# 166-10-72 1:166 ## André CHARLIER *1895-1971* 3:166 ### Au seuil de sa vie posthume #### I. Depuis deux ans il s'enfonçait dans la nuit, son âme murée dans un corps qui devenait de plus en plus opaque. Quel silence supplémentaire pour cet homme de silence. Quel effa­cement tragique chez cet homme d'effacement volontaire. Le dimanche 8 août 1971, il a été délivré. Nous l'avions déjà perdu. Et maintenant il nous est rendu, mais dans le mystère de Dieu. Sa grandeur nous apparaît désormais tout entière, d'un seul regard. Pour autant que notre regard y pénètre : il peut du moins en faire le tour. Nous avons rassemblé quelques images, quelques souvenirs ; quelques témoignages. Ce que nous devons à André Charlier est-il transmissible ? C'est lui-même que nous voudrions faire entendre à ceux qui ne l'ont pas connu. Mais c'est nous seuls qui parlons maintenant. #### II. Reste son œuvre écrite. Il avait à coup sûr le don de l'écrivain. Il n'a jamais eu le dessein d'écrire une œuvre. (Son œuvre d'artiste, s'il avait eu le temps d'en faire une, eût été à son gré musicale plutôt que littéraire.) Mais dans les marges de ses tâches de professeur et de directeur d'école, par les occasions et les exigences de ce métier, il a écrit tout autre chose que des livres : des lettres, quelques conférences, un petit nombre d'articles. On en a fait un livre, c'est Que faut-il dire aux hommes, et la moitié d'un autre, c'est Le chant grégorien. Peut-être sera-t-il possible un jour d'éditer un recueil de sa correspondance. Garder sa mé­moire, ce n'est pas seulement rappeler ce qu'il a été, ce sera de plus en plus faire connaître cette œuvre écrite, en quelque sorte adventice, et pourtant essentielle. #### III. Cette vie posthume qui commence pour lui, qui n'est plus sa vie temporelle, qui n'est pas sa vie immortelle, est une chose dont lui-même n'avait aucun souci. C'est à nos yeux, c'est pour nous qu'elle prend une singulière importance. La pensée d'André Charlier, l'accent et le mouvement et le chant de cette pensée, soustraite par l'écriture à la fuite du temps, voilà ce qui nous est conservé et ce qui peut être transmis. Non pas de soi-même mais si nous travaillons à cette conservation et à cette trans­mission. C'est-à-dire si nous lui donnons un minimum d'exis­tence physique, de dimension sociale, d'inscription temporelle : comme nous avons commencé d'y pourvoir. C'est une tâche d'impression, d'édition, de diffusion. Nous n'avons aucune pré­tention de l'accaparer. Nous voyons bien qu'en dehors des régions où s'exercent, directement ou indirectement, l'influence et l'action d'ITINÉRAIRES, il y a donc qui pour le faire ? Nous n'en retirons pas une vaine gloire, mais le sentiment d'un devoir. 4:166 #### IV. Ceux qui attendent une parole vraie ne la recevront pas des musiques officielles de la politique comme elle va ni du clergé comme il s'en va. La vie véritable est ailleurs. Il n'en est pas toujours ainsi dans la cité et dans l'église, mais en notre temps il en est de plus en plus ainsi, il en sera ainsi de plus en plus, jusqu'à un certain moment toutefois, jusqu'à un certain point seulement, que nous ne connaissons pas, mais qui est inévi­table : « Les peupliers ne montent pas jusqu'au ciel et rien (rien sauf la grâce et le nombre des élus) ne va de plus en plus. » Nous n'avons d'avance absolument aucune lumière sur l'heure ni sur l'instrument d'un retour à la vérité dans la société civile et dans la société ecclésiastique. Simplement nous savons en toute certitude que malgré quelques gémissements épisodiques ce retour n'est pas encore commencé. Car nous savons, de la même certitude, quelle est la Voie, et la Vérité, et la Vie : et toutes les puissances technocratiquement dominantes travaillent à en détourner les âmes, spécialement celles des enfants, sous prétexte de les adapter au monde qui est en train de se faire. C'est un monde en train de se défaire, et c'est sur la marche d'un monde en train de se défaire qu'en réalité on se règle. Quant à l'avenir, ce ne sont pas les expérimentateurs en recherche qui peuvent savoir ce que l'Église enseignera et ce qu'elle célébrera demain. C'est nous et non pas eux qui avons, sur « l'Église de demain », quelques renseignements parfaite­ment certains. Car demain comme hier l'Église enseignera le catéchisme romain et célébrera la messe catholique. La seule assurance que nous ayons sur l'avenir du monde est cette assu­rance-là. Mais aujourd'hui les vérités de tous les temps, celles qui sont éclatantes comme le soleil, sont devenues comme des vérités secrètes, cultivées à l'écart, vécues dans l'isolement par des âmes condamnées souvent à la solitude. C'est en ce sens qu'André Charlier m'écrivait en 1963 : « Nous sommes dans un siècle d'œuvres cachées. » 5:166 #### V. La seule télévision qui existe en France (monopole d'État au nom du pluralisme démocratique et de la liberté de conscience) nous assure vingt fois par jour que « nous ne sommes plus au Moyen Age », et qu'on « ne va pas revenir au Moyen Age », et enfin, pour exprimer le comble de l'abjection et de la flétris­sure morale : « On se serait cru au Moyen Age ». L'Église officielle adopte le même langage et la même (absence de) pensée. Cela nous dégouline dessus sans arrêt, en vertu de l'évolution et du progrès, cela nous dégouline en averses, douches, potions, transfusions et lavements. Contre quoi il y a eu au moins une chaire dominicale, celle du chanoine Roussel, pour protester, le dimanche de saint Pierre et de saint Paul, qu'il suffît d'ou­vrir les yeux : le Moyen Age a fait Chartres et Notre-Dame de Paris, les modernes peuvent toujours essayer. Les grandes œuvres de l'esprit sont un témoignage et une preuve pour discer­ner les temps qui les produisent et ceux qui ne les produisent pas. Malraux, oui Malraux, l'avoue de son côté : notre époque, misérable, n'aura laissé ni une cathédrale, ni un palais, ni un tombeau. L'acharnement des analphabètes audio-visuels à décla­rer méprisable le Moyen Age manifeste une haine fébrile, partout installée chez nos dirigeants temporels ou spirituels, à l'en­contre de l'époque la plus haute, la plus libre, la plus belle jus­qu'ici de l'histoire de l'humanité : pour priver les âmes de mé­diter ses exemples et de puiser à leur source, et les enfermer sans espoir dans l'esclavage spirituel du monde moderne. Mais il y en aura toujours pour refuser de marcher dans cette servitude. C'est par son œuvre écrite, dont la renommée discrète ira grandissant, que désormais André Charlier les accompagne, les fortifie et les éclaire. J. M. 7:166 ### Chronologie Naissance. 25 décembre 1895. Baptême : 13 octobre 1914. Mobilisation : décembre 1914. Première blessure : décembre 1915. Seconde blessure : 15 juillet 1917. Prisonnier en hôpital puis en forteresse jusqu'à la fin de 1918. Après la guerre, longue convales­cence. Entrée à l'École des Roches de Verneuil : octobre 1924. Mobilisé en 1938 puis le 25 août 1939 ; démobilisé à l'automne 1940. Directeur de l'École des Roches de Maslacq (Basses-Pyrénées) d'octobre 1941 à juillet 1950. Premier numéro des « Cahiers de Maslacq » : 1947. Directeur du Collège de Normandie à Clères (Seine-Maritime) d'octobre 1950 à juillet 1962. Parution du recueil « Lettres aux capitaines » : 1955. Parution du volume « Que faut-il dire aux hommes » : 1964. Parution du livre (en collaboration avec Henri Charlier) « Le chant grégorien » : 1967. Mort le 8 août 1971. 8:166 ### Bibliographie 1\. -- **Cahiers de Maslacq **: premier numéro daté du 2° trimestre 1947. Dix-neuf numéros parus à l'École des Roches de Maslacq, Bas­ses-Pyrénées (aujourd'hui : Pyrénées-Atlantiques) ; le numéro 19 est daté du 4^e^ trimestre 1950. Numéro 20, nouveau titre : Questions, « pre­mier Cahier d'une nouvelle série » (2, trimestre 1951) : douze numé­ros parus à l'École des Roches de Clères (Collège de Normandie), Seine-inférieure (aujourd'hui Seine-Maritime). Tous les numéros de **Questions** portent en sous-titre : « Cahiers de Maslacq ». Dans le numéro 10 (paru à Maslacq au début de 1949), on peut lire : « nous avons envoyé 272 exemplaires et nous n'avons perçu jus­qu'à présent que 159 abonnements ». 2\. -- **Lettres aux Capitaines (**c'est-à-dire aux grands élèves, à Mas­lacq puis à Clères, qui avaient la responsabilité de leurs camarades plus jeunes). Un volume de 162 pages aux « Éditions du Phoque », achevé d'imprimer le 2 février 1955. Trente-quatre lettres s'échelon­nant de septembre 1942 à mai 1952. Trente sont de Maslacq et quatre de Clères. (Éditions Dominique Martin Morin) 3\. -- **Que faut-il dire aux hommes**. Ouvrage couronné par l'Aca­démie française. Un volume de 380 pages. Seizième volume de la « Collection Itinéraires » aux Nouvelles Éditions Latines. Achevé d'im­primer le 16 mai 1964. 4\. -- **L'esprit de pauvreté**. Une brochure de 20 pages, illustrée par Henri Charlier. Éditée par Dominique Morin à l'Atelier d'art graphique sous la marque de Martin Morin. Achevée d'imprimer le 8 décembre 1965. 5\. -- **Le chant grégorien (**en collaboration avec Henri Charlier). Un volume de 160 pages. Édité par Dominique Morin sous la marque de Martin Morin. Achevé d'imprimer le 21 novembre 1967. 9:166 6\. -- A paraître : traduction française du commentaire par saint Thomas d'Aquin de la II^e^ épître aux Corinthiens. L'ouvrage paraîtra dans la « Collection Docteur commun » aux Nouvelles Éditions Latines. 7\. -- A paraître éventuellement : Correspondance. -- Toutes les personnes qui détiennent des lettres d'André Charlier sont priées de bien vouloir en communiquer la photocopie à Mme André Charlier (chez Mme Lapèze, à Sénac, 65140 Rabastens de Bigorre). \*\*\* Textes d'André Charlier parus dans « Itinéraires » : -- Jeanne d'Arc : numéro 26 (rubrique : « Documents »). -- Invention à deux voix : numéro 32 (reproduite dans le numéro 54). -- Lettre à Paul Claudel sur Péguy et la Sainte Vierge : numéro 35. -- Que faut-il réformer : numéro 37. -- La musique grégorienne : numéros 44 et 45. -- L'éducation chrétienne en face du marxisme : numéro 46. -- En écoutant Clio : numéro 67. -- Lettre à Jean Madiran sur la civilisation chrétienne : numéro 75. -- Confession vespérale : numéro 76. -- Le juste vit de la foi (sur saint Pie X) : numéro 87. -- Aux moines de saint Benoît : numéro 91. -- Grégorien et spiritualité : numéros 97 et 99. -- Claudel et Copeau : numéro 107. -- L'esprit de pauvreté : numéro 109. -- De quelques mots magiques : numéro 110. -- Péguy et Maurras : numéro 117. -- Une civilisation de masse : numéro 121. -- Mémorial pour le 11 novembre : numéro 127. -- Poèmes : numéro 131. 10:166 ### Allocution du Père de Chivré *à la messe d'inhumation le 11 août 1971* JE L'ENTENDS ENCORE, au terme d'une conférence sur le CARACTÈRE, clore son raisonnement en évoquant la mort. « Et puis après tout, qui dit que ça n'est pas un moment très doux, où l'on se retrouve pleinement soi-même. » Toute la valeur de ce grand converti, de ce grand chrétien, s'exprime dans cette réflexion. Dans les moments les plus durs de son existence, André CHARLIER savait y trouver la douceur des comportements surnaturels. Cette Foi diffuse dans sa pensée, dans ses conversa­tions, dans son immense culture, dans la traduction de son art musical, lui donnait une continuité d'expression en pleine possession vertueuse d'un caractère fougueux, ardent, aussi affirmatif et bon sur la finale de sa vie qu'il l'avait été héroïquement, enfoui au fond d'une tranchée, la poitrine traversée de deux balles, à la grande guerre. Une telle autorité spirituelle, intellectuelle et morale lui a valu dans l'enseignement, qui absorba la majeure partie de son existence, une valeur d'influence irrésistible sur les adolescents auxquels il passait le meilleur de sa paternité morale et de sa fierté spirituelle, adversaire né de la médiocrité, ce chancre d'une génération, occupée de facilités et de satisfactions. Approcher André CHARLIER c'était approcher la pensée opposée à tout ce qui est banal, la solidité du jugement inaccessible à tout recyclage nécessairement tricheur, c'était approcher une PERSONNE, j'entends : le contraire d'un individu. Sa capacité d'effacement signait la valeur de sa pensée. 11:166 Il n'y a pas, heureusement, à entreprendre un panégyrique indécent et menteur, il y a, chacun pour notre compte, à laisser émerger de notre mémoire, devant son cercueil, les souvenirs les plus inébranlables qui nous font murmurer dans notre prière, l'exclamation de saint Paul : Ô mort, où est ta victoire ? Ce que tu emportes de lui n'est pas lui, c'est toujours le commencement de la défaite d'emporter comme un trophée, ce qui n'a aucune valeur. Le corps n'est rien, nous prévient Jésus-Christ. Que la mort emporte sa poussière, elle est déjà vaincue puis­qu'elle ne nous prive que des apparences. Nous conservons beaucoup mieux que sa poussière, nous conservons les vibrations indestructibles de son âme, de son cœur, de son art, de sa philosophie, de sa conscience, et je n'hésite pas à le dire : de son affection toujours craintive d'être devinée ou exprimée. Ces vibrations spirituelles, souvent écoutées par ses lecteurs dans d'admirables écrits rédigés dans ITINÉRAIRES ou d'autres revues, nous situent André CHARLIER comme le type du chrétien incapable d'être une demi-portion laissant insatisfaits nos appétits intellectuels. Quand je l'écoutais, je savais deux choses plus exactement deux certitudes d'abord que je ne serais sûrement pas trompé, ensuite que je serai comblé dans les régions les meilleures de mon âme. Et le voilà EN DIEU, récompensé de s'être tenu toute sa vie très près de DIEU. Cette place, conquise par sa noblesse morale, ne peut qu'émouvoir les jeunes, qui furent ses chers amis, en faveur d'une existence à niveau de la sienne. Cet homme dont la discrétion, le silence, parfois énigmatique, la réserve lourde de présence et d'influence intraduisible, est pour moi le type achevé du prédicateur qui ne dit jamais de bêtise tellement il émane l'esprit d'oraison de son grand ami saint Benoît dont il était un fervent serviteur. Nous avons tous à repartir avec mieux que la seule tristesse inévitable de la séparation visible, repartons avec ce qu'il a déposé en la mémoire de chacun d'entre nous et qui prend la forme d'un impératif d'amélioration spiri­tuelle de notre existence. MADAME, malgré l'émotion que vous allez en éprouver, je n'ai pas le droit de ne pas associer votre nom au rôle officiel et chrétien joué par M. CHARLIER. 12:166 Votre collaboration fut marquée du signe de votre cœur, de votre intelligence et de votre prière, nous comprenons l'étendue de votre sacrifice, mais nous savons que mieux que quiconque vous possédez une inépuisable fortune de souvenirs bien faits pour vous permettre de continuer entre vous et lui, les conversations que DIEU seul a la per­mission d'écouter et d'entendre. C'est vous qui êtes la plus indiquée pour apprécier la portée du mot : sacrifice ; du mot : deuil ; du mot : larmes ; mais c'est également vous à qui DIEU réserve la consolation de pouvoir, dans votre mémoire, vivre de son affection, de sa pensée, de ses sou­venirs supérieurs, dont seule vous connaissez le détail. La séparation de ce matin est d'autant plus méritoire pour nous tous, qu'attaché à une équipe de valeurs intel­lectuelles fournissant avec lui son effort le plus noble, face aux insanités de la pensée moderne, André CHARLIER creuse dans cette équipe, un vide de taille, qui appelle la vigueur intellectuelle des jeunes décidés à le continuer, comme les élèves continuent leur Maître. DIEU le reprend à notre amitié en pleine bagarre, en terminant son combat terrestre, il ne termine pas sa fonction spirituelle : *vita mutatur, non tollitur*, la vie est changée, elle n'est pas supprimée, et comme elle est changée en mieux et en plus, nous les chrétiens, nous ne pleurons pas pour oublier les disparus, nous pleurons le temps qu'il faut de nous aper­cevoir que la vie continue, non pas sans eux mais avec l'enveloppement de leur existence intensifié par la vision des évidences. Le meilleur moyen de remercier André CHAR­LIER d'avoir tant aidé le combat, est d'avancer encore plus fort, et encore plus loin, sa tombe marquera le point de départ d'un nouveau secteur conquis et approfondi en souvenir de lui, grâce à lui, à cause de lui. Qui sait réciter sur une tombe le NOTRE PÈRE QUI ÊTES AUX CIEUX, s'en relève toujours avec des forces de résurrection qui récom­pensent le sacrifice des disparus de nos seuls regards charnels. Rien ne repose comme de combattre en compa­gnie morale et mentale de ceux qui sont partis : nous les savons en pleine forme pour nous aider, nous secourir, et nous continuons de les connaître pleinement et définitive­ment fidèles aux réalités qu'ils défendirent en notre ami­cale compagnie. Les évoquer parvenus au terme, en récom­pense de cette fidélité, stimule nos lassitudes ; évoquer les écrits d'André CHARLIER, comme par exemple ses fameuses LETTRES AUX CAPITAINES oblige à se durcir quand ça branle, et à serrer les dents quand on hésite à poursuivre ou la conquête de soi ou la conquête des autres. 13:166 DIEU ne retire pas les sanctifiés pour appauvrir l'Église, mais pour étonner les adversaires en leur apprenant par le calendrier que nous disposons d'une réserve de plus en plus dense d'exemples, de preuves, d'enseignements et de beautés morales qui alimentent et qui intensifient le combat de ceux qui restent aux créneaux, attentifs à ren­seigner les peureux sur le courage des valeureux qui ont rejoint la CITÉ DE DIEU. Vous m'objecterez : « Nous perdons une valeur irrem­plaçable. » André CHARLIER est mort, il n'y aura plus jamais d'André CHARLIER. Relever une sentinelle c'est prendre sa place pour continuer la fonction de la précé­dente. Prendre la relève du Maître qui vient de mourir, c'est inviter tel ou tel de ses anciens élèves à continuer la fonction d'André CHARLIER là où il a parlé, rédigé, écrit, pensé, prié. C'est ce qui manque le plus dans toutes les catégories sociales ou religieuses : trouver des capacités, des sanctifiés, capables de prendre la relève aussi fièrement qu'André CHARLIER. Je termine en vous livrant l'un des secrets de sa valeur : il aimait la VIERGE MARIE, il l'aimait avec sa haute intelli­gence, avec la profondeur de sa délicate affection, il l'ai­mait comme il aimait passionnément le grégorien : pour la Vérité de sa beauté. VIERGE MARIE, accessible à notre tristesse humaine de ce matin, consolez-nous en souriant éternellement à notre grand ami par le signe que vous allez lui faire de venir occuper sa place de récompense qui sera pour nous tous une source de protections et de confiance. Le combat continue. Ainsi soit-il. Bernard-Marie de Chivré, o. p. 14:166 ### Le secret d'une vie *et son application à nos travaux* par Bernard Fromant ANDRÉ CHARLIER est né le jour de Noël en 1895. Mais son père étant un ennemi de la religion catholique, franc-maçon influent, cette belle fête ne compta point pour sa naissance, quoique Dieu eût, bien entendu, ses propres intentions cachées. Mais il arrivait régulièrement en ces temps lointains que les familles abandonnant la pratique religieuse gar­daient néanmoins pendant des générations les habitudes de la vie chrétienne. Nous nous apercevons, aujourd'hui où les mœurs ont tellement changé, que ces habitudes étaient des vertus. \*\*\* Le père d'André Charlier, malgré ses opinions, fut donc un bon père soucieux d'élever ses enfants avec dignité, supprimant ses désirs personnels d'aller au théâtre le dimanche après-midi pour demeurer avec eux. Il était lettré et semble avoir préféré les Grecs. Il lisait à sa famille, les soirs d'hiver, les plus beaux passages d'Homère qu'il semble avoir préféré. Et son fils aîné nous a raconté l'ouverture sur le monde que furent pour lui, enfant de sept ans, ces lectures du soir ; car il allait à l'école et apprenait « ses départements ». Alors, assis sur un petit tabouret aux pieds de sa mère qui tricotait, il se risqua à demander « Troie ? C'est le chef-lieu du département de l'Aube ? » 15:166 Il apprit ainsi l'immensité des temps et celle de la terre. Et l'histoire de Priam aux pieds d'Achille est capable de faire pressentir même à un enfant quels problèmes éternels se posent aux hommes de tous les temps. Car l'éclair de pensée dans lequel Homère a vu Priam aux pieds d'Achille est un pendant -- peut-être même antérieur -- de l'inspi­ration qui a donné naissance aux plaintes de Job. Comment un homme qui aimait ces humaines gran­deurs, qui retirait son lorgnon que l'émotion avait brouillé en lisant, pouvait-il se croire matérialiste ? Ce fut le grand aveuglement du XIX^e^ siècle. Les rationalistes avaient mas­qué à l'aide des hypothèses gratuites de la science les réa­lités les plus évidentes de la vie psychologique, comme la conscience et l'amour. Une immense présomption emplis­sait les esprits qui se croyaient à la veille de tout savoir. L'astronome pensait mettre la dernière main à la connais­sance des secrets de l'univers. Taine croyait avoir expli­qué le génie de La Fontaine : le pays, le climat, le temps et la société de ce temps auraient fait naître le grand fabuliste. Mais comment se fait-il que Racine soit né dans le même temps, le même pays à six lieues près, dans la même société et qu'il ait fait des tragédies et non des fables ? Serait-ce un courant d'air qui, à la Ferté-Milon, nous aurait valu Phèdre et Athalie plutôt que Philémon et Baucis ? Malgré son érudition Taine ignore tout de la création artistique ; il ne voit même pas quels mystères entourent l'âme et le corps, la liberté et l'amour ; son aveuglement est complet. Pourquoi n'y a-t-il qu'un La Fontaine, qu'un Homère ? Pourquoi le monde est-il rassemblé en une même pensée, en l'esprit d'un seul homme ou de quelques hommes rares, parmi des milliards et pour un long temps ? Pourquoi n'y a-t-il qu'un Pascal ? \*\*\* Aujourd'hui l'aveuglement du XIX^e^ siècle s'est diaboli­quement répandu en toutes les nations à commencer par la France et les conséquences s'en font voir clairement. Les sociétés qui jouissent, semble-t-il, des plus grandes faci­lités de vivre se prétendent les plus malheureuses. Elles auraient tout pour vivre tranquilles et c'est l'aveuglement de leur esprit qui les rend malheureuses : et elles le sont réellement. Aussi sont-elles prêtes à détruire ce qui leur reste des règles qui sont normales dans les sociétés natu­relles. 16:166 Or ce sont ces règles mêmes qui leur manquent et que le rationalisme prétend corriger sur les vues d'intel­lectuels sans expérience concrète, mais affamés de domi­nation. Toute liberté leur est odieuse, celle du paysan, celle de l'artisan plus que toute autre. L'envie est le grand ressort qui règle l'action des démocraties, c'est l'esprit de Caïn et il pousse à instruire la jeunesse de façon à la rendre esclave des machines. Capitalisme et communisme liés par le même aveuglement de l'esprit aboutissent en­semble à l'effondrement de toute société humaine. \*\*\* Le père d'André Charlier était donc déjà une victime de l'esprit de son temps. Il avait un idéal qui lui paraissait parfaitement rationnel, puisqu'il le vivait, et qui était un reste des vertus chrétiennes jointes au respect et à l'amour de tout ce qu'il y eut de grand dans l'histoire, soit en actes soit en pensée. Il avait des excuses. Depuis le début du XIX^e^ siècle, les révolutions s'étaient succédées tous les quinze ans à peu près. Lui-même était né en 1857. Son père âgé de 28 ans et encore garçon avait été arrêté par mesure préventive la veille du coup d'État de décembre 1852. Il était resté deux ans déporté en Algérie (Aïn Séfra, au camp des Cinq Trembles). Cet homme entièrement inno­cent de tout délit resta si longtemps au bagne parce qu'il ne voulait pas prêter serment de fidélité à l'Empire. Mais quand tout le monde à peu près fut parti, il se résigna à le faire et tint son serment. Il se maria, eut ce fils puis un autre. Voilà comment s'explique un état d'esprit qui nous est peu intelligible. Quand on a subi de pareilles injustices comment ne pas être républicain sous l'Empire ? Et quand on voit l'Église (disons plutôt la hiérarchie ecclésiastique française) se rallier au gouvernement persécuteur, com­ment ne pas la suspecter ? La conduite de l'épiscopat fran­çais était peut-être sage pour sortir de l'anarchie, mais elle était étroite, car il eût fallu pouvoir imposer une poli­tique sociale conforme à la nature des choses, prôner des associations professionnelles reconnues par l'État et douées d'une sorte d'autonomie politique. Mais on eût crié à la féodalité et tout ce monde, même les saintes gens qui en faisaient partie, croyait à la liberté telle que venait de l'apporter la Révolution française, la liberté et l'isolement complet de l'individu indépendant ; cette liberté le livrait sans aucun recours au plus fort et au plus riche. 17:166 Mais les républicains anticléricaux de ce temps ne man­quaient pas de vertus civiques. Le Play lui-même disait que les révolutions successives du XIX^e^ siècle prouvaient le désir obstiné des Français de trouver un ordre social raisonnable. Mais les bouts d'idées et les semblants de principes qui faisaient tout le bagage des hommes poli­tiques de ce temps étaient bien incapables d'aboutir en cette tâche. Et depuis cent ans nous ne sommes pas plus heureux, car le système parlementaire a conduit l'Europe à sa ruine en installant la guerre civile à l'état endémique dans les institutions ; une fausse élite de parasites igno­rants sauf en l'art de se partager ou de s'enlever mutuel­lement -- sans responsabilité réelle -- les avantages du pouvoir, a remplacé les courtisans de la cour royale du XVIII^e^ siècle, avec la même nuisance. Et les notables de tous les métiers sont éliminés du gouvernement... sauf les banquiers. Péguy a donné une bonne image de ces temps-là dans le quatorzième cahier de la troisième série des « Cahiers de la quinzaine » qui est daté du 2 avril 1902 : « Quoi que l'on pense et quoi que l'on puisse penser du devoir électoral, en fait il est impos­sible de nier que l'exercice du suffrage universel en France est devenu, sauf de rares et d'hono­rables exceptions, un débordement non encore éprouvé, un débordement de vice inouï... « La prostitution électorale est vraiment l'avi­lissement d'un ancien grand amour. Quand nous lisons dans les journaux les rares nouvelles que nous recevons de la Russie, les nouvelles répé­tées que nous recevons de la Belgique, nous mesurons de quel amour, de quel effort nos pères nous ont conquis, acquis le bien que nous avons prostitué. Aujourd'hui encore des hommes pensent, travaillent, souffrent, meurent, comme nos pères sont morts, pour obtenir ce qu'ils croient être la liberté du suffrage ; et nous qui avons ce bien, nous en avons fait une ignomi­nieuse ripaille. 18:166 « ...Et quand nous voyons dans les journaux que tant de Russes, que tant de Belges com­battent, meurent, nous nous demandons avec anxiété s'ils vivent et meurent pour qu'un jour dans leur pays un nouveau genre de vice dé­borde. » Péguy, enfant très pauvre, élevé dans l'honneur moral de participer à la grande œuvre de l'homme, et c'est le travail, familier des artisans du quartier qui pourraient avoir connu son père, adopte l'état d'esprit des hommes du second Empire. Il les comprend bien. Mais vous le voyez à 29 ans en 1902 commencer à réfléchir aux leçons de catéchisme du vicaire de Saint-Aignan ; il continue en s'écriant : « Faut-il croire que par une loi de fatalité religieuse ou métaphysique, tout effort humain est damné ? Faut-il croire que tous les biens de ce monde, bons à prendre, sont mauvais à gar­der ? Faut-il croire que toute acquisition est bonne et que toute conservation est mauvaise ? Tout cela n'est-il qu'un immense divertisse­ment ? » Suit une longue et intégrale citation des passages de Pascal sur le *divertissement.* Pascal dit : « *Ils sont envi­ronnés* (*les rois*) *de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable tout roi qu'il est, s'il y pense. *» Qu'on remplace roi par peuple, ajoute Péguy, si le roi aime la chasse, la foule aime les courses. Péguy dit plus loin dans l'*Argent* (1913) : « Nous ne croyons plus un mot de ce que nous enseignaient nos maîtres laïques, et toute la métaphysique qui était dessous eux est pour nous moins qu'une cendre vaine. Nous ne croyons pas seulement, nous sommes intégrale­ment nourris de ce que nous enseignaient les curés, de ce qu'il y a dans le catéchisme. Or nos maîtres laïques ont gardé tout notre cœur et ils ont notre entière confidence. Et malheu­reusement nous ne pouvons pas dire que nos vieux curés aient absolument tout notre cœur, ni qu'ils aient jamais eu notre confidence. 19:166 « Il y a ici un problème et je dirai même un mystère extrêmement grave. Ne nous le dissi­mulons pas. C'est le problème même de la dé­christianisation de la France. » Voilà qui est bien inquiétant ; Péguy avait gardé un très bon souvenir des amitiés de sa prime jeunesse, et le clergé de ce temps, hélas ! était déjà naturaliste ; il ne pouvait avoir saisi l'âme du poète. Péguy dit plus loin que les maîtres laïques et le clergé enseignaient la même mo­rale ; bien sûr, c'était le Décalogue, la morale naturelle. Le christianisme n'est pas complet sans les Béatitudes. C'était le temps où le père Emmanuel écrivait son *Traité du mi­nistère ecclésiastique* (1864) et son opuscule sur *Le natu­ralisme* (1882) entendu, non comme l'état de la société, mais comme celui de l'enseignement catholique. Il n'est pas étonnant que Péguy n'ait pas trouvé quinze ans plus tard grande ouverture de cœur avec le clergé catholique ; c'était le moment où S. Pie X méditait l'encyclique sur le mo­dernisme. Nous sommes étonnés pareillement des éloges que fait parfois Chesterton de la démocratie, dans ses premiers ou­vrages. Il était né en 1874 et n'avait qu'un an de moins que Péguy ; son livre *Hérétiques* est de 1905, *Orthodoxie* de 1909, mais il ne se convertit au catholicisme qu'en 1922. Péguy avait vécu avec des républicains de la génération héroïque. Lui était né dans un pays gouverné par une oligarchie de gens enrichis par le commerce et la finance. Tous deux détestaient le régime parlementaire, fait pour éliminer les hommes supérieurs et jouir du pouvoir sans risques. On finit par penser que leur démocratie était celle du temps de Philippe Auguste où le boulanger avait comme juge un boulanger, le charpentier un charpentier, le prêtre un autre prêtre, le soldat un soldat. La justice royale coiffait le tout pour les cas graves et ne prévalut à la longue que parce qu'elle était plus juste. A la fin de sa vie, Chesterton écrivit une biographie de William Cobbett, un de ces campagnards originaux qui vivait autour de 1820, fit grand bruit en Angleterre et fut un grand écrivain. Le livre est de 1925 et Chesterton mou­rut en 1936. Voici ce qu'il écrit sur les questions que nous avons soulevées : 20:166 « Mais le fait demeure que ces idéalistes -- pour la plupart de nobles idéalistes -- virent tous l'avenir sur le simple modèle du passé... Car des hommes comme Jefferson ou Carnot avaient dans l'esprit l'image d'une ancienne société rurale passant simplement de l'inégalité à l'égalité. Ils pensaient à des villages grecs ou romains dans lesquels la démocratie eût expul­sé l'oligarchie. Ils pensaient à un manoir du Moyen Age qui fût devenu une commune du Moyen Age. Le marchand et l'homme d'affaires étaient, dans leur système, de petits sous-pro­duits inoffensifs ; ils n'avaient pas la moindre idée qu'ils deviendraient assez gros pour en­gloutir tout le reste. Ce qui importe à propos de Cobbett, c'est que c'était là, et non pas dans la royauté ou la république, dans les Jacobins ou les anti-Jacobins, que résidaient le péril et l'oppression des âges à venir. » La vie familiale d'André Charlier ne se ressentait aucu­nement de ce désordre commençant : les mœurs étaient restées fidèles tout au moins à la loi naturelle. La mère d'André Charlier était fille de vigneron de Bourgogne et régissait habilement son ménage comme les maîtresses de domaine des anciens temps. Jeune fille on lui faisait goûter les vins, humer les fûts pour avoir son avis. Elle buvait de l'eau rougie par décence car boire de l'eau paraissait en ce milieu comme une faiblesse mentale. Un ami de son mari, plus tard, voulut lui faire tirer à la carabine ; il expliqua la visée, la ligne de mire, le point de mire ; la jeune femme mit toutes les balles au milieu dans le même trou et ne tira plus jamais de sa vie : c'était bien inutile et trop facile. Et ses enfants ne l'ont pas su par elle ; ces vanités lui échappaient. Comment une telle jeune fille qui, jusqu'à son mariage, avait quêté à l'église, accepta-t-elle d'être la première à se marier civilement au village ? Il est probable qu'elle aimait son cousin qui l'exigea. Cependant elle eut une fille après son premier garçon et cet enfant mourut à six ans d'une méningite tuberculeuse après une rougeole. On a su, beaucoup plus tard, par le père même de la fillette, que cet enfant avait dû être baptisé sur son lit de mort ; et André Charlier attribuait à l'intercession de cette bienheu­reuse sœur les grâces qui les avait amenés lui comme son frère à la foi. \*\*\* 21:166 Malheureusement il n'avait que sept ans quand mourut sa maman, mais comme les grands-parents du côté pater­nel étaient morts depuis longtemps, ce furent les parents de sa mère qui firent le lien d'André Charlier avec les anciennes générations. Par bonheur, avec les anciennes géné­rations paysannes. Car tout ce que dit Péguy sur le peuple français au début de l'*Argent* est exact ; il faut le relire pour se rendre compte de la révolution moderne dont parle Péguy et qui changea l'esprit de ce peuple en moins de deux générations : « On ne saura jamais jusqu'où allait la dé­cence et la justesse d'âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrou­vera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler... Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout... « Que reste-t-il aujourd'hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre et peut-être du seul peuple labo­rieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l'hon­neur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup. Ce sera dans l'histoire une des plus grandes victoires et sans doute la seule de la démagogie bourgeoise intel­lectuelle. Mais il faut avouer qu'elle compte cette victoire. « Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. » (*L'Argent,* pp. 15 et 16.) Sans doute ces souvenirs sont optimistes ; lorsque la jeunesse est bien élevée elle ne voit pas le mal et c'est pour­quoi pendant le vieil âge notre jeunesse nous paraît toute belle et joyeuse. Mais l'ensemble reste vrai ; même ce qui paraît de l'orgueil national. 22:166 L'habitude des Compagnons du Tour de France de faire un « *chef-d'œuvre *» est incom­préhensible pour les ouvriers étrangers. Celui qui l'entre­prend est indemnisé par ses compagnons du même métier et le chef-d'œuvre reste la gloire du métier. Nous avons une confirmation de cet état d'esprit dans le livre d'Hilaire Belloc *Pour comprendre l'Angleterre.* Cet auteur anglais, ami de Chesterton, né français et qui fit son service mili­taire en France, définit ainsi l'esprit des deux nations : « *Le Français a l'esprit producteur, l'Anglais a l'esprit commerçant. *» Nous le voyons en ce moment même : nos industriels ont du mal à s'adapter à l'esprit commercial qui (avec le capitalisme) a envahi le monde occidental (et va le ruiner). C'est par nécessité et non par goût (sauf excep­tion) qu'ils s'y résolvent. Péguy en outre était de mœurs paysannes mais non pas paysan. Sa mère rempaillait les chaises comme artisan et vivait au faubourg de Bourgogne. Les mœurs paysannes ont cessé bien plutôt dans le faubourg d'Orléans que dans les campagnes où elles ont duré jusqu'à la guerre de 14. Le grand-père et la grand-mère d'André Charlier étaient nés en 1833 et 1835 ; ils avaient joui de la plénitude de leur force et de leur énergie jusque vers 1900. Ils avaient eu à dominer la grave épreuve paysanne qui suivit la suppres­sion du travail d'hiver, celle du battage du blé au fléau, qui fut remplacé par les manèges et les machines. C'est à partir de ce moment-là (le second Empire) que la popula­tion des campagnes diminua. Que faire si on n'a plus de travail ? Les grand-parents passaient donc pour avoir bien réussi. Ils eurent à dominer la crise phylloxérique. Toutes les vignes périrent en quatre ans, en Basse Bour­gogne de 1900 à 1904. (Le temps qu'elles mettent à mourir dépend de la nature des terrains.) Malgré leur âge, aidé de leurs petits-enfants, ils dominèrent cette crise qui chassa de leurs biens une multitude de vignerons désolés (car il faut attendre quatre ans pour que la vigne rapporte) sans que le gouvernement s'en mît davantage en peine qu'au­jourd'hui : il chassait les Congrégations religieuses et pillait l'Église. Et l'honneur du travail dura toujours chez les gens bien nés. Un bûcheron au fond des bois, où personne ne passera, aligne en ordre son bois et ses fagots le long de la coupe de manière à ce qu'y paraisse l'esprit d'un homme soigneux. 23:166 André Charlier reçut donc intégralement cette éduca­tion et nous avons dit : *par bonheur avec les générations paysannes,* car le paysan est le seul homme qui reste vrai­ment lié à la nature et très attentif aux conditions qu'elle impose. Tous les citadins l'oublient, à commencer par la plupart des professeurs d'agriculture. Oui, tous les hommes dépendent du temps qu'il fait, de ce cycle, des saisons qui semblent invariables en gros (et il y a là une réalité) mais ne le sont nullement en détail. Dans l'espace, les terrains diffèrent ; à vingt mètres de dis­tance le sol qui est bon ici pour la vigne est mauvais par delà. Ce qu'on fera aujourd'hui dépend du coup d'œil ma­tinal sur le soleil, les nuages et le vent. Qui ne s'en est avisé ou s'obstine, perdra son temps. La veille au soir on avait préparé tel ouvrage ; au matin il en faut changer. Il y a enfin de grands cycles qui durent vingt ans ou cinquante, ou davantage, causés par la température. L'évolution des marchés s'y ajoute ; il faut savoir s'en aviser. C'est rare, les grands agriculteurs sont aussi rares que les grands savants ou les grands artistes. Nous venons d'en avoir un, mort il y a quelques années, André Voisin : son enseigne­ment n'est pas même connu des écoles officielles, il en est même écarté. Un vrai paysan, si généralement méprisé, est l'homme d'un métier qui en contient dix avec la somme d'observations propres à chacun. Il est l'ennemi de toutes les idéologies non fondées en nature. Il est de la meilleure école possible pour s'habituer à penser droit : la soumission au réel. Et en cette époque où il n'y avait ni radio ni télévision, où peu de familles recevaient un journal, les originaux étaient nombreux ; chaque homme se formait par son expé­rience personnelle tandis qu'aujourd'hui les sottises (et les mensonges) débitées du matin au soir par les ondes rendent ceux qui les écoutent (et les croient) plus ou moins inca­pables de former leur pensée d'après l'expérience. Oui, ces anciens paysans étaient tous de fameux originaux. Cette société, vivante encore il y a soixante ans, a disparu sur­tout après la guerre de 40 au contact des Américains. L'humanité y a beaucoup perdu. \*\*\* 24:166 André Charlier a donc mené cette vie paysanne, avec d'authentiques paysans, en dehors des écoles. Il a pioché les vignes avec son frère et son grand-père, moissonné, taillé la vigne, coupé du bois, labouré, car aussitôt après son bachot il fit des stages chez un proche cousin (il s'appelait Rameau) pour se mettre au courant du métier de labourage, très distinct de celui de vigneron. Son frère lui fit même faire un stage chez un éleveur de volailles, métier alors à ses débuts et très rentable alors, même sur une petite exploitation comme celle dont il allait disposer. Ses anciens élèves reconnaîtront en tout cela l'origine si peu scolaire de sa direction et de ces fusées de fantaisie qui faisaient de la vie au collège un côté de la vie familiale. C'est pendant ce stage avicole qu'il entra en relation avec le curé du village pour s'instruire de notre sainte reli­gion, mais ce curé jugea prudent de remettre le baptême à une époque où le jeune homme aurait sa majorité, afin de lui éviter des conflits fâcheux avec son père. Mais la guerre de 14 arrivait ; André Charlier fut mobilisé alors qu'il n'avait pas encore 19 ans ; il n'y avait plus rien à attendre. En octobre 14 il fut baptisé par dom Besse au monastère des Bénédictines de la rue Monsieur, où son frère faisait partie de la chorale Sainte-Cécile. Parti volon­taire en avril 1915 comme caporal, il fut blessé à la jambe en décembre. Évacué à Pau, il remonta au front comme sergent-chef de section, puis comme sous-lieutenant et fut blessé très grièvement à l'attaque des Monts de Cham­pagne, puis ramassé par les Allemands et prisonnier dans de très mauvaises conditions de santé. Il ne revint en France qu'au premier de l'an 1919 pour voir mourir sa grand-mère trois jours après. Il fut trois bonnes années à se remettre de ses blessures (celles mêmes qui devaient causer sa mort récente) et en partie à cause d'elles, renonça au métier de vigneron pour s'engager dans l'enseignement. Cette longue période d'inaction forcée l'avait laissé libre dans le per­fectionnement de ses études et révélé l'intérêt de l'ensei­gnement, où était vraisemblablement sa vraie vocation. Mais comme directeur des établissements qu'il eut à con­duire, sa formation par l'économie paysanne fit qu'il n'eut jamais de surprises budgétaires ni de déficit. 25:166 Cette formation paysanne si importante, et fondamentale chez les frères Charlier, n'empêchait pas l'autre, celle qu'on acquiert par l'histoire et l'étude des grandes œuvres du passé. On peut même dire qu'elle la favorise car depuis Abraham, depuis Homère et Virgile en passant par Join­ville, Rabelais, Ronsard et Molière, jusqu'au XVI^e^ siècle, la société eut l'agriculture pour base ; et jusqu'au début de ce siècle, le peuple des champs et ses chevaux de labour pénétrait directement jusqu'au cœur des villes pour y porter ses produits. Je vois encore, sur l'avenue de la Grande Armée, au petit matin, des paysans revenant des halles porter leurs carottes. Ils dormaient tranquillement dans la paille, le cheval connaissait le chemin du retour à l'écurie, pas d'erreur possible. Allez donc dormir en condui­sant une camionnette ! Mais la formation de la jeunesse ne tient pas seule­ment à l'apprentissage précoce d'un vrai métier, ni à la traduction de l'*Iliade* ou des *Helléniques,* ni seulement à la formation morale ; elle dépend aussi des événements du temps où elle s'écoule. La formation morale d'André Charlier était simplement celle des vertus chrétiennes débaptisées. Car les parents les pratiquaient sans savoir d'où ils les tenaient. Voilà qui étonne aujourd'hui et cepen­dant tel fut l'état commun de la société française ; elle avait perdu, par la faute d'un enseignement détestable inspiré par Satan, la connaissance de son origine et de sa nature. \*\*\* Et n'est-ce pas le cas aujourd'hui de beaucoup de chré­tiens honorables et pratiquants, qui n'ont jamais, depuis leur première communion, essayé de s'instruire davantage, jamais lu S. Paul, et qui se sont contentés de l'Évangile des Dimanches. Ils sont effrayés aujourd'hui de ce qu'on en­seigne à leurs enfants et sont démunis pour défendre la vérité. Nous pensons que beaucoup, grâce à Dieu, vont réagir. Mais était-ce toujours leur faute ? Quand on pense que ces offices du Dimanche, si riches de textes inspirés, de méditations ornées de chants, ne servent jamais -- sauf exceptions -- à l'instruction dans les collèges religieux où ils devraient être étudiés chaque semaine : on y traduit du Cicéron et jamais du S. Augustin ou du S. Grégoire. \*\*\* 26:166 Quant aux événements que les jeunes gens eurent à juger au temps d'André Charlier, avec les connaissances qu'ils avaient de la pensée universelle et de l'histoire, les plus importants furent l'affaire Dreyfus et la persécution religieuse. L'affaire Dreyfus est bien oubliée aujourd'hui. Aucun des gouvernements qui ont suivi jusqu'à nos jours ne tient à la rappeler car tous en sont issus, sauf celui du maréchal Pétain ; ensuite parce qu'elle est le plus grand exemple visible des méfaits du parlementarisme : comment vouloir supprimer ce dont on vit ? Les Français qui se croient libres parce qu'ils mettent tous les quatre ans un bulletin dans l'urne au sujet d'affaires dont ils n'ont aucune notion devraient bien méditer le déroulement de cette affaire. C'était une erreur judiciaire comme il s'en produit de temps en temps ou hélas, comme de temps en temps on en peut réparer. Mais cette erreur avait été prononcée par un conseil de guerre contre un capitaine d'état-major israé­lite accusé de trahison. Il est normal, lorsque naquirent, dans la famille d'abord et chez les amis des doutes sur la qualité de la sentence, que les uns et les autres aient cher­ché les moyens d'une révision. Le gouvernement hésitait à remettre en cause la chose jugée et craignait les consé­quences extérieures d'un procès de haute trahison (car il y avait bien un traître et ce traître était officier). Malheureusement, les Israélites, jouant ce jour-là le rôle dissolvant qu'ils ont forcément toujours joué dans une société de tradition chrétienne, en firent aussitôt une affaire politique qu'elle n'était nullement au début et qu'elle n'eût jamais dû devenir avec d'autres institutions. Ils s'adres­sèrent à l'opposition socialiste. Sept Juifs fournirent les fonds qui permirent à Jaurès de fonder *l'Humanité*, et ainsi se déchaîna une lutte implacable de l'opposition de gauche et d'extrême gauche contre la majorité modérée qui était au pouvoir, pour s'emparer définitivement des leviers de commande. Définitivement est le mot juste c'est toujours la même que de Gaulle a ramenée en 1944, et qui continue d'agir suivant les mêmes principes. Le gouvernement avait tenté de faire jouer la raison d'État mais cela souleva une autre classe, celle d'honnêtes gens comme Péguy, qui n'admettaient pas qu'on subordonnât la justice à l'utilité. 27:166 L'acharnement était grand ; ce fut le moment où on attaqua en même temps les magistrats, le clergé et l'armée, alors que la magistrature civile ni le clergé n'avaient rien à voir dans cette erreur judiciaire. Un tableau exposé en ces années-là au Salon représentait la vérité, nue, essayant de sortir d'un puits ; un prêtre, un magistrat, un officier en costume de leur fonction essayaient de la rejeter au fond. Les hommes effrayés par l'horreur de ces passions antisociales, soucieux de l'avenir du pays, réagirent avec force et l'opposition de gauche eut du mal à réussir car l'ensemble des radicaux eux-mêmes était très patriote. Tout ce monde avait vu la guerre de 70. Le père d'André Charlier, âgé de 14 ans, en 1871, lorsque les mobiles tirèrent sur la foule pour se dégager, grimpa sur un réverbère de la place de l'Hôtel de Ville pour mieux voir. Du coup son père emmena les siens en Bourgogne. Puis ce fut la Commune. Ce fut la franc-maçonnerie qui à l'époque de l'affaire Dreyfus réussit à subordonner le patriotisme au triomphe de sa République. Elle en vint à faire dresser par le mi­nistère de la guerre un catalogue de fiches sur les opinions religieuses des officiers : et gare à l' « avancement ». On connaît la réponse de Pétain, interrogé sur les opinions des officiers de son régiment : « A l'église je me mets toujours au premier rang, je ne sais pas qui est derrière. » L'in­fluence de la franc-maçonnerie fut prépondérante ; les Français sont loin de se douter de sa puissance. Elle réussit à réunir à cette époque, contre la religion et l'armée, des gens d'opinions sociales très différentes ; et les radicaux aussitôt au pouvoir commencèrent la persécution religieuse. L'élite de la jeunesse réfléchit alors. Péguy avait vivement réagi dès la fin du siècle précédent contre l'utilisation politicienne de l'affaire Dreyfus. Il fut chassé de la Société nouvelle d'édition (qu'il avait fondée) par Lucien Herr (bibliothécaire de l'École Normale Supérieure), Simiand et Léon Blum, ses anciens condisciples, et fonda les *Cahiers de la Quinzaine*. Le père d'André Charlier s'y abonna dès la troisième série. Pourquoi ? Vraisemblablement à cause de l'esprit de Péguy qui transparaissait dans les notes, préfaces et brefs comptes rendus ; Péguy n'avait pas le temps de faire plus, mais ces petits écrits brillaient de la vraie lueur de l'humanité éternelle. Et il citait Pascal ; il le lisait donc. C'était un bon point pour cet honnête homme égaré dans la franc-maçonnerie. 28:166 De ses deux fils, l'aîné avait bien entendu suivi d'abord les opinions du père, dans lesquelles il avait été élevé depuis l'enfance, mais dès ses 15 ou 16 ans, il combattait l'athéisme car il lui semblait voir trop d'inconnu dans le savoir humain et il doutait déjà de la science qu'on lui enseignait, non comme science possible, mais comme vraie connaissance. La franc-maçon­nerie, dont il voyait clairement l'influence dans l'action de son père, lui déplaisait fort par son esprit étroit et sectaire et l'injustice qui s'ensuivait. On enseignait encore à cette époque au lycée les « ténèbres du Moyen Age ». Il n'y pouvait croire rien qu'en entrant par curiosité à Saint-Germain-des-Prés ou à Notre-Dame. Aujourd'hui c'est le clergé qui a repris les idées de la Sorbonne. Puis la question de sa vocation artistique, combattue en famille, devint pour lui la première. Pour André Charlier qui avait sept ans quand mourut leur mère, son frère aîné était le plus proche de lui par l'âge et les goûts. Son frère lui fit commencer l'étude du piano et de la musique en lui ana­lysant les petites pièces étudiées. L'enfant avait dix ans quand son frère se maria à 23 ans. La jeune femme devint sa mère et il passa son adolescence chez son frère, le jeudi et le dimanche, d'autant plus facilement que le père se remaria très fâcheusement avec toutes les illusions d'une « vertu chrétienne devenue folle ». Son frère aîné, avec deux camarades, jouait, peut-être seul en Europe à cette époque, les trios de Rameau et de Couperin, puis avec un quatuor vocal, du Josquin des Prés, la messe de Févin et enfin le chant grégorien, remontant ainsi l'histoire pour retrouver le style libre et pur, si in­compris d'un clergé sans véritable culture bien qu'il ait pourtant sous les yeux tant d'admirables bâtiments du Moyen Age. Car dès le lycée, apprenant en « philo » l'his­toire de la Révolution, avec un professeur très bon, très consciencieux, mais juif qui l'enseignait d'après Michelet, il s'était dit qu'on excusait trop d'horreurs et d'imbécillités et qu'il lui faudrait revoir cette histoire par lui-même. D'où ces coups de sonde en tous les modes de pensée. Il avait déjà remarqué qu'on enseignait l'histoire comme un changement continu et une nouveauté, alors que les hommes sont toujours les mêmes depuis les plus anciens temps connus. Regardez le *Scribe accroupi* du Louvre ; il est la figure de l'attente païenne, de son *Avent.* L'histoire contemporaine de la pensée religieuse lui faisait faire beau­coup de réflexions, qu'il ne cachait nullement dans sa famille, n'étant pas « secret » comme son frère. 29:166 A 20 ans, dans l'atelier de Jean-Paul Laurens, il avait eu pour cama­rade un chrétien fervent qui l'invita à visiter une petite exposition qu'il avait présentée chez ses parents. Et ces parents furent pour le visiteur si bienveillants, si chari­tables, tellement unis d'esprit et de cœur dans leurs pro­pos et leurs manières, que le jeune artiste en fut frappé et se dit : « Ils ont un secret que j'ignore. » Le jeune frère se trouvait donc dans un milieu pour lui très favorable à la liberté de sa pensée. On ne peut pas dire qu'André Charlier suivait son frère, car il était fort secret ; il n'aimait pas se livrer. Son père lui demandait : -- « Qu'as-tu fait ce matin ? » -- « Je suis allé au lycée. » -- « Et qu'as-tu fait au lycée ? » (la voix était déjà plus forte). -- « J'ai fait du latin. » Le père commençait à se mettre en colère : -- « Je le sais bien mais ce n'est pas ça que je te demande. » Et si ça ne finissait pas par un verre d'eau au travers du visage, c'était par chance. La colère du père, subite et instantanée, ne durait jamais. Le grand frère ne faisait jamais pression sur son cadet et il semble même que le jeune frère pouvait avoir un sentiment reli­gieux naturel très puissant, plus certainement que son aîné. Son évolution intime ne fut nullement dirigée et resta très personnelle. Son aîné était surtout préoccupé par son métier et comme il en renouvelait toutes les conditions matérielles pour suivre l'idée qu'il s'en faisait, il avait de l'ouvrage, et il était bien seul. Les arts plastiques sont les moins compris de tous parce que l'œil est celui des instru­ments de nos sens qui nous fournit le plus de renseigne­ments. On demande à l'œuvre d'art d'être une simple imi­tation de ce que fournit la vue, on lui enlève toute possi­bilité spirituelle, ce qui est son seul intérêt véritable. L'aîné a donc avoué que son métier absorbait en ce temps-là le plus clair de ses réflexions et que c'est le problème du dessin qui le mit en présence des questions fondamentales de l'esprit. Il avait fait une esquisse qui lui paraissait excellente, mais qu'il lui fallait reprendre à une dimension plus grande. Il eut le tort de l'effacer. Avec tout son savoir déjà grand (il avait 25 ou 26 ans) il ne put JAMAIS retrouver cette intuition intellectuelle qui avait donné le premier dessin. Sa connaissance du corps humain était un savoir intellectuel, naturel et en quelque sorte un savoir des conditions matérielles. Elles sont très utiles à connaître, mais l'art ne vient pas de là. 30:166 L'intuition intellectuelle est ce qu'on a toujours appelé l'inspiration. Elle témoigne de l'indépendance de l'esprit vis-à-vis de la matière et du savoir matériel. Il s'agit d'un monde nouveau, qui n'est pas étranger au monde matériel mais qui le domine. Mais allez expliquer ces délicatesses à ceux qui ne sont pas doués naturellement pour comprendre le langage plas­tique ! Le grand frère ne l'essayait même pas. D'ailleurs la constatation de ce qu'il y a de propre à ces intuitions intellectuelles et au mystère de la conscience est bien un progrès de l'esprit et la voie d'une certitude mais ce n'est pas encore la foi au Dieu de l'Évangile ; celle-là est un don gratuit de Dieu et ce qui le convertit définitivement lui-même ce fut la constatation maintes fois renouvelée qu'il était impossible de sortir du péché par ses propres forces et le fait qu'il en fut instantanément guéri dès qu'il eut simplement pris la résolution de demander le baptême. \*\*\* Le frère aîné se souvient de n'avoir parlé qu'une fois à son frère de ces graves questions en lui exposant les rai­sons qui le poussaient à entrer dans l'Église catholique. Puis il l'encouragea à aller s'instruire chez le curé de G. où il l'envoyait faire des études d'aviculture. Le jeune frère ne répondit pas un mot, suivant son caractère, et l'aîné pensa que son frère devait avoir des raisons personnelles de n'être pas opposé à ces projets. André Charlier a inci­demment avoué que pendant son adolescence, ignorant tout du dogme et des rites et de plus non baptisé, il était entré dans une église où on disait une messe et, comme un enfant, avait suivi les communiants, s'était agenouillé à son tour et avait communié. Il n'y avait là aucune indécence, au­cune malsaine curiosité, aucun désir de paraître ; c'est inexplicable et certainement Dieu qui sait tout a profité de l'ignorance pour amorcer une grâce. André Charlier n'a jamais dit s'il y eut là pour lui des conséquences et per­sonne n'eut l'irrévérence de l'interroger. C'est donc par l'expression de sa pensée à l'âge adulte qu'on peut com­prendre quelle a été sa voie. Il dit, page 15 de son livre : Que faut-il dire aux hommes : 31:166 « Nous savons sans l'ombre d'un doute que 1'Être dépasse infiniment tous les êtres parti­culiers dans lesquels il se réalise pour nous, nous savons que la seule chose essentielle est d'atteindre cet Être absolu, que rien d'autre ne peut nous satisfaire ; c'est l'exigence fondamen­tale de notre âme. » C'est la traduction dans le langage scolaire contem­porain de la réponse de Dieu à Moïse (Ex. III, 13). Moïse dit à Dieu : « Voici, j'irai vers les enfants d'Israël et leur dirai : le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. S'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? Et Dieu dit à Moïse : « JE SUIS m'a envoyé. » Et André Charlier se dépeint tout entier dans cette phrase où il essaie de décrire le génie français : « Notre génie ne serait pas si libre s'il n'avait pas cette exigence secrète qui nous fait faire, sans en rien laisser voir, les sacrifices qui nous coûtent le plus. » (p. 117) Sa voie était profondément mystique, et liée dans son usage aux grands faits historiques du temps où il a vécu. C'est à cette génération-là que pensait Péguy lorsqu'il écrivait (*L'Argent, suite*) en 1913 : « Rien n'est aussi poignant, je le sais, que le spectacle de tout un peuple qui se relève et veut son relèvement. Et rien n'est aussi poignant que le spectacle d'une jeunesse qui se révolte. Je le sais. Si je ne le dis pas plus souvent c'est que j'ai horreur de tout ce qui est excitation, de ce qui est romantisme et d'un enthousiasme qui n'est point ceinturé. Mais enfin, il est permis d'en parler pourvu qu'on en parle sévèrement. Rien n'est aussi anxieusement beau que le spectacle d'un peuple qui se relève d'un mou­vement intérieur, par un ressourcement profond de son antique orgueil et par un rejaillissement des instincts de sa race. Mais plus cette rétor­sion est poignante, plus il serait tragique de la livrer aux mêmes maîtres des mêmes capitula­tions. 32:166 Plus elle est précieuse plus il serait vil de la livrer. Plus elle est unique et presqu'inatten­due et plus elle passe toute espérance, plus il serait désespérant de la livrer. Plus elle est jeune et forcément naïve et ignorante et inno­cente, plus il serait criminel, plus il serait inique et fou de la livrer. « Oui, l'heure est poignante, c'est entendu, et nul ne le sait plus que nous. Mais elle devien­drait aisément tragique si on remettait toute cette nouveauté aux vieilles mains de toutes ces vieilles hontes. « Tout ce que nous demandons est tellement simple. Nous demandons qu'ils aillent se repo­ser. Et qu'on ne les remplace pas par des pareils. » En ce temps-là André Charlier avait 18 ans. Un an et demi après il était chrétien et soldat. Ce que dit Péguy est très juste mais hélas cette belle jeunesse, y compris ses maîtres comme Péguy lui-même et Augustin Cochin, comme beaucoup d'autres, de jeunes artistes aussi, ayant déjà donné des preuves de leur savoir et tant de héros connus seulement de leurs frères d'armes, de leur famille ou des témoins des promesses qu'ils laissaient paraître, Dieu les a rappelés aussitôt non seulement comme une rançon mais comme un capital épargné pour l'avenir. André Charlier est un réchappé et il vient de mourir des suites de ses blessures de guerre. Et ce que craignait Péguy est arrivé : à la place de ces morts « *les vieilles mains de toutes ces vieilles hontes *» ont gardé le pouvoir et l'ensei­gnement. *Et ils ont été remplacés par des pareils.* Au bout de cinquante ans nous voyons la suite : l'Université en décomposition a décomposé l'Église et livré notre peuple aux barbares. Tout est-il perdu ? Nullement. Ces morts de la grande guerre nourrissent notre espoir. Beaucoup sont des saints ; leur prière demande à Dieu de sauver cette nation pour laquelle ils sont morts et Dieu les exaucera, mais à son heure. Ne savez-vous pas, ô mes frères, que la France de S. Louis et de Jeanne d'Arc est la plus coupable de la terre ? Qu'elle a rejeté ce qui faisait sa force et sa gloire ; elle tourne délibérément le dos, par les chefs qu'elle se donne, à son salut temporel car elle abandonne sa mission spirituelle. 33:166 Comment l'aventure des nations pourrait-elle n'être pas mystique puisqu'un monde surnaturel les domine où règne la volonté de Dieu ? Mais ce qui s'est passé entre 1904 et 1914 va se reproduire, une jeunesse renaît pour reprendre la tâche échappée aux mains défail­lantes des heureuses victimes immolées. Dieu qui nous a rudement châtiés par la défaite et le retour derrière un aventurier de tous les parasites qui avaient conduit la France à sa perte, a néanmoins épargné cette fois notre jeunesse. Qu'elle suive ses vrais guides et parmi eux cet André Charlier qui a si bien montré les dessous spirituels de notre vocation. C'est dans l'*Invention à deux voix* qu'il a le mieux exprimé le fond de sa pensée et probablement les prodromes même de sa conversion : « C'est curieux que vous ne sachiez pas, à votre âge, doué comme vous l'êtes d'une certaine culture, vous qui êtes ce qu'on appelle un garçon « bien né », ce que c'est que la passion de la France. Cela n'a rien à voir avec cette espèce de fureur aveugle qui éclate parfois dans les foules quand un homme a trouvé le secret de les électriser. C'est un sentiment silencieux, c'est le besoin de descendre au fond de soi-même et de faire des gestes de sa race, des gestes vrais. Vous ne savez pas, mon cher, à quel point la France est une aventure unique : il n'est pas étonnant que les étrangers n'y comprennent rien. Et c'est une aventure qui n'est pas finie, parce que bien que ce mot vous déplaise, c'est une aventure mystique. C'est ce qui vous explique que Jeanne d'Arc ait été possible et je ne crains pas d'ajouter qu'elle n'était possible que chez nous. » Voilà qui peut paraître à beaucoup l'image d'un patrio­tisme outrecuidant. La base en est pourtant Véritable. Il n'y a pas deux Jeanne d'Arc dans l'histoire et elle naquit chez nous. Les peuples sont complémentaires, ils ne sont pas égaux ; toute l'histoire le dit. Les Sémites détruisaient tout, cités et nations. Cyrus, un aryen, conquit tout et ne démo­lit rien. Les Perses étaient aussi humains que les Grecs (seul le christianisme permit de faire mieux) et leur reli­gion était peut-être supérieure au foisonnement mytho­logique des passions débridées qui constitue la religion des Grecs. Mais dans l'art et la pensée ? Les Perses n'ont rien laissé que la *Cyropédie* d'un Grec (et le *Zen Avesta*)*.* 34:166 En 1914 la boucle du ceinturon de nos adversaires portait, ciselée dans le bronze, cette inscription : *l'Allemagne par-dessus tout.* Quel Français de l'extrême droite à l'extrême gauche eût osé mettre : « La France par-dessus tout » ? Sauf de rarissimes fanatiques. Proudhon eût dit « justice par-dessus tout » et se serait très bien battu. Jeanne d'Arc disait : « Dieu premier servi » ; et nos drapeaux portent *Honneur et Patrie.* L'honneur est le premier. Qu'est-ce donc que cet honneur qui s'impose à l'idée de patrie ? Les commandements de Dieu tout simplement, qui sont toujours chez les honnêtes gens, même se croyant athées, le fond de la morale. Nous avons parlé du chef-d'œuvre que les Compagnons du Tour de France offrent à leur corporation ; cette institution non réglementée est d'après les Compagnons eux-mêmes, incompréhensible au ouvriers étrangers. C'est le pendant de la devise du drapeau dans nos humbles métiers, c'est leur honneur. André Charlier continue : « Je connais deux races d'hommes : il y a ceux qui se nourrissent de leurs sentiments et de leurs pensées et qui ne peuvent jamais aller au-delà, c'est-à-dire qu'ils se nourrissent d'eux-mêmes et comment n'auraient-ils pas de nausée, de ce plat insipide et sans variété ? Il y a ceux, moins nombreux que les premiers, qui étant allés jusqu'au bout de leurs pensées et de leurs sentiments s'aperçoivent qu'il y a encore une part d'eux-mêmes qu'ils ne soupçonnaient pas et qui est disponible : c'est là que naissent ces pensées *qui ne viennent pas de nous,* et de qui viendraient-elles sinon de Dieu ? » Telles sont exprimées dans l'âge mûr les pensées qu'André Charlier avait eues dans sa jeunesse. Ensuite il prophétise sans prétentions outrecuidantes : « Cette nuit paisible d'une paix menacée comme toutes les choses humaines, nous donne des clartés inattendues : il semble qu'elle nous ouvre un grand livre que le jour, dans quel­ques heures, va refermer. Je vois actuellement la France redevenue sensible à quelque chose de très ancien qu'elle avait oublié et qu'elle cherche confusément depuis longtemps. 35:166 Il y a, des mo­ments où un homme dans sa vie, sous 1'influence de circonstances manifestement concertées par quelqu'un d'autre que nous, descend tout d'un coup au fond de soi-même. Il en est de même des peuples, et je crois qu'un moment de ce genre est en train de naître pour la France. Nous ne sommes rationalistes et logiciens qu'à la surface : si peu que nous consentions à vaincre cette attitude d'esprit et à descendre en nous-mêmes, et aussitôt nous sommes emportés par un besoin invincible de ressaisir les réalités (...). L'aventure de la France est une aventure mys­tique, elle ne se déroule pas sur le plan intellec­tuel et moral. Il y a quelque chose qui bouge dans les profondeurs de l'âme de la France, et il faudra bien que cela sorte un jour ou l'autre... » (page 163) Ô hommes de 1972 n'est-ce pas de vous, de ses élèves qu'André Charlier souhaite voir sortir cette espérance ? Depuis qu'il était non plus vigneron, mais professeur, André Charlier s'est efforcé de faire retrouver à la jeu­nesse le secret perdu. Les nations sont mortelles certes ; seule durera jusqu'à la fin des temps la sainte Église catho­lique. *La France n'a qu'à vivre la vie de l'Église pour durer.* \*\*\* Son frère ayant fait la statue de Notre-Dame honorée dans la chapelle de l'École des Roches, construite par Storez, fit entrer André Charlier dans cette école. Dirigeant une « maison » de cette école originale, André Charlier fit l'expérience de la formation de la jeunesse. La guerre survint en 1939 et il fut mobilisé comme capitaine de réserve. Il avait 55 ans. Une crise du foie le retira du front et le foie ne fut opéré que quelques années plus tard. Au milieu de la pagaille qui suit un désastre, il eut à protéger la jeunesse qui lui était confiée. Il arriva ainsi dans le midi de la France à temps pour éviter d'être fait prisonnier avec 700 hommes de toutes armes (il y avait des spahis) qui s'étaient ralliés à une troupe bien com­mandée. 36:166 Comme officier, il n'avait qu'un médecin auxi­liaire. Et sur la place du village, au milieu d'une population émue et silencieuse, il y eut le 14 juillet 1940 une prise d'armes entièrement correcte, face au drapeau pour main­tenir dans tous les cœurs la flamme de l'espérance. Il fut ensuite nommé Directeur de l'École des Roches réfugiée à Maslacq près d'Orthez et quand l'école put reve­nir en Normandie lors de la paix, il prit la direction du Collège de Normandie alors ruiné par l'incompétence, et là le suivirent dans une fidélité aussi rare qu'exemplaire 75 élèves méridionaux de l'École de Maslacq. Ses anciens élèves qui ne sont pas si vieux savent ce qu'il a fait. A sa lumière, ils ont allumé la leur. Puissent-ils faire de même pour leurs enfants. Il dirigeait une école très libre dans sa discipline et son organisation ; il avait appris la viticulture, non dans une école, mais avec des vignerons intelligents ; il avait conti­nué ses études pendant sa convalescence après la guerre de 1914 au coin du feu en hiver et sous la treille pendant la belle saison, tout en aidant au jardin potager. Il était donc très novateur, ne s'inquiétant guère d'imiter ce que faisait l'État, croyant à l'acquisition de l'expérience et du savoir, non aux diplômes, le contraire en somme de ce qui nous est imposé. En ce moment, on est en train de scola­riser l'apprentissage des métiers sous prétexte de fournir des ouvriers très compétents à l'industrie. Mais l'Alle­magne où l'organisation est d'une qualité supérieure n'a *aucune formation scolaire de l'apprentissage *; tout est laissé aux métiers. Chez nous l'administration remplace le gouvernement car les hommes politiques n'y ont d'autre occupation que se chasser les uns les autres du pouvoir et de se partager l'assiette au beurre. Ils laissent donc l'administration, qui au moins a quelque compétence (administrative), gou­verner. Mais rien n'est plus contraire que *le gouvernement* qui doit soutenir et aider au besoin toutes les libres ini­tiatives profitables au bien commun et *l'administration* dont l'idéal est simplifier et unifier. Mais vouloir unifier le pompier et le croque-mort, l'élagueur et le scribe conduit loin. Il vaut mieux laisser le pompier et le croque-mort combiner eux-mêmes leur propre statut. C'était la ma­nière de Philippe Auguste et de saint Louis. 37:166 Il est excel­lent de défendre la foi des apôtres enseignée par tous les Conciles et les successeurs de Pierre, mais les Français seraient bien aveugles de ne pas voir que l'administration publique tend à supprimer toutes les institutions libres comme l'apprentissage artisanal, qui ne coûtait rien à l'État, pour le remplacer par de coûteuses études qui abaisseront nécessairement le niveau moral des apprentis. Car l'atelier est un milieu moral supérieur à l'école : c'est un milieu *réel* qui est une promotion pour l'adolescent. Il y est en contact avec les nécessités d'une profession, avec des adultes hiérarchisés, avec les nécessités du marché, les imprévus et même les crises économiques amenées, en général, non par un cyclone ou une gelée, mais par la folie de l'argent. L'apprentissage a besoin certes d'être modifié de temps en temps suivant les circonstances matérielles ou sociales, mais c'est l'affaire de la profession, non d'une administration d'État en retard de soixante ans sur les initiatives privées, qu'elle arrête généralement. Et, comble d'aberration, on en est maintenant à demander à l'État une indemnité pour les artisans qui prendront des apprentis ! L'administration va gagner, le désir de domination qui la travaille va être satisfait. Et aux chômeurs qui s'annoncent, elle donnera ou louera les terres qu'elle a forcé les paysans à abandonner ou bien elle en fera des Kolkhozes ou des Sovkhozes avec le même résultat prévisible qu'en Russie. Les Français n'ont pas l'air de se rendre compte que leur sort se joue dans ces lois et ces décrets tripotés par des politiciens ignorants qui calculent le nombre de voix à déplacer au profit de leur groupe plutôt que de s'ins­truire des réalités. Les syndicats ont été consultés, eux qui ont toujours refusé de s'occuper de l'apprentissage, les artisans, point. Français, lecteurs d'ITINÉRAIRES, gare à vous ! Vos liens se resserrent, vous ne pourrez même plus vous battre. C'est parmi vous, vos enfants, vos amis qu'An­dré Charlier a vu ses élèves « descendre au fond d'eux-mêmes » pour retrouver les sources ; les bases de la conscience morale et du bien faire. C'est vous qui êtes destinés à reprendre cette aventure mystique de la France. Elle commence par L'ÉTUDE DE LA FOI et non la routine des rites obligatoires, par L'APPRENTISSAGE D'UN MÉTIER et non les bavardages théoriques, L'ÉTUDE DES GÉNIES DE TOUS LES TEMPS et non celle des sophistes, par L'APPRENTISSAGE DE L'HONNEUR dans l'accomplissement des moindres tâches... et celui de ses défauts dans l'examen de conscience auquel aboutissaient forcément chacun des « appels » qu'André Charlier prononçait chaque soir dans les écoles qu'il était appelé à diriger : 38:166 peut-être croyez-vous qu'il faut être bien à l'aise pour s'engager ainsi ? Sûrement il faut être sorti de la misère car celle-ci éteint l'homme. Mais les frères Charlier ont choisi *la pauvreté pour rester libres.* Com­prenne qui pourra. Mais Jésus a dit : « Cherchez premiè­rement le royaume de Dieu et sa justice et tout cela (nourriture, vêtement) vous sera donné par-dessus. » (Matt. 6, 33.) Est-ce que, par hasard, vous ne croiriez pas Notre-Seigneur ? La productivité alors ? Malheureux : essayez au moins, et priez. \*\*\* Réussirez-vous dans cette tâche ? Je n'en sais rien. Je puis vous conter qu'elle a été déjà tentée plusieurs fois sans réussir, mais l'échec est aussi glorieux qu'une réus­site, et il prépare le pardon divin. L'écrasement inattendu de la France en 1870 réveilla les esprits. Renan écrivit sa *Réforme intellectuelle et morale.* Déjà en 1849 il avait fait connaître les critiques que les Allemands faisaient de notre enseignement ; elles portaient sur les concours comme seule méthode de recrutement et contre la centra­lisation. Après 1870 Renan est d'accord avec les critiques allemands. Il dit ([^1]) : « Notre système d'éducation a besoin de ré­formes radicales ; presque tout ce que le Pre­mier Empire a fait à cet égard est mauvais. L'instruction publique ne peut être donnée directement par l'autorité centrale ; un minis­tère de l'Instruction publique sera toujours une très médiocre machine d'éducation (...). C'est surtout dans l'enseignement supérieur qu'une réforme est urgente ; les écoles spéciales imagi­nées par la Révolution, les chétives Facultés créées par l'Empire ne remplacent nullement le grand et beau système des Universités auto­nomes et rivales, système que Paris a créé au Moyen Age et que toute l'Europe a conservé, excepté justement la France qui l'a inauguré vers 1200. En y revenant nous n'imiterions per­sonne, nous ne ferions que reprendre nos tra­ditions. » 39:166 C'était urgent il y a cent ans. Vous commencez à l'en­tendre ; c'est très bien. Le clergé manifeste l'intention bien marquée d'aban­donner tout l'enseignement à l'État et essaye de l'arracher aux religieux et religieuses qui défendent encore la liberté de l'évangélisation. Il ne retarde que de 170 ans. Taine après 1870 entreprenait d'écrire son gros ouvrage sur *Les Origines de la France contemporaine.* Il s'atta­quait à la Révolution française. Comment s'y prit la cama­rilla secrète qui dirigeait en sous-main la France pour la mener à ce que nous sommes ou à ce que nous allons être ? On ne tint aucun compte des réformes scolaires préconi­sées par Renan qui avait en ces matières une expérience incontestable et on lui fit une gloire de sa *Vie de Jésus.* Chesterton, parlant de la *Vie de Jeanne d'Arc* d'Anatole France, écrit : « Je n'y ai jeté qu'un coup d'œil, mais ce coup d'œil m'a suffi pour me rappeler la *Vie de Jésus* de Renan. C'est la même étrange méthode du respectueux sceptique. Discréditer des histoires surnaturelles qui ont un fondement en racontant des histoires naturelles qui n'en ont pas. » On agit autrement pour Taine. Le premier volume de ses *Origines* contenait la critique détaillée de l'Ancien Régime ; ce volume seul fut conseillé et mis à la disposi­tion des élèves même dans des écoles normales supérieures, comme à Sèvres ; et on lui fit grand honneur de *La Fontaine et ses Fables,* essai d'une explication matérialiste du génie d'un auteur. Péguy le définit : le circuit de la Grande Cein­ture. Car jamais Taine ne pénètre au centre du sujet. Nous ne défendons pas Renan et Taine. Nous conseillons de lire à leur sujet le *Zangwil* de Péguy qui est très important, le meilleur de ces *Situations* qui ont été réunies en un volume à part et où *Zangwil* n'a pas trouvé place. Renan et Taine sont les gloires de ce temps. Un homme comme Ernest Hello a l'esprit moins étendu mais bien plus pro­fond. 40:166 Ils n'étaient pas les seuls ; en 1868 le père Didon, dominicain, s'écriait dans un carême à Saint-Jacques-du-Haut-Pas : « Les rois ont failli, la noblesse a failli, le clergé a failli, le peuple a failli ! » ; et après la commune en 1871 : « Malgré tout, je demeure vivant, intrépide, opiniâtre dans mon espérance et invinciblement croyant à la régénération de l'âme humaine, comme à la résurrection de la France. » A cette même époque, 1871, les disciples de Le Play créèrent les cercles d'ouvriers catholiques pour y répandre les saines idées sociales. Les principaux étaient deux offi­ciers, La Tour du Pin et de Vogüé, qui avaient été prison­niers en Allemagne avec l'armée de Metz et y avaient connu les efforts des catholiques allemands pour amorcer une action sociale parallèle à celle qu'accomplissait Le Play en France ; Mgr Ketteler, archevêque de Cologne, avait lui aussi un programme corporatif. Ils décidèrent de se consa­crer à cette tâche glorieuse de faire passer dans l'économie politique les idées sociales chrétiennes. Ils eurent contre eux bien entendu les partisans des révolutionnaires mais, hélas, tous les catholiques libéraux aussi qui croyaient à la liberté apportée par la Révolution, sans s'apercevoir qu'en libérant l'individu de toute contrainte sociale, ils le livraient sans défense au plus riche, au plus fort, ce que toute l'ancienne société chrétienne avait essayé d'évi­ter. L'influence de La Tour du Pin fut grande cependant ; Le Play, lui et leur école furent les inspirateurs de la pre­mière encyclique sociale du Saint-Siège : *Rerum Novarum,* signée par Léon XIII. Malheureusement le même pape recommandait et même imposait à peu près en même temps aux catholiques le ralliement à la République. De Vogüé se sépara de La Tour du Pin pour fonder un parti poli­tique : un de plus pour contribuer à diviser la France et les catholiques eux-mêmes. Ils étaient en 1871 des hommes d'âge mûr : la jeunesse de ce temps comprenait Pétain qui fut l'élève du P. Didon au collège d'Arcueil où il prépara le concours de Saint-Cyr. Élevé par son oncle l'abbé Lefèvre, il eut d'abord une voca­tion monastique. 41:166 Il avait 15 ans en 1871 et le désastre où nous conduisirent l'insouciance, la vanité, l'amour des jouissances qui dominaient sous l'Empire, le conduisit à choisir la vocation militaire pour aider au relèvement du pays. Vous croyez cela bien loin : le père d'André Charlier était du même âge que Pétain à un an près. Pétain avait 17 ans de plus que Péguy : première génération : Pétain en est la fleur, elle n'a rien donné (sinon parmi les saints connus ou ignorés) de plus grand que lui. Il est curieux de voir que Pétain comme Péguy qui appartenait à la génération suivante sont restés républi­cains tant qu'ils l'ont pu. Péguy jusqu'à la veille de sa mort glorieuse en 1914, Pétain jusqu'à ce qu'il eût participé au pouvoir en 1934, car il vit là sacrifier l'intérêt du pays à celui des partis. L'un avait vu l'Empire, l'autre avait été élevé par des républicains formés par l'Empire. Cepen­dant la famille de Pétain était plutôt légitimiste, mais il semble que Pétain ait reproché au comte de Chambord de s'être -- sous des prétextes -- écarté du pouvoir. Nous pouvons comprendre combien le comte de Cham­bord avait raison. Il ne voulait pas d'une royauté parle­mentaire avec un roi ficelé comme un saucisson et une clique de politiciens gouvernant sans autre responsabilité que de se remplacer à tour de rôle à la suite d'intrigues de couloir qui font oublier les véritables intérêts du pays. Le comte de Chambord a prononcé en effet une parole si profonde qu'elle est encore incomprise : ON NE GOUVERNE PAS UN PAYS AVEC DES INSTITUTIONS FAITES POUR L'ADMI­NISTRER. C'est ce qu'on trouve expliqué dans un article publié par Henri Charlier dans les numéros 2, 3 et 4 d'ITINÉ­RAIRES : *Se réformer ou périr : la confusion du gouverne­ment et de l'administration.* La tâche de la génération des élèves d'André Charlier (22 ans de moins que Péguy et trente ans de plus que vous) est de faire ce discernement et de créer les institutions qui permettront de gouverner honnêtement. Certainement cela vous conduira à vous administrer vous-mêmes. Cela vous coûtera moins cher que l'administration d'État. Un élève de l'enseignement technique coûte à l'État 3 500 F par an. La formation théo­rique et pratique en entreprise privée lui revient à 240 F. L'État s'est même aperçu, un jour de grand soleil, que les routes faites par les entreprises privées lui coûtaient le quart en moins que faites par ses propres services. 42:166 L'atten­tion est tournée en ce moment vers la réforme régionale ; le projet du gouvernement est là pour l'escamoter : car il veut y introduire de droit tous les élus du suffrage uni­versel. Son projet ne serait pas voté sans leur consente­ment et ils tiennent à paraître indispensables. Or ils ne représentent que des partis politiques aptes à diviser la nation sur des bobards sans portée qui n'ont pas de rap­port avec les véritables intérêts de tous. C'est connu depuis longtemps. Renan disait (*Réforme* etc., p. 538) en 1871 : « *Responsabilité,* mot capital, Messieurs, et qui renferme le secret de presque toutes les ré­formes morales de notre temps. » Et Lacordaire dans ses *Lettres à un jeune homme :* « La liberté n'est possible que dans un pays où le droit l'emporte sur les passions. » (1^e^ lettre) Vous avez à créer ce droit, à établir ces responsabilités réelles pour supprimer ces parasites qui vivent sur le pays sans aucune responsabilité que de laisser la place à un autre semblable quitte à la reprendre au premier faux pas de leur vainqueur. Votre tâche n'est pas commode, mais il faut la concevoir d'une manière concrète en commençant par l'organisation complète des entreprises en chacun des grands métiers, et non d'une manière théo­rique comme nos vingt ou vingt-cinq « Constitutions » défuntes en cent ans. Il convient d'intéresser les ouvriers à la vie de l'entreprise non en leur donnant une autorité qu'ambitionnent seulement les chefs syndicalistes dont le but caché n'est autre que la révolution, mais en diffusant la propriété même de l'entreprise dans le personnel ou­vrier. Ce sera un commencement d'entente. C'est ce que préconise Salleron. Dans un article récent de la *Vie des Cadres,* Salleron écrivait très justement : « Du haut en bas de l'échelle industrielle, tous les contacts que j'ai pu avoir avec les pro­ducteurs m'ont convaincu qu'ils sont fondamen­talement saint-simoniens (en haut) et prou­dhoniens (en bas). 43:166 Ces épithètes sont certes globales. Mais enfin, ce qui constitue d'un côté, l'essence du capitalisme, et de l'autre l'essence du communisme, ne me semble avoir jamais pénétré l'esprit français. » L'esprit saint-simonien était un esprit de *producteurs* décidés à éliminer les parasites. Auguste Comte fut secré­taire de Saint-Simon, le positivisme était l'état d'esprit général, dans les assemblées politiques et même chez beau­coup de gouvernants. On trouvera dans le premier volume de la *Vie de Prou­dhon* de Daniel Halévy des souvenirs qui confirment cette observation. On lira page 393 les débuts du conflit entre Marx et Proudhon ; et l'étonnement d'Halévy était grand d'avoir retrouvé en 1900 le même conflit entre les mêmes corporations : « Me trouvais-je en face d'une tradition d'ordre historique ou d'ordre psychologique ? De cette deuxième hypothèse un intelligent ébéniste m'avait donné l'explication : « Les tailleurs sont communistes parce qu'ils taillent à coup de ci­seaux dans une étoffe étalée sur un plan. Nous autres, ébénistes, nous travaillons sur trois plans, ça change tout. » Le communisme est une solution simpliste ; les ou­vriers d'un métier où les causes s'entremêlent au cube au lieu du carré ont des habitudes d'esprit plus subtiles. Les critiques de Proudhon au communisme étaient excel­lentes mais sa propre doctrine n'était pas praticable telle qu'il l'exposait. En tout cas en 1900 et jusqu'après la guerre de 1914 les syndicalistes n'étaient pas marxistes. Les « universités populaires » furent demandées par les ou­vriers ; les intellectuels furent incapables d'y satisfaire faute de cette connaissance pratique de la vie intellectuelle d'un homme de métier comme l'ébéniste de Daniel Halévy dont j'espère qu'on a apprécié la profondeur. Mais André Charlier avait cette base intellectuelle irremplaçable que lui apportait son éducation rurale. Ce n'est pas rien, n'ou­bliez pas cette cause de ce qu'il vous apporta ; les gens n'ayant appris que dans des livres sont un danger public. 44:166 La doctrine de Marx était non pas meilleure, mais bien pire que celle de Proudhon qui reposait sur des bases morales irréprochables ; mais elle était très « pratique » car elle avait comme fond la lutte des classes. Les parle­mentaires qui voulaient s'emparer du pouvoir, bourgeois sans contact réel avec le peuple, comme Jaurès et Léon Blum, sautèrent sur ce moyen de créer une opposition irré­ductible et facile à passionner. C'était, hélas ! un moyen profondément antisocial, contraire à l'intérêt véritable des travailleurs eux-mêmes, comme à toute la société, et dont nous commençons d'apprécier les conséquences. Comment lutter ? Dans l'ensemble la bourgeoisie était voltairienne au XIX^e^ siècle. Un grand commerçant me disait « *Nos mères ont passé leur vie à prier pour que leurs maris se convertissent à l'heure de la mort. Moi je me suis converti comme j'ai pu à la quarantaine, et ces morveux-là* (il me montrait son fils qui était de la génération d'André Char­lier), *ces morveux-là, à vingt ans nous font la leçon ! *» Les vrais catholiques, pleins de foi et de bonne foi, appartenant à la génération de Montalembert, étaient libéraux. Ils ne se rendaient pas compte que la seule liberté qu'avait appor­tée la Révolution française était celle de l'argent (en sup­primant les autres). Ces honnêtes gens en jouissaient eux-mêmes sans malice et avec générosité ; mais amenaient ainsi les violents appels de Proudhon à la justice. Leur situation personnelle leur cachait le vrai problème. Or quel chrétien n'est pas obligé de constater que le travail est une institution divine et qui a des lois divines. « *Dieu prit l'homme et le plaça dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder. *» Ni le lapin ni la girafe n'ont cette vocation ; ils jouissent de la création simplement, comme ils peuvent. La peine dans le travail vient de la faute de l'homme, non de sa mission primitive qui est de collaborer à la création, non par le simple usage comme les bêtes, mais par un travail. Ce travail était organisé. Il y avait le repos obligatoire du septième jour. (La Révolution le recula au dixième jour ; c'était plus savant, plus rationnel, plei­nement arithmétique.) Il suffit de lire le Pentateuque pour connaître les exigences pratiques de la loi du temps de Moise au sujet du travail. Que s'est-il passé ? Le voici exposé par Max Weber dans *L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme :* 45:166 « En règle générale on a défini le rationa­lisme économique comme fondement de l'éco­nomie moderne (...). A bon droit sans aucun doute, si l'on entend par là l'accroissement de la productivité du travail, qui a *soustrait celui-ci à la sujétion des limites organiques de l'homme* en soumettant les processus de production aux données de la science. » C'est nous qui soulignons. Une machine peut faciliter le travail sans dépasser les *limites organiques de l'homme.* Mais nous verrons ce qui fut oublié d'autre manière. Con­tinuons : « Mettre le travail au service d'une organi­sation rationnelle qui fournisse à l'humanité ses biens matériels est toujours apparu, incontes­tablement, aux représentants de l'esprit du capi­talisme comme un des buts de leur tâche. » Il est certain qu'entre 1830 et 1914 le pouvoir d'achat de la monnaie *stable* qui régnait alors a triplé. Mais au prix de quelles misères dans la classe ouvrière ! Nous répé­tons les paroles de Le Play, le grand économiste du XIX^e^ siècle, qui ont déjà été publiées dans cette revue : « L'existence d'une classe nombreuse privée de toute propriété et vivant en quelque sorte dans un dénuement héréditaire est un fait nou­veau et accidentel. Les nations manufacturières y remédieront, non par le procédé impuissant de la spoliation des riches, mais par la réforme morale de la société. » Ceux qui furent capables de « *mettre le travail au ser­vice d'une organisation rationnelle *» avaient affaire à des hommes libres. Leur organisation dite rationnelle a fait de ces hommes les esclaves de la matière. Car ils n'ou­blièrent qu'une chose : la destinée de l'homme peut être comprise par la raison mais n'en dépend pas. La raison est un instrument et l'intelligence n'est pas la raison et la dépasse. L'intelligence a des vues qui lui viennent de Dieu et la destinée de l'homme nous est révélée, et non pas découverte par la raison. 46:166 Celui qui ne cherche qu'à organiser rationnellement le travail cherche à estimer les possibilités matérielles de la nature humaine et oublie sa destinée et ses possibilités morales. Le travail de l'homme a été compris comme une simple donnée économique qui se calcule comme le ren­dement d'une machine. On oubliait que l'homme a une famille, une responsabilité morale vis-à-vis de cette fa­mille qu'il est interdit d'altérer ; l'employeur doit l'en­courager et non la limiter. Pour amortir plus vite les ma­chines on organise en ce moment le travail avec quatre équipes dont deux passent la nuit. On paiera plus cher ces dernières et des hommes jeunes accepteront. Qui s'in­quiète de voir supprimer la vie de famille ? Elle est com­plètement désorganisée si son chef normal dort (autant qu'il le pourra) quand les autres veillent. Et les enfants sont envoyés à la rue pour qu'ils ne fassent pas de bruit. Enfin, de rationalisme en rationalité, on remplace autant qu'on peut les ouvriers par des machines sans se soucier de créer des chômeurs. Notre auteur, Max Weber, ajoute : « De même, la rationalisation sur la base d'un calcul rigoureux est une des caractéristiques fondamentales de l'économie capitaliste indi­viduelle dirigée avec prévoyance et circonspec­tion vers le résultat escompté. Quel contraste avec la vie au jour le jour du paysan, avec la routine de l'artisan des anciennes corporations et de ses privilèges ou encore avec le capitaliste aventurier attiré par l'exploitation des circons­tances politiques et les spéculations irration­nelles. » Eh oui ! le paysan dépend du temps et de la saison, c'est irrationnel. Eh oui ! l'artisan avait des privilèges qui le défendaient contre le pouvoir de l'argent ! On ne pou­vait être marchand de meubles si on n'était pas capable de les faire, le travail de nuit n'était permis que dans cer­taines corporations pour des travaux exceptionnels. Car en toute réglementation, l'homme moral était au premier plan et non l'économie financière. Telle est la grande distinction oubliée par tout le monde moderne. 47:166 Cependant le capitalisme a débuté chez les protestants par une sorte d'ascétisme rigoureux comme on le voit chez les puritains. Mais tandis qu'avant la réforme cet ascé­tisme était détaché du monde, après la réforme il fut à l'intérieur du monde. Comment cela ? Le réformé, tant pécheur fût-il, pensait n'être sauvé que par la foi seule, sans les œuvres, mais il n'avait ni confes­sion, ni absolution ni ferme propos, ni communion. Com­ment dès lors avoir une confirmation pratique du pardon de Dieu ? Ce fut la réussite dans les entreprises et il s'en donna furieusement la peine. Mais un siècle après, ne subsistait que l'appât du gain. Jusqu'à la Révolution nos corps de métiers furent régis *par une loi morale fondamentale* qui empêchait les abus économiques, et l'économie interne des métiers, différente en chacun d'eux, n'oubliait jamais la loi morale fonda­mentale. Une institution qui avait dix siècles d'existence avait toujours eu besoin d'ajustements avec la réalité con­temporaine changeante. Elle en avait certainement besoin en 1789. Mais dès qu'ils le purent, les hommes au pouvoir supprimèrent complètement les corporations et interdirent toute association de travailleurs et d'employeurs. Peut-on s'étonner de ce que la question sociale ne soit née en France qu'après la Révolution ? Toutes les institutions chari­tables des corporations pour les indigents, les chômeurs, les malades, les vieillards avaient été « liquidées » comme biens nationaux. L'ouvrier restait seul et sans aide. La grande industrie naissante n'a pu créer un proléta­riat qu'en exploitant sans miséricorde le travailleur que la Révolution avait « libéré » de toutes les protections des institutions corporatives. On avait supprimé ainsi ce qui assurait un équilibre social. On abandonnait l'ouvrier à la merci d'un employeur qui n'était même plus du métier, *n'avait que de l'argent et ne faisait travailler que pour en gagner,* sans même s'intéresser au produit. C'est ainsi que périrent les styles du mobilier. Les esprits perspicaces se rendirent compte rapidement que la société était devenue amorphe, que les institutions liant les hommes d'un même métier, celles qui liaient les professions les unes aux autres et celles-ci à l'État avaient disparu sans être rem­placées. Saint-Simon était né en 1760 ; il avait donc bien connu l'Ancien Régime. Cet ancien soldat avait fait la guerre d'Amérique et à 23 ans il était colonel ; il avait gagné son grade. 48:166 Il était ennemi des privilèges dont la raison d'être n'existait plus, comme l'exemption d'impôt pour la noblesse. Cette exemption venait de ce que les nobles étaient soldats à leurs frais et pour un nombre de jours fixé par la coutume. Mais l'armée permanente leur donnait un traitement et le privilège n'avait plus de rai­son. Saint-Simon était contre les oisifs. Ses disciples furent de simples positivistes organisant rationnellement le tra­vail mais nullement communistes. Proudhon est né en 1819, à deux générations de dis­tance, en un temps où la malfaisance du système né de la Révolution était bien visible. Il savait le latin et le grec, il était typographe et correcteur des épreuves. Au lieu de voir les choses par en haut, comme Sismondi et Saint-Simon, il les voyait de l'atelier, ce qui est bien nécessaire aussi. Il concevait la réforme comme une fédération d'ate­liers libres. La haute honnêteté de sa pensée lui a valu cet éloge de Sainte-Beuve : « Noble en son artisanerie il aurait honte s'il vivait du hasard ou du commerce de sa plume. Il se croirait deux fois fautif, fautif envers sa profession, source légitime du gain ; fautif en­vers sa vocation spirituelle compromise par le souci du gain. « Voilà des idées solides et saines. Proudhon ne se doute pas en les formulant que ce sont des idées révolutionnaires. Toute idée, à vrai dire, toute volonté radicale et pure est révolu­tionnaire dans nos vieilles sociétés, produits de races, de croyances mêlées et de transactions séculaires. Et particulièrement toute volonté conforme aux antiques principes des mœurs est révolutionnaire en des temps destinés à la cri­tique des principes et à la dissolution des mœurs. » La formation de Proudhon explique que les ouvriers français soient au fond proudhoniens et non marxistes, comme l'a très bien vu Salleron. Et jusqu'en 1914 les typo­graphes syndiqués entreprenaient à leur patron la façon de ce qu'ils avaient à imprimer. Hyacinthe Dubreuil est de la même lignée. On doit lire ses livres : *L'équipe et le ballon* et *L'exemple de Bata.* 49:166 Participer à la direction n'in­téresse que les chefs syndicalistes qui veulent la révolution. Mais il n'est pas douteux qu'il faut trouver une « *partici­pation *» à l'ouvrier français où elle est possible, à son échelle, là où elle l'intéresse, dans l'équipe de base. Hya­cinthe Dubreuil nous disait il y a plus de quinze ans : « On verra revenir ces idées-là d'Amérique et alors on me croi­ra. Les ouvriers de Bell Telephone ont proposé à leur com­pagnie de prendre à leur charge une chaîne de montage en respectant toutes les données du bureau d'études. La direc­tion a refusé mais ce n'est qu'un début. » On a traité d'UTOPISTES les réformateurs du XIX^e^ siècle. *Ils l'étaient en effet car ils ne croyaient pas au péché ori­ginel* et n'en tenaient pas compte. Mais les tenants du capi­talisme l'étaient pareillement pour croire qu'une écono­mie purement rationaliste n'avait que des inconvénients de détail. Elle avait au contraire un inconvénient majeur qui devait l'exclure, celui d'oublier le comportement moral de la vie humaine. Et l'état actuel du monde le prouve bien. Tout le monde est pris d'une sorte de folie de la « produc­tivité ». On remplace le personnel par des machines et l'on veut produire plus pour diminuer les prix. Mais quand on aura fabriqué une casserole par jour et par tête d'habitant qui les achètera ? Et si on fabrique en même temps des chômeurs, qui achètera une robe neuve tous les trois mois ? une auto tous les ans ? On essaiera, en des pays où les journaux de mode sont encore inconnus, de vendre les casseroles comme coiffures... pour un temps très court ([^2]). La crise monétaire internationale, même replâtrée, n'est qu'à ses débuts. Les hommes d'argent sont les plus fous du monde, ils seront les derniers à voir le précipice. 50:166 Il est temps de conclure. En dévoilant le secret d'André Charlier et en donnant des exemples de son emploi immé­diat, nous ne visons pas à vous faire réussir suivant le monde, ce qui est toujours très aléatoire. Nous nous effor­çons à faire que rien ne soit perdu de vos efforts ni dans votre vie intérieure, ni dans les travaux de votre devoir d'état. Les grands réformateurs du XIX^e^ siècle, Le Play et ses disciples, n'ont pas réussi mais ils ont inspiré les ency­cliques sociales des Souverains Pontifes. Ils ont donc laissé un grand enseignement qui durera. Pétain fut chargé malgré lui de diriger l'État et il en­treprit de sauver tout ce qui pouvait l'être dans l'heure la plus triste de toute l'histoire de la France. Et il a sauvé d'abord son moral puis commencé d'instaurer un ordre politique et social chrétien. Il a fini comme Jeanne d'Arc et Notre-Seigneur. Mais quel exemple il a laissé pour tous les bons citoyens et l'histoire future ; Maurras a fini de même parce qu'il avait appris aux Français à comprendre leur histoire déformée par l'enseignement public. Comment finiront ceux qui reprendront le flambeau ? Comme Dieu voudra, mais toujours dans l'honneur. André Charlier était un esprit modéré, très secret, très méditatif, mais dès qu'il avait compris où était son devoir, il devenait aussi ferme et strict qu'il avait été accueillant et compatissant aux faiblesses de la nature. Il avait affaire à des jeunes gens. Son rôle n'était pas de les faire entrer directement dans l'étude des questions que nous venons de soulever, sinon incidemment d'après quelque nouvelle du journal qu'il trouvait bon de commenter lors d'un de ses « appels » quotidiens. Mais il s'est appliqué constam­ment à rappeler à ses élèves cette vue fondamentale du lien entre le monde surnaturel et nos petites affaires de foyer, de repas (mais oui, il faut dire le *benedicite*)*,* de négoce et d'industrie. Ce lien a été oublié pendant deux siècles par la majeure partie des chefs catholiques et par tous ceux qui, à leur suite, ne demandaient pas mieux que de l'oublier. 50:166 Or il est le seul moyen de résoudre les problèmes actuels, tels qu'ils se présentent devant vous. Il semble que la crise amenée par cet oubli général se rapproche dange­reusement et vous demandera une vue claire du problème, fermeté, décision et probablement aussi des souffrances. André Charlier vous a montré que tous les grands esprits du monde païen avaient été hantés par le même problème oublié chez nous de ceux-là même qui en avaient reçu gra­tuitement la solution et pouvaient ou devaient l'enseigner. L'Église existe depuis Adam et depuis ces temps loin­tains, elle enseigne à croire à un salut ne pouvant venir que de Dieu seul. Eschyle, Sophocle y ont cru comme au seul moyen de vaincre ce qu'ils appelaient la fatalité, c'est-à-dire la conséquence des concupiscences dues au péché originel. C'est la pensée divine qui pardonne à Oreste son crime ; Antigone fait appel aux lois divines pour expli­quer sa désobéissance aux décrets du prince. Et elle en meurt comme une multitude de martyrs et de saints tels que Vous en avez sûrement dans vos ascendants, pensez-y. Nous sommes tous des économes infidèles qui avons abusé des dons de la grâce. Elle seule pourtant nous peut rendre fidèles à appliquer la justice en toutes choses, elle seule à grandir en foi, en espérance, en charité. Tel est le testament d'André Charlier. Il vous aidera à vous con­duire dans les problèmes imminents qui vous attendent, qu'ils se produisent dans la famille, les affaires ou dans la patrie elle-même. Car votre vie ne se passera pas sans voir une grande guerre... ou pis. Le seul moyen d'en diminuer les effets ou de les tourner au bien c'est d'être toujours et en tout au côté de Jésus-Christ. Bernard Fromant. 52:166 ### La vertu qui donne par Gustave Thibon JE NE VEUX PAS que mon témoignage soit absent de cette gerbe d'hommages que l'amitié et la gratitude offrent ici à la mémoire d'André Charlier. Mais que dire ? Gabriel Marcel a déjà fait remarquer que plus la connais­sance qu'on a d'un être est profonde et intérieure, plus il est difficile d'exprimer une opinion sur lui. Lumière des échanges spirituels, chaleur de la rencontre des âmes, que reste-t-il de ces secrètes merveilles après qu'on les a cap­tées dans le moule des idées et des mots, qui fige et exté­riorise le flot de la source qui coule au dedans de nous ? L'idée de lumière n'éclaire pas, le mot de chaleur ne ré­chauffe pas. Une seule formule, qui comprend tout, me vient à l'esprit quand je songe à André Charlier : *Die schenkende Tugend,* la vertu qui donne, que Nietzsche plaçait au zénith de la morale. Tout le reste -- dons intellectuels, expérience de l'homme et de la vie, sagesse et indépendance du juge­ment, compétence technique, etc. -- gravite autour de ce foyer intérieur. S'il est vrai que l'homme n'est riche que de ce qu'il donne, je connais peu d'êtres qui participaient au même degré à cette richesse inépuisable et inaliénable. Comme d'autres sont en proie au besoin de prendre, André Charlier était possédé par le besoin de donner. Et non seulement ce qui concerne la nourriture de l'esprit et la formation du caractère, mais par-dessus tout l'ouver­ture au mystère et au divin. Une espèce de tendresse sacrée émanait de lui : celle de l'âme pour les âmes, qui, suivant le mot juste du poète, « rend Dieu respirable aux hommes ». 54:166 En lui, l'éducateur et l'apôtre ne faisaient qu'un. Tout ce que je pourrais ajouter affaiblirait la portée de ce té­moignage à un maître dont la vie s'est consumée à veiller sur cette semence d'incréé -- le grain de sénevé de l'évan­gile -- qui repose au fond de la créature et dont la crois­sance fait éclater les limites de l'homme. Gustave Thibon. 54:166 ### Sa présence par Louis Salleron QUAND AI-JE CONNU ANDRÉ CHARLIER ? Le premier sou­venir précis que j'ai de lui est une visite au collège de Normandie. C'était, probablement, il y a quinze ou vingt ans. Que faisais-je là ? Sans doute une conférence. Sur quoi ? Je ne me le rappelle pas. Toujours est-il qu'il m'avait in­vité, avec d'autres, car Gabriel Marcel était au retour dans ma voiture ; et si je n'ai qu'un souvenir très vague de la réunion qu'il avait organisée, par contre je ressens encore avec force l'ambiance dans laquelle elle se déroulait. Mme Charlier était présente, et je comprenais que ce collège était comme une famille où l'enseignement se fon­dait dans une éducation qui était fondamentalement un certain style de vie proposé aux jeunes par ceux qui rem­plaçaient leurs parents et partageaient leur existence quo­tidienne. Sans doute ma mémoire recompose-t-elle les lieux de manière fantaisiste. J'avais l'impression d'avoir été brus­quement transporté dans un décor de Walter Scott. C'était la fête au château, mais le château d'un grand Meaulnes qui eût été situé quelque part dans le Royaume Uni. La Normandie flotte d'ailleurs toujours un peu dans cette équivoque. André Charlier parla, me semble-t-il. Je n'en suis pas sûr. Mais je le vois, assis devant un instrument qui était peut-être un clavecin, ou une épinette, et je l'entends jouant quelques pièces de cette musique du XVI^e^, ou du XVII^e^ siècle qu'il aimait tant. 55:166 Je fus frappé de son jeu. « Il est musicien », me dis-je. Non pas qu'il eût rien du virtuose. Il hésitait plutôt, se méfiant d'accrocher une note... Mais on le sentait possédé par cette musique dont la clarté, l'élégance, la préciosité légère le ravissaient manifestement. Du coup, j'eus le sentiment de le connaître parfaite­ment. Je voyais en lui un homme d'émotion profonde qui, loin de vouloir livrer cette émotion au romantisme des brumes, la rassemblait et l'épurait dans les formes les plus dépouillées de la beauté. Plus tard, je l'entendis jouer de nouveau, chez lui, dans cette petite maison où il s'était retiré avec sa femme, à Neyrieu, près de Groslée, entre le Rhône et Belley. Il m'avoua sa passion de la musique. Mais les passions de Charlier n'apparaissaient qu'à leur aveu. C'était un homme tout intérieur. Puis-je dire que nous étions des amis ? Je peux le dire, mais je serais embarrassé d'en fournir le témoignage. Je le voyais rarement, et si en quinze ou vingt ans nous avons échangé une douzaine de lettres, c'est bien tout. Ses lettres, je les ai gardées. Mais, naturellement, voulant les relire, je n'ai pu en trouver une seule. Je sais les avoir rangées quelque part. Raison suffisante pour ne plus pouvoir mettre la main dessus. Peu importe, du reste. Elles n'étaient pas plus loquaces que lui. C'est son silence, justement, qui m'attirait. Il était de ces rares personnes qui, ne disant presque rien, éta­blissent entre vous et elles une communication parfaite, soit que vous-même vous taisiez, soit que vous parliez pour deux. Il était, pour tout dire, une présence. Une présence quand il était là. Une présence encore quand il était absent. Car sa qualité d'âme vous assurait d'un accord permanent sur l'essentiel, et il était d'une indulgence illimitée pour le reste. C'est pourquoi, mort, je le sens toujours si présent. Il introduisait au mystère de la relation d'éternité. La crise de l'Église l'avait atteint dans les profondeurs, mais ses profondeurs étaient plus profondes encore que la crise de l'Église. Ce qui fait que tout se passait finale­ment comme s'il n'y avait rien. Je sais qu'il était un converti. Je ne l'ai jamais inter­rogé à ce sujet. J'ignore donc d'où il venait et quelles avaient été les raisons de sa conversion. 56:166 Mais étant donné sa sensibilité d'artiste, j'imagine que le chant grégorien, la liturgie, le grand ordre de l'Église historique et hiérar­chique avaient dû tout au moins accompagner, comme un cortège de gloire, son passage à la foi. Et je pensais sou­vent à ce que pouvait être sa souffrance. Il n'en disait rien, ni de sa souffrance physique, qui était grande, ces dernières années. Tout chez lui semblait se passer ailleurs, comme si l'esprit ne pouvait être affecté par ces péripéties de la temporalité. Il faudrait parler de stoïcisme, si ce mot n'évoquait le triomphe de la volonté, alors que sa sérénité ne relevait que de la contemplation, comme s'il voyait l'invisible. J'avais peur, quand j'allais le voir, de l'importuner de mes bavardages. Mais ils le distrayaient, et finalement je me reprochais de ne pas aller le voir plus souvent car si peu qu'il parlât, je me sentais revigoré à son contact, tant sa pudeur d'âme et le secret de sa foi rayonnaient dans quelques mots ou un simple sourire. Au mois d'avril dernier ou au début de mai ([^3]), je lui dis que j'allais à Rome à la Pentecôte pour voir le cardinal Ottaviani et me joindre au pèlerinage de ceux qui se pro­posaient de prier sur la place Saint-Pierre pour le sauve­tage de tout ce qui s'effondre dans l'Église. « Vous nous raconterez cela à votre retour », me dit-il. Ce ne fut qu'à la fin de juin ou au début de juillet que je montai dans sa petite chambre de la rue des Martyrs. « Vous pouvez le voir, me dit Mme Charlier, et vous pouvez lui parler, mais je ne sais s'il vous entendra. » Il était dans son lit, les mains étendues sur les draps, tout blanc et comme déjà mort. « Je viens vous raconter notre pèlerinage à Rome », lui dis-je en m'approchant. Il ouvrit les yeux, me reconnut, esquissant un sourire d'accueil. Je commençai mon récit. Déjà ses paupières s'étaient refermées. Mais sait-on jamais ? Je continuais mon monologue comme si j'avais devant moi le plus atten­tif des interlocuteurs. Cie n'était pas la première fois qu'avec lui j'étais seul à parler. Je lui détaillais le défilé des pèlerins dans les rues encombrées, les chants latins, le chapelet récité place Saint-Pierre, la procession, le soir venu, et le grand anneau de feu que faisaient tous les flambeaux allumés le long de la colonnade... 57:166 Pendant un quart d'heure ou une demi-heure je l'entretins ainsi de ce grand acte de foi et d'espérance auquel il s'était intéressé. M'entendait-il ? Il avait du moins entendu le nom de Rome que j'avais prononcé d'entrée ; et je ne doutais pas que sa pensée intérieure prolongeait, dans le sommeil ou l'in­conscience, un pèlerinage qui, pour lui, devait, peu de jours plus tard, le mener à la pleine lumière, tandis que nous resterions dans la nuit. Souvent depuis sa mort j'ai songé à l'influence qu'il a dû avoir sur tant d'enfants et de jeunes gens qui étaient passés dans son collège. Je ne sais ce qu'elle a pu être sur le moment. Mais devenus adultes, ils ont certainement, peu à peu, retrouvé cette présence d'une âme faite pour communiquer avec les âmes. Tant de réserve, tant de dis­crétion, tant d'intimité avec la beauté et la vérité prennent du poids à mesure que le temps s'écoule. André Charlier a peu écrit, il a peu parlé, mais la densité de sa méditation fut son message personnel -- un message dont la valeur s'accroît pour chacun de nous à mesure que les années nous rendent plus sensible la vanité du tumulte moderne. Louis Salleron. 58:166 ### Tel que je l'ai connu à Clères par Maurice Bardèche JE CROYAIS avoir connu André Charlier. Cela se passait au collège de Normandie ([^4]), satellite de la célèbre École des Roches. Il en était le directeur depuis 1950, je crois, et il y passa les seize années qui précédèrent sa retraite. Le collège se composait d'un château de trois étages, avec les bâtiments scolaires annexes, le tout dans un grand parc boisé que ne fermait aucune clôture. Mince, svelte, les cheveux blonds et rares tirant sur le gris, traî­nant un peu la jambe des suites d'une blessure de guerre, une figure fine, avenante, souriante, des yeux bleu gris, non pas rêveurs mais précis, attentifs, des manières ai­mables et d'une grande courtoisie, n'élevant presque jamais la voix, sauf par éclats très brefs, l'air d'un châtelain qui aurait trouvé amusant d'avoir cent jeunes gens dans son parc, rien ne rappelait le professeur : voilà pour le phy­sique. Une autorité douce, mais toujours présente, beau­coup de respect et d'affection de ses élèves qui l'adoraient, beaucoup de bonté et d'affection de sa part pour eux, qui n'était pas de devoir mais de cœur, une religion qui n'affec­tait rien, qu'on voyait à peine, mais profonde, une grande influence sur tous et presque sans aucun moyen, car il n'y avait pas plus de pénitence qu'il n'y avait de murs : voilà pour l'intérieur, je veux dire ce qu'on voyait de l'in­térieur. 59:166 Le collège de Normandie avait deux particularités qui paraîtront aujourd'hui bien étonnantes. Les élèves étaient chargés eux-mêmes de la discipline du collège, et la for­mation du caractère et de l'âme était un soin aussi impor­tant -- et dans l'esprit du directeur, plus important -- que la mécanique scolaire. De ces deux originalités, la première était importée d'Angleterre. La discipline était librement consentie et la responsabilité en était confiée à des élèves qu'on appelait les capitaines et qui incarnaient, avec une part d'ironie et au fond beaucoup de fierté, « l'esprit du collège ». Quant à la seconde, c'était la tâche qu'André Charlier s'était imposée et à laquelle il consa­crait toutes ses forces et des qualités qui faisaient de lui non seulement un maître admiré, mais véritablement le chef d'une communauté, comme autrefois chez les pre­miers chrétiens, le guide, « l'ancien », puisque c'est le sens du mot « prêtre », qu'ils avaient élu pour les diriger. Le désespoir d'André Charlier était le réfectoire. Il trouvait que les conversations y étaient trop bruyantes et faisaient jacasserie de volière. Le remède était un gong qui était placé devant lui sur la longue table, pareille à toutes les autres, qu'il présidait. Il frappait son gong avec irritation d'un coup bref qui rétablissait le silence. Les élèves étaient invités à cette table à tour de rôle. C'était une distinction, comme les Marly à la cour de Louis XIV. Elle ne les rendait pas loquaces. André Charlier avait la politesse de ne pas s'en apercevoir et, d'ailleurs, les pro­fesseurs du dehors qu'on invitait à cette même table se chargeaient de bavarder pour tout le monde. On y buvait un petit cidre doux dont j'ai conservé un aussi bon sou­venir que de la conversation d'André Charlier qui était agréable et variée. Sa joie, au contraire, c'étaient les « appels ». Ces appels avaient lieu le soir, après le dîner, dans un large vestibule dallé qui donnait sur le grand escalier. Les élèves s'asseyaient en tailleur sur les dalles, ceux des grandes classes s'installaient en grappes sur les escaliers. Les appels, comme leur nom l'indique, avaient pour objet de constater que tout le monde était là. Mais ce recensement du couvre-feu n'était que la préface de l'appel. Quand les capitaines avaient vérifié qu'il n'y avait pas de fugitif, André Charlier s'installait devant un guéridon et commen­çait à parler à son jeune auditoire. C'était là ce qu'il aimait, sa vocation étant de former des hommes. On commentait rarement les incidents de la vie du collège. 60:166 Ces jours-là, les appels avaient la solennité d'un « lit de justice », et le guéridon servait de prétoire aux « remontrances ». Mais, le plus souvent, les « appels » étaient l'occasion de ce qu'on appelait autrefois des « entretiens moraux ». De sa voix qui était bien timbrée et belle, André Charlier, partant d'un fait, d'une lecture, en dégageait la signification et l'ensei­gnement. Sa parole chaude et nerveuse était admirable dans ce commentaire. Et ce qui n'est pas moins admirable, c'est que les galopins assis à croupetons écoutaient avi­dement, ne comprenant peut-être pas tout, mais prenant à ces homélies familières le même plaisir que les mar­quises du grand siècle à écouter Bourdaloue. On variait l'instruction. Quelquefois, la lecture l'emportait, le direc­teur y prenant plaisir, car il lisait fort bien. Et d'autres fois il « jouait » une pièce, incarnant à lui seul tous les acteurs, fantaisies qui étaient sa récréation. Plus rarement, on faisait de la musique qu'André Charlier aimait passion­nément et dont il était un excellent et savant connaisseur. J'assistais à ces « appels » par gourmandise, ma pré­sence n'ayant pas à être enregistrée. J'y voyais à tort une méthode ingénieuse pour instruire les élèves, pour leur ouvrir l'esprit et leur faire connaître quelques œuvres moins arides que celles qui sont habituellement l'objet de l'enseignement. Je me trompais. Ces « appels » avaient pour André Charlier un tout autre sens et je ne le compris que plus tard. Car je ne connaissais pas André Charlier. Ce qu'il enseignait n'est pas inscrit dans nos programmes et pour­tant c'est le programme même, cela devrait être le seul programme de l'enseignement. Il voulait former des hommes. Dans chacun des petits garçons accroupis sur les dalles du vestibule, il voulait éveiller ce qu'il y avait de meilleur en lui, le lui faire découvrir, le lui faire res­pecter. Il voulait que cette étincelle de courage, de fer­veur et d'exigence qui couve au fond des plus endormis sous la cendre de leur paresse et de leur légèreté, se mette à briller en chacun d'eux et éclaire leur adolescence, que « l'esprit » de son collège, ce fût cela pour eux, non pas le souvenir de camaraderies agréables, d'une éducation sans contraintes et d'un beau parc ombragé, mais cette décou­verte qu'on les avait aidés à faire d'eux-mêmes. 61:166 C'était un programme ambitieux. Et André Charlier dut être parfois tenté par le découragement, mais il était de ces hommes qui ne succombent pas au découragement, parce qu'ils croient à la vertu de la prière et au secours que Dieu envoie à ceux qui prient. De cette mission d'édu­cateur, il reste un beau témoignage et c'est lui qui m'a fait connaître vraiment André Charlier. C'est un livre imprimé à peu d'exemplaires, que les élèves de Maslacq lui offrirent en remerciement de ce qu'il avait été pour eux, le recueil des Lettres qui servirent d'instructions à ses jeunes « capitaines » entre 1942 et 1952. Ces belles « lettres morales » contiennent ses préceptes et aussi sa méthode, ce qu'il faudrait appeler son « style » très particulier d'éducateur. A ceux qu'il investissait d'une sorte de pouvoir ou, du moins, de suprématie sur leurs camarades, il rappelait d'abord que commander, c'est avant tout être exigeant pour soi-même. C'est l'exemple qui compte, l'exemple vivant, pas les mots. Vous n'êtes pas chargés de « former » vos camarades plus jeunes, leur répétait-il, vous n'avez pas à vous substituer aux aumôniers. Pas de sentimentalisme. Vous n'avez pas à avoir de préférences, car vous avez charge aussi de ceux qui ne vous sont pas sympathiques. Et ce que vous devez à tous sans distinction, c'est l'atten­tion, la bonne grâce, la délicatesse dans l'aide que vous leur apportez, de laquelle vous ne devez pas vous prévaloir, mais qui ne doit être qu'un effet de votre fonction. Belles manières aristocratiques que des adolescents savent par­faitement comprendre, mais qui sont bonnes à méditer aussi pour des hommes chargés de responsabilités plus graves que celles qu'on exerce au collège. L'auditoire d'André Charlier était composé de bons petits garçons assez peu enclins aux vertus héroïques. Il y avait parmi ses ouailles beaucoup de fils de privilégiés dont l'avenir était tout préparé à la sortie de l'école. A ceux-là, il assénait des sermons sur la richesse qui contenaient de dures véri­tés. Ceux qui avaient trop conscience de cette supériorité, il les nommait les « infidèles », belle expression par laquelle il leur rappelait que ceux d'entre eux qui ne penseraient dans l'avenir qu'au maintien ou à l'accroissement de leur fortune et de leur puissance seraient doublement « infi­dèles », à leur collège et à l'esprit du christianisme. Car leurs seules armes dans leur vie, quelle qu'elle soit, leur répétait-il, seraient leur fermeté de caractère, leur loyauté vis-à-vis d'eux-mêmes et la force qu'ils puiseraient dans leur vie intérieure de chrétiens. 62:166 Il leur apprenait à ne pas se payer de mots. « Les vraies révolutions sont les révolu­tions intérieures », leur disait-il : les hommes, comme les peuples, c'est leur conscience qui fait leur force. Et il avait voulu qu'on mît en épigraphe à ce recueil la parole de saint Paul : « On ne se joue pas de Dieu : ce que l'homme aura semé, c'est cela qu'il moissonnera. » Tel était cet homme si courtois, si modeste, et, comme eût dit Montaigne, « si gentil ». Il y avait en lui un aristo­crate et aussi un apôtre. Il avait une vocation. Et il a eu une vie heureuse en ce monde parce qu'il a rempli avec joie la mission qu'il s'était donnée. Ce sont de belles vies que les œuvres remplissent et que l'histoire ne recueille guère sinon par le souvenir. Ce que furent M. Ollier à Saint-Sulpice, Jules Lagneau pour les disciples qu'il forma, André Charlier l'a été pour les générations qui passèrent à l'École des Roches de Maslacq, puis à celle du collège de Normandie. C'est une belle et enviable consolation que de se dire qu'on a été le loyal serviteur de sa vérité. Maurice Bardèche. 63:166 ### Histoire de Maslacq par Dom Gérard, O.S.B. PEU DE TEMPS après mon entrée au monastère, comme je disais à André Charlier mon attachement à ce que fut l'esprit de Maslacq, il me répondit que j'étais sans doute le seul qui pourrait écrire plus tard l'his­toire de ces choses. Je ne compris pas tout d'abord ce qu'il voulait dire. Je me sentais saisi des pieds jusqu'à la tête par ma vie nouvelle, comme on l'est par une grande passion ou par un grand amour : quelque chose de puissant et neuf qui vous fait passer pour jamais le goût de remuer des cendres mortes. D'autre part, il ne se doutait pas à quel point parler de Maslacq c'était parler de lui-même, de ce qu'il a fait, de ce qu'il a été pour nous. Or, c'est précisément cela qui m'incline aujourd'hui à écrire. Jamais ce que nous avons reçu ne m'a paru chose plus vivante ; aussi voudrais-je ne rapporter de ces événements que ce qui marqua nos âmes, et rendre ainsi moins secret ce foyer duquel notre vie semble bien avoir reçu pour toujours une certaine lumière. ##### Octobre 1940. Nous sommes arrivés la nuit tombée en suivant d'Orthez à Maslacq un char à mules qui avançait lentement sous une pluie fine. Comme le cœur me battait en entrant dans le grand château noir ! Heureusement, mon grand frère était là avec moi. 64:166 Le soir même, Monsieur Garrone sou­haite à tous la bienvenue, mais il rappelle aussi que la France est en deuil et que cette rentrée ne doit ressembler à aucune autre. Tout le monde monte dans les dortoirs le cœur serré ; les petits eux-mêmes savent pourquoi il faut être triste, Maslacq est né sous le signe de la gravité. Et de la joie aussi. Car le lendemain matin un soleil éclatant fait briller les flaques d'eau que la terre argileuse n'a pas encore bues : sous un ciel tendu et bleu, le charme de Maslacq opère déjà. Pour aller du château au bâtiment des classes, il faut traverser le village. Là, élèves et pro­fesseurs de Verneuil se retrouvent et bavardent familière­ment. Parmi ceux-ci, il y en a un qui ne parle pas beaucoup, c'est André Charlier. On sent confusément qu'il ne lui a pas été facile d'accepter la défaite. Il a gardé quelque chose de l'allure militaire avec ses culottes d'officier et son porte-carte en gros cuir, dans lequel il transporte maintenant des livres d'exercices latins et quelques bâtons de craie. De capitaine d'infanterie, le voilà redevenu professeur, un excellent professeur d'ailleurs, qui enseigne à ses élèves à parler en latin. Et pourtant ne voir en lui qu'un bon pro­fesseur, c'est consentir à n'y rien comprendre. Il faudrait, pour saisir le sens de cette vie, remonter à ce premier quart de siècle marqué en France par un intense effort de remontée spirituelle. Lui-même en a évoqué le souvenir d'une façon saisissante dans les *Cahiers de Maslacq :* « Dans une période dont la première guerre forme le centre, il s'est passé des choses insolites dans l'âme de la France : Une sorte d'ébranle­ment avait descellé silencieusement des édifices de pensée qui avaient fait l'orgueil des siècles précédents, si bien qu'on pouvait les écarter et descendre jusqu'à la source cachée qui coulait dans l'ombre. Une source dormait là, oubliée, et il nous était donné d'y boire. » Je me souviens, à la lecture de ces lignes, avoir été frappé par l'accent profond de vie intérieure qui en éma­nait. Il ne s'agissait pas là d'une simple tranche d'histoire littéraire : c'était le témoignage d'une expérience person­nelle porté sous la forme à peine voilée de la confidence. Et ce témoignage achevait de jeter la lumière sur une vie qui s'était jusqu'ici dérobée à notre affectueuse curiosité. 65:166 A une époque où d'autres créaient un style (ou une mode !), se faisaient un nom, ambitionnaient une place, André Charlier renonçait à la carrière musicale. Ayant trouvé dans le cadre de l'École des Roches un milieu accordé à l'idée très haute qu'il se faisait de l'enseigne­ment, il y offrit ses services en qualité de professeur de lettres. Cependant, non moins avide de silence et de soli­tude, comme son frère au Mesnil-Saint-Loup, il se fixa non loin de Verneuil, à Pullay, petit village dont il avait accepté la mairie et où il se livrait à d'obscurs dévouements. « Nous étions pris dans le filet du monde au moment où ce flot commençait à rouler des eaux tumultueuses et rapides à une vitesse sans cesse accélérée. Et nous, il nous paraissait que nous avions été seulement choisis pour nous asseoir au bord de la source la plus humble et la plus cachée. Vocation étrange ! Il nous était demandé de vivre lentement alors qu'autour de nous les hommes vivaient de plus en plus vite. » Ainsi cette solitude revêtait le caractère d'une véritable vocation, et le mot « source », qui revient souvent dans ce fameux texte déjà cité, nous met directement sur la voie parce qu'il fait penser à Péguy. Charles Péguy, mort pen­dant la guerre à la tête de ses hommes, avait eu le temps de laisser derrière lui une œuvre immense, dépassant de beaucoup le domaine de la littérature. Péguy avait ouvert une source ; son œuvre constituait pour les générations suivantes un héritage sans prix, parce que, pour la pre­mière fois, la France y donnait comme délibérément son âme à lire, et certains avaient découvert dans ce miroir très pur rien de moins que leur propre visage : tout uni­ment celui de la nature et celui de la grâce : « Nous sommes simplement témoins de l'évé­nement le plus grave qui puisse toucher l'âme d'un peuple. Les gens qui, assis sur la rive, regardaient d'un regard vague l'eau couler ont bien aperçu des remous étranges dont les ondes s'élargissaient sans bruit, mais ils ne distin­guaient point quelle pierre mystérieuse en était la cause. Mais nous, nous avions reçu la pierre en plein cœur. » 66:166 Dès lors, faut-il s'étonner qu'ils aient choisi de se taire ? Ainsi allait la solitude de Pullay au contrefort de quelques grandes amitiés, Paul Claudel, Jacques Copeau ; et aussi Dom Romain, prieur de la Pierre qui Vire : « Il nous était demandé une chose très sim­ple : c'est de chercher, pour nous asseoir au bord, la source la plus secrète, et de nous laisser aller au bras des saisons. » ##### Charge d'âmes. Mais la source peut resurgir (ainsi vont les choses de Dieu), et Maslacq, à vingt ans de distance, allait contre toute prévision en recevoir l'eau très pure. Invité dans les tout premiers jours à faire une lecture, je me souviens que c'est justement un texte de Péguy qu'André Charlier vint nous lire, comme il le fera plus tard si souvent dans la grande étude du château. Bien des choses demeureront incompréhensibles dans la vie et dans l'âme de Maslacq si l'on oublie que cette présence de Péguy fut pour nous comme la première grâce. Je ne me souviens plus exactement comment la direc­tion de l'École fut confiée à Monsieur Charlier. Les circons­tances de ce petit événement sont restées assez mal connues et nous n'en avons jamais su grand-chose, sinon qu'il s'y mêla quelques malentendus, comme cela arrive fréquemment dans notre cher pays chaque fois que se pose la question de l'autorité. Le piquant de l'histoire, c'est que la chose fut remise entre les mains d'un homme qui était à cent lieues de la désirer et, tandis que plusieurs profes­seurs s'en retournaient à Verneuil rendre son lustre à la noble École des Roches, lui, le musicien solitaire, on lui remettait le paquet avec mission de liquider l'affaire hono­rablement. Il ne s'agissait pas, bien sûr, de prolonger cette situation boiteuse née du malheur des temps. Mais, en attendant, quelque chose était né. Il faut prendre garde que les choses qui naissent ont en elles une force mystérieuse, et ceux qui ne s'en aperçoivent pas, ou qui s'en effraient, risquent bien de passer à côté de quelque grande réalité. André Charlier n'a pas eu peur de Maslacq. 67:166 ­Lui qui s'était toujours tenu à l'écart du cercle pro­fessoral de Verneuil, il accepta la direction de l'École avec simplicité, comme il eût accepté un commandement mili­taire. Sachant mieux que personne combien pesait une charge d'âmes, il dut bien se douter que c'était là changer sa solitude contre une solitude autrement redoutable, la solitude du sage contre la solitude du chef ; mais celle-ci venait s'inscrire tout naturellement dans le prolongement de celle-là, c'est pourquoi il ne s'y déroba point. Et lorsque le petit élève de quatrième revint à la ren­trée d'octobre 1941, il eut bien du mal dans les premiers temps à dire *madame* à son ancien professeur de fran­çais, au lieu de *mademoiselle !* Si grand cependant que fût ce changement de vocabulaire, il y avait un changement plus profond dont il ne soupçonnait pas l'importance, c'est que, par son mariage, Monsieur Charlier se trouvait dès lors secondé par une épouse admirable, envers qui l'École a contracté une véritable dette de reconnaissance. Douée d'un sens aigu de l'organisation et du maintien, elle sut accomplir avec lucidité son rôle d'aide morale et maté­rielle, épargnant à son mari des tâches ingrates qui l'eussent empêché d'accomplir son œuvre spirituelle, elle qui savait si bien, dans l'intimité d'une petite classe, introduire ses élèves dans la pure lumière de l'*Iliade.* Donner une idée de la maison à cette époque n'est pas chose facile pour qui n'en garde que des souvenirs d'en­fant, mais certains indices donnent la note juste. On chantait beaucoup à Maslacq en ce temps. On chan­tait sur le stade, mais aussi dans la maison, en étude, dans le hall et (Dieu nous pardonne) même à la salle à manger au cours des repas ! La présence de certains hôtes n'empêchait rien, même pas celle d'un grave général dont je ne me rappelle plus le nom et qui eut à subir une bonne chanson à boire sans malice. (Vous souvenez-vous, madame, votre petit gong de cuivre armorié n'en pouvait mais !) Et quand vint le moment de prononcer quelques mots d'excuse au général, il protesta qu'il était très heureux, ayant lui-même coutume de faire chanter ses hommes. On riait aussi beaucoup. Il y avait même une certaine façon de faire régner l'ordre qui n'avait rien de maussade. Il arrivait par exemple, en été, qu'on se réveillât avant l'heure du lever, et c'était bien la faute du soleil qui entrait par les fenêtres grandes ouvertes. 68:166 Mais un dortoir qui commence à s'agiter dès cinq heures du matin, il faut avouer que c'est un peu fort et que cela réclame une mesure exemplaire ; c'était tout à fait l'avis du directeur, qui monta quatre à quatre. Les délinquants furent réunis en bas du perron et condamnés sur-le-champ à faire le tour du village en pyjama à la queue leu leu et au pas de course, directeur en tête, s'il vous plaît. Ça marchait rondement. Pour tout dire, il y avait alors dans la maison un cer­tain élan fait d'on ne sait pas bien quoi, mais qui était quand même la marque d'une qualité propre à la jeunesse. Qu'il y ait eu alors en France (c'était l'époque des *Compa­gnons* et des *Chantiers*) une certaine ivresse de l'action, un certain engouement pour ce qu'on pourrait appeler le mythe de la jeunesse, cela n'est pas douteux, et les jeunes qui passèrent à Maslacq n'en furent pas exempts. Mais le mythe comparé à d'autres était d'une innocence candide, l'élan droit. A cet élan, il restait à donner une âme, et ce serait préci­sément là l'œuvre d'André Charlier. Il n'apportait rien de bien nouveau, aucune méthode, aucune technique spéciale ; il ne lisait pas les revues pédagogiques. Il voulait simple­ment qu'à une certaine qualité d'âme on pût reconnaître le vrai visage de l'École. La première *Lettre aux Capitaines* est chargée de cette pensée : « Il faut, écrivait-il, créer des conditions de vie telles que l'âme puisse s'épanouir. » Ce que les « lettres » demandaient aux « Capitaines », c'était d'appliquer à leur vie d'écoliers quelques grands principes de vie intérieure. Mais aussi, pour écarter toute équivoque, une volonté de réalisme apparaissait dans des formules nettes : « La charge de capitaine est un service. » « Vous devez être essentiellement les réalisateurs d'un certain ordre. » Cette orientation ferme aboutissait dans les dernières lignes à une perspective de dépassement qui achevait de donner à la tâche du « capitaine » sa dimension surnaturelle. « Dépassement », c'était là un des maîtres mots aux­quels avait recours sa pensée, car quoiqu'il fût pour l'ordi­naire assez avare de grands mots, il pensait qu'il est cer­tains moments où un adolescent doit entendre des choses graves. Les « Lettres » offraient l'occasion de prononcer ces mots, et la signification s'en trouvait accrue par leur rareté même. Aussi leur auteur n'avait-il qu'un désir, c'est qu'ils atteignent cette région de l'âme qui est faite pour entendre la vérité. 69:166 ##### La vérité prend comme le feu. Il fallut attendre deux ans pour qu'il se passât quelque chose. Mais cette fois-ci quelque chose bougeait, et c'était pour de bon. Pour la première fois, des jeunes gens décou­vraient quelque chose de tout à fait inhabituel dans ce qui leur était demandé. Voilà qu'un homme se mêlait de leur parler tranquillement des plus hautes réalités, de celles mêmes dont on ne parle que discrètement dans les livres. Un prêtre clairvoyant, curé d'un petit village d'Auvergne, achevait de les mettre sur la voie : « *Marchez, n'ayez pas peur, il y a quelqu'un au milieu de vous qui vous dit la vérité ; c'est une grande grâce. *» Et ils ont parlé ainsi tout un soir ensemble, autour d'un feu, sur les bords du Gave. Rien n'unit les hommes comme de découvrir ensemble quelque chose d'essentiel, parce qu'alors leur union donne un sens même à ce qu'il y a en eux de plus particulier et de plus irréductible. C'est pourquoi une petite équipe se forma d'elle-même, qui s'était juré de se retrouver dans la vie. Chacun avait son orientation propre : celui-ci mon­tait vers le sacerdoce, celui-là désirait l'armée, deux autres voulaient faire le tour du monde. Mais le tour du monde, ils ne devaient le faire jamais. Mieux que le tour du monde, leur fut donné d'accomplir l'effort d'approfondissement et de connaissance de soi-même qui devait les conduire très loin, les préparant à mourir. On ne peut faire l'his­toire de Maslacq sans parler d'Hervé et de Jean-Marie, parce que, prenant au pied de la lettre les consignes reçues, les premiers ils se sont engagés à fond dans ce chemin mystérieux qui s'ouvre au désir de l'âme. Aussi la réponse qu'ils ont donnée aux exigences de leur métier de « capi­taine » prit à nos yeux un caractère d'absolu et nous révéla la mesure exacte du don qu'il fallait faire de nous-mêmes. Enfin, comme pour donner plus de force à leur témoignage, ils obtinrent que la mort au combat mît un sceau à leur fidélité. 70:166 Mais ce témoignage nous était livré au milieu d'événe­ments si familiers et à travers des mots si simples que la portée profonde nous en échappait. « Ce que les Roches m'ont appris, écrivait Jean-Marie, ce n'est que mon devoir, et pas grand-chose de plus. » Nous ne soupçonnions pas que, sous la plume d'un garçon de dix-huit ans, ces termes sans apprêt étaient l'expression d'une vie intérieure par­venue a l'essentiel. En un temps oie nous aurions eu besoin de leur pré­sence fraternelle, la mort les ravissait à nos yeux de chair et les plaçait dans une sorte de gloire qui les rendait plus lointains encore. Aussi bien, appelés à leur succéder comme « capitaines », nous nous sentions quelque peu écrasés. Il semble donc que nous aurions eu besoin de quelque pa­tience et de quelque indulgence à notre endroit. Mais celui qui fut le témoin de la montée d'Hervé et de Jean-Marie ne se sentait nulle inclination pour aucune espèce d'indulgence. Il faut dire qu'il fut extrêmement impatient et austère et exigeant comme seule peut encore en donner une idée cette collection de « lettres aux capitaines », édi­tée par les soins d'Albert qui porte en exergue : « *Deus non irridetur. *» En quelques phrases brèves, dont il avait le secret, il nous exhortait à vivre dans la vérité absolue et nous rappelait que pour l'atteindre il convenait de viser haut : « *La vérité prend comme le feu, mais elle ne prend que sur un cœur qui la désire. *» Et de ces *Lettre*s on pou­vait faire un beau recueil des maximes les plus exigeantes : « Vous êtes sollicités de bien des manières : ayez la volonté de répondre toujours à l'appel le plus haut. » « Osez faire passer dans vos actes et dans vos paroles le meilleur de vous-même. » Une phrase liait toutes ces maximes et en justifiait la teneur : « C'est le plus bel honneur qu'on puisse faire à la jeunesse de lui dire qu'elle est vouée à la pureté et à la grandeur. » Cependant, si nous devons beaucoup aux « Lettres », rien ne nous fera oublier le style parlé des « *appels *» du soir, cette réunion des grands qui précédait la remise des carnets de notes. Il serait certes bien malaisé de dire à quel genre littéraire obéissaient les « appels » : cela tenait à la fois de la lecture, de la causerie et de la mercuriale. Nous aimions les appels. Non qu'il nous fût toujours pos­sible d'en saisir la portée, mais il nous semblait y en­tendre des choses qu'on ne disait pas ailleurs. On y entendait parler de la vie intérieure, de la vraie nature de la liberté, du sens du sacré et de la mission de la France. 71:166 Le chef de maison descendait tous les soirs ; il prenait à partie celui-ci ou celui-là, il choisissait ses mots, il pen­sait visiblement devant nous et sur un ton familier, pre­nant prétexte d'événements en apparence insignifiants, il nous mettait chaque jour avec une constance admirable en face de notre vocation d'homme. C'est ainsi que nous découvrîmes la gravité de la vie. Mais comme notre conduite restait souvent en deçà de la réalité entrevue, le ton montait parfois jusqu'à une véhé­mence extrême. Charlier tonnait de toutes ses forces contre le mensonge et contre l'argent, la véritable idole du monde moderne, dont il décelait déjà des traces d'empoisonnement dans les âmes : il considérait comme perdue une âme habi­tuée à penser que l'argent suffit à tout. Certains parents furent assez aveugles pour y trouver à redire, mais lui continuait à frapper très fort : « *Nous sommes absolument pauvres,* disait-il, *et la grande tromperie de l'argent est de nous masquer que nous sommes pauvres ! *» Je me souviens d'un appel où il porta un coup terrible à ces âmes satisfaites et déjà mortes qui exhalent une odeur putride. Il les comparait au cadavre de Lazare enterré depuis quatre jours. « Ils sent déjà », disait la sœur de Lazare : « *jam foetet ! *» Le mot vous était lancé en pleine figure. Et pourtant il est à remarquer que jamais nul d'entre nous ne prit ombrage de cette véhémence, sans doute parce que nous sentions qu'elle s'adressait aux âmes et qu'une âme de jeune est toujours tourmentée par un certain besoin d'absolu. C'est pourquoi nous nous félicitions plutôt et nous nous frottions les mains, et l'un de nous trouva même à dire ce mot profond qui résumait notre pensée : « Ce qui fait la beauté de l'École, c'est qu'elle est une source d'exi­gence. » Et, en vérité, je ne sais rien de plus beau que cette exigence impérieuse proposée aux âmes comme le plus bel honneur qui leur puisse être fait, que cette sévé­rité militaire qui regarde à tout le détail et ne laisse rien passer, ce ton et cette allure jeune qui marche droit de­vant : « Moi, je marche, il faut bien que vous me suiviez ; si vous voulez me lâcher, dites-le tout de suite, que tout soit net. J'en trouverai d'autres pour remplacer ceux qui manqueront de courage. » (*Lettres.*) 72:166 A qui s'étonnerait qu'on pût tant nous demander, il faudrait simplement répondre que l'École avait reçu de grandes grâces. Non seulement le souvenir de nos morts restait vivant, non seulement leur courte vie nous apparais­sait de plus en plus chargée de signification, mais la présence de Jean-Marie s'était rendue mystérieusement proche et le Père Londos crut pouvoir en reconnaître à certains signes l'influence surnaturelle dans la vie des âmes. C'est à l'École aussi que l'un d'entre nous avait demandé et reçu la grâce du baptême. Et combien d'événements secrets, dont personne ne parlera jamais, se sont passés dans la petite chapelle du château ? Voilà pourquoi André Charlier pouvait poser l'exigence comme un principe, voilà pourquoi il pouvait nous deman­der beaucoup de fidélité, non seulement sur le plan humain, mais encore cette fidélité à la vie intérieure dont il n'hési­tait pas à nous parler souvent, fidélité qui nous était com­mandée parce qu'elle demeurait, disait-il, dans la ligne des grâces reçues. ##### La nature et la grâce. Il est remarquable que cette vie intérieure, cependant bien précaire et bien commençante, s'est toujours main­tenue dans une ligne vraie ; jamais elle ne s'est évadée par les pentes faciles du rêve chères aux adolescents, pas plus qu'elle ne s'est vue enfermée dans les limites étroites de l'exercice de piété. La raison en est que celui qui avait pour fonction de nous guider dans nos premières découvertes ne pensait pas qu'il fût moins essentiel pour l'œil de nôtre âme de savoir regarder les choses les plus simples et les plus naturelles que de contempler les hauts mystères de la foi. Car, s'il nous était clairement dit que tout homme est appelé à la perfection et qu'elle seule peut combler le désir de l'âme, il nous était enseigné également une humble fidé­lité à la règle, un profond respect des choses, un regard attentif posé sur les réalités les plus simples de la vie quo­tidienne, et cela n'était pas la moindre grâce que nous valût notre présence à Maslacq. 73:166 On y puisait une sorte de santé morale et spirituelle, un certain accord entre la terre où se posaient nos pas et le royaume secret que chacun porte en lui-même. Il en résultait surtout une intelligence des rapports entre la nature et la grâce qui est sans doute l'apport le plus précieux et le plus original du message qui nous était adressé. Ce lien mystérieux, c'est bien le miracle propre du christianisme (je ne suis pas venu pour détruire, mais pour accomplir), c'est le fondement même de la théologie catholique (*gratia non tollit naturam sed perficit*). Et l'œuvre de Charles Péguy en a été traversée de part en part. Lui-même en a exprimé cent fois l'idée sous une forme énergique et comme frappée dans l'airain : « Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel. » « C'est vraiment un grand mystère que cette sorte de liga­ture du spirituel et du temporel. On peut presque dire que c'est comme une sorte d'opération d'une mystérieuse greffe. » (*L'Argent,* suite.) « *Car le surnaturel est lui-même charnel,* *Et l'arbre de la grâce est raciné profond. *» (*Ève.*) Et encore ceci : « Il ne suffit point d'abaisser le temporel pour s'élever dans la catégorie de l'éternel. Il ne suffit point d'abaisser la nature pour s'élever dans la catégorie de la grâce. Il ne suffit point d'abaisser le monde pour s'élever dans la caté­gorie de Dieu... Parce qu'ils n'ont pas la force (et la grâce) d'être de la nature, ils croient qu'ils sont de la grâce... Parce qu'ils n'ont pas le courage d'être d'un des partis de l'homme, ils croient qu'ils sont du parti de Dieu. Parce qu'ils ne sont pas de l'homme, ils croient qu'ils sont de Dieu. Parce qu'ils n'aiment personne, ils croient qu'ils aiment Dieu. » (*Note conjointe.*) On peut l'affirmer, cette idée que la nature déjà est une grâce, que l'ordre de la nature pressent et prépare l'ordre de la grâce, jette une lumière décisive sur le sens profond de ce qui s'est fait à Maslacq. Celui pour qui cette idée devenait un principe d'éducation en découvrait l'applica­tion partout et jusque dans le cadre même qui nous en­tourait : 74:166 « Ce qu'il y avait d'inappréciable à Maslacq, écrivait-il, c'est que les lieux mêmes aidaient à maintenir un certain goût de qualité dans les âmes : il y avait en eux une proportion et une harmonie qui empêchaient leurs hôtes de des­cendre trop avant dans la médiocrité... » (*Adieu à Maslacq.*) Cette intuition première des liens entre la nature et la grâce s'avérait susceptible de prolongements indéfinis ; nous lui devons la ligne sûre d'une formation à laquelle n'échappait aucun des aspects du réel, ni du réel de l'homme, ni du réel de Dieu. De là devait naître également un souci constant de qualité, tant dans la culture de l'esprit que dans l'éduca­tion de la sensibilité : un certain sens de l'homme, une volonté de fidélité au génie et aux vertus de la race. Un jour, comme nous sortions d'un appel, Denis me fit remarquer avec quelle insistance revenaient les mots *Il faut sauver l'homme.* C'était l'époque où une vague d'opti­misme, accompagnée d'un besoin effréné de jouissance, passait sur la France « *libérée *» et tendait de lui faire oublier ses malheurs. André Charlier souffrait plus que personne de l'avilissement général qui s'emparait des âmes. Une véritable douleur l'assaillait à la pensée qu'on pût s'y accoutumer, c'est pourquoi il n'avait de cesse que nous découvrîmes la gravité de ce mal secret, plus dangereux que les déchaînements de la barbarie parce qu'il menace les âmes de l'intérieur. Par-dessus tout, il convenait de nous prémunir contre cette inconscience funeste qui in­cline à penser que le mal n'est pas si grave que ça et que les choses finiront bien par s'arranger toutes seules. Cela n'était pas au goût de tout le monde et n'a pas manqué de lui attirer quelques critiques des *optimistes.* Mais cet opti­misme même, il n'hésitait pas à dire aussi ce qu'il en pen­sait : « Leur optimisme n'a rien de commun avec la joie, qui est la véritable vocation du chrétien ! Ma tristesse, quand parfois elle s'exhale, est beaucoup plus près de la joie que leur optimisme... Ils semblent incapables d'aper­cevoir ce qu'il y a de fécond dans une haute tristesse, cette tristesse qu'on ne peut pas dire et qui n'est que le regret d'une âme exilée, mais soulevée de désir au point d'en rompre ses amarres. » 75:166 Cependant, Saint-Exupéry, Bernanos, Simone Weil s'élevaient contre le consentement à la médiocrité, et André Charlier, trouvant un écho de sa propre pensée dans ces grandes voix solitaires, nous exhortait à nous poser à nouveau l'éternelle question de l'homme à laquelle le Tout-Puissant Progrès s'avérait décidément incapable de répondre. C'est pourquoi nous nous sentions attirés par le pro­blème social, non tant par ses imbrications sur le plan économique et politique que par ce qu'il supposait de connaissance de l'homme. Il restait à nous faire prendre conscience de la séparation, du fossé creusé entre hommes appartenant à des milieux sociaux différents : on nous donna le goût d'un contact, si modeste fût-il, pourvu qu'il fût personnel, avec la classe ouvrière. Hervé et Jean-Marie en avaient eu la hantise ; Jean et Denis firent des stages, s'embauchèrent comme manœuvres ; Christian s'embarqua comme *poulot* sur un chalutier. On s'intéressa à l'expé­rience de la communauté Boimondeau, à celle du Père Loew ; plus tard viendrait Hyacinthe Dubreuil. Mais ce n'est pas rejoindre l'homme que ne pas lui donner le meilleur de soi-même. Aussi nous fûmes fortement mis en garde contre cette mode qui commençait à sévir et qui consistait à se mettre au diapason le plus bas, quitte à se renier soi-même, pour rendre le dialogue possible. « *Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple,* écrivait Simone Weil, *ce n'est pas qu'elle soit trop haute, c'est qu'elle soit trop basse. On prend un singulier remède en l'abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux. *» La première *Lettre aux Cahiers* témoigne d'une autre conception de l'homme : « Quand je suis avec des ouvriers ou des paysans, je parle le même langage qu'avec les élèves de l'École des Roches, et je m'aperçois qu'il est compris aussi bien par les uns que par les autres, sans doute mieux par les pre­miers que par les seconds. Il faut honorer l'homme dans quelque condition qu'il soit, et il est toujours sensible à l'honneur qu'on lui fait : il a besoin d'honneur, parce qu'il est une créa­ture de Dieu, quelle que soit d'ailleurs son abjection morale, ou du moins ce que le monde qualifie ainsi. 76:166 Il y a un certain ton de noblesse et de simplicité qui est toujours compris à qui que l'on s'adresse. Je déifie qui que ce soit parmi nos bureaucrates patentés, ou parmi ceux qui croient avoir droit par privilège de naissance au titre de chef, de me battre sur ce terrain : nous verrons qui de nous est le plus *moderne. *» Les racines terriennes étaient restées en lui tellement vivantes qu'il éprouvait une aversion instinctive pour tout ce qui eût ressemblé de près ou de loin à de la démagogie. Même une certaine réserve austère n'était pas faite pour lui déplaire, mais, derrière cette réserve, quelle sensibi­lité et quel don inné de s'attacher les hommes ! En fait, l'observateur le moins attentif s'apercevait vite des liens profonds qui se nouaient, dans le cadre du travail quotidien, entre le chef de maison et le personnel de l'École. Sans parler des habitants du village : ces pay­sans étaient nos maîtres. Sans qu'ils eussent besoin de s'en expliquer, nous sentions par leur simple présence tout ce que la dignité de l'homme doit à la lignée d'une race fidèle à ses traditions. En vérité, cette leçon muette qu'ils nous donnaient se trouvait parfaitement accordée au message qu'André Charlier pensait devoir nous trans­mettre. Si quelqu'un en effet eut à cœur de nous faire dé­couvrir le sens de notre race, c'est bien lui. C'est là une chose souvent mal comprise (de nos jours surtout, où, par une tendance ruineuse de l'esprit, on en vient à confondre déracinement et spiritualité). Aussi n'était-ce pas un moindre service que de rappeler à de jeunes Français ce que signifie l'appartenance à une race élue et à quelle fidélité cela doit conduire. Un moine même pourrait-il n'y être pas fidèle ? Pour se vouer tout entier à la quête de Dieu, le moine a renoncé à sa culture, à sa civilisation, et ces choses se sont effa­cées humblement devant la force de son désir, tellement qu'on les croirait mortes. Mais un beau jour elles se mettent à parler très haut, lui disant : « Tu n'existerais pas sans nous ; c'est nous qui t'avons donné ce que tu possèdes de plus précieux à l'intime de toi. En vain chercherais-tu à nous abandonner pour mieux atteindre le pur royaume de la Grâce, car c'est encore nous qui serions dans ce désir, et il n'existe pas de royaume si pur où tu ne trouverais encore quelque chose de nous. » 77:166 Péguy disait : « S'ils renient leur race, leur institution propre, où la fidélité pourra-t-elle s'accrocher ? » C'est pourquoi, dans une conférence inoubliable, lors des toutes premières *Journées de Maslacq,* l'accent fut mis sur cette fidélité : « Il ne s'agit pas de diviniser la race comme l'ont fait les païens modernes. Mais une race est quelque chose de beau et de grand. Une race est une grande famille qui dépend d'un milieu physique déterminé, qui est attachée à un cer­tain sol hors duquel elle ne peut subsister. « *Il faut que France, il faut que chrétienté continue,* disait Péguy. Il est beau de continuer sa race, de faire les mêmes gestes, avec le même style, que ses aïeux... « Le monde moderne n'aime pas les particu­larismes : il n'aime pas les races, ni les corps de métier, ni les familles, ni les personnes. Il aime les masses parce qu'elles sont plus faciles à manœuvrer. « On ne peut sauver le spirituel si on ne sauve le charnel. La décadence des races n'est pas une chose fatale. Quand on a reçu d'appartenir à une race comme la nôtre, quel devoir ! Les dons de la nature prodigués à la France au point d'en rendre jaloux l'univers, qu'en avons-nous fait ? Mais ils sont encore là endormis, et ils peuvent revivre. « Tant de trésors d'imagination, de patience, d'énergie, de raison dépensés par la France au cours des siècles ! Ne saurons-nous point re­trouver le secret de la fécondité française ? « Comme il est beau de se reconnaître ou de se découvrir dans un mot de Jeanne d'Arc, dans le geste d'un bonhomme figuré sur un bas-relief au XII^e^ siècle, dans un vers de Ronsard, dans une vieille mélodie ! Il faut avoir sans orgueil la fierté de sa race. Dans ce siècle où l'on est à l'affût de tout ce qui se fait à l'étranger afin de l'imiter, il faut refaire une sensibilité française. » 78:166 En faveur de quoi, tous les ans, la veille au soir de la fête de sainte Jeanne d'Arc, nous écoutions, à l'appel, un passage de la grande épopée de Péguy, *Les Batailles :* « ...*Il y avait avec nous un tueur de bœuf de l'abattoir, un gros qu'on appelle toujours Garreau... ; il emmenait deux Anglais qu'il avait fait prisonniers. Il faut croire que dans les deux il y en avait un qui ne marchait pas tout à fait à sa guise :* « *Attends ! mon vieux ! qu'il y a dit, je vais t'apprendre à marcher droit si on ne sait pas dans ton pays. *» *Alors, il y a donné sur la tête un coup de masse à tuer les bœufs, l'autre est tombé raide ; Madame Jeanne a vu ça. Elle a sauté de son cheval comme un éclair, l'Anglais était cou­ché de tout son long... Madame Jeanne s'est penchée, lui a soulevé tout doucement la tête avec ses deux mains... Elle avait de grosses larmes dans les yeux. Tout à coup, elle a sursauté :* « *Mais il faut sauver son âme !... *» Et, à cet endroit de la lecture, notre cœur battait parce que Monsieur Charlier avait pris soudain une voix étonnam­ment jeune. Et comment oublier, le lendemain matin, la messe à la paroisse, au moment où le curé Ballaguer élève l'Hostie entre ses doigts, ces cinq ou six poitrines béarnaises, à gauche dans le chœur, qui vous envoient une sonnerie de clairon à vous arracher les entrailles ? Comment oublier tout cela ? Qu'on veuille bien nous pardonner si nous choi­sissons ces choses parmi les souvenirs qui nous restent. Nous n'avons jamais pris le parti d'en rire : si humbles qu'ils fussent, il nous semble que c'était là des gestes vrais. Ce sentiment puissant d'appartenir à une race peut connaître, il est vrai, certaines déviations capables de remuer en l'homme Dieu sait quelle lie impure. Jamais rien de semblable ne parut à Maslacq. Jamais l'ombre d'une xénophobie dans ce dessein avoué de refaire en nous une sensibilité française. André Charlier, à Verneuil, s'enten­dait fort bien avec le grand Monsieur Brabeck, qui aimait venir écouter ses cours de littérature, tandis qu'à Maslacq le docteur Imchynewsky lui demandait d'être le parrain d'un de ses enfants. 79:166 Et que dirait Victor Baumann, le vieux savant qui trouvait auprès de lui tant d'estime et tant d'affection dans l'amertume de l'exil ? Que diront le Prince Bao Long et sa mère si regrettée l'Impératrice ? Et cet Israé­lite qui trouva refuge à l'École en un temps où cette hospi­talité pouvait coûter cher ? Toutes ces choses que nous sentions confusément garantissaient à nos yeux la qualité de cette sensibilité qu'on tentait d'éveiller dans nos âmes. Car, en fin de compte, c'était là la fin poursuivie : éveiller par tous les moyens une certaine sensibilité de l'âme où la grâce pût s'épanouir comme sur un terrain de choix. Or, cette culture de l'esprit et de la sensibilité, n'était-ce pas la mission propre de nos études ? Il me semble que c'est ce caractère qui en marqua les étapes depuis les plus petites classes jusqu'à la philosophie. Dans la petite salle de cinquième, enfumée par les ca­prices d'un poêle bigourdan, Madame Charlier, du ciel attique où elle avait ses entrées, faisait sans peine des­cendre l'aurore aux doigts de rose, la mer violette et le cortège des dieux, et la poésie à la faveur d'Homère instal­lait sa première fraîcheur dans nos âmes. Nous faisions connaissance avec Péguy, Jammes, Claudel ; nous entrions éblouis dans la Grèce et le Haut Moyen Age. Était-ce Priam venant aux pieds d'Achille lui demander le corps de ses fils ou la mort de Vivien aux Alyscamps qui nous tirait les larmes des yeux ? On nous apprenait à aimer les héros et les saints de France, ses rois, ses poètes, et son XIII^e^ siècle comme une grande rose rayonnante au cœur de son histoire. Puis ce furent les cours de littérature en première, où Monsieur Charlier nous révélait le vrai caractère de notre XVII^e^ siècle, qui est non la mesure, comme le disent facilement les manuels, mais la passion maîtrisée et la grandeur. Puis, avec l'âge, nos esprits s'acheminèrent vers cer­tains choix (car une culture en profondeur entraîne tou­jours un certain choix). Et, bien entendu, ce n'est ni vers Lamartine, ni vers Chateaubriand, qu'allaient nos préfé­rences, mais plutôt vers les symbolistes, parce que, à travers et malgré ce qu'ils disent, c'est toujours *d'autre chose* qu'ils semblent vouloir nous parler. Ce n'est donc pas seulement pour satisfaire à la récitation orale que nous déclamions avec ferveur *le Bateau ivre,* mystérieux poème de la mer, 80:166 > *où, flottaison blême* *et ravie, un noyé pensif parfois descend,* car la sorcellerie évocatoire du poète nous faisait pres­sentir par-delà ce monde sensible, où nous commencions de trouver tant de charme, la présence enfin de quelque chose d'absolu, qui seule pouvait combler nos âmes. C'était le chemin de la foi, et là encore nous retrouvions Péguy sur notre route : *e De la culture à la foi, il n'y a point, il n'y a aucune­ment contrariété, mais, au contraire accointance pro­fonde, nourriture de la culture pour la foi, littéralement une vocation, une destinée profonde de la culture pour la foi. *» Aussi on ne négligeait rien pour créer autour de nous cette atmosphère spirituelle, soit par le théâtre et la mu­sique, soit par les conférences. L'art dramatique a toujours été très en faveur à l'École. André Charlier y apportait une conception noble du théâtre qui s'apparentait à celle de son ami Copeau, et, chose précieuse entre toutes, un talent incomparable de même. A la scène, les textes de Molière ou de Shakespeare retrou­vaient toute leur force poétique, avec je ne sais quel charme profond que ne restituent pas les livres. Et qui sait si la grâce du langage et de la pantomime ne dispose pas les âmes à mieux entendre par ailleurs le pur langage de la Grâce ? Je trouve cette idée dans une exquise apologie de la farce tirée de la fameuse *Lettre aux Cahiers :* « Rien ne me paraît plus hautement éducatif que la farce pour un monde qui s'ennuie à mourir : c'est même un exercice de spiritualité presque aussi efficace que les Exercices de saint Ignace pour nous disposer à l'état de grâce. Elle vous libère de la logique pour vous faire entrer dans le royaume délicieux de la fantaisie ; elle vous empêche de croire au ridicule et prétentieux personnage que vous êtes ; elle vous fait déposer toute la carapace des conventions, des préjugés, des bateaux « dernier cri » renouvelés des Grecs, pour vous revêtir du costume aérien de la folie. 81:166 « Elle desserre les rouages affreusement compliqués que nous employons toute notre industrie à construire, pour que la grâce puisse passer à travers. » On retrouve là cette liberté souveraine, ce ton à la fois grave et léger, mêlé d'un brin d'impertinence, qui faisait le charme de Maslacq. Je renvoie à ce texte ceux qui, de l'extérieur, criti­quaient notre conception « pessimiste » de la vie. « Invitez-les donc, disait Monsieur Charlier, à venir jouer *Pourceaugnac* avec moi, ou à danser les ballets de *l'Amour Médecin,* ou à nous apporter le concours de leur jovialité dans la troupe de clowns que nous allons orga­niser ! » Parallèlement au théâtre, il y avait la musique. Met­tons d'abord à part le chant grégorien, parce que c'est avant tout une prière. Mais c'est aussi une très grande conception de l'art musical, et celui qui veillait à notre formation ne voulait pas que nous en fussions privés. « *L'Église,* écrivait-il, *a voulu que fussent restaurées les authentiques mélodies grégoriennes, nullement par goût d'archéologie, mais parce qu'elle a jugé que cet art était propre à faire entrer les âmes dans l'insondable mystère de la foi, dont il lui ouvre les portes avec délicatesse. *» Ensuite, c'était pendant l' « *appel musical *» du vendredi soir, où nous nous retrouvions assis en tailleur dans le salon des professeurs, que se faisait notre éducation musi­cale. Même alors, le rire ne perdait pas ses droits ; il arri­vait qu'à la place du morceau prévu, le chef de maison improvisât une jolie mélodie de son cru sur le texte d'une réclame de pile Wonder ou des petites annonces du jour­nal ; mais là, aussi bien que dans la grande musique, André Charlier se trouvait si à l'aise que nous eûmes tôt fait de découvrir avec lui ce royaume enchanté dont il existe autant de portes que de musiciens. Comme on ne peut pas entrer par toutes les portes à la fois, il nous fut donné de connaître à fond l'esprit de la musique française. 82:166 Toute fraîche encore était la découverte qu'en ce pre­mier quart de siècle la France avait faite de son âme profonde et de son génie. L'effort de libération que Bergson avait accompli en face de la philosophie kantienne, Debus­sy l'avait réalisé en réaction contre la lourde rhétorique de Wagner. Lui-même se réclamait de la plus pure tra­dition musicale française, et c'est par ce chemin tout de rigueur et de liberté que nous fûmes conduits à aimer, selon ses propres mots, « le goût parfait, l'élégance stricte, qui forme l'absolue beauté de la musique chez Rameau ». -- « Rameau, nous disait-on, s'exprime avec cette force brève et directe qui est la marque propre du génie français. » Et nous retrouvions en effet chez lui, comme chez François et Louis Couperin, cette volonté de dire une chose essen­tielle et de n'y rien ajouter, à quoi nous avaient habitués nos auteurs classiques. Aussi, nous nous sentions plus à l'aise dans le style de ces maîtres que dans le système du développement musical en faveur chez les Allemands. Si certains se sont étonnés de cette préférence, sans doute est-ce parce qu'ils ne sentaient pas à quel point ce langage s'adresse en nous à ce que nous avons de meilleur. Beau­coup de gens, en effet, conçoivent la musique comme le moyen de transporter les esprits dans une sorte d'éther mystérieux, ou bien de les faire nager dans un remuement de passions et de rêves où le trouble et l'impur se trouvent comme exorcisés par la magie des sons. Ils vous diront que la musique est un monde qui échappe aux lois et aux frontières, ce qui n'est qu'à moitié vrai. Car enfin la mu­sique n'est pas une fleur sans racine ; elle éclôt à une heure déterminée sur un certain sol, auquel elle doit peut-être ce qu'elle a de plus profond et de plus original. En ce domaine, encore une fois, ni éclectisme ni syncrétisme ne s'avèrent le chemin de l'universel. Par quelle fatalité faut-il que de jeunes Français subissent, dès leurs premiers pas dans la musique, le poids d'une sensibilité étrangère si peu accordée au génie de leur race ? Trouverait-on normal d'imposer à nos lycéens les histoires embrouillées des *Niebelungen* au dépens de l'eau pure de la *Chanson de Roland ?* André Charlier, au contraire, mettait tout en service pour nous rendre accessible un héritage spirituel où, dans tous les domaines de la pensée, la France révélait quelque chose de son âme profonde. Ainsi s'ingéniait-il à nous montrer, par les causeries du dimanche matin, comment une fable de La Fontaine, une toile de Chardin et une pièce de Couperin tendaient à exprimer la même chose, chacune dans son langage propre. 83:166 Et ce n'est pas une des moindres grâces reçues à Mas­lacq que cette culture harmonieuse par laquelle nous retrouvions à l'intérieur de disciplines différentes les qua­lités maîtresses de la race, comme une sorte de constante, ou comme un visage peu à peu découvert qui se ferait connaître et aimer toujours plus profondément : celui de la France venant à nous à la lumière d'une chanson de geste, d'une mélodie populaire ou d'une vie de saint. Et à ceux qui s'interrogent sur la valeur d'une culture si éloignée de tout syncrétisme et si modeste dans son étendue, je répondrai par une petite phrase en or cueillie dans les *Propos de Sélénius :* « Certains veulent tout saisir, mais sans quitter la sur­face. Nous préférons saisir une seule chose et descendre en elle jusqu'au fond, retrouvant ensuite les autres par la racine. » ##### "Tumultus gallicus." Un jour vint où toutes ces choses auxquelles on essayait d'éveiller nos esprits devinrent vivantes et bouillonnantes, et voilà qu'avec la volonté d'y être soi-même plus fidèle naissait le désir d'en faire part aux autres. Ainsi sont nées les « Journées de Maslacq », ainsi les « Cahiers ». Le complot était fomenté par deux jeunes professeurs de cette espèce qu'on ne trouvait guère qu'à Maslacq, si jeunes et si proches des élèves qu'il était difficile de les en distinguer. Les Journées se rattachaient à la vie de l'École parce que quelques anciens se retrouvaient autour d'André Charlier dans l'esprit et dans le cadre qu'ils avaient aimés. Mais tout ce petit monde avait conscience de réaliser quel­que chose de très nouveau, n'ayant que peu de rapport avec les *amicales* et autres associations louables qui groupent les anciens élèves de tous les instituts. Encore que cela nous eût paru légitime, nous ne cher­chions nullement à échanger entre nous des souvenirs, ni à nous attendrir sur le passé. Tout autre était notre des­sein. Nous nous souvenions qu'en sortant de l'École nous nous étions trouvés happés par le monde et nous sentions flotter dans l'air quelque chose de faux et de constamment gauchi à quoi nous refusions de nous habituer. 84:166 C'est pour­quoi, en retrouvant l'air pur de Maslacq, nous cherchions moins à renouer une attache sentimentale qu'à répondre aux exigences d'une fidélité qui nous semblait située sur un tout autre plan. Ainsi, avec notre belle intransigeance toute neuve, nous entendions prendre au pied de la lettre la consigne de l'Apôtre : « Ne vous conformez pas à ce siècle, mais transfor­mez-vous par le renouvellement de votre esprit. » Contre le mensonge qui régnait dans la vie de l'art, de la littérature, de la politique, l'effort que nous voulions entreprendre était un effort de vérité, et, si nous osions le faire ainsi porter sur tous les domaines de la pensée, c'est précisément parce qu'il se situait en un point antérieur à ceux-ci. Pour tout dire nous cherchions avant tout à retrou­ver une certaine attitude de l'homme qui fût essentielle­ment une attitude de fidélité au réel. Moyennant quoi il nous serait permis de réaliser nos grands projets. Et quels étaient ces grands projets ? Nous voulions (oh ! c'était simple) refaire la Chrétienté et refaire la France. Je ne puis m'empêcher de sourire en pensant à notre ingénuité, à nos certitudes et à nos déclarations bruyantes. Volontiers nous aurions lancé un manifeste à la France entière, et il ne nous paraissait pas tellement illusoire de finir par nous faire entendre au point que quelques bons esprits vinssent se rallier à nous. Chaque fois qu'un homme retrouve quelques grandes évidences, il se met à crier. Et, on a beau sourire, il a de fortes chances pour que ce soit lui qui soit dans le vrai. Claudel, dans son discours de réception à l'Académie, comparait l'effervescence spiri­tuelle que connut la France au début du siècle à ce *tumulte gaulois* qui faisait de temps en temps l'inquiétude des vieux Romains. Il y avait un peu de ce tumulte dans nos « Journées » ; il n'y a qu'à relire leur compte rendu dans les premiers « Cahiers » pour y sentir ce qu'est l'enthousiasme de la découverte. Et nous découvrions tant de choses ! Comment dire ce que fut pour nous la présence d'Henri Charlier ? 85:166 Homme de métier, artiste, philosophe, pénétré par-dessus tout d'une profonde sagesse chrétienne puisée aux sources de la solitude et du silence, il nous faisait part des richesses de son expérience et de ce sens profond qu'il avait des réalités françaises, avec tant de maîtrise et aussi avec tant de belle humeur que le souvenir de ces « Journées » res­tera toujours pour nous étroitement mêlé au sien. Il excellait à nous montrer le rôle important que jouent les idées dans le monde : « *L'humanité,* disait-il, *vit de quel­ques grandes idées directrices, idées simples mais vivantes, très subtiles, très délicates et il suffît qu'on les oublie où qu'on les méconnaisse pendant une ou deux générations pour que l'on retombe dans la barbarie. *» Et, pour nous montrer quelle était la mission de la France sur ce plan des idées, il nous citait ce mot d'un Religieux belge de ses amis : « Les nations sont complémentaires, mais lorsque Dieu veut faire passer au monde quelque idée univer­selle, il la met dans une tête française. » Nous découvrions avec Henri Charlier l'expérience de toute une génération : il avait connu Charles Péguy et s'était trouvé associé personnellement à ce grand mouve­ment de conversions auquel restent attachés les noms de Psichari, Massis, Maritain. Il nous racontait ce qu'avait été les *Cahiers de la Quinzaine,* la détresse de Péguy, la paru­tion d'Ève au milieu de l'indifférence générale ; mais aussi le choc qu'en avait été pour lui la première lecture : « Ima­ginez, nous disait-il, la clarté du jour, lorsque la bande de l'imprimé que vous déchirez s'ouvre sur ces mots inconnus de tous encore : *Ô mère, ensevelie hors du premier jardin ! *» Abordant d'autres domaines de la pensée, mais avec la même sûreté d'expérience, il nous parlait de l'effort spirituel tenté par les peintres Gauguin et Van Gogh, ou, en musique, par Claude Debussy et Erik Satie, retrou­vant les grandes lois perdues : liberté du rythme et de la mélodie. Et, pour preuve à l'appui, le soir, il prenait sa flûte et nous jouait avec bonne grâce quelques mesures de Rameau ou de Forqueray, où se fait sentir encore cette liberté. 86:166 C'est dire l'atmosphère des Journées. Cette atmos­phère était faite à la fois de ferveur et de détente. Il y avait le violoncelle d'André Lévy, la voix de Suzanne Peignot, puis, plus tard, celle d'Irène Joachim et de Jane Bathori ; les causeries passionnantes de Gustave Thibon, la silhouette militaire du Père de Tonquédec, avec son bonnet de police, celle d'Henri Massis non moins militaire, qui nous expo­sait la « Loi du rempart » : « C'est le soldat qui mesure la terre où se parle une langue et où vit une civilisation. » Mais, tout à l'heure, vous l'auriez vu près du Gave, assis sur les pierres sèches d'un vieux moulin, en train de relire *Le Grand Meaulnes,* et peut-être, en rentrant avec son bouquin sous le bras, aura-t-il rencontré sur son chemin le cher Candau poussant son unique vache, la bouche fleurie d'apostrophes magiques. Il y avait aussi pour le dernier jour, entremet succu­lent, une représentation sous les arbres du parc ; qui ne se souviendrait de *Protée,* cette farce de Claudel bourrée d'allusions mythologiques, où Mademoiselle de Comminges était la Nymphe Brindosier, Jean Arfel le Satyre Major et Monsieur Charlier, Protée, en costume de bain, dans une baignoire avec une queue de poisson, et des lunettes d'au­tomobiliste sur le front ? Mais il y avait surtout la présence du Père Lassus, du Pasteur Robert et de Dom Romain. Celui-ci, entre deux conférences, à l'heure la plus chaude où personne n'a envie de parler, racontait ce qu'est la fondation d'un monastère bénédictin en pleine brousse, dans un territoire sous con­trôle Viet-Minh. L'avenir du monachisme vietnamien ?... L'éventualité du martyre ? « Mais la condition du chrétien, c'est précisément le martyre ! *Majorem caritatem nemo habet*... » Et l'atmosphère des Journées était faite aussi de choses impossibles à décrire, parce qu'elles restent accrochées aux toits des maisons : c'est le soir qui tombe doucement sur le village, le bruit des troupeaux qu'on rentre avant la nuit, et les rêves merveilleux qui commençaient d'éclore dans nos jeunes têtes à une heure où la nuit est encore trop chaude pour s'endormir. Nous rêvions d'une communauté groupée autour de l'École, qui permettrait à ces hommes de désir de vivre et de rayonner avec force ce dont ils se sentaient l'âme rem­plie. Nos fidélités bien aiguisées, il nous plaisait de prendre ainsi joyeusement le contre-pied du monde moderne, et qui est-ce qui nous aurait empêchés même de fonder une nouvelle chevalerie ? 87:166 Comme Maslacq était une école, notre communauté idéale aurait pu ressembler à ce qu'avait été Port-Royal-des-Champs au XVII^e^ siècle. Il nous semblait que les solitaires de Port-Royal n'étaient pas de médiocres modèles avec leurs mœurs simples et austères, l'attirance qu'ils exerçaient sur les élites de leur temps et la qualité d'enseignement dont bénéficiaient leurs élèves. D'ailleurs, est-ce que l'ombre d'une communauté ne s'ébauchait pas déjà sous nos yeux ? L'attachement depuis vingt ans à l'École de Mademoiselle Vignetey et de Made­moiselle de Comminges, la fidélité de Monsieur Abel et de Mademoiselle Dupau -- qu'ils pousseront jusqu'au bout -- n'était-ce pas là des signes pour nous ? Et voilà que d'anciens élèves se mettaient à revenir après leurs études, pour faire des cours ou pour aider les capitaines, à seule fin, disaient-ils, de rendre service, parce qu'ils avaient conscience que quelque chose se construisait là, à quoi ils désiraient prendre part. Ce fut le cas d'Albert, qui, lancé dans la peinture en plein Paris, répondit à notre invitation pour les Journées par un mot d'acceptation vif comme l'éclair où il n'était question que de satisfaire, disait-il, « ce besoin d'essen­tiel qui est rivé à l'âme » et dont il pressentait que Maslacq détenait la clef ! Et quand Albert prit la décision de par­tager l'année suivante notre solitude béarnaise en don­nant pour unique raison le besoin personnel qu'il en éprou­vait, ce fut pour nous une révélation : nous touchions du doigt l'attirance profonde que l'École exerçait sur les âmes assoiffées d'une certaine pureté, si bien que nous lui étions redevables de sa venue parmi nous, avant même de pouvoir réaliser tout ce que sa présence silencieuse nous apportait de qualité d'âme et de profondeur de jugement. Puis ce fut le tour du colonel de Séréville. Sa présence à Maslacq reste quelque chose de très mystérieux, qui touche aux événements les plus secrets de l'École : Nous nous réjouissions de voir cet ancien Rocheux, acquis d'emblée à l'esprit et aux idées de Maslacq, venir augmen­ter le nombre de notre communauté naissante, mais il ne lui fut pas donné le temps, -- pas plus qu'à notre commu­nauté de prendre une forme réelle, celle du moins dont nous rêvions, -- car il mourut tôt après son arrivée. Tou­tefois, son passage allait revêtir une signification plus haute, que nous n'avions pas prévue et auprès de laquelle nos projets devaient perdre quelque peu de leur impor­tance. 88:166 Déjà, sans que nous ayons pu encore nous en rendre compte, son séjour dans la maison prenait le caractère d'une mystérieuse préparation à la mort, et les notes per­sonnelles qu'il laissait derrière lui témoignaient d'une façon émouvante cette vie intérieure qu'il disait découvrir tardivement parmi nous. Et cela nous donnait à penser que l'École avait rempli sa mission, qui était moins de réaliser un ordre de réussite visible que de créer un cer­tain climat de vérité où les âmes pussent se découvrir elles-mêmes. N'ayant d'autre sens que d'en arriver là, l'École pouvait s'arrêter. C'est pourquoi en regardant le cercueil recouvert du drapeau tricolore, autour duquel une poignée de capi­taines récitaient Matines et Laudes de l'Office des Morts, nous ne nous doutions certes pas que, deux ans plus tard, le château désert serait revenu à son ancienne solitude, mais nous avions le pressentiment que quelque chose était en train de finir qu'on ne recommencerait plus, Cependant, aucune amertume ne vint recouvrir nos rêves déçus, car nous nous trouvions cette fois en face de la réalité toute nue, et, si sévère qu'elle nous parût, cette réalité était quand même plus belle que les rêves que nous avions formés. ##### Nos grands Cahiers blancs. Les *Cahiers* sont nés à Maslacq, comme les *Journées,* sous le soleil ardent de nos jeunes désirs. Puisque nous voulions faire une révolution, il nous fallait une bonne revue, libre et nerveuse, capable de dire tout ce que nous avions sur le cœur. Quand le projet fut arrêté, nous cherchâmes comment l'appeler. Francis proposait des titres féroces : « Refus », ou bien « A Rebours » ou encore « Ruades ». Nul doute que, pour sa part, il eût préféré celui-là. Tous ces noms nous enchantaient et nous ne savions lequel choisir. 89:166 Fina­lement, ce fut tout simplement les « Cahiers de Maslacq », mais ils ne devaient pour autant renoncer à aucune ruade, et l'on devine sous ce nom discret de quel lignage ils se réclamaient. Il y eut en tout trente et un numéro échelonnés en l'espace de douze ans. Au début, ils s'essayèrent à quelque régularité, mais bientôt, par mépris du système de produc­tion auquel se livrait la presse et en protestation contre icelle, il fut convenu que les Cahiers ne daigneraient paraître que lorsqu'ils auraient conscience d'avoir à dire quelque chose. Les articles n'étaient pas signés, c'était un travail fait en équipe, duquel se trouvait bannie toute vanité litté­raire : nous voulions prendre à la lettre le *Nolite conformari huic sæculo* de saint Paul. André Charlier regardait cela sans rien dire, avec un mélange de méfiance et de sympathie. Il écrivit sans em­pressement une vague lettre aux anciens pour le premier numéro : « On me dit qu'il faut que je vous écrive parce qu'il m'appartient d'ouvrir ce premier Cahier qui va vous être adressé et dont l'idée ne vient pas de moi (car j'ai toujours pensé qu'il faut y regarder à deux fois avant de se livrer à l'imprimeur). » Mais, quelque temps après, il écrivit une très belle lettre aux Cahiers. Le ton était tout différent : « Quand vous m'avez parlé de votre projet des Cahiers, j'ai été un peu effrayé. Je vous ai laissé faire parce que vous aviez raison dans le fond... je sais bien qu'il y a un grand problème qui vous tourmente : Comment peut-on rester un chré­tien fidèle dans le monde d'aujourd'hui ? Et je comprends que vous ayez envie de l'élucider, de donner une forme à vos idées. Mais, me disais-je, ils ne savent pas à quoi ils s'attaquent ! Ils ne soupçonnent pas à quel point écrire est une chose grave et difficile. Naturellement, aujourd'hui, tout le monde écrit n'importe quoi et n'importe comment, mais pouvons-nous avoir cette pré­somption, cette vulgarité, cette ignorance du mystère de la pensée ? Pour moi, je ne me mets jamais à écrire sans une espèce de tremblement, sans retarder le moment où la main va tracer le premier signe sur le papier. » 90:166 Voilà qui tranche avec les mœurs journalistiques ! Quant à nos rédacteurs, continuait la lettre : « Ils sont jeunes, ardents, donc nécessaire­ment maladroits, ils ne savent pas l'art de plaire ; inconsciemment même, il ne leur déplaît pas de déplaire. » C'était bien peint. L'aîné de la bande avait vingt-quatre ans, mais il avait déjà quelques belles choses à dire et il les disait bien. Aussi nos premiers Cahiers étaient-ils ani­més d'un sang vif, au style incisif et rapide, les choses étaient dites avec verdeur, on y affirmait et on y prouvait que la première condition pour servir la vérité c'est de ne pas la rendre ennuyeuse. Une vingtaine de numéros parurent, qui reflétaient la vie de l'École ; avec les comptes rendus des Journées et des souvenirs d'Henri Charlier sur Péguy, qu'on ne trouve ni chez Tharaud, ni chez Halévy. C'étaient de grands Cahiers tout blancs, ornés seule­ment de quelques gravures sur bois, si graves dans leur simplicité. Nous étions fiers de savoir qu'ils partaient dans toutes les directions : en Afrique, en Amérique et jus­qu'au fond de l'Asie. Puis, un jour, en ouvrant les Cahiers d'octobre 1950, le lecteur est tombé sur l'*Adieu à Maslacq* ([^5])*.* Sans doute aura-t-il été sensible à cet adieu si noble, d'une courtoisie toute béarnaise, au style fluide et à l'accent indéfinissable de mélancolie. Mais ce texte disait beaucoup en peu de mots et, pour qui savait lire entre les lignes, il y avait là matière à quelque chose de plus poignant que la mélan­colie des départs : « Quand j'ai pris la charge de cette maison, je redoutais d'avance ce qui m'attendait ; puis, quand j'ai vu dans quel chemin nous avancions, j'avoue avoir été saisi de peur quelquefois, mais je ne pouvais pas reculer, moi. C'est ce qui me permet d'être indulgent pour ceux qui se sont sauvés. 91:166 Certains sont tout simplement passés à côté des choses, et pour ceux-là aucune ques­tion ne se posait ; mais d'autres ont bien com­pris de quoi il s'agissait, et pourtant ils ont pris la fuite. Quel mystère ! Nous touchons là à l'articulation sécrète de la liberté et de la grâce. J'en sais qui ont compris incontestablement ce que la vérité exigeait d'eux, et ils se sont refu­sés. Il n'y avait pas une ombre de doute, tout était pour eux dans la lumière la plus nette. Aussi les a-t-on vus longtemps troublés, inquiets, plein d'hésitation au bord du refus, mais pour finir se rangeant avec tristesse au refus. » Aussi, lorsque André Charlier fut remonté vers la Normandie où l'attendait un collège célèbre, avec de grands bâtiments spacieux et un immense parc planté de hêtres magnifiques, où l'on respire je ne sais quel air de gran­deur glacée, je suppose qu'il dut se remémorer ces mots qu'il écrivait peu de temps auparavant : « *On ne choisit pas d'être au poste de solitude ; c'est déjà assez beau d'y rester lorsqu'on y a été placé. *» \*\*\* Désormais, les Cahiers se feront de plus en plus rares. Il est arrivé à André Charlier d'en fabriquer tout seul, à la faveur d'un moment de répit que lui laissait une tache écrasante. Mais Albert les faisait de plus en plus beaux, parce que de chacun l'on pouvait se demander s'il ne serait pas le dernier, et il désirait que ces quelques feuilles servissent de la façon la plus digne à l'expression d'une pensée qui nous paraissait de plus en plus nécessaire. Et il faut dire que l'arrivée des Cahiers fit sur nous l'effet d'un rafraîchissement que nulle écriture ne nous avait donné jusque là. Depuis longtemps nous considérions celui qui en était l'auteur comme le seul maître auquel notre formation se trouvât redevable ; mais par les Cahiers nous nous trouvions en face d'une pensée qui ne laissait à chaque pas de nous découvrir de nouveaux horizons. 92:166 Il est bien difficile de parler de ces choses et tout à fait impossible de les analyser. Ce qu'on peut en dire de plus exact, c'est que la forme s'y révélait à nous moins comme un revêtement brillant que comme une transparence de la pensée, en sorte qu'il nous semblait toujours boire à une source inconnue. De cette source ne coulait nulle idée nouvelle, tout au moins de cette nouveauté dont notre époque est friande, et pourtant cela nous apparaissait quand même bien plus nouveau que toutes les questions « repensées » dont nous abreuvent les revues, car nous nous trouvions en face de réalités absolument simples et vieilles comme le monde, mais sur lesquelles se posait un regard neuf, qui les trans­figurait. Il y a une race d'écrivain qui argumente et qui prouve, elle est née sous le signe d'Aristote. Mais il y a une autre race née sous le signe de Platon, à laquelle se rattachent ceux qui veulent faire sentir et faire voir. Ceux-là sont amis des moyens pauvres et ne recherchent rien tant qu'une certaine pureté de la vision. Pour prendre un exem­ple, lorsqu'on ouvre *l'Ève* de Péguy et que l'on tombe sur ce quatrain : *Les solives du toit faisaient comme un arceau,* *Les rayons du soleil baignaient la tête blonde,* *Tout était pur alors, et le maître du monde* *Était un jeune enfant dans un pauvre berceau...* 1'œil ne découvre aucune originalité, aucune bizarrerie, ni même aucune idée nouvelle, et pourtant l'auteur nous introduit d'une façon unique dans la lumière de Noël. C'est là ce qu'on pourrait appeler l'ordre de la vision. Cet ordre est premier et il exige de l'homme avant tout un effort d'attention. Toutes nos fidélités, depuis nos fidé­lités religieuses jusqu'à nos fidélités politiques, dépendent de la qualité du regard que nous posons sur le réel. C'est dans cet ordre de choses que réside le véritable apport des Cahiers, et cet apport est immense, car il met en lumière un aspect fondamental du mystère de la connaissance, sans lequel tout ce que nous savons par ailleurs a peu de prix : « Je suis persuadé que les plus savantes spé­culations sur la désintégration de l'atome et le choc des neutrons ne peuvent rien apprendre de valable sur le sens de l'univers à un homme de science qui ne saurait point voir une pierre dans l'herbe et un ruisseau au creux d'une vallée... 93:166 « ...Mais l'homme d'aujourd'hui n'a plus aucune connaissance véritable, et, ce qui est grave, c'est qu'il n'a pas la moindre envie d'en avoir, il ne veut que des « informations ». Com­ment lui rendre le goût de connaître, c'est-à-dire d'entrer dans l'ordre des choses, car il fau­drait d'abord les *voir.* On doit toujours en revenir là. Et je vois ici s'approfondir encore la signification des miracles de Jésus. Car, s'il faut un miracle pour changer l'eau en vin, c'est que cette même eau est déjà un miracle. Au fond, la grande réforme de toutes les réformes serait de jeter un autre regard sur le réel, un regard vrai qui découvrirait un monde vrai. » Voilà pourquoi il ne faudra pas demander aux Cahiers de nous introduire dans un système philosophique quel­conque, ni de nous enseigner l'art de manier des idées toutes faites. Leur mission propre était de nous apprendre à découvrir certaines réalités simples et hautes que l'em­ploi des mots et le vieillissement de l'habitude ont ternies, à commencer par la France, son génie, sa vocation, et de faire usage pour les exprimer de cet art souverain qu'est la *discrétion :* « La discrétion est une fleur de haute mon­tagne, on ne la cueille point dans les vallées : il faut dire juste ce qu'il faut et rien de plus, ne rien abaisser et ne rien enfler, trouver le point exact de la vérité, là où elle revêt cette sorte de simplicité unique qui lui donne un visage à la fois si inattendu et si familier. Inattendu, parce qu'elle est autre chose encore que ce que nous pensions. Familier, parce que nous la portons en nous sans le savoir. » Ces lignes, écrites en 1949, donnaient le ton général et la ligne des Cahiers, sinon leur véritable art poétique, et depuis que nous nous désaltérons à cette source, il faut dire qu'ils n'y ont pas été infidèles. Peu importe ensuite le volume de l'œuvre et le nombre des sujets abordés. Un homme n'a que très peu de choses à dire, et ce n'est pas une maigre réussite que de mettre en lumière ne fût-ce qu'une seule chose, pourvu qu'elle soit essentielle. 94:166 C'est pourquoi, un jour, nous réunirons les grands textes des Cahiers et nous en ferons un beau livre, sans inquiétude comme sans illusion sur l'accueil qui leur sera réservé ([^6]). La vérité comporte toujours un certain nombre de choses accablantes pour une époque, mais s'il se trouve un homme pour les dire, nous savons qu'elles connaîtront elles aussi leur temps de bonheur ; c'est ce qui faisait la consolation de Bernanos vers la fin de sa vie : « Le temps est mesuré pour les dire, et, une fois dites, on ne les étouf­fera plus, parce qu'elles sont des vérités de bon sens ; elles continueront de parler lorsque nos bouches seront pleines de terre, et ceux qui nous suivent les verront en­core lorsque nos orbites seront depuis longtemps vides ! » ##### C'est une étrange aventure... Un jour, à Maslacq, comme nous cherchions une devise à donner à l'École, André Charlier nous dit qu'il faudrait faire en sorte qu'y figurât le mot fidélité. Nous n'avons jamais poussé plus avant ce projet, mais je pense aujour­d'hui que ce mot aurait pu constituer, lui tout seul, une assez belle devise. Le miracle de la fidélité c'est de faire que les choses qui paraissent les plus fragiles et les plus menacées conti­nuent d'exister. Ainsi les Cahiers avaient beau ne plus parler de la vie de l'École, cette vie continuait : Clères avait sauvé la vie de Maslacq ; non seulement matérielle­ment, puisque l'École n'arrivait plus à vivre, mais spiri­tuellement. Les élèves n'y étaient ni meilleurs ni pires qu'à Maslacq ; une chose est certaine, c'est qu'à mesure qu'ils grandissent, ils éprouvent de moins en moins de goût pour aucune espèce de gloire temporelle ou spiri­tuelle. Cependant, il y a des âmes nobles partout et elles ne peuvent pas ne pas être sensibles à la vérité. N'est-ce pas quelque chose de l'esprit de Maslacq qu'on retrouve dans cette lettre écrite par un jeune Américain et déposée juste avant son départ sur le bureau du Directeur : 95:166 « *Il est vraisemblable, puisque je n'ai pas été ici long­temps, que je vais partir sans avoir senti l'âme entière qui demeure dans cette école... J'étais un garçon qui ne connaissait pas le genre de vie où l'on est seul avec Dieu et entouré des livres d'une des plus riches cultures du monde... Alors j'arrive à une petite école, d'une centaine d'élèves, paisible, simple et non pas prétentieuse. Et c'est là où je suis toujours, où je trouve une tranquillité que je n'avais jamais connue avant. C'est là où je ne trouve au­cune distraction qui pourrait m'égarer loin de ce quoi la vie s'agit. Ici je me trouve face à face avec Dieu : ici je ne peux pas entrer dans un cinéma pour me cacher, pour m'évader de la solitude où je suis obligé de me voir moi-même comme je suis. C'est cela de quoi j'avais peur avant et de quoi je vis maintenant. C'est ici où la flamme de curiosité de lire s'est étincelée. C'est ici où j'ai vécu dans la réalité sans aucune autre préoccupation. *» Cet Américain n'est resté que trois mois à Clères, mais ce qu'il en a senti et exprimé semble juste, et l'on ne peut lui faire grief de n'avoir pas évoqué aussi bien ce climat d'amitié qui est pourtant une des grâces de l'École. Il serait certes bien difficile de parler de nos amitiés sans blesser la plus élémentaire pudeur, car il y a des choses qui ne se disent pas, encore moins peut-on les écrire, mais il est évident que certains visages que nous n'avons pas revus depuis dix ou vingt ans restent pro­fondément gravés dans notre mémoire et ils n'en sortiront pas de si tôt. La beauté de ces amitiés vient de ce qu'elles se trouvent maintenant surélevées au plan de la grâce, et elles ne font là que suivre le sens de l'impulsion don­née jadis lorsque, par une convention tacite, nous enten­dions n'y voir rien d'autre qu'une source d'exigence mutuelle. De cela André Charlier nous avait donné l'habi­tude dès le début : l'inclination que lui-même éprouvait pour une âme semblait s'identifier avec le désir qu'elle répondît en plénitude à sa vocation. Le caractère exigeant et viril d'une telle amitié ne nous échappait pas et nous distinguions très bien quelle sorte d'appel nous y était adressé. Mais se savoir aimé dans ces conditions devenait quelque chose d'assez redoutable à quoi plus d'un choisit de se dérober. 96:166 On connaît ce mot de Jaurès adressé à Péguy : « Vous, vous avez un défaut : vous vous faites une idée des gens et vous exigez d'eux qu'ils s'y con­forment. » Ce mot, cher Monsieur Charlier, vous va comme un gant, et j'imagine que beaucoup ont dû vous l'adresser *in petto,* tant il explique bien ce qui nous arrivait. Il rap­pelle à la fois cette haute exigence dont certains vous sauront toujours gré, parce qu'elle leur révéla à eux-mêmes leur vrai visage, et la secrète rancune que d'autres vous gardent, à l'idée que cette exigence ait pu, un jour, s'étendre jusqu'à eux, troublant ainsi pour toujours le sommeil d'une médiocrité désormais sans excuse et sans joie. Vous saviez bien pourtant que la vérité est une chose dure et incommode qu'il ne fait pas bon tenir dans ses mains trop longtemps, ni pour soi, ni pour les autres, mais vous n'avez cessé de lui porter un amour véhément et de faire partager cet amour aux âmes qui vous arrivaient. C'est bien là en effet l'essentiel auquel se ramène l'œuvre d'éducation dont vous avez eu la charge pendant vingt ans, et j'en retrouve la trace partout, depuis cette aversion pour le mensonge, dont témoignent nos premiers souvenirs d'École, jusqu'à cette phrase écrite dans une des toutes dernières « Lettres aux Capitaines » et où je vois une sorte de justice que vous rendiez involontairement à vous-même : « Il n'y a pas de plus grande marque d'amour que d'introduire dans une âme la vérité. » C'est pourquoi à la méthode progressive vous préfériez la méthode abrupte, où la vérité est servie toute crue, sans apprêt, ni accom­modement. C'est ainsi, par exemple, qu'en réponse à cer­tains qui venaient vous demander quelques recettes pra­tiques pour la vie vous disiez : « Le souci de la perfec­tion est ce qu'il y a de plus pratique au monde », et vous ajoutiez d'expérience : « Quand on a eu très jeune le goût dont je parle, il n'est pas prêt de vous passer de la bouche. » C'est pourquoi, encore, afin de ne laisser place à au­cune équivoque, vous nous écriviez dans une lettre, pre­nant à votre compte le mot de « sainteté » trouvé sous la plume d'un ancien : « Le mot vous choque peut-être : il vous paraît étrange, énorme, désuet ; il vous sort des fron­tières où se meut d'ordinaire le monde moderne. 97:166 Pourtant, c'est le seul vrai. C'est la suprême exi­gence, la seule qui puisse sauver un monde en train de sombrer dans la barbarie. » Voilà le vin fort qui nous était servi, puisé ailleurs, on le devine, que dans les traités de pédagogie et de caractérologie. Évidemment, cette façon d'aller jusqu'au bout de la vérité s'accordait mal, au goût des atermoiements dont les jeunes cervelles touts fraîches arrivées offraient déjà les symptômes inquiétants, mais la rencontre des contra­dictions, loin, de vous faire douter de l'École, venait confir­mer l'idée que vous vous faisiez de sa vraie mission. Ce fut le sujet d'une de vos dernières lettres : « Il y a quelques jours, m'adressant à toute la maison, je disais que l'École n'avait jamais eu qu'une signification, c'était de faire aimer la vérité ; j'ai senti que cette proposition susci­tait quelque étonnement, même chez vous. Quand on y réfléchit, aimer la vérité n'est pas une chose très commune ; c'est même sans doute une étrange aventure où je vous ai entraî­nés parce que je ne pouvais pas faire autre­ment. » C'était une étrange aventure en effet où vous nous avez entraînés, et cette aventure est loin d'être finie. Mais nous savons déjà ce qui nous attend tout le long de la route et jusqu'où doit aller le témoignage qu'il nous est demandé de rendre : « Le serviteur n'est pas au-dessus du maître, dit Notre-Seigneur, et, s'ils m'ont persécuté, ils vous persé­cuteront aussi. » Cela, ni Maslacq, ni Clères ne l'ont ignoré. Aussi, arrivé au bord de cette histoire, je me prends à penser que tout n'y est pas dit des souffrances, des peines et autres épreuves qui l'ont accompagnée. Cela reste cepen­dant une belle histoire, parce que c'est une histoire vraie. Je dis « vraie » non par opposition à une histoire imagi­naire, qui n'eût pas existé réellement, mais parce que ceux qui l'ont vécue se sont trouvés situés face au monde, à eux-mêmes et à Dieu dans un rapport vrai, et ceux mêmes qui s'y sont cassé le nez reconnaissent aujourd'hui que c'est là l'événement essentiel qui donnait son prix à tout le reste. 98:166 Ce que nous avons appris se réduit en somme à bien peu de choses, et force nous serait pour les dire d'em­ployer des mots désespérément simples. Car tout se résume en ceci : il n'y a qu'une Vérité, qui nous dépasse infini­ment et pour laquelle nous sommes faits. Nous savons maintenant à quel plan il convient de se situer pour l'atteindre et quelle soif peut soulever jusqu'à elle notre nature blessée. Mais nous savons aussi qu'il nous est demandé d'y être fidèles à travers les humbles réalités de l'existence : le morceau de terre qui nous a vus nature, les deux ou trois maximes de perfection qui sont entrées dans notre âme, les amitiés pures que nous avons nouées. Si nous savons les voir et les entendre, ces choses nous mettrons sur la voie et sauront nous parler mieux qu'au­cune autre de « l'Éden de l'ancienne tendresse oubliée ». Elles seront pour nous comme cette lampe, dont parle l'Écriture, qui brille dans un lieu obscur jusqu'à ce que le jour vienne à poindre et que l'étoile du matin se lève dans nos cœurs. Dom Gérard, o.s.b. 99:166 ### ­Un autre univers mais le seul par Jean Madiran *Bien que je n'aie pas été l'élève d'André Charlier au sens scolaire du terme, quelques anciens élèves, autour de Dom Gérard, m'avaient demandé en 1961 de participer au volume d'hommage qu'ils firent finalement paraître à quelques dizaines d'exemplaires, en 1964, sous le titre :* « *Fidélité *»*. D'où ces lignes, dont une partie seulement a été reprise, la même année, dans l'Avertissement à* « *Que faut-il dire aux hommes *»*.* C'ÉTAIT DANS ARISTOTE et ça n'a l'air de rien. Mais c'est une chose de lire (et s'il se peut de com­prendre), c'en est une autre de faire passer dans la vie les vérités reçues. Ce n'est point parce que l'on a écrit une logique que les gens peuvent ensuite raisonner juste ; c'est au contraire parce qu'il y a eu des gens qui raisonnaient juste que l'on a pu ensuite écrire une logique. Dit par le fondateur de la logique, par le logicien numéro un, c'est une parole de poids, et qui pourtant passe géné­ralement inaperçue de ceux qu'elle concerne directement. Or, c'est une parole de méthode intellectuelle, et même spirituelle, qui vaut pour toute philosophie ; pour toute pensée (et pour la théologie) ; pour toute vie. Mais c'est une parole qui ne commence à « parler » qu'au contact de l'expérience et de l'exemple. Arrivé à Maslacq avec tous les défauts qui peuvent être ceux du théoricien, je dois à André Charlier d'être guéri, au moins, de les prendre pour des qualités. 100:166 Voilà qui peut paraître bien abstrait, bien obscur, bien froid. Tant pis, ou tant mieux. Ce que j'aurais à dire sur Maslacq est de l'ordre des confessions. Impossible de s'exprimer ; impossible cependant de se taire, de tenir pour rien les pauvres signes imparfaits par lesquels se manifestent et doivent se manifester l'hommage, l'honneur, le souvenir, la reconnaissance et la trébuchante fidélité. La piété : par laquelle on rend « aux parents et à la patrie », à ceux dont on a « reçu la vie et l'éducation », une justice infirme. Le vocabulaire général du philosophe, du mora­liste, qui semble verbiage désuet, et qui risque toujours de l'être, permet aussi de tout dire sans impudeur. Essayons. \*\*\* L'arrivée à Maslacq était l'arrivée dans un autre uni­vers ; la vie à Maslacq, l'apprentissage d'une autre univers mais du seul qui soit véritable, du seul qui ait une consis­tance, une couleur, une signification. L'univers des âmes, appelées à la sainteté : et le reste n'a aucune importance. On ne va pas s'en tirer par des demi-mesures : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt., V, 48.) Il sera impossible de feindre ensuite n'avoir pas en­tendu cet appel, ou n'avoir pas su qu'il faut l'entendre au pied de la lettre. André Charlier était le témoin et le gar­dien de cette exigence totale, d'abord en ce qu'il ne la mettait pas sous le boisseau, mais la disait telle qu'elle est. Par ses paroles et par ses silences. Avez-vous ren­contré un autre homme dont les silences aient cette épais­seur, cette force de rupture, cette puissance de désinté­gration de l'accessoire, avec cette fixité soudaine du regard ? Il donnait alors l'impression d'être en connivence muette avec notre ange gardien. Il y a tout le reste, mais pris dans le tissu de cette présence spirituelle, de cette interrogation spirituelle. Le reste, c'est la musique et la littérature, le théâtre et la familiarité cordiale. Tant de légèreté insouciante associée à tant de poids spirituel. Le détachement, en somme ; On pouvait avoir pas mal d'idées fausses et même quelques idées justes en arrivant. Ces dernières étaient honorées largement. Il faut bien encourager les gens ; mais cela parfois les gonfle comme la grenouille. 101:166 Entrant pour la première fois, au premier étage du château de Maslacq, dans ce bureau directorial un peu sombre, c'était un de ces après-midi uniques de l'automne béarnais, je fus d'abord interrogé sur le point de savoir si j'étais bien l'auteur de ce remarquable article sur « la barbarie moderne » paru dans la *Revue universelle.* Monsieur et Ma­dame André Charlier m'en faisaient un compliment nullement mondain, précis au contraire, détaillé, sérieux, solide. Voilà des personnes intelligentes, me disais-je, et qui me paraissent aptes à comprendre quelle est leur chance d'être tombées sur un tel professeur de philosophie. Sou­venir parfaitement comique. Mais amer aussi, ou saine­ment humiliant, d'avoir pendant ces années tant reçu, et peut-être rien donné. Car j'ai été en somme l'élève d'André Charlier, comme il arrivait que ses professeurs eux-mêmes le soient, et point le plus facile ni le moins ingrat (... *comme fait le mauvais enfant,* chante Villon : *en écrivant cette parole...*)*.* Invité, à ce titre je pense, par les « anciens de l'École », à joindre mon témoignage au leur, je dois m'avouer que je suis le moins qualifié pour parler de lui, le moins digne, bien qu'étant, une fois pour toutes et sans remède, le plus partial. « *Il y avait à Maslacq un charme,* a écrit André Charlier*. En vérité, ces lieux nous sont entrés dans l'âme et ils n'en peuvent plus sortir. Mais l'attachement aux choses, qui est si naturel au cœur de l'homme, et qui est pour lui une source inépuisable de mélancolie, doit dépasser les apparences fugitives pour conserver dans sa pureté la substance de ce qui ne passe pas. *» Les lieux sont des signes, ils attendent de l'âme humaine qu'elle leur prête une voix, fût-elle secrète et silencieuse. Ce qui s'est passé à Maslacq, c'est la rencontre de la Vérité. Chacun ensuite en a fait ce qu'il a pu, en fera ce qu'il pourra, car jusqu'à la dernière heure rien n'est définitivement joué. Du moins cette rencontre a eu lieu, et après, comme l'a écrit André Charlier, « il n'y avait pas une ombre de doute, tout était dans la lumière la plus nette ». On pourrait s'interroger : la vocation chrétienne de chaque âme, la vocation chrétienne de la France, pourquoi fallut-il à plusieurs André Charlier pour l'apercevoir dans cette lumière pleine et abrupte ? N'en savait-on rien ail­leurs ? Et les hommes d'Église que nous avions connus, n'avaient-ils pas su nous en parler ? Mais qu'importe. 102:166 C'est sur notre propre chemin que nous rencontrons Dieu. Il ne nous est pas demandé si d'autres lieux, d'autres hommes ont apporté autant, mieux ou moins bien, à ceux qui les ont trouvés sur le chemin. Partout la grâce est au travail, et il n'est qu'une Vérité. Ce qui restera unique, c'est la démarche de Dieu à notre rencontre ; unique, la création de chaque âme qui n'est comme aucune autre ; uniques, tout au long de l'histoire de chaque âme en parti­culier, les attentions et les délicatesses de la grâce pour séduire et pour aider sa liberté. C'est ce jeu-là qu'a joué André Charlier. Avant de connaître André Charlier, nous n'aurions même pas soupçonné que ce jeu, le seul, pût exister. Et Maslacq n'était pas Port-Royal. Nous y vivions au contraire comme dans une fête continuelle de l'esprit et du cœur, au contact des plus grandes œuvres du génie humain, des héros et des saints. Nous y vivions avec l'âme de Péguy. C'est André Charlier qui m'a appris à lire Ches­terton, et Claudel, et Pascal. C'est lui qui m'a appris ce qu'est le grégorien. Qui m'a montré la France. Qui m'a enseigné le silence. Mais si l'on entre dans la nomencla­ture et l'énumération, on n'en sortira pas. Tout y passerait, c'est lui qui m'a fait comprendre ce que je savais déjà et c'est lui qui m'a disposé à ce que je ne pouvais comprendre que plus tard. (Combien de choses découvertes depuis lors, et brusquement je me souvenais chaque fois qu'il les avait énoncées, annoncées ou préparées.) L'essentiel était l'édu­cation de la liberté. Ou si l'on veut : la réforme de soi-même. On ne réfor­mera ni le monde, ni la société, ni la pensée, ni rien, qu'en commençant par se réformer soi-même, et l'on n'en a jamais fini. « *Si je vois bien quelques hommes qui pro­fessent des idées justes,* nous disait André Charlier*, je n'en vois guère qui ont le goût de les vivre, et de les vivre jus­qu'au bout, quoi qu'il puisse arriver. *» De l'École sont sortis des jeunes gens qui ont aussitôt donné leur vie, sous l'uniforme ou sous la règle de saint Benoît. Qu'ils nous soient un exemple, qu'ils daignent être nos intercesseurs. Il n'était pas au pouvoir d'André Charlier de nous ôter notre médiocrité, mais il nous l'a rendue insupportable il a fait pour nous tout ce qu'il pouvait, le reste est notre affaire. 103:166 « J'aime, écrit André Charlier, les humbles et les silen­cieux, ceux qui essaient simplement d'être, c'est-à-dire de *se* conformer à cette volonté de Dieu qui est sur eux, et qui ne peut pas ne pas leur être révélée s'ils sont atten­tifs. Ceux-là atteignent la vraie connaissance, d'où peut découler, si Dieu le permet, la vraie action sur le monde. Jésus n'a pas demandé à ses apôtres des choses extraor­dinaires : Il leur a demandé d'être des témoins. Aujour­d'hui, comme aux premiers temps du Christianisme, les hommes seront sensibles à un témoignage, au témoignage de la vie et non du discours, et je crois qu'ils ne peuvent être sensibles qu'à cela. Il faut donc vivre, non pas d'une vie médiocre et chétive, mais de la vie du Christ, qui est le seul réformateur. » On n'agit que par son être : voilà ce qui était déjà dans Aristote, mais que l'on n'entend guère à travers les livres. Nous en avons eu le témoignage d'André Charlier. La seule grande affaire, c'est d'être. Être ce que l'on est. C'est-à-dire une pensée de Dieu. Une vocation de Dieu. Faite pour Dieu. Tout ce qui s'est passé à Maslacq, tout ce bruissement d'âmes, cet appel d'air, cette bousculade des âmes, cette partie spirituelle en mille actes connus ou secrets à laquelle chacun fut inégalement égal ou inégal, grandeurs et mi­sères, veuille Dieu s'en souvenir dans sa miséricorde, et bénir l'homme qui, à travers la rumeur de tant de péri­péties, infimes ou tragiques, quotidiennes ou exception­nelles, nous a mis concrètement en face de la Vérité. Jean Madiran. 105:166 ## TEXTES D'ANDRÉ CHARLIER 107:166 ### L'hérésie du XX^e^ siècle *Cet article est le dernier qu'ait publié André Charlier. Il a paru dans la revue de Maurice Bardèche,* « *Défense de l'Occident *»*, en juin 1969.* JEAN MADIRAN vient d'écrire un livre dont le moins qu'on puisse dire est que c'est un grand livre. Sans doute il a parfois le ton d'un pamphlet, mais on ne voit pas pourquoi un pamphlet ne serait pas un chef-d'œuvre. Oui, *l'Hérésie du XX^e^ siècle* est par certains côtés un pamphlet de la plus rare qualité, parce que toutes les armes dont use ordinairement le pamphlet : indignation, ironie, invective, ne sont jamais employées ici que pour la défense de la vérité. On peut regretter que le fouet de Madiran ne trouve à fustiger que des clercs et même des évêques, mais qu'y faire ? La question est de savoir si lesdits clercs et lesdits évêques l'ont mérité. Or, justice leur est si bien rendue qu'à leur place, on éprouverait une satisfaction profonde de se voir si parfai­tement compris. Madiran est un excellent lecteur : en présence d'un texte, il n'en laisse rien passer, rien ne lui échappe. Je ne vois que Péguy qui ait poussé si loin, et avec une pareille finesse, l'art de lire (on voit bien d'ail­leurs qu'il a constamment pensé à Péguy tout au long de son analyse, et notamment à *Laudet* et à *l'Argent*)*.* Péguy avait aperçu dès le début du siècle les commen­cements de ce qu'on appelle le *modernisme.* C'est même pour cela que personne aujourd'hui n'ose plus se référer à Péguy : il est un témoin trop implacable. Relisons ces lignes, qui sont de 1909 : 108:166 « *Que les curés ne croient à rien, ne croient plus à rien, c'est la formule courante aujourd'hui, la formule généra­lement adoptée, et malheureusement elle n'est injuste que pour quelques-uns. Et l'on ne sait combien sont réellement modernistes. Peut-être les cinq septièmes, et peut-être plus. Ils disent :* « C'est le malheur des temps ». *C'est une for­mule. C'est même une formule commode...* « *Commode pour masquer la paresse, pour dérober aux autres, à tout le monde, peut-être surtout se dérober à soi-même leurs effroyables responsabilités... Il n'y a pas de malheur des temps. Il y a le malheur des clercs. Tous les temps appartiennent à Dieu. Tous les clercs malheureuse­ment ne lui appartiennent pas. On est épouvanté des énormes responsabilités qu'ils auront à soutenir ; et ils sont peut-être les seuls qui auront à porter, qui soient engagés dans des responsabilités extrêmes. Voilà ce qu'ils ne veulent pas voir... Ce n'est un secret pour personne, et dans l'enseignement même on ne peut plus cacher, sinon peut-être dans l'enseignement des séminaires, que toute cette déchristianisation, que toute la déchristianisation est venue du clergé. Tout le dépérissement du tronc, le dessè­chement de la cité spirituelle ne vient aucunement des laïcs. Il vient uniquement des clercs...* « *Ils veulent faire faire des progrès au christianisme. Qu'ils se méfient, qu'ils se méfient ! Ils veulent faire faire au christianisme des progrès qui pourraient leur coûter, qui leur coûteraient cher. Le christianisme n'est nullement, il n'est aucunement une religion de progrès ; ni* (*peut-être moins encore si possible*) *du progrès. C'est la religion du salut. *» Au temps de notre adolescence, nous pressentions bien que de durs combats nous attendaient. Nous n'entrions pas, nous le savions, dans les voies de la facilité. Nous adhérions du fond de l'âme à une vérité que nos pères avaient abandonnée, croyant assurer par là la victoire de la raison. Et nous, nous voyions très clairement que nous devions d'abord consentir à être vaincus par ce Dieu qui a terrassé saint Paul sur le chemin de Damas. Et nous nous répétions les paroles admirables de Bossuet qui nous rendaient de l'assurance au milieu de notre faiblesse : « Je sais que ce qui est folie selon les hommes est sagesse selon Dieu, et par la même raison, que ce qui est dur et absurde selon les hommes, selon Dieu est consolation et vérité. 109:166 Je le crois, mon Sauveur, je le crois ; me voilà prêt à prendre au pied de la lettre tout ce que vous dites de plus dur, si vous-même vous ne m'apprenez à le prendre d'une autre manière. Mes sens seraient soulagés par une interprétation plus humaine ; mais si je cherche à les soulager de cette sorte, où vais-je, mon Sauveur, où suis-je entraîné ? Dans quelle incrédulité ! Dans quel éloigne­ment de vos mystères ! Je veux croire, encore un coup, et non raisonner selon l'homme ; et s'il faut rabattre quelque chose de la précise vérité de vos paroles, il faut que vous me l'appreniez vous-même. » Paroles vraiment profondes et beau sujet de méditation pour les hommes d'aujourd'hui ! Nous prenions la vérité de Dieu au pied de la lettre et nous en épelions tous les termes comme une découverte ineffable. Découvrir dans son adolescence, toutes fraîches et pures, les merveilles de la foi et celles de la culture humaine, voilà ce que ne semblent pas soupçonner nos modernes étudiants, qui se livrent aujourd'hui dans leurs facultés à de misérables contestations. Il n'y a pas de risque qu'elles leur fassent jamais découvrir quelque chose ! Des pro­fesseurs, qui avaient une dignité quasi sacerdotale, nous apprenaient sur les bancs de Louis-le-Grand à découvrir les trésors de la culture. Mais nous avions un autre pédagogue, c'est l'Église, qui nous instruisait à travers sa liturgie des vérités éter­nelles. Que de fois il nous est arrivé d'entrer dans quel­qu'une de ces églises silencieuses, amarrées au bord de nos rues estudiantines, et là. Dieu parlait à notre cœur dans son langage ineffable. Mais déjà, avant d'avoir été sensibles aux cris d'alarme de Péguy, nous savions que la cause de la foi et celle de la culture étaient liées ensemble et que toutes deux se trouvaient ensemble menacées. Nos pères, pour avoir trop bu aux eaux amères du rationalisme, avaient perdu le sens de l'Être, et nous avaient légué un scepticisme où certains voyaient l'expression même de l'esprit français, mais que nous repoussions de toutes nos forces, tant nous nous sentions mordus au cœur par le goût de l'absolu. Nous avions beau regarder autour de nous, nos aînés nous paraissaient avoir des raisons de vivre trop médiocres. Nous nous répétions le mot du Psalmiste : *Diminutœ sunt veritates a filiis hominum* et nous trouvions qu'il s'appliquait parfaitement aux hommes de notre temps, car ils avaient perdu le sens de la vérité. 110:166 Péguy, de sa voix pro­phétique, nous disait bien que la déchristianisation, -- et avec elle la dégradation de toutes les valeurs spiri­tuelles -- n'avait pas d'autre responsable que le clergé. Nous ne voulions pas croire que l'Église n'aurait pas conscience d'être dépositaire du plus grand des trésors, du trésor dont les hommes ont vécu depuis les origines du christianisme et qui lui-même était comme le couron­nement de toute la culture païenne. Héritiers nous-mêmes de ces richesses méconnues par nos aînés, nous voulions consacrer notre vie à cette renaissance, et nous pensions trouver malgré tout dans cette tâche l'appui de l'Église qui, au cours de l'histoire, a toujours non seulement défendu la vérité qu'elle a pour charge de définir et de préserver, mais encore sauvé les valeurs humaines qui méritent d'être sauvées. Gravement affaiblie par la Renais­sance, la Réforme et la Révolution, elle gardait néanmoins un prestige considérable. Il ne s'agissait pas d'aménager la doctrine de l'Église afin de la mettre au goût d'une science en perpétuel devenir, mais de sauver les âmes. Nous espérions donc que l'Église allait se dresser, armée de sa sainteté, pour jeter dans les débats ténébreux du monde moderne l'éclat de la lumière éternelle. La bataille, pen­sions-nous, serait chaude, mais l'Église nous paraissait de taille à remporter la victoire. Le récent Concile nous jeta dans la déception et l'in­quiétude. Nous eûmes le spectacle d'une Église incertaine de sa foi, remettant en question les points de doctrine jus­qu'alors considérés comme incontestables. On n'osait plus parler ni du péché, ni du péché originel, ni de l'enfer, ni de la virginité de Marie. Les textes sacrés recevaient les plus étranges traductions. On préférait traduire le mot « Consubstantialem » par un contresens pour satisfaire les théologiens de la nouvelle vague, alors que pour ce seul mot des chrétiens avaient consenti à subir le martyre. Bien plus, on contestait le dogme de la transsubstantiation auquel de trop nombreux prêtres donnaient un sens luthé­rien. Il n'y avait pas de doute, l'Église catholique traver­sait une crise de foi, une des plus graves de son histoire. Sous prétexte de respecter l'œcuménisme, on interprétait dans un sens naturel les dogmes qui perdaient leur sens sacré. L'Église, sans s'en rendre compte, devenait une société de secours mutuels. 111:166 « Nous sommes, disait-on, dans une période de recherche. » Dès lors, nous ne pouvons rien affirmer qui risque de choquer les protestants ou les orthodoxes, ou même les francs-maçons ou les in­croyants. Au grand scandale de la chrétienté, les évêques ne disaient mot, eux dont le rôle est de veiller à l'unité et à l'intégrité de la foi. Les audaces les plus choquantes touchant la foi et les mœurs s'autorisaient de leur silence. Paul VI avait beau dans une audience publique s'écrier que l'Église était en train de travailler à sa propre auto­destruction, il ne rencontrait que de la dérision. Certains évêques même osèrent le blâmer quand il salua la Sainte Vierge du titre de Mère de l'Église. Tout ceci s'accompa­gnait d'une grave crise d'autorité : certains prêtres tran­chaient de la doctrine sans tenir compte de l'enseigne­ment de l'Église. L'Église devenait une démocratie dans le sens le plus détestable du terme. Quoi qu'on en pense, beaucoup d'incroyants même étaient scandalisés aussi bien que les catholiques. Durant ces tristes débats un ami me disait à peu près ceci « Que fait donc l'Église catholique ? Nous autres incroyants, pour qui le mystère de la destinée de l'homme demeure un problème impénétrable, nous tenions quand même les yeux fixés sur elle dans une interrogation muette, et mal­gré tout, sans le dire, nous mettions notre espoir en elle. Mais maintenant, à notre grande déception, elle nous donne le spectacle d'un véritable gâchis. Vous remettez en question des points de doctrine que nous respections sans y adhérer tout à fait. Le respect n'est-il pas le commence­ment de la foi ? Vous abandonnez la langue sacrée de l'Église que vous remplacez par des traductions parfois détestables. Jusqu'alors, nous aimions, sans trop nous en rendre compte, son intransigeance même. Naguère elle affirmait et elle condamnait. Aujourd'hui elle ne fait ni l'un ni l'autre, comme si elle avait peur de la vérité qu'elle annonce, comme si elle craignait de proclamer cette vérité comme divine alors que justement c'est à une société divine que nous aspirons. Vous avez peur de vous trouver ana­chroniques ; mais vos efforts pour faire faire des progrès à votre religion nous paraissent risibles. » Voici donc l'hérésie installée au cœur de l'Église et la hiérarchie s'en accommode sans doute, puisqu'elle ne dit rien. Le livre de Madiran dénonce avec force cette hérésie qu'il trouve officiellement exprimée dans le Bulletin officiel de l'Évêché de Metz en ces termes : 112:166 « La mutation de civilisation que nous vivons entraîne des changements non seulement dans notre comporte­ment extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ. Les remises en questions les plus fondamen­tales engagent non seulement une nouvelle pastorale, mais, plus profondément, une conception plus évangélique -- à la fois plus personnelle et plus communautaire -- du des­sein de Dieu sur le monde. » \*\*\* Qu'est-ce donc que ces remises en question *les plus fon­damentales,* sinon la révision des points de foi les plus importants ? Pour donner un exemple, certains exégètes ont déclaré la guerre aux pages de l'Évangile qui retracent l'enfance et la vie cachée de Jésus (dans S. Matthieu et dans S. Luc). A leur sens, ces passages sont simplement de la mythologie. En ce qui concerne la théologie, on com­prend pourquoi les Souverains Pontifes qui se sont suc­cédés sur le siège de Pierre depuis un siècle ont demandé formellement que le thomisme servît de base dans les séminaires à l'enseignement philosophique et théologique. Le thomisme est le remède à toutes les divagations doctri­nales qui ont fleuri sur le terrain de la science moderne. Le thomisme enseigne que la vérité est dans les choses avant d'être dans l'intelligence de sorte que la connais­sance est *adæquatio rei et intellectus *: c'est-à-dire l'adap­tation de l'intelligence à l'objet et non l'inverse. Les concepts que l'esprit forme à partir de l'objet y sont en puissance et c'est par eux que le réel nous devient intel­ligible. La philosophie moderne est issue de Kant et de Hegel et de Marx. Ces philosophes sont des idéalistes, pour qui la connaissance ne peut rien atteindre hors d'elle-même. Il faut lire et méditer dans le livre de Madiran le « Préambule philosophique », où se trouve analysée la position philosophique de l'Église d'aujourd'hui, qui s'est laissé berner par les erreurs des philosophes modernes au lieu de s'attacher aux principes de saint Thomas et à leur vigoureux réalisme. Sa conclusion est simple : 113:166 « L'épis­copat français a philosophiquement tout abandonné et tout perdu à partir du moment où il a énoncé : la philo­sophie moderne pose des problèmes nouveaux ». Il nous a simplement fait assister à une opération frauduleuse. Car on a commencé par nous dire qu'il s'agissait simple­ment de donner une *formulation* nouvelle à des vérités éternelles. Puis petit à petit nous nous sommes aperçus qu'on s'en prenait à ces vérités éternelles mêmes. Bref il s'agit positivement d'édifier une religion nouvelle, et « l'ouverture au monde », qui semble avoir été le mot d'ordre de Vatican II, n'est autre chose qu'une socialisa­tion. L'évêque de Metz le dit en propres termes : « La socialisation n'est pas seulement un fait inéluctable. *Elle est une grâce. *» On se demande si sous la plume d'un évêque français le mot *grâce* conserve encore un sens, un évêque qui n'est pas sans savoir quelles ruines ont accom­pagné la socialisation dans les pays où elle s'est établie : ruines politiques, ruines culturelles, ruines sociales, ruines spirituelles. Cet évêque estime que la socialisation est une grâce. Le danger que nous courons aujourd'hui n'avait pas échappé à Pie XII qui, en 1952, nous mettait en garde en ces termes contre la socialisation : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à la jeter la socia­lisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille, où sont en jeu des valeurs suprêmes dignité de l'homme et salut éternel des âmes. » Le clergé dans sa majeure partie ne croit pas à ce danger, faute d'une formation intellectuelle suffisante. Il glisse sans crainte sur une pente qui le mène tout droit au marxisme. Les membres les plus habiles du clergé ont déjà leur siège fait : puisque, pensent-ils, l'évolution de la société nous conduit inévitablement au marxisme, pourquoi alors ne pas contracter des alliances avec la gauche, et notamment avec le communisme, que Pie XI disait « intrinsèquement pervers ». C'est à cela qu'aboutit l'ouverture au monde. On lira ce livre de Madiran parce que c'est un livre capital pour l'histoire de la pensée, et spécialement pour l'histoire de la pensée religieuse moderne. J'entends dire un peu partout que ce livre est excessif, que les choses ne sont pas si graves que Madiran les voit, que l'épiscopat manque peut-être de brillant intellectuel, mais qu'il fait honnêtement son métier d'épiscopat. 114:166 Mon cher Madiran, je vais vous faire une confession. Je ne juge pas notre épiscopat. Je veux bien croire que nos évêques sont pleins des meilleures intentions ; mais il n'est pas non plus commode d'être un chrétien de l'espèce la plus ordinaire. A ces pécheurs Dieu demande d'être des saints. Or, il n'est pas facile d'être des saints dans une Église ou nous voyons les évêques avoir à ce point honte d'eux-mêmes et de leur Église, cette Église qui a honte de son histoire et de la bataille de Lépante. Honte de ses mystères et de ses dogmes. Honte de sa liturgie et de sa théologie. Honte de ses saints et notamment de la Très Sainte Vierge. Honte du rôle qu'elle a joué dans la civilisation occidentale pour laquelle les clercs n'ont pas assez de sarcasmes. Alors la tentation est très forte pour un chrétien qui a donné la première place dans son cœur à tout ce que l'Église rejette avec mépris aujourd'hui, oui la tentation est très forte de s'enfoncer dans le silence pour y attendre la mort. Vous voyez donc, mon cher Madiran, que vous n'avez été ni trop dur ni trop sévère. Vous avez été vrai, hélas ! Vous con­naissez ce texte de Péguy (je crois d'ailleurs que vous le citez) : « C'est sans doute le plus beau coup du modernisme et du monde moderne que d'avoir en beaucoup de sens, presque dans tous les sens, rendu moderne le christianisme même. » Faute d'un grand évêque qui ait le courage de prononcer avec force les mots que l'on attend, Madiran, vous élevez la voix pour venger l'Église des outrages qu'elle subit. On ne peut en vouloir à cette voix de prendre l'accent de la colère, parce que cette colère ne fait que traduire un grand amour. 115:166 ### La décréation du monde En avril 1965, André Charlier présenta une communi­cation au premier « congrès de Lausanne », qui avait pour thème : « L'information ». Voici le texte intégral de cette communication (il a paru en 1965 dans les « Ac­tes du congrès de Lausanne » édités par l'Office interna­tional des œuvres de formation civique et d'action doc­trinale selon le droit naturel et chrétien). PÉGUY s'exprime ainsi dans la « *Note sur M. Descartes et la Philosophie cartésienne* ([^7]) » : « *Le* JOURNAL, *la plus grande invention depuis la création du monde et certainement la création de l'âme, car il touche, il atteint à la constitution même de l'âme. Le journal, seconde création. Spirituelle. Ou plutôt commen­cement, point d'origine de la décréation. Spirituelle.* « *Point d'origine d'une deuxième création. Ou plutôt point d'origine d'une dégradation, d'une déformation, d'une altération qui constitue réellement le commencement de la décréation de la création éminente, de la création essen­tielle, de la création centrale, de la création profonde qui est la création spirituelle. Et en elle, par elle, des autres. Et ici il faut bien s'entendre...* « *Je suis convaincu qu'il y a des bons et des mauvais imprimés. Et peut-être beaucoup d'entre-deux. Je suis con­vaincu qu'il y a une bonne et une mauvaise presse ; et peut-être beaucoup d'entre-deux. Ce qu'il y a de bon, c'est que la bonne presse est quelquefois mauvaise et peut-être souvent ; et que la mauvaise presse n'est jamais bonne. C'est toujours le même système de l'irréversibilité et de la dégradation continue.* 116:166 *On perd toujours. On ne gagne jamais. Eh bien ! ce que je dis, c'est que les mauvais jour­naux font infiniment plus de mal comme journaux que comme mauvais, la mauvaise presse fait infiniment plus de mal comme presse que comme mauvaise.* » Que dirait Péguy aujourd'hui ? Car depuis que ces lignes ont été écrites, l'homme a vu se multiplier ses moyens d'information d'une façon prodigieuse. Nous savons pres­que instantanément tout ce qui se passe dans le monde, et même nous découvrons des mondes insoupçonnés qui échappaient jusque là à nos faibles regards. Péguy n'avait pu imaginer ce que nous voyons aujourd'hui. Grâce aux journaux, à la radio, à la télévision, un homme qui le voudrait pourrait occuper ses journées entières et même ses nuits avec de l'information et, même s'il cédait au sommeil, il pourrait encore être bercé par elle. Un tel homme serait assurément une espèce de monstre, parce qu'on ne voit pas bien quelle part resterait en lui à la spon­tanéité de la sensibilité et de la pensée, il deviendrait quelque chose comme un répertoire vivant, un catalogue d'images et de faits, mais enfin cette espèce de monstre devient possible. On m'a nommé des personnes qui voient régulièrement deux films par jour. D'ailleurs certains sociologues nous annoncent que nous assistons, grâce à l'information visuelle, à une mutation de la nature hu­maine et que le monstre dont je parle va être bientôt une réalité. Les techniques nouvelles créées par l'homme sont en train à leur tour de recréer l'homme, elles disposent de lui et façonnent son être, elles « l'informent » au sens propre du mot, faisant s'éteindre peu à peu la conscience personnelle, pour lui substituer la conscience de masse. C'est l'information visuelle, supplantant l'information ver­bale, qui prétend réaliser cette mutation. Ce phénomène que prédisent les sociologues me paraît une vue de l'esprit, car, quoiqu'ils en pensent, on ne contraint pas la nature d'une façon aussi radicale ; en tout cas rien dans l'expé­rience passée ne nous permet de penser qu'on puisse le contraindre ainsi. Mais on peut l'abîmer sérieusement. Nous avons tous été témoins des ravages produits par l'abus du cinéma sur de jeunes imaginations : elles vivent d'une vie fictive et voudraient contraindre la vie réelle à se conformer aux images de leurs songes, de sorte que le cinéma exerce une sorte de fascination, il devient un besoin de plus en plus impérieux, comme une drogue dont on ne peut plus se passer. 117:166 Péguy dit une chose extrêmement grave. Parlant du journal, qui a été chronologiquement le premier stade de l'information, Péguy y voit « *la plus grande invention depuis la création du monde et depuis la création de l'âme, car,* dit-il, *il touche, il atteint à la constitution même de l'âme *». Je vois d'ici les esprits vraiment modernes esquis­ser un sourire : c'est bien là, pensent-ils, une de ces idées comme en avait Péguy, une idée de philosophe, une idée de poète. Évidemment nous considérons que le journal est une des plus admirables inventions de l'homme, dont nous ne concevons même pas que nous puissions être privés. Il n'est pas besoin de remonter à la création du monde pour nous assurer que le journal est une invention admirable. Et surtout comment peut-on avancer une idée aussi abracadabrante que d'accuser le journal d'avoir défait la création ? Car Péguy dit formellement qu'il est « *le commencement, le point d'origine de la décréation spirituelle *»*.* Mais c'est justement parce que Péguy pense en poète et en philosophe qu'il convient de l'écouter et de nous arrê­ter à sa pensée. La question n'est pas de savoir si nous pourrions, en admettant que nous en eussions le désir, nous passer radi­calement de toutes les sources d'information que le monde moderne fait couler pour nous et prononcer contre elles une exclusion philosophique absolue. Il est enivrant chaque matin de humer dans son jour­nal, avec l'odeur de l'encre d'imprimerie, le parfum parti­culier de la journée qui commence. Au fond de nous-mêmes, sans que nous en ayons bien conscience, nous attendons de cette journée nouvelle quelque chose comme une révélation. Une révélation sur le monde et surtout sur nous-mêmes. D'autres hommes -- il en existe encore : ce sont les paysans, mais ils sont de plus en plus rares reçoivent cette révélation de la couleur de l'aurore et du goût de l'air qu'ils mâchent entre leurs dents. Quant à nous, nous nous enfonçons dans le métro ou nous péné­trons dans un morne bureau, et notre aurore luit entre les lignes du journal. Il est notre minute d'espoir et c'est pourquoi nous l'ouvrons avec émotion. 118:166 Nous espérons qu'il nous fera don de cette nouveauté qui est l'unique remède à l'ennui et qui pourrait nous permettre de par­donner au temps : car le temps est une maladie dont nous ne guérissons qu'avec la mort. Notre temps à nous, celui de notre propre vie, nous paraît extrêmement vide et pauvre. Alors nous cherchons hors de nous de quoi le remplir : d'où la curiosité que nous avons de l'événement. Nous voudrions bien que sur­gisse un événement vrai dans notre vie, un de ces événe­ments qui font apparaître notre vérité secrète et grâce auxquels la vie prend un autre cours, une illumination qui éclaire nos ténèbres. Mais, nous avons beau faire, rien ne vient jamais ; ou, si le miracle intérieur se produit, nous ne savons pas le voir parce que nous cherchons toujours de l'extraordinaire ; il nous faut un événement qui fasse un gros volume, la mort d'un grand personnage ou quel­que effroyable catastrophe : pendant un instant nous serons comblés. Et nous voyons déjà par où Péguy pourrait bien avoir raison : c'est que le journal nous transporte sans cesse hors de nous-mêmes, là où il n'y a pas de risque que nous trouvions jamais la source du renouvellement intérieur, la source cachée qui, selon la parole de l'Évan­gile, jaillit jusqu'à la vie éternelle. \*\*\* La fonction essentielle de notre esprit est de connaître les choses dans leur essence. Nous sommes convaincus que grâce à l'information nous connaissons beaucoup plus de choses que l'homme d'il y a un siècle, et que nous connais­sons mieux que lui. Mais l'information nous apporte-t-elle une vraie connaissance, et une connaissance de ce qu'il importe de connaître ? Il y a parmi nous des hommes qui ont besoin d'être informés, et souvent de l'être sans le moindre retard : ce sont les hommes politiques, les diplo­mates, les financiers, les économistes. Ceux-là absorbent, les malheureux, plusieurs journaux par jour, du matin et du soir, où ils essayent de trier le vrai d'avec le faux. Ils essayent de lire derrière les lignes, car ils savent bien que ces nouvelles sont plus ou moins arrangées en vue d'un effet à produire, mais quelle sorte d'effet, et comment découvrir l'arrangement ? 119:166 Il faut déceler la parcelle de vérité au milieu d'un mon­ceau d'incertitudes ou de mensonges calculés. L'homme moderne a l'air de tout étaler au grand jour, de révéler tout ce qu'il pense et tout ce qu'il a l'intention de faire, mais jamais il n'a pris tant de soin pour dissimuler ses mobiles secrets et pour tromper le monde sur sa vraie pensée. L'information politique est tellement truquée que je me demande s'il ne serait pas plus sûr pour un diplo­mate d'en être réduit comme autrefois à sa propre divi­nation, et de ne rien savoir du tout de ce que publient les journaux et la radio. Pour les gens dont je parle, à qui l'information est nécessaire, elle n'apporte pas une connais­sance véritable, mais une masse de renseignements en vrac, desquels, grâce à une étude analytique et à des recou­pements infinis, ils parviendront peut-être à extraire quel­que parcelle de vérité, -- et encore ce n'est pas sûr. Mais alors que dire de la masse énorme des autres gens qui dévorent un ou plusieurs journaux par jour, je veux dire de ceux pour qui leur spécialité professionnelle n'en fait pas une obligation (et je ne parle pour l'instant que du journal) ? Dans cette masse il y a ceux qui, grâce à leur éducation et leur culture, ont quelque idée de la marche du monde et peuvent supputer les causes et les conséquences des événements. Mais ils connaissent la fragilité de leurs hypothèses : s'ils sont prudents, ils pra­tiquent le doute méthodique et se gardent de rien conclure. Et puis il y a tous les autres, et c'est la grande majorité, à qui la presse n'apporte absolument rien de ce qu'ils ont besoin de savoir ; bien plus, on peut dire qu'elle les détourne des connaissances vraies. Il y a dans le monde d'aujour­d'hui, et surtout dans le peuple, une religion étonnante, la religion de l'écrit ; elle vient probablement du temps, qui n'est pas très lointain, où peu de gens savaient lire. Le caractère d'imprimerie confère à la chose imprimée une sorte de garantie de vérité et le scepticisme naturel du bon sens a beau réagir, c'est la foi qui l'emporte presque toujours. La propagande commerciale ou politique a bien connu ce travers de l'humanité : elle en joue habilement pour orienter l'opinion dans le sens qu'elle veut. \*\*\* 120:166 Qu'on veuille bien considérer la transformation opérée dans la société depuis un siècle et demi par le développe­ment de la technique et par l'industrialisation. Notre civi­lisation était, comme presque toutes les civilisations jus­qu'à maintenant, de type paysan. Aujourd'hui le monde paysan voit ses villages se dépeupler au profit de la ville, cela pour des raisons qui n'intéressent pas notre propos, et les technocrates estiment qu'il y a encore beaucoup trop de paysans : ils nous font entrevoir que, dans un avenir rapproché, il n'y aura plus qu'un petit nombre de grandes exploitations travaillant avec des méthodes industrielles. Or le paysan collaborait avec les causes naturelles, étant obligé de réfléchir sur l'action de ces causes afin d'y adap­ter sa propre action : il était ainsi amené à découvrir, par des observations justes, qu'il y a une nature des choses qu'il faut respecter si on veut que la récolte réponde au travail. Ainsi le paysan était étroitement accordé au réel et il édifiait par son expérience une connaissance fondée sur le réel, se distinguant des autres hommes en ce qu'il avait affaire avant tout, non pas avec les livres, mais avec la terre et le ciel, avec la pluie et le soleil, enfoncé dans le labeur des saisons, faisant corps avec la création de Dieu dont il apprenait les lois. Quoi d'étonnant si sa science des choses s'accompagnait d'une sagesse, les vertus fleu­rissant comme les moissons, et d'un art de vivre dont nous discernons encore aujourd'hui la décence et la dignité ? \*\*\* L'artisan, lui aussi, recevait les leçons de la nature des choses, il pensait avec son outil et son matériau (son affaire n'étant pas non plus avec les livres). Mais il n'y a pour ainsi dire plus d'artisans et nous sommes réduits à contempler ce qu'ils nous ont laissé d'eux-mêmes, avec un profond étonnement en face d'une fécondité d'imagination et d'une liberté de création qui supposent à la fois une science consommée du métier et un art raffiné. C'est qu'il y a une connaissance livresque qui peut s'expliquer par la parole ou par l'écrit ; et il y a une connaissance non livresque, qui ne s'explique pas avec des mots, mais qui se traduit par le geste, le langage, les inventions de l'ima­gination. Une simple chanson peut exprimer ce qu'il y a de plus intime dans l'âme d'un peuple. Naturellement l'invention de l'artisan était aidée par un héritage sécu­laire de traditions de métier auquel chaque génération ajoutait sa marque propre. 121:166 L'homme était accordé à la fois au monde et à Dieu. Ce secret est simplement celui de la civilisation. Et ce n'est aucune information, aussi étendue et aussi variée qu'on voudra, qui nous le fera retrouver, ce n'est même aucune de ces notions qui s'apprennent dans les livres. Une civilisation suppose une métaphysique vivante, celle qu'on porte dans le sang, celle qui anime toutes les grandes œuvres populaires et ano­nymes qui font date dans l'histoire du monde. Une méta­physique, ou si on veut un ordre, à l'intérieur duquel la nature, y compris l'homme, se situe exactement par rap­port à Dieu son créateur. « *L'illettré des anciens temps,* disait encore Péguy*, lisait au livre de la nature. Ou plutôt il était du livre même, il était le livre même de la création. *» Voilà pourquoi le travail était pour lui un accomplissement de soi, une expression totale, de son esprit et de son cœur bien sûr, mais aussi du labeur de ses mains et de la sueur de son corps. L'homme faisait avec le même respect une église, ou un coffre ou un pot. Aujourd'hui le travail n'est plus qu'un esclavage mal supporté, et on envisage que le grand problème de l'avenir sera celui des loisirs, quand la machine suffira presque à faire tout le travail de l'homme, et où l'ennui viendra s'installer dans ce vide. Ce secret perdu dont je parlais est peut-être extrême­ment simple. C'est peut-être qu'une certaine forme de vie entretenait l'homme dans un état d'adoration, car le besoin de l'adoration est sans doute plus fort chez lui que celui de la nourriture (on s'en rend bien compte aujourd'hui où, faute de mieux, il se fabrique les objets d'adoration les plus insignifiants ou les plus grossiers). Chose incroyable, ce métier de l'homme a duré depuis les commencements et presque jusqu'à nous. Il était la prolongation de la créa­tion de Dieu. L'homme n'était pas seulement inséré dans le mouvement de la création, -- il y est encore, comme mal­gré lui --, il y adhérait, il travaillait avec lui ; et alors on voit bien ce que la civilisation du journal a apporté d'entiè­rement nouveau, c'est qu'elle a délié l'homme d'avec le monde, dont il n'est plus que le spectateur, et aussi la vic­time dans la mesure où il le subit. \*\*\* Mais les effets du journal se sont trouvés accrus par d'autres inventions, on veut dire la radio et la télévision. 122:166 Cette fois nous ne sommes pas simplement informés, nous avons l'illusion d'être spectateurs des choses, et presque acteurs. L'écran nous transporte au milieu des événements, ou plutôt il nous absorbe, et nous n'existons plus. Nous sommes cette foule qui se presse pour voir le Pape à Bom­bay et qui répond aux acclamations liturgiques ; nous sommes ces cadavres brûlés qu'on remonte de la mine ; nous sommes ces soldats embusqués dans la jungle du Vietnam ; nous descendons sous l'eau avec le bathyscaphe, et nous errons, épaves nous-mêmes parmi d'autres épaves ; ou bien nous survolons plusieurs continents en quelques instants. Tous les grands hommes du monde me sont familiers, je connais leurs traits, leurs gestes et le son de leur voix. Ainsi je puis communiquer avec les hommes les plus différents de moi et je réalise le désir le plus profond qui soit dans le cœur de l'homme, celui de la communi­cation, comme la solitude est ce qu'il redoute le plus. Mais est-ce que je communique vraiment, ou bien ne serait-ce aussi qu'une illusion ? Ces hommes que je vois, ils sont Hindous, ou ils sont Russes, ou ils sont Africains : ils ont l'air d'être venus là pour moi, mais je ne puis rien leur dire et je ne puis rien pour eux. Cet écran est tout proche de moi, et pourtant il y a une distance infinie de lui à moi ; et puis voici que tout s'éteint, et je n'ai plus devant moi qu'un verre obscur qui me regarde comme un œil mort. On me répète bien que je dois me sentir respon­sable de tous les hommes et que je dois avoir mauvaise conscience quand je mange mon pain parce que les Hin­dous n'en ont pas, mais je n'ai jamais senti comme aujourd'hui, où l'écran les rapproche de moi, mon impos­sibilité de les atteindre. Puis-je quelque chose pour eux autrement que par la prière et par l'aumône, c'est-à-dire par une communication spirituelle, alors que l'information cherche à établir une communication matérielle ? Un écri­vain pour qui j'ai une grande admiration et qui a vécu tout près d'ici, C. F. Ramuz, a écrit ceci qui est très pro­fond : « *Je vois que le vrai rapport est de ce qu'on est à ce qui est, dans le contact de l'homme tout entier à la chose tout entière* (*et ensuite si possible faire en sorte qu'on puisse le communiquer, ce contact*) ». Quand Ramuz dit « *la chose tout entière *», il veut dire l'horizon modeste que mes yeux peuvent embrasser, avec le dessin de ses collines proches ou lointaines, le tracé de ses routes dont je connais toutes les bornes, la tache verte des forêts, l'éclat d'un lac ou d'un fleuve dans le lointain, et par-dessus tout cela le ciel, où je sais la place de tous les astres qui vont paraître quand l'ombre descendra sur la terre. 123:166 Je n'ai pas besoin de voya­ger au-delà des mers, je tiens ici tout l'univers dans ma main. Je m'aperçois que le voyage aussi est devenu de nos jours une source d'information. C'est toujours ce besoin de communication qui pousse l'homme hors de chez lui, -- et aussi le besoin de s'échapper à lui-même et d'échapper à la tyrannie de son décor habituel. Il ne peut plus rester en place, il veut aller loin, voir beaucoup de pays, des pays toujours nouveaux : il n'y a pas de petit employé qui n'aille visiter l'Espagne ou la Yougoslavie, ou bien c'est la Suède et la Norvège, mais il n'en rapporte rien d'autre que des boîtes pleines de photographies en couleurs. Moi, je n'ai pas bougé, je me suis même un peu plus enfoncé dans ces choses qui renaissent tous les matins sous mes yeux, mais je les découvre aussi toutes neuves tous les matins. Ces propos pourraient sembler ceux d'un homme qui s'est raidi dans une attitude de « refus du monde mo­derne », pour parler un certain langage que nous entendons beaucoup aujourd'hui. Ce n'est pas parce que le culte de la modernité est devenu une des grandes dévotions du monde moderne, en quoi l'information a une grande responsabilité, que je vais fléchir le genou devant toutes les sottises et les laideurs qui suscitent une admiration universelle. L'accusation méprisante de « *refuser le monde moderne *» est toujours le fait d'esprits à courte vue qui croient que le moderne est justifié par le seul fait d'être moderne. Non, je ne refuse pas le monde moderne. J'ai accepté ses cadeaux, même quand il m'a envoyé à la guerre, encore que je n'eusse aucune illusion sur son issue. Mais quand je vois cette marée de sottises qui monte à l'assaut des derniers restes de la civilisation, je ne peux pas m'em­pêcher de crier mon dégoût. Qu'on veuille bien méditer ces lignes pertinentes de Ramuz : « *Certains hommes se décivilisent en croyant se civi­liser. Ils pensent sincèrement que toute espèce d'invention technique, quelles que soient par ailleurs les circonstances où on l'applique, est nécessairement ce que les commer­çants appellent un* « *bénéfice net *». *Ils voient ce que cette* *invention apporte, ils sont tout à fait incapables de voir ce qu'elle* PREND. 124:166 *Ils vivent sur un seul plan, n'étant plus que des moitiés d'hommes, et ne sauraient même concevoir que la plupart des hommes vivent au contraire sur deux ou trois plans. Aucun progrès technique n'est absolu, car il n'est progrès que sur un de ces plans et pas sur les autres, où il se trouve même qu'il peut être un recul. *» ([^8]) Je veux bien reconnaître les nombreux avantages que me procure l'invention ou les inventions qui me per­mettent d'être informé minute par minute de tout ce qui se passe dans l'univers, mais je ne veux pas que les valeurs éternelles qui donnent son sens à ma vie d'homme en soient compromises ; et si je trouve qu'elles le sont, mon devoir est de le crier sur les toits. Nous assistons bien à ce que Péguy appelle une « *décréation *» spirituelle, ou si on veut à une dégradation générale, bref à une déca­dence. Notre monde remue beaucoup, grâce à quoi il donne l'impression de n'être pas mort ; mais prenons garde que ce ne soit le grouillement d'un cadavre. Il y a eu dans l'histoire des décadences lentes, des civilisations qui s'assou­pissaient peu à peu avant de s'éteindre et de mourir. Notre décadence actuelle est du type révolutionnaire, elle prend une allure conquérante qui fait illusion, parce qu'elle pré­tend tout renouveler au nom de la technique. Bernanos écrivait : « *La conquête du monde par la monstrueuse alliance de la spéculation et de la machine apparaîtra un jour comme un événement comparable, non pas seulement aux invasions de Gengis Khan ou de Tamerlan, mais aux grandes invasions, si mal connues, de la préhistoire. *» ([^9]) Notre monde en effet met une ardeur sauvage à bâtir sur les ruines de tout le passé un édifice qui se voudrait sans ancêtres, quelque chose d'absolument neuf, dont l'homme d'aujourd'hui serait le seul maître. Cet édifice est une mai­son sans fenêtres, parce qu'il le veut fermé à toute lumière même naturelle, et surtout sans aucune ouverture par ou la grâce pourrait se glisser. Tentative barbare, durcisse­ment inhumain qui s'efforcent de défaire ce que la main de Dieu a fait. \*\*\* 125:166 Car Dieu a créé l'homme libre et l'a planté dans un monde intelligible, pour qu'il en tirât sa nourriture maté­rielle et spirituelle, et pour qu'il le fît servir à Sa louange, nullement pour qu'il s'admirât soi-même dans ses propres inventions. Nous sommes donc libres, mais non pas de faire servir la création de Dieu à n'importe quelle fantai­sie, non pas de l'abîmer ni de l'enlaidir. Le fait grave est que l'information intercale une image entre le monde et nous : nous n'avons plus contact avec le monde réel, mais seulement avec l'image qu'elle nous en donne. Ainsi, la vie urbaine étant déjà artificielle, voici renforcée dans notre vie la part de l'artifice. Cette image n'est pas l'image directe que nous recevons des choses vues par nous, mais une image fabriquée et parfois truquée, où les proportions vraies des événements sont souvent faussées, à cause de l'importance excessive qu'on accorde à certains événements spectaculaires. L'information nous suspend à l'instant et nous fait croire inconsciemment qu'il n'y a de réalité que dans l'instant. Elle ne nous introduit, elle ne nous prépare à aucune vraie connaissance. Si nous pouvions demander au vieux Platon ce qu'il pense de nos techniques mo­dernes qui commandent notre information, il nous répon­drait par ces paroles que nous pouvons lire dans *La Répu­blique :* « *Chacun a dans son âme la faculté d'apprendre avec un organe destiné à cela ; tout le secret consiste à tourner cet organe, avec l'âme tout entière, de la vue de* ce *qui devient vers la contemplation de ce qui est, jusqu'à ce qu'il puisse fixer ses regards sur ce qu'il y a de plus lumineux dans l'être, c'est-à-dire, selon nous, sur le Bien. *» Ajoutons aussi, car il faut bien le dire, que la télévision produit comme le cinéma, une espèce d'envoûtement dont l'effet est que le spectateur ne peut se détacher des images et qu'elles hantent son imagination : quand elles ont dis­paru, il souhaite les revoir encore. Platon nous dirait que l'information télévisée nous maintient dans la connaissance sensible, qui est la forme la plus basse, la plus rudimen­taire de la connaissance, et ne nous permet pas de nous élever plus haut. Il y a là un danger singulier, quand on songe que notre enseignement tend de plus en plus à se confondre avec l'information. \*\*\* 126:166 Un chrétien ajouterait que c'est peut-être une grande vanité de prétendre être présent à tout le monde à la fois. Mettre une telle obstination à se rendre présent au monde, c'est sans doute le meilleur moyen de se rendre absent de l'éternité. \*\*\* Non, nous ne refusons pas le monde moderne (bien qu'il soit ennuyeux, à le prendre collectivement), parce que, au détour du chemin, il advient parfois qu'on ren­contre des hommes vivants, qui ne lisent rien et n'écoutent même pas la radio, des hommes enfin avec qui on peut parler. Seulement on voudrait bien reconstruire une cité, une cité vivante, tandis que nous voyons le monde s'emplir d'organismes prétentieux et lourds, bureaucratiques et paperassiers comme il se doit, tout farcis des idéologies que l'information diffuse avec persévérance, ennemis de toute vraie liberté. Mais comme il faut penser longtemps aux choses pour qu'elles commencent à prendre un air de réalité, pensons que cette cité est possible, que même elle se fera certainement, parce que notre vie n'a pas d'autre sens que de la rendre possible. Nous prenons en nous cette détresse du monde moderne, en demandant à Dieu d'y faire pénétrer un rayon de lumière. Malheureusement ce n'est pas une détresse ardente, tendue vers l'espérance, mais une détresse grise et morne, qui s'accompagne étrange­ment d'une grande satisfaction. Comment un monde hu­main peut-il être aussi morne et aussi satisfait à la fois ? Satisfait parce qu'il a tout, ou qu'il croit avoir tout. Il a toute l'information, il sait à la minute tout ce qui se passe dans le monde, il voit ce que les hommes font, il entend ce qu'ils disent, bref il a le sentiment de recevoir en cadeau toute la vie. Mais morne, il l'est aussi, parce qu'il lui reste un doute secret : est-ce vraiment la vie qu'il reçoit ? Dans son euphorie il sent qu'il y a quelque chose qui manque et qu'il ne définit pas bien. L'information lui donne le monde, c'est entendu, mais au fond que lui importe ? Car on lui donne un monde tout fait, et ce qui l'intéresse, ce serait justement de le faire, c'est de trouver un emploi à cet immense besoin de création qui est en lui. Ce qui le rend triste, c'est qu'on lui donne et qu'on ne lui demande rien. Ou du moins pas assez. Alors il en vient à penser que ce monde moderne au fond l'ignore et n'a pas besoin de lui. 127:166 Il lui donne bien un emploi au bureau ou à l'atelier pen­dant un certain nombre d'heures par jour, mais un em­ploi que n'importe qui pourrait remplir. Or c'est son âme qu'il a besoin de donner et on ne la lui demande pas, sans doute parce qu'on ne saurait pas quoi en faire. L'informa­tion lui verse de l'actualité, mais c'est un breuvage dont le goût est vite affadi, car en somme on voit que les mani­festations extérieures de la vie ne font que se répéter, d'où vient que l'intérêt anecdotique est aussitôt épuisé. Mais si on demandait à l'homme ce qu'il a de plus précieux, ce qu'il ne découvrira lui-même que le jour où il sera forcé de le donner, peut-être sa vie serait vraiment chan­gée et renouvelée cette fois par le fond de son être. Il y a un mot d'un très vieux philosophe chinois que Claudel adorait répéter et qui est extrêmement profond. Le voici : « *Les choses qui peuvent s'enseigner ne valent pas la peine d'être apprises. *» Cet aphorisme, sous sa forme paradoxale, revient à dire que les choses qui valent la peine d'être apprises, celles au moyen desquelles on bâtit une civilisation, ne relèvent pas de l'enseignement des professeurs, et par conséquent elles ne sont pas non plus matière à information. Ce sont richesses de l'âme qui se transmettent par ces voies mystérieuses qui font communi­quer les âmes entre elles, quand l'Esprit Saint anime une cité, l'Esprit Saint qui, selon l'Écriture, est l'éducateur des hommes. Radicavi in populo honorificato, dit la Sagesse au livre de l'Ecclésiastique (XXIV, 16) *:* « *J'ai pris racine dans le peuple que le Seigneur a honoré. *» En effet, ce qui fait éclore les civilisations, c'est le goût de la connaissance de Dieu : cela est vrai même des anciennes civilisations païennes, et on doit penser que Dieu ne les a pas privées de Ses grâces afin de préparer le monde à la venue du Christ. L'âme d'une civilisation est aussi mystérieuse que l'âme d'un homme, et là-dessus l'information est impuis­sante à nous renseigner, car elle ne peut nous livrer à titre de documents que des œuvres achevées, entourées par des commentaires d'archéologues. Mais qui dira le mouvement secret, le mouvement créateur qui les a produites ? Et pourtant c'est le seul point qui importe. Car ce qui nous importe à nous, qui sommes témoins d'une dégradation évidente des valeurs les plus précieuses, c'est de savoir s'il y aura un terme à cette décadence. 128:166 Nous savons bien certes que le courant humain a toujours charrié avec lui des masses de déchets et que cela n'a pas empêché sa fécondité ; mais ne nous leurrons pas : notre monde est terriblement pauvre et disgracié, si pauvre qu'il n'a même plus de quoi faire des déchets, ce qui ne l'empêche pas de s'admirer lui-même dans des œuvres misérables. A obser­ver d'un œil sans illusion la marche du monde, on devrait conclure qu'il sera à jamais impossible de refaire une civi­lisation, je ne dirais même pas digne d'être comparée à la civilisation égyptienne ou à la civilisation grecque ou à la civilisation chrétienne, cette civilisation chrétienne qui incommode si fort certaines gens que nous connaissons bien, mais simplement une civilisation honnête, qui ait balayé toute la barbarie qui nous éclabousse. Cette conclu­sion devrait s'imposer, d'abord parce que nous vivons trop vite et de plus en plus vite : or une civilisation s'édifie seulement dans la lenteur, sans quoi elle n'atteindra jamais au style, au grand style, mais se contentera, comme nous voyons, de modes passagères dont elle se lassera aussitôt créées. Et puis le monde moderne tend vers la fabrication d'une espèce d'homme standard, sans racines dans aucun terroir, dévitalisé, déshumanisé, déspiritualisé : ce n'est pas un bon ouvrier pour refaire une civilisation. Enfin nous comprenons bien que Péguy a raison. Il disait : le journal est le commencement de la décréation. Aujour­d'hui nous voyons que l'information atteint l'âme dans son sanctuaire le plus secret et qu'elle accentue cette décréation. Trop de gens vulgaires manipulent l'information la vérité est chose trop délicate pour être remise à des mains aussi grossières. Quand il m'arrive de tourner le bouton de la radio, je me dis qu'il y a là un mal irrémé­diable, que notre bienheureux silence est à jamais troublé. L'information ne cesse de déverser dans l'âme de l'homme tant d'images, tant de paroles, tant de tumultes, il la rem­plit de tant d'événements : comment y aurait-il place pour le seul événement qui compte, la rencontre de Dieu ? Comment l'homme pourra-t-il être jamais libre d'écouter ces paroles à voix basse que Dieu aime à faire entendre au cœur de Ses créatures ? Comment pourra-t-il saisir le langage que lui parle le Saint-Esprit à travers la nature ? L'homme informé est devenu l'honnête homme du XX^e^ siècle : c'est lui qu'on s'arrache dans les réunions mon­daines, il a ses entrées dans les journaux, les revues et les maisons d'édition, sa parole est un nouvel évangile. 129:166 Il y a un passage de la 2^e^ *Épître à Timothée* où il semble que saint Paul ait entrevu ce vice moderne, lorsqu'il parle de ces gens qui «* cherchant perpétuellement à apprendre, ne sont jamais capables de parvenir à la connaissance de la vérité. *» III, 6). En vérité le philosophe chinois pensait juste, il exprimait une sagesse éternelle. On ne peut pas être à la fois à l'écoute du monde et à l'écoute de Dieu. Essayons d'être des hommes de silence, je ne pense pas que notre efficacité en soit contrariée. C'est dans le silence que Dieu se communique. C'est dans le silence que les âmes choisies trouvent leur échange le plus total. Il y a un admirable épisode dans les Fioretti de saint François, c'est celui où saint Louis vient visiter le saint Frère Gilles. Les deux saints s'agenouillèrent et s'embrassèrent en grande familiarité. Ils demeurèrent ainsi embrassés en silence, puis se séparèrent sans un seul mot. Quand les compagnons de Gilles apprirent que c'était le Roi de France qui l'était venu voir, ils lui firent de grands reproches de ce qu'il ne lui avait adressé nulle parole. A quoi Frère Gilles répondit : « *Très chers frères, ne vous émerveillez de cela ; pour autant que ni je à lui, ni lui à moi ne pou­vions dire mot, pour ce que, si tôt comme nous nous em­brassâmes ensemble, la lumière de la divine sapience révéla et manifesta à moi son cœur et à lui le mien ; et ainsi par divine opération, nous regardant en nos cœurs, connûmes trop mieux ce que je voulais dire à lui et lui à moi, que si nous nous fussions parlé avec la bouche, et avec majeure consolation ; et si nous eussions voulu expli­quer avec la voix ce que nous sentions dans le cœur, par le défaut de la langue humaine, laquelle ne peut claire­ment exprimer les mystères secrets de Dieu, ce nous eût été plutôt désolation. Et pourtant sachez pour certain que le Roi se partit merveilleusement consolé. *» \*\*\* Revenons encore un instant, avant de nous taire, à notre Note conjointe. « *Tout homme moderne,* disait Péguy, *est un misérable journal. Et non pas même un misérable journal d'un jour. D'un seul jour. Mais il est comme un vieux journal d'un jour sur lequel, sur le même papier duquel on aurait tous les matins imprimé le jour­nal de ce jour-là. *» 130:166 Je crois que le développement de l'in­formation donne un sens nouveau à la fête de Pâques. L'Église nous invitait ce matin à nous débarrasser du vieux levain. Qu'est ce vieux levain, sinon les couches superposées de notions inutiles, d'images vaines, de récréa­tions imbéciles, de reportages idiots que l'information a déposées dans notre âme qui en est comme submergée jusqu'à la satiété. C'est de ce levain qu'il faut nous puri­fier pour nous donner au rafraîchissement pascal. Ce n'est pas trop qu'une fois l'an nous procédions au déblaiement des gravats et des déchets accumulés pour nous refaire une âme aussi nette que si elle sortait des fonts baptis­maux, ayant dépouillé tout ce vieillissement de l'âme moderne qui nous fait perdre le goût d'une Vérité vivante. Devant l'événement d'aujourd'hui toutes les autres infor­mations doivent se taire : « *Je suis ressuscité, dit le Maître, et je suis encore avec toi. *» 131:166 ### Que faut-il réformer ? *Ce texte fut, à l'origine, la conclusion qu'André Char­lier donna aux* « *Journées de Maslacq *»*, troisième session, celle de 1949, qui du 13 au 18 juillet étudia* « *la réforme intellectuelle et morale *». *-- Il fut imprimé pour la pre­mière fois dans le numéro 14 des* « *Cahiers de Maslacq *»*, paru au 4^e^ trimestre 1949. -- Puis il fut publié dans* « *Itinéraires *»*, numéro 37 de novembre 1959. -- Puis, en 1964, il fait un chapitre de la première partie du volume :* « *Que faut-il dire aux hommes *»*. -- Il ne nous a pas semblé superflu de le remettre sous les yeux du lecteur.* Il y a toujours de l'outrecuidance à prétendre réformer quelque chose. Il est aisé de constater que les affaires humaines vont mal, mais il est moins facile de poser quelques principes qui leur permettraient d'aller mieux, j'entends de vrais principes et non pas de simples vues de l'esprit. La vie ne se fait pas comme on écrit un livre -- comme la plupart des écrivains écrivent leurs livres. Dans le plan intellectuel, on peut poser des principes justes et construire une œuvre là-dessus. Dans le plan de la vie, l'expérience apprend qu'il n'est pas toujours prudent de bouleverser un ordre médiocre pour le ramener à des principes meilleurs : quand on connaît la faiblesse des hommes, on hésite grandement à changer leurs habitudes, car on ne sait jamais si ce ne sont pas les plus ardents défenseurs d'une réforme qui en feront l'usage le plus mauvais. Il faut attendre avec patience des circonstances favorables, et réaliser les choses avec une prudence infinie. 132:166 Si on veut un exemple, qu'on songe aux inconvénients que présentait sous l'ancien régime la vénalité des charges : Richelieu et Louis XIV ont très clairement vu ces inconvénients, et pourtant ils n'ont pas supprimé la vénalité des charges. Qu'on n'imagine pas qu'il y eut paresse de leur part, ou qu'ils aient seulement cédé à des considérations de facilité financière. Ce fut simplement prudence, parce qu'un homme d'action sait que la réalisation d'une chose bonne doit s'entourer de conditions favorables qui la rendent possible. Il ne faut pas hasarder le bien à la légère et l'exposer à l'échec. Qu'il s'agisse de la réforme des mœurs ou de celle de l'esprit, ou de celle de la société et de son économie, une réforme doit toujours s'appuyer sur une base résistante et ferme. Or, il nous apparaît justement que, dans le monde moderne, ce sont les bases mêmes qui se défont, et c'est la seule chose grave. On sait bien que les civilisations sont mortelles. Mais jusqu'à présent, lorsqu'une civilisation mourait, elle léguait sa richesse à une civilisation plus jeune. Ainsi le monde latin hérita du monde grec, et, nous, nous héritâmes de l'un et de l'autre. Le miracle de la civilisation chrétienne fut de sauver tout ce qui était bon dans l'héritage de l'antiquité, en l'éclairant des lumières de la révélation. Aujourd'hui, nous prétendons former un homme nouveau. Mais sur quoi pourrions-nous l'édifier ? Qu'avons-nous fait de la sagesse des siècles ? Il n'y a plus que des ruines, dont sans doute nous n'avons pas réussi à nous passer tout à fait, mais dont nous ne savons plus faire une vie. Nous goûtons les œuvres du passé par une sorte de plaisir archéologique, et la liturgie aussi semble une archéologie, aux yeux mêmes d'une partie du jeune clergé : le restant de sensibilité que nous gardons de ces choses ne va pas au-delà d'une curiosité passagère. Tout ce qui a fait pendant des siècles la raison de vivre de l'homme se désagrège sous nos yeux avec une vitesse grandissante. Réformons donc, je le veux bien, il est trop évident qu'il en est grand besoin, mais à partir de quoi ? La cité chrétienne s'est fondée sur la cité gallo-romaine. La monarchie s'est lentement construite sur l'ordre instauré par la féodalité. La théologie n'a point dédaigné de reprendre les bases posées par la philosophie antique, et on pourrait constater dans l'évolution de l'art une élaboration analogue. Mais nous, de quoi partirons-nous ? Je vois que nous voulons embrasser des choses infinies, mais nous sommes en train de construire un monde qui est hors de notre mesure et qui ne repose sur rien : monde purement théorique, qu'une ruine effroyable menace. 133:166 Aujourd'hui, où nous parlons aisément avec toutes les parties du monde, où un avion peut faire le tour du globe sans escale, nous imaginons inconsciemment que la nature de notre esprit a changé : la rapidité avec laquelle nous connaissons les événements du monde et l'extension formidable de notre puissance sur l'univers nous font croire que les choses qui sont immédiatement sous nos yeux sont dépourvues d'intérêt. Or, c'est l'erreur la plus grave peut-être que commette l'homme moderne. Nos moyens d'investigation de l'univers ont beau s'être perfectionnés de façon inouïe, l'esprit humain reste le même : il est fait pour connaître les choses sensibles les plus simples qui sont placées devant lui, et, partant de là, pour approfondir, par un progrès attentif et patient, sa connaissance de l'être des choses. Il est fait ainsi et nous n'y pouvons rien. Socrate se promenait avec ses disciples dans les rues d'Athènes, qui était une espèce de grand village, il s'arrêtait devant les boutiques, réfléchissait sur le métier du cordonnier et du forgeron, et, de là, par un lent cheminement, il retrouvait les plus hauts problèmes de la philosophie. J'ai toujours été extrêmement frappé de ce fait que nous ne pouvons entrer dans les grandes choses qu'en passant par les petites, ou plutôt que les grandes se révèlent à nous par les petites. Je suis persuadé que les plus savantes spéculations sur la désintégration de l'atome et le choc des neutrons ne peuvent rien apprendre de valable sur le sens de l'univers à un homme de science qui ne saurait point voir une pierre dans l'herbe et un ruisseau au creux d'une vallée. Je remarque que l'enseignement même de Jésus procédait par voie d'allusion et d'analogie. Les paraboles sont toutes empruntées à la vie quotidienne la plus banale : le semeur, l'ivraie, la drachme perdue, le filet, le grain de sénevé, etc. Les docteurs de ce temps-là, comme les sophistes du temps de Socrate, comme les intellectuels de nos jours, trouvaient cela méprisable, parce que c'est le propre d'une certaine fausse philosophie de viser à satisfaire l'intelligence sans prendre les leçons de la réalité la plus humble. Je me rappelle ce mot si profond de Ramuz parlant des idées « qui ne deviennent logiques et cohérentes que lorsqu'elles ne correspondent plus à la réalité » ... 134:166 Le pouvoir d'abstraction de l'esprit humain serait fort dangereux si l'esprit ne commençait par entrer dans les choses *les plus simples* au point de s'en imprégner, comme font les vrais artistes et les vrais philosophes. Et, comme il y a une économie admirable dans l'âme humaine, je vois aussi qu'il n'y a pas d'accès possible à la plus haute contemplation sans passer par la porte de l'humilité, sans s'imposer une ascèse qui paraîtrait rebutante et sotte à un intellectuel. Comme l'Église a bien connu cela ! Pour signifier ces opérations mystérieuses par lesquelles la grâce épouse l'âme, elle a choisi justement des substances aussi simples que possible et qui, parlent un langage simple : le pain, le vin, l'eau, le sel, l'huile, la cire, etc. Ces substances, si nous savions les entendre, nous parlent des plus hauts mystères. \*\*\* Voila pourquoi il est difficile de parler de réforme. Il n'y a à peu près aucun problème qui ne soit faussé dès le départ, et même les élans généreux risquent de se dépenser en pure perte. Ainsi je veux bien être citoyen du monde, je veux bien n'avoir plus de patrie, mais je ne suis pas du tout certain que de supprimer les patries amènera les hommes à aimer davantage leurs frères. Il me paraît remarquable que Jésus, qui a mis le commandement de la charité au-dessus de tous les commandements, a aimé d'abord sa Mère, et celui aux soins paternels de qui Il avait été remis, ses douze Apôtres, des braves gens de son village, parmi lesquels il y en avait un qui lui était particulièrement cher, et une poignée de disciples. Il a dit qu'Il venait sauver le monde, mais Il l'a sauvé à travers quelques personnes qu'Il a choisies, les plus proches de Lui. Il n'a pas essayé de parcourir même le monde connu de son temps. Il n'est même pas allé en Asie Mineure, ni en Perse, et Il n'était qu'un enfant au maillot quand Il a franchi les frontières d'Égypte. Le commencement du plus grand drame du monde, dont le développement se continue sous nos yeux, s'est joué dans un petit canton obscur, entre quelques personnes. Comme Dieu, Jésus aimait d'un égal amour tous les hommes qui étaient nés jusqu'alors et tous ceux qui devaient naître jusqu'à la consommation des siècles. Comme Homme, Jésus aimait d'abord ceux qui étaient à la portée de son regard et de sa voix, ceux à qui le liaient des liens naturels, et c'est à travers eux et par eux qu'Il a sauvé le monde. 135:166 Il est très remarquable que lorsque les disciples dirent à Jésus qu'il devait se manifester au monde, -- et le monde, pour eux, c'était Jérusalem --, le Maître se déroba. Il ne faut pas vouloir penser le monde et aimer le monde avant d'avoir pensé et aimé les créatures qui nous sont immédiatement et étroitement liées : on courrait le risque de ne rien penser et de ne rien aimer. Il est très difficile d'aimer une seule personne comme elle doit être aimée, il n'est pas besoin pour le comprendre d'avoir une grande expérience de la vie et de la précarité des amours humains. Les saints les plus dévorés de l'amour des hommes, les plus décidés au sacrifice de leur vie pour le salut du monde, ont simplement aimé d'un amour total ceux qu'ils trouvaient sur leur chemin : ils ont fait comme Jésus. Mais l'amour a des radiations si puissantes que d'une source invisible aux yeux charnels il est capable d'embrasser l'univers. \*\*\* Nous avons fait souvent la critique de la civilisation moderne : ce n'est pas pour le plaisir de faire de la critique. C'est parce qu'elle nous paraît singulièrement fragile et menacée, plus fragile et menacée qu'aucune civilisation jamais édifiée par l'homme. Et d'abord nous voyons que les hommes d'aujourd'hui sont saisis d'une précipitation extraordinaire, et que la vitesse s'impose à leur vie au point d'en devenir la loi même : or, nous savons que tout ce qui s'est jamais fait de valable dans le monde a été le fruit de la méditation et de la contemplation, et que méditation et contemplation ne sont possibles que dans le silence et dans la lenteur ; que l'éclosion dans l'histoire d'une civilisation créatrice de hautes œuvres a toujours été précédée par plusieurs siècles de préparations laborieuses et patientes, par les efforts obscurs d'une multitude de générations qui tendaient tous vers ce point d'équilibre qui fut un jour atteint par une espèce de miracle. Car si toute vie humaine est un équilibre qui ne se réalise que par l'effet d'une volonté attentive éclairée par les lumières de la rai son et de la foi, il en est de même de la vie des sociétés. Et nous savons combien dans une vie d'homme cet équilibre est délicat, combien il faut peu de chose pour le détruire ! 136:166 Que sera-ce donc dans les sociétés humaines, où jouent tant de forces contraires, sournoises ou violentes, où il faudrait à ceux qui ont la tâche de les gouverner des vertus presque surhumaines ? Il était encore possible de maintenir cet équilibre lors qu'il y avait entre les différents éléments d'une société des liens solides et vrais -- vrais parce que fondés sur des réalités humaines. Mais aujourd'hui la notion de masse a rem placé la notion de communauté, les liens entre les hommes se sont relâchés : naguère, une nation était une association de familles ; il n'y a plus maintenant que des individus de plus en plus isolés et un État anonyme et tyrannique. Comment ne serait-on pas effrayé à la pensée que la moindre imprudence peut faire basculer ces masses énormes, emportées par le courant d'une vie dont la vitesse ne cesse de s'accélérer ? Ajoutons à cela que les progrès de la technique sont à double tranchant, qu'ils peuvent détruire avec une facilité infiniment plus grande qu'ils ne construisent, et on comprendra que l'homme, qui a toujours été fragile, et en lui-même et dans ses œuvres, nous paraisse aujourd'hui plus fragile qu'il ne l'a jamais été. Il n'y a plus rien dans la vie moderne qui soit dans une juste proportion avec lui, avec son essence même. En France encore et dans quelques autres pays aussi arriérés que nous, la vie demeure proportionnée à l'homme, -- au moins pour une partie de la nation, -- mais c'est pour peu de temps sans doute. Quand j'ai parlé d'équilibre, je n'ai pas voulu dire que les civilisations s'édifiaient dans le calme et la paix : c'est généralement le contraire qui a lieu. On peut réaliser un équilibre entre des forces calmes ou entre des forces violentes. L'ordre du XVII^e^ siècle établit une harmonie entre des passions très vives, et il en a été de même au Moyen Age. Aujourd'hui, on a l'impression qu'il n'y a plus de passions, ou des passions commandées. Par le journal, par la radio, par tous les procédés de la propagande. Et pourtant, lorsqu'on parle avec un homme tout seul rencontré par hasard, on s'aperçoit que l'âme est toujours là et que tout est encore possible avec elle. Tel est le drame profond de notre temps : les conditions dans lesquelles l'homme fait sa vie sont telles que rien ne lui permet plus d'atteindre la plus haute expression de lui-même, et pourtant l'homme est toujours l'homme. 137:166 Les bases sur lesquelles on construit une civilisation se défont. Il y a encore des familles, mais, comme l'autorité y a pour ainsi dire disparu, elles se montrent trop souvent incapables de remplir leur fonction. Il y a encore des métiers, mais sauront-ils triompher du machinisme, de façon à sauver la valeur humaine ? Nous voyons que, dans certaines professions, il n'y a plus d'apprentis et que la jeunesse court de préférence aux métiers qui n'ont pas besoin d'apprentissage. Y a-t-il des paroisses ? Nous savons bien qu'il n'y en a plus, et nous voyons que le clergé dans l'ensemble ne croit pas nécessaire qu'il y en ait, ou en tout cas prend souvent son parti qu'il n'y en ait plus. Lui aussi, le pauvre, croit aux mouvements de masses, il y croit plus qu'il ne croit à son bréviaire. Y a-t-il des cités ? On voit bien encore des frontières sur les cartes qui correspondent tant bien que mal, et plutôt mal que bien, à des différences de races, de langues, de religions, de tempéraments, mais y a-t-il à l'intérieur de ces frontières quelque chose qui ressemble à une cité, c'est-à-dire une communauté de citoyens, avec une autorité qui prenne en charge, non seulement l'intérêt matériel de la communauté, mais encore le salut éternel des âmes qui en font partie ? Tout se défait, mais c'est l'homme qui se défait. Ouvrons donc notre Saint Paul, ouvrons l'Épître aux Philippiens : « *Salvatorem exspectamus Dominum nostrum Jesum Christum *: Nous attendons un Sauveur, dit l'Apôtre, Notre-Seigneur Jésus-Christ. *Qui reformabit corpus humiliatis nostrae *: qui réformera le corps de notre humilité. *Configuratum corpori claritatis suae *: en le conformant à son corps de lumière. » Qu'est-ce que réformer, sinon rendre une forme à ce qui avait perdu forme ? On pourrait ne point aller au-delà de ce texte, qui parle assez par lui-même. Car la souffrance de l'homme vient d'une seule chose, c'est qu'il a perdu sa forme et qu'il s'efforce vainement à la retrouver, parce qu'il néglige le seul moyen efficace, qui est *la configuration* au Christ. Nous ne pouvons retrouver notre forme qu'en Celui de qui nous la tenons. \*\*\* 138:166 Il n'y a donc pas d'autre réforme possible que celle de soi-même, de soi-même et de son entourage le plus immédiat. Il ne faut pas voir trop loin ni trop grand. Ou plutôt il n'y a qu'une façon de voir loin et grand, c'est de voir ce qui est tout près de soi -- mais voir vraiment. Et ici j'ai très peur qu'il me soit impossible de me faire comprendre, car comment faire saisir à ceux qui croient voir qu'ils ne voient rien ? Jésus n'y a pu réussir avec beaucoup de ceux qui entendaient sa parole souveraine, et sans doute Il voulait éveiller en eux un certain sens spirituel, mais, pour l'éveiller, Il ne trouvait rien de mieux que de les inviter à contempler les lis des champs et les petits oiseaux. La nature est un langage que nous ne savons plus lire, il ne faut pas s'imaginer que le spirituel se conquiert par la suppression du naturel : l'homme spirituel est au contraire celui qui est le plus et le mieux dans la nature. Il y a une certaine sensibilité à la nature qui nous introduit de plain-pied dans le sacré, et cette sensibilité-là fait de plus en plus défaut à l'homme moderne. Et c'est là qu'on se sent terriblement impuissant, car comment, par quel secret, rendre l'homme sensible quand il ne l'est plus ; quand, mis en présence de l'être des choses, il n'y a plus aucune étincelle en lui qui jaillit, c'est-à-dire aucun sentiment qu'il a touché quelque chose de vrai ? On voit bien comment on peut apprendre à l'homme à raisonner, parce qu'il y a une technique du raisonnement ; et cela sans doute est très difficile Quand la faculté de raisonner s'est abâtardie au point que nous constatons dans la jeunesse actuelle, mais on distingue très bien quelle méthode il faut prendre, quelque peine qu'on ait ; au lieu qu'on ne voit pas du tout comment on pourrait lui rendre la sensibilité, car il faut autre chose qu'une technique, il y faut pour ainsi dire une grâce. D'autant que cette sorte de sensibilité ne facilite pas particulièrement la vie, au contraire : elle fait naître des inquiétudes infinies, et l'homme n'aime point à se poser des questions. Autant il aime à soulever des problèmes qui ne le concernent pas et qui sont très loin de lui, autant il redoute ceux où il risquerait d'être directement engagé. Et tout dans la vie moderne est organisé pour donner à l'homme un sentiment de sécurité, de fausse sécurité, mais comment faire pour qu'il sente que cette sécurité est fausse ? Ce serait proprement la mission de ceux qui ont un rôle d'éducateurs, prêtres et pasteurs, parents, maîtres, de rendre les âmes sensibles, et on comprend bien ce que je veux dire par là : il s'agit d'une espèce de sensibilité métaphysique. 139:166 Si cette sensibilité-là nous manque, nous aurons beau avoir construit les raisonnements les plus admirables, édifié les théories les plus cohérentes, nous n'entrerons pas dans les choses. Mais où sont ceux qui sont capables de ne pas trop croire à leurs systèmes et qui acceptent de recevoir des leçons, et même mettent toute leur bonne volonté à les bien recevoir ? Se mettre soi-même à l'école avec les hommes, c'est sans doute le plus merveilleux enseignement qu'on puisse leur donner. Découvrir avec eux la nature, les hommes, Dieu. Nous y introduire avec eux. Le malheur est que nous substituons toujours notre propre leçon à celle des choses. Nous voulons toujours professer, discuter, prouver. Ce ne sont pas les choses que nous enseignons, c'est nous. L'homme se défait parce qu'il substitue à l'ordre vrai un arrangement de son esprit, et je vois que je vais encore parler un langage incompréhensible, car qu'est-ce qu'un ordre vrai, et tout n'est-il pas un arrangement de notre esprit ? Est-ce que la question de Pilate ne retentira pas aussi longtemps qu'il y aura des hommes : « *Quid est veritas *? » Mais c'est l'ordre de la vie qu'il faut découvrir, et il ne ressemble pas aux ordres que nous fabriquons : il n'est pas possible de l'analyser et de le décomposer en parties à notre gré, il ne pourrait subir cette opération sans périr. Il est exact que la vie se développe naturellement sel ou des plans déterminés : il y a le plan du monde physique, il y a le plan intellectuel, il y a le plan de la vie de la grâce, avec entre eux d'étranges correspondances. C'est que l'ordre naît toujours de la vie ; mais, chose curieuse, la vie ne s'est pas précisément préoccupée de nous donner des modèles de plans, pour que nous en fassions d'autres, qui naturellement seraient différents et bien plus beaux que les siens. Il en est de même de la pensée, puis qu'elle est de la vie ; elle a aussi ses plans, qui ne ressemblent pas ordinairement à ce que les professeurs appellent des plans ; et nous connaissons des gens qui font d'admirables plans où il n'y a pas l'ombre de pensée. Et c'est même une des choses qui m'inquiètent : c'est que l'homme moderne montre un goût de plus en plus prononcé pour les plans, quinquennaux ou autres. Dès qu'on se met à faire des plans, c'est qu'il y a quelque chose qui ne va pas, c'est qu'il y a une paralysie de la pensée, et il faut être sur ses gardes, parce que, sans s'en apercevoir, on pourrait bien avoir oublié dans un coin la vérité vivante : nos plans sont si bien faits, tout y a été si parfaitement prévu et agencé, -- qui sait ? -- qu'il n'y reste peut-être plus de place pour elle. 140:166 L'homme se défait parce qu'il croit qu'il va faire mieux que ce qui existe, parce qu'il ne voit plus et qu'il ne sent plus qu'il est dans un ordre vrai : alors il se détache des choses vraies, le voilà désormais séparé et ne tenant plus à rien ; lui-même, comme un assemblage mal ficelé de parties qui ne savent plus pourquoi elles sont liées ensemble, commence à se décomposer. Quand on réfléchit sur les miracles de Jésus, on s'aperçoit qu'ils répondent à une nécessité profonde, qui va plus loin que ce qu'on croit d'ordinaire. Sans doute Jésus fait des miracles pour affirmer Sa toute-puissance et Sa divinité : il sont la marque indubitable qu'il est bien le Messie annoncé ! Mais il y a autre chose : les miracles interviennent pour nous prouver que l'ordre du monde est bien un ordre vrai, et non pas un caprice du hasard ou une fantaisie de l'imagination. S'il n'était pas vrai, même un miracle n'y pourrait rien changer, puisqu'on ne saurait même parler de changer quelque chose qui n'est pas. \*\*\* Il ne faut point nous inquiéter des choses qui nous dépassent. Combien d'objets dans le monde sont à notre portée ? Mais l'homme aujourd'hui n'a plus aucune connaissance véritable, et, ce qui est grave, c'est qu'il n'a pas la moindre envie d'en avoir, il ne veut que des « informations ». Comment lui rendre le goût de connaître, c'est-à-dire d'entrer dans l'ordre des choses, car il faudrait les *voir,* on doit toujours en revenir là. Et je vois ici s'approfondir encore la signification des miracles de Jésus. Car s'il faut un miracle pour changer cette eau en vin, c'est que cette même eau est déjà un miracle. Au fond, la grande réforme de toutes les réformes serait de jeter un autre regard sur le réel, un regard vrai qui découvrirait un monde vrai. Mais je m'aperçois que je ne puis vraiment parler que pour moi-même, parce qu'il n'y a aucune probabilité que personne songe : à me suivre dans ce chemin ; car je n'apporte pas de « plan », et je ne propose pas de « technique ». Dans ce siècle qui parle beaucoup de révolutions, il est parfaitement ridicule d'instaurer une révolution qui consisterait à changer la qualité d'un regard ! 141:166 Et pourtant les seules révolutions qui vaillent, celles dont l'humanité a besoin de temps en temps, ne sont rien d'autre qu'une certaine façon nouvelle de se tourner vers les choses et d'y pénétrer. Pour moi, je sais simplement que j'ai une leçon à apprendre de ce monde dans lequel je suis placé, de ce monde qui est vrai et non pas absurde ; on me demande, non pas de rester timidement à la porte, comme font ceux qui préfèrent se délecter des jeux de l'intelligence ou des délires de la passion, mais d'y entrer à fond, en pratiquant cette grande vertu aujourd'hui si méconnue, qui est l'attention. J'ignore si j'aurai un jour quelque chose à donner, mais je sais que j'ai à recevoir et qu'il me suffit d'être attentif. Cette leçon, ce n'est pas par la science que je la comprendrai, ni même par l'analyse philosophique. L'attention qui est requise de moi, c'est l'attention contemplative, celle dont tous les hommes sont capables, aussi bien les illettrés que les hommes de science, aussi bien les Noirs que les Blancs : elle consiste simplement dans une disposition à recevoir des lumières que nous sommes grandement indignes de recevoir, et qui sont les seules qui vaillent. Cela veut dire qu'il me faut radicalement bannir de moi cette inclination que j'aurais à croire que je fais grand honneur à ces lumières de les accepter, et que je demande au préalable un examen critique de ma raison. L'orgueil intellectuel est peut-être le pire de tous, il se condamne lui même à rester à la porte du vrai. Cela ne veut pas dire que je m'interdis de raisonner, ma raison a encore d'assez belles choses à faire, mais elle doit savoir qu'il y a des lumières infiniment plus lumineuses que les siennes, des lumières qui sont simples, et c'est pourquoi elles ne s'analysent pas. Et qu'elle ne s'imagine pas que c'est là du sentimentalisme à la Rousseau. Il y a bien des manières différentes de sen tir. Beaucoup d'hommes ne sentent pas au-delà de leur épiderme, et cette espèce-là me paraît de plus en plus répandue. Il y en a d'autres qui sentent avec leur âme, avec cette pointe de l'âme qui connaît et qui aime à la fois. Les mots du langage expriment mal les choses. Quand saint François pleurait, il ne pleurait pas les mêmes larmes que Rousseau, et de même lorsque Pascal écrivait sur ce parchemin, à propos duquel Valéry a cru spirituel d'ironiser : « Pleurs, pleurs de joie ». C'est dans ce sens que Pascal aimait à répéter, ainsi que nous l'assure Mme Périer, que la Sainte Écriture était une science, non pas de l'esprit, mais du cœur. 142:166 Encore une fois je n'ose parler que pour moi. Les hommes voyagent avec une espèce de frénésie, et j'ai de moins en moins envie de bouger ; ils veulent savoir ce qui se passe très loin d'eux, et je m'aperçois que je suis fait pour voir ce qui est tout près de moi, que l'univers entier m'est donné dans ce petit monde de choses banales et usées que j'embrasse à chaque minute du regard, que tous les hommes ne sont donnés à travers ceux qui communiquent réellement avec moi, ceux de ma famille et de mon village. Je sais que du journal et de la radio je ne puis tirer aucune connaissance, radicalement rien. Mais de ce qui est sous mes yeux et à la portée de ma main, je puis tirer la seule connaissance qui vaille, celle des merveilles de la grâce : il ne faut pour cela qu'avoir le désir d'interroger les choses et la vie, mais un désir pur. Et la pureté du désir tient toute dans ceci : qu'il me faut accepter d'avance que la vérité ne sera pas toujours conforme à mes concepts et qu'elle me montrera un visage inattendu -- et surtout qu'elle me demandera d'abandonner quelque chose de moi-même. Si nous nous plaçons dans cette disposition du cœur, il est impossible que nous ne découvrions pas que l'ordre des corps et l'ordre des esprits, pour reprendre la distinction de Pascal, postule l'ordre de la charité, sans quoi ils ne signifient rien. Le désordre du monde moderne nous donne une grande leçon : c'est que la perte de la foi amène la perte de l'intelligence et celle de la sensibilité. En perdant le goût des choses d'en haut, nous avons perdu le goût de quoi que ce soit. La réforme à faire est très simple, peut-être trop simple, puisqu'il paraît que les choses simples sont les plus difficiles. Pour la faire, il ne suffit pas d'avoir des idées justes, il faut encore les vivre ; or, si je vois bien quelques hommes qui professent des idées justes, je n'en vois guère qui ont le goût de les vivre, et de les vivre jusqu'au bout, quoi qu'il puisse arriver. J'aime les humbles et les silencieux, ceux qui essayent simplement d'être, c'est-à-dire de se conformer à cette volonté de Dieu qui est sur eux, et qui ne peut pas ne pas leur être révélée s'ils sont attentifs. Ceux-là atteignent la vraie connaissance, d'où peut découler, si Dieu le permet, la vraie action sur le monde. Jésus n'a pas demandé à ses Apôtres des choses extraordinaires : Il leur a demandé d'être des témoins. 143:166 Aujourd'hui, comme aux premiers temps du Christianisme, les hommes seront sensibles à un témoignage, au témoignage de la vie et non du discours, et je crois qu'ils ne peuvent être sensibles qu'à cela. Il faut donc vivre, non pas d'une vie médiocre et chétive, mais de la vie du Christ, qui est le seul réformateur. André CHARLIER. 144:166 ### Le caractère *Cette conférence a été prononcée par André Charlier en 1965, à Notre-Dame du Granit. Elle est imprimée ici pour la première fois.* QU'EST-CE que le caractère ? C'est l'ensemble des élé­ments psychologiques qui constituent la personne humaine, parmi lesquels la volonté joue une sorte de rôle fédérateur tout à fait primordial, car c'est la volonté qui oriente le caractère vers sa réalisation. C'est elle aussi qui donne au caractère sa couleur particulière. Il y a des volontés souples et des volontés cassantes, des volontés patientes et d'autres qui se lassent vite ; il y a des volontés tournées vers le commandement et d'autres qui se concentrent sur elles-mêmes. Quand on dit de quel­qu'un, dans un sens dérivé, qu'il a du caractère, cela signifie qu'une volonté forte a trempé chez ce quelqu'un l'alliage des qualités intellectuelles et morales. \*\*\* Pour qu'on soit obligé d'avertir les hommes que l'in­telligence ne dispense pas d'avoir du caractère, il faut que le ressort secret qui porte les âmes à réaliser ce qu'elles conçoivent soit singulièrement détendu. Ces maladies de la volonté, quand elles deviennent générales, sont un signe de décadence bien inquiétant. Quand on observe une déca­dence, ce qui frappe d'abord, c'est une espèce d'atonie générale qui fait que les âmes ne sont plus sensibles à rien de ce qui devrait les soulever. Nulle passion un peu grande n'anime les volontés. L'honneur n'éveille plus les énergies assoupies, et le déshonneur n'est même plus res­senti. 145:166 Il n'y a qu'une chose qui pourrait susciter quelque émotion, c'est que la prospérité générale et particulière soit compromise : car la prospérité paraît une chose due, et les personnes, comme les sociétés, ne songent qu'à l'accroître. Qu'on ne parle pas de sacrifice, même aux chré­tiens : ce mot demeure sans résonance dans les cœurs et on n'oserait rien demander aux citoyens qui suppose un sacrifice. -- Et quand l'État se voit obligé de demander des sacrifices, -- car il est des circonstances où il ne peut pas faire autrement --, il est généralement assez malheu­reux pour les rendre inutiles. Il peut se faire qu'il y ait des initiatives originales et courageuses, mais elles sont toujours vouées à l'échec, parce qu'elles viennent buter contre l'indifférence générale ou contre la redoutable forteresse des bureaux : aussi se découragent-elles vite. Remarquons que cet état peut s'accompagner d'une vie sociale brillante. Les Arts et les Lettres peuvent resplendir, mais c'est un éclat factice et qui fait illusion : pourtant cette illusion est capable de durer assez longtemps. Voyez ce peuple : il a la réputation d'être le plus intelligent de la terre, ses écrivains sont traduits dans toutes les langues, on s'arrache dans le monde entier les œuvres de ses artistes. Lui seul passe pour posséder le secret du bonheur de vivre, et on se presse de tous côtés pour venir lui demander une part de ce bonheur. Mais ce peuple est déchiré par des divisions ridicules. Convaincu qu'il est l'objet d'une admi­ration universelle, il ne s'aperçoit pas que tout le monde raille sa vanité et que sa prétention à la grandeur n'en impose plus à personne. Naguère encore il était le protecteur des nations faibles et le vengeur des injustices ; mais aujourd'hui il ne sait même pas se protéger lui-même. Il voit se détacher de lui l'une après l'autre toutes les parties de son Empire, sans qu'il cesse de se croire l'arbitre de l'univers. Ou plutôt il finit par ne plus croire qu'une chose, c'est que les trois quarts de la terre peuvent avoir faim, il est juste qu'il soit, lui, un peuple heureux et repu. Et à ceux qui lui reprochent de manquer de caractère, il répond ironique­ment avec Paul Valéry : « La bêtise n'est pas mon fort. » Dès ma première jeunesse, ma pensée la plus ferme et la plus secrète en même temps était que la France était un pays à reconstruire, j'entends spirituellement, que ma vie ne pouvait avoir qu'un sens, c'était de travailler à cette reconstruction. 146:166 La France a, assez bien et assez vite, reconstruit les ruines de deux guerres, mais elle ne s'est pas encore avisée qu'il fallait reconstruire les âmes. C'est dire qu'il m'en coûte assez de constater les signes d'une décadence au lieu de ce que j'avais espéré. Mais j'ai tou­jours considéré que la clairvoyance est nécessaire, même si elle doit faire mal. Et puis les choses ne réussissent jamais de la façon qu'on attendait. Il y a un mot très conso­lant de Jacques Bainville : « Presque rien de grand ne se fait vite. » Je le dédie à ceux qui sont impatients. \*\*\* Si on creuse le sens des termes, on s'aperçoit très vite d'abord que l'intelligence et la volonté sont complémentaires et si étroitement mêlées qu'il n'est pas aisé de démêler ce qui est de l'une et ce qui est de l'autre ; ensuite qu'il faut encore distinguer entre les formes qu'elles sont ca­pables l'une et l'autre de revêtir. Car ce qui importe, ce n'est pas une intelligence quelconque et une volonté quel­conque : c'est l'intelligence de ce qui doit être connu comme vrai, c'est la volonté d'aimer ce qui doit être aimé comme bon. Si nous sommes amenés à médire des gens intelli­gents, ce ne sera pas sans avoir rendu à l'intelligence les honneurs qu'elle mérite. En somme, il n'y a pas de mot plus vague que celui d'intelligence, et c'est en le prononçant qu'on se rend compte de la grossière insuffisance du langage. Il y a des intelligences concrètes et d'autres abstraites. Les uns ont l'intelligence des idées, d'autres ont celle de l'événement. Chez celui-ci l'intelligence est analytique, elle décompose ; chez celui-là, elle construit, elle invente, elle crée. Tantôt elle exerce un métier de très médiocre comptable : elle classe et enregistre ce qui tombe sous son regard ; tantôt elle enfante un univers nouveau. Dans l'opinion commune de la plupart des hommes, l'intelligence est la faculté suprême qui résume tout, ce qu'il y a de noble et de grand dans la nature humaine. Mais, dans la pratique, sur quoi jugeons-nous qu'un homme est intelligent ? Presque tou­jours sur ceci, qu'il pense comme nous : car avec innocence nous ne doutons pas d'être intelligents. Nous sommes tout prêts à reconnaître que la nature nous a privés de tel ou tel autre don, mais non pas de l'intelligence. 147:166 Surtout quand nous sommes français : les Français ont beau commettre les sottises les plus lourdes, rien ne peut altérer l'admi­ration qu'ils ont pour leur intelligence. \*\*\* Il faut essayer de mettre un peu de clarté dans une notion aussi confuse. Quel est le rôle de l'intelligence ? J'ai toujours été extrêmement frappé, dans le récit de la Genèse, par la part que Dieu donne à l'homme dans l'œuvre de la Création : « Yahvé, dit le texte sacré, modela encore du sol tous les animaux des champs et tous les oi­seaux du ciel, et il les amena à l'homme pour voir comment celui-ci les appellerait : le nom que l'homme donna à cha­cun des animaux est son nom véritable. » Voilà qui nous renseigne mieux que les analyses des psychologues sur la fonction de l'intelligence. Elle est en nous cette faculté qui connaît l'essence des êtres, c'est-à-dire ce par quoi un être est ce qu'il est. Ne nous laissons pas abuser par les songes des philosophes, qui ont parfois mis en doute l'exis­tence du réel ou la capacité de notre esprit à le connaître. Notre esprit est fait pour connaître la sainte réalité des choses dans son être propre. Voilà pourquoi Dieu a chargé l'homme de donner leur nom aux êtres. L'intelligence humaine a donc un rôle d'interprétation et d'expression de la Création, d'où nous voyons découler la signification des arts. Dans cet univers soumis au changement, les arts ont pour fonction, par delà les apparences sensibles, de nous faire atteindre ce qui est permanent et essentiel, soit qu'ils nous offrent une représentation de l'univers, soit que, comme la musique, ils traduisent purement le mouvement de l'âme. Et c'est Dieu lui-même qui amène les animaux à l'homme *pour voir comment celui-ci les appellerait.* Je trou­ve extraordinaire cette attention de Dieu qui se penche sur nos démarches intellectuelles, parce qu'il est souverainement important qu'elles ne s'écartent pas de la vérité. Dieu veut s'assurer Lui-même que l'intelligence de l'homme sera fi­dèle dans l'expression de la réalité qu'il vient de créer. Ô suprême dignité de l'homme. Comme dit le psaume : « *Minuisti eum paulo minus ab Angelis. *» Vous ne l'avez abaissé qu'un peu au-dessous des Anges, vous l'avez établi sur les œuvres de Vos mains. Non pas simplement pour en jouir ; mais, si l'univers est langage par lequel Dieu parle à l'homme de Lui-même, pour interpréter ce langage et lui donner son sens vrai. 148:166 L'intelligence est la noblesse de l'homme ; mais elle est aussi la racine des péchés proba­blement les plus graves. Il est bien remarquable de voir que, dans le récit de la Genèse, la tentation à laquelle ont suc­combé nos premiers parents a été une tentation intellec­tuelle. Le serpent dit à la femme : « Dieu sait qu'aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » Et la femme considère que le fruit de cet arbre est bon à manger, qu'il est beau et agréable, *précieux pour ouvrir l'intelligence*. Ainsi c'est par la corruption de l'in­telligence que le péché entre dans l'homme. Si l'intelligence est fidèle à sa mission, il est impossible que la volonté ne s'élance pas dans la voie qu'elle lui montre. Comme le soleil naturel tire les plantes du sol vers lui, le soleil de la vérité est seul capable de tirer de l'homme des fruits de pensée, d'amour et d'action. La volonté aimerait se dépen­ser pour des buts qui ne soient pas médiocres, mais il faut qu'ils lui soient montrés. Si la vérité n'est pas conçue comme s'imposant à l'homme avec tout l'absolu d'une exi­gence souveraine, la volonté n'est plus guère capable que d'assouvir ses passions. Les passions peuvent avoir par­fois de la grandeur et de la noblesse. Malheureusement il arrive, que dans les décadences les passions mêmes se tempèrent, et on croit que cette chaleur moins vive est l'effet de la sagesse. C'est seulement, hélas, la marque d'une médiocrité consommée. \*\*\* Si nous voulons chercher les causes de l'extraordinaire affaissement des caractères dans la société qui nous en­toure, -- et c'est naturellement à la France que je pense, -- il faut peut-être dire d'abord que nous sommes devenus trop intelligents. Qu'on comprenne bien le sens de ce *trop*. Il y a chez l'homme un besoin secret de se rendre indépendant, de s'appartenir à soi seul. L'intelligence, qui est la pièce maîtresse de notre édifice, apparentée à l'in­telligence même de Dieu, et douée d'un pouvoir créateur, jouit profondément de sentir naître en soi des pensées, de les conduire ou de se laisser conduire par elles, de s'abandonner à ce subtil jeu intérieur, leur infinie mobilité l'enchante ; la difficulté même de les arrêter dans une assiette fixe lui paraît un charme de plus. 149:166 Elle éprouve alors la tentation, -- qui est la suprême illusion --, de considérer que la vérité n'est pas ce qu'on lui a dit, un absolu situé hors du temps et qui s'impose à elle. La vérité, dit-elle, n'*est* pas, elle se fait et c'est *en moi* qu'elle se fait ; je la crée, lui donnant tantôt ce visage et tantôt cet autre. C'est l'origine de toutes les formes du scepticisme, et naturellement les peuples les mieux doués intellectuel­lement sont les premiers à céder à cette tentation. Les anciens Grecs étaient si subtils dans la dialectique qu'ils ont toujours eu des sophistes parmi eux, et ce sont leurs sophistes qui ont fini par vaincre ce grand génie métaphy­sique à peu près unique dans l'histoire de la pensée. « L'homme est la mesure de toutes choses », disait Pro­tagoras. Les sceptiques de tous les temps et de tous les pays n'ont rien trouvé d'autre. Parmi les modernes, il en est un qui me paraît un cas extrême, c'est Paul Valéry. Pour lui il n'y a pas d'autre univers que celui de son in­telligence. Pas de Dieu créateur, cela va sans dire. Mais l'univers matériel lui-même ne peut rien être que de très vague, quelque chose comme la solution d'un problème qui pourrait en avoir une infinité d'autres. Valéry est d'ailleurs avide de saisir un absolu ; mais il ne croit pas pouvoir le saisir ailleurs qu'en lui-même et par le moyen du langage. Tout devient donc une pure question de *forme*. « La plupart des lecteurs, écrit Valéry, attribuent à ce qu'ils appellent *le fond* une importance supérieure à celle de ce qu'ils nomment *la forme*. Quelques-uns toutefois sont d'un sentiment tout contraire à celui-ci, qu'ils regardent comme pure superstition. Ils estiment auda­cieusement que la structure de l'expression a une sorte de réalité, tandis que le sens ou l'idée n'est qu'une ombre. La valeur de l'idée est indéterminée ; elle varie avec les personnes et les époques. Ce que l'un juge profond est pour l'autre d'une évidence insipide ou d'une absurdité insupportable. Pour ces amants de la forme, une forme, quoique toujours provoquée ou exigée par quelque pensée, a plus de prix, et même de sens, que toute pensée. » C'est une véritable perversion de l'intelligence de dis­soudre ainsi la réalité qui est le support de la forme. Dès lors, il n'y a plus de réalité au monde que dans les jeux de l'esprit, d'un esprit dont l'objet unique est d'atteindre une parfaite conscience de soi, de saisir et de posséder son Moi pur, en dehors de tout objet de pensée. 150:166 « Les plus grands esprits, écrit Valéry, sont toujours des esprits sceptiques. Ils croient cependant à quelque chose : ils croient à tout ce qui peut les rendre plus grands. C'est le cas par exemple de Napoléon qui croyait à son étoile, c'est-à-dire à soi-même. » « Or ne pas croire aux croyances communes, c'est évidemment croire à soi, et souvent à soi seul. » Montaigne est d'un abord plus facile : ce n'est pas une intelligence glacée comme Valéry. Il aime se regarder vivre et il nous raconte ironiquement ce qu'il observe. Mais c'est encore un homme qui est à soi-même son propre uni­vers. Rien n'existe en dehors de lui. Si fines que soient ses observations, si charmant que soi son style, on se gardera bien de le choisir comme maître à penser. Il n'est pas vrai que le doute soit « un mol oreiller pour une tête bien faire ». Le doute est pour l'homme qui est demeuré dans le vrai de sa nature une souffrance qui déchire l'âme, bien loin qu'il puisse y trouver son repos. Et la maxime chère à Montaigne : « Savoir jouir loyalement de soi-même », est le contraire d'une maxime chrétienne. C'est un grand malheur pour l'intelligence de perdre le sens métaphysique. Elle perd aussi le goût de la nourri­ture qui est faite pour elle. Dès lors elle devient purement un instrument d'analyse et de critique. Elle peut trouver des triomphes éblouissants sur des plans accessoires, celui de la technique par exemple ; elle manque à sa vraie fonction. \*\*\* Mais la volonté n'est-elle pas intéressée dans des dé­marches si étranges ? N'y a-t-il pas chez ces esprits scep­tiques, précédant peut-être leurs partis pris intellectuels, une volonté résolue de se préférer à tout et d'affranchir leur génie de toute loi qui n'émanerait pas de lui-même ? La prodigieuse insensibilité d'un Valéry à toute vérité sur­naturelle est impressionnante : on voudrait savoir s'il y eut un jour au plus secret de lui-même quelque point sensible et comment il s'employa à le durcir. 151:166 Qu'il s'agisse d'une négation bien tranchée, -- ce qui est assez rare --, ou bien d'une fuite en face de tout ce qui pourrait être affirmation ou négation, presque toujours l'attitude du sceptique est l'aboutissement d'une multitude de choix volontaires qui insensiblement finissent par composer une attitude de refus vis-à-vis des vérités que Dieu nous pro­pose. Tous ces choix que nous faisons presque sans nous en rendre compte, à chaque minute de notre vie, font un poids qui se fait de plus en plus lourd et incline notre âme de façon à peu près incoercible. Pourtant toutes les âmes reçoivent les grâces de lumière nécessaires pour pénétrer les grands mystères de la Foi, et les grâces de force pour maintenir notre volonté dans la ligne des commandements. « Cherchez les choses d'En Haut, écrit saint Paul aux Colossiens, où le Christ est assis à la droite de Dieu, ayez le goût des choses d'En Haut et non des choses de la terre. » Cet impératif est le signe que notre volonté a son rôle à jouer. Nous avons tendance à considérer que nos goûts sont des « données » de notre nature, qu'ils naissent spontanément avec nous et que nous n'y pouvons rien changer. Certains théoriciens modernes diront même qu'il serait criminel de les changer, parce que chaque être doit se développer dans son sens personnel avec tout ce qu'il a d'unique : on reporte ainsi sur la nature le respect qu'on refuse à tout le reste. Gardons-nous de les suivre. La rose aussi est une donnée de la nature ; pourtant il ne fau­drait pas oublier que l'éclosion de la rose requiert toutes les énergies du rosier. Avant qu'un goût défini prenne nais­sance dans l'âme, nous sentons s'agiter en nous-mêmes des embryons d'idées, de désirs, d'imaginations, tout cela informe et tumultueux, et c'est au milieu de tout cela que l'intelligence choisit ce qu'elle juge désirable. Par là se trouve orientée la volonté. La sûreté du jugement et celle du goût sont une acquisition qui est le produit de l'éduca­tion. Le goût se forme. La sensibilité se forme. Il y a des étages dans la sensibilité dont les uns touchent à l'épi­derme et les autres touchent à ce qu'on pourrait appeler la pointe de l'âme. C'est le rôle de la mère d'apprendre à un enfant à choisir entre ses désirs et de s'obliger elle-même à ne pas les satisfaire tous : c'est une éducation qui commence, on peut dire, dès le berceau. C'est par là que le jugement se forme et que la volonté s'éclaire. Apprendre à choisir est sans doute la chose la plus indis­pensable à la formation intellectuelle et morale. Quand une âme humaine se choisit et se préfère à tout le reste, intelligence et volonté se partagent la responsabilité. 152:166 On peut donc dire dans un certain sens que nous sommes *trop* intelligents, parce que nous faisons un usage abusif et néfaste de notre intelligence et que ce mauvais usage stérilise en nous la faculté de créer. Il n'est pas facile de discerner à partir de quel moment et pourquoi l'intelli­gence cesse d'être féconde et créatrice. Elle reste appa­remment aussi brillante, son éclat semble n'avoir aucune­ment pâli, et pourtant *rien ne se fait,* il ne se passe plus rien. C'est que le don de création est une grâce et que cette grâce s'est retirée, de la même façon qu'elle se retire d'une âme infidèle. J'ai très peur que ce malheur ne soit arrivé à la France. Quand un pays comme la France a accu­mulé dans son passé tant de richesses de tout ordre, spiri­tuelles, intellectuelles, matérielles, richesses de culture, richesses de sainteté, richesses de traditions morales, il peut vivre longtemps sur son héritage et croire que tout continue. Mais il se peut aussi qu'il ait dépassé le point secret, le point limite au-delà duquel le génie est frappé de stérilité, et il ne s'en est pas aperçu. Quand il s'en aper­çoit, c'est que la décadence est devenue irrémédiable. La Grèce d'Alexandre croyait qu'elle était toujours la Grèce : c'est quand elle est devenue province romaine qu'elle s'est aperçue que tout était fini depuis longtemps. \*\*\* Quand je parle de stérilisation de la puissance créa­trice, il faut qu'on m'entende bien. Nous pourrons encore construire des avions et des fusées, entrer avec succès dans la course à la lune, faire une certaine figure dans le palmarès du progrès technique : ce n'est pas impossible. Tous les peuples pourront accéder à cette sorte de faculté créatrice, quand ils auront acquis de l'expérience et que leurs finances seront suffisamment prospères. D'ailleurs je ne juge pas cela très important, pas plus que la préémi­nence politique. Mais serons-nous capables de ces créa­tions qui sont des richesses pour l'âme, qui font rayonner aux yeux de tous les autres hommes l'éclat de la vérité, qui leur font découvrir en eux-mêmes cette lumière inté­rieure qui donne son sens à la vie, créations qui se tiennent dans la droite ligne de la Création première et la conti­nuent ? 153:166 Ne nous y trompons pas : ce sont ces sortes de bienfaits que le monde attend de la France, mais je me demande si nous sommes encore capables de répondre à cette attente. Qu'on veuille bien méditer ce mot du Père Charles de Foucauld : « *Dans cinquante ans tout le monde aura le téléphone et une automobile, mais si la France a besoin d'hommes de caractère, on n'en trouvera plus. *» On cherchera des remèdes à cet état en interrogeant la psychologie et la morale. Je crois que ce sera en vain. Ce qu'il faudrait, c'est repenser la théologie de la per­sonne humaine, non pour en corriger les principes, mais pour les affirmer au contraire, en fonction des conditions où se trouve placé l'homme d'aujourd'hui, car il faut conve­nir que ces conditions sont étrangement nouvelles. *Ce qu'il y a de nouveau dans la situation de l'homme moderne, c'est qu'il se trouve intégré, notamment par son métier, dans des ensembles si considérables qu'il finit par y perdre le sentiment de sa personnalité et de sa responsabilité.* Il n'a presque jamais l'impression de faire une œuvre person­nelle. L'entreprise est un tout dont la complexité s'accroît de jour en jour. Ceux qui en font partie à tous les échelons sont les rouages d'une énorme mécanique et ils doivent consentir à ne pas sortir de leur rôle de rouages. Ils sont sélectionnés par une série d'examens assez étranges, que nous avons empruntés aux Américains, et qui sont étranges parce qu'ils ne concernent qu'une partie tout à fait super­ficielle de la personnalité. Ils ont l'avantage d'être très simples. Mais cette sorte de sélection me fait peur, d'au­tant plus qu'on la voit se répandre d'une façon inquié­tante : c'est de cette manière qu'on va sélectionner nos enfants au cours de leurs études et, comme on dit, les « orienter ». La vie de l'homme d'aujourd'hui est suspen­due, et de plus en plus, à l'examen. L'examen devient une véritable obsession pour les parents et les enfants. Quand je songe à la liberté avec laquelle la génération précédente considérait l'examen, je suis rempli de pitié. Ce qui est grave, c'est que l'examen devient en quelque sorte l'abou­tissement de la vie au lieu d'être son point de départ. Avec lui tout est conquis. La porte d'une profession s'ouvre et dès lors il n'y a plus qu'à se laisser conduire. Le jeune homme est inséré à un certain échelon de la hiérarchie, et, en consultant le barème des traitements, il sait exac­tement à quelle situation il peut parvenir s'il est sage, et quelle retraite espérer. 154:166 L'examen d'ailleurs crée un droit, non seulement à une situation, mais à un certain rang social, quelle que soit la valeur du sujet. Les entreprises privées tendent à ressembler de plus en plus à celles de l'État, avec tout ce qu'elles comportent de routine et de bureaucratie, et aussi de sécurité. Car au fond, ce qui me paraît être la caractéristique essentielle de l'homme mo­derne, c'est le besoin de sécurité. Il lui faut être assuré contre tout, et cette divinité au-dessus de lui, qui s'appelle l'Entreprise ou l'État, dont il attend tout et dont il dépend totalement, le rassure et lui permet de confortables week-ends et des congés payés sans nuage. Le besoin de sécu­rité est d'ailleurs tout à fait contraire à l'état de chrétien. Si le chrétien dans la société moderne, au moins dans la nôtre, jouit d'une parfaite sécurité, c'est qu'il n'est plus dangereux : sa religion est celle d'un bon fonctionnaire. Mais normalement l'état de chrétien devrait être un état d'extrême insécurité. Le chrétien est le plus menacé des hommes parce que sa religion est la plus menaçante pour la tranquillité du monde. Jésus a eu le monde contre Lui et il a annoncé à ses disciples que de même ils rencon­treraient la haine du monde. Quand je vois la sécurité d'un catholique français, il m'arrive de penser qu'il n'y a de vrais chrétiens qu'au-delà du rideau de fer. Être chrétien est un grand risque, mais ce n'est pas ce que nous appre­nons à nos enfants. Nous leur apprenons la religion du bonheur, qui est notre religion inavouée. Ce n'est pas elle qui nous donne­ra la volonté de tenter des choses héroïques. Cette religion pèse sur nos choix pour nous faire choisir ce qui nous coûtera le moins. C'est elle qui préside à l'éducation de nos enfants et notre grande préoccupation est de leur rendre toute chose facile : la notion de sacrifice est en effet tout à fait bannie de nos mœurs. Ainsi nos jeunes gens ont à propos de tout ce que j'appellerai le « réflexe du confort » : en face d'une chose à faire, qu'on leur propose ou qui s'im­pose à eux, leur première réaction est de se demander si la vie confortable organisée autour de leur personne va s'en trouver gênée. Ce n'est pas ainsi qu'on fait une race d'hommes. Mais si le bonheur est notre religion, il n'y a pas de bonheur sans argent. Les âmes des jeunes sont littéralement empoisonnées par l'argent. 155:166 D'une part la valeur des choses leur paraît en fonction de l'argent qu'elles coûtent, de sorte que le sens de la gratuité leur est devenu complètement étranger : ils ne peuvent pas se douter qu'il y a dans la vie des choses que rien ne pourra jamais payer et que justement ce sont les plus précieuses. Et d'autre part l'argent deviendra, comme c'est naturel, le but de leur vie, car il leur en faut beaucoup. Une revue très sérieuse et documentée, ENTREPRISE, dans un de ses derniers numéros, fait une révélation très intéressante que voici : « L'industrie et le commerce français viennent de s'apercevoir, avec un certain étonnement, qu'un de leur client sur quatre n'avait pas vingt ans. Selon les spécia­listes, il y a cinquante milliards d'anciens francs dans les tirelires des moins de quinze ans, et ce ne sont pas les mêmes milliards. Ces tirelires se cassent, cet argent circule, et déjà les agents de publicité se préoccupent d'adapter leurs annonces à une certaine clientèle qui fait de plus en plus ses achats elle-même, sans passer, comme elle le croyait, par l'intermédiaire des adultes. Les jeunes de quinze à vingt ans, pour leur part, dépensent cinq cents milliards par an, et leurs journaux connaissent des tirages supérieurs à ceux de presque tous les grands quotidiens. » Que ferions-nous si nous n'avions des spé­cialistes et des statisticiens pour faire de semblables décou­vertes ? Une société qui en est là est une société moribonde. Jam foetet. Il faut dire aussi, pour parler de la France, que la France est un pays trop heureux, véritablement gâté par la Providence. Admirable pays, dont la rage des architectes et des techniciens n'a pas encore réussi à abîmer tout à fait les horizons. Pays de la prose la plus plate, s'il le faut, et, s'il le faut aussi, pays de la plus éclatante ou de la plus secrète poésie. Pays de la fantaisie et de la haute raison. Pays où l'œuvre de l'homme s'insère dans les pay­sages avec une harmonie et une grâce souveraines. Pays riche de toutes les manières, et installé dans sa richesse, non pas une richesse de parvenus comme celle des Amé­ricains, de buildings et de trusts et de Dieu sait quoi, mais une richesse de terroir et de domaines, de fermes et de châteaux, constituant une très authentique et ancestrale noblesse. Naturellement les seuls qui n'aperçoivent pas cela sont les Français ; mais cela ne les empêche pas d'en jouir. Comment s'étonner que pour certains étrangers cette jouissance tranquille, qui traite le don de Dieu comme une chose due, fasse figure d'une véritable insolence ? 156:166 Et ce qui me trouble, ce qui me fait peur, c'est qu'ils jouissent mais n'admirent plus. La jouissance sans admiration est un grand péché. Autrefois on ne se posait pas comme au­jourd'hui des problèmes de pédagogie ; la pédagogie n'était pas encore une spécialité. Mais on formait les enfants simplement, en les mettant très tôt en face de devoirs d'hommes. Un fils de gentilhomme accompagnait son père à l'armée dès ses treize ou quatorze ans, il apprenait à coucher sur un affût de canon, les arquebusades et les boulets lui enseignaient la valeur de l'obéissance, de l'ini­tiative et du sacrifice. Aussi il se découvrait une âme de chef à l'âge où nos fils ne sont encore que de maigres étu­diants. A dix-huit ans Duguay-Trouin commande une flotte de quatorze canons. A dix-neuf ans, à la tête de deux vais­seaux, il attaque une flotte marchande anglaise de trente vaisseaux escortée par deux frégates, et il les arraisonne. Le grand Condé à vingt-deux ans commande une armée et remporte la victoire de Rocroy. Un fils de bourgeois ou d'artisan se formait à son métier en travaillant avec son père, et il se soumettait à cette école parce qu'en ce temps-là on savait la valeur de l'obéissance et du respect. Nous prétendons bien traiter nos enfants en hommes, mais cela consiste à ne jamais rien leur commander, à les consulter sur des choses qu'ils ignorent et à leur laisser faire des choix qu'ils n'ont pas la raison de faire. Il n'y a qu'une façon de les traiter en hommes, c'est de leur donner des responsabilités d'hommes, -- à leur mesure, il s'entend. Par là ils se sentent grandis à leurs propres yeux parce qu'on les juge dignes d'une tâche difficile, ils prennent du goût pour un devoir sévère, ils s'animent tout à coup d'une ardeur inusitée, ils deviennent capables d'avoir de grands désirs. J'ai très peur que, par souci d'une péda­gogie scientifique, nous ne perdions de vue l'essentiel de l'éducation puisque dans ce peuple qu'on dit léger, mais que l'histoire a souvent trouvé lourd dans l'exercice de sa force, on cherche des caractères et on n'en trouve plus. \*\*\* 157:166 Ne condamnons pas la jeunesse, mettons-nous à sa place. En général elle sait très mal l'histoire. Où pour­rait-elle trouver les racines d'une foi quelconque dans les destinées de son pays ? Elle sait vaguement qu'après une première grande guerre où la France a triomphé au prix d'une effroyable saignée, la sottise des politiciens au bout de vingt ans nous a jetés dans une autre grande guerre qui s'est terminée en désastre, -- appelons les choses par leur nom : en une débâcle honteuse qui a failli faire de nous une colonie allemande. Elle demande si on n'aurait pas pu faire l'économie de cette guerre, puisque aujourd'hui les Allemands sont devenus nos meilleurs amis. Elle a entendu parler de l'Indochine où notre pré­sente séculaire s'est terminée en un lieu désormais célèbre où une armée française a capitulé devant une armée asia­tique. On lui a dit que toute la jeunesse de France devait aller en Algérie pour empêcher ce beau pays de sombrer dans l'anarchie et elle a cru pendant un temps à l'Algérie. Elle a même découvert l'Algérie, avouons-le, avec enthou­siasme, et elle a pensé qu'il y avait une tâche magnifique à faire auprès des Arabes : elle a fait l'expérience sur place qu'on pouvait s'entendre avec eux en amis et fonder sur l'amitié une vraie coopération. Mais après le lui avoir laissé croire pendant huit ans, finalement on lui a dit que c'était du colonialisme, ou du néocolonialisme, ou ce que vous voudrez dans le genre, et qu'elle n'allait pas dans le sens de l'histoire, et il a fallu que huit années de sacri­fices de tout ordre aboutissent au plus dérisoire des aban­dons. Alors ne venez plus lui parler de « rôle historique de la France, traditions, civilisation latine, grandeur, hon­neur, etc. » ; elle a remisé tout cela avec les défroques des aïeux, les vieilles lampes, le bric-à-brac poussiéreux du grenier et la croix de guerre du grand-père gagnée à Verdun. La plus grande partie de la jeunesse enferme toute son ambition dans un petit livre qui s'appelle le « Statut des Fonctionnaires », et elle accroche tout son espoir à un de ces diplômes bienheureux qui lui permettront d'entrer dans la corporation. Elle n'est ni optimiste ni pessimiste ; elle croit innocemment que nous sommes à l'aurore d'un monde absolument nouveau qui n'aura plus rien de com­mun avec les mondes passés. Il n'y a rien qu'elle veuille profondément. Alors c'est vraiment beaucoup que de lui demander d'avoir du caractère. Avouons que nous ne lui avons pas donné beaucoup de foi en quoi que ce soit ; et on ne saurait avoir du caractère si on ne croit pas forte­ment à quelque chose. \*\*\* 158:166 Je crois, si nous allons au fond des choses, que le monde moderne est un monde qui s'ennuie. Oui, malgré les mer­veilles de la technique, malgré la télévision, malgré le twist et malgré Hollywood, il s'ennuie. Ses médiocres plaisirs, où il y a si peu de passion, montrent la profon­deur de son ennui. C'est un monde sans désir, ce qui est sans doute le plus terrible des châtiments, et il est sans désir parce qu'il est sans admiration. Si on veut atteindre la racine de l'indigence des caractères, il faut aller jusque là. Comment pourrait-on avoir du caractère si on n'admire rien, si on ne désire rien ? L'histoire de tout adolescent se résume à ceci : arriver à découvrir qui il est. Dès qu'il commence à réfléchir, il se trouve en présence du grand mystère de sa personne, et il se demande : « Qui suis-je ? » A travers les vicissitudes de la vie, et notamment d'une vie scolaire où, il faut bien le dire, les joies sont assez rares, cette question ne cesse de le hanter. S'il ne trouve pas la réponse durant le temps qu'il est dans cet âge d'in­quiétude, dès qu'il sera diplômé de quelque chose et qu'il verra devant lui le chemin de la vie jalonné, borné, régle­menté, il ne se posera plus aucune question. Or un adoles­cent se découvre à travers ce qu'il admire. La beauté du modèle qu'il se choisit l'invite à descendre au fond de lui-même pour y faire l'inventaire des ressources grâce auxquelles il pourra approcher de ce modèle. Inventaire presque toujours décevant. On voudrait tellement avoir de soi-même une opinion plus favorable. On plonge dans des espèces de désespoirs qui sont pourtant salutaires en ceci qu'ils nous obligent à évaluer nos maigres richesses et à ramasser toutes nos énergies. A travers tous ces débats confus que nous avons avec nous-mêmes, je crois voir une lumière timide et vacillante, mais c'est la seule lumière de tant d'âmes obscures : elle n'est autre que le goût de la perfection. Malheureusement les hommes ont beau éprou­ver au fond d'eux-mêmes cette mélancolie particulière qui vient d'un sentiment incoercible d'insatisfaction, ce goût de la perfection, qu'ils ne peuvent chasser de leur cœur, leur paraît sans réalité : cet appel, -- car c'est un appel, -- ne peut pas, pensent-ils s'adresser à eux. Ils n'y croient pas, parce qu'ils se disent que c'est trop beau pour être vrai, alors que c'est vrai parce que c'est beau. Ce goût est éteint dans bien des âmes, en admettant qu'il y ait jamais brillé ; mais je crois que, si on peut le ranimer, l'âme aussi revient à la vie. 159:166 « Ayez le goût des choses d'En-Haut », dit saint Paul. Il n'y a pas à se forcer pour cela, car nous sommes faits pour elles. Il faut seulement croire avec assurance que c'est la meilleure part de nous-mêmes, celle qui traduit notre vraie filiation : nous sommes des fils de Dieu. Et c'est l'admiration qui nous révèle à nous-mêmes. Elle nous donne ce sentiment confus qu'il y a une perfection hors de nous, oh ! très lointaine, parce que nous sommes si pauvres et si misérables, mais qui est notre vraie patrie. Nous ne sommes pas au monde, disait Rimbaud. L'admiration nous fait plonger avec détresse au fond de notre néant, mais elle tourne nos regards vers ailleurs. Elle donne le premier élan à notre énergie et en même temps nous ouvre les espaces infinis de la contem­plation : il n'y a pas là divorce des forces de notre être, car, si étrange que cela paraisse, l'énergie vaut ce que vaut la contemplation. Oui, l'adolescent se demande : « Qui suis-je ? » ; mais l'homme, mais le vieillard devraient se poser cette même question sans relâche et ils ne cesseraient de découvrir chaque jour de leur vie les merveilles d'amour que Dieu réserve à ceux qui acceptent d'être ses fils. Un chrétien doit savoir qu'il est : un fils de Dieu, et un fils racheté par le sang de Jésus. A quoi pourraient servir toutes les sciences humaines si cette science seule faisait défaut ? Est-ce que cela ne suffit pas à orienter une vie ? Je suis frappé du nombre des chrétiens qui vivent sans considérer qu'ils sont les héritiers, en tant que fils de Dieu, de ce Royaume dont il est écrit qu'il est au dedans de nous ; mais il n'est au dedans de nous que parce que nous avons été rachetés par un sang divin. Ils fondent des foyers, ils exercent des métiers, cela remplit entièrement leur vie, sans que leur foi s'y sente intéressée. Pourtant tous les hommes sont rachetés du même Sang, et tous ont à être sauvés, et leur salut pour une part dépend de chacun de nous. Cette considération devrait donner un certain accent à toutes ces vies médiocres. Qu'est-ce que le carac­tère, s'il ne sert pas d'abord à faire passer notre foi dans toutes les manifestations de notre vie personnelle, fami­liale et sociale ? Le caractère ne nous est pas donné tel quel par la na­ture. Le caractère est une construction dont nous sommes ou dont nous devrions être les artisans, avec le secours de la grâce divine : je dis « devrions », parce que trop souvent il est visible que les hommes ont laissé leurs ten­dances générales se développer au hasard sans y apporter la moindre correction. 160:166 L'éducation moderne est ennemie de toute contrainte, même légère, et l'enfant voit tous ses désirs satisfaits : quoi d'étonnant ensuite si l'homme est esclave de ses instincts et de sa sensibilité, si on voit si peu d'hommes dont on puisse dire qu'ils gouvernent leur vie ? Le caractère doit réaliser un certain équilibre de toutes nos facultés, et la raison joue ici un rôle modérateur, contrôlant sans cesse cet équilibre et, si besoin est, le réta­blissant. Cet édifice, dont les assises sont posées dans l'âge de la formation, n'est jamais achevé. Au fond, avouons-le, nous ne nous guérissons jamais tout à fait de nos fai­blesses, nous aurons à en éprouver des défaillances jusqu'à notre mort. Le caractère réside donc dans une conquête perpétuelle de nous-mêmes et nous devons nous persuader qu'elle n'est jamais achevée : quelquefois même il ne manifeste la plénitude de sa force qu'au déclin de la vie, je pense en ce moment aux plus grands chefs mili­taires de la guerre 14-18. Le Christianisme n'est pas une religion de repus, d'assouvis, d'égoïstes, de calculateurs, de gens qui jouent le Royaume de Dieu comme on joue à la bourse. Le pari de Pascal est excellent pour décider l'incrédule à sauter le pas : celui qui n'irait pas plus loin que le pari de Pascal risquerait vraiment de ne pas en­trer dans l'esprit du christianisme. Comment ne serait-on pas sensible à cet accent de victoire qui court à travers tout le Nouveau Testament ? Ces hommes et ces femmes qui subissaient le martyre étaient des vainqueurs qui allaient au supplice comme à un triomphe. Saint Jean dit : « Tout ce qui est né de Dieu est vainqueur du monde. Et la vic­toire qui a triomphé du monde, c'est notre foi. » Nous sommes faits pour vaincre le monde, non par les armes du monde, mais par les armes de Jésus. Et c'est nous-mêmes qu'il nous faut vaincre d'abord. Celui qui se sait fils de Dieu sait aussi que la tentation suprême est de se composer pour son propre agrément la vérité à laquelle on consent à croire. C'est l'acte qui nous sépare radicalement de Dieu, et par surcroît, n'en déplaise à Valéry, ce n'est pas un acte intelligent : rien de grand ne se construit dans le scepticisme. Loin que la Foi nous demande une démission de nous-mêmes, elle exige au contraire une adhésion violente de notre volonté, un don total à travers la nuit, dont l'effet est une exaltation de toutes les puissances de notre être. 161:166 Il y a dans l'Apocalypse une parole terrible pour tous les mondains, j'entends pour tous ceux dont l'unique souci est de ressembler à tout le monde : « Je connais tes œuvres : tu n'es ni froid ni chaud ; ainsi puisque te voilà tiède, je te vomirai de ma bouche. » Qu'est-ce qu'être tiède ? C'est ne pas oser prendre le parti de Dieu parce qu'il y a d'autres partis qui semblent sédui­sants, c'est réserver le don de soi-même, parce qu'on vou­drait bien, pendant quelque temps au moins, s'appartenir. Dans le récit de la Genèse, Adam et Ève après la chute se cachent pour éviter de rencontrer Dieu. Cette fuite n'est-elle pas la figure de toutes les nôtres ? N'est-elle pas la tentation que l'Esprit du Mal continue à inspirer à tous les hommes au long des siècles ? Toutes nos facultés sont occupées à fuir la rencontre de Dieu, comme si notre souci essentiel était d'échapper à notre vraie grandeur, et notre intelli­gence surtout redoute le soleil éclatant de la vérité. C'est à la volonté de briser ces démarches tortueuses pour obli­ger l'intelligence à entrer dans le mystère de Dieu, qui est un mystère de lumière et d'amour. Qu'on se rappelle l'admirable prière de saint Paul dans l'épître aux Éphé­siens : « Je fléchis le genou en présence du Père, de qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom. Qu'Il daigne, selon les richesses de sa Gloire, vous fortifier en vertu par Son Esprit, afin de développer en vous l'homme intérieur. Que le Christ habite par la foi dans vos cœurs, que la cha­rité soit la racine, le fondement de votre vie. Ainsi vous pourrez comprendre avec tous les saints quelle est la lar­geur et la longueur et la hauteur et la profondeur de l'amour du Christ. Vous connaîtrez cet amour qui surpasse toute connaissance et vous serez emplis de toute la pléni­tude de Dieu. » Connaître les dimensions de Dieu, c'est connaître aussi nos vraies dimensions. La vraie mesure de l'homme est de connaître Dieu. La vraie mesure du caractère est de tendre la volonté dans le sens que Dieu veut. Naturellement, quand on vit comme nous dans un monde retourné au paganisme, il n'est pas commode de diriger sa vie dans le sens de Dieu. Mais en somme tous les mondes et tous les temps ont toujours eu du mal à s'accommoder du christianisme et des chré­tiens, même lorsqu'il y avait une civilisation chrétienne et une société chrétienne, où le christianisme informait les institutions et les mœurs. 162:166 Je crois que nous devrions travailler à épurer en nous le sens de Dieu. Nous vivons dans un temps de problèmes sociaux, d'ailleurs graves, auxquels l'Église et les chrétiens ne peuvent être indiffé­rents et qu'ils doivent essayer de résoudre dans la charité. Tous les efforts des hommes pour rendre leur domaine habitable, pour y faire régner la paix, et même pour en tirer des profits légitimes, sont fort louables. Il est donc excellent qu'il y ait des croisades pour la paix ou contre la faim, des conférences du désarmement, des plans quin­quennaux, des unions économiques, des pactes atlantiques. Mais enfin je voudrais qu'on réfléchît que ce n'est point là proprement fonder le Royaume de Dieu : c'est, si on veut, faire tomber les obstacles à l'édification du Royaume, parce que tout ce qui peut rapprocher les peuples et les classes sociales est un premier pas vers cette unité que réclame le Christ. Des chrétiens, Dieu attend encore autre chose. Ne prenons pas le change. Ne substituons pas l'œuvre sociale, qui est d'ordre naturel, à cette œuvre toute surnaturelle qu'est l'édification en nous du Royaume de Dieu : évidemment il ne se laisse pas planifier comme l'économie. Mais ouvrons l'Évangile de saint Jean au récit du dernier entretien du Maître avec ses disciples, la veille de son arrestation. Jésus a pris soin de marquer la différence entre le monde et son Royaume : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme la donne le monde. » Et le seul grand pré­cepte qu'Il nous laisse, c'est celui-ci : « Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements. Si quelqu'un m'aime, Il gardera ma Parole et mon Père l'aimera et nous vien­drons en lui et nous ferons notre demeure chez lui. Si vous observez mes commandements, vous demeurerez en Mon amour. » Que pourrait-on dire après un texte pareil ? Cette loi de Dieu, qui est une loi d'Amour, a déjà été chantée dans le plus beau des cantiques, le Psaume 118, ce psaume auquel la liturgie catholique a donné une place d'hon­neur ([^10]) et qui enchantait Pascal ! 163:166 En vérité nous restons loin de Dieu par notre faute. Nous disons que nous Le craignons, mais ce n'est pas une crainte de respect, c'est une crainte d'éloignement et d'aversion, comme celle, dans la parabole des talents, du serviteur qui répond à son Maître : « Seigneur ; je t'ai connu comme un homme dur, moissonnant où tu n'as pas semé et ramassant où tu n'as pas dispersé. Et pris de peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre. » Notre seule crainte, c'est que Dieu ne s'oc­cupe trop de nous et n'intervienne dans nos affaires. La loi de Dieu ! Les commandements de Dieu ! Comment ne trouverions-nous pas dans ces termes quelque chose de sec et de dur ? En réalité le souci de tout chrétien devrait être d'apprendre à lire l'Évangile. Il faut le lire comme une parole qui est adressée personnellement à chacun de nous, non pas à une foule anonyme où je suis perdu, mais vraiment à moi, du cœur de Dieu à mon cœur. De plus, c'est une parole qui appelle une réponse parce qu'Il est d'une infinie délicatesse. Il connaît les chemins les plus secrets de notre cœur. Il sait prendre ceux qu'il faut pour nous atteindre au plus sensible de nous-mêmes. A chacun de nous il réserve une parole dont nous seuls pouvons goûter la saveur. Il nous attend au détour du sentier avec une patience infinie, Il nous guette pendant des années jusqu'au jour où Sa main se pose sur nous, comme dit le Psaume : *Posuisti manum tuam super me*. Si nous lisons l'Évangile de la manière que je dis, la loi de Dieu devient la loi d'Amour, elle nous fait passer de la crainte à l'épa­nouissement de l'Amour. Mais si la parole de Dieu se fait entendre à notre cœur avec cette prévenance délicate, elle attend aussi une réponse délicate. Comment ne serait-elle pas blessée de nos dédains et de nos oublis ? Dans nos rapports avec Dieu, il y a des silences qui sont des mépris, et le mépris de la grâce tarit la grâce. Oui, il faut épurer en nous le sens de Dieu, c'est probablement le meilleur moyen de rendre féconde notre action extérieure. Dieu veut être aimé pour Lui-même dans la nudité de notre âme, en dehors de nos aspirations et de nos désirs légitimes, en dehors de nos besoins et de nos soucis, en dehors de notre action et de notre rôle social. Il ne nous restera ensuite qu'à jeter tout cela en Lui. \*\*\* 164:166 Apprenons à bien penser, disait Pascal ; voilà le principe de la morale. On ne peut dans l'homme séparer les facultés les unes des autres : elles travaillent toutes à la fois. Il importe à la conduite de la vie que l'intelligence ait des conceptions nettes et justes, mais les conceptions de l'intelligence portent en elles le reflet du caractère, de sa fermeté ou de sa mollesse, de sa noblesse ou de sa mé­diocrité. Ce qu'il faut mettre avant toute chose, c'est le souci du vrai : un esprit faux pourra avoir tout le carac­tère et toute la volonté qu'on voudra, ses échecs n'en seront que plus graves. Naturellement la qualité de la volonté est sans douté l'élément qui marque le plus profondément le caractère. On dit volontiers qu'il vaut mieux avoir du caractère sans intelligence que de l'intelligence sans carac­tère : c'est une formule un peu rudimentaire, mais elle énonce une idée qui se montre souvent juste. En tout cas il y a un lien très étroit entre le caractère et la foi, quelle que soit cette foi : il faut une foi pour exalter les puis­sances de l'homme et les jeter dans l'action. Aussi dans les pays comme la France, qui se sont laissé ronger par le scepticisme, les caractères ont peu de consistance. Il se répand actuellement dans le monde occidental un esprit à la fois de catastrophe et de fatalisme. Il semble que l'humanité soit sous le coup de menaces obscures : une puissance matérielle formidable mise à la disposition de l'homme, d'innombrables masses humaines formant à l'Orient une inconnue redoutable et certainement insen­sibles à notre civilisation aimable et raffinée, une doctrine à la fois philosophique et politique qui veut changer la face du monde, fût-ce au prix d'une ruine générale : ces dangers font trembler les peuples installés dans la pros­périté : Ainsi se développe une sorte de sensibilité apoca­lyptique, qui après tout n'est peut-être pas entièrement erronée, mais qui engendre un fatalisme mortel. L'homme se hâte de jouir des choses comme si elles devaient lui être incessamment retirées et sa paresse lui persuade qu'on ne saurait empêcher ce qui doit arriver. Comment dès lors ne serait-il pas tout prêt à croire les rêveries par lesquelles une métaphysique faussement scientifique lui promet que tout s'arrangera à la fin sans frais et sans dommage. Mais rien ne s'arrange si nous n'en prenons les moyens. J'emprunte à Jacques Bainville ces réflexions pro­fondes que lui inspirait une méditation constante sur les événements humains : 165:166 « Tous les jours de sa vie, l'homme sème le malheur et le bonheur qu'il doit récolter un jour. Nous sommes beaucoup plus les artisans de notre desti­née que nous-mêmes nous le croyons ». C'est la leçon d'une sagesse tout humaine, et elle invite à la prévoyance et à l'énergie. Mais que dira le Chrétien ? Ni l'optimisme béat ni le fatalisme ne sont son partage et il a des raisons plus profondes de ne pencher vers l'un ni vers l'autre. C'est qu'il sait que le combat des puissances du mal contre le Royaume de Dieu est déjà livré et la bataille gagnée. La Veille du jour où son dernier supplice l'attendait, au moment où il allait entrer en agonie, Jésus disait à ses disciples : « CONFIDITE, EGO VICI MUNDUM. » « Ayez con­fiance, j'ai vaincu le Monde. » Je l'ai vaincu parce que Ma volonté a adhéré à celle de Mon Père, et que j'ai accepté d'avance les coups de fouet, les crachats, la couronne d'épines, la montée au Calvaire, et pour finir la Croix. Et ma volonté est d'autant plus Ma volonté qu'elle est celle du Père. Ainsi la volonté du chrétien est d'autant plus sa volonté qu'elle est celle de Dieu. Pour lui aussi le triomphe est acquis, mais aux mêmes conditions. Ce qui reste devant nous à souffrir pèse peu au regard de la victoire : il nous faut seulement accepter de ne pas réussir dans le sens du monde. La morale chrétienne n'est pas une morale de compression et de restriction : elle est une morale d'au­dace et d'héroïsme, mais cette conquête ne peut se faire par les moyens du monde. Nous ne saurions prendre une autre voie que Notre-Seigneur. Si les chrétiens n'avaient pas plus de caractère que les incroyants, c'est qu'ils manqueraient à leur Vocation. Cette vocation est un appel à l'héroïsme. Elle s'exprime par la bouche de saint Thomas dans ce vers de la Prose du Saint-Sacrement que Claudel aimait à répéter parce qu'il y voyait le résumé de toute la morale chrétienne : « QUAN­TUM POTES, TANTUM AUDE » : Ose tant que tu peux ! 166:166 ### Divers Il suffit qu'on voyage un peu pour être effaré devant la vie que se font les hommes, une vie qui ne repose plus sur rien de vrai. Ici (au Mesnil-Saint-Loup) je suis dans une paroisse extraordinaire, que je connais bien, où il y a encore des âmes qui cherchent simplement la perfection et qui ont le sentiment que le monde moderne est radica­lement ennemi de tout ce qu'ils aiment. Mais même ici la contagion est terrible : n'étant pas revenu depuis six ans, j'en aperçois les ravages. 25 septembre 1946 \*\*\* Il n'y a absolument qu'un malheur dans la vie, c'est de ne pas correspondre à ce que Dieu attend de nous. Il n'est d'ailleurs pas toujours commode de le savoir, parce que notre faiblesse nous fait commettre des erreurs ou des péchés qui obscurcissent en nous la claire vision de la volonté divine. Avec de la bonne volonté, nous finissons par la comprendre, mais c'est au prix de souffrances qui sont salutaires et rédemptrices, pourvu que nous ne nous révoltions pas contre elles. Il faut de la patience et de l'attention. Il faut généralement du temps. Les âmes qui voient clair du premier coup sont bien rares. Il faut recon­naître que la plupart du temps, ce sont nos passions qui nous empêchent de voir clair. Avec l'expérience de la vie, je m'aperçois que les débats cornéliens sont encore plus vrais que les débats raciniens. Ou plutôt je m'exprime mal. Ils se passent dans une autre région de l'âme, plus profonde. Ceux qui parlent de vertus héroïques ne savent généralement pas de quoi ils parlent : on pratique des vertus héroïques parce qu'on ne peut pas faire autrement si on est fidèle à la grâce. 9 juin 1948 \*\*\* 167:166 La croix est lourde à porter bien sûr, et on se croit toujours plus fort qu'on n'est. Il n'y a qu'un moyen de s'en tirer, c'est d'aider les autres à porter leur croix. Ce n'est pas que cela rende la nôtre moins lourde : mais cela nous, la fait comprendre, et en la comprenant on finit par l'aimer. 23 août 1949 \*\*\* Depuis dix ans le désastre intellectuel de la jeunesse tourne à la catastrophe, et même la catastrophe se préci­pite depuis exactement deux ans. Alors par-dessus mon travail et les 150 garçons de la maison, je fais douze heures de classe. 1^er^ décembre 1959 \*\*\* On a le cœur malade en face de ce qui se passe. Je n'arrive pas à travailler. Il y a vraiment quelque chose de tragique dans le destin de De Gaulle : pendant la guerre il a coupé la France en deux, et nous sommes encore à la veille d'une coupure du même genre, dont il est à craindre qu'elle soit sanglante. 29 janvier 1960 \*\*\* Je suis fort déçu de notre nouveau pape. Les paroles qu'il a prononcées ces jours derniers et que rapporte le *Figaro* sont lourdes de sens. « Bien que la Révolution (française de 1789) fût parée de laïcisme et bien qu'elle apparût comme une protestation contre l'Église, ses rai­sons étaient profondément chrétiennes : liberté, égalité, fraternité. De même aujourd'hui les profondes aspirations sociales vers la justice et la liberté sont chrétiennes elles aussi. » 168:166 *Parée de laïcisme* est joli, ainsi que *protestation*. Je crois qu'il a appris l'histoire dans Maritain. Comme il est tout de même indispensable qu'il sache l'histoire vraie, j'ai peur que la Providence ne nous ménage des événe­ments capables de la lui apprendre. Mais l'Église paiera cher. Ne trouvez-vous pas également joli : *Le laïcat, réveillé par la culture moderne ?* On appelle à l'apostolat un laïcat que l'on n'instruit pas. Car enfin les évêques sont grave­ment infidèles au précepte : « Ite et docete. » Je suppose que la culture moderne est elle aussi chrétienne par nature ? 5 septembre 1963 \*\*\* Vous savez comment sont les hommes : on consent à toutes les mortifications sauf une. 11 septembre 1963 \*\*\* Nous sommes dans un siècle d'œuvres cachées. 11 septembre 1963 \*\*\* 169:166 ## AVIS PRATIQUES ### Informations et commentaires ##### L'Association du vœu pour le Vietnam Un catholique français a fait un vœu. Le vœu de : 1\. -- Consacrer en Indochine deux chapelles ou églises, l'une à Notre-Dame du Vietnam, l'autre à saint Joseph et saint Michel ; 2\. -- Créer en Indochine des foyers pour enfants orphelins et réfugiés. Ce vœu a été fait au moment où, au printemps 1972, l'inva­sion communiste menaçait de tout submerger. Il a été fait *pour que, premièrement,* l'invasion communiste soit arrêtée ; et *pour que, secondement,* la liberté religieuse soit rendue au Nord-Vietnam. Au mois de juin 1972 il est apparu que, quelle que fût la violence et l'incertitude des combats, en tous cas l'invasion communiste n'avançait plus. Il convenait donc de commencer à réaliser le vœu. L'auteur du vœu n'est ni un écrivain, ni un homme public, il ne désire pas faire connaître son nom. Il désire en revanche être aidé dans la réalisation de son vœu ; il ne pourrait, tout seul, y arriver. A sa demande, plus d'une trentaine de personnalités ont lancé un appel au public. Ce sont : 170:166 S.A.R. le duc d'Orléans, le général d'Alençon, Amédée d'An­digné, l'amiral Auphan, Georges Bidault, le colonel de Bligniè­res, Maurice de Charette, Jean Daujat, le doyen Achille Dauphin-Meunier, le professeur Drago, Frédéric-Dupont, le professeur J, Flour, André François-Poncet, le général Gracieux, Serge Groussard, le professeur Jambu-Merlin, l'ingénieur général La­font, Clara Lanzi, le général Lecomte, François Lehideux, Jean Madiran, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier, le professeur Ma­zeaud, André Mignot, le général de Montsabert, Bertrand Motte, Jean Ousset, le conseiller Piérard, Michel de Saint Pierre, le général Salan, Louis Salleron, le général Tabouis, H. Trémolet de Villers et le général Zeller. Ces personnalités demandent au public, et spécialement aux catholiques français : 1° de soutenir par leurs prières les activités de l'Association du Vœu pour le Vietnam, association qui a été constituée pour promouvoir la réalisation du vœu ; 2° d'aider la réalisation du vœu par leurs dons à adresser à l'Association du vœu pour le Vietnam, 11, rue Tronchet, 75008 Paris. ##### Pour expliquer le vœu : un article de Marcel Clément Pour mieux comprendre l'importance de ce qu'entreprend l'Association du vœu pour le Vietnam, il importe de dire (ou de relire) l'article que Marcel Clément a publié dans *L'Homme nouveau* du 18 juin. Cet article est sur la guerre que nous fait le communisme. En voici le texte : Il y a plus de deux mois, les communistes du Nord-Vietnam, après une préparation de deux ans, attaquaient sur plusieurs fronts le Vietnam libre. Immédiatement, le noyautage commu­niste de la télévision, de la presse, de la radio, entrait en action. Comme sur un mot d'ordre, les images de cette inva­sion furent présentées sous les couleurs de la résolution iné­branlable, du courage invincible, de l'héroïsme sans tache. Les Sud-Vietnamiens avaient bien tort de résister. Ils étaient per­dus et ils le savaient. Qu'ils négocient donc ! Les communis­tes, d'ailleurs, voulaient établir un régime démocratique. C'était la patrie qu'ils libéraient. Pendant des semaines, les informateurs, du petit écran, de la radio, de la majeure partie des quotidiens et des hebdo­madaires nous martelèrent l'esprit avec l'avance des commu­nistes. La résistance des hommes libres était ultime. Elle était désespérée... En fait les communistes piétinaient. Au train où l'on nous présentait leur progression, ils auraient dû, dès la fin avril, avoir occupé toute l'ancienne Cochinchine. D'ailleurs le 8 mai, le « Nouvel Observateur » titrait : « Sud-Vietnam : la débâcle ». Tout simplement. 171:166 Lorsque le président Nixon, ce 8 mai précisément, établit le blocus des ports de l'agresseur, en annonçant que jamais les États-Unis n'accepteraient que le retrait de leurs troupes en signe de volonté de paix ne devienne l'occasion d'une conquête nouvelle de l'impérialisme communiste, ce fut une autre chan­son. Les « informateurs » (sic) des moyens de communication sociale nous expliquèrent qu'il faudrait de très longs délais avant que ce blocus soit efficace et qu'en outre, les bombar­dements seraient inopérants, les Américains visant presque tou­jours à côté. Bref, la victoire communiste était peut-être retar­dée. Rien de plus. \*\*\* Puis la vérité apparut. Les troupes sud-vietnamiennes, avec un héroïsme qu'aucune voix ou presque n'a soutenu, ont don­né leur vie, jour après jour, pour sauver leur liberté et celle du monde. On le comprendra dans quelques années. Ces hom­mes, dont pas une seule fois, les -- informateurs -- de nos chaî­nes (c'est bien le cas de le dire) n'ont voulu publier le sacrifice et la force d'âme, ont fait ce qu'il y a de plus difficile : ils ont tenu. Ils ont tenu moralement. Ils ont tenu militairement. Bouddhistes et chrétiens ont sacrifié tout ce qu'ils étaient et tout ce qu'ils avaient pour que Saigon ne devienne pas la pla­que tournante du communisme à la conquête de tout le Sud-Est asiatique. C'est grâce à eux que le pilonnement des bombardiers amé­ricains sur des objectifs militaires d'une précision rigoureuse, ont pu, en moins d'un mois, faire vaciller l'agresseur, puis dé­sarmer sa main. Car les armes soviétiques n'arrivent plus. Ni les armes chinoises. Nul cargo n'a tenté de franchir le blocus de Haiphong. Les voies ferrées reliant la Chine au Nord-Viet­nam sont méthodiquement coupées. Les communistes du Nord n'ont presque plus de missiles pour s'opposer aux raids de bombardiers. Et le « Daily Telegraph » du 6 juin écrivait : «* Dé­sormais, la seule question est de savoir si le Nord a encore les moyens de se lancer dans une autre attaque puissante. S'il les a, il pourrait maintenant être défait ou contenu. *» \*\*\* Les « informateurs » de nos chaînes de télévision ou de ra­dio ont à nouveau changé de thèmes. Les Américains font la guerre électronique. Ils touchent leur but : mais c'est sans mé­rite ! Ils bombardent paisiblement, sans risque et en s'empif­frant de pâtisseries. Ils ne savent d'ailleurs pas trop ce qu'ils font là. Ils tirent comme des automates, des abrutis inconscients et criminels. Ce n'est pas *dit*. C'est *suggéré* par les images (12 juin, 2^e^ chaîne, 20 heures) avec évidence. Ils ont du métier, les « informateurs ». 172:166 Ne nous y trompons pas. Ces « informateurs » sont des com­battants masqués. ILS FONT LA GUERRE. Ils font la guerre psychologique. Celle-ci consiste à mettre l'opinion mondiale du côté communiste dont on veut la victoire pour que, par isolement psychologique, par culpabilité Inter­nationale, la victime de l'agression soit acculée à négocier, à capituler. Et les « informateurs » qui nous tiennent dans leurs chaînes nous trompent (il n'y a pas d'autre mot possible) pour que, persuadés par eux de la défaite inéluctable de ceux qui défendent la liberté, par lassitude, par charité à court terme, nous pesions à notre tour (et parfois : au nom de l'Évangile) pour accélérer la défaite de la liberté et la victoire du com­munisme. \*\*\* Autre exemple : le Chili. Nous a-t-on abreuvé de cette « ex­périence » ? Enfin un socialisme à visage humain ! Enfin, la -- voie socialiste -- (comme ils disent avec emphase) réalisée démocratiquement ! Enfin un régime conforme à l'Évangile (sic). En outre, le Chili n'était pas un pays arriéré. C'était l'expé­rience post-capitaliste. Les mois ont passés. On a vu. Les caisses, pleines lorsque M. Allende est arrivé au pou­voir, sont vides. Les nationalisations ont entraîné un appauvris­sement rapide. Le conflit des communistes et des gauchistes a conduit à l'anarchie. La confiance s'est effondrée. Commer­çants, fonctionnaires, petits employés achètent des dollars au marché noir pour éviter la monnaie fondante. Les Industriels restés libres n'investissent presque plus. L'expansion est bri­sée. La hausse des prix dans les trois premiers mois de 1972 est de 13 %. Au même rythme, elle aura atteint 52 % en décembre prochain... Le socialisme ne résout pas tout. Alors M. Allende, lui, se résout, comme dans une vulgaire démocra­tie parlementaire, à changer de gouvernement... : Tout cela en dix-huit mois ! En outre, la guerre civile plane. Tout le monde le sait. Le problème, pour les communistes, est de faire tirer le premier coup de feu par « la réaction » afin de faire basculer l'armée de leur côté. Et de remplacer le socialisme « démocratique » qui a échoué par un totalitarisme qui mettra le peuple au pas... Telle est la situation. En avez-vous entendu parler ; longue­ment, explicitement, techniquement, par ceux qui nous tiennent dans leurs chaînes ? 173:166 Ils font la guerre psychologique pour ouvrir les voles du « socialisme ». Combattants masqués, ils ont noyauté les moyens de communication sociale pour intoxiquer le peuple de France. Et chaque jour, ils dosent le poison. \*\*\* Tous ? Non certes ! Et je suis prêt à reconnaître qu'une généralisation serait injuste, qu'il ne faut jamais oublier de discerner... Qu'on nous en donne les moyens. Nous le ferons ! Mais ce que perçoit le téléspectateur de base, c'est un cli­mat d'ensemble, c'est une tonalité générale. Je ne juge ni les personnes, ni leurs intentions. Mais je constate les fruits. Tout le monde peut CONSTATER qu'ils sont ce que je viens d'évoquer. On parle de réformer l'O.R.T.F. à cause de la publicité clan­destine. Fort bien, Mais ce que, tôt ou tard, et à travers des événements encore imprévisibles, le peuple de France exigera c'est qu'on lui rende un peu d'oxygène spirituel. Car il y a pis que la publicité clandestine. C'est la propagande cynique. La propagande pour les Soviets. La propagande pour les to­talitaires. La propagande pour les avorteurs. La propagande pour les spectacles pourrisseurs. La propagande pour les assassins de la Foi. Tôt ou tard, l'heure viendra où les Français briseront leurs chaînes. Car honnêtement : c'en est assez des lycées pourris­seurs des adolescents. Comme aussi c'en est assez d'un mi­nistre de la Culture qui laisse projeter, méthodiquement, le vice, le sadisme et l'animalité dans les salles de cinéma à tous les « plus de dix huit ans ». (Fin de la citation de l'article de Marcel CLÉMENT paru dans *L'Homme nouveau* du 18 juin 1972.) ##### Pourquoi une action privée A l'Association du vœu pour le Vietnam, on objectera peut-être : -- Il y a des organismes catholiques *officiels* pour édifier des églises. Il y a des organismes catholiques *officiels* comme « Caritas » etc., pour créer des foyers pour orphelins. Alors, pourquoi une association de plus, pourquoi une entreprise sup­plémentaire, pourquoi une charité en marge de la charité orga­nisée ? 174:166 Pourquoi ? C'est simple : *pour faire ce qui n'est pas fait.* Sans porter en cela aucun jugement sur les organismes of­ficiels de la charité catholique, on peut remarquer qu'aucun d'entre eux ne patronnera ou ne soutiendra *un vœu pour que l'invasion communiste soit arrêtée au Sud-Vietnam et pour que la liberté religieuse soit rendue au Nord-Vietnam.* Si l'on demandait aux organismes officiels d'y participer on sait d'avance ce qu'ils répondraient. En substance, ils ré­pondraient que leur position « d'Église » leur interdit, spéciale­ment dans l'esprit conciliaire, de « paraître soutenir un camp plutôt qu'un autre », et autres choses semblables sur leur « neu­tralité politique ». Or il est tout à fait légitime, il est pleinement recomman­dable, il est à coup sûr nécessaire d'offrir des prières, des vœux, des actes charitables *pour que le Sud-Vietnam soit sauvé de l'invasion communiste ;* et aussi, secondement, *pour que le Nord-Vietnam retrouve la liberté religieuse.* Ce sont là des objectifs et des moyens parfaitement, inté­gralement catholiques. Mais ce n'est pas sur des organisations officiellement catho­liques que l'on peut compter pour cela. Il a donc fallu qu'intervienne la libre initiative privée. Pour tous renseignements complémentaires, que nos lecteurs écrivent à l'*Association du vœu pour le Vietnam,* 11, rue Tron­chet, 75008 Paris. ##### L'œuvre du P. Avril L'œuvre du P. Maurice Avril, l*'Association Notre-Dame* ([^11])*,* a maintenant pour « adresse code postal » : « Salérans, 05300 Laragne ». Voici ce que nous dit le numéro 22 du bulletin de l'œuvre : Je l'ai appelé : « Marie-Joseph de Jésus ». C'était un Harki, le plus esseulé qui soit : marié, père de 4 enfants, à l'exode, on remarie d'office son épouse à un of­ficier du FLN ; les ponts sont à jamais rompus. 175:166 C'était un Harki, le plus étrangement seul qui soit : sous-officier de l'armée française, grièvement blessé en Indochine, défenseur convaincu et acharné de l'Algérie française, Il est soudain projeté dans notre béate et vulgaire indifférence. Trop fier pour se plaindre, trop discret pour s'imposer, trop droit pour se mêler, trop fidèle pour oublier, il se verrouille et s'étio­le. C'est lui qui me criait en 1965 : « Nous ne somme plus d'Al­gérie ; puisqu'on nous a chassés. Nous ne sommes par français, puisqu'on ne veut pas de nous. Que sommes-nous donc ? » C'était un Harki, le plus intégralement Harki qui soit ; am­puté de sa patrie, de son terroir, de ses terres de Djidjelli et de tout son passé, et jeté sur la paille, comme paille à tout vent, et vent d'infamie. C'était un Harki, le plus singulier qui soit : une probité par­faite, un bon sens robuste, qui forçaient l'admiration et le respect. C'était un Harki, le plus aimé de Dieu qui soit : terrassé par un mal implacable, deux années d'hôpitaux, deux longues années d'indicibles souffrances. Le 16 juin, nous avions encore longuement conversé, comme au Cénacle : il était prêt, et Jé­sus était prêt ; je l'ai baptisé, je l'ai appelé « Marie-Joseph de Jésus ». Quelle escorte pour terminer, pour devenir alors le corps du Crucifié remis à la Mère des Douleurs, et pour accomplir sa dernière et merveilleuse aventure : en Lui, expier, racheter, mériter. Quelle escorte pour terminer et affronter le passage : il n'était plus abandonné, ni pauvre, ni seul, ni inutile : « Jésus, Marie, Joseph, faite que j'expire en paix en votre sainte com­pagnie ! ». C'était un Harki... je devrais dire « C'est un Harki ! » Il ne tardera guère, mais il n'est pas encore parti. Je ferai tout pour l'inhumer dans ce coin demeuré « Algérie française » de Salérans, au Crouzouret, petite croix, sa petite croix ; il inaugurera ainsi le cimetière de notre Communauté, il l'illuminera !.. Je lui ai fait promettre de consacrer son éternité à nous aider, à nous permettre de servir, de racheter, d'expier, de sauver. Je l'ai appelé « Marie-Joseph de Jésus » ! Vous appellerez Marie-Joseph de Jésus : il vous protégera ! Je n'ai jamais étalé de telles nouvelles dans notre bulletin, par simple prudence et discrétion. J'ai signalé à peine le bap­tême de notre Emmanuel, trois jours avant Noël, dans des cir­constances identiques. Je mentionne du bout de le plume l'émou­vante cérémonie de Première Communion, organisée le 14 Mai, quelque part dans une église désaffectée, pour plusieurs peti­tes Harkis ; le père avait voulu leur éviter à tout prix la com­munion dans la main. 176:166 C'est bien pourtant la réponse que j'offre à nos nouveaux amis. Je nomme ainsi les nombreux correspondants dont je résume les réactions, suite à mon article paru dans « Itiné­raires » de juin : stupéfaction : « ...comment, le problème existe toujours !.. » « ...j'ignorais non le désastre, mais l'étendue du désastre !.. » La honte. « ...comment vivre en paix désor­mais ? » « ...nous n'avons rien fait pour savoir !.. » Le regret : « ...on n'a rien fait... on aurait dû !.. » « L'interrogation : « ...pra­tiquement, qu'est-il encore possible de faire ? » etc. etc. La réponse, je l'offre pourtant à nos nouveaux amis : ce qu'il est encore possible de faire c'est ce qu'il est de notre devoir de faire, qu'il reste possible de faire, par cela même que c'est notre devoir et que Dieu veut que nous le fassions. En résumé, il ne nous est plus possible que de faire notre devoir. Tous les autres problèmes sont hypothéqués par la politique, le syndicalisme, l'état de désintégration et de dé­pravation morale, les manœuvres indignes pour réduire ces innocents en troupes de choc, etc. Humainement, c'est perdu, comme tout le reste. Devant Dieu, avec Dieu, tout commence, ou recommence et doit recommencer, avec notre concours. Tout cela, je me le redis à moi-même d'abord : longtemps seul contre vents et marées puis seul avec les fidèles amis qui ont accepté d'œuvrer contre vents et marées, épuisé, usé, vidé, je projetais de lancer un dernier article retentissant : « Adieu, les Harkis ! ». Mais le Seigneur m'attendait dans cette chambre d'hôpital : « Quo vadis, Domine ? » « Alors j'ai compris, je l'ai baptisé ; je l'ai appelé « Marie-Joseph de Jésus » ! A nos nouveaux amis, je demande d'être de nouveaux ouvriers : « Et vous aussi, allez à ma vigne ! » Jusque là, ils se conten­tent de m'envoyer en express des cas navrants, donc intéres­sants, mais que nous ne pouvons résoudre sérieusement, faute de personnel et de moyens ; c'est ce qui nous use, nous épuise, nous vide le plus que cette impossibilité à pourvoir à toutes les misères qu'on nous confie L. La solution, c'est que vous nous aidiez vous-mêmes à les résoudre. Et cela ne peut vraiment se faire que dans une consécration totale. C'est un appel Notre-Seigneur cherche partout, attend partout, même ailleurs que dans une chambre d'hôpital ! Quant à l'aide matérielle, pour la « motiver » (...), je vous explique le mécanisme d'une Œuvre indispensable, l'Œuvre des avances de fonds, destinée à empêcher des naufrages, des dé­sespoirs, des expulsions d'HLM, etc. et donc à permettre de remonter la pente, de rééquilibrer un foyer, sauver des enfants. Les dossiers sont auparavant dûment étudiés par les Assistantes Sociales et acceptés seulement après épuisement de tous au­tres recours. 177:166 Mais ces fonds, pour les avancer, il faut les avoir. Et quand ce besoin de fonds s'ajoute à tant d'autres be­soins : l'achèvement de la Communauté, les autres Œuvres les colonies de vacances, imminentes, etc. Me revient en mémoire le prétexte d'un membre d'une As­sociation pour nous refuser un secours : « Ce Père Avril, c'est un puits ! » Je ne puis le nier. Mais comment, dans le désert de Juda, être autre chose que le puits de Jacob ! Amis nouveaux, que serez-vous donc pour nous : sang nou­veau, grâce nouvelle ? -- Nouvelle importante : nous ouvrons en octobre une école primaire : tous renseignements vous seront fournis sur de­mande. (Fin de la citation du P. Maurice AVRIL dans le numéro 22 du bulletin de l'Œuvre de Notre-Dame de Salérans.) ##### On n'arrête pas le progrès (des intelligences) Dans *Le journal la croix* du 12 juillet, une grande image : le portrait de Descartes. En grosses lettres : « *Voici le père de la Simca 1100 spécial. *» (La « Simca 1100 spécial » est, semble-t-il, une sorte de véhicule automobile.) Et ça continue « dans cet esprit » : Notre maître à penser, René Descartes, père du scepticisme (1592-1650). Un jour, quelqu'un a dit : « Avant d'acheter, re­gardez bien. Ne croyez rien ni personne. » Ou quelque chose d'approchant. C'était René Descartes. Aujourd'hui, l'esprit de Descartes est resté vivant. Par exemple, chaque fois que quelqu'un achète une Simca 1100 spécial. Et c'est dans cet esprit que nous avons fait la Simca 1100 spécial. En lui donnant une suspension etc. etc. (Fin de la citation de l'extrait du *Journal la croix* du 12 juillet 1972.) Naturellement, « dans cet esprit », c'est une « publicité ». C'est-à-dire qu'on a payé pour faire paraître ces âneries dans le journal. Mais d'un tel volume, il doit falloir payer vraiment très cher pour les faire accepter. A moins que... 178:166 ### Annonces et rappels ##### La souscription pour « L'art et la pensée » Le livre d'Henri Charlier : *L'art et la pensée* existe en édi­tion courante, au prix de 28 F seulement. Cela, grâce aux souscripteurs de l'édition originale, qui ont accepté de souscrire plus cher dans cette intention. Il y a eu ainsi 294 souscripteurs (ayant souscrit à un ou à plusieurs exemplaires). L'éditeur leur ayant demandé s'ils voulaient bien que leur nom soit rendu public (cela étant entièrement facultatif), 219 d'entre eux ont accepté. Ce sont : Gilbert Alby, Henri Allibert, Marie-Thérèse Amadieu-Frament, Henri Ambiard, Commandant Paul Argouarc'h, Maurice Bardot, René Barias, François Bauchet, Xavier Baudon de Mony, Henri-Joseph Baudouin, Cécile de la Baume, Carl de Bazelaire, Guy Bazin, Suzanne Bazoche, André Bédouin, Marie-Paule Benoist, François-Roger Bentzinger-Fran­çoise, Jean-Marie Bert, Xavier de Bienassis de Cauluson, Edmond Paul Bigotte, Pierre Billaud, Jean Bernard Boissay, Jean Marie Bonifay, Philippe de Bonnet de Viller, Christian Boon, Antoine Boudot Lamotte, Joseph Boulle, Henri Bourceret, Lucien Boureau, Paul Bouscaren, Vi­comtesse Le Bouteiller, Suzanne André Boutelier, Bernard Bouts, René Pierre Brossollet, Jehan de Butler, Jean Buxtorf, André Cal­pini, Hubert Calvet, Jeanne Carneau-Perreau, Annie Cantenot, Di­namo Cardarelli, Marie Carré, Gérard Carton de Grammont, Bernard Castellan, Germaine Caussignac, Henri Cazaumayou, Antoinette Ca­zaux, 179:166 Patrice Anne-Marie Chabanet, Henri de Chabannes La Palice, Marcel Chenut, Maurice de Charette, Joseph de Châteauvieux. Mar­guerite-Marie de Chaumont, Bernardine Cochin, Michel Collier, Jean Collomb, Jean Combeuil, Noël Bernard Compagnon, Dominique Cos­son, Marie Amélie Couach, Agnès de Créqui Montfort, Alexis Cur­vers, Marie-Félice Dauphant, Pierre-Marie Debray, Jeanne Dedieu, Édouard Delebecque, Chantal Dellery, Henri de Lovinfosse, Général Marcel Descour, Marie Desmeur, Madame Georges Devaux, Daniel de Wolf, Jacques Dhaussy, Dominicaines du Saint-Esprit, Eléonore-Marie Drouin, Marcel Dumont, Comte de Durfort, Émile Durin, An­dré Duchesne, Gérard Duquenne, André Dye, Henri Eschbach, Clau­diane Fabre, Étienne Falmagne, Henri Favarel, Charles Favet, Jac­ques Fay, Michel Flepp, Charles Foussier, Anne-Marie Frances, Mi­chel Fropo, Marcel Gaborit, Lucien Gannat, Raymond Gaube, Lucien Gauthier, Régine Gautier, Jean Gautier-Pardé, Renée Gayet, Marie-Thérèse Geiger, Charles Germain de Montauzan, Alain Van Ghèle, Étienne Gilson, Yves Gire, Marcel Glaub, Chanoine André Gorges, Alice Gouault, Suzanne Granel, Elyanne de Grimoüard, Jean-Bertrand Guillaumet, Virgile Guillot, Léon Guionin, Charles Guiu, Michel Guyon, Roger Hennuyer, Raymond Hubert, Denise Humbert, Daniel Jarreau, Paul Juilien, Jean Kieffert, Jean Kuhn, Norbert Lacassagne, Lucien Lafont, Jean-Pierre Lagourgue, Philippe Lagourgue, Louis Lamy-Daviau, Henri Laurent, Élie Lavigne, Jacques Lefort, Marie-Chantal Legrand, André Le Méhauté, Jean-Marc Le Panse, Marcel Lhuiliier, Pierre Lourdelet, Paule Laurent-Tréhu, Jean Lucas, Annick de Lussy, Gilles de Lussy, Jacques de Lussy, Zita de Lussy, Marquise de Maillé, Gilberte Malatray, Huguette Malo, Henry de Malleray, Jean-Marie de Malleray, Harry Merchosky, Marius Masse, Georges Maubert, Jean Méens, Jean-François Migaud, Jean-Francis Mirande, Clément Morin, Geneviève Monod, Pierre Montagnon, François de Moustier, Margue­rite Mouton, (Foyer Saints Dominique et Benoît), Régis Mouton, André O'Connel, Hiëroom Oorts, Bernard Pacreau, Marguerite Per­raud, Alfred Perret, Jean Perronnet, Pierre Pestour, Pierre Petit, Olga-Cécile Piaskowska, Pierre Pichon, Jacques Pierrard, Jean Pilot, Yvonne Poublan, André Pourriot, Jacques Prieur, Luce Quenette, Madeleine Rambaud ; Maurice Raynaud, Maurice Reynaud, Louis-Marie Rio, Isabelle Robert, André Rochat, Guillaume Romagnoli, Pierre Rou­gevin-Baville, Maurice Roure, Michel Roure, Jean Runner, Emmanuel de Saboulin Boliena, François de Saboulin Boliena, Roger et Henriette de Saint Chamas, Bernard de Saint Gérand, Henry de Saint Guilhem, Marie Bernadette Saint Loubert Blé, Marie Louise Saint Oyant, Stéphane Saint-Pierre, Louis Salleron, Abbé Paul Schoonbroodt, Jacques Seuillot, Jean Baptiste de Sevalinges, Raymond Spender, Georges Sutter, Anne-Marie Taboulot, François du Teilhet de Lamothe, Jean-Claude André Testas. Robert Traissac, Michel Tauran, Jean Texier, Pierre Tilloy, Marcel Tocque, François d'Ussel, Raymond Vailançon, Pierre Vallet, Juan Vallat de Goytisolo, Alfred Vaiton, Philippe Vannier, René Ver­braeken, Joseph de Verdelhan des Molles, Jean-François Vernet, Ange Vernotte, Pierre de Viguerie, Henry de Wavrechin, Gérard Wijdeveld. 180:166 Ces 219 souscripteurs, et 75 autres dont le nom ne figure pas sur cette liste, ont rendu possible ce que nous leur décla­rions nécessaire. Honneur à eux. ##### Un nouveau livre du P. Calmel Pour paraître vers la fin de l'année : un nouvel ouvrage du P. Calmel intitulé : *Les Mystères du Royaume de la Grâce* (tome 1). Table des matières : **I**. Sanctas Trinitas Unus Deus. **II**. Création de l'homme et Péché originel. Situation du traité du Péché originel. 1. Un péché transmis par la génération. 2. Les canons de Trente. 3. L'état de notre na­ture : non pas état naturel, mais état de chute et de rédemption. 4. Le monogénisme : un seul Adam, une seule Ève. 5. Les chapitres II et III de la Genèse. 6. L'absolue nécessité du baptême pour être régénérés à la vie de la Grâce. **III**. Et verbum caro factum est. Si­tuation du traité de l'Incarnation du Verbe. 1. Le dogme de Calcé­doine. 2. La réinterprétation moderniste. 3. De l'humilité du Christ. 4. Des miracles du Christ. **IV**. La Rédemption par la croix. -- Le lien entre la Passion du Christ et sa Résurrection. **V**. Dignité de Marie. **VI**. Gratia Domina Nostri Jesus Christi. -- Situation du traité de la Grâce. 1. La Grâce et l'épître aux Romains. 2. Pensées sur la Grâce. 3. La loi nouvelle. 4. L'Église et les pécheurs. 5. L'héroïsme des saints. 6. La joie des saints. **VII**. Indications sur le mystère de la Sainte Église. -- Situation des traités de l'Église du Christ et des sacrements 1. Eucharistie et Liturgie. 2. La cité de la grâce chrétienne. Annexes : 1. Les trois ordres de Pascal -- la création de l'homme. 2. Les char­nières. 3. La pression des bons Anges. Indications bibliographiques. \[...\] 191:166 LE CALENDRIER \[Cf. numéros 156 et 157\] ============== fin du numéro 166. [^1]:  -- (1). *Réforme intellectuelle et morale,* p. 39 et p. 395 du tome 1 des œuvres complètes (Calman-Lévy). Lire pp. 456-57-58 les pages entièrement actuelles sur le germanisme et le slavisme. [^2]:  -- (1). Aujourd'hui même, corrigeant cet article, nous recevions le bulletin de *Sauvegarde et Promotion* *des métiers*, 18, Chemin Latéral, 92 -- Bagneux, où nous trouvons le passage suivant : « L'économie in­dustrielle entraîne de tels méfaits et de tels déséquilibres naturels que l'avenir de l'humanité est en cause d'ici un demi-siècle : santé, nourriture, environnement, épuisement de la terre, pollution... ; au­tant de problèmes dont la simple évocation fait frémir tous les hommes de bon sens. » Citons-en un seul parmi des milliers d'autres. G. PICHT, responsable de l'environnement en République Fédérale Allemande, confiait à *Express*, le 6.9.71 : « ...L'expansion non con­trôlée de notre économie menace d'ébranler les fondements mêmes de cette économie... Je viens d'apprendre qu'une commission d'experts a été réunie par le gouvernement japonais, en vue d'étudier les mo­dèles d'une économie sans expansion, volontairement ralentie, seule en mesure d'assurer au Japon le cadre de vie nécessaire et de pré­server les îles d'une destruction de la biosphère qui les rendrait invivables. Le Japon, 1^er^ pays où les hommes sont obligés d'aller travailler en portant des masques à gaz, est ainsi le 1^er^ pays qui songe à lutter, non plus pour la quantité de biens à produire, mais pour la QUALITÉ de notre vie. C'est là une nouveauté extraordinaire... » [^3]:  -- (1). Avril ou mai 1971 : c'est à l'automne de l'année 1971 qu'a été écrit cet article de Louis Salleron. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^4]:  -- (1). Établi à Clères, près de Rouen. [^5]:  -- (1). *L'Adieu à Maslacq* d'André Charlier est recueilli dans son *livre : Que faut-il dire aux hommes* (Nouvelles Éditions Latines). [^6]:  -- (1). Ce recueil, Dom Gérard l'a réalisé du vivant d'André Charlier c'est le volume Que *faut-il dire aux hommes* (paru en 1964). La pré­sente *Histoire de Maslacq* fut écrite par Dom Gérard en 1961 (Note d'ITINÉRAIRES). [^7]:  -- (1). Péguy, *Note sur M. Descartes et philosophie cartésienne,* pp. 98-99. [^8]:  -- (2). Ramuz, *Six Cahiers*, p. 109. [^9]:  -- (3). Bernanos, *La Liberté, pour quoi faire ?* p. 159. [^10]:  -- (1). Bien entendu, il s'agit du Psaume 118 selon la numérotation de la Vulgate : *Beati immaculata in via*, devenu, dans le soi-disant « nouveau psautier », le Psaume 119 : *Beati quorum immaculata est via*. (Note d'ITINÉRAIRES). [^11]:  -- (1). Sur cette œuvre, voir tous renseignements dans notre numé­ro 159, pages 162 et suiv. -- Voir aussi les articles du P. Avril dans notre numéro 145 et dans notre numéro 164.