pouvaient, comme plus tard les scientistes, rejeter toute philosophie, se cantonner dans la recherche scientifique, per­suadés dans leur for intérieur que les philosophies de la nature n'ont aucune valeur, leur rôle se bornant à être des anticipations plus ou moins heureuses de disciplines scien­tifiques encore inexistantes ou dans l'enfance. Mais la men­talité de leur époque ne devait guère les inciter à choisir cette solution, car on croyait à l'importance de la philosophie et, répétons-le, on ne la séparait pas de la science. -- Ils auraient pu se comporter d'une autre façon, s'adonner exclusivement à leur labeur de physicien ou de mathématicien, sans se préoc­cuper du rapport de leurs disciplines avec la philosophie. C'est un peu de cette façon que Galilée a procédé et Descartes lui reproche précisément de n'avoir pas éclairé à la lumière philosophique ses thèses scientifiques, de n'avoir pas envisagé « les premières causes de la nature », de s'être borné à cher­cher « les raisons de quelques effets particuliers », et d'avoir ainsi « bâti sans fondements » ([^51]). Mais Galilée, pour les raisons déjà dites, n'avait pas la possibilité, à son époque, de n'être qu'un savant et de négliger totalement la philosophie. 73:165 Comme d'autre part, l'aristotélisme lui paraissait contredire la science nouvelle, il devait être tenté de recourir à une philo­sophie de la nature lui paraissant répondre mieux aux exi­gences de la physique mathématique. A cette tentation, Galilée n'a cédé que timidement ([^52]). Mais Descartes ne connaîtra point de telles hésitations. Il allait jeter brutalement par-dessus bord la philosophie aristotélicienne de la nature, pour lui en substituer une autre qui, à ses yeux, se trouvait implicitement contenue dans la physique galiléenne et faisait en quelque sorte corps avec elle. \*\*\* Cette nouvelle philosophie de la nature suppose une inter­prétation dualiste de l'univers. Les réalités de ce monde se répartissent en deux secteurs hétérogènes : le monde des corps, de l'ordre, de la mesure, de l'étendue et du mouvement, « sys­tème matériel bien clos, fermé réellement et théoriquement sur lui-même » ([^53]), et le monde de l'esprit. En mettant celui-ci tout à fait à part, en faisant ressortir son originalité, en insis­tant sur son pouvoir de connaître les choses, sur sa liberté à certains égards infinie, la philosophie nouvelle souligne à quel point il est supérieur aux choses et l'on comprend Alquié nous demandant de ne point « méconnaître l'admirable salut de l'homme qu'opère, face aux prétentions objectivistes, le car­tésianisme » ([^54]). On pourrait toutefois se demander si le service rendu n'est pas payé trop cher et si le dualisme cartésien constitue pour défendre la spiritualité de l'homme le rempart le plus solide. -- Pour l'instant, notons seulement que désormais le mécanisme n'apparaît plus uniquement comme une *méthode* pour aborder l'étude de la nature ; il se mue en *interprétation ontologique* de celle-ci. Hormis l'esprit, toutes les réalités de l'univers sont constituées par l'étendue et le mouvement, cen­sés en être les principes ultimes. -- Il s'agirait de savoir si on a le droit de conclure de la fécondité scientifique du méca­nisme et de son rôle méthodologique, à sa signification philo­sophique, ontologique. \*\*\* 74:165 Nietzsche ne croit pas que le mécanisme puisse être promu au rang d'une philosophie de la nature. -- La science « consiste à constater la succession des choses, de telle sorte que cette succession nous devienne praticable (comme elle l'est par exemple dans la machine). Mais cela ne crée pas en même temps *la connaissance profonde des causes et des effets ;* tout au plus acquiert-on ainsi quelque puissance de domination sur la nature » ([^55]). La science n'explique rien. Le mécanisme « ne nous montre que des conséquences et seulement en images (le mouvement est une locution imagée). La gravitation elle-même n'a pas de cause mécanique, puisqu'elle est la raison de toutes les causes mécaniques » ([^56]). Ces remarques visent sans doute le « mécanisme classique », celui que connaissait Nietzsche : on peut toutefois les appliquer aussi à la mécanique ondulatoire et à la mécanique quantique, qui constituent également des méthodes destinées à rendre maniable le monde de l'infiniment petit en l'insérant dans un réseau de formules mathématiques. La physique qui s'occupe des réalités microscopiques n'est pas plus capable d'expliquer « les causes et les effets » que celle qui s'intéresse aux objets macroscopiques. De cette impuissance, Gilson donne un exemple particuliè­rement significatif. Le mécanisme, par vocation pourrait-on dire, devrait chercher à définir la cause efficiente, productrice, motrice, la seule qu'il prenne en considération. Or le savant renonce délibérément à nous dire ce qu'est une cause efficiente. Cette notion, héritée de la philosophie, s'est progressivement vidée de son contenu ontologique pour se fondre dans celle de loi. La science dorénavant se contente d'établir des relations constantes entre les phénomènes ; elle ne cherche pas à rendre ces relations inintelligibles. Nietzsche avait raison : le savant ne nous renseigne pas *sur ce que sont les causes,* même quand il s'agit de celles qui devraient lui tenir le plus à cœur ([^57]). Le mécanisme n'est donc qu'une mathématique de la nature et ne peut absolument pas jouer le rôle d'une philosophie. Il a pré­tendu le faire ; mais cette prétention, l'histoire le prouve, a provoqué la disparition de la philosophie de la nature. \*\*\* Ce que nous venons de dire concerne le mécanisme dans ses rapports avec la philosophie de la nature en général ; nos remarques évidemment s'appliquent aussi à l'emploi du méca­nisme dans l'étude des êtres vivants et à ses relations avec la biophilosophie. 75:165 Il a rendu possible l'analyse des phénomènes vitaux. Grâce à lui, les sciences de la vie ont pu naître et se développer, après s'être débarrassées du carcan que constituait une mauvaise interprétation de la philosophie aristotélicienne de la nature. Et au fur et à mesure que le mécanisme se per­fectionnait, la biologie en recueillait le bénéfice. De nos jours, par exemple, la mécanique quantique constitue au dire des savants, « un schème conceptuel remarquablement large et sans doute capable de généralisations ultérieures, particulièrement en biologie » ([^58]). On peut en conclure que celle-ci continuera d'utiliser les méthodes des sciences physico-chimiques et que les résultats auxquels elle parviendra par cette voie iront sans cesse croissant en quantité et en précision ([^59]). Bref, pour qui veut aborder avec chance de succès l'analyse des phénomènes de la vie, le recours au mécanisme s'impose ; cette méthode est irremplaçable ([^60]). \*\*\* Mais il s'agirait de savoir si elle est capable de nous expli­quer ce qu'est le vivant, de satisfaire notre besoin de savoir, notre soif d'intelligibilité. Le mécanisme, disions-nous, ne réussit même pas à élucider le mystère de la cause efficiente, productrice, motrice, celle qui le concerne au premier chef. Quand il s'agit d'étudier les êtres vivants, son impuissance se manifeste encore davantage. Dans le vivant, en effet, intervient un autre type de causalité, qu'Aristote avait appelé la causalité de la fin. Sa présence peut difficilement être contestée : les mécanistes les plus déterminés l'avouent ([^61]). En effet, les plantes et les animaux se composent de parties hétérogènes, organisées pour former un tout. 76:165 Chaque fonction y est solidaire des autres ; elles « coopèrent et convergent vers la totalité de l'organisme » ([^62]). Certes, l'activité des organes et leur coordi­nation se réalisent par la mise en œuvre de moyens que la méthode mécaniste permet précisément de découvrir. Comme le souligne Gilson avec textes à l'appui ([^63]), Aristote a constam­ment affirmé que la finalité n'exclue point la recherche des causes efficientes des phénomènes vitaux ; au contraire, elle l'exige. « Il est de l'essence du finalisme de prendre en consi­dération non seulement la fin de la génération, mais encore la matière et les forces mécaniques ordonnées en vue de la fin. Il ne s'agit pas ici d'une concession consentie par le finalis­me, mais d'une nécessité » ([^64]) ; une fin, en effet, ne peut être réalisée sans la mise en œuvre de moyens adéquats. Rien d'étonnant dès lors à ce qu'on ne trouve pas de « finalistes qui nient le mécanisme et sa fonction nécessaire dans les êtres naturels » ([^65]). \*\*\* La position des mécanistes est plus complexe. Le savant peut se cantonner dans la recherche des conditions physico-chimiques de la vie ; c'est son droit et même, en un sens, son devoir. S'il adopte cette attitude, on ne peut rien lui objecter ; il fait son métier. Son explication de la vie sera incomplète, elle ne sera point fausse ([^66]). Les philosophes n'ont jamais prétendu que les sciences biologiques avaient besoin, sur le plan où elles se meuvent, de recourir à la finalité ; ils avouent même avec Gilson que l'affirmation de celle-ci ne facilite en rien la décou­verte des conditions du fonctionnement de l'organisme. On ne peut donc pas exiger du savant qu'il la prenne en considération. Cela ne l'autorise pas cependant à en nier l'existence dans les êtres vivants. S'il le fait, on pourra lui demander quelles *raisons scientifiques* légitiment cette négation et il aura sans doute de la peine à en trouver. Aussi, l'exemple de Monod est à cet égard significatif, va-t-il y regarder à deux fois avant de contes­ter une évidence : l'organisation de l'être vivant. Le fait recon­nu, il lui reste deux possibilités. 77:165 Il peut d'abord déclarer tout simplement que comme savant, il « n'a pas à expliquer la vie » ([^67]). Mais il ne se résignera peut-être pas volontiers à aban­donner plus ou moins franchement cette tâche au philosophe ; il sera porté plutôt à déclarer que si la science n'a pas encore élucidé complètement « l'adaptation organique dans son en­semble » ([^68]), elle y parviendra certainement un jour et alors la finalité pourra se présenter dans une perspective scientifique, « être intégrée à la science biologique » ([^69]), être absorbée dans l'explication mécaniste. Cette attitude soulève une question essentielle, qui se pose d'ailleurs *mutatis mutandis* pour tous les secteurs de la philo­sophie de la nature. Le fait que les savants n'aient point, jus­qu'à présent, réussi à expliquer la finalité tient-il seulement à une lacune provisoire dont souffrent les sciences de la vie et à laquelle elles remédieront dans l'avenir ? Ou bien y a-t-il « dans la nature même des choses, une raison pour qu'une solution scientifique soit essentiellement impossible » ([^70]) ? Le problème s'avère de première importance. Il s'agit, en effet, de savoir si la philosophie de la nature assume momentanément une tâche, pour laquelle on la déclare d'ailleurs incompétente, dont les progrès de la science la déchargeront un jour, lors­qu'on aura réussi à s'en acquitter de la seule manière valable, c'est-à-dire dans une perspective scientifique ? -- En d'autres termes, faut-il voir dans la philosophie de la nature une pseudo-connaissance, qui prétend combler d'une façon illusoire, les déficiences temporaires de la science ? Ou bien, au contraire, a-t-elle quelque chose à nous apprendre que le savant, comme tel, ne pourra jamais nous apprendre ? -- De la réponse à cette question dépend évidemment le sort de cette discipline. \*\*\* Pour résoudre le problème il faut éliminer toute équivoque sur le statut de la philosophie de la nature. Une réflexion sur le secteur que constitue la biophilosophie nous y aidera. Les savants, disions-nous, peuvent difficilement méconnaître la présence d'une organisation dans les êtres vivants, ni avancer de raison scientifique pour la nier. Mais ils se défient de l'in­terprétation qu'en proposent les philosophes à la suite d'Aris­tote. 78:165 Ils ont l'impression que l'admettre, c'est non seulement se perdre dans les arcanes de la philosophie de la nature, mais aussi se laisser entraîner dans des spéculations métaphy­siques dont, pour des motifs divers et souvent extra-scienti­fiques, ils ne veulent pas entendre parler. Il faut tenir compte de ce comportement, fût-il injustifié. Pour éviter les difficultés qui peuvent surgir de cette source, le philosophe de la nature doit prendre ses distances par rapport au métaphysicien ; ainsi seulement il parviendra à faire comprendre en quoi consiste sa discipline et quelle portée il lui attribue. ##### 3) Philosophie de la nature et métaphysique. Il faut distinguer soigneusement -- Gilson y insiste avec raison -- la philosophie de la nature et la métaphysique, ce qui suppose qu'on se soit fait de l'une et de l'autre une idée précise. Or on sait qu'il n'est point facile de définir la méta­physique, même en se référant à la pensée d'Aristote. Il y a en effet, chez lui, une double définition de cette discipline. Elle est d'abord, pour emprunter une formule qu'on retrouve dans le *Traité sur les parties des animaux,* la connaissance des substances qui existent de toute éternité, des substances « di­vines » ([^71]) ; Aristote concède qu'à leur sujet nous possédons « une somme bien mince de connaissances ; en réponse à notre soif de connaître, l'observation sensible ne fournit qu'extrême­ment peu d'évidences propres à servir de base à leur étude » ([^72]). -- Mais la métaphysique a également pour objet « l'être en tant qu'être », c'est-à-dire les caractères absolument généraux qu'on peut constater en tout ce qui existe. Quoi qu'il en soit de cette dualité de perspective ([^73]), il semble bien qu'il s'agisse pour Aristote, dans les deux cas, d'une discipline qui nous fait aller au-delà des données de l'expérience, au delà par consé­quent des frontières de la nature ([^74]). Aristote lui oppose la connaissance des substances péris­sables et, au premier chef, des plantes et des animaux. Nous sommes en meilleure situation pour les connaître, puisque nous vivons avec elles ; et si nos « pauvres connaissances des êtres éternels nous apportent, en raison de l'excellence de cette contemplation, plus de joie que toutes les choses qui nous entourent ([^75]) ; 79:165 d'un autre côté, pour la certitude et l'étendue de la connaissance, la science des choses terrestres a l'avan­tage... ; ces choses sont tout près de nous, familières, et cela balance, dans une certaine mesure, l'intérêt que porte la phi­losophie aux êtres divins » ([^76]). \*\*\* Ainsi, à la différence de ce que nous appelons la métaphy­sique, la philosophie de la nature demeure au plan des réalités d'un monde soumis au devenir ; elle étudie les corps animés et inanimés dont nous avons constamment l'expérience et pré­tend qu'ils peuvent être l'objet d'une science, au sens grec du terme bien entendu. Alors que Platon, si on en croit le Stagirite ([^77]), ne s'était pas complètement libéré de l'héraclitéis­me de ses premiers maîtres et pour cette raison n'admettait pas qu'il puisse y avoir une science des choses sensibles, Aris­tote, lui, croit à la possibilité d'une telle science ; il estime que les principes ultimes de ces réalités se trouvent à l'intérieur u'elles, qu'on peut les y découvrir et parvenir ainsi à une contemplation désintéressée de l'univers sensible ([^78]). Certes, dans cet univers, il n'existe que des êtres individuels, contin­gents, changeant perpétuellement et il demeure vrai qu'il n'y a de science que de l'universel et du nécessaire ([^79]). Seulement, l'universel ne se trouve point hors des réalités individuelles, mais à l'intérieur de chacune d'elles, ontologiquement iden­tique à la substance individuelle. Pour l'y découvrir, il suffit de décomposer cette substance en puissance et acte, matière et forme. Cette analyse nous révèle les principes qui consti­tuent les réalités de ce monde et les rendent intelligibles. La forme, en particulier, permet de comprendre comment on peut développer au sujet de ces réalités un discours cohérent, « scientifique », malgré le caractère contingent, mouvant, sin­gulier, des êtres qu'il concerne. 80:165 -- En d'autres termes, une philosophie de la nature est possible, parce qu'on n'a pas be­soin de chercher les principes de la nature dans un autre monde, supra-sensible ; ils se trouvent à l'intérieur même des êtres dont nous faisons l'expérience quotidienne. -- Nous n'allons pas expliquer davantage le statut qu'Aristote confère à cette discipline, notre tâche étant plutôt d'examiner ce qu'en pense M. Gilson, lequel s'occupe moins de la philosophie de la nature en général que de la « biophilosophie », secteur qui retenait d'ailleurs aussi spécialement l'attention d'Aristote. \*\*\* Les êtres vivants sont formés de parties hétérogènes coor­données d'une manière stable ; leur devenir se déroule selon un processus régulier et dans une direction déterminée ; ces êtres appartiennent à des espèces douées de propriétés essen­tielles à première vue invariables ([^80]). Le philosophe de la nature s'efforce de rendre compte de ces particularités sans recourir d'emblée à je ne sais quel principe extérieur aux substances vivantes. Il ne fait donc pas appel à la *Vie,* conçue comme une énergie distincte, propre aux êtres vivants, cause de leurs structures et de leurs opérations. Le philosophe de la nature ne professe pas nécessairement le *vitalisme* ([^81])*.* Il évite également de considérer le monde sensible en sa totalité comme « un Vivant unique, visible, ayant à l'intérieur de lui-même tous les vivants qui sont par nature de même sorte que lui » ([^82]). Et il cherche encore moins un principe d'explication dans un Modèle éternel, « un Vivant en soi », qui contiendrait « tous les vivants intelligibles » ([^83]). Ce qui existe à ses yeux, c'est ce dont tout le monde affirme l'existence : des individus vivants, les plantes, les animaux et les hommes. Ce sont eux qu'il s'agit de comprendre au moyen de la distinction entre puissance et acte, matière et forme. \*\*\* 81:165 La matière apparaît comme l'indéterminé, ou, si on préfère, comme la possibilité de déterminations ultérieures ; la forme constitue la détermination effectuée, actualisée. Sans doute, en un sens, l'indétermination précède la réalisation de la forme ; toutefois, c'est à partir de cette réalisation que nous connais­sons les possibilités de la matière : l'acte révèle en quelque sorte les virtualités que contenait la puissance. On peut dire, à cet égard, que la réalisation des potentialités est première logiquement, puisque c'est vers elle que la matière et la puis­sance sont, si on peut ainsi s'exprimer, orientées. Cette orien­tation s'avère indispensable si on veut expliquer l'organisation de l'être vivant, la permanence de cette organisation et, le cas échéant, sa restauration. Tout cela s'opère à l'intérieur même du vivant, sans qu'il soit besoin d'un principe étranger, d'une intelligence qui conçoive le but avant sa réalisation. Il s'agit d'une orientation, d'une finalité, d'une causalité de la fin, im­manente à l'être même et qui est, si on peut ainsi s'exprimer, l'œuvre de la forme-acte. La causalité formelle est d'ailleurs, dans le vivant, en même temps, causalité finale. Aristote le dit expressément ([^84]), et les historiens de la philosophie l'ont sou­vent remarqué ([^85]). En tout cas, la finalité dans le vivant n'est pas « quelque chose de distinct de lui... les causes immanentes à l'être n'ont pas d'autre être réel que le sien. La matière, la forme et la fin sont des constituants réels de l'être, mais elles n'existent qu'en lui et par lui » ([^86]). Et, pour faire comprendre cette situation, Gilson évoque l'exemple de la flèche décochée par l'archer : « Vingt intentions extérieures peuvent l'avoir diri­gée vers le but, mais elle y va désormais d'elle-même et c'est bien elle qui l'atteint. Le sens d'un mouvement fait partie de ce mouvement. » ([^87]) \*\*\* Immanente, « consusbtantielle » à l'être vivant, « la fin n'est pas une cause que l'on puisse observer à l'œuvre, comme la cause motrice l'est dans le cas des corps qui s'entrecho­quent » ([^88]). 82:165 Elle n'est « ni mesurable, ni calculable » ; on ne la voit pas, on ne la connaît pas directement. Et cependant on peut affirmer avec certitude « qu'elle est là », car elle seule rend compte de certains effets qui, eux, sont « visibles, tan­gibles et perceptibles avec une évidence égale à celle de l'étendue et du mouvement : ce sont les structures mêmes des êtres organisés » ([^89]). La finalité apparaît à travers ses ré­sultats. L'impossibilité où l'on se trouve de la constater direc­tement et de la mesurer empêche d'en fournir, comme le fait remarquer Cuénot, une interprétation scientifique satisfaisante ; elle explique également la variété des termes employés pour la désigner, termes dont chacun peut être considéré « comme le chiffre ou la formule intelligible de la nature des êtres or­ganisés, la loi immanente de leur structure et de leur dévelop­pement. La seule utilité de lui donner un nom est de nous empêcher d'oublier son existence et même de nous permettre de l'affirmer, bien que nous ne puissions dire ce que c'est » ([^90]). Sous la diversité des vocables ([^91]), on discerne une position philosophique commune : la prise de conscience de la néces­sité de recourir à une finalité naturelle, immanente aux plantes et aux animaux, si on veut rendre leur organisation intelligible, car faire appel au hasard, c'est renoncer à toute explication. La finalité ainsi conçue apparaît comme l'hypothèse philoso­phique minimale dont on a besoin pour comprendre les êtres vivants. Cette hypothèse pose elle-même des problèmes. Il s'agit, répétons-le, d'une finalité naturelle, inconsciente, qu'Aristote oppose au travail de la pensée ([^92]). Or nous comprenons assez bien ([^93]) l'activité à l'œuvre dans notre activité consciente l'homme se propose un but et agence des moyens en vue de sa réalisation. 83:165 On serait tenté d'interpréter la finalité naturelle d'après ce modèle, de concevoir l'action de la nature non seulement comme produisant en fait un résultat, mais comme *visant* à le produire. C'est, en un sens, exact, à condition de ne pas voir dans cette visée une intention consciente. Si on le faisait, il faudrait alors ou bien admettre que l'agent naturel se construit au préalable l'image du résultat qu'il tend à obtenir, ce qui ne répond pas à la réalité ; -- ou bien déclarer que cet agent est un instrument manié par une intelligence étrangère, laquelle se sert de lui pour atteindre ses propres fins conscientes. On se voit acculé à cette dernière solution si on iden­tifie finalité et intention. Celle-ci, en effet, doit être formée dans une pensée ; et comme le fait remarquer Ross, une finalité inconsciente « impliquerait une intention qui ne serait l'in­tention d'aucun esprit et qui, par conséquent, ne serait pas une intention du tout ». Et Ross d'ajouter : « Aristote, avec beau­coup de penseurs modernes, ne se rend pas compte de cette difficulté ; il se contente, dans la plupart de ses raisonnements, de la notion d'un but inconscient dans la nature elle-même » ([^94]). \*\*\* Est-il absolument sûr qu'Aristote ne se soit pas rendu comp­te de la difficulté ? En tous cas, ceux qui se réclament de lui, tel Gilson, en ont parfaitement conscience. Pour la résoudre, ils distinguent le plan de la philosophie de la nature et celui de la métaphysique. -- Au niveau de la première, il suffit d'affirmer le minimum requis pour rendre intelligible l'or­ganisation des êtres vivants ; la notion de finalité naturelle inconsciente remplit fort bien ce rôle. -- Mais, prise en elle-même, la dite notion n'est point claire et elle soulève d'autres problèmes qui, cette fois, sont du ressort de la métaphysique et particulièrement de cette partie de la métaphysique qu'Aris­tote appelle la théologie. Ces problèmes sont, à certains égards, inévitables. Mais on n'est point forcé de les poser et encore moins de les résoudre. De même que le savant (au sens mo­derne du mot) peut, à la rigueur, faire abstraction de la fina­lité, se désintéresser de la philosophie de la nature et se con­tenter de rechercher les conditions physico-chimiques des phénomènes biologiques ([^95]) ; 84:165 de même absolument parlant, le philosophe de la nature a le droit, non seulement d'affirmer, pour les raisons évoquées plus haut, l'existence d'une finalité inconsciente dans les êtres vivants, mais de s'en tenir à cette affirmation, c'est-à-dire de s'en tenir « au point à partir duquel on cherchera si » d'autres questions se posent et sur quel terrain ([^96]). Ces questions ultérieures surgissent de la difficulté d'expliquer en quoi consiste une finalité inconsciente, « cette force interne à l'œuvre dans les êtres vivants », bien mysté­rieuse à vrai dire, à moins de supposer qu'elle « est apparentée à l'intelligence, soit qu'elle se dirige vers elle comme vers sa fin, soit qu'elle en descende comme de sa cause. Ce sont là spéculations métaphysiques légitimes et, en un sens, inévi­tables » ([^97]). Ces « spéculations », on les rencontre très tôt dans la pen­sée grecque. « Déjà, dans les *Mémorables*, I, 4, 5-7, Xénophon attribuait à Socrate l'idée que les sens de l'homme ne peuvent être l'œuvre que d'un démiurge intelligent comme celui que, dans le *Timée*, Platon allait bientôt charger de construire le monde. Depuis lors, la preuve de l'existence de Dieu par la finalité ne devait plus sortir de la théologie. » ([^98]) -- L'Intel­ligence transcendante à laquelle recourt Aristote joue un rôle quelque peu différent. L'Acte pur, le Moteur immobile, la Pensée qui se pense elle-même, bref la Réalité absolue telle que l'entend Aristote n'est pas, comme le démiurge du Timée, ce qui produit par une action ordonnatrice l'harmonie qui existé dans l'univers et les êtres vivants. L'Acte pur meut les choses, mais comme cause finale, en inspirant amour et désir à ce qui existe en ce monde. Précisons toutefois, avec Ross, que le Dieu d'Aristote n'est pas « la cause finale au sens de quelque chose qui n'est jamais et qui toujours doit être » ([^99]). Il s'agit, au contraire, d'une Réalité existante, vers laquelle tous les vivants sont, en quelque sorte, orientés comme vers leur idéal. 85:165 Dans cette perspective, qui implique une sorte de téléolo­gisme universel, la structure des vivants, de même d'ailleurs que l'histoire de l'univers, ne peut passer pour l'exécution d'un plan divin ; et en un sens, le mystère de la finalité inconsciente présente dans les organismes n'est guère éclairci. Qu'il y ait, dans les êtres vivants, une aspiration vers l'Acte pur, vers l'Intellect divin, n'explique peut-être pas beaucoup l'har­monie que l'on constate à l'intérieur de ces êtres. D'un autre côté, le Dieu d'Aristote, qui n'a ni créé, ni agencé l'univers, n'a pas à répondre du désordre qui peut-être s'y manifeste ; par contre, au démiurge du Timée et *a fortiori* au Dieu de la théologie chrétienne, créateur et ordonnateur de la nature, on pourra reprocher de nombreux « échecs et défauts de fabri­cation » ([^100]). A quoi Descartes répondrait, non sans raison, qu'il est « le plus souvent impossible d'inférer les intentions du créateur de la seule inspection des créatures ». Les intentions de Dieu ne nous sont pas connues. Il n'empêche que la pré­sence du mal dans un univers, « œuvre de la sagesse infinie d'un Dieu tout-puissant », pose des problèmes. Mais ils se posent « en théologie et en métaphysique, dans la partie de ces disciplines que Leibniz nommait la Théodicée, ou justification de Dieu contre les objections tirées de l'existence du mal. *Il n'est pas nécessaire au biophilosophe que la finalité soit par­faite pour l'autoriser à dire qu'il y en a. S'il y en a, parfaite ou non, le spectacle de la nature lui permet seul d'en décider *» ([^101]). Et ajoutons, la remarque est importante : « Aucun philosophe de la nature digne de ce nom ne s'est représenté la finalité naturelle comme produisant des êtres vivants dont les parties aient été assemblées selon un plan préconçu et en vue d'une certaine fin. » ([^102]) -- Bref, que la finalité inconsciente pose des problèmes au métaphysicien, c'est incontestable ; cela n'ébranle en rien la position du philosophe de la nature. \*\*\* Par métaphysique, nous avons entendu jusqu'ici ce qu'Aris­tote appelle la théologie. Mais elle est aussi *l'étude de l'être en tant qu'être*, c'est-à-dire la recherche de ce qui se retrouve au fond de toute réalité. Quelles relations la biophilosophie en­tretient-elle avec la métaphysique ainsi conçue ? -- Les mêmes que celles qu'entretient la philosophie de la nature en général. 86:165 Celle-ci s'efforce d'expliquer les particularités ontologiques que présentent toutes les réalités sensibles soumises au devenir. Notre intelligence, étroitement liée à l'organisme, entre en con­tact avec l'être par le truchement de la sensation et elle est spécialement adaptée à la connaissance des choses de ce monde. Les aspects universels de l'être, les principes qui le régissent, elle les découvre d'abord dans les corps animés ou inanimés. Ce sont eux qui nous révèlent, par exemple, ce qu'est la forme et son opposé : la matière, et qui font apparaître l'âme comme le principe de la vie dans les organismes. Bref, la philosophie de la nature, en dégageant les fondements ontologiques de la matière inerte et vivante, nous met pour ainsi dire sur la voie qui conduit à la connaissance des propriétés tout à fait uni­verselles de l'être comme tel. Pour parler le langage de Gilson, qui est d'ailleurs celui d'Aristote, la découverte des principes dans un secteur déterminé du réel prépare celle des principes qui commandent le réel en sa totalité. Et nous n'avons pas d'autre méthode à notre disposition pour parvenir à la science de l'être en tant qu'être, telle qu'Aristote l'a définie, non sans mal d'ailleurs. -- En retour, la compréhension des catégories et des principes métaphysiques projette sa lumière sur la phi­losophie de la nature. Bref, en un certain sens, philosophie de la nature et métaphysique se soutiennent mutuellement. #### II. -- Linguistique, anthropologie philosophique et métaphysique Gilson a publié *Linguistique et philosophie* deux ans avant *D'Aristote à Darwin et retour.* Nous avions cependant de bonnes raisons pour commencer par l'étude de ce dernier livre. L'au­teur lui-même nous y invite. Il souligne, en effet, dans *Lin­guistique et philosophie* « le lien qui rattache le problème du langage aux anciennes notions aristotéliciennes de vie, de forme et d'âme » ([^103]). Il fallait donc d'abord réfléchir sur ces notions avant d'examiner la question du langage. Elle est étroi­tement liée à celle de la structure de l'être humain. L'homme est un animal, c'est-à-dire un organisme doué des propriétés que nous avons évoquées dans la première partie de ce travail. Non sans raison, l'homme se considère comme placé au sommet de l'échelle des espèces que nous connaissons et c'est sans doute pourquoi nous sommes si portés à valoriser le concept de vie ([^104]). 87:165 Notre supériorité sur les animaux, laquelle, répétons-le, ne nous empêche point de faire partie de la nature, tient à la « différence spécifique », qu'on trouve exprimée dans la célèbre définition de l'homme : animal raisonnable. Le mot *ratio* d'où vient ce qualificatif, désigne le pouvoir que nous possédons de calculer et de réfléchir ; mais le terme grec cor­respondant LOGOS renvoie plutôt à la faculté de parler. Les deux idées se sont d'ailleurs très tôt amalgamées pour former un seul concept, de sorte qu'on pourrait bien définir l'homme : *un animal qui parle.* Le langage apparaît ainsi comme occupant dans notre exis­tence une place prépondérante. Rien d'étonnant à ce que les philosophes se soient constamment efforcés de définir sa nature et d'élucider les problèmes qu'il pose. Depuis une époque rela­tivement récente, les savants ont pris la relève et ont prétendu expliquer le phénomène du langage en se libérant de la tutelle de la philosophie. A quoi leurs efforts ont-ils abouti ? Qui, du linguiste ou du philosophe, renseigne le mieux sur la nature du langage, fait pénétrer plus profondément dans ses secrets ? (elle est la question que pose Gilson et que nous allons exa­miner avec lui. ##### 1) Les faits. Toute recherche, philosophique ou scientifique, part de données sur lesquelles les hommes devraient s'entendre, au moins en gros, parce qu'elles sont évidentes. Il faut, en d'autres termes, se placer devant les faits, tels qu'ils apparaissent et ne pas les regarder à travers un système philosophique ou des préjugés pseudo-scientifiques. Cette règle s'impose évidem­ment à l'étude du langage. Platon ne la respecte pas. Lorsqu'il aborde le problème dans le *Cratyle,* il a « l'esprit déjà occupé par une métaphysique (la dialectique des Idées) et par les soucis d'un candidat au rôle de Législateur » ([^105]). Aristote, au contraire, « se contente de décrire les choses telles qu'elles sont » ; en premier lieu, les corps inanimés et animés et « en­suite il rencontre cet animal particulier qu'est l'homme, distinct de tous les autres animaux connus en ce qu'il exerce des fonc­tions intellectuelles » ([^106]), Celles-ci s'expriment dans le lan­gage, qu'Aristote n'étudie pas à part, « précisément parce que la parole humaine est un fait comme les autres et qu'il convient d'en dire ce qu'il faut, chaque fois que sa présence pose un problème » ([^107]). 88:165 En procédant de cette façon, Aristote parvient à mettre progressivement en relief les caractéristiques de ce phénomène singulier qu'est le langage humain. \*\*\* A un regard non prévenu, ledit phénomène apparaît sous un double aspect, comme le remarque fort bien de Saussure ([^108]). Il offre un côté matériel, sensible : la parole, le discours, la mise en œuvre d'un appareil vocal : mais il présente aussi un aspect moins tangible : la parole signifie quelque chose, elle a un sens, elle implique l'intervention de la pensée. A supposer, en effet, que l'intention de communiquer une idée à autrui ne suffise pas à définir le langage humain en ce qu'il a de spécifique ([^109]), parler, c'est néanmoins néces­sairement avoir quelque chose à dire. La parole est donc le signe de ce que l'on veut dire, et ce que l'on veut dire constitue le signifié ou, si on préfère, le sens de la parole émise. La dua­lité de la pensée et du discours et leur étroite union constituent la particularité la plus manifeste et la plus fondamentale du langage humain. \*\*\* Puisque le langage nous différencie de l'animal, ne pouvons-nous pas conclure que l'homme « est le seul animal parlant » ? Aristote en semble persuadé. « Il ne fait d'ailleurs en cela même que s'en tenir au jugement du sens commun, confirmé encore aujourd'hui par la quasi-unanimité des linguistes ». ([^110]). Sans doute on a décelé chez les abeilles, les fourmis, les corbeaux ; etc. une « intention de communication » ([^111]). Et d'autre part, beau­coup d'animaux possèdent la voix, dont on peut dire avec Aristote qu'elle a déjà une signification. « La plainte de l'ani­mal... signifie souvent quelque chose pour celui qui l'exhale, toujours pour celui qui l'entend. C'est pourquoi la voix... se produit...*cum imaginatione ad aliquid significandum*. Les voix des animaux n'ont pas de *sens,* mais elles ne sont pas dépourvues de *signification. *» ([^112]) 89:165 Toutefois ces constatations n'auto­risent pas à conclure que le langage de certains animaux soit de tous points semblable à celui de l'homme. « Les bêtes ont une imagination, on comprend donc qu'elles aient de la voix parce qu'elles ont quelque chose à exprimer ; mais il semble que l'homme seul ait quelque chose à dire », que seul il pos­sède, en d'autres termes, le pouvoir « de prononcer une parole intelligible » ([^113]). -- Les animaux parlent-ils ou non ? Pour trancher cette question, il faut avant tout interroger les faits. Un auteur américain s'en est chargé récemment, avec « une rigueur rationnelle exemplaire », et il aboutit à la conclusion suivante : L'homme est le seul animal parlant actuellement connu ([^114]). \*\*\* Avec quel organe parle-t-il ? Aristote, dans son traité *De l'âme,* s'occupe de ce problème. Il étudie en premier lieu l'âme comme principe de la vie végétative, puis l'âme sensitive. Vou­lant examiner celle-ci en toutes ses manifestations, il consi­dère successivement les différents sens. « Ceux-ci se distinguent d'abord par leurs organes, l'œil pour la vue, l'oreille pour l'ouïe, etc. ; mais *il n'y a pas d'organe spécifique du langage* si bien que, suivant sa méthode, Aristote ne le rencontrerait jamais en continuant jusqu'au terme son étude des organes des sens et de leurs fonctions. Il y a un organe pour percevoir le langage, parce qu'il y en a un pour percevoir les sons en géné­ral » ([^115]) ; mais il n'y a pas un organe particulier chargé de l'émission de la parole. -- Le fait est tellement évident que les linguistes eux-mêmes en tiennent compte. De Saussure « ne parle jamais d'un organe de la parole, mais de l'appareil vocal et des organes vocaux, dont il constate qu'*ils sont aussi exté­rieurs à la langue que les appareils électriques qui servent à transcrire l'alphabet Morse sont étrangers à cet alphabet *» ([^116])*.* Il va même jusqu'à avouer qu'on ne peut prouver « que la fonction du langage, telle qu'elle se manifeste quand nous parlons, soit entièrement naturelle, c'est-à-dire que notre appa­reil vocal soit fait pour parler comme nos jambes pour mar­cher » ([^117]). Mais Sapir est plus explicite encore et souligne que si on voit avec les yeux, on sent avec le nez, on entend avec l'oreille, par contre « on parle avec la bouche, les dents, le nez et maint autre organe dont aucun n'a pour fonction spécifique de parler » ([^118]). 90:165 La parole n'est donc pas « une activité simple exercée par un ou plusieurs organes biologiquement adaptés à cette fonction... Physiologiquement, la parole est une fonction surimposée, ou plus précisément, un groupe de fonctions surimposées. Elle tire tout le parti possible d'organes et de fonctions, nerveux et musculaires, qui ont été produits et sont maintenus pour des fins très différentes de la sienne » ([^119]). Gilson estime que « depuis Aristote, rien d'aussi important n'a été dit sur le langage » ([^120]). On pourrait objecter que l'absence d'organe spécifique de la parole constitue un fait que tout le monde a constaté. A quoi Gilson répondrait sans doute que tous ne possèdent pas au même degré « l'aptitude aristotélicienne à percevoir l'évident » et que les préjugés philoso­phiques ou autres peuvent cacher les aspects les plus patents de la réalité. \*\*\* Il est toutefois une caractéristique du langage humain trop manifeste pour être mise en doute et que linguistes et philo­sophes, de quelque bord qu'ils soient, reconnaissent unanime­ment : la richesse et la flexibilité infinies du langage humain ([^121]). Empruntons, pour décrire cette particularité, la terminologie des linguistes, puisqu'aussi bien nous la retrouverons dans un instant. D'après eux, le langage humain est essentiellement un langage articulé et les linguistes s'efforcent de rechercher scien­tifiquement « les unités minimales réelles du message lin­guistique, examiné... comme le produit d'un code inconnu, en faisant table rase de tout ce qu'on croyait savoir sur la lettre, le mot et la phrase » ([^122]). On découvre ainsi d'abord « les *unités minimales de première articulation du langage,* celles qui construisent le message au moyen d'unités ayant à la fois une forme et *un sens ;* on appelle ces unités *signifiantes* minimales des *monèmes *» ([^123])*.* Ceux-ci, à leur tour, sont constitués d'unités plus petites, ayant « une forme phonétique, mais pas de signi­fié » ; on les nomme des *phonèmes* ([^124])*.* Le langage se concré­tise évidemment dans les « langues naturelles ». Chacune permet de « tout dire », d'envoyer des milliards de messages distincts. Et cependant chacune n'offre, comme matériaux pour les cons­truire, que quelques milliers de monèmes, « réemployables de message à message », quantité « à la mesure de toutes les mé­moires humaines, même les plus pauvres » ([^125]). 91:165 Et, ce qui est au moins aussi remarquable, les quelques milliers de monèmes que contient une langue se forment « à partir de trente à cin­quante signes sonores minimaux selon les langues : les pho­nèmes de chaque langue » ([^126]). Toutes les langues naturelles connues présentent cette par­ticularité ; en revanche, aucun autre système de communica­tion ne la possède. On ne la retrouve point, par exemple, dans les langues artificielles du mathématicien, du logicien ou du chimiste. C'est probablement la raison majeure pour laquelle il ne faut pas rêver d'une langue idéale qui servirait de norme aux diverses langues naturelles. Wittgenstein s'en est rendu compte ([^127]). -- D'autre part, la particularité que nous venons de souligner oblige à voir dans la fonction du langage un pou­voir d'invention pour ainsi dire illimité. Sans doute la créa­tion linguistique « n'est ni totalement déterminée, ni totale­ment arbitraire... Mais précisément, parce que le nombre des sons est limité, alors que celui des sens à signifier est infini..., le langage évite une prolifération verbale excessive, en faisant servir un même mot à plusieurs significations différentes » ([^128]). Et Gilson poursuit : « Si le foisonnement des jardins confond nos efforts pour des causes qui échappent au pouvoir humain, celui du langage tient, au contraire, à l'invention créatrice incessante et pratiquement illimitée du pouvoir phonique hu­main. » ([^129]) Bref, le langage étant manifestement, par essence, un acte créateur libre, « il ne saurait imposer de limites à sa propre liberté créatrice » ([^130]). Wilhelm von Humboldt (1767-1835) fut un des premiers à mettre en relief cette particularité et à souligner que le langage n'est pas un produit (*Erzeugtes*) fixé une fois pour toutes, mais d'abord une production (*Erzeu­gung*) ; il implique une possibilité toujours ouverte de susciter non pas seulement « telle ou telle parole particulière donnée », mais « une quantité illimitée de paroles de ce genre, et cela sous toutes les conditions que la pensée lui impose » ([^131]). 92:165 La force constamment à l'œuvre dans la génération du langage ; von Humboldt l'appelle la *forme,* qui agit « comme un éternel producteur de soi-même, où les lois de la production sont déter­minées, tandis que l'étendue et, dans une certaine mesure, le mode même de la production demeurent totalement indéter­minés » ([^132]). Le linguiste Noam Chomsky, exploitant les intui­tions de Von Humboldt, insiste à son tour sur « l'aspect créa­teur de l'emploi du langage », entendant par là « l'aptitude proprement humaine d'exprimer de nouvelles idées et de com­prendre des pensées exprimées de manières entièrement nou­velles, dans le cadre d'un langage institué, c'est-à-dire d'un langage qui soit un produit culturel soumis à des lois et à des principes qui, pour une part, sont uniquement siens et, pour une autre part, reflètent les propriétés générales de la pen­sée » ([^133]). Bref, le langage de chacun « est invention person­nelle incessante au sein d'un cadre donné » ([^134]). Quand nous disons que le langage est, par essence, création perpétuelle, cette formule s'applique à la production et à l'évo­lution des diverses langues naturelles, à notre capacité de transmettre, en utilisant un nombre relativement restreint de monèmes et de phonèmes, n'importe quel message, et au pou­voir que nous possédons de modifier la signification d'un mot, d'en forger de nouveaux et aussi... de les laisser vieillir et mourir ([^135]). \*\*\* Les aspects caractéristiques du langage humain que nous venons d'évoquer ([^136]) constituent des « évidences premières », dont chacun « a conscience l'es qu'il accorde à la nature du langage, tel que lui-même le parle, le moindre effort de ré­flexion » ([^137]). Mais il ne s'agit pas seulement de les constater ; il faut, si on veut expliquer correctement le phénomène du langage, des garder constamment devant les yeux et sans les déformer. Ils doivent, en quelque sorte, jouer dans la recherche le rôle de « principes directeurs » ; ils sont la réalité même, telle qu'elle nous est offerte, et à laquelle savants et philo­sophes ont à demeurer fidèles, car de cette réalité naissent les problèmes qu'ils devront résoudre. 93:165 Les questions qui se posent à propos du langage ne constituent donc point des problèmes artificiels, mais des problèmes qui collent au contraire à nos expériences les plus concrètes et les plus quotidiennes : ils sont visibles dans la réalité même. On peut, certes, passer à côté sans les voir ou affecter de les ignorer ; ils n'en sont pas moins là et finiront bien par s'imposer à notre attention. Il arrive aussi que le chercheur mutile les données initiales, mais -- les faits le prouvent -- la déformation qu'il leur fait subir, loin de lui faciliter la tâche, lui coûte fort cher et se solde en définitive par des échecs cuisants. \*\*\* ##### 2) Langage et anthropologies philosophiques. Les philosophes furent les premiers à s'occuper des pro­blèmes que soulève le langage. Ils se convainquirent vite que celui-ci constitue un privilège de l'homme ; ils en ont conclu qu'une connaissance exacte de la structure de notre parler jetterait quelque lumière sur le mystère de la nature humaine. Toutefois l'étude des rapports entre cette nature et la fonction du langage pouvait être abordée d'une double manière. Il était possible, en effet, de partir d'une conception de la nature humaine acquise par ailleurs et de se contenter d'en tirer les conséquences pour l'interprétation du langage. En ce cas, l'idée préalable qu'on se fait de l'homme éclaire son parler. -- Mais on aurait aussi pu adopter un ordre inverse, s'appuyer sur ce principe : que les êtres nous révèlent ce qu'ils sont à travers leurs activités ; lorsqu'on découvre une activité indubitable­ment réservée à certains êtres, on a le droit d'en tirer des conséquences sur la nature spécifique de ces êtres. N'est-ce point, en un sens, la méthode qui paraît s'imposer ? -- On est cependant obligé de constater que d'étude du langage n'a point, généralement, précédé la conception qu'on se faisait de la nature humaine, ni contribué à la former. C'est plutôt le pro­cessus inverse qui a été suivi : une fois en possession de leur anthropologie, les philosophes l'ont utilisée pour expliquer en quoi consiste la parole. L'on remarque aussi qu'en fin de compte il n'y a jamais eu que trois types d'anthropologie, et d'abord une anthropologie dualiste, qu'on rencontre déjà chez Platon, mais que nous allons examiner sous sa forme cartésienne, en vue d'en faire ressortir-les conséquences pour l'interprétation du langage. \*\*\* Descartes, ainsi que nous l'avons expliqué dans la première partie de cet article, scinde la réalité en deux secteurs hété­rogènes : le monde des corps vivants et inertes, et celui de la pensée. 94:165 L'homme est constitué par deux substances dis­tinctes : son organisme, qui fonctionne comme une machine et l'esprit qui, par sa liberté, imite en quelque sorte l'infinité divine. Comment ces substances hétérogènes parviennent-elles à former un seul être et à engendrer le sentiment de notre unité profonde, Descartes ne le dit pas et les « grands carté­siens » ont peiné à résoudre le problème, chacun à sa manière. Cette anthropologie dualiste, en tous cas, ne dérive en aucune façon de l'étude du langage ; elle est plutôt, chez Descartes, le résultat de la physique mathématique qui lui paraît, à tort d'ailleurs, devoir exclure l'anthropologie aristotélicienne, fon­dée sur les notions de matière et de forme. Mais une fois admise la conception dualiste de l'homme, à quelle interprétation du langage allait-on inévitablement aboutir ? -- Descartes, qui nous a laissé sur le langage seulement quelques réflexions spo­radiques ([^138]), n'a pas examiné la question de près ; les grands cartésiens non plus, à vrai dire. Mais un auteur de second-plan, Géraud de Cordemoy, s'est efforcé d'élaborer une théorie du langage conforme au dualisme cartésien, en distinguant soi­gneusement dans la parole « tout ce qu'elle tient de l'âme et tout ce qu'elle tient du corps ». Parler, pour Cordemoy, c'est « donner des signes de sa pensée » ; un caractère très remar­quable de ces signes « est qu'ils n'ont aucune conformité avec les pensées que l'on y joint par institution » ([^139]). Pour expliquer comment cela se passe, Cordemoy recourt sans hésiter à l'an­thropologie « occasionnaliste », inventée par Malebranche pour résoudre le problème de l'union de l'âme et du corps laissé sans solution par Descartes. « De même, écrit Cordemoy, que la volonté que nous avons, que notre corps soit mû, ne le fait pas mouvoir, mais est seulement une occasion à la pre­mière Puissance de le mouvoir au sens que nous désirons qu'il soit mû ; ainsi la volonté que nous avons qu'un esprit connaisse ce que nous pensons, est une occasion à cette Puissance de faire que cet esprit l'aperçoive » ([^140]). 95:165 Cette interprétation du langage ([^141]) met bien en relief l'hétérogénéité du mot et du sens ; malheureusement, elle méconnaît leur « parenté », leur rapport mutuel, leur unité, laquelle apparaît pourtant comme aussi évidente que l'unité de l'être humain. Preuve incontes­table que le dualisme de Descartes, dont s'inspire l'occasionna­lisme de Malebranche et celui de Cordemoy, rend « le langage lui-même, sinon impossible, du moins paradoxalement impro­bable et quasi contradictoire en soi » ([^142]). \*\*\* Mais s'il en est ainsi, pourquoi un linguiste comme Noam Chomsky fait-il tant de cas du cartésianisme ? -- Pour une rai­son fort simple. -- Nous avons entendu précédemment Alquié nous dire que le dualisme professé par Descartes, en soulignant l'irréductibilité de la pensée à la matière, sauvait l'originalité de l'esprit ; de même, aux yeux de Chomsky, en ce qui con­cerne le langage, Descartes, par sa conception de l'infinie liberté de l'esprit humain, mettait excellemment en relief un caractère fondamental de notre parler, que nous avons signalé plus haut : le pouvoir en quelque façon illimité dont dispose l'homme dans la formation, l'utilisation et l'évolution des lan­gues naturelles ([^143]). -- Il s'agirait toutefois de savoir si cette propriété incontestable ne peut pas s'interpréter autrement que dans le cadre d'une anthropologie dualiste, qui a l'incon­vénient de ne pas expliquer l'unité des deux faces du langage, l'unité du mot et du sens. 96:165 Aussi Gilson trouve-t-il avec raison que Chomsky se montre trop généreux envers Descartes et les cartésiens, car ils n'ont fait que « rendre l'existence du langage humain philosophiquement incompréhensible et sa possibilité même inconcevable » ([^144]). Il faut donc abandonner le dualisme et recourir à une conception qui respecte davantage l'unité de l'être humain. \*\*\* Aristote en propose une qui a le mérite de coller aux faits. Son anthropologie, pas plus que celle de Descartes, ne découle d'une analyse du langage ; elle repose, elle aussi, sur une interprétation d'ensemble des êtres de ce monde, mais qui se recommande par une fidélité exemplaire à la réalité telle qu'elle nous est donnée. Pour Aristote, disions-nous précédemment, ce qui existe, c'est d'abord ce dont tout le monde affirme l'existence : les corps inertes, les plantes, les animaux « et cet animal particulier qu'est l'homme, distinct de tous les autres animaux connus en ce qu'il exerce des fonctions intellectuel­les » ([^145]). Il s'agit de décrire ces réalités et de montrer com­ment, bien que singulières et soumises au devenir, elles peu­vent être objets de « science ». D'après Aristote, ce n'est pos­sible que si on les décompose en matière et forme. Ce double principe se retrouve à l'intérieur de tous les « êtres naturels ». Dans l'homme, par conséquent, il y a matière et forme, celle-ci constituant l'élément déterminant, spécifique, et en même temps la source d'où émanent les activités humaines ([^146]). Si l'homme se distingue des animaux par des opérations intellectuelles, celles-ci n'en font pas moins partie de nos fonctions biologiques ([^147]), et c'est comme telles qu'Aristote les décrit. Quant au langage, qu'il considère comme propre à l'homme et qu'il relie à son activité intellectuelle, Aristote le tient pour un fait évident, au sujet duquel, par conséquent, la question de possibilité ne se pose même pas : *ab esse ad posse valet consecutio*. \*\*\* Mais comment expliquer le langage ? Puisqu'il caractérise l'être humain, réalité ambiguë faite de corps et d'âme, de chair et d'esprit, de matière et de forme, ne doit-on pas le concevoir à l'image de la source d'où il procède ? 97:165 Une analogie s'impose d'abord à l'esprit : celle de la relation de l'âme au corps qu'elle anime. De Saussure reconnaît qu'on a souvent assimilé l'unité du mot et du sens, du signifiant et du signifié, à « l'unité de la personne humaine, composée de corps et d'âme » ([^148]) ; mais il juge le rapprochement peu satisfaisant et préférerait que l'on compare la parole à une combinaison chimique, celle de l'oxygène et de l'hydrogène, par exemple. A quoi Gilson objecte : « Le signe et le signifiant appartiennent à deux ordres distincts, l'un physique, l'autre apparemment non physique, et loin de se combiner en un nouveau *tertium quid,* qui ne serait ni le mot ni le sens mais autre chose, ils restent parfaitement distincts pour l'observateur qui, écoutant parler en une langue qu'il n'a pas apprise, sait que les sons qu'il entend sont des mots, bien qu'il n'en comprenne pas le sens ». Et Gilson de conclure : « On trouverait difficilement comparaison plus mal adaptée que celle que propose le texte de Saussure » ([^149]). Par contre, en faisant appel aux notions de matière et de forme, on rend mieux compte de la réalité linguistique et de ses particularités : « De même que le corps est une matière dont l'âme est la forme (végétale, animale ou humaine, peu importe), le mot serait la matière dont le sens est la forme. Savoir si cette forme peut exister à part de sa matière est un problème auquel nous n'échapperons pas, mais il ne s'impose pas au niveau de l'observation immédiate à laquelle nous soumettons le langage. En fait, sens et mot sont toujours donnés ensemble, puisque l'absence de l'un ou de l'autre supprime toute parole intelli­gible » ([^150]). La comparaison utilisée a l'avantage de mettre en relief l'hétérogénéité des deux aspects du langage : le mot et le sens, et leur inséparabilité. Elle permet aussi d'appliquer la créativité dont nous faisons preuve dans la formation et l'usage des langues naturelles. La forme est, en effet, principe de vie et, selon l'expression bergsonienne, la vie est production incessante de perpétuelles nouveautés. Sans doute, en appli­quant au langage les notions de matière et de forme, de corps et d'âme, recourons-nous à des analogies ([^151]), et nous savons bien que « le sens n'est pas une âme ni un être, ni une chose, *mais les rapports sont de nature comparable et la perception de toute analogie est de soi une satisfaction intellectuelle *»*.* 98:165 Les savants eux-mêmes usent parfois du raisonnement par ana­logie. On a, par conséquent, le droit de parler de « vie du langage ». La métaphore se légitime par l'analogie évoquée plus haut, « car si le sens est au mot ce que la vie (quelle qu'en soit la nature) est au corps, il est naturel que le langage ait une vie propre et que les mots naissent, mûrissent, croissent, se fécondent mutuellement, vieillissent et meurent comme font tous les vivants » ([^152]). Si les notions de matière et de forme servent à élucider le mystère du langage, celle de fin joue également un rôle non négligeable, en particulier quand il s'agit d'expliquer son ori­gine. L'homme est, pour Aristote, par nature un « animal poli­tique ». Or sans langage, la vie en société, autrement dit la vie humaine, est impassible. Nous sommes les seuls animaux doués de langage parce que nous en avons besoin « pour dire ce qu'il est expédient ou inexpédient de faire, donc aussi pour dire ce qui est juste et injuste ». Ici encore, « la nature ne fait rien en vain » ([^153]). Comme le souligne Gilson, le finalisme d'Aristote se déploie en ces textes « dans toute sa candeur » ([^154]). \*\*\* Ainsi, le langage, propriété de cet animal particulier qu'est l'homme, s'interprète au moyen des notions qui servent à Aris­tote en philosophie de la nature et que nous avons déjà vues à l'œuvre quand il s'agissait d'expliquer les êtres vivants. -- Tout n'est point dit pour autant. -- Il faudra bien qu'Aristote se demande d'où vient le pouvoir que nous possédons de pronon­cer des paroles qui ont un sens et en quoi il consiste au juste. Ne lui faudra-t-il point faire appel à quelque chose d'imma­tériel et dépasser de la sorte la philosophie de la nature ? Et comment cela se conciliera-t-il avec une anthropologie qui, à la différence de celle de Platon (et de Descartes), souligne notre unité et fait de l'homme total : corps et âme, un être naturel ? Ne risque-t-on pas d'être entraîné vers une interpré­tation matérialiste de la nature humaine ? -- Mais une con­ception matérialiste, troisième type possible d'anthropologie, se heurterait à d'autres difficultés ; elle devrait prouver qu'il y a moyen d'expliquer le fait que l'homme prononce des paroles ayant un sens sans recourir à rien d'autre que la matière. 99:165 Nous constaterons que c'est plutôt malaisé ; mais il faudra peut-être conclure que la philosophie, matérialiste ou non, bal­butie lorsqu'elle cherche à comprendre ce sans quoi elle-même ne serait pas possible : le langage. ##### 3) Les sciences du langage. Les philosophes -- nous venons d'en administrer la preu­ve -- ont été les premiers à s'intéresser au problème du lan­gage, avant que les sciences au sens moderne du terme ne soient nées. Lorsque la psychologie, la sociologie et l'histoire eurent conquis leur autonomie, on entreprit, dans le cadre de ces disciplines, des recherches méthodiques sur le langage. Parler est une activité psychique et le béhaviorisme, par exem­ple, l'interprète au moyen des notions de stimulus et de réponse. D'autre part, les langues naissent et se développent au sein d'une société ; il y a place, par conséquent, pour une socio­logie du langage. En outre, les langues évoluent ; elles ont une histoire ; on peut s'intéresser à leur développement depuis les origines. La linguistique historique dont Hermann Paul, au­tour de 1880, a été un des grands représentants ([^155]), considère le langage à l'instar des autres produits de la civilisation hu­maine et prend ses distances par rapport aux sciences natu­relles. Enfin la logique, devenue indépendante de la philoso­phie et qui prétend se doter d'un statut rigoureusement scien­tifique, estime avoir quelque chose à dire sur les langues qu'elle seule peut dire ; elle aurait tendance, comme on le voit dans le *Tractatus logico-philosophicus* de Wittgenstein, à rechercher un langage idéal, qui servirait de norme pour apprécier les langues naturelles. La situation que nous venons de décrire n'est pas sans analogie avec celle que nous trouvons chez Aristote, lequel répartit l'étude du langage entre la biologie, la psychologie, la logique et la politique. Dans un cas comme dans l'autre, il n'y aurait pas de science linguistique particulière, ayant un objet propre, susceptible d'être étudié par une discipline spécifique. La question est précisément de savoir si le langage réunit toutes les conditions voulues pour donner naissance à une science autonome, distincte des autres sciences humaines, bien qu'entretenant avec elles des rapports très étroits. De Saussure (1857-1913) en est persuadé. Il pose en principe que « la pre­mière étape d'une science du langage doit être l'étude du fonctionnement de celui-ci *hic et nunc*, et non pas celle de son évolution » ([^156]). 100:165 En d'autres termes, il donne la préséance à la synchronie sur la diachronie. Et surtout de Saussure remet au premier plan le problème de la nature du signe, « abandon­né par le XIX^e^ siècle historiciste » ([^157]). Il rappelle que le lan­gage est constitué par deux parties hétérogènes : le son, réalité physique ([^158]), et le sens qui n'en est pas une ; il souligne aussi que les langues sont des *systèmes* faits de signes arbitraires, c'est-à-dire sans aucun rapport naturel, intrinsèque, analogique avec le signifié ([^159]). Pour avoir réaffirmé ces principes et en avoir tiré les conséquences, de Saussure passe pour le promo­teur de la linguistique scientifique ([^160]), discipline à laquelle ses tenants attribuent volontiers le rôle de science-pilote, pour une raison facile à comprendre. L'importance de la parole dans notre existence s'avère considérable ; elle intervient dans la vie politique, religieuse, artistique, etc., et dans les sciences elles-mêmes. Une connaissance exacte de ce qu'elle est permettrait sans doute de mieux comprendre les activités déployés par l'homme ([^161]). \*\*\* En tous cas, la linguistique contemporaine veut être une science et, par conséquent, se libérer de tout présupposé phi­losophique et métaphysique. En principe, cette préoccupation n'est pas illégitime. A une condition cependant. Le savant, comme le philosophe, doit prendre la réalité telle qu'elle est, l'accepter dans son intégralité, ne pas la déformer ni la mutiler. La phobie de fia philosophie pourrait conduire le savant à oublier cette règle, à refuser d'admettre, par exemple, que le phénomène du langage présente des côtés mystérieux, sur les­quels ses propres méthodes d'analyse ne semblent pas avoir de prise. 101:165 Sans doute n'est-il point tenu, en tant que savant, de s'en occuper ; il peut en faire abstraction ; mais il n'a pas le droit d'en nier l'existence s'il l'a constatée. Il fera preuve de sa­gesse en imitant des linguistes tels que Sapir, Bienveniste, Noam Chomsky, lesquels se montrent, certes, soucieux « de ne point permettre à la science de s'égarer sur les terrains vagues de la philosophie, particulièrement de la métaphysique », mais n'en ont pas moins « grand soin de marquer, en décrivant le langage, les aspects par où il reste mystérieux à qui l'observe même en savant » ([^162]). Ces aspects renferment des problèmes que l'observation courante du langage permettait déjà de déce­ler et que la description scientifique ne fait que mettre davan­tage en relief. On constate ainsi, une fois de plus, que les problèmes philosophiques et métaphysiques ne sont pas des problèmes artificiels, qu'on crée de toutes pièces pour se don­ner le plaisir de les résoudre. Ils naissent, au contraire, des faits eux-mêmes, tels que les appréhendent le sens commun et les savants. Le linguiste, pas plus qu'un autre, ne peut donc les supprimer d'un trait de plume. \*\*\* Il peut tenter d'en faire abstraction, mais cette attitude le mettra dans une situation délicate, car il risque ainsi de voir s'évaporer l'objet même de ses recherches. Cet objet, comme le rappelait de Saussure, est à double face : le langage est fait de sons et de sens ; et ces deux faces sont hétérogènes ([^163]). Or, il en est une « qui ne se laisse pas volontiers plier aux lois, règles, comptabilités et mesures chères à tout linguiste épris de rigueur scientifique, et c'est naturellement, non pas le si­gnifiant, mais le signifié » ([^164]). On voudrait bien ne pas avoir à s'occuper du sens, car on craint que sa présence n'oblige finalement à conclure qu'il existe dans l'homme quelque chose d'immatériel. Mais éliminer le sens n'est point chose facile. « Tout serait simple, si le langage ne signifiait rien ; ce n'est pas le cas, si bien que pour éviter des difficultés qui ne sont peut-être pas formalisables, comme on dit aujourd'hui, le lin­guiste fait de son mieux pour traiter des signes abstraction faite de leur signification » ([^165]). 102:165 Il entreprend, à cet effet, une décomposition du langage en *monèmes* et en *phonèmes,* en *lexèmes* et en *morphèmes* qui n'est d'ailleurs pas sans intérêt. Mais cette analyse est manifestement commandée par le souci « de fournir à la science du langage un objet qu'elle puisse traiter scientifiquement avec toute la rigueur et la pleine objec­tivité qu'un physicien apporte à l'étude des faits physiques » ([^166]). Malheureusement pour le linguiste, un obstacle, « toujours le même », contrarie son effort « vers l'idéal d'une parfaite ri­gueur scientifique, c'est le fait que les mots ont un sens » ([^167]). Et on ne peut absolument point parler de langage, si le sens en est absent ([^168]). Bref, souhaiter, comme semble le faire Martinet, une linguistique qui réussisse « à traiter du langage abstraction faite de son sens, c'est demander une science fondée sur la suppression préalable de son objet. Il faut choisir entre le principe traditionnel, simplement repris par de Saussure et maint autre linguiste moderne, de la dualité essentielle du langage, et la notion, nouvelle celle-là, mais fausse, d'une linguistique portant sur un système de signes dénués de sens, ou du moins traités comme s'ils l'étaient en effet. La notion en est absurde parce que des formes vocales dénuées de sens ne sont pas des signes ; elles ne constituent donc pas un langage, et une linguistique sans langage est impossible » ([^169]). On ne se tire pas d'affaire en disant qu'on va seulement faire abstraction du sens, car si on en fait vraiment abstraction, « on se condamne à ignorer le rapport de ces formes vocales au sens qui les ex­plique pour une part, puisque leur raison d'être, ou fonction propre, est de le signifier » ([^170]). 103:165 Les linguistes sont finalement incapables d'étudier le langage sans s'occuper du sens ([^171]). L'un d'eux, et non des moindres, Roman Jakobson, le déclare sans ambages et contre ceux qui estiment « la question du sens dénuée de sens » pour le savant, il argumente à la façon dont Aristote réfutait les négateurs du principe de contradiction : « Il y a encore des gens pour dire que les questions de sens n'ont pas de sens pour eux ; mais quand ils disent *pas de sens,* de deux choses l'une : ou bien ils savent ce qu'ils veulent dire et par le fait même la question du sens prend un sens, ou bien ils ne le savent pas, et alors leur formule n'a plus de sens du tout » ([^172]). \*\*\* Mais introduire en linguistique des réflexions sur le sens -- et comment faire autrement ? -- c'est ouvrir la porte à des considérations philosophiques, voire métaphysiques, s'il est vrai que la métaphysique s'occupe de ce qui touche à l'imma­tériel. En effet, réfléchir sur le sens conduit inévitablement au problème : *Qu'est-ce que penser ?* -- Heidegger a intitulé l'un de ses ouvrages : *Qu'appelle-t-on penser ?* dans lequel il s'agit de métaphysique et où la pensée est envisagée dans ses rapports avec la parole ([^173]). Sans adopter les vues de Heidegger, nous pouvons suivre son exemple, reprendre l'étude de la pensée, mais en nous inspirant des principes aristotéliciens. Gilson invite à entrer dans cette voie, dont on est loin d'avoir épuisé toutes les possibilités. En le faisant, nous rendrions peut-être quelques services aux linguistes, même si ceux-ci ne les sollicitent point et que nous ne devions en attendre aucune recon­naissance. 104:165 ##### 4) Langage et métaphysique. En essayant de préciser le rôle que joue le sens dans le langage, on se voit obligé de faire naître le sens d'une activité de penser différente des fonctions organiques qui produisent le son. On retrouve ainsi, inévitablement, le problème, à la fois classique et complexe, des relations entre la pensée et le langage. -- Peut-il y avoir langage sans pensée ? Absolument pas, et ce, pour la raison invoquée plus haut. -- Inversement, une pensée sans langage est-elle possible ? La question, souli­gne Gilson, est philosophique, et la réponse, positive ou néga­tive, également : ce n'est pas « une proposition linguis­tique » ([^174]). -- Il est toutefois certain qu'une pensée précise, claire et distincte, n'est telle que par le langage. Saussure disait : « Psychologiquement, abstraction faite de son expres­sion par les mots, notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d'une façon claire et cons­tante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n'est nécessairement délimité. Il n'y a pas d'idées pré­établies, et rien n'est distinct avant l'apparition du langage » ([^175]). Mais ce langage, indispensable à la pensée distincte (sur ce point tout le monde est d'accord) n'est pas uniquement la parole dite à haute voix. Les Stoïciens distinguaient « *la parole intérieure,* qui consiste en images verbales, et *la parole pro­férée,* qui consiste en mots prononcés par la voix et constitue le langage proprement dit » ([^176]). Pour qu'il y ait une pensée claire, il suffit qu'on se la dise à soi-même. -- Mais la parole ainsi entendue s'identifie-t-elle purement et simplement avec la pensée ? Gilson ne le croit pas : « Bien que tout langage intérieur soit une parole pensée, lui-même naît d'une autre pensée ou activité mentale, antérieure au langage » ([^177]). \*\*\* Mais qu'est-ce qu'une pensée antérieure au langage ? D'où émane-t-elle ? Que pouvons-nous en savoir et en dire ? -- La source de cette pensée n'est point perçue directement, par le moyen d'une intuition de type plus ou moins bergsonien. 105:165 Nous n'appréhendons pas immédiatement notre esprit. On ne peut que remonter vers lui par la réflexion. Nous prenons conscience de nos actes au fur et à mesure qu'ils surgissent et à travers ce que nous produisons par leur entremise. De la qualité des pro­duits, nous sommes en droit de tirer des conclusions sur la nature de la cause qui les fait naître ; nous n'avons pas d'au­tres moyens de la connaître. Ces remarques s'appliquent évi­demment à notre activité de pensée. Nietzsche n'a pas tout à fait tort lorsqu'il déclare que tout ce qui vient à la conscience n'est qu'un phénomène terminal ([^178]). Mais pourquoi nous in­terdire de remonter, à partir du « phénomène terminal », jus­qu'à la source d'où il émane ? *Operari sequitur esse :* on peut sans doute, la cause étant connue, en déduire le caractère des effets ; mais le raisonnement inverse est tout aussi légitime : des effets on a le droit d'inférer la nature de l'agent. \*\*\* Le linguiste, *volens nolens,* nous apprend beaucoup de choses : que le langage est propre à l'homme ; qu'il ne consiste pas seulement en des sons produits par la collaboration de plu­sieurs de nos organes ([^179]), mais aussi dans le sens que nous conférons aux mots : parler implique qu'on sait ce que le mot signifie. Le linguiste insiste également sur l'importance primordiale de la communication avec autrui que permet le langage : nous faisons admettre par l'auditeur le sens de ce que nous disons. Ce sens ne se réduit donc pas à quelque chose de purement individuel ; il a une portée universelle ; il est susceptible d'être accepté par tous les esprits qui, à l'intérieur d'une langue déterminée, s'accordent *grosso modo* ([^180]) sur ce que signifient les mots : cheval, arbre, fleur, etc., etc. Benve­niste a souligné avec beaucoup de bonheur que le sens est comme un éternel présent ([^181]) dans lequel communient les esprits. Ces remarques, que l'on trouve, répétons-le, chez les linguistes, permettent d'entrevoir l'étroite parenté qui existe entre le sens et le concept, ou si on préfère, l'idée générale. 106:165 Dire que l'homme est seul à comprendre le sens et qu'il est seul à disposer de concepts, c'est au fond affirmer la même chose ; se demander en quoi consiste le pouvoir de conférer un sens aux mots et celui de créer et d'utiliser des concepts, c'est en fin de compte poser la même question. \*\*\* Un concept s'applique à tous les cas passés, présents et à venir. Cependant les réalités qu'il concerne sont individuelles ; il n'existe que des êtres singuliers. S'il faut se servir de concepts pour les connaître, car il n'y a de science que du général, notre savoir ne risque-t-il pas de passer à côté du réel, l'universel comme tel ne se rencontrant nulle part ? Cet universel n'en est pas moins présent dans notre activité cogni­tive. La preuve en est fournie par le langage, car les mots, à l'instar des concepts, désignent une infinité de réalités parti­culières. Le langage, nous révélant ainsi l'universel, révèle par le fait même l'immatériel, l'universel étant immatériel par définition. « Mais l'ordre de l'immatériel, du non-physique, est exactement celui du métaphysique. Le langage implique donc la réalité du métaphysique, du fait même qu'il implique un élément d'universalité » ([^182]). Rien d'étonnant dès lors à ce que « le langage soit métaphysique en lui-même et de plein droit », et les linguistes ont beau faire, ils ne parviendront pas à exorciser de leur discipline « le fantôme de la méta­physique » ([^183]). \*\*\* Le problème métaphysique que soulève le langage comporte deux aspects. Et d'abord en quoi consiste cet « élément imma­tériel », ce « facteur d'universalité », qui est à l'origine du concept et du mot et qui se révèle ainsi par ses effets ? Qu'il faille un pouvoir immatériel pour produire un effet immatériel, cela semble aller de soi, encore que les matérialistes le nient. Mais quel est le statut de ce pouvoir ? Nous appartient-il en propre ou est-il quelque chose d'extérieur à nous et à quoi nous participons, une sorte de Raison impersonnelle, dont nous serions très provisoirement éclairés ([^184]) ? -- A ces ques­tions des réponses diverses ont été données depuis Aristote. Quelle que soit la difficulté qu'on éprouve à les résoudre, elles ne s'en posent pas moins. 107:165 Mais le problème de l'universel présente un autre aspect. Qu'atteignons-nous au juste à travers le concept et le mot ? Les réalités mêmes ou une soute de substitut mental, qui serait précisément le contenu intelligible du concept, les mots ne si­gnifiant plus alors les choses, maïs « les idées que nous avons dans notre propre esprit », comme dit Locke ([^185]), idées dont il faudrait ensuite se demander si et comment elles correspondent au réel. Poser cette question, c'est retrouver le problème des universaux. Les empiristes logiques contemporains le recon­naissent, mais ils estiment ne pas s'engager pour autant dans le dédale métaphysique. Quine, Goodman et Morton White « s'orientent résolument vers le nominalisme ; un nominalisme qui reste plus linguistique qu'ontologique : il ne s'agit pas tant de savoir si, oui ou non, les Idées existent en soi, indé­pendamment de notre pensée -- problème insoluble par na­ture, partant dépourvu de sens -- mais s'il convient ou non de peupler d'entités extra-spatiales ou extra-temporelles l'uni­vers du discours philosophique » ([^186]). Pour les nominalistes, les idées générales, les concepts « n'existent point en dehors des actes individuels et distincts d'intelligences incarnées. Il en résulte que l'idée de cheval que j'ai présente à l'esprit main­tenant peut différer de celle que j'avais formée tout à l'heure, ou de celle qui se forment en ce moment dans l'esprit de mon voisin : *idées diverses qui n'ont de commun que leur nom *» ([^187]). -- Mais le mot « cheval » n'a-t-il point une signification dans laquelle communient tous les locuteurs et les auditeurs qui savent le français, encore que, comme nous l'avons dit, ce sens se présente en chacun avec les nuances les plus diverses ? Quine, manifestement, veut se débarrasser de la signification, craignant d'être entraîné par elle vers la métaphysique. Pour éviter le danger il en propose une interprétation qu'on pourrait appeler « opérationnelle » ([^188]). 108:165 A la question : que signifie tel mot ?, il faudrait dorénavant substituer celle-ci : comment *utilise-t-on* tel mot ? -- Il n'est point sûr que cette interpré­tation « pragmatiste » ([^189]) supprime toutes les difficultés. D'abord, on est bien obligé d'admettre que les hommes s'en­tendent *grosso modo* sur le sens des mots, et ce n'est point uniquement parce qu'ils s'en servent de la même manière et en attendent les mêmes services. Ils en attendent les mêmes ser­vices, parce que le mot désigne pour tous une réalité substan­tiellement identique. -- D'autre part, dans leur défense du no­minalisme, les empiristes contemporains s'en prennent surtout au réalisme platonicien. Nous serions d'accord avec eux pour nier l'existence d'un monde d'Idées, séparées des réalités indi­viduelles. D'après Aristote, le sens, l'idée, la forme, l'essence -- peu importe le mot employé -- se trouvent dans les particuliers qui remplissent notre univers et en constituent l'intelligibilité. Pour les y découvrir, nous exerçons une acti­vité dont les animaux sont incapables, preuve qu'il y a en nous quelque chose d'immatériel, dont il nous est sans doute difficile de préciser la nature, mais dont on ne peut ignorer la présence. Ce pouvoir de connaître ne nous fait pas appré­hender des idées ou des états subjectifs, mais les choses elles-mêmes en ce qu'elles ont d'intelligible. Telle est la conclusion à laquelle aboutit une analyse du langage menée dans le plus grand respect des faits linguistiques. « Le langage ne signifie pas d'abord la pensée, mais les choses ; il ne peut les signifier que s'il existe dans l'homme un pouvoir de connaître les choses sous formes d'universaux, ou idées générales, applicables à des classes dont chacune peut être désignée par un nom... Ce pouvoir de concevoir l'universel doit être immatériel comme l'universel lui-même, et si l'homme est le seul animal parlant, capable de concevoir la pensée abstraite et de la signifier par des paroles, c'est sans doute qu'il est le seul à posséder ce pouvoir immatériel. Cet ordre de l'immatériel, dont on ne peut même pas nier l'existence sans parler, et par conséquent sans attester qu'il existe, est un témoin en nous de la réalité du métaphysique » ([^190]). L'homme n'apparaît un être qui parle que parce qu'il est d'abord un être qui pense : « la pensée est ce qui peut produire l'idée ; elle préexiste à l'idée comme au langage ; *son acte propre est de connaître ce qui est et elle n'use du langage que pour le signifier *» ([^191]). 109:165 #### Conclusion générale A partir d'un double exemple : l'existence des êtres vivants et celle du langage, Gilson présente un tableau des différents degrés de la connaissance humaine qui en souligne à la fois la diversité et l'unité. Il y a d'abord les évidences du sens commun, lesquelles si elles ne sont pas nécessairement la vérité, en constituent souvent une première approximation, qu'il serait imprudent de contredire, même si on ne doit pas s'en contenter. Le savant entend bien la dépasser ; il recherche, au moyen de méthodes de plus en plus précises, les rapports qui relient les phénomènes. Bien que s'occupant seulement des relations entre les êtres, les sciences nous révèlent cependant quelque chose de la réalité, quelque chose de ce qui est. La philosophie de la nature va plus avant et s'efforce de dé­couvrir les principes constitutifs des différents secteurs de l'uni­vers, et de nous expliquer comment il est possible que nous ayons des choses de ce monde, individuelles et soumises au devenir, un savoir authentique. Bref, la philosophie de la na­ture laisse déjà entrevoir l'universel et l'immatériel. Il appar­tient au métaphysicien de proposer, à ses risques et périls, une interprétation de ce domaine, situé au delà du monde sensible dont nous faisons partie. Ces étapes dans la connaissance du réel sont étroitement liées. On parle beaucoup à notre époque d'interdisciplinarité. Mais il ne s'agirait pas seulement de faire collaborer les diver­ses sciences ; l'inter­disciplinarité exige aussi impérieusement qu'on ne sépare point les sciences de la philosophie et de la métaphysique. Sans doute, il arrive que le savant ignore la phi­losophie et celle-ci les sciences. C'est une situation anormale et dangereuse pour l'humanité, qui a absolument besoin qu'on restaure l'union des sciences et de la philosophie. C'est en se référant aux principes de l'aristotélisme qu'on aurait le plus de chances de réussir cette entreprise. M. Gilson l'a fort bien montré. R. Vancourt. 111:165 ## Textes d'Étienne Gilson 113:165 ### Extraits des deux livres Les extraits que nous présentons peuvent donner une idée fausse des deux ouvrages d'Étienne Gilson, si l'on en retient l'impression d'une suite de maximes, de notations, de frag­ments. Ils sont au contraire l'un et l'autre un discours suivi. D'ailleurs, c'est pour inciter à leur lecture, et non pour en dispenser, que nous donnons ces extraits, qui dans notre inten­tion ont une valeur d'information et une valeur d'insistance : par eux nous insistons sur une information que toute la presse de langue française a passé sous silence. En effet elle n'a pas, cette presse, contesté le contenu ou la qualité de ces deux livres ; elle a complètement ignoré leur existence. Presque trois ans après la parution du premier des deux, plus d'une année après la parution du second, nous pouvons constater par là, une fois de plus, que la véritable vie intellectuelle française se situe en dehors des soi-disant « moyens de communication sociale ». #### I. -- Linguistique et philosophie *Essai sur les constantes philosophiques du langage* Présence des problèmes qui, sous les noms de réalisme et de nominalisme, ont agité les écoles du Moyen Age pen­dant au moins trois siècles. Aujourd'hui, on se contente de tenir ces problèmes philosophiques pour résolus en vertu d'un simple décret préalable de ne pas philosopher. Il ne suffit pourtant pas qu'une solution ne soit pas philoso­phique pour quelle devienne scientifique. (p. 49.) \*\*\* 114:165 L'interminable controverse scolastique entre nomina­listes et réalistes avait un sens, et la réflexion sur le langage ne saurait se soustraire à sa nécessité. Il est fâcheux pour la linguistique que le langage ait un sens, mais il est de son essence d'en avoir un. (p. 53.) \*\*\* Comme la face physique est la seule qui soit mesurable et scientifiquement descriptible, toute linguistique qui se veut science tend à lui réduire la trans-physique ou non-physique, ce qui d'ailleurs ne présente aucun inconvénient grave tant que l'on ne nie pas l'existence de la face que l'on a décidé d'ignorer. A ce moment la philosophie ne peut se dispenser d'intervenir pour rappeler les droits non pas de la philosophie, mais simplement de la réalité. (p. 62.) \*\*\* S'il n'y a plus de « formes substantielles », on ne peut évidemment plus concevoir le mot comme une substance dont le son serait la matière et le sens la forme. La possi­bilité philosophique du langage se trouve par là mise en question. (p. 73.) \*\*\* Revenons-en à quelques très anciennes idées, qui furent dites dès les commencements de la recherche philo­sophique simplement parce qu'elles étaient évidentes et que ceux qui vinrent les premiers furent aussi les premiers à les voir et à les dire. Il sera souvent question d'Aristote pour cette raison même. Son nom seul suffit à irriter ceux qui ne lui pardonnent pas, étant venu avant eux, d'avoir vu et dit des vérités simples, massives, évidentes, d'une évidence presque naïve, que Won ne peut guère aujour­d'hui que redécouvrir faute de pouvoir facilement les « dépasser ». (...) Il n'y a jamais eu de « philosophie aristotélicienne », de « système aristotélicien » ; la réalité à dire lui tenait lieu de système. (p. 87.) \*\*\* 115:165 Aristote se contente de décrire les choses telles qu'elles sont. Il a inventé presque toutes les sciences en tant que disciplines à la fois distinctes et liées par les rapports qui lient leurs objets distincts dans la réalité. On se sent au­jourd'hui un peu gêné d'avoir à rappeler que, pour lui, les sciences se spécifient par leurs objets. (p. 88.) \*\*\* Les Anciens (par rapport à Aristote !) qui ne se sont souciés que de la cause matérielle sans faire intervenir la cause finale ont manqué la partie la plus importante de la réalité (...). Comme le devenir est en vue de l'être, c'est du point de vue de la fin qu'on doit expliquer le mouve­ment, et toute l'explication mécanique de la structure du présent donné doit être comprise comme de la nécessité hypothétique de fait, qui n'est nécessaire que si on sup­pose la cause finale. Il y aurait place, dans un aristotélisme complet, pour tout le mécanisme moderne, inauguré par Descartes, subordonné au finalisme que Descartes a éli­miné. (p. 98.) \*\*\* Aristote ne doute pas que la forme propre à l'homme, l'âme intellective, ou rationnelle, ne soit cause de la faculté de parler que l'homme possède. Elle la lui fait acquérir pour qu'il puisse réaliser pleinement sa fin (p. 100.) \*\*\* Aristote affirmait l'existence d'âmes dans les êtres vivants parce qu'il constatait en eux la présence de faits et d'opérations que le simple mécanisme ne suffisait pas à expliquer. Le biologiste peut dire que cette soi-disant explication supplémentaire n'en est pas une et, en effet, ce n'est pas une explication scientifique ; on doit cependant dire en sa faveur que, si on la récuse, il ne reste plus d'explication du tout. Ce qui autorise à ne pas y recourir n'autorise pas à la nier. (p. 100.) \*\*\* 116:165 L'on concevait l'inconscient comme du conscient, moins la conscience. Tel est particulièrement le cas dans l'école de Freud, où tout ce qui se passe dans la profondeur de l'inconscient peut être ramené à la lumière de la con­science sans subir de modification substantielle. L'incon­scient freudien est de même nature que le conscient, sauf seulement que pendant un premier temps il échappe à la conscience. De là, dans la psychologie de Freud, l'aisance avec laquelle les opérations de l'inconscient sont recons­truites en termes de connaissance claire et distincte. (p. 124). \*\*\* Le langage implique la réalité du métaphysique, du fait même qu'il implique un élément d'universalité. (p. 132.) Chez Aristote, même le corporel n'est pas totalement matériel. Mais on entre ici dans l'ordre métaphysique du non-matériel qui, si l'hylémorphisme est vrai, est un élé­ment constitutif du physique (p. 132.). \*\*\* Certains linguistes aimeraient pouvoir traiter du lan­gage comme s'il n'avait pas de sens, car c'est vraiment du sens que naissent toutes les difficultés en linguistique, comme en biologie les difficultés les plus graves viennent de l'importune notion de « vie », qui n'explique rien, mais désigne ce sans quoi le biologiste n'aurait rien à expliquer. De même ici, car éliminer le sens, c'est éliminer le lan­gage et une science positive ne saurait commencer par éliminer son objet propre. Mieux vaut renoncer à la science, s'il faut pour l'obtenir sacrifier la réalité. \*\*\* C'est en tant que le concept connaît la chose que nous pouvons la nommer ; mais précisément il faut pour cela que le mot ne désigne pas le concept et qu'il désigne la chose même connue par le concept. C'est d'ailleurs, comme toujours dans la tradition aristotélicienne, ce que l'expé­rience immédiate vérifie. 117:165 Que l'enfant ou l'adulte dise un *chien, un couteau,* les noms dont il use ne signifient pas pour lui son idée de chien ou de couteau, mais les choses elles-mêmes que ces noms désignent. C'est parce que nous connaissons les choses que nous pouvons les nommer : elles et non pas les concepts que nous en formons. Quant au concept lui-même, ce n'est pas une chose, c'est un acte particulier de l'intellect, immatériel comme lui et par con­séquent soustrait à l'observation directe. Nous connais­sons les concepts en connaissant les choses dont ils sont les concepts. (p. 143.) \*\*\* Quand je lis Platon et qu'il met en scène Socrate, le présent, le passé et le futur du discours de Platon deviennent ceux du discours de Socrate et, à vingt-quatre siècles de distance, ils deviennent les miens. Je deviens, dans le temps linguistique, contemporain du Socrate de Platon qui m'invite à m'asseoir avec lui sous l'ombrage d'un platane au bord de l'Illissus. Je suis dans le même temps que lui à partir du moment où j'accepte son invita­tion. (p. 161.) \*\*\* C'est Spinoza le mathématicien, non Aristote l'empi­riste, qui a dit que l'ordre et la disposition des idées sont les mêmes que l'ordre et la disposition des choses. La réalité se compose de noyaux ontologiques structurés que nous nommons des substances, doués de propriétés qu'on nomme leurs qualités, ou accidents, mais cela ne signifie pas que les substances soient des sujets logiques dont les accidents seraient des prédicats. (p. 194.) \*\*\* L'emploi actuellement fait des moyens de communica­tion de masse menace d'imposer à tous les auditeurs, écri­vains ou non, les manières de parler d'esprits incultes qui, en France du moins, se sont emparés de la radiodiffusion d'État et y règnent en maîtres grâce à l'appui qu'ils trouvent dans les organisations syndicales. (p. 212.) \*\*\* 118:165 « Pour qu'il y ait philosophie, il faut qu'il n'y ait pas de vérification possible. » Assurément, car le vérifiable est science, mais il ne suffit pas qu'il n'y ait pas de vérifica­tion pour qu'il y ait philosophie ; il faut encore qu'il y ait une connaissance rationnelle de l'invérifiable. Ce n'est pas contradictoire s'il existe une ou plusieurs aires de la réa­lité dont la nature soit telle que ni la vérification mathé­matique ni la vérification physique ne s'y appliquent. (p. 234.) \*\*\* Le lecteur moderne a trop de livres à lire, il est trop pressé, il lit trop souvent pour se reposer l'esprit et pour se distraire (...). Il est sans danger de lire pour se distraire, pour se reposer l'esprit, pour s'instruire, mais il est dan­gereux de lire afin de ne pas penser. (p. 243.) \*\*\* Le positivisme explique tout scientifiquement, sauf la science. Sa possibilité même reste pour lui un mystère. (p. 246.) \*\*\* L'idée que, si la vérité n'a pas encore été trouvée à cette date tardive, leurs chances de la découvrir sont faibles ne semble pas inquiéter les nouveaux philosophes. (p. 247.) \*\*\* La vérité est une jouissance si délectable que celui qui en trouve une est excusable de vouloir lui sacrifier toutes les autres. (p. 247.) \*\*\* Plus on s'obstine à pousser la recherche jusqu'à celle des premiers principes, plus on a d'occasions de constater que les anciens philosophes sont allés droit à ces questions ultimes et, sans désespérer d'y trouver réponse, ont dû constater, avec le sentiment d'en être tout proches, une in­surmontable difficulté à la formuler. (p. 248.) \*\*\* 119:165 Comment penser l'objet intelligible tel qu'il est en soi hors de la pensée ? On dira sans doute que l'entreprise étant contradictoire, la question est absurde. Oui, mais la position contraire n'est pas moins impossible, car penser l'objet comme autre chose dans la connaissance que ce qu'il est en réalité, c'est ne pas le penser du tout, c'est penser autre chose à sa place ; et si, comme le veut l'idéa­lisme, cette autre chose est un produit de la pensée, celle-ci ne connaît jamais qu'elle-même, privée de cette prise im­médiate sur l'être de l'autre comme autre dont elle se sent pourtant envahie dans la sensation. (p. 253.) \*\*\* On s'étonnera peut-être que je ne prenne pas en consi­dération l'œuvre de Marshall McLuhan (...) en français : *La Galaxie Gutenberg,* Mame 1968 (...). L'idée la plus ferme semble être que nous sortons de l'âge de l'impri­merie (âge Gutenberg) pour entrer, ou rentrer, dans un âge où la transmission orale de la pensée, surtout grâce aux moyens de communication de masse, reprend le dessus. M. McLuhan se croit (peut-être, car il est très fin) le pro­phète d'un âge nouveau et d'une culture de forme nouvelle, âge dans lequel, nous imaginant encore dans celui de l'im­primerie et du livre, nous entrons à reculons, sans nous en apercevoir. Je ne vois qu'une objection à cette thèse, mais elle est si grosse qu'on a peine à croire que M. McLu­han ne l'ait pas aperçue, et, s'il l'a aperçue, qu'il croie lui-même tout à fait au sérieux de son entreprise : c'est que, pour annoncer la fin de la galaxie Gutenberg, lui-même ait eu recours au livre, et même à des livres qui se sont vendus à des centaines de milliers d'exemplaires. Pour leur faire suite, il a à présent lancé une revue, ce qui est le *medium* super-gutenbergien par excellence. Ce triomphe éclatant de l'écrit et de l'imprimé sur l'oral et le parlé est une réfutation d'autant plus décisive de la thèse centrale de l'auteur, qu'il lui eût été strictement impossible de la répandre dans le grand public au moyen de ces *mass media* dont il annonce qu'ils vont remplacer le livre. Son expé­rience personnelle est donc celle du primat absolu de l'écri­ture en matière de communication des idées. Il lui a fallu se faire lire pour se faire entendre. (pages 260-261.) 120:165 #### II. -- D'Aristote à Darwin et retour *Essai sur quelques constantes de la biophilosophie* Nous n'avons aucune intention de discuter le scien­tisme. Il est la résolution de n'admettre, en aucun ordre, aucune solution d'aucun problème qui ne soit rigoureuse­ment démontrable par la raison et vérifiable par l'obser­vation. L'objet du présent essai n'est pas de faire de la finalité une notion scientifique, ce qu'elle n'est pas, mais de faire voir qu'elle est une inévitabilité philosophique et pour cela même, une constante de la biophilosophie, ou philosophie de la vie. (p. 9.) \*\*\* Il n'est pas certain que toute vérité touchant la nature soit scientifiquement démontrable ; il ne l'est pas non plus que la raison n'ait rien à dire de valide sur ce que l'expé­rience suggère sans pouvoir le démontrer. (p. 10.) \*\*\* La position d'Aristote en matière de finalité date d'un temps où le mot science couvrait la totalité des explica­tions rationnelles de l'expérience sensible, ce que les phi­losophes des XIII^e^ et XIV^e^ siècles devaient appeler *ratio sensata*, la « raison sensée », c'est-à-dire fondée sur l'expé­rience sensible. Rien ne séparait alors la science de la philosophie, car celle-ci était l'amour de la sagesse, ou recherche et considération des premiers principes et des premières causes. Chaque science conduisait à la connais­sance de ses propres principes, qui était sa propre sagesse. Toutes ces sagesses particulières conduisaient à la connais­sance de principes absolument premiers, qui leur étaient communs et qui formaient l'objet de la sagesse première et absolue, souvent nommée métaphysique. (p. 29.) \*\*\* 121:165 L'orientation de tout devenir vers sa fin est la plus haute propriété de la « forme » de l'être vivant. Cette célèbre « forme substantielle », dont Descartes se chargera d'annon­cer au monde qu'elle n'existe pas, se justifie aux yeux d'Aristote par le seul fait qu'à moins de la lui assigner comme cause, le devenir du vivant devient inexplicable en tant que devenir orienté vers un terme. Il n'y a pas d'autre raison d'affirmer la cause finale, mais c'en était une aux yeux d'Aristote, et on verra qu'elle a conservé sa force aux yeux de plusieurs savants mo­dernes, qui constatent que ceux qui nient la finalité natu­relle n'ont encore rien trouvé pour expliquer autrement les faits dont elle se propose de rendre raison et se contentent de la nier. (p. 30.) \*\*\* La description et l'interprétation scientifique des ontogenèses et des phylogenèses reste identiquement ce qu'elle est sans qu'il soit besoin de recourir aux principes premiers, trans-scientifiques, de mécanisme ou de finalité. La science naturelle ne ruine la finalité ni ne la démontre ; ces deux principes appartiennent à la philosophie de la science de la nature, que nous avons nommée sa sagesse. Ce que les savants, comme savants, peuvent faire de mieux pour éclaircir le problème de la finalité naturelle, c'est de ne pas s'en occuper. Ils sont les plus qualifiés de tous pour s'en occuper en philosophe, s'ils le désirent, mais il faut pour cela qu'ils acceptent de philosopher. (p. 31.) \*\*\* Tant que survécut la notion aristotélicienne de la subs­tance comme unité d'une matière et d'une forme, celle de finalité resta indiscutée. Mais dès qu'au XVII^e^ siècle Bacon et Descartes nièrent la notion de forme substantielle (forme qui constitue une substance par son union avec une ma­tière), celle de cause finale vint inconcevables En effet, la substance définie par sa forme est la fin de la généra­tion. 122:165 Ce qui resta, la forme une fois exclue, fut la matière étendue, ou plutôt l'extension même, qui est l'objet de la géométrie et n'est susceptible que de modifications pure­ment mécaniques. Descartes soumit au mécanisme le domaine entier des êtres vivants, y compris le corps de l'homme. La célèbre théorie cartésienne des « animaux machines », dont s'étonnait à bon droit La Fontaine, illustre parfaitement ce point. (pages 33-34.) \*\*\* Même s'il y a de la finalité, ce que Descartes nierait mais que Bacon concéderait, il n'y a pas place pour elle dans une science dont la fin est de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. La finalité ne se laisse pas réin­venter. Il est superflu de dire que les oiseaux sont faits pour voler ; c'est assez visible ; mais si quelqu'un peut dire *comment* les oiseaux volent, nous pourrons tenter de nous fabriquer quelque machine volante. Si la philosophie identifie la connaissance vraie à la connaissance utile, comme fait le scientisme moderne, la finalité sera du même coup éliminée de la nature et de la science, comme une fiction inutile. Aristote, qui était un Grec, voyait les choses autrement. La finalité a occupé dans sa philosophie une place considé­rable parce que ses effets étaient pour lui une source inépuisable de contemplation et d'admiration. En astro­nomie, en physique et en biologie il était aussi curieux de connaître le comment des choses que peuvent l'être nos contemporains, mais il estimait avoir rencontré la vérité de la nature dès qu'il en avait aperçu la beauté. Non pas tant la beauté esthétique, comme celle de la lumière et des couleurs ou des formes, mais d'abord et surtout la beauté intelligible qui consiste en l'aperception par l'esprit de l'ordre qui régit la structure des formes et préside à leurs relations. (p. 37.) \*\*\* La seule récompense qu'on puisse attendre d'une con­naissance de ce genre est la joie d'admirer ses objets. (p. 38.) \*\*\* 123:165 Plus subtil que Descartes, parce que moins systéma­tique, Bacon n'a jamais complètement nié la finalité (Des­cartes était allé jusqu'à en nier la présence dans la pensée du Créateur même !), il a seulement dit que la considé­ration des causes finales était scientifiquement vaine. Divi­sant les causes en deux classes, physiques et métaphy­siques, il attribuait la considération des causes maté­rielle et formelle à la physique, celle des causes finales à la métaphysique. Cette séparation de la physique et de la métaphysique, décision en soi très « moderne », constituait à elle seule une révolution de portée considérable. (p. 41.) \*\*\* La connaissance physique de la cause matérielle rend possibles des inventions nouvelles, au lieu que la connais­sance abstraite de la cause formelle est inutile en vue de la pratique. (p. 42.) \*\*\* La contemplation de la nature et de sa beauté a cer­tainement retardé la recherche scientifique de sa struc­ture proprement physique. Les savants entendent que cette erreur ne se reproduise pas et la violence de leurs attaques contre le finalisme s'explique au moins en partie par là. (p. 44.) \*\*\* S'il y a dans la nature une proportion colossale de finalité au moins apparente, de quel droit ne pas en tenir compte dans une description objective de la réalité ? Si le scientiste refuse d'inclure la finalité dans son interprétation de la nature, tout est en ordre ; son inter­prétation de la nature sera incomplète, non fausse. Au contraire, s'il nie qu'il y ait de la finalité dans la nature, il est dans l'arbitraire. Tenir la finalité hors de la science est une chose ; la mettre hors la nature en est une toute différente. Au nom de quel principe *scientifique* peut-on exclure d'une description de la réalité un aspect de la nature aussi évident ? Les explications finalistes ont été souvent ridicules, mais les explications mécanistes le sont souvent aussi, ce qui ne disqualifie la légitimité d'aucun des deux points de vue. (p. 46.) \*\*\* 124:165 Aristote pensait déjà qu'il n'existe que des individus : donc il ne devrait pas y avoir d'espèces, et pourtant il y en a ; il y a des espèces qui, en tant que telles, paraissent bien être réelles, mais qui, puisque les substances indivi­duelles seules sont réelles, n'existent pas. C'est le célèbre problème des Universaux, et il est de mode de moquer le Moyen Age pour y avoir réduit la philosophie, mais le Moyen Age a seulement dit que tout le reste de la philo­sophie dépend de la réponse faite à ce problème, ce qui est vrai. (pages 64-65.) \*\*\* La nature même du problème des Universaux : il est vrai que les espèces n'existent pas, il l'est aussi que nul individu n'existe hors d'une espèce. (p. 66.) \*\*\* Jamais on n'a tant contesté la réalité des espèces que depuis qu'on enseigne qu'elles se transforment. (Id.) \*\*\* (L'origine des espèces.) Puisqu'il est impossible de défi­nir scientifiquement une espèce, on devrait cesser de la tenir pour un concept scientifique et se contenter d'en user empiriquement, comme fait le sens commun à qui il suffit de les distinguer assez pour que l'élevage et les jardins zoologiques soient possibles. Il n'est pas raisonnable de chercher l'origine d'un objet d'observation que l'on se reconnaît incapable de définir. (p. 134.) \*\*\* Le problème de la finalité est tout aussi inévitable dans la perspective de l'évolution des espèces que dans celle de leur création. (p. 143.) \*\*\* Plus le transformisme est vu de loin, moins il fait dif­ficulté. (p. 144.) \*\*\* 125:165 Récuser l'évolutionnisme est, en fait, contester la pos­sibilité d'une transformation de l'espèce en une autre espèce, ce n'est pas souscrire au fixisme. Des espèces peuvent disparaître, d'autres apparaître, et il peut y avoir entre elles analogie sans filiation. (p. 145.) \*\*\* L'évolution est devenue si certaine qu'elle se passe désormais de démonstration. Le transformisme occupe à présent une situation inexpugnable : « Nous n'en sommes plus (écrit Jean Rostand dans *L'évolution des espèces,* 1932) au temps où il fallait, pour le rendre acceptable, fournir une explication plausible du processus transformateur. C'est la gloire des systèmes lamarckien et darwinien d'avoir persuadé aux savants l'idée évolutionniste. Nécessaires jadis à soutenir le transformisme naissant, ils peuvent au­jourd'hui s'écrouler sans dommage. » C'est une autre manière de dire que la théorie, passée à l'état de préjugé reçu dans l'opinion publique, est désor­mais, comme on dit, en l'air. Pour lui donner quelque sou­tien, le même naturaliste ajoute qu'en tout cas l'évolution est un fait : « autant qu'on peut tenir pour un fait un événement auquel personne n'a assisté et que l'on ne peut reproduire ». Mais comme l'indémontrable est le contraire de la science, l'inobservable est le contraire du fait. Il faut ici s'excuser et renoncer à poursuivre le dia­logue. Plus on lit les savants sur ce point, plus on est tenté de penser que, comme la notion d'espèce, celle d'évolution est une notion philosophique, qui s'est introduite du dehors dans la science, où elle semble destinée à toujours faire figure de corps étranger. (p. 147.) \*\*\* Il y avait quelque chose d'important que Bergson con­servait de l'évolutionnisme de Spencer, c'était un assen­timent sans réserves à la réalité de l'évolution. Comme Spencer, Bergson la tenait pour une certitude quasi démontrée (...). En fait, il n'héritait cette notion de l'évo­lution ni de Lamarck ni de Darwin, mais de Spencer. Même si on accorde que Lamarck et Darwin ont été des évolu­tionnistes sans le savoir, on fait violence à leur pensée en leur attribuant une notion, philosophique plus que scien­tifique, inventée sous cette forme et popularisée par Spen­cer. 126:165 Darwin était un biologiste ; en réfléchissant à la masse de faits qu'il avait observés, il conçut l'idée d'expliquer la transformation des espèces par la « Sélection Naturelle » ; il était prêt à faire leur juste part à d'autres principes d'explication si les faits l'exigeaient, mais il n'a jamais pensé, en savant, que dans les limites des faits. Quand il rêve au delà, il a conscience de le faire. Comme Spencer, Bergson généralise en philosophe en quête d'un savoir « complètement unifié », sur la foi d'une science que lui-même n'a pas faite et dont il n'a aucune expérience per­sonnelle. Il extrapole la science d'autrui. (pages 152-154.) \*\*\* C'est un évolutionnisme aussi philosophique que celui de Spencer que Bergson entend établir à sa place. En ce sens, Bergson est Spencer continué. (p. 155.) \*\*\* Aristote n'a certainement jamais imaginé la notion, d'ailleurs peu intelligible en soi, d'une espèce qui en devient une autre. (p. 160.) \*\*\* Toutes les espèces animales connues d'Aristote sont encore avec nous ; pas une d'elles n'a perceptiblement changé en 2 500 ans. (p. 161.) \*\*\* Cette alliance quasi indestructible entre le problème de la finalité naturelle, qui ne concerne que la philosophie de la nature, et celui de l'existence de Dieu, qui relève de la théologie naturelle, explique pour une part l'hostilité des biologistes athées contre la notion de cause finale. Nous n'hésiterons jamais à rappeler que cette alliance n'est nullement nécessaire ; mais elle existe. (p. 172.) \*\*\* 127:165 La question est de savoir, en admettant que ce soit une saine méthode scientifique, pour expliquer la nature, d'aller des parties aux touts, si nos explications ne sont pas condamnées à l'échec puisque, dans la nature, les par­ties ne sont jamais données hors de quelque tout et, pis encore, l'existence des touts est la justification dernière de celle de leurs parties ? Bergson aimait à demander : si je lève le bras, les positions qu'il occupe successivement dans l'espace expliquent-elles son mouvement, ou ce mou­vement explique-t-il les positions que le bras occupe suc­cessivement dans l'espace ? De même pour les organismes vivants. Le tout n'existerait pas sans ses parties, mais sont-ce les parties qui ont produit le tout, ou le tout n'a-t-il pas plutôt inclus les parties comme conditions de sa propre existence ? On ne peut poser ces questions sans voir aus­sitôt que, dans la nature telle que nous la connaissons, nul observateur scientifique n'a jamais vu de cellules hors de quelque tissu, ni de tissus subsistant spontanément hors d'un corps vivant lui-même inclus dans une espèce. Ce sont là des faits. Il est trop commode de réserver à la science les faits dont on a une explication satisfaisante et d'attribuer le reste à la philosophie. (pages 184-185.) \*\*\* En français, les capitales, pour d'autres mots que les noms propres, m'inquiètent toujours. Je ne sais jamais ce qu'elles signifient au juste et j'éprouve le sentiment désa­gréable qu'on veut me faire prendre quelque chose pour quelqu'un. (p. 192.) \*\*\* Les faits que la biologie d'Aristote voulait expliquer sont encore là. On lui reproche, parfois amèrement, de les avoir mal expliqués, mais à présent on ne les explique plus du tout. Les interprétations mécanistes de ces faits, dont Aris­tote disait déjà qu'elles avaient échoué, n'ont toujours pas réussi à donner satisfaction ; elles ont seulement mis de plus en plus en évidence l'inévitabilité des notions d'orga­nisation et de finalité invoquées par le Philosophe pour expliquer l'existence des structures mécanistes dont la science est l'étude. La science contemporaine elle-même atteste la nécessité irréductible des notions de ce genre. Ceci nous encourage à ne pas les tenir pour périmées, mais plutôt à y voir des constantes de la philosophie de la nature, qui elle-même, dans les limites accessibles à l'observation historique, ne semble pas avoir jamais cessé d'être ce qu'elle est. (p. 193.) \*\*\* 128:165 Aristote n'invoque pas la vie comme une cause ou un principe ; elle est pour lui l'effet propre de l'âme, dont la notion est autre. (p. 195.) \*\*\* Le finalisme n'exige même pas que les phénomènes vitaux tendent vers une fin « préconçue ». S'il en est ainsi ou non, c'est aux théologiens et métaphysiciens qu'il appar­tient d'en décider. Quand le moment vient pour eux de chercher si les causes finales ont pour origine des pensées et intentions divines, il y a longtemps que le philosophe de la nature a décidé de leur existence pour des raisons de fait tirées de l'observation de la nature même. Le bio­philosophe n'est pas un théologien. (p. 196.) \*\*\* La situation n'apparaît pas très différente aujourd'hui de ce qu'elle était au temps d'Aristote. Il y a encore de la finalité. Au fond, tout le monde parle comme s'il y en avait ; mais, faute de pouvoir dire en quoi elle consiste, la science préfère l'ignorer ou la nier. Il y a encore des êtres formés de parties homogènes et des êtres formés de parties hétérogènes. Ceux qui com­posent cette deuxième classe sont des êtres organisés, faits de parties elles-mêmes complexes et associées dans un certain ordre requis pour que leurs opérations soient pos­sibles. On parle aujourd'hui de structures, mais la struc­ture d'un vivant n'explique rien, c'est elle qu'il faudrait pouvoir expliquer, et aujourd'hui encore comme au temps d'Aristote il reste impossible d'expliquer comment les parties d'un tel être sont ordonnées, tant en elles-mêmes que les unes par rapport aux autres, sans faire intervenir des principes autres que ceux de la mécanique. On s'expli­que par là que dès le temps d'Aristote la biologie ait fait appel à deux principes complémentaires pour expliquer la structure des êtres organisés, la cause matérielle et la cause motrice d'une part, et d'autre part la fin. 129:165 L'explica­tion par la cause matérielle et la cause motrice corres­pondait déjà, dans son esprit, à une science de type cartésien. Elle présageait le « réductionnisme » moderne. L'explication par la cause finale a toujours été d'un type. Entièrement différent, en ce que le Principe d'explication qu'elle invoque n'est pas en soi objet d'observation empi­rique. La fin n'est pas une cause que l'on puisse observer à l'œuvre comme la cause motrice l'est dans le cas de corps qui s'entrechoquent. Pour la même raison, la fin n'est ni mesurable ni calculable, on peut seulement en dire qu'elle est là. (pages 197-198.) \*\*\* Le changement d'ordre qui s'opère quand on passe de l'inorganique à l'organique a été fort bien défini par Au­guste Comte comme le passage de l'ordre où les parties conditionnent le tout à celui où le tout conditionne les parties et, en ce sens, leur est antérieur. (p. 198.) \*\*\* On voit qu'un rocher n'est pas de même nature qu'un arbre. Quel que soit le nombre de pavés qu'on tire d'un bloc de granit, chacun est de nature identique à celle de ce bloc ; l'analyse d'une partie vaut pour une autre comme pour le tout. L'être organisé est au contraire un tout défini par l'ensemble et ordre des parties qui le composent et même si le détail en échappe à sa seule inspection, on voit directement qu'un tell ordre existe. On voit qu'un être est organisé comme on voit au premier coup d'œil que le débris qu'on trouve est celui d'une machine ou de quel­qu'une de ses parties. Si les astronautes avaient rencontré sur la lune une plante ou un animal, ils l'auraient su rien qu'à les voir. On dit que les primitifs prennent une montre pour un animal, seul le génie de Descartes a pu prendre les animaux pour des montres. (pages 198-199.) \*\*\* L'explication du mouvement d'un voyageur assis dans un train peut se faire entièrement en termes de mécanisme : je franchis une certaine distance, à une certaine vitesse horaire moyenne, en un certain temps, grâce au fonctionnement d'une machine dépensant une certaine sorte et quantité d'énergie. 130:165 L'analyse mécaniste de la situa­tion irait à l'infini, ne serait-ce que parce qu'elle mettrait en cause, outre les circonstances de ma vie personnelle, l'immense réseau de conditions sociales, économiques et politiques qu'est une Compagnie de Transports en com­mun, mais enfin le calcul en serait théoriquement possible. Le total ne répondrait pourtant pas à la question que ce voyageur pourrait se poser à lui-même : Que fais-je dans ce train ? Car la réponse vraie serait : Je vais à Marseille. Aucune méthode scientifique d'observation ne permet de déceler la présence en moi de cette intention (*in-tendere*)*,* dont je ne sais peut-être pas clairement moi-même com­ment elle s'est formée dans ma pensée. De toute façon, ce n'est pas elle qui me transporte, mais elle utilise l'im­mense mécanisme du « moyen » de transport comme si elle en constituait elle-même l'ultime justification. C'est une pensée qui utilise de l'énergie électrique sans qu'il en paraisse rien dans le déploiement de cette énergie. Le bio­logiste est dans une situation analogue : il observe, à l'exclusion de toute finalité, quelque chose qui n'existerait pas sans elle, et il a sans doute scientifiquement le droit, peut-être le devoir de le faire, mais il traite les organismes comme des voyageurs qui arriveraient infailliblement au terme de leur voyage sans avoir eu l'intention d'y aller. (p. 201.) \*\*\* Si on demande au philosophe : qu'est-ce que la fina­lité ? c'est à son tour d'être embarrassé. La racine des difficultés où il s'engage s'il tente de répondre est peut-être qu'il tente de la définir en elle-même, comme si elle était, dans le vivant, quelque chose de distinct de lui. La cause motrice mise à part, car le moteur est toujours dis­tinct du mû, les causes immanentes à l'être n'ont pas d'autre être réel que le sien. La matière, la forme et la fin sont des constituants réels de l'être, mais elles n'existent qu'en lui et par lui. (p. 202.) \*\*\* Il y a de l'intelligible dans le sensible. C'est là un fait, qui constitue l'une des plus anciennes constantes de la philosophie. L'inévitabilité du platonisme, soit en lui-même, soit repensé par Aristote, affleure visiblement ici à la sur­face. N'y aurait-il que la connaissance qui conçoit les choses, il y aurait de l'immatériel dans la matière. (p. 203). \*\*\* 131:165 Tel de nos biologistes le dit avec une candeur récon­fortante : « La vie n'est pas un phénomène comme les autres. » C'est bien ce que disait déjà Aristote, et pour la même raison : « La vie implique une organisation faite de parties hétérogènes. » Cette hétérogénéité semble rebelle à toute explication par l'homogène en tant que tel. Sans doute est-elle destinée à le rester. (p. 209.) \*\*\* Le mécanisme n'a aucune explication de l'existence de ses machines. Sa fécondité scientifique est admirable, il est la science même, mais en tant qu'il prétend résoudre le problème philosophique dont le finalisme est la réponse, le mécanisme est un pur néant. La seule réponse dot il dispose en propre est le hasard, qui n'est pas une cause mais une simple absence de finalité. Celle-ci peut être une explication contestable, le hasard est une pure absence d'explication. On peut dire que, scientifiquement parlant, on ignore pourquoi les oiseaux ont des ailes ; mais dire que la réunion des conditions nécessaires au vol de l'oi­seau a été *accidentelle,* c'est ne rien dire. Ajouter au hasard la longueur astronomique des billions d'années durant les­quelles il a joué, c'est encore ne rien dire, car qu'une absence de cause dure un an ou des billions d'années, elle ne sera toujours qu'une absence de cause qui, comme telle, ne peut rien produire ni expliquer. (p. 210.) \*\*\* Cette colossale généralisation (de l'idée d'évolution), contestée par maint zoologiste, est due à Spencer, non à Darwin. Rien ne montre mieux l'indifférence à l'exactitude dont font preuve certains savants dès qu'ils sortent de l'objet de leur science. Mais il y a une rouerie naturelle dans cette indifférence à la vérité. Quel savant se soucie­rait de se réclamer de Spencer ? On attribue donc sponta­nément cette notion du philosophe Spencer au savant Darwin dans l'espoir d'en faire une idée scientifique. Mais l'idée reste ce qu'elle est. (p. 213.) \*\*\* 132:165 Tout se fait dans la nature selon les nombres, qui n'exis­tent pourtant que dans l'esprit de l'homme, seul animal mathématicien que île zoologiste rencontre dans l'univers. Plus la science se mathématise, plus elle s'anthropomor­phise. (p. 217.) \*\*\* Le philosophe de la nature invoque la finalité pour ex­pliquer la structure du vivant ; le métaphysicien invoque la notion de Dieu pour expliquer l'existence de la finalité ; ce sont deux problèmes différents. Le premier permet seul de poser le second, mais il n'a pas compétence pour le résoudre. (Id.) \*\*\* Si on récuse la finalité comme explication, elle subsiste comme fait à expliquer. (p. 218.) \*\*\* Il est vrai que, si on fait place à la finalité, des pro­blèmes ultérieurs se posent dans un autre ordre que celui de la science naturelle et de la philosophie de la nature ; mais d'abord rien n'oblige personne à les poser ; ensuite, leurs solutions ne sont pas données d'avance ; en fin, il ne serait pas raisonnable de récuser une expérience sensible aussi manifeste pour rendre d'avance impossible la po­sition de certains problèmes métaphysiques, susceptibles de réponses si indésirables qu'on juge plus prudent de ne pas les laisser se poser. (pp. 218-219.) 133:165 ### Prophètes de malheur *Les signes sont sur le mur* En 1969, Étienne Gilson écrivit un article au­quel devront indispensablement se reporter ceux qui voudront vraiment connaître sa pensée, -- le fond de sa pensée sur le monde contemporain. Cet article fut publié dans la « Revue des Deux Mondes » du 1^er^ janvier 1970. Les brèves citations que nous en faisons ne dispensent pas d'étudier ce texte en son entier. ... *Il y a longtemps qu'on ne sait plus au juste qui était Cassandre. Son nom est devenu un sobriquet, presque une injure. Beaucoup l'imaginent comme une vieille femme sinistre, un peu sorcière, possédée de la manie de toujours prévoir le pire et de l'annoncer à temps et à contre-temps. Prêtresse d'Apollon, elle du moins était une authentique prophétesse, mais elle n'a jamais été vieille, et sans doute fut-elle belle, puisque le roi Agamemnon voulut l'inclure dans le butin qu'il rapporta de Troie jusqu'au palais d'Ar­gos. Authentique prophétesse, disons-nous, mais qui ne prophétise qu'à son corps défendant et le moins possible. Il ne faut pas confondre ses prédictions avec ses prophéties, mais ses prédictions sont aussi justes que ses prophéties, et là est le nœud du problème, car c'est précisément leur justesse qu'on ne lui pardonna jamais.* 134:165 Gilson évoque l' « Agamemnon » d'Eschyle, qui est « la tragédie par excellence » : *Dès la conclusion du premier chœur, chacun sait qu'un malheur est inévitable et le peuple lui-même en dit la rai­son : le meurtre d'Iphigénie n'est pas encore expié, la mort de la vierge, bâillonnée pour qu'une dernière malé­diction contre sa patrie ne s'échappe pas de sa bouche et immolée comme une bête muette dont le sang ruisselle sur une étoffe d'or. Pourtant, Agamemnon revient en vain­queur dans son pays, Clytemnestre l'accueille avec de fausses paroles de joie et d'amour, elle l'invite à entrer au palais, et il y entre. Seule, la captive Cassandre reste encore en scène avec le peuple, et lorsque Clytemnestre revient chercher l'esclave pour la soumettre au joug, ses paroles dures n'obtiennent ni obéissance ni réponse. Pour­quoi cette révolte inutile ? demande le chœur à la jeune Troyenne. Et c'est seulement alors que* *Cassandre prend la parole, car elle sait qu'elle aussi va mourir égorgée, comme Iphigénie, comme* *Agamemnon lui-même, mais elle sait pourquoi et elle ne veut pas mourir sans l'avoir dit.* Elle, « elle sait pourquoi, et elle ne veut pas mourir sans l'avoir dit »... Mais le chœur lui répond -- et cette réplique, dit Gilson, « témoigne du plus pur génie » :  -- Le bruit de tes prédictions célèbres est venu jusqu'à nous, mais ici nous ne voulons pas de prophètes. » *Voilà le fond de la question : celui qui prévoit le malheur doit bien se garder de l'annoncer. Le chœur ne reproche pas à Cassandre de lui dire des choses incroya­bles ; au contraire, la rumeur a déjà couru que Clytem­nestre complotait le meurtre d'Agamemnon, seulement, ce ne sont encore que des rumeurs. A présent que Cassandre voit déjà le seuil couvert de sang, le crime est là et le chœur a peur et celui qui fait peur fait mal, il mérite qu'on l'en punisse. Plus le chœur éprouve lui-même cette peur, moins il aime qu'on lui en parle.* 135:165 *Naguère encore, Cassandre pré­disait aux Troyens la ruine de leur ville, mais personne n'avait voulu la croire, elle annonce à présent au peuple d'Argos la mort d'Agamemnon, et personne ne veut l'écou­ter. D'abord elle ne dit pas qui commettra le meurtre, donc elle ne sait pas tout, et puis, surtout, les dieux peu­vent encore détourner le malheur qu'elle annonce ; elle ne peut donc pas être sûre, alors qu'elle se taise !* Il est de la nature de l'avenir de ne pas être sûr : « même quand on est sûr de l'avenir, lui ne l'est pas, pour la raison très simple, quoique hau­tement métaphysique, qu'il n'y a d'être que le présent. » *Même pendant qu'on assassine Agamemnon, il n'est pas encore assassiné. Lui-même crie qu'on le tue et, cette fois, reconnaissant la voix du roi, le chœur juge le moment venu de* « *se concerter pour savoir ce qu'il convient de faire *»*. Et là-dessus les avis diffèrent car, dit l'un, si le roi est mort, ce n'est pas nous qui le ressusciterons ; et l'autre* « *Ce qu'il faudrait d'abord savoir, c'est si entendre un homme gémir prouve qu'il soit mort. *» *Voilà, conclut un dernier témoin, qui est la sagesse même : Agamemnon crie qu'on l'assassine ; homme qui crie n'est pas mort.* « Il n'y a, dit Gilson, pour les Cassandre au­cune consolation. Avis en soit donné à ceux qui... » C'est la conclusion. Quelques brèves lignes, à lire mot à mot (la toute dernière étant à comprendre, sans doute, davantage comme une pudeur que comme un refus) *Avis en soit donné à ceux qui, il y a déjà de cela vingt ans, avec une hâte prématurée, annonçaient au monde* « *Les terreurs de l'an 2.000 *»*. En 1949 nous n'avions encore rien vu au prix de ce que les armements atomiques donnent aujourd'hui à craindre.* 136:165 *Les deux pays les plus puissants du monde ont peur l'un de l'autre, les autres travaillent à se rendre un peu redoutables, mais savent que leur destin les condamne à subir l'effroyable catastrophe que tout an­nonce à ceux même qui ne l'auront pas causée. Les malheurs décrits par le bon chroniqueur Raoul Glaber font des terreurs de l'an 1000 de menus incidents au prix de ce que l'Occident moderne peut subir en ce genre. On peut surtout craindre que les moyens de nuire ne trouvent aujourd'hui à leur service un empressement fatal à les employer. Les signes sont sur le mur.* Les signes sont sur le mur... Quels signes ? Les voici : *Dissolution de la foi au sein des Églises,* *disparition quasi complète de la morale dans les sociétés civiles où nul ne sait plus comment en formuler les règles, ni au nom de quels principes les prescrire,* *généralisation du cancer de l'érotisme, enfin, cet in­faillible signe avant-coureur de toutes les décadences,* *comment n'y aurait-il pas quelques solitaires pour mé­diter en silence sur ce qu'annonce de maux à venir la ruine d'une civilisation millénaire qui semble oublier peu à peu que la science même, qui fait sa juste gloire, ne survivra pas à la perte de la sagesse ? S'il est parmi nous de ces hommes, qu'ils se taisent ; ceux qui sont assez sages pour prévoir le malheur doivent aussi l'être assez pour ne pas l'annoncer.* 137:165 ### L'âge de la maturité philosophique *selon saint Thomas d'Aquin* L'étude que voici a été publiée au tome II de « L'homme devant Dieu », « mélanges offerts au P. de Lubac », édités par Aubier en 1964. Étienne Gilson a bien voulu autoriser la repro­duction intégrale de cette étude dans « Itiné­raires ». Qu'il en soit remercié. Nous y tenions beau­coup. Elle peut, si elle est bien méditée, rendre de grands services à tous ceux qui ont à s'occu­per de « ratio studiorum » dans la perspective d'une éducation chrétienne : et qui, aujourd'hui, sont plus souvent des lecteurs d' « Itinéraires » que des lecteurs de « Mélanges offerts au P. de Lubac. » DANS UNE CONFÉRENCE faite pour l'Aquinas Foundation près l'Université Princeton, en 1953, publiée alors et republiée depuis cette date ([^192]), j'avais posé une question qui me semblait de nature à provoquer des controverses. Si elles ont eu lieu, je ne m'en suis pas aper­çu. 138:165 Je me suis donc demandé si j'avais défini avec assez de clarté la portée du problème, et c'est ce doute qui m'invite à poser de nouveau la question, en renforçant la documen­tation trop sommaire dont je devais me contenter dans une conférence. On y dit aux auditeurs ce qu'on a lu dans les textes, on ne peut pas les leur mettre sous les yeux. Lorsque ce problème retint d'abord mon attention, j'ignorais que j'avais un prédécesseur, pourtant bien con­nu des fidèles de saint Thomas ([^193]), ce qui fait assez voir que ceux qui le posent n'ont pas à craindre de faire scan­dale. Peut-être ne se soucie-t-on pas d'en apprendre la solution. La prendre au sérieux conduirait à changer trop de perspectives aujourd'hui reçues et, qui plus est, *sûres.* Il s'agissait seulement de savoir quel âge un homme doit avoir, selon saint Thomas, pour être en mesure d'étudier utilement la morale et la métaphysique ? La réponse de saint Thomas était au premier abord extraordinaire et même, si l'on s'en rapporte aux usages scolaires aujourd'hui reçus un peu partout, mais particulièrement dans les ins­titutions catholiques, à peine croyable. Saint Thomas disait en effet que les jeunes, les *juvenes,* ne sont pas à même de recevoir utilement ces enseignements. Si l'on prend cette thèse au pied de la lettre, comme il doit se faire jusqu'à preuve du contraire, les collèges chrétiens, particulière­ment catholiques, se trouvent dans une situation difficile. En effet, il se peut qu'on cesse un jour d'enseigner la mé­taphysique dans les collèges de l'État, mais on l'enseignera toujours dans les collèges catholiques. Or saint Thomas, qui est le Docteur Commun de l'Église, dit expressément que les jeunes gens sont incapables de recevoir un tel en­seignement, et pourtant on la leur enseigne ; on leur en­seigne même la métaphysique de saint Thomas d'Aquin. Bref, on leur enseigne une philosophie selon laquelle on ne devrait pas la leur enseigner. Le fait devrait au moins causer quelque surprise ; il est déconcertant que si peu paraissent s'en soucier. 139:165 Le premier point à fixer est le sens des mots juvenis, juveritus*.* Aucune difficulté à cet égard, car nous avons la chance de disposer d'un tableau des âges de l'homme dressé par saint Thomas lui-même, dans son écrit sur les Sentences de P. Lombard : *In IV Sent.,* dist. 40, Exposition du texte : Variantur enim in homine aetates secundum diversas notabiles varietates in statu ipsius ; unde prima aetas dicitur *infantia,* usque ad septimum annum ; secundo *pueritia* usque ad quatuordecimum ; tertio *adolescentia* usque ad vigesimum quintum ; quae tres aetates compu­tantur quandoque pro una ; quarta est *juventus* usque ad quinquaginta annos ; quinta vero aetas est *senectus* usque ad septuaginta ; sexta *senium* usque in finem. Dire que les *juvenes* sont inaptes à recevoir profitable­ment l'enseignement de la morale et de la métaphysique, c'est autant dire que ceux qui les étudient doivent être âgés d'au moins cinquante ans. L'âge métaphysique est le cin­quième, celui de la grave *senectus,* qui prend fin à soixante-dix ans, au seuil de la décrépitude ([^194]). La *Summa theo­logiæ*, III, q. 46, A. 9, ad 4m, sans aller jusqu'à ces préci­sions, confirme du moins incidemment que l'âge de trente-trois ans était inclus dans la jeunesse, puisque le Christ a voulu mourir dans cet âge : « Christus in juvenili aetate pati voluit... » Le *Supplementum,* qui n'est pas de la main de saint Thomas, mais près de sa pensée, apporte cette explication intéressante, que la jeunesse est l'âge où la nature humaine atteint son point de perfection, parce qu'elle marque le terme du mouvement de croissance, après lequel elle commence à décroître : après la résurrection des corps, enfants et vieillards seront ramenés à l'état de per­fection de la nature humaine « qui est in juvenili aetate ad quem terminatur motus augmenti, et a quo incipit motus decrementi ». Les vieillards ressuscités ne perdront pas droit au respect dû à la vieillesse, mais ils n'en auront plus les défauts ([^195]). 140:165 Cet usage de saint Thomas est d'ailleurs, sinon constant et universel, du moins normal. Il est vrai que les diction­naires modernes tendent à rajeunir quelque peu cette jeu­nesse. Lewis la place entre vingt et quarante ans ; selon ce calcul, on pourrait donc commencer à quarante et un ans l'étude de la métaphysique et de la morale ([^196]). Le *Nouveau dictionnaire latin-français* de E. Benoist et H. Goelzer, situe également *juventa* ou *juventus* entre trente et quarante ans. On trouve d'ailleurs derrière ces estimations la présence d'un texte d'Aulu Gelle ([^197]) qui place la *juventa* et les *Juniores* entre dix-sept et quarante-sept ans, temps où les citoyens sont aptes au service militaire. De quelque manière que Won compte, il n'est pas question de considérer des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans comme ayant déjà dépassé l'âge de la jeunesse. En aucun cas le public scolaire nos classes de philosophie ne serait autorisé, selon cette manière de compter les âges, à suivre des cours de métaphysique et de morale. Tous ceux de leurs professeurs au-dessous de quarante ans au moins, et probablement de quarante-six ans, seraient invités à attendre l'âge d'apprendre ces sciences avant de prétendre les enseigner. Voyons à présent pour quelles raisons saint Thomas disqualifie les « jeunes. » à cet égard. Nous passerons sur le texte de l'exposition du *De causis,* qui se contente d'affirmer le principe sans le justifier. On notera seulement que ce texte, si volontiers cité, par les partisans d'une philosophie thomiste séparée de la théologie, pour exiger qu'on suive l'ordre « philosophique » de l'exposition ici écrit par saint Thomas, et non pas un ordre théologique quelconque, ne s'aperçoivent pas que ce texte les invite à ne pas enseigner du tout dans leurs écoles des disciplines dont l'étude est réservée à l'âge mûr ([^198]). 141:165 Un passage du commentaire sur le *De Trinitate* de Boèce mérite d'être signalé comme un avertissement de ne pas systématiser à l'excès la pensée de saint Thomas. A d'autres textes, on pourrait penser que l'ordre qu'il recommande de suivre dans les études correspond à celui de leur difficulté crois­sante. Il note pourtant en cet endroit que telle n'est pas la raison pour laquelle on doit commencer par la logique, qui est au contraire très difficile : « habet enim maximam difficultatem, cum sit de secundis intellec­tis ([^199]). » La raison pour la placer en premier est qu'elle enseigne la manière de procéder dans les autres sciences, qui en dépendent toutes. Les passages vraiment importants touchant le point qui nous occupe se trouvent dans les commentaires sur Aris­tote. Le fait n'en facilite pas l'interprétation, car on peut toujours se demander à quel point saint Thomas s'en­gage dans ses commentaires. On sait pourtant qu'il ne laisse jamais passer un désaccord sérieux avec le philo­sophe sans avertir le lecteur. On restera d'ailleurs libre de se former une opinion personnelle en le lisant. Mettons au premier rang les commentaires sur l'*Éthique à Nicomaque* d'Aristote, particulièrement aux Livres I et VI. Le premier texte se trouve vers le début de l'*Éthique,* I, 1, 1095 a, II. Aristote rappelle que l'éthique fait partie de la politique. Or, on ne juge bien que de ce que l'on con­naît, et comme le jeune homme (*o néos*) n'a aucune expé­rience des choses de la vie, qui sont pourtant ce dont partent les raisonnements de cette discipline et ce sur quoi elle porte, il n'est pas un auditeur propre à cette étude. Une deuxième raison, tout à fait distincte, s'ajoute à la première. C'est que politique et éthique sont des sciences pratiques, dont la fin n'est pas la connaissance, mais l'action (*praxis*)*.* Savoir vraiment ce qui est bien, c'est être capable de le faire. 142:165 Le jeune homme étant enclin à suivre ses passions, il écoutera cet enseignement en vain et sans profit, puisque sa conduite n'en sera pas changée. Enfin Aristote ajoute une remarque dont, étant donné notre problème, nous devons tenir compte. Ce n'est pas, dit-il en substance, une question d'âge. Peu importe que le « jeune » le soit par les années ou par le caractère. Le jeune ici, est celui qui, quel que soit son âge, se comporte soit comme un étourdi, qui a envie de tout ce qu'il voit et court après, ou bien un intempérant dont les passions dominent la vie. Le temps n'est pas ici en question. Celui, au contraire, dont la raison règle les désirs et les actes, aura profit à s'instruire de cette discipline. Le texte se lit aisément, mais l'interprétation hésite par­fois entre différentes possibilités. Celles qui nous inté­ressent sont celles que le commentaire de saint Thomas a choisies. Si l'on veut bien se reporter au texte ([^200]), on cons­tatera qu'il le suit avec une fidélité exemplaire, comme il sied à un bon commentaire. Distinguant les deux raisons, Thomas consacre l'article 38 à rapporter la première, en ajoutant un exemple bien choisi : le jeune homme manque d'expérience de la vie, alors que la conduite de la vie est l'objet même de l'éthique. Par exemple, si on lui dit que le libéral se réserve la moindre part et avantage les autres, le jeune homme refusera peut-être de le croire faute d'expé­rience. Il n'est donc pas apte à suivre un enseignement de science politique. Le paragraphe 39 commente avec la même fidélité la deuxième raison : la science morale en­seigne à suivre la raison ; on l'étudiera donc sans fruit si l'on a coutume de suivre ses passions (concupiscence, colère, etc.) ou si, se proposant raisonnablement de s'abs­tenir des plaisirs mauvais, on se laisse pourtant entraîner par le mouvement de la passion. L'article 40 précise la raison pour laquelle on dit que le passionné poursuivra vainement cette étude (*inaniter*)*.* C'est que la fin de la morale est pratique, et le commentaire ne laisse ici aucun doute sur le sens attribué au texte : les passions de la jeunesse n'empêchent pas d'apprendre la morale. Le passionné pourrait « peut-être » en acquérir la connaissance, mais, sa connaissance ne se traduira pas en actes, qui sont la fin de toute science pratique. Suit la remarque d'Aristote, que le temps n'est pas ici en ques­tion ; un vieux débauché reste un « jeune » à cet égard. 143:165 La portée de ces déclarations est nettement limitée par leur contexte. L'aptitude intellectuelle des jeunes à com­prendre un enseignement de la morale n'est qu'indirecte­ment mise en question. Le *forte* dubitatif de saint Thomas ne doit pas être pressé outre mesure. Le jeune qui suit ses passions sera un élève inattentif et étourdi. Il comprendra sans doute ce qu'on lui dit, mais la leçon ne lui rentrera pas dans la tête. N'allons pas au delà du sens certain du texte. D'autre part, on ne peut s'empêcher, en le lisant, de se demander pourquoi un jeune par l'âge ne pourrait pas être un adulte par les mœurs, comme un adulte par l'âge peut être resté jeune par les mœurs ? Le commentaire ne pose pas explicitement la question du jeune continent comme il pose celle du vieux débauché, mais il est difficile de croire que saint Thomas n'ait pas eu des exemples de jeunesse continente dans les cloîtres dominicains. Il a donc dû y penser. En outre, il laisse la porte ouverte à une exception de ce genre, car si l'âge n'est pas ici en cause, il ne doit l'être en aucun sens. Enfin, la chance veut que saint Thomas en ait fait au moins une fois la remarque : s'il est maître de ses passions, un jeune homme pourra suivre cet enseignement aussi profitablement qu'un homme mûri par l'âge et qui a fini par dominer les siennes. Nous rencontrerons le passage en question en examinant le témoignage du livre VII du commentaire sur la *Physique,* art. 925. Le deuxième passage du commentaire sur l'*Éthique* dont nous devions tenir compte se trouve au livre V ([^201]). Il est appelé par la même idée, que la morale part de l'expérience de la vie et doit conduire à des actes. Aristote veut établir que la vertu de prudence se rapporte à des cas particuliers : V, 9, 1142 a, II-20. Il le confirme par le fait que les jeunes peuvent acquérir la science de l'arith­métique ou de la géométrie, mais non pas devenir « pru­dents ». 144:165 L'acquisition de la prudence demande de l'expé­rience, celle-ci ne s'acquiert qu'avec l'âge et c'est préci­sément ce qui manque au jeune. Saint Thomas a bien vu que l'argument marque ici une pause. La conclusion est la même idée que celle sur laquelle reposait le commentaire du passage analogue du livre I : le « jeune », en la ma­tière, est celui à qui le temps a fait défaut pour acquérir l'expérience de la vie : *Juvenis autem non potest esse expertus, quia ad experientiam requiritur multitudo tem­poris*. Le commentaire marque non moins judicieusement qu'à cet endroit le philosophe semble introduire une question, apparentée certes, mais différente : *deinde... movet circa hoc quaestionem*. La question est de savoir pourquoi un enfant (*puer*) peut devenir mathématicien, mais non pas sage, c'est-à-dire métaphysicien, ou physicien, c'est-à-dire naturaliste ? La réponse fait bien voir qu'il s'agit là d'une question différente. Répondant d'abord pour les questions mathématiques (*mathematicalia*) Thomas dit que ces choses sont connues par abstraction du sensible donné dans l'expérience. Il n'y faut pas beaucoup de temps. Il en faut au contraire beau­coup pour acquérir la connaissance des principes de la nature, dont part le physicien, et qui ne se connaissent que par l'expérience. Passant alors à la métaphysique, ou sagesse, le commentaire dit expressément que, selon Aris­tote, « les jeunes ne la comprennent pas ». Littéralement, *non credunt,* l'acte de « croire » étant ici celui d'assentir à la vérité d'un jugement. Pour être en mesure de le faire, il faut pouvoir comprendre les termes de la proposition en question ; 145:165 or, lorsqu'il s'agit de sagesse ou de métaphysique, les jeunes ne peuvent vraiment former un tel assentiment parce que, précise le commentaire, « leur pensée n'atteint pas ce que dit leur bouche » : *non attingunt mente, licet dicant ore*. La raison va cette fois très loin. Aristote dit en somme que les jeunes qui parlent de méta­physique ne comprennent pas ce qu'ils disent. Les jeunes peuvent facilement comprendre ce qui tombe sous les prises de l'imagination ; quant à ce qui échappe au sens et à l'imagination, c'est pour eux hors d'atteinte, « car leur intellect n'est pas encore exercé à ce genre de considéra­tions, tant par manque de temps qu'à cause des nombreux changements que leur nature subit à cet âge ». Nous reviendrons sur ce que saint Thomas entend par ces pa­roles, qui n'ont d'ailleurs rien de mystérieux. Le dernier article du commentaire, le numéro 1211, élargit soudain la perspective, en liant à ce qui vient d'être dit le problème de l'ordre à suivre dans l'étude des sciences. Notons que le texte d'Aristote ne posait pas expressément ce problème. C'est saint Thomas qui l'introduit comme une sorte de corollaire des considérations qui précèdent. Ce qu'il en dit ne fait d'ailleurs que reproduire des conclu­sions déjà connues. Partant de l'enfant (*puer*)*,* l'ordre congru à suivre dans l'enseignement sera d'abord la logique (il n'est pas question de la *grammatica* ni des arts du lan­gage). Les mêmes *pueri* seront ensuite instruits en mathé­matiques. Troisièmement, et Thomas semble passer ici des *pueri* aux *juvenes* sans avertir le lecteur, on enseignera aux élèves la physique, car bien qu'elle ne dépasse pas l'imagination sensible, elle demande de l'expérience. Qua­trièmement, on passera à la morale, qui veut une âme libre de passions et, en outre, de l'expérience. Thomas vient sans doute de franchir ici en pensée le terme de la *juventus,* mais le texte ne le dit pas. Cinquièmement viendra la sagesse, métaphysique et théologie, qui transcendent l'ima­gination et exigent un intellect robuste : *requirent vali­dum ingenium*. Peut-être doit-on préciser qu'il ne s'agit pas expressément ici d'un plan d'enseignement, mais d'un plan d'études, ou *ordo addiscendi*, en quelques conditions qu'elles se poursuivent. A moins que le sens des mots ne soit devenu autre dans ce passage, il semble inévitable de conclure que, selon saint Thomas, Aristote doit être en­tendu littéralement quand il situe la maturité philoso­phique (morale et métaphysique) dans un âge déjà avancé. C'est pourquoi, disait le commentaire sur le *De causis*, les Anciens réservaient à cette étude les derniers temps de leur vie : *unde scientiam de primis causis ultimo ordina­bant, cujus considerationi ultimum tempus suæ vitæ depu­tarent* ([^202]). 146:165 Il s'agit bien du plan d'études de toute une vie. Imaginer, comme on le fait souvent, qu'il s'agit de placer la « classe de philosophie » la dernière, à la fin des études de collège réservées aux jeunes de dix-huit à vingt-deux ou vingt-trois ans, c'est transposer le problème dans un décor tout différent de celui où Aristote et saint Thomas l'ont d'abord posé et résolu. Certaines des précisions que le commentaire de l*'Éthique* laisse à désirer sont données par l'article 925 du commen­taire sur la *Physique,* VII, 3, 247 b, 19-248 a, 6. Aristote parle en cet endroit des altérations subies par le corps sous l'action des sensibles et il fait voir que l'âme intellec­tive est soustraite aux altérations de ce genre bien que, indirectement, son exercice puisse se trouver empêché par celles que subit son corps. Il n'y a d'altération que dans les corps sensibles ou dans les facultés sensitives de l'âme, mais non dans sa partie intellective, sinon par accident. Il s'agit donc d'une thèse de physique, et c'est en passant qu'Aristote fait à ce propos la remarque : « C'est pourquoi les enfants ne sauraient ni apprendre ni juger d'après les sensations comme font leurs aînés ; car il y a chez eux beaucoup de trouble et de mouvement. » Il faut que saint Thomas ait été préoccupé du sujet pour avoir saisi cette mince occasion de revenir au pro­blème. Il le fait en poussant la précision plus loin que dans le commentaire sur l'*Éthique,* partie de son propre mouve­ment, en partie, comme on verra, à l'invitation de la suite immédiate du texte ([^203]). Partant avec Aristote du fait que le trouble du corps retentit sur les opérations de l'âme, Thomas dit que c'est pourquoi les jeunes ne peuvent pas apprendre, et il pré­cise, de son cru : *capiendo ea quæ ab aliis dicuntur*. 147:165 C'est bien l'intellection qui est ici en cause : les jeunes ne comprennent pas ce qu'on leur dit. La clause suivante d'Aristote : les enfants ne peuvent « juger d'après les sensations », que le latin médiéval traduisait sommaire­ment par *judicare sensibus,* est naturellement comprise par saint Thomas comme signifiant que les jeunes sont inca­pables de juger, par leurs sens internes, de ce qu'ils entendent ou qui vient de quelque autre manière à leur connaissance : *neque per interiores sensus possunt judi­care de auditis*. Ils ne peuvent le faire aussi bien que leurs aînés, que l'on nomme encore *presbyteri,* mot que Thomas commente, avec l'aide évidente d'Isidore de Séville, comme signifiant en grec la même chose que *senior* en latin. On se souvient que le *senior* est l'homme de cinquante à soixante-dix ans, entré dans la *senectus* et qui va vers le *senium,* ou décrépitude. Aristote avait dit lapidairement la cause de cette in­capacité chez les jeunes : il y a chez eux beaucoup de trouble et de mouvement. Saint Thomas précise : le trouble, c'est-à-dire « celui provenant de mouvements désordonnés chez les enfants (*pueris*)*,* tant dans leur corps, parce que leur nature est toute en mutation pour cause de croissance, qu'également dans la partie sensitive de l'âme, où les passions dominent ». Ces lignes précisent le sens du passage du commentaire sur l'*Éthique,* § 1210 : « tum propter plurimas mutationes naturæ. » Prises ensemble, ces remarques autorisent à lire le commentaire de la *Phy­sique* dans la même perspective que celui de l'*Éthique* et, au moins sur ce point, à entendre leur langage au sens qu'avaient les mots chez Isidore de Séville. L'ensemble de ces documents y gagne en unité et en clarté. Aristote avait dit quelques mots de la manière dont ces troubles peuvent s'apaiser. En 248 a, 2-4, il notait ellipti­quement que « dans certains cas, ces troubles cessent et s'apaisent par l'effet de la nature elle-même, dans d'autres cas, pour d'autres causes ». Il ajoutait seulement : « dans les deux cas, ce sont des altérations dans le corps, telles que se réveiller et faire quelque chose, comme quand, se retrouvant sobre, on agit. » Ces exemples n'invitent pas à chercher ailleurs que dans une modification corporelle la cause immédiate de ces changements ; 148:165 au contraire, Aris­tote dit que, dans les deux cas, la raison du changement est une altération dont le corps est le siège. Mais la tra­duction dont disposait saint Thomas était moins précise, elle disait simplement que le trouble prend fin parce qu'il est arrêté, tantôt par la nature, tantôt par d'autres choses ; elle ajoutait ces mots vagues : *in utrisque autem his alte­rari atiquid accidit*. La clause : dans le corps, faisant défaut, on pouvait chercher les « autres causes » ailleurs que dans une altération proprement somatique. Saint Thomas en trouve une, indirectement somatique et aristo­télicienne, dans le passage de la jeunesse à la vieillesse par quoi la nature met fin au désordre ; pour commenter les « autres causes », il mentionne l'entraînement et l'ha­bitude, et c'est là que, faisant sans doute allusion aux jeunes clercs qu'une sévère éducation religieuse mûrissait moralement avant l'âge, Thomas ajoutait cette remarque : *et tunc possunt bene addiscere et judicare*, avec cette con­clusion : « De là vient que l'exercice des vertus morales, qui réfrènent les passions de ce genre, sont de grande valeur pour acquérir la science. » Nous sommes encore loin de savoir tout ce que nous aimerions savoir. Ce texte nous apprend que l'éducation morale peut rendre un jeune capable de savoir la science de l'éthique, parce que la pratique de la vertu abolit l'obs­tacle que dressent ordinairement les passions entre le jeune homme et la vérité morale ; en pareil cas, il semble certain que l'esprit du jeune homme peut, comme le dit ailleurs saint Thomas, comprendre les raisons de cette vérité. Mais qu'advient-il de l'enseignement et de l'étude de la métaphysique ? Existe-t-il une purification de l'intel­lect analogue à celle du cœur ? L'éducation morale, ou religieuse, ou sous toute autre forme, peut-elle obtenir chez certains sujets bien disposés ce mûrissement, ce vieil­lissement intellectuel qui, libérant la pensée de son asser­vissement aux images et aux sensations, le fait en quelque sorte passer avant l'âge de la *juventus* à la *senectus,* bref, lui confère le privilège de la maturité métaphysique ? On ne se souvient pas que saint Thomas ait expressé­ment posé la question. Sans doute, on a peine à croire qu'il ne se la soit posée. L'étonnant *De ente et Essentia,* tout métaphysique, est une de ses premières œuvres ; le Com­mentaire sur les *Sentences* du Lombard regorge de méta­physique, à tel point qu'on y trouve toutes ses maîtresses thèses commentées avec un luxe de précisions dont il se dispensera souvent plus tard ; enfin, il est mort à l'âge de quarante-neuf ans, c'est-à-dire avant d'atteindre le temps de cette *senectus* qui l'aurait qualifié pour aborder l'étude des œuvres qu'il avait lui-même écrites. 149:165 Il est impossible qu'il se soit considéré lui-même, et tous les jeunes auditeurs qui se pressaient autour de lui, comme disqualifié pour le genre d'études auquel ils consacraient leurs vies. C'est là qu'on aimerait obtenir du Maître quelques expli­cations directes, mais tout se passe comme si, de son propre point de vue, la réponse à ces questions était si évidente qu'il n'était pas besoin de la formuler. On en vient à se demander si, surpris de notre surprise, il ne demanderait pas à son tour : mais à quoi pensez-vous ? Je vous parle de philosophie, celle des philosophes et du Philosophe ! Vous me parlez de mes écrits et de mon enseignement, qui sont de théologie. Les deux cas sont différents. Je n'ai jamais dit qu'il fallait attendre l'âge de cinquante ans pour commencer l'étude de la théologie. Je ne conteste même pas qu'il soit utile, nécessaire d'enseigner à l'en­fant ce qu'il faut savoir de logique et de mathématiques pour être capable de bien raisonner ; je ne conteste même pas qu'il faille initier le jeune homme à la philosophie de la nature, puis à la métaphysique, pourvu que cette étude s'accompagne chez lui d'une réflexion sur la vérité de la foi et se fasse même à son service. Comment le nierais-je ? C'est ce que j'ai toujours fait moi-même, comme me l'im­posait ma vocation religieuse et ma charge de maître en théologie. Vivant dans la méditation incessante de la parole de Dieu, menant une vie de pénitence et de mortifications, le vrai théologien s'est libéré dès son jeune âge des pas­sions qui troublent le regard de l'intellect, il s'est accou­tumé dès l'enfance à vivre dans un monde spirituel où tout est d'autant plus dégagé de la matière qu'il est plus divin. La métaphysique n'est pas tellement inaccessible à celui que le surnaturel habite par la grâce et qui se tourne fréquemment vers Dieu pour lui parler, avec crainte certes, mais aussi avec espoir, confiance et amour dans la prière. Quel rapport entre le « philosophe », livré aux seules res­sources de la lumière naturelle, sans guide, sans aucune révélation divine pour l'avertir, et ce jeune chrétien, bien­tôt moine, prêtre, docteur de la doctrine sacrée qui peut bien avoir absorbé toute la philosophie de son temps, mais garde la vue fixée sur la lumière de la révélation divine ? Je ne sais ce que pensait là-dessus saint Thomas, mais il ne peut pas ne pas en avoir pensé quelque chose. En 1256, date du *De Ente et Essentia*, saint Thomas avait trente et un ans ; peut-il ne pas s'être aperçu qu'il avait écrit ce chef-d'œuvre métaphysique à un âge où, selon sa propre doctrine, il s'en fallait encore de vingt ans qu'il fût en âge de le lire ? Je ne veux lui attribuer aucune pen­sée dont je ne puisse prouver, sauf erreur de ma part sur son langage, qu'elle ait effectivement été sienne. 150:165 Je me reconnais donc incapable de prouver la supposition que j'avance. Tout ce que le peux dire, c'est qu'elle me semble s'accorder aux faits et que je n'en puis imaginer aucune autre. Ceci ne prouve pas qu'elle soit vraie, c'est du moins une excuse pour la proposer. On ne saurait pourtant pas douter que ce soit là un problème de philosophie, posé par des philosophes et résolu du point de vue de leur propre science. Platon assurait déjà, non pas simplement qu'il est vain d'enseigner la haute dialectique des Idées aux jeunes gens, mais que c'est une erreur philosophique de le faire. Ceux que l'on a laissé jouer trop jeunes avec cet instrument redoutable qu'est la dialectique, ne seront plus capables d'en bien user lorsque l'âge sera venu pour eux de le faire ([^204]). On vient de voir ce qu'en pense Aristote ; il tient les jeunes philosophes pour des perroquets, qui n'ont pas dans l'esprit le sens des mots que leur bouche prononce. Rien ne serait plus facile que de remplir un juste volume des explications que les commentateurs grecs, arabes ou chrétiens ont jointes au texte d'Aristote sur ce point. Laissons de côté des com­mentaires grecs comme celui d'Eustratius ([^205]), dont rien ne prouve que saint Thomas l'ait pris en considération sur ce point, il reste au moins trois prédécesseurs qui ne peuvent guère n'avoir pas retenu son attention : Albert le Grand parmi des chrétiens, le musulman Averroès et le juif Maïmonide. Un simple regard sur le commentaire d'Albert le Grand suffit à révéler que le maître et le disciple ont vécu dans deux univers philosophiques différents ([^206]). 151:165 Le jeune homme apprend facilement les mathématiques, dit Albert, parce que les formes dont traite cette science sont pure­ment intelligibles et abstraites. Les jeunes gens apprennent bien la métaphysique et la physique quand on la leur en­seigne, mais ils ne les comprennent pas bien parce que l'expérience leur manque : *Unde sapientialia et physica bene discunt juvenes ut audita, sed non credunt plena fide, eo quod sunt inexperta*. Au contraire, les objets mathé­matiques sont tels que leur définition est une et invariable : *et haec est vera causa ejus quod quaeritur, quia juvenes propter aetatis puritatem intellectum habet optime dispo­situm*. Un intellect ainsi bien disposé est de soi applicable aux formes intelligibles, et c'est pourquoi le jeune homme reçoit parfaitement ce qui est intelligible et proportionné à l'intellect humain. Le sensible, dispersé dans la matière demande beaucoup de recherches et de temps pour en tirer de l'intelligible auquel on puisse donner un assentiment certain. Quant aux intelligibles qui ne sont pas propor­tionnés à d'entendement humain, mais le dépassent et sont au-dessus de lui, on ne peut les connaître que par leurs effets, comme par des signes. Or ceux-ci doivent être aussi cherchés dans le particulier et l'individuel de l'expérience, c'est pourquoi l'enfant ne l'apprend pas de connaissance certaine, ni l'adulte non plus d'ailleurs : *ideo sapientialia a puero vel adulto certitudinaliter non accipiuntur*... Il n'y a rien en tout cela qui puisse nous éclairer, autrement que par contraste, sur la pensée de saint Thomas. Averroès n'a guère plus à nous apprendre. Fidèle comme toujours à la lettre d'Aristote, il ne s'aventure guère au-delà. On n'attendra donc pas de lui qu'il trans­forme en dissertations philosophiques de simples remarques faites en passant par Aristote. Il s'en tient à la raison de bon sens que l'étude de la métaphysique présuppose celle d'autres sciences, qui requièrent elles-mêmes de nom­breuses expériences : *et quasdam earum non est possibile credere juvenes* ([^207])*.* De toute façon, avant d'apprendre la métaphysique, il faut apprendre la logique, et cela demandera du temps : *vult quod difficilis sit scientia hujus, nisi praecesserit ante id scientia artis logicas, et hoc non erit nisi in lungo tempore*. Thomas d'Aquin aurait-il seul vu la portée de la question ? 152:165 Non car un autre l'avait saisie avant lui, et le curieux est que ce prédécesseur, lui aussi un vrai théologien, ait si clairement mis en évidence les aspects religieux de la pro­blématique léguée par Aristote, qui n'y pensait guère, à ceux de ses disciples pour qui une vérité révélée s'impo­serait à l'assentiment de l'homme. Rabbi Moyses, dont on sait combien il a retenu l'attention de saint Thomas, s'ex­prime ici avec une vigueur et un sens du concret qui ne laissent dans l'ombre aucun de ses sentiments sur le problème ([^208]). Il l'a longuement discuté dans le *Guide des Perplexes,* première partie, chapitres 34-36 : « De l'étude de la méta­physique ». D'accord avec Aristote sur l'ordre à suivre dans les études, il place la métaphysique à la fin. La raison qu'il en donne est que n'importe qui n'est pas capable d'en aborder l'étude. On ne peut s'y appliquer avec succès sans une préparation morale. Il faut d'abord acquérir le degré suprême de droiture et d'intégrité, « Car les pervers sont l'abomination de Yahvé, lui qui fait des hommes droits ses familiers » (Prov. III, 32). C'est pourquoi on déconseillait jadis d'enseigner la métaphysique aux jeunes gens, à cause de cette chaleur de sang qui jette la confusion dans leur esprit. Il leur faut d'abord se modérer et se calmer, avant arriver à cette haute compréhension de Dieu qu'est la métaphysique, comme il est écrit (Ps. 34, 18) : « Le Sei­gneur est proche des cœurs contrits. » *Ma'aseh Marcahah,* la métaphysique, n'est donc pas laissée à la disposition de tous ; il faut, pour pouvoir l'aborder, des qualifications multiples, sociales, philosophiques, de perspicacité, d'intel­ligence, d'éloquence et d'aptitude à se faire entendre par allusions voilées. Si quelqu'un satisfait à ces conditions, les secrets de la Loi lui sont confiés. On rapporte que Rabbi Jochanaan dit à Rabbi Eliezer : « venez, que je vous enseigne *Ma'aseh Marcahah *». Mais Eliezer répondit : « Je ne suis pas assez vieux ». Outre les qualités requises ci-dessus, il faut donc encore un certain âge, celui où l'homme a déposé la témérité de la jeunesse. Comment donc pourrait-on discourir de questions métaphysiques en présence de gens ordinaires, d'enfants et de femmes ? 153:165 C'est en ce point, au ch. 35, que Maïmonide attaque courageusement le problème précis sur lequel chaque lec­teur croyant s'interroge : allons-nous laisser les simples, les femmes et les enfants sans leur enseigner aucune vérité sur Dieu ? Loin de là ! Il y a des exceptions à faire en faveur de certaines Vérités fondamentales. « Comme tout le monde, même les enfants doivent être élevés dans la croyance que Dieu est Un et que nul autre que lui né doit être adoré ; semblablement, tous doivent être instruits par voie de simple autorité que Dieu est incorporel ; qu'il n'y a entre lui et ses créatures aucune ressemblance d'aucune sorte... bref, que la différence entre lui et ses créatures n'est pas simplement de degrés, mais absolue... Cela suffit pour la conduite des enfants et des personnes ordinaires qui doivent croire qu'il existe un Dieu parfait et incorpo­rel..., qu'on ne peut le comparer à ses créatures et que rien d'extérieur ne peut agir sur lui. Ce sont là choses qui doivent être expliquées à chacun selon sa capacité ; elles doivent être enseignées comme une tradition aux enfants et aux femmes, aux bornés et aux ignorants exactement comme on leur enseigne que Dieu est un, qu'il est éternel et qu'on ne doit adorer que lui seul. » Et ceux qui ont des difficultés, ou que l'ambiguïté de certains termes arrête ? Il faut les rassurer et leur dire que ce qu'ils ne comprennent pas, de plus sages le comprennent ; bref, qu'on procède comme on pourra, « mais il ne convient pas de les laisser croire que Dieu est corporel, ou qu'il possède aucune des propriétés des objets matériels, pas plus qu'il ne convient de les laisser dans la persuasion que Dieu n'existe pas, qu'il y a plusieurs dieux et qu'il faille adorer un autre être que lui ». Maïmonide est ici proprement admirable, mais il en prend à son aise. Comment sera-t-il plus facile de faire croire ces choses que de les faire comprendre ? Lui-même s'y laisse prendre, car pour faire admettre que Dieu est incorporel, donc immuable, il faut au moins faire com­prendre le simple sens de ces mots. Voilà donc Maïmonide qui commence à expliquer : Dieu n'est soumis à aucune influence extérieure, car toute passivité implique change­ment, or Dieu est entièrement soustrait au changement. On ne saurait mieux dire, mais voilà notre rabbin en pleine métaphysique ! Le problème comporte ses données propres et leurs exigences ne sauraient être éludées. On pense alors que saint Thomas ne les a pas éludées non plus. En termes simples, mais avec une parfaite fer­meté, il n'a cessé de redire que l'homme doit croire la vérité salutaire qu'il est incapable de comprendre. Que l'homme ne s'inquiète de rien : tout ce qu'exige l'unique nécessaire lui est assuré par la foi en la parole de Dieu. 154:165 L'intérêt que présente la position de Maïmonide, c'est qu'elle souligne un problème latent que l'intrépide con­fiance de Thomas d'Aquin dans le pouvoir de la raison hu­maine, qui n'a d'égale ou de supérieure que son absolue confiance dans la vérité de la foi, risque de voiler à nos yeux. Le fidèle qui croit, purement et simplement, que Dieu est, qu'il est Un, qu'il est Incorporel et Impassible, bref qu'il est Simple et par là différent de toute créature à laquelle nous puissions penser, l'homme d'esprit borné, la femme ignorante, l'enfant à qui l'on donne ces vérités à croire parce qu'ils ne sauraient les comprendre, ne les met-on pas sans condition en possession des vérités méta­physiques les plus hautes ? Qu'ils étudient plus tard Platon, Aristote, Plotin et Avicenne, sans oublier Augus­tin, Bonaventure et Thomas d'Aquin, qu'auront-ils de plus à apprendre ? Sans doute, ils en comprendront alors quel­que chose, mais au moment où leur raison commencera de savoir ce que leur foi croyait dès l'enfance, ces *seniores* s'apercevront qu'ils ne font qu'apprendre sur le tard ce qu'ils ont toujours su. Saint Thomas n'a tiré aucune conséquence pratique de cette certitude ; ce n'était pas sa mission et nous avons encore bien moins celle de l'assumer à sa place. Mais l'étude de son œuvre pose à l'historien des problèmes que le théologien et le philosophe ont devoir d'examiner et, si possible, de résoudre. C'est une crainte salutaire que celle de confondre la foi et la raison, mais il n'est peut-être pas sans danger non plus de les isoler. Saint Thomas ne l'a jamais fait. Ses craintes n'allant pas en ce sens, il s'en est rarement expliqué, mais on rencontre dans ses écrits des notations qui sont comme des traits de lumière soudains dans les profondeurs. Il a dit une fois, en passant et comme par hasard, que parce que la foi vivante est infor­mée de charité, le fidèle aime ce qu'il croit, de sorte que cet amour n'est pas sans faciliter pour lui la découverte de rai­sons en faveur de ce qu'il croit, et aime. Saint Thomas veut même que ce que le croyant parvient à comprendre, il conserve toujours au cœur la disposition à le croire sur la seule parole Dieu, si c'est nécessaire ([^209]). 155:165 Il n'est donc pas interdit de chercher dans cette direction une réponse au problème que son œuvre nous pose : comment un tel génie métaphysique, dont la précocité égale la profondeur, a-t-il pu enseigner, avec Aristote, que la maturité philoso­phique est à ce point tardive ? C'est peut-être que la vie spirituelle aussi a des symbioses dont le *comment* nous échappe, mais dont, comme celles de la nature, les effets sont bienfaisants. 156:165 Bibliographie ### Ouvrages d'Étienne Gilson 1\. -- La présente « bibliographie » n'a aucune prétention « scientifique ». Elle aurait plutôt la prétention contraire. Car elle n'est pas une nomenclature complète. Elle choisit. Elle ne retient que certains titres : non pas à l'exclusion des autres, mais à coup sûr de préférence aux autres. C'est la liste des ouvrages d'Étienne Gilson que j'aime le mieux et que je recom­mande le plus. Cela est, sinon arbitraire, du moins personnel. 2\. -- Avec Gilson, il est important et presque toujours in­dispensable d'utiliser la plus récente édition de ses ouvrages. Quand il annonce d'une édition qu'elle est « revue » ou qu'elle est « augmentée », ce n'est pas une clause de style. 3\. -- La plupart des ouvrages de Gilson sont édités par la Librairie philosophique J. Vrin, 6, place de la Sorbonne à Paris V^e^. Dans la liste ci-après, le nom de l'éditeur n'est donc mentionné que si, par exception, c'en est un autre. J. M. -- *Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d'Aquin*. Sixième édition revue (1965) : 480 pages gr. in-8. -- Malgré son titre, et non par réserve sur son contenu mais considération pédagogique, ce n'est point par cette « introduction » que nous conseillons aux débutants de commencer. Qu'ils soient débutants dans la connaissance de la pensée de saint Thomas, ou dans celle de Gilson, ou les deux, nous leur recommandons bien plutôt de commencer par ces trois autres livres (dans l'ordre) : « Le réalisme méthodique », puis « L'esprit de la philosophie médiévale », puis « Christianisme et philosophie ». 157:165 -- *Le réalisme méthodique*. Pierre Téqui éditeur ; troisième édi­tion sans date (probablement 1936) : 104 pages in-8 carré. -- La dernière partie du livre est un « Vade mecum du débutant réaliste ». L'ouvrage est épuisé chez l'éditeur. On trouve naturellement à le consulter dans toutes les bonnes bibliothèques universitaires ou municipales ; beaucoup plus rarement, bien entendu, dans les biblio­thèques dites catholiques. -- *L'esprit de la philosophie médiévale*. Deuxième édition revue (1944), en un seul volume de 448 pages gr. in-8. -- Ne pas confondre cet ouvrage avec « La philosophie au Moyen Age », livre paru chez Pa­yot : ce dernier est une histoire de la philosophie au Moyen Age (voir plus loin). « L'esprit de la philosophie médiévale » n'en est ni un résumé ni un développement ; c'est un tout autre ouvrage ; c'est un traité de philosophie catholique ; les deux premiers chapitres sont ceux qui contiennent la doctrine de Gilson sur « le problème de la philosophie chrétienne » et sur « la notion de philosophie chrétienne ». -- *Christianisme et philosophie*. Deuxième édition (1949) : 170 pages in-12. La première édition est de 1936 : dès cette époque, Gilson avait indiqué avec vigueur et précision les racines philoso­phico-théologiques de la grande régression mentale (et de l'immense désastre spirituel) que nous subissons présentement. C'est pour­quoi nous attachions tant de prix à reproduire dans « Itinéraires » ce chef-d'œuvre dont l' « actualité », loin de diminuer, augmente chaque jour, au fur et à mesure que la même décadence s'appro­fondit. -- La version parue dans « Itinéraires » est la plus récente : les corrections faites par Gilson pour cette publication sont rares et presque uniquement de style : « quelques retouches de détail », disait-il. Voir « Itinéraires », année 1967, du numéro 113 au numéro 118. L' « avant-propos » de Gilson pour cette publication est dans le numéro 114 (pages 16 et 17). C'est dans cet avant-propos, daté du 28 avril 1967, qu'Étienne Gilson déclarait au sujet de « l'unique nécessaire » : « plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en détourner ». -- *La philosophie au Moyen Age*, des origines patristiques à la fin du XIV^e^ siècle. Payot éditeur. Deuxième édition revue et augmen­tée (1944, réimprimé en 1952 ; première édition en 1922) : 784 pages in-8 carré. -- « Vue d'ensemble de la philosophie médiévale, écrite pour un lecteur cultivé qui désire s'initier à ces questions (...). Notre intention (a été) simplement de raconter une histoire, telle qu'on peut l'apercevoir dans ses grandes lignes, en ne retenant de ses moments principaux que ce qui peut en éclairer le sens général » -- Plusieurs chapitres de synthèse, dans les diverses parties de l'ouvrage, apportent au lecteur, tirées de leur temps, de vives lumières pour tous les temps ; voir par exemple : « Chrétienté et société » (XI^e^ siècle) ; Sacerdoce et Royauté (XII^e^ siècle) ; « Sa­gesse et société » (XIII^e^ siècle), etc. 158:165 (La pagination indiquée dans la table des matières est plusieurs fois fautive de quelques unités. Par exemple, le chapitre « Bilan du XIII^e^ siècle » est dans le livre à la page 580, dans la table des matières à la page 585.) -- *Réalisme thomiste et critique de la connaissance*. 244 pages in-12. Première édition en 1939. Réimpression inchangée en 1947. Réponse aux objections qui avaient été adressées à l'opuscule sur « Le réalisme méthodique ». -- Sans méconnaître les travaux de Maritain et de Tonquédec en faveur de leur dénommé « réalisme critique » (Maritain principalement dans « Les degrés du savoir », Tonquédec dans « La critique de la connaissance »), et sans non plus exagérer les différences entre leur dit « réalisme critique » et le « réalisme méthodique » de Gilson, nous préférons nettement le « réalisme méthodique » au « réalisme critique » : nous trouvons que le « réalisme méthodique » est le plus... réaliste des deux. -- *Le philosophe et la théologie*. Fayard éditeur (1960) : 264 pages in-16 jésus : Écrit à soixante-quinze ans, ce livre retrace les grandes lignes et dégage le sens d'une « histoire toute personnelle » -- L'aventure d'un jeune Français élevé dans la religion catholique, redevable de toute son éducation à l'Église et de toute sa formation philosophique à l'Université (...) : un témoignage sur une longue suite d'incertitudes dont, nous étant nous-même libéré, nous aime­rions épargner à d'autres l'erreur de s'y engager. » -- *Les métamorphoses de la cité de Dieu* (1952). X et 294 pages in-8 écu. Ce livre contient la substance d'un cours à l'Université de Louvain en mai 1952. L'histoire de la notion de chrétienté est ici matière à réflexion philosophique et à interrogation théologique. -- *Saint Thomas d'Aquin*. Gabalda éditeur, deuxième édition (1925) : 380 pages in-12. Le titre du volume est trompeur si on l'isole du titre de la collection : « Les moralistes chrétiens, textes et commentaires » : C'est donc seulement la morale de saint Thomas qui est traitée ici, par d'amples commentaires autour de textes nom­breux (traduits en français). -- On n'utilisera pas ce livre sans se reporter simultanément à la troisième partie (« la morale ») de l'ouvrage intitulé : « Le thomisme », signalé plus haut. 159:165 -- *Héloïse et Abélard*. Troisième édition revue (1964) : 216 pages in-16 jésus. Leur histoire est « non seulement attachante », mais elle est « la pierre de touche qui permet d'essayer certaines des idées reçues concernant le Moyen Age et la Renaissance, et d'en juger la valeur ». Ce sont à l'origine des leçons faites au Collège de France en 1937. \*\*\* *Les dix ouvrages qui précédent et les deux dont les réfé­rences bibliographiques sont indiquées en page 1 du pré­sent numéro : nous les recommandons tous les douze ; nous en recommandons l'étude à tous. -- A tous ? -- A tous ceux qui veulent s'initier à la philosophie chrétienne ou y avancer. Nous souhaitons voir figurer ces douze ouvrages dans toutes les bibliothèques de cercles et de cellules de travail. Ils sont en somme, si l'on nous permet l'usage analogique de cette expres­sion, le* « *fonds obligatoire *»*, ou du moins le* « *fonds commun *»*.* *Voici maintenant quelques autres ouvrages de Gilson dont l'étude nous paraît devoir se situer après celle des précédents, et demeurer* « *facultative *»* : c'est-à-dire qu'elle dépend des directions diverses dans lesquelles chacun aimera mieux pour­suivre son étude et sa réflexion.* \*\*\* -- *L'être et l'essence*. Deuxième édition revue et augmentée (1962) : 380 pages in-8 carré. -- Tous les échecs de la métaphysique viennent de ce que les métaphysiciens ont substitué à l'être, com­me premier principe de leur science, l'un des aspects particuliers de l'être étudiés par les diverses sciences de la nature. » -- *Dante et la philosophie*. Deuxième édition (1953) : XII et 342 pages gr. In-8. -- *Introduction à l'étude de saint Augustin*. Troisième édition (1949) : 370 pages gr. In-8. -- *La philosophie de saint Bonaventure*. Troisième édition (1953) 418 pages gr. In-8. -- *La théologie mystique de saint Bernard* (1947) : 254 pages gr. In-8. 160:165 -- *Théologie et histoire de la spiritualité* (1943) : 28 pages gr. in-8 (leçon inaugurale de la chaire d'histoire de la spiritualité à l'Ins­titut catholique de Paris). -- *Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien*. Troisième édition (1967), identique à la se­conde (1951) et à la première (1930) : 344 pages gr. in-8. -- *Introduction à la philosophie chrétienne* (1960) : 228 pages in-16. -- *Les tribulations de Sophie* (1967) : 176 pages in-16 jésus. 161:165 ## CHRONIQUES 163:165 ### La publicité clandestine par Louis Salleron JE NE SAIS SI, quand paraîtront ces lignes, on connaîtra les propositions que doit faire, après enquête, M. Phi­lippe Malaud en vue d'une réorganisation de l'O.R.T.F. Je les lirai avec intérêt, car je me demande ce qu'il pourra bien dire. Il se limitera probablement aux aspects administratifs et financiers du problème, puisque ce sont les scandales de la « publicité clandestine » qui sont à l'origine de sa mis­sion. Mais ces aspects sont secondaires. Le véritable pro­blème, c'est celui de la télévision elle même. De quoi s'agit-il ? Il s'agit d'un organisme qui fonc­tionne en *monopole* et qui est le *pouvoir* le plus puissant qu'on puisse imaginer pour orienter l'*opinion publique*. *Quelles règles de fonctionnement peut-on assigner à un tel pouvoir ?* Je serais bien embarrassé si j'étais à la place de M. Phi­lippe Malaud. Car, d'abord, comment poser le problème ? On a tout de suite vu celui de la publicité clandestine. Mais ce que j'ai pu en lire dans les journaux n'était pas bien éclairant. Qu'entend-on par publicité clandestine ? Cela paraît simple à première vue, mais à la réflexion c'est d'une extrême complexité. Par publicité non clandestine, on entend celle qui donne lieu au versement d'une somme d'argent pour présenter un produit à la télévision pendant un temps déterminé. 164:165 Une marque de dentifrice, de détergent, de machine à laver peut « faire de la publicité » à la « télé », comme elle en fait à la radio, dans la presse, par affiches. C'est clair et net. Sorti de cette formule, on entre dans un labyrinthe de difficultés. Difficultés quant à l'appréciation de ce qui peut être considéré comme de la publicité. Difficultés quant à la détermination des personnes responsables ou bénéficiaires de cette publicité. En certains cas, la publicité déguisée sera cousue de fil blanc, et ses agents facilement détectables. En d'autres cas, il sera bien malaisé de distinguer la publicité de l'information ou du divertissement. *L'image* est productrice d'effets sur le spectateur. Quand cette image présente ou évoque des produits ou des ser­vices appréciables en argent, elle est, qu'on le veuille ou non, qu'on le cherche ou non, qu'on le regrette ou non, de nature publicitaire. Comment cette question est-elle réglée à l'O.R.T.F. ? Je l'ignore. Il est d'ailleurs probable qu'en dehors des journaux où je ne l'ai pas vue traitée, elle est examinée dans les gros rapports inaccessibles. Par la force des choses, elle donne lieu à des règlements en usage à l'O.R.T.F. puisque c'est une question qui se pose tout le temps. J'ignore ces règlements. Prenons le cas, par exemple, d'un récital de piano. On photographie le pianiste sous tous les angles, et la marque de son instrument passe et repasse sous les yeux du télé­spectateur. Celui-ci saura que c'est sur un Pleyel, ou sur un Steinway, que joue l'artiste. L'effet est d'autant plus grand que c'est l'artiste qui cautionne la marque. Est-ce de la publicité *clandestine ?* La question est complexe ; et elle ne se présente pas de la même façon selon que le concert est organisé par l'O.R.T.F. ou qu'il se contente de le trans­mettre. Le cas du sport, lui, est souvent évoqué. Il baigne dans la publicité de tant de manières que je me demande com­ment on s'y prend pour le régler. Le cyclisme, l'automo­bile, le ski mettent en jeu d'innombrables intérêts. Qui paye, qui est payé dans cet imbroglio ? Un cas qui m'intéresse est celui du livre. Dans des émissions diverses, on nous présente des auteurs et leurs ouvrages. C'est normal. Qui choisit ces heureux, et leurs éditeurs ? En ce qui concerne les livres religieux, nous avons le droit, le dimanche matin, de temps à autre, à des sélections chaudement recommandées. Les éditeurs religieux payent-ils pour cette belle publicité l'O.R.T.F. ou tel service ecclé­siastique chargé de l'information et des communications sociales ? Ou bien la publicité est-elle gratuite ? 165:165 Tous ces cas sont relativement simples. Mais si l'on considère que toute la vie moderne baigne dans l'Économie, à quel moment peut-on dire qu'apparaît la publicité clan­destine ? Car qu'il s'agisse d'un reportage, d'un sketch ou d'un film, si une auto passe sous nos yeux, c'est forcé­ment une auto dont la marque est connue ; si des gens déjeunent ou dînent ou prennent l'apéritif, le champagne est du champagne, le whisky est du whisky et les marques de vin et d'eau minérale ne peuvent être toujours dissi­mulées. Comment se dépêtrer dans cette complexité ? Le *monopole* ne simplifie pas les choses. Il exige honnê­teté, impartialité, juste proportionnalité dans la réparti­tion des images -- mais selon quels critères ? Nous sommes en présence d'un *phénomène de masses* qui tire les solutions vers le nivellement par en bas. La télévision engendre et reflète l'opinion. En dehors des « copinages » individuels, dont il a été parlé dans la presse, il y a ce qu'on pourrait appeler les *copinages de masses.* Quand je regarde la télévision, ce qui me frappe en elle, ce n'est pas la *publicité* clandestine, c'est ce que j'appel­lerais plutôt la *complicité* clandestine. Si on se place au point de vue financier, les scandales de la publicité clan­destine sont certainement peu de chose (surtout au regard du scandale d'une organisation manifestation monstrueuse et donc très onéreuse). Mais ce qui est véritablement scan­daleux -- et c'est là le vrai problème de l'O.R.T.F. --, c'est l'encouragement à la dégradation des mœurs, par la com­plicité permanente avec toutes les forces de destruction qui rongent la société. Problème dont, bien loin de sous-estimer la difficulté, j'estime qu'il est très difficile à résoudre. Ce n'est pas la censure, au sens usuel du mot, qui peut le résoudre. Ce n'est pas non plus (c'est moins encore) une préoccupation moralisante qui présiderait aux émissions. Alors ? Quoi ? Les solutions aux problèmes de ce genre sont *dans les hommes responsables.* Il faut que leur *autorité* soit telle, par l'intelligence, le caractère et le style de commande­ment, qu'ils donnent un *ton* qui soit le bon à l'ensemble des émissions. 166:165 Les mass-media, par leur pesanteur même, tendent à *abaisser.* Il faut qu'elles tendent à *élever* -- dans la liberté. Il ne s'agit donc pas d'une simple *honnêteté financière.* Il ne s'agit même pas seulement d'une *déontologie profes­sionnelle.* Il s'agit d'une *éthique politique,* car il s'agit d'un problème politique. Le problème politique proprement dit, *dans son aspect officialisé,* est facile à résoudre. Il y a des partis, il y a des syndicats, il y a une majorité et une opposition. Rien n'est plus aisé que d'accorder à chacun, en équitable pro­portionnalité, ce qui lui est dû. A ce niveau, je vois mal ce qui pourrait être reproché à l'O.R.T.F. Le problème se complique quand on passe à la *poli­tique diffuse.* Les images, ici, sont reines. Or on peut dire que c'est la subversion qui a les faveurs de la télévision. Le flot majeur des images est dans le sens de la révolu­tion, bizarrement tempérée par le flot des images de la société de consommation et l'abondance des films amé­ricains. Mais quand je parle d'*éthique politique,* je vise les *mœurs sociales* dans leur ensemble. A cet égard, le niveau est bas. Problème difficile, je le répète. Il tient à la nature de l'information (au sens le plus vaste du mot). Celle-ci vise toujours le nouveau et l'exceptionnel. On connaît la bou­tade : « Un chien qui mord son maître, ce n'est pas une information. Un maître qui mord son chien, c'en est une. » De la même façon, un curé qui dit sa messe, ce n'est pas une information. Un curé qui fait danser des filles à moi­tié nues dans une église, c'en est une. Un étudiant ou un ouvrier qui travaillent, ce n'est pas une information. Un étudiant ou un ouvrier qui mettent le feu à une boutique, c'en est une. Et le tout à l'avenant. Les millions de téléspectateurs qui sont suspendus au « petit écran » sont portés à se demander s'ils sont nor­maux et s'ils ne sont pas des poires en ayant une femme et des enfants, en exerçant un métier pour gagner leur vie, en respectant les règles élémentaires de la vie sociale. 167:165 Cependant, il est bien certain que s'ils regardent la télévision, c'est pour y trouver autre chose que le spec­tacle monotone de leur vie quotidienne. On doit donc leur présenter des programmes qui leur apportent l'informa­tion, la distraction et la culture qu'ils en attendent, sans les porter à penser pour autant qu'ils sont les imbéciles et les laissés pour compte d'une société où tout le monde, apparemment, mène une vie merveilleuse -- dans le sport, la chanson, l'aventure, la politique, l'argent et le vice. Quadrature du cercle ? J'attends là-dessus le rapport de M. Philippe Malaud pour me prononcer. Louis Salleron. 168:165 ### Une I.T.T. qui cache la forêt (*International Telephone and Telegraph Company*) par Jean-Marc Dufour LE JOURNALISTE AMÉRICAIN Jack Anderson est un spécialiste des « indiscrétions » politiques. La dernière série de ses papiers à sensation a causé du remue-ménage dans toute l'Amérique latine. Tous les journaux ont publié, sur toute la largeur de leur page politique, un résumé des « fuites » révélées par Anderson. Le gouvernement chilien a saisi l'occa­sion pour annoncer un nouveau complot, le neuvième ou le dixième depuis son arrivée au pouvoir, on ne sait plus très bien où on en est... Complot qui rejoindra peut-être les pré­cédents aux oubliettes de l'histoire chilienne : la justice a régulièrement conclu au non-lieu dans toutes les affaires pré­cédentes. Pourtant le coup aura été porté. C'est pourquoi je pense qu'il faut examiner cette affaire un peu plus en détail. ##### 1. -- Les révélations de Jack Anderson. Avant d'entrer au creux du sujet, quelques précisions. Quoique Jack Anderson affirme ne pas faire de politique, on peut constater que les séries de « révélations » qu'il a publiées jusqu'à ce jour sont toutes orientées dans la même direction. Elles sont reprises avec une joie évidente par la presse « de gauche » américaine ; elles portent régulièrement atteinte à la politique du gouvernement Nixon et favorisent, en cette année préélectorale, les candidats les plus engagés dans l'abandon. 169:165 Les documents publiés cette fois par Jack Anderson mettent en cause la très puissante I.T.T. -- International Telephone and Telegraph Company -- déjà, notons-le, menacée par l'appli­cation de la loi anti-trust. Selon ces documents, l'I.T.T. aurait été inquiète -- lors de l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende -- pour le sort réservé aux investissements américains au Chili et, plus particulièrement, aux siens. On la comprend facilement. Passant de l'inquiétude à l'action, les dirigeants d'I.T.T. se seraient adressés à un fonctionnaire de la Maison Blanche et lui auraient confié qu'ils étaient prêts à financer « jusqu'à un montant de sept chiffres » -- soit jusqu'à dix millions de dollars -- une opération qui empêcherait la prise du pouvoir par Salvador Allende. C'est là la première bombe posée par Jack Anderson. La seconde touche directement Richard Nixon. Onze jours après l'élection d'Allende -- je pense qu'il faut comprendre après le premier vote et avant que le Congrès ne ratifie son élection -- l'Ambassadeur des U.S.A. au Chili, Edward Korry, aurait reçu un message du Département d'État « lui donnant le feu vert pour agir au nom du Président Nixon. Le message lui donnait toute autorité, sauf action du type République Do­minicaine, pour empêcher qu'Allende accède au pouvoir ». Tout le reste ne fait que rapporter des anecdotes ou des ragots, parfois savoureux, sur les hommes d'État chiliens ou américains. On apprend ainsi que E. Frei voulait bien être renversé par un coup d'État militaire... avant de tourner casaque et de faire savoir aux mêmes militaires « qu'il était totalement opposé à un coup d'État ». Que le Sous-Secrétaire d'État Charles Meyer partait en voyage à Haïti et Saint-Do­mingue « pendant que Santiago brûle » ! Que le Département d'État était opposé à la politique d'Edward Korry, qui faisait, lui, la politique de Nixon. Tout cela est amusant, mais sans importance. La presse de gauche nord-américaine, *Washington Post* en tête, emboucha les trompettes de l'indignation. « Comment est-il possible -- si cela est vérifié --, écrit le Washington Post, que, en 1970, un Président nord-américain puisse envisa­ger la possibilité d'intervenir pour empêcher que le Président démocratiquement élu d'un pays supposé ami puisse accéder au pouvoir ? » Une telle question a un côté comique qui en fait presque excuser la sottise. En 1970, comme en 1900 et comme sans doute en 2000, les États et leurs Présidents passent, ont passé et passeront leur temps à chercher à intervenir dans les affaires des autres pays, amis ou non. Ce n'est point là une spécialité des États-Unis. Les autres pays, Cuba en tête, pour ne pas quitter l'Amérique latine, se font un devoir de cette douce occupation. Mieux : dans le cas de Cuba, on s'en vante sans que personne songe à s'en offusquer. En conséquence, je pense que les documents publiés par Jack Anderson sont authentiques ; que les manœuvres qu'il décrit font partie du petit arsenal de l'homme d'État ; enfin, que le seul tort de ITT T. et du gouvernement yanqui, c'est de s'être fait prendre la main dans le sac. 170:165 Ce qu'on ne comprend pas, en revanche, c'est que la presse française qui a fait écho aux révélations de Jack Anderson sur l'I.T.T. n'ait soufflé mot des révélations qui suivaient, et portaient, cette fois, sur Cuba. Selon le journaliste américain -- qui dit avoir eu entre les mains les révélations faites à la C.I.A. par un officier de renseignement cubain ayant choisi la liberté --, la Russie aurait offert à Cuba de payer tous les frais occasionnés par la subversion en Amérique latine. Un nouveau « centre de libération » est installé à Santiago du Chili, organisé par des fonctionnaires de l'ambassade cubaine dans ce pays, fonctionnaires dont il donne les noms. Aux yeux de la presse, tout se passe comme si les Cubains étaient incapables de si noirs desseins, alors qu'ils se sont eux-mêmes fait gloire de leur entreprise de subversion. ##### 2. -- L'histoire de Tania. Tous les pays, Cuba en tête, interviennent dans les affaires intérieures de leurs voisins et s'en vantent, disais-je. Le cas de Tamara Haydée Bunke Bider, dite Tania, en est un exemple frappant. Rien de ce que je vais relater ci-dessous ne relève de l'imagination d'agents anti-castristes. Je ne fais que suivre le récit publié, du 15 novembre 1970 au 3 janvier 1971, comme supplément au résumé hebdomadaire de Granma, organe cen­tral du P C. Cubain. Tamara Haydée Bunke Binder est allemande, fille de deux communistes allemands qui, à l'arrivée de Hitler au pouvoir, se sont enfuis de leur pays et se sont réfugiés en Argentine, où ils avaient de la famille. Dès leur arrivée, leur premier soin fut de prendre contact avec le Parti Communiste Argentin, de s'y affilier. Leur maison devint alors un centre de conspi­ration communiste -- le Parti Communiste était alors interdit en Argentine. La guerre finie, toute la famille revint en Allemagne démo­cratique. Tamara milita alors dans les organisations commu­nistes est-allemandes. Elle fit partie de la *Gesellschaft Sport und Technik --* Association sportive et technique -- « qui prépa­rait les jeunes gens de l'un et l'autre sexe pour la défense, grâce au sport, la gymnastique et la technique (conduite auto­mobile, Morse, téléphone, etc.) » Le « etc. » comprend particu­lièrement l'usage des armes à feu. Son habileté au tir fut bien­tôt telle qu'on lui offrit un revolver soviétique. 171:165 Grâce à sa connaissance de l'espagnol -- qui était en fait pour elle, sa langue maternelle -- elle devint interprète. Elle fut bientôt célèbre parmi les étudiants sud-américains qui se rendaient en stage en Allemagne de l'Est ; au point que, lors de leur passage à Paris, ceux-ci confiaient aux nouveaux venus : « Tu demandes Tamara, et tout s'arrange. » Cuba étant devenue communiste, Tamara n'eut plus qu'une idée : s'y rendre. Tout s'arrangea au cours d'une tournée que fit en Allemagne de l'Est le ballet cubain d'Alicia Alonso. La culture, vous dis-je, la culture. Tamara arriva sans retard à La Havane, où elle s'inscrivit à l'Université. En même temps, elle travaillait comme traductrice au Ministère de l'Éducation. On la retrouve alors partout. Membre de la Jeunesse Rebelle, membre des Comités de Défense de la Révolution, participant à la Zafra, montant la garde devant le ministère, fusil au poing, membre régulier des milices de défense populaire. C'est l'activiste type et modèle. Un tel zèle allait être récompensé. « Un matin du mois de mars 1963, dans une maison de La Havane, capitale de la Cuba Révolutionnaire, Haydée Tamara Bunke Bider, de nationalité argentino-allemande, commençait à réaliser le plus grand désir de sa vie : se dévouer complètement au service de la révolu­tion. » « Les hommes chargés de la lutte directe contre l'impéria­lisme à l'intérieur et à l'extérieur des frontières nationales sélectionnaient Tamara... » Ici, j'ouvre une parenthèse. Il ne manque pas de beaux esprits pour se gausser des Cassandre qui affirment que les « stages », les « camps de vacances » organisés à Cuba servent au recrutement des services secrets cubains. Il est vrai que dans 99 cas sur 100, rien de tel ne se passe. Mais il existe ce centième cas et l'histoire de Tamara le prouve justement. Fin de la parenthèse. Dès lors commence l'entraînement de Tamara au métier l'agent secret. « Exercice du 20 février 1964 : a\) Installation d'un équipement de radio du type utilisé par la C.I.A. contre Cuba. Réception et transmission de mes­sages chiffrés de trois correspondants dans trois provinces différentes. b\) Réaliser un contact personnel avec un camarade qu'elle devra identifier à des signes convenus et lui donner un croquis des boîtes aux lettres dormantes choisies dans la zone du point C. c\) Choisir une zone pour des contacts impersonnels, en faire un croquis et déposer trois messages dans différentes boîtes, dormantes. 172:165 d\) Réaliser une étude opérative de la situation et des orga­nisations politiques de Cienfuegos. e\) Envoyer à une Boîte Postale à La Havane diverses lettres codées, en écriture sympathique, dans lesquelles seront trans­mis les renseignements obtenus. f\) Mettre en pratique les mesures de sécurité élémentaires contre la technique ennemie comme : écrire sur une surface dure et lisse, ne pas avoir de conversations compromettantes au téléphone, dans des maisons, des autos ni d'autres endroits fermés, laisser sur ses vêtements et objets des signes pour savoir s'ils ont été fouillés secrètement, etc. g\) Obtenir les renseignements nécessaires pour une action urbaine contre un centre industriel de Cienfuegos. » L'entraînement terminé, fin mars 1964, Tamara rencontra celui avec lequel elle devait travailler : le Commandant Che Guevara. Dès cet instant, celui-ci lui expliqua quelle serait son activité future. N'en déduisons pas, un peu trop rapide­ment que, dès 1964, l'équipée bolivienne de Che Guevara était décidée. Disons qu'elle était « envisagée ». Entre bien d'autres sans doute, pour lesquelles d'autres Tamara étaient systéma­tiquement et patiemment entraînées. Puis vint la création de la « légende » de Tamara Bunke. Il fut décidé qu'elle serait une Allemande née à la frontière italienne : elle apprit l'italien ; que ses parents auraient vécu en mauvaise intelligence et qu'elle ne s'entendait pas avec eux, ce qui permettait d'éluder bien des questions à ce sujet ; elle irait en Europe, prendrait des photographies d'un village situé justement à cette frontière austro-italienne, et d'un couple de gens âgés qu'elle garderait comme étant celle de ses parents. Elle devint Haydée Bidel Gonzalez puis Maria Iraiarte, puis Laura Gutierrez. Elle voyagea sous tous ces noms, et finit par arriver en Bolivie. « Légende définitive : Nom et prénoms : Laura Gutierrez Bauer, Nom des parents : Antonio Gutierrez Saenz et E. Hilda Bauer Gergman, Lieu de naissance : Buenos Aires, Argentine, Biographie : moi, Laura Gutierrez... » Le reste de l'histoire est classique. Arrivée à La Paz, elle se lie avec des « gens en place » -- autant que possible de droite. Obtient des cartes d'accréditation, devient la secrétaire d'un quelconque personnage, joue son rôle d'ethnographe pas­sionnée de musique folklorique, accueille les agents cubains, puis aide à l'implantation du maquis de Guevara, s'y rend une fois, puis deux. Une fois de trop : l'étau de l'armée bolivienne s'était refermé ; elle trouva la mort au Vado del Yeso. 173:165 Tout cela est raconté en détail, avec une foule de détails que je suis bien obligé de passer, dans huit numéros successifs de Granma, organe central du P.C. Cubain. Alors ? Alors, les petites conversations des fonctionnaires de l'I.T.T. avec des personnalités politiques chiliennes perdent toute consistance en face de ce travail de sape systématique dont les Cubains se font gloire. ##### 3. -- L'affaire de Curimon. Le gouvernement de Salvador Allende étant friand de com­plots, le sort malicieux vient justement de lui en fournir un, un réel, très réel, sur lequel les investigations semblent devoir être laborieuses. Le 5 avril 1972, une voiture s'écrasait contre un poteau électrique, au village de Curimon. Le conducteur était ivre ; les passagers s'enfuirent, mais l'un d'entre eux, ivre également, revint trouver les carabiniers qui étaient arrivés sur les lieux. Jusque là rien de très anormal. Les carabiniers fouillèrent le véhicule endommagé. Ils trou­vèrent une grenade, des munitions, des chargeurs, des papiers. L'affaire devenait intéressante. Elle le fut plus encore lorsque les deux ivrognes exhibèrent des cartes attestant qu'ils fai­saient partie du G.A.P. -- Groupe des Amis du Président -- cette garde prétorienne qui s'est illégalement installée autour de Salvador Allende. On découvrit qu'ils étaient membres du M.I.R. -- ce qui en dit long sur les supposées querelles entre le M.I.R. et Allende. L'examen des papiers fut encore plus instructif. On y trou­va les plans des casernes et des postes de police, ainsi qu'un carnet selon lequel les membres du G.A.P. auraient déjà dis­tribué 1000 mitraillettes à des gauchistes disséminés dans le pays. L'affaire ne devait pas en rester là. On découvrit que la voiture accidentée appartenait à une secrétaire d'Allende, laquelle était propriétaire de vingt-cinq voitures dont se ser­vaient les membres du G.A.P. pour leurs expéditions. « Il ne fait aucun doute, affirma le premier Vice-Président de la Chambre, que des munitions de l'armée sont aux mains des bandes gauchistes. » Un autre député fit remarquer que les mitraillettes distribuées n'étaient pas, de toute évidence, faites pour servir dans des affrontements avec des civils, mais qu'il s'agissait de préparatifs pour pouvoir s'opposer à l'armée. 174:165 Les deux ministres intéressés -- Toka, ministre de la Dé­fense, et Hernan del Canto, ministre de l'Intérieur -- furent invités à venir discuter du cas devant l'Assemblée. Tous deux se trouvèrent empêchés ce jour-là. Del Canto affirma dans une lettre aux députés que la loi de sécurité de l'État serait appliquée. On peut assurer que personne n'en croit rien au Chili. Jean-Marc Dufour. 175:165 ### La dégradation universitaire aux U. S. A. par Thomas Molnar IMAGINONS-NOUS membre d'une Faculté, mettons d'Ar­chitecture, d'une des Universités les plus prestigieu­ses des États-Unis, l'une des sept appartenant à la « Ligue » tacitement reconnue des « Grandes ». Notre Faculté connaît, disons depuis exactement quatre ans, les hauts et les bas, surtout les bas, de la contestation estudiantine-professorale au sujet du « ghetto », du « Tiers-Monde », de la collaboration de certains profes­seurs avec le projet du Département de Défense natio­nale, de la guerre du Vietnam, enfin. Comme notre Uni­versité se trouve dans une très grande ville, elle se doit d'être « à l'avant-garde du monde en gestation », ce qui fait que les cours changent d'un semestre à l'autre, que l'on élabore des programmes entièrement nouveaux, qu'on ne laisse pas les étudiants sérieux travailler en paix. Comme il s'agit d'une École d'Architecture (c'était l'exemple choisi plus haut), on dirait qu'une certaine cul­ture générale est assez importante avec ce que cela com­porte de vues rétrospectives, d'étude des styles du passé, d'horizon élargi vers les réalisations modernes et ancien­nes. Or, depuis la révolution de 1968 (que la postérité met­tra à côté de 1789 sinon de 1917), l'architecture, d'art noble qu'elle se croyait être, est devenue, elle aussi, un instrument de la société idéale du futur. Le programme, chaque année, comporte un des sujets suivants : dessiner les plans d'une école à buts variés (*multipurpose*) donc transformable en maison du peuple ou en centre culturel d'un quartier populaire (ghetto) ; 176:165 ou bien : les plans d'un ensemble d'habitations populaires, à prix bas et à loyer bas, situé dans un endroit populaire. En vain les candidats architectes protestent-ils contre ces projets où l'imagina­tion n'a que faire, on leur répond que l'esprit des temps l'exige de la sorte. Le modèle semble être la Stalinallee de Berlin-Est, ensemble morne à la gloire de l'uniformité. Imaginons maintenant qu'en tant que membre de la Faculté en question nous assistons à une « réunion-déjeu­ner » à l'occasion de la présentation aux professeurs as­semblés du nouveau doyen qui se chargera de leur sort pendant un nombre assez grand d'années. Imaginons aussi que la réunion a lieu au printemps de 1972, quelques semaines après le déclenchement des bombardements amé­ricains au-dessus du Vietnam du Nord. Vous êtes tentés de dire : Mais quel rapport ? Eh bien, en effet, on dirait qu'une Faculté d'Architecture éprouvée depuis quatre ans par les agitations, grèves et violences, une Faculté -- quelle honte ! -- que l'organisation de contrôle des Facultés d'architecture, organisation nationale, avait mis sous se­mi-séquestre avec injonction de montrer patte blanche le plus vite possible et de sortir de son marasme artistique -- devrait s'occuper avant tout de sa propre réhabilitation académique. Et cependant, le premier problème à l'ordre du jour, les premiers propos du nouveau doyen sont de proposer aux collègues réunis de condamner unanimement la guerre au Vietnam et l'impérialisme américain qui en est coupable. La condamnation est passée à trente voix contre une, et elle est déclarée unanime. \*\*\* 177:165 Autre sujet à discuter. L'Université en question vient de passer un contrat avec le Département de la santé, de l'Éducation et du Bien-être (*Welfare*) de Washington (sorte de Ministère de l'instruction, de la culture et de l'endoctrinement socialiste) selon lequel elle accepte, en vue de certains bénéfices matériels considérables, de pro­mouvoir les objectifs dudit Département et de ses diri­geants idéologiques. Il s'agit de rien de moins que d'ins­taurer un système de quotas selon lequel il faudra désor­mais adjuger les postes dans l'enseignement. Dans le cas de la Faculté en question (environ trente personnes) le chiffre provisoire s'élève à six personnes qu'il faudra re­cruter dans un bref délai parmi les Noirs et les femmes, ces deux minorités opprimées. Ce système de quotas est de plus en plus en vigueur depuis que Robert Kennedy a été ministre de la Justice dans l'administration de son frère. A ce moment-là, c'était surtout les grandes entre­prises qui devaient s'exécuter. Puis vint le tour des bu­reaux fédéraux et municipaux, pour aboutir logiquement aux Universités. Avis aux Européens qui envient souvent la situation « indépendante » des Universités américaines. Depuis une bonne dizaine d'années elles sont soumises à de fortes pressions idéologiques venant de l'administration centrale : leur politique fiscale et culturelle est contrôlée, et le sys­tème de quota à présent imposé n'est que le dernier chaî­non de l'asservissement. Dans le cas de notre Faculté d'Architecture, ainsi que dans d'autres cas ailleurs, l'oukase signifie d'abord une humiliation. Il est vrai que personne n'oserait comparer le procédé à celui des autorités nazies qui, elles aussi, commencèrent par utiliser la politique des quotas qui était leur version de la tactique du salami. Mais enfin, tout comme sous Hitler, les recteurs, doyens et professeurs s'inclinent sans murmure devant cet arbitraire, ils don­nent même leurs voix enthousiastes lors des votes de Faculté. En plus de l'humiliation, il s'agit de tragédies personnelles, car un nombre semblable de professeurs sont congédiés pour faire place à l'influx soudain des minorités. Congédiés ou réduits en rang et salaire. Grâce aux abus du « marché libre » en matière de nominations universi­taires, on peut éliminer un grand nombre d'enseignants en fermant la Faculté en question, et engager les membres des « minorités opprimées » en rouvrant la même Faculté mais sous un autre nom. 178:165 Ceux des professeurs qui, sans échapper à l'humiliation, voient au moins leur poste assuré (jusqu'à la prochaine épuration ordonnée par Washington au nom du progrès), bien qu'avec un salaire soit réduit soit stationnaire, ont le plaisir de voir se dissoudre leur idéal culturel et intellec­tuel. On s'imagine bien que les nouveaux professeurs -- et qui ne débutent guère au bas de l'échelle -- apportent avec eux le mépris de la culture blanche, européenne, occidentale, chrétienne -- donnez-lui n'importe quelle éti­quette aussi longtemps qu'elle exprime le sentiment des nouveaux seigneurs. Ainsi dans la Faculté en question un professeur Noir n'a-t-il pas déclaré que le passé ne l'in­téresse pas et qu'on ne lui parle pas de Michel-Ange ou de Léonard ? Il faut tout rénover et que l'orientation de l'architecture s'inspire de l'Afrique. On se demande quelles exigences les dames de la Faculté, cette autre minorité, présenteront au Conseil universitaire ? On l'ignore, mais un fait est certain, c'est qu'elles seront approuvées. \*\*\* Que pensent de tout cela les étudiants ? Comme il s'agit, dans le cas ici décrit, de quelques centaines seule­ment, on peut se passer des méthodes de sondage Gallup pour vérifier leurs opinions. Une grande surprise tout d'abord est la modération, non pas relative mais absolue des étudiants noirs. Tandis que les professeurs de couleur apportent leurs passions idéologiques dans le milieu uni­versitaire où ces passions sont généreusement récompensées par leurs collègues blancs plus progressistes qu'eux, les étudiants connaissent trop les difficultés de trouver un emploi pour se permettre le luxe du jeu idéologique, des grèves et des slogans. Sommés de participer à l'agitation (et dans leur cas le danger des représailles en cas de refus est plus grand que chez les blancs), ils s'esquivent en di­sant : « Moi, j'ai du travail à faire ». Les étudiants blancs sont plus équivoques. L'immense majorité veut travailler et assister aux classes. Mais pour ne pas déplaire à leurs amis, poussés aussi par leurs pro­fesseurs et par les « media », ils acceptent de jouer leur rôle, quoique rarement jusqu'au bout. Ainsi, à l'occasion des grèves récentes pour cause de Vietnam, un professeur d'architecture (toujours à l'Université dont nous parlons) cherchant à entrer dans le bâtiment de la faculté, trouva la porte barrée avec une pancarte dessus en grosses lettres rouges : « Grève ». Arrivé à la porte, les étudiants assis devant le bâtiment lui ouvrirent gentiment les deux bat­tants, le laissant passer. 179:165 A l'intérieur, d'autres étudiants étaient occupés à travailler comme si la grève n'existait pas. Aux questions du professeur on répondit : « Nous profitons du calme pour travailler ». -- « Mais la porte fermée et la pancarte ? » -- « C'est pour faire plaisir aux messieurs de la télévision qui voulaient faire quelques prises de vue. » Thomas Molnar. 180:165 ### Une tradition jacobine *L'appel au prince étranger et protestant* par André Guès LOUIS XVI refusait obstinément de rendre exécutoires les mesures d'exception prises par la Législative contre les prêtres réfractaires, mesures d'ailleurs contraires aux libertés que leur reconnaissait la loi fon­damentale. Il fallait se débarrasser de lui, et la guerre, pour laquelle la propagande jacobine s'intensifiait, était faite pour cela dans la pensée de ses instigateurs. Mais il fallait en même temps aviser à son remplacement. Or le parti républicain, né au lendemain de Varennes, était encore sans force, les plus avancés des jacobins pensant que le régime républicain n'était guère concevable que pour un petit État, certainement pas pour un grand pays comme la France. Naquit alors dans la jacobinière l'idée de mettre sur le trône le duc d'York, deuxième fils du roi d'Angleterre. Le projet entrait bien dans les vues gé­nérales du néo-patriotisme jacobin, anti-catholique, anti-autrichien et fort attaché aux intérêts prussiens. Pour un Anglais, le *no popery* constituait un irréfragable principe. En outre, York était le gendre du roi de Prusse et le neveu de la princesse d'Orange : on verrait donc se nouer par ce moyen une belle alliance protestante entre la France, l'Angleterre, la Prusse et la Hollande, un nouveau *acte de famille* grâce auquel on démantèlerait au prof de Londres l'empire colonial de la catholique Espagne, cepen­dant que la Prusse aurait les mains libres pour avancer ses affaires dans les Allemagnes contre la catholique Au­triche. Au besoin même la France l'y aiderait. Tel est le projet pour lequel on voit les « patriotes » Daujon, Carra et Brissot se remuer au club des Jacobins dans les premiers jours de 1792. Carra présente le projet dans un discours du 4 janvier. 181:165 Ce qui donne une certaine consistance à l'entreprise, c'est que Brissot, parce qu'il avait voyagé en Angleterre et aux États-Unis, se croyait et était cru capable de grandes idées en politique internationale : c'était le spécialiste de la politique extérieure au club des Jacobins et, à la Légis­lative, le président du Comité des Relations extérieures, (ce qu'est aujourd'hui la Commission des Affaires étrangères). C'était lui qui, tant au club, qu'à l'Assemblée, menait la propagande pour la guerre contre l'Autriche. Sans faire le même volume, les deux autres étaient de remuants jacobins, et non sans influence, surtout le futur conven­tionnel Carra : principal rédacteur des *Annales politiques et littéraires,* il y traitait de la politique extérieure, préco­nisait une alliance avec la Prusse, la Hollande et l'Angle­terre, avait déjà proposé de mettre le duc d'York à la tête de la révolution belge dont le congrès le payait de ses services anti-autrichiens. Daujon, sans avoir la même in­fluence que les deux autres en politique étrangère, était un jacobin de toute confiance : dès le 12 août 92, il est nommé « administrateur provisoire de police, surveillance et salut public » ; le mois d'après, il est envoyé à ce titre dans les départements de l'Yonne, de la Marne et de la Haute-Saône pour y exciter le zèle révolutionnaire ; en mai 93, il est membre de la commission municipale pari­sienne chargée des certificats de civisme ; en octobre, il participe aux interrogatoires, si glorieux pour la Répu­blique, de Louis XVII et de Madame Élisabeth, prépara­toires au procès de Marie-Antoinette. Pendant ce temps, excipant de son métier de sculpteur, il participait active­ment, et fructueusement, à l'entreprise générale de grattage des « marques de la royauté », bientôt de la religion, sur les monuments publics. \*\*\* Après le début de la guerre avec l'Autriche et la Prusse, c'est le duc de Brunswick, que l'histoire officielle et scolaire nous présente comme l'objet de la détestation des « patriotes », qu'il s'agit de faire roi des Français. Tel est le projet que l'on voit proposer par les futurs con­ventionnels Carra, encore lui, Thuriot, le régicide et juge de Cadoudal qui ne l'appellera que « tue-roi », et Manuel, le raté, le vendeur à la sauvette de livres obscènes devenu un des orateurs les plus véhéments des Jacobins. 182:165 Carra écrit dans son journal, le 25 juillet : « *C'est le plus grand guerrier et le plus grand politique de l'Europe que le duc de Brunswick ; il est très instruit, très aimable ; il ne lui manque peut-être qu'une couronne, je ne dis pas pour être le plus grand roi de la terre, mais pour être le véritable restaurateur de la liberté, en Europe. S'il arrive à Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins et d'y mettre le bonnet rouge MM. de Bruns­wick, de Brandebourg* (le roi de Prusse) *et de Hanovre* (le roi d'Angleterre) *ont un peu plus d'esprit que MM. de Bourbon et d'Autriche. *» D'après Robespierre et Billaud-Varenne, ces projets d'appel à un prince étranger n'étaient pas encore aban­donnés à la veille de la proclamation de la République. Le 2 septembre, ils dénonçaient à la Commune un complot en faveur du duc de Brunswick qu'un « *parti puissant veut porter au trône des Français *»*.* Certes, on n'est point obli­gé d'accorder un aveugle crédit à Robespierre ni à Billaud-Varenne, et les accusations mortelles que se portaient réciproquement Montagnards et Girondins sont rien moins que prouvées. Mais le renseignement qu'ils ont donné sur cette intrigue est recoupé par une source tout à fait diffé­rente. Dans ses mémoires, lord Holland rapporte qu'en 1826 Lafayette lui a certifié qu'après le 10 août un certain nombre de révolutionnaires étaient déterminés à conserver la monarchie, mais avec une autre dynastie : il s'agissait, dit-il, du duc d'York, du duc de Brunswick ou d'autres princes étrangers. \*\*\* 1799\. Le Directoire chancelle, visiblement épuisé de guerres, de déficit, de coups d'État, de Républiques-sœurs, le terrorisme et de stupres. L'opinion royaliste relève une fois encore la tête après Fructidor. Alors, les plus perspi­caces des libéraux, Talleyrand et Sieyès, avant de faire appel à un général jacobin, songent, pour maintenir les « conquêtes » de la Révolution, à se tourner Vers un prince étranger et protestant. Cette solution, pensent-ils, satisferait l'opinion royaliste, et le protestantisme du can­didat serait garant de son libéralisme comme de son anti­catholicisme. Il s'agit alors du duc de Brunswick, encore lui, ou du prince Louis-Ferdinand de Prusse. Sieyès a plan­té les premiers jalons de l'entreprise pendant son ambas­sade à Berlin. Le couronnement en France d'un cadet de Hohenzollern, pour odieux qu'en fut le projet, n'était ce­pendant pas le produit de l'imagination fumeuse d'un Sieyès isolé ou des intrigues d'un Talleyrand qui voyait loin : l'affaire « *mûrissait dans les loges maçonniques *»*,* écrit M.-P. Garnier, biographe de Barras (Perrin 1970). 183:165 Le sabre jacobin, celui de Joubert qui manqua aux com­ploteurs, celui de Bonaparte qui ne les manqua pas, n'était d'ailleurs dans leurs plans qu'un intermédiaire obligé : c'était pour eux le sabre de Monk, ou plutôt de Warwick puisqu'il s'agissait de faire une dynastie nouvelle. Leur obsession, bien compréhensible, est de stabiliser la Révo­lution maintenant qu'elle les a nantis, c'est-à-dire de main­tenir leur oligarchie au pouvoir en plaçant à la tête de la République un prince qui ne serait pas « le Roi », qui rè­gnerait sans doute mais ne gouvernerait pas, ne signerait que par eux, avec les conventionnels régicides comme pairs du royaume. Sieyès, pour donner une deuxième corde à son arc, pensait bien aussi à la branche cadette de France en la personne du futur Louis-Philippe, mais, observe Al­bert Vandal, il demeure surtout que « *le prestige exercé sur toute une partie de hauts révolutionnaires par le pro­testantisme et par la Prusse *» les a jetés dans l'aberration de penser faire régner en France un prince qui ne serait pas français. Et, comme il arrive souvent, l'absurde se joint à l'odieux. C'était, au nom du Progrès, revenir en quelque sorte à la pratique médiévale du *podestat* que l'on voit appliquer en Provence au XIII^e^ siècle : pour mettre fin à une crise mu­nicipale, les partis s'accordent pour faire appel à un per­sonnage noble et de réputation, étranger à la ville et à ses querelles, que l'on prend comme premier magistrat de la cité. \*\*\* Le problème, résolu comme on sait le 18 brumaire, est à nouveau posé aux « patriotes » libéraux par la chute de l'Empire, dans les mêmes termes sauf qu'ils sont plus contraignants encore : la monarchie, qui était de leur part un choix délibéré en 1799, leur paraît devoir être imposée à la France par les alliés victorieux. Mais, encore inorganisés sous la dictature napoléonienne, ils se laissent gagner de Vitesse par l'entreprise de restauration active­ment conduite par Vitrolles et Talleyrand. On voit toute­fois alors Benjamin Constant et Mme de Staël essayer de monter une conspiration internationale en faveur de Ber­nadotte à qui le premier est attaché, en même temps qu'à son état-major, par les sentiments « *d'admiration et de reconnaissance,* écrit-il dans son journal intime, *qu'il ins­pire à tous ceux qui l'approchent *»*.* 184:165 Bernadotte s'est très bien dénationalisé en devenant Prince Royal de Suède et en faisant la guerre à son ancienne patrie : cela paraît bien être un titre aux yeux du « patriote » Constant -- qui d'ailleurs était Suisse. D'autres : Carnot, Siéyès, Teste, pensent à un prince de la maison de Nassau, sans doute le prince d'Orange que nous n'allons pas tarder à ren­contrer. \*\*\* Le même problème est posé aux libéraux par la fin de la désastreuse équipée des Cent-Jours. Aussitôt connue la nouvelle de Waterloo, les Chambres ont nommé, sous le nom de Commission de gouvernement, un gouvernement provisoire dont les principaux membres sont Caulincourt, Fouché et Carnot, et qui décide de députer aux Alliés, à Haguenau, une mission de plénipotentiaires en vue d'en obtenir un armistice. En font partie Voyer d'Argenson, un des rares libéraux à avoir résisté sous d'Empire aux vo­lontés et aux blandices de Napoléon, l'ex-conventionnel Doulcet de Pontécoulant, Lafayette, Laforest et le général Horace Sébastiani, avec Benjamin Constant comme secré­taire. Cette équipe de purs « patriotes » libéraux, toujours aussi mal renseignés, ne doute pas un instant que les Alliés n'imposent à la France la restauration de la monar­chie. Ils s'en accommoderont, disent-ils, pourvu que le roi ne soit pas un Bourbon ni un catholique. Des noms sont même avancés : le prince Guillaume d'Orange, qui vient de combattre à Waterloo et sera roi des Pays-Bas en 1840 sous le nom de Guillaume II, celui aussi d'un prince de Saxe. On pense bien que ces gaillards-là n'ont pas laissé de procès-verbal de leurs sondages auprès des généraux qu'ils rencontrèrent, à défaut de ministres et de chefs d'État, et qui se les refilèrent les uns aux autres comme impedi­menta dont ils n'avaient que faire. Si bien que Vaulabelle (*Histoire des deux restaurations*) a énergiquement nié la démarche. Ce qui la rend toutefois plus que vraisemblable, c'est le fait que le prince d'Orange fut l'objet en 1817 et en 1819 de deux tentatives de grande envergure dont l'initia­tive partit de politiciens et de militaires français, républi­cains et bonapartistes, en exil à Bruxelles. Madame de Rémusat, écrivant de Toulouse, où son mari est préfet, à son fils Charles qui faisait ses études à Paris, lui expo­sait le 9 juin 1816 que dans le grouillement de l'opposition au Trône on trouvait, outre les gens qui ne juraient que par Napoléon, outre les orléanistes et les républicains, un parti qui songeait au roi des Pays-Bas et au morcellement de la France. 185:165 L'entreprise hollandaise paraît ainsi avoir été quasiment de notoriété publique, avant même son déclenchement. Elle ne fut pas davantage ignorée des chancelleries : les correspondances diplomatiques de La Tour du Pin, ambassadeur à la Haye, Bonnay à Berlin, Artaud à Vienne, Noailles à Saint-Pétersbourg sont rem­plies de cette affaire. Qu'importait aux « patriotes » que Guillaume d'Orange ait combattu contre la France à Waterloo ? Il ferait à Pa­ris un roi selon leur cœur, et comment : hollandais, beau-frère du Tsar dont il a épousé la sœur Anna Paulowna, protestant de surcroît -- et, disait Carnot, « *un roi pro­testant est ce qui convient le mieux à la France *» *--* il opérerait un coup d'État à la tête des troupes hollando-belges et russes d'occupation en France. On s'assure d'abord qu'il est disposé à le faire : il l'est, et on le trouve même très excité par le projet. Mais il y faut l'assentiment d'Alexandre puisque les troupes russes seront utilisées. Carnot, qui est en exil à Magdebourg, a accepté du comité bruxellois la mission d'aller le lui demander. Un certain Vielcastel, colonel pour lors au service de la Suède, s'est rendu auprès de Carnot et lui a appris ce qu'on attendait de lui, puis à Varsovie, où séjourne le Tsar, pour lui pré­parer les voies. Quand Vielcastel se présente, Alexandre a malheureusement quitté la Pologne, mais il rencontre opportunément le grand-duc Constantin qui fait connaître l'affaire au souverain par l'intermédiaire de Capo d'Istria. Ainsi informé de ce qui se trame, Alexandre prie son beau-frère de bien vouloir se tenir tranquille, fait une décla­ration rassurante aux puissances, envoie un émissaire per­sonnel à la Haye auprès du père du jeune homme et de­mande à la Prusse de ne pas laisser Carnot sortir de ses États. Ce n'est que partie remise car, pas plus que les com­ploteurs, le jeune prince ne renonce au projet qu'ils re­prennent ensemble en 1819, et dans des conditions qui leur paraissent beaucoup plus favorables. Guillaume, en effet, qui commande les troupes hollandaises en Belgique, agira avec elles seules, pour son propre compte et sans avoir besoin de l'impérial beau-frère. Il envoie un de ses aides de camp à Paris avec mission de recruter des notables libéraux pour cautionner sur place l'entreprise étrangère et escorter le mouvement de ses troupes qui, ralliant les mécontents à leur passage, descendraient de la frontière belge vers Paris où ces « patriotes » formeraient alors un gouvernement provisoire sous la protection des baïonnettes hollandaises. 186:165 Le projet trouve audience auprès de Lafayette, personnage principal, Voyer d'Argenson, l'ex-conventionnel Merlin, les généraux Corbineau, que Louis XVIII a fait chevalier de Saint-Louis dès le 19 juillet 1814, Tarayre, fait sous la seconde restauration division­naire inspecteur de la garde nationale de la I^e^ division militaire, et Thiard qui est alors demeuré ce qu'il était sous le précédent régime, ministre plénipotentiaire. Cette fois, ce n'est pas le Tsar, c'est le roi de Hollande qui in­tervient contre cette folie et envoie son fils en voyage pour lui changer les idées. Des « patriotes » organisant l'invasion de leur pays par une armée étrangère pour en changer la dynastie nationale qui leur déplaît et prendre pour roi un prince étranger, il y a là un niveau d'ignominie qui ne peut guère être dépassé. Telle est cependant la tradition des « patriotes » jaco­bins maintenue intacte depuis 1792 et manifestée en 1799, 1814, 1815, 1817 et 1819. Une belle série qui, par le nombre de ses termes, l'importance, la variété et la représentativité des personnages impliqués, établit une loi du comporte­ment jacobin : un roi, passe encore s'il n'y a pas moyen de faire autrement, mais alors avec tels caractères bien déterminés de libéralisme et d'anti-catholicisme ; ces ca­ractères, on ne les trouve pas chez quelque prince fran­çais ? Qu'à cela ne tienne : un ancien militaire qui s'est battu contre son pays ou un étranger feront très bien l'affaire. Le croirait-on ? En 1871 encore, Francisque Sar­cey, dépité dans sa tripe républicaine par l'élection d'une assemblée monarchiste, lui proposait de prendre le prince Frédéric-Charles de Prusse comme roi de France. Cette indécente ironie du gros papelard, je gage qu'il ne savait pas qu'elle était dans la plus vénérable et sérieuse tradition de son parti. André Guès. 187:165 ### Le cours des choses par Jacques Perret TOUTES LES GÉNÉRATIONS, tous les régimes, toutes les cités ont eu besoin d'une jeunesse excentrique. Il y avait des zazous dans Babylone, des bitniques dans Athènes, on croisait des houligans dans les rues de Gergovie, on punissait à Byzance les hippies trop salingues. Nombreux, avec une ten­dance au grégaire, ils étaient de gauche ; et quand ils allaient par petits groupes ils étaient de droite. Ma contribution à ce phénomène est restée modeste. Dans le vestimentaire civil des années quinze - vingt-cinq, ma contestation juvénile s'est manifestée en effet, ici et là, par une cravate lavallière, une canne de jonc, un certain nombre de chapeaux étrangers à mon état y compris un melon comme on n'en voyait déjà plus et qui fut brillamment commenté en classe de philo par un professeur bergsonien. Pour ce qui est du capillaire, la raie à droite quand tout le monde la portait à gauche, sans indication politique au demeurant, et la mèche dans l'œil s'opposait à la gomina des cheveux à l'embusqué. Cette dernière coiffure, notons-le au passage, n'est plus hono­rée, semble-t-il, que par MM. Pompidou et Chaban-Delmas, il y aurait sans doute une leçon à en tirer. Pour en finir avec nos toilettes frondeuses, disons qu'elles ne sortaient pas de la plus ordinaire et immémoriale insolence de la jeunesse. La mouche qui nous piquait ne véhiculait pas la fièvre jaune. Le pronos­tic était celui d'une varicelle gauloise à guérison spontanée. \*\*\* 188:165 Si j'avais vingt ans et pour autant que je me souvienne de cet âge, que serait aujourd'hui mon costume et ma coiffure ? Parmi ceux qui ont grandi sous Armand Fallières je ne suis pas le seul à me poser la question. Le déguisement admis dans le quotidien de l'existence, l'aubaine eût été à saisir. N'est-il pas exquis de se produire en falbalas ou haillons et sans se faire montrer du doigt dans une population où les vêtements conventionnels sont encore assez nombreux pour qu'il vaille la peine de s'en distinguer ? Aussi bien faudrait-il en plus passer pour original dans la société des originaux. La plus honnête façon serait encore de suivre son naturel, d'afficher ses rêves et nostalgies plus ou moins révélatrices de vagues penchants esthétiques, politiques, mystiques, ne fussent-ils que lubies. Ayant toujours eu de la répugnance pour l'exotisme je suis à peu près certain que je n'aurais choisi de paraître ni fakir ni mongol ou natchez. Je me vois plutôt guenilleux carolingien, dandy, scaramouche, galant hallebardier ou mendiant de Callot et purgeant de toutes manières ma gourme romantique. Pour ce qui est du poil, évidemment les cheveux longs ; arbo­rant le *capillus gallicus* le plus authentique je ne pourrais que m'égarer dans les limites de l'histoire de France et l'espace est assez grand bien sûr pour y faire des sottises quel que soit le siècle. Tout cela bien entendu au désespoir de ma famille car les grandes personnes imaginent difficilement que de pa­reilles extravagances puissent ramener tôt ou tard aux vérités reçues. Dans ces cas-là en effet l'interprétation des signes extérieurs demande beaucoup de sang-froid et de sagacité. Elle est même devenue de plus en plus difficile et les déguisés eux-mêmes ont du mal à s'y retrouver dans les raisons de ce carnaval. \*\*\* Et pourtant, à bien regarder, ils sont tous un peu pareils. C'est le derviche en confection de série, au mieux le péruvien en bodygraphe. Le principal est de paraître venu des plus loin­taines patries, des toundras analphabètes et des archipels phi­losophiques, pour témoigner du conformisme apatride. Sans doute me suis-je flatté tout à l'heure en imaginant que j'eusse été assez hardi pour déambuler dans les manifs en tenue de page, de mousquetaire ou même dans les braies d'un volti­geur de Tolbiac. Au mieux aurais-je profité de la peau de bique samoyède pour chouaner en secret de Nanterre à Vincennes à la recherche d'un doyen portant plume blanche et sca­pulaire. A mieux regarder encore on voit bien que les troupes effi­caces, les commandos stratégiques, ne sont pas déguisés, eux. Au plus, vêtus de blougines anonymes et de treillis américains, c'est la postérité des blousons noirs associés aux enfants basa­nés du désert. Ils font peu de cas des mages crépus et des aztèques de Neuilly. \*\*\* 189:165 Le moment serait venu, mais la tache est énorme, de rédiger une histoire universelle de la barbe dans ses implications mo­rales, professionnelles, politiques ou simplement caractérielles. Faisant abstraction des nombreuses variétés qui portent un nom et des cas particuliers qui sont innombrables on peut déjà parler d'une classification rudimentaire en distinguant, comme pour l'oseille, la barbe sauvage et la cultivée. N'envisageant que les nations occidentales nous observons que, pendant des millénaires, l'homme civilisé est glabre ou barbu indépendam­ment de son niveau de civilisation. Il n'y avait, pas plus qu'au­jourd'hui, trente-six moyens d'être glabre, mais quand barbe il y avait et quelle que fût la taille adoptée nous la voyons tou­jours plus ou moins soignée, dirigée, dessinée, mais rarement explicite. Ainsi la voyons-nous au gladiateur et au tribun déma­gogue aussi bien qu'au tyran de fortune et au dictateur élu, sans qu'à elle seule nous puissions deviner la condition du porteur. Mais la complication des sociétés, jointe au progrès de l'individualisme et de l'esprit de corps, ont amené tout natu­rellement les barbes à se définir plus rigoureusement quand elles se multiplient dans les siècles fertiles. Ainsi nos grands-pères n'ont-ils jamais confondu la barbe du procureur avec celle du propriétaire, du sapeur-mineur, du maître d'école ou du missionnaire, sans parler de la mouche des officiers où tout exil exercé distinguait le biffin, l'artilleur ou le cavalier. Rappelons qu'à cette époque tout visage rasé ne pouvait être que celui d'un ecclésiastique, d'un comédien ou d'un valet de chambre. Quant aux barbares, aux barbares vraiment classiques, tout chevelus qu'ils fussent par conviction raciale ou religieuse, n'oublions pas qu'ils se rasaient volontiers le menton. \*\*\* De tout temps et en tous lieux, chevelure coupée a signifié déchéance ou renoncement. Il semble bien que chez nous la barbe ait été longtemps ignorée dans les rapports entre sys­tèmes pileux et politiques. Ce n'est qu'au XIX^e^ siècle en France que la barbe a vraiment pris conscience de sa vocation poli­tique, sociale et idéologique. Nos rois barbus ne l'avaient été que par mode et la barbe a dû patienter jusqu'à la République pour se découvrir républicaine. Entre parenthèses Félix Faure, seul rasé dans une longue série de présidents barbus, était soupçonné de réaction. La barbe de Barbés, Blanqui ou Prou­dhon, première barbe socialiste et symbole des idées géné­reuses, ne rougissait pas pour autant de se toiletter à l'eau de Cologne. 190:165 Elle dut bientôt suivre la pente ordinaire à ce parti en devenant l'attribut hirsute et surabondant des théoriciens du grand soir. Si les exécutants de base ne portaient que la moustache c'était à la fois en mesure de précaution car la mèche est fusante et la barbe inflammable, et en déférence au plein poil du magistère anarchiste. Mais attention : à la même époque la même barbe faisait aussi la coquetterie des sculpteurs et des peintres qui n'étaient pas tous révolutionnaires. Dans la barbe de Bakounine, Meissonnier ne se voulait que Michel Ange en culotte de peau. Et prenez garde aussi que le foison­nant Karl Marx voyait déjà d'un mauvais exil la concurrence de Krotopkine, prince libertaire et buissonnant s'il en fût. Pour en finir avec l'équivoque, la barbe sauvage fut abandonnée à l'anarchie en symbole du libre épanouissement de la nature humaine, et ce n'était que logique. Or c'est la même espèce qui s'agite aujourd'hui dans le vent d'Orient où se rameutent les polissons de la sociologie et les petites passionarias du commerce et de l'industrie. Jeunesse éphémère hélas et barbes caduques. La Chine imberbe a coupé ses nattes et les barbudos seront pendus par la barbe. \*\*\* Les cheveux longs c'est une autre aventure. Il va de soi que tout ce qui est cheveux est du sommet et que l'ordre natu­rel impose sa hiérarchie : là est l'honneur, la puissance, le pouvoir et l'orgueil. Quand le crâne se dénude le menton foi­sonnera comme un pis-aller du genre vénérable. Le conseil des anciens se décrit volontiers comme une assemblée de longues barbes où la sagesse et l'expérience ont fait leur nid. C'est pourquoi la Gaule chevelue qui n'était ni vieille ni sa­vante ne résistait pas à la tentation de passer les Alpes et descendre à Rome se payer la barbe des sénateurs. Les choses ont évolué de telles sortes que les grands cheveux d'aujour­d'hui, bon gré mal gré, ont partie liée avec l'anarchie velue. Et quand le cheveu long passe de déguisement à uniforme nous voyons assez que le doux baladin de l'amour camé fait le sup­plétif occasionnel du terroriste à tous crins, quand il s'agit de défiler. Mais c'est alors un passe-volant détourné de son véritable emploi qui est la contamination des familles bour­geoises ; mais l'ennui c'est qu'il n'a pas le sens des classes et qu'il commence par corrompre les masses laborieuses. \*\*\* 191:165 Pour ma part je suis d'une génération où l'ordre classique se résumait volontiers dans la taille dite : ras par derrière et court par devant. Règle maintes fois enfreinte dans le soupçon qu'elle venait de Napoléon plus que de Clovis ou même des Valois qui avaient pourtant les cheveux courts. Ma contesta­tion s'arrêtait à la nuque dégagée, convention sacro-sainte. Mais les bouclettes sur la nuque font aujourd'hui l'honnête conso­lation des chauves et la petite fantaisie des PDG qui témoi­gnent ainsi de leur maturité juvénile et de leur foi dans l'ave­nir. Naguère chez nous, s'il n'était le fait de la dernière indi­gence, il signifiait veulerie et mauvais chemin ; dans le cou de leurs garçons il faisait la honte des bonnes familles, de Saint-Sulpice à Belleville. Or ces principes-là sont en vigueur au­jourd'hui dans la grande famille communiste. Si la révolu­tion en marche se trouve bien d'une tignasse, devenue régnante elle se coupe les tifs et quelquefois la tête y reste. En se grat­tant la crinière nos jeunes ébouriffés auront-ils cette vague idée qu'à l'issue de la dernière manif on leur mettra la boule à zéro ? Pas de poil sous la jugulaire pour le défilé de la vic­toire finale. \*\*\* En Allemagne de l'Ouest il paraît que la Boudeswehr est en cheveux longs. C'est le symbole des valeurs occidentales. Le soldat trouvera dans son paquetage la résille réglementaire qui doit ramasser la crinière sous le casque. Mais le libéralisme étant aussi une valeur occidentale on tolère les cheveux courts. C'est en plus un bon moyen de repérer les crypto-coco du contingent. Ils ont reçu de leur famille spirituelle recomman­dation expresse pour l'honneur du parti, de garder les cheveux courts. En Lituanie, les catholiques ont les cheveux longs. Après les émeutes de Kaunas la chasse aux cheveux longs est ouverte. Parachutés sur les lieux, les chasseurs asiates et caucasiens ont pris l'affaire en main. Grande battue et ratissage. Prions pour les longs cheveux abîmés dans la nuit des longs ciseaux. Quelques-uns seront tondus à la mitraillette. Il faut savoir les temps et contre-temps des symboles. Vous aviez déjà hoché la tête avec un air entendu en observant que Popof se la taillait de près comme un SS ; mais constatant qu'à la cellule du coin on se faisait la boule comme au plenum suprême vous décidez bravement de n'aller plus au coiffeur. Vous tenez enfin le prétexte honorable qui vous ramènera sans scrupule à l'enfant d'Édouard que vous étiez jadis. Si votre entourage inquiet vous soupçonne de mutation gauchiste, vous lui rappelez qu'après tout les hommes d'extrême droite sont des anarchistes conscients de leurs intérêts, comme d'excellents auteurs en ont fait la remarque. 192:165 Et vous voilà parti en effet pour un bout de chemin dans la confrérie mélangée des longs-cheveux en vous racontant des histoires de cheve­lures historiques dans le vent de Rocroy, de mèches royales sur billot saignant et de grands hussards se mouchant dans leurs cadenettes. Mais au premier tournant, sur un coup de ma­traque administré inconsidérément par les forces de l'ordre, vous revenez au trot chez le merlan : -- Coupez-moi ça et faites-moi une brosse paillasson deux centimètres. L'opération achevée vous consultez la glace pour vous dé­couvrir une ressemblance avec le service d'ordre UDR, chose insupportable. -- C'est ce que je pensais, dit le coiffeur. -- Alors faites-moi la coupe coco. -- C'est la même. -- La même ? Ah ça mais bon sang ! Regardez-moi donc : c'est Gallieni, c'est Lyautey ! -- Et alors, monsieur ? L'ordre c'est l'ordre. Pour ma part, n'ayant plus espoir d'être jamais chevelu, le tourment du choix me serait épargné. Mais on a sa fierté. La soumission aux décrets de la nature, c'est trop facile et je cherche une perruque Louis XIII, non, Musset, non, à tant faire ce sera la gerbe nouée sur le crâne, à la franque. -- Bravo ! Je n'attendais pas moins de vous ; la perruque amortit les coups et si le vent se lève on la met dans sa poche. \*\*\* Deux mots sur deux livres parus ce printemps. Je ne les dispenserai pas pour si peu du jugement de notre ami Morvan. *Mémoires d'un Président* par X... (Table Ronde). Je croyais que l'incident de librairie survenu à la sortie de cet ouvrage devait s'arranger à l'amiable et voici que M. Gaston Monner­ville en tient toujours pour la saisie et le procès. Le supposé défunt et président auteur de ces mémoires bidon est anonyme et, dit-on, collectif. Il raconte que Gaston Monner­ville, authentique, lui, et certifié ex-président du Sénat, s'était rendu en Belgique pour rencontrer le capitaine Sergent et lui suggérer une action ponctuelle sur la personne du chef de l'État. Malheureusement pour Gaston et la République ce n'est pas vrai, ni même vraisemblable. Ce qui est vrai malheureu­sement c'est que l'OAS dite officielle a toujours exclu le géné­ral de Gaulle du programme des actions ponctuelles qui dès lors ne pouvaient s'exercer que sur des personnages assuré­ment nuisibles mais très subalternes. Les actions au sommet furent toujours tentées par de petits commandos parallèles que la force des choses et l'opinion rattachaient à l'OAS. 193:165 Cet ouvrage est confectionné comme un film de montage. Le vrai et le faux y sont amalgamés selon les besoins de la cause et si la cause est ici apparemment réactionnaire, l'effet est équivoque. Le prétendu mémorialiste et supposé feu té­moin des années 1912-1970 est un radical-socialiste, franc-maçon désabusé (qu'il dit), anti-maurrassien caractériel mais souvent démarqueur de l'AF, homme de sagesse et d'hon­neur qui mange à toutes les tables, bon patriote, politique esthéticien avec des dessous Vidocq de bonne famille. Féru de bons offices on le voit se mêler de tout et partout, à Londres et à Vichy, à Berlin, en Espagne et jusqu'au Pacifique, à l'Hôtel du Parc, chez Abetz, à New York, à Drancy, en Alger, il est défrayé sans doute et bien renté en plus. Informateur, conseilleur, cancanier assez brillant, moraliste un peu rasoir, ce grenouilleur international et apparemment inutile, est un peu suspect. Il semble aussi avoir quelque chose à dire mais quoi ? Patience. Tout cela nous tient en haleine pour la surprise du dernier chapitre. Nous y voyons soudain le président s'en­flammer pour la mémoire de Bastien-Thiry, chanter le mois de mai tout chaud, lorgner amoureusement sur le grand Mao, célébrer le travail-famille-honneur-patrie comme un scro­gneugneu du répertoire, caresser du regard le destin de Pom­pidou et cetera, un feu d'artifice tous azimuts. Il se demande lui-même s'il n'est pas un peu gâteux mais c'est un truc pour faire passer la salade au cœur de laquelle se dissimulerait un message. Si cet ouvrage vous est recommandé je ne vous conseille­rais pas de l'aborder comme un canular de choc issu des ate­liers de la réaction. Ne vous laissez pas influencer par les mauvaises langues toujours promptes à ne voir que superche­ries, lisez ce livre sur la foi de son titre : il vous divertira peut-être comme ces mémoires dont on dit : j'ai lu ça comme un roman. \*\*\* *Les Origines de la France contemporaine,* par Hippolyte Taine (Laffont). C'est l'ouvrage que les réactionnaires incultes et instinctifs dont je suis auraient devoir et intérêt à relire, préfixe réitératif de courtoisie pour ceux qui n'en connaîtraient que le titre. C'est en effet le moment ou jamais de savoir un peu le pourquoi et le comment de notre patrie terrestre comme nous devons le faire pour notre patrie céleste. Hippolyte Taine, sauf erreur, ne s'est occupé publiquement que de celle-là. 194:165 Parti de peu de chose il a tout compris à mesure qu'il cherchait et qu'il rédigeait. Il a déblayé, fouillé aussi passion­nément que scrupuleusement pour nous découvrir pierre à pierre les fondations de la belle maison paternelle que nous avons « démolie treize fois en quatre-vingts ans », c'était en 1892, il faut y ajouter au moins une fois, ce qui en fait qua­torze. On peut se demander cette fois si les fondations elles-mêmes ne seraient pas au moins ébranlées. Disant qu'il est parti de peu, j'exagère. A la première page de sa préface nous lisons déjà ceci : « Dix mille ignorances ne font pas un savoir. Un peuple consulté peut à la rigueur dire la forme de gouvernement qui lui plaît mais non celle dont il a besoin. » Éblouissant de clarté cet ouvrage est proprement fonda­mental et de loin inégalé. Il est peut-être le seul capable de faire réfléchir un comitard de la Ligue des Droits de l'Homme. Avant même de vous y attaquer, l'introducteur de cette nouvelle édi­tion, François Léger, vous en donnera l'envie. De son texte court mais aussi intelligent qu'émouvant j'extrais ce passage, quelques lignes avant la fin ; c'est une des leçons qu'il a tiré de son intimité avec l'œuvre et à la mémoire d'Hyppolite Taine : « Les différents régimes qui se sont ensuite succédés \[après les institutions du Consulat et de l'Empire\] ont tous accepté un héritage dont ils discernaient trop aisément quelles faci­lités il apportait à leur administration. Nous continuons sur cette lancée. Nous continuerons probablement sur elle, bien que telle soit précisément la tradition avec laquelle il nous faudrait rompre. Cette rupture est la première des nécessités nationales, mais elle sera difficile. Peut-être même, Taine ne se le dissimule pas, sera-t-elle impossible, tant les hommes et particulièrement les Français ont horreur du bien et de la vérité. Ils sont presque unanimement favorables aux causes de leurs maux. Ils les chérissent. » Jacques Perret. 195:165 ### Lettre à mon avocat *sur le poignard et le manteau* par Jean Madiran Cher Monsieur l'Abbé, La procédure judiciaire dans laquelle vous m'assistez devant les tribunaux du Saint-Siège a commencé en France, il y a bientôt six années. Elle est jalonnée par plusieurs décrets et sentences des officialités françaises, de la Sacrée Rote romaine et déjà du Suprême Tribunal de la Signa­ture Apostolique. Le trait commun à toutes les décisions d'instances si diverses, le trait demeuré constant pendant plus de cinq ans, est qu'elles ont toujours ignoré l'unique question que je posais, et toujours répondu sur d'autres sujets. Un malentendu aussi durable, survivant à toutes nos explications et à toutes nos réclamations écrites, est suffi­samment exceptionnel pour fonder la demande que voici. Je demande d'être maintenant, et avant tout autre acte de procédure, entendu personnellement, physiquement, en langue française, par les juges eux-mêmes du Suprême Tribunal, pour une déclaration que je veux leur faire et, s'il leur plaît, pour une discussion orale de cette décla­ration. 196:165 A ce qu'il me semble, ma demande est conforme au bon sens. Elle est conforme à la loi naturelle. Elle est conforme en outre au règlement particulier du Suprême Tribunal de la Signature Apostolique. Vous voudrez bien en conséquence, cher Monsieur l'Abbé, présenter cette demande dans les formes juri­diques requises, et y joindre, à l'adresse de chacun des juges du Tribunal Suprême, un exemplaire de la présente lettre, écrite à vous-même, mais à leur intention, comme à celle de toute l'Église, car nous en sommes au moment où nous presse le devoir de répondre en son sens le plus universel au *dic Ecclesiæ* du chapitre dix-huitième de l'Évangile selon saint Matthieu. #### I. J'ai posé aux tribunaux de l'Église une seule question : celle dont il n'est jamais question dans les nombreux arrêts successifs déjà rendus par ces tribunaux depuis 1966. Ma question unique était assortie de questions secon­daires, subsidiaires, subordonnées, qui n'étaient là que pour donner en quelque sorte le contexte de mon unique question principale. Depuis l'année 1966, les divers tribu­naux ecclésiastiques qui ont eu à en connaître n'ont retenu que ces questions annexes, pour me dire soit que je les avais mal posées, soit qu'eux-mêmes y étaient incompé­tents. Mais l'unique question principale ? Pas un mot, de la plus basse instance à la plus haute. Avant d'en venir au fait, je voudrais prendre une com­paraison. 197:165 Je suis comme un homme qui a reçu un coup de poi­gnard et qui désigne l'auteur de cette tentative d'assassi­nat. Personne ne conteste la réalité de cette tentative ; personne ne conteste que j'ai bien reçu un coup de poi­gnard ; personne ne conteste que l'auteur du coup est bien celui que je désigne. J'ai porté l'affaire devant les tribunaux, et devant eux j'ai précisé, comme je l'avais vu, que le spadassin avait tiré sa dague de dessous *son manteau couleur de muraille*. Cette précision est accessoire, anecdotique, en tout cas très secondaire. Je l'ai mentionnée sans même prétendre en faire une circonstance atténuante ou aggravante. Merveille : voilà que tous les tribunaux successifs, voilà que tous les juges, pendant plus de cinq années, *ne s'occupent et ne parlent et ne tranchent que du manteau*. On dirait qu'on ne leur a point parlé, on dirait qu'ils n'ont jamais entendu parler de poignard, de coup de poignard, de tentative d'assassinat. Par décrets, arrêts, sentences et verdicts, ils prononcent seulement sur le manteau et sa couleur. Ils prononcent qu'il n'était pas couleur de mu­raille mais couleur de palissade. Ils prononcent que ce n'était pas véritablement un manteau, mais plutôt une cape, ou une pèlerine. Ils prononcent surtout qu'on a eu grandement tort de leur soumettre une affaire de man­teau et de couleur de manteau, car ils n'ont pas compé­tence en matière de costume, et encore moins en matière de couleurs : *de coloribus non apud nos disputandum est*. Le premier tribunal s'étant déclaré incompétent, je fais appel. Mon recours déclare en substance : -- *J'avais déféré au tribunal une tentative d'assassinat. Il s'est déclaré incompétent sur les couleurs et* *les tissus.* Recours gagné d'avance ? Mais non. Le tribunal d'appel n'entend pas mieux et prononce à son tour : -- *Votre recours n'est pas justifié. Le tribunal de pre­mière instance s'est déclaré incompétent : il a eu raison ; il est bien vrai qu'il est incompétent en matière de tissus et de couleurs. Nous confirmons sa sentence.* 198:165 De tribunal inférieur en tribunal supérieur, cela dure et se reproduit depuis plus de cinq ans, sans qu'appa­raisse à aucun moment, dans les décrets, les arrêts et les sentences, la moindre mention d'un *poignard* ni la moindre allusion à un *coup de poignard.* J'estime que cela ne peut pas continuer ; du moins, pas avec mon consentement ou ma passivité. C'est pourquoi, après un délai fort raisonnable de plus de cinq années où je n'ai pas rompu le silence, je vais maintenant, autant qu'il est en moi, élever la voix. Pour rappeler qu'il est question d'un coup de poi­gnard ; pour rappeler lequel. #### II. En juin 1966, l'organisme intitulé « Conseil perma­nent », c'est-à-dire le comité restreint qui constitue le noyau dirigeant de l'épiscopat français, publiait un com­muniqué de mise en garde contre (notamment) la revue ITINÉRAIRES. Ce n'est pas ce communiqué que j'ai déféré aux tribu­naux ; ni les auteurs de ce communiqué ; ni l'acte, pré­tendu de gouvernement pastoral, par lequel ils l'ont publié. J'ai déféré aux tribunaux une contre-vérité, extérieure à ce communiqué, que deux personnages, qui ne sont pas évêques, ont lancée notamment contre moi à l'occasion de ce communiqué. Je dis que ces deux personnages ne sont pas évêques en ce qui concerne la cause. Ils ne le sont pas au moment de leur acte, en juin 1966. Que l'un ou l'autre des deux soit devenu évêque postérieurement ne saurait transformer en actes épiscopaux ses actes antérieurs à sa consécration épiscopale. En juin 1966, ils étaient tous deux simples fonctionnaires de l'épiscopat. Ils ont abusé de leur fonc­tion. 199:165 Ayant à faire connaître un communiqué épiscopal, ils y ont *ajouté* des accusations que ce communiqué ne contenait pas. Ils ont prétendu que j'avais *refusé le dia­logue que me proposait l'épiscopat* et ils ont assuré que c'est *pour cette raison* que le communiqué épiscopal avait été rendu public. Toute la presse, en France et à l'étran­ger, les a crus sur parole, et a diffusé partout leur fausse accusation. Ces deux personnages, les sieurs Etchegaray et Pichon, ont pu se tromper de bonne foi, c'est-à-dire en l'occur­rence se laisser tromper. Je les ai détrompés. Ils n'ont pas contesté mes démentis. Mais ils ont refusé de rectifier publiquement leur calomnie publique. J'ai donc, comme je les en avais avertis, demandé aux tribunaux ecclésiastiques la rectification qui m'était due. J'ai entrepris de faire établir la vérité par arrêt de jus­tice : à savoir qu'il est faux que j'aie *refusé le dialogue avec les évêques.* La réalité des faits est extrêmement claire ni sur le moment ni depuis lors, ni les sieurs Etchegaray et Pichon ni personne d'autre n'a *pu citer un seul nom d'évêque qui, directement ou indirectement, m'aurait con­voqué ou invité à un dialogue que j'aurais refusé.* Ne cherchant aucunement à me venger des individus, mais seulement à faire reconnaître la vérité des faits, j'avais entrepris la procédure la plus pacifique, celle *qui ne prend personne à partie,* la procédure de DÉCLARATION DE FAITS JURIDIQUES. Un jour sans doute il faudra que je dise publiquement à toute l'Église comment des tribunaux ecclésiastiques ont assuré ne pas connaître ou fait mi­ne de ne pas comprendre cette procédure si parfaite­ment ecclésiastique. Je suis d'ailleurs bien persuadé que pour les officialités françaises l'ignorance, une ignorance réelle, solide, carrée, satisfaite et bien décidée à ne pas sortir d'elle-même fut souvent une circonstance sinon atténuante, du moins explicative. 200:165 Mais la Sacrée, la sage, la savante Rote romaine ! devant laquelle nous avons in­voqué, produit, attesté la jurisprudence rotale en la ma­tière ! avec des précédents aussi clairs, et d'une aussi grande autorité, que les sentences du juriste Staffa, au­jourd'hui cardinal, et devenu justement le président de ce Tribunal Suprême devant lequel nous avons mainte­nant déposé nos plaintes, nos requêtes, et ma demande à cette heure d'être personnellement et physiquement en­tendu ! Fallait-il donc aller si loin, et si haut, et malgré tout en vain : pour s'entendre toujours dire que la DÉCLA­RATION DE FAITS JURIDIQUES, on ne comprenait pas, on n'en avait jamais entendu parler... J'ai donc dû en venir à la *plainte* en diffamation contre les calomnies des sieurs Pichon et Etchegaray, non point dans l'intention de les faire jeter en prison -- il n'y a d'ailleurs plus de prisons d'Église -- mais pour les *contraindre judiciairement à reconnaître qu'en juin 1966 ils m'ont accusé sans raison, sans preuve, sans vérité*. C'est la seule question. C'est l'unique question principale. C'est l'objet même et le seul objet de la cause. Ils ont, contre moi, dans la presse du monde entier, lancé une fausse accusation. J'ai vingt fois démontré que leur accusation est fausse. Mais, comme ils n'ont pas voulu reconnaître publiquement la fausseté de leur accusation publique, j'ai demandé justice aux tri­bunaux de l'Église. Je ne l'ai pas encore obtenue. Elle a été empêchée au moyen de l'énorme et immobile malentendu, ou non-entendu, dont je parle depuis le début de cette lettre. Les tribunaux successifs ont tous répondu en substance qu'ils ne pouvaient pas juger des évêques ; qu'ils ne pou­vaient pas juger des actes épiscopaux ; qu'ils ne pouvaient pas juger un acte épiscopal de gouvernement pastoral ; qu'ils ne pouvaient pas juger un communiqué de l'épisco­pat. Ils ont toujours prononcé sur *la couleur du manteau*, pour déclarer leur incompétence, et jamais sur *le coup de poignard*. 201:165 La diffamation calomnieuse des sieurs Etchegaray et Pichon a bien été commise *à l'occasion* d'un communiqué épiscopal (comme on sort un poignard de dessous un manteau) : mais elle *n'est pas* ce communiqué, ni contenue dans ce communiqué, *ni ordonnée par ce* communiqué. Elle n'est, cette diffamation, ni couverte par le communi­qué épiscopal, ni confondue avec lui. Ce n'est pas le communiqué épiscopal ni la personne des évêques membres du noyau dirigeant que j'attaque devant les tribunaux : je le répète, mais il faut bien que je le répète, et que je le répète de plus en plus fort, puis­que tous les tribunaux ecclésiastiques qui ont eu à en connaître depuis plus de cinq ans ont voulu comprendre que j'attaquais devant eux un acte du Conseil dirigeant de l'épiscopat français. Ils m'ont toujours répondu en substance que ma plainte contre l'épiscopat était irrecevable. Ils ne sont jamais encore arrivés à apercevoir qu'il s'agit d'une plainte contre la calomnie non-épiscopale que m'ont faite les non-évêques Etchegaray et Pichon. #### III. Voici d'ailleurs les textes et les dates. Au mois de juin 1966, le comité restreint qui dirige l'épiscopat français publiait un « communiqué » contre « *une minorité*... (qui) *conteste, au nom d'une fidélité au passé, les principes du renouveau entrepris *» ; ce commu­niqué déclarait que «* les cardinaux de France et le conseil permanent de l'épiscopat exhortent les chrétiens à ne pas se laisser égarer par cette campagne *» et qu'ils «* consi­dèrent comme un devoir de mettre en garde les fidèles contre des articles parus notamment dans *» des revues comme ITINÉRAIRES. 202:165 Le non-évêque Etchegaray, qui était alors secrétaire général du noyau dirigeant de l'épiscopat, écrivait en date du 25 juin 1966 : « *Plusieurs évêques avaient, à maintes reprises, cherché un dialogue avec les auteurs des articles mis en cause *» (mis en cause par le communiqué). Le 27 juin 1961, le non-évêque Pichon, qui était alors directeur du secrétariat de l'opinion publique, déclarait dans une conférence de presse, selon le compte rendu de *La Croix* du 28 juin : « *Face aux mouvements d'opposition qui se développent, plusieurs évêques, en particulier les ordinaires des au­teurs d'articles ou des promoteurs favorisant une telle campagne, ont déjà vainement tenté de dialoguer, malgré les déclarations contraires et certain* « *appel aux évêques *»*.* « *Aussi, devant l'insuccès de leurs efforts, les évêques du Conseil permanent, en vertu du devoir qui leur incombe d'affermir la foi des catholiques et de gouverner le peuple de Dieu, ont-ils décidé de publier le communiqué... *» Je ne commenterai pas (il y aurait cependant matière) l'étrange prétention au « devoir de gouverner le peuple de Dieu » qui est explicitement attribuée au groupe restreint dénommé « conseil permanent ». La nature, la fonction, les statuts de ce noyau dirigeant (inconnu du droit canon) étaient à l'époque ignorés de tous, et n'avaient reçu aucune approbation du Saint-Siège, pas même *ad experimentum.* Mais je vous prie, mon cher Avocat, de poursuivre vos efforts pour tenter d'attirer l'attention des juges sur l'uni­que objet du débat, -- objet unique qui leur échappe depuis plus de cinq ans : la thèse Pichon-Etchegaray ; la thèse qui leur est propre ; la thèse qui ne figure ni dans le communiqué lui-même ni dans aucun autre document épiscopal ; la thèse qui est un mensonge, qui est une calomnie, et qui comporte les trois contre-vérités suivantes : 1\. -- Plusieurs évêques, à maintes reprises, avaient cherché un dialogue avec les auteurs des articles mis en cause par le communiqué. 203:165 ­2. -- Ces multiples efforts épiscopaux pour établir un dialogue étaient restés vains. 3\. -- L'insuccès de leurs efforts avait amené les évê­ques du noyau dirigeant à finalement publier un commu­niqué de mise en garde. Voilà très précisément les trois inventions que les non-évêques Etchegaray et Pichon ont *ajoutées* au communiqué. Cette accusation dont ils sont les auteurs, et les seuls auteurs, est une accusation fausse. Le 29 juin 1966, j'écrivais au secrétaire général Etche­garay : « Ni pendant ni depuis le Concile, aucun évêque ni aucun représentant ou messager de l'épiscopat n'a demandé à entrer en contact avec la revue ITINÉRAIRES au sujet des questions soulevées par l'interprétation ou l'application des décisions conciliaires. « Aucun évêque ni aucun représentant ou messager de l'épiscopat n'a jamais fait connaître à la revue ITINÉRAIRES qu'il pouvait être ques­tion de lui reprocher de « contester, au nom d'une fidélité au passé, les principes du renou­veau entreprise ». « Jamais aucun évêque, jamais aucun re­présentant ou messager de l'épiscopat ne nous a manifesté l'intention d'entreprendre avec nous un dialogue concernant l'orientation gé­nérale de la revue ITINÉRAIRES ou sa participa­tion supposée à une « campagne ». « C'est même l'inverse qui s'est produit. Co­responsable, avec Michel de Saint Pierre et Jean Ousset, de l' « Appel aux évêques », je n'ai reçu à cet Appel aucune réponse avant l'unique réponse -- qui se présente comme un refus de prise en considération et une fin de non-rece­voir -- constituée en somme par le présent communiqué du Conseil permanent de l'épis­copat. 204:165 « Depuis dix années qu'existe la revue ITI­NÉRAIRES, j'ai à plusieurs reprises fait savoir à des membres de ce qui était en son temps l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, puis à des membres de ce qui est aujourd'hui le Conseil permanent, que je suis prêt à tout mo­ment à répondre filialement à toute convocation de l'autorité religieuse. Je n'en ai reçu aucune. Au cours de ces dix années, quand j'ai rencon­tré un membre de l'épiscopat, ce fut toujours sur demande d'audience de ma part, jamais sur convocation ou invitation. » Sur ce point précis, je n'ai jamais obtenu aucune ré­ponse du secrétaire général Etchegaray. Et je ne fus pas plus heureux avec le directeur de l'opinion Dominique Pichon. Je lui avais écrit le 28 juin 1966 : « La revue ITINÉRAIRES n'a été l'objet d'au­cune demande d'entretien ou de contact de la part de l'Ordinaire du lieu ni d'aucune autre autorité épiscopale, ni pendant ni après le Concile (...). Selon les déclarations qui vous sont attribuées par *La Croix,* c'est l'insuccès des ef­forts épiscopaux auprès de nous qui aurait dé­terminé la publication d'un communiqué. Or nous n'avons à aucun moment reçu aucune con­vocation, aucune invitation, aucune demande de la part de l'autorité épiscopale... « Il vous sera facile, je pense, de procéder à la vérification matérielle de ce que je vous précise. « J'attacherai du prix à ce que la rectification due soit faite par vous-même, soit que *La Croix* ait rapporté inexactement vos paroles, soit que vous ayez été abusé par de fausses informations. « Comme les allégations de *La Croix* sont d'une évidente gravité, vous comprendrez que je demanderai, s'il est nécessaire, l'établisse­ment des faits devant les tribunaux ecclésias­tiques compétents. » 205:165 Le directeur de l'opinion Dominique Pichon me répon­dait, le 29 juin 1966, par cette dérobade : «* Je ne manquerai pas de transmettre à la Com­mission épiscopale de l'Opinion publique et des moyens de communication sociale ce que vous m'exprimez dans votre lettre. La Commission épis­copale en saisira à son tour le Conseil permanent. *» Un mois plus tard, le 27 juillet 1966, j'écrivais à nou­veau au directeur Pichon : « Voici maintenant un mois que vous avez, le 27 juin, lancé contre la revue ITINÉRAIRES, au­près de journalistes convoqués par vous à cet effet, des accusations erronées. « Par lettre pneumatique en date du 28 juin, je vous ai précisé que, contrairement à vos dé­clarations, la revue ITINÉRAIRES n'avait été l'ob­jet d'aucune demande d'entretien ou de con­tact de la part de l'Ordinaire du lieu ni d'aucune autre autorité épiscopale, ni pendant ni après le Concile ; et que le communiqué du Conseil permanent de l'épiscopat n'avait pas été porté à la connaissance de la revue ITINÉRAIRES avant sa diffusion. « Par la même lettre, je vous demandais de bien vouloir faire vous-même les rectifications qui s'imposaient. « Le 29 juin, vous me faisiez savoir que vous transmettiez ma réclamation à la Commission épiscopale de l'opinion publique, laquelle sai­sirait à son tour le Conseil permanent. « Depuis lors, la DOCUMENTATION CATHOLIQUE du 17 juillet a reproduit à son tour le compte rendu de vos déclarations tel qu'il avait paru dans LA CROIX du 28 juin. Il n'apparaît donc pas que vous ayez demandé que ces déclarations soient rectifiées ni même passées sous silence. 206:165 « Je suppose que vous ne sous-estimez pas la gravité du contenu et des conséquences de vos déclarations. Toute la presse française et un nombre important de publications étrangères ont commenté le communiqué du Conseil per­manent dans le sens que vous leur avez indiqué, en insistant sur le fait, allégué par vous, que « plusieurs évêques, en particulier les Ordi­naires... (avaient) déjà vainement tenté de dia­loguer » avec nous. « Quoi qu'il en soit de la position éventuelle de la Commission dont vous relevez, vous ne pouvez ignorer que nul n'a le droit -- pas même par ordre supérieur -- de porter contre quelqu'un des accusations publiques gravement erronées. « Je ne doute pas que vous ayez tout mis en œuvre depuis un mois pour vous éclairer vous-même sur le point de savoir si vos dé­clarations du 27 juin étaient conformes à la vérité. « Cependant je suis passablement surpris d'être encore, au bout d'un mois entier, sans nouvelles de vous. « Je comprends très bien que, sur le moment, votre toute récente arrivée à votre nouveau poste ne vous ait pas permis d'avoir une connaissance exacte des choses, et même vous ait laissé d'abord sans défense contre des méprises et des erreurs que, j'en suis persuadé, vous n'avez pas vous-même inventées, mais répétées seulement. « D'ailleurs, si l'on a réussi à vous faire croire que plusieurs évêques (ou même un seul) avaient vainement tenté un dialogue avec la revue ITI­NÉRAIRES, le nom de ces évêques ne saurait cer­tainement pas être un secret : vous pouvez donc me faire savoir, après un mois d'enquête de votre part, de quels évêques il s'agit donc. « Mais vous comprendrez je pense que, sur­tout après la réitération de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE du 17 juillet, il est impossible que les choses demeurent en l'état. Il me paraît donc opportun de vous rap­peler la réclamation que je vous ai adressée, et de vous demander si, après enquête et réflexion, vous maintenez toujours les déclarations dont vous avez pris la responsabilité personnelle. » 207:165 Le directeur Pichon me répondit, le 29 juillet 1966, en renouvelant sa clownerie du mois précédent : «* Je vous redis ce que vous savez déjà : j'ai fait part au Conseil des cardinaux et au Conseil per­manent de l'épiscopat des doléances contenues dans votre précédente lettre. Je ne doute pas qu'elles sont examinées avec toute l'attention qu'elles méritent. *» Un an et demi plus tard, le 6 janvier 1968, ayant à écrire pour une autre raison au directeur de l'opinion, j'en profitai pour lui faire remarquer : Voici maintenant plus de dix-huit mois que j'attends vos réponses et vos rectifications, qui me sont dues. Vous n'honorez pas votre dette mais je ne cesserai de vous la réclamer. » Je rappelais à ce misérable mes lettres du 28 juin et du 27 juillet 1966 et je continuais : « Vous y avez fait des réponses dilatoires, m'assurant que vous consultiez la Commission de l'Opinion publique, le Conseil des Cardinaux, le Conseil permanent, et cetera. Faut-il supposer que ces consultations se poursuivent toujours depuis dix-huit mois et ne sont pas encore ter­minées ? « Quoi qu'il en soit, vous n'aviez pas le droit, fût-ce éventuellement par ordre supérieur, de porter contre moi des accusations gravement erronées, et que vous savez erronées. « Leur gravité est considérablement accrue encore par les dix-huit mois déjà passés sans rectification de votre part. 208:165 « Contrairement à ce que la presse de quatre continents a imprimé d'après vos affirmations, ni plusieurs évêques, ni un seul ne m'avaient entretenu ou demandé à m'entretenir, avant le communiqué du 23 juin 1966, des questions traitées par ce communiqué. « Vous-même avez été incapable de me don­ner fût-ce seulement le nom de ces évêques prétendus. « Vous savez maintenant de manière tout à fait certaine qu'ils n'existent pas. « Je vous requiers à nouveau de rectifier pu­bliquement, conformément à la justice, les con­tre-vérités publiques que vous avez répandues sur mon compte. » Le directeur Pichon ne me fit aucune réponse et depuis lors je n'ai jamais plus entendu parler de lui. Apparem­ment il appartient à cette catégorie de fonctionnaires ec­clésiastiques qui, parce qu'ils servent en théorie la cause de Dieu, se croient au-dessus des règles de la morale natu­relle. Mais les tribunaux d'Église n'existent-ils pas préci­sément pour punir et non pour protéger cette sorte de délinquants ? Et en tous cas, et au moins, pour défendre et non pour débouter les victimes de leurs calomnies ? Cette question, je l'ai posée sans succès à toute la hiérar­chie des tribunaux de l'Église, depuis les moins élevés jusqu'au Tribunal Suprême devant lequel me voici main­tenant. Cette question concerne *le poignard* et non pas *la couleur du manteau.* Si le Suprême Tribunal, après tous les tribunaux inférieurs et comme eux, devait à son tour décider de ne pas entendre quelle question, quelle seule et unique question principale est réellement posée, je ne voudrais pas que ce soit, fût-ce pour une mince part, de ma faute ; je ne voudrais pas que ce soit en raison de mon silence, ou de mon trop faible murmure, ou de mon balbutiement trop indistinct. C'est pourquoi je parle dé­sormais à haute voix, en articulant soigneusement chaque syllabe l'une après l'autre. C'est pourquoi je demande à être physiquement entendu. C'est pourquoi je demande la discussion orale qui est conforme à la loi naturelle et pré­vue par le règlement pour les cas exceptionnels. 209:165 Je n'ai pas manqué d'écrire, mais c'était au stade de l'instruction : et c'est au stade de la délibération du juge­ment que je demande à être oralement entendu. Le 23 juin 1969, en la vigile de mon saint patron, j'avais écrit à Son Éminence Révérendissime le cardinal Staffa, pré­sident du Tribunal Suprême : « Il y a d'une part le texte lui-même du Com­muniqué du Conseil permanent de juin 1966 : son éventuelle valeur doctrinale ou pastorale n'est pas en cause ici, ni dans le recours que j'ai fait présenter à ce Tribunal Apostolique par mon avocat Monsieur l'Abbé D. Lazzarato. « Il y a d'autre part, à l'occasion de ce Com­muniqué, les *déclarations fausses* de Mgr Pichon et de Mgr Etchegaray ; ces déclarations fausses *ajoutent* contre nous des allégations qui *ne sont pas dans* le Communiqué lui-même. « Nous traitons ici seulement des *faits juri­diques* et même des *droits lésés* relatifs à ces déclarations fausses de Mgr Pichon et de Mgr Etchegaray. « Le Communiqué du Conseil permanent de­vait être communiqué, *avant* sa publication, *personnellement* aux directeurs de revue incri­minés ; c'est un point acquis et incontesté. Or *il ne l'a pas été.* Mgr Pichon et Mgr Etchegaray n'ayant pas obéi à l'ordre qu'ils avaient reçu de nous en faire une communication personnelle et préalable, ils ont lésé notre droit d'être en­tendus avant sa publication. « Il aurait suffi d'une conversation préalable de cinq minutes pour dissiper les erreurs de fait et les méprises radicales alléguées publi­quement contre nous par Mgr Pichon ; et no­tamment les graves erreurs suivantes : « Les affirmations de Mgr Pichon et de Mgr Etchegaray selon lesquelles le Communiqué du Conseil permanent a été publié *parce que* plu­sieurs évêques avaient *vainement tenté de dia­loguer avec nous,* sont des affirmations *fausses.* 210:165 « Il n'existe *aucun évêque français* qui puisse déclarer avoir, *avant* le Communiqué de juin 1966, soit oralement soit par écrit, soit person­nellement soit par l'intermédiaire d'un repré­sentant ou messager, tenté de *s'entretenir avec moi* des griefs formulés par ce Communiqué. « C'est ce que j'affirmais solennellement dans ma lettre du 29 juin 1966 au Secrétaire général Mgr Etchegaray : mon affirmation sur ce point *n'a été contestée par aucun évêque français.* « Mgr Pichon avait convoqué la presse à sa conférence du 27 juin 1966 : or nous sommes de la presse et il ne nous avait pas convoqués. Il a omis de préciser explicitement qu'il ne nous avait pas convoqués à cette conférence de presse : de cette façon, il donnait à croire que notre absence, supposée volontaire, était une évidente confirmation de ses accusations. « Ainsi Mgr Pichon et Mgr Etchegaray se sont joués de nous et ont déchaîné contre nous l'en­semble de la presse, de la radio et des bulletins diocésains qu'ils ont induits en erreur par des affirmations fausses. « Ma lettre du 29 juin 1966 au Secrétaire gé­néral Mgr Etchegaray demandait que ces affir­mations fausses soient *rectifiées par ceux* qui les avaient lancées, c'est-à-dire par Mgr Pichon et par Mgr Etchegaray. « Aucune réponse ne fut faite à ma lettre ; et aucune rectification n'a été opérée. « Mais *personne n'a contesté* que ma lettre du 29 juin 1966 au Secrétaire général *disait la vérité.* « Mgr Pichon et Mgr Etchegaray *ne peuvent pas* citer *un seul fait, une seule date, un seul nom d'évêque* à l'appui de leur affirmation fausse selon laquelle des évêques auraient tenté de dialoguer avec moi, avant le Communiqué, sur les griefs formulés par le Communiqué... » 211:165 Depuis bientôt six ans, devant toutes les instances judiciaires de l'Église les unes après les autres, je n'ai pas dit autre chose, je n'ai dit en substance que cela. Je ne parle *que de ce poignard-là.* Je n'attache aucune impor­tance décisive à la couleur du manteau. Je répète encore une fois que, contrairement à l'affirmation fausse des sieurs Pichon et Etchegaray : -- il n'existe aucun évêque français qui puisse -- déclarer avoir, avant le communiqué de juin 1966, -- soit oralement soit par écrit, -- soit personnellement soit par l'intermédiaire d'un représentant ou messager, -- tenté de s'entretenir avec moi des griefs formulés par ce communiqué. #### IV. Mais peut-être les tribunaux ecclésiastiques, de l'infé­rieur au suprême, me soupçonnent-ils de vouloir quand même, par ma procédure, porter indirectement atteinte à l'autorité morale du communiqué épiscopal de juin 1966. Un fait nouveau s'est produit qui me lave entièrement d'un tel soupçon. Il ne s'est pas produit tout d'un coup comme un événement particulier, il s'est produit peu à peu, presque insensiblement, et maintenant il est bien établi. A savoir que ce communiqué de juin 1966 se trom­pait d'un bout à l'autre, et que son erreur, peut-être mal perceptible en 1966, est en tous cas absolument évidente en 1972. Il est devenu manifeste que j'avais raison d'avoir les torts que le communiqué me reprochait : parce que ce n'étaient point des torts, on le sait aujourd'hui. 212:165 On ne peut donc plus soupçonner ma procédure de vouloir secrè­tement ou sournoisement attaquer le communiqué, je n'ai plus aucun motif de l'attaquer. Il me suffit d'en produire le texte. Il parle suffisamment de lui-même et il est tout à mon honneur. Cela n'apparaissait pas clairement en 1966. Cela est désormais en pleine lumière. Ce communiqué du noyau épiscopal dirigeant nous qualifiait ainsi : « *Une minorité, avec une audace qui s'af­firme, conteste, au nom d'une fidélité au passé, les principes du renouveau entrepris. *» Aux membres de cette minorité, le communiqué faisait les reproches suivants, dont le texte appartient déjà à l'histoire de l'Église en France et ne pourra plus en être retranché : « *Ils affirment que l'enseignement reli­gieux est en crise ; l'école chrétienne, en péril ; l'autorité personnelle de chaque évêque, minée par les organismes collec­tifs de l'épiscopat ; la primauté du Saint-Père, compromise par la collégialité ; la doctrine sociale de l'Église, faussée par le progressisme ; la foi de nombreux clercs, pervertie par des erreurs doctrinales et morales graves. Ils contestent l'applica­tion qui est faite de la Constitution litur­gique. Ils critiquent les mouvements apostoliques et leurs méthodes. Ils appellent prêtres et fidèles à s'unir pour sauver l'Église de la décadence à la­quelle la conduiraient irrémédiablement les pasteurs. *» Bien entendu, la dernière phrase citée appelle une double réserve, que nous avions formulée en 1966. Premiè­rement, si nous pensions que l'Église est « irrémédiable­ment » conduite à la décadence, nous ne pourrions que désespérer de la sauver : nous ne prétendrions pas remé­dier à l'irrémédiable ! Secondement, « s'unir pour sauver l'Église de la décadence », non, hélas, non : cela n'y suffi­rait pas. 213:165 Nous n'avons pas des pensées aussi sommaires. C'est l'Église qui nous sauve et non pas nous qui sauvons l'Église. Nous l'affirmions en 1966 et nous l'affirmons en 1972. Nous affirmions aussi, nous affirmons toujours que *c'est par voie d'autorité et de sainteté* qu'un remède sera apporté aux maux présents de l'Église : *elle a besoin d'évêques héroïques,* urbi et orbi. Mais, les réserves à faire étant faites sur cette phrase mal pensée et mal venue, tout le reste est précis, exact, et lumineusement en notre faveur. Il n'a pas fallu six ans pour que le *renouveau* témé­rairement proclamé en 1966 se révèle la *décadence* que nous disions. Le communiqué du noyau dirigeant nous reprochait comme un crime, ou comme une faute, d'affirmer *l'ensei­gnement religieux en crise* et *l'école chrétienne en péril.* Estimant au contraire qu'il n'y avait ni péril pour l'école chrétienne, ni crise dans l'enseignement religieux, l'épis­copat se trompait. La crise et le péril qu'il n'apercevait pas en 1966 sont devenus tels qu'en 1972 il lui est impos­sible de les dissimuler. Le communiqué niait notre affirmation que *l'autorité personnelle de chaque évêque est minée par les organismes collectifs de l'épiscopat :* sauf quant au terme « minée », qui n'est pas le plus adéquat, mais qui n'est pas de nous, cette affirmation était vraie, sa négation était fausse, tout le monde en convient aujourd'hui, y compris les évêques quand ils sont restés catholiques (mais ceux-ci, à voix basse, en secret). Le communiqué nous blâmait de dire *la primauté du Saint-Père compromise par la collégialité.* Outre que « la collégialité » n'est pas un article de foi, et que le terme « *collegialitas *» ne figure pas une seule fois dans les documents du concile pastoral Vatican II, notre affirmation, qui n'avait en soi et a priori rien de criminel, a pris a posteriori, en moins de six ans, un poids qui mérite une considération moins expéditive. 214:165 Le communiqué nous condamnait de prétendre *la doc­trine sociale de l'Église faussée par le progressisme,* ce qui peut s'entendre en deux sens, et de fait nous les soutenons l'un et l'autre ; l'épiscopat soutenait donc au contraire que *la doctrine sociale de l'Église n'est pas faussée par le pro­gressisme,* ce qui peut également s'entendre en deux sens, mais ils sont faux tous les deux, et leur fausseté, peut-être discutable en 1966, est en 1972 hors de discussion. En 1966, le communiqué épiscopal niait que *la foi de nombreux clercs* fût *pervertie par des erreurs doctrinales et morales graves.* Hélas ! Il n'y a plus en 1972 matière à controverse sur le fait lui-même. Nous avions malheureu­sement raison. Et, plus malheureusement encore, l'épis­copat manifestait un complet aveuglement. Nous étions déclarés coupables de *contester l'application qui est faite de la Constitution liturgique.* Il était donc obligatoire de tenir pour incontestable cette application. C'était déjà, en 1966, une énormité. Mais enfin, une énor­mité que l'on pouvait oser encore, puisque le communiqué l'osa. Qui l'oserait aujourd'hui ? *Ils critiquent les mouvements apostoliques et leurs méthodes :* c'est-à-dire l' « Action catholique » soit « géné­rale » soit « spécialisée », telle qu'elle était pratiquée en France depuis un quart de siècle et davantage. Sa décom­position n'apparaissait donc pas encore, en 1966, au noyau dirigeant de l'épiscopat. Il avait tort, il retardait beaucoup. Sans être en avance, sinon sur lui, nous avions raison. Il serait un peu indécent de proclamer que l'on a eu raison, et tellement raison, s'il s'agissait d'opérer soi-même sa glorification personnelle. Mais ce n'est nullement mon dessein. Je ne proclame pas de moi-même que j'ai eu raison : je constate que c'est le communiqué épiscopal de juin 1966 qui l'atteste, avec une vigueur et une précision frappantes. Relu en 1972, ce communiqué n'a plus aucune autre portée, il n'a plus aucune autre signification que d'établir à quel point l'épiscopat se trouvait dans l'erreur et combien avaient raison ceux qu'il condamnait. 215:165 C'est pourquoi je n'ai rien, et en tous cas je n'ai *plus rien* contre ce communiqué de 1966. Il a pu me chagriner sur le moment. Vu à distance de six années bientôt, il est devenu ma consolation, il est devenu ma justification, il est pour moi un certificat officiel de bonne conduite, une attestation solennelle que ma fidélité militante à l'Église de Jésus-Christ ne s'était pas trompée dans ses diagnostics, dans ses avertissements, dans ses adjurations, il est une preuve historique que je n'ai pas fourvoyé les lecteurs qui me font confiance. Communiqué de « mise en garde », le communiqué épiscopal exhortait les catholiques à ne pas « se laisser égarer » par la revue ITINÉRAIRES : mais la propre teneur de ce communiqué, mais son texte même suffit à montrer que c'est le noyau dirigeant de l'épiscopat et non point la revue ITINÉRAIRES qui a égaré les catholiques français. Il les a égarés jusqu'au moment du moins où, mis en garde par l'évidence des faits, par l'instinct de la foi et par les explications de la revue ITINÉRAIRES, ils ont commencé à ne plus se laisser égarer par la trahison épiscopale. *A ce communiqué pastoral de juin 1966, qui témoigne si bien et qui prouve si fort, je ne désire donc porter au­cune atteinte :* j'ai au contraire les motifs les plus mani­festes de le conserver intact. Dans mon bureau il figure en­cadré, enrichi d'enluminures, accroché au mur face aux visiteurs, au-dessous des portraits de Pie XII, de saint Pie X et de saint Pie V. #### V. Il n'est peut-être pas inutile non plus de dissiper un autre soupçon éventuel, concernant mes rapports avec l'épiscopat français. 216:165 Je pourrais me limiter à trois observations préjudicielles qui me dispenseraient de toute autre considération : 1\. -- Comme je l'ai déjà dit, ce ne sont pas des actes de l'épiscopat que j'attaque devant les tribunaux de l'Église : mais les actes non-épiscopaux des non-évêques Etche­garay et Pichon. La question, s'il y en a une, de mes rapports avec l'épiscopat français ne devrait donc pas intervenir dans le débat. 2\. -- Le noyau dirigeant de l'épiscopat qui s'intitule « conseil permanent » n'avait apparemment, en juin 1966, aucune existence légale et aucun pouvoir d'accomplir un acte présenté par son porte-parole comme un acte de « gou­vernement du peuple de Dieu ». Parmi les questions su­bordonnées, subsidiaires, annexes ou marginales qui ac­compagnent mon unique question principale, il y a eu, aux divers stades de ma procédure, quelques questions concernant cette bizarrerie et plusieurs autres connexes. Mais cela, c'est la *couleur et le tissu du manteau,* ce n'est pas *le coup de poignard.* 3\. -- Quels que soient mes rapports actuels avec l'épis­copat français, ce sont les faits de 1966 que le Tribunal doit juger. Si depuis lors j'ai commis quelque crime contre le noyau dirigeant de l'épiscopat, c'est une autre affaire, c'est une autre cause, cela ne saurait innocenter les sieurs Pichon et Etchegaray, ni rendre vrai le mensonge qu'ils ont fait contre moi en juin 1966 et toujours refusé de rectifier. Cependant je ne m'en tiendrai pas, comme j'en aurais le droit, à ces trois observations préjudicielles ; et, bien que cela ne doive avoir aucune influence sur le jugement que les juges du Tribunal Suprême auront à porter, je ne veux pas leur dissimuler qu'actuellement mes relations avec l'épiscopat français sont mauvaises, sont très mau­vaises, au point d'être devenues quasiment inexistantes. Mon cas au demeurant n'est pas unique ; il est celui, en France, d'une foule grandissante de simples prêtres et de simples fidèles. 217:165 Ce n'est pas ici le lieu de faire un tableau d'ensemble, même résumé, de la situation française. Mais, pour laisser entrevoir à quel point le noyau diri­geant de l'épiscopat français, avec ses bureaucrates et ses courtisans, s'est coupé du peuple fidèle et du clergé catho­lique, un seul fait suffira. Un fait parmi cent autres ana­logues. Mais déjà décisif à lui seul. Il enseigne, cet épiscopat collégial, que *pour pouvoir vivre saintement* il est nécessaire de *prendre femme.* Il ne l'enseigne pas comme opinion probable dont il serait l'au­teur ; ni comme une proposition proche de la foi, récem­ment découverte par la nouvelle théologie ; ni comme une adaptation au monde, joignant l'utilité apostolique à l'agrément épidermique dans un aggiornamento mis au point par le progrès des sciences humaines : il l'enseigne comme expresse volonté de Dieu, explicitement révélée par Dieu lui-même. Il a en effet, cet épiscopat, il a sournoise­ment inséré sa fabrication dans la parole même de Dieu, il la fait liturgiquement proclamer comme texte de l'Écriture sainte, en « première lecture » du « vendredi de la vingt et unième semaine » maintenant dite « ordinaire ». *Il faut prendre femme pour vivre saintement :* cela fut li­turgiquement proclamé, le 27 août dernier, à toutes les messes du nouvel ORDO MISSÆ. Au mois de septembre, au mois d'octobre, au mois de novembre Louis Salleron et moi-même nous avons, contre cette doctrine inouïe, élevé d'éner­giques et publiques réclamations, minutieusement moti­vées, appuyées sur un examen critique de toute la tradition exégétique. Nous n'avons obtenu aucun résultat d'aucune sorte : peut-être parce que dans ce cas, à la différence de celui de l'épître falsifiée des Rameaux, j'ai omis d'écrire directement au Souverain Pontife et de lui annoncer que je prenais l'initiative et la responsabilité de recommander, selon la tradition catholique en pareille circonstance, des manifestations dans les églises ? Mais on ne peut écrire au Souverain Pontife tous les jours ni manifester tout le temps. 218:165 C'est de quoi sans doute l'épiscopat a profité. Il n'a pas fait ici la demi-concession qu'il a faite pour l'épître des Rameaux. Il a purement et simplement maintenu sa falsification : *pour vivre saintement, il faut prendre femme.* Huit mois après la révélation publique de ce scandale, je viens encore de vérifier son maintien, je viens d'acheter de nouveau, par les voies normales de la librairie catholique, le livre liturgique tel que le reçoit tout prêtre qui le com­mande pour l'installer à l'autel, le *Lectionnaire férial,* temps ordinaire, tome II : 18^e^ à 34^e^ semaine. C'est le vo­lume officiel, « autorisé » par la « Commission interna­tionale de traduction pour les pays de langue française », imposé par l'autorité épiscopale dans toutes les églises de France (et peut-être aussi, à ce qu'il semble, dans les églises de langue française en Belgique et au Canada). Page 638, première épître aux Thessaloniciens, chapitre IV, ver­sets 3 et 4, la falsification demeure, inchangée, toujours obligatoire : « *La volonté de Dieu, c'est que vous viviez dans la sainteté, c'est que vous évitiez la débauche, c'est que chacun de vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté et le respect. *» En silence, mais avec horreur, le simple prêtre et le simple fidèle se détournent d'un épiscopat qui, collégiale­ment solidaire, impose la proclamation liturgique d'une parole de Dieu fondamentalement falsifiée. Cette falsifi­cation-là n'en est d'ailleurs qu'une parmi d'autres. Cela fait quatre ans maintenant qu'avec de « fonds obligatoire » du nouveau catéchisme, le noyau dirigeant s'est lancé dans la refonte arbitraire du texte même de l'Écriture sainte, et s'est mis à en imposer de fausses versions dans l'en­seignement religieux puis dans la liturgie. Sa méthode ordinaire, ans les passages contestés, est d'en choisir l'in­terprétation protestante ou l'interprétation juive chaque fois qu'elle s'oppose à l'interprétation catholique. 219:165 Mais ici, pour ce passage de la première épître aux Thessaloniciens, c'est un cas extraordinaire parce que c'est une en­tière nouveauté, une pure invention. Le verset 4 avait fait au cours des âges l'objet d'interprétations diverses, jamais de cette interprétation-là. En *ajoutant* frauduleu­sement au texte sacré les deux mots : « *pour vivre *»*,* la version liturgiquement obligatoire de l'épiscopat français fait ce qui n'avait jamais été fait avec ce verset, elle fait de d'acte de chair une *condition* de la sainteté. Ce n'est pas à vous, mon cher Avocat, qu'il est besoin de rappeler que ce verset 4 a été interprété de trois ma­nières différentes. La première énonce : -- *Que chacun de vous garde son corps en toute sainteté.* (Le grec dit : TO EAUTOU SKEUOS KTASTHAI, et la Vulgate : *vas suum possi­dere.*) La seconde comprend en substance : -- *Que ceux d'entre vous qui sont dans l'état de mariage en usent en toute sainteté.* (Ainsi comprenait saint Thomas d'Aquin.) La troisième (la moins probable, tout juste possible, à la limite) : -- *Que chacun de vous, s'il prend femme, le fasse en toute sainteté.* Mais aucun exégète n'avait soutenu que « prendre femme » était donné par saint Paul, dans ce passage, comme une condition universelle et obligatoire de la sainteté ; aucun n'avait cru devoir comprendre que saint Paul prétendait *que pour vivre saintement, il faut prendre femme.* Aucune erreur exégétique préalable n'ex­plique ici la falsification. Seulement la concupiscence de la chair. La concupiscence d'un clan d'ecclésiastiques assoiffés de domination et de jouissance. Un clan dont l'imagination, enfiévrée de luxure et d'ambition, aspire pour les autres et pour soi-même à l'universalisation obli­gatoire d'un mariage sans chasteté. Démoniaque invention, intolérable abus de pouvoir, que d'avoir imposé aux prêtres de proclamer, de répéter, dans les églises, en célébrant la messe nouvelle : *La volonté de Dieu est que chacun de vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté et le respect... la volonté de Dieu est que chacun de vous sache prendre femme... sache prendre femme... prendre femme... prendre femme... prendre femme...* 220:165 Plus claire­ment encore que les autres falsifications, celle-ci est bien la signature du Diable à l'ORDRE NOUVEAU de la liturgie ; le ricanement de Satan dans le nouveau Lectionnaire. Nul ne pourra dire que les signes les plus manifestes au­ront manqué. Il y aurait beaucoup d'étourderie à hausser les épaules en disant que, dans toute la traduction liturgique des Écritures, une seule faute n'est pas damnable. Car elle n'est pas la seule ; car elle est damnable. Il n'en va pas ici comme d'un examen scolaire où les correcteurs auraient convenu, pour la traduction d'un texte long et difficile, que les versions des élèves obtiendraient encore la moyenne, 10 sur 20, quand elles n'auraient pas plus de trois contre­sens ; il n'en va pas non plus comme d'une dictée ou d'une récitation où l'on enlève deux points par faute, ce qui permet cinq fautes avant d'être recalé. Et ce que l'on reproche aux évêques, ce n'est même pas d'ignorer le grec ; ce n'est même pas non plus d'avoir, malgré cette ignorance, lâché la Vulgate si sûre. Ce qu'on leur reproche, ou plus exactement, ce que l'on doit constater -- en lais­sant au Saint-Siège le soin de le leur reprocher, le jour où il s'y décidera -- c'est leur complète absence de sens chrétien, leur totale cécité spirituelle, leur aveuglement naturel et surnaturel maintenant devenu intégral. Un simple chrétien, instinctivement, automatiquement, après réflexion comme sans réflexion, et en tout cas sans aucune hésitation jamais, un chrétien est forcément contre, est absolument contre, est inconditionnellement contre une exégèse, quelles que soient ses prétentions scientifiques, qui en vient à énoncer que *la volonté de Dieu est que cha­cun, pour vivre dans la sainteté, sache prendre femme.* (Et les femmes elles-mêmes, pour vivre dans la sainteté, il leur faudra... ?) Énoncer que l'acte de chair -- ou, dans la meilleure hypothèse, le mariage -- est nécessaire à la sainteté, c'est une proposition manifestement hérétique, connue comme telle par tout cœur chrétien ; faire de cette proposition une volonté de Dieu, une parole de Dieu, litur­giquement proclamée, c'est manifestement un blasphème, connu comme tel, sans hésitation, par toute âme chré­tienne. 221:165 Ce blasphème n'est pas le seul que l'épiscopat im­pose dans son nouveau catéchisme et dans sa nouvelle liturgie. Mais serait-il le seul, il suffirait : il suffirait à le faire nettement apparaître coupable de prévarication et donc à frapper de suspicion légitime l'ensemble des inno­vations de son gouvernement pastoral. Le peuple chrétien, le peuple du simple prêtre et du simple fidèle, dans le secret de son cœur s'est écarté du prévaricateur, du blasphémateur, du suspect. Il n'a en général rien fait de plus que s'écarter en silence : mais il s'est résolument écarté pour ne pas le suivre. Pour ne pas le suivre dans le blasphème ; dans la prévarication ; dans le mensonge. Voilà pourquoi, dites-le, mon cher Avocat, : aux juges du Tribunal Suprême, voilà pourquoi nos relations, à nous autres simples fidèles de France, ne sont pas bonnes, et présentement sont plutôt inexistantes avec un épiscopat en train de sombrer. Nous ne nous en cachons nullement, parce que notre conscience est très tranquille là-dessus. Certes nous savons ce que nous devons à un épiscopat légitime quand il demeure à l'intérieur de sa légitimité. Nous savons aussi que nous sommes dans une situation où il est non seulement licite, mais obligatoire de ne pas le suivre. Personne au monde, quel que soit son rang dans l'Église, n'a le pouvoir de nous faire admettre, de nous faire croire, de nous faire proclamer que *pour pouvoir vivre saintement il faut prendre femme.* L'épiscopat fran­çais s'est engagé officiellement, il s'est engagé LITURGIQUE­MENT dans ce blasphème. Notre honneur de chrétiens est de ne pas le suivre dans son déshonneur. Nous n'avons pas mission de juger les personnes et nous ne les jugeons pas. Nous n'avons pas pouvoir de destituer des évêques et nous ne les considérons pas comme destitués. Nous avons simplement le devoir certain de ne pas les suivre et nous ne les suivons pas. 222:165 Pour un devoir aussi clairement obligatoire, aussi simple spirituellement, mais aussi difficile et pénible par­fois, temporellement, à pratiquer, nous ne cessons pas d'espérer aide et soutien du Siège de Rome. Que cette aide, que ce soutien soient provisoirement suspendus augmente notre peine sans obscurcir notre certitude. Le Pontife régnant, demain, ou après-demain son successeur, donnera clairement tort aux évêques qui imposent de proclamer liturgiquement comme parole de Dieu que *pour pouvoir vivre saintement, il faut prendre femme,* il donnera clai­rement raison aux simples prêtres et aux simples fidèles qui ont refusé de suivre les évêques prévaricateurs dans les nouveautés perverses de leur nouvelle religion. Tôt ou tard mais certainement. Cela est inévitable. Cela est néces­saire. Cela est acquis d'avance. Cela fait partie intégrante de notre foi théologale en l'Église de Dieu. Et si par impos­sible ce n'était plus vrai, il n'y aurait plus de foi catho­lique, ni de clergé catholique, ni d'évêques, mais un simple déguisement de charlatans. La foi catholique : *quod ubique, quod semper, quod omnibus...* Ce en quoi les vrais chré­tiens ont véritablement cru partout et toujours demeurera même quand le ciel et la terre ne demeureront plus. *Cœlum et terra transibunt...* La terre et le ciel passeront, mais la vérité de la parole de Dieu ne passera point. Les prévaricateurs qui présentement l'emportent dans l'Église ne l'emportent qu'en apparence et que provisoirement. Mais il faudra, par la miséricorde de Dieu, beaucoup de sainteté et beaucoup de sainte autorité, il faudra sans doute, soit demain par voie de conversion, soit après-demain par voie de succession, un saint pape qui sera en quelque sorte un saint Pie XIII si décidément il n'est pas un saint Paul VI, pour venger et rétablir ce qui doit l'être non pas nos personnes, mais la vérité catholique à laquelle nos personnes ont donné leur vie. 223:165 #### VI. Ce n'est point cet effroyable désordre d'un épiscopat persévérant dans la prévarication et le blasphème que je soumets au jugement des tribunaux du Saint-Siège. Mais il est impossible d'en faire abstraction ; il serait impossible d'ignorer à quelle heure de l'histoire de l'Église et dans quel monde nous vivons. Et la cause que j'ai portée devant les tribunaux ecclésiastiques, infiniment plus humble, par­ticulière et limitée, n'est pourtant pas sans rapport avec l'apostasie immanente qui triomphe en ce moment dans les institutions nouvelles de l'Église. Deux personnages qui n'étaient pas évêques, simples fonctionnaires du noyau dirigeant de l'épiscopat, ont commis une injustice. En soi, cette injustice est clairement criminelle. Elle paraît minuscule quant à la victime. Mais justement. Voilà une bonne occasion. La démarche hu­maine est de progresser des petites choses aux plus grandes. C'est en commençant selon les circonstances à rétablir la justice dans les petites choses que peut-être l'on pourra s'exercer et se préparer à la rétablir aussi dans les plus grandes. Le malheur institutionnel le plus grave de l'Église moderne est qu'on y supprime la primauté de juridic­tion du Saint-Siège. On ne l'y supprime point en droit. Mais on se laisse aller à la supprimer un peu plus chaque jour en fait. On n'a pas aboli le droit de tout laïc, et de tout clerc d'en appeler au Saint-Siège contre l'évêque. Mais on vide ce droit de tout effet pratique. Même quand l'évêque a certainement tort, on renonce désormais, on renonce systématiquement à lui donner tort par jugement régulièrement prononcé. Il n'en faut pas plus pour abro­ger en fait la primauté de juridiction. 224:165 On pourra toujours enseigner qu'elle existe (si du moins il survit quelque part dans l'Église moderne une institution, un séminaire, une chaire où l'on enseigne fermement quelque chose) : on ne pourra plus en mentionner d'applications actuelles. Tout se passe comme si l'épiscopat prévaricateur et collé­gialiste, n'osant pas (encore) nier explicitement la primauté de juridiction, avait exigé et obtenu qu'elle ne s'exerce plus, et qu'en somme sans rien dire on la laisse douce­ment tomber en désuétude. Qu'on ne rétorque pas que la primauté a bien d'autres aspects. Pour le peuple chrétien, son aspect principal consiste en ce que le simple prêtre et le simple fidèle puissent toujours faire appel auprès du Saint-Siège contre les abus que l'évêque commet dans son enseignement ou dans son gouvernement. C'est aussi son aspect principal pour l'épiscopat collégialiste et prévari­cateur, et c'est cet aspect-là surtout qu'il est décidé à ne plus supporter. Il s'imagine en outre avoir sur ce point les encouragements tacites, ou point toujours tacites, du présent règne. Il sera détrompé tôt ou tard. Aujourd'hui ou demain. Ou après-demain. Car aucune atteinte à la fois réelle et définitive jamais ne sera portée à la structure divine de l'Église : aucune atteinte à la fois réelle et définitive ja­mais ne sera portée à la primauté de juridiction, qui est dogme défini. Il est habile assurément de la mettre hors d'usage sans le dire et sans la nier : mais cette habileté elle-même n'aura qu'un temps. Non seulement les évêques veulent échapper à la juri­diction du Saint-Siège, mais ils prétendent jusqu'à y faire échapper aussi leurs fonctionnaires et leurs favoris, leurs secrétaires et leurs garçons d'écurie, leurs valets de chambre et leurs valets de pied, leurs maîtres de chapelle et leurs maîtres à danser, leurs Etchegaray et leurs Pichon. Le malentendu persistant du poignard et du manteau n'était un non-sens qu'en apparence. 225:165 Les tribunaux ecclésiastiques de tous les niveaux, en me répondant cons­tamment, à propos de l'acte criminel des non-évêques Pichon et Etchegaray, qu'ils n'ont pas compétence pour juger un acte de gouvernement épiscopal, voulaient me donner à entendre que ces subalternes, s'ils n'avaient pas reçu la plénitude du sacerdoce, avaient en revanche reçu la puissance arbitraire et la domination sans limite que s'attribue le noyau dirigeant de l'épiscopat, et dont il couvre ses séides. Mais je n'ai pas entendu ce que l'on me donnait ainsi à entendre. Je ne l'entends pas et je ne l'entendrai jamais. S'il ne s'agissait que de moi. Mais il s'agit de l'ordre. Il s'agit de l'ordre de la charité à rétablir dans l'Église militante. Il s'agit que, conformément au droit, les évêques mo­dernes soient avertis qu'ils ne pourront plus impuné­ment dans l'Église traiter ou laisser les pauvres et les faibles, les simples prêtres du dernier ordre et les simples fidèles du dernier rang, comme ils m'ont fait ou laissé traiter par leurs Etchegaray et Pichon. En juin 1966, cet Etchegaray et ce Pichon ont lancé contre moi, dans la presse mondiale, un mensonge. Con­vaincus de mensonge, ils n'ont ni avoué ni rectifié. L'affaire est claire, elle est certaine, elle est incontestable et d'ail­leurs non contestée. Mais les deux coupables sont protégés par le parti actuellement dominant : le parti de la sou­mission au monde moderne, de la collaboration avec le communisme, de l'apostasie immanente. Cette protection fait qu'ils sont jusqu'ici demeurés tabous. Je demande au Tribunal Suprême que maintenant ils soient enfin con­damnés. Qu'enfin maintenant un jugement enregistre et déclare que leur mensonge était un mensonge. Alors la confiance renaîtra dans le peuple de Dieu : car on y com­prendra d'instinct, d'un bout à l'autre de la chrétienté, qu'il y a de nouveau des juges à Rome, et que les fos­soyeurs modernistes ne sont plus aussi assurés de leur règne... Il ne nous appartient évidemment pas, mon cher Avo­cat, d'en décider. Mais il nous appartient certainement de *demander* la décision du Tribunal. 226:165 A chacun sa responsabilité. Au Tribunal celle de la décision, mais à nous celle de la demande. A nous celle de ne pas renoncer au droit et au devoir de demander. Nous n'avons pas à mesurer nos demandes sur la sup­putation de ce qu'il est humainement vraisemblable que nous puissions obtenir. Nous mesurons nos demandes sur la justice, en conscience et devant Dieu. Devant Dieu et devant l'Église entière, le Tribunal Su­prême prononcera. Nous avons bien le droit d'espérer en Dieu. Nous avons bien le droit d'adresser nos demandes aux juges d'Église. Mais nous n'avons pas le droit de demander ni d'espé­rer moins qu'il ne faut. C'est pourquoi je demande aux juges d'être oralement entendu sur le fond et je leur demande de juger au fond de juger maintenant du poignard et du coup de poignard, non plus du manteau et de la couleur du manteau. Après bientôt six années de procédure pendant les­quelles je n'ai publiquement rien dit de l'affaire en cours, j'estime en conscience qu'il est temps pour moi de parler devant toute l'Église : *dic Ecclesiæ.* Le Suprême Tribunal de la Signature Apostolique peut certainement accepter de m'entendre, il peut certainement m'admettre à une discussion orale de mes déclarations, et il peut certainement juger au fond. Que s'il ne le pouvait par simple application de la loi, il le pourrait du moins par *epieikeia* ou équité. Que s'il ne le pouvait par voie ordinaire, il le pourrait du moins par voie extraordinaire. Que s'il ne le pouvait de lui-même, il le pourrait du moins par décision du Souverain Pontife. 227:165 Pour autant qu'il en est besoin, j'en formule ici la demande expresse ; je vous prie et vous charge de le demander, s'il y a lieu, selon les formes juridiques. A vous, ma reconnaissance et mon admiration pour la vaillance sans faille avec laquelle vous m'assistez. De tout cœur et bien respectueusement, je vous embrasse en Jésus-Christ. Jean Madiran. 228:165 ### Le temple écroulé *suite et fin* par Marcel De Corte TOUTE LA PHILOSOPHIE MODERNE sort de ce renversement des valeurs. Trois sondages l'établiront. Et d'abord, DESCARTES. Toute sa doctrine part du *cogito,* du seul Moi pensant libéré de toute relation à tout autre réalité que la sienne propre par le doute méthodique, et elle a pour fin de remplacer « la philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles » par une philosophie « pratique » capable de rendre l'homme « maître et possesseur de la nature », comme s'il en était l'artisan universel. De même KANT, dont Adriano Tilgher, le grand historien du travail et des mœurs dans la société occidentale, écrit qu'il a contribué plus que tout autre, en raison de l'influence profonde qu'il a exercée sur des générations d'intellectuels et d'universi­taires, à l'élimination des activités « contemplative » et « prati­que » par *le faire* dans les fonctions intellectuelles de l'homme moderne : « Kant est le premier à concevoir la connaissance... comme une force synthétique et unificatrice qui, du chaos des données sensibles, extrait, en procédant selon les lois im­muables de l'esprit, le monde ordonné de la nature. L'esprit apparaît ainsi comme une activité qui crée de son propre fond l'ordre et l'harmonie. Connaître, c'est faire, c'est produire : produire unité et harmonie. L'idée de l'action productive s'im­plante au cœur de la spéculation philosophique et ne la quitte plus. *Toute l'histoire de la philosophie moderne en ses cou­rants significatifs, du criticisme de Kant aux formes dernières du pragmatisme, est l'histoire de l'approfondissement de cette idée de l'esprit comme activité synthétique, comme faculté pro­ductrice, comme création démiurgique.* A partir de Kant, la phi­losophie moderne... cherche à concevoir toujours davantage l'activité synthétique et productrice de l'esprit *sur le modèle de l'humble travail ouvrier ou du travail industriel...* 229:165 L'homme peut, grâce à son travail, combiner entre elles les données des sensations... de manière à les rendre obéissantes à ses besoins, à sa volonté, à son caprice ; il substitue ainsi peu à peu à la *nature réelle,* à la nature naturée, *une nature de laboratoire et d'usine,* qu'il connaît PARCE QU'IL L'A FAITE, qui est claire pour lui PARCE QU'ELLE EST SON ŒUVRE. Le problème de la connais­sance reçoit une solution pratique. LA TECHNIQUE RÉSOUT PRATI­QUEMENT LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE. » MARX, enfin, a donné à cette substitution de la technique à la contemplation et à la morale, sa consécration révolutionnaire. « La philosophie ne s'en cache pas. La profession de Pro­méthée : « en un mot, je hais tous les dieux... », est sa propre profession, les discours qu'elle tient et tiendra toujours contre tous les dieux du ciel et de la terre *qui ne reconnaissent pas la conscience humaine pour la plus haute divinité... Cette divi­nité ne souffre pas de rivale. *» « *L'homme est l'être suprême pour l'homme. *» A quoi s'ajoutent la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de savoir si la pensée humaine peut atteindre une vérité objective n'est pas une question théorique. C'est dans la *praxis* que l'homme doit démontrer *la vérité, c'est-à-dire la réalité, la puissance de sa pensée *» ([^210])*,* et la onzième : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières : *il importe maintenant de le transfor­mer *» par l'activité créatrice de l'esprit portée à son plus haut degré d'incandescence dans la Révolution totale, afin de faire de la conscience humaine la plus haute divinité. \*\*\* Cette lente révolution dans les idées est allée s'accentuant au cours des âges, et la Réforme n'a pas peu contribué à en accélérer le mouvement, comme à en accroître la pénétration. On a trop peu remarqué, en effet, l'extraordinaire ressemblance qui existe entre la Renaissance et le protestantisme au point de vue qui nous occupe. Le luthéranisme et le calvinisme s'ac­cordent, dans leur théologie du salut par la foi seule, à jeter le discrédit sur l'intelligence spéculative aussi bien que sur l'intelligence pratique. Selon les nouvelles doctrines, l'intel­ligence humaine est incapable par ses seules forces d'atteindre Dieu, auteur de la nature et, par là, de connaître la nature par la voie traditionnelle de la philosophie qui fut la sienne jusqu'à la fin du Moyen-Age. De même, les activités morales de l'homme sont frappées de stérilité congénitale. 230:165 « Les chré­tiens tiennent leur nom du Christ et non pas des bonnes œuvres. On est chrétien parce qu'on a reçu un don, qui est le Christ. Pourquoi donc serais-je assez fou pour juger d'après les œuvres ? », écrit Luther. « Toutes les œuvres du chrétien sont les œuvres du Christ... Celui qui croit dans le Christ, est vidé de lui-même, il cesse de produire ses propres œuvres, afin que le Christ vive et opère en lui », ajoute-t-il. Calvin va plus loin encore lorsqu'il proclame : « C'est un insigne principe que les fidèles vivent hors d'eux-mêmes, c'est-à-dire dans le Christ ». Il suit directement de là que notre vie propre et personnelle, amputée de ses activités spéculatives et morales, n'a plus d'autre issue que le travail et la production d'œuvres façonnées par le génie industrieux de l'homme. Les deux for­mes essentielles de l'intelligence sont sacrifiées au seul béné­fice de son activité constructrice. On a là, sans aucun doute, la raison pour laquelle tous les pays touchés par le protes­tantisme se sont immédiatement lancés à la conquête du mon­de, se sont spécialisés avec une extrême rapidité dans la trans­formation de la nature et ont avancé à pas de géant dans la voie de la technologie, acquérant ainsi au plus haut degré toutes les caractéristiques de l'activité *poétique* de l'esprit que nous venons d'énumérer. Tel est le principe de l'ordre nouveau : le *Moi*, le pur sujet voulu comme fin et comme artisan de son être et de sa destinée. Cette proclamation de l'autonomie de l'individu a permis à l'homme moderne, selon la prédiction de Descartes, d'inventer « une infinité d'artifices qui font qu'on jouisse sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les autres com­modités qui s'y trouvent ». Elle l'a incité à construire un « homme nouveau » et un « monde nouveau », destinés à prendre la place de « l'homme éternel », de la Création et du Créateur. D'immenses moyens ont été mis en œuvre et le sont encore pour réaliser ce projet prométhéen. Ce développement prodigieux et démesuré des techniques de fabrication de « l'homme nouveau » et du « monde nou­veau » s'est chèrement payé : l'*homo faber* a quasiment éliminé l'*homo sapiens.* L'intelligence spéculative de l'homme, sous sa forme la plus haute : la philosophie, est progressivement entrée en hibernation. L'intelligence régulatrice de ses conduites morales a peu à peu fait place à l'anarchie des mœurs et, sur ces immenses ruines, les sciences positives si intimement associées à leurs applications pratiques et à la transformation de l'homme et du monde qu'elles en sont inséparables, ont engendré, dans un monstrueux accouplement dont nous en­trevoyons seulement les conséquences, une forme d'intelligence purement et simplement rivée *à la seule efficacité technique.* Le Moi de l'homme est devenu *la mesure du monde qu'il crée* et, comme ce monde ne lui renvoie que sa propre image, toujours inférieure à ses exigences et à sa passion d'autonomie, il le modifie sans désemparer, il projette en lui sans lassitude les constructions de son imagination créatrice. 231:165 L'homme et le monde sont entrés dans une ère de mouvement perpétuel in­connu des âges précédents. Le *devenir* est désormais l'*ersatz* de l'être et le *progrès* le substitut de la vie éternelle. L'intel­ligence n'a plus à se conformer aux choses. C'est aux choses qu'elle crée continuellement à se conformer à ses injonctions. La notion de vérité se trouve de la sorte complètement invertie. Et comme l'intelligence change sans cesse en fonction du monde artificiel qu'elle crée et qui la laisse continuellement insatisfaite, le principe de contradiction s'évapore : ce qui était vrai hier, du point de vue de cette intelligence pervertie, ne l'est plus aujourd'hui, son point de vue ayant changé, et ce qui est vrai aujourd'hui ne le sera plus demain. Le *relativisme* intégral envahit ce qui reste de l'intelligence de l'homme, sa volonté et ses conduites. Est bon ce que le *moi* décide au mo­ment où il le décide. C'est ce qu'on nomme « la morale de situation ». L'individu qui a brisé ses attaches à la réalité est voué à tout tirer de lui-même. L'expression populaire le dit admirablement : « Il n'en *fait* qu'à *sa tête *»*.* Comme sa tête est vide, faute de correspondre à la réalité, il tente de projeter en dehors de lui-même les constructions imaginaires de son esprit, mais, comme la puissance de l'esprit est proportionnée à sa soumission au réel, il ne peut imaginer que faiblement. Il est alors contraint de recourir à des pourvoyeurs d'illu­sions. Notre époque s'est spécialisée dans la fabrication des chimères les plus invraisemblables et les plus fallacieuses. Toute une industrie s'est créée qui, sous des formes voyantes ou subtiles, procure à l'homme moderne une *image* de lui-même et du monde qui l'empêche de percevoir sa véritable nature qu'il n'a pas faite et qu'il tient de son Créateur ainsi que les réalités du monde qui ne sont pas son œuvre. Les « intellec­tuels » sont les fournisseurs infatigables de ces *artifices* tou­jours changeants et toujours mensongers. Un écran psycholo­gique d'une épaisseur croissante sépare ainsi l'homme moderne de sa propre réalité, de toute réalité et du Principe de la réa­lité. Nous vivons ou, plus exactement, nous faisons semblant de vivre dans un univers spectral peuplé de nos propres fantômes. Par un renversement inouï de l'ordre des choses, l'illusion devient le réel et le réel l'illusion. C'est ce que, dans sa propension invétérée à se duper soi-même, l'homme moderne appelle la MUTATION de l'humanité. En fait, l'évolution a été lente et elle ne se précipite que depuis que les réserves de réalisme et de bon sens de l'homme sont à peu près épuisées. De la Renaissance à la philo­sophie des Lumières du XVIII^e^ siècle, la substitution de l'in­telligence fabricatrice aux deux autres formes d'intelligence n'a en effet affecté progressivement que les élites. 232:165 Le *peuple,* au sens que Péguy donnait à ce mot, avait accumulé en lui, grâce aux nécessités concrètes de la vie journalière et au christianisme régénérateur de la nature humaine blessée par le péché originel, une sagesse qui se transmettait de génération en génération. Les institutions favorisaient cette continuité. Il y avait une *société* véritable qui, unissant entre eux les hom­mes dans l'espace et surtout dans le temps, perfectionnait en eux, par l'éducation inséparable de sa véritable nature, ce que leur sens du réel a d'instinctif en leur intelligence et ce que leur relation au Principe de toute réalité a nativement de sommaire, d'indéterminé et d'instable. La vie en société provoquant, encourageait, protégeait l'acquisition, l'usage et la transmission des disciplines intellectuelles et morales qui don­nent accès au réel et a Dieu, si bien que les divagations des élites, si ruineuses qu'elles fussent, n'atteignaient pas l'homme du commun en profondeur. Tout changea d'un seul coup avec la chute de la société d'Ancien Régime. On ne comprend rien à cet événement unique dans les annales de l'humanité, aussi longtemps qu'on ne s'est pas pénétré de la fulgurante vérité que le génie de Maurras a dégagée des ruines entassées par la Révolution : « Il y eut un Ancien Régime. Il n'y en a pas eu de Nouveau. Il n'y a que des obstacles qui empêchent celui-ci de naître. » D'une vie en société, la Révolution a fait passer l'homme moderne à une vie en *dissociété* dont les membres épars, tous égaux et libres, ne sont plus en relation naturelle les uns avec les autres dans des communautés qui les reçoivent à leur naissance. Ce qui nous masque ce phénomène incroyable de l'absence de toute société vraie, c'est, d'une part, le stock de sociabilité que l'hom­me occidental détenait encore et qui s'appauvrit de jour en jour, du fait qu'il ne joue plus aucun rôle politique, et, d'autre part, l'apparition, sous la forme de collectivités grégaires et de masses amorphes, d'une pseudo-société, radicalement artificielle, dont la réalisation est sans cesse promise et sans cesse reportée dans l'avenir. Son nom est « la société démocrati­que » dont le propre est de n'exister pas ou plutôt de n'exister que dans l'imagination des individus qui la composent et par l'aveuglement systématique que provoquent en eux les mino­rités dirigeantes de prestidigitateurs qui occupent le pouvoir dans l'État. Comment en effet réunir entre eux des atomes libres, égaux et sans liens si ce n'est dans l'imaginaire et sous la coercition d'un État qui, tout en gardant sa dénomination, change complètement de sens puisqu'il est un État sans sociétés préalables sous-jacentes et que, loin d'être né des aspirations de ces sociétés à l'unité, il est voué à en *fabriquer* une de toutes pièces ? 233:165 Tentative vaine au demeurant comme le montre l'histoire de ces deux derniers siècles. Il n'y a pas de « nouvelle société », il n'y a que le *mythe* de la « société nouvelle », toujours en devenir, jamais réalisée, que les tireurs de ficelle du régime utilisent pour agglomérer *fictivement* et *mécaniquement* entre eux les individus qu'ils manœuvrent. Ces pseudo sociétés démocratiques vivotent perpétuellement menacées dans leur existence par les autres pseudo-sociétés similaires dont la mythologie -- fondée sur la nation, la classe, le prolétariat, le peuple, la race, etc. -- affole davantage leurs citoyens. L'État, captant pour lui seul cette force aveugle de l'imagination et utilisant comme une massue les masses complices qu'elle ci­mente, en accroît démesurément son pouvoir. Balzac disait que le communisme est la logique vivante de la démocratie et, de fait, il représente l'union aussi physiquement parfaite que possible du mythe démocratique et de l'État maître de tout ce dont il dépouille les individus qu'il agglutine. C'est pourquoi les deux derniers siècles que l'humanité vient de traverser sont ceux où la volonté de puissance des États et de leurs maîtres avérés ou occultes s'est donnée libre cours, sans le moindre scrupule, dans des guerres inexpiables. C'est pourquoi l'humanité macère dans la révolution perma­nente avec des répits divers dus à la fatigue et à l'indifférence des peuples : il faut sans cesse attiser, aviver, ranimer les my­thes, exciter les passions animales et grégaires qui les gonflent, les traduire en justifications nominalement rationnelles -- « la justice » par exemple -- qui les déguisent, les exprimer dans un langage provoquant vide de sens, mais qui joue le rôle de réflexe conditionnel, déclencheur de l'action de masse es­comptée. « La Révolution française recommence et c'est tou­jours la même », écrivait Tocqueville en 1848. La remarque vaut encore et surtout aujourd'hui. La destruction de la société d'Ancien Régime fondée sur les communautés naturelles ou semi-naturelles de la famille, de la profession, de la com­mune, de la région, de la province, etc. comme sur autant d'organes d'un même corps, oblige l'homme moderne à *bâtir* à partir des seules ressources de son intelligence *poétique* une « société nouvelle », mais, comme l'entreprise est vouée originellement à l'échec puisque l'individualisme démocratique nie précisément les rapports sociaux de la naissance indispen­sables au développement de toute société vraie, il faut sans cesse reprendre l'opération avortée. L'homme du commun, en­globé en ce régime, est ainsi déraciné de ses conditions hu­maines d'existence et entraîné dans un devenir perpétuel, dont un des derniers avatars est « la société industrielle » ou même « post-industrielle », analogue au Paradis retrouvé, que, les planificateurs socialistes, astreints à une socialisation croissante pour maintenir les citoyens au-dessus du niveau propre à l'anarchie démocratique, proposent à l'humanité comme une panacée et qu'un aliboron d'évêque a nommé « une grâce ». 234:165 Grâce à la démocratie imaginaire où nous baignons com­me les grenouilles dans leur marécage, ce n'est plus seulement « l'élite » qui est *mutante,* c'est l'ensemble même de l'humanité. La MUTATION politique et sociale apparue en 1789 suit son cours et colloque les atomes humains accolés dans « une parfaite et définitive fourmilière ». La MUTATION est totale, parce qu'elle ne peut être que totalitaire, à moins de renier ses origines. Comment, encore un coup, l'intelligence humaine pourrait-elle subsister une fois réduite à sa seule dimension fabulatrice et fabricatrice d'un homme nouveau, d'un monde nouveau, d'une société nouvelle ? \*\*\* Or, à ce moment précis où l'intelligence de l'homme mo­derne entre dans une crise dont la seule issue salvatrice est la contre-révolution, l'Église catholique, à la suite d'un *aggior­namento* inopportun et sur la lancée d'un Concile aveugle (Et dans plus d'un aveugle et ténébreux Concile, le mensonge parut vainqueur de l'Évangile, chantait Boileau), contracte la même maladie et devient la proie d'une fièvre délirante d'autodestruc­tion intellectuelle et spirituelle, aux applaudissements de la partie imposante de sa Hiérarchie, détentrice des moyens de communication de masses et de la direction des Églises natio­nales. « La mutation de civilisation que nous vivons, écrit sans vergogne l'évêque de Metz à ses fidèles, entraîne des change­ments non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ. » ([^211]) En termes précis, la MUTATION du monde a pour conséquence la MUTATION de la liturgie et du dogme, ou mieux encore, la MUTATION du monde provoque la MUTATION de la grâce et de la nature. Cette assertion est exactement dans la ligne de la réponse de l'épis­copat français, datée du 17 décembre 1966, au questionnaire envoyé par Rome sur les déviations de la raison et de la foi dans l'Église ([^212]) : « la christologie impose, au lendemain du Concile, une attention particulière : -- Dans l'ordre théolo­gique, c'est, par exemple, la nécessité de maintenir les concepts fondamentaux de nature et de personne. A cet égard, *la philo­sophie moderne pose des problèmes nouveaux :* l'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu'elle était au cinquième siècle ou dans le thomisme ». 235:165 D'où la question que les évêques se posent : « De quelles notions sur la nature et sur la personne faut-il user pour que ces notions soient capables d'exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques ? » et à laquelle ils répondent en optant pour des notions qui par­lent à nos contemporains façonnés par la philosophie mo­derne et en récusant la philosophie traditionnelle de l'Église, expression de la métaphysique naturelle de l'esprit humain, quels que soient les lieux et les temps. Ce texte, dont nous pourrions montrer qu'il a ses pendants et ses analogues chez la plupart des clercs de l'Église préconciliaire, conciliaire et postconciliaire, *est d'une importance capitale.* Il traduit en clair le renversement ou plus exacte­ment la RÉVOLUTION INTELLECTUELLE qui s'opère dans le catho­licisme contemporain, avec l'accord et sur l'ordre même de la Hiérarchie, sauf exceptions rares et silencieuses. Il ne signifie pas seulement, comme le déclarait le P. de Lubac au congrès international de théologie de Toronto en 1967, qu' « une autre Église que celle de Jésus-Christ parfois cherche à s'instaurer, une société anthropocentrique, menacée d'*apostasie immanente* et qui se laisse entraîner dans un mouvement de démission générale sous prétexte de rajeunissement, d'œcuménisme ou d'adaptation ». Il signifie que le catholicisme contemporain adopte les positions intellectuelles de la philosophie moderne et, en tout premier lieu, le retournement de la notion de vérité qui les caractérise et l'inversion de ses deux pôles : au lieu que l'intelligence se soumette à la réalité, c'est à la réalité de se soumettre à l'intelligence qui la façonnera selon les exigences du moment. La *nature,* c'est désormais ce que l'homme en *fait.* La *personne,* ce n'est plus l'individu raisonnable, volontaire et libre, c'est la *création* de l'individu autonome, dégagé de toute obligation envers tout ce qui ne répond pas aux convoitises et aux revendications de son *moi*. La crise de la foi dont souffre trop manifestement le catholicisme n'est pas seulement due au refus du surnaturel véritable, elle s'explique *par l'atro­phie de l'intelligence* catholique en sa fonction réceptrice de la réalité. C'est une *crise intellectuelle* rigoureusement iden­tique à la crise intellectuelle dont la civilisation moderne est la proie depuis la Renaissance et dont nous avons dit qu'elle consiste dans la substitution des valeurs *de la fiction* aux valeurs de la contemplation et de l'action morale. C'est pour­quoi nous voyons l'*intelligentsia* catholique contemporaine, de bas en haut de la Hiérarchie, nous *fabriquer,* dans un esprit d'astuce et de machination sans pareil, *une nouvelle religion.* A « l'homme nouveau », au « monde nouveau », à « la société nouvelle » doit correspondre une religion nouvelle. Et comme la nouveauté de l'homme, du monde et de la société est *radicale,* étant une MUTATION spécifique, le catholicisme qui naît sous nos yeux est une religion *radicalement* nouvelle. \*\*\* 236:165 Il suffit de réfléchir quelque peu pour s'apercevoir qu'il ne pouvait en être autrement. La Contre-Réforme née du Concile de Trente avait donné à l'Église catholique une nouvelle vigueur et un nouveau rayon­nement en restaurant le primat de l'intelligence contemplative en face des affirmations contraires de l'humanisme de la Re­naissance et des divers protestantismes déjà tournés vers le monde et vers sa transformation par le génie industrieux des hommes. De fait, le siècle qui la suivit fut fertile en sainteté l'action jaillissait de la surabondance de la contemplation et les arts inventés par l'homme afin de se soumettre le monde, soumis à la suprématie de l'intelligence spéculative, gardaient une juste mesure, du moins dans les pays qui avaient échappé à l'influence de Luther et de Calvin. La hiérarchie des activités intellectuelles propres à l'homme et dont le respect lui per­met d'accéder aux vérités d'ordre naturel et surnaturel ainsi qu'à sa fin dernière, semblait rétablie en sa forme première qui fit la grandeur du catholicisme médiéval. La Philosophie des Lumières vint briser cette harmonie au XVIII^e^ siècle. Comme d'Alembert le dit dans sa préface, l'En­cyclopédie fut créée « pour changer la façon commune de penser ». La raison humaine n'a plus désormais comme tâche de s'élever au-delà de l'expérience sensible dans le monde de la transcendance, mais de parcourir en toute sûreté le monde empirique de manière à le rendre habitable, commode et con­fortable. Elle ne reçoit plus son énergie de la réalité qu'elle contemple, elle insuffle au contraire son énergie propre dans un monde extérieur qu'elle rend docile aux règles qu'elle a elle-même édictées. Comme l'écrit Cassirer, l'intelligence de l'homme en « comprend la structure » parce qu'elle peut en reproduire la construction dans sa totalité et dans l'enchaî­nement de ses moments successifs. La raison est désormais capable de tout *expliquer* parce qu'elle est capable de tout *faire.* L'intelligence bâtisseuse d'un type nouveau d'homme, de monde, de société, se subordonne toutes ses autres formes et envahit toutes les têtes pensantes de l'Europe. Le clergé catho­lique de l'époque, fatigué de porter le fardeau de la sainteté que lui avait imposé le Concile de Trente, se laissa séduire. La Révolution était faite dans les esprits, avant de l'être dans la société. Renverser le primat de l'intelligence spéculative, ce n'était pas seulement, comme nous l'avons déjà dit, inverser le rapport du sujet à l'objet et de la pensée à la réalité, et, par là, faire, de la subjectivité humaine, individuelle ou collective, la mesure de toutes choses, *c'était substituer au catholicisme sa propre image renversée.* 237:165 On n'a pas assez remarqué en effet la troublante analogie qui existe entre la religion chrétienne et les idéologies du monde moderne. Le christianisme est une religion du salut individuel dont les membres sont cependant unis entre eux par leur relation à un même Père qui s'est révélé en son Fils et par leur appartenance à une même Église qui n'est autre que Jésus-Christ lui-même « répandu et communiqué ». Par la foi, l'individu se soumet à une Vérité qui dépasse toutes les possibilités de sa nature et qui l'intègre dans une société surnaturelle dont le propre est d'être hiérarchisée, comme toute société vivante. En dépit du paradoxe apparent, le chris­tianisme, en sa forme catholique, purge complètement l'individu (qui le professe autrement que des lèvres) de tout subjectivisme grâce au *liant* de son essence surnaturelle plus puissant que toute relation naturelle. Son intelligence spéculative adhère au donné révélé avec plus de force qu'elle ne le fait lorsqu'elle se conforme à telle ou telle réalité du monde extérieur. Lui-même est lié à ses frères dans la foi par des relations sociales plus profondes que les rapports intra familiaux. Or, si l'individu refuse de se plier aux injonctions du réel et de s'intégrer dans une société qui n'est pas son œuvre, comme il le fait depuis la Renaissance, il est clair qu'il ne pourra jamais s'unir aux autres individus dans le même cas, que par le *liant* d'une idéologie qui devra jouer pour eux le même rôle que la foi chrétienne et dans une « société » analogue à l'Église catholique qui leur dispensera tout ce qui est nécessaire à leur vie temporelle. Cette idéologie et cette « société » seront imprégnées de religiosité et de mystique, non seulement parce qu'elles sont nécessairement des parodies de la foi et de l'Église catholiques qu'elles remplacent, mais parce que l'individu autonome qui les fabrique et les projette hors de lui-même ne peut être qu'un *ersatz* de Dieu. Qu'elle soit libérale ou socialiste, l'idéologie démocratique est une hérésie chrétienne et l'État sans société véritable qui la sou­tient ; qu'il soit avachi ou tyrannique, est une contre-Église. L'*américain way of life* aussi bien que le collectivisme athée sont les expressions, du reste parentes, des deux grandes reli­gions séculières du salut de l'homme par la maîtrise de la na­ture qui se partagent aujourd'hui la planète et qui sont les deux points d'aboutissement, voués à se combattre et à osciller l'un vers l'autre, de la laïcisation de la foi chrétienne. 238:165 On comprend alors l'immense portée de la séparation de l'Église et de l'État, de la société religieuse et de la société civile, provoquée par ce renversement de la relation de l'hom­me à Dieu. D'une part, l'État moderne va devoir s'atteler à la tâche, impossible et contradictoire, de fabriquer à l'usage de ses ressortissants une idéologie religieuse ou crypto-religieuse imbibée de fond en comble de temporalité (le Royaume de l'Homme commence ici-bas et s'achève ici-bas !), d'autre part, il va devoir se poser, comme créateur d'une « société » nou­velle composée d'individus et dès lors sans cesse reportée dans l'avenir pour vice congénital, en concurrent et en adver­saire de l'Église catholique. A son tour, l'Église subira les con­séquences de ce retournement : elle sera placée en face d'un vide social qui la contraint, d'une part, à convertir les indivi­dus un à un dans une atmosphère saturée de promesses de bonheur terrestre, et qui, de l'autre, l'empêche d'exercer sa mission apostolique en supprimant les hiérarchies sociales dont la conversion rayonnait jadis sur les masses. La réaction de l'Église catholique au cours des suites de la Révolution française qui s'échelonnent jusqu'en 1914, fut im­médiate. *Elle se revigora dans sa caractéristique propre : le surnaturel.* Le XIX^e^ siècle fut un siècle fertile en sainteté. Alors que l'humanité se vouait de plus en plus à l'activité transfor­matrice de l'homme et de la nature, hissant au pinacle le progrès technique, tant dans la gestion des affaires publiques que dans l'industrie et dans le commerce, l'Église maintint avec force et rayonnement la primauté de l'activité contemplative de l'esprit au niveau du surnaturel. Sainte Thérèse de Lisieux est l'admirable fruit de cette décision de l'Église inspirée par l'Esprit Saint et qui ne fut pas sans conséquences pour les communautés naturelles et semi-naturelles que le subjectivisme révolutionnaire n'avait pas encore érodées et pulvérisées. Toute sainteté est en effet un bienfait social, et si l'Église catholique a pu résister aux formidables assauts successifs menés par l'État moderne et par l'esprit du temps contre ses structures, son message et ses traditions, c'est aux familles chrétiennes de l'époque, renforcées de ses grâces et où se maintenait le primat de la contemplation surnaturelle, qu'elle le doit indubitablement. Toute l'histoire des deux derniers siècles se résume dans le conflit, manifeste ou larvé, entre l'Église et l'État sans société, astreint, par ses origines démocratiques mêmes, au tra­vail de Sisyphe de bâtir sans cesse une société flambant-neuve, laquelle ne peut subsister dans l'imagination des citoyens que par la puissance mythique d'un succédané de religion. Le fardeau de la sainteté est toutefois lourd pour les clercs et pour les fidèles sollicités constamment par le siècle, par ses idéologies et par les institutions qui les font pénétrer dans les comportements humains. Aussi n'est-il pas étonnant de voir l'Église catholique du XIX^e^ siècle tentée en ses membres par la perspective néo-constantinienne de sa réconciliation avec l'esprit moderne et avec les structures politiques qui le véhi­culent. 239:165 La crise intellectuelle du catholicisme, inaugurée par Lamennais qui, dans la première phase de sa vie, veut attribuer à la religion la fonction de construire la société nouvelle, en lieu et place de l'Ancien Régime disparu, et qui, dans la se­conde, s'aperçoit que cette tâche ne pourra être accomplie par l'Église que si celle-ci se soumet aux postulats de la Révolution, fut surmontée par la vigilance de Grégoire XVI qui condamna *L'Avenir* en 1832. Elle n'en chemina pas moins souterraine­ment dans les intelligences catholiques fatiguées de mener la lutte et fascinées par la perspective de récupérer leur audience auprès des masses déchristianisées au prix d'un sim­ple accommodement avec l'esprit moderne. *La crise intellec­tuelle du catholicisme se révèle ici comme inséparable de la crise politique et sociale déclenchée par la Révolution et dont nous ne voyons pas encore la fin.* Leur concert se traduit par la mise en veilleuse des vérités dogmatiques et du prima de l'intelligence spéculative dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel, réclamée par l'individualisme moderne et, corré­lativement, par le souci de restaurer toute la puissance de l'Église en l'incitant à collaborer à la construction de la société nouvelle, fondée sur la sécularisation de ses propres principes et, dès lors, son implacable rivale. Léon XIII s'efforça en vain de vaincre cette contradiction en préconisant à la fois le re­tour au thomisme et le Ralliement. Le modernisme intellectuel et le modernisme social, condamnés l'un et l'autre par saint Pie X dans l'encyclique *Pascendi* et dans la *Lettre sur le Sillon,* scellèrent de plus en plus leur unité. Comme l'écrivait un des plus célèbres modernistes italiens, Ernesto Buonaiuti, prêtre défroqué, « dès qu'il s'épanouit en terre latine, terre de démo­cratie et d'aspirations sociales, le modernisme révéla ses rap­ports *essentiels* avec les différents courants du mouvement socialiste et ses sympathies spontanées pour eux ». C'était inévitable. C'est en effet une des lois les plus évidentes de la sociologie, qu'un même état d'esprit peut être à la fois cause et effet : le subjectivisme qui délie la pensée et la volonté de leur relation constitutive à Dieu, à la nature humaine, à la nature des choses, aux communautés naturelles, bref à cet immense univers de réalités indépendantes d'elles-mêmes où le destin de la naissance les reçoit et les place, oblige l'homme à construire un homme nouveau, un monde nouveau et une société nouvelle. Inversement, cette Révolution des­tructrice de tout ce que le passé charrie d'éternel et bâtisseuse d'un avenir toujours reporté dans le temps, engendre et répand le subjectivisme individuel ou collectif par les institutions arti­ficielles qu'elle multiplie. Proud'hon préfigurait ce double mo­dernisme, intellectuel et social aujourd'hui étalé sous nos yeux par une légion de clercs dont le P. Cardonnel n'est que le plus voyant, lorsqu'il fulminait ses *Écrits sur la Religion :* « Oui, nous voulons la religion ; mais que personne ne s'y trompe. La religion pour nous n'est pas la symbolique. 240:165 C'est le contenu, le mot de la symbolique. Pour découvrir la vraie reli­gion, il faut recommencer notre exégèse, montrer *philosophi­quement, à l'aide de nouvelles données sociales*, le surnatura­lisme dans la nature, le ciel dans la société, Dieu dans l'homme. C'est quand la civilisation nous apparaîtra comme une perpé­tuelle apocalypse, et l'histoire un miracle sans fin, *quand, par la réforme de la société, le christianisme aura été élevé à sa deuxième puissance*, que nous connaîtrons la religion... Le christianisme a été la prophétie, le socialisme est la réalisation... Le christianisme est fini, l'Évangile n'est point épuisé. » Le modernisme intellectuel et social est le rejet de la con­ception de Dieu, de l'homme et du monde, dite ancienne et proclamée à cor et à cri périmée. Il est un essai, toujours repris par des catholiques et toujours avorté, d'élaborer une nouvelle conception de Dieu, de l'homme et du monde, *à partir du principe même de l'esprit moderne : le moi.* L'individu s'y trouvé amené, par une prise de conscience totale de sa subjec­tivité ; à découvrir en elle, ce que Maurice Blondel (qui, malgré toutes ses déclarations et toutes les approbations qu'il a reçues de la Hiérarchie, est pénétré de modernisme) appelle « le postulat fondamental » de ses exigences, c'est-à-dire Dieu lui-même tel que l'Évangile le révèle. La vérité n'a rien d'une correspondance de l'esprit au réel. Elle n'est pas reçue du dehors. Elle se découvre dans l'expérience intérieure et au sein de la conscience la plus profonde. Il suit delà, comme le constatait le P. de Tonquédec à propos de Blondel, que « puisque tout tient au moi, une révélation extérieure est inac­ceptable si elle n'est précédée par le besoin, l'exigence inté­rieure, et confirmée par la pratique ; de même, l'autorité dans le domaine religieux ne saurait s'imposer d'en haut sans être voulue ou acceptée d'en bas, sans être aidée par la collabora­tion active de ceux qu'elle régit. D'après M. Blondel, il semble qu'il n'y ait pas, pour l'homme en général et pour le chrétien en particulier, de démarche légitime qui consiste purement et simplement à se soumettre ». Ce texte, qui date de 1913, est d'une étonnante actualité. Pour les modernistes, comme pour. Blondel, la vérité se mesure à la profondeur de l'expérience que nous en avons. Elle implique le refus de tout « extrinsécisme », de toute « aliénation ». Elle est le fruit de l'immanence vitale. Il ne faut donc, pas s'attacher aux énoncés dogmatiques de la foi « comme d'autres à leurs idoles », écrit Blondel. Il faut, au contraire, distinguer entre « le symbole fini » et « l'intention qui porte au-delà du sym­bole ». On pourra donc dans l'Église « considérer comme figuré ce que d'autres temps ont pris à la lettre ». 241:165 Ce relativisme dogmatique est le signe même auquel tout modernisme se connaît. Il résulte de son principe : si le sujet est la source de toute vérité, comme ce sujet varie avec l'âge (il est enfant puis adulte), avec les époques (les unes sont crédules, les autres critiques) et avec mille autres fac­teurs temporels qui le modifient sans cesse, la vérité sera fille du temps et il y aura dans l'histoire autant de catholicismes qu'il y aura de changements historiques dans la vie de l'huma­nité. A la limite même, toute vérité sera individuelle : à chacun sa vérité, mais comme toutes les consciences indivi­duelles seront dépouillées de toute relation extrincésiste, amputées de leurs aliénations, et qu'elles seront toutes libres, elles seront toutes égales et identiques. Elles formeront la volonté collective, et c'est dans les profondeurs de la volonté collective que se découvrira la divinité : *vox populi, vox Dei.* Tous les modernistes furent tentés par le socialisme, le féti­chisme du social, l'amour abstrait de l'humanité. La MUTATION de l'homme provoquant une mutation de son expérience, celle-ci exige à son tour, comme l'affirme l'évêque Schmitt de Metz, « des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ ». Nous sommes ici au cœur même de la crise intellectuelle et sociale du catholicisme contemporain, mons­trueux épanouissement du modernisme, de tous les courants issus de la Renaissance et, singulièrement, de ce torrent qui l'emporte vers « l'autodestruction » et que nous avons nommé l'activité fabricatrice, technique ou constituante de l'esprit. Ce n'est point fortuitement que cet adjectif : *constituante* nous vient sous la plume. Constituer c'est façonner une chose et, en l'occurrence, une société : l'Église catholique, c'est la couler dans un moule, lui imposer une forme, en d'autres termes : l'emboutir dans une matrice préalablement dessinée et construite par l'ingéniosité humaine. A cet égard, Vatican II a été l'*Assemblée Constituante de la* *Religion Nouvelle :* à l'Église d'Ancien Régime, « surannée, inhabitable à l'homme moderne, incapable d'accueillir les exigences de sa subjecti­vité, plus inapte encore à construire, à partir de celle-ci et en collaboration avec elle, un monde nouveau », le Concile a substitué ou plutôt a tenté de substituer une Église entièrement sortie du cerveau des « experts en humanité », fabriquée dans les coulisses par les techniciens de la théologie moderne et projetée dans les âmes des fidèles qui n'en peuvent mais, comme un thème de propagande politique destiné à laver les cerveaux. Les déclarations à ce sujet abondent : « Vous avez voulu tout d'abord, proclame Paul VI à l'ouverture de la deuxième session du Concile en 1963, vous occuper non pas de vos affaires, mais de celles du monde. » « Un des enseignements de Vatican II, précise-t-il en l'audience du 5 mars 1968, *qui modifie notre manière de penser et encore plus* *notre conduite pratique*, con­cerne la vision que nous, catholiques, devons avoir du monde dans lequel nous vivons. 242:165 Comment l'Église voit-elle le monde d'aujourd'hui ? Cette vision, le Concile l'a précisée, appro­fondie, élargie amplement, *au point de modifier considérable­ment le jugement et l'attitude que nous devons avoir vis-à-vis du monde. *» On ne saurait mieux dire que l'Église a délaissé le primat de la contemplation des vérités surnaturelles et de leur imprégnation dans les conduites humaines de manière à sauver tous ceux qui leur soumettent leur intelligence et leur volonté -- *in captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi !* --, pour adopter le primat de l'activité transforma­trice du monde cher à l'homme moderne. Nous ne forçons pas la note. Paul VI l'a dit et redit sous cent formes différentes : « *L'Église accepte, reconnaît et sert le monde moderne comme il se présente aujourd'hui *» (29-9-1963). Or le monde moderne est le monde de la mutation du monde et de sa transformation par l'homme qui s'y transforme à son tour et qui transforme du coup toute la société. Le monde moderne est le monde de la rupture du *moi* de l'homme avec son être propre, avec l'être propre de l'univers, avec l'être propre de Dieu tel qu'il nous est accessible par la raison et par la foi surnaturelle. Le monde moderne est le monde d'un moi, individuel ou collectif, sans monde autour de lui et qui est obligé d'en construire un autre dont il est le créateur, le démiurge, le dieu. Schillebeeckx, expert en humanité auprès du Concile, voit exactement de la même façon ce retournement révolutionnaire de d'intelligence catholique contemporaine : « *L'Église s'est essentiellement préoccupée pendant des siècles de formuler des vérités alors qu'elle faisait trop peu pour améliorer le monde.* En d'autres termes, *elle s'est enfermée dans l'orthodoxie --* le *ghetto* de Congar ! --, *abandonnant finalement l'ortho­praxie aux hommes qui sont hors de l'Église et aux incroyants.* Il est heureux que dans l'Église s'affirme une perspective plus exacte. Nous sommes en train de découvrir que c'est en réalité à l'orthopraxie qu'il faut penser *si l'on veut construire un monde nouveau.* Cette tendance s'observe de plus en plus fréquemment à l'intérieur de l'Église, et elle existe également chez les in­croyants... Ce qui importe *essentiellement,* c'est de *faire en­semble* quelque chose de meilleur de ce monde-ci ; ensemble, croyants ou non, de *bâtir une cité juste et fraternelle *»*.* Quand on sait que le terme *orthopraxie* est un pur décalque de la *praxis* marxiste qui vise à transformer l'homme et le monde, on ne s'étonne plus de la transformation de l'Église en appa­reil révolutionnaire destiné au téléguidage des fidèles. 243:165 De fait, comme on l'a maintes fois remarqué, mais sans en déceler le dessein ni la cause finale, mère de toutes les autres, le Concile qui avait été primitivement conçu sur le mode classique d'une assemblée affectée à l'étude et à la proclama­tion de vérités surnaturelles ainsi qu'à la détermination des conduites correspondantes, est devenu, en un tourne-main soigneusement préparé par des évêques prestidigitateurs à l'écoute des prestiges du monde, une machine à « modifier considérablement » l'opinion publique dans l'Église, et en organisation de propagande en vue de construire une « Église nouvelle » en harmonie avec « le monde nouveau ». L'activité contemplative et morale de l'intelligence catholique a été sacrifiée quasi-totalement à son activité constructive, celle qui organise et règle en ses détails, selon un plan préconçu, la construction d'un édifice, d'une machine, d'un appareil. Tel est le sens de l'*aggiornamento* de l'Église ou de son *rinnovi­mento*, comme disaient les modernistes italiens du début du siècle. Comme l'écrivait également leur précurseur Gioberti, « jusqu'à présent on a voulu *réformer* Rome sans Rome et même contre Rome ; il faut *réformer Rome par Rome,* faire que la réforme passe par les mains de ceux qui doivent être *réformés *; voilà la vraie et infaillible méthode, mais elle est difficile : *hic opus, hic labor *». RÉFORMER : non pas corriger ou retrancher des abus, non pas ramener à une saine forme antérieure une discipline qui s'est corrompue, comme l'Église le fit maintes fois au cours de son histoire, mais imposer du dehors au dedans une NOUVELLE FORME à l'Église éternelle et à ses membres. C'EST FAIT aujour­d'hui. L'Église catholique n'est plus le conservatoire des fragiles vérités surnaturelles -- songeons au dogme renversé par un seul iota souscrit ! -- ni « le temple des définitions du devoir », mais une machine à « transformer l'histoire », avec toutes les autres Églises, toutes les autres croyances et incroyances, « pour le bien de l'humanité », comme l'écrit encore Schillebeeckx. La preuve est flagrante : les Églises nationales se préoccupent de moins en moins des vérités d'ordre surnaturel et des règles morales à donner aux fidèles -- voyez l'accueil qu'elles ont fait au *Credo* de Paul VI, à « l'Année de la Foi » et à *Humanæ vitæ* --, mais des problèmes sociaux et politiques. Elle est devenue un bureau d'architecture de la cité des hommes, avec tout ce qu'une telle entreprise comporte : expropriation de Dieu, sécularisation du clergé, éclatement des structures ecclé­siales éprouvées par la tradition, dictature des technocrates dans l'Église, dont l'idée directrice est *de repartir à zéro pour faire du neuf à tout prix.* Qu'on le veuille ou non, il n'y a pas d'autre signification à ce Concile entièrement voué, non pas aux définitions dogma­tiques, non pas à l'extirpation d'abus, mais à la PASTORALE. Les promoteurs de la subversion de l'Église, dans l'Église et par l'Église, savaient très bien ce qu'ils faisaient -- ou s'ils l'igno­raient, ils n'en sont que plus coupables -- en orientant le Concile vers « la Pastorale ». 244:165 La Pastorale est le faux nez de l'inversion des valeurs, c'est-à-dire de la subversion dans l'Église et, par elle, dans le monde. Répétons-le sans fatigue : l'homme moderne a détruit l'ancien monde autour de lui et, parce qu'il ne peut vivre sans monde, il est condamné à en *fabriquer* un autre, issu de lui seul, et de ses artifices, mais comme l'aventure se solde toujours par un échec faute d'être soumise aux directives de l'intelligence contemplative et mo­rale, elle est vouée à un perpétuel recommencement. En épousant le monde, avant de le guérir de sa maladie, l'Église catholique en a été contaminée et elle est entrée, comme lui, dans la RÉVOLUTION PERMANENTE. \*\*\* Il n'est pas un jour, dans la vie de l'Église contemporaine, qui ne nous en apporte la preuve. Parce qu'elle n'était plus solidement enracinée dans l'immuable doctrine de l'Église concernant la foi et des mœurs, la Pastorale nouvelle s'est en­gouffrée dans la seule direction qui lui restait et que le mouvement hollandais Schalom a parfaitement tracée jusqu'au bout : « Pour nous, écrit son porte-parole, le royaume de Dieu n'est pas à chercher dans le ciel, mais à *construire* ici-bas. Nous n'avons pas d'échappatoire dans une autre réalité que celle-ci. » Un Concile sans fermeté dogmatique, sans souci primordial de la sanctification personnelle, « acceptant, reconnaissant et aimant le monde *tel qu'il se présente aujourd'hui *»*,* DEVAIT en arriver là et engendrer une « mentalité post-conciliaire » *destructrice* de l'Église du passé solidaire d'un monde disparu, et *constructrice* de l'Église de l'avenir, elle-même *construc­trice* du monde nouveau. *Solve ac coagula.* Au milieu des ruines de l'Église, se dresse un chantier qui se fait, se défait et se refait sans arrêt, pour se défaire encore, selon des plans disparates élaborés par les Églises nationales, les synodes, les groupes de pression, les bureaux et les conseils les plus divers, mais tous commandés par une idée unique : « l'Église -- et les gens d'Église ! -- doit sauver jusqu'à la société civile et jusqu'à la matière et l'atome », comme l'écrivait un numéro des *Études Franciscaines* (1966) ; « sauver la société, y compris la civilisation, les activités et les structures de ce siècle fait bel et bien partie de la mission de l'Église ». Toute l'époque moderne étant placée sous le signe de l'huma­nisme, le catholicisme nouveau en sera l'achèvement. Autre­ment dit -- tapons sur le clou ! -- il ira plus loin que l'humanisme et, dans la voie tracée par celui-ci, il utilisera l'intelligence créatrice de l'homme pour bâtir une Église nouvelle confondue avec le royaume de Dieu ici-bas, la réou­verture du Paradis terrestre et l'humanité enfin réconciliée avec elle-même, dans un progrès toujours croissant où les formes moins parfaites laisseront la place aux formes plus parfaites de la divinisation. Le Concile et l'Après-Concile ont trouvé en Teilhard leur théologie de l'homme. *245*:165 Tout est là : théologie de Dieu ou théologie de l'homme, théologie de la transcendance ou théologie de l'immanence, théologie du spirituel ou théologie de l'individuel et du social. En se tournant vers l'homme et vers le monde à l'imitation des divers humanismes qui se sont succédés depuis la Renais­sance, l'intelligence catholique, telle qu'elle est représentée dans l'Église officielle contemporaine, a opté pour sa propre transformation et elle a posé, avec un retard de deux siècles, sa candidature à la direction de l'humanité nouvelle promise par la Révolution française. On comprend ainsi *la défaveur du dogme dans le catholicisme contemporain *: le dogme lie le *moi,* se le soumet, l'astreint à ne plus être moi ; le dogme est fondé sur le primat de l'intelligence contemplative ; le dogme est la règle de toutes les autres formes de l'intelligence humaine. L'index analy­tique de l'édition française des *Actes du Concile* ne le men­tionne même pas. En fait, l'Église actuelle est une Église sans dogmes définis qui *imposent* à l'intelligence humaine l'im­muable réalité surnaturelle qu'ils signifient et dès lors lui interdisent de la modeler au gré de ses désirs. On ne dira jamais assez à cet égard combien la suppression de l'*anathème,* c'est-à-dire de la *malédiction* contre ceux qui se représentent et qui expriment mal les vérités surnaturelles dont l'Église a le dépôt, a été décisive. Dans l'Église actuelle, chacun pense et dit ce qu'il veut, sans se sentir lié par une adhésion totale à la Parole de Dieu, autrement dit en s'érigeant juge des vérités de foi et en les remodelant selon des formes dont il proclame qu'elles sont les seules que l'humanité contemporaine puisse assimiler en son âge adulte, selon la constante tactique du moi de se dérober derrière l'abstraction *humanité,* laquelle n'a d'existence que dans sa propre pensée et, dès lors, se confond avec elle. \*\*\* Les exemples sont innombrables. On n'a qu'à harponner, avec toutes les précautions d'usage, l'un ou l'autre dans leur tas grouillant. Le plus éclatant est l'abrogation du serment antimoderniste imposé par saint Pie X et dont la précision était telle qu'elle ne permettait aucune échappatoire. Un autre est le fameux *Catéchisme hollandais* qui inféode toute croyance dogmatique aux exigences de la subjectivité humaine et qui *édifie* du coup une religion nouvelle sans commune mesure avec le passé. 246:165 Sa traduction en italien qui vient d'être autorisée officiellement montre jusqu'à quel point la folie de transformer le dogme selon les injonctions de l'humanisme moderne est montée au plus haut de la Hiérarchie. Faut-il parler de la bro­chure éditée par l'archevêché de Malines-Bruxelles, sous la responsabilité du cardinal Suenens et sous le titre : *Rencontre dans la foi avec Dieu, le Christ et l'Église, Schèmes pour prédication* où le lecteur qui s'inspirera de la nouvelle pasto­rale est renvoyé, pour plus de lumières, à des études du P. Hulsboch qui nie la divinité du Christ, du P. Schillebeeckx qui conteste l'unité des deux natures, divine et humaine, dans la personne du Christ, et du P. Schoonenberg qui, quant à lui, nie purement et simplement, comme un bon unitarien libéral du siècle dernier -- tous les progressistes sont rétrogrades ! -- l'existence de la Très Sainte Trinité ? Faut-il parler du tout récent *mini-credo --* que j'avais déjà entendu, l'autre année, dans une paroisse du diocèse de Malines, vraisemblablement par ordre du susnommé Suenens -- : Dieu n'y est plus tout puissant ; Jésus n'est plus que le fils de Dieu comme n'importe quel homme ; la sainte Vierge Marie n'y est pas nommée ! Et enfin, faut-il ajouter que « le *Credo* n'est plus le message fonda­mental » de l'Église, selon la déclaration fracassante du P. Brown à la réunion des théologiens progressistes de *Conci­lium* à Bruxelles en présence du Nonce apostolique qui n'a pas cillé ? Les hérésies se répandent comme l'ivraie, sans que l'Autorité ne bronche. Sanctionner leurs auteurs ? Y songe-t-on ? Ce serait un attentat contre l'éminente dignité de la personne humaine, libre de tout sauf d'elle-même, qui est le principe fondamental de l'humanisme moderne, désormais adopté par l'intelligence catholique contemporaine ! A la racine de ces vésanies se découvre aisément la négation explicite ou implicite du dogme du péché originel. Le *moi* humain, délivré de toute obligation, transcendant à tout et capable de modeler toutes choses selon ses désirs et de s'en faire ainsi le centre, ne peut être que pur de toute souillure et de toute faiblesse. S'il y a du mal dans le monde, ce mal ne provient nullement de lui, mais du monde et de la société qu'il suffira de *transformer,* ou plus exactement d'anéantir, afin de faire place à un monde nouveau et à une société nouvelle, pour en purger définitivement l'humanité. Si l'on veut donc marier le catholicisme et l'humanité moderne, il faut expurger la religion de ce dogme barbare et inhumain et reporter sur les structures sociales inadéquates et sur la nature insuffisamment domestiquée par les techniques humaines cet étrange mal héré­ditaire, fruit de l'affrontement du moi individuel ou collectif et d'un monde encore indocile à ses besoins. 247:165 La « philosophie » et la « théologie » de Teilhard, si l'on peut dire, n'ont pas peu fait pour introduire dans l'intelligence catholique ce nou­veau dogme de la bonté originelle de l'homme, emprunté à Rousseau et à la Renaissance, et exigé par le principe même de la divinisation progressive de l'humanité à travers une série de crises de croissance, dont Hegel et Marx sont les analystes et les prophètes. Aussi voyons-nous les « penseurs » catholiques de notre temps se tortiller comme d'imbéciles diables pour mettre au rancart un dogme qui exige d'eux la totale soumis­sion de leur intelligence et de leur volonté à la grâce divine pour être mystérieusement compris. Entre le péché originel et la parfaite gratuité du don divin du salut, qui implique elle-même la parfaite soumission de l'âme aux vérités surnaturelles, la relation est aussi étroite que possible. L'autonomie de l'in­telligence et de la volonté, la dévaluation des activités con­templative et morale de l'esprit, la primauté de l'activité transformatrice de l'homme et du monde, le rejet du dogme du péché originel s'accompagnent nécessairement. Leur alliance est faite. Le doyen de la Faculté de théologie de Lou­vain, un certain Vanneste, vient de proclamer que « la pré­sentation classique du dogme du péché originel fait figure d'une fable enfantine que le monde moderne ne peut plus prendre au sérieux ». Dans la perspective de la mutation accomplie par l'huma­nité à l'époque moderne, le péché originel ne peut plus être que la résistance de la nature et des formes périmées de la société à l'expansion individuelle et collective de l'humanité. L'origine du péché est donc cosmique et sociale : elle réside dans une dualité entre l'homme et le monde, entre l'homme et la société, qui n'est pas encore surmontée, mais que les tech­niques d'unification de la planète conjointes à l'espérance eschatologique du christianisme sont en train de vaincre. Comme l'enseigne le P. Chenu, il n'y a aucune rupture de conti­nuité entre « le royaume messianique » et « la construction du monde » socialiste. Le péché est de transgresser cette loi de connexité entre le spirituel et le temporel, en s'attachant à des formes sociales et religieuses désuètes, vouées à la dis­parition totale. « Dieu n'est pas conservateur », s'écrie l'arche­vêque de Paris. On en déduit que le péché originel étant la révolte contre Dieu, il est désormais la révolte contre le nouveau, le progrès et la révolution. C'est dire qu'il n'y a plus de propension au péché inté­rieure à l'âme depuis la Chute. Les évêques hollandais sont d'accord là-dessus. Dans le *Livre blanc sur le Nouveau Caté­chisme* (1969), un des inspirateurs de celui-ci, le P. Schoonen­berg, écrit qu'il est inutile d'accorder au péché originel une importance particulière. C'est une question aussi oiseuse que celle de « la naissance virginale du Christ et de l'existence des anges ». Il suit de là qu'il n'y a plus de péché, sauf contre le socialisme. L'abbé Oraison n'est pas loin de le croire, et une bonne partie de l'Église contemporaine avec lui. 248:165 On brade aujourd'hui les dogmes avec désinvolture. On consent à en conserver quelques-uns à la condition qu'ils soient « centraux », bien sûr, c'est-à-dire centrés sur les exi­gences de la subjectivité contemporaine. Les autres, dédai­gneusement appelés « périphériques », celui de la Sainte-Trinité par exemple, dont le moins qu'on puisse en dire est qu'il ne signifie rien à l'intelligence de l'homme d'aujourd'hui, sont balayés d'un revers de main. Telle est la position de nombreux théologiens, bataves et autres, que le cardinal Suenens, lequel n'a d'originalité que celle d'un pilleur d'épaves, s'empresse de suivre sans citer ses sources, lorsqu'il se déclare, au Congrès de *Concilium* à Bruxelles (en présence du Nonce, qui ne disant mot, consent) partisan de la distinction entre les dogmes « principaux » et les dogmes « secondaires ». Lorsqu'on examine d'un peu près ces élucubrations destruc­trices de la foi, on voit aisément qu'elles reposent toutes sur un même principe fondamental : l'Église catholique ne doit plus désormais offrir à l'intelligence de l'homme du XX^e^ siècle que ce que celle-ci peut encore admettre. Comme elle n'agrée que peu, on laissera donc de côté *la vérité* objective du dogme ou mieux encore, on la réduira à son *efficacité,* ses éléments capables de *produire* un résultat avec un minimum d'efforts, à son *rende­ment,* à sa *productivité.* « Seule importe la vérité qui *fait* quel­que chose pour les hommes », écrit le jésuite hollandais Malem­berg, « si l'on considère par exemple l'enseignement des deux natures dans le Christ (Dieu et homme) ou le dogme de l'Assomp­tion de Marie, de tels articles de foi signifiaient autrefois réelle­ment quelque chose pour l'homme. Mais maintenant ? Ils sont fossilisés, pétrifiés, nous pouvons tranquillement les mettre au grenier comme des pièces de musée, ils ne *font* plus rien ». Il est difficile de trouver un texte qui avoue plus crûment que l'intelligence catholique se ramène aujourd'hui à la seule activité productrice de l'esprit, fabricatrice d'une marchandise qu'elle présente sur le marché de l'opinion publique et que le client accepte ou rejette selon qu'il en a besoin ou non. La notion de vérité de la foi se trouve ici complètement absorbée dans celle de l'intérêt individuel ou collectif. Sont « vrais » les seuls dogmes aptes à « rendre », à « travailler » efficace­ment et qui, dès lors, *rendent service à l'homme.* Il est à peine utile d'ajouter qu'une telle conception -- aujourd'hui courante puisque le pape lui-même l'admet en affirmant que « tout au Concile a été tourné à l'utilité de l'homme » et en ne cessant de proclamer que la religion catholique est un « service » -- implique une relation étroite avec le subjectivisme et le rela­tivisme les plus ruineux. \*\*\* 249:165 S'étonnera-t-on alors des tripotages de l'Évangile et de l'entreprise de démythologisation à laquelle la Parole de Dieu est aujourd'hui soumise ? On ne peut *adapter* l'Évangile au monde moderne sans le *façonner* de telle sorte que le monde moderne puisse l'*adopter.* Le monde moderne est la serrure ou plutôt, puisqu'il est le monde de l'individualisme, il est un en­semble de serrures les plus variées. N'importe ! L'Évangile sera le passe-partout qui les ouvrira. Il suffira de lui donner une forme aussi simplifiée que possible de manière à l'introduire en n'importe quel homme. Les miracles ? N'en parlons plus. Les récits de l'enfance du Christ ? N'en parlons pas davantage. La Résurrection ? L'Ascension ? Toutes ces grandes vérités chères à l'intelligence chrétienne qui les contemple et s'en nourrit indéfiniment, sont de plus en plus considérées aujourd'hui comme des *produits* de la communauté chrétienne primitive. Les premiers chrétiens ont *fabriqué* ces mythes de toutes pièces et les ont projetés dans le personnage du Christ afin de lui don­ner un sens qui répondait à leurs besoins. Le Christ que nous connaissons est un Christ manufacturé, usiné dans l'imagination de ses disciples. Ceux-ci ne pouvaient *connaître* le Christ sans le *faire* et c'est parce qu'ils le *firent* qu'ils le connurent dans la foi, sans éprouver le moindre doute au sujet du personnage qu'ils créaient. Une fois de plus, l'intelligence fabricatrice est la seule que connaissent nos modernes démythologistes. Il est clair que son utilisation cohérente aboutit à nous fabriquer un Christ de faussaires qui n'a plus rien de commun avec celui de l'Évangile et qui se réduit comme une peau de chagrin à un homme qui a rayonné sur d'autres hommes. C'est tout. La plus célèbre de ces fabrications de faux Christs est désor­mais officielle. Elle est contenue dans la traduction de l'*Épître aux Philippiens* du Nouveau Missel de langue française. C'est la falsification typique, la substitution préméditée d'un Christ *construit* dans les bureaux des technocrates progressistes de la foi au Christ réel de l'Évangile réel. Convenons-en : dans la Hiérarchie, l'imagination est au pouvoir ! \*\*\* Il n'est plus possible aujourd'hui de fermer les yeux devant l'évidence : la crise intellectuelle dont nous mourrons depuis la Renaissance (en dépit de ses éclatantes réussites dans le domaine de la matière) a désormais atteint l'Église catholique. Le modernisme, refoulé au début du siècle, a pénétré tous les niveaux de la Hiérarchie. Une révolution sans précédent a dé­truit l'Église traditionnelle fondée sur les valeurs de vérité dogmatique et sur les fins dernières de l'homme. On est en train de nous BÂTIR une nouvelle Église. 250:165 Le primat de l'activité fabricatrice de l'esprit qui autorise l'homme à devenir la me­sure de toutes choses, de Dieu même et de la Révélation, a évacué le primat de la contemplation du Vrai et du Bien. Le marmot terrible de la nouvelle Église nous le dit : « La Vérité n'est pas le Principe absolu d'où dériveraient des attitudes pra­tiques, la Vérité S'EFFECTUE, elle SE FAIT. Dieu SE FAIT. » Cette formule du P. Cardonnel condense torrentueusement les infil­trations précautionneuses et cauteleuses de la nouvelle men­talité cléricale, maîtresse des leviers de commande dans la salle des machines à emboutir les âmes que devient trop sou­vent l'Église catholique infectée par le siècle. La libération du chrétien de sa soumission bimillénaire aux réalités surnaturelles qui lui indiquent la voie du Vrai et du Bien l'incite à *construire* une nouvelle Église. Son principal effet est de le stimuler à *fabriquer* une nouvelle Liturgie. Nous sommes servis sur ce point ! Sans doute l'architecture de la Sainte Messe est-elle œuvre humaine, mais l'art humain se trouve ici dans le prolongement de l'action surnaturelle qui s'y accomplit : il ne peut avoir pour fin de la trahir, moins encore de la négliger, mais de la mettre en relief en y puisant avec docilité son inspiration. Ce rapport entre l'humain et le divin vient d'être à ce point bouleversé dans la nouvelle Messe que ses promoteurs se flattent d'y avoir opéré une véritable révo­lution et que les cardinaux Ottaviani et Bacci, dans une lettre désormais célèbre, ont dû déclarer au pape que l'office divin ainsi transformé s'éloignait d'une manière impressionnante de la Sainte Messe du Concile de Trente. Le cardinal Siri l'a proclamé à son tour dans sa cathédrale de Gênes, le Jeudi-Saint 1970 : « Beaucoup trop, *même parmi ceux qui ne de­vraient pas le faire,* oublient que la Messe n'est pas seulement la Cène du Seigneur, mais qu'elle est bien avant tout et surtout le renouvellement du sacrifice de la Croix par lequel nous avons été rachetés, et cela ressort de petits détails qui se trouvent devenir de déplorables usages, nous préparant des temps bien pires. » Ces *piccoli particolari* dont parle l'arche­vêque de Gênes ne sont pas essentiels, ils sont les points d'affleurement à la surface de la Messe nouvelle d'une inspi­ration radicalement différente de la Messe traditionnelle et qui transforme celle-ci, d'œuvre de Dieu (*opus Dei*) qu'elle est, en une œuvre d'hommes. De fait, comme l'écrit le R.P. Philippe de la Trinité, « les rédacteurs de l'*Institutio generalis* ont manifestement donné le pas à la Cène sur la Croix dans la théologie de la Messe ». Les pasteurs protestants sont d'ac­cord sur ce point : « Les nouvelles prières eucharistiques catholiques ont laissé tomber la fausse perspective d'un sacri­fice offert à Dieu. » Comme le signale Louis Salleron en commentant une déclaration analogue du prieur de Taizé : « Les protestants ne pouvaient pas célébrer la Sainte Cène avec les prières de l'*ordo* Missae traditionnel ; ils le peuvent avec le nouvel *ordo. *» 251:165 Ici encore, et peut-être plus fallacieusement que partout ailleurs, l'intelligence fabricatrice de l'homme s'est substituée à son intelligence contemplative et pratique. On célèbre la Messe. On dit la Messe. On ne la FAIT pas. Au contraire, on FAIT un repas, et comme dit Calvin, on FAIT la Cène. Le *Sacri­fice* de la Messe est l'acte même par lequel Jésus-Christ nous a rachetés en s'immolant sur la Croix. La *Cène* est un produit de l'art humain. En mettant en relief l'aspect *repas* de la Messe à la manière protestante, et en symbolisant la chose par la substitution de la table à l'autel, les fabricants de la nouvelle Messe Catholique ont obéi à la seule forme d'intelli­gence qui domine aujourd'hui dans le monde et dans l'Église ouverte au monde : l'intelligence productrice. L'offertoire du *Nouvel Ordo* Missae en témoigne : « Nous vous offrons, Seigneur le pain, fruit de la terre et du *travail* des hommes (*fructum terrae et* OPERIS MANUUM *hominum*) ; nous vous offrons, Seigneur, le vin, fruit de la vigne et du *travail* des hommes (*fructum vitis et* OPERIS MANUUM *homi­num*) »*.* Il s'agit ici, non pas d'offrandes *sacrificielles,* présen­tées en vue du *sacrifice* qui leur donne leur véritable raison d'être, *pour* être changées au corps et au sang du Christ, mais d'offrandes dont l'homme est à la fois le producteur (*opus manuum*) et le consommateur subjectif : « qui deviendront pour nous le pain de vie et la boisson spirituelle, *ex quo nobis fiet panis vitae... ex quo nobis fiet potus spiritualis *». On remarquera ici la saisissante absence des mots *Corpus et San­guis Christi,* proprement *sacrificiels.* On remarquera la pré­sence, non moins saisissante, de *panis et potus,* essentiels à un *repas.* On comprend alors pourquoi la Présence réelle du Christ n'a plus du tout la même portée dans la nouvelle Messe que dans la Messe traditionnelle. Dans la Messe traditionnelle, le Christ est substantiellement présent sur l'autel par la consé­cration et il le reste après celle-ci. Sa présence et son sacrifice sont indépendants de toute action humaine et le prêtre lui-même n'agit en l'occurrence qu'*in persona Christi.* Il suit de là que l'activité de l'esprit qui entre en jeu chez le fidèle est la contemplation amoureuse. Le sens de la communion se précise alors nettement : le fidèle participe à la vie surnaturelle du Christ et aux bienfaits de la Rédemption en le recevant et en le mangeant. C'est parce que son intelligence s'est soumise avec foi à la réalité surnaturelle objectivement et substantiellement présente sur l'autel et parce que tout son être s'est dirigé vers elle comme vers sa Fin ultime, qu'il peut, dans un repas, pren­dre part réellement à sa divinité. La Cène est la suite de la Présence et du Sacrifice. Elle est commandée et réglée par eux et en fonction d'eux. 252:165 Au contraire, si la Messe est principa­lement une Cène, la présence est essentiellement fonction de ceux qui désirent la nourriture présentée et si, en la mangeant, ils font un repas. Un repas n'est tel que s'il est l'objet d'une intention et que s'il est fait, c'est trop clair. La Présence dé­pendra dès lors de la Cène et de l'aspect subjectif que revêt toute activité productrice. Elle pourra être réelle en ce sens que le fidèle croit désirer et absorber une nourriture surnatu­relle. Elle ne sera pas nécessairement substantielle, le propre de toute substance étant d'exister en soi et pour soi, indépen­damment de toute subjectivité. La Présence étant ici l'œuvre de la toute puissance de Dieu, son être ne dépend point de l'in­tention ni du repas que le sujet en fait. Là elle est l'œuvre de l'homme, au moins partielle. A la lumière de cette distinction entre les différentes acti­vités de l'homme, on s'aperçoit aisément de l'importance du latin : une Présence immuable ne peut être signifiée adéqua­tement que dans une langue immuable qui ne dépend plus des variations de la subjectivité de celui qui la parle. Le latin est la langue de l'esprit qui se soumet entièrement à la présence de la réalité surnaturelle. Il est la langue de la contemplation liturgique. La même lumière éclaire le mode de communier. Dans la Messe traditionnelle, le fidèle *reçoit* Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme l'esprit contemplatif reçoit la réalité : en devenant activement pure réception et pur accueil. Dans la Messe nou­velle, au contraire, le fidèle *prend* la sainte Hostie : il a l'ini­tiative, il la domine, au moins virtuellement, comme l'ouvrier son œuvre. Dans la première, Dieu amène l'âme à soi. Dans la seconde, le sujet, prenant l'Hostie, met Dieu avec soi ou le fait sien. On s'explique enfin, grâce à cette distinction, l'aspect, décidément théâtral, de la Messe nouvelle. Alors que, dans la Messe traditionnelle, l'action qui se déroule étant celle de Jésus-Christ lui-même, le prêtre s'efface pour ainsi dire devant elle et n'est pas l'acteur véritable, alors que le fidèle est abîmé dans sa contemplation de l'action divine et y participe en la contemplant, la Messe nouvelle, qui s'inspire de l'intelligence *poétique,* est l'œuvre du prêtre et des fidèles, le prêtre s'y donne en spectacle, il est l'acteur visible­ment principal, les fidèles l'entourent, sans que rien ne les sépare, comme les artistes d'une troupe le font avec la vedette. La Messe apparaît alors un jeu scénique, dont le prêtre est le meneur, une création de l'esprit humain à laquelle, chacun collabore à sa manière, quelque chose d'artificiel et d'empha­tique, *qui vise à l'effet* comme au théâtre. « Qui est-ce donc qui nous *a fabriqué* cette nouvelle Messe ? », entendîmes-nous un jour de la bouche d'une vieille paysanne pleine de sens. 253:165 ­La réponse est aisée : l'homme, l'*homo faber* qu'est l'homme d'aujourd'hui dont la subjectivité n'est plus dirigée, réglée, domptée par l'humble contemplation de la réalité. \*\*\* Nous pourrions aller aussi loin dans d'autres directions. Contentons-nous de dire que le primat de l'intelligence tech­nique apparaît nettement dans l'attitude de la Hiérarchie et d'une bonne partie du clergé à l'égard des problèmes sociaux. La question sociale n'est nullement, pour eux l'éviction des communautés naturelles et semi-naturelles hors de la *dissociété* contemporaine. La question sociale est uniquement et simplement la question *ouvrière.* Comme l'écrivait Henri Fes­quet dans *Le Monde* (24-10-70), à propos d'une assemblée de l'épiscopat français à Lourdes, où la politique a dominé tous les débats, la plupart des évêques ont mauvaise conscience à l'égard de la classe ouvrière et c'est pourquoi ils ont consenti à lui accorder « la part du lion ». Il semble que, pour la Hié­rarchie, le travail soit la fonction humaine essentielle et que ceux-là qui transforment la matière ont seuls le droit de porter le nom d'homme. L'obsession de la Hiérarchie est telle qu'elle a créé de toutes pièces le prêtre-ouvrier, sans éprouver le be­soin de créer des prêtres-agriculteurs, des prêtres-épiciers, des prêtres-marins, des prêtres-patrons d'entreprise, etc. Elle ne s'est même pas aperçue que, dans la plupart des cas, le prêtre-ouvrier, en acquérant l'intelligence ouvrière, perdait l'intelli­gence contemplative et qu'en perdant l'intelligence contem­plative, il rompait les liens qui le relient aux réalités natu­relles et surnaturelles et s'évadait dans la pire mythologie sociale. Pour les « penseurs » de la Hiérarchie, le monde ouvrier appartient à un monde plus vaste : le monde de la technique, propre à notre temps. L'archevêque Elchinger de Strasbourg est l'un d'eux. Écoutons-le répondre à un auditeur de Radio-Luxembourg qui regrettait de ne pas avoir en France l'équi­valent du catéchisme hollandais : *Je comprends qu'on sou­haite un livre semblable en France.... Le succès remporté par le catéchisme hollandais est extraordinaire et cela provient précisément du fait qu'il a adopté un langage que l'homme d'au­jourd'hui peut comprendre. Il ne s'agit pas d'adapter les véri­tés chrétiennes aux besoins actuels ; la vérité ne change pas, c'est sa formulation, c'est sa présentation qui doit changer car, si Dieu a pris la peine de nous parler à travers une histoire, à travers des textes, t'est pour que nous comprenions ce qu'il veut nous dire, pour que son message pénètre en nous.* 254:165 *Utiliser un langage anachronique pour parler de Dieu, se servir de catégories intellectuelles qui ne représentent plus grand chose pour l'homme technique d'aujourd'hui, cela équivaut, dans une certaine mesure, à trahir le message de Dieu, à le défigurer, et il s'agit par un langage nouveau de restituer à la parole de Dieu toute sa vigueur, sa nouveauté, sa densité vitale.* Son com­père, l'évêque Schmitt de Metz, président de la Commission doctrinale de l'Assemblée épiscopale française, proclame de même *l'impossibilité de s'en tenir à un discours croyant hérité des siècles passés.* Notre analyse de la crise intellectuelle du catholicisme est bien exacte. *Habemus confitentem reum.* Ce n'est pas seulement « le langage de l'homme technique » d'aujourd'hui que les clercs de qualité veulent adopter, ce sont ses « catégories intellectuelles », sa façon de voir le monde, la conception qu'il se fait des choses. Le langage, les catégories intellectuelles du passé sont définitivement révolus. Il y a dans cette déclaration insensée, écho du reste de milliers d'autres, de quoi faire exploser l'Église catholique et, avec elle, le monde entier. \*\*\* Comme nous l'avons déjà dit (ITINÉRAIRES, n° 131) et com­me il faut le redire sans répit, parce que tout est là, « *connaître,* pour un technicien quelconque, s'identifie à *faire,* à fabriquer quelque chose, à introduire une forme née de son esprit dans une matière extérieure. Le technicien est l'homme de l'art, l'artisan, l'ouvrier, l'ingénieur, dont l'activité passe dans un objet extérieur à lui-même et vise à transformer cet objet d'une manière ou d'une autre. Loin de recevoir son objet du monde extérieur et de s'y soumettre, comme le font le philo­sophe ou le savant formés aux disciplines traditionnelles, le technicien projette une représentation mentale dans un objet qu'il se subordonne et qu'il modifie. C'est donc lui-même en quelque sorte qu'il incorpore à la chose qu'il fabrique. C'est de lui-même que celle-ci tient son être. Elle se rapporte tout à lui. Le propre des objets techniques façonnés par l'hom­me est donc d'exister pour l'homme. Ils n'ont pas d'existence par eux-mêmes, de « réalité en soi », comme disent les philo­sophes. Ils sont entièrement suspendus comme tels à la sub­jectivité créatrice de l'homme qui les domine, les utilise et en fait exactement ce qu'il veut. Une maison bâtie par l'homme n'existe que pour l'homme : s'il n'y avait pas d'homme, il n'y aurait pas de maison. Un vêtement, du pain, du vin n'existent que pour l'homme, et ainsi de suite. Le monde artificiel où nous sommes se réfère de fond en comble à l'humanité labo­rieuse qui l'a construit. Tout en lui provient de ce sujet collec­tif et fait retour à ce même sujet collectif. 255:165 La matière dont il est fait n'échappe même pas à « l'homme technique » qui la remodèle et la refait pour ainsi dire par son action créatrice. Le « monde technique », le seul qui existe encore pour « l'homme technique » d'aujourd'hui est ainsi l'œuvre de l'homme. Pour lui, il n'y a pas d'autre monde que celui-là. Il en est le démiurge, le Dieu. » \*\*\* Il est aisé de voir que l'adaptation de l'Évangile au langage et aux catégories intellectuelles de « l'homme technique » con­temporain ne peut conduire qu'à une *religion de l'homme,* à une religion sans Dieu et sans Christ, à une Église révolution­naire. Nous y allons au pas de course. Tout l'effort des théologiens en vogue va dans ce sens : réduire le christianisme à un huma­nisme, la théologie à l'anthropologie, l'amour de Dieu à l'amour du prochain, la verticale de la prière et de l'adoration à l'hori­zontale de la libération des opprimés et de l'aide aux peuples sous-développés. Dans une perspective technique où tout vient de l'homme et retourne à l'homme, il ne peut en être autrement. Dès qu'on prétend exposer la foi dans le langage et selon les catégories intellectuelles dont on nous affirme que l'homme contemporain n'en a pas d'autres et n'en veut pas d'autres, on doit en arriver là : on a toujours les conséquences d'un principe. Sans doute espère-t-on tirer de la religion de l'homme un christianisme rajeuni et de l'athéisme une foi plus grande. « La redécouverte du visage authentique de Dieu passe, pour la conscience contemporaine, par l'affirmation de l'auto­nomie de l'homme », nous assure Jules Girardi qui continue : « La redécouverte du Dieu vivant passe par l'expérience de la mort de Dieu. » C'est se leurrer de chimères. En effet, lorsqu'on adopte le langage et les catégories intel­lectuelles de « l'homme technique », on en adopte du même coup la forme d'intelligence et la manière dont elle appréhende le réel. Si « l'homme technique » ne connaît que ce qu'il fait, l'intelligence catholique qui voudra connaître les vérités de la foi et en transmettre la connaissance, sera contrainte de les *faire,* de les créer, non sans doute de toutes pièces, mais à partir des débris de la foi ancienne qu'elle refaçonne selon ses exigences, autrement dit de les IMAGINER. L'objet réel de la foi catholique : *le surnaturel* se gonflant comme une bau­druche sous le souffle des volontés de puissance cléricales af­franchies de toute soumission à son égard, éclate, sourd, stri­dent, assourdissant, INFERNAL toujours, aux oreilles des fidèles stupéfaits. Toutes les vingt-quatre heures, les journaux nous rapportent avec enthousiasme les merveilles de ces feux d'AR­TIFICE qui remplacent désormais la Lumière que les ténèbres n'ont point reçue. 256:165 Pour faire un MENSONGE aussi éclatant, qui transforme la VÉRITÉ en ILLUSION, les clercs en délire ont plusieurs subter­fuges. Le premier et le plus connu est l'irrésistible mouvement de l'Histoire qui emporte l'Église comme tout le reste et l'oblige à changer. Il ne suffit cependant pas de proclamer l'*Évolution,* il faut *l'incorporer à la Foi chrétienne,* en *faire un dogme,* y *croire.* « Une seule voie nous est ouverte : nous *fier* à l'infail­libilité de l'opération qui nous englobe », s'exclame Teilhard de Chardin. Il faut en plus que la Foi chrétienne ainsi rénovée coïncide avec la foi en l'homme créateur de son être et du monde dont l'Église marxiste a le dépôt. Ainsi la totalité de l'être, tant surnaturel que matériel, sera transformée par ces deux fois qui n'en font qu'une. A Teilhard qui n'hésite pas à dire que sa foi en Dieu est subordonnée à sa foi en l'Évolution, répond la déclaration du P. Maillard dans *Frères du Monde :* « Si je m'apercevais que ma foi me sépare si peu que ce soit des autres hommes et diminuait ma violence révolutionnaire, je n'hésiterais pas à sacrifier ma foi. » Le P. Cardonnel est plus radical encore : « Jésus-Christ n'est pas le Fils de l'Être suprême, du Dieu tout puissant \[-- voilà pourquoi les Domi­nicains de Paris en suppriment la mention dans leur nouveau *Credo !* --\] vieux monarque oppresseur des hommes. Mais Jésus-Christ est le Fils de l'animateur du maquis des peuples opprimés. » L'Évolution conjointe à la Révolution devient la véritable technique de la Rédemption. Il faut y croire pour y racheter efficacement les hommes. Or d'Évolution et la Révolution vont l'une et l'autre *dans le sens de la socialisation.* Le P. Chenu salue dans la sociali­sation « le phénomène majeur et universel de l'Évolution du genre humain ». Il ajoute qu'il y a dans ce phénomène « porté à l'état révolutionnaire une sorte de réfraction de l'Absolu ». On comprend alors l'inepte et célèbre formule épiscopale : « La socialisation est une grâce » ([^213]) : la Foi en Dieu ne peut pas ne pas se transformer en une Foi en l'homme, l'Église qui est l'Humanité rachetée ne peut pas ne pas coïncider avec la Révolution marxiste, créatrice d'une humanité rédimée de toutes ses aliénations et rassemblée dans une société sans classes ; accomplissement intégral du phénomène de la sociali­sation. Le P. Teilhard croit en cette mutation de l'humanité en superhumanité. Le P. Chenu aperçoit partout dans le monde l'apparition de « l'homme nouveau ». 257:165 Autrement dit, le *messia­nisme chrétien,* toujours contenu par l'Église traditionnelle dans les justes limites du surnaturel, ne fait qu'un, pour l'Église nouvelle, avec le *messianisme marxiste.* Il n'y a plus désormais de distinction entre l'Histoire sainte et l'Histoire profane. C'est une seule et même coulée. Lamennais disait déjà que « les Révolutions sont, pour ainsi parler, Dieu présent à nos yeux dans le monde ». On ne s'étonnera point d'entendre l'évêque Fragoso de Cratheus (*I.C.I.*, oct. 1967) citer Fidel Castro comme « le modèle des vertus évangéliques ». Pour Cardonnel, le Christ n'est plus Dieu, il ne vient plus du Père, mais de la Masse où il se réincarne pour l'unifier « à la mesure de l'Hu­manité de l'Univers ». Ainsi, « l'essence de la Révolution n'est rien d'autre que l'irruption de la souveraineté de Dieu dans le monde ». L'humanité est en mutation constante, en évolution conti­nue, en révolution permanente vers la réalisation de son destin dont la nouvelle Église proclame *avec foi* qu'il est sa divinisation, laquelle s'effectue ici-bas, non point dans un autre monde surnaturel, mais dans celui du politique et du social. Ce MILLÉNARISME est toujours en route. « L'Église est toujours en marche », reconnaît l'inepte Suenens, fidèle caisse de résonance des inepties post-conciliaires. Entre l'humanité promue à l'au­tonomie absolue et donc à la divinisation dont le marxisme est le prophète, et le Dieu chrétien de la Parousie, le P. Rahner ne voit aucune différence. Le chrétien et le marxiste sont ten­dus l'un et l'autre, selon lui, vers l'Avenir comme vers l'Absolu. Dès lors, un chrétien doit être marxiste et un marxiste doit être chrétien. Que nous voguions ici dans le ciel de l'imagina­tion, il n'est point malaisé de le voir : le catholicisme se vide non seulement de sa substance passée, mais de sa substance éternelle, au bénéfice du Paradis terrestre enfin débarrassé de son Ange à l'épée de feu et ouvert à tous les hommes. L'imagi­naire chrétien se fond dans ce que Pasternak appelle si juste­ment « *la domination inhumaine de l'imaginaire *» dans les pays communistes. \*\*\* Il faut évidemment des *prophètes* pour sonder l'avenir, pour discerner dans le présent les premières traces de sa présence et pour en accélérer la venue. L'Église nouvelle est entièrement fondée sur la notion de *signes des temps,* introduite dans le Concile par Jean XXIII. Pour Chenu, « les signes des temps » sont la seconde manifestation de Dieu dans l'Histoire et ils convergent vers la socialisation intégrale de la planète. L'Église nouvelle n'a pas à les juger, mais à les accepter puisqu'ils sont divins. Le propre de la foi, reconstruite par les clercs *new-look*, est donc *d'écouter le monde,* de le saisir dans son évo­lution, dans sa mutation, dans sa révolution totale, et d'en faire prendre conscience aux individus et aux peuples. 258:165 C'est le phénomène bien connu de la CONSCIENCISATION, mis en route par les évêques sud-américains en connivence avec les partis révolutionnaires du lieu, *pour faire prendre* aux fidèles hébétés *des vessies pour des lanternes.* Des torrents de *charismes* pro­phétiques déferlent actuellement sur la planète par le truche­ment de clercs et de laïcs en transes. La *glossolalie* est épi­démique dans l'Église nouvelle. On sacralise le moindre événe­ment fugace et profane qui va contre l'ordre politique et social. La contestation est le SIGNE par excellence que Dieu est à l'œuvre et qu'il construit en détruisant. Grâce aux conflits qu'elle engendre et qu'elle cultive, il se forme peu à peu une conscience de classe et de la solidarité de tous les prolétariats de la planète. C'est pourquoi tous les clercs en possession du charisme prophétique s'emparent immédiatement de tous les postes en vue et de tous les moyens de communication. Ceux-ci sont du reste abandonnés par les croyants traditionnels qui refusent de mêler la raison au vent de folie qui ravage l'Église. S'ils ne les quittent pas, on les y force. La campagne menée pour le rajeunissement des cadres de l'Église et pour l'élection des évêques et des prêtres par la communauté ecclésiale, noyau­tée par son élément moteur selon les recettes de la méthode marxiste, va dans ce sens. On en voit les résultats au plus haut degré de la Hiérarchie. Ces prophètes qui croient en leur mission doivent la faire croire aux autres. On a élaboré à cette fin *une nouvelle théo­logie des dons du Saint-Esprit.* Le clerc qui prend conscience des signes des temps le fait sous la protection et la garantie de l'Esprit Saint qui n'a jamais autant déferlé sur l'Église qu'au­jourd'hui, non pas même à la Pentecôte. On assiste à une véri­table déflagration d'ILLUMINISME (« Conscience, conscience, immortelle et céleste voix ! ») qui *brise les barrières de la loi naturelle* présente au cœur de l'homme et dont l'éclatement détruit toute règle humaine et divine. La VIOLENCE révolution­naire se situe ainsi dans le prolongement direct de la charité surnaturelle et *l'achève,* dans tous les sens du mot : l'amour de Dieu n'est plus, il n'y a plus que l'amour de l'homme qui anéantit tout ce qui n'est pas l'homme. Ces monstrueuses billevesées, ces outres d'Éole ont toute­fois un sens. Nous avons dit que « l'homme technique » pro­jette la représentation des choses qu'il *imagine* dans un objet qu'il se soumet et dans lequel il met son sceau. Nous avons ajouté qu'il s'incarne en quelque manière dans la chose qu'il fabrique, qui tient de lui son existence et dont il est le principe d'être, le seigneur et le maître. Comment ne pas constater ce que nous pouvons voir si nous ouvrons les yeux, à savoir que le prêtre, l'évêque, le cardinal, le pape qui fait siens le langage et les catégories intellectuelles de la civilisation tech­nique et qui les applique aux hommes, projette son *moi* dans l'humanité et pose sa candidature à la direction de la planète ? 259:165 Lorsque la religion dégringole des réalités surnaturelles à l'imagination de l'humanité en route pour la Terre promise, c'est *la volonté de puissance* qui dissimule son appétit de domi­nation sous le manteau de Noé de la nouvelle théologie révolu­tionnaire. L'Église nouvelle prend le relais de la Révolution et de l'Empire hors d'haleine. Comme eux, elle vise à la supré­matie et à l'oppression universelles. Elle applique la règle for­mulée par Napoléon : « On mène la populace par *l'imagination* comme par le bout du nez. » Quand la pensée refuse de se sou­mettre au principe de réalité et qu'elle prétend manipuler les masses comme des objets fabriqués par l'homme en usant des catégories intellectuelles en vigueur dans la civilisation tech­nique, elle se subordonne l'humanité comme le technicien la matière, et sa volonté de puissance débridée s'élance à toute allure dans l'arène sociale dont elle brise les ultimes résis­tances. L'imaginaire ne peut du reste prendre la place de la réalité sans violence. La pensée technique, son langage et ses catégo­ries intellectuelles font toujours violence à la matière. Mais lorsqu'il s'agit de l'homme, de son salut, de sa destinée tempo­relle et spirituelle, la violence est portée au comble : il s'agit en effet de transformer l'homme, créature de Dieu, en un homme, créature de l'homme. Pour s'assujettir l'homme, la volonté de puissance ecclésiastique doit supprimer Dieu et, puisque l'homme n'existe que par Dieu, l'homme lui-même. Les « assas­sins de la foi » deviennent facilement des assassins tout court, ou leurs complices. C'est à ce nihilisme qu'aboutit infailliblement la primauté que l'Église nouvelle accorde à la pensée technique : l'imagi­naire ne peut devenir réel qu'en détruisant la réalité et, en fin de compte, en se détruisant lui-même, faute de matière à modeler... La progressive réalisation de l'Utopie devient ainsi la progressive réalisation du néant. Au terme de l'aventure, il ne reste qu'un Moi solitaire, coupé des artères nourricières qui le rattachaient à la réalité et à Dieu, figé en lui-même, sourd, aveugle et cruel : Baudelaire l'avait, prévu : *L'imagination qui dresse son orgie* *Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.* \*\*\* En bref, la pensée artificialiste apparue à la Renaissance et diffusée par le protestantisme a peu à peu rongé les amarres qui reliaient l'homme aux réalités naturelles et surnaturelles qu'il n'a pas faites, qui ne dépendent pas de lui et qui s'im­posent à lui. 260:165 Le point de rupture se situe au XVIII^e^ siècle. La Révolution française détruit la société d'Ancien Régime fondée sur les harmonies de la nature et de la grâce. On ne dira jamais assez à cet égard l'extraordinaire nuisance du jansénisme. Libéré de ses obligations naturelles et surnaturelles, l'homme prétend bâtir une nouvelle société qui soit son œuvre de fond en comble. La tentative est vouée à la faillite : on ne fait pas du social avec des individus dont on proclame qu'ils n'ont aucun lien qui les unit au préalable entre eux et que le surnaturel viendrait consolider. Le catholicisme a réussi à établir une société composée d'individus, indépendamment de toutes leurs autres relations sociales naturelles, mais c'est au niveau du surnaturel et par la toute puissance de Dieu. Pour construire la société nouvelle, il faudra donc ravir au catholicisme ses énergies religieuses et, plus exactement encore, Dieu lui-même. Le propre de la pensée révolutionnaire où culmine l'artificia­lisme est d'être *l'hérésie catholique par excellence* et de trans­poser de Dieu à l'homme libre de tout la toute-puissance créa­trice d'une société nouvelle et d'une humanité nouvelle. Cette hérésie est désormais *in sinu gremioque* de l'Église catholique, au plus profond de ses organes. L'Église et la Révo­lution s'interpénètrent, la première en se sécularisant, en se mondanisant, en se profanisant, la seconde en se sacralisant, en se parant des attributs arrachés au Christ Sauveur et Ré­dempteur. Nous assistons à l'éclatement de l'Église et de la civilisation sous la pression sans contrepoids de la pensée technicienne. A cette situation dont la gravité est exceptionnelle, il n'est qu'un remède : reprendre l'œuvre de restauration de l'intelli­gence spéculative et de la morale entreprise par le Concile de Trente et interrompue par trois siècles de folie. La Contre-Réforme doit recommencer et, d'abord, en chacun de nous. Méditons la pensée de Pascal : « Il n'est point néces­saire de faire triompher la Vérité, il suffit déjà de combattre pour elle. » Marcel De Corte, professeur à l'Université de Liège. 261:165 ### Journal logique par Paul Bouscaren LES SONDAGES ME FONT RIRE, qui ne sont pas pour de rire, mais, je l'avoue, il en est un qui m'intéresserait, sur la question suivante : « Que font le plus souvent, voire sans arrêt, d'après leur propre témoignage à la radio, les princes qui ne nous gouvernent pas, ou si peu que rien ? » Un seul Français répondrait-il ce que je viens d'entendre pour la quatre-vingt-neuvième fois, (*France-Inter,* 13 h., 14 mars) : *des efforts ?* \*\*\* Il est déjà d'une horrible sottise d'accabler tous les esprits sous la masse des informations, mais, de ce non content, on vous propose en vrac des fausses avec des vraies, *pédagogi­quement,* pour en faire le tri. \*\*\* « On a perdu le péché originel. » (André Chamson, *Figaro,* 15 mars.) Il serait miraculeux de voir croire au péché originel une époque aussi stupide à l'égard de la religion, c'est-à-dire de l'union avec Dieu *indispensable* à la vie humaine, puisque le péché originel consiste, non pas à vouloir de naissance le mal, comme l'oppose à Rousseau plus fol que Rousseau, mais à *ne pas vouloir Dieu,* ce qui s'appelle vouloir Dieu, selon qu'il est Dieu, et selon qu'il *nous* est Dieu par le don de sa grâce. \*\*\* 262:165 « Nous sommes plus évolués que nos parents, ça, c'est sûr ; et les enfants sont plus évolués que nous. » Ainsi parle un garçon de dix-neuf ans. On lui demande : « Qu'est-ce qu'être évolué ? » Réponse : « Être évolué, c'est penser autre chose. (*France-Culture,* vers 9 heures, 18 mars.) La certitude affirmée par ce jeune est donc assez illusoire pour confondre « être évolué » avec « avoir évolué » ! \*\*\* Si l'on avait des yeux pour voir autre chose que des éti­quettes, quoi de si « petit bourgeois » que le canular de la « justice dans le monde » prise pour la « faim et soif de jus­tice » de la Béatitude évangélique ? Celle-ci n'est pas seule­ment religieuse, elle est la religion même, Dieu servi en esprit et en vérité par toute la vie, sainte pour lui comme il est saint ; or, la justice à la mode, qu'est-ce donc, sinon de respecter en chaque homme le propriétaire de ses droits, le propriétaire de soi-même, absolument, selon *la conception libérale de la pro­priété, ce contre-pied du sacrifice à Dieu de toutes les reli­gions ?* Le sacrifice ainsi devenu incompréhensible, tout homme sans Dieu en ce monde et propriétaire esclavagiste de lui-même, pourquoi la « justice dans le monde » ne jetterait-elle pas l'hu­manité, au nom de l'homme libéral, à l'esclavage communiste, -- et c'est-à-dire méthodique, organisé, politique, et non plus au petit bonheur et malheur des anarchies démocratiques ? \*\*\* Prendre avec les hommes l'attitude apte à leur faire sentir ce que leur propre attitude peut avoir d'inhumain, ne serait-ce l'humanité concrète ? \*\*\* Il est bien injuste de poursuivre qui que ce soit pour exercice illégal de la médecine, puisque s'abstenir d'un tel exercice est aussi exercer l'art médical ; étonnez-vous, mais croyez-en l'évêque d'Arras, auquel on écrit : « L'Église ne doit pas faire de politique », et qui répond, à la grande joie du *Figaro* en sa Religion (18 mars) : « Le silence est aussi un acte poli­tique. » Naguère encore, du moins pour un évêque avouable, il y avait péché d'omission à *s'abstenir où l'on devait agir ;* et si l'on devait voter, par exemple, ce n'était pas, sans pétition de principe, qu'il fallût attendre de l'évêque toute action poli­tique, requise en tant que telle, comme requise de l'évêque aussi bien que du préfet. (Mgr Huyghe va rire de ma naïveté, qui lui parle de pétition de principe, à lui, dont l'œil prophé­tique voit l'Église « toujours en train de naître dans de mul­tiples groupes humains »...) \*\*\* 263:165 Heureux les insectes, qui s'adaptent aux insecticides en survivant à leur action ! Pour la vie humaine, s'adapter con­siste à se défaire de tout ce qu'elle a d'humain et à vivre une vie d'insecte, paraît-il. \*\*\* N'y ayant pas plus d'existence de la personne humaine en dehors de la société qu'en dehors du corps de chacun, comme on se plaint de celui-ci on le peut de celle-là, certes ; mais la contester radicalement, ou ne pas rire de qui le fait, cela dénote une radicale fainéantise intellectuelle, de quoi nous avons d'ailleurs, aujourd'hui, cent autres signes. \*\*\* Socrate a voulu jusqu'à la mort obéir aux lois de la cité, mais n'est-ce pas aussi le cas de Jésus-Christ ? D'abord, quant au principe : rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Ensuite, quant au pouvoir de se dérober : les douze légions d'anges que le Fils de l'homme pouvait demander à son Père. Enfin, quant à l'autorité sociale qui le condamne : Pilate tient d'en haut ce pouvoir. Que pa­reille vérité chrétienne se dérobe aux énergumènes du pro­gressisme, bon ; mais peut-être convient-il de l'objecter à M. François Goguel, pour sa différence de la conscience reli­gieuse à respecter au lieu de la conscience politique à discuter, (*Figaro,* 23 mars) : du moment que l'une se déclare socialement comme l'autre, il faut ici et là payer le prix de la vie sociale, et ce peut être la mort du perturbateur, -- à lui de voir, avec Socrate et avec Jésus-Christ. \*\*\* Sans aucun doute, la nourriture est pour l'homme, et non l'inverse, mais un homme peut avoir l'estomac malade, et l'on n'en conclut pas que l'humanité doive changer de nourriture ; l'homme moderne est un grand malade, et au lieu de vouloir guérir, il crie à la nécessité de transformer radicalement tous ses milieux de santé naturelle ou surnaturelle, la famille, la société, l'école, l'Église, du moment que tout cela existe pour la vie humaine. 264:165 Ce qu'est la vie humaine, ce concert volontaire et savant, ou ce grabuge des tendances animales avec la raison à l'infini, aux yeux de saint Thomas d'Aquin en son traité des passions, ou bien le grand Docteur s'y trompe du tout au tout, ou bien l'homme moderne est le grand malade que je dis, ma­lade au point de faire de son détraquement une terre nouvelle et des cieux nouveaux. \*\*\* « On se mariera avec qui on voudra », déclarent ces jeunes gens, (*France-Culture,* 25 mars) ; ils veulent dire : sans avoir affaire, comme autrefois, à la volonté des parents ; mais ils le disent comme si cette volonté pouvait seule faire obstacle au mariage avec qui leur plaira ; n'est-ce pas là un aveu remar­quable de l'illusion de liberté du seul fait de n'avoir pas à compter avec l'autorité, celle des parents ni aucune autre ? Cela, s'agissant du mariage, où, dit le proverbe, il faut être deux... \*\*\* L'Évangile n'est pas seulement une morale, Jésus-Christ est non seulement la Vérité, mais la Voie et la Vie ; hélas ! il n'est pas impossible à la froide lumière morale de prendre quelque avantage, même assez fréquent, lorsque notre misère abuse de tout le don de Dieu, et ne doit pas, du moins, nous faire croire bon de mal vivre. Mais à présent, on se moque de tout cela, de Dieu et des hommes, et l'on proclame dans les églises que « l'Évangile n'est pas une morale ». Omettre *seulement* dans ses négations, affirmer comme s'il y avait *seu­lement* ce que l'on affirme, les mensonges modernes procè­dent-ils jamais d'autre sorte, soit qu'ils se trompent ou qu'ils veuillent tromper ? \*\*\* Un homme qui se fait roi, on l'en accuse et il ne s'en défend pas, et il meurt sous ce chef d'accusation, il semble difficile de le faire passer aux yeux de nos révolutionnaires pour un révolutionnaire ; mais pas du tout, voyez Jésus-Christ ! Jesus Nazarenus Rex Judeorum -- INRI -- le crucifix a beau faire, parler de « Jésus Révolution » n'écorche pas les lèvres du cardinal Daniélou, (*Figaro littéraire,* 1^er^ avril). Expliqué par lui-même, aussi bien : « ...rencontrer d'abord l'homme Jésus et découvrir peu à peu son mystère,... c'est après tout ce qu'ont fait les apôtres. » Défi à qui voudra de ne pas avouer *le mystère d'abord* dans les récits évangéliques de la manière dont les apôtres se sont mis à la suite de Jésus, ouï le témoi­gnage du Baptiste, (Jean, 1/19-ô1). 265:165 Tabous, juridisme, ritualisme, pudibonderie, la société tra­ditionnelle est chichiteuse à vomir, soit ; mais à peine délestée de tout cela, c'est sans figure que la société actuelle fait vomir, et par ce qu'elle exhibe, et par la puanteur de sa bêtise à s'y voir libre, au lieu des esclavages d'hier, dit-elle. \*\*\* Il y a liberté de penser comme il y a liberté de peser ; libre pensée n'a pas plus de sens que libre pesée. Les Évangiles et les Épîtres de saint Paul témoignent d'une mentalité qui est à la mentalité moderne comme la nuit et le jour ; les hommes d'à présent préfèrent à cette nuit pour eux ce qui est leur jour, rien de plus clair, certes, si la mentalité moderne a raison d'être relativiste, au sens où elle l'est, autant que l'ancienne l'est peu ; mais elle extravague au moins en cela, et le plus clair de la chose est le préjugé ; relativiste, dis-je, non par la présence et le jeu des relations, voire de la relativité, mais par l'absence de l'absolu, omis comme inutile, exclu comme im­pensable, alors que sans lui rien ne sert de rien et il n'y a pas de pensée. \*\*\* Cela devait arriver, d'entendre à la radio quelqu'un (peu importe qui), nous déclarer : « J'aime bien les guerres, parce que... », non et mille fois non, n'est-ce pas ? mais oui, et pour­quoi pas ? « J'aime bien les guerres civiles, parce qu'elles sont les plus signifiantes. » (*France-Inter* 13 h., 5 avril.) \*\*\* Je ne pense pas que l'Église ne puisse pas ou ne doive pas du tout être ouverte au monde et servante du monde ; je dis qu'il en va de la foi chrétienne en cela comme en tout le reste, qu'il faut, sans milieu possible, sa victoire sur le monde pour ne pas être vaincue par le monde, (Jean, 16/31-33 ; I Jean, 5/2-5) ; et que nous devons crier à la défaite de notre foi, où l'on ne veut pas sa victoire sur le monde. \*\*\* 266:165 Un catholique cesse d'être catholique en perdant la foi, (quel monstre n'a-t-on pas fait chez Maurras de son catholicisme sans la foi !), on ne fait pas difficulté aux juifs de vou­loir rester juifs sans aucune religion, voire en passant à une autre religion ; admettons que ce sentiment, même passionnément affirmé, ne soit pas raciste ; s'il n'est pas non plus natio­naliste au sens maurrassien du mot, de quoi s'agit-il, et qui nous le dira ? \*\*\* On n'est pas un homme, ni un chrétien, ni un Français, *parce qu'on le veut *; mais on ne l'est pas non plus *sans le vou­loir*, et un monisme nativiste n'a pas plus de vérité humaine que le monisme volontariste ; il n'y a de vérité humaine que dualiste, force est bien d'en revenir là, ou achever de tout perdre. \*\*\* Non pas l'homme, mais l'homme *vertueux* peut être, aux yeux d'Aristote, la mesure vivante et la règle de l'action humaine ; saint Paul oppose avec plus de force encore, à l'homme par nature, l'homme *selon l'Esprit*, juge de toute chose ; on a voulu plus tard le *gentilhomme* ou le *prud'homme *; plus tard encore, *l'honnête homme*, et enfin, *l'homme sensible*. Vint alors la catastrophe démocratique du jugement bien pis que du gou­vernement : l*'homme suffit à l'humain *; l'homme, dit-elle, et c'est assez ! \*\*\* Les enfants et les bêtes courent à leurs plaisirs selon que Dieu les incline à ce qui leur convient, et non pas du tout qu'il soit bestial ou puéril de ne pouvoir vivre sans plaisir. Tant s'en faut que nous avons de vrais arts du plaisir, telles la cuisine et la parfumerie. (Ia IIae, 34, 1). \*\*\* On découvre les équilibres naturels et le péril d'y toucher ; à quand ce regard sur la vie humaine, et non seulement sur son milieu terrestre ? Le corps ne souffre que d'un mal pré­sent, observe saint Thomas, mais l'âme s'attriste aussi du passé ou de l'avenir, -- du passé lorsqu'elle est pénitente, de l'avenir lorsqu'il l'angoisse (Ia IIae, 35, 2). Qui sait si l'angoisse con­temporaine étoufferait au même point des âmes un peu moins incapables de pénitence, d'une part, et, d'autre part, un peu moins projetées dans le vide de l'avenir par les fenêtres de l'in­formation ? \*\*\* 267:165 Aimer le prochain comme soi-même veut toute justice pour tout homme, sans aucun doute ; mais faire de cette volonté universelle de justice obligation à chacun de vouloir la jus­tice universelle, et cela, de la même volonté qu'il doit à ses obligations de justice dans ses relations personnelles, -- c'est déjà gros, pareille responsabilité de souverain universel en chacun des humains ; exiger en outre, au nom de l'Évangile et de la charité, pour cette fabuleuse volonté de la justice de tous, telle voie et tels moyens, et, par exemple, la contrainte égali­taire et la propriété collective, franchement, voyez-vous plus rigolo quiproquo, de l'utopie avec la réalité de partout, du fanatisme avec le Sauveur des hommes ? \*\*\* Qui cherche d'abord le Royaume de Dieu et sa justice vit pour la vérité dans la vérité ; *voilà pourquoi tout le reste lui sera donné à mesure*, -- c'est l'aberration de la conscience moderne de voir là sa béatitude propre et celle de l'idéal, une promesse de victoire pour les idées généreuses les plus indif­férentes aux réalités de la nature et de la grâce. Le bon sens crève partout de cet irréalisme. « Tel un mot qui perd tout sens si l'on met ses lettres en désordre. Or, nous devrions être capables d'en retrouver par nous-mêmes la signi­fication sans qu'il soit besoin d'assembler les lettres d'une cer­taine façon, comme pour les enfants. » C'est dans un livre que je lis avec beaucoup de plaisir, (*Mon jardin et moi*, par Beverley Nichols), qu'il me faut tomber sur cette sornette scien­tiste ; est-ce les lettres qui font le mot, avec le sens faute duquel il ne s'agit pas d'un mot, ou est-ce l'ordre des lettres ? Paul Bouscaren. 268:165 ### L'Église et le monde L'ÉGLISE a toujours été missionnaire car dès son origine elle avait pour but de faire connaître le salut apporté par Jésus-Christ. Le monde en avait bien besoin, comme notre temps. Car au temps de Notre-Seigneur le monde était aussi corrompu qu'il l'est aujourd'hui. Il était cependant moins coupable, car il ne connaissait pas la vérité. Tandis que la plupart de nos contemporains sont des baptisés apostats. Nous ne jugeons point, nous constatons. Nous sommes en présence d'un peuple trompé depuis deux cents ans par ceux qui se faisaient croire l'élite intellectuelle de leur pays. Vol­taire écrivait : « La religion chrétienne est une religion infâme, une hydre abominable,... il faut que les philosophes courent les rues pour la détruire comme les missionnaires courent la terre et les mers pour la propager. » Et il finissait ses lettres par ces mots : « Écrasons l'infâme. » La bourgeoisie qui avait profité de la Révolution était voltai­rienne, c'est elle qui nous imposa le capitalisme, conception de la société aussi matérielle et fausse que le communisme et qui nous y mène. Malheureusement l'Église elle-même fut touchée non pas, tout d'abord, dans la foi de sa hiérarchie, mais dans l'enseignement, si bien que l'esprit de la Science d'alors, qui croyait exclure définitivement le surnaturel, imprégna les études, en particulier l'étude de l'Écriture Sainte. 269:165 C'est ainsi qu'on aboutit aux propos du P. Daniélou dans *Le Monde* du 28 août 1971 : « L'Église retarde donc d'un siècle. C'est au moment où la Science prenait son plein essor qu'elle aurait dû prendre au sérieux les problèmes qu'elle posait et réviser ce qui dans son enseignement *relevait de représentations my­thiques. *» Que veulent dire ces paroles que nous venons de souligner ? Que l'histoire même de Jésus, sa naissance, sa mort, sa résurrection, l'Ascension, la Pentecôte sont non pas des faits historiques, mais des fables inventées par les Apôtres pour faire avaler les idées morales de la prédication du Christ. Avaler ? Eh ! oui le monde de ce temps-là est supposé avoir eu besoin de fables. Or ce monde était comme le nôtre : les voyantes qui annoncent aux consultants leur avenir d'après les lignes de la main, les quartiers de la lune ou le marc de café ne manquaient pas et gagnaient bien leur vie. Mais, en fait, les apôtres ont dû prêcher le salut par le Christ, et des vérités révélées qui étaient, dit saint Paul : « *scandale pour les Juifs, folie pour les Nations *»*.* Ils ont donc, comme nous avons dit, trouvé un monde moins coupable mais aussi réfrac­taire que le nôtre à la révélation. Le P. Daniélou sacrifie la révélation à ce qu'il croit être la Science, pour conquérir le monde à quoi ? A un déisme histo­rique qui permettrait à tout le monde de se dire semblable­ment chrétien, en pensant ce qui lui plaît... en gardant ses péchés... et les places qui permettent de commander. Si bien que l'ouverture au monde partout prêchée est une recommandation de se rendre assez semblable au monde pour qu'il ne voie aucun inconvénient, aucune charge difficile, à se dire chrétien. Or l'esprit missionnaire des apôtres consistait à ouvrir la sainte vérité au monde, et non à s'ouvrir au monde. Ils n'avaient aucun avantage sur leurs successeurs ou soi-disant successeurs d'aujourd'hui sinon que la qualité de leur foi donnait à Dieu le contentement de les aider par beaucoup de miracles. Ils ont cependant été martyrs pour leur foi et pendant trois siècles les chrétiens furent exposés à un sort pareil car les apôtres formaient des « hommes nouveaux » à l'image du Christ, désireux de le retrouver au ciel, non contestataires, car ils étaient amoureux de sa volonté sur eux-mêmes. Il suffit de rappeler ce que Jésus et ses Apôtres pensaient du monde pour se rendre compte que leur présentation de la vérité au monde était le contraire de l'ouverture au monde qui nous est prêchée, et qui consiste à chercher le dessein de Dieu sur le monde non dans sa parole et ses actes, mais dans ce que fabrique et projette le monde apostat qui nous entraîne dans sa ruine. 270:165 L'Église de France a perdu son influence au XIX^e^ siècle parce que l'esprit de la Révolution l'avait rendue libérale ; elle em­ployait des moyens honnêtes mais naturels. Dégoûtée de ses échecs, au lieu de revenir à l'exemple laissé par Jésus, elle prend des moyens encore plus naturels. Elle le sait et les cache sous des paroles de Notre-Seigneur détour­nées de leur sens véritable. Elle court à l'apostasie. Écoutez maintenant la voix des apôtres : Jean VII, 7 : Le monde ne saurait vous haïr, mais moi, il me hait parce que je rends de lui ce témoignage que ses œuvres sont mauvaises. Jean XV, 18 : Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien. Mais comme vous n'êtes pas du monde et que je vous ai fait sortir du monde par mon choix, c'est pour cela que le monde vous hait. Jean XVI, 20 : En vérité, en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez et le monde se réjouira. Jean III, 16 : Car Dieu a tant aimé le monde qu'Il a donné son fils unique... Jean III, 17 : Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par Lui. Jean XVI, 33 : Je vous ai dit ces choses pour que vous ayez la paix, dans le monde vous allez être opprimés ; mais ayez confiance, j'ai vaincu le monde. Jean XVII, 14 : Je leur ai donné votre parole, et le monde les hait, parce qu'ils ne sont pas du monde, comme aussi je ne suis pas du monde. ^15^ Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal... ^17^ Sanctifiez-les dans la vérité. Votre parole est la vérité. ^18^ Comme vous m'avez envoyé dans le monde, je les envoie aussi dans le monde. ^19^ Et je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu'ils soient aussi sanctifiés dans la vérité. (*Sanctifier veut dire en faire une victime sainte sur l'autel. Tous les apôtres ont passé par le martyre.*) 271:165 Jean XII, 31 (le jour des Rameaux après la voix du Père) : C'est maintenant le jugement de ce monde ; c'est maintenant que le prince de ce monde va être jeté dehors. Jacques IV, 4 : Ne savez-vous pas que l'amour pour le monde est inimitié contre Dieu ? I Jean II, 15 : N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour de Dieu n'est pas en lui : ^16^ car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie n'est pas du Père mais est du monde. ^17^ Or le monde passe ainsi que sa convoitise, mais qui fait la volonté de Dieu demeure pour l'éternité. I Jean V, 4 : Car tout ce qui est né de Dieu triomphe du monde, et telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi. Qui est le vainqueur du monde sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu. I Jean V, 19 : Nous savons que nous sommes de Dieu, et que le monde entier est soumis au Malin. I Jean IV, 3 : Et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu, mais c'est l'esprit de l'Antichrist dont vous avez entendu dire qu'il vient et qui maintenant est déjà dans le monde. I Jean, IV, 4 : Vous mes petits enfants, vous êtes de Dieu et vous les avez vaincus parce que Celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde. ^5^ Eux ils sont du monde ; c'est pourquoi ils parlent le langage du monde et le monde les écoute. ^6^ Mais nous, nous sommes de Dieu. Paul, Gal. VI, 14 : Quant à moi, puissé-je ne me glorifier que de la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui le monde m'est crucifié et moi au monde. Paul, I Cor. XI, 32 : Mais jugés par le Seigneur nous sommes corrigés pour n'être pas condamnés avec le monde. Matt. XVI, 26 : En quoi profite à l'homme d'avoir gagné le monde entier s'il y perd son âme ? 272:165 Les passages de l'Évangile de s. Jean (III, 16 et 17) plus haut cités, où il est dit : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique » ne contredisent le reste qu'en appa­rence, ils l'expliquent, au contraire. Dieu ne saurait haïr sa création ; il lui a même fait le cadeau principal de donner à l'homme conscience et liberté. Qu'en a donc fait l'homme ? Il en a si mal usé qu'il est aveuglé par les concupiscences, et perdant sa liberté, devient sem­blable aux bêtes. L'Église de France essaye de gagner le monde en flattant ses désirs : elle y perd son âme. D. Minimus. 273:165 ## NOTES CRITIQUES ### Le boire et le manger J'ai été surpris du nombre d'échos que m'ont valu les réflexions très terre-à-terre que m'avait inspirées « la vie quotidienne », en janvier dernier. Manifestement la vie devient impossible pour une foule de gens. Je descendrai encore d'un cran pour aborder un sujet qui me tient à cœur, et surtout aux tripes. Ici, je ne serai peut-être pas suivi. Mais des ennuis incessants qui, depuis ma naissance, me rappellent l'existence du tube digestif dans sa complexité teilhardienne, m'ont rendu extrêmement sensible au boire et au manger. Qu'on l'appelle gourmandise si l'on veut, je tiens que c'est honnêteté élémentaire à l'égard de notre cher frère le corps et nos chères sœurs les créatures du bon Dieu. Le *pain* actuel est bon quand il est frais. Mais sa fraîcheur ne dure que trois ou quatre heures. Mangeable au déjeuner, il est mauvais au dîner. S'il vous en reste pour le petit déjeuner du lendemain matin, du bois aggloméré ferait aussi bien l'affaire. J'ai la chance d'avoir près de chez moi du pain de Poilane et divers pains complets. Ils sont excellents, mais malheureuse­ment beaucoup trop lourds pour mon frêle estomac. Ce n'est qu'exceptionnellement -- par gourmandise, cette fois, je le concède -- que je m'offre une tranche de ce vrai pain. J'ai renoncé pratiquement au *vin*. Il faut une fortune pour en trouver de buvable. Jusqu'à ces dernières années, mon marché me fournissait un merveilleux *fromage.* Les amis qui me faisaient l'honneur de déjeuner chez moi savaient qu'ils pouvaient du moins attendre sans déception ce moment du repas. Le camembert, le pont-l'évêque et le livarot étaient toujours excellents. C'est fini. Tout cela est devenu chimique et insipide. Je me rabats sur le cantal, qui tient le coup à peu près. Mais à la longue on s'en lasse. Sans *pain*, sans *vin*, sans *fromage,* comment vivre ? Je ne parle pas de la *viande.* Elle nous fait penser avec envie aux prisonniers des romans qui mangent leurs bottes. 274:165 Le *poulet* aux hormones fait fuir jusqu'à mon chat. Le *lapin* ne s'est jamais remis de la myxomatose. Que manger ? On nous apitoie sur les Irlandais du XIX^e^ siècle qui ne se nourrissaient que de *pommes de terre.* Ils n'en ont pas moins peuplé l'Amérique et gardé le sang assez vif pour prolonger en notre époque dégénérée les guerres de religion. Les pommes de terre qu'on nous vend aujourd'hui n'ont pas seulement mau­vais goût, elles ont mauvaise odeur. Tous les *légumes* ont l'air d'avoir été fabriqués par la General Motors, la *salade* est fanée, les *pommes* et les *poires,* standardisées, sont du coton fibreux. Resterait *l'eau.* On a le choix entre l'eau de javel du robinet et l'eau suspecte des bouteilles en matière plastique. « *Condamné au pain et à l'eau... *» On rêve de ce bon vieux temps. \*\*\* Telle est la loi *domestique* du boire et du manger, du moins dans les villes. Les rares occasions qui me font déserter mon foyer me permettent de m'assurer que toutes les familles sont logées à la même enseigne. On ne voit pas d'ailleurs comment il en serait autrement puisque les fournisseurs sont les mêmes, ou du moins la fourniture. Quant aux restaurants bon marché, on y déjeune « comme chez soi », C'est tout dire. Le boire buvable et le manger man­geable débutent à 35 F. Vers les 80 F on commence à rencon­trer la civilisation. Chose curieuse, les cantines d'entreprise, où j'ai été plus d'une fois, nourrissent, dans l'ensemble, leur monde très conve­nablement, je ne parle pas des prix payés par le personnel, à des taux qui vont de 1,50 à 7 F (en moyenne), c'est l'entre­prise qui paye le principal... Mais je me demande où elles s'approvisionnent. Nous serions condamnés à mourir d'inanition, d'empoison­nement ou de désespoir, s'il n'y avait *la province,* avec ses innombrables petits restaurants qui demeurent fidèles aux bonnes traditions et dont beaucoup sont excellents. Je ne parle pas des grands restaurants des villes, qui sont comme ceux de Paris. Je parle des restaurants modestes, qu'on trouve un peu partout et dont le meilleur répertoire est au guide Michelin (publicité gratuite). Entre 15 et 30 F, il y en a des centaines où l'on déjeune fort bien. Pourquoi ? Parce que les patrons achètent sur place des produits non falsifiés et qu'ils savent faire la cuisine. 275:165 Les meilleurs sont dans les régions viticoles, parce qu'on peut, y boire du petit vin *de l'année,* toujours excellent. Je me rappelle avoir débarqué un jour d'hiver à Pontgibaud (Puy de Dôme) où, je bus un Chateaugay (dont j'ignorais alors jusqu'au nom) dont j'ai encore le goût sur la langue. Je dus payer, pour mon déjeuner quelque chose comme 15 francs d'aujourd'hui. Bien sûr, il y a aussi les amis. Si je vais parfois chez Gustave Thibon, c'est parce qu'il me fait boire du vin de chez lui ou de chez son voisin. Ce retour au réel me permet de gravir quelques degrés de l'échelle de Jacob et de comprendre à la fois la profondeur de la sagesse de notre maître à tous et la mélancolie qu'il ne peut surmonter quand les villes lui demandent des conférences. \*\*\* Vains propos ? Futilité ? Que non pas ! *Tout se tient.* La liturgie catholique a craqué le jour où l'on nous a refusé le pain et le vin. Car en tout il y a le vrai et le faux, le beau et le laid, le naturel et l'arti­ficiel, l'être et le néant. Nous lisons dans les journaux qu'au Vietnam les Américains tuent les feuilles et les arbres avec des gaz ad hoc, mais que faisons-nous avec nos engrais, nos insecticides et nos usines à fabriquer les veaux et la volaille ? La guerre tue. La paix tue davantage. Notre âme et notre corps sont rongés du même cancer que nous fabriquons de nos mains. A l'intérieur de l'immense boule de l'univers, l'intelligence est comme le rat à l'intérieur du fromage de Hollande. Il le transforme en le dévorant, et se figure ainsi le comprendre alors qu'il y est compris. Ce que nous appelons Science n'est que le pouvoir de détruire pour construire, et certes il est beau de faire un château fort avec du sable, mais c'est toujours du sable. La vie et la mort ne se perçoivent que l'une par l'autre. Comme il est certain que nous mourrons, toute la question est de savoir si la vie éternelle s'obtient par le passage à tra­vers la mort ou par la suppression de la mort. C'est cette seconde route que, contre toute raison et toute expérience, la Science s'obstine à suivre. Réjouissons-nous que la grande peur de la pollution vienne subitement relayer celle de la bombe atomique ! C'est un avertissement. La nature a ses lois, auxquelles n'échappe pas notre nature propre, qui en fait partie. Qu'il faille respirer ou se nourrir, la terre, le ciel et l'eau nous imposent des rythmes et des bornes. Si nous ne nous y accordons pas, nos succès d'un jour seront suivis de catastrophes. C'est en quoi le boire et le manger rejoignent la contem­plation. La terre polluée, le ciel pollué, l'eau polluée ne peuvent plus être ni consommés, ni admirés. Il n'est pas sacrilège, je pense, de dire qu'au point où nous en arrivons dans le domaine de l'alimentation, nous mangeons et buvons notre propre condamnation. Après tout, le surnatu­rel exige le naturel, et nous risquons fort de nous perdre en perdant ce jardin qui nous a été donné pour le cultiver. Le missionnaire qui s'enfonce dans les déserts torrides ou dans les glaces du pôle emporte avec lui le pain et le vin. C'est la seule manière dont il peut dire la messe sur le monde. Louis Salleron. 276:165 ### Bibliographie #### Gérard Hupin : Marie-Antoinette victime de la subversion. Préface d'Alexis Curvers (Nouvelles Éditions Latines) « En leur faveur, si l'on peut dire, le Génie de la Révolution s'est montré généreux. Il n'a rien épargné pour les rendre im­mortels. » C'est ainsi qu'Alexis Curvers évoque Louis XVI et Marie-Antoinette dans la préface qu'il a donnée à l'ouvrage. Leur destinée servira en tout cas de méditation exemplaire toutes les fois que l'on aura besoin d'étudier la subversion. « Dès 89, dans un discours à la Constituante, Rabaut-Saint-Étienne avait levé le voile sur le véritable objet de la Révolu­tion : « Pour rendre le peuple heureux, il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les choses, tout détruire, oui, tout détruire... » Ce qui ne changera jamais, c'est justement ce projet de tout changer pour tout détruire, qui est le programme séculaire de la subversion. » 277:165 Gérard Hupin a estimé avec raison que l'histoire de la Reine, vue dans cette perspective, pouvait éclairer indirec­tement la connaissance de notre temps, de même que notre temps permettait un retour instructif sur 1789 et tout ce qui s'ensuivit. Il est impossible d'expliquer 89 sans une machi­nation. Le hasard peut être sollicité, mais dans certaines li­mites, et non constamment ; les coïncidences sont bonnes filles, mais on ne peut tout même trop leur demander. Et de nos jours les divers aspects de la subversion sont si bien liés, leur orchestration si visible et même si publique, dans la composition de n'importe quel cortège gauchiste, que, si la révolution éclatait, les historiens de l'avenir riraient à bon droit des naïfs qui attribueraient obstinément l'événement à des conjonctions fortuites. Pour en revenir aux grands ancêtres, comment nous fera-t-on croire qu'ils sont les hommes remar­quables que l'on prétend, si l'enchaînement des faits s'est im­posé à eux en dépit de leurs prévisions et de leurs intentions ? On a raillé comme une marque de sottise méprisable le mot de Guillaume II : « Je n'ai pas voulu cela. » N'y aurait-il que le Kaiser à être exposé à ce genre de censure ; et alors pour­quoi ? En fait il avait fort bien accepté le déchaînement de la tempête ; les hommes de 1789 n'étaient pas plus que lui des philanthropes ingénus et désintéressés. Nous ne nous faisons aucune illusion : Gérard Hupin s'ex­posera aux éternels reproches d'interprétation systématique ou visionnaire des événements. Nous goûterons sans doute à nou­veau ce piquant spectacle : la maçonnerie affichant ses préten­tions à avoir préparé la Révolution, tandis que ses pieux défen­seurs allègueront son innocence dans les réalisations sanglantes. « On confond la Maçonnerie avec les Illuminés de Bavière de Weishaupt ! » Si confusion il y a, elle fut d'abord dans les faits ; Weishaupt semble avoir été un esprit fort méthodique, précurseur de Marx au point qu'il serait intéressant d'étudier les filiations possibles, par exemple dans la transmission des idées au sein des universités germaniques. Il n'a pas jugé im­possible un plan de colonisation des loges par ses adeptes. A supposer que la Maçonnerie ait été en général un club mondain, un rassemblement tolérant d'idéologies parfois différentes sur certains points, le fait de constituer une maison de rendez-vous n'est nullement à nos yeux une justification et une excuse absolutoire. Et comme nous n'avons nullement l'impression qu'actuellement les Loges, quel qu'en soit le plumage, émettent la moindre consigne de réaction, au moins de prudence, à l'égard de la « chienlit » persistante, nous sommes tentés de faire quelques rapprochements désobligeants entre les deux époques. La neutralité « compréhensive » à l'égard du nihilisme est une complicité. 278:165 Les documents relatifs aux attaques pornographiques dont Marie-Antoinette fut l'objet de prédilection s'inscrivent dans le même concert érotique que celui qui, aujourd'hui, mêle aux gauchistes descendus dans la rue, les délégations du « Front des Homosexuels d'Action Révolutionnaire » et du « Mouve­ment de Libération de la Femme ». On peut se demander à la lecture de certains textes, à voir la rage qui les anime, si certaines cabales d'invertis n'ont point ajouté à toutes ces campagnes leur venin particulier. C'est une suggestion, en pas­sant... Quant aux griefs d'ordre politique, il me semble qu'on pourrait les considérer sous l'angle suivant : il faut absolu­ment que le Roi et la Reine soient crus coupables de « trahi­son » pour que le régime branlant et incertain de la Révolution soit du même coup regardé comme indiscutable et vraiment fondé. Or à ce moment, il est contesté partout, il se conteste lui-même, et apparaît sous l'aspect d'un syndicat précaire de gouvernants de rencontre et d'esbrouffeurs pseudo-politiques. Les liens mêmes entre les provinces semblent pouvoir être remis en cause. Alors, rien ne vaut le sang répandu, sur les frontières et à l'intérieur, pour donner un air de sérieux à des guignols. Il était impossible de « trahir » ce qui n'existait pas et qui rompait tous les contrats de l'histoire de France. Ce n'est pas plus sérieux que de parler de « trahison » à propos des maréchaux et généraux qui refusèrent de rejoindre Napo­léon au retour de l'île d'Elbe. Pareille situation est sans doute assez humiliante à méditer pour un Français d'aujourd'hui. Mais si l'on doit accepter la Terreur et le reste, si l'on admet que « la Convention a sauvé la France », il faut hautement déclarer qu'en 1815 Louis XVIII et Talleyrand l'ont honteu­sement perdue et définitivement ruinée. Les jeunes écrivains du romantisme tous ultras, sauf Stendhal et Balzac qui devien­dra monarchiste ensuite, n'ont été que les plats adulateurs d'une entreprise ennemie ; les hommes d'État de la Restauration furent les geôliers de la patrie ! On les logera à la même en­seigne que les Sud-Vietnamiens coupables de collaboration américaine, grief comique de la part de gens qui ne songeraient pas à imputer à trahison, dans le cas de Lénine, son discutable retour en Russie... Que les immoralistes professionnels nous laissent la paix et nous épargnent les leçons de morale rétro­active, appliquées à une époque dont l'immense désordre fut préparé par leurs ancêtres avec tant de soin. Et remercions Gérard Hupin d'un livre franc et dur, mais nécessaire. Jean Baptiste Morvan. 279:165 #### Jean Lartéguy : Lettre ouverte aux bonnes femmes (Albin Michel) Lartéguy aux prises avec les mégères révolutionnaires, les pro­phétesses de l'émancipation fé­minine, c'est assez drôle, au moins pendant quelque temps. Je ne sais plus exactement quel fut l'homme d'esprit assez niais (c'est souvent le cas des hommes d'es­prit) pour proférer l'aphorisme fa­meux : « Tout ce qui est exagéré ne compte pas ». A entendre ré­péter pieusement cette formule consolante, on croirait que ni Napoléon, ni Lénine, ni Hitler, n'ont compté ; ou qu'en littérature Isidore Ducasse et Céline ont dis­paru sans laisser de traces... Tant pis pour la bourgeoisie si elle consent encore à se laisser ber­ner par de pareilles platitudes. Lartéguy n'a pas perdu absolu­ment son temps ; ce qu'il a dit devait être dit. Mais en a-t-il dit assez ? Nous éprouvons une certaine difficulté à redire « ...Et l'éter­nel bons sens, lequel est né français », à une époque où beau­coup de gens issus du terroir se demandent encore s'ils sont vrai­ment nés Français, à cause des mélanges intoxicants que le cli­mat national subit depuis assez longtemps déjà. Que les dames contestataires (dont la dialectique consiste surtout à promettre aux hommes l'opération chirurgicale que l'on devine) soient des de­mi-folles, des obsédées ou des bas-bleus déçues de leurs insuc­cès littéraires, que leur inspira­tion vienne de dépotoirs améri­cains, tout cela est bien évident. Ce qui est moins explicable, n'en déplaise aux modérés et aux libé­raux « raisonnables », c'est que le ridicule n'ait point enseveli im­médiatement sous sa vague ven­geresse les furies en question. Le ridicule lui-même, dont l'es­prit français fit souvent un usage discutable, injuste ou dispropor­tionné, paraît avoir dépéri faute de culture. Il n'est point un sen­timent naturel, il exige des com­paraisons, des références à un fond stable d'intelligence élabo­rée. Et si nous sommes aussi peu enclins que Lartéguy à mé­nager les pythies fulminantes dont il nous relate les délires, nous éprouvons cependant quel­que scepticisme à l'égard de sa stratégie. Le bon gros rire et les plaisanteries gauloises n'ont plus l'effet que jadis on pouvait pré­voir. Le ton gaillard, à la hus­sarde, n'impressionne plus au­tant ; les hussards littéraires sont dévalués. Cela est peut-être dom­mage mais nous n'y pouvons rien. Du reste, le pamphlet frôle la ma­ladresse ; il laisse l'impression, sans doute trompeuse, que le pu­blic féminin est déjà bien dis­posé pour la contestation, même s'il ne va point jusqu'à adopter les frénésies cocasses et spec­taculaires du « Mouvement de Li­bération de la Femme ». En général, à propos de toutes les absurdités idéologiques dont on nous régale actuellement, la vraie méthode consiste peut-être moins à discuter des sottises qui n'en valent point la peine qu'à sonder le terrain à l'entour pour savoir quelles lacunes ont affai­bli l'esprit public au point d'en­lever à ces stupidités leur carac­tère immédiatement scandaleux. 280:165 La notion de la Femme a subi les mêmes diminutions de valeur que la notion d'Humanité prise dans son ensemble. Et nous sommes ainsi conduits à discuter dans un cercle d'idées de plus en plus restreint. Il nous semble assez probable qu'à partir du moment où les valeurs humaines sont dé­pouillées de toute intensité re­ligieuse, les controverses sur les torts et les raisons, les utilités et les carences, ne peuvent me­ner à rien, car nul ne saurait tirer une solution valable d'un problème lacunaire dans son énon­cé ou truqué dans sa présenta­tion. Lartéguy nous ramène à Aris­tophane, et nous n'en sommes pas plus avancés pour cela ; aux fabliaux, et cela ne va pas loin. Nous estimons que la plénitude de l'idée féminine requiert la ré­férence à toutes les notions qui l'ont enrichie et nourrie ; et nous tiendrions en même temps un des secrets essentiels de notre cul­ture, de notre style intellectuel français. La présence de la Sainte Vierge, le culte marial, la com­préhension de la famille à la lu­mière de la Sainte-Famille, ont exercé sur toute notre histoire psychologique et intellectuelle une influence formatrice et réforma­trice. Le rôle religieux de la fem­me dans la société a créé un cli­mat sans lequel l'esprit français et occidental serait peu de chose ou rien. Une littérature officielle pourra bien évoquer les « Cours d'amour » ou les « précieuses » si elle néglige à travers les siè­cles toutes les âmes féminines œuvrant dans la piété laïque ou conventuelle, elle ne fera que fournir des faits épars et omettra toute une ambiance qui les in­fluençait. Ces créations et ces présences religieuses ont imposé aux initiatives intellectuelles un sentiment de la décence et de la nuance, un ennoblissement de la tendresse, toutes choses auxquel­les l'écrivain n'est pas toujours préparé, ni favorable d'emblée... Je souhaiterais parler un jour de Mme de Sévigné, et des consé­quences d'une telle imprégnation pour l'originalité de son talent. Ce n'est qu'un exemple. La cul­ture classique eût difficilement triomphé de certaines lourdeurs ou équivoques de ses modèles, voire de certains relents désa­gréables du lyrisme antique, si une musique de fond, venue des liturgies monacales et des priè­res des « bonnes femmes » n'avait discrètement et efficacement ap­porté un certain style que les érudits ou les compilateurs se préoccupent rarement de définir. Si nous retrouvions cela, notre devoir satirique présent en serait grandement aidé, il pourrait même être inutile et nous aurions des loisirs pour d'autres travaux... On ne verra évidemment pas ces raisons là chez le romancier des « Centurions ». Hélas ! Pour les bonshommes et pour les bonnes femmes, on souhaiterait justement la prière du Centurion de l'Évan­gile ; mais durant son expérience des camps, Lartéguy ne l'a peut-être pas rencontré. J.-B. M. 281:165 #### Xavier Pic : La Bête qui mangeait le monde (Albin Michel) L'histoire de « la Bête qui man­geait le monde en pays de Gé­vaudan et d'Auvergne » m'a toujours passionné depuis le jour lointain où, au lycée d'Auxerre, un professeur nous l'avait lue dans je ne sais quel recueil, une veille de vacances. Revivre les épisodes multiples et confus de cette histoire, c'est s'imposer un « essai », au sens de Montaigne, et souvent propre à humilier la nature humaine et la raison. Cha­que époque y a mis du sien ; mais il n'est pas moins intéressant de réfléchir parfois à ce qu'elle n'y a point mis. M. l'Abbé Xavier Pic reprend l'affaire en homme du ter­roir et en esprit sagace ; il en­treprend de « démythifier » la Bête et c'est un dur travail ! Il nous dit à propos du Capitaine Duha­mel : « ...Car la bête dévorante n'était ni plus ni moins qu'un loup. Et l'erreur de Duhamel fut de chasser un animal qui n'exis­tait pas -- On songe Immédiate­ment à l'anecdote fameuse de la. Dent d'Or -- narrée par Fonte­nelle et à la maxime prélimi­naire : -- Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. -- Remarquons d'abord que l' « Histoire des Oracles » est de 1686, et que la Bête du Gé­vaudan apparut en 1764 : il faut croire que l'enseignement démy­thificateur du célèbre académicien avait peu porté : près de quatre-vingts ans plus tard, bien des per­sonnes qui n'étaient point des paysans ignorants ont laissé lotir imagination tracer d'un simple loup une image zoologiquement insolite. Échec du fameux ratio­nalisme cher au XVIII^e^ siècle ? ou vision trop simpliste du problème critique chez Fontenelle ? Un évé­nement est rarement aussi sim­ple que la « Dent d'Or », et il est trop facile de réclamer une froide analyse des faits quand des gens sont dévorés. Mais la raison raisonnante trouve ici éga­lement ses risques d'illusion et ses possibilités d'échec. Ainsi la tentation des explications monis­tes apparaît dans l'histoire de la Bête : Il y avait sans doute plu­sieurs loups, et l'on attribua à un carnivore unique et formida­ble l'ensemble des ravages. Il est plus passionnant encore de constater que si la Bête mourut définitivement après le coup de fusil de Chastel, l'épisode n'a point réussi à prendre l'aspect d'une vérité historique convain­cante. Histoire exemplaire, type du fait-divers, l'épopée rustique du Gévaudan reste une situation digne du théâtre de Pirandello : à chacun sa vérité, la conviction flotte, l'image subit des soubre­sauts. Ami lecteur, « mon sem­blable, mon frère », il est pro­bable que tu éprouveras aussi quelque déception à l'idée que la Bête n'était qu'un loup, ou plu­sieurs... A la fin de son ouvrage, M. l'Abbé Pic soumet à une cri­tique attentive et ironique un certain nombre d'explications dont l'énoncé est édifiant : la Bête était un carnassier hybride, né du croisement d'un dogue et d'un singe féroce. -- la Bête était un sadique égorgeur revêtu d'une peau de bête. -- la Bête n'a pas existé, elle ne fut qu'un phéno­mène préalable de mythomanie spontanée, un « flash », une nou­velle extraordinaire et satisfai­sante comme telle pour l'esprit. Qu'on m'excuse de simplifier à l'extrême ! Une première constatation pro­pre à suggérer une certaine hu­milité relativement au progrès intellectuel, c'est que beaucoup de ces hypothèses furent déjà avancées à l'époque, avec un vo­cabulaire moins savant qu'en notre siècle. Et certaines, il faut bien l'avouer, nous tentent en­core. Nous voudrions bien croire pour l'honneur de l'humaine na­ture que le sadisme n'est pour rien, en gros ou en détail, dans les exploits multiples attribués à la Bête ; mais les exemples as­sez récents des « crimes de la lande » et de l'assassinat de l'actrice Sharon Tate nous ren­dent perplexes. 282:165 Du plus profond de notre cœur, nous souhaite­rions que nul n'ait eu l'idée de créer un hybride animal à titre expérimental ; il est dommage que cette deuxième moitié du XVIII^e^ siècle connaisse une recru­descence de curiosités para-scientifiques où l'illuminisme en­trait parfois ; il y a aussi la théo­rie de la régénération par le sang répandu. Si la Bête est un my­the, la guillotine fut une réalité, et le Marquis de Sade également. Quant à la mythomanie sponta­née et contagieuse, au « flash » affolant tout semble y préparer dans cette période pourrie d'an­goisses sous les apparences opti­mistes de la raison et de la sensibilité : dans le Gévaudan, les loups au moins étaient réels, tandis que la grande peur des brigands au début de la Révolu­tion ne reposait sur rien abso­lument. On peut même se deman­der si une « raison » aberrante ne réclamait pas l'existence sup­posée d'un monstre faute de pou­voir expliquer par des loups tant de morts étranges au « siècle des lumières ». L'histoire de la Bête est une introduction au monde de la Terreur ; elle révèle une faille entre les peurs ata­viques dont le loup fut toujours le symbole, et les prétentions simplifiantes d'une raison trop courte des intellectuels. Sous les musiquettes philosophiques et les déclamations des rhéteurs, on entend résonner les voix antiques et contradictoires de la sorcel­lerie et de la piété populaire. Je ne sais au juste ce qu'est la sorcellerie, et ne me soucie pas de le savoir ; mais en ce temps-là on a prêté au niais Lafayette l'affirmation « qu'il avait appris en maçonnerie tout ce qu'un sorcier peut savoir ». Éma­nant d'un cerveau aussi liquide, le propos ne signifie peut-être pas grand-chose : Néanmoins il révèle une faiblesse, une tenta­tion de complicité entre la rai­son vaniteuse et les forces de subversion psychologique dont notre époque elle-même n'est nul­lement débarrassée. Ces supersti­tions ne sont pas stupides : elles ont une sorte de clairvoyance oblique tortueuse et paradoxale. Le rêve éveillé aspire à une for­me théomorphique et tyrannisante. La psychanalyse équivoque dé­nonce le sorcier qui est en nous ; mais elle peut aussi bien songer à l'entretenir et à l'uti­liser. Nous reconnaissons volontiers que toutes les explications don­nées à l'aventure de la Bête ne sauraient valoir ensemble, et que leur multiplicité même invite à les rejeter toutes à la fois. La Bête mise à part, l'inquiétant pour nous reste encore la vrai­semblance ou l'attirance de cha­cune des théories. Nous ne se­rons pas mangés par le fléau du Gévaudan ; puissions-nous ne pas l'être par la Bête qui est en l'Homme ! Les prières des pay­sans me paraissent bien dignes de considération ; et la croyance dans le quadrupède fléau de Dieu signifiait que l'on n'acceptait point l'idée que la Terreur eût droit de cité dans les âmes elles-mêmes. La monstruosité devait être monstre ; on la verra plus tard revendiquer la caution de la raison, voire de la science. La Bête imaginaire fut-elle un « émis­saire », une projection de la ter­reur ? Elle est en tout cas le signe d'une volonté de rejet. On observe dans les pieuses suppli­cations des montagnards la valeur trop méconnue d'une nécessaire distinction entre la Terreur et la Crainte : terreur de la Bête, mais crainte de Dieu. La crainte peut inclure la tendresse, la perspec­tive d'une durée émouvante, une attention vigilante portée à la vie, à la destinée des autres : « je crains les froids de l'autom­ne » ou « je crains les fortunes de mer »... 283:165 La Terreur au con­traire ne connaît ni prospective, ni sentiment actif, ni saisons : son pathétique est instantané, négateur de durée, Il abolit l'at­tention, il isole l'homme au mi­lieu des phantasmes du désert. Contre la Terreur, la Crainte peut être le recours de l'âme. Mais de nos jours il est de mode de l'ignorer... le Capitaine Duhamel eut sans doute tort de traquer dans la réalité concrète un ani­mal qui n'existait pas ; mais pour nous, ce gibier-là est souvent le plus passionnant à suivre et à débusquer. J.-B. M. 285:165 ## Quatre lettres d'Henri Charlier à l'évêque de Troyes 287:165 ### Première lettre *12 mars 1972* Monseigneur, Il n'est bruit dans le village depuis huit jours qu'il y aurait ici le Dimanche de Quasimodo une *messe des jeunes* avec « musique pop ». Je n'ai rien contre les instruments modernes puisque j'avais avant 1940 un orchestre d'instruments à vent dont jouaient les jeunes gens d'alors et qui jouaient à l'église. Mais on n'y jouait que de très bonne musique, d'un carac­tère élevé, de spiritualité capable d'élever l'âme des écou­tants. Ma demeure ayant été pillée, j'ai renoncé à racheter des instruments très coûteux. Or cette *messe des jeunes* va nous amener une musique, celle qu'ils aiment, la musique des bals populaires. Nous vous supplions de ne pas le permettre. Car le but au fond est de diviser la paroisse qui au moins reste unie autour de la messe de ses pères. Sans doute une partie de la jeunesse mal formée est contre le latin, contre le chant grégorien. Je n'ai pas besoin de vous apprendre que beaucoup de choses ont changé au cours des siècles, le langage, les habits, bien des coutumes mais que justement la musique (grégorienne) seule nous met, avec son langage même, toujours le même, en contact *direct* avec la spiritualité de nos pères dans la foi, avec ceux qui l'ont apportée, ceux qui sont morts pour elle, ceux qui plus tard l'ont défendue. 288:165 Mais pensez-vous qu'il soit bon que les gamins, les lycéens, tout ce monde sans aucune expérience commande à ceux qui l'ont acquise ? Or c'est ce que nous voyons. Des jeunes gens sans expérience spirituelle ni même morale vont être chargés de réformer leur paroisse ? Nous assisterions là au dernier assaut *du diocèse* contre l'œuvre du P. Emmanuel. Il le mène depuis cent ans. Obstiné dans ses moyens *naturels* il ne voulait pas des *moyens surnaturels* qui ont converti et maintenu la foi la prière et la pénitence. J'ai entendu de mes oreilles les propos des prêtres disant que le Mesnil avait conservé la foi parce que les habitants étaient dégénérés et se mariaient entre eux. Propos si faux qu'en ce moment même parmi les jeunes femmes les plus sérieusement chrétiennes du Mesnil sont deux Flamandes et la fille d'une Polonaise. Vous le savez bien, il *n'y a que les saints qui aient réussi.* Et on ne réussit qu'en employant leurs méthodes et en suivant leur exemple. Voulez-vous être vous-même d'instrument des étourneaux et des esprits faux qui désirent que la cité de Notre-Dame de la Sainte-Espérance devienne pareille à leurs misérables paroisses ? L'Action catholique avait été conçue -- avec la prière pour base fondamentale (le texte de Pie XI en fait foi) -- pour rétablir une société chrétienne là où elle n'existait plus. Et ses moyens étaient conçus pour cette tâche. Mais appliqués au Mesnil, c'est-à-dire à une *société chrétienne existante,* ils eussent abouti à la détruire, en séparant les parents des enfants, en séparant les classes qui ont toujours été unies. En ce moment c'est un curé voisin n'appartenant même pas au doyenné qui introduit ici la lutte des classes. 289:165 Je crois, Monseigneur, que non seulement vous contri­bueriez à la destruction de la paroisse en autorisant ici la messe des jeunes, mais qu'on risque des incidents fâcheux car la jeunesse mal formée ou plutôt non formée du Mesnil est peut-être la plus bruyante, mais elle n'est pas toute la jeunesse. Au pis aller il faudrait laisser notre messe paroissiale habituelle aux heures ordinaires et faire celle des jeunes à 9 heures du matin par exemple. Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, mes senti­ments respectueux en N. S. 290:165 ### Deuxième lettre *21 mars 1972* Monseigneur, Je m'excuse d'abord de taper ma lettre à la machine : des rhumatismes aux poignets, reliquats du métier et de l'âge, me font craindre d'écrire peu lisiblement. Je vous ai donc écrit il y a eu samedi huit jours. Je suis allé voir Monsieur le Curé le mardi suivant, et j'ai obtenu de lui qu'il conservât notre messe habituelle, parfai­tement conforme aux rubriques. Seulement je n'ai pu obtenir de lui que la messe des jeunes fût placée le matin en gardant la nôtre à l'heure habituelle. Il m'a répondu que les jeunes avaient déclaré ne pouvoir être prêts plus tôt. Il n'avait qu'à leur dire que c'était à prendre ou à laisser. Je suis retourné chez lui le lendemain pour lui dire que toutes les mères de famille ayant à préparer les vête­ments, leur ménage, leur dîner et les enfants eux-mêmes ne pouvaient être prêtes que pour dix heures et demie, heure habituelle de notre messe (elle dure jusqu'à midi) et que c'était les forcer d'assister à cette messe des jeunes qui déplaisait à beaucoup. Mais Monsieur le Curé n'a gardé de cet entretien qu'un surcroît d'inquiétude. Durant toute la semaine, j'ai vu un certain nombre de personnes du village et mon impression s'est accrue qu'il était fâcheux que cette messe ait lieu, tant à cause du mécontentement de familles entières très fidèles à l'ensei­gnement reçu de nos pères dans la foi que parce qu'elles savent bien que la suite en sera une division accrue de la paroisse, très néfaste à la foi et à la sainte espérance. 291:165 Je vous ai déjà dit que la grand-messe solennellement célébrée est le cœur de la vie paroissiale ; nulle part ailleurs on ne peut voir un plus beau spectacle et plus bel ensemble musical joints à la Vérité révélée. Que veulent donc nous apprendre ces jeunes et leur messe particulière ? Samedi 18 mars, fête de saint Joseph, nous avons eu grand-messe à 7 heures avec une centaine d'assistants ; samedi 25, jour de l'Annonciation, nous au­rons une grand-messe avec une assistance au moins égale. Je vous signale que pendant la Semaine Sainte, les matines et laudes seront intégralement chantées les trois Grands Jours à 6 h. 30. Alors ? Peut-être qu'il ne serait pas mauvais pour ces jeunes apôtres de venir prendre quelques leçons de vie chrétienne aux excellents sermons de notre curé, plutôt que de venir troubler notre paroisse ? Je sais très bien que l'Église doit être missionnaire. Que ces jeunes gens aillent donc dans les paroisses réduites au minimum, se faisant annoncer et attirant à la messe les gens de bonne volonté déshabitués de pratiquer. Nous le ferions volontiers si on osait nous inviter... mais c'est nous paraît-il qui gâtons l'Église. Les jeunes du Mesnil qui peuvent réclamer contre Mon­sieur le Curé sont ceux qu'il n'a pas su former ; et quand on l'a averti, il a refusé d'employer les moyens de le faire (cercle d'étude, schola, musique). Jadis, j'ai enseigné le chant, pendant vingt ans, tous les jours de classe ; le samedi une explication de textes l'office du lendemain. Quand j'ai cessé, personne ne m'a remplacé. Or, quand avez-vous entendu un curé expliquer en chaire un ou plusieurs psaumes ? Comment voulez-vous que des gens sans culture et qui ne savent même pas que Notre-Seigneur et la Sainte Vierge ont chanté les mêmes psaumes, comment voulez-vous qu'ils s'y intéressent ? 292:165 Un nouvel évêque, la première fois qu'il est venu au Mesnil, entouré de deux religieux tout souriants (l'un d'eux venait de succéder à M. l'abbé Thiriot qui venait de donner sa démission) nous a déclaré -- je l'ai entendu de mes propres oreilles : « Les vêpres ce n'est pas obligatoire. » Et il a ajouté aussitôt en se tapant sur la cuisse : « Et puis, bon sang, ce que ça a pu me raser dans ma jeu­nesse ! » Au Mesnil, « bon sang » est un juron qu'on ne se permettrait pas, parce que, dans son origine, il est une allusion au sang précieux du calice. Il faut croire que déjà, son curé avait oublié de lui expliquer l'origine et le sens des psaumes. Et le Dimanche suivant, la moitié du Mesnil désertait les Vêpres. Dans la journée même où avait eu lieu cette « conférence » je rencontrai Monseigneur alors que sous la conduite d'un Père, il me venait voir. Je lui dis : « Monseigneur, on vous a mal renseigné, on vous a fait commettre une imprudence. » Il a eu l'air extrêmement étonné. On lui avait demandé de « débrider l'abcès qui couvait au Mesnil ». C'est l'un d'eux qui me l'a dit le len­demain. L'abcès, c'était la mondanité des uns et l'incom­préhension profonde des deux religieux de l'œuvre de la Sainte Vierge et du Père Emmanuel. Alors, Monseigneur, vous seul avez le pouvoir de dire aux jeunes qu'ils aillent convertir des gens qui ne le sont pas et qu'ils essayent de se convertir eux-mêmes en s'ap­pliquant à suivre l'enseignement des saints qui comporte toujours l'humilité à la base. C'est l'enseignement précis de la Sainte Vierge : Mon âme tressaille de joie en Dieu mon Sauveur, parce qu'il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante... Nous comptons sur vous pour que votre intervention conserve la paix en notre paroisse et nous soit bénéfique. Veuillez, je vous prie, Monseigneur, agréer mes senti­ments très respectueux en N.-S. 293:165 ### Troisième lettre *Samedi-Saint 1972* Monseigneur, J'ai bien reçu votre lettre, dont je vous remercie, car je n'attendais pas une réponse de vous. Notre devoir est seule­ment d'avertir le Père du diocèse de ce qu'il ne connaît pas et peut-être de ce qu'il ne peut connaître ; cela pour aider à la paix et éclairer les esprits. Vous me dites : « Je crois qu'il y a beaucoup de mal­entendus et de réactions passionnelles. » Des malentendus, certes, et c'est pourquoi cette lettre-ci voudrait être pour vous une lettre de consolation et d'éclaircissement. Car vous ne pouvez pas connaître notre paroisse. Vous ne pouvez pas connaître l'œuvre du P. Emmanuel pour y venir lors d'un pèlerinage où se trouvent plus de pèlerins que de paroissiens et où tout l'entourage manque de la simplicité habituelle. Vous avez peut-être lu la vie du Père Emmanuel. Cela vous paraît un très beau passé révolu. Or cette œuvre *dure.* Mais une grande partie du clergé que vous avez trouvée dans le diocèse en y arrivant ne peut que vous avoir fait partager son incompréhension (que j'ai toujours pu constater moi-même car je connais la paroisse et l'un de ses fondateurs depuis 52 ans et j'y réside depuis plus de 46 ans ; et j'y suis venu pour me convertir). Mais ce clergé n'y est *jamais venu voir.* Ou bien on venait me voir comme le dolmen ou le menhir de la région, gardant le même dédain pour l'œuvre ignorée. 294:165 Le curé d'Ars a été donné à l'Église pour convertir une multitude de pénitents qui venaient de partout ; et sa paroisse encore bonne est cependant restée depuis sa mort beaucoup moins bonne que n'est resté le Mesnil même aujourd'hui. Le Père Emmanuel n'était pas qu'un saint homme mais un homme de génie. Son catéchisme de la famille chrétien­ne est une œuvre unique dans l'histoire de la littérature chrétienne. Il a fait son action pastorale *à temps* pour réussir, c'est-à-dire quand l'assistance à la messe était à peu près générale. Et si, au lieu de le persécuter, *on avait fait comme lui* en même temps, toute la France pourrait être un Mesnil. Et le Père n'avait guère pour venir le voir que les *prélats d'Orient.* Car il a commencé la tradition de l'œcuménisme. Il avait fondé une revue de l'*Église grecque Unie.* Avec sa sagacité coutumière, il avait commencé (comme Jean XXIII, cent ans après) par ce qui n'offrait pas de difficultés doctrinales. Il était donc missionnaire : pas seulement par là, mais en donnant l'exemple de la for­mation d'une *société chrétienne :* c'est sa paroisse. C'est-à-dire qu'il avait réalisé depuis 1849 jusqu'à la fin de sa vie en 1903 ce que l'Église cherche en vain à réaliser depuis 40 ans. Que fait donc le Mesnil en s'inquiétant de lui voir im­poser une *messe des jeunes ?* La paroisse s'inquiète de voir dissocier la *société chré­tienne* qu'elle sait former. Elle a beaucoup plus que ce que peuvent lui offrir ces jeunes. Elle juge qu'une « messe des jeunes » n'a pas de raison d'être ici où la plupart des jeunes eux-mêmes repoussent la division d'avec leurs pa­rents. Ils pensent même que c'est là un effort pour essayer de *dissocier ce qui est uni.* 295:165 Car on ne saurait nous tromper là-dessus. Ce fut essayé maintes fois. Ce n'est pas un mouvement spontané de la jeunesse qui demande le changement. C'est un mouvement formé *par des adultes :* les prêtres de 40 ans qui, n'ayant jamais compris le Mesnil, ni *venus y voir,* veulent réformer le Mesnil par le moyen d'une jeunesse facile à impres­sionner et à convaincre pour rendre le Mesnil semblable à la société chrétienne qu'*ils rêvent d'accomplir* sans l'avoir jamais accomplie que par bribes. Ils veulent donc détruire une société chrétienne exis­tante, fondée sur les bases incorruptibles des doctrines fondamentales de l'Église comme le commandement de Dieu : « Tes père et mère honoreras » et l'exemple de Notre-Seigneur dont l'évangéliste nous dit : « Et il leur était soumis. » Nous ne jugeons pas de leur zèle qui peut être très sin­cère ; ils sont seulement... à côté. Regardez donc, Monseigneur, où est la réussite. Toutes les paroisses rurales dépérissent à part celles qui se trou­vent dans la banlieue des villes. Le Mesnil était loin de tout, même de la grande route. En 1925 il comptait 280 habitants. Il y en a plus de 500 aujourd'hui. Pourquoi ? parce que les pères des jeunes gens d'au­jourd'hui ont tenu à rester dans la société chrétienne qu'ils aimaient et ont fait les sacrifices nécessaires. Ils ont eu 8, 10, 12 enfants sans allocations familiales. La jeunesse contestataire (très peu nombreuse) jouit de la prospérité actuelle en croyant qu'elle la doit à elle-même et c'est là un très grand danger. Et elle ne se doute même pas que cette prospérité est très fragile et que les hommes d'argent qui à présent dirigent les cités sont les plus fous des hommes. Ils nous mènent à un désastre général dont seuls les parents pourront apprendre aux jeunes à supporter les misères. Veuillez, je vous prie, agréer, Monseigneur, mes senti­ments très respectueux en N.-S. 296:165 ### Quatrième lettre *20 avril 1972* Monseigneur, J'ai répondu le Samedi Saint, à la lettre que vous m'aviez écrite, pour vous avertir de l'imprudence qu'on vous faisait commettre en nous imposant cette « messe des jeunes » qui est venue le Dimanche de Quasimodo troubler notre paroisse et y introduire une cause de divi­sion. Voir l'Église faire tout son possible pour diviser les générations est un scandale qui va exactement contre la loi divine du 4, commandement : « Tes père et mère hono­reras... » Et c'est un scandale aussi qu'une pareille bassesse dans la qualité musicale de ce qu'on veut nous imposer : tout était affreusement vulgaire et propre à faire oublier qu'on assistait au Sacrifice du Calvaire. Or, c'était en même temps un coup de force : une cen­taine de voitures étrangères au Mesnil sont arrivées ame­nant une foule de jeunes gens destinés à noyer les gens de la paroisse venus à la messe à leur heure habituelle. Nous ne pouvons reconnaître dans ces façons de faire aucun esprit de paternité, mais l'esprit de domination ; non pas en faveur de l'Évangile mais pour le siècle. Or, l'apôtre Jacques nous dit : « *Ne savez-vous pas que l'amour pour le monde est inimitié contre Dieu ? *» 297:165 La foi est un don gratuit de Dieu. Ne croyez pas trop à celle que vous pensez donner à ces jeunes gens : ils sont séduits parce qu'ils retrouvent à la messe l'esprit des bals publics ; cela ne va pas loin. De plus, le journal de ces jeunes gens (M.R.J.C.) est franchement maoïste ; il pousse à la révolte et à la révolution. Nous n'avons que dégoût pour la société capita­liste ; elle montre ce qu'elle est en faisant du directeur de la banque Rothschild le président de notre république. Mais la société communiste est pire autrement. Elle ne se préoc­cupe pas davantage de la dignité de l'homme et de sa fin. Ne vous étonnez donc pas de nous voir juger sévère­ment la conduite du diocèse. Il est honteux pour l'Église d'embrigader une jeunesse sans expérience en excitant en elle une des concupiscences, l'orgueil de la vie, et de s'en servir comme moyen de domination. Ambitionneriez-vous d'être fonctionnaire d'un gouverne­ment communiste ? Il vous mettrait vite au pas. Mais, s'il est clair que vous voulez propager au moyen de la jeunesse une doctrine *politique,* vous devez recon­naître que nous sommes tout à fait en droit de nous y opposer, ce qui ne manquera pas de se faire. Et comme les prêtres que vous soutenez enseignent publiquement des hérésies, votre imprudence ne déclenche nullement un doute sur les vérités pour lesquelles les apôtres sont morts martyrs, mais un doute sur le droit que vous auriez de vous dire leur successeur. Bien entendu je continue de prier avec vous, pour vous et vous prie d'agréer mes respectueuses salutations. 298:165 ## DOCUMENTS ### Mgr Adrien Gand à l'école de l'Islam L'ÉVÊQUE DE LILLE ADRIEN GAND est depuis plus de quatre ans le responsable du nouveau catéchisme imposé aux enfants que la prudence avertie et ferme de leurs parents n'a pas protégés contre le bourrage de crânes officiel. C'est lui qui a décerné le « visa de conformité, aux nou­veaux manuels de catéchismes fabriqués depuis 1968-1969. A ce titre, il est en France l'un des principaux docteurs ordi­naires de l'apostasie immanente : en tous cas, le principal pour les enfants. Il aurait sans doute mieux valu pour lui être immergé, être démergé au plus profond de la mer, *expedit ei ut demergatur in profundum maris*, avec une meule asinaire, *mola asinaria*, suspendue au col. Sauf repentir de sa part, et réparation proportionnée, dont il ne manifeste aucunement l'intention. L'aurait-il, comme on le lui souhaite, il se trouve­rait devant cette effroyable question : -- *Quelle réparation pourrait être proportionnée à ce que Mgr Gand, depuis 1968, a fait dans l'âme des enfants français ?* \*\*\* Ce simple rappel n'était qu'un préambule, pour situer le personnage qui vient de s'illustrer d'une autre manière encore. Il transforme en mosquée une chapelle catholique de son diocèse, par un don à destination du culte islamique, fait pour vingt ans et renouvelable par tacite reconduction. Qu'il l'ait ainsi voulu ou non, ce don est inévitablement *un acte politique en faveur du gouvernement algérien *; en faveur des politiciens du « socialisme arabe ». Car le bénéficiaire, car le destinataire du don, celui qui reçoit *livraison* de la chapelle catholique, c'est bien l'actuel gouvernement de l'Algérie. 299:165 Il ne peut pas en être autrement. Le culte islamique dont il est question est en effet un culte qui *ignore toute distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel *; dans ce « culte », la vie religieuse est entiè­rement soumise à l'autorité politique, la religion est dirigée par le gouvernement. D'ailleurs le consul d'Algérie à Lille, un dénommé Ali Salah, s'est manifesté comme la véritable partie prenante. L'annonce officielle de la cession a été faite con­jointement, le jeudi 25 mal, par l'évêque et par le consul. Ce représentant du gouvernement algérien a déclaré : « *Nous aurions pu financer nous-mêmes la construction d'une mos­quée. *» Ce n'est donc, en outre, nullement par charité (mal entendue) que Mgr Grand a procuré un lieu de culte islamique à des musulmans qui n'auraient pas eu les moyens d'en édifier un : au contraire, cette « charité », les musulmans n'en avaient pas besoin. *La Croix* du 26 mai, qui nous rapporte ces belles choses, nous raconte encore ce qui va se passer maintenant : « La transformation de la chapelle, dont l'architecture sobre paraît très adaptée, en mosquée qui pourra recevoir près de 500 fi­dèles, nécessitera quelques travaux dont les frais seront assumés par l'Algérie, responsable juridique des nouveaux lieux de culte. Mais ce sont les chrétiens eux-mêmes qui procèderont à l'exhumation de la fondatrice et à l'enlèvement des croix. La mosquée devrait être ouverte au culte en octobre. Un imam permanent sera désigné à cette occasion. » Par cette donation, Mgr Gand a voulu, dit-il, accomplir « comme un geste de défi contre le racisme qui sévit dans la région ». Un geste de défi, ma chère, c'est merveilleux : Mgr Gand est un grand courageux. Mais il a certainement remarqué que dans la région sévit aussi le communisme, qui est intrin­sèquement pervers. On n'a pourtant jamais entendu ce même évêque proclamer qu'il voulait accomplir « comme un geste de défi contre le communisme qui sévit dans la région ». C'est que ce Mgr Gand, qui est si merveilleusement courageux, sait prudemment se garder d'aller jusqu'à la témérité. \*\*\* Mais ces épisodes anecdotiques, qui relèvent du folklore maintenant habituel de l'autodestruction de l'Église, ne sont eux-mêmes que la suite de notre préambule : après avoir rap­pelé en commençant quel est le personnage, nous venons là de simplement donner le contexte dans lequel se situent les déclarations doctrinales qui constituent notre « document », -- le document exceptionnellement lumineux que nous voulons présenter au lecteur. 300:165 Un document qui concerne *la vérité :* terme devenu fort rare dans les déclarations épiscopales. Et même, qui concerne explicitement *la vérité religieuse :* notion devenue encore plus rare. Voici ces déclarations doctrinales de Mgr Gand, selon *La Croix* du 26 mai, et identiquement selon *Le Monde* du 27 mai : « *Et nous, chrétiens de Frange, qui de­vrions mieux accueillir les membres de la communauté musulmane nombreux et divers dans le Nord, n'avons-nous pas aussi à nous mettre à l'école du monde musulman présent dans la région ? A re­cevoir de lui cette part de vérité reli­gieuse et humaine dont il est déten­teur ? *» Lisez et relisez. Vous verrez que Mgr Gand s'y manifeste comme un évêque qui *se dit* et (peut-être) *se croit* catholique, mais qui *ne l'est pas.* Qui ne l'est pas, en tous cas, dans ses déclarations doctri­nales concernant la vérité. Car selon ses déclarations, le monde musulman serait *détenteur d'une part de vérité religieuse ;* cette part de vérité religieuse, nous devrions *la recevoir de lui :* et pour cela *nous mettre à son école.* Ce qui veut dire que l'Église catholique est privée de cette même part de vérité religieuse. Croire qu'il y ait *une part de la vérité religieuse que nous ayons à recevoir d'une autre source que l'Église,* c'est ne plus être catholique. \*\*\* Naturellement, on veut bien espérer que Mgr Gand n'est pas aussi mauvais qu'il le paraît, ni aussi apostat qu'il le dit. Il ne comprend pas lui-même, on veut bien le supposer, le contenu et les implications de ce qu'il raconte. La conversion, pour lui, serait de regarder en face son incapacité mentale, et de se retirer dans le silence. \*\*\* 301:165 Ce que Mgr Gand ne sait pas, ce qu'apparemment il ne comprendra jamais, sauf miracle, c'est qu'il existe chez les musulmans pieux *un sentiment religieux* qui est un sentiment *naturel.* Nous n'avons pas à nous mettre à son école ni à le recevoir de l'Islam, ce n'est point une « part de vérité reli­gieuse, dont le monde musulman serait « détenteur », c'est au contraire un sentiment qui est commun à tous les hommes quand ils ne sont pas impies : commun aux païens, aux juifs, aux musulmans, aux chrétiens. Mais ce sentiment naturel est autre chose que la foi religieuse, autre chose que la vérité révélée par Dieu et enseignée seulement par son Église. (Et même dans l'Église de Dieu, il y a les évêques prévari­cateurs, qui finissent par n'être plus détenteurs, en fait, d'au­cune part de vérité religieuse : nous n'allons pas nous mettre à leur école ni accepter de recevoir leurs mensonges.) Sur ce sujet, pour laver tout à fait nos âmes des moisissures qu'y a crachées Mgr Gand, écoutons une voix catholique, écou­tons le P. Emmanuel (texte cité par Henri Charlier dans son livre : *L'art et la pensée,* pp. 96-97) : « *Le sentiment religieux est un don de Dieu assurément. C'est un bien, un bien de l'ordre naturel. Le sentiment religieux est la conséquence naturelle de notre qualité de créature, com­me le respect des parents est naturel à l'enfant.* « *Le sentiment religieux est ainsi le respect que nous avons, comme créatures, pour notre Père qui est dans les cieux et qui, par le seul fait de notre création, nous regarde comme ses en­fants et nous donne le pain de chaque jour, la lumière de son soleil, les fruits de la terre, la vie, la santé, et mille autres biens également de l'ordre naturel.* « *Le sentiment religieux étant naturel à l'homme se trouve chez tous les hommes... Il 9 a des peuples chez lesquels il est très profond et cela naturellement, par exemple chez les Arabes...* « *Mais notre nature est déchue en Adam, et d'une nature déchue il ne peut venir qu'un sentiment religieux lui aussi frappé de déchéance... Aussi, avec toute sa religion naturelle, l'Arabe conservera tous les vices qui lui sont naturels aussi.* « *Par là vous pouvez connaître le trait caractéristique du sentiment religieux purement naturel : il ne voit rien, il ne veut rien, il ne peut rien contre le péché...* « *La foi n'est pas un sentiment, la foi n'est pas de l'ordre naturel. Elle est l'assentiment de notre esprit à la vérité révélée par Dieu.* » J. M. 302:165 ### Les évêques et le socialisme Marcel Clément poursuit dans *L'Homme nouveau* un nécessaire combat spirituel contre la colonisation socia­liste de l'appareil ecclésiastique. Nous avons déjà lon­guement cité ses articles dans notre numéro 160 (pages 194-201) et dans notre numéro 163 (pages 235-247). On ne cessera de s'y reporter. Leur valeur doctrinale pro­vient non seulement de la grande compétence de Marcel Clément en matière d'enseignement social, mais aussi du fait qu'il est, parmi les auteurs contemporains, celui qui a mis le plus vigoureusement en relief quel lien spirituel rattache indissolublement la doctrine sociale catholique à la vie de la grâce et à la foi révélée. Voici, sur le même sujet, pour le même combat, les deux articles que Marcel Clément, dans *L'Homme nou­veau*, a consacrés au tristement célèbre « document épiscopal » de la soi-disant « commission du monde ou­vrier ». #### I. -- Premier article (21 mai) C'est une démarche marquée d'une humilité très apparente que viennent de faire quelques évêques de France : ceux qui font partie de la Commission épiscopale du monde ouvrier. Non seulement ils se sont mis aux écoutes d'une fraction relative­ment restreinte des baptisés dont ils portent la responsabilité pastorale (les militants de l'A.C.O.), mais encore, en rendant délibérément public un document de travail intérieur de l'épis­copat, ils ont largement ouvert un débat dans lequel ils n'en sont qu'à leur toute première réflexion. En outre, ce débat est vraiment libre et fraternel et la Commission a tenu à faire savoir qu'elle « *accueillerait avec reconnaissance toutes les observations au sujet de ce premier effort *»*.* 303:165 Parmi d'autres, filialement et fraternellement, je viens donc formuler les remarques que m'a inspiré la lecture de la note publiée intégralement dans *La Croix* du 5 mai et intitulée « *Pre­mière étape d'une réflexion de la Commission épiscopale du monde ouvrier dans son dialogue avec des militants chrétiens ayant fait l'option socialiste *»*.* Cette note, la Commission tient à le souligner, ne constitue en aucune manière un document de l'Assemblée épiscopale française. Tout à l'inverse, pourrait-on dire, c'est là un docu­ment adressé et soumis pour examen aux évêques de cette assem­blée par la Commission du monde ouvrier. En ce sens, il s'agit bien d'un document de travail, d'un document intérieur sur lequel doit s'exercer la réflexion des évêques. Pourtant, la Com­mission a désiré que toutes les couches de la société réflé­chissent sur cette note en la rendant publique et en sollicitant toutes les observations qu'elle pourrait susciter. On peut donc conclure que c'est à un vaste débat d'Église que nous sommes, dans le respect mutuel des opinions, large­ment convoqués. Les évêques de France, responsables de la paix des cœurs de tous les baptisés, tiendront le plus grand compte, c'est évident, de tous les éléments de vérité et d'équité qui leur seront soumis. C'est donc un devoir de le faire, avec respect et confiance, par l'imprimé, par la parole et, aussi, très largement, par la correspondance privée. C'est en outre un service à rendre à l'Action catholique ouvrière elle-même. Étant seule mentionnée dans cette note, elle risquerait, si tous ceux qui se sentent interpellés par le problème ne donnaient pas leur avis aux évêques, de passer pour un groupe de pression dans l'Église de France et d'imposer ses vues, de façon totalitaire, aux autres mouvements d'apos­tolat laïc et, par delà, à l'Assemblée épiscopale française. Je crois comprendre que de nombreux évêques sont soucieux de dissiper une telle apparence qui nuirait à l'A.C.O. elle même et que, pour cette raison, ils ont voulu provoquer, par la publi­cation de la note de travail, une consultation vraiment générale de tous ceux qui, ayant une expérience sociale et économique, sont soucieux de Justice et de Paix, de Vérité et de Charité. Le domaine des rapports de la foi et du socialisme, d'ailleurs, ne touche pas seulement à la prudence de l'évangélisation, mais à l'intégrité de la foi. ##### Opportunité du problème Personne ne niera que la question soulevée par les membres de la Commission épiscopale du monde ouvrier ne soit d'une brûlante actualité. 304:165 Les tendances révolutionnaires, depuis 1968, se sont répandues très largement dans les milieux intellectuels, en particulier dans l'université et dans l'Église. Le Parti com­muniste français, tout en combattant le gauchisme dont les effectifs ne cessent d'augmenter, est décidé à s'unir aux socia­listes pour tenter de prendre le pouvoir aux élections de 1973. Le Parti socialiste de M. Mitterrand a trouvé un second souffle et cherche à s'allier au P.C. pour prendre le pouvoir tout en espérant s'y maintenir sans être dévoré après avoir réussi l'opération. Le P.S.U. de M. Rocard, électoralement négli­geable, a pénétré de nombreux milieux ecclésiastiques. Quel­ques évêques, dans le monde -- et particulièrement en Amé­rique du Sud -- ont fait des déclarations affirmant que leur foi en Jésus-Christ allait de pair avec leur confiance tempo­relle dans la « voie socialiste »... Bref, qu'on le veuille ou non, le socialisme campe dans la Cité et dans l'Église aussi visible­ment que l'individualisme libéral de la Révolution de 89 cam­pait dans la Cité et dans l'Église il y a cent ou cent vingt-cinq ans. Les fidèles ne peuvent pas ne pas s'interroger. Ils savent, plus ou moins précisément, que l'Église a naguère condamné le socialisme. Ils savent que Pie XI a été jusqu'à déclarer le communisme « intrinsèquement pervers ». Par ailleurs, ils constatent que des chrétiens, des catholiques ont pu, depuis une dizaine d'années, se dire socialistes sans encourir de répri­mande et les mieux informés savent que dans de nombreuses sessions -- comme celle de Mouvault en 1970, -- les aumôniers d'A.C.O. ont tenté un effort considérable pour infléchir la foi et le socialisme l'un vers l'autre. D'aucuns se sentent ébranlés et se demandent si l'Église ne leur fera pas un devoir de conscience pour voter en faveur d'un socialo-communiste aux prochaines élections. D'autres, profondément pénétrés des en­seignements de Pie XI, de Pie XII, de Jean XXIII et de Paul VI, estiment qu'il est de leur devoir de fils soumis à l'enseignement permanent de l'Église de lutter contre ce qu'ils jugent être une guerre subversive au sein même de la pastorale. D'autres, encore, très nombreux, et qui sont plus « politiques » que « religieux », sont prêts à s'insurger contre une Église qui ferait le jeu du socialisme. Ils agissent, quoique dans une direction opposée, à la manière de ceux dont parle la note de la Commis­sion et qui « *ont quitté l'Église parce qu'ils voulaient être socialistes *» (1^e^ partie, chap. 3). C'est dire que le sujet abordé par la note : les rapports entre foi et socialisme, est incontestablement d'une grande importance et qu'une prise de position sur ce sujet de l'épis­copat français comme tel, si elle se produit à Lourdes comme on l'annonce, aura des répercussions non seulement morales mais politiques, non seulement apostoliques mais électorales. Il en sera ainsi par la force des choses, même si, comme le dit la note, le premier objectif poursuivi est apostolique. 305:165 ##### Des points faibles dans la note Dans le *Figaro* du 8 mai, Jean Bourdarias souligne, avec une insistance qui frappe sous une plume aussi autorisée que la sienne, que la note de la Commission épiscopale du monde ouvrier « *ne se présente pas comme un texte doctrinal, mais comme un compte rendu d'entretien *». C'est là une affirmation à retenir, car il est incontestable que la note contient des affirmations doctrinales dont certaines sont explicitement attri­buées aux militants de l'A.C.O. et dont d'autres ne sont attri­buées à personne. Si la qualification que Jean Bourdarias énonce est, comme on peut le croire, la bonne, cela signifie que même les assertions doctrinales non explicitement attri­buées aux militants de l'A.C.O. doivent être rapportées aux opinions qu'ils ont émises, et non à une intention des pasteurs qui se font leurs porte-parole de prendre position à ce sujet. La chose est d'importance. Il y a, parmi ces assertions, un certain nombre de points faibles, d'injustices à l'égard de l'Église, d'inexactitudes doctrinales assez sérieuses. C'est avec estime et bienveillance à l'égard des militants de l'A.C.O. que j'en évoque quelques-uns avant tout pour répondre au vœu des évêques qui désirent accueillir les observations suggérées par la lecture de la note. ##### Que devient l'action sociale catholique Les militants de l'A.C.O. semblent ignorer, ou tenir pour inexistante en pratique, toute l'action sociale de l'Église depuis le XIX^e^ siècle. Ils identifient sans nuance le « Mouvement ou­vrier », qu'ils écrivent régulièrement avec une majuscule, et la « libération socialiste ». L'Église ayant encouragé, déve­loppé, réalisé une action sociale et, simultanément, condamné le socialisme, se trouve, de ce fait, accusée de n'avoir pas « *découvert l'enjeu humain de ce combat pour la justice que le monde ouvrier mène depuis si longtemps à travers tant de souffrances et de sacrifices *». On peut lire, encore : « *Ce qui a été une souffrance pour beaucoup d'ouvriers, c'est que, dans l'Église, n'ait pas été reconnue -- et cela d'une façon explicite -- la légitimité du Mouvement ouvrier, tant pour la défense des droits que pour une promotion collective des travailleurs. *» On lit, on relit ces lignes. On a peine à croire qu'elles aient été écrites. Pie XI était-il victime d'une illusion lorsqu'il affir­mait que « *les principes du catholicisme en matière sociale sont devenus le patrimoine commun de l'humanité ? *» (Q.A. n° 23). 306:165 Était-il victime d'une illusion lorsqu'il écrivait que « *de cet effort persévérant, un droit nouveau est né, qu'ignorait complètement le siècle dernier, assurant aux ouvriers le res­pect des droits sacrés qu'ils tiennent de leur dignité d'hommes et de chrétiens ? *» (n° 30). Faut-il aussi tenir pour nulle la lettre de la Sacré-Congrégation du Concile du 5 juin 1929 au cardinal Liénard et la force qu'elle est venue apporter aux syn­dicalistes chrétiens ? Faut-il aussi ignorer que c'est à dix-sept reprises que, de 1939 à 1956, Pie XII a appelé à la promotion collective des travailleurs « *Pourquoi,* s'exclamait-il, le 7 mai 1949, *ne serait-il pas légitime d'attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développe­ment de l'économie nationale ? *» Les militants de l'A.C.O. ayant identifié le mouvement ou­vrier avec le projet socialiste semblent bien victimes de cette assimilation idéologique. Cette attitude, inconsciemment totali­taire, les conduit à nier les évidences de l'histoire. A ceux qui évoquent les encycliques, ils vont jusqu'à répondre : « *Sans doute, à la suite de Léon XIII, les papes ont parlé. Mais nous l'entendons dire fréquemment : Autres sont les paroles, autres sont les actes. *» Doit-on comprendre que les papes n'étaient pas sincères ? Cela ne saurait être. Doit-on comprendre qu'ils n'ont pas été écoutés ? Pas suffisamment, certes ! Mais cela ne saurait conduire à nier l'existence historique de l'action ouvrière ou syndicale non socialiste ? Que deviennent des noms comme ceux d'Ozanam, d'Albert de Mun, de La Tour du Pin, de Léon Harmel, d'Albert Duthoit, d'Henri Lorin ? Que devient l'œuvre du syndicalisme catholique, des semaines sociales, des pères de Saint-Vincent-de-Paul ? Bref, que devient l'action du Saint-Esprit dans l'œuvre des catholiques sociaux si seuls les socia­listes, qui agissaient en dehors de l'Église, ont compris l'enjeu humain de la justice sociale ? ##### Des « critiques rares et nuancées » Selon les membres de l'A.C.O., l'Église n'aurait eu « *que des critiques rares et nuancées à l'égard du libéralisme écono­mique *»*.* Ici encore, on demeure stupéfait. C'est l'Église, la première, qui a condamné la substance du libéralisme le 10 mars 1791 par la lettre « Quod aliquantum » en repoussant « *cette liberté effrénée qui semble étouffer la raison *»*.* A partir de Pie IX, les critiques ne cessent plus. C'est l'allocution *Jamdudum,* du 18 mars 1861 reprise par le *Syllabus* du 8 décembre 1864. 307:165 C'est l'encyclique *Libertas* de Léon XIII du 20 juin 1888 tout entière consacrée à décrire et à réfuter l'erreur du libéralisme. C'est l'encyclique « *Rerum novarum *» qui, dès le numéro un, déplore que « *la richesse ait afflué entre les mains d'un petit nombre et que la multitude ait été laissée dans l'indigence *»*.* C'est l'encyclique « *Quadragesimo Anno *» de Pie XI qui rappelle que Léon XIII « *a renversé audacieusement les idoles du libéra­lisme *»*,* qui réaffirme que ce libéralisme « *s'est révélé totale­ment impuissant à bien résoudre la question sociale *» et qui décrit, du n° 113 au n° 117, « *les dernières conséquences *» de l'individualisme libéral : « *Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle *» (Tota œconomica hor­rendum in modum dura, immitis, atrox est facto). C'est Pie XII qui, le 1^er^ juin 1941, dénonce « *les funestes conséquences d'un libéralisme économique, souvent inconscient, ou oublieux, ou dédaigneux des devoirs sociaux *» et qui, le 7 mai 1949, décrit en termes clairs et complets, la solution « *propre à triompher du libéralisme économique *»*.* Il y est revenu nombre de fois. Ces textes n'ont rien de « nuancé ». En outre, ils ne sont pas « rares ». Dans l'édition des documents pontificaux réunis par Marmy (publiée en 1949 aux Éditions Saint-Paul), l'index analytique recense 23 condamnations du libéralisme. On ne relève, dans ce même index, que 17 passages condamnant le socialisme. Ce sont là des faits. Ils sont faciles à vérifier. Les questions jaillissent à l'esprit : Comment est-il possible de minimiser à ce point l'action sociale de l'Église ? Comment est-il possible de lui reprocher de n'avoir adressé au libéralisme que des « critiques rares et nuancées », pour donner aux socia­listes, depuis cent ans, le crédit de ce qu'il est juste d'attribuer à l'action de l'Église ? Ce n'est pas un bon moyen d'établir que l'on peut être en même temps « bon catholique et vrai socialiste ». Pie XI, en 1931, niait que ce fut possible. Quarante ans plus tard, l'expé­rience semble bien montrer qu'un catholique qui est un vrai socialiste ne peut être vraiment équitable à l'égard de l'action sociale de l'Église. ##### L'attitude de l'Église à l'égard de la propriété privée Les membres de l'A.C.O. estiment que l'on peut croire en Jésus-Christ, vivre selon ses préceptes, militer pour l'avènement d'une économie socialiste et éviter le blocage entre ces options idéologico-politiques et leur foi. 308:165 « *Ils affirment que le passage du capitalisme au socialisme doit finalement se réaliser par une rupture, spécialement en ce qui concerne la propriété des moyens de production ; ils dési­rent qu'il puisse se faire d'une façon pacifique et, en principe, ils sont opposés à la violence. Mais ils craignent d'y être amenés malgré eux par la résistance des tenants du pouvoir. *» Ici, il faut distinguer la fin et les moyens. La fin, c'est la suppression de la propriété privée des moyens de production. Les militants de l'A.C.O. estiment qu'elle est légitime car « *dans l'attitude de l'Église, un change­ment s'est également opéré vis-à-vis de la propriété privée des moyens de production, soit en raison des abus qui en découlent, soit en raison de la socialisation et de ses conséquences né­cessaires *»*.* Notons d'abord que la socialisation dont Jean XXIII a donné la définition, le sens et les limites, ne peut en aucun cas entraî­ner des « *conséquences nécessaires *» de cet ordre. L'Encyclique « *Mater et Magistra *» le souligne expressément en traitant, dans la même deuxième partie, du phénomène de la socialisation et de la propriété privée des biens de produc­tion. Il serait dangereux, sur le seul plan intellectuel, de donner autorité aux numéros 59 à 67 de *Mater et Magistra* pour décla­rer erronés ou périmés les numéros 51 à 58 et 104 à 121. Notons ensuite que les abus que la faiblesse humaine con­duit à faire de chacun des droits naturels n'ont jamais suffi à abolir ce droit lui-même. Les abus du droit à la liberté d'ex­pression, de la pensée ou de l'art sont publics et quotidiens. On peut et on doit réprimer ces abus, mais non abolir ce droit ! Les abus du droit de donner la vie sont fréquents et quotidiens. On peut et on doit réprimer ces abus, mais non abolir ce droit. Ici, une réflexion d'Église est indispensable, car c'est l'attitude même du Christ à l'égard du péché comme aspect de la contin­gence de l'acte humain qui est en jeu. On peut et on doit, dans l'ordre temporel, réprimer les abus qui portent atteinte au bien commun. On ne peut jamais, au nom de ces abus, abroger valablement un droit inscrit dans la nature de l'homme et dont la protection fait précisément partie du bien commun. J'en viens à l'essentiel : l'Église a-t-elle, en fait, modifié son attitude à l'égard de la propriété privée en général, de celle des biens de production en particulier ? Ni les abus de l'usage de la propriété, ni la socialisation ne peuvent être invoqués valablement pour l'établir. Peut-on invo­quer des textes ? 309:165 Le seul auquel, semble-t-il, l'A.C.O. ait fait appel dans son dialogue avec les évêques, c'est le numéro 71, de la Consti­tution pastorale *Gaudium et Spes.* Je ne crois pas que personne au monde puisse affirmer, avec une ombre de vraisemblance, que ce texte vienne, en quelque façon, ruiner ou même inflé­chir l'enseignement permanent de l'Église sur ce point fonda­mental de droit naturel : « *La propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l'expres­sion de la personne et lui donnent l'occasion d'exercer sa responsabilité dans la société et dans l'économie. *» (n° 71, parag. 1.) Ce numéro 71 ne fait que répéter, tout au long de ses six paragraphes, l'enseignement constant depuis les origines. Puis­qu'il s'agit d'exercer la responsabilité *dans l'économie,* le texte vise la propriété non seulement des biens de consommation, mais celle aussi des biens de production. Tout ce qui suit est dans la droite ligne de l'enseignement traditionnel, plus spécialement de celui donné par Pie XII le 1^er^ septembre 1944 et par Jean XXIII dans *Mater et Magistra,* mettant l'accent sur la diffusion la plus large possible de la propriété privée, même des biens de production (Mater et Magistra n^os^ 113-115). C'est légitimement que les militants de l'Action catholique ouvrière désirent une amélioration de la répartition des revenus et une participation multiforme des salariés à la vie et aux responsabilités de l'entreprise et de toute l'économie. Ce n'est pas légitimement qu'ils entreprennent, pour y parvenir, une action qui constitue le contraire de l'enseignement de Jean XXIII dans *Mater et Magistra* et dans *Pacem in Terris.* Dans *Mater et Magistra :* « *Il faut, en premier lieu, poser que, dans le domaine économique, la priorité revient à l'initia­tive privée des individus, agissant soit isolément, soit associés de diverses manières à la poursuite d'intérêts communs. *» (n° 51.) Si, avec l'A.C.O., on admet la rupture en ce qui concerne la propriété privée des moyens de production, cela entraîne que, dans le domaine économique, la priorité revienne à l'initia­tive des pouvoirs ou des collectivités publiques, les personnes privées cessant d'être des sujets et devenant de simples objets des pouvoirs ou des collectivités publiques. Est-ce bien raisonnable ? Dans *Pacem in Terris :* « *De la nature de l'homme dérive également le droit à la propriété privée des biens, y compris les moyens de production. Comme nous l'avons enseigné, ce droit est une garantie efficace de la personne humaine et une aide pour le libre exercice de ses diverses responsabilités ; il contribue à la tranquillité du foyer domestique, non sans profit pour la paix et la tranquillité publique. Par ailleurs* (*...*)*, la propriété privée comporte* en *elle-même une fonction sociale. *» (n^os^ 21-22.) 310:165 Il faut mesurer la gravité de la thèse de l'A.C.O. S'il « *n'y a pas d'incompatibilité entre l'Évangile et un système économique et politique de type socialiste *» fondé sur « *une rupture en ce qui concerne la propriété des moyens de production *»*,* c'est que l'on supprime, parmi les droits fondamentaux de la personne, le droit de propriété privée dont Jean XXIII a enseigné solennel­lement dans « *Pacem in Terris *» qu'il dérive « DE LA NATURE DE L'HOMME ». Si ce droit dérive de la nature de l'homme, la voie socialiste qui exige la « rupture en ce qui concerne les biens de produc­tion » est contre nature. Si la voie socialiste qui exige cette rupture est légitime, c'est à tort que Jean XXIII et tous les papes (sans en excepter Paul VI) ont enseigné que le droit de propriété, même des biens de production, dérivait « *de la nature de l'homme *»*.* Dans ce cas, il n'y a plus de magistère de l'Église au niveau du droit naturel. Ce serait aussi à tort que Paul VI enseigne, au numéro 4 d'Humanæ vitæ, que Jésus-Christ a constitué le magistère de l'Église gardien « *non seulement de la loi évan­gélique, mais encore de la loi naturelle, expression elle aussi de la volonté de Dieu *»*.* Il est certain que l'Assemblée des évêques de France consi­dérera avec une particulière attention un aspect qui touche à l'autorité du magistère ordinaire de Pierre et des apôtres. ##### Les moyens envisagés Il faut aussi dire un mot des moyens envisagés pour réaliser le passage de l'initiative privée à la propriété publique. Les membres de l'A.C.O. désirent que ce passage « *puisse se faire d'une façon pacifique, et en principe, ils sont opposés à la violence. Mais ils craignent d'y être amenés malgré eux par la résistance des tenants du pouvoir *»*.* Si l'on s'en tient au numéro 71 de « *Gaudium et Spes *» précisément évoqué par les membres de l'A.C.O., une telle éven­tualité est entièrement inacceptable. Le paragraphe 4 de ce numéro 71 se lit en effet comme suit : « *La légitimité de la propriété privée ne fait toutefois pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert des biens au domaine public soit effectué* PAR LA SEULE AU­TORITÉ COMPÉTENTE*, selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d'une indemnisation équitable. *» Il n'est nullement question d'une légitimation de la violence révolutionnaire face à la résistance des « tenants du pouvoir » : 311:165 ##### Conclusion Je me suis borné à l'examen de quelques-uns des points faibles des thèses des militants de l'A.C.O. Les évêques de la Commission du monde ouvrier, dans leur volonté de se laisser interpeller avec une entière loyauté, ont tenu, légitimement, à formuler les questions qui leur étaient posées sans y apporter encore de réponses. Ils ont préféré poser le problème à l'en­semble de l'Épiscopat qui, dans la prière et en conscience, va être amené à méditer les conséquences de ces thèses socialistes qui ébranlent d'un bout à l'autre l'enseignement doctrinal de l'Église au niveau du droit naturel et l'autorité de son magis­tère en ce domaine. Mais les aspirations ouvrières n'en sont pas moins légi­times. Elles pressentent que l'heure est venue de la promotion que la principale partie de *Quadragesimo Anno* et le discours du 7 mai 1949 de Pie XII ont proposée. L'entreprise, en raison du caractère premier de l'initiative des personnes dans la vie économique, doit rester privée. Mais, disait Pie XII, chefs d'entreprises et ouvriers ne sont pas antagonistes inconci­liables. « *Ils sont coopérateurs dans une œuvre commune. Ils mangent pour ainsi dire à la même table, puisqu'ils vivent, en fin de compte, du bénéfice net et global de l'économie natio­nale. Chacun touche son revenu, et sous ce rapport leurs rela­tions mutuelles ne mettent aucunement les uns aux services des autres* (*...*)*.* » *Il s'ensuit que des deux côtés on a intérêt à voir les dé­penses de la production nationale proportionnelles à son rendement. Mais dès lors que l'intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune. Pour­quoi ne serait-il pas légitime d'attribuer aux ouvriers une juste part, dans la constitution et le développement de l'éco­nomie nationale* (*...*)*.* » *Cette communauté d'intérêt et de responsabilité dans l'œuvre de l'économie nationale, Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque dans Quadragesimo Anno il recommandait l'organisation professionnelle dans les diverses branches de la production. Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l'établissement, pour l'économie sociale, d'un* STATUT DE DROIT PUBLIC FONDÉ PRÉCISÉMENT SUR LA COMMUNAUTÉ DES RES­PONSABILITÉS ENTRE TOUS CEUX QUI PRENNENT PART A LA PRODUCTION*. *» Le libéralisme économique tend à élargir indûment la zone du droit privé au détriment du bien commun. Les diverses formes de socialisme aboutissent à élargir le droit public au point d'absorber entièrement le droit privé. 312:165 Ces deux expé­riences ont historiquement échoué. L'heure est peut-être venue de considérer avec un peu plus de sérieux qu'on ne l'a fait jusqu'ici l'équilibre dynamique de justice et de paix sociale qu'a élaboré l'Église. Ce n'est pas une tierce solution. C'est le respect de la justice sociale sous tous rapports. L'entreprise appartient à ses propriétaires. La profession, l'économie appar­tiennent à tous les travailleurs, propriétaires ou non. L'entre­prise privée est indispensable pour que le dynamisme de la liberté économique soit assuré par des personnes et sous leur responsabilité. Mais cette entreprise doit être soumise aux décisions élaborées par la profession qui doit être gérée par tous, salariés, cadres, employeurs, et qui doit participer à l'élaboration du plan et rétablir progressivement le respect de tous les intérêts en présence. Les évêques de France, que le monde regarde, sont à une heure solennelle. Leur réflexion marquera l'histoire de l'Église. Nous prierons avec ferveur l'Esprit Saint, par Marie son Épouse, afin que leur assemblée de Lourdes soit le témoignage de ce que les catholiques de France attendent de leur fidélité, de leur prudence et de leur caractère. Subsidiairement, on l'aura remarqué au passage, l'attitude pratique de Marcel Clément à l'égard de l'épiscopat prévari­cateur n'est pas tout à fait identique à la nôtre. Délibérée, méditée, motivée, précisée, notre attitude est rappelée dans le présent numéro : voir aux pages 215 à 223 toute la *cinquième* partie du texte intitulé : «* Lettre à mon avocat sur le poignard et le manteau *». Répétons ici notre affirmation que l'épiscopat français mani­feste «* l'effroyable désordre d'un épiscopat persévérant dans la prévarication et le blasphème *». Répétons la déclaration que «* notre honneur de chrétiens est de ne pas le suivre dans son déshonneur *». Réitérons notre précision : «* Nous n'avons pas mission de juger les personnes et nous ne les jugeons pas. Nous n'avons pas pouvoir de destituer les évêques et nous ne les considérons pas comme destitués. Nous avons simplement le devoir certain de ne pas les suivre et nous ne les suivons pas. *» Nous ne les suivons pas dans leurs altérations de l'Écriture. Nous ne les suivons pas dans leur démolition de la liturgie, leur falsification du catéchisme, leur massacre des âmes enfantines. Ces crimes épiscopaux sont permanents, obstiné­ment persévérants, ils vont s'aggravant de jour en jour. 313:165 Encore un exemple, le plus récent, qui a été mentionné plus haut (dans la première partie de la présente rubrique « Documents ») nous ne suivons pas, nous avons le devoir manifeste de ne pas suivre Mgr Gand, catéchiste en chef de l'apostasie im­manente en France, quand il prétend nous conduire *à l'école du monde musulman pour recevoir de lui la part de vérité religieuse dont il est détenteur !* Pour ces évêques, qui ne sont encore ni destitués ni conver­tis, nous n'avons qu'un cri, un seul, toujours le même, cons­tamment répété : -- Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe ! \*\*\* Qu'en outre et par-dessus le marché ces prévaricateurs rejettent aussi la doctrine sociale de l'Église et deviennent « socialistes », c'est bien la moindre des choses. Nous le savions depuis longtemps. A l'imitation du monde moderne auquel ils se sont « ou­verts », ils passent, ils n'arrêtent pas de *passer du libéralisme au socialisme*. Nous l'avons exposé, sur textes et sur pièces, il y a bientôt quatre ans maintenant, dans « L'Hérésie du XX^e^ siècle » ([^214]). Nous y écrivions déjà (en 1968) : «* Les évêques, comme le monde moderne et à son école, sont passés du libéralisme au socialisme : ils sont passés à côté de la doctrine de l'Église *». Et cette trahison qui, sous le nom de « socialisme », en réalité se livre et veut nous livrer au communisme lui-même, nous en donnions l'analyse dans la dernière partie de l'ouvrage (pp. 271-304). Ce que dévoile peu à peu, en 1972, le noyau dirigeant de l'épiscopat, ce n'est point en vérité son hésitation, sa recherche ou son interrogation devant « le socialisme ». Il y a plus de quatre ans que son choix est fait et que nous l'avons discerné et dénoncé. Mais il chemine plus ou moins masqué ; et, pour entraîner presque insensiblement la masse électorale des catholiques, il n'avance que par étapes. 314:165 Placé où il l'est, Marcel Clément a raison de lutter pied à pied contre chaque nouvelle étape venant révéler un aspect ou un fragment de la trahison épiscopale dans le domaine politique et social. Lisons maintenant son second article sur le misérable « document » de la « Commission épiscopale du monde ou­vrier ». #### II. -- Second article (4 juin) La note de la Commission du monde ouvrier a certaine­ment troublé, pour ne pas dire plus, un nombre considérable de chrétiens. La réaction, non pas seulement de chefs d'entre­prises, mais de syndicalistes, d'économistes opposés au libéra­lisme, de catholiques simplement inquiets pour la foi, n'est pas, il faut le dire, habituelle. Certes, elle a été d'autant plus libre que la Commission a fait savoir qu'elle « *accueillerait avec reconnaissance toutes les observations *»*.* Mais il serait vain de le nier : le climat général ne traduit pas simplement un débat opportun sur une question d'actualité. C'est l'institution même d'un tel débat qui est mise en question. C'est l'attitude intel­lectuelle que manifeste la problématique adoptée par les rédac­teurs du document qui suscite des réserves parfois graves. C'est enfin -- et ce n'est pas le moins important -- le témoi­gnage d'une connaissance très superficielle des questions abor­dées qui fait redouter ce qu'en l'espèce d'aucuns n'hésitent pas à nommer un pas de clerc. Ce sont ces trois aspects, qui reviennent le plus fréquem­ment dans les lettres très nombreuses, souvent précises et éla­borées, que j'ai reçues à la suite de mon précédent article. Plusieurs de mes correspondants me reprochent, parfois vive­ment, de n'avoir touché qu'à quelques aspects, mais d'en avoir négligé d'autres, fort importants. Quelques-uns, même, me mâchent la besogne. C'est donc, en bonne partie, en utilisant et en reprenant leurs remarques, et aussi quelques-uns des commentaires publiés au cours de ce mois de mai, que j'aborde trois grands aspects de la note de la commission du monde ouvrier que j'avais effectivement omis de soulever dans mon précédent article. Certaines des remarques qui suivent sont dures. Mais elles sont faites dans la loyauté du dialogue et dans la charité du Christ. Il serait grave que les Évêques de France ignorent qu'elles existent ou qu'on les leur dissimule par une révérence mal comprise. 315:165 ##### Le débat lui-même mis en question Plusieurs de mes correspondants, qui ont lu et même tra­vaillé la note de la commission, attirent l'attention sur la struc­ture d'ensemble de cette note. Ils croient y déceler ce que l'un d'eux appelle une « escalade ». Il y a eu, disent-ils, depuis décembre dernier, un bon nom­bre de textes qui sont venus amalgamer libération en Jésus-Christ et libération de l'homme. Le texte synodal sur « *la justice dans le monde *»*,* n'est pas exempt d'imperfections sur ce point. Le document protestant intitulé « *Église et Pouvoir *» a sus-cité maintes critiques. Le texte de la commission espagnole « *Justice et Paix *»*,* s'en prenait explicitement au régime capi­taliste comme à l'obstacle essentiel à la mise en œuvre de l'Évangile ! La note « *Justice et Paix en région parisienne *»*,* traitait « d'illusion idéaliste » la transformation des cœurs... Les mouvements d'apostolats des laïcs, un moment influencés par les pressions du groupe « Vie nouvelle », tentent non sans mal de se dégager de l'amalgame, préparé pour leurs travaux, entre libération évangélique et révolution collectiviste. Il n'est pas jusqu'aux milieux indépendants qui ne se sont vu « pro­poser » un document de travail suggérant qu'il faut (*sic*) « changer le système » (Doc. Cath. n° 1 607 p. 382). La note de la commission ouvrière elle-même s'annonce, dans son titre, comme une « première étape ». Donc m'écrit-on, « *un projet d'ensemble est en cours, c'est bien une escalade *»*.* Ce qui inquiète un très grand nombre de chrétiens, CE N'EST PAS qu'à l'appel du Pape, le souci d'une plus grande exigence dans la répartition des biens économiques et cultu­rels devienne l'objet d'une sorte de « campagne » dans l'Église. De tous temps, les Souverains Pontifes ont appelé à des « croi­sades » spirituelles pour des fins certainement voulues de Dieu. La justice sociale, aujourd'hui, en est une. Là contre, ce qui m'inquiète, ce qui bouleverse les chrétiens C'EST QUE la prédication pour la justice sociale soit amalga­mée systématiquement et progressivement, qu'elle soit bloquée systématiquement et progressivement avec un appel explicite à l'idéologie socialiste que l'on affirme à la fois distincte et nécessaire ! Ce qui inquiète, c'est que la prédication de l'Évan­gile soit systématiquement et progressivement bloquée avec la révolution collectiviste, dans le moment même où l'on affirme qu'on ne les bloque pas ! Ce qui inquiète, c'est de déceler au sein même de l'Église, la lutte sourde entre « marxistes » et « proudhoniens ». 316:165 Cette « escalade », que semble réaliser la succession des documents, l'un de mes correspondants la décèle même au sein de la note de la commission dont la première partie, disent-ils, revient à identifier injustement « *tout le mouvement ouvrier avec le seul mouvement socialiste *», dont la deuxième partie affirme qu' « *un passage au socialisme ne peut se réaliser sans le parti communiste *» et dont la troisième partie affirme, avec quelque grandiloquence, qu'il y a « *une cohérence profonde entre la vision de l'homme selon les béatitudes évangéliques et celle qui inspire *» le projet politique du passage au socia­lisme avec l'aide du parti communiste. Aussi, une autre lettre n'hésite pas à considérer cette esca­lade des trois blocages entre mouvement ouvrier et socialisme, entre socialisme et parti communiste, entre projet socialo-communiste et Évangile, comme une véritable torture des consciences. Son auteur écrit : « *Sous prétexte de* LIBÉRATION*, nous assistons à une sorte de pression conduisant à l'*OBLI­GATION *de conscience de voter socialiste ou même commu­niste pour être fidèle à Jésus-Christ. Les chrétiens ne seront plus identifiés selon leur foi théologale mais selon leur projet politique. Il n'y aura plus d'autre alternative que de préférer un César à un autre. *» Un autre correspondant rejoint ce point de vue en disant : « *La liberté conçue par trop de clercs depuis le concile consiste à rendre* « *obligatoire *» *ce qu'ils déclarent* « *autorisé *»*. Le vernaculaire autorisé est en fait obligatoire. Le socialisme auto­risé sera obligatoire. *» Ici, on le voit, c'est non pas les arguments contenus dans la note qui soulèvent des objections. C'est l'institution et la démarche même d'un débat où les évêques se disent « interrogés » par des affirmations qu'ils ne réfutent à aucun moment et qui réalisent en fait, moyennant quelques dénégations ver­bales, un blocage « pastoral » sur des questions qui sont, bel et bien, « doctrinales ». Pour dissiper cette impression d'escalade et de torture des consciences, il sera sans doute opportun, disent plusieurs cor­respondants, de longuement s'interroger avant l'assemblée de l'épiscopat, à Lourdes, en octobre, sur une entreprise dont les conséquences pourraient être inattendues. ##### L'attitude intellectuelle Demeurant sauve cette intention, d'ailleurs très explicite­ment apostolique, des évêques rédacteurs et signataires, le document manifeste, dans la problématique exposée, une atti­tude intellectuelle que beaucoup ont tenu à souligner dans les journaux et les communiqués. 317:165 C'est certainement M. Albert Garand, membre du Conseil économique, qui, lors du colloque du 6 mai organisé par le Centre d'études de la doctrine sociale de l'Église, a le mieux formulé cet aspect de la situation actuelle. Remarquant que le « premier objectif » de cette réflexion, c'est « *l'évangélisation, c'est-à-dire l'annonce de la bonne nou­velle de Jésus-Christ dans le dynamisme du mouvement ou­vrier *», M*.* Albert Garand constate que « *la problématique de la note repose sur une grave confusion entre la pastorale et la doctrine sociale. Les Souverains Pontifes, lorsqu'ils ont promul­gué la doctrine sociale de l'Église, n'ont pas choisi les direc­tives qu'ils ont données parce qu'elles étaient censées faciliter l'évangélisation de certains milieux *». Bien au contraire, ils se sont opposés aux erreurs, à l'individualisme et au collec­tivisme, au racisme et au nationalisme, au laïcisme et au maté­rialisme en assumant intégralement le risque de ne s'appuyer que sur la foi théologale, et donc d'être critiqués et attaqués par ceux qui professaient ces erreurs. La problématique de la note, si elle était généralisée, aboutirait à demander aux nazis comment ils vivent Jésus-Christ dans leurs engagements nazis, à demander aux racistes comment ils vivent Jésus-Christ dans leurs engagements racistes, etc. Car le socialisme, que ce soit celui du Plan ou celui de l'autogestion, n'a pas commis moins de crimes que ceux-là. Ce n'est effectivement pas une assimilation illégitime. A partir du moment où des chrétiens s'engagent dans des mou­vements athées, matérialistes, négateurs explicites de l'ordre naturel inscrit par Dieu dans la personne humaine, et où des évêques se sentent interrogés par la manière dont ces chré­tiens « vivent le Christ » dans cette situation, la brèche est ouverte. Dracula peut vivre l'Évangile. S'il martyrise et s'il tue, c'est qu'il y est « contraint » par la résistance de ses victimes. Il n'adhère d'ailleurs pas totalement aux crimes qu'il commet. On imagine jusqu'où une telle confusion de la pastorale et de la doctrine sociale -- la première anéantissant la seconde -- peut conduire. Plusieurs de mes correspondants y insistent avec force. L'un se déclare « *épouvanté *»*.* En outre, cette confusion a conduit nombre de syndicalistes chrétiens fidèles à l'enseignement des encycliques sociales à revendiquer pour eux le privilège que les évêques de la Com­mission ouvrière n'ont réservé, jusqu'ici, qu'aux seuls militants chrétiens socialistes. L'un d'eux, M. Maurice Roy écrit à ce sujet : « *Puisqu'une première étape de réflexion a été faite, selon le* « *document *»*, avec les militants ouvriers chrétiens* « AYANT FAIT UNE OPTION SOCIALISTE »*, puis-je me per­mettre de suggérer qu'une* SECONDE ÉTAPE *se fasse avec des militants ouvriers chrétiens* « AYANT FAIT UNE OPTION CHRÉTIENNE » *selon les principes de la morale sociale chré­tienne, dont Pie XII disait qu'elle est* «* claire sous tous ses aspects *», *qu'elle est* « OBLIGATOIRE* *» *et que nul ne peut s'en détourner* «* sans danger pour la foi et pour les mœurs *» ? 318:165 « *Ces militants chrétiens qui ont fait* «* une option chré­tienne *» *vous diront combien ceux qui ont fait une option socia­liste sont loin du monde ouvrier, de son langage, de sa culture, de ses réactions spontanées et de ses aspirations fonda­mentales*. » Maurice Roy -- dont la lettre a été largement reproduite par la presse, et qui est secrétaire général de la C.F.T.C. en Basse-Normandie -- rappelle en effet qu'une «* enquête de l'I.F.O.P., publiée en avril 1970 montre que 66.% des salariés en France se prononcent en faveur de* «* l'économie de marché *» *plutôt que pour une* «* économie socialiste entièrement plani­fiée *», *pour l'élaboration, par les entreprises privées, de préfé­rence à l'État, de leurs programmes de production et d'équipe­ment... Voilà qui mérite AUSSI une large partie des réflexions* (*des évêques*)* ! 66 % des salariés, ce n'est pas négligeable ! *» Ainsi, l'absorption de la doctrine sociale dans la pastorale aboutit, assez logiquement d'ailleurs, à l'abandon pastoral des deux tiers des salariés français qui, attachés au droit naturel, et donc repoussant le socialisme, repousseront pour cette rai­son la présentation politisée de l'annonce de la Foi. Car l'Évan­gile détaché du droit naturel et, par le fait, de l'ordre créé, c'est la vérité chrétienne devenue folle. Beaucoup de « ceux qui sont loin » le sentent. ##### Une étude superficielle des questions Enfin, il faut bien reconnaître, comme le soulignent encore quelques-uns de mes correspondants, que les membres de l'A.C.O. qui ont dialogué avec les évêques « *ont plus de* «* pro­jets *» *que de science *». On le constate déjà au plan le plus terre à terre. Les socia­listes chrétiens veulent collectiviser ? Mais quelles entreprises ? André Piettre le faisait remarquer dans un récent numéro de « France catholique ». Sur 16 millions de salariés, travail­leurs et cadres, il n'y en a que sept millions et demi dans l'in­dustrie, dont un tiers dans des petites entreprises (moins de 50 salariés), un tiers dans des moyennes entreprises (de 51 à 1.000 salariés) et un tiers dans les grandes entreprises (plus de 1.000 salariés). 319:165 «* La nationalisation de toutes les grandes entreprises,* sou­ligne André Piettre, *toucherait donc la moitié environ de la classe ouvrière* (soit 3.000.000 d'hommes et de femmes et 70.000 cadres)*. Mais elle ne ferait disparaître ni le patronat, ni l'entreprise privée. *» Ce ne serait pas un régime « socialiste ». Faudrait-il, alors, pour établir -- avec ou sans l'aide du parti communiste -- un socialisme véritable, collectiviser *toutes* les entreprises, y compris celles qui comptent moins de cinquante salariés, y compris même les entreprises artisanales, comme a fait Staline ? Et faudra-t-il aussi collectiviser toutes les exploi­tations agricoles ? C'est bien, en fait, vers ce totalitarisme que conduit la « voie socialiste ». Et André Piettre d'évoquer les conséquences inéluctables : interdiction des sorties de capitaux, interdiction des mouve­ments des personnes, isolement du commerce extérieur, etc. Il affirme : «* A moins de s'en tenir à un socialisme à la suédoise, limité aux revenus, mais non étendu aux structures, la conciliation d'un régime socialiste avec la liberté, au dehors comme au-dedans, est encore à trouver. *» «* Telle est, m'écrit un étudiant, la conclusion d'un écono­miste chrétien qui est un homme de science au sens le plus élevé du mot... *» Le régime actuel est matérialiste, laïciste, individualiste... Dieu le sait ! Toutefois, les entreprises y payent 50 % d'impôt sur leurs bénéfices ! Les personnes privées ayant des revenus considérables payent, sur les tranches les plus élevées, jusqu'à 65% d'impôts... La législation sociale doit d'ailleurs encore progresser. Les revendications ouvrières, elles, sont libres et souvent victorieuses. Le niveau de vie des salariés est très supérieur à ce qu'il est dans n'importe quel pays socialiste. Alors ? Est-il plus prudent de poursuivre des réformes sociales nombreuses, progressives, adaptées, conformément à la doctrine sociale de l'Église, ou d'entrer dans le dynamisme d'une socialisation dont la réalisation concrète, jusqu'ici, s'est PARTOUT manifestée par un appauvrissement général et la transformation de la société en un vaste camp de concen­tration ? La réflexion des socialistes chrétiens est superficielle, aussi, quand ils évoquent ce qu'ils appellent, un peu pompeusement, « l'analyse marxiste ». Ils ne semblent pas se douter que cette « analyse » implique une négation pratique de la dignité de la personne. Cette analyse rapporte la valeur des marchandises à la réalité matérielle du travail social coagulé ! Seule une conception matérialiste peut rapporter à la seule collectivité matérielle considérée indistinctement la source de la valeur des biens économiques. Seule une conception qui nie la dignité de la personne peut reconnaître au seul groupe social d'être source de valeur, d'avoir le droit corrélatif de posséder les biens de la terre pour attribuer, autoritairement, l'usage aux individus ([^215]). 320:165 La réflexion des socialistes chrétiens est superficielle, en­core, lorsqu'ils affirment que « *trop longtemps, on a vécu dans cette conviction que les ouvriers n'étaient pas capables de diri­ger une affaire *»*.* Ce ne sont pas seulement les ouvriers qui, en majorité, ne sont pas capables de diriger une affaire ! C'est la plus grande partie, et, disons-le, l'immense majorité de l'humanité ! Car la direction d'une entreprise requiert une vocation, des aptitudes, une formation et une expérience TOUT AUTANT QU'UN AUTRE MÉTIER. Tous les hommes ne sont pas capables de jouer du violon ; tous ne sont pas capables d'être ajusteur, ou architecte, ou débardeur, ou comptable. Dans chaque cas, il faut un attrait, certains talents, un apprentissage, une expé­rience. Au chef d'entreprise, il faut le goût de l'initiative, le sens de la responsabilité, un certain amour du risque, la capa-cité de diriger, une formation technique, des qualités d'orga­nisateur... et, si possible, quelques années d'expérience auprès d'un « patron ». Lorsqu'un de ces éléments fait gravement défaut, l'entreprise bat de l'aile, change de chef ou fait naufrage. Dans le socialisme, l'échec n'entraîne pas de sanction naturelle. L'économie stagne. La conviction que les ouvriers qui sont dans une entreprise peuvent diriger cette entreprise repose sur une confusion entre le souci légitime de leur intérêt et l'appréciation romanesque d'une capacité et d'une expérience qui ne sont données -- même dans les pays « socialistes » -- qu'à un petit nombre. En suppri­mant le patron privé, la révolution collectiviste ne le remplace pas par « les ouvriers », mais par des patrons d'un nouveau genre : militant du parti, technocrate, ingénieur ou tribun élu. En Yougoslavie, « *Kardelj a la franchise de le reconnaître : En fait, dit-il, ce n'est pas l'ouvrier qui doit étudier les problèmes et trouver les formules économiques, commerciales ou techno­logiques optimales *» ([^216]) Tel est le bilan de l'expérience con­crète dans la patrie de l'autogestion. C'est dans les Encycliques, c'est dans la doctrine sociale de l'Église que les chrétiens, que les catholiques doivent continuer de puiser les principes et les directives de leur action pour la justice dans le monde. Ce n'est pas une idéologie. Paul VI l'a rappelé, le 14 mai 1971, dans « *Octogesima adveniens *» en pleine continuité, en particulier avec le pape Pie XII lorsqu'il enseignait : 321:165 « *La lutte des classes doit être dépassée par l'instaurations d'un ordre organique unissant patrons et ouvriers. La lutte des classes ne saurait* JAMAIS *être un objectif de la doctrine sociale catholique. L'Église se doit* TOUJOURS *à toutes les classes de la société.* « *Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter la socialisation au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : di­gnité de l'homme et salut éternel des âmes *» ([^217])*.* Quel enseignement, aujourd'hui, a autorité pour affirmer, enseigner, permettre ou imposer des affirmations certainement contraires ? La question que pose Marcel Clément en terminant est une question à la fois nécessaire et redoutable. Mondainement, elle est redoutable pour ceux qui ont le courage de l'énoncer. Mais spirituellement, elle devrait faire trembler les pré­varicateurs : ils ne voient pas, aveuglés, inconscients, qu'elle annonce et déjà décrète leur, définitive condamnation (si un miracle de conversion et de miséricorde ne vient pas les sauver). \*\*\* Le texte cité de Pie XII («* c'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille... *») et sa portée actuelle sont spécialement commentés dans « L'Hérésie du XX^e^ siècle », pages 155 à 161. 322:165 ## AVIS PRATIQUES ### Informations **Appel\ à tous nos amis** C'est la guerre. La guerre religieuse. Au Mesnil-Saint-Loup. Si Henri Charlier s'est décidé à publier, comme il le fait dans ce numéro, ses *Quatre lettres à l'évêque de Troyes,* c'est parce que, malgré tous exposés, avertissements, expli­cations, négociations, patiences, concessions, on en est au point où l'œuvre paroissiale du P. Emmanuel reçoit enfin un coup mortel, donné par l'évêché : donné par aveugle­ment peut-être, mais avec une obstination retorse et rusée que rien n'aura pu faire fléchir. \*\*\* Henri Charlier le déclare dans l'une de ses *Quatre lettres :* depuis cent ans, l'évêché de Troyes n'a jamais com­pris l'œuvre du P. Emmanuel, et a presque toujours plus ou moins cherché à la démolir. Mais le coup véritablement mortel, non plus simple­ment épreuve et persécution, vraiment l'assassinat moral, c'est maintenant qu'il est perpétré. \*\*\* Mystère de la non-conversion des évêques français de­puis un siècle : depuis leur refus, avoué ou secret, du *Syl­labus* de Pie IX. Nous avons évoqué ce mystère, dans une perspective historique et doctrinale, au début et à la fin de notre livre : *L'Hérésie du XX^e^ siècle.* 323:165 Henri Charlier en donne un témoignage tout à fait concret : depuis cent ans les évêques qui ont eu la grâce extraordinaire d'être nom­més au siège de Troyes et d'avoir Le Mesnil-Saint-Loup dans leur diocèse, ont *refusé cette grâce de conversion.* Plu­sieurs de ces évêques eurent ensuite dans l'Église un « des­tin national », voire mondial : leur passage par le siège de Troyes leur avait donc été ménagé par la miséricordieuse pédagogie de la Providence. Les uns ont négligé ou mécon­nu, les autres ont méprisé et rejeté ce qui leur était ainsi donné. Mais aujourd'hui le dernier d'entre eux porte le dernier coup : en installant la guerre religieuse au cœur de la paroisse, il fait éclater la société chrétienne du Mesnil. \*\*\* Sans doute la seule société chrétienne, aujourd'hui, en France, véritablement société et véritablement chrétienne, qui soit en même temps une paroisse vivante. Sans doute la seule paroisse en France, aujourd'hui, véritablement pa­roisse, qui soit en même temps et en outre et ensemble une société chrétienne vivante. \*\*\* Ce que l'évêché de Troyes ignore (ou méprise), c'est que dans *le monde entier* des âmes de prière, des âmes de contemplation et aussi des hommes d'action se rattachent, par *filiation* spirituelle, à l'œuvre du P. Emmanuel et à la paroisse du Mesnil-Saint-Loup. A l'heure de l'assassinat de leur patrie spirituelle, nous leur lançons un appel au secours. Nous leur demandons *leurs prières.* Isolément ou en groupes, comme ils seront, comme ils pourront. En famille ou en groupes de familles. En groupes déjà constitués ou à constituer. Des groupes de prière ! Du P. Emmanuel au Padre Pio, on nous l'a pourtant assez dit c'est cela, avec le devoir d'état quotidien, que Dieu réclame dans le monde moderne. Parce que, dans le monde moderne, c'est cela qui manque le plus. Nous demandons la prière des petits enfants. 324:165 Nous demandons, pour Le Mesnil, la prière de tous nos amis prêtres et religieux qui aujourd'hui à travers le mon­de, soit par vocation soit par persécution, vivent morale­ment ou physiquement en ermites, offrant leurs austérités, offrant leurs souffrances pour que Dieu ait enfin pitié de son peuple abandonné et trahi. \*\*\* Les *Quatre lettres* d'Henri Charlier que vous avez lues dans ce numéro font un résumé saisissant de la réalité spirituelle que la prévarication épiscopale est en train, cette fois décisivement, d'étrangler au Mesnil. Tirées en brochure, ces quatre lettres pourront aller prévenir, alerter, mobiliser même ceux qui ne lisent pas ITINÉRAIRES. Si la miséricorde divine veut bien consentir une fois encore à tirer du mal un plus grand bien, ce sera une occasion de faire connaître l'existence et le sens de l'œuvre du P. Emmanuel à beaucoup d'âmes qui n'en ont jamais entendu parler. Faire connaître la pensée de cet homme de génie. Faire connaître les réalisations pratiques de cette pensée. Faire connaître sa *réussite,* comme dit Henri Char­lier, parlant évidemment de réussite spirituelle et non de réussite mondaine. Les méthodes surnaturelles d'apostolat, qui furent celles du P. Emmanuel au Mesnil, sont les seules qui aient jamais *réussi* dans ce monde moderne qui pour­tant a tellement multiplié les essais et les expériences... Que ce soit au moins une occasion de faire connaître le catéchisme du P. Emmanuel, son *Catéchisme de la fa­mille chrétienne, si* nécessaire, et sans équivalent. Il y a là tout un travail d'information, de diffusion, d'instruction, de méditation à entreprendre. \*\*\* 325:165 D'autres actions, s'il plaît à Dieu, seront entreprises aussi, contre le mauvais coup et contre les malfaiteurs. Mais pour faire face à ce mystère d'iniquité : *une société chré­tienne, la paroisse du Mesnil,* *détruite par son évêque,* c'est d'abord l'urgent renfort de leur prière à Notre-Dame de la Sainte-Espérance que nous demandons à tous nos amis. Même à ceux qui, ne le connaissant pas, ne sont pas en­core des amis du Mesnil : voici pour eux l'occasion de le devenir. En apportant, d'abord par leur prière, leur se­cours. J. M. \[...\] 337:165 ### Le calendrier \[pour les mois de juillet et août, cf. 155-07-71\] 356:165 #### Septembre -- Vendredi 1^er^ septembre : *saint Gilles*, abbé. Ou : *les douze frères martyrs de Bénévent*. -- Samedi 2 septembre : *saint Étienne*, roi de Hongrie. Propre de France : *les bienheureux martyrs de septembre Jean-Marie du Leu, François-Joseph et Pierre-Louis de la Rochefoucauld et leurs com­pagnons*. Jean-Marie du Lau était archevêque d'Arles, les deux frères de la Rochefoucauld étaient évêques de Beauvais et de Saintes. Ils furent massacrés par les révolutionnaires, le 2 septembre 1792, au couvent des Carmes, à Paris. Leurs corps reposent dans la crypte de l'église des Carmes qui est devenue celle de l'Institut catholique de Paris. -- Les « massacres de septembre » (2 au 9 septembre 1792) furent perpétrés dans toutes les prisons de Paris par les révolutionnaires qui avaient pris le pouvoir au lendemain du 10 août et de la chute de la monarchie. Plus de 1.500 prisonniers de toutes conditions furent ainsi massacrés : parmi eux, environ 200 prêtres et religieux incarcérés pour avoir refusé d'adhérer par serment à la constitution schismatique de « l'Église de France » que voulait imposer le gouvernement révolutionnaire. Se réclamant au contraire de l'Église *catholique, apostolique et* romaine, ils sont martyrs de la constitution divine de l'Église. -- Dimanche 3 septembre : *Quinzième dimanche après la Pente­côte*. Mémoire de *saint Pie X*, pape. Voir notre numéro spécial sur saint Pie X. numéro 87 de novembre 1964. -- Lundi 4 septembre : *saint Marcel*, martyr à Chalon-sur-Saône. -- Mardi 5 septembre : *saint Laurent Justinien*, évêque. -- Mercredi 6 septembre : *messe du dimanche précédent* (ou messe votive privée). -- Jeudi 7 septembre : idem. -- Vendredi 8 septembre : *Nativité de la Sainte Vierge*. 357:165 Père Emmanuel : « La naissance de Marie fut une de ces grandes œuvres de Dieu qui s'accomplissent dans le silence. L'homme, souvent, cherche à montrer ses œuvres ; Dieu, le plus souvent, tient cachées ses plus grandes merveilles. Il en est l'auteur et le témoin : cela lui suffit. « Aujourd'hui, en la naissance de Marie, Dieu voyait pour la première fois une naissance pure et sans tache. Toutes les généra­tions, depuis l'origine du monde, avaient porté la souillure du péché d'Adam ; mais aujourd'hui, dans la maison de saint Joachim et de sainte Anne, Dieu fait naître une enfant tout immaculée. -- Samedi 9 septembre : *saint Gorgon*, martyr. On peut aujour­d'hui célébrer la messe de la Sainte Vierge le samedi. -- Dimanche 10 septembre : *seizième dimanche après la Pen­tecôte*. Mémoire de *saint Nicolas de Tolentin*, confesseur. -- Lundi 11 septembre : saints *Prote et Hyacinte*, martyrs (ou messe votive privée). -- Mardi 12 septembre : *saint nom de Marie*. -- Mercredi 13 septembre : messe du dimanche précédent (ou messe votive privé). -- Jeudi 14 septembre : *exaltation de la sainte Croix*. -- Vendredi 15 septembre : *Notre Dame des Sept Douleurs*. Père Emmanuel : « Nous comprenons facilement la douleur jointe à la faute, parce qu'alors la douleur est une expiation ou un châtiment ; mais nous avons plus de peine à comprendre la douleur accompagnant l'innocence. Il y a là un mystère qui ne s'explique que par un autre mystère : celui de la Rédemption de Notre-Seigneur. « L'Imitation nous dit que dans l'amour on ne vit pas sans douleur : *sine dolore non vivitur in amore*. C'est que l'amour, ici-bas, a la mission de réparer l'offense à Dieu, d'expier le péché, d'en faire pénitence. C'est en Notre-Seigneur qu'il y a le plus grand amour, c'est en lui qu'il y a eu le plus de douleur. Mais après lui, la palme de l'amour est à la T.S. Vierge, c'est pourquoi elle a bu plus large­ment au calice de la douleur. « Considérons en particulier les douleurs de la T.S. Vierge. Elles ont commencé peu après l'Incarnation de Notre-Seigneur, et toujours elles sont allées en grandissant jusqu'à, l'instant suprême de la mort de Jésus. Durant toutes ces années, combien de fois elle a senti le glaive de douleur que lui avait annoncé saint Siméon ! Com­bien de fois son âme fut transpercée et son cœur martyrisé ! On compte sept douleurs de la Sainte Vierge, mais qu'il serait facile de compter septante fois sept fois les coups réitérés du glaive dont elle fut blessée ! 358:165 « Abraham notre père avait levé la main pour frapper Isaac, mais un ange de Dieu l'arrêta : Isaac fut épargné. Dieu n'épargna pas son Fils unique : *proprio filio suo non pepercit* (Rom. VIII, 32). Il n'épargna pas non plus Marie, sa sainte Mère. Ô mystère de la justice de Dieu, que vous êtes digne d'adoration ! Ô douleurs de Marie, combien vous êtes chères à Dieu, chères à nos âmes ! Obtenez-nous la contrition du cœur, obtenez-nous la sainte humilité, obtenez-nous de vous aimer et d'aimer avec vous Jésus dans le temps et dans l'éternité. -- Samedi 16 septembre : *saint Corneille*, pape et martyr, et *saint Cyprien*, pape et martyr. Ou bien : *sainte Euphémie, sainte Lucie et saint Géminien*, martyrs. On célèbre la messe des saints Corneille et Cyprien, avec mémoire des saintes Euphénie et Lucie et de saint Géminien ; ou bien la messe de ces derniers, avec mémoire des saints Corneille et Cyprien. -- On peut aussi célébrer la messe de la Sainte Vierge le samedi. -- Dimanche 17 septembre : *dix-septième dimanche après la Pentecôte*. Mémoire de l'*impression des stigmates de saint François*. (En Belgique : *saint Lambert*, évêque de Maestricht, patron du dio­cèse de Liège.) -- Lundi 18 septembre : *saint Joseph de Cupertino*, confesseur. Mémoire de *saint Ferréol*, martyr à Vienne (Isère) au III^e^ siècle. -- Mardi 19 septembre : *saint Janvier*, évêque et martyr, *et ses compagnons*, martyrs. -- *Apparition de la Sainte Vierge à La Salette* en 1846. -- Mercredi 20 septembre : *mercredi des Quatre Temps de sep­tembre*. (Le mercredi des Quatre-Temps de septembre est celui qui tombe du 15 au 21 septembre.) Mémoire de *saint Eustache et ses compagnons*, martyrs. On peut aussi célébrer la messe de *saint Eustache et ses compa­gnons,* martyrs, avec mémoire du mercredi des Quatre-Temps. (Seule la messe d'une fête « double », comme celle de Saint Eustache, peut être dite au lieu d'une messe de Quatre-Temps, qui est « férie majeure non privilégiée ».) Chacune des quatre saisons de l'année est inaugurée par un temps liturgique, appelé quatre-temps, composé de trois jours de pénitence (le mercredi, le vendredi et le samedi), institués pour consacrer à Dieu les diverses saisons et pour attirer par le jeûne et la prière les grâces célestes sur ceux qui vont recevoir le sacre­ment de l'Ordre. L'institution des quatre-temps s'est faite progressi­vement, à Rome, du IV^e^ au VI^e^ siècle ; c'est une institution propre à l'Église latine. Le jeûne et l'abstinence des quatre-temps avaient notamment pour intention de demander à Dieu de dignes pasteurs. De nos jours, le jeûne et l'abstinence ne sont plus obligatoires ; la dignité des pasteurs non plus. 359:165 Catéchisme de S. Pie X : « *Le jeûne des quatre-temps a été ins­titué pour consacrer chaque saison de l'année par une pénitence de quelques jours ; pour demander à Dieu la conservation des fruits de la terre ; pour le remercier des fruits qu'il nous a déjà donnés, et pour le prier de donner à son Église de saints ministres, dont l'ordination est faite les samedis des quatre-temps. *» Dieu n'étant quasiment plus prié de donner à son Église de saints ministres, désormais Il s'abstient presque complètement de lui en donner, comme on peut le constater chaque jour davantage. -- Jeudi 21 septembre : *saint Matthieu*, apôtre et évangéliste. -- Vendredi 22 septembre : *Vendredi des Quatre-Temps de sep­tembre*. Mémoire de *saint Thomas de Villeneuve*, évêque et confes­seur, et de *saint Maurice et ses compagnons*, martyrs. -- Samedi 23 septembre : *samedi des Quatre-Temps de septembre*. -- Mémoire de *saint Lin*, pape et martyr, et de *sainte Thècle*, vierge et martyre. -- Dimanche 24 septembre : *dix-huitième dimanche après la Pen­tecôte*. Mémoire de *Notre Dame de la Merci*. -- Lundi 25 septembre : *saint Nicolas de Flüe*, ermite, patron de la Confédération helvétique. -- Mardi 26 septembre : messe du dimanche précédent, avec mé­moire de *saint Cyprien*, martyr, et de *sainte Justine*, martyre. Ou bien : messe votive privée. -- Mercredi 27 septembre : *saints Côme et Damien*, martyrs. -- Jeudi 28 septembre : *saint Wenceslas*, duc de Bohème, martyr héros national et patron des Tchèques. -- Vendredi 29 septembre : dernier vendredi du mois. *Fête de saint Michel et de tous les anges*. Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) : « L'Église célèbre le 29 septembre la fête de saint Michel et de tous les Anges, et le 2 octobre la fête des Anges Gardiens. -- Dans la fête de tous les Anges, l'Église honore spécialement saint Michel parce qu'elle le reconnaît comme le prince de tous les Anges et comme un Ange tutélaire. -- Pour célébrer saintement la fête des Anges nous devons : 1° remercier Dieu de la grâce qu'il leur a faite de rester fidèles, tandis que Lucifer et ses partisans se révoltaient contre lui ; 360:165 2° lui demander la grâce d'imiter leur fidélité et leur zèle pour sa gloire ; 3° les vénérer comme les princes de la cour céleste et comme nos protecteurs et nos intercesseurs auprès de Dieu ; 4° les prier de présenter à Dieu nos supplications et de nous obtenir sa divine assistance. » -- Samedi 30 septembre : *saint Jérôme*, docteur de l'Église. ============== fin du numéro 165. [^1]:  -- (1). Gilson explique en note pourquoi il se résout à traduire ainsi *The Descent of Man* (qui signifie « l'ascendance » de l'homme, « d'où descend l'homme »). [^2]:  -- (2). Science et évolution, traduit de l'américain (*The Wisdom of Evolution*, New York. 1963) a paru chez Casterman en 1965. [^3]:  -- (1). Ceci, c'est moi qui le dis, pas Gilson (qui serait probablement d'accord). [^4]:  -- (1). V. cette citation et d'autres dans mon livre *Contre Teilhard* (Berger-Levrault, 1967). [^5]:  -- (2). Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss, *in Sociologie et anthropologie*, Marcel MAUSS, P.U.F., 1950, p. XLVII. [^6]:  -- (1). Voir ce qu'en dit Gilson, p. 211 et s. [^7]:  -- (1). Voyez quelle catastrophe, inaperçue de nos gouvernants et de l'ensemble de la population s'est abattue sur l'agriculture ; il y a cinquante ans toute la force motrice représentée par l'automobile était fournie par l'élevage du cheval, de l'âne et du mulet. Qui s'en est soucié ? Qui s'est soucié il y a quatre-vingts à cent ans de la destruction totale des vignes par le phylloxera ? Les cultivateurs sans rien dire se sont sortis tout seuls, héroïquement, de ces épreuves. [^8]:  -- (1). La citation de Darwin figure p. 99 du livre. Mais le passage de Gilson paru dans la *Revue des Deux Mondes* n'a pas été repris dans *D'Aristote à Darwin et retour*. (N.D.L.R.) [^9]:  -- (2). Ce passage de l'article ne figure pas lui non plus dans le livre. Mais, dans le livre, voir la note 12 de la page 92. (N.D.L.R.) [^10]:  -- (1). Le néo-positiviste Von Neurath voulait bannir le terme même de philosophie. [^11]:  -- (2). On a essayé de minimiser l'hostilité des néo-positivistes pour la métaphysique : « En fait, ils stigmatisaient surtout le délire spéculatif des intellectuels germaniques. A cette philosophie ivre, ils voulaient opposer une pensée sobre. » (L. VAX, *L'empirisme logique*, Paris, P.U.F., 1970, p. 37.) [^12]:  -- (1). *L'Encyclopédie,* au XVI^e^ siècle, identifie encore science et philo­sophie ; Kant voudrait élever la philosophie à la dignité d'une science et Husserl parle de « *la philosophie comme science rigoureuse *». [^13]:  -- (2).DESCARTES, *Discours de la méthode,* VI^e^ partie, édit. Vrin, 1966, pp. 127-128. [^14]:  -- (1). P. Naville, *Psychologie, marxisme, matérialisme*, Paris, Rivière, 1946, p. 25. [^15]:  -- (1). Le terme « philosophie de la vie », qui en soi serait apte à désigner cette discipline, prête à confusion. Il sert souvent à désigner des « métaphysiques », dans lesquelles la vie est présentée comme le fondement dernier sur lequel reposerait tout l'édifice philosophique. Les « philosophies de la vie », ce sont, par exemple, celles de Scho­penhauer, Nietzsche, Dilthev, Simmel, Guyau, Bergson, Le Roy, voire, en un certain sens, Blondel. Il est parfois malaisé de décider si tel penseur doit être rangé ou non parmi les philosophes de la vie. Scheler s'y refuse. Les difficultés viennent sans doute de l'ambiguïté de la notion de vie. Sur le problème des philosophies de la vie, cf. notre ouvrage *La philosophie et sa structure,* t. I, *Philosophie et phénoménologie*, Paris, Bloud et Gay, Paris, 1953, pp. 60-69. [^16]:  -- (1). NIETZSCHE*, La Volonté de puissance,* I, p. 65, n° 97. [^17]:  -- (2). *L'évolution créatrice,* p. 352. [^18]:  -- (3). HUSSERL, *La crise des sciences européennes et la phénoméno­logie transcendantale ; une introduction à la philosophie phénoméno­logique,* trad. dans *Les Études philosophiques,* juillet-décembre 1949, pp. 245 ss. [^19]:  -- (4). Cf. sur ce point GARRIGOU-LAGRANGE, Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques, Paris, 1922, pp. 131 ss. [^20]:  -- (5). C'est ainsi que procède Aristote. A partir des données du sens commun, des définitions nominales et des définitions courantes, il s'efforce de dégager la définition réelle qui s'y trouvait implicitement. Cf. les *Seconds analytiques,* I, 11, et le commentaire qu'en donne saint Thomas (leç. 13 à 17). [^21]:  -- (1). GILSON, *D'Aristote à Darwin et retour,* pp. 198-199. [^22]:  -- (2). *Ibid.* [^23]:  -- (3). *Ibid.* [^24]:  -- (4). BERGSON, *L'évolution créatrice,* p. 16. [^25]:  -- (1). Les « primitifs » classent déjà les êtres vivants. Sur leur « taxonomie », cf. LÉVI-STRAUSS, *La pensée sauvage*. [^26]:  -- (2). F. Jacob déclare que jusqu'à la fin du XVIII^e^ siècle, les pen­seurs ne mettaient « pas de frontière bien nette entre les êtres et les choses. C'est sans faille que le vivant se prolonge dans l'ina­nimé » (*La logique du vivant ; une histoire de l'hérédité,* Paris, N.R.F., 1970, p. 42). Il ajoute qu'au XVII^e^ siècle, il n'existe « aucune raison de réserver une place à part aux corps vivants et de les sous­traire à la grande mécanique qui fait tourner l'univers » (p. 43). Ces remarques concernent l'interprétation qu'on donne de la vie sous l'influence du dualisme cartésien. Il n'en demeure pas moins que « le vieil arrangement d'Aristote, l'évidente différence par quoi les êtres vivants se distinguent des minéraux » (p. 31) gardent toute leur valeur. C'est peut-être un mauvais signe pour une théorie de contredire une pareille évidence. La Fontaine avait quelque raison de s'étonner de la théorie de « l'animal-machine ». [^27]:  -- (3). N. Hartmann déclare que, dans la perception extérieure des êtres vivants, nous saisissons l'organisme dans ses manifestations partielles, sans appréhender sa totalité. Dans l'expérience vécue que nous avons de notre corps, celui-ci nous est donné au contraire comme un tout, dont nous ne distinguons pas les diverses fonctions. Cette expérience inciterait à une interprétation finaliste de la vie, les diverses parties de l'organisme apparaissant subordonnées au tout. La perception extérieure pousserait plutôt vers des explica­tions mécanistes, qui ont déjà été proposées avant Aristote par Empédocle (*Zur Grundlegung der Ontologie*, Berlin, De Gruyter, 1944, p. 9). [^28]:  -- (1). K. GOLDSTEIN, *La structure de l'organisme*, trad. Burckhard et Kuntz, Paris, Gallimard, 1951, p. 427. [^29]:  -- (2). W. M. ELSASSER, *Atom and Organism, a new approach to theo­retical biology*, Princeton, University Press, 1966, pp. 20-21. [^30]:  -- (3). GILSON, *op. cit.*, p. 182. [^31]:  -- (1). Non pas quant à l'essentiel, mais plutôt, dirions-nous, quant à la présentation, qui doit tenir compte de l'évolution des sciences. [^32]:  -- (2). CARNAP, *Le problème de la science,* trad. Vouillemin, Paris, Hermann, 1935, p. 5 [^33]:  -- (1). Il n'est point sûr que Monod se fasse du rôle spécifique de la philosophie de la nature une idée tout à fait claire et exacte. Il constate qu'il y a, dans les sciences, des idées « humainement signi­fiantes » ; que « l'ingénuité d'un regard neuf (celui de la science l'est toujours) peut parfois éclairer d'un jour nouveau d'anciens problè­mes ». MONOD ajoute qu'il ne faut point confondre les données scien­tifiques « avec les idées suggérées par les sciences ». Mais bien que ces idées se distinguent des résultats obtenus par les savants, on a le droit de prolonger ceux-ci, « de pousser à leur limite les con­clusions que la science autorise, afin d'en révéler la pleine signifi­cation » (*Le hasard et la nécessité, essai sur la philosophie natu­relle de la biologie,* Paris, édit. du Seuil, 1970, p. 13.). Il n'est point sûr que cette explication mette suffisamment en relief le carac­tère spécifique de la philosophie de la nature. [^34]:  -- (2). HEGEL, *Encyclopédie,* n° 5, remarque. [^35]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, p. 31. [^36]:  -- (2). C'est au fond ce qu'a fait Aristote, comme nous le dirons dans quelques instants avec Gilson. [^37]:  -- (1). C'est ce qui ressort du livre 1^er^ du *Traité sur les parties des animaux* et en particulier de la fin de ce livre, où se trouve le beau texte suivant : « A vrai dire, certains de ces êtres (vivants) n'offrent pas un aspect agréable ; mais la connaissance du plan de la Nature en eux réserve à ceux qui peuvent saisir les causes, aux philosophes de race, des jouissances inexprimables. En vérité, il serait déraison­nable et absurde que nous trouvions du plaisir à contempler les ima­ges de ces êtres, parce que nous y saisissons en même temps le talent du sculpteur et du peintre, et que, les examinant en eux-mêmes, dans leur organisation par la Nature, nous n'éprouvions pas une joie plus grande encore de cette contemplation, au moins si nous pouvons saisir l'enchaînement des causes » (Trad. J-M. Le BLOND, Paris, Aubier, édit. Montaigne, 1945, p. 119.) \[Vérifier si possible -- note de 2002\] [^38]:  -- (2). GILSON, *op. cit.*, pp. 29-30­ [^39]:  -- (3). *op. cit.*, pp. 37-39. [^40]:  -- (1). Comme le fait Le Blond qui écrit d'une manière un peu ambiguë : « L'importance de l'effort d'Aristote en biologie achèvera d'apparaître si l'on considère qu'Aristote a été vraiment le *créateur* de cette science... Peut-être avant Aristote y avait-il eu des débuts de travaux sur l'histoire naturelle ; mais comme le dit d'Arcy W. Thompson, c'est Aristote qui en fit une science et lui gagna une place dans la philosophie. » (*Traité sur les parties des animaux,* Intro­duction, p. 7.). [^41]:  -- (2). ARISTOTE, *Métaphysique* A, 1-2. [^42]:  -- (3). GILSON, *op. cit.* p. 40. [^43]:  -- (4). *Op. cit.,* p. 44. [^44]:  -- (1). GALILÉE, *Il Saggiatore,* Opere, ed. anz., vol. p. 232. \[*sic*\] [^45]:  -- (2). HUSSERL, *La crise des sciences contemporaines et la phénomé­nologie transcendantale,* trad. dans *Les Études philosophiques,* 1949, p. 258. [^46]:  -- (3). Sur cette évolution du mécanisme, cf. F Facob, *La logique du vivant, Une histoire de l'hérédité,* Paris, N.R.F., 1970, pp. 41ss. [^47]:  -- (1). NIETZSCHE, *La volonté de puissance,* I, liv. II, n° 285, p. 285. [^48]:  -- (2). GILSON, *op. cit.,* p. 210. [^49]:  -- (3). Cf. J. MONOD, *Le hasard et la nécessité,* pp. 32-33 ; F. JACOB, *La logique des vivants*, pp. 40-41. [^50]:  -- (4). Les scolastiques décadents de l'époque portaient d'ailleurs le même jugement. [^51]:  -- (5). DESCARTES, *Lettre à Mersenne*, dans *Œuvres*, édit. Adam-Tan­nery, II, 380. [^52]:  -- (1). En manifestant, par exemple, une attirance pour l'atomisme de Démocrite et en affirmant, avec ce dernier, entre autres choses, le caractère subjectif des qualités sensibles. [^53]:  -- (2). HUSSERL, *La crise des sciences européennes*, p. 258. [^54]:  -- (3). ALQUIÉ, *La découverte métaphysique de l'homme chez Des­cartes*, P.U.F., 1950, p. 9. [^55]:  -- (1). NIETZSCHE, *Œuvres posthumes,* trad. Bolle, Paris, Mercure de France, 1939, et 105, p. 64. En d'autres termes, mathématiser le réel n'est pas expliquer ce qu'il est. [^56]:  -- (2). *La volonté de puissance*, I, liv. II, n° 41, p. 212. Cf. aussi n° 374, p. 311. [^57]:  -- (3). GILSON, *op. cit.*, p. 45. [^58]:  -- (1). ELSASSER, *op. cit.*, Préface, p. VII. [^59]:  -- (2). BERGSON minimise, semble-t-il, dans les premières pages de *l'Évolution créatrice*, l'importance de la méthode mécaniste en biolo­gie. Il écrit, par exemple : « Ici le calcul a prise, tout au plus, sur certains phénomènes de *destruction* organique. De la *construction* or­ganique, au contraire, des phénomènes évolutifs qui constituent pro­prement la vie, nous n'entrevoyons même pas comment nous pour­rions les soumettre à un traitement mathématique » (p. 21 de l'ancienne édition.). [^60]:  -- (3). Nous n'évoquons pas ici la question de savoir s'il est une autre forme possible de *science* biologique que celle proposée par le mécanisme. [^61]:  -- (4). J. MONOD, *Le hasard et la nécessité*, p. 22, écrit : « Plutôt que de refuser cette notion (ainsi que certains biologistes ont tenté de le faire), il est au contraire indispensable de la reconnaître comme es­sentielle à la définition même de l'être vivant. Nous dirons que ceux-ci se distinguent de toutes les autres structures, de tous les systèmes présents dans l'univers, par cette propriété que nous appellerons la téléonomie ». Peu importe le nom ; l'essentiel est de reconnaître la chose. [^62]:  -- (1). MOUY*, Logique,* édit. remaniée et augmentée par Mlle Bachelard et M. Dufrenne, Paris, Hachette, 1944, p. 132. [^63]:  -- (2). Il cite en particulier le texte, clair à souhait, du *Traité sur les parties des animaux,* I, 1 : « Il y a deux modes de causalité et tous deux doivent être pris en considération, autant que possible, pour expliquer les opérations de la nature ; en tous cas, on doit faire effort pour les y inclure tous deux et ceux qui ne le font pas ne disent réellement rien de la nature » (p. 99, de l'édition Le Blond.). [^64]:  -- (3). GILSON, *op. cit,* p, 172. [^65]:  -- (4). *Op cit.,* p. 171. [^66]:  -- (5). *Op. cit.,* p. 46. [^67]:  -- (1). MOUY*, Logique,* p. 128. [^68]:  -- (2). J. ROSTAND, *Les grands courants de la biologie,* Paris, Galli­mard, 1951, p. 198. [^69]:  -- (3). MOUY*, Logique,* p. 132 [^70]:  -- (4). GILSON, *op. cit.*, p. 53. [^71]:  -- (1). Il ne s'agit pas seulement de l'Acte pur, du Moteur immobile, mais aussi des intelligences qui, mues par Dieu, meuvent les sphères planétaires. [^72]:  -- (2). *Traité sur les parties des animaux*, trad. LE BLOND, p. 117. [^73]:  -- (3). Le problème qu'elle soulève a été brillamment examiné par P. AUBENQUN, *Le problème de* *l'être chez Aristote*, 2^e^ édit., P.U.F. 1966. [^74]:  -- (4). Cf. sur ce point HEIDEGGER, *Kant et le problème de la méta­physique,* trad. de Waehlens et Biemel, Paris, N.R.F., 1953, p. 65ss. [^75]:  -- (5). Et Aristote ajoute : « tout juste comme un coup d'œil fugitif et partiel sur des personnes aimées nous donne plus de joie que la connaissance exacte de beaucoup d'autres choses, si considérables qu'elles soient » (p. 117). [^76]:  -- (1). *Ibid*. [^77]:  -- (2). ARISTOTE, *Métaphysique,* A 6, surtout 987 a 32ss. [^78]:  -- (3). Sur cette contemplation, cf. le beau texte que constitue la fin du 1^er^ chapitre du *Traité sur les parties des animaux*, trad. Le Blond, pp. 117-123. [^79]:  -- (4). Rappelons que non seulement il n'y a de science que de l'universel, mais qu'il n'y a même pas de langage possible, sinon par le truchement de l'universel. Hegel souligne fort bien : « Par là que le langage est l'œuvre de la pensée, on ne peut aussi rien exprimer par le langage qui ne soit pas le général » (*Encyclopédie*, n° 20, re­marque.). Nous aurons à nous souvenir de ce texte dans la deuxième partie de notre étude. [^80]:  -- (1). Cf. « l'invariance », à laquelle Monod accorde tant d'impor­tance dans *Le hasard et la nécessité.* [^81]:  -- (2). GILSON, *op. cit.,* p. 195. L'auteur refuse avec raison de voir dans le finalisme « une forme plus subtile et très souple » du vita­lisme, comme le prétend Lemoine dans *l'Encyclopédie française,* V, 08-2. [^82]:  -- (3). Platon, *Timée*, 30 b. [^83]:  -- (4). *Timée*, 30 d. [^84]:  -- (1). ARISTOTE, *Métaphysique,* H, 1044 a36 -- bll. -- *Physique,* B, 7, 198 a 24 ss. [^85]:  -- (2). « La cause formelle d'un cheval est la forme spécifique du cheval, mais c'est aussi sa cause finale, puisque l'individu d'une espèce s'efforce naturellement d'incarner aussi parfaitement que pos­sible la forme spécifique en question. Cet effort naturel vers la forme veut dire que les causes finales, formelles et efficientes, sont sou­vent identiques. Par exemple, dans la substance organique, l'âme est la cause formelle ou l'élément déterminant dans le composé, mais elle est aussi cause efficiente comme source du mouvement, et cau­se finale, puisque la fin immanente l'organisme est l'incarnation in­dividuelle de la forme spécifique » (Copleston, *Histoire de la philo­sophie,* t. I*, La Grèce et Rome*, Paris, Casterman, 1964, p. 133.). [^86]:  -- (3). GILSON, *op. cit.,* p. 202. [^87]:  -- (4). GILSON, *op. cit.,* pp. 202-203. [^88]:  -- (1). *op. cit.*, p. 198. [^89]:  -- (2). *Ibid*. [^90]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 204. [^91]:  -- (4). L. GUÉNOT, *Invention et finalité en biologie*, Paris, Flammarion 1941, p. 153 : « Il a paru nécessaire de loger dans la machine carté­sienne un inventeur-conducteur : les lamarckistes, mémonistes, en­téléchistes, holistes, organicistes essaient d'exprimer un irrationnel en imaginant une entité : principe vital, autonomie de la vie, idée or­gano formatrice, intelligence organique, psychoïde, conscience cellu­laire, concept totalitaire, entéléchie, élan vital, etc. *Au fond ces mots obscurs sont des symboles de la cause profonde inconnue dont on a besoin pour interpréter la finalité biologique. *» [^92]:  -- (5). *Physique,* II, 199 b 26 : « Il est absurde de penser qu'il n'y a pas de génération déterminée téléologiquement, si l'on ne voit pas le moteur délibérer »*.* [^93]:  -- (6). Nietzsche dirait que cette interprétation de la finalité cons­ciente est encore une illusion : « ...il faut soumettre la fin à une critique sévère ; il faut comprendre qu'*une action n'est jamais causée par une fin ;* que la fin et les moyens sont des interpréta­tions dans lesquelles certains points d'un devenir sont soulignés et choisis aux dépens d'autres, de la plupart des autres »*. La Volonté de puissance*, I, 161, p. 87. -- Cf. aussi les numéros 159 et 160. [^94]:  -- (1). Ross, *Aristote*, Paris, Payot, 1930, p. 261. [^95]:  -- (1). Gilson fait cependant remarquer que la situation du savant, qui se contente d'expliquer le *comment* des phénomènes n'est pas absolument saine, « car il n'est pas certain que le *comment* d'une opération soit séparable du *pourquoi* qui en est le terme. L'inter­prétation mécaniste exhaustive de la naissance et croissance d'un vivant, du germe à l'âge adulte, serait encore celle d'un processus orienté vers un terme qui en est la *fin*. Là où il n'y a pas de fin, comme dans une machine devenue folle, le processus se répète indéfiniment en son point de dérangement, et c'est alors le *com­ment* lui-même qui cesse d'exister ». (*op. cit.*, p. 202.) [^96]:  -- (2). GILSON, *op. cit.*, p. 28. [^97]:  -- (3). *Ibid*. [^98]:  -- (4). *Op. cit.*, p. 9. [^99]:  -- (5). Ross, *Aristote*, p. 255. [^100]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, p. 197. Parmi ces « défauts de fabrication », Gilson range « la maladie, la férocité destructrice d'êtres qui ne vivent que de la mort des autres, le colossal gâchis dans la repro­duction des plantes et des animaux dont les semences se perdent par billions sans que cette prodigalité réponde à aucune nécessité intelligible »*.* (*Ibid.*) [^101]:  -- (2). *Ibid.* [^102]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 157. [^103]:  -- (1). *Linguistique et philosophie*, p. 99, note 7. [^104]:  -- (2). F. JACOB, *La logique du vivant,* pp. 45-46. [^105]:  -- (1). GILSON, *Linguistique et philosophie,* pp. 87-88. [^106]:  -- (2). *Loc. cit.* [^107]:  -- (3). *Op. cit.,* p. 89*. -- *Et Gilson poursuit : « en science de l'être humain, animal doué de raison, en logique, où la définition de l'objet de connaissance exige quelques informations sur le langage qui l'exprime ; en philosophie politique enfin, puisque la société est impossible sans langage qui permette aux hommes de com­muniquer ». [^108]:  -- (1). Ferdinand DE SAUSSURE, *Cours de linguistique générale,* Paris, Payot, 1968, p. 24. [^109]:  -- (2). Cf. à ce sujet les remarques de G. MOUNIN*, Clefs pour la linguistique,* 2^e^ édit., Paris, Seghers, 1971, pp. 33 ss. [^110]:  -- (3). GILSON, *Linguistique et philosophie,* p. 110. [^111]:  -- (4). G*.* MOUNIN, *Clefs pour la linguistique,* p. 36. [^112]:  -- (1). GILSON, *op. cit.,* p. 93. [^113]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 96. [^114]:  -- (3). Mortimer J. ADLER, *The Difference of Man and the Difference it Makes,* Holt, Rinehart and Winston, New-York, 1967. [^115]:  -- (4). GILSON, *op. cit.,* p. 90. [^116]:  -- (5). GILSON, *op. cit.,* p. 91. [^117]:  -- (6). SAUSSURE, *Cours de linguistique générale,* pp. 25-26. [^118]:  -- (1). GILSON, *op. cit.,* p. 91. [^119]:  -- (2). Edwar SAPIR*, Le langage,* Paris, Payot, 1967, p. 9. [^120]:  -- (3). GILSON, *op. cit.* p. 92. [^121]:  -- (4). MOUNIN, *Clefs pour la linguistique,* p. 64. [^122]:  -- (5). G. MOUNIN*, Clefs pour la linguistique, p. 60* [^123]:  -- (6). *Op. cit.,* p. 62. [^124]:  -- (7). *Op. cit.,* p. 64. [^125]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 65. [^126]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 66. [^127]:  -- (3). Dans le *Tractatus Logicio-philosophicus* (1921), Wittgenstein s'intéresse particulièrement au langage logicio mathématique ; dans *Investigations philosophiques* (1951), il porte toute son attention sur les « langues naturelles », persuadé sans doute avec tous les linguistes que ni chronologiquement, ni logiquement, les langues naturelles ne sont des formes dégradées des formes logiques. Celles-ci*,* au contraire, se réduisent à des symbolismes artificiels, immer­gés dans les langues naturelles, d'où elles tirent leur intelligibilité, comme le notait fort bien Husserl. [^128]:  -- (4). GILSON, *op cit.,* p. 83­ [^129]:  -- (5). GILSON, *op. cit.,* p. 85. [^130]:  -- (6). *Op. cit.,* p. 83. [^131]:  -- (7). *Op. cit.,* p. 105 [^132]:  -- (1). Von HUMBOLDT, *über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues,* Berlin, 1836, cité par Chomsky, *Current Issues in Lin­guistic Theory*, Mouton and Co., The Hague, 1964, pp. 19-20. [^133]:  -- (2). Cité par GILSON, *op. cit.*, p. 108. [^134]:  -- (3). *Ibid.* [^135]:  -- (4). Du pouvoir créateur de l'esprit dans le langage, on trouvera de nombreux exemples dans les premiers chapitres de l'ouvrage de GILSON. [^136]:  -- (5). On aurait pu en souligner d'autres, par exemple la fonction sociale du langage ; mais nous aurons l'occasion d'y revenir. [^137]:  -- (6). GILSON, *op. cit.*, p. 109. [^138]:  -- (1). Cf. en particulier la V^e^ partie du *Discours de la méthode* « C'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides... qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'or­gane : car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent » (*Œuvres*, édit de la Pléiade, p. 151.). Descartes s'est aussi intéressé au problème d'une langue universelle. [^139]:  -- (2). GÉRAUD DE CORDEMOY, *Discours physique de la parole*, dans *Œuvres philosophiques*, édit. critique de P. Clair et F. Gorbal, Pa­ris, P.U.F., 1969, p. 16. [^140]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 83. [^141]:  -- (2). On pourrait déceler une certaine ambiguïté dans la présen­tation que fait Gilson de cette interprétation. Il écrit en effet : Cordemoy « trouve dans le rapport du mot au sens l'explication du rapport entre l'âme et le corps. *La philosophie du langage sert ici de modèle à la métaphysique, dont* *normalement, elle devrait em­prunter les principes *» (GILSON, *op. cit.*, p. 76.). En réalité, Gilson lui-même d'ailleurs le dit, l'explication proposée par Cordemoy recourt « à une métaphysique et même à une théologie occasion­naliste » (p. 77). C'est donc que la dite métaphysique n'a pas été construite à partir d'une réflexion sur le langage. On a certes le droit d'affirmer que « la parole devient ici le paradigme de l'homme » (*ibid*.)., mais à condition de préciser que ce n'est pas cette inter­prétation du langage qui a conduit à l'anthropologie, c'est plutôt l'inverse. [^142]:  -- (3). GILSON, *op. cit.*, p. 74. [^143]:  -- (4). Noam Chomsky, *Le langage et la pensée*, trad. Calvel, Paris Payot, 1970, pp. 18ss. -- Cf. également du même auteur, *La lin­guistique cartésienne*, Paris, édit. du Seuil, 1969. [^144]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, p. 110. [^145]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 88 [^146]:  -- (3). Cf. ce que nous avons dit précédemment sur la notion de for­me à propos de la biologie. [^147]:  -- (4). GILSON, *op. cit.*, p. 88, écrit notamment : « Un chapitre parti­culièrement important de la description des fonctions biologiques de l'homme est consacré aux opération de son intellect ; c'est ce que l'on appelle l'Organon, que l'on extrait arbitrairement de sa place : la description biologique de l'intellect humain, pour en faire une sorte de préface méthodologique à l'ensemble des autres scien­ces ». [^148]:  -- (1). F. de SAUSSURE, *Cours de linguistique générale*, Paris, Payot, 1968, p. 145. [^149]:  -- (2). GILSON *op. cit.*, p. 72. [^150]:  -- (3). *Op. cit.*, pp. 72-73. [^151]:  -- (4). On pourrait peut-être aller jusqu'à dire qu'on utilise à la fois l'analogie de proportionnalité et celle d'attribution. D'une part, le mot se rapporte au sens comme le corps à l'âme, la matière à la forme. D'autre part, le langage est une activité de cette réalité ambiguë constituée par l'union de l'âme et du corps ; ce serait la raison, toute naturelle, pour laquelle il ressemble à la source d'où il émane et présente la même ambiguïté. [^152]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, p. 84. [^153]:  -- (2). ARISTOTE, *politique*, I, 2. [^154]:  -- (3). GILSON, *op. cit.*, p. 114. [^155]:  -- (1). On peut, dans une certaine mesure, ranger Joseph Vendryès parmi les représentants de la linguistique historique, mais en te­nant compte de remarques que fait sur lui GILSON (*op. cit.*, p. 11). [^156]:  -- (1). G. MOUNIN, *Clefs pour la linguistique*, p. 28. [^157]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 29. [^158]:  -- (3). Cela s'applique évidemment au langage parlé, mais l'écriture aussi est une réalité physique. [^159]:  -- (4). MOUNIN, *op. cit.*, p. 41 : « ...la preuve qu'il n'y a aucun rapport intrinsèque, naturel et symbolique, entre l'animal que nous appelons le cochon, et le concept ou signifié corrélatif et son nom français, c'est qu'il s'appelle ailleurs *maiale, pig, Schwein*, etc. » [^160]:  -- (5). Encore faut-il prendre cette affirmation *cum grano salis *: « Selon le point de vue où on se place, la linguistique est née vers le V^e^ siècle avant notre ère, ou en 1816 avec Bopp, ou en 1916 avec Saussure, ou en 1926 avec Troubetzkov, ou en 1956 avec Chomsky » (MOUNIN, *op. cit.*, p. 21). [^161]:  -- (6). En réalité chaque science humaine peut jouer le rôle de science-pilote. (Comme toutes nos activités sont du psychique, la psy­chologie peut revendiquer une juridiction universelle ; de même la sociologie et l'histoire. Toutes ces disciplines se compénétrent. Si l'une prétend dominer exclusivement, on a alors le psychologisme, le sociologisme, l'historicisme, le logicisme et... le linguisticisme. [^162]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, p. 10. [^163]:  -- (2). Cette hétérogénéité peut se constater de multiples manières. Un seul son, une même réalité physique « peut être vingt-six sens différents à la fois par les sens ou nuances de sens qu'il signifie, mais lui-même ne peut être qu'une seule chose à la fois, le son qu'il est » (GILSON, *op. cit.*, p. 65.). [^164]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 44. [^165]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 31. [^166]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 44. [^167]:  -- (3). *Ibid.* [^168]:  -- (4). Et on ne se tirerait pas d'affaire en disant que l'objet de la linguistique, ce n'est pas à vrai dire le langage, mais les langues et que celles-ci pourraient s'étudier abstraction faite du sens, par « la seule inspection des formes, celles qui correspondent à des lexèmes ou à des phonèmes » (Gilson, p. 45). Benveniste ferait observer que sans doute la linguistique a un double objet, elle est science du langage et science des langues. Cette distinction est né­cessaire : « le langage, faculté humaine, caractéristique universelle et immuable de l'homme, est autre chose que les langues, toujours particulières et variables, en lesquelles il se réalise. C'est des langues que s'occupe le linguiste, et la linguistique est d'abord la théorie des langues. Mais... ces voies différentes s'entrelacent souvent et finalement se confondent, car les problèmes infiniment divers des langues ont ceci de commun qu'à un certain degré de généralité ils mettent toujours en question le langage » (*Problèmes de linguis­tique générale*, Paris, N.R.F., 1966, p. 19). Or, le problème fonda­mental du langage est bien celui du sens ; en faire abstraction, n'est-ce point rendre toute linguistique impossible ? [^169]:  -- (5). GILSON, *op. cit.*, pp. 45-46. [^170]:  -- (1). *Ibid.* [^171]:  -- (2). Il serait intéressant d'étudier l'attitude que prend Wittgenstein (qui n'est d'ailleurs pas un linguiste) vis-à-vis de la notion de sens dans les *Investigations philosophiques.* Alors que dans le *Tractatus*, il exigeait une correspondance stricte entre le signe et le signifié, il prétend dans sa « deuxième philosophie » présenter une théorie qui tienne davantage compte du langage quotidien et qui évite, selon lui, le problème insoluble de l'essence du concept. Mais en même temps, il prétend également ne pas supprimer, ni même mettre entre parenthèses, pour autant, la notion de signification ; il se rapproche plutôt de l'interprétation qu'en donne Quine, par exemple. Mais nous reviendrons sur cette question un peu plus loin. [^172]:  -- (3). Roman JAKOBSON, *Essais de linguistique générale*, Éditions de Minuit, Paris, 1963, pp. 38-39. [^173]:  -- (4). HEIDEGGER, *Qu'appelle-t-on penser ?* trad. Becker et Granel, P.U.F., 1967, Heidegger ne sépare pas la pensée et le langage. Même dans le terme « LEGEIN », il entrevoit deux idées, celle de « poser » et celle de « dire » et se lance dans une subtile exégèse de ces ter­mes ; cf., par exemple, pp. 256 ss. [^174]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, p. 47. [^175]:  -- (2). Cité par Benveniste, *Problèmes de linguistique générale*, pp. 51-52. [^176]:  -- (3). GILSON, *op. cit.*, p. 122. [^177]:  -- (4). *Ibid*. [^178]:  -- (1). NIETZSCHE, *La Volonté de puissance*, I, n° 95, p. 64. [^179]:  -- (2). Sons dont certains peuvent être imités par les animaux. [^180]:  -- (3). Ce qui n'empêche point que chacun de nous nuance, en quel­que sorte à l'infini, le sens des mots qu'il emploie. Nietzsche, ici encore, n'a pas tort de montrer que dans l'usage que nous faisons des concepts et des mots interviennent de nombreux facteurs extra­cognitifs, des besoins, des émotions, etc. (*op. cit.*, n° 101, p. 67.). [^181]:  -- (4). BENVENISTE, « Le langage et l'expérience humaine », dans *Problèmes du langage*, Paris, Gallimard, 1966, pp. 1-13. -- Cf. le commentaire que donne de ces pages Gilson, *op. cit.*, pp. 156-162. [^182]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, p. 132. [^183]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 53. [^184]:  -- (3). Ce problème se décèle encore à l'arrière-plan du structura­lisme. [^185]:  -- (1). GILSON, *op. cit.*, pp. 143 ss., où l'on trouvera les citations de Locke. [^186]:  -- (2). Louis VAX, *L'empirisme logique,* Paris, P.U.F., 1970, p. 68. [^187]:  -- (3). *Ibid.* [^188]:  -- (4). Quine ne va pas jusqu'à affirmer que les phrases n'ont pas de sens ; « il refuse seulement comme dangereuse et superflue l'idée d'une signification existant en soi, hors du langage et de la- pensée concrète. Cette notion de signification n'est à ses yeux qu'un succé­dané de celle d'essence.... L'essence échappant à leur prise, les philosophes allaient se rabattre sur la signification. Cessant de prétendre participer d'une réalité métaphysique, les hommes qui formulent les mêmes expressions ou des expressions synonymes par­ticipent des mêmes significations. Certes, la pensée a fait un pas considérable en renonçant à considérer la nature des choses pour s'intéresser au sens des mots. C'était renoncer aux fantômes méta­physiques pour s'occuper des réalités linguistiques. Mais, à cela près, la notion de signification n'est pas moins illusoire que celle d'essence ; le mythe prestigieux s'est simplement couvert d'une défroque modeste » (*op. cit.*, p. 69). [^189]:  -- (1). WITTGENSTEIN, dans les *Investigations philosophiques,* « sa deuxième philosophie », semble défendre des vues analogues. [^190]:  -- (2). GILSON, *op. cit.*, pp. 148-149. [^191]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 150. [^192]:  -- (1). La conférence initiale fut donnée le 7 mars 1953 et publiée sous forme de pamphlet par les soins de l'Aquinas Foundation de Princeton. Le titre en était *Thomas Aquinas and our Colleagues*. Sens du titre : nos collègues, qui enseignent la métaphysique et la mo­rale thomistes à de très jeunes gens, contre le conseil formel de saint Thomas, n'éprouvent-ils aucun scrupule à le faire ? Conférence re­publiée sous le même titre dans A. Gilson Reader... éd. par Anton C. Pegis, Doubleday, New York, 1957, pp. 278-297. [^193]:  -- (2). C'est le P. Ramirez, o.p. dont le P. Moos, o.p., au cours d'une rencontre à Poitiers, m'a révélé les deux travaux suivants, où la plupart des textes de saint Thomas sur la question se trouvent cités : *De propria indole philosophiae S. Thomae Aqui­natis, dans Xenia thomistica*, Romae, 1925, pp. 53-64. -- *De ipsa philosophia in universum secundum doctrinam aristotelico-thomis­ticam, in Cencia tomista*, juillet 1922, novembre 1922, juillet 1923 et janvier 1924. [^194]:  -- (3). Saint Thomas paraît suivre ici le texte d'Isidore de Séville, *Etymologiarum sive originum libri XX,* lib. XI, 1, 2. [^195]:  -- (4). *Summa theologiae*, Supplementum ; q. 81, 1. a, Resp et ad 1m. S'inspirant de considérations analogues Dante a dit pourquoi le Christ a voulu mourir dans sa trente-quatrième année : *Convivio,* IV, 23, 10. Incidemment, on notera que Dante suit à peu près la division des âges de l'homme admise par Isidore de Séville et par saint, Thomas d'Aquin. Voir *Convivio,* IV, 24, 3. Selon lui, la jeunesse s'étend de vingt-cinq à quarante-cinq ans. C'est peut-être à ce dernier âge que correspond le célèbre « mezzo del camin di nostra vita ». [^196]:  -- (5). Ch. Lewis and Ch. Short, A Latin Dictionary, Oxford, Cla­rendon Press, impression de 1945, p. 1021. [^197]:  -- (6). Aulus Gellius, *Noctes Atticae*, lib. X, cap. 28, 1-2, dans ed. John G. Rolfe, Loeb classical Library, vol. II, p. 292. Les âges y sont classés en fonction de l'aptitude au service militaire. La jeu­nesse est l'âge des « bons pour le service » ; ce sont les *juniores*, de dix-sept à quarante-cinq ans. Viennent ensuite les *seniores*, dont l'âge est la *senectus*. [^198]:  -- (7). *Super librum de causis expositio*, éd, H. D. Saffrey, o.p., Fribourg, 1954, p. 2 : « Et inde est quod philosophorum intentio ad hoc principaliter erat ut, per omnia quae in rebus considera­bant, ad cognitionem primarum causarum pervenirent. Unde scien­tiam de primis causis ultimo ordinabant, cujus considerationi ulti­mum tempus suae vitae deputarent : primo quidem incipientes a logica quae modum scientiarum tradit, secundo procedentes ad ma­thematicam, cujus etiam pueri possunt esse capaces, tertio ad naturalem philosophiam quae propter experientiam tempore indiget, quarto autem ad moralem philosophiam cujus juvenis esse conve­niens auditor non potest, ultimo autem scientiae divinae insistebant quae considerat primas entium causas. » -- Le P. Saffrey (p. XXXV) considère que la rédaction du traité peut être datée de 1272. Ce serait donc une des toutes dernières œuvres de saint Thomas d'Aquin. [^199]:  -- (8). *In Boetii de Trinitate*, lect. II, q. 2, Ad secundam Quaestio­nem, ad 3m. -- La mathématique, plus certaine que toutes les autres sciences, est en même temps la plus facile à apprendre, mais c'est la physique qui est la science la mieux faite pour l'es­prit humain : « Et ita modus rationalis in scientia naturali maxi­me observatur, et ideo scientia naturalis inter allas est intellectui hominis maxime conformis ». *op. cit.*, Ad Primam Quaestionem, Resp. [^200]:  -- (9). *In decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum expo­sitio*, éd. R. M. Spiazzi, o.p., Marietti, Romae, 1949 ; lib. I, lect. 3, nn. 38-40. La thèse soutenue est que « *juvenis non est conveniens auditor politicae et totius moralis scientiae, quae sub politica com­prehenditur ; quia, sicut dictum est, nullus potest bene judicare nisi ea quae novit *». Le texte étant aisément accessible, nous nous dispensons de le reproduire, mais nous souhaitons qu'il soit pris directement en considération. [^201]:  -- (10). *Op. cit.*, lib. V ; pour la même raison, on nous permettra de ne pas reproduire l'article 1208 qui devra pourtant être pris en considération. Voici la suite du texte : « 1209 : Deinde cum dicit « quia et hic », movet circa hoc quaestionem, scilicet quare puer potest fieri mathematicus, non autem potest fieri sapiens, id est metaphysicus, vel physicus, id est naturalis. Ad hoc respondet Philo­sophus, quia haec quidem, scilicet mathematicalia, cognoscuntur per abstractionem a sensibilibus, quorum est experientia ; et ideo ad co­gnoscendum talia non requiritur temporis multitudo. Sed principia na­turalia quae non sunt abstracta a sensibus, per experientiam consi­derantur, ad quam requiritur temporis multitudo. -- 1210 : Quantum autem ad sapientiam, subjungit quod juvenes sapientialia quidem, id est metaphysicalia non credunt, id est non attingunt mente, licet dicant ore ; sed circa mathematica non est immanifestum eis quod quid est, quia rationes mathematicorum sunt rerum imaginabilium, sapientialia autem sunt pure intelligibilia. Juvenes autem de facili capere possunt ea quae sub imaginatione cadunt. Sed ad illa quae excedunt sensum et imaginationem non attingunt mente, quia non­dum habent intellectum exercitatum ad tales considerationes, tum propter parvitatem temporis, tum propter plurimas mutationes natu­rae. -- 1211 : Erit ergo congrues ordo addiscendi ut primo quidem pueri logicalibus instruantur, quia logica docet modum totius philo­sophiae... Secundo autem instruendi sunt in mathematicis, quae nec experientia indigent nec imaginationem transcendent. Tertio autem in naturalibus, quae etsi non excedunt sensum et imaginationem, requirunt tamen experientiam et animum a passionibus liberum, ut in primo habitum est (nn. 38-40). Quinto autem in sapientialibus et divinis quae transcendent imaginationem et requirunt validum intellectum ». [^202]:  -- (11). Voir plus haut, note 8. [^203]:  -- (12). Aristote, *In octo libros.Physicorum Aristotelis expositio*, ed. P. M. Maggiolo, o.p., Marietti, Romae, 1954 ; lib. VII, lect. 6, § 925. « Haec est igitur causa quare juvenes non possunt addiscere, capien­do ea quae ab aliis dicuntur ; neque per interiores sensus possunt judicare de auditus aut de quibuscumque eorum cognitioni occuren­tibus, Ita bene sicut seniores vel presbyteri (quod idem est : nam *presbyter* in Graeco idem est quod *senior* in latino). Et hoc ideo, quia multa perturbatio et multus motus est circa ipsos juvenes, ut dictum est. Sed et hujusmodi turbatio totaliter tollitur, vel etiam mitigatur, aliquando quidem a natura, sicut quando pervenitur ad statum senectutis, in quo hujusmodi motus quiescunt ; aliquando autem ab aliquibus aliis causis, sicut ab exercitio et consuetudine ; et tunc possunt bene addiscere et judicare. Et inde est quod exercitium virtutum moralium, per quas passiones hujusmodi refrae­nantur, multum valet ad scientiam acquirendam. Sive ergo per naturam sive per exercitium virtutis turbatio passionum quiescat, at­tenditur in hoc quaedam alteratio, cum passiones hujusmodi sint secundum partem sensitivam, sicut etiam est aliqua alteratio corpo­ralis, cum dormiens surgit et fit vigilans, procedens ad actum. Ex quo patet quod acceptio scientiae non est alteratio, sed sequitur alterationem ». [^204]:  -- (13). Voir sur ce point Platon, *République,* VII, 532-540. -- Dans un sens analogue, Descartes, *Epistola ad Voetium*, dans *Œuvres com­plètes,* éd. Adam-Tannery, Paris, J. Vrin, vol. III^2^, pp. 50-52. [^205]:  -- (14). Eustratius, *In lib. VI Ethic.,* éd. G. Heylbut, pp. 344-349. Le texte d'Eustratius porte principalement sur la possibilité qu'il y a pour les jeunes d'être mathématiciens et sur les difficultés qu'ils éprouvent à devenir physiciens : puis, p. 348, l. 23, il passe au pro­blème de l'étude de la sagesse. [^206]:  -- (15). Les remarques d'Albert le Grand sur la question se trouvent dans son commentaire, ou exposition *In lib. VI Ethicorum,* tract. II, cap. 25 ; éd. Borgnet, vol. VII, pp. 442-443. Avant saint Thomas, qui le suit peut-être sur ce point, Albert introduit le problème, à partir de celui de l'aptitude aux études morales, comme une sorte d'inci­dente : « Et quamvis non sit de praesenti intentione, tamen quia de hoc mentio facta est, non inutiliter intendet aliquis quaerere, prop­ter quid puer sive juvenis in adulta existens aetate, ita quod rerum possit comprehendere rationes, bene fit mathematicus, sapiens au­tem vel physicus in tali aetate fieri non potest. » Albert mentionne les deux commentateurs grecs Aspasius et Eustratius. Dans *In lib. I Ethicorum*, tract. 1, cap. I, éd. Borgnet, vol. VII, p. 2, Albert rappelle pour quelle raison, selon Apulée, les anciens philosophes finissaient leur vie dans l'étude de cette science (ce qui n'est pas exact). Il ajoute que c'est aussi la raison pour laquelle Avicenne fait de la morale la dernière partie de la science divine, celle qui lui apporte sa perfection. [^207]:  -- (16). Averroes, *In Moralia Nicomachia expositio*, Venetiis apud Juntas, 1574, vol. III : fo 3r ; lib. I, cap. 3 ; je ne trouve rien à retenir de cet endroit. Les lignes que je cite sont empruntées au com­mentaire in Lib. VI, cap. 8, fo 87 v. [^208]:  -- (17). Moïse Maïmonide, *The Guide for the Perplexed,* Part I, ch. 33-36, traduction anglaise de M. Friedländer, Dover Publications, New York, 1956, pp. 43-52, [^209]:  -- (18). Ce sont là de ces détails de la doctrine, trop peu connus, et qui contribuent pourtant à lui donner son vrai caractère. Voici le premier des deux textes en question : « Alio modo ratio humana potest se habere ad voluntatem credentis consequenter ; cum enim homo habet promptam voluntatem ad credendum, diligit veritatem creditam et super ea excogitat, et amplectitur si quas rationes ad hoc invenire potest : et quantum ad hoc ratio humana non excludit rationem meriti, sed est signum promptioris voluntatis, ut supra dictum est (1-2, 24, 3, ad 1m), et hoc significatur Joan. 4, ubi Samaritani ad mulierem, per quam ratio humana figuratur, dixerunt : *Jam non propter tuam loquelam credimus *». *Summa theologiae,* III, 2, 10, Resp. Pour peu qu'on l'y cherche, on trouvera là le secret dont vit le théologien scolastique. -- Voici un des textes où s'exprime la deuxième thèse mentionnée : « quando autem homo habet voluntatem credendi ea, quae sunt fidei, ex sola auctoritate divina, etiamsi habeat rationem demonstrativam ad aliquid eorum, puta ad hoc quod est Deum esse, non propter hoc tollitur vel diminuitur meritum fidei ». *Loc. cit*., ad 1m Cf. ad 2m. [^210]:  -- (1). Ce que Marx, qui ignorait le grec, appelle *praxis* est en fait la *poièsis*, l'activité poétique, fabricatrice et technique. [^211]:  -- (1). Voir Jean MADIRAN : *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (un volume aux Nouvelles Éditions Latines), pp. 98 et suiv. [^212]:  -- (2). Voir Jean MADIRAN, *op. cit.*, pp. 33 et suiv. [^213]:  -- (1). Voir Jean MADIRAN : *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* pp. 155 et suiv. [^214]:  -- (1). Un volume de 308 pages in-8 carré aux Nouvelles Éditions Latines (achevé d'imprimer le 30 novembre 1968). [^215]:  -- (1). J'ai longuement développé ce point dans « le Communisme face à Dieu », 1^e^ partie, chapitre III (N.E.L.). (Note de Marcel Clément.) [^216]:  -- (2). Gilles MARTINET : *Les cinq communismes,* p. 128 (Seuil, édit). (Note de Marcel Clément.) [^217]:  -- (1). Pie XII : Message radiophonique du 14 septembre 1952 (re­cueilli dans notre « Économie sociale selon Pie XII » tome II, p. 279. Il est peu de texte plus actuel que celui-là. Le mot sociali­sation est pris ici au sens de « collectivisation », non au sens de *Mater et magistra.* (Note de Marcel Clément.)