# 167-11-72
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### L'Église et les sacrements
par R.-Th. Calmel, o.p.
#### I. -- Les sacrements jetés dans l'appareil réformiste
Il est grave de poser la question de la validité des sacrements, je parle des sacrements tels qu'ils sont en train de se modifier quand on les jette dans le système réformiste qui fonctionne depuis le Vatican II. En matière de sacrement la certitude doit être totale. Notre question ne se justifie que par l'énormité des manipulations en cours. Que l'autorité fasse ce qu'il faut pour nous rassurer : nous ne demandons que cela. En attendant, et pour éviter le doute, nous en restons aux rites plus que millénaires.
\*\*\*
Touchant les réformes liturgiques issues du Vatican II l'attitude de beaucoup de prêtres et de fidèles de bonne volonté a été celle-ci : *Nous ne comprenons pas bien pourquoi on change tout, et aussi profondément et à une cadence aussi rapide. Nous ne voyons pas en quoi c'est un bien. Mais enfin tout cela nous dépasse. Nous n'avons pas le moyen de juger.*
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*Nous nous conformons et faisons confiance à nos chefs. Bêtes peut-être mais en tout cas disciplinés.* Or cette attitude devient chaque jour un peu plus intenable. C'est un nombre toujours accru de bons chrétiens pratiquants qui est obligé, un jour ou l'autre, de se poser par exemple la question : *Mais enfin puis-je encore communier à une messe aussi étrange ? Est-ce que je ferai une vraie communion ? Est-ce que vraiment Jésus-Christ s'est rendu présent et s'est immolé, alors que le prêtre et ses acolytes, garçons et filles, exécutaient leur numéro de cirque ? Toute l'attitude du prêtre et tous ses ramages laissaient entendre que, bien que prononçant les paroles de la consécration, il leur donnait une interprétation et leur conférait un sens qui ne sont point catholiques. Tout laissait entendre qu'il avait l'intention de faire non ce que fait l'Église catholique mais ce que fait l'église nouvelle, la contre-église moderniste. Il n'y a donc pas eu consécration.*
Ne poussons pas le tableau au noir. Ce n'est pas chaque dimanche que les pratiquants de nos paroisses françaises sont amenés à s'interroger de la sorte. Cependant, à l'heure actuelle, je ne crois pas qu'il y ait en France un seul diocèse où ces questions ne se sont pas posées et ne continuent périodiquement de se poser pendant le cycle de l'année liturgique. Les évêques, les supérieurs religieux ne veulent pas savoir. Mais nous savons qu'ils savent, qu'ils font semblant d'ignorer et que la question demeura pendante. Comme demeure pendante la question sinistre de ce que, en d'autres siècles, on aurait appelé le libertinage des clercs.
Il ne sert de rien de nous voiler la face. Les messes deviennent douteuses ou invalides selon le rythme d'une progression implacable. Et comment l'arrêter ? S'en tenir strictement aux réformes ? Mais que pourrait être la conformité rigoureuse et stricte à des réformes qui ont instauré la fluctuation, les variations, les adaptations pastorales sans terme ni mesure ? On se le demande. *Les réformes sont ainsi faites qu'on ne peut plus savoir quand on passe leur mesure.*
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Statistiquement, du point de vue de la moyenne d'âge, la majorité des prêtres de France, tant séculiers que réguliers, se situe, autant que je puisse savoir, entre 45 et 70 ans. Formés et ordonnés sous les pontificats de Pie XI, Pie XII, et Jean XXIII, ces prêtres ont profité d'ordinaire d'une formation relativement acceptable. S'ils ont adopté les nouveautés ils n'ont pas oublié en général les enseignements immuables de la foi. Ils seraient satisfaits si, comme ils le disent avec une candeur désarmante, on ne faisait d'excès ni dans un sens ni dans l'autre. Ils ne comprennent pas que, en adoptant les nouveautés telles que, de fait, elles ont été forgées et imposées, par cela même, ils mettaient la main dans l'engrenage des excès, ils entraient dans le processus de destruction de la foi et des sacrements de la foi. Ces nouveautés sont réglées avant tout par la mesure de l'ouverture au monde, non par la mesure de la tradition de la foi. Dès lors, il est logiquement impossible de garder une mesure ; j'entends une mesure chrétienne.
« Monsieur l'abbé vous avez passé la mesure, c'est intolérable. » Voilà le reproche qu'un digne curé, rouge d'indignation, lançait à son jeune vicaire qui, à la grand'messe, sans avertissement préalable, était allé remettre un des ciboires entre les mains d'une demoiselle, la priant de circuler dans l'assemblée en invitant les gens à se servir. Le jeune vicaire répondait avec ale plus grand calme et sans élever la voix : « Mais, Père curé, je voudrais bien savoir où est la mesure. Puisque vous avez été le premier à insister sur une eucharistie plus moderne, plus fraternelle, le premier à rejeter les règles universelles et fixes de la vieille école qui exigeaient la communion à genoux, sur les lèvres, de la main du prêtre, je ne vois pas pourquoi, maintenant, je ne pourrais pas avoir à mon tour une conception personnelle sur les expressions les plus modernes de la fraternité eucharistique ? On est moderne ou on ne l'est pas. »
On n'entre pas dans la Révolution avec mesure. On n'entre pas non plus avec mesure dans le système actuel des réformes. On le refuse ou on se laisse entraîner. En tout cas on n'a plus, si l'on y entre, un critère objectif universel en vertu duquel on puisse justifier à autrui la position que l'on estime devoir tenir.
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Voilà pourquoi tant de prêtres, qui ont reçu une bonne formation, qui voudraient qu'on garde une mesure dans les innovations, se trouvent réduits à l'impuissance. Les messes indignes, les messes douteuses, les messes invalides se multiplient et continueront de se multiplier ; ils en gémissent mais c'est en vain, car ils se sont démunis des moyens indispensables pour opposer une résistance irréductible ; ces moyens qu'ils ont laissé échapper ne sont autres que les données d'une tradition liturgique plus que millénaire et toujours homogène et cohérente. Alors qu'ils ont accepté que l'on fasse sauter des crans d'arrêt aussi antiques, aussi vénérables et fondés en doctrine que le canon romain, le latin, l'offertoire, le rite de communion, l'ensemble des rubriques de génuflexion, l'ensemble du calendrier pour le temporal et le sanctoral, ils sont évidemment très mal venus de prétendre maintenir des crans d'arrêt qui sont une conséquence des premiers, qui en dépendent de très près : ornements solennels au lieu de tenue civile ; vases sacrés au lieu d'ustensiles ordinaires ; lectures réglementées au lieu de lectures libres. Si dans le rite on dégrade, on « profane » le *formulaire,* qu'est-ce qui empêche ensuite de désacraliser le *vêtement ?* Comment justifier les lectures *invariables,* réparties sur trois années, si le cycle temporal peut *varier* tout d'un coup sans rime ni raison ?
#### II. -- Un pouvoir non-arbitraire
Voici le discours qui serait le plus catholique du monde, si toutefois le pouvoir de l'Église sur l'économie sacramentaire était arbitraire : « *Pour la matière des sacrements la tradition unanime, serait-elle même immuable depuis bientôt deux mille ans, peut être considérée comme nulle et non avenue. Il est sans importance que telle matière ait été interdite, sans fléchissement aucun, depuis l'époque immédiatement post-apostolique.*
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*Au sujet de la confirmation par exemple, il suffira d'un décret de la Congrégation pour le culte divin, un décret qui n'a même pas à être justifié et alors tout aussitôt une huile, qui peut provenir de n'importe quelle plante ou de n'importe quel arbre, sera élevée ipso facto à la dignité de matière valide du sacrement, encore que toutes les catégories d'huile qui ne viennent pas de l'olivier aient été exclues pendant bientôt deux millénaires, dans n'importe quel diocèse* ([^1])*. Pour établir la validité de la matière en économie sacramentaire la tradition importe peu, cette tradition serait-elle primitive, vénérable, immuable, universelle. Ce qui importe c'est le décret d'une congrégation romaine. *»
Un tel discours, comme je l'ai laissé entendre, est évidemment fictif. Il ne présente qu'un inconvénient : celui de n'être pas d'accord avec le Concile de Trente. Car si « l'Église a toujours eu, dans la dispensation des sacrements le pouvoir de décider ou de modifier ce qu'elle jugeait mieux convenir à l'utilité spirituelle... ou au respect des sacrements » ce fut aussi, toujours, dans les limites non largement extensibles de la sauvegarde de leur substance : *salva illorum substantia *; de même qu'elle ne se permet de changer les coutumes en ce domaine que pour de graves et justes raisons : *gravibus et justis causis* (Concile de Trente, Session 21^e^, 16 juil. 1562, chap. 2, Denzinger n° 931).
Le secrétaire de la Congrégation pour le culte divin traite par le mépris cette déclaration solennelle du Concile de Trente. Voici ce qu'il a publié : « La législation précédente exigeait que l'on utilise exclusivement l'huile d'olive (pour faire les saintes huiles, donc pour faire le Saint Chrême, matière de la confirmation). Mais dans beaucoup de régions on ne produit pas d'huile d'olive et il fallait la faire venir d'Europe, *ce qui n'était pas toujours facile.* Maintenant... ([^2]) on peut aussi utiliser toute autre huile végétale, comme l'huile de grains de noix de coco, et caetera. (*Et caetera* est bien dans le texte.)
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-- Le Saint Chrême était confectionné en mélangeant à l'huile du baume. Sa caractéristique est en effet d'être une huile « parfumée », pour signifier la bonne odeur de la vie nouvelle de celui qui est marqué du Saint Chrême au baptême. Cela peut être exprimé d'une façon également digne *par des substances autres que le baume. *» On ne précise pas lesquelles. Aux évêques d'inventer.
Au lieu des causes graves et justes, *gravibus et justis causis*, réclamées par le Concile de Trente pour introduire une modification dans les sacrements, un prétexte ridicule dont l'imbécillité le dispute à la mauvaise foi : la difficulté du transport. Au lieu de la sauvegarde pieuse de la substance -- *salva illorum substantia --* une attaque sauvage et sacrilège contre la substance du fait de brader l'une des composantes de la substance, l'huile d'olive exigée par la tradition la plus ancienne ; et nous ne disons rien de l'eau de Cologne, essence de jasmin ou n'importe quel produit chimique odoriférant, substitué au baume naturel.
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Un confrère me dit : C'est encore de l'huile, *donc* la substance reste sauve. Qu'en sait-il ? Qu'en savons-nous ? Qui peut l'affirmer ? Si le vin est une boisson d'origine naturelle (non synthétique) et alcoolisée, la bière l'est également ; si donc la Messe est célébrée avec de la bière direz-vous aussi : Donc la substance est sauve ? (La substance qui sera sujette à la transsubstantiation.) Sur une seule chose nous avons la certitude c'est que l'huile de tournesol n'étant pas évidemment de l'huile d'olive et toute autre huile que l'huile d'olive ayant été proscrite pendant bientôt deux mille ans, il se trouve que le décret de Mgr Hannibal Bugnini a écarté une tradition constante et, alléguant la difficulté des transports, il a écarté cette tradition pour des motifs mensongers.
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Comment ne pas être dans la plus grande incertitude au sujet de sa confirmation nouvelle ? En lisant son décret nous ne sommes sûrs que d'une chose, c'est que nous ne pouvons plus être sûrs. Parce qu'il agit sans la moindre raison plausible pour briser avec une tradition immuable et universelle, primitive et vénérable, Mgr Bugnini laisse entendre que la tradition est sans valeur quand elle détermine la substance d'un sacrement ; Mgr Bugnini se comporte comme s'il jouissait, lui, d'un pouvoir arbitraire sur les sacrements. Nous n'avons plus de garantie aucune que sur ce point (comme du reste sur bien d'autres) la congrégation romaine dont il est secrétaire ne s'attribue pas un pouvoir qui en vérité n'appartient pas à l'Église. Qui peut être sûr en effet que c'est encore l'Église qui exerce son propre pouvoir, lorsque sans raison et contre la tradition unanime, une mutation évidemment très grave est introduite dans la matière d'un sacrement ?
Pour être sûr que ce que touche la Congrégation romaine, dans le sacrement de confirmation, quand elle admet n'importe quelle huile végétale, pour être sûr que cette manipulation *respecte la substance* et donc relève encore de son pouvoir, il faudrait que la dite Congrégation nous montre qu'elle agit comme une intendante, une simple intendante qui donne honnêtement ses raisons, qui se maintient à son rang d'intendance, et donc qui respecte la tradition unanime *puisque cette tradition est celle de l'intendance, de la lieutenance et non du plein pouvoir, ni du pouvoir arbitraire.* La Congrégation romaine brise au contraire avec cette tradition, allègue un motif qui ne tient pas debout en ayant la sottise de publier que transporter de l'huile d'olive présenterait trop de difficultés ! La Congrégation romaine parle et agit avec une désinvolture révoltante. Tout se passe comme si elle ne voulait plus rien savoir de l'intendance traditionnelle et honnête qui est seulement de son ressort. Nous sommes alors obligés de nous demander si elle n'intervient pas au nom d'une église de sa fantaisie, une église qui décrèterait *ad nutum* sur la substance des sacrements, et donc une église qui n'est pas la véritable.
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Impossible alors d'être assuré sur la validité de telles interventions.
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Si comme cela devrait être, les clauses tridentines se trouvaient manifestement respectées dans le décret susdit, tel qu'il se présente, qu'est-ce qui empêcherait alors de soutenir que le fait d'utiliser le riz ou la bière n'assurerait pas également la validité du sacrement de l'Eucharistie ? Car enfin la prohibition de ces matières pour la validité de l'Eucharistie se réclame en tout et pour tout de la seule tradition ; il en est de même de la prohibition d'autres huiles que l'huile d'olive pour confirmer les baptisés. *Si nous* *admettons qu'une interdiction motivée, très grave, invariable pendant dix-sept siècles, relative à la matière d'un sacrement, est garantie de l'assistance de l'Esprit-Saint, comment admettre ensuite que la brusque levée de cette interdiction, et sans le moindre motif sérieux, soit encore garantie par l'assistance de ce même Esprit-Saint. Et à défaut de cette assistance comment la validité du sacrement demeure-t-elle hors de cause ?*
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Aucun pape n'y peut rien : l'Église est intendante et dépositaire des sacrements, mais pas plus ; et c'est sans doute assez beau. Son pouvoir n'est pas arbitraire. Son pouvoir a des limites tracées d'en haut. Son pouvoir ne déplace pas ses limites au gré d'un concile dit « pastoral ». Son pouvoir d'intendance s'inscrit dans une tradition d'intendance. Son pouvoir ne peut briser la ligne de cette tradition. Son pouvoir est celui de l'Épouse qui garde, administre et fait valoir le trésor de l'Époux, le Verbe incarné, rédempteur. Lorsque des hommes d'Église dans la réglementation des sacrements se permettent des innovations radicales, essentiellement désinvoltes et arbitraires qui de toute évidence ne servent pas à garantir ni solenniser le rite, selon que la tradition l'a toujours fait, -- quand des hommes d'Église agissent ainsi, nous n'avons plus de raison d'estimer qu'ils sauvegardent la substance des sacrements et qu'ils exercent un pouvoir d'Église ; nous ne les suivons pas.
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Avant de présenter des baptisés à la confirmation, des baptisés enfants ou adultes, nous demandons que l'évêque ne nous laisse pas dans le doute au sujet de la matière du sacrement. Qu'il nous fasse savoir s'il pratique la confirmation selon Mgr Bugnini ou s'il continue à user du Saint-Chrême de toujours, qui est composé exclusivement d'huile d'olive parfumée avec du baume naturel, et qui est régulièrement consacré par l'évêque. Nous refusons de conduire les baptisés à une confirmation douteuse.
R.-Th. Calmel, o. p.
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### La messe État de la question
par Jean Madiran.
« IL DEVIENT ÉVIDENT *à tous ceux qui réfléchissent que la crise de la messe est au cœur de la crise de l'Église. *» ([^3])
La crise de la messe, essentiellement, consiste en ceci depuis 1969, par toutes sortes de machinations administratives et de décrets en trompe-l'œil, on veut faire croire au clergé et au peuple chrétien que LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE S. PIE V est désormais une messe interdite.
Spécialement en France, on fait croire au clergé et au peuple chrétien qu'il existe une *obligation :* celle de célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain traditionnel.
De fait, la « diversité » et même le « pluralisme », dans la manière de célébrer la messe, s'étendent à toutes sortes d'inventions, et jusqu'à des pantomimes de music-hall, mais excluent seulement l' « ancienne » messe, avec son « ancien » canon.
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La décomposition liturgique est tellement évidente, tellement scandaleuse, que chaque jour augmente le nombre des simples fidèles et des simples prêtres qui mettent en doute que *cela* soit véritablement *obligatoire.*
Pour asphyxier ce doute grandissant, la DOCUMENTATION CATHOLIQUE a publié de manière insolite un prétendu « état de la question » ([^4]) qui est à notre connaissance le premier plaidoyer d'origine officielle ([^5]) paru à ce jour en faveur du dénommé « nouveau Missel romain ».
C'est donc en opposition à cet « état de la question » que nous avons établi et que nous proposons le nôtre.
#### I. -- La promulgation du nouveau Missel romain
La thèse des réformateurs de la messe est que le « nouveau Missel romain » a été promulgué et rendu obligatoire par la constitution apostolique MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969 ; cette constitution de Paul VI a annulé de plein droit toutes dispositions contraires, notamment la bulle QUO PRIMUM de S. Pie V promulguant le 13 juillet 1570 le *Missale romanum restitutum* ([^6])*.*
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Les réformateurs invoquent le canon 22 du Code de droit canonique : *Lex posterior a competenti auctoritate lata obrogat priori si id expresse edicat *: « Une loi postérieure, portée par l'autorité compétente, abroge la loi antérieure si elle le stipule expressément. »
A quoi nous opposons les quatre arguments A, B, C et D.
**A**
La bulle QUO PRIMUM de S. Pie V n'est pas abrogée, puisque cette abrogation *n'est pas expressément stipulée* par la constitution apostolique de Paul VI ([^7]). Donc le canon 22, invoqué par les réformateurs, ne s'applique point ici, ou plutôt il s'applique en sens contraire de ce qu'ils disent.
Ils allèguent cependant que la constitution MISSALE ROMANUM de Paul VI comporte expressément une clause d'abrogation, la clausule du nonobstant :
« ...*Non obstantibus, quatenus opus sit, constitutionibus et ordinationibus apostolicis a Decessoribus Nostris editis, ceterisque praescriptionibus etiam peculiari mentione et derogatione dignis. *»
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« ...Nonobstant, si c'est nécessaire, les constitutions et ordonnances apostoliques données par Nos Prédécesseurs et toutes les autres prescriptions même dignes de mention spéciale et pouvant déroger à la loi. »
Mais précisément : la portée juridique de cette clausule finale est contestée. Il n'est pas intellectuellement très honnête de citer purement et simplement cette clausule du *nonobstant,* comme si son existence avait été constamment oubliée ou dissimulée par l'argumentation traditionaliste, et comme si le seul rappel de cette existence pouvait régler la question.
En août 1972, il y a plus de deux ans que cette clausule a été mise en cause et critiquée par l'abbé Raymond Dulac :
« Quant à la clausule finale du *nonobstant,* elle est trop générique pour que, dans le style technique d'un document de cette gravité, elle soit censée *abroger,* sans laisser de doute possible, l'acte législatif parfaitement clair de saint Pie V ([^8]). »
En conséquence, il existe *au moins un doute* sur le point de savoir si la bulle QUO PRIMUM de S. Pie V est abrogée par la clausule finale de la constitution MISSALE ROMANUM de Paul VI : la constitution MISSALE ROMANUM n'a pas *expressément et indubitablement* abrogé la bulle QUO PRIMUM.
Il convient alors d'appliquer le canon 23 qui stipule :
« Dans le DOUTE, la révocation de la loi préexistante n'est pas PRÉSUMÉE, mais les lois postérieures doivent être RAMENÉES (trahendae) aux précédentes et, autant qu'il est possible, conciliées avec elles. »
Ramener les lois postérieures aux lois précédentes et les concilier avec elles, c'est ici ramener MISSALE ROMANUM de Paul VI à QUO PRIMUM de S. Pie V.
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Il en résulte les deux conclusions suivantes :
1\. -- La constitution MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969 n'a pas rendu le Missel de Paul VI obligatoire « d'une obligation strictement juridique *imposant* son usage et *excluant* celui du Missel romain » de S. Pie V ([^9]).
2\. -- Le Missel de Paul VI, par la constitution MISSALE ROMANUM, existe à titre de « dérogation particulière » ([^10]) aux prescriptions non abrogées de la bulle QUO PRIMOM. Autrement dit, la messe nouvelle *est permise* par l'actuelle légalité romaine (et cette permission vaut ce que vaut cette légalité) ; la messe, traditionnelle *n'est nos interdite.*
C'est pourquoi le cardinal Ottaviani pouvait déclarer à la Pentecôte 1971 :
« *Le rite traditionnel de la messe selon l'Ordo de saint Pie V n'est pas, que je sache, aboli* ([^11])*. *»
**B**
Il existe d'autre part un doute majeur sur la liberté de Paul VI en matière de réforme liturgique.
Le cardinal Gut, qui était alors préfet de la congrégation romaine pour le culte divin, a déclaré en juillet 1969, faisant allusion précisément au nouvel Ordo ([^12])
Nous espérons que, désormais, avec les nouvelles dispositions contenues dans les documents, cette maladie de l'expérimentation va prendre fin. Jusqu'à présent, il était permis aux évêques d'autoriser des expériences, mais on a parfois franchi les limites de cette autorisation, et *beaucoup* de prêtres ont simplement fait *ce qui leur plaisait*. Alors, ce qui est arrivé parfois, c'est qu'*ils se sont imposés*.
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Ces initiatives prises sans autorisation, *on ne pouvait plus, bien souvent, les arrêter*, car cela s'était répandu trop loin. Dans sa grande bonté et sagesse, *le Saint-Père a alors cédé, souvent contre son gré*. » ([^13])
Cette déclaration du cardinal Gut n'a jamais été démentie, contredite ou rectifiée : pas même indirectement. Il est moralement certain qu'elle a été faite en accord avec Paul VI.
Par quoi il est bien établi que Paul VI *ne s'oppose pas à ce que l'on dise qu'en matière de réforme liturgique il a* SOUVENT *cédé contre son gré.*
Cela est cohérent avec le fait qu'il a toujours *évité,* pour la nouvelle messe, *d'édicter une véritable obligation en forme canonique.*
Quant à l' « espérance » énoncée par le cardinal Gut, selon laquelle la promulgation du nouvel Ordo mettrait fin à « cette maladie de l'expérimentation », à l'époque elle paraissait déjà fort téméraire : trois ans plus tard, les faits ont montré à quel point elle était irréelle.
**C **
Non seulement la messe traditionnelle n'a pas été abolie ou interdite : mais elle ne pouvait pas l'être.
« La messe traditionnelle n'est pas abrogée pour la bonne raison qu'elle ne peut l'être, une coutume millénaire lui donnant, conformément à la loi traditionnelle et écrite de l'Église, possession d'état. Cette possession d'état a été confirmée par Pie V en 1570 : sa bulle QUO PRIMUM n'a eu pour objet que de fixer le texte authentique de la tradition en le dégageant de ses impuretés ([^14]). »
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Si l'on arrivait à démontrer, contrairement à ce que nous avons énoncé ci-dessus aux points A et B, que Paul VI a véritablement *imposé* sa messe d'une manière qui *exclut* et *interdit* la messe dite de S. Pie V, on aurait alors simplement démontré que Paul VI a commis un *abus de pouvoir.*
Un tel abus de pouvoir ne mériterait aucune obéissance. Au contraire : en un tel cas, *l'obéissance à l'Église serait dans la résistance à l'abus.*
**D**
Les réformateurs qui prétendent que le « nouveau Missel romain » de Paul VI est obligatoire, le prétendent *uniquement contre* la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V.
La quasi-totalité des « messes nouvelles » qui, en fait, sont aujourd'hui célébrées en France, ne sont pourtant pas conformes au « nouveau Missel romain » de Paul VI *mais à elles, on n'oppose point* que ce nouveau Missel est « obligatoire ».
C'est en ce sens que le nouvel Ordo de Paul VI n'existe pas, -- n'ayant été en fait qu'une transition pour passer de la messe traditionnelle à la « diversité » et au « pluralisme » des messes de music-hall. C'est ce qu'avait annoncé dès le début le P. Calmel, dans sa « Déclaration » initiale de janvier 1970 :
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« En réalité, cet ORDO MISSÆ n'existe pas. Ce qui existe, c'est une révolution liturgique universelle et permanente, prise à son compte ou voulue par le pape actuel et qui revêt, pour le quart d'heure, le masque de l'ORDO MISSÆ du 3 avril 1969... Commencée par le pape, puis abandonnée par lui aux Églises nationales, la réforme révolutionnaire de la messe ira son train d'enfer. » ([^15])
#### II. -- L'ordonnance épiscopale française
Il ressort de ce qui précède que si, en France, la nouvelle messe peut être présentée comme obligatoire, et la messe traditionnelle comme interdite, ce n'est pas en vertu d'un acte de Paul VI ou d'une loi du Saint-Siège.
*La seule obligation légale* que l'on puisse invoquer en France résulte *d'un seul* texte officiel, l'ordonnance de l'épiscopat français en date du 12 novembre 1969, signée « cardinal Marty, président de la conférence épiscopale » :
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Les évêques de France, réunis à Lourdes en Assemblée plénière le 12 novembre 1969, ont décidé ce qui suit :
ARTICLE PREMIER. -- L'usage du nouvel Ordo Missae et des normes correspondantes (*Institutio generalis* du 3 avril 1969) est autorisé à partir du premier dimanche de l'Avent, 30 novembre 1969. Il sera obligatoire à partir du 1^er^ janvier 1970, sauf pour les cas particuliers prévus aux articles 10 et 11 ci-dessous ([^16]).
ART. 2. -- On se servira des traductions approuvées par la Commission épiscopale française pour les traductions et confirmées par la Congrégation pour le culte divin le 29 septembre 1969.
Explicitement, cette ordonnance impose le nouvel ORDO MISSÆ : par voie de conséquence, elle interdit le Missel romain traditionnel.
Cette obligation et cette interdiction sont imposées par l'épiscopat français *de sa propre autorité.*
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L' « état de la question » publié par la DOCUMENTATION CATHOLIQUE semble vouloir suggérer que l'épiscopat français, dans cette ordonnance du 12 novembre 1969, utilisait les pouvoirs qui lui avaient été conférés par la circulaire de la Congrégation romaine du culte divin en date du 20 octobre 1969 (circulaire sur « l'application progressive de la constitution apostolique *Missale romanum *»)*.*
Il faudrait alors se demander si une simple circulaire pouvait licitement et validement conférer à un épiscopat l'incroyable, l'exorbitant pouvoir d'interdire la messe traditionnelle.
Mais en fait, dans ce cas, la question est superflue, puisque l'ordonnance de l'épiscopat français n'a ni mentionné cette circulaire, ni invoqué cette délégation, ni utilisé ce pouvoir.
Par cette ordonnance du 12 novembre 1969, l'épiscopat français n'a pas voulu et d'ailleurs n'a nullement prétendu *appliquer* une décision romaine : il a voulu et déclaré *décider lui-même,* en ne se référant qu'à son propre pouvoir, le changement de rite en France.
Si l'ordonnance épiscopale avait voulu, cru ou prétendu être une application à la France des décisions liturgiques du Saint-Siège, elle aurait nécessairement comporté la mention :
« En exécution de la constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969 et de la circulaire du 20 octobre 1969 sur l'application progressive de cette constitution, les évêques de France ont décidé ce qui suit... »
Mais voilà justement *ce qui ne figure point* dans l'ordonnance épiscopale française du 12 novembre 1969. Elle ne mentionne, entre parenthèses, comme référence documentaire, que l'*Institutio generalis* ([^17])*.*
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Elle ne mentionne aucunement, elle ne nomme même pas la constitution apostolique MISSALE ROMANUM. Elle entend tenir son autorité du seul fait invoqué que « les évêques de France se sont réunis en assemblée plénière ».
Pour interdire le Missel romain traditionnel et rendre obligatoire une messe nouvelle, c'est peu. C'est même beaucoup trop peu.
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Telles sont les raisons par lesquelles nous déclarons, comme nous l'avons déclaré à l'époque, que l'ordonnance française est sans Valeur légale ni morale. A ces raisons, les réformateurs n'ont jusqu'à présent rien trouvé à opposer.
#### III. -- Le nouveau Lectionnaire
L'ordonnance du 12 novembre 1969 stipulait encore :
ART. 4. -- L'usage du nouveau lectionnaire dominical est autorisé à partir du premier dimanche de l'Avent, 30 novembre 1969. Il sera obligatoires partir du 1^er^ janvier 1970, sauf pour les cas particuliers prévus aux articles 10 et 11 ci-dessous.
ART. 5. -- On se servira des traductions approuvées par la Commission épiscopale francophone pour les traductions et confirmées par la Congrégation pour le culte divin le 16 septembre 1969.
Ce Lectionnaire dominical, traduction française confirmée par le Saint-Siège, est celui qui faisait dire à saint Paul (épître des Rameaux) : « *Le Christ Jésus est l'image de Dieu : mais il n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu.*
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Une ordonnance épiscopale qui prétend rendre « obligatoire » la proclamation liturgique d'un tel blasphème est, pour ce motif aussi, tout entière suspecte.
Nous l'avons écrit au pape Paul VI dans notre lettre du 11 juin 1970 :
« Une seule falsification de l'Écriture, niant la divinité de Notre-Seigneur, suffit à frapper d'une suspicion légitime et nécessaire l'ouvrage entier du Lectionnaire français, et tous les détenteurs de l'autorité ecclésiastique qui l'ont garanti, confirmé et imposé. » ([^18])
#### IV. -- Autres documents
L' « état de la question » de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE invoque encore :
-- le décret de la Congrégation du culte divin, 26 mars 1970, promulguant l'édition dite « typique » du « nouveau Missel romain » ;
-- la notification de la même Congrégation en date du 14 juin 1971.
On peut si on le désire étudier ces documents en eux-mêmes ([^19]). Mais ce n'est pas nécessaire, pour deux raisons :
1\. -- Un « décret » et une « notification » d'une congrégation romaine ne sauraient rien *changer* d'essentiel à la constitution apostolique MISSALE ROMANUM. Ou bien l'*obligation* de la messe nouvelle et l'*interdiction* de la messe traditionnelle figurent expressément, licitement et validement dans la constitution apostolique ; ou bien non.
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Si elles y figurent, le « décret » et la « notification » n'y *ajoutent* rien. Si elles n'y figurent pas, ni la « notification » ni le « décret » ne peuvent les *créer.*
2\. -- D'autre part, l'ordonnance épiscopale française du 12 novembre 1969 est *antérieure* au décret romain du 26 mars 1970 et à la notification romaine du 14 juin 1971. Cette ordonnance française n'a été ni rééditée ni modifiée à la suite de la notification et du décret : elle ne leur doit rien.
La principale nouveauté de la notification du 14 juin 1971, en ce qui concerne la messe, est la liaison qu'elle établit entre l'entrée en vigueur des traductions et la célébration en latin du « nouveau Missel romain ». Elle déclare que les conférences épiscopales « fixeront le jour à partir duquel les traductions approuvées par elles et confirmées par le Siège apostolique pourront ou devront entrer en usage totalement ou en partie » (ce qui a implicitement supprimé l'obligation de fixer ce jour au plus tard le 28 novembre 1971). Et elle ajoute : « *A partir du jour où les traductions ainsi définies devront être adoptées dans les célébrations où l'on utilise la languie du peuple, ceux qui continueront à user du latin devront utiliser uniquement les textes rénovés tant pour la messe que pour la liturgie des heures. *» La DOCUMENTATION CATHOLIQUE interprète cette liaison de la manière suivante : « Dès l'instant où la traduction d'une partie du Missel, dûment approuvée et confirmée, est rendue obligatoire pour la célébration en langue du pays, ceux qui célèbrent en latin sont tenus d'employer le nouveau Missale romanum pour la partie correspondante. » Cette interprétation n'est pas évidente. Plus vraisemblablement, la notification du 14 juin 1971 a voulu dire que lorsque la totalité de la traduction sera d'un usage obligatoire, il sera simultanément obligatoire, en latin, d'utiliser le nouveau Missel de Paul VI. Cela comporte, plus tôt ou plus tard, selon l'une ou l'autre interprétation, une interdiction implicite de la messe traditionnelle. En réalité cette notification est sans portée :
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a\) Elle est sans portée pour l'Église universelle : elle n'a pas le pouvoir d'interdire le Missel romain de S. Pie V. Elle ne porte cette interdiction qu'implicitement, et que pour un avenir incertain. Plus exactement, d'ailleurs, elle retarde davantage qu'elle ne rapproche le moment où les conférences épiscopales pourront imposer une telle interdiction. En fait, elle n'aura rien changé en aucun sens à la révolution liturgique.
b\) Elle est sans portée pour la France : la messe traditionnelle y est *déjà* interdite, depuis le 1^er^ janvier 1970, par l'ordonnance épiscopale du 12 novembre 1969.
#### V. -- La messe "permise" ?
Si Paul VI avait réellement *interdit* le Missel traditionnel, il n'aurait pas déclaré au cardinal Heenan qu'en réponse au désir exprimé par les catholiques anglais, il ne leur *interdirait pas l'usage occasionnel* de ce Missel ([^20]).
Si M. Houghton-Brown, président de la *Latin Mass Society* ([^21])*,* avait écrit au cardinal Heenan une contre-vérité scandaleuse et manifestement insoutenable aux yeux de la hiérarchie et de la légalité actuelles, on n'aurait pas manqué de le lui notifier et de nous le faire savoir. Il est au contraire bien remarquable que ceux qui tiennent fermement ce langage n'ont rencontré jusqu'à présent aucune contradiction :
« *L'opinion de notre association,* écrivait-il, *est que l'usage du rite traditionnel romain ne peut être légalement interdit. Le pape n'a jamais annulé ni la bulle* « *Quo primum *» *ni les droits de la coutume immémoriale, qui sont les deux titres donnant aux prêtres le droit perpétuel d'utiliser, en public et en privé, le Missel romain autorisé par le pape saint Pie V. *» ([^22])
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Personne jusqu'ici, ni dans les sphères officielles, ni parmi les propagandistes de la réformation, ni dans l' « état de la question » publié par la DOCUMENTATION CATHOLIQUE, personne à notre connaissance n'a directement et explicitement contesté « les deux titres » invoqués par M. Houghton-Brown.
Après avoir consulté Paul VI, le cardinal Heenan a donc fait savoir à M. Houghton-Brown, en novembre 1971, qu'en réponse à ses demandes il *permettait que l'ancien rite soit utilisé dans des* *occasions spéciales.*
M. Houghton-Brown répondit au cardinal en rappelant d'abord « les deux titres » dans les termes que nous venons de citer. Puis il ajouta : « *Notre association est reconnaissante à Votre Éminence de nous faire savoir que vous voulez bien permettre l'usage de l'ancien Missel romain dans les églises du diocèse de Westminster dans des occasions spéciales. Votre Éminence peut rester assurée que notre association s'emploiera à rendre aussi fréquent que possible l'usage du Missel romain. *»
Quand on a rappelé et maintenu le droit, à savoir que la « permission » n'est pas moralement nécessaire, on peut d'autant mieux en fait se saisir de cette permission administrative, en faire bénéficier les timorés et travailler à son extension.
Cet épisode important (mais qui ne figure pas dans l' « état de la question » de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE) comporte selon l'analyse qu'en a donnée Éric M. de Saventhem ([^23]) une double conclusion :
1\. -- La nouvelle législation liturgique n'*abroge* pas l'ancienne loi pour la *remplacer* par une loi nouvelle.
2\. -- Cette nouvelle législation ne rend point *illégal* tout usage de l'ancien rite.
\*\*\*
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En fait, bien sûr, la disparition de la messe traditionnelle est non seulement souhaitée, elle est activement machinée. Mais personne n'est tenu d'*obéir* à des *machinations* ou à des *souhaits*.
La disparition de la messe traditionnelle n'est pas ordonnée par les lois du Saint-Siège, parce qu'elle ne peut pas l'être. Pour faire mine d'ordonner une telle disparition, il fallait le despotisme, l'inconsistance mentale, l'irresponsabilité de l'épiscopat français.
D'où, au point de vue juridique, l'imbroglio actuel ([^24]). Les procédés atypiques, obliques, arbitraires du gouvernement de l'Église depuis Vatican II ont profondément porté atteinte, dans les esprits et dans les mœurs, à la notion même de *loi*. Spécialement depuis 1969 et spécialement en ce qui concerne la messe, on impose en fait comme « loi » ce qui ne l'est pas ni ne peut l'être. Mais la responsabilité supérieure, qui est capitale, ne supprime pas la responsabilité propre du simple prêtre et du simple fidèle. Il a fallu, dans le clergé et dans le peuple chrétien, beaucoup d'indifférence, ou selon les cas beaucoup d'ignorance, ou beaucoup de veulerie pour accepter de subir en silence ce que l'on n'aurait jamais dû tolérer.
#### VI. -- Résumé de l'état de la question
En résumé, un point, un seul, commande tout l'ÉTAT DE LA QUESTION : le point de savoir si le nouveau Missel de Paul VI est revêtu d'une obligation *excluant* le Missel romain de S. Pie V.
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Sur ce point, il n'y a rien de décisif à tirer des circulaires romaines du 20 octobre 1969, du 26 mars 1970 et du 14 juin 1971.
Il s'agit toujours de savoir :
1° Pour l'Église universelle, si la constitution MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969 a édicté une telle obligation.
2° Pour l'Église de France, si l'on peut reconnaître une valeur légale et morale à l'obligation édictée par l'ordonnance épiscopale du 12 novembre 1969.
L' « état de la question » publié pour la première fois, trois ans après coup, en août 1972, par la DOCUMENTATION CATHOLIQUE, ne contient absolument rien qui soit de nature à réfuter l'argumentation par laquelle la portée de ces deux documents a sans cesse été contestée depuis leur publication.
#### VII. -- Lignes de conduite
Un accord très général est donc possible entre catholiques qui demeurent fidèles à LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE S. PIE V.
C'est un accord sur *le principe :* cette messe traditionnelle n'est pas interdite et ne pourrait pas l'être. Quand, localement, elle est interdite en fait (comme elle l'est en France) c'est un abus de pouvoir qui ne mérite aucun respect.
Mais il n'y a aucun accord de réalisé, ni peut-être de réalisable, sur la *ligne de conduite* à préconiser. Interviennent ici l'extrême diversité des situations et celle des opinions.
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Cependant la plupart des lignes de conduite pourraient demeurer distinctes les unes des autres sans s'opposer entre elles. C'est-à-dire qu'elles pourraient, en fait, être soit parallèles, soit même convergentes : à condition bien sûr que leurs protagonistes y mettent de la bonne volonté et quelque bienveillance réciproque. D'ailleurs, aucune ligne de conduite ne peut sans doute répondre seule à l'infinie variété des cas concrets ni résoudre toutes les difficultés pratiques où se débattent le clergé et les fidèles. C'est pourquoi, le voudrait-on, et en aurait-on l'autorité morale, il serait impossible de lancer des consignes dont l'application serait automatique et universelle comme celle d'un théorème de géométrie euclidienne.
Au demeurant prêtres et fidèles, tout en se concertant et en s'entraidant, comprennent mieux chaque jour qu'ils ont chacun à décider lui-même, à sa place et sans en sortir, les attitudes qu'il doit prendre et les actes qu'il doit accomplir selon les responsabilités qui sont réellement les siennes.
Notre contribution ne peut être là que du domaine de l'aide et du conseil. C'est à ce titre que nous rappelons quatre « lignes de conduite » qui ont été proposées dans ITINÉRAIRES. Aucune ne prétend être complète et suffire à tout. Mais toutes quatre peuvent apporter quelque lumière dans la formation du jugement pratique de chacun.
A. -- La ligne Salleron
C'est en mars 1971, après la publication de son livre sur *La nouvelle messe,* et après les réactions instructives provoquées par cette publication, que Louis Salleron a clairement tracé la ligne de démarcation entre l'utile et le chimérique ([^25])
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« En présence du désordre actuel, les catholiques attachés à leur foi n'ont pas la même réaction.
« Les uns, comme le cardinal Daniélou, pensent qu'il faut accepter sans réserve la nouvelle messe, en lui donnant le sens authentique que rappelle la version *rectifiée* de l' « Institutio generalis ».
« Les autres, dont je suis, ne croient pas qu'il soit possible de « rattraper » la nouvelle messe. »
Non, il ne faut ni accepter la nouvelle messe, ni rester neutre en face d'elle ; il faut, contre elle, réclamer à la hiérarchie ecclésiastique « deux décisions claires », ainsi formulées par Louis Salleron :
1\. -- La première, autorisant sans condition tous les prêtres à célébrer la messe traditionnelle dite de saint Pie V.
2\. -- La seconde, apportant à la nouvelle messe les rectifications nécessaires.
a\) Pourquoi la première des deux réclamations ?
-- Pour combattre l'arbitraire qui fait « comme si » le Missel de S. Pie V était interdit. Pour imposer, au moins partiellement au début, la reconnaissance administrative que cette interdiction n'existe pas. En Angleterre, une telle réclamation a obtenu un premier succès. La FÉDÉRATION INTERNATIONALE « UNA VOCE » a invité ses diverses associations nationales à une action semblable auprès de leur épiscopat local ([^26]). Mais ce ne sont pas seulement les associations « UNA VOCE » qui sont concernées. La responsabilité de toutes les autres associations de catholiques, et surtout des plus représentatives, est gravement engagée : leur neutralité à l'égard de la messe suscite l'indifférentisme religieux, favorise la subversion et l'apostasie.
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b\) Pourquoi la seconde réclamation ?
-- Pour ne pas cesser de réveiller et de faire réfléchir les pratiquants de la messe réformée ; ou du moins, parmi eux, ceux qui ont la ferme volonté de conserver, dans son intégrité et sa pureté orthodoxe, la doctrine de la foi. Garder et cultiver cette doctrine n'est pas un bouclier ou un alibi qui permettrait de célébrer les nouveaux rites ou d'y assister sans danger pour soi-même ni pour autrui. Au contraire : la doctrine catholique, dans les âmes où elle est vivante et vraie, exige *au moins la rectification* de la messe nouvelle. C'est la courageuse et ferme réclamation des prêtres français de l'OPUS SACERDOTALE : « *Nous attendons qu'après avoir corrigé l'article 7 du nouvel Ordo Missae, le Souverain Pontife rectifie le nouveau rite conformément à la définition catholique du saint sacrifice de la messe* ([^27])*. *» Il est ainsi rappelé à tous, au troupeau et aux pasteurs, que le nouveau rite n'est pas conforme à la doctrine catholique. -- On prétend qu'il est désormais indispensable à certaines catégories modernes de prêtres et de laïcs d'avoir comme messe soi-disant dominicale une *messe-digest* expédiée à l'heure de l'apéritif le samedi soir ou le lundi à midi : nous n'entreprendrons pas de les en priver si leur conscience et le pape leur en donnent la permission. Mais nous réclamons qu'elle soit rectifiée conformément à la doctrine de la foi. Nous n'accepterons jamais de laisser prétendre *catholique* une messe dont le rite est *équivoque* au point d'être *polyvalent.* Nous réclamons la suppression de la polyvalence par la disparition de l'équivoque. L'obligation rétablie du canon romain authentique y suffirait peut-être : nous ne prétendons pas en juger. Nous ne sommes ni les auteurs, ni les utilisateurs, ni les défenseurs de la *messe-digest.* Ce n'est donc pas à nous d'inventer COMMENT ON POURRAIT LA CONFORMER à la définition catholique de la messe. Mais nous réclamons qu'elle soit rendue conforme, ou qu'elle disparaisse.
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La ligne Salleron est donc une ligne de conduite pour l'action publique ; elle se propose aux personnalités et aux groupements ayant dans la cité une autorité morale, une influence sociale, une dimension nationale ou régionale.
B. -- La ligne "Una Voce"
M. Éric de Saventhem, président de la FÉDÉRATION INTERNATIONALE « UNA VOCE », en a nettement exposé « les principes et l'action pratique » en ce qui concerne la messe ([^28]) :
-- Nous *luttons* pour la préservation de facto et de jure du Missel romain promulgué par saint Pie V.
-- Nous *tolérons,* en tant qu' « expérience », la nouvelle messe ordonnée par les décrets romains récents.
-- Nous *agissons* à tous les niveaux de la persuasion pour la *révision* sans délai des parties du nouvel Ordo et des ordonnances subséquentes qui représentent des dangers pour la foi du peuple et celle du célébrant.
-- Nous *demandons* que les résultats pastoraux de la liturgie réformée de la messe soient soumis à un examen critique permanent.
-- Nous *ne prétendons pas avoir l'autorité de décider* si le nouvel Ordo Missae est intrinsèquement hérétique, ou s'il encourage l'hérésie à un point tel que l'assistance à des messes « nouvelles » doive être déconseillée même quand il n'y a pas de doute sur l'orthodoxie du célébrant.
-- Nous *affirmons* que nous sommes non seulement libres mais obligés de *contester* la réforme liturgique partout où nous la trouvons teintée d'hérésie.
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La ligne « Una Voce » s'accorde très aisément avec la « ligne Salleron ».
Dans toutes les régions où les associations « Una Voce » ont, concernant la messe, « les principes et l'action pratique » exposés par Erie M. de Saventhem, nous recommandons de leur apporter aide et soutien.
C. -- La ligne limite\
selon le P. Calmel
A l'intention des prêtres qui ne croient pas pouvoir conserver intégralement le Missel romain, à l'intention des laïcs qui n'auraient à leur disposition aucune messe intégralement traditionnelle, le P. Calmel a proposé comme ligne de conduite de ne jamais transiger sur les *deux garanties objectives* qui sont absolument indispensables ; et d'y revenir immédiatement, pour les prêtres, ou pour les laïcs d'en exiger l'immédiat rétablissement, si elles avaient été abandonnées ([^29])
1\. -- Le canon romain en latin d'avant la constitution MISSALE ROMANUM (c'est-à-dire sans dialogue après la consécration).
2\. -- Le rite de communion traditionnel (c'est-à-dire de la main du prêtre et sur les lèvres).
Le P. Calmel n'a proposé ces *deux garanties objectives* que comme ultime limite : la dernière ligne à ne jamais franchir dans la voie des concessions (supposées) inévitables, le dernier rempart à ne jamais livrer. Il les propose aussi, et surtout, comme *la première étape* sur la voie du retour : « Les prêtres qui se sont ralliés au nouvel Ordo Missae peuvent *au moins* revenir *dès maintenant* aux deux garanties objectives indispensables... *Au moins cela, en attendant* de reprendre sans tarder l'Ordo entier de saint Pie V. »
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La « ligne limite » du P. Calmel est proposée aux consciences des prêtres et des fidèles comme l'exigence minimale : ceux qui l'acceptent comme telle en reçoivent ordinairement lumière et force pour ne pas s'en contenter.
D. -- La ligne du catéchisme
La messe est l'affaire de tous les catholiques. Ceux qui disent : *Nous n'y pouvons rien,* ceux qui disent : *Ce n'est pas notre affaire,* en réalité ils ne le croient pas vraiment, ils ne peuvent pas le croire, ils font semblant, ils se jouent la comédie. Car ils « vont à la messe ». Mais à laquelle ? Il y en a plusieurs maintenant, et *de plus en plus différentes.* Nous leurs avons déjà posé la question :
-- Pour choisir entre les différentes messes, *vous tirez au sort ?*
La messe est et demeure l'affaire de tous les catholiques, même de ceux qui voudraient s'en laver les mains en déclarant n'y rien pouvoir : ils peuvent *au moins* décider à quelle messe ils assistent le dimanche ; décider quel rite ils favorisent par leur présence, leur acceptation, leur participation. Que ce choix soit fait *en connaissance de cause,* cela est à la portée de chacun, cela relève du catéchisme, c'est un devoir pénible, mais certain.
Le Missel romain de S. Pie V correspond au catéchisme du Concile de Trente. Ne pourrait-on que cela, tout le monde le peut : *étudier et faire connaître ce que le catéchisme romain enseigne sur la messe catholique.*
\*\*\*
Les nouvelles messes sont celles des nouveaux catéchismes. Les nouveaux catéchismes sont ceux de la nouvelle religion. La nouvelle religion est celle de l'apostasie immanente : qui va jusqu'à falsifier l'Écriture dans les versions officielles qu'elle en proclame par son enseignement et par sa liturgie.
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Une *suspicion légitime et universelle* frappe les hiérarques équivoques ou prévaricateurs qui président activement ou passivement, mais enfin qui président à la révolution dans l'Église. De leur main, *aucune innovation* ne sera acceptée.
Jean Madiran.
#### Pour vérifier vos connaissances sur la messe catholique
Depuis le 1^er^ janvier 1970, l'épiscopat français impose donc une *fausse obligation :* celle de célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain traditionnel.
Mais cet épiscopat, dans sa nouvelle liturgie, fait proclamer comme parole de Dieu des mensonges et des blasphèmes : que *la volonté de Dieu est que, pour vivre saintement, chacun sache prendre femme !* Ce mensonge, ce blasphème a été, par ordre de l'épiscopat français, liturgiquement proclamé à toutes les messes nouvelles le 27 août 1971 : c'était la « première lecture » du « vendredi de la 21^e^ semaine ordinaire » pour les « années impaires » ([^30]). Et ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres.
Il n'y a *aucune obligation* de suivre cet épiscopat dans sa prévarication et son blasphème. Il y a, au contraire, une *obligation certaine* de ne pas l'y suivre. Son nouveau catéchisme, sa nouvelle liturgie contiennent d'évidentes falsifications de 1'Écriture sainte : ces falsifications, reconnaissables par tous, sont l'énorme et provocante signature de Satan inscrite au cœur du nouveau catéchisme et de la nouvelle liturgie. *Nul ne pourra prétendre qu'auront manqué les signes les plus manifestes et les plus décisifs.*
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Mais, cette constatation faite et bien faite, il ne faut pas s'en tenir là.
Il faut *s'instruire et s'éclairer* sur ce drame de la messe, qui est le plus grand drame de notre temps.
Il faut aider son prochain à s'instruire et à s'éclairer. Vérifiez premièrement si votre *arsenal sur la messe* est bien au complet. Et secondement, vérifiez si vous l'avez suffisamment *étudié.*
Voici la liste des publications de base qui composent votre arsenal sur la messe :
####### 1. -- Le saint sacrifice de la messe : numéro spécial de la revue « Itinéraires ».
Ce numéro rassemble les principales études sur le problème de la messe publiées en 1970 dans ITINÉRAIRES par le P. Calmel, l'abbé Raymond Dulac, le P. Guérard des Lauriers, Luce Quenette, Henri Charlier et Jean Madiran.
C'est un document historique sur *l'opposition* et sur *les raisons* de l'opposition à la nouvelle messe : il prouve que les pseudo-promulgations qui prétendaient rendre « obligatoire » une messe artificielle et équivoque *ont été rejetées comme arbitraires dès leur apparition.* Ce numéro rassemble les motifs que la revue ITINÉRAIRES a énoncés *dès le début* la nouvelle messe est celle du nouveau catéchisme, et le nouveau catéchisme est celui de la nouvelle religion.
En outre, ce numéro contient des *indications pratiques* détaillées :
1\. -- pour s'établir et se maintenir dans la possession légitime, paisible et habituelle, chaque dimanche, de *la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V ;*
2\. -- pour réapprendre le latin de la Vulgate et de la liturgie (dans le cas des adultes qui l'ont oublié ou qui ne l'ont jamais bien su) ;
3\. -- pour apprendre le latin aux enfants ;
4\. -- pour leur apprendre le grégorien.
Numéro 146 de septembre-octobre 1970.
236 pages : 11 f franco.
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####### 2. -- Le « Bref examen critique » présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci.
Tout le monde en a plus ou moins entendu parler, mais souvent sans en avoir le texte complet. En voici la traduction intégrale.
Nous y avons ajouté en annexe des extraits du *Catéchisme du Concile de Trente* et du *Catéchisme de S. Pie X* sur la messe et sur l'eucharistie.
Une brochure de 56 pages : 2 f franco.
####### 3. -- Déclarations sur la messe faites par le Père R. Th. Calmel, l'abbé Raymond Dulac, le Père Maurice Avril, le Père M. L. Guérard des Lauriers.
Le monument de la fidélité dans le clergé de France quatre prêtres français parlent pour tous les prêtres silencieux. C'est l'indispensable vade-mecum du catholique français.
Une brochure de 60 pages :
3 f franco.
####### 4. -- La nouvelle messe, par Louis Salleron.
Sur ce livre, Henri Rambaud a écrit dans le *Bulletin des Lettres,* numéro du 15 avril 1971 :
« *Véritablement un grand livre, le plus utile sans doute, avec* L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE *de Jean Madiran, pour comprendre ce qui divise aujourd'hui les chrétiens : c'est l'essence même de la foi qui est en jeu. *»
Nouvelles Éditions Latines, un volume de 192 pages : 15 f.
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####### 5. -- Le chant grégorien, par Henri et André Charlier.
Henri et André Charlier ne sont pas nés dans une famille chrétienne. Ils sont des baptisés de l'âge adulte. Ils sont venus *du monde moderne à la foi chrétienne :* contrairement à l'itinéraire de capitulation qui voudrait imposer aux catholiques de rétrograder *de la foi chrétienne au monde moderne.* Dans ce livre, Henri et André Charlier témoignent d'une chose capitale, qu'ils n'ont pas inventée, mais expérimentée ; et ils l'expliquent : une chose qui appartient à la tradition, à la sagesse, à la pédagogie de l'Église, et que dans l'Église on est en train de méconnaître et d'oublier. A savoir qu'*en matière d'éducation chrétienne, le grégorien est plus surnaturel, plus simple, plus universel, plus populaire que tout le reste.*
DOMINIQUE MARTIN MORIN
un volume de 158 pages : 20 f.
####### 6. -- L'assistance à la messe, par le Père R.-Th. Calmel, suivie de l'Apologie pour le canon romain.
Comment et pourquoi les nouvelles messes *ne respectent pas les conditions de l'obligation dominicale.*
Comment et pourquoi l'Église ne s'est jamais contentée de messes *simplement valides.*
En quoi consiste le minimum : les deux garanties *objectives* indispensables : 1. -- le canon romain latin d'avant 1969 ; 2. -- la communion de la main du prêtre et sur les lèvres.
Une brochure de 52 pages : 4 f franco.
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####### 7. -- La Bulle. « Quo primum » de S. Pie V promulguant le Missel romain.
Introduction (avec une brève histoire du Missel romain), traduction française intégrale ([^31]), notes et commentaires ([^32]) par l'abbé Raymond DULAC
Une brochure de 36 pages : 4 f franco.
####### 8. -- La communion dans la main.
État de la question. Reproduction intégrale des textes officiels. Leur commentaire détaillé par Jean Madiran : « *Le oui et le non y coexistent comme si l'on enregistrait avec impartialité les pensées opposées de deux papes concurrents. *»
Une brochure de 24 pages : 2 f franco.
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## CHRONIQUES
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### Philosophie des élections
par Louis Salleron
Nous sommes entrés dans une période électorale chargée : élection présidentielle aux États-Unis ; je ne sais quelles élections en Allemagne ; à l'approche du printemps prochain (en principe), élections législatives en France.
Ce qui m'intéresse dans ces élections, ce n'est pas elles-mêmes si je puis dire, ni leurs résultats, c'est leur philosophie.
Tout le monde libre est dominé par une philosophie, qui est sa « légitimité » commune : la philosophie démocratique.
Il faut bien distinguer la *philosophie* démocratique des *institutions* démocratiques.
Les institutions démocratiques dépendent de la philosophie *et de l'histoire.* Elles se caractérisent, en général, par trois traits : 1) la désignation des gouvernants par l'élection, 2) des droits reconnus à la minorité -- droits tels qu'en de prochaines élections la minorité puisse éventuellement devenir la majorité et nommer à son tour les dirigeants du pays, 3) des droits fondamentaux reconnus aux individus (protection judiciaire, liberté de s'associer, de s'exprimer, etc.).
C'est la philosophie *et l'histoire* qui ont dégagé ces formes institutionnelles de la légitimité démocratique. Mais la *philosophie* demeure première. On le voit clairement à la reconnaissance mutuelle du caractère démocratique qui se fait entre les divers pays.
Contrairement, en effet, à ce qu'on pense communément, le concept de légitimité est *international* avant d'être national.
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« Que fait ici le Droit public ? » disait Metternich à Talleyrand au Congrès de Vienne (Talleyrand émettant je ne sais quelle prétention au nom du Droit public). « Il fait, Monsieur, que vous y êtes », répondit Talleyrand.
Si le maréchal Ney avait arrêté « l'Ogre », comme il en avait le mandat, lors du « vol de l'Aigle », la France eût conservé la rive gauche du Rhin. Et si, après Waterloo, la France a pu s'en tirer sans trop de dommages, c'est parce que le principe de légitimité la sauva d'un diktat contre lequel elle eut été sans recours.
Le principe de légitimité, c'était alors la royauté. Il est devenu, au XIX^e^ siècle, la démocratie. C'est lui qui, en 1919 et en 1945, sauva l'Allemagne.
L'U.R.S.S. est la seule puissance qui, alors, ne joua pas le jeu démocratique. Elle annexa purement et simplement les pays baltes, asservit tous les pays de l'Europe de l'Est, se servit d'une tranche de Pologne en lui donnant en compensation une tranche d'Allemagne et coupa ce dernier pays en deux, créant la R.D.A.
L'U.R.S.S. put agir ainsi pour deux raisons : la première, qu'elle était la plus forte ; la seconde, qu'elle se proclamait démocratique et que les États-Unis la reconnaissaient telle. Les autres pays n'avaient qu'à s'incliner.
La *philosophie* démocratique l'emporte sur les *institutions démocratiques*. L'orthodoxie est décidée par les pays les plus orthodoxes et les plus forts.
C'est pourquoi les pays où les libertés concrètes sont, à peu près, celles des pays institutionnellement démocratiques ne sont pas réputés démocratiques s'ils ne confessent pas la philosophie démocratique.
L'Espagne et le Portugal ne sont pas des pays démocratiques. L'U.R S.S., l'Égypte, Cuba sont des pays démocratiques.
Cependant, deux grands pays sont aujourd'hui les deux pôles de la légitimité démocratique : les États-Unis et l'U.R.S.S. Tous deux professent la *philosophie* démocratique et tous deux sont *forts*.
Les pays du reste du monde seront donc investis de la *légitimité* (démocratique) selon qu'ils seront agréés par les États-Unis et l'U.R.S.S., *ou par l'un seulement* de ces deux pays.
C'est en ce point que nous sommes.
C'est en ce point que l'histoire est en train de virer.
Car *de plus en plus c'est l'investiture soviétique qui est l'investiture démocratique irrécusable.*
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Pourquoi ? Les raisons de cette évolution ne sont pas difficiles à analyser. Il me suffit ici de constater, le fait. Disons seulement que la vérité du nombre, qui s'est traduite pendant cent ans par une revendication *politique* de *liberté,* se traduit aujourd'hui (à cause de l'invasion du phénomène technico-économique) par une revendication *politico-sociale d'égalité.*
Le communisme est la légitimité politique du XX^e^ siècle. Bénéficiant de la liberté d'en face, il a pour lui d'être reconnu comme démocratique par ses adversaires -- qu'il condamne au nom de la vérité et à qui, dans son empire, il ne donne pas la parole.
*L'opinion publique* est le lien de la *légitimité simpliste*. Elle favorise donc le communisme. Aux États-Unis, sur le terrain privilégié du parti démocrate, McGovern l'a emporté. Ce n'est pas qu'il soit communiste au sens précis du mot, mais le « pas d'ennemi à gauche » a joué en sa faveur et, derrière lui, joue et jouera en faveur de toutes les forces, plus ou moins anarchiques, du crypto-communisme américain. Aux élections présidentielles, la peur d'une révolution profitera sans doute à Nixon. Mais à moyen ou long terme la bataille s'engagera.
En Allemagne, l'imbroglio des idées, des intérêts et des dangers (visibles aux frontières) permet de ne rien prévoir. Mais c'est un fait que le glissement vers l'U.R.S.S. s'accentue.
En France, un sentiment assez vif de la liberté fait redouter le communisme et, d'ici mars, on ne peut savoir ce qui se passera. Mais la faiblesse évidente du gaullisme est qu'à mesure que de Gaulle s'éloigne l'attraction de la légitimité communiste se fait plus forte.
De Gaulle a entendu incarner la légitimité dans sa propre personne. Sans dynastie, il ne peut perpétuer sa légitimité personnelle. Or à la Libération, ce n'est pas dans la main de l'amiral Auphan qu'il mit sa main, mais dans celle de Thorez. C'était indiquer l'orientation de la légitimité à venir, une légitimité que le grand dessein d'une Europe s'étendant de l'Oural à l'Atlantique ne pouvait que confirmer.
Le sens de l'Histoire n'est connu que quand le futur est devenu le passé. On ne peut donc savoir, à chaque instant, ce que sera demain. Les forces qui animent un pays sont nombreuses et il est impossible de les évaluer. Aussi bien les légitimités changent. La légitimité royaliste s'est muée en légitimité démocratique libérale, puis celle-ci en légitimité démocratique marxiste. Bien des signes annoncent que cette dernière, à son tour, a du plomb dans l'aile. Mais on n'en voit aucune poindre à l'horizon pour la remplacer.
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C'est plutôt un vouloir-vivre qu'on pressent contre le régime mortel du communisme. Mais il ne s'exprime en aucune doctrine de vérité.
Simone Weil, analysant notre défaite de 1940, disait qu'elle n'avait pas été la victoire de la vérité sur le mensonge, ni celle du mensonge sur la vérité, mais celle d'un mensonge cohérent sur un mensonge incohérent.
Pour l'instant le monde libre en général, et la France en particulier, vivent sous l'empire du mensonge incohérent. C'est donner trop de chances à la légitimité du mensonge cohérent dont le nom est « communisme ».
Louis Salleron.
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### Le "Progrès" en question
par Hugues Kéraly
Sans doute n'est-il guère besoin d'aligner longuement les chiffres et les graphiques pour faire voir que la société humaine dans son ensemble bénéficie, depuis surtout le début du XIX^e^ siècle, d'une formidable expansion matérielle démographique, technologique et économique. Mais -- voici la seconde évidence -- l'accumulation de tous ces « progrès (purement quantitatifs et sociologiques) ne va pas sans laisser derrière elle quelques redoutables écueils, à la mesure des phénomènes écrasants qui sont à l'origine de leur apparition surpopulation, chômage, crises industrielles ou monétaires, pollution en tous genres, etc.
La répétition et l'aggravation systématiques, en presque tous les points du globe, de ces maladies contemporaines n'inquiètent plus seulement aujourd'hui les professionnels de la « futurologie » ; elles préoccupent aussi (et c'est bien normal) certains de ceux qui doivent ou devraient être considérés comme plus directement responsables de l'avenir temporel des sociétés humaines -- chercheurs, hommes d'affaires ou hommes d'État. Les études, les articles, les débats se multiplient, et l'on parle chaque jour davantage -- pour ou contre -- d'un recours généralisé à des solutions de type « malthusien », appliquées à la fois aux populations les plus prolifiques de notre planète, et à ses ensembles économiques les plus prospères... Il y a loin certes de la coupe aux lèvres (surtout dans l'état actuel de la « concertation » internationale), mais puisque le mot revient à la mode sans qu'on prenne soin néanmoins de le définir, ne convient-il pas de se poser la question qu'est-ce exactement que le *malthusianisme ?*
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La réponse est dans un petit livre (79 pages) que Louis Salleron vient de publier aux éditions Hatier (Collection « Profil d'une œuvre », n° 204, 2^e^ trimestre 1972). Il s'agit d'une analyse critique complète de l'*Essai sur le principe de population* de Thomas Robert Malthus, pasteur et économiste anglais (1766-1834). L'œuvre de Malthus est aussi souvent invoquée que peu connue (pour elle-même). Il ne sera sans doute pas inutile de résumer ici préalablement, en quelques lignes, la thèse centrale et les conclusions de cet ouvrage.
Le « principe de population » énonce ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui une théorie générale de l'évolution démographique du globe, laquelle résulte d'après Malthus de l'opposition existant entre ces deux « lois naturelles » les plus générales de notre planète :
-- la « loi de la population », qui traduit la tendance naturelle de l'espèce humaine à s'accroître tous les vingt-cinq ans selon une progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16, etc.), dès lors qu'aucun obstacle ne vient s'y opposer ;
-- et la « loi des subsistances », qui exprime la tendance naturelle des produits de la terre à ne s'accroître dans le même temps que selon une progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, etc.).
« Des deux lois, explique Louis Salleron (p. 28), si elles sont seules face à face, c'est donc évidemment la seconde qui l'emporte, la première s'alignant *dans les faits* sur elle. » La terre ne saurait maintenir en vie plus d'habitants qu'elle n'est capable d'en nourrir : la misère et la famine pourvoient donc automatiquement à rétablir l'équilibre que l'homme n'aurait pas su respecter.
A cette théorie, que Malthus nous présente comme la simple constatation (scientifique) d'une réalité terrestre universelle et irréversible, correspond une thèse *positive* (d'ordre politique et moral), qui n'a pas manqué en son temps de faire scandale. Elle exprime la nouvelle attitude que Malthus, en conséquence de sa théorie, recommande instamment d'adopter envers les plus démunis : « Vous vous donnez bonne conscience en distribuant des aumônes aux pauvres, qui restent toujours pauvres et se multiplient en croupissant dans le vice et la misère. Et pour vous donner encore meilleure conscience, Vous faites miroiter aux yeux des pauvres un paradis futur, où règneront l'égalité et la vertu dans une société dont tout gouvernement sera banni. C'est se promener dans les rêves. (...) Alors soyez sérieux, attaquez le mal à la racine. *Apprenez aux pauvres à limiter leur progéniture.* Ils accèderont ainsi à l'aisance et à la culture. Pour vous convaincre que c'est la seule voie du salut, je vais vous rappeler la loi de fer quai règle la population : c'est celle qui subordonne la prolifération de l'espèce humaine à l'impossibilité de trouver de la nourriture pour soutenir cette croissance. »
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On voit ici que la solution des malheurs imposés aux familles pauvres par cette « loi de fer qui règle la population » ne réside pas pour Malthus dans la promulgation de lois générales d'assistance (*poor laws*) *--* lesquelles ne parviennent en fin de compte qu'à entretenir dans le vice et la misère le « surplus » de la société ; elle réside dans ce qu'il appelle la « contrainte morale » (*moral restraint*)*,* c'est-à-dire dans une limitation volontaire des naissances, obtenue, toujours selon la doctrine de Malthus, par les seuls moyens moraux du mariage tardif (vingt-huit ou trente ans), et de la continence jusqu'à ce dernier. D'une façon plus générale, « le malthusianisme est la doctrine selon laquelle la limitation des naissances est la condition de la prospérité générale, et, en conséquence, du bonheur des humains (la surpopulation engendrant la misère et, à la limite, la famine et la mort) ». (p. 4.)
Ces précisions sont nécessaires, parce qu'on désigne aujourd'hui couramment sous le nom de *malthusianisme* trois choses assez différentes : la doctrine (essentiellement morale) de Malthus ; des doctrines qui professent à la fois le danger de la surpopulation et celui de la surproduction (*malthusianisme économique*)*,* que Malthus lui-même n'avait point en vue ; enfin des politiques d'incitation à la limitation volontaire des naissances, obtenue par n'importe quels moyens -- y compris l'interruption légale de la grossesse ou la stérilisation définitive des couples, déjà proposées (imposées ?) par le pouvoir civil dans certaines populations du « Tiers-Monde »... De telles mesures eussent certes fait, blêmir d'indignation le vertueux pasteur protestant qu'était Thomas Robert Malthus, mais il faut bien reconnaître que sa doctrine avait sans le vouloir légèrement entrouvert la porte à la folie suicidaire de ces abominables théories sociologiques contemporaines abusivement désignées sous le nom de *néo-malthusianisme.*
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Sur le malthusianisme proprement dit, les critiques de Salleron sont -- il faut le reconnaître -- d'une extrême sévérité. Mais non sans raisons. *Scientifiquement,* la doctrine de Malthus ne repose en effet sur aucune base expérimentale solide. Il n'y a pas de « loi » permettant de décrire ou de prédire avec précision, par le calcul, l'évolution de la population mondiale : ce domaine, les experts aujourd'hui le savent bien, est celui de l'estimation (ou même de la supposition) raisonnable, bien plus que de l'infaillibilité des lois mathématiques, -- surtout lorsqu'il s'agit d'extrapoler à long terme et à l'échelle mondiale quelques observations partielles recueillies dans les parties du globe les mieux équipées en la matière ([^33])...
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D'autre part, il n'existe pas non plus de « loi » des subsistances. Malthus avait sans doute trouvé commode, pour les besoins de sa thèse, de mettre en parallèle la progression « arithmétique » des productions agricoles et la progression « géométrique » des populations. « Mais l'évolution historique a, ici, complètement démenti ses prévisions. Sans entrer dans le détail des statistiques difficiles à établir -- car qu'est-ce que le volume des « subsistances » à une époque donnée ? -- on doit globalement constater que ce sont les pays développés qui se trouvent aujourd'hui, États-Unis en tête, devant le problème de la surproduction agricole. Leur population active agricole a diminué dans des proportions gigantesques, de 80 % à 15, 10 ou 5 %. Là où un agriculteur nourrissait jadis une personne en sus de lui-même, il en nourrit aujourd'hui 10, 20 ou 30 (p. 42). » Il résulte de tout cela que le *principe* de population lui-même, en tant que théorie explicative de l'évolution démographique, ne présente aucune valeur scientifique digne d'être retenue.
*Moralement,* le malthusianisme proprement dit est sans doute hors de cause, ses seules ambitions ayant été de réduire le vice et de combattre la misère (rendus inévitables selon Malthus dans les sociétés en surpopulation) : « Tout lecteur équitable doit, je pense, reconnaître que l'objet pratique que l'auteur a eu en vue par-dessus tout, quelque erreur de jugement qu'il ait pu faire d'ailleurs, est d'améliorer le sort et d'augmenter le bonheur des classes inférieures de la société. » (Dernière phrase de l'*Essai*.)... Mais, comme le souligne plusieurs fois Louis Salleron, les héritiers et successeurs intellectuels de Malthus sont bien loin d'être demeurés fidèles aux préoccupations intégralement morales du pasteur anglais.
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La lutte contre l'immoralité issue de la misère ([^34]) n'entre plus du tout dans les visées du « néo-malthusianisme », qui ne s'inquiète désormais que du confort *matériel* de la société (Souverain Bien de l'anti-civilisation contemporaine), et ne retient de la doctrine de Malthus qu'une certaine *défiance à l'égard de la multiplication de la vie* (ou de la vie tout court), considérée comme un obstacle à la jouissance : « (...) Les écoles qui, après Malthus, se réclameront de lui auront tendance à opposer la richesse à la population et à développer ainsi les instincts d'égoïsme et de lucre. » « Enrichissez-vous ! » disait M. Guizot aux Français. Pour s'enrichir, le meilleur moyen était de *préférer l'épargne à l'enfant,* ce que les intéressés auraient compris tout seuls, mais ce qu'on les aidait à comprendre par une propagande permanente. » (p. 55.)
Le « néo-malthusianisme » contemporain constitue donc une trahison évidente et radicale de sa doctrine de référence ; trahison rendue néanmoins inévitable, selon Louis Salleron, par le seul critère pratique que Malthus en fin de compte lègue à ses contemporains : « la grande règle de l'utilité » (*Essai*, L. IV, ch. 10), où lui-même ne trouvait qu'une confirmation de ses nobles idées personnelles sur la bonté du Créateur et de la création. Car comment les philosophes et les sociologues modernes auraient-ils pu faire autrement que d'apprécier à leur manière, et avec les conséquences que l'on sait, l'*utilité* de l'anti-morale qu'ils proposent aux hommes d'aujourd'hui, au nom du prétendu Bonheur de l'Humanité ?
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Ces critiques pourront sembler sévères. Elles ne doivent pas, néanmoins faire oublier la puissante clairvoyance qui fut celle de Malthus lorsqu'il prit le parti de s'opposer, contre l'immense majorité de ses contemporains, aux théories trop résolument optimistes suscitées par la révolution industrielle ; et notamment à cette dangereuse tentation d'assimiler au progrès tout court -- au Bien commun -- la seule expansion technologique et matérielle des sociétés modernes : « Le XVIII^e^ siècle avait vu naître deux doctrines opposées, la notion d'un progrès culturel cumulatif, et la thèse de la détermination de la population par les subsistances. Malthus et certains de ses disciples retournèrent le second argument et en firent une thèse contre-révolutionnaire pour *détruire la croyance en l'idée qu'automatiquement l'homme du peuple sort bénéficiaire d'une révolution grâce au progrès technique* ou à quelque autre forme de progrès. » ([^35])
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La croyance pourtant que le progrès économique et social, et lui seul, rapproche chaque jour davantage du Bonheur absolu la « marche de l'Humanité », est loin d'être devenue aujourd'hui une croyance morte. Elle constitue même le dogme très solennel et constant de la « religion » désormais la plus prospère sur la surface du globe : le Matérialisme, qui n'est pas seulement à l'œuvre dans les propos des philosophes et des savants, mais dans un nombre sans cesse croissant de foyers, d'écoles et de cités. L'Église, on le sait, n'a cessé de dénoncer les multiples méfaits (aussi bien spirituels que temporels) de ce phénomène généralisé de « désacralisation » de l'homme et de la vie, suivie en cela par tous ceux qui aspiraient encore ici-bas à quelque spiritualité ; par tous ceux qui se refusent à limiter à la jouissance des seuls biens matériels la *qualité* profonde de la vie humaine... Quelques rares hommes politiques s'en inquiètent parfois ouvertement, qui renoncent bien vite à en tirer (professionnellement) les conclusions utiles. Un chef d'État de la péninsule ibérique, cependant, a consacré activement toute sa vie à ce combat, et fut tenu jusqu'à sa mort dans l'exécration la plus totale par la grande presse de nos pays. Mais dans l'ensemble, il nous faut bien le constater, le cri d'alarme reste malheureusement beaucoup trop *extérieur* au système social lui-même, qui place le profit et la jouissance au sommet des valeurs de la vie.
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Une exception toutefois vient récemment de se faire connaître au public français, par la publication chez Fayard d'une importante étude politico-économique ([^36]) : le Club de Rome, qui regroupe un assez grand nombre de personnalités de la vie politique, économique ou scientifique de presque tous les grands pays du monde, -- réunies (à partir évidemment de considérations diverses) par cette préoccupation commune : *comment orienter la croissance dans le sens de la qualité de la vie ?...* La question est loin de pouvoir passer pour nouvelle ; elle est même au centre de toutes les recherches de philosophie sociale ou d'économie politique dignes de ce nom. Mais c'est la première fois à notre connaissance qu'une réunion aussi importante d'hommes « de progrès » (ou désignés comme tels) vient à la poser publiquement. Et cela mérite d'être relevé : il n'est pas toujours facile de marcher à contre-courant, lorsqu'on reste soi-même à ce point responsable, et bénéficiaire ; du système de valeurs mis en accusation.
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Aussi la partie la plus intéressante, la plus courageusement « réactionnaire » du livre publié sous le titre *Halte à la croissance ?* est-elle certainement la présentation du Club de Rome lui-même, réalisée sous forme d'interviews par Jeannine Delaunay. Cette présentation tient lieu en quelque sorte d'exposé des motifs au rapport Meadows, du M.I.T., chacun s'exprimant ici selon le point de vue qui lui est propre. En voici quelques exemples :
• *Aurelico Peccei* (homme d'affaires italien, fondateur du Club de Rome en avril 1968) : « Pouvoir communiquer demande deux ou trois choses : une certaine reconnaissance de valeurs communes, entre ceux qui échangent des idées, des informations ; une possibilité créatrice, il faut produire des éléments à communiquer ; et enfin je crois que les gens doivent savoir, peut-être pas clairement, mais au moins dans leur subconscient, où ils veulent aller, ce qu'ils veulent faire, ce qu'ils veulent être, quelle est leur nature, quel est leur bonheur, leur vision de la vie, etc. Or nous nous obstinons à créer des moyens de communication qui restent sans contenu -- ayant perdu ces trois choses maintenant. » (p. 55)
*• Le même *: « C'est une corruption inhérente à notre progrès : on s'est efforcé d'adapter la méthode scientifique, celle des sciences exactes, aux sciences humaines et morales, ce faisant on les a asservies. Comme si les sciences physiques étaient le point de repère, comme si tout devait se ranger sous leur drapeau ([^37])... Les sciences de l'âme, de la conscience, de l'esprit, de la vie en commun, de l'humain, les arts doivent reprendre, et reprendre avec leurs propres moyens, leurs propres buts, leurs propres méthodes, leurs propres possibilités. S'il y avait dans mon esprit une hiérarchie des sciences, si on devait les assujettir les unes aux autres, ce seraient les sciences physiques qui seraient servantes des sciences morales ([^38]). » (p. 57)
• *Édouard Pestel* (membre du Deutsche Forschung Gemeinschaft, le C.N.R.S. allemand) : « Il faudrait rendre la prééminence au non-matériel et (...) créer un changement dans l'échelle des valeurs sociales, où l'important ne serait plus de consommer, posséder, mais où les valeurs immatérielles, les connaissances, les qualités personnelles, l'épanouissement auraient plus de poids que les gadgets technologiques. » (p. 86 et sqq.)
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*• Saburo Okita* (conseiller du Gouvernement japonais) : « Nous réalisons chez nous de plusieurs façons et de plus en plus nettement, de plus en plus brutalement, qu'il y a des limites à la croissance continue. (...) L'expansion du P.N.B. ([^39]) n'est pas suffisante ; il est nécessaire de déterminer dans quelle direction doit aller le progrès. Le problème n'est plus uniquement économique (...). S'il y a une limite à la croissance, il semble que doive exister, aussi, une limite à la possibilité de consommer, au confort, au niveau de vie. » (p. 96 et sqq.)
*• Le Club de Rome* (dans la présentation du rapport sur les limites de la croissance) : « Nous percevons que chaque pas en avant de notre société technologique rend l'homme plus faible en même temps que plus puissant, chaque nouvelle conquête sur la nature se révèle être également un pouvoir sur l'homme (...). La technologie a augmenté et étendu grandement le pouvoir matériel de l'homme, mais semble n'avoir en rien contribué à améliorer, sa logique et sa sagesse. » (p. 137 sq.)
Comme on le voit, ces propos ne sont pas à proprement parler ceux de « technocrates » ([^40]), mais bien de chercheurs, d'hommes d'affaires, d'hommes politiques, tous engagés dans la vie active, et dont les origines et les formations sont naturellement très diverses ; en cherchant bien, on pourra même découvrir parmi eux l'inévitable marxiste de service ([^41])... Mais, à cette exception près, les préoccupations du groupe sont dans l'ensemble d'une assez bonne tenue, je dirais même d'une certaine élévation de vues. Aurelio Peccei l'a dit : leur cause est celle du *bien commun ;* et ce n'est point un philosophe ou un docteur, mais un homme d'action, et même d' « affaires », qui parle ainsi au nom de ses *alter ego :* on peut les en féliciter doublement. Ils se trompent peut-être et se tromperont sans doute encore sur les moyens à mettre en œuvre, mais non point croyons-nous sur la direction et la finalité générale de leur entreprise : mettre un terme à la croissance *pour la croissance*, sans autre but qu'elle-même. Chaque homme, disent-ils, doit d'abord « sonder ses valeurs et ses fins tout autant que ce monde qu'il aspire à changer » (*Commentaires*, p. 299).
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Il doit estimer et comprendre ses « besoins réels », l'appareil technologique -- si brillant soit-il -- n'étant jamais qu'un moyen au service de sa pleine réalisation humaine : matérielle *et* spirituelle, sociale *et* individuelle, psychologique *et* morale. Pouvait-on mieux définir le véritable problème soulevé par l'expansion et l'accélération continues du phénomène industriel ?
En conséquence, déclarent-ils : « *Pas d'opposition aveugle au progrès, mais une opposition au progrès aveugle *» (Rapport Meadows, p. 259). La formule semble tout à fait digne d'être retenue. Et elle le sera peut-être, n'étant point de nous, obscur apprenti philosophe, mais d'un des groupes de recherche les plus en vue parmi les très distingués chercheurs et techniciens du désormais célèbre Massachusetts Institue of Technology -- United States of America ([^42]).
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Il nous faut maintenant dire un mot de la partie plus « technique » de l'ouvrage publié sous la responsabilité du Club de Rome. L'équipe du M.I.T. y livre les résultats d'une enquête suggérée en 1970 par Aurelio Peccei : 144 pages serrées de données techniques et de tableaux fournis par l'ordinateur, dont -- vu l'enjeu -- nous avons cru ne pas devoir omettre une seule ligne... Voici ce qui était demandé aux chercheurs américains : étudier et définir, avec toute la précision autorisée par les dernières techniques de la recherche « écologique », les *perspectives* d'avenir que laisse entrevoir à l'échelle mondiale la courbe actuelle du développement économique. Le M.I.T. se mit donc immédiatement au travail, pour ne retenir finalement que cinq éléments d'analyse ; ceux-ci devraient constituer les cinq niveaux complémentaires d'un « modèle global de simulation », destiné à prévoir dans toutes les hypothèses possibles le comportement de l' « éco-système » mondial, et ce pour les 128 années à venir (jusqu'en l'an 2100, par conséquent). Ces cinq éléments sont les suivants :
1\. l'accélération de toutes les formes de production industrielle ;
2\. le taux global de l'expansion démographique ;
3\. la très large étendue de la malnutrition ;
4\. l'épuisement prévisible des ressources naturelles de la planète ;
5\. la dégradation grandissante de l'environnement (pollution).
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L'étude (à grand renfort de courbes et de graphiques brièvement commentés) de l'évolution de ces cinq facteurs dans leur dépendance mutuelle présente -- on l'aura deviné -- de considérables difficultés d'approche et de traitement statistique ; difficultés que vient encore alourdir l'impérieuse nécessité de multiplier les hypothèses de travail sur l'évolution de chacun des cas retenus. En effet, il ne s'agit pas seulement ici de constater une situation donnée ; il s'agit de définir à partir de ces données le comportement *supposé* du système, compte tenu de toutes les modifications qui peuvent intervenir dans ses variables... Mais si l'approche est longue, les conclusions d'ensemble du Rapport sont, quant à elles, aussi brèves qu'apocalyptiques : ou bien l'humanité renonce avant dix ans à *toute forme d'expansion industrielle et démographique* (cause -- d'après les calculs de l'ordinateur -- de la pollution, de la malnutrition et surtout de l'épuisement des ressources naturelles), ou bien elle accepte de voir l' « éco-système » tout entier s'écrouler à brève échéance dans l'asphyxie, la famine et la misère généralisées ! Et même selon la meilleure des séries d'hypothèses retenues par les chercheurs du M.I.T., il nous resterait aujourd'hui à peine vingt ou trente ans pour réagir, ou cent pour disparaître à jamais de la surface de la terre... Dans le cas donc où rien ne viendrait à être modifié dans la situation actuelle, l'an 2000 sonnerait en quelque sorte pour l'espèce humaine le commencement de la fin. *Sic transit,* etc.
On comprend que ce « Rapport sur les limites de la croissance » ne soit pas passé totalement inaperçu. N'est-ce pas l'inévitable (et inimitable) M. Sicco Mansholt qui adressait à ce propos le 9 février dernier au président de la Commission des communautés européennes une lettre plus qu'alarmante -- déclarant notamment que la survie de l'Europe passait (désormais) à ses yeux par : « un net recul du bien-être matériel », « une économie de pénurie », et même « un taux de croissance zéro » ? On ne saurait se montrer plus draconien, dans la préparation du grand sauvetage final -- si même il s'agit encore de mesures préventives...
Un autre type de réaction au « Rapport sur les limites de la croissance » figure dans un article du magazine *Match* (29 juillet 1972), intitulé : *Faut-il stopper la société de consommation ?* D'après cet article, il n'existerait pas une mais *deux* solutions au problème démographique : faire immédiatement obstacle à toute forme de croissance (démographique *et* industrielle), ou au contraire abandonner à elle-même la croissance démographique, mais en accélérant par tous les moyens imaginables l'industrialisation des pays économiquement les moins favorisés.
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Car « chaque fois que dans un pays le niveau de vie s'est élevé, on a constaté une baisse du taux de natalité. Loin d'être l'institution d'une économie de pénurie, le remède serait au contraire la poursuite de l'expansion. Seule la croissance peut payer le prix de ce que coûte la croissance. » (p. 46)
Sombres perspectives... Car la première solution est évidemment épouvantable, qui suggère tranquillement comme remède à tous nos maux une sorte de *stérilisation* quasi-définitive du genre humain, et de toutes ses activités productrices. Mais la seconde ne serait-elle pas plus atroce encore, qui répond à un danger temporel peut-être soluble (la surpopulation) par la propagation volontaire et systématique d'une véritable *catastrophe* spirituelle (du moins à nos yeux) : l'extension de notre propre « philosophie de l'existence », autrement dit du matérialisme presque intégral de nos sociétés occidentales à toutes les populations dites du « Tiers-Monde » ? Entre deux maux d'une pareille envergure, jamais il ne saurait pour nous être question de choisir. Ce serait pécher gravement contre l'espérance, je veux dire faire offense à la nature -- au Créateur.
De toutes façons, ce n'est pas *Match* qui nous aidera à y voir clair dans les dilemmes du monde contemporain.
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Alors, qu'en penser ? La réponse n'est pas simple, car la théorie et la pratique font plutôt mauvais ménage en matière de calcul prévisionnel et d' « écologie ».
En *théorie,* il n'y a apparemment aucune raison pour refuser l'hypothèse selon laquelle -- notre planète constituant un univers *fini* (puisque créé) -- il doit nécessairement exister quelque limite *naturelle* à l'expansion des activités productrices du genre humain. Admettons également que les deux facteurs d'expansion principalement mis en cause par le M.I.T. (l'expansion démographique et l'expansion industrielle) suivent actuellement, et continueront probablement de suivre pendant les années à venir, une courbe de croissance à caractère « exponentiel » (c'est-à-dire selon une progression géométrique comme 2, 4, 8, 16, 32, 64, etc.). On voit mal en effet comment un ensemble fini (la terre) pourrait éternellement continuer d'entretenir par ses seules ressources une croissance ininterrompue, et dont le temps de doublement quantitatif (en valeur absolue) ne fait que se resserrer... Ainsi le nénuphar qui, doublant sa surface tous les jours, ne serait arrêté par rien en cette progression, finit-il évidemment par envahir quelque jour toute la surface de l'étang et y rendre par conséquent impossible toute forme de vie aquatique. Pourtant, la veille de cette véritable catastrophe naturelle, il n'en couvrait encore que la moitié.
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Mais la comparaison a ses limites, et dès lors qu'il s'agit d'établir *pratiquement* (donc quantitativement) le seuil supérieur de tolérance de l'expansion industrielle ou démographique dans l' « éco-système » mondial, aucun calcul ne peut prétendre définir pour l'avenir une quelconque vérité *mathématique.* La vie de notre planète ne se réduit pas, c'est trop clair, à un simple réseau de structures et de relations quantitativement définies (du moins dans l'état actuel de nos connaissances).
Il ne saurait donc être question ici, à proprement parler, de *prévisions,* mais de simples *projections :* sortes d'extrapolations purement théoriques (et hypothétiques) des lignes les plus générales d'un ensemble donné -- sur la base des seuls facteurs actuellement connus. De telles extrapolations ne sont pas, par nature, appelées à se réaliser à la lettre -- mais seulement à indiquer une *tendance* (un « trend »), dont il faudra naturellement tenir compte si l'on veut éviter les catastrophes... Les chercheurs du M.I.T. ont d'ailleurs pris soin quelque part d'en avertir le lecteur, mais il ne semble pas qu'ils se soient eux-mêmes suffisamment préoccupés de cette importante restriction, dans les conclusions générales de leur étude : la portée de celles-ci en vient donc à dépasser nettement celle des prémisses -- comme il en va pour tous les sophismes, depuis toujours, et dans tous les domaines.
Un exemple : *l'épuisement des ressources naturelles de la planète* (cause principale, avec la pollution, de la rupture d'équilibre du système, selon tous les calculs du M.I.T.). D'après les chercheurs américains, à supposer que l'accélération de la production industrielle mondiale se maintienne au rythme actuellement connu, les réserves globales de charbon découvertes à ce jour seraient épuisées en cent onze années, celles de fer en quatre-vingt-treize années, celles de pétrole en cinquante-trois années et celles de gaz naturel en vingt-deux années -- pour se limiter aux ressources les plus vitales de l'économie moderne (Rapport Meadows, p. 174). Et même en supposant l'existence de réserves globales cinq fois plus élevées, les délais d'épuisement ne seraient respectivement que de 150, 173, 96 et 49 années (indices exponentiels optimisés). Voilà qui semble en effet fort alarmant. Cependant :
1°) Qu'est-ce qui autorise les chercheurs du M.I.T. à considérer comme acquis le prolongement de l'actuel taux d'expansion industrielle dans les années ou même les siècles à venir ? On sait bien que l'allure tout à fait excessive d'une telle croissance provient (principalement) aujourd'hui de l'*inflation* monétaire ;
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or celle-ci n'est aucunement une conséquence « nécessaire » du phénomène industriel lui-même, mais bien plutôt l'aboutissement (malheureux mais récent, et non pas éternel) de l'abandon presque général du *réalisme monétaire :* nous renvoyons sur ce problème aux vues plusieurs fois développées par Louis Salleron ([^43]). L'éventualité d'un retour partiel et progressif ([^44]) à une plus grande stabilité des valeurs aurait donc pu tout aussi bien être retenue, à titre d'hypothèse complémentaire, par l'équipe du M.I.T. Il n'en a rien été.
2°) Pourquoi multiplier par *cinq,* plutôt que par cinquante, cinq mille ou cinq milliards les ressources naturelles de la terre « actuellement connues » ? Que savons-nous au juste des ressources globales *réelles* de notre planète ? Bien peu de choses, au dire des chimistes, des biologistes et des géologues eux-mêmes. La mise en œuvre des premières techniques d'investigation scientifique des sols est un phénomène véritablement trop récent pour que des conclusions définitives puissent être tirées des ressources « actuellement connues », voire même supposées. D'autre part, la domestication de nouvelles ressources énergétiques naturelles est depuis longtemps à l'étude dans les laboratoires : énergie solaire ([^45]), nucléaire ([^46]), atmosphérique ([^47]), etc.
Il y a là non pas une, mais plusieurs séries d'hypothèses supplémentaires dont le M.I.T. aurait pu tenir compte avec autant de vraisemblance -- si ces dernières n'avaient risqué de remettre sérieusement en cause la grande hypothèse implicite qui domine en fin de compte toute l'étude : *à quand la fin de notre monde, si ce monde continue à vivre, c'est-à-dire à croître et à consommer ?...* Curieusement (?), l'équipe du M.I.T. semble se donner ici les mêmes larges facilités intellectuelles que Malthus, cherchant à démontrer à ses contemporains la nécessité du « principe de population » (contradiction entre les deux « lois naturelles » de la prolifération des espèces et des subsistances).
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On nous permettra donc de marquer exactement la même méfiance à l'égard des conclusions fournies par les chercheurs américains, d'ailleurs semblablement alarmistes.
Autre exemple : *l'expansion démographique.* Selon l'équipe du M.I.T., il n'y aurait, en tout état de cause, qu'UNE solution aux (multiples) problèmes soulevés par le caractère exponentiel de la croissance du genre humain : le retour (?) à l' « état d'équilibre » -- autrement dit à un taux global de natalité qui équilibre exactement le taux global de mortalité, celui-ci étant d'ailleurs appelé à diminuer progressivement grâce aux progrès conjugués de la biologie, de la génétique et de la recherche médicale : « (...) Nous demandons que le nombre de bébés à naître au cours d'une année donnée ne soit pas supérieur au nombre de morts prévisibles pour la même année. Les actions des boucles positive et négative se trouvent rigoureusement équilibrées. Lorsque l'amélioration de l'alimentation et de l'hygiène entraînent une réduction supplémentaire de la mortalité, il faut encore baisser d'autant le taux de natalité. » (Rapport Meadows, p. 264.) Rien que cela ! N'est-ce pas tout simplement puéril ?
Mais voici les chiffres ([^48]) qui sont à l'origine de cette stupéfiante recommandation (en millions d'habitants) : ([^49])
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1970 2000 2070
France 50 64 ou 57 134 ou 61
Grande-Bretagne 56 67 ou 61 129 ou 64
URSS 243 315 ou 298 454 ou 315
États-Unis 204 266 ou 248 420 ou 270
Japon 104 129 ou 128 136 ou 132
Maroc 16 51 ou 26 1505 ou 35
Égypte 33 90 ou 52 1237 ou 67
Brésil 93 266 ou 154 3503 ou 197
Mexique 50 151 ou 85 2232 ou 110
Inde 576 1590 ou 921 25418 ou 1214
Indonésie 120 294 ou 176 4506 ou 236
Chine 750 1748 ou 1100 20850 ou 1440
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Plusieurs remarques s'imposent :
1\. Tout d'abord, il n'est pas besoin d'être grand-clerc pour avancer que -- par exemple -- l'hypothèse selon laquelle le Maroc compterait, en l'an 2070, 1505 ou 35 millions d'habitants n'a guère de chances de se réaliser. La réalité, plus probablement, aura à se situer quelque part entre ces deux bornes (sans qu'il soit néanmoins possible de préciser laquelle risque de s'en rapprocher davantage). La seule conclusion qui puisse donc, raisonnablement, être tirée de tels calculs est la suivante : *dans certains pays,* comme le Maroc, le Brésil, l'Inde, la Chine, etc., un prolongement ininterrompu (durant le siècle à venir) du taux actuel de natalité aurait toutes chances de déboucher sur de redoutables et sans doute même insolubles problèmes. Mais tout ceci reste au conditionnel : c'est une « indication de tendance », ce n'est point du tout une réalité.
2\. Si la fécondité de certains pays semble ne pouvoir être indéfiniment prolongée sans risques graves de crises et de famines, l'hypothèse d'une stabilisation de la population mondiale vers 1980-1985 est, quant à elle, tout à fait invraisemblable -- à moins de catastrophe universelle, ou génocide scientifiquement organisé... Et d'ailleurs, pour l'avenir économique immédiat de nombreuses nations (la France est de celles-là), la substitution du simple taux de remplacement au taux de natalité actuellement connu serait loin de constituer un facteur favorable -- fût-ce vis-à-vis de l'équilibre général du « système ». Dans l'hypothèse d'une mise en application générale des recommandations pratiques du Club de Rome, voilà qui représenterait un second « problème » (le nôtre, d'ailleurs).
3\. Enfin, ce qui ressort le plus clairement de tous ces chiffres est que -- dans les deux hypothèses limites retenues -- le gouffre séparant les pays dits « développés » des pays dits « en voie de développement » ne fait que s'accentuer. Voilà si l'on veut un troisième type de « problème ».
Il suit de tout cela qu'il n'existe pas aujourd'hui en vérité UN, mais bien DES problèmes démographiques ; et que par conséquent leur solution ne saurait pour l'heure être étudiée, et apportée aux populations, par le biais d'un quelconque organisme supranational. Les chercheurs du M.I.T. n'ont d'ailleurs jamais prétendu faire servir leurs calculs à des recommandations directement politiques...
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Comme l'explique Hugo Thiemann ([^50]) : « Avant tout ils gardent une grande modestie ; et ne cherchent pas dès le départ à se lancer dans un modèle dynamique pour l'avenir ; ils veulent d'abord tenter de comprendre *ce qu'est cette boîte qu'est le monde d'aujourd'hui ;* ils ne veulent pas savoir ce qu'elle deviendra plus tard mais seulement voir la réalité actuelle, et s'il est possible d'en prendre conscience, etc. » (p. 79.)
Sans doute. Mais l'univers humain n'est pas une « boîte », n'en déplaise aux ordinateurs américains. Et Aurelio Peccei, qui s'élève si bien contre l'application abusive des procédures de l'abstraction mathématique au domaine des sciences humaines et sociales ([^51]), aurait dû veiller personnellement à ce qu'*une interprétation trop exclusivement quantitative* des problèmes mis en cause par toutes les formes modernes de l'expansion ne vienne pas fausser à plusieurs reprises les perspectives d'avenir -- comme nous croyons avoir montré que c'était le cas pour l'étude du M.I.T. Le Club de Rome finit d'ailleurs par le reconnaître lui-même, lorsqu'il évoque à juste titre dans ses *Commentaires* « l'orientation strictement matérialiste donnée au modèle » (p. 291).
\*\*\*
En concluant aussi catégoriquement, à partir de données à la fois si minces et éminemment complexes, sur l'avenir de ce qu'il appelle assez pompeusement l' « éco-système mondial », le « Rapport Meadows » a certainement dépassé les limites fixées au départ par ses instigateurs. Son principal mérite reste toutefois d'avoir dressé, pour certains aspects du présent, le constat le plus complet et le plus impitoyablement critique qu'autorisaient les techniques de la recherche contemporaine -- et ce à chacun des cinq niveaux retenus : industrialisation, démographie, agriculture, ressources naturelles et pollutions. Vue l'interaction étroite et infiniment complexe des cinq facteurs analysés, la tâche est loin d'être minime, et devra compter pour l'avenir.
Ce n'est pas rien non plus d'avoir établi, de façon semble-t-il scientifique, qu'il existe nécessairement quelques limites impératives, *absolues,* à bien des domaines de l'expansion industrielle et technologique, *parce qu'une telle expansion laisse en suspens des problèmes qui -- eux --* N'ONT PAS *de solution technique...* Le progrès technique en effet -- s'il peut quelque chose pour prévenir certaines des crises économiques qui nous menacent ([^52]) -- ne peut pas tout.
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Et en premier lieu il ne peut pas ressusciter ce qui, dans la nature naturelle (l'environnement), aura été définitivement détruit. Il ne peut pas faire par exemple que la truite (notamment saumonée) survive à un accroissement du taux de D.D.T. ([^53]) dans l'eau de nos rivières.
Ni que l'industrie baleinière survive à la baleine, comme on continue encore aujourd'hui à le vouloir ridiculement : « Pour maintenir et accroître le tonnage d'huile chaque année, on a mis en œuvre des bateaux de plus fort tonnage, plus rapides et dotés de moyens de traitement plus productifs. En conséquence, il a fallu pourchasser et capturer en nombre croissant les baleinoptères dont le rendement en huile était inférieur. Cette seconde espèce puis une troisième étant en voie de disparition, les baleiniers en sont maintenant réduits à chasser le cachalot. C'est l'ultime folie. » (Rapport Meadows, p. 257.)
\*\*\*
Mais voici enfin l'essentiel, autrement dit les conclusions d'ensemble de l'ouvrage.
Dans les *Commentaires* qui font suite au Rapport Meadows, le Club de Rome aborde en effet en quelques pages (bien courtes, malheureusement) la délicate question des débouchés économiques et politiques de l'étude réalisée à sa demande -- pour affirmer notamment : « *Nous espérons que la connaissance du fonctionnement du système conduira à la maîtrise de ses divers éléments. *» (p. 295.) Et encore ceci : « *Nous affirmons* (*...*) *qu'une stratégie à l'échelle mondiale doit être mise au point pour attaquer tous les problèmes essentiels. *» (Id.)
Admirons au passage la contradiction manifeste : si la « connaissance » suffit vraiment à la « maîtrise », qu'est-il donc besoin de se concerter au sommet ? Que chaque gouvernement s'informe du Rapport, et agisse en « connaissance » de cause... ! Mais non. Les conclusions des derniers ordinateurs du glorieux M.I.T. restent manifestement insuffisantes à persuader les chefs d'État (et les populations) d'un monde qui pourtant ne cesse de crier sa foi au Progrès. Preuve donc, si besoin était, que le problème est loin d'être seulement d'ordre rationnel et scientifique, que la « connaissance » seule ne suffira jamais...
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Le Club de Rome n'en est-il pas lui-même assez conscient, lorsqu'il ajoute un peu plus loin : « *La réalisation, à l'échelle mondiale, d'un harmonieux équilibre aux plans écologique, sociologique et économique, doit être une aventure collective fondée sur une foi commune et cela pour le plus grand bien de tous *» (p. 297) ? Voilà tout autre chose, apparemment, que des recommandations d'économie politique.
Mais ici, c'est clair, nous nageons en pleine utopie : la « foi » qui pousse les hommes à l' « aventure » au nom du « plus grand bien » n'est pas tout à fait une nouveauté, une géniale suggestion prévisionnelle du M.I.T. C'est une réalité bien vivante, multiple et éternelle dans la vie des hommes, depuis que l'humanité existe. Et cette réalité, nous le savons bien, ne s'est jamais nourrie aux sources des nécessités « écologiques », « sociologiques » ou « économiques » d'une sorte de survie organisée à l'échelle mondiale -- mais au cœur même de la condition humaine, de la *vie* humaine tout court, qui aspire aussi et même d'abord à de tout autres valeurs. Quitte à en mourir plus vite. Et quitte à vivre moins confortablement.
Quant à cette « stratégie à l'échelle mondiale » que préconise le Club de Rome, elle ne constituerait pas dans le monde d'aujourd'hui ce qu'on pourrait appeler une solution « technique », mais une prise de position et un principe d'action *politiques* à peine déguisés. Car qui dit « *plan unique *» suppose « *parti unique *», et donc SOCIALISATION systématique et universelle de toute la surface du globe -- ou si l'on préfère totalitarisme absolu. Cela n'est pas dit par le Club de Rome, mais (pensons-nous) très directement impliqué par l'ensemble de ses conclusions. Le fait a d'ailleurs bien été remarqué, dans un débat télévisé du mois de juillet dernier, par M. Ambroise Roux : « Il est vrai que si nous devons sombrer dans le rationnement total, le socialisme en a une telle habitude que le capitalisme sur ce point rendrait son tablier. » ([^54])
Une fois de plus (mais peut-être ici sans en avoir pris clairement conscience), on ne souligne donc les maux inhérents ou consécutifs au libéralisme économique que pour mieux présenter comme *inévitable* le passage au socialisme du monde moderne : chanson connue, si j'ose dire... Mais peut-on vraiment en plaisanter ? Car si la critique du libéralisme économique (ou du moins une partie non négligeable de cette critique) est absolument fondée ([^55]), le socialisme mène à des situations infiniment plus abominables que lui : au communisme « intrinsèquement pervers », dit l'enseignement pontifical. L'histoire proche, l'actualité présente et à défaut la simple raison raisonnante nous renseignent assez là-dessus.
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D'ailleurs le choix n'est pas limité, nous le savons bien, à cette étouffante alternative du libéralisme effréné ou du socialisme despotique et planificateur. C'est le propre du monde moderne et de ses misérables sophismes de prétendre nous y réduire définitivement, et de prôner mensongèrement comme désormais acquise l'extension à l'univers entier d'une prétendue solution socialiste adoucie et perfectionnée ([^56]) ; c'est-à-dire -- encore une fois -- d'apporter aux maux terribles que l'on prétend constater des remèdes en réalité mille fois *pires* que ces maux, même quand ceux-ci sont bien « réels ». L'histoire de France depuis 1789, impartialement rapportée, en fournirait certainement une assez bonne illustration.
Mais non. Tout va très bien, et dans le meilleur des mondes passé glorieux, présent rassurant et avenir enchanteur, pour l'homme émancipé du XX^e^ siècle -- et c'est nous qui passons pour de mauvais prophètes... Le mensonge continue. Il trouve même aujourd'hui à se renforcer de la caution éminemment « scientifique », mais probablement involontaire, d'une des plus grandes universités américaines. Et de l'atroce caution morale (mais est-il besoin de le rajouter ?), tout à fait consciente et volontaire celle-là, de la quasi-unanimité des évêques de France ou d'ailleurs -- qui est bien la pire trahison.
\*\*\*
On devrait l'avoir compris depuis longtemps. Le problème soulevé par l'expansion du monde moderne, sous toutes ses formes, n'est pas seulement démographique ou économique (autrement dit purement quantitatif et technologique). Il est directement, et profondément, *politique.* Or la politique -- les saints, les philosophes et les poètes n'ont guère eu besoin d'ordinateurs pour le découvrir --, la politique ne saurait prétendre à rien de bon ni de durable si elle n'est implicitement soutenue par une (authentique) *métaphysique,* je veux dire par une conception générale et raisonnable de l'univers, de l'homme, de ses besoins réels, de sa nature et de sa finalité : en d'autres termes, par une définition de ce qu'est la véritable « qualité » de notre vie humaine. « Le problème démographique, écrit Louis Salleron, c'est, en première approche, dans une société organisée, un problème économique.
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Puis c'est, sous des formes multiples, un problème institutionnel et moral. Au terme, *c'est le problème même de la vie. *» (*Op. cit.,* p. 76.) Il ne s'agit donc pas, à vrai dire, de « stopper » à tout prix au nom des vertus futurologistes de l'ordinateur la croissance économique et démographique des sociétés humaines sur toute la surface du globe. Mais bien de trouver à orienter l'une et l'autre dans le sens d'un plus grand épanouissement de la *nature* humaine, qui est en même temps celui du bien commun -- fondement et fin de toute société temporelle.
Entre la réduction en esclavage par le Profit, et la réduction en esclavage par le Parti -- ou plutôt par-delà cette peste et ce choléra --, il doit bien exister quoiqu'en disent les évêques de France quelque voie plus difficile mais plus royale, au service de laquelle chacun retrouve un peu à respirer, croître, produire et aimer... Ce n'est pas un rêve. Cette voie existe c'est la société chrétienne. Elle est plus vivante que toutes les idéologies du monde. Et elle a déjà fait faire bien du chemin à l'humanité.
Veuille Dieu, nous et la conversion des évêques qu'elle soutienne encore sur celui qui reste à parcourir tous les hommes de bonne volonté. Malgré les ordinateurs américains ; et l'an 2000.
Hugues Kéraly.
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### Le pacifisme avant 1914
par André Guès
DANS LES ARTICLES que notre estimable presse a publiés tout au long de 1970 et 1971 à l'occasion du centenaire des désastres, on aura vainement cherché quelque rappel de la responsabilité qu'y ont eue des hommes comme Émile Girardin, About, Guéroult, Michelet, Quinet, Assolant, Bethmont, les « trois Jules » : Favre, Ferry et Simon, Picard, Ledru-Rollin, Havin, Peyrat, Hervé, Michel Chevalier, Garnier-Pagès, Paul Leroy-Beaulieu, Allain-Targé, en somme toute l'opposition républicaine à l'Empire, acharnée, entre Sadowa et la guerre, à désarmer la France en se donnant bonne conscience par l'argument du pacifisme. De même avant 1914, et presque dans les mêmes termes, l'antimilitarisme et l'antipatriotisme de la Gauche tirèrent du pacifisme leur alibi de moralité, avec son corollaire le désarmement, et unilatéral.
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On connaissait la chanson, car même alors elle n'était pas nouvelle. Il est, en effet, tout à fait exceptionnel que le pacifisme, bien qu'il se présente comme tel, soit une irréfragable position de doctrine. Il est quasiment toujours une manœuvre de tactique politique, donc correspond à une circonstance de temps et de lieu, et si la conjoncture vient à changer, le pacifiste entêté d'hier et d'ici est aisément aujourd'hui et là le plus ardent belliciste. Ce sont les mêmes Grands Ancêtres qui « *déclarèrent la paix au monde *» en juin 1790 pour ne pas faire jouer le Pacte de Famille en faveur de l'Espagne inquiétée par l'Angleterre, et qui, dix-huit mois plus tard, commencèrent pour la guerre, jugée nécessaire aux progrès de la Révolution, une campagne effrénée en conclusion de laquelle ils la votèrent « *cordialement *»* :*
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l'adverbe est de Brissot qui, étant quaker, se présentait jusque là comme un doctrinaire du pacifisme. Belliqueux sous la Restauration, la Monarchie de juillet et la deuxième République pour « *effacer la honte des traités de 1815 *» et profiter des circonstances pour renverser le régime comme en 1792, les républicains sont cruellement indécis en 1859 devant la campagne d'Italie et ne savent qu'en penser : il est excellent qu'elle soit faite contre l'Autriche, leur bête noire, il serait fâcheux que la victoire vienne renforcer le régime impérial, et les célèbres Cinq de l'opposition au Corps législatif ont toutes les peines du monde à se mettre d'accord sur un vote unanime, partagés qu'ils sont entre le oui, le non et l'abstention. A partir des premières manifestations des visées hégémoniques de Bismarck sur les Allemagnes, et singulièrement après Sadowa, ils sont résolument pacifistes au bénéfice de la Prusse et contre l'Empire, jusqu'au-boutistes après le 4 septembre pour le plus grand dommage de la France mais dans l'espoir de fonder la République, officiellement revanchards dans les premières années de la République, mais seulement par souci électoral. Puis, dans les dernières années avant 1914, la Gauche retombe dans l'ornière du pacifisme doctrinal par opposition au régime « bourgeois » qui ne représente pas la patrie du prolétaire. Déconcertée par la vague de patriotisme qui soulève le peuple français en août 1914, elle se tient coite, mais le pacifisme y reprend peu à peu sa place, ce que manifeste en particulier l'accueil de plus en plus favorable qu'elle fait aux congrès socialistes internationaux de Copenhague, Zimmerwald, Rienthal et Stockholm qui s'échelonnent de décembre 1914 à l'automne 1917. La fin de la guerre la replonge dans le pacifisme total qu'elle quitte pour le bellicisme anti-fasciste à propos de la campagne italienne contre l'Éthiopie. De nos jours, ce sont les mêmes qui crient à la paix au Vietnam et voudraient que la Révolution internationale organise « *un, deux, trois Vietnams *» pour abattre la puissance américaine.
Pourquoi des armées permanentes, disent les socialistes des années 1900-1914, pourquoi un service militaire universel et prolongé de jeunes gens encadrés d'officiers de carrière qui font une armée « *de caste *» et de la France une caserne quand elle devrait être un atelier, pourquoi des dépenses d'entretien de cette armée, d'armements, de stocks de guerre qui seraient mieux employées à d'autres objets, en particulier sociaux, pourquoi cette diplomatie et pourquoi cette perspective de mourir pour la patrie, pourquoi tout cela, soutenu par une psychose de danger extérieur, puisque, comme chacun sait, il n'y aura plus de guerre, et singulièrement plus de guerre entre la France et l'Allemagne ?
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L'Allemagne est la nation la plus pacifique du monde, sur laquelle nationalistes et néo-royalistes de l'Action française ne cessent de jeter la suspicion pour faire les affaires des marchands de canons. Jaurès, Andler, Herr et toute la S.F.I.O. garantissent les sentiments pacifiques de Berlin et, de toute manière, les bons frères de la Social-Démocratie sauraient bien, le cas échéant, empêcher les immenses armements allemands d'être utilisés par Guillaume contre la France : c'était juré entre les deux partis français et allemand dans les congrès socialistes internationaux -- et c'était faux.
Mais en outre du parti socialiste et sur sa droite, le pacifisme trouve des hérauts dans un certain nombre de personnages consulaires de la République qui en font, si je puis dire, leur cheval de bataille : Hanotaux, ancien ministre des Affaires étrangères, Lavisse, directeur de Normale, Léon Bourgeois, ancien président radical du Conseil, le sénateur-baron de Rebecque d'Estournelles de Constant, avec aussi des hommes moins marquants comme Frédéric Passy, Yves Guyot et Léon Renault. Circonstance moralement aggravante pour eux trois, Bourgeois, Estournelles et Renault ont été les délégués de la France à la conférence internationale réunie à La Haye en 1898 sur l'initiative du Tsar pour le désarmement général et concerté des nations : leur pacifisme est demeuré inébranlable devant les extraordinaires rebuffades des représentants allemands à tout projet d'allègement du service militaire ou de diminution des armements et, en fait, dès l'abord, au but même de la conférence.
De vieille noblesse démocratique comme descendant de Benjamin Constant, le baron s'était fait une spécialité de la politique étrangère à une époque où elle n'intéressait pas grand monde dans la République et restait chose d'un cénacle, ce qui facilita le travail de Delcassé, et un dada du pacifisme dont il appliquait les vues à la politique étrangère. C'était, au vrai, un sot, et un sot prétentieux comme il arrive souvent. Au moment de la guerre russo-japonaise, quelqu'un le taquinait de ne pas avoir pu empêcher le conflit, car le bonhomme se donnait une influence mondiale : « *Parce que,* répondit-il imperturbablement, *le Tsar et le Mikado sont les seuls chefs d'État sur lesquels je n'ai pas encore d'influence *», fâcheuse coïncidence. Il eût toutefois pu ajouter à ces deux-là le président des États-Unis, le roi d'Italie et une potée de souverains balkaniques qui, un peu avant ou un peu après la guerre russo-japonaise, montrèrent combien encore ils échappaient à l'influence du baron pacifiste.
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Plus sérieux, mais non moins aveugle, voici Léon Bourgeois qui écrivait en 1903 : « *J'avoue ne rien comprendre aux prédictions pessimistes qu'on nous prodigue *» sur les menaces contre la paix, ce qui était bien proclamer une certaine cécité intellectuelle. Camille Barrère a raconté en 1922 que, quatre ans avant la guerre, il l'avait reçu, de passage à Rome, dans son ambassade. Barrère ne manqua pas l'occasion de faire part à l'éminent visiteur de ses « *appréhensions pour un avenir prochain *», lui dit « *qu'il était inéluctable que nous fussions attaqués par les puissances centrales, qu'on en était étrangement inconscient à Paris, qu'il ne nous restait que le temps de nous préparer *». Du haut de son inébranlable certitude, Bourgeois récusa le bon observateur spécialiste, au surplus bien placé pour observer : « *Quelle erreur,* dit-il, il *n'y aura plus jamais de guerre entre la France et l'Allemagne. *» La guerre survenue n'empêcha pas Bourgeois de continuer à pontifier comme devant. Quelques années plus tard, cet homme si clairvoyant et si doué pour la politique extérieure était désigné par le Sénat comme rapporteur de la loi autorisant le gouvernement à ratifier le traité de Versailles, puis par le gouvernement pour représenter la France à la Société des Nations, traité et organe bien faits pour empêcher, définitivement cette fois, toute guerre entre la France et l'Allemagne.
Voici Lavisse qui, bien pris en main par Lucien Herr, bibliothécaire de Normale, affirme, quatre ans lui aussi avant la première guerre mondiale, que la guerre est maintenant devenue « *impossible entre nations civilisées *»*.* L'éminent historien et directeur de Normale allait chaque année, débonnairement, présider la distribution des prix à l'école primaire de son village natal, le Nouvion-en-Thiérache. Voici ce qu'il disait cinq ans avant qu'il fût occupé, et pour toute la durée de la guerre : « *Mes enfants, c'est une chose très certaine que la guerre deviendra de plus en plus rare... que l'Europe se confédérera, que les frontières s'atténueront... Très certainement vous êtes à l'avril d'une ère nouvelle. *» Comme on dit, ce n'était pas pour le lendemain la veille de tout cela. Observons que, comme le faisaient les républicains pour s'opposer aux armements à la fin de l'Empire, Lavisse emploie le futur, ce qui fait une belle erreur de raisonnement : la mise en défense de la France est actuellement rendue inutile par un ensemble de circonstances qui sont encore à venir. Tout directeur de Normale qu'il fût, et académicien, et chargé d'honneurs, Ernest Lavisse était une pauvre tête.
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A l'occasion des fêtes organisées outre-Rhin pour le vingt-cinquième anniversaire de la victoire allemande de 1870 ensemble la fondation du deuxième Reich, il écrivit à Guillaume II une sorte de lettre ouverte qui parut le 1^er^ juillet 1895 dans *la Revue de Paris.* Il lui rappelait que la naissance de l'empire sous hégémonie prussienne avait été facilitée à l'extrême par la politique austrophobe de Napoléon III qui, dans la guerre de 1866, avait pris le parti de la Prusse ; facilitée de même ensuite par la « *creuse éloquence *» des « *futurs membres du gouvernement de la Défense nationale *» qui avaient « *travaillé à désarmer la France *»*.* Je dis que Lavisse était une pauvre tête politique : car dans les années 1900-1914, c'était sa propre et creuse éloquence, avec celle de son manipulateur et ami Lucien Herr, celle de leurs amis socialistes et de quelques autres qui devaient travailler à désarmer la France dans des circonstances non très différentes de celles des années 1866-1870. Dans sa lettre au Kaiser, il disait avoir vu le malheureux maréchal Niel descendre en larmes de la tribune du Corps législatif devant l'opposition imbécile, criminelle et forcenée des républicains à la loi militaire qu'il présentait. Il n'a pas tenu aux pacifistes d'avant 1914 que le général Joffre manifeste la même patriotique douleur devant l'opposition des socialistes et des radicaux à la loi sur le service de trois ans qu'il présenta en 1913 à la Chambre comme commissaire du gouvernement : simplement Joffre avait un système nerveux de céphalopode. Lavisse ne devait mourir qu'en 1922, plein d'honneurs, de gloire et de lui-même.
Voici enfin Gabriel Hanotaux, l'ancien ministre des Affaires étrangères dont la malfaisante germanophilie s'était appliquée dans la politique à la fois retorse et puérile qui, par le moyen de l'expédition Marchand à Fachoda, devait jeter la France dans les bras de la Germania. En matière de pacifisme, la glane est abondante dans ses articles écrits en 1912 et 1913 pour *la Revue hebdomadaire* et *Le Figaro.* Le 16 novembre 1912 : « *Première constatation, l'Europe veut la paix. *» Voilà le lecteur rassuré. Mais où est le bon sens dans cette déclaration ? Car pour déchaîner la guerre il suffit d'un seul, sauf à capituler et à souscrire à toutes ses exigences sans tirer un coup de fusil : par deux fois la paix fut payée à ce prix par la Tchécoslovaquie. Tandis que pour faire régner la paix, il faut être tous. Alors, « l'Europe », cela ne signifie pas grand chose : le terme est volontairement imprécis. Car il n'y a pas d'Europe. Il y a en Europe l'Allemagne pangermaniste, son alliée fidèle l'Autriche expansionniste dans les Balkans où elle s'oppose à la Russie, l'Italie qui vient tout juste de faire la guerre à la Turquie ;
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il y a les turbulentes petites nations balkaniques qui n'ont pas encore fini de se battre ; il y a la triple entente de la France, l'Angleterre et la Russie faite pour s'opposer à l'Alliance austro-allemande. Où est là-dedans cette entité que Hanotaux appelle l'Europe ?
Le 12 février 1913, il assure que les deux groupements de puissances qui s'opposent, ceux-là même qui vont se faire la guerre dans quelques mois, se pénètrent l'un l'autre et perdent «* quelque chose de leur rigidité *», qu'entre eux «* ils essayent de tout, même du flirt *», gentillesses gracieuses en quoi «* les puissances germaniques ont donné l'exemple *» sans doute après le coup d'Agadir et l'annexion de la Bosnie-Herzégovine respectivement de la part de l'Allemagne et de l'Autriche. Le 14 mars, la *Gazette de Cologne* ayant écrit que «* jamais depuis 1870 les relations entre la France et l'Allemagne n'ont été aussi difficiles qu'à l'heure présente *», Hanotaux s'inscrit en faux et ne veut voir dans cette déclaration du journal officieux qu'un argument à usage interne pour faire voter par le Reichstag un budget militaire qu'il dit être «* formidable *». Mais il ne vient aucunement à l'idée du pauvre rêveur de se demander pourquoi ces armements sont faits, et contre qui : sans doute pour jouer avec, comme dit Lucien Herr qui assure avec un grand mépris de l'histoire que, si les rois de Prusse aiment les belles grosses armées, c'est seulement pour le plaisir de les voir évoluer sur le champ de manœuvre. Ou bien, peut-être, ces armements formidables sont-ils faits pour se battre contre les Hurons et les Topinambous. Le 3 mai : «* Nous devons croire fermement que, selon le vœu universel, nous allons vers la paix. *» On doute que le vœu soit universel quand on voit les colères de la presse allemande à propos de deux incidents où le gouvernement français, précisément, vient de se montrer plus que correct : empressé. Le 3 avril, un zeppelin militaire en difficulté s'est posé sur le terrain de manœuvre de Lunéville et a été autorisé à repartir le lendemain, réparations faites, sans formalités. Dix jours plus tard, des touristes allemands de passage à Nancy ont, par leur arrogance, provoqué une bagarre : le préfet a été déplacé et deux agents de police révoqués. En fait, Hanotaux prend ses désirs pour la réalité et, littéralement, son vœu personnel pour universel : la démarche intellectuelle n'est pas saine.
Le 20 juin suivant, c'est un dithyrambe à Guillaume sous le titre : *Vingt-cinq ans de règne*. «* La grâce, les prévenances, les attentions, l'éloquence, les bonnes raisons et la raison même sont, le plus souvent, de son côté. *» Il y a là quelques mots qui pourraient être très ironiques si, par grâce, Hanotaux faisait allusion à l'envoi de la *Panther* à Agadir, par *prévenances*, à l'ultimatum contre Delcassé, et par *éloquence* au discours de Tanger :
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du tout, le ministre-historien parle très sérieusement. Carnegie ayant, à l'occasion de ce jubilé, félicité le Kaiser d'avoir maintenu la paix pendant ces vingt-cinq ans de règne, le Sire a répondu suavement : «* J'espère que nous aurons encore vingt-cinq autres années de paix. *» Conclusion d'Hanotaux : «* Empereur pacifique, Guillaume II a voulu l'être *», ce qui est prendre l'eau bénite de cour pour déclaration d'intentions et fait une stupéfiante bévue pour un ancien ministre des Affaires étrangères. C'est de même qu'encore après la guerre des duchés, encore après Sadowa, les républicains, les libéraux et jusqu'à Thiers lui-même endormaient l'opinion publique en se portant garants des dispositions pacifiques qui de Guillaume I^er^ et qui de Bismarck. Plus haute tradition, cela ressemble aux flagorneries de Voltaire à Frédéric.
Le 25 août 1913, Hanotaux félicite le baron d'Estournelles de sa propagande *pacifiste*, bien qu'elle soit, dit-il, «* parfois risquée, imprudente *» : cet ancien ministre des Affaires étrangères, cet historien, cet homme d'âge -- soixante ans -- ne sait donc pas encore que, dans ce domaine qui est celui des relations entre les nations, le risque et ce que coûte l'imprudence c'est de faire verser des flots de sang. Ce risque et cette imprudence ne sont que mince restriction aux activités du baron dont il célèbre les mérites : sa thèse est celle d'une opinion largement répandue, ce qui est le contraire d'une marque d'excellence, et ce qui est plus que douteux dans cette Allemagne pangermaniste, et c'est bien là le *hic*, et c'est bien cela qui la rend dangereuse ; cette thèse est noble et élevée, ce qui est très bien, mais Hanotaux ne sait pas davantage qu'en politique la noblesse et l'élévation des idées sont très insuffisantes et qu'il leur faut encore la justesse avec l'efficacité. Troisième mérite qu'il voit aux activités pacifistes du baron : «* Il est bon qu'elles soient d'un Français. *» Sans doute, et la France entière en est très honorée. Mais pour la paix du monde, le bonheur de l'humanité et en raison tant du rapport des forces entre la France et l'Allemagne que de l'esprit dominant dans l'un et l'autre pays, il eût été préférable que ces activités fussent celles d'un *Junker*. D'un *Junker* entré dans les conseils du Reich comme le baron dans ceux de la République. Par exemple de ce baron Marschall et de ce colonel von Gross von Schwartzhof dont Estournelles avait essuyé les rebuffades à La Haye. Le morceau finit par une déclaration de confiance dans la personne de Guillaume, comme s'il le rencontrait tous les fours -- mais ne s'était pas aperçu que c'était un fol.
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Et trois mois après ce dithyrambe à l'esprit pacifique du Kaiser, le roi des Belges en recevait la confidence de sa décision de faire la guerre à la France : Albert avertit officiellement mais discrètement notre pays.
En matière d'antimilitarisme, d'antipatriotisme et de pacifisme sous la troisième République avant 1914, il ne faut point oublier ceux, particulièrement virulents, d'un petit groupe qui, grâce à la personnalité de son chef, son autorité sur ses troupes, son dévouement et le leur à la cause qu'ils s'étaient donnée, fit un bruit hors de proportion avec son volume. Groupe dangereux pour la France, cependant, car il se recrutait dans le catholicisme alors que les catholiques doivent être préservés par leur doctrine de telles erreurs. Groupe qui minait ainsi ce qui devait être le fer de lance de la résistance française à la déliquescence politique. Groupe enfin que Pie X devait faire mourir quatre ans avant la guerre, mais seulement sur le papier. A cette description on aura reconnu le *Sillon* et son chef Marc Sangnier.
Ce mouvement, qui se voulait original, ne l'était guère : il se situait dans la tradition jacobine. Pas davantage n'était nouvelle sa prétention à demeurer catholique en se faisant jacobin : le siècle précédent avait fourmillé de ces tentatives qui avaient en général mal fini pour leurs auteurs, certaines autres étaient en cours et ne devaient pas mieux se terminer. Il s'agissait toujours de « *baptiser la révolution* », c'est-à-dire, en fait et à l'inverse, de présenter l'Église catholique aux fonts baptismaux de la jacobinière. Car enfin, si les Immortels Principes sont la traduction politique et sociale de l'Évangile, c'est que l'Église s'est, pendant des siècles et jusqu'en 1789, trompée sur sa mission dans ces deux domaines, c'est qu'elle n'est pas chrétienne ; c'est la Révolution qui l'est, elle, puisqu'elle a compris l'Évangile, c'est donc elle qui doit baptiser l'Église. Ce sillon-là avait été ouvert par certains jacobins de haute époque, et je crois bien pouvoir nommer le premier de tous à s'être attelé à la tâche : l'abbé Claude Fauchet dans son panégyrique pieux des morts du Quatorze-Juillet. Ce manque d'originalité du *Sillon* n'était certes pas un crime, mais sa prétention à être original une erreur. Et cette erreur manifestait une méconnaissance de l'histoire des idées tout à fait fâcheuse dans une entreprise de cette nature.
Dans un article de son journal paru le 25 mars 1905, Sangnier appelle la patrie « *une idole *»*,* et c'est même le titre de l'article. Dire que la patrie est une idole, c'est, à moins de changer le sens des mots, faire du patriotisme une idolâtrie, foi parfaitement intolérable pour un chrétien.
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On voit que la formule de Sangnier allait loin de par la personnalité de son auteur. Dans une lettre à Maurras, il écrivait en substance : votre diplomatie, votre armée sont aussi surannées que la monarchie elle-même ; elles se réfèrent à une fonction guerrière et à un statut international qui sont terminés, autant qu'est terminée votre royauté, devant les certitudes de paix perpétuelle. Déclarer périmées l'armée, la diplomatie et la nationalité, c'était, comme tant d'autres le faisaient en même temps que Sangnier, prendre ses désirs pour des réalités, triple erreur démentie par deux guerres et double démenti qui n'empêcha pas le chef du *Sillon* de parader sur les tréteaux politiques quasiment jusqu'à sa mort en 1950, et les thèses du *Sillon* d'y survivre comme elles survécurent à leur condamnation par Pie X.
Le *Sillon* protestait contre la discipline militaire qui viole les consciences et prônait conséquemment l'objection de conscience, avec comme corollaire l'appui, tout de même inattendu de la part de catholiques, apporté contre les étudiants d'Action française au professeur Thalamas qui, ayant enseigné au lycée Charlemagne que Jeanne d'Arc était une ribaude, avait pour cet exploit été hissé sur une chaire en Sorbonne où il continua et fut fessé par les Camelots du Roi. Sangnier faisait jouer une pièce de son cru où le patriotisme était représenté par un général gâteux, suivant un procédé dont la grosseur n'était pas justifiée par l'optique théâtrale. Le *Sillon* faisait parcourir la France par une sorte d'exposition ambulante à l'enseigne *Guerre ou Paix :* le soldat français au combat y était assimilé par l'image à un apache assassinant un passant. Le jeune *Sillon* se joignait d'emblée au vieux combat jacobin contre la patrie et contre l'armée.
Mieux encore en effet que certains de ses compagnons dans la lutte pacifiste, antimilitariste et antipatriotique, il se plaçait dans la tradition jacobine. Léon Bourgeois fondait de grandes certitudes de paix perpétuelle sur la fin de la diplomatie classique, celle qui est faite par des diplomates, et son remplacement par une diplomatie nouvelle qui échapperait aux spécialistes pour être confiée à des conversations entre les représentants élus des peuples des différents États et finalement, je ne sais comment, entre les nations elles-mêmes. L'erreur de jugement était toujours la même de fonder la certitude de paix sur une évolution future et dont on ne voit même pas, dans le cas présent, qu'elle ait seulement commencé. Or, plus admirable par la générosité de son cœur et l'ardeur de son activité que par l'originalité et la rectitude de sa pensée, Sangnier avait immédiatement fait sienne, d'enthousiasme, cette idée qui le comblait, lui aussi, d'une certitude de paix perpétuelle.
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Mais il ajoutait, ce que Bourgeois n'avait pas dit : « *Toutefois s'il fallait une guerre d'indépendance pour affranchir l'Europe du joug de sa diplomatie, pour faire une Europe unie, forte, fraternelle et morale, ah ! de quel cœur je la saluerais cette croisade nouvelle ! Et si la France, la traditionnelle nation-apôtre, était résolue à en prendre généreusement la tête, comme je lui marchanderais peu et l'or, et le sang, et les rudes épreuves des lentes veillées d'armes et toute les augmentations de service pour la préparer ! Quel Français, après tout, d'instinct, ne formerait pas ce rêve qui fait battre mon cœur ? *» Un rêve, et qui fait battre le cœur, n'est pas, par définition même, une idée, et politique. Mais voyez comme le pacifisme de Sangnier est conforme à la règle générale : proclamé de principe, il est circonstanciel. Une guerre de défense ou d'intérêt français, point. Une guerre d'intérêt international, à la bonne heure, qu'on accorde tous les moyens à sa préparation et tout le sang à son exécution. Voyez aussi les expressions : cette « *croisade *» dont la France, « *traditionnelle nation-apôtre *»*,* prendrait « *généreusement la tête *» pour « *affranchir l'Europe *» d'un « *joug *»*,* on connaît cela depuis l'hiver 1791-1792. C'était alors le rêve sanglant des Jacobins du groupe de Brissot. Ce fut ensuite celui des libéraux de la génération suivante, dont le plus furieux fut Armand Carrel, pour recommencer la croisade malheureusement mal terminée des Grands Ancêtres. Patriotisme du type jacobin le plus pur, donc, que celui de Sangnier refusant à la France les sacrifices qu'il consent volontiers, et de quel cœur, à l'affranchissement de l'humanité : depuis la fin de 1792 l'histoire de notre pays résonne sans cesse de cris semblables. Dans les années 1900-1910, ils commençaient donc à manquer singulièrement de cette originalité à laquelle prétendait le *Sillon*. Patriotisme dévoyé en un humanitarisme sanguinaire et digne enfin de Gribouille, qui se lancerait dans une guerre pour être sûr d'avoir la paix, avec en outre le risque d'échouer dans cette croisade : car il y avait tout de même l'illustre précédent de la Première Croisade jacobine qui avait abouti, après vingt-trois ans de guerre, à la Sainte Alliance des rois légitimes. Cette éventualité doublement redoutable n'arrêtait point Sangnier.
Alfred Naquet dit un jour dans un convent maçonnique : « *Je voudrais voir la France désarmer sans s'occuper de ce que font les autres. Il se pourrait qu'elle succombât sous quelque agression monstrueuse. Mais, même disparue, elle demeurerait comme une étoile polaire dans la mémoire des hommes et son sang ne tarderait pas à lever pour le bonheur de l'humanité...*
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*Le sacrifice d'un peuple voué en holocauste au progrès de l'esprit humain me remplit d'admiration. *» Naquet était juif et « *vraiment républicain *»* *: il ne pouvait rattacher le sacrifice qu'il suggérait à certain précédent historique, contrairement au catholique Sangnier que cette idée traversa comme d'un trait de lumière : « *La France Christ des nations. *» Dès lors on ne savait plus très bien si la France devait se sacrifier dans une croisade militaire ou au contraire en se laissant envahir. Mais quoi qu'il en soit de la méthode sacrificielle, la formule était sacrilège qui déspiritualisait ainsi un insondable mystère de la foi. Formule exorbitante aussi du patriotisme qui ne postule pas, tout de même, la fin de la patrie. Formule qui déifiait celle-ci, et autrement mieux que le patriotisme n'en faisait « *une idole *»*.* Formule contraire enfin à la charité chrétienne dont le patriotisme, en tant que dévouement au *prochain* est une manifestation : car la charité n'a pas pour objet d'obliger autrui au sacrifice en masse, mais bien, à l'inverse, soi-même au sacrifice pour autrui. Formule donc d'une immense sottise, de quelque côté qu'on la regarde, mais formule jacobine : la France doit se sacrifier pour le bonheur de l'humanité. On voit, encore un coup, comme le *Sillon* était fondé à se prétendre original. La formule même : « *La France Christ des nations. *»*,* il l'avait trouvée chez les saint-simoniens qui la clamaient déjà dans leur grande salle de la rue Taitbout.
\*\*\*
La propagande pacifiste de la Gauche se déchaîna contre le projet de loi, voté de justesse en 1913, qui, devant les énormes augmentations d'effectifs de l'armée allemande, portait le service militaire de deux à trois ans. Cette loi fut remise en question par les élections législatives de mai 1914 dont les résultats lui furent défavorables. Le ministère Ribot tomba le jour même de sa présentation devant la Chambre : sa déclaration ministérielle en effet maintenait expressément le service de trois ans. Viviani passa au contraire, qui promettait de le ramener à deux. Quelques semaines plus tard, c'était la guerre. On est en droit de penser que, devant le résultat de ces élections, le gouvernement de Berlin et le Grand État-Major allemand crurent à un effondrement du patriotisme des Français, de leur dévouement à la France et de leur sens du sacrifice, ce en quoi ils se trompaient.
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De la sorte il apparaît bien que le pacifisme, l'antimilitarisme et l'antipatriotisme de la Gauche française doivent être comptés parmi les responsabilités dans le déclenchement de la Grande Guerre : on est en droit de dire que ces gens ont eu du sang sur les mains.
André Guès.
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### De la Colombie au Chili
par Jean-Marc Dufour
#### I. -- Variétés révolutionnaires
La Colombie n'est pas uniquement le pays où l'on trouve « La Fabrique Nationale de Discours » qui a adopté pour devise : «* Faites nous l'honneur de nous laisser penser pour vous *», et qui fournit aux élus peu doués le moyen de briller lors des cérémonies dominicales. C'est aussi l'un des plus beaux pays que je connaisse. A cela, il faut ajouter que, sur le plan politique, c'est l'un des endroits les plus déconcertants de la terre. Au cours de ces derniers mois, un feu d'artifice d'événements, sinon surprenants du moins exemplaires, vient d'y être tiré. Je vais essayer de démonter le mécanisme des plus belles pièces de ce spectacle.
##### 1. -- Les Chandelles Romaines,
Cela commença le 16 mai dernier. Si vous avez la curiosité de vous reporter à la presse internationale de ces jours là, vous pourrez constater qu'on y fait très sérieusement mention de difficultés qui seraient sur le point de se produire dans les relations entre le gouvernement bolivien et la hiérarchie ecclésiastique de ce pays. Motif : l'armée bolivienne venait de perquisitionner dans un couvent de bonnes sœurs colombiennes, situé sur l'*altiplano* bolivien. Après quoi, silence.
La presse de Bogota fut plus bavarde : les bonnes sœurs étaient colombiennes, leur sort intéressait leurs compatriotes. Dès le premier jour, il apparut que les choses n'étaient ni si simples ni si claires que voulaient bien le dire les dépêches d'agences.
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Il s'agissait du couvent d'Achacachi, situé à une centaine de kilomètres de La Paz ; un combat s'y était livré entre guérilleros et membres des forces armées boliviennes, se soldant par trois morts, de nombreux blessés, et la capture de dix guérilleros. Le même jour, le ministre de l'Intérieur bolivien, colonel Mario Adett Zamoga, annonçait le suicide du chef de la guérilla bolivienne, Lisimaco Gutierrez, cerné par la police au moment où il cherchait à rejoindre le Chili. Gutierrez avait été transporté depuis La Paz « par un curé non identifié ». Je ne donne cette dernière information que pour compléter le tableau.
Le 18 mai, *El Tiempo* titrait en première page : « Des Bonnes Sœurs colombiennes arrêtées en Bolivie ». On apprenait qu'il s'agissait de religieuses de l'ordre des Lauritas ([^57]) : Rocio Alfaro, Julia Alba Patiño, et Carolina Betaucour. Le combat s'était engagé lorsqu'un petit détachement de police avait voulu pénétrer dans le couvent, et il avait fallu qu'intervînt une compagnie du régiment Tarapaca pour mettre fin à la résistance des rebelles. Les nonnes colombiennes -- qui ne portaient pas l'habit -- étaient arrivées dans le pays il y avait un peu plus d'un an et s'étaient consacrées à des tâches de « promotion sociale », spécialement auprès des jeunes paysans. Une telle activité cadrait parfaitement avec l'esprit de l'ordre des Lauritas fondé en 1914 par Laura Montoya « pour diffuser la foi parmi les infidèles et les sauvages ». Les couvents des Lauritas, situés dans les régions les plus abandonnées de la Colombie, avaient, jusqu'à ce jour, mené une action exemplaire et héroïque.
Huit jours passèrent sans que rien de nouveau ne se produise. Puis, le 25 mai, *El Tiempo* annonçait que trois nonnes colombiennes étaient expulsées de Bolivie, et publiait un entretien avec elles :
« Nous avons été trompées, disaient ces sœurs, nous croyions qu'il s'agissait de médecins qui s'étaient offerts pour soigner les gens du village. Jamais nous n'avions pensé que ce fussent des guérilleros ! »
Et elles ajoutaient :
« Nous sommes des religieuses et nous ne représentons ni ne protégeons la subversion. »
Et, comme le journaliste insistait :
-- Vous sympathisez avec la guérilla ?
-- Je répète. Nous avons été trompées. Nous travaillons seulement pour le Christ et non pour les guérilleros.
(...) -- Le mouvement guérillero est-il juste ?
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-- C'est un mauvais moyen qui ne doit pas être employé. Nous ne sympathisons pas avec la subversion.
C'était là une belle collection de mensonges.
En effet, dès le 4 juin, il apparut bien que les choses ne devaient pas s'être exactement passées comme le disaient les Lauritas. Les autorités boliviennes annonçaient la découverte d'importantes quantités d'armes au couvent d'Achacachi. Mgr Jorge Manrique Hurtado, archevêque de La Paz, reconnaissait que le ministre de l'Intérieur « avait dit la vérité sur ce qui s'était passé » et, à Bogota, l'une des religieuses de la Maison généralice déclarait dans une conversation privée que l'état de rébellion de ses compagnes était un fait : « Elles n'ont rien à voir avec nous, et tous leurs actes sont désavoués », ajoutait-elle.
Le 5, l'Ordre rompait le silence : la Congrégation avait été contaminée par la « théologie de la libération » et certaines sœurs s'étaient livrées à des expériences en marge de la Directive générale « à la recherche de quelque chose d'indéfini et d'obscur, mais certainement opposé à l'organisation approuvée par l'Église ».
Très exactement, elles avaient été mises en contact, sans doute par Mgr Valencia Cano, évêque de Buenaventura (mort au début de l'année dans un accident d'avion), avec le groupe « Golconda » qui regroupe les prêtres contestataires de Colombie.
Jusque là, rien, en définitive, de très extraordinaire. Puis, brusquement le coup de théâtre. Le 8 juin, trois jours après l'arrivée en Colombie des trois sœurs expulsées de Bolivie, Carolina Betancur et Julia Alba Patiño, théoriquement sous la surveillance de la police, disparurent purement et simplement. La troisième, espagnole, avait regagné son pays.
Leur arrivée à Bogota avait d'ailleurs été accompagnée de la plus étrange mobilisation. Une bonne sœur défroquée, Nancy Carmona, se trouva là juste à point pour les recevoir sans que l'on ait pu découvrir « comment » elle avait été prévenue ; elle les conduisit à la maison où elles se réfugièrent ; deux curés -- le « padre Juancho » et le « padre Jorge », le premier Colombien et le second Équatorien -- étaient, eux aussi, à l'aéroport pour leur offrir « leur appui moral ». A ce qu'on sait, ils ne les avaient jamais vues ; ce qui n'empêcha pas la naissance immédiate d'une étroite amitié, dit *El Tiempo.* Rien ne manque au roman, même pas un mystérieux coup de téléphone, venant du Venezuela, que reçut la sœur Carolina, le soir même de son arrivée, sans que personne soit parvenu à comprendre comment son correspondant connaissait son numéro...
Depuis, plus rien. Sont-elles perdues ? Soyez sans inquiétude : ces taupes-là ressortent toujours quelque part.
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##### 2. -- Le feu grégeois
En juillet dernier, on apprenait qu'un « réseau urbain » de l'Armée de Libération Nationale avait été découvert par les services de renseignement de l'armée et que des arrestations avaient été opérées.
L'armée de Libération Nationale -- E.L.N. -- est une vieille connaissance de ceux qui s'occupent des problèmes de subversion en Amérique latine, et plus particulièrement en Colombie. Elle est née à Cuba, parmi les « stagiaires » venus étudier chez Fidel Castro. Elle s'est signalée par un certain nombre d'actions de commando, dont la première fut l'attaque du bourg de Simacota, et connut son heure de gloire lorsque l'ex-curé Camilo Torres prit le maquis dans ses rangs. La mort de Camilo Torres, l'habitude qu'avait le chef de l'E.L.N., Fabio Castaño Vasquez, de faire fusiller ses collaborateurs et particulièrement les intellectuels, firent penser que l'E.L.N. ne connaîtrait guère de succès ([^58]). C'était là une erreur. Un nouveau curé, le padre Lain, espagnol, a rejoint à son tour les guérilleros et, depuis quelques mois, l'E.L.N. recommence ses opérations de commando dans le nord de la Colombie, son habituel terrain de chasse.
Ce n'était pas la première fois qu'un réseau urbain de l'E.L.N. était découvert ; d'ailleurs toujours de la même manière : les « archives » du mouvement clandestin étaient tombées dans les mains de l'armée et cela avait été un jeu d'enfant de reconstituer les liaisons grâce aux lettres découvertes. Cette fois-ci, c'est au village de Simiti que les militaires trouvèrent les documents leur permettant d'arrêter plus de 75 personnes -- étudiants, architectes, femmes du monde -- qui, ayant joué d'un peu trop près à la révolution, se retrouvèrent en prison.
Jusqu'ici, rien de bien nouveau. Mais, le 11 juillet, la presse colombienne laissait entendre qu'un journaliste étranger était mêlé aux activités du réseau urbain. Il s'agissait d'un journaliste suédois nommé Carl Staff.
Karl Ivar Reinhold Staff, citoyen suédois, âgé de 55 ans, prit part à la guerre civile espagnole du côté des Républicains. Après la défaite de ceux-ci, il gagne l'U.R.S.S., devient correspondant du journal communiste suédois « Le Nouveau Jour », et, en même temps, suit un entraînement d'agent secret. Il se marie avec une soviétique, puis part comme agent secret en Chine. Il est expulsé en 1960.
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Il se rend alors en Amérique, où il demeure trois ans, effectuant de nombreux voyages entre La Havane et l'U.R.S.S. En 1966 on le retrouve au Québec, en relation avec les groupes terroristes. De là, il va au Costa Rica où il vit dans la maison du chef communiste local : Fernando Chaves Molina.
En 1967, on le retrouve en Colombie où il a ses premiers contacts avec « Tiro Fijo » chef des F.A.R.C. -- organisation de guérilla communiste orthodoxe --, puis à la Jamaïque ; il est arrêté et finalement expulsé. En 1971, on le voit au Chili, puis en Équateur ; le 7 mai 1972, il revient en Colombie.
Arrêté le 8 juillet, il est expulsé une nouvelle fois. Sitôt arrivé à Stockholm, il affirme qu'il n'a jamais eu de contact avec les chefs rebelles colombiens. Pourtant en Colombie même, l'affaire se développe : les services secrets affirment que Staff a remis 70 000 dollars à Tiro Fijo pour lui permettre d'accroître l'action des F.A.R.C., et qu'il a tenté de coordonner les activités de l'E.L.N. -- castriste -- et des F.A.R.C. -- moscovites. Ils affirment que le plan subversif de l'E.L.N. a reçu « l'appui intellectuel et financier » des communistes pro-soviétiques.
Début août enfin, trois fonctionnaire de l'ambassade d'U.R.S.S. à Bogota sont priés de quitter le pays : Guennadi Karpov, Borris Mantiokov, et Georgi Khourbatov prennent l'avion d'Air France à destination de Paris.
Le lendemain, la presse colombienne souligne que le chef du groupe était Boris Mantiokov, qui figurait comme « cuisinier » sur les listes de l'ambassade soviétique. Pour la petite histoire, rappelons que, du temps d'Ospina Perez, lorsque la Colombie avait rompu les relations diplomatiques avec la Russie, c'était le « jardinier » qui se trouvait être l'homme le plus important de l'ambassade.
Toute cette histoire ne serait que la répétition d'innombrables opérations identiques si quelques détails ne lui conféraient une signification toute particulière.
D'abord, le fait que les services secrets soviétiques aient envoyé un de leurs agents, et fait remettre une importante somme d'argent au chef des F.A.R.C. pour tirer celles-ci de la léthargie où elles étaient plongées depuis quelques années, prouve une évolution fort intéressante de l'attitude soviétique. On a dit et répété que les communistes orthodoxes soutenaient les tentatives de prise du pouvoir par les voies légales, « à la chilienne ». Cela est peut-être exact, mais en partie seulement. En réalité, l'attitude de Moscou peut se résumer dans la formule maurrassienne « par tous les moyens, même légaux ».
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Ensuite, il est évident que la tentative de réunir dans une tactique commune les communistes des F.A.R.C. et les castristes de l'E.L.N. n'a pu être entreprise qu'avec l'accord de Moscou et de La Havane. C'est là une évidente victoire pour Fidel Castro et à titre posthume pour Che Guevarra. C'est aussi, en partie, un désaveu de Salvador Allende.
Enfin, il convient de souligner que, parmi les papiers saisis par la police colombienne sur Karl Staff, se trouvait évidemment une lettre d'introduction pour un ex-curé : l'ex-jésuite Jorge Betancuro.
D'autres indications semblent montrer que ceux qui se louaient de la « sagesse » de Fidel Castro et assuraient que le gouvernement de La Havane s'était rendu compte de l'échec auquel étaient vouées les activités de guérilla sur le continent, se sont trompés lourdement. La découverte à Caracas même à quelque cent mètres du Palais présidentiel du quartier général d'une organisation terroriste, (« Punto Cero ») puis l'arrestation, encore à Caracas, de Maximo Canales, leur apportent un démenti cinglant.
Maximo Canales, de son vrai nom Paul del Rio, fut mêlé à toutes les activités importantes des terroristes vénézuéliens : enlèvement du joueur de football Di Stephano, capture du navire de commerce Anzoategui, rapt du colonel Chenant de la mission militaire américaine au Venezuela. Il avait trouvé asile à Cuba et revint au Venezuela cette année, après un exil de huit ans, sans doute avec un groupe de diplômés de l'école de terrorisme et espionnage portant le même nom -- « Punto Cero » -- que le groupe découvert à Caracas, qui fonctionne à Cuba dans la province d'Oriente ; à la fin de l'année dernière, plus de 150 élèves vénézuéliens y avaient subi leur entraînement. Un voyage en U.R.S.S. termine leur instruction. Les garçons qui suivent les stages de « Punto Cero » sont choisis *sans antécédents politiques,* ce qui rend leur détection particulièrement ingrate.
Un deuxième groupe de terroristes vénézuéliens paraît jouir à l'heure actuelle de la faveur des castristes : le groupe *Bandera Roja,* spécialisé en attaques de banques et d'entreprises commerciales ; le troisième est le *Frente guerillero Antonio Jose de Sucre* que dirige Carlos Betancourt. Il est extrêmement significatif que Radio Habana qui, depuis 1969, avait gardé le silence sur les activités des groupes rebelles au Venezuela, ait brusquement rompu ce silence pour faire l'éloge de *Bandera Roja* à la suite de l'attaque et de l'occupation d'un poste de la Garde nationale, le 4 janvier dernier.
Puisque nous avons entrepris de faire le tour des centres de commandement du terrorisme en Amérique latine, on aura garde d'omettre le Chili. La « voie légale », dont se réclame, à usage interne, Salvador Allende, ne fait pas oublier à ses partisans qu'il existe d'autres moyens de parvenir au pouvoir et ils ne manquent pas d'aider les guérillas d'autres pays.
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Au mois de mai, dernier, la police uruguayenne arrêtait un journaliste nommé Jose Ruben Bottaro Giordano, qui assurait des liaisons permanentes entre les Tupamaros et les éléments gauchistes d'Argentine et du Chili. Les policiers trouvèrent en sa possession « un rapport sur les possibles sources d'approvisionnement en armes : mitraillettes calibre 30 et armes courtes fournies par le Parti Communiste chilien, et mitraillettes M.P. 40 fournies par le Parti Socialiste chilien » -- ce dernier étant celui du camarade président Salvador Allende.
##### 3. -- Les soleils artificiels
Je vais quitter pour quelques instants l'actualité politique pour aborder le monde des faits divers et plus exactement celui de la drogue. Non par une coupable délectation. Ni pour céder à la mode. Mais parce que deux articles de *El Tiempo* contiennent des informations qui nous permettent de comprendre l'extraordinaire pagaïe, et il faut bien le dire la terreur quotidienne dans lesquelles se débat la Colombie. Ajoutons-y la corruption la plus évidente.
Le premier article commence par une constatation simple et écrasante : au cours de l'année actuelle, un seul corps de police a saisi plus de 10.000.000 de pesos d'héroïne et plus de 720 000 pesos de marihuana. Deuxième constatation : dans tous les cas, les trafiquants ont été arrêtés. Troisième constatation : le 1^er^ septembre, il n'en restait pas un seul en prison.
La police colombienne remarque avec amertume que tous les trafiquants arrêtés ont avoué invariablement « qu'ils étaient venus en Colombie, parce que c'était le pays où le trafic illicite était le plus facile. Parce que, selon eux, c'était un pays sans lois ».
« Généralement, explique un policier, les juges laissent en liberté provisoire les trafiquants arrêtés, parce qu'ils sont soudoyés, ou parce qu'ils reçoivent des menaces. De plus, notre législation est la moins sévère du monde en ce qui regarde le trafic de drogue. »
Un trafiquant risque de un à quatre ans de « colonie agricole » et le cultivateur qui fait pousser du chanvre indien à peine trois ans. Les amendes s'élèvent à plus de 2000 pesos ; or, un hectare de marihuana en rapporte environ 500 000.
De plus les peines ne sont pas fixées proportionnellement à la quantité de drogue en possession du délinquant, mais proportionnellement à sa pureté. Et le prix de la drogue est estimé selon sa valeur en pharmacie et non selon celui qu'elle atteint au marché noir.
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« Vous pouvez trafiquer de la cocaïne valant un million de pesos... Dans ce cas vous êtes sauvé, car, pour cette somme, vous n'avez commis qu'une simple infraction. »
Un cas particulièrement instructif était révélé quinze jours plus tard : un nommé Jimenez Panesso, arrêté il y a quelques mois, avait été trouvé en possession de sept kilos de cocaïne. Le juge d'instruction criminelle avait signé un mandat d'arrêt, mais le juge pénal, estimant que la détention était injustifiée, remit Jimenez Panesso en liberté provisoire, lequel vient d'être à nouveau arrêté à Cali, porteur de... quinze kilos de cocaïne.
Il n'y a aucune raison pour qu'un autre juge « débonnaire » ne le remette pas en liberté...
#### II. -- Le Chili : une poudrière ambiguë
Dernièrement, un ami me demanda tout à trac : « Vous qui suivez ces questions là, que va-t-il se passer au Chili ? ». Je n'osai pas lui dire que c'était justement la question à ne pas poser, car il est impossible d'y répondre. Pourquoi ? Parce que la réalité à laquelle elle s'applique est extrêmement compliquée, que les apparences ne correspondent pas aux forces profondes qui s'affrontent, et aussi parce que les jeux politiques y sont tellement intriqués qu'on ne sait jamais, lorsqu'un personnage parle, s'il dit la vérité à ses partisans ou s'il essaie de jeter de la poudre aux yeux de ses adversaires. J'ajouterai que la représentation que nous pouvons avoir de la vie politique chilienne est constamment faussée par les interprétations tendancieuses qui nous en sont proposées.
Je commencerai par ce dernier point, en priant les lecteurs de m'excuser si je répète quelquefois ce que j'ai déjà dit ici. On a dit que Salvador Allende était « l'élu du peuple » ; cela n'est pas vrai : les résultats de l'élection présidentielle plaçaient à peu près à égalité Salvador Allende et Jorge Alessandri. *Allende n'a pas été élu par le peuple mais par les députés démocrates chrétiens,* qui ont cédé au chantage de l'Unité Populaire menaçant de la guerre civile si Allende n'était pas élu.
On a dit que le Parti Démocrate Chrétien était le principal parti de l'opposition. Cela est exact si l'on examine le nombre de députés : le groupe parlementaire démocrate chrétien est le plus nombreux. C'est faux, si l'on examine les résultats de la dernière élection présidentielle. Ce n'est pas Tomic, candidat démocrate chrétien, qui a menacé Salvador Allende, mais Alessandri, candidat de la droite. Évidemment c'est gênant, mais c'est comme ça.
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On a dit que les élections municipales avaient marqué une avance de l'Unité Populaire et qu'elles avaient prouvé que Salvador Allende comptait sur la majorité des suffrages du peuple chilien. C'est faux, et le plus amusant est que la preuve en a été fournie par *La Nacion,* journal du Parti Socialiste chilien, c'est-à-dire le propre journal d'Allende. Expliquons-nous.
Au mois de juillet dernier, des élections partielles ont eu lieu pour remplacer le député de Coquimbo, décédé. La circonscription de Coquimbo était depuis longtemps un fief de la gauche chilienne ; le résultat de l'élection importait moins, en définitive que les pourcentages des votes obtenus par chaque candidat. Le candidat de gauche a, en effet, été élu ; mais le nombre des suffrages par lui recueillis fut très inférieur à celui que les candidats de l'Unité Populaire avaient jusqu'alors rassemblés, et particulièrement lors des élections municipales. Ce que souligna le journal centriste *El Mercurio*. La réponse ne se fit pas attendre : Dès le lendemain, *La Nacion* écrivait :
« (...) Une élection municipale ne peut pas servir de point de comparaison pour des conclusions sérieuses ; à cela, deux raisons : d'abord, parce que des élections municipales ne sont pas exclusivement politiques (...) »
La suite importe peu ; jusqu'à l'échec relatif de Coquimbo la gauche chilienne, et à sa traîne tous les correspondants de presse étrangers assuraient que « les élections municipales pouvaient servir de point de comparaison » ; ceux qui affirmaient le contraire étaient des fascistes. Aujourd'hui, tout a changé ; mais on ne vous le dira pas.
\*\*\*
Je disais qu'il était difficile de faire le départ entre ce qui dans les déclarations officielles et dans celles des partis, était manœuvre tactique et ce qui correspondait réellement à une position politique. Les incidents qui se sont produits, au début de l'été, dans le bidonville de *La Nueva Habana,* et qui ont fait un mort, permettent d'examiner le bien-fondé de quelques affirmations courantes et jettent un jour nouveau sur la vie politique chilienne.
C'est un lieu commun parmi les journalistes traitant des affaires chiliennes que Salvador Allende est, « un marxiste de bonne compagnie », partisan de la révolution dans le cadre de la légalité, et que ses relations avec les extrémistes du M.I.R. -- Movimiento de la Izquierda Revolucionaria, ou Mouvement de la Gauche Révolutionnaire -- sont fort tendues.
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Il est connu que le M.I.R. « contrôle » les bidonvilles qui existent au Chili, notamment dans la périphérie de la capitale. On évite d'habitude de préciser ce que signifie « contrôle ».
Lorsque, au mois de mai dernier, les carabiniers envoyèrent un rapport expliquant qu'ils ne pouvaient exécuter les décisions de justice *car il leur était impossible de pénétrer dans les bidonvilles,* il était prévisible que de graves incidents allaient éclater un jour où l'autre. Un journaliste du *Mercurio* alla visiter le bidonville de *La Nueva Habana.* L'article qu'il écrivit alors n'attira pas l'attention des correspondants étrangers. Pourtant...
Parlant de l'affirmation des carabiniers selon laquelle ils ne pouvaient pénétrer dans les bidonvilles, Alejandro Villalobos Diaz, surnommé Mickey, chef suprême du M.I.R. dans le campement, déclare :
« Ce n'est pas qu'ils ne puissent pas entrer. Mais, bien sûr, ils doivent demander l'autorisation aux autorités du campement, et c'est nous qui nous chargeons de remettre aux policiers la personne qu'ils recherchent. Ce que nous n'acceptons pas, c'est qu'ils entrent dans le bidonville pour arrêter les gens et perquisitionner sans motif justifié. Nous sommes opposés à cela. »
Puis, il évoque l'existence de « tribunaux populaires » fonctionnant « démocratiquement » dans le campement. En fait, c'est l'assemblée générale des « pobladores » qui rend la justice. Le cas s'est produit pour une accusation de viol. « Cinquante-sept camarades furent d'avis que les « pobladores » fassent leur justice eux-mêmes, pour ne pas se fier à la justice bourgeoise, deux votèrent contre et trois s'abstinrent. »
« L'assemblée demanda que l'on fit justice et que l'on coupât le membre de l'accusé... »
En attendant que son sort soit fixé, il semble bien que le présumé coupable est resté, gardé à vue par ses voisins, dans le fond du bidonville.
Quant au dirigeant du campement de La Nueva Habana, « Mickey » ne fait aucune difficulté pour reconnaître qu'il s'agit de Juan Marchant Berrios, dit El Shandu, ancien membre de la V.O.P. (groupement qui organisa l'assassinat de l'ancien vice-président de la République) poursuivi pour attaques à main armée, homicides et vols, actuellement en liberté sur caution.
Début août, un autre incident (prévisible). Dans le bidonville de *La Hermida,* une descente de police fut accueillie à coups de feu. Les policiers répondirent : un mort. Alors, Salvador Allende s'émut. Il ne félicita pas les policiers d'avoir accompli les ordres qui leur étaient donnés. Il annonça qu'il se rendrait dans la « poblacion ». *La Nacion* rendait compte de cette visite en un article commençant par ces mots :
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« La douleur des « pobladores » était aussi celle du Président de la République... », qui s'excusa de ne pouvoir faire libérer les gens arrêtés lors de l'échauffourée de la veille, car cela dépendait du pouvoir judiciaire.
Le lendemain, les « pobladores » portaient plainte contre les policiers qui étaient intervenus à *La Hermida.*
Cette histoire est extrêmement instructive ; elle éclaire d'un jour aveuglant les rapports entre les divers groupes qui forment la coalition de l'Unité Populaire et leurs alliés du M.I.R.
D'abord, la position de Salvador Allende. Il est le chef d'une coalition qui comprend essentiellement le parti communiste, les chrétiens de gauche du Mapu, et son propre parti : le parti socialiste. Le P.C. Chilien a pris violemment position contre les « gauchistes » du M.I.R. ; les deux autres groupements n'en ont jusqu'ici pas fait autant. Salvador Allende se trouve pris dans l'alternative de s'allier complètement avec le P.C. et de dépendre entièrement de lui, ou de ménager son propre parti et de ne condamner que verbalement les gauchistes du M.I.R. Après les incidents de *La Hermida,* il est évident -- quoiqu'en disent les dépêches et articles de correspondants étrangers -- que Salvador Allende se refuse à rompre définitivement avec les gens du M.I.R. ; même dans un cas où ceux-ci se sont opposés à la police ; même si cela doit indisposer l'ensemble des forces armées. Cela signifie, en d'autres termes, que Salvador Allende n'écarte pas la possibilité d'une épreuve de force, et qu'il tient à se concilier, à toutes fins utiles, le soutien des groupes armés du M.I.R., même -- encore une fois -- si cela doit mécontenter l'armée. Soit qu'il fasse confiance au « légalisme » des généraux et colonels chiliens, soit qu'il pense que, de ce côté, les jeux sont déjà faits.
Le Parti Communiste a donc pris nettement position contre le M.I.R. Cette éclatante démarche est d'autant plus remarquable qu'elle coïncidait avec une tentative de dialogue entre les démocrates chrétiens et le gouvernement d'Unité Populaire. Tout semblait indiquer que le P.C.Ch. se posait « en interlocuteur sérieux » et que, par-dessus la tête de Salvador Allende, il jetait, pour après-demain, les bases d'une alliance gouvernementale. Il est certain qu'une telle éventualité ne peut que séduire tous ceux qui, chez les démocrates chrétiens, entendent avant tout se distinguer de « la droite ». Ces gens-là se trouvent surtout parmi les intellectuels et les stratèges du parti. Il ne faut pas oublier que, lorsque le groupe parlementaire démocrate chrétien discutait si, oui ou non, il voterait l'investiture d'Allende à la Présidence de la République, il fut assiégé par les gens « de la base » qui suppliaient les députés et les sénateurs de n'en rien faire :
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ils savaient, eux, les menaces qui étaient proférées et seraient mises à exécution en cas de victoire de la gauche. -- Le document dont nous joignons ci-après la traduction montre clairement que les faits n'ont pas démenti la fiction.
Ainsi, un pacte tel que nous l'envisagions au précédent paragraphe, intervenant « avant » les élections de mars 1973, serait un suicide pour la démocratie chrétienne. « Après », il n'est pas dit que d'aussi indiscrets appels du pied restent sans réponse.
Jean-Marc Dufour.
##### DOCUMENT
Le texte suivant a été diffusé par les cadres syndicaux de l'entreprise « Gasco », *Compania de Consumidores de Gas de Santiago,* à l'occasion, des incidents qui marquèrent la « nationalisation » de cette compagnie, nationalisation à laquelle les employés étaient opposés.
*VOILA DES ACCUSATIONS CONCRÈTES :*
Gasco, Bureau Central, mardi 1^er^ août 1972.
17 heures : arrivent MM. Oscar Ulloa Valdes, Luis Cornejo (fonctionnaire du ministère de l'Économie), Ruperto Henriquez, Ignacio Canales, Patricio Barrera et Jorge Huth, ces quatre derniers fonctionnaires de DIRINCO, afin de dresser l'acte de réquisition de l'entreprise. Le premier d'entre eux est désigné comme administrateur d'office, comme il le fait savoir de vive voix.
17 h 45 : M. Ulloa, administrateur d'office, accompagné de M. Cornejo, fonctionnaire, se présente au bureau de l'ingénieur de la Compagnie, M. Mauricio Moreno Rojas. D'une manière vexante pour ses qualifiés d'ingénieur, de travailleur et de simple citoyen enfin, ils l'avertissent « qu'il ne doit sortir de l'entreprise les plans et documents qui se trouvent dans son bureau ». (?) L'ingénieur Moreno réagit virilement ; il leur exprime qu'il rejette catégoriquement un « avertissement » aussi inusité et l'offense qu'il contient. Étaient présents les députés don Bernardo Leighton et don Luis Pareta, qui réprouvent énergiquement cette conduite.
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18 heures : à peine les parlementaires sont-ils sortis du bureau que trois personnes qui s'attribuent la qualité de fonctionnaires de DIRINCO, installent en travers de l'entrée du garage les automobiles Fiat N° HN. 57 et Citroën N° EA. 423 -- rendant ainsi impossible l'entrée et la sortie de véhicules par cette voie (procès-verbal des carabiniers).
18 h 30 : l'administrateur d'office et ses assesseurs prétendent empêcher par la force l'entrée des présidents des Syndicats des Employés, MM. Guillermo Neira Vasquez, Eduardo Jungman Espinoza et Alfredo Correa Prats -- qui reviennent d'une entrevue avec le ministre de l'Intérieur, à laquelle assistaient les parlementaires don Bernardo Leighton et don Tomas Reyes. De nombreux travailleurs ayant protesté, et après un début de bagarre, ils parviennent à entrer.
19 heures : l'obstruction des portes du garage empêche de nombreux employés de regagner leur foyer dans leur voiture particulière.
20 heures : arrivée de 5 carabiniers sous le commandement du sous-lieutenant don Luis Pocarrasco, du Premier Commissariat. Les dirigeants syndicaux sont informés que l'administrateur d'office a sollicité l'intervention de cet officier pour qu'il dresse procès-verbal du refus du Gérant, Jaime Walker, de signer l'Acte de Réquisition, et que l'officier, après avoir consulté téléphoniquement ses supérieurs, déclare manquer de qualification pour délivrer le certificat demandé. Entre temps, les délégués des syndicats des employés sont arrivés dans les bureaux dans lesquels se déroule la scène décrite ci-dessus, afin de se renseigner et de pouvoir informer la base sur ce qui se passe. L'administrateur d'office donne alors l'ordre à l'officier de déloger lesdits dirigeants, à quoi celui-ci répond qu'il n'est pas venu pour cette mission, et se refuse à exécuter l'ordre.
20 h 30 à 0 h 30 : discussions animées entre les travailleurs en présence des carabiniers. L'administrateur d'office intervient en termes peu choisis.
0 h 35 : tous les travailleurs qui sont dans l'entreprise se réunissent dans le bureau central.
Mercredi 2 août 1972.
Durant la matinée, de nombreux travailleurs se réunissent dans les couloirs de l'entreprise. On apprend que le *Journal Officiel* du jour ne publie pas la décision de réquisition.
Vers 13 ou 14 heures, l'administrateur d'office arrive accompagné de nombreux assesseurs et d'un fort contingent de carabiniers. Peu de temps après, apparaissent à leur tour pas moins de quinze inspecteurs des délits économiques.
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L'administrateur ordonne au commandant des Carabiniers, M. German Campos Vasquez, d'interdire l'entrée à quelque personne que ce soit.
16 h 30 : des travailleurs, de toutes tendances politiques, font remarquer au Commandant Campos que ses subordonnés qui contrôlent la porte de la Calte San Domingo interdisent le passage du délégué du personnel des employés, M. Alfredo Correa Prats. L'officier répond qu'il doit s'en tenir aux ordres reçus. Quelques instants plus tard, le député German Riesco, informé de la situation, représente à l'officier l'illégalité d'un tel procédé ; ayant reçu de sa part une réponse identique (je dois exécuter les ordres reçus), il lui demande s'il lui permettrait (à lui député Riesco) de sortir puis de rentrer. Cette fois, la réponse est « je ne saurais vous le dire s.
Pendant que, d'une part, le délégué du personnel est empêché d'entrer (situation qui se prolongera pendant 5 heures), un monsieur nommé Luengo, fonctionnaire aux impôts, se dirige vers l'entrée de la rue Rosas et donne péremptoirement l'ordre aux carabiniers en poste là d'ouvrir les portes pour laisser entrer MM. Julie Espinoza et Pablo Nufiez, employés à la section de comptabilité et membres du Comité d'Unité Populaire de Gasco -- cela, sans aucun titre légal.
Tard dans l'après-midi, surviennent dans la rue San Domingo deux autobus de l'administration ; ils amènent au moins 150 travailleurs de Valparaiso.
D'autre part, ont pénétré dans les bâtiments plusieurs parlementaires -- aussi bien de l'opposition que partisans du gouvernement, M. l'Intendant de la Province, le Premier Juge Criminel et le sous-secrétaire à l'Économie M. Oscar Garreton Purcell.
Brusquement, le magistrat s'étant retiré, l'administrateur d'office donne l'ordre au commandant des carabiniers d'ouvrir les portes pour laisser entrer les travailleurs amenés de Valparaiso. Ceux-ci, dirigés par le regidor socialiste de cette ville, font irruption au rez-de-chaussée de l'entreprise vociférant des menaces et insultant (impossible à transcrire) les travailleurs « momios » ([^59])
Au bout de quelques instants, on remarque, au balcon qui donne sur le premier hall de l'entreprise, un groupe de 40 personnes environ -- parmi lesquelles : des fonctionnaires de CORFO, du ministère des Mines, du ministère de l'Économie, de Dirinco, des Renseignements Généraux, des Impôts et de diverses autres administrations, et aussi de l'administrateur d'office des Établissements Helvetia, nommé Apablaza. (...)
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(Nous passons sur l'énumération des personnes ayant prononcé des discours.)
(...) Le regidor Guadalupe exhorte à constituer immédiatement des « Comités de Vigilance » et avertit que l'on appliquera des sanctions à ceux qui « visent à l'envers ».
L'administrateur d'office annonce que, dans quelques instants, il rencontrera les dirigeants syndicaux.
Fini les discours, la multitude -- estimée à 250 personnes -- étrangère à l'entreprise commence à circuler dans les couloirs, intimidant et menaçant le groupe de 40 employés qui étaient demeurés là. Une partie du personnel de l'entreprise, affiliée à l'Unité Populaire, se joint aux étrangers dans leur travail d'intimidation.
Pendant ce temps, les dirigeants de Syndicats d'Ingénieurs, d'Employés et de Techniciens attendant d'être appelés par l'administrateur d'office pour la réunion qu'il avait annoncée quelques instants auparavant, se retrouvaient dans un bureau. Subitement, la foule, transformée en une véritable tourbe sans contrôle, tente d'enfoncer à coups de pied la porte de la pièce où se trouvaient les dirigeants syndicaux. Le président du Syndicat des Employés, don Guillermo Neira, ouvre alors ladite porte et se trouve face à face avec l'administrateur d'office Ulloa. Devant l'énergique réponse de Neira qui, pour la nième fois au cours de ces jours, lui rappelle la qualité de représentants des travailleurs qu'il possède, ainsi que les personnes qui sont avec lui -- lesquelles ne permettront pas que l'on porte atteinte à leur qualité, -- l'administrateur d'office répond textuellement : « Moi, votre droit syndical, je vous l'enlève quand je veux. »
Par la suite, tandis que la fureur de la foule atteint un degré indescriptible, M. Garreton et le Commandant des Carabiniers prièrent les dirigeants encerclés de se retirer tout de suite : par la suite, comme il serait plus difficile de contrôler les exaltés, ils ne pourraient garantir leur intégrité physique. En même temps, l'employé Pablo Nuñez (Comité de l'Unité Populaire -- Gasco) s'approche de M. Neira et, en ami, le supplie de partir, faisant allusion à l'ostensible état d'intempérance dans lequel se trouvent de nombreux éléments amenés de Valparaiso.
En définitive les délégués syndicaux finirent par partir sous les insultes des ivrognes.
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### Préambule à une éducation de la pureté
*Troisième partie :\
la sainteté des enfants*
par Luce Quenette
Les deux premières parties de ce « Préambule » ont paru dans notre numéro 162 d'avril et dans notre numéro 163 de mai 1972.
#### I. -- Répétitions
Nous en sommes à la troisième étape de cette *éducation de la pureté* qui doit préserver et armer nos enfants dans le combat invraisemblable d'aujourd'hui.
Nous en sommes à la *sainteté des enfants* et pour que mon travail vous soit utile, pour que la lecture en soit orientée et donc efficace, je dois, encore une fois, rappeler notre mise en marche et nos deux premières étapes.
Voici donc notre projet et notre plan :
1\) On ne peut, sans un grand péché de présomption, présumer qu'un enfant se gardera d'impureté et de sacrilège dans la presque totalité des écoles actuelles ;
2\) les précautions que certains imaginent efficaces, qui consistent à *prévenir les enfants* du mal, sont stériles et dangereuses ;
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3\) et enfin, l'essentiel : les enfants, toujours, mais surtout aujourd'hui, surtout depuis Pie X, sont *appelés à la sainteté.* Le grand, l'unique salut pour les enfants, dans la persécution actuelle, ce n'est pas une médiocre préservation pratiquement impossible, une honnêteté relative, une convenance sociale (abolie), c'est LA SAINTETÉ.
Ou les parents et les nouvelles bonnes écoles puiseront directement au surnaturel : *Haurietis aquas in fontibus Salvatoris...* ou leur éducation se cassera le nez...
Et je cite de nouveau ma, prière :
« Je vous en supplie, parents, *ne faites jamais cela,* ne satisfaites jamais la curiosité. *La curiosité n'est jamais satisfaite.* Ne vous scandalisez pas. Ne me maudissez pas. Je ne peux justifier, aujourd'hui, ma prière instante. Cette justification, je ne peux la faire qu'après vous avoir « instruits », au cas où vous en auriez besoin, de la vertu possible des enfants, *de la sainteté de l'éducation.* Je pense que, pour votre consolation et votre espérance et votre confiance en Dieu, vous avez besoin de vous plonger dans cette sainteté-là, expérimentée, vécue, d'une façon toute familière. »
C'est ce que je voulais faire en *trois* étapes. Et j'ai vu qu'il en fallait *quatre* pour qu'à la quatrième, tranquillement, mieux armés, rafraîchis dans notre foi, aux sources mêmes du Sauveur, débarrassés des préjugés, nous étudiions directement l'éducation de la pureté.
Vous voyez bien, vous constatez que je n'ai pas dit qu'il ne faut pas « mettre au courant » les pauvres enfants, je ne confonds pas innocence et ignorance, mais je dis que l'éducateur se fourvoie s'il prend l'éducation par ce bout, s'il n'a pas formé son âme propre et l'âme de son disciple, AVANT, par une tout autre voie.
Donc travail d'initiation des Parents à la sainteté de l'éducation.
Première étape : l'éducation chrétienne de bon sens qui visait *un idéal raisonnable de piété équilibrée* où des pointes d'héroïsme dépassait. C'est là que Ségur nous a été d'un grand secours. Mais j'ai dû fournir (comme on dit en manœuvre) une étape supplémentaire à propos de l'*éducation des vertus* parce que, en méditant sur cette sainteté de l'éducation, j'ai vu et expérimenté que le progressisme avait détruit dans la pédagogie moderne la NOTION DES VERTUS et insinué, chez les meilleurs, l'oubli et la méconnaissance de leur indispensable formation dans les enfants.
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« Les petites filles modèles » ont illustré par des histoires vivantes le commentaire du texte sur les Vertus, de la Somme de saint Thomas.
Nous en sommes maintenant à l'étape de *la sainteté des enfants.* Je répète encore : la sainteté des enfants, parce qu'un saint enfant de cette première époque, Beppo Sarto, est devenu saint Pie X. La révélation de la sainteté des enfants, de la sainteté par les enfants s'accomplit en lui. Il est infailliblement inspiré : c'est *l'Eucharistie* qu'il faut donner aux enfants avec l'exemple des saints de leur âge du siècle précédent : sainte Bernadette, Thérèse de l'Enfant-Jésus, le saint Curé d'Ars, saint Jean Bosco, etc.
L'Eucharistie aux tout petits. La Croisade eucharistique. Alors fleurit dans les familles une sainteté, familière justement, d'un héroïsme simple et quotidien, avec ses merveilles : Lucie, François, Jacinthe de Fatima et ces fleurs de grâce et de sagesse comme Anne de Guigné et Louis Vargues, Roger Pallier, Angèle, Marguerite, etc., etc. tous Croisés d'Eucharistie, qui nous font atteindre 1917, 1928, 1935, 1948, 1950...
J'aimerais bien qu'on relise aussi ce que nous disions de la formation obligatoire d'une *élite* dans le numéro 163 et je répète encore les vérités ressuscitées de la raison et de la foi que les parents doivent avoir présentes s'ils *veulent s'initier* à la seule éducation surnaturelle qui puisse sauver les enfants, dans le temps d'hérésie galopante que nous vivons :
-- le petit homme naît pour mourir et vivre l'éternité ;
-- il naît en état de péché, il en garde la concupiscence ;
-- c'est un petit barbare, mais qui a la grâce du baptême ; c'est un barbare avec les *germes de la sainteté ;*
*-- *il est normal que l'homme se dessine et se décide dans l'enfant de quatre à sept ans ;
-- l'enfant est naturellement et surnaturellement plus porté à la morale et à la métaphysique que les adultes ;
-- les deux chemins, celui du Ciel et celui de l'Enfer, se présentent très tôt devant sa conscience ;
-- l'éducation est transmission d'un patrimoine inestimable de sagesse chrétienne, pour apprendre, en définitive, *l'usage de la liberté sous le joug de Jésus-Christ.*
\*\*\*
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Il y a une autre vérité, bien plus imperméable à notre nature déchue est à notre modernisme, vérité qui doit pénétrer toute l'éducation, présider à toute initiation des parents et à l'initiation des enfants vers la sainteté, la pureté, « la vie »...
Mais je fais exprès de ne pas la dire maintenant, de vous laisser en suspens, de vous laisser la deviner, si vous pouvez ; elle est à la portée de la main, de la foi, de l'expérience. Mais on n'y fait pas attention. Je la dissimule un temps pour lui restituer mieux son incommensurable importance, pour la faire briller plus, quand nous la découvrirons, pour qu'elle règne et, sans doute, la verrez-vous, si vous êtes bien attentifs aux règles pratiques de sanctification, toutes vivantes dans les « HISTOIRES » qui illustreront notre commentaire. -- *Fin des répétitions.*
**Rappel de l'horreur**
Vous me reprocheriez, peut-être, d'abuser de votre bonne volonté et de donner trop d'importance aux principes sévères qui président à notre étude. Il faut encore, avant d'aller au-delà, vous rappeler l'horreur du temps.
Des mères de famille dans l'angoisse m'envoient la relation des « professions de foi » que le mois de mai ramène çà et là, dans ce qui reste de paroisses ou dans les grands collèges -- ces professions dites « Fêtes de la Joie » qui se font en demi-foire dans une cathédrale, filles et garçons mêlés, en robe blanche ou en civil, cheveux hippies si l'on veut, batterie, guitares, tribune, jazz. Je passe sur les accessoires, je retiens la profession elle-même et j'en choisis une, typique, *modérée,* qui se veut édifiante.
Voyez, imposé aux enfants, un Arianisme qu'Arius n'avait pas imaginé : Jésus-Christ, simple camarade invitant à l'amitié. Voyez, imposé aux enfants, le protestantisme de la « présence » au et par le festin et non au Sacrifice.
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« Pour nous, la chose la plus importante, c'est, l'amitié. Nos amis nous donnent la joie et le courage.
« PARMI NOS AMIS, NOUS CROYONS QUE JÉSUS-CHRIST EST LE PLUS GRAND.
« IL NOUS A INVITÉS A DEVENIR SES AMIS. POUR NOUS MONTRER SON AMOUR, IL NOUS A PROMIS, AVANT DE MOURIR SUR LA CROIX, D'ÊTRE PRÉSENT PARMI NOUS CHAQUE FOIS QUE NOUS PARTAGEONS LE REPAS EUCHARISTIQUE EN SON NOM IL VIT RESSUSCITÉ AVEC NOUS.
« Maintenant, nous savons qu'il attend de nous une réponse franche et libre. Nous voulons l'aimer davantage. Nous comptons sur Lui pour ouvrir notre cœur à Dieu et aux autres. »
Voilà évacuées la divinité de Notre-Seigneur et la présence rendue réelle par le seul Sacrifice de la Messe.
Ceux qui croient que les promoteurs de tels blasphèmes par *la bouche obéissante des enfants* disent une « MESSE VALIDE » avec transsubstantiation ne savent plus leur catéchisme.
#### II. -- Spiritualis unctio
J'ai trouvé une parabole, une histoire saisissante et merveilleusement poétique pour illustrer, mettre en relief, graver dans les éducateurs chrétiens, le caractère de simplicité *suave de l'action divine dans les enfants...*
« L'Esprit, c'est le souffle de la Trinité...
« Il souffla dessus et lui donna une âme...
« L'Esprit, le souffle, planait sur les eaux...
« L'Esprit survient en Marie et la couvre de son ombre...
« Il se fit un souffle, un vent transportant « Spiritus vehementis. »
L'Esprit de sainteté des enfants, le souffle de l'Esprit d'enfance, saisissez-le dans son *inspiration* véridique en lisant ce poème cueilli dans un livre que je veux présenter bientôt, un livre modeste qu'on fera bien de rééditer et dont mon histoire d'aujourd'hui vous mettra l'eau à la bouche ([^60]).
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**Les chandelles de pissenlits**
L'histoire est en pleine campagne paysanne. Jean, ouvrier agricole de trente ans s'en revient de sa journée aux champs.
Le curé Simonin avait dit : « Ces deux chers enfants... » Et Jean avait été bien étonné. Il les croyait des enfants de catéchisme comme les autres ; à la vérité bien mignons, gracieux, un peu timides, le garçon de dix ans, la petite fille de huit, tour frais repassés les dimanches pour aller à la messe et aussi bien les autres jours, mieux tenus que tous les enfants du pays : et d'air plus sage. Quant à savoir que c'était encore autrement que les autres...
Et ce soir-là, en revenant de son ouvrage, il entendait rire et comme chanter en contrebas, de l'autre côté du petit bouquet d'arbres qui borde la route. Il s'approcha sous les branches, regarda : ils dansaient, dansaient justement ces deux petits, sur ce bout de pré que fait le petit ru quasi sans eau, sauf au printemps, comme en ce moment où pousse la grosse renoncule jaune entre les vernes...
Ils dansaient si bizarrement -- c'est ce qui tout de suite l'intéressa -- dans l'herbe jeune avec la feuille de colchique et les premiers coucous. Le coucou-oiseau chantait, lui, dans le bois. Les petites pousses des vernes brillaient comme un enfant rit, il y avait aussi des pissenlits de tous les âges, bons à cueillir, ou déjà fleuris ou même grainés : les petits étaient venus bien sûr en chercher pour la salade, leur panier était au bord du ru avec deux couteaux pointus.
Mais avant, ils jouaient à ce drôle de jeu. Le petit Luc, plus grave, se menait comme en une marche balancée ; la petite, plus rieuse de nature, tournait les bras levés et si fort à des moments qu'on ne voyait plus rien de ses manches et de son tablier rose qu'un tourbillon couleur du ciel dans les beaux matins. Puis elle s'arrêtait, semblait tomber, se relevait, et repartait les bras étendus, penchée sur le côté, tournait encore et se laissait tomber gracieusement pour de vrai comme si elle ne l'avait pas fait exprès. Et c'était au tour de Luc de s'en aller tournant-en long, en travers du petit pré, les bras étendus, levés, tombés au long du corps, et de sembler soudain vouloir voler au-dessus de l'herbe pour doucement s'y laisser tomber aussi.
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Puis ils repartaient si légers qu'un moment le curieux crut vraiment les avoir vus quitter terre et voler au-dessus des coucous.
Il se montra, les deux petits s'arrêtèrent. Et plus doucement qu'il n'aurait pensé lui-même, il fit :
-- « Le beau jeu ! c'est vous qui l'avez inventé ? » Les deux petits s'étaient regardés, comme pour prendre avis l'un de l'autre ; et puis Luc dit, un peu comme s'il avait fallu le dire : « Oui, on est des chandelles. »
Jean rit : -- « Des chandelles ! Pourtant, ça ne danse pas, à part le soir de la fête sur la place quand le vent fait tomber les lampions des musiciens et des marchands de sucre. »
Luce ne dit rien encore, mais elle regarda son frère plus singulièrement ; c'était lui sûrement qui menait le jeu, il parlerait s'il le voulait. Il se décida :
-- « Oui, mais nous on est des chandelles de pissenlits, *on est les petites plumes et on va où le vent leur commande. *»
Jean rit encore : -- « C'est pour ça que vous dansez de tous les côtés, que vous tournez, que vous tombez. »
Le petit alors répéta gravement : -- « Oui, comme le vent nous dit d'aller ! »
« Le vent... ! » dit alors la petite d'un drôle d'air, comme si c'était vrai ou pas vrai.
Là-dessus ils se regardèrent encore, Luc ouvrit la bouche ; puis toute la petite figure se ferma sur le secret, se rouvrit dans une gaîté facile : -- « Oui, mais maintenant la chose est finie et il faut aller cueillir nos pissenlits. » Et tous les deux sautèrent comme soulagés sur les couteaux et le panier.
Les paniers pleins, c'est le retour.
Le petit Luc met sa petite main dans la grande main de son ami. Cet ami est-il digne de recevoir le grand secret ? Le secret de la vie de la Grâce, tel que les deux petits l'ont compris et le vivent...
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... Mais voilà que les deux petits à nouveau se regardaient, que Luc ouvrait la bouche comme pour dire les mots qui comptent et on hésite justement parce qu'ils vont compter. Puis, il fit un léger signe à sa sœur, et tandis qu'elle baissait les yeux, bonne femme comme tout à l'heure et le tablier rose prenait un air si sage, il dit d'une voix de confidence arrêtant l'homme par la manche :
-- « On ne vous a pas tout dit tout à l'heure : c'était qu'on était les chandelles du bon Dieu... »
Jean sentit grandir ses yeux.
« Oui, celles des pissenlits vont où le vent leur dit, et *nous c'est comme elles, mais où le bon Dieu nous dit. *»
Jean reprit sa marche. Et c'était cette fois la petite :
-- « Tout le monde, le bon Dieu le fait aller comme des chandelles ; mais il y en a qui ne veulent pas ; *nous, on le laisse faire ! *»
**L'inspiration héroïque**
Le temps passe, nous voici à l'automne, Jean voit toujours ses petits amis. Son cœur à lui, farouche, est tourmenté, il se nie à lui-même la valeur de sa vie, la valeur de son âme.
Petit Luc rencontrait son ami, après midi, quand Jean était sorti de table et que le petit allait à l'école...
C'est un jour comme celui-là que la chose arriva :
Un cheval de Bichat s'était échappé de la cour au moment où on voulait l'atteler ; on n'a pas su au juste ce qui l'avait pris, si c'était mal d'entrailles, ou une mouche dans l'oreille ou peut-être la surprise de quelqu'un passant trop près, on a pensé plutôt une idée de bête parce qu'au lieu de sauter il filait comme une flèche, d'un coup, faisant angle droit du côté de chez Jean attardé dans sa maison par un travail pour la ferme.
Seulement juste à ce moment, ils sortaient de la cour, Luc et lui, et voilà ce que les autres virent le petit se jetant en avant les bras étendus sans que l'homme ait eu le temps de faire un geste (et pourtant il est vif et d'œil prompt, Jean, ce fut à n'y rien comprendre) attirant le cheval sur lui et sauvant son ami.
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Il n'était pas mort pourtant ; et même au bout d'une semaine il se trouvait sorti de ce long tunnel de fièvre et de délire bien plus inquiétant jusque là que sa jambe brisée. Et cette jambe aussi il allait la garder, il serait un petit estropié, mais on avait tellement pensé à pis !
Une mère plus douce que son ami, l'enfant n'en pouvait avoir, même la douceur et l'amour de sa maman n'étaient rien auprès de l'amour, de la douceur de Jean qui passait là ses nuits au chevet, encore bouleversé, songeur, et de quels songes ?
Et, quand le petit fut en état de parler :
-- « Luc, mon petit Luc, qu'est-ce que tu as fait ce jour-là ? »
Le malade le regarda finement, et presque riant dans sa souffrance :
-- « J'ai fait le duvet. »
Il s'attendait si peu à cela. Pourtant tout au fond, est-ce qu'il ne s'attendait pas à une chose que personne n'aurait vue ?
A côté d'eux, Luce ouvrait des yeux ardents
-- « Tu... tu ne l'as pas fait exprès ? »
-- « Non... Je ne sais pas... Quelque chose m'a dit, et j'ai pensé que c'était le vent sur le duvet. » Jean un moment saisi (et aussi sa pensée fait des cercles toujours plus grands jusqu'au bord de la lumière) dit avec une sorte d'effroi :
-- « Mais tu donnais ta vie, et la mienne c'est si peu de chose ! »
Le petit fit alors : -- « Oh non, pas peu de chose... » Et il referma les yeux et aucun des deux autres ne le questionna plus. Mais l'homme crut tout de bon à son âme et ce fut à la fois tourment et contentement.
#### III. -- La voie d'enfance
Telle est la *voie d'enfance.*
L'enfant vertueux, c'est-à-dire l'enfant qui a appris et apprend peu à peu chaque jour à vaincre la nature, est tout prêt pour l'obligatoire sainteté chrétienne. Par la voie d'enfance, essentiellement la sienne, il ne lui est demandé que d'obéir au souffle de la grâce, sans contention, sans crainte, comme il abandonne sa main à la main de sa mère, sans se préoccuper du chemin.
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La voie d'enfance : son fondement doctrinal est des mieux établis, il est directement divin, enseigné par le Maître dans l'Évangile :
« Laissez venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas car le royaume des Cieux est à ceux qui leur ressemblent. » (S. Marc 14, X.)
« En vérité, je vous le dis, quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu velut parvulus comme un petit enfant, n'y entrera point. » (S. Marc 15, X.)
« Je vous loue, Père, Seigneur du Ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et les avez révélées aux petits : *et revelasti ea parvulus.* Oui*,* Père, je vous loue de ce qu'il vous a plu ainsi : *sic fuit placitum ante te.* » (S. Matth. 25, XI.)
Non seulement l'enfant peut être saint, mais sa condition d'enfant, son âge d'enfant est une bonne condition de sainteté, il y a dans l'enfance une facilité de sanctification que l'adulte doit méditer. Et Jésus ordonne à l'homme fait de se remettre volontairement, par un abandon volontaire, acquis, reconquis, dans les dispositions qu'un enfant de bonne volonté, baptisé, possède d'emblée, pour courir dans la voie de la perfection. « Si vous n'êtes comme un de ces petits, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux. »
Cet enseignement si clair, si sévère, veut être donc compris sur ses deux faces, pour ainsi dire :
1\) Pour les grandes personnes : retrouvez la voie d'enfance, car ces choses sont cachées aux grands, aux savants, aux sages suivant le monde, et révélées aux petits.
2\) Comment supposez-vous que la vie de sainteté surnaturelle, enseignée par le Fils de Dieu, *n'est pas accessible aux enfants*, puisqu'il vous est dit qu'ils y ont une facilité plus grande et que, vous-même, devez vous efforcer de prendre le chemin où ils marchent si aisément, quand « on les laisse aller ».
Cependant, le diable pouvait se servir du texte le plus saint et en corrompre le sens. Sur l'enfant, *né bon,* à la Jean-Jacques Rousseau, pouvaient se rallier les sentimentalités et les « généreuses » illusions, et les stupides attendrissements.
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Ils n'y ont point manqué. On pouvait croire, en plein modernisme, qu'il suffit d'*assister* au développement libre, spontané du petit homme pour voir fleurir un saint.
**Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus**
C'est pourquoi il nous fut donné à temps une théologienne de la petite voie d'enfance, une héroïne digne de Jeanne d'Arc pour interpréter par sa vie même et par ses écrits sur quels fondements, sur quelle formation de la volonté devait s'établir cette fidélité absolue des jeunes âmes aux souffles de l'Esprit.
Cette théologienne de la petite voie d'enfance, vous le savez, c'est sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Elle en a fixé les principes et les règles comme une fondatrice.
L'autobiographie de Thérèse, dès avant 1914, bien que falsifiée, édulcorée, corrigée, « avait rejoint les âmes de façon authentique et les avait pénétrées de sa doctrine ».
Une étude de la sainteté des enfants doit donc passer par la « doctrine » de sainte Thérèse. Non qu'elle s'occupât spécialement des enfants (encore qu'elle remplît le rôle de maîtresse des novices) mais, ayant montré à tous et démontré par sa vie, la voie la plus simple et la plus directe pour toute âme qui accepte son message, il se trouve que la voie d'enfance réussit naturellement auprès de ces enfants auxquels Pie X donnait la Communion dès leurs petites années et la Communion fréquente.
La Carmélite et le Pape sont deux grands volontaires, éducateurs et réformateurs dont l'influence fut commune, unie, sur les familles chrétiennes.
Thérèse fut donc une Autorité. A propos de la formation spirituelle des enfants, je n'hésite pas à associer son étonnante action aussi à celle de Jeanne d'Arc.
Ce n'est pas un rapprochement fortuit, ni une idée personnelle, c'est sa déclaration expresse. Thérèse se réfère à Jeanne d'Arc souvent et nettement.
Sur son lit de mort, éclairée d'En Haut sur sa doctrine de la petite voie, elle dit avec assurance : « *Pour ma mission, comme pour celle de Jeanne d'Arc, la volonté de Dieu s'accomplira malgré la jalousie des hommes. *»
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Malgré la jalousie et malgré la bêtise, la niaiserie et la sentimentalité qui s'attaquèrent aussitôt à la grande forte Sainte, pour défigurer son enseignement, comme les Carmélites grattèrent ses mémoires et comme l'épouvantable basilique, par contraste, livra son culte au monstrueux.
Des travaux techniques, enfin respectueux, nous ont rendu la réalité de sa vie et de ses écrits (Manuscrits autobiographiques de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, 1956, Carmel de Lisieux) et nous permettent de constater que *la préparation à la sainteté était achevée en Thérèse quand elle entra au* *Carmel à 15 ans.*
Les neuf ans du Carmel ne feront que développer cette formation. Au Carmel, elle n'aura *aucune bonne direction spirituelle*. Quelques mots d'un saint, le Père Pichon, les exemples de ses deux saintes sœurs, non leurs entretiens et leurs soins car les Martin devaient presque ne pas se connaître, quelques mots encore d'une sainte, la fondatrice de ce Carmel, Mère Geneviève de sainte Thérèse, reléguée dans l'ombre par l'invraisemblable Mère Marie de Gonzague, maniaque, dévorée de jalousie et de vanité, utile bourreau révélateur d'une âme qui ne reçut d'elle que la souffrance.
Mais, formée et résolue dans son enfance et son adolescence, l'âme de Thérèse échappa à tous les pièges, à toutes les tentations, à tous les mauvais exemples, *et au désespoir ;* trouva dans tout le mal et dans toutes les méchancetés qu'on lui fit, lumière, martyre et paix, bref sa Croix adorée, mourut dessus, et nous instruit.
Le livre si éclairant de Maxence van der Meersch : *La petite sœur Thérèse* a été critiqué, il y a 20 ans, par un ensemble composite de défenseurs du Carmel. Nous n'avons pas à entrer dans cette polémique. Pour savoir quelle sorte de despote était Mère Marie de Gonzague, Prieure, on peut s'en tenir à l'extraordinaire témoignage jamais infirmé de l'édition 1957 *Manuscrits autobiographiques* (c'est nous qui soulignons)
La source la plus abondante des corrections est issue des exigences maladives de Mère Marie de Gonzague. Une note de Mère Agnès de Jésus et du Conseil de la Communauté, placée en tête du premier Cahier nous l'apprend. Au moment où l'on préparait *l'Histoire d'une Ame,* Mère Marie de Gonzague, alors Prieure, exigea que l'ensemble des Manuscrits *fût publié comme lui ayant été adressé personnellement* (alors qu'en réalité un seul des Cahiers lui était dédié, soit 79 pages sur 320).
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Un peu plus tard, afin de mieux cacher son subterfuge, *elle décida de brûler les originaux.* Désireuse de les sauver à tout prix, Mère Agnès de Jésus proposa de retoucher tous les passages où se marquait explicitement la destination propre de chaque manuscrit, afin de les attribuer tous à Mère Marie de Gonzague.
En 1910, au moment de l'ouverture du Procès Canonique des Écrits de Thérèse de l'Enfant Jésus, sœur Marie du Sacré Cœur, l'aînée de la famille Martin, rétablit, en accord avec Mère Agnès de Jésus, la teneur primitive des passages ainsi retouchés, au prix de nouveaux grattages et de nouvelles surcharges. Notons que cette restitution ne posait pas, en général, de difficultés puisqu'elle se ramenait le plus souvent à un simple changement de personne.
(...) Cependant, par souci de vraisemblance, Mère Marie de Gonzague n'étant pas Prieure en 1895, il avait bien fallu -- pour que le Manuscrit lui paraisse adressé -- changer la date de 1895, inscrite à la première page, en celle de 1896 et majorer d'une année certains laps de temps qui figuraient dans le texte. »
Cette déposition, garantie par deux experts en écriture, suffit à peindre la fameuse Prieure. Pauvre Pauline (Mère Agnès de Jésus) ! inventer cette fausse et continue attribution, et gratter, gratter, pour éviter de *voir brûler* les manuscrits originaux qu'elle pressentait devoir déposer au procès de canonisation !
La loi naturelle d'honnêteté au Carmel de Lisieux ! Toutes les protestations scandalisées des censeurs de Van der Meersch s'effondrent devant pareille machination.
Oui, Thérèse avait bien trouvé la persécutrice adaptée à son grand désir du martyre. Enfin, la rédaction si retenue de Thérèse ne peut celer l'habitude des pointes et des coups d'épingles : « Blessures du cœur qui font tant souffrir ! »
Oui, au Carmel, Thérèse n'eut d'autre directeur que Jésus-Christ. Thérèse écrit : « Comme le dit saint Jean de la Croix, je n'avais ni guide, ni lumière, excepté celle qui brillait dans mon cœur (Manuscrits, p. 117). Jésus fut mon directeur -- mon cœur se tourna vers le Directeur des directeurs et ce fut Lui qui m'instruisit de cette science cachée aux savants et aux sages qu'Il daigne révéler aux plus petits. » (Manuscrits, p. 177).
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L'âme, à quinze ans, ne reçoit plus de direction magistrale des créatures ! Thérèse elle-même proclame que l'éducation donnée par sa mère, puis par sa sœur Marie et toujours par son père l'avait préparée à entrer au Carmel « *sans illusion *»*.*
« Les illusions, le bon Dieu m'a fait la grâce de n'en avoir aucune en entrant au Carmel, j'ai trouvé la vie religieuse *telle* que je me l'étais figurée, aucun sacrifice ne m'étonna et cependant mes premiers pas ont rencontré plus d'épines que de roses. Oui, la souffrance m'a tendu les bras. » (Manuscrits p. 174.)
Ce texte est éblouissant. Quand on sait que ses quinze ans furent livrés au despotisme maniaque le plus « désespérant » et pendant cinq ans de suite !
Mais la VOLONTÉ avait été formée surnaturellement *à la mai*son. La vertu avait été apprise jour par jour *à la maison.*
Comment ? directement *aux sources du Sauveur,* avec *fermeté* et *tendresse.* Le recours à la foi, depuis la naissance, était *immédiat* et *continuel.*
C'est donc un manuel d'éducation surnaturelle que les *Manuscrits autobiographiques* de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Il faut *aujourd'hui* les lire et méditer, comme ont fait avec « l'Histoire d'une âme » les mamans de Croisés de l'Eucharistie.
Premier degré : Ségur et Sophie et les Petites Filles Modèles.
Deuxième degré : Les Sources du Sauveur dans sainte Thérèse.
Ce deuxième degré est absolument indispensable pour le salut des enfants d'aujourd'hui, dans l'horreur d'aujourd'hui. Tout ce que nous en avons dit doit être présent. Nous avons à former peut-être des martyrs et nous ne nous sauverons peut-être nous-mêmes, éducateurs, que par le martyre.
Qui oserait dire, aujourd'hui, que j'exagère, quand *la pureté des petits enfants* est directement attaquée par la subversion.
**Rien que les Sources du Sauveur**
Je pourrais dire de Thérèse, comme de Sophie, qu'elle était d'une nature exceptionnellement intelligente, douée et volontaire.
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Mais cette « nature », immédiatement plongée dans la foi, *apprend à aimer,* et, par amour, à dompter une volonté qui, hors de la grâce, se serait développée dans l'orgueil. Amour, tendresse, dès l'abord, tout en Dieu le plus naïvement du monde. Sa sainte mère est étonnée elle-même de cette saisie de la foi dans le cœur d'un si petit enfant :
« Ce bébé est un lutin sans pareil, écrit la maman, elle vient me caresser en me souhaitant la mort : « Oh que je voudrais bien que tu mourrais ma pauvre petite Mère... » On la gronde, elle dit : « C'est pourtant pour que tu ailles au Ciel, puisque tu dis qu'il faut mourir pour y aller ! » Elle souhaite de même la mort à son père, quand elle est dans ses excès d'amour. »
La gaîté, la tendresse du lutin, la familiarité du Ciel, de la mort, du vrai bien des êtres aimés !... Oui, nous avons franchi une fameuse frontière.
Comme Jeanne d'Arc, chaque éducateur de Thérèse pouvait dire « *de tout je m'attends à notre Seigneur ! *»*.*
C'est pourquoi la petite est éprise de vérité et si fière qu'elle soit, si portée à une certaine complaisance en sa petite personne, elle ne peut cependant supporter de cacher ses torts et ses maladresses.
« Dès qu'elle a fait un petit malheur, il faut que tout le monde le sache. Hier, ayant fait tomber sans le vouloir un coin de tapisserie, elle était dans un état à flaire pitié, il fallait bien vite le dire à son père ; il est arrivé quatre heures après, on n'y pensait plus, mais elle est venue dire à Marie : « Dis vite à papa que j'ai déchiré le papier. »
« Elle ne mentirait pas, pour tout l'or du monde », écrit encore sa maman.
Foi vive, goût absolu du vrai, tendresse expansive éclairée par la foi, tout ce trésor serait en danger si la volonté ardente, entêtée, abusive, passionnée, n'était pas tout de suite *formée à la vertu* et d'abord à l'obéissance.
« Elle est d'un entêtement presque invincible ; quand elle dit « non » rien ne peut la faire céder, on la mettrait une journée dans la cave, qu'elle y coucherait plutôt que de dire oui. »
Elle a trois ans !
« Elle se met dans des furies épouvantables, quand les choses ne vont pas à son idée, elle se roule par terre comme une désespérée, croyant que tout est perdu... » (Manuscrits, p. 19.)
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Et Thérèse commente : « Avec une nature comme la mienne, si j'avais été élevée par des parents sans vertu... je serais devenue bien méchante et peut-être me serais perdue. »
« Mais Jésus veillait... »
L'amour-propre qu'elle dépistera et vaincra dans tous ses retranchements, l'amour-propre, pour l'instant, cède à *l'amour du bien,* ou plutôt se nourrit de l'amour du bien.
A trois ans, Thérèse ne résiste pas à cette raison : « Ceci n'est pas bien ! »
Mais maman n'en reste pas là. Aux trois ans de Thérèse, elle *apprend le sacrifice,* ce que les petites appellent « *les pratiques *»*,* et *la maîtrise de soi* qui coûte tant à cette nature violente.
Grand-mère a pris à Thérèse « un panier de pâquerettes ». « Cela ne plaît pas à la petite Thérèse, mais elle se garde bien d'en rien dire, ayant pris l'habitude de ne se plaindre jamais... » Cela n'était point mérite de sa part, mais *vertu naturelle,* affirme Thérèse, connaisseuse et devenue sainte.
**La douleur, la Croix, la gloire**
La *grande révélation* va se faire, emportant tous les efforts naturels peu à peu dans l'aspiration surnaturelle à la sainteté. Cette transformation se fera de la manière la plus simple et la plus tragique. C'est la mort de maman.
« Viens embrasser une dernière fois ta pauvre petite mère ! » dit le père navré de douleur, et l'enfant, *sans rien dire,* approcha ses lèvres...
« Je ne me souviens pas d'avoir beaucoup pleuré, je ne parlais à personne des sentiments profonds que je ressentais... je regardais et j'écoutais en silence... personne n'avait le temps de s'occuper de moi, aussi je voyais bien des choses qu'on aurait voulu me cacher ; une fois, je me trouvai *en face du couvercle du cercueil, je m'arrêtais longtemps à le considérer,* jamais je n'en avais vu, cependant, je comprenais, j'étais si petite que, malgré la taille peu élevée de maman, j'étais obligée de lever la tête pour voir le haut, et il me paraissait bien grand, bien triste ! »
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Qu'on admire l'austère sobriété de cette présentation de la douleur à la petite fille de quatre ans et huit mois : *la grande révélation, -- l'initiation fondamentale, celle sur laquelle doivent s'articuler toutes les réalités de la vie, et que l'éducation doit transfigurer en révélation et apprentissage de la Croix.*
Tout le programme est là, le grand secret est dit. Tout le reste, sans cela, est plaisanterie, orgueil de la chair, tentation et frivolité.
Thérèse ne peut s'en tirer que par la sainteté.
Vous voyez si le passage, « la Pâque du Seigneur », a été vite fait ! *Vous n'êtes plus dans l'idéal raisonnable de piété équilibrée*, il faut aller, marcher, conquérir par la Croix obligatoire, la Gloire de la sainteté.
Révélation de la Croix, révélation de la sainteté et de la Gloire.
« En lisant des récits chevaleresques, je ne sentais pas toujours *le vrai de la vie*, mais bientôt le bon Dieu me faisait sentir que la vraie gloire est celle qui durera éternellement et que, pour y parvenir, il n'était pas nécessaire de faire des œuvres éclatantes, mais de se cacher et de pratiquer la vertu en sorte que la main gauche ignore ce que fait la droite. »
Thérèse sent en elle l'ardeur de Jeanne d'Arc : «* Je pensais que j'étais née pour la gloire. *» Mouvement de la nature, peut-être, mais aussitôt emporté par la grâce :
«* Le bon Dieu me fit comprendre que ma gloire, à moi, ne paraîtrait pas aux yeux mortels, qu'elle consisterait à devenir une grande sainte. Ce désir pourrait sembler téméraire si l'on considère combien j'étais faible et imparfaite et combien je le suis encore, mais je sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande sainte. Je ne compte pas sur mes mérites... mais j'espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté même. C'est Lui seul qui, se contentant de mes faibles efforts, m'élèvera jusqu'à Lui... *» (Manuscrits, p. 474.)
**La Voie simple**
Par la Croix entrevue, vers la Sainteté !
Comment ? En enfant, sans souci, en suivant l'inspiration du moment, le mouvement imprimé par Dieu lui-même dans le cœur pur, comme les deux enfants de mon histoire ci-dessus, qui ne se soucient que d'être « le duvet » au souffle du bon Dieu.
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Thérèse aura une comparaison analogue :
«* Je m'étais offerte à l'Enfant Jésus pour être son petit jouet. Je lui avais dit de ne pas se servir de moi comme d'un jouet de prix que les enfants se contentent de regarder sans oser y toucher, mais comme d'une petite balle sans valeur qu'Il pouvait jeter à terre, pousser du pied, percer, laisser dans un coin ou presser sur son cœur. *» (Manuscrits, p. 158.)
C'est bien le même abandon qui plaît à Dieu dans toute âme et que l'enfant, touché de la Grâce, met en pratique, avec simplicité, jusqu'à l'héroïsme.
C'est le temps où Thérèse, derrière son lit, tirant le rideau, PENSE. A quoi pensez-vous ? dit une maîtresse frivole du pensionnat. « Je pense au bon Dieu, *à la vie*, à l'Éternité, enfin, je pense. » C'est l'oraison. Relevons bien, en cette période décisive, les expressions puissantes cachées dans les fleurs faciles du style trop sage :
« *le vrai de la Vie... je pensais à la vie *»,
et, quand elle apprend que Pauline partira au Carmel (elle a 9 ans) :
« Ah comment pourrais-je dire l'angoisse de mon cœur ? En un instant, je compris ce *qu'était* la vie... *elle m'apparut dans toute sa réalité*... » (p. 61.)
Initiation à la Vie, c'est-à-dire à la Croix, à la Gloire.
**La poésie**
Mais avant de montrer avec quelle ferme tendresse Pauline et Marie apprennent à la petite sœur à suivre fortement tous les mouvements de la Grâce, je remarque dans la vie de Thérèse un facteur merveilleux de sainteté : *la poésie*.
La poésie fut l'atmosphère de l'enfance de Thérèse. Croix, maîtrise, scrupules, douleurs, oui, mais inséparables d'un chant lyrique ininterrompu.
Sa charmante héroïque mère, la dentellière artiste (que ce blasphémateur de Six ose peindre morose et désagréable) rayonnait de goût et d'entrain.
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Elle aimait la beauté et le charme de ses filles et ne se défendait pas de soigner l'élégance de leurs toilettes.
Ce fut l'héroïque poète de ses petits enfants partis au Ciel. C'est une très grande sainte, qui porta son martyre avec une sérénité gracieuse, une volonté déterminée à chanter la vie d'ici-bas et l'éternelle Vie, dans les pires angoisses. De toutes les lignes de Zélie Martin sourd cette lucide allégresse, essence de l'absolue poésie :
« Quand je fermais les yeux de mes chers petits enfants et que je les ensevelissais, j'éprouvais bien de la douleur, mais elle a toujours été résignée. Je ne regrettais pas les peines et les soucis que j'avais endurés pour eux. Plusieurs me disaient : « *Il vaudrait beaucoup mieux ne les avoir jamais eus. *» Je ne pouvais supporter ce langage. Je ne trouvais pas que les peines et les soucis pouvaient être mis en balance avec le bonheur éternel de mes enfants. Puis, ils n'étaient pas perdus pour toujours. La vie est courte... le bonheur d'avoir un enfant au Ciel ! »
Cette mère prodigieuse, c'est *la poésie* du *courage.* Je cite encore cette allègre péroraison au récit d'une épreuve cuisante, avec ces petits vers sans prétention :
« Comme tu le vois, ma Pauline :
Sur terre, tout n'est pas rose
Ni bonheur, ni doux espoir
Au matin, la fleur éclose
Souvent se fane le soir.
Mais, à te dire vrai, j'en prends mon parti ; j'en ai déjà tant enduré de toutes sortes qu'il s'est formé des cals autour de mon cœur. Il n'y en a pas encore autour du tien, ma pauvre petite fille... mais à force d'être piquée, tu finiras par ne plus sentir autant la douleur. »
Pauline devenue Mère Agnès de Jésus, aux prises avec les exigences « maladives » de Mère Marie de Gonzague, devra, comme toutes les Martin carmélites, se « calloser » la sensibilité.
**Le Roi de France et de Navarre**
L'étonnante, héroïque mère partie, et son départ révélant la douleur à Thérèse, toute la poésie trouve « son Roi » et son dispensateur dans ce père, original et presque mystérieux.
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L'oraison, la contemplation, dans la solitude du Pavillon d'Alençon ou du Belvédère des Buissonnets, la pure austérité de ses jeûnes et de son obéissance absolue aux moindres indications de l'Église s'allient aux dons les plus charmants, les plus drôles, de ce qu'on appellerait aujourd'hui : « un incomparable animateur ».
Il est le roi... Cette splendeur de royauté sur le front de son père illumine toute l'âme de Thérèse. Elle a aimé un être qui ne l'a pas déçue, digne de la gloire d'une piété tendre, filiale, continue.
« Je ne puis dire ce que j'aimais en papa ! Tout en lui me causait de l'admiration ; quand il m'expliquait ses pensées (comme si j'avais été une grande fille) je lui disais naïvement que, bien sûr, s'il disait tout cela aux grands hommes du gouvernement, ils le prendrait pour le faire roi et qu'alors la France serait heureuse comme elle ne l'avait jamais été... »
Vous voyez la transposition en quelque sorte à l'infini entre l'univers sage, mesuré, des Petites Filles Modèles si bien dirigées, et le coup d'aile épique de la sainteté... La petite a trouvé un roi dans son père. C'est l'élargissement cornélien où le privé s'agrandit humainement, politiquement, divinement, et dans la plus simple naïveté, et jusqu'à la grande mélancolie des hautes destinées :
« Mais dans le fond j'étais contente (et me le reprochais comme pensée d'égoïsme) qu'il n'y ait que moi à *bien connaître* papa, car s'il était devenu roi de France et de Navarre, je savais qu'il aurait été malheureux puisque c'est le sort de tous les monarques, et surtout il n'aurait plus été mon roi à moi toute seule... »
Nous reviendrons *sévèrement* dans l'éducation de la pureté, sur cette *admiration nécessaire* de l'Héroïne Mère et du Héros Père, *qui simplifie tout.*
Au sermon : « Je regardais papa plus souvent que le prédicateur, sa belle figure me disait tant de choses. »
De la maison que le roi gouvernait avec la sagesse du Saint-Esprit, la poésie volait sur la campagne, je veux dire sur la Création.
Il y a beaucoup de promenades, d'oiseaux, de forêts, de bêtes et de beau temps dans Ségur. Une éducation sans campagne est inconcevable.
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Mais, dans le royaume de la sainte famille, l'amour de la Création va directement, lyriquement à sa *beauté,* avec un rien romantique, marque du siècle :
« Je sens encore les impressions profondes et poétiques qui naissaient dans mon âme à la vue des champs... Déjà j'aimais les lointains... L'espace et les sapins gigantesques dont les branches touchaient terre laissaient en mon cœur une impression... j'écoutais les bruits lointains, le murmure du vent.
« Ils étaient pour moi de beaux jours, ceux où mon roi chéri m'emmenait à la pêche avec lui. J'aimais tant la campagne, les fleurs et les oiseaux... j'allais m'asseoir seule sur l'herbe fleurie, alors mes pensées étaient bien profondes et sans savoir ce que c'était de méditer, mon âme plongeait dans une réelle oraison.
(...) « L'orage se mit à gronder, les éclairs sillonnaient les nuages sombres et je vis à quelque distance tomber le tonnerre ; loin d'en être effrayée, j'étais ravie, il me semblait que le bon Dieu était si près de moi... Mon petit père chéri prit sa petite fille, malgré son bagage et l'emporta sur son dos... »
Comparer au charmant orage de Ségur où on trotte, trempées, en oubliant au pied du chêne la belle poupée de Marguerite...
Ici, la beauté, le grandiose, l'auguste présence du Tout-Puissant et la gaîté aussi de cette petite fille sur le dos de papa, parmi les cannes à pêche.
« Jamais je n'oublierai l'impression que me fit la mer... sa majesté, le mugissement de ses flots, tout parlait à mon âme de la Grandeur et de la Puissance du Bon Dieu. »
A chaque page, le poète paternel et la petite fille jouissent ensemble des plus simples beautés.
Le mystère de poésie entre ces deux êtres s'étend *jusqu'à la douleur*. On connaît la scène où Thérèse, après les Vêpres de Pentecôte dans le jardin des Buissonnets, demande à son père d'entrer au Carmel à quinze ans, -- le glaive pénètre, -- il renonce, -- il dit oui... Il prend une petite fleur blanche sur la mousse du mur et la donne à Thérèse « avec ses racines ». C'était « mon histoire » dit Thérèse... « Je plaçai ma fleur dans mon Imitation, au chapitre : « Qu'il faut aimer Jésus par-dessus toute chose » ; c'est là qu'elle est encore, seulement la tige est brisée... » et Thérèse, en 1895, y voit le léger symbole de sa mort prochaine.
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Enfin, la vision de la suprême et terrible épreuve qui frappera le père (l'arthrite du cerveau, non la démence, mais la confusion et l'absence dans la suite des idées), cette vision terrifiante, revêt elle-même un caractère de décente et tragique poésie.
Thérèse « occupée de pensées riantes » est à la fenêtre. Papa rentrera d'Alençon dans deux jours, et voici la vision d'un homme semblable à son père, mais « beaucoup plus courbé... la tête couverte d'une espèce de tablier de couleur indécise qui lui cachait le visage »*,* il traverse le jardin « tandis qu'une frayeur surnaturelle envahit l'âme de Thérèse » : la *vision* marcha vers le bosquet qui coupe l'allée et ne reparut pas de l'autre côté à Thérèse qui criait d'une voix tremblante « papa, papa ! ».
Quatorze ans plus tard, Thérèse comprend... C'est bien lui qu'elle a vu dans l'avenir « courbé par l'âge... portant sur son visage vénérable, le signe de sa *glorieuse* épreuve ».
**Fermeté, tendresse**
Ce qui est ferme ne peut être tendre en même temps, dans les choses matérielles : mais un cœur ferme peut être tendre, mieux, un cœur ferme doit être tendre.
Ces *deux vertus d'amour* résument l'éducation de Thérèse.
FERMETÉ
-- Une foi éclairée de *catéchisme,* très bien appris : « En catéchisme, je fus toujours la première. M. l'Abbé m'appelait son petit Docteur. »
-- L'*obéissance* sur un signe, un « cela est bien », un « Pauline ne veut pas » que même papa n'aurait pu faire fléchir.
-- L'*examen de conscience* chaque soir.
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-- La victoire quotidienne *sur les peurs* naturelles aux petits enfants : « J'ai été habituée à surmonter mes frayeurs ; ... parfois vous m'envoyiez seule le soir chercher un objet dans une chambre éloignée... si je n'avais pas été si bien dirigée, je serais devenue peureuse. »
-- A Pauline encore : « Vous ne me passiez pas une seule imperfection ; jamais vous ne me faisiez un reproche sans sujet, mais *jamais vous ne reveniez sur une chose que vous aviez décidée.* La *justice* était gardée et je n'avais que les récompenses que j'avais méritées... » La distribution des prix « par le roi de France et de Navarre » était pour Thérèse « comme une image du jugement ». « Ses pratiques » (renoncements) consistaient à « *céder à ses sœurs...* elle faisait pour cela de grands efforts sur elle-même, car son caractère était alors *très arrêté *» (Céline, Procès).
-- *La vanité* était chassée sans rémission. Thérèse a cinq ans et demi, elle court sur la plage autour de papa, un monsieur et une dame « demandent à papa si j'étais à lui, et disent que j'étais une gentille petite fille. Papa leur répondit que oui, *mais je m'aperçus* qu'il leur fit signe de ne pas me faire de *compliments...* C'était *la première fois* que j'entendais dire que j'étais gentille, cela me fit bien plaisir, *car je ne le croyais pas ;* vous faisiez si grande attention à ne laisser auprès de moi aucune chose qui pût ternir mon innocence, à ne me laisser entendre aucune parole capable de faire glisser la vanité dans mon cœur... *jamais vous ne m'avez fait un compliment. *»
Il y a tous les éléments de la fermeté parfaite dans ce passage :
1\) *Son utilité :* Thérèse, à cinq ans, s'aperçoit du signe de papa arrêtant les louanges... qui lui font bien plaisir.
2\) *La continuité :* C'était la première fois que j'entendais *dire...*
3\) *La force :* Vous faisiez si grande attention... jamais de vous un compliment !
4\) *Le résultat :* « Comme je ne faisais attention qu'à vos paroles et à celles de Marie, je n'attachais pas beaucoup d'importance aux paroles et aux regards admiratifs de la dame... »
Tendresse
Comment, dans cette fermeté sans fissure, régnait *la tendresse ?* C'est que tout arrivait à Thérèse *sous forme d'amour :*
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« J'étais entourée de la tendresse la plus délicate... le cœur si tendre de papa avait joint à l'amour... un amour maternel. Pauline et Marie étaient les mères les plus tendres, les plus désintéressées... »
La journée de Thérèse petite aux Buissonnets : « Dès le matin, vous veniez près de moi, me demandant si j'avais donné mon cœur au bon Dieu... » Je ne vais pas plus loin. Vous connaissez ces charmes d'enfance des Buissonnets. Si, par malheur, vous les ignorez, lisez-les vite dans les Manuscrits autobiographiques :
« La plante était habituée à plonger ses racines dans une terre choisie... » -- « Personne n'a reçu autant d'amour, mes chères petites sœurs, que vous m'en avez prodigué. »
Incroyable tendresse couronnée, achevée par « celle de la Sainte Vierge ». C'est le miracle du sourire à Thérèse si malade. « Tout à coup, la Sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n'ai rien vu de si beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffables... »
Ainsi : tendresses et fermeté inséparables. Tant de baisers, de grâces, de petits cadeaux, d'intimités, de confidences, de veillées paisibles, de communion des cœurs dans tous leurs secrets. D'autre part, pas un compliment, nulle tolérance de la moindre, incartade, l'absolue obéissance, la plus sérieuse application à tous les devoirs, quoi qu'il en contât à ce caractère fier et trop sensible.
Ces filles qui s'aimaient si tendrement, si purement, jusqu'à souffrir exagérément de la moindre absence, sans hésiter, concevaient le départ pour le Carmel et s'imposaient, et imposaient au père, à la benjamine bien aimée, la plus sainte, *la plus terrible des séparations.*
Inextricable union de Force et de Tendresse, seul climat vivifiant de la Pureté. Nous y reviendrons.
**L'Eucharistie**
Les Messes de la famille Martin !
C'est poignant pour nous. Ils vivaient de la Messe. Mme Martin y allait tous les jours à cinq heures et demie. Mourante, elle ira encore. « Messe d'angoisse ». Presque à l'agonie, il faudra que Marie ruse pour laisser passer l'heure utile.
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Pour Thérèse : « La messe à côté de son roi dont le visage ruisselait, malgré lui, de larmes ! »
L'hiver, des Buissonnets, par le chemin couvert de verglas, papa et ses filles, chaque jour, allaient à la messe ; on mettait des chiffons autour des souliers pour tenir debout... Le jour de la première attaque de paralysie, M. Martin fut rencontré, chancelant, *allant à la Messe.*
Ils seraient morts, ces gens-là, cependant si forts, s'il leur avait été révélé qu'un jour, de par l'ordre du pape, serait ordonné un rite plaisant aux protestants et dont les plus fidèles pourraient dire : est-il valide ? invalide ? sacrilège ?
Quand Thérèse était bébé, maman qui la gardait au logis, raconte que pendant toute la grand-messe jusqu'au retour de Céline, « Thérèse marchait sur la pointe des pieds ». -- Le pain bénit que Céline rapportait, cela, au moins, « c'était ma Messe », dit-elle.
Thérèse a fait sa Première Communion à 11 ans, mais, depuis la Communion de Céline, depuis quatre ans, on peut dire qu'elle communiait spirituellement. Pauline préparait Céline d'une manière qui doit nous faire pâlir de notre lâcheté. Tout était dirigé vers l'Eucharistie. Thérèse écoutait : « Un soir, je vous entendis qui disiez qu'à partir de la Première Communion, il fallait commencer une nouvelle vie, *aussitôt, je résolus* de ne pas attendre ce jour-là, mais d'en commencer une en même temps que Céline. » On saisit sur le vif cette allègre soumission d'enfance au souffle qui passe...
« La Communion de Céline me laissa une impression semblable à celle de la mienne. » La sienne ! précédée du départ de Pauline « qui lui fit comprendre la réalité de la vie » et de ce petit séjour « dans le monde » d'Alençon « pour qu'elle vît que tout est vanité et affliction d'esprit ».
C'est dans ce temps de préparation que Thérèse *pense,* seule entre le rideau et le lit. Marie remplaçait Pauline, avec une « éloquence » capable de convertir les plus grands pécheurs, semblait-il à Thérèse. Mais ce qui nous frappe dans cette préparation, c'est *la force ;* et toujours on retrouve, mais sous forme de bravoure, cette fidélité d'enfance aux impulsions de la grâce.
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« Comme *les illustres guerriers* apprennent à leurs enfants le *métier des armes,* ainsi me parlait-elle des *combats* de la vie, de la *palme* donnée *aux victorieux...* des richesses immortelles qu'il est facile d'amasser chaque jour, du malheur de passer sans vouloir se donner la peine de tendre la main pour les prendre, elle m'indiquait *le moyen d'être sainte par la fidélité aux plus petites choses ;* elle me donna la petite feuille (de sentences) « du renoncement » que je méditais avec délices. »
Il faut que vous lisiez, dans les documents autobiographiques, ce que peut être l'Eucharistie pour l'enfant.
Thérèse dit des pensées de ce jour-là qu'elles sont « comme cette pierre blanche qui sera donnée au vainqueur et sur laquelle est écrit un nom que nul ne connaît que Celui qui la reçoit ». (Apocalypse II, 17.)
« Il n'y eut pas de demandes, pas de luttes, pas de sacrifices... ce n'était plus un regard, mais une *fusion,* Thérèse avait disparu comme la goutte d'eau dans l'Océan, Jésus restait seul, le Maître, le Roi. Thérèse lui avait demandé de lui *ôter* sa liberté, car sa liberté lui faisait peur... elle voulait s'unir à la Force divine. »
La plus haute démarche de la liberté humaine vers l'esclavage de la volonté divine scellée dans l'Eucharistie.
\*\*\*
Vous ne croyez pas que je me détourne de la formation de la pureté ; jamais elle ne nous fut plus présente ; et nous en recueillerons avec un soin sévère les éléments dans le dernier chapitre de notre étude.
**La Croisade eucharistique**
Décret *Quam Singulari,* 8 août 1910 :
« Cette coutume qui, sous prétexte de sauvegarder le respect dû à l'auguste Sacrement, en écarte les fidèles, a été cause de maux nombreux. Il arrivait, en effet, que l'*innocence de l'enfant,* arrachée aux *caresses de Jésus-Christ,* ne se nourrissait d'aucune sève intérieure ; et, par suite, la jeunesse, dépourvue de secours efficace et entourée de tant de pièges, *perdait sa candeur et tombait dans le vice,* avant d'avoir goûté aux Saints Mystères... Il faut déplorer toujours la perte de la première innocence, qui, sans doute, eût pu être évitée, si l'Eucharistie avait été reçue plus tôt. »
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Voyez que le pape unit délibérément la réception de l'Eucharistie de bonne heure et fréquente, à la préservation et à l'éducation de la pureté.
Il me semble qu'à ce point de notre méditation, il est bon de relire attentivement, dans le *Catéchisme de saint Pie X* ([^61])*,* le chapitre IV : *l'Eucharistie.* C'est ce que j'ai fait. Dans ces lignes s'ouvre le cœur du saint pape. C'est la doctrine et la ferveur brûlante, comme celle qui s'échappe du LAUDA SION, plus l'exposé est clair et l'expression simple, avec la seule ambition d'être exacte, plus « le cœur est brûlant au dedans de nous ». C'est la plus grande opposition contre le piteux, inconsistant et informel bafouillage qui délaye les âmes et ose encore se donner, pour duper le pauvre monde, le nom sacré de Catéchisme.
*Catéchisme de saint Pie X,* chapitre IV (p. 216) : Quels effets produit en nous la très sainte Eucharistie ?
« Voici les principaux effets que produit la très sainte Eucharistie en celui qui la reçoit dignement : 1° elle conserve et accroît la vie de l'âme qui est la grâce, comme la nourriture matérielle soutient et accroît la vie du corps ; 2° elle remet les péchés véniels et préserve des péchés mortels ; 3° elle produit la consolation spirituelle. »
La très sainte Eucharistie ne produit-elle pas en nous d'autres effets ?
« Si, la très sainte Eucharistie produit en nous trois autres effets, savoir : 1° *elle affaiblit nos passions et, en particulier, elle amortit en nous le feu de la concupiscence ;* 2° elle accroît en nous la ferveur et nous aide à agir en conformité avec les désirs de Jésus-Christ ; 3° elle nous donne un gage de la gloire future et de la résurrection de notre corps. »
Que les enfants aient « une certaine connaissance » de ce mystère, « un certain usage de la raison » et « le désir de cet admirable sacrement »... il suffit ! qu'ils viennent !
En avril 1912, un pèlerinage « tel qu'on n'en avait jamais vu » se dirigea vers l'Italie ; c'était quatre cents petits Français, de six ans, de sept ans, auxquels se joignirent, à Rome, des enfants des paroisses romaines. Le cardinal Vannutelli célébra pour eux la Messe à Sainte-Marie-Majeure. Le lendemain, dimanche 14 avril... Pie X descendit à la chapelle Sixtine, fit défiler devant lui les enfants deux à deux, leur donnant à chacun une médaille en argent sur laquelle était gravé « *Catholiques et Français toujours. Dieu protège la France.*
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Hélas, hélas ! Pèlerinage à Rome ! Église de France !
Les enfants parlaient au pape, les uns lui tendaient une lettre, les autres lui disaient : « Saint Père convertissez papa ! Saint Père, moi, je veux être prêtre ! » (d'après R. Bazin, *Pie X*, Flammarion).
La grâce de ce temps était donc donnée : la voie d'enfance de sainte Thérèse assurait aux enfants la sainteté par « les plus petites choses », *une docilité insouciante aux inspirations à la fois les plus sublimes et les plus réalistes de la Grâce.*
Et Notre-Seigneur Jésus-Christ, présent dans l'Eucharistie, renouvelait, par la bouche de son Vicaire, le commandement solennel : « Laissez venir à moi les petits enfants ! »
Le pape voyait déborder sur le monde « le cloaque de toutes les hérésies », le modernisme, il voyait le cancer cheminer *dans* l'Église, et, à nous, petits enfants d'alors, il inspirait, puisque « par l'Hostie » (c'est ainsi qu'on disait) nous étions tout puissants, il inspirait de *partir en Croisade,* contre l'ennemi de l'Église, en nous armant d'une règle de vie simple et héroïque.
Cette Croisade des enfants que le pape inspirait, elle ne fut pas tout de suite fondée officiellement. Elle fut vécue. Une petite sainte comme Anne de Guigné, née en 1911, en incarnera sous nos yeux l'esprit avant la lettre. Le pape mourut 18 jours après la déclaration de guerre. Lorsque toute l'Europe fut en sang, Benoît XV déclara qu' « il n'avait rien de plus à cœur que de faire observer le décret *Quam singulari *» et il demanda à tous les enfants de communier aux intentions du pape.
En même temps, sur les champs de bataille, les hommes convertis, confessés, revenaient à l'Eucharistie. « Sous les coups de canon, tombent les obstacles qui retenaient les âmes loin de la Table Sainte. »
Les enfants « mobilisés » sont reconnus par Benoît XV « Petits Croisés » ; le pape fait de la Croisade sa « jeune armée ». Il se peut que ce nom prédestiné, porteur de poésie et de tradition, soit dû à Henri Bordeaux du nom qu'il donne aux petits communiants du Pèlerinage vers saint Pie X, dans son livre *La Croisade des Enfants*.
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L'Église avait trouvé, dans l'Apostolat de la Prière, dont la Croisade était l'application aux enfants, une forme parfaite d'Action catholique. La jeunesse étudiante suivait, l'Église voyait devant elle s'ouvrir les conquêtes, les conversions, un avenir, des prêtres, des prêtres.
C'est la gloire de la Compagnie de Jésus (et cela lui sera compté, dans sa déroute actuelle, par l'intercession de tant de jeunes saints qu'elle a suscités !) d'avoir compris quelle moisson de vertu, de zèle et de vocations un esprit de Croisade peut faire germer dans un peuple d'enfants.
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ? Comment l'Église a-t-elle « de ses propres mains déchiré ses entrailles », nous le voyons, nous le vivons.
Mais, en pleine guerre, en 1917, le Père Bessières, le Père Derely et bien d'autres, presque tous Jésuites, sont les promoteurs de ce grand soulèvement d'enfants.
Nous avons connu intimement un de ces Pères Jésuites, ouvrier prodigieux de la Croisade : le Père Henry Perroy. Ce fut d'abord un célèbre prédicateur que l'on courait entendre en Carême à Saint-Bonaventure, la paroisse des orateurs à succès. Il ne prêchait d'ailleurs que la plus pure doctrine, mais avec quelque gloire ! Et puis, brusquement, les cordes vocales se voilèrent, la voix se brisa, et l'orateur y vit une grâce de vocation. « Désormais, dit-il, je compris que je devais « parler à contre-jour », -- et que je serais le prédicateur des enfants. » Il devint, à Lyon, le *puissant* Apôtre de la Croisade. C'est de lui que nous apprîmes à pénétrer les enfants de tous milieux de cette règle « héroïque et simple » :
*Croisé de l'Eucharistie,*
*Prie, communie, Sacrifie-toi,*
*Sois Apôtre !*
Le Père Henry Perroy voyait grand. Éloquent et homme d'oraison, il fréquentait Bossuet avec familiarité. Les enfants et les catéchistes vibraient à un certain souffle lyrique de sa parole que l'on retrouve dans son admirable Commentaire, exclusivement édifiant (mais de quelle forte et tendre édification) de la Bible et de l'Évangile (introuvable).
La Croisade s'établissait partout. Jeunes filles, nous en étions chargées aux Catéchismes, aux Patronages, dans les quartiers les plus rouges et jusque dans la « zone » des roulottes. C'était une floraison.
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Les Croisés suivaient leur règle de conquérants jusque dans les ménages changeants d'abominables parents. Rien ne les faisait hésiter. On serait mort pour la Messe du dimanche. Un garçon mourut, en effet, dans la cave où ses « parents » l'avaient enfermé, roué de coups, pour qu'il n'allât pas à la Messe. Je trouvais les goûters sacrifiés dans les cages des lapins. J'avais une croisée de onze ans qui venait au patronage avec le cuir chevelu boursouflé et écorché. Sa marâtre la frottait à l'eau de Javel pour la punir de son héroïque fidélité.
Dans des conditions matérielles invraisemblables, les petits apôtres remplissaient ponctuellement « leur feuille de trésor spirituel ». Les jours de réception de Croisade, en plein été, on partait à pied, en longues colonnes de Villeurbanne, quartier des Charpennes ou du Tonkin, jusqu'au cœur de Lyon, à Saint-Louis de la Guillotière. Dans la troupe, fervente et populaire, les uns, moins endurants, assoiffés, s'arrêtaient un peu aux bornes-fontaines, l'élite allait, pénitente, sur les pavés, sous le soleil. Au but, on revêtait en grand recueillement la chasuble blanche à croix bleue du Croisé, le bonnet qui figurait le « heaume » du combattant et l'on attendait, debout, en cercle, devant le chœur, la parole transportante du Père Henry Perroy.
Le progressisme guettait la Croisade. Elle résista longtemps. On peut dire qu'elle vivait encore en 1954 environ, branlante, debout quand même, respirant par des zélatrices, des aumôniers âgés que les nouveaux souhaitaient « à la casse » et, au sommet, par ce breton de Père Perroy qui ne voulait pas mourir. Il mourut enfin à 91 ans.
Aujourd'hui, « *les Turcs ont passé là, tout est ruine et deuils *»*.* Processus connu : un adjoint faiblard à la vieillesse du Père Perroy. Un dynamique à la direction de la revue *Hostia,* où il distilla du Teilhard à l'usage enfantin. « Hostia », jugé dévot, devint « Partage » !
Et le coup de grâce, dûment préparé, fut asséné par l'innocente bonté surprise de Jean XXIII. En 1964, grand pèlerinage à Rome des délégations de toute la Croisade terrestre. De l'enthousiasme encore. Alors, les réformateurs servirent leur plat, et par « le bon pape ». On persuada Sa Sainteté que ce titre de Croisade et de Croisé « faisait de la peine aux Musulmans ». Souvenir d'un saint Louis massacreur. Le pape s'émut et se chargea d'annoncer le nouveau nom charitable de l'ambitieuse Croisade : « Mouvement Eucharistique des Jeunes » qu'on simplifia en MEJ.
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La Péraudière avait envoyé ses petits délégués. Les fervents revinrent dégoûtés. « Partage, MEJ, Teilhard ! » et puis la mort tant attendue du Père Perroy : les épaves roulèrent dans le torrent.
Nous en étions sortis, avec l'esprit intact de la Croisade qui est *l'esprit de Chevalerie.* Et, puisqu'il faut ressusciter, en pleine perversion et révolution, et que jamais les enfants ne furent plus en danger et que, d'autre part, leur sanctification ne fut jamais plus utile à l'Église, nous dirons que, chez les enfants, plus farouche, mieux avertie, bien humble dans son aurore, une autre Chevalerie est née.
\*\*\*
Les saints enfants Croisés sont bien nombreux. Je prendrai les traits qui me semblent les plus utiles à mon dessein, et je les prendrai chez les enfants qu'aucune grande manifestation extérieure d'En Haut n'a favorisés. Cependant, les voyants de Fatima nous montreraient les mêmes traits, authentiquement naturels dans le surnaturel. Voir la Sainte Vierge les faisait encore plus simples et plus libres en quelque sorte. Mais on dirait : « C'est qu'ils étaient tellement privilégiés ! » Privilégiés parce qu'ils La voyaient, oui, mais privilégiés de la Croix, privilégiés du sacrifice.
Anne de Guigné
Cette petite, née le 25 avril 1911, manifestait à deux ans et demi une nature redoutable qui faisait dire à son grand-père après une scène de trépignement et de rage : « Je plains sa mère... quand elle aura vingt ans. » La petite, en effet, se révélait orgueilleuse, jalouse, impérieuse, despote, désobéissante, gourmande, coléreuse.
C'est ce que son premier biographe appelle « une première période de *naturalisme à peu prés intact* de un à quatre ans ». (P. Lajeunie.)
A quatre ans, comme pour Thérèse Martin, la révélation de la douleur : la mort de son héroïque père, à l'assaut de la Crète du Linge. Il avait été blessé *trois fois,* grièvement. Trois fois était revenu épuisé dans sa famille, trois fois était reparti, à peine convalescent.
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Les larmes de sa mère sont lumière pour Anne. Ses larmes et ses leçons de Catéchisme, et déjà maman parle de la Première Communion, Anne a quatre ans et demi. C'en est fait. La volonté est à Jésus. Tout lui est offert. Les petites choses de la voie d'enfance sont le royaume d'Anne.
Anne est convertie. C'est la première période d'union divine : la préparation à la Première Communion. Efforts actifs et pénibles ; la volonté au service de la grâce qui doit se raidir contre le tempérament. On l'entend soupirer et dire : « Je fais mon sacrifice !
La Première Communion marque la seconde étape de l'Union à Dieu : ascension régulière, l'Amour divin révélé au cœur (« prie, communie »), le dévouement pour la conversion des pécheurs, pour les pauvres, pour les frères et sœurs (« sacrifie-toi, sois Apôtre »).
Une dernière phase : l'envol, l'enfant échappe... elle sait, toute direction est inutile, elle éprouve toujours la douleur des sacrifices, mais il n'y paraît plus. Dans son âme, le calme.
La volonté, la « garde des yeux »
Je veux, de cette vie, remarquer deux traits importants ; l'un général : la *volonté constante, tenace,* de suivre soigneusement les souffles de la Grâce, et un point particulier : *la mortification de la curiosité.* Profit pour notre pédagogie de la pureté.
Anne vit au château, avec sa Maman, son institutrice, les domestiques, les jeux et le jardin, les poupées, l'oubli de soi et les maux de tête. C'est la vie de Camille et de Madeleine, vie vertueuse comme la leur, mais enfin pour Jésus seul, dans l'absolu, qui « use des choses de la terre, mais progressivement, aimablement, n'y a plus d'attache ».
(On peut lire le petit livre de Demoise, Madeleine Basset, sur sa petite élève. La première étude, celle du R.P. Étienne Lajeunie, O.P. Enfin « Documents authentiques », P. H. Moullin, 89, avenue Foch, 78 Saint-Germain-en-Laye.) ([^62])
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Je relève donc, dans le rapport de Sœur Saint-Raymond qui, après sa maman, apprit à Anne son catéchisme, ces réflexions sur la volonté :
« La volonté, chez elle dominait tout, donnait à tout un élan fort et mesuré. C'était un admirable contraste de voir une si courageuse volonté dans ce petit corps de rien. »
« *Anne mettait en pratique tout ce qu'on lui apprenait au catéchisme. Comprendre et pratiquer, pour elle, c'était tout un : elle avait une volonté ardente* avec un esprit de sacrifice universel. On sentait que la volonté dominait chez elle tous les caprices de la nature, et c'est très rare de voir une telle possession de soi chez les enfants, qui sont des impulsifs. Je n'ai jamais vu Anne agir par impulsion.
« Sa vertu de force apparaissait surtout dans sa constance : elle ne se démentait jamais. On ne pouvait pas se rendre compte qu'elle était vertueuse, tant elle était vertueuse. L'effort n'apparaissait plus à la fin, et cependant le renoncement était continuel. J'admirais sa bonne grâce à se renoncer pour rendre service. »
La grande initiation
« Elle regardait *la souffrance comme un bienfait.* La vie n'avait qu'un prix pour elle : elle permettait de beaucoup souffrir pour le bon Dieu. C'était chez elle une conviction profonde ; elle venait d'une grâce rare, car peu comprennent le prix de la croix. L'Esprit Saint seul peut l'enseigner.
« Mais cette enfant était dirigée, poussée », m'a-t-on dit souvent. Non, je ne lui ai jamais fait aucune direction particulière ; on sentait que Dieu lui-même faisait son œuvre en cette petite âme. Ce n'était pas une enfant « surchauffée » comme on pourrait se l'imaginer. D'ailleurs, on ne surchauffe pas un enfant : ce serait vite dégoûter le pauvre petit courage tyrannisé. Croire qu'on peut surchauffer une âme d'enfant, c'est faire preuve d'ignorance. On ne fait pas ainsi violence à la nature.
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« C'est la grâce qui faisait tout, et elle suivait le mouvement de la grâce ; et plus elle donnait, plus le bon Dieu lui rendait, et plus Anne redonnait encore. C'était un mouvement de perpétuels retours et de perpétuels accroissements d'amour. Et ainsi, en vérité, cette enfant bénie « courait dans la voie des commandements » parce que le bon Dieu dilatait son cœur.
« Elle a fait comme sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, elle a correspondu en tout à la grâce. Elle avait les dons de l'Esprit Saint, mais se disposait à en recevoir les effets par cette volonté énergique et cet esprit de sacrifice qui la caractérisaient ; sans cette volonté, sans cette ténacité qui servit de base humaine au travail de la grâce, cette âme ne serait pas allée aussi loin.
« Elle ne suivait jamais l'instinct de la nature, mais celui de la raison et de la vertu.
« Elle allait simplement, selon la lumière que Dieu lui donnait. Elle ne subtilisait pas. La vérité était lumineuse pour elle, elle la voyait dans sa pure simplicité ; elle n'avait pas ces obscurités, ces doutes, ces questions des esprits inquiets ou trop curieux.
« Encore une fois, rien de contraint chez cette aimable enfant ; ça allait tout seul, *par le poids de la vertu,* qui était une seconde et toute céleste nature en cette âme comblée de Dieu. J'ai souvent vu de la contrainte chez d'autres, chez Anne jamais.
« Un mot résume tout : L'Esprit Saint faisait tout ce qu'il voulait dans cette petite âme. »
Si je note ici, parmi tous les « petits renoncements » d'Anne, deux ou trois traits de la mortification *de la curiosité,* c'est que cette espèce de pénitence est extrêmement rare chez les enfants, parce qu'elle leur est *très rarement inspirée.* Manque d'intelligence et de délicatesse chez les éducateurs. Amusement pour eux d'observer et de laisser agir cette avidité changeante et universelle des yeux et des oreilles, insouciance bête des conséquences d'un tel désordre dans les désirs. Vue courte, atrophiée, du don de Conseil...
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Les éducateurs d'Anne n'étaient atteints d'aucune de ces infirmités, et la petite fille qui « voulait que, pour Jésus, son cœur soit pur comme un lis » mortifiait discrètement la soif de voir et de savoir :
« Anne, bien souvent, tout au long de la rue d'Antibes, se privait de regarder les étalages. Quand Mère Saint-Raymond apportait à l'ouvroir un objet nouveau et que les petites filles se précipitaient pour le voir, Anne restait en arrière. »
Et le poème délicat et profond des petits lapins :
« Nous avions, raconte une religieuse auxiliatrice, une nichée de petits lapins -- et, pendant le temps du catéchisme, Mère Saint-Raymond avait obtenu une sagesse exemplaire en promettant que tout le monde irait voir les petits lapins.
« A l'heure de la récréation, la troupe joyeuse ne fit qu'un bond vers la cage où s'ébattaient une demi-douzaine de lapereaux. Nénette avait attendu ses petites sœurs, elles arrivèrent toutes trois les dernières. La bande empêchait absolument de voir autre chose que le toit de la cage. Les deux petites qui voulaient jouir du spectacle, cherchaient inutilement à insérer leur tête dans le groupe compact.
« Patiente, Nénette attendait. Quand elle eut jugé que les curieux devaient avoir pleine satisfaction, elle attaqua l'obstacle par un des côtés, disant gentiment « vous devez avoir bien vu maintenant, alors, laissez voir les petites ». L'avis fut entendu, on s'écarta. Les deux enfants se glissèrent par devant. Mais Nénette ne s'empressa pas à leur suite. *Elle resta sur le côté sans rien voir, avec l'air heureux* d'une grande sœur qui a donné de la joie et trouve bonne sa part de sacrifice. »
Les éducateurs d'Anne furent remarquables. Je le démontre d'un seul coup : Regardez les deux portraits d'Anne à neuf ans, à dix ans. Anne à neuf ans : le visage beau, régulier, est grave, attentif, mais d'une gravité de son âge, d'une gravité de neuf ans -- exceptionnelle par sa beauté, non par sa précocité. Tout est en ordre, volontairement calme, la bouche entrouverte est très sérieuse. Tout dit : je fais attention à la Grâce. *Personne n'a flatté cette enfant*.
Sur le deuxième portrait, Anne a dix ans, elle sera morte à dix ans et neuf mois.
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La belle petite fille est souriante, le regard est aimable, mais retenu, intérieur, extraordinairement serein, la paix la plus douce et la plus énergique gouverne l'exquise expression, le port de tête est distingué, imperceptiblement distant. C'est une générosité affectueuse, mais réservée, gardée pour la Grâce seule, la Grâce libre qui règne en paix sur toute l'âme. Personne n'a gêné l'essor de la grâce dans cette sainteté.
C'est la plus forte louange qu'on peut faire d'un éducateur. Mais le plus simple témoignage a été rendu par Anne elle-même : dans les derniers jours de grande souffrance, comme sa maman lui disait qu'elle « était une bonne petite fille » (pas plus que cela, raisonnablement), elle s'écria : « Oh maman, si je suis bonne, *c'est que vous m'avez bien élevée ! *» Leçon terrible pour nous.
\*\*\*
On a écrit la vie des Croisés qui sont morts. La grande révélation de la Croix, l'initiation de la vie, son sens absolu se fait sur eux, en eux, direct, la Croix leur apparaît présente *usque ad mortem*.
C'est pourquoi leurs paroles et leurs actes, jeunes, exactement de leur âge, libres et nets, ont cet accent efficace d'éternité, et nous apprennent notre extrême responsabilité. Nous élevons pour la vie qui prépare la mort et la mort : le Ciel ou l'Enfer.
De quelques-uns, je choisis ce qui peut faire peur à notre lâcheté, éclairer nos préjugés, rassurer notre courage, préparer nos résolutions. On sait qu'il faut consulter les chefs-d'œuvre, non les croûtes pour apprendre la pratique de l'art, et lire les bons auteurs pour apprendre à écrire, s'il se peut. Au lieu donc de se pencher sur les réclamations et les contestations des pauvres petites victimes de la carence et de la bêtise d'autorités qui ne savent plus l'essence et l'exercice de l'autorité, consultons les chefs-d'œuvre de la grâce, les purs qui ont suivi la bonne méthode et apprenons d'eux à guérir les malades, à redresser les consciences, à conduire les âmes à la véritable Vie.
Promenez-vous dans ce jardin, cueillez les fleurs impérissables du bon sens et de la grâce.
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Louis Olivarès
Original, artiste, prédicateur depuis l'âge de trois ans ([^63]). Famille d'élite de Bogota de Colombie. Le petit Louis veut faire sa Première Communion tout de suite. A trois ans !
Il est né en 1913, on connaît donc, en famille, le décret de Pie X. « Mais tu ne sais pas lire, mais tu ne sais pas bon catéchisme. » Ce malin ne dit rien. Ce sera, toute sa vie, un réservé et un secret. Pendant les leçons de lecture que maman donne à son aîné Édouard, bébé Louis s'amuse avec les journaux de papa, du moins le croit-on. En réalité, il épie chaque lettre qu'apprend son frère, la repère dans la feuille imprimée, la reproduit, s'exerce aux assemblages et un beau jour, se plantant devant sa mère : « Maman, je sais lire, maman, je sais ma Communion ! »
On rit, il insiste, on interroge. Réponses précises. On présente le livre de lecture : il lit comme Édouard. Mais les baisers de maman, l'émerveillement trop visible de la famille ne l'intéressent pas. « Vous voyez, maman, moi aussi je peux communier ! »
Trois ans ! Discussion à table : « Mais il n'a pas de quoi se confesser. » Et le héros, logique : « Ah, vous voulez que je grandisse pour pouvoir pécher. »
Les religieuses refusent : « Puisque je sais aussi bien qu'Édouard, il faut me laisser communier ! » Défilé d'examinateurs ; vraiment, que craignent ces bonnes sœurs devant un cœur si pur, une intelligence si nette ? Les réponses sont claires, il faut capituler. Bon ! Les sœurs en réfèrent à l'évêque. Ébloui aussi, il donne un verdict peu éblouissant : « Oui, Louis peut communier, mais à trois ans, on oublie, il oubliera sa Première Communion. Il faut donc attendre. »
Enfin, le Père Pradanos (S.J. encore !) l'emporte. Pères Jésuites de Bogota 1917, où êtes-vous ? Quel zèle ! Quel gravité ! Les plus beaux ornements, lumières, fleurs. Le petit Louis en marin blanc et, sur la poitrine, au lieu de l'ancre, le monogramme de Jésus.
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Sa mère lui dit : « S'il m'était donné de graver ce nom béni sur ta poitrine, en traits de feu ! »
Morale claire
Ce garçon de quatre ans a l'intelligence despotique. Il ne peut admettre qu'après avoir dit oui, on dise non, ou le contraire, et, comme on lui dit qu'à la réflexion, un ordre peut changer, il réplique : « On doit d'abord réfléchir, puis parler ensuite ! » Si c'est un orgueil naissant, il ne trouvera aucun aliment en famille. Pas de compliment. L'obéissance absolue est exigée. Tout se rapporte à Jésus Hostie. Le Sacré-Cœur règne dans la maison. On en refait l'intronisation chaque année avec une profusion de cantiques, de poésie, de prières, et une prédication de Louis. Mais les cœurs sont surveillés. La délicatesse de conscience ferme, exacte. La mère de famille ne se rassurait pas facilement.
A douze ans à peu près, Louis parut, quelques jours, sombre, fuyant les regards. La mère pensa aussitôt : « l'impureté ». Elle parla à Louis au nom de Notre-Seigneur. Il se jeta dans ses bras et dit en sanglotant : « Maman, je n'ai rien fait de mal et je n'ai pas eu de mauvaise conversation, mais au cinéma du Collège, on a présenté une femme si mal vêtue... ! » Jusqu'ici, aucun péché. Ce n'est pas l'occasion involontaire qui trouble Louis. C'est le consentement exactement décrit : « A côté de moi, un garçon a dit de vilaines choses et *j'ai ri avec les autres.*
La mère, d'une si claire conscience, ne dit pas « ce n'est rien », -- mais « As-tu confessé ton péché ? »
« Oui, maman. »
« Tu as bien fait de pleurer ta faute. Maintenant, tu vas promettre au Sacré-Cœur *de ne plus aller au cinéma. *»
Et voilà ! Télévision ! Sexualité !...
Un malheureux enfant, de loin en loin, me dit : « C'est que j'ai vu un vilain film à la Télé. » -- « Pourquoi es-tu resté ? » -- « Je n'ai pas osé, il y avait toute la famille. Ma mère m'a bien dit : « *Si ça te gêne, tu peux sortir ! *» Et, la conscience tranquille, elle a regardé à pleins yeux, les images sales qui pénétraient le petit, paralysé.
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L'art pour la seule beauté
La musique, la poésie, le dessin ! Louis est doué pour tout. Mais, chose étrange, avec les années, il craint de « briller » par ses dons. Il étudie, mais il ne veut pas d'un maître célèbre. Il travaille le piano, seul, improvise, compose pour faire plaisir à ses sœurs. Dans un concert, on le pousse à remplacer un pianiste indisposé. Il s'en tire à merveille... Mais il ne veut point devenir virtuose.
Il dessine avec esprit, jusqu'à faire, en classe de dessin, le portrait du professeur, et si vrai qu'on lui pardonne la légère malice du croquis.
Il a le don du théâtre, la verve comique. Il est poète sans peine. Mais avec la négligence de quelqu'un qui laisse tomber la vanité. « Briller n'est pas dans mes cordes ! »
L'épreuve
A lui aussi, la révélation de la Croix est une mort. Celle de son bien-aimé frère Édouard, aussi saint que lui.
Quand ils étaient tout petits, dès après la Première Communion de l'aîné, ce fut entre eux une émulation de petits sacrifices et comme ils avaient inventé de jouer « à la petite paire de bœufs », la mère les fit s'agenouiller un soir, en disant : « Oh Jésus, voilà votre petite paire de bœufs, votre Yentica, mettez-leur votre joug pour qu'ils travaillent à votre vigne. »
Ce fut l'origine d'une amitié vive, continue. Nous sommes « la Yentica de Jesucito ».
Aussi, la mort d'Édouard développa en Louis cette secrète réserve qui était le fond et le contraste de sa nature fière et douée.
La Mort
Après sa mort, les siens ont pensé qu'il savait depuis longtemps qu'il mourrait bientôt.
Il avait seize ans et montrait une indifférence étrange pour son avenir. Il disait un oui conciliant à tous les projets. Et sa mère inquiète « ne laissait passer aucune occasion de l'humilier ».
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Enfin, il lui dit paisiblement : « Je veux quitter cette terre ! » Effrayée, elle imagina qu'il désirait un voyage.
Ne pensait-il plus au sacerdoce ? Elle lui reprocha « de ne pas faire grand-chose pour Dieu ». -- « Ah, maman, reprit Louis, avec son laconisme habituel, *ces choses ne se voient pas*. »
Louis n'était attiré par aucune carrière, pressé d'aucune décision. Ses parents s'étonnaient. Pas lui ; exact en tout, fidèle aux moindres inspirations, sans souci, il attend *l'inspiration de sa vie.* Ce fut *le pressentiment de sa mort.* Il en parla en plaisantant, mais très souvent. Ses parents rêvaient de l'avenir saint, mais triomphant, de ce doué exceptionnel. Louis désirait le martyre.
Il communie chaque jour ; chaque jour, paisiblement étendu sur son lit, il joint les mains sur la poitrine. A ses sœurs qui trouvent cela macabre, il dit tranquillement : « Je fais mon apprentissage, je vois comment je serai une fois mort. »
Il se prépare avec soin et sérieusement. La mort lui devient un sage et profond désir, non morbide et nerveux. Mais il est très fort et très bien portant.
Et soudain, des douleurs terribles à l'estomac. Un seul désir : la Communion ! Il mourut en dix jours, ne communia qu'une fois parce qu'il vomissait du sang, ne montra que force, calme et jusqu'au bout, le désir constant de « l'Hostie ». Les Croisés disaient toujours comme cela : « L'Hostie ! »
Nellie du Dieu Saint
Si tous les Croisés connaissaient et aimaient sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, tous chérissaient la petite Nellie, orpheline irlandaise, consommée en sainteté à quatre ans et demi.
On l'apporta à l'orphelinat du Bon Pasteur. Elle était baptisée et elle savait que Dieu existe. C'est tout. On eût dit qu'elle percevait l'Être divin intuitivement en elle. Elle l'appelait « le Dieu Saint » et ne Le nomma jamais autrement.
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Elle était contente qu'on la laissât seule, pour parler au Dieu Saint. Les petites filles l'abandonnèrent un jour, seule, dans le noir. On la retrouva tranquille, chantant pour le Dieu Saint.
Elle aimait les fleurs, elle aimait les bêtes parce que ce sont les œuvres du Dieu Saint.
Déjà malade, au lit, quand elle entendait les autres enfants jouer, loin d'être grognon, elle disait : « Je suis contente parce que les enfants du Dieu Saint sont contents. »
Mais elle apprit que le Dieu Saint s'était fait enfant, homme et crucifié. Tout entrait en Nellie comme y habitant d'avance. « Pauvre Dieu Saint ! Pauvre Dieu Saint ! »
Ce fut son initiation à elle. Elle se mit à aimer sa souffrance pour l'unir à la Croix du Dieu Saint. Pendant des pansements terribles, elle prenait une croix, parfois deux, une dans chaque main, et ne disait rien.
Elle respirait la prière, la Sainte Vierge, le chapelet qu'elle récitait pour « mon Saint Père à moi » qui était Pie X. Et, bien que ce fût avant le décret, son désir de recevoir le Dieu Saint était si véhément qu'il se trouva un Père Jésuite (encore) pour le comprendre et elle communia à quatre ans. Bien avant qu'on lui eût parlé de l'Eucharistie, elle avait dit qu'elle savait que le Dieu Saint était dans le Tabernacle. Elle pouvait rester là, contente, les yeux fixés « sur la place où Il était ».
Quand lui vint le désir de la Communion, elle devinait si les personnes qui venaient la voir avaient communié le matin. Elle savait si on avait mis le Saint-Sacrement dans l'ostensoir et elle déclarait tranquillement : « Le Dieu Saint n'est pas fermé à clef aujourd'hui, descendez-moi vers Lui ! » Quand elle sut qu'elle ferait sa Première Communion, elle répétait : « Je vais avoir le Dieu Saint, je vais avoir le Dieu Saint. » Toute la nuit, avant ce grand jour, elle resta éveillée, « Les étoiles sont parties, il faut se lever ! »
Elle reçut l'Hostie, elle ferma les yeux, devint toute rose et n'entendit plus ce qui se faisait autour d'elle. Tout le jour, elle resta silencieuse, parlant au Dieu Saint.
Et les grandes souffrances vinrent à partir de là. Mais elle communiait tous les jours. Le soir, elle entrait dans un grand silence et se recueillait sans plus dire un mot à personne, pour recevoir le lendemain le Dieu Saint.
Le matin, quand Il était venu, elle ne pensait plus à rien et ne savait plus où elle était, et quelquefois, cela durait sans qu'elle entendît ni sentît rien.
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Une fois, elle resta comme cela, sans bouger, toute pâle et les yeux fermés jusqu'à cinq heures du soir, alors elle ouvrit les yeux et elle dit : « Oh mère, je suis si heureuse, je causais avec le Dieu Saint. »
Et disparaissaient les saillies et les entêtements de son caractère, et venait, au milieu de ses souffrances, le souci des malades et des pécheurs. Enfin, la certitude paisible de la mort : « Pourquoi pleurez-vous, je vais m'envoler vers le Dieu Saint ! »
Elle savait qu'il fallait beaucoup souffrir pour mourir, et ne s'en inquiétait pas dans son désir du Dieu Saint.
Elle prédit qu'elle mourrait « le jour du Dieu Saint ». Et le dimanche 2 février, jour de la Purification, à trois heures de l'après-midi, elle ne souffrit plus, resta une heure entière avec une expression de bonheur enchanté. Puis elle alla vers le Dieu Saint. Elle n'avait pas tout à fait quatre ans et demi. J'ai toujours remarqué, dans les enfants, une prédilection pour Nellie du Dieu Saint (Nellie of Holy God).
Le Dieu saint : nom divin, hautement inspiré : « Que votre nom soit sanctifié ! »
Nom chanté sans cesse par les Trônes et les Dominations... Adoration familière et préparation du Ciel : « Sanctus, Sanctus, Sanctus ! »
Que votre conversation soit dans le Ciel, dit saint Paul. Nellie obéissait. Les enfants n'en sont pas étonnés. Cette petite vie puissante leur inspire le silence.
Louis Vargues
Ces saints Croisés, petites filles, petits garçons, adolescents, se pressent pour ainsi dire autour de moi et je ne peux raconter les grâces et les leçons de toutes ces jeunes vies comme il le faudrait pour faire sentir avec quel naturel, quelle simplicité, quelle gaieté aimable, et grave en même temps, ils furent saints dans leurs jours et apprivoisèrent saintement la mort. Tous vivaient de la Messe et de la Communion. Ce Louis Vargues était un enfant de chœur expérimenté, savant en liturgie, mais surtout pieux.
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La Messe était pour lui le drame vivant du Calvaire. « L'Hostie lui parlait de pureté et d'immolation. Tout en servant la Messe, il reprenait son Missel et suivait les prières, touchant les objets avec un grand respect : navette, encensoir, goupillon... et il avait grand soin de ses habits d'enfant de chœur.
Comme il était toujours là, les prêtres le réquisitionnaient successivement. Certain jour de Noël, il avait servi six Messes, sa mère craignit qu'il ne fût fatigué : « Mais non, maman, et ce n'est pas monotone, j'entends chaque Messe avec une intention... Notre-Seigneur a dit de prier les uns pour les autres. »
Jamais il ne se plaignit que le service de l'autel l'empêchât de finir ses devoirs. La Messe mettait l'ordre en sa vie.
Et vous voulez élever les enfants avec une messe « mauvaise et ambiguë », les faire participer à cette liturgie douteuse ? Comprenons que chercher la vraie Messe, y aspirer, en être avides, *privés,* souffrants, et de temps en temps *comblés*, c'est *la* formation idéale des enfants *dans la persécution*, celle des martyrs anglais, celle des enfants de 1793-1795. Ce n'est point séparation l'Église, mais fidélité souffrante. C'est l'éducation parfaite du saint... si les parents ont la foi dans l'âme et dans le sang.
Herman Wijns (1931-1941)
Je vais finir avec le plus simple, le plus direct, le plus naïf adorateur de Notre-Seigneur Jésus-Christ immolé à la Messe. Le père est boucher-charcutier à Merksen près d'Anvers. Je vais, à vol de grâce, des Buissonnets au château de la petite Anne, à la belle demeure colombienne, à l'orphelinat d'Irlande, à la boutique du boucher, flamand. C'est la Croisade, une et diverse, de l'universelle Eucharistie.
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Ses parents sont fervents chrétiens. Le boucher est un homme extraordinaire. Son commerce est prospère. Mais il a cautionné généreusement l'entreprise d'un confrère qui se ruine ; le Tribunal exige la caution et M. Wijns jette, peu à peu, mais assez vite, tout son capital dans la loyauté de son engagement. « Le Seigneur nous a donné un splendide enfant, dira la maman, mais Il nous a enlevé tout le reste. »
On vendra la charcuterie, on renverra les bons commis fidèles. Personne ne voudra cautionner ces sûrs cautionnaires, ces commerçants en pleine prospérité.
Le petit Herman a deux ans. Papa est un directeur spirituel sans faiblesse. C'est lui qui mènera Herman « par les voies de l'héroïsme ». Mais la révélation de la croix pour le petit Flamand du beau magasin reluisant, ce sera cette pauvreté lancinante et progressive, qui dépouille la famille de tout ce qui fait le bonheur des yeux, la chaleur du foyer, la sécurité du lendemain.
Le père se prit à prier plus et, en début d'après-midi, il monte seul, se recueillir dans sa chambre, y réciter un chapelet médité. Petit Herman trouve bientôt papa ; voyant le chapelet, il prend le sien et tire le bras de papa pour être hissé sur ses genoux. Et là, *sans se dire un mot*, les deux Wijns prient ensemble. Ses deux ans remuent les lèvres et le bébé s'endort.
« C'était le plus beau temps de ma vie, écrit le père, j'avais ma chair et mon sang en prière dans mes bras ! »
Mais c'est bientôt qu'Herman saura réciter lui-même le chapelet et tous les mystères. C'est lui qui, encore tout petit, les annonce.
La formation
Papa endurcit cette volonté. Herman a peur, la nuit, dans l'impasse toute noire. « Un enfant des Flandres ne craint rien ! » Et un soir : « Herman, va au grenier, près de la porte se trouve une petite liasse, j'en ai besoin ! » Herman est dans l'escalier noir, les marches craquent, la porte du grenier gémit. « Père ! » -- « Qu'y a-t-il ? » -- « Je devrais prendre mes yeux dans mes mains pour trouver le paquet ! » -- « Cherche, je ne monterai pas ! » Herman serre les dents, trouve, descend et maman s'écrie : « Ah, petit homme, tu es monté au grenier ! » -- « Disons homme tout court ce soir », répond papa. Avec une crânerie qui étonne autour de lui, Herman n'aura plus peur de rien, à partir du moment où il comprend que le péché est « le seuil de la mort éternelle ». Ce sera sa seule terreur.
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Il est l'élève le plus petit et le plus courageux « des bons frères »... ! Chez le boucher Wijns, on jeûne tout le Carême. Herman aussi, à cinq ans. Sa vertu ne va pas jusqu'à déclarer à tante Marie la raison pour laquelle il refuse gâteaux et chocolats : « J'ai mal aux dents », dit-il. Ce n'est que le premier pas dans le renoncement.
La Messe
Chaque jour, le père va à la Messe. Herman, de lui-même, tout petit, accompagne papa. Il ne bouge pas, il est attentif. Bientôt, c'est chaque matin que le père trouve son bonhomme tout prêt... et, sur le chemin de l'église, il fait le catéchisme ; l'enfant écoute de toute son âme, les yeux presque fermés, la main dans la main de son bon maître pour ne pas trébucher. Il est si sûr et si savant, il connaît si bien la Messe, et son désir est si grand ; enfin il a si bien vaincu ses flambées de colère que le voilà admis à la Première Communion, à six ans ; et en même temps, il est Croisé.
Cette Première Communion... c'est le départ de l'aimable sainteté... Tout de suite, Herman a dit : je serai prêtre. L'oncle ébéniste lui construit un petit autel, maman taille une petite chasuble, une étole, un manipule, tout ce qu'il faut. On a trouvé un petit calice, une patène, un petit ostensoir... Herman apprend ainsi toute la Messe. Et maintenant son rêve, c'est de la servir à l'église.
Mais Papa attise ce désir en répondant longtemps : tu es trop petit.
Les sacrifices
La première fois qu'Herman a vraiment eu mal dans son corps, c'est le jour où, partis à la campagne avec tante Marie et des souliers neufs, ils ont dû, le tram manqué, revenir à pied. A pieds serrés, à pieds d'ampoules, à pieds un peu saignants. De ce petit supplice, Herman n'a rien dit, il pense que c'est sans doute là un de ces sacrifices que son père l'enjoint d'unir au « Sacrifice du Roi bien-aimé ».
Dans cette histoire, c'est bien le père qui forme, qui instruit et qui unit, dans une parfaite mesure, la fermeté à la tendresse.
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La pauvreté gagne peu à peu. M. Wijns veut cacher son angoisse au petit Herman. Mais l'enfant voit clair parce que son âme s'approfondit. Le soir, dès huit heures, il monte à sa chambrette, et là, il prie à genoux. Sa mère le trouve un soir à onze heures, endormi à genoux, le doigt dans son livre de prières. Il refuse gaîment sorties, gâteries, distractions. Plus papa a de soucis, plus Herman est tendrement joyeux, câlin, et brillant écolier. Chaque soir, il apporte la consolation. Puis il fait comprendre qu'il sait que la famille devient pauvre pour de bon. On peut maintenant parler devant lui. Il faut vendre la boucherie, il faut quitter la maison. En plein décembre, on déménage. Herman aura encore une petite chambre avec son autel, mais ce sera une petite chambre glacée. Papa ne trouve pas d'emploi. La veillée en famille est sombre. Tout à coup Herman : « Père, ce nous est tout de même très avantageux que tu n'aies pas de travail... » -- « Comment cela ? » -- « Oui, nous pouvons aller chaque jour ensemble à la Messe. » Le Flamand pieux rit. Il est fier de son élève : « Herman, je devrais te donner une bonne correction, mais tu es trop grand... » -- « Alors, si je suis grand, je sers la Messe. »
Pas de pain
De tous mes petits saints européens, Herman n'est pas le seul qui se soit privé « dans le manger ». Tous l'ont fait, mais il est le seul que la *pauvreté* ait fait souffrir de la faim.
C'est que je ne fais que la plus petite partie du travail. Les grands, les parfaits dans les saints enfants, leurs maîtres, ils sont au delà du rideau de fer. Les Croisés le savaient bien qui connaissaient les petits martyrs de l'Eucharistie en Russie et en Chine. Mais quand on entre dans le jardin de la sainteté, de notre temps, les fleurs de pourpre nous submergent.
Il y a deux regards sur notre monde : les martyrs ; le cloaque de corruption.
C'est un temps extrême. S'en tirer par l'arrangement, le médiocre et le tiède, c'est se perdre.
Ainsi pour Herman, la table flamande fut d'abord moins garnie, puis, après un pauvre repas, maman lui fit plier et timbrer des prospectus, il gagna ainsi le pardessus de son hiver.
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Enfin, il n'y eut plus de pain. Quatre jours, on souffrit durement de manquer de tout. Herman dit : « En Croisade, les écuyers supportent la faim. » Il ne se plaignit jamais, et pourtant des privations durèrent : faim, froid.
Le feu éteint, les trois Wijns récitaient le dernier chapelet du jour... Papa ne répond plus, maman ne dit rien. Herman, huit ans, sent le poids de leur découragement. Et son père murmure, son brave père si chrétien : « A quoi bon tant prier, Herman. » D'un bond, l'enfant est debout, il a froid, il a faim, il a huit ans : « Ah Père, dit-il avec une sévère tendresse, la prière n'est bonne que dans la persévérance. »
Le père baisse les yeux ; un instant subjugué, il oublie l'âge de son fils. Puis, fièrement il lui obéit. Et le chapelet reprend.
L'épreuve du cœur
Elle fut double. Sa mère découragée, aigrie, ne vient plus à l'église. Herman ose la supplier. Durcie, courroucée, elle le fait taire. Il ne dira plus rien, mais au pied du lit, la nuit, à genoux, l'oraison de pénitence se poursuit, dans le froid.
L'autre épreuve, Herman se bandera contre elle, car il ne la croit pas voulue de Dieu. C'est d'être arraché à sa sainte école. Papa ne peut plus payer la note des Frères. Sans doute eût-il pu leur demander de garder Herman gratuitement. Il eut honte, ayant été connu riche et considéré, ou bien ces chrétiens n'y pensèrent-ils pas. Payer l'école libre leur était un devoir sacré. Quand papa dit à Herman : « Il faudra aller à l'école communale », la douleur ravage le jeune cœur, il ne mange plus, les traits affreusement tirés, il pleure et enfin : « Père, ce sacrifice, je ne peux pas le faire, j'ai tellement peur. » Le père comprend. Et Herman restera à l'école des Frères, parce que ses parents mettent en gage tous les bijoux, les souvenirs de famille, et *jusqu'à leurs deux alliances...*
Pendant ce temps, les familles « chrétiennes » bourgeoises briguaient le lycée, la glorieuse entrée en 6^e^, l'émulation laïque.
Servant de Messe
Sur le gros missel que sa grand-mère lui a donné, Herman, à 9 ans, a appris toute la Messe. Pour son anniversaire, il ne demande à son père qu'un cadeau : « être servant de Messe ».
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Il faut nous arrêter à de manière étonnante dont le père donna cette permission. Ce fut une orientation absolue, je dirais sans pitié. Cet homme fut inspiré. Il dit à peu près : la Messe ou rien !
Voyez plutôt : « Herman, désires-tu toujours être servant de Messe ? » -- « Oui, père, d'abord servant de Messe, puis prêtre. »
« *Alors, réfléchis bien ; j'exige que tu sois servant de Messe cent pour cent, que tu serves la Messe tous les jours, sans aucune exception, même pendant les vacances, même quand les autres garçons iront en excursion et que la Messe t'empêchera de les accompagner. *» Et, avec naïveté, l'éducateur crut bon d'ajouter : « Même si c'est une messe de défunt à laquelle tu n'aurais pas goût d'assister. »
L'enfant buvait les exigences paternelles, elles répondaient délicieusement à ses aspirations les plus profondes. Il saute au cou de son père, il dit : « C'est merveilleux ; merci père ! » Et le père, encore sceptique : « Pas de merci, n'oublie pas ta promesse ! » -- « Je ne manquerai jamais la Messe. »
« Réfléchis bien... »
Le père fut l'instrument d'une fidélité héroïque. Conscient de la valeur de la Messe, il ne mesura pas ce que l'engagement signifiait pour le saint enfant. Quand les saints voient l'absolu, ils marchent jusqu'au martyre.
M. le Curé, et surtout son vicaire, furent bien étonnés de leur nouvel enfant de chœur. Le vicaire se plaignit même de cette trop grande perfection : « Un savant qui *sait la Messe,* qui prononce le latin comme s'il sortait du Séminaire (!!!), qui *se met à toussoter dès qu'on fait un geste de travers,* qui se retrouve aussi bien que vous, Monsieur le Curé, dans le grand Missel ! » Ces curés flamands en parièrent chacun un cigare ! Le vicaire gagna. Le curé résolut, dit le chroniqueur, de faire entendre à ses séminaristes en vacances, de la bouche d'un enfant de 9 ans, « *comment on prononce la langue vivante de l'Église *». Hélas, il y a trente ans...
Herman regarde sa mission d'acolyte comme l'étape première vers le sacerdoce. La promesse qu'il a faite est dans son être même. Il faut le dire : c'est un enfant né, baptisé prêtre. J'en connais. Malheur à ceux qui les obligent à la mixité, au marxisme distillé d'une indigne école, aux leçons de sexualité ! Herman sait que, par la grâce de Dieu, il a choisi, pour le moment, après le prêtre, la meilleure place :
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« Si vous avez quelque chose à demander à Notre-Seigneur, dites-le moi, je suis le plus près. »
Il saura combien cette place coûte cher.
Le calme dans la guerre
Mai 1940 : l'avance allemande. Dix-huit jours terribles pour la Belgique. Le canal Albert est tout près de Merksen. Pourtant, l'entrée des Allemands est pacifique, les gens circulent, les soldats distribuent des gâteaux aux enfants. Mais l'honneur belge veut qu'on fasse sauter les grands viaducs neufs au-dessus du canal Albert. C'est la catastrophe. Un bombardement de pierres, de béton et de plâtras écrase les maisons, ensevelit les habitants.
Sous l'escalier de la cave se réfugient les trois Wijns. Ils attendent la mort. Au-dessus d'eux, les portes sont arrachées, les carreaux de céramique croulent, l'eau envahit lentement la cave. Herman quitte les bras de son père, se met à genoux et récite le chapelet, sans omettre, après chaque Ave, l'invocation recommandée par saint Grignion de Montfort.
Les parents ont cette expression prodigieuse qui dit l'autorité de l'enfant : «* instinctivement nous répondions :* Sainte Marie, Mère de Dieu... »
On frappe au soupirail. Wijns ouvre la porte tordue : un homme (un voisin), sa femme, ses deux enfants bousculent les occupants et, fous de peur, prennent leur place. Herman continue à prier. Cet homme était sans religion, mais terrorisé et «* il regardait l'enfant avec des yeux dont je n'oublierai jamais la frémissante anxiété *», dit très bien M. Wijns.
Et quand la prière en fut aux litanies de la Sainte Vierge, l'homme murmura, puis prononça : « Priez pour nous. »
Cette famille se convertit, là, dans les gravats, par la calme oraison d'un Croisé en pleine bataille.
Journée de soif
Pendant la guerre, les Bénédictins de Termonde ressuscitèrent une neuvaine très ancienne, munie d'un jour de jeûne. Pourquoi M. Wijns préféra-t-il pour Herman « la mortification dans le boire » ? M. Wijns ignorait que la privation totale de liquide est dangereuse pour l'organisme, quand la privation de nourriture, de temps en temps, est bienfaisante. Dieu permet que les plus aimants et les plus attentifs soient instruments de souffrance pour ses élus.
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La journée était accablante, Herman la choisit et résolut de ne rien boire jusqu'au soir, pas même la soupe de midi. Les écoliers couraient aux fontaines. En sortant de la classe, Herman est tenaillé de soif. Sur l'avenue, un marchand de crème glacée. Les camarades vont se régaler. On rit d'Herman : « Il n'a pas d'argent ! » lance quelqu'un (l'envie le prend de gifler le méchant). Et maintenant, oyez la *geste de chevalerie :*
Soudain, à quelques pas d'Herman, un petit garçon pousse une charrette de peaux de lapins, le gosse suit des yeux les lécheurs de gaufrettes. Alors Herman, magnificent, revient au glacier ambulant : « Une glace d'un franc », dit-il. Les camarades ricanent. Herman prend le cornet et le met dans la main du petit pauvre. Le gosse se gratte la tête, interdit. « C'est pour toi » dit le chevalier, qui s'en va, la gorge sèche, l'âme éblouie de paix, jusqu'à la maison où la nature le précipite, un verre à la main, sous le robinet. Mais il a promis : « jusqu'au soir » ; il vide le verre dans l'évier. Son père, effrayé (lui qui fut l'inspirateur, comme pour la Messe) veut arrêter le zèle. Comme pour la Messe, briser l'élan est impossible. Herman dit : « Le jour n'est fini que quand on va se coucher ! »
Vingt-cinq neuvaines
« Seigneur Jésus, vous le savez : du travail pour papa, de la force et de la résignation pour maman, pour moi, mon école des Frères. »
Méthodiquement, Herman marque ses neuvaines. Elles se succèdent, depuis sept mois. Ce soir, il annonce la vingt-cinquième sur son petit carnet. 25 : nombre jubiliaire. Sa décision est prise : « Mon Dieu, c'est ici ma neuvaine jubilaire, c'est la dernière ».
Il prend au mot le divin Maître : « Parce que cette veuve m'importune, je lui ferai justice pour qu'elle ne vienne pas me rompre la tête plus longtemps... » Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient jour et nuit... Mais le Fils de l'homme trouvera-t-il encore de la Foi sur la terre ? (S. Luc XVIII, 5-8.)
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Le dernier jour de la dernière neuvaine, « le carcan de notre misère saute » écrit M. Wijns. Papa a trouvé une place au ministère. « Alors, père, je reste chez les Frères ? » -- « Naturellement, Herman. » Herman est fou d'exaltation, violent d'action de grâce, et de plus en plus rigoureux de liturgie. Chaque jour, le soir, à son petit autel, il dit sa Messe à lui, pour en être pénétré, imprégné, quand il lui sera donné de célébrer la vraie, et tout en pur latin.
La Messe et les engelures
J'en arrive au chapitre le plus mystérieux de cette sainte jeune vie, où la raison commune, les idées du monde sont dissipées et vaincues. Herman avait les meilleurs parents. Or, ses parents n'ont pas pu empêcher, n'ont pas osé empêcher ce que j'appellerai la suprême étape de pénitence volontaire du petit saint pour la *Messe.* Pourtant, toutes leurs réactions sont de bon sens, mais, chrétiens de grande foi, ils ont brusquement l'intuition qu'il ne faut pas se mêler à la directe action divine.
Le père, je le répète, avait été l'inspirateur d'un engagement dont il ne pouvait calculer l'emprise sur le fils :
Tandis qu'Hetman prie, à genoux, chaque soir, au pied de son lit, la chambrette devient peu à peu glaciale. Insouciant des engelures commençantes, l'enfant se couchait les pieds gelés. Les engelures gerçaient, puis purulaient ; il fallut le dire à maman. Elle panse chaque matin à six heures les pieds douloureux et, comme Herman ne peut mettre ses souliers, elle tricote trois paires de chaussons bien doux qu'Hetman enfile, et, par-dessus, les galoches de papa.
A la voix suppliante de l'enfant : « Ma Messe, ma Communion ! » maman a fait ce qu'elle a pu. Comment les prêtres n'ont-ils rien remarqué de la marche chancelante et de l'accoutrement bizarre ? Mystère de « chacun à ses affaires... ».
Mais papa entend les petits cris du pansement matinal. Il voit l'état affreux des pauvres pieds. Il ordonne *huit jours de lit*, à partir de demain. Herman, demain, pour faire croire à papa qu'il ne souffre plus, refuse pansement et chaussons. Cependant, le père l'aperçoit clopinant en haut des escaliers, et pour prouver au garçon qu'il doit renoncer : « Je ne te porterai pas, Herman ! » Qu'à cela ne tienne ! le Croisé enjambe la rampe et glisse jusqu'en bas ;
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Et là se produit l'invraisemblable et sainte impuissance de ce père chrétien, autoritaire, tendre, qui ne voulait que le bien de l'enfant bien aimé. Voilà son témoignage : « Quand Herman a crié «* Ma Messe, père, ma Messe, ma Communion *», j'ai senti que mon autorité paternelle ne pouvait forcer le seuil de ce sanctuaire : la conscience de mon fils, domaine réservé à Dieu. »
Il en fut ainsi tout l'hiver. Et papa mourait de compassion quand, en attendant le tram, les matins gelés, il voyait monter, descendre, reparaître la lampe de poche de son pauvre petit, trébuchant et clopinant dans la neige.
Herman sentait quand papa n'en pouvait plus : « Ton tram, père, ton tram ! » criait-il. Et très tranquillement, il expliquait : « Je suis croisé, les Croisés marchaient sur leurs pieds douloureux, n'est-ce pas ? »
Guéries par saint Benoît
Le Ciel bénit, au printemps, cette épopée d'hiver. Les engelures ne cicatrisaient pas ; M. Wijns résolut de mener Herman à l'Abbaye de Termonde sur la tombe d'un Padre Pio flamand, le Père Pol. Papa, qui est tertiaire bénédictin, connaît aussi un saint moine vivant de 91 ans, malade, le Père Beaudouin. Ce malade, ou plutôt ce mourant, paisible, envoie le père et le fils d'abord sur la tombe. Il prie le Père Pol pendant ce temps-là : Au retour, le saint moribond, qui n'a jamais vu Herman, lui demande : « Herman, veux-tu réellement être prêtre ? » -- « Oui, prêtre, ou rien du tout ! » Le visage du Père Beaudouin ruisselle de larmes. Avec la croix du Père Pol, il bénit M. Wijns à genoux, Herman debout. Et, pour guérir les pieds, le plus simplement du monde, il donne un peu de la poudre des roses de saint Benoît à Subiaco. On en saupoudrera les pieds malades en récitant la prière au saint Patriarche. Ainsi fut, fait le soir même, et, à cinq heures et demie du lendemain matin, Herman dévale l'escalier à grand bruit : « Maman, maman, donne-moi mes autres souliers, mes pieds sont guéris ! » -- « Doucement, la dame du dessus dort ! » -- « Bah, tout le monde peut savoir qu'ici se passe quelque chose de merveilleux ! »
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Et, assis sur la table, un soulier à chaque main, chaque main à la hanche, le joyeux garçon présente à l'image du Père Pol les deux pieds miraculés, roses et frais comme ceux d'un nouveau-né.
« Herman, dira M. Wijns, devait aller au Ciel indemne (ongekwetst). »
Herman et la mort
Quand on annonça au saint Père Beaudoin la mort d'Herman, il dit : « *Tout est en ordre, il est prêtre auprès de Jésus-Christ* » -- « Vous saviez qu'Herman allait mourir ? » -- « Oui, mais pourquoi troubler des gens si heureux ? » Ce Père Beaudouin mourra quatre mois après Herman.
Herman n'a pas peur de la mort. Il est probable qu'il a pressenti l'urgence de la sienne. Par exemple, le jour où il charge sa mère de dire aux invités de sa Communion Solennelle (qu'il aurait dû faire le 4 juillet) de ne lui apporter *que des fleurs...* on ne sait... ? Ou bien quand on le trouve, allongé sur le tapis de sa chambre, occupé à des mesurages mystérieux : « Je me rends compte que les croque-mort devront me fabriquer un cercueil assez grand. »
Et dans une circonstance où la prudence de son âme pure le détourne des avances équivoques d'un camarade de six ans plus âgé (circonstance dont je reparlerai)... « Tu as l'âme basse, lui-dit-il, il sera bien difficile de te convertir... *mais si je ne le puis maintenant, je le ferai, après ma mort. *» (Converti, en effet, sur sa tombe, le garçon se fit religieux.)
Le dernier Samedi
Enfin, Herman se fit faire, à ses frais, une bonne photographie avec le pardessus du salaire gagné en temps de pauvreté et, sur le revers, l'insigne précieux, l'insigne eucharistique du Croisé.
Il y eut donc le dernier Samedi, 24 mai 1941, fête de Marie Auxiliatrice. Herman est radieux : l'autel de la Sainte Vierge surabonde de fleurs, le soleil joue dans les vitraux et sur son surplis blanc. Pourquoi Monsieur le Vicaire lui demanda-t-il, ce matin-là, encore une fois : « Herman, veux-tu vraiment être prêtre ? » Étonné, l'enfant donne sa même réponse : « Certainement, ou sinon, rien du tout ! » Et Herman servit sa dernière Messe, la Messe en l'honneur de Marie, secours des chrétiens.
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« Faites que, après avoir été soutenus par une telle protection dans les combats de la vie, nous puissions, à l'heure de la mort, remporter la victoire sur l'esprit malin...
« Venez en aide, Seigneur, à votre peuple qui a refait ses forces en communiant à votre Corps et à votre Sang... afin qu'avec le secours de votre Sainte Mère, il soit délivré de tout mal ! »
Journée extraordinaire, journée d'âme, de grâce et de Croix. Herman a servi cette Messe matinale pendant plus d'une année à quel prix ! « Roi eut-il jamais écuyer plus fidèle ? »
Herman quitte l'autel qui a fait la joie de sa jeunesse, Herman sort de son église, enlève sa tunique de servant de Messe. « Bonne journée, Monsieur le Vicaire ! » -- « Bonne journée, Herman, à demain ! »
Les trois événements
I. -- Au petit déjeuner, maman avertit Herman que ce soir, il ne la trouvera pas, parce qu'elle va voir un film. Comment Herman connut-il que c'était un « mauvais film » ? En rentrant, à midi, câlin, gracieux mais ferme, il enjoint à sa mère de ne pas aller voir ce film. Elle plaisante. Herman la regarde avec des yeux graves et tristes.
Mais les heures vont sceller, pour la pauvre femme, cette enfantine et pure défense.
II\. -- A quatre heures, M. Wijns ouvre la porte à un Herman méconnaissable, Pâle, souillé de boue visqueuse qui dégouline sur sa culotte et dans le couloir, il bouscule son père, puis, de dessous sa blouse, tire un crucifix affreusement sale. Il frotte sous le robinet, et papa entend de sa bouche un mot qu'Herman ne prononce jamais, « Smeerlappen » : Les salauds ! Colère paternelle. Alors, avec une fougue indignée : « Père, vois ce qui m'est arrivé... ce qu'ils ont osé faire ! A la première poubelle de l'avenue, j'ai trouvé ce crucifix enfoui dans l'ordure, un bras sortait du couvercle. Trois fois, j'ai voulu passer, trois fois j'ai dû revenir. Je n'osais pas y porter la main parce que c'est un quartier où je suis bien connu. Alors, j'entendis une voix : « Ainsi, Herman, tu as honte de moi ? »
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j'ai retiré Notre-Seigneur de la poubelle et je suis venu. Père ! jeter un objet bénit dans les ordures ! » -- « Mais il est cassé, dit de père, ils l'ont peut-être remplacé ! » -- « Non, on ne jette pas un objet béni ! »
(Heureux Herman qui n'a pas vu les statues des églises, les Piétas, des trésors du culte, brisés, vendus, les bréviaires, les Missels d'autel bradés, les tabernacles en cave à liqueur, les calices... l'Hostie sainte !... Heureux Herman 1)
Papa veut brûler « respectueusement » cet objet bénit qui sent mauvais. Herman, de ses deux mains fraîches d'eau froide, prend le visage de son père (geste ravissant et familier) : « Père, fit-il, *en réparation ! *»
Père ne résiste pas. C'est une jubilation, une procession chantante dans l'escalier... En chantant, Herman suspend la Croix vénérable au mur de la chambrette... qu'il va quitter pour toujours. Il embrasse d'un coup d'œil les souvenirs de sa vie de prière... En chantant, il redescend... vers son destin.
Maman lui fait prendre un bain et lui dit paisiblement Tu mettras tes habits du dimanche ; après tout, c'est samedi soir. Avant d'aller au salut, tu viendras chez tel boucher où j'ai à faire...
III\. -- *Le troisième événement.* Tout se passa vite, héroïquement, simplement. Les enfants du boucher étaient mal élevés. Pour répondre au bonjour de son meilleur ami qui habite la maison voisine, Herman était grimpé sur le toit d'un petit appentis. D'en bas, les enfants taquinent Herman ; prenant une balle percée, ils la remplissent d'eau sale et visent « les habits du dimanche ». « Attention ! J'ai mes habits du dimanche ! » Il recule pour éviter l'eau sale, il atteint la limite, un pied dans le vide... la jambe dans la fenêtre de l'appentis ; le tendon est coupé, l'artère percée.
Maman l'emmène, perdant son sang, vers le médecin. Personne ne les secourt, dans cette rue pleine de monde. Enfin, seul, un officier allemand voit le malheur, se fraye un passage : d'un élastique de son manteau, il fait une ligature : il réquisitionne une bicyclette. Devant l'église, le petit Herman tend les bras. « Oh mon église, je n'y entrerai plus, jamais ! » Médecin absent... Médecin de retour. Hôpital. Chirurgien « blessure extrêmement douloureuse ! ». « Tu dois souffrir, mon petit », dit la sœur. « Oh ma sœur, *la douleur c'est accessoire. *» Eh bien, toutes les douleurs vont venir.
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L'opération ! et, dans la nuit, l'atroce lancinement, le délire, la peur, la nuit d'agonie. La sœur veilleuse passe : « Tu souffres, Hermanke ? » Imperceptible, la réponse : « Oui, ma sœur ! » L'abandon, la déréliction, le terrible besoin de ce père, de cette mère. C'est Gethsémani.
Ils sont là le matin : « Maman, as-tu prévenu l'école ? C'est bien, maman, dis aux Frères que je ne reviendrai PLUS JAMAIS à l'école.
Il y eut une deuxième opération, il y eut un espoir « presque certain ». Et puis le médecin, après examen, dit : « Méningite ». Et ce fut la glorieuse fin. Dans le délire, on entendait *Confiteor... Kyrie... Gloria...*
Le lundi matin, c'est l'Extrême-Onction, les mains se rejoignent, les doigts s'enlacent, les yeux s'entrouvrent et la douce voix murmure : « ...in saecula saeculorum. Amen ! » Cet Amen, après une pause, dans un léger soupir.
\*\*\*
De toute la gracieuse gloire, plutôt miraculeuse, qui envahit sa dépouille et sa mémoire, je ne rapporte que ce fait, assez bien établi. Il est merveilleusement instructif.
Un missionnaire canadien qui connaissait Herman affirme qu'au Groenland, il vit un Esquimau à genoux à terre, les bras étendus vers quelque chose. Cet homme assura avoir vu un enfant avec un « Soleil » sur son manteau qui lui dit d'aller trouver le prêtre, que, pour être sauvé, il faut prier et que le PLUS IMPORTANT, C'EST LA SAINTE MESSE. Vérification faite sur des photos truquées, le pauvre Esquimau indiqua toujours la figure d'Herman Wijns.
\*\*\*
J'ai donné une grande place à ce petit Flamand parce qu'il fut par excellence le *serviteur de la Messe* exacte, complète, latine, absolue ; parce qu'il reçut, de ses parents et par la Grâce de Dieu, l'éducation catholique véritable, centrée sur cette divine Messe intacte et cette divine Eucharistie ; parce qu'il fut Chevalier, « Messire Dieu premier servi ! » pur, loyal dans les combats de ses dix ans sur terre, parce qu'il « exultait de joie dans ses tribulations » ([^64]).
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La transcendance\
dans la vie des enfants
C'est Léon De Corte ([^65]) qui dira la première conclusion de cette étude : la sainteté des enfants. A dix ans, la foudroyante polio « bouche son horizon sur la terre. » Va-t-il remplir de larmes le vide « affreux de son être... Il sent confusément, ardemment... qu'il ne peut conquérir... que *vers le haut... *»*...*
Je lui confie, aujourd'hui, le soin de dire pour nous le profond cantique de ces jeunes âmes « qui ne peuvent plus respirer que du côté du ciel... » ([^66]).
Les enfants respirent mieux que nous la Transcendance divine. Dieu Absolu, Tout puissant, Père, Fils et Saint Esprit. Trinité une.
Vous vous figurez, adultes, que les enfants n'entrent pas de plain-pied en nette contemplation. Hélas, c'est notre cœur à nous, dévoré des « soucis de la vie », qui boude la Transcendance. Les enfants purs y volent. Les nôtres viennent d'avoir une retraite de Communion Solennelle sur la Sainte Trinité. Recueillis, enchantés, enthousiastes, pénétrés.
Les saints enfants ont vu et vécu la suavité et la majesté du Souverain Seigneur.
Léon De Corte pâlissait d'émotion contenue en lisant le cantique de saint Grégoire de Naziance à l' « Ineffable », à l' « Au-delà de tout », « comment l'appeler d'un autre nom ! ». Peu avant de mourir, il écrit : « Quelle admirable parole : « Je Suis Celui Qui Est ! » Comment les hommes peuvent-ils discuter avec Dieu ? *On ne discute pas avec Dieu. On L'aime.* Le Temporel passe et l'Éternel demeure et l'immobilité de l'Éternel, c'est l'Être. »
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Voilà le chant de tous nos « éducateurs », je veux dire nos saints enfants, et je ne sais pas d'enfants, élevés dans la *foi, pourvu qu'ils soient en état de grâce,* qui n'écouteraient, ravis, lus par la voix recueillie de Léon, les accents de Polyeucte :
*Saintes douceurs du Ciel, adorables idées,*
*Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir*
*De vos sacrés attraits les âmes possédées*
*Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir*
*Vous promettez beaucoup et donnez davantage.*
Le ministère des élus
Nous en étions là de notre longue étude, quand intervint, par le numéro 163 d'ITINÉRAIRES, la méditation du Père Emmanuel sur cette parole étonnante de saint Grégoire le Grand, dans la vie de saint Benoît : «* Electi doctores animarum sunt. *» Les élus sont les docteurs des âmes.
« Il y a dans l'Église un double ministère institué pour le salut des âmes. Le premier est tout visible, c'est l'ordre hiérarchique, institué pour la dispensation des sacrements, il faut que tout fidèle, pour être sanctifié, passe sous l'action de ce premier ministère. Mais il y a un autre ministère, non plus visible toujours, mais en partie visible, en partie invisible, qui est également ordonné au salut des âmes. C'est le ministère des élus. C'est à celui-là que saint Grégoire fait allusion quand il dit : « *les élus sont les docteurs des âmes *»*.* Le premier ministère répond en quelque manière aux grâces suffisantes que Dieu prépare avec abondance pour le salut de tous ; le second à quelque chose de plus intime, de plus efficace... c'est-à-dire les opérations secrètes, intimes du Saint-Esprit au moyen de certaines âmes ordinairement cachées aux yeux du grand nombre et quelquefois inconnues à tous...
... « Il y a ordinairement dans un siècle quelques élus du bon Dieu, qui sauvent le grand nombre des âmes qui se sauvent. Mais en général, ils sont inconnus : ou du moins ils ne sont pas mis en relief. Un ou deux siècles après, on commence à y voir un peu clair.
... « Il est très certain que les élus de Dieu enfantent très « réellement les âmes qu'ils sauvent...
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... « Rien n'est beau, rien n'est grand, rien n'est divin comme « le spectacle de cette édification : mais ce spectacle n'est « bien connu que de Dieu seul et de l'Agneau. »
Et D. Minimus complétait cet admirable enseignement en montrant que le Chef de ce ministère des Élus, c'est évidemment la Sainte Vierge, Reine des Anges, Reine des Patriarches, Reine des Prophètes, Reine du Ministère des Élus, -- il convient de l'appeler pertinemment Reine de mes petits Docteurs des âmes que nous célébrons aujourd'hui.
D. Minimus marque leur intervention d'une histoire frappante : le Père Emmanuel, qui était alors l'abbé André, 27 ans, venait d'obtenir une grâce extraordinaire : l'Église hiérarchique, par la bouche de Pie IX, avait accordé à ce tout jeune curé la nouvelle fête qu'il lui demandait sous le nom de Notre-Dame de la Sainte-Espérance... Condescendance rarissime.
Or, écoutez bien : « A Rome, avant l'audience, le jeune homme inspiré avait reçu l'avertissement spirituel que sa jeune sœur malade faisait sa première communion dans son lit, recevait les derniers Sacrements et qu'il ne la reverrait plus. Six jours après l'audience du Saint Père, encore à Rome, le futur Père Emmanuel se trouva éveillé durant la nuit, vers une heure du matin, et dans une lumière d'en haut, il vit que sa jeune sœur venait de mourir. *Elle avait onze ans. *»
Voilà comment les choses se passent dans le Royaume des Cieux. C'est régulier. Il faut donc se mettre à l'École de ces electi, qui enseignent comment, le plus simplement et le plus directement, il faut élever les enfants.
Vous ne voudriez pas, maintenant, prendre d'autres professeurs de pureté.
Ce sont leurs leçons que nous exposerons dans notre prochain article ; mais il convient d'en être d'avance convaincus et pénétrés.
Luce Quenette.
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### Éléments pour une philosophie du réel
*Chap. IV -- suite*
par le Chanoine Raymond Vancourt
LA SITUATION EST ANALOGUE en ce qui concerne les autres réalités de ce monde : les choses inanimées et les êtres vivants. D'après les scientistes, en dehors de ce que nous apprennent la physique, la chimie et la biologie, nous ne pouvons acquérir aucun savoir digne de ce nom. Les sciences de la nature, qui ont été les premières à se détacher de la philosophie, non seulement revendiquent une indépendance absolue vis-à-vis d'elle, mais lui dénient le pouvoir et le droit de proférer quoi que ce soit de valable sur la matière inerte, les plantes et les animaux. Qu'on n'aille pas prétendre qu'elle nous procure en ces domaines des connaissances plus « profondes » ou plus « élevées » que celles obtenues par les sciences. « Tout ce qui peut être affirmé des choses et des phénomènes, écrit Carnap, c'est justement la science particulière de leurs objets qui le formulera, sans qu'il puisse être dit rien de plus élevé... Tout ce qui est à dire sur les organismes, il appartient à la biologie, science expérimentale, de l'exprimer ; il n'y a point, par surcroît, des énoncés philosophiques touchant lesdits phénomènes, des énoncés de philosophie naturelle sur la vie » ([^67]). Certes, la connaissance scientifique progresse et permet une vision toujours plus exacte des choses ; la théorie atomique, par exemple, fait pénétrer plus intimement qu'autrefois dans les secrets de la matière. Rien n'empêche de parler à ce propos de connaissances plus « profondes ».
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Mais elles sont encore et toujours d'ordre scientifique ; les théories s'appuient en dernière analyse sur l'expérience et les mathématiques ; on ne doit point leur attribuer je ne sais quelle valeur ou signification supra-scientifique. -- De même la philosophie ne peut anticiper sur les résultats de la science. Les seules anticipations légitimes sont celles de la méthode logico-mathématique, laquelle nous fait soupçonner parfois des vérités jusque là inconnues. Mais il s'agit alors d'une anticipation proprement scientifique, qui devra d'ailleurs être confirmée par l'expérience, instance suprême. -- La philosophie ne peut pas non plus s'adjuger la mission de systématiser les énoncés scientifiques, qui autrement risqueraient de marcher en ordre dispersé ; il ne lui appartient pas de dégager les liens qui unissent les diverses sciences. Qu'un tel effort de synthèse s'impose, les scientistes l'admettent ; mais ils refusent obstinément d'y voir un travail supra-scientifique. En face d'une systématisation qui prétendrait se réaliser sur un plan « supérieur », ils raisonneraient volontiers comme suit : Le système dérive-t-il de l'image du monde construite par les sciences ? Si oui, qui les empêche alors de les mettre elles-mêmes en pleine valeur ? Et s'il n'est point déjà contenu dans les acquisitions des sciences particulières, comment la philosophie arriverait-elle à tirer du néant des connaissances sur le monde, prétendues supplémentaires ? Outre les énoncés vrais des sciences, il ne peut y avoir d'autres énoncés, qui se tiendraient hors du domaine de toute science possible ([^68]). Par conséquent, des recherches valables pour découvrir les rapports entre les sciences ne peuvent s'effectuer que sur le plan scientifique.
Il en est de même pour l'élucidation des *fondements* sur lesquels reposent les sciences. Le terme : *fondement,* remarquent les scientistes, est ambigu. S'il s'agit seulement d'analyser et de préciser les énoncés des diverses sciences, il est évident qu'on ne peut s'en dispenser ; mais il appartient à la logique de le faire. On peut, si on y tient, appeler philosophie cette application de la logique aux sciences particulières, et on a le droit d'y voir une *théorie des sciences.* Toutefois cette théorie ne nous fait pas accéder à un niveau supérieur ; nous demeurons sur le plan positif et n'acquérons aucune connaissance plus profonde que celles obtenues par les sciences elles-mêmes.
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Si, par « élucidation des fondements », on entend une enquête supra ou para-scientifique, analogue par exemple à la critique kantienne de la connaissance, les néo-positivistes soulignent que les sciences se sont constituées sans se préoccuper de ces recherches et qu'elles ont poursuivi leur marche en avant dans une indifférence à peu près totale à leur égard ; indifférence compréhensible, car on n'a jamais très bien expliqué en quoi consiste le plan *transcendental* auquel s'élaborerait une théorie des fondements de la science. -- Il faut dire la même chose, ajoutent-ils, d'une élucidation « ontologique » de ces fondements, telle qu'on la trouve, par exemple, dans la philosophie de la nature aristotélico-thomiste. Que pourrait bien signifier une étude philosophique de l'espace et du temps, qui serait plus « fondamentale » que l'élaboration scientifique et dont celle-ci devrait en quelque manière tenir compte ? Reichenbach estime qu'en dehors de ce que les sciences disent et diront sur l'espace et le temps, il n'est aucune connaissance ontologique « valable » de ces réalités ([^69]). On doit affirmer la même chose de tous les problèmes dont s'occupe la philosophie de la nature et dénier à celle-ci le pouvoir d'approfondir les énoncés de base des diverses sciences. « A vrai dire, écrit Philippe Frank, il arrive fréquemment que les physiciens se refusent à prendre parti dans des questions comme le temps, l'espace, la causalité et autres ; ils préfèrent s'en remettre au philosophe... Ce n'est assurément plus sous la menace des angoisses d'un Galilée ; ce ne peut avoir pour cause que la croyance à l'existence de questions si profondes que leur solution ne saurait être demandée aux sciences. Alors, certains en viennent à croire qu'il y a une méthode particulière, la méthode philosophique, capable d'apporter une solution ; d'autres considèrent ces questions comme d'éternelles énigmes. » On suppose ainsi, poursuit l'auteur, que la connaissance scientifique se heurte à des limites infranchissables, devant lesquelles il lui faut abdiquer. -- Mais l'existence de problèmes insolubles est sujette à caution. Un problème n'a de sens que si on peut au moins imaginer, sinon réaliser, les expériences concrètes qui, mèneraient à la solution. Lorsque de telles expériences s'avèrent inconcevables, nous avons affaire à de pseudo-problèmes ; c'est d'eux que s'occupait la philosophie de la nature. Les savants demeurent enclins à lui attribuer de l'importance parce qu'ils restent inconsciemment tributaires des cosmologies traditionnelles. Il leur arrive sans doute de proclamer que les affirmations philosophiques sur la matière et la vie les laissent indifférents, mais, à y regarder de près, « on remarquera que moins ils réfléchissent, plus la direction de leur pensée reste sous l'emprise de la philosophie classique... Tout ce que nous savons depuis l'école primaire, toutes les métaphores de notre langage sont imprégnées par cette philosophie ; on ne s'en aperçoit même plus.
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Rien d'étonnant à ce que le savant, soi-disant ennemi de toute spéculation, incline facilement à adhérer à l'*ignorabimus*, en sacrifiant la conception scientifique du monde » ([^70]). Les philosophies de la nature ont déposé en nous une foule de préjugés ; il faut s'en débarrasser. Le savant ne doit abdiquer devant aucun problème et ne jamais dire : « Ici finit ma tâche ; ici commence celle du philosophe », car « il n'existe point de frontière après la traversée de laquelle la physique, par exemple, deviendrait philosophie » ([^71]). Nous n'avons pas à espérer, pour les questions sur le temps, l'espace, la causalité, la vie, etc., des réponses obtenues par « des méthodes foncièrement différentes de celle de la science » ([^72]). L'intelligence ne peut recourir à aucune instance supérieure à celle-ci, laquelle « doit se développer logiquement elle-même, jusqu'en ses fondements » ([^73]). D'ailleurs, même si en principe une philosophie de la nature était valable, il n'en faudrait pas moins condamner celles du passé, car elles se sont édifiées à partir d'une physique, d'une chimie et d'une biologie encore dans l'enfance. Rien d'étonnant à ce qu'elles se soient montrées inadaptables à la science galiléenne. N'allons pas toutefois en conclure que la construction d'une philosophie de la nature serait une entreprise nécessaire et légitime, qu'il faudrait seulement réviser à chaque étape du développement scientifique. On lui ferait encore la part trop belle. En effet, « il n'est nullement nécessaire d'admettre, à côté de l'arbre verdoyant d'une science en pleine expansion, un domaine grisâtre, peuplé de problèmes à la solution desquels les gens s'obstinent vainement depuis des siècles, en tournant lamentablement autour de leur axe » ([^74]).
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Telle est la substance de ce que Neurath appelle : le « néoscientisme », auquel, selon lui, adhèrent non seulement le Cercle de Vienne, mais de nombreux autres groupements ([^75]). Il implique, tout comme le scientisme antérieur : celui d'un Le Dantec par exemple, « la résolution de n'admettre en aucun ordre, aucune solution d'aucun problème qui ne soit rigoureusement démontrable par la raison et vérifiable par l'observation » ([^76]).
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Il suppose la conviction, si fortement exprimée récemment par J. Monod, que la connaissance scientifique, fruit de la logique et de l'expérimentation, est la seule digne de l'homme, la seule compatible avec la société moderne qu'il a créée ; la seule capable aussi d'indiquer aux hommes leur tâche essentielle ([^77]). Que vaut cette conviction ? Toute la question est là ?
#### IV. § 8. Le statut des problèmes philosophiques.
Quand une question s'avère complexe, il faut, pour en venir à bout, distinguer soigneusement ses divers aspects. Dans le cas présent, on doit d'abord se demander si les problèmes philosophiques sont authentiques, c'est-à-dire s'ils surgissent vraiment du monde au sein duquel nous vivons et de notre présence dans cet univers ; si ce ne sont pas des questions artificielles, que nous poserions en quelque sorte pour le plaisir de leur trouver une réponse. -- Une fois démontré que ces problèmes s'enracinent dans le réel, on en conclura aisément qu'ils ne sont pas dénués de signification et qu'on peut, par conséquent, les formuler d'une façon compréhensible. -- Ce n'est point tout. Il faudra également établir qu'ils se différencient de ceux auxquels les sciences se trouvent affrontées et qu'elles parviennent à résoudre peu à peu. En d'autres termes, on sera tenu de prouver qu'il n'y a aucun espoir d'aboutir à la solution des problèmes philosophiques par des voies scientifiques ; qu'ils échappent, par nature et non seulement d'une manière accidentelle et provisoire, à la compétence du savant. -- Une fois ces tâches remplies, le plus difficile reste à faire. Le philosophe, en effet, se voit dans l'obligation de démontrer, pièces en mains, par les résultats qu'il obtient, que ses problèmes peuvent être résolus sur le plan rationnel. Il ne s'agit donc point pour lui de faire appel au sentiment ou à l'imagination, et encore moins à je ne sais quel diktat de l'esprit, il lui faut mettre en œuvre des méthodes rigoureuses, qui puissent satisfaire aux exigences de la seule instance à laquelle il a le devoir de se soumettre : la raison. -- C'est seulement si la philosophie remplit ces conditions qu'elle aura droit à une place au soleil, place que les scientistes lui refusent.
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Et d'abord, d'où naissent les problèmes philosophiques ? Nous l'avons déjà dit : de la réalité et des contradictions qu'elle présente, contradictions dont l'homme prend conscience dès qu'il se met à réfléchir ([^78]). Ces problèmes n'attendent point pour apparaître la naissance des sciences ; le savant n'est point seul à les percevoir, encore qu'il puisse en avoir une vision plus nette que celle du commun des mortels. Spontanément l'homme se pose des questions sur les êtres qui l'entourent, sur sa propre constitution, ses origines, sa destinée. Il se les pose à partir du contact vécu qu'il a avec les choses. Tout commence par ce contact, y compris l'effort qu'il fera plus tard pour interpréter « scientifiquement » les réalités de l'univers. Cette situation oblige les sciences à modérer leurs prétentions. Ne retenant du réel que l'aspect quantitatif, elles substituent au monde dans lequel nous vivons un édifice de formules, souvent mathématiques, destinées à rendre les choses intellectuellement plus maniables. Mais cet ensemble de symboles, loin de nous mettre mieux en présence de l'être et de le dévoiler davantage, le cacherait plutôt à nos regards. En tout cas, il ne se suffit pas. Il suppose, en effet, « le monde qui est le seul monde réel, donné vraiment par la perception, celui dont nous avons fait et ferons toujours l'expérience, le monde quotidien de notre vie » ([^79]). La science trouve son assise dans cette donnée initiale, dans le contact vécu, pré scientifique, avec un monde déjà là et qui s'impose à nous dans la sensation. Sans cette condition, elle deviendrait un vain jeu de symboles, sans prises sur le réel. Ce n'est donc point de la science d'abord que naissent *les* problèmes philosophiques ; ils surgissent au contraire du contact que nous avons avec le monde dans la vie quotidienne, contact que nous exprimons par le langage ordinaire, gros d'une philosophie implicite, d'une philosophie où le sens commun manifeste qu'il a conscience des problèmes fondamentaux de l'être et d'une façon qui mérite notre attention. Bref, les problèmes philosophiques naissent de notre présence ici-bas, sans qu'il soit besoin d'attendre l'avènement des sciences ; de la naissance de ces problèmes, le sens commun et le langage dont il se sert sont les témoins irrécusables.
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Il ne faudrait pas en conclure que les problèmes philosophiques surgissent exclusivement de nos rapports pré-scientifiques avec le réel. On risquerait alors de les faire passer pour des questions que les sciences, au fur et à mesure de leur développement, parviendront à résoudre d'une manière adéquate. Et si elles n'y arrivaient pas, cela prouverait, nous dit-on, qu'il s'agit de pseudo-problèmes, dénués de signification. -- Les problèmes philosophiques, n'exprimant rien d'autre que l'éternelle énigme posée par notre existence dans le monde, surgissent non seulement de la vie quotidienne, mais des différents niveaux où se déroule notre existence et par conséquent, de nos activités scientifiques elles-mêmes. Ils apparaissent derrière les sciences de la nature, lesquelles débouchent inévitablement sur des questions dont le savant volens nolens finit par prendre lui-même conscience et qu'il ne peut trancher. Le biologiste, par exemple, se heurte au mystère de l'ordre qui existe dans le vivant. Il n'a peut-être pas à s'en occuper ; le problème n'en existe pas moins et les efforts que prodiguent certains pour s'en débarrasser prouvent au moins son importance. -- Les problèmes philosophiques apparaissent encore plus clairement à l'arrière-plan des sciences de l'esprit. Le béhavioriste a beau multiplier les efforts pour éliminer la question de l'âme ; il n'y réussit pas. De quelque manière qu'on aborde l'étude de nos activités psychiques, on se voit obligé de constater qu'elles s'alimentent à une source unique et permanente, dont la présence se manifeste de bien des façons, à commencer par la certitude que nous avons de notre identité foncière à travers les changements qui nous affectent. -- La logique scientifique, laquelle croit pouvoir présenter la pensée dans une sorte de pureté idéale, ne parvient pas à percer le mystère de la connaissance, car elle laisse de côté le problème de l'être, objet de l'activité cognitive. -- De même, la linguistique contemporaine si elle réussissait à écarter complètement les problèmes philosophiques, signerait son propre arrêt de mort. Le langage en effet, ne consiste pas seulement dans des sons proférés ou entendus ; nos paroles ont un sens dont il s'avère impossible d'expliquer la présence sans évoquer la vieille question des universaux.
Ces exemples, qu'il serait facile de multiplier, prouvent que les sciences laissent apparaître des problèmes que le sens commun entrevoyait et le savant peut nous aider à en prendre une conscience plus explicite et plus aiguë. A cet égard aucune discipline ne suscite autant de questions que la linguistique à laquelle nous venons de faire allusion. La raison en est d'ailleurs facile à comprendre : l'homme étant par définition un « animal qui parle », la parole révèle ce qu'il y a en nous de spécifique et nous met ainsi directement en face du mystère humain. Kant n'avait sans doute point tort de ramener à quelques questions fondamentales les problèmes dont s'occupe la philosophie : Que pouvons-nous savoir ? Que devons-nous faire ? Que pouvons-nous espérer ?
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Ce sont bien là des interrogations capitales, qui s'enracinent d'ailleurs dans une autre Que sommes-nous ? -- Peut-être cependant Kant aurait-il dû souligner davantage la multiplicité des problèmes particuliers qu'elles renferment et que nous rencontrons à tous les carrefours de l'existence.
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Le savant lui-même, en tant qu'homme, prend inévitablement conscience de ces questions, et s'il peut, à certains égards, en faire abstraction dans son travail ([^80]), elles n'en demeurent pas moins à l'arrière-plan. Il arrive qu'il passe à côté sans les voir ou fasse exprès de ne pas y penser ; cela ne diminue en rien leur importance. Il n'a pas non plus le droit d'en déformer les termes, fût-ce avec le fallacieux espoir de leur trouver une solution scientifique ; en effet, le contenu et la forme de ces problèmes sont imposés par la réalité même. Dans la mesure où le savant, au plan qui est le sien, parvient à mieux connaître certains aspects du réel, il va nous aider à prendre avec plus de netteté conscience des problèmes philosophiques. On peut même dire qu'il est particulièrement bien équipé pour en aborder l'examen. Encore faut-il qu'il accepte de philosopher ; ce qui suppose qu'il ne considère point la science comme le seul chemin conduisant à des connaissances valables, et qu'il se soit, au préalable, initié à la méthode de la philosophie. Celle-ci, en effet, n'est pas seulement affaire de bon sens ; comme toute discipline, elle implique une certaine technicité et demande, par conséquent, un apprentissage ([^81]). S'il consent à s'y soumettre, le savant pourra entreprendre l'étude des questions fondamentales avec les meilleurs chances de succès et il aura une incontestable, supériorité sur celui qui les examinerait seulement à partir des données du sens commun.
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Sans doute, ne peut-on exiger d'un homme qu'il connaisse toutes les sciences et le savant lui-même se voit contraint de se spécialiser. Mais rien ne l'empêche de se tenir au courant des résultats, obtenus dans les autres disciplines ; et d'autre part, le philosophe de profession doit, lui aussi, suivre le conseil que donnait Aristote : acquérir une culture suffisante pour être à même d'apprécier les méthodes employées par les sciences et les résultats obtenus, de les apprécier, dis-je, à la lumière de l'être et des premiers principes.
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Toutes les questions philosophiques, en effet, lesquelles, répétons-le, surgissent de partout : de la vie quotidienne, des sciences, de la technique, de notre expérience des valeurs morales et esthétiques, etc., etc. ; toutes ces questions tournent autour du problème de l'être, c'est-à-dire de l'essence et de l'existence des réalités de ce monde ; en d'autres termes, de leurs structures, de leurs relations et de leur présence au sein de notre vaste univers. Il ne s'agit jamais, en philosophie, que de l'être, de ses différents modes et des principes qui les rendent intelligibles. Afin d'élucider progressivement ces questions fondamentales, le philosophe accepte tous les concours qui s'offrent à lui, y compris celui des sciences. Celles-ci, en effet, en scrutant les rapports entre les phénomènes, renseignent sur les activités qu'exercent les réalités de ce monde et ces activités révèlent quelque chose de la nature des êtres d'où elles émanent : *operari sequitur esse.* Nous n'avons pas d'autre moyen pour entrevoir l'essence d'un être que l'analyse de son agir. Bref, la philosophie, s'appuyant sur ce que l'expérience commune et le savoir scientifique lui apprennent, s'efforce de pénétrer le mystère des êtres et de dégager les principes sans lesquels ils demeureraient pour nous incompréhensibles. Telle est, sur le plan théorique, la tâche fondamentale du philosophe.
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Cette tâche, il l'accomplit en deux temps : d'abord au niveau de la philosophie de la nature et ensuite à celui de la métaphysique. Si on veut éviter des confusions dommageables et se faire une idée exacte du statut des problèmes philosophiques, il importe de bien distinguer ces plans. La philosophie, avons-nous dit à maintes reprises, s'occupe des réalités de ce monde, réalités qui se confondent avec les corps vivants et inertes auxquels nous avons affaire. Si on demande, en effet, à l'homme de la rue : Qu'est-ce qui existe ? il répond tout de go : ce que j'appréhende à chaque instant par mes sens.
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Êtres de chair et d'esprit, nous n'avons de contact direct qu'avec les choses sensibles, particulières, situées dans l'espace et le temps, soumises à un perpétuel devenir. Mais ces réalités ne sont pas seulement objet d'une intuition sensible inexprimable et incommunicable ; nous en parlons à autrui et nous nous entendons à leur sujet. Or, parler c'est user de termes ayant un sens que tous, en principe, peuvent saisir ; de termes doués d'une signification stable. Nous possédons, par conséquent, des réalités singulières et mouvantes de ce monde, un savoir, peu importe, pour l'instant, qu'il soit vulgaire ou scientifique. Mais alors une question surgit inévitablement : A quelles conditions les objets de notre univers, individuels et changeants, deviennent-ils intelligibles ? Intelligibles, ils le sont puisque nous nous comprenons quand nous parlons d'eux ; il ne s'agit plus que d'expliquer dans la mesure du possible comment cela peut se faire.
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La question que nous venons de formuler constitue incontestablement le problème général fondamental auquel se trouve affrontée la philosophie de la nature. Rappelons la solution qu'en propose Aristote. Les choses de ce monde ne seront compréhensibles que si on distingue en elles un double principe, la matière et la forme. Ces principes sont intérieurs aux réalités données. Il ne faudrait point, par exemple, concevoir la forme sur le modèle de l'Idée platonicienne qui, du dehors si on peut ainsi s'exprimer, serait introduite dans une matière préexistante. On ne doit pas non plus se laisser tromper par ce qui se passe dans l'activité technique ; le sculpteur impose en quelque sorte au bloc de marbre le modèle qu'il a en tête. La matière et la forme ne sont pas, à vrai dire, les points de départ d'une synthèse, d'une construction à opérer, car les deux principes n'existent jamais isolément dans notre univers ; seule existe la substance individuelle à l'intérieur de laquelle ils se trouvent. -- Source d'intelligibilité, la forme n'est pas seulement une condition *a priori* de notre connaissance des choses d'ici-bas, mais un principe réel, ontologique, immanent à la réalité même. Ce principe porte différents noms : idée, forme, logos ; il s'identifie à la cause finale et même, à certains égards, à la cause efficiente. On peut l'interpréter à contresens ; l'exemple de Descartes le prouve et beaucoup ont été égarés par la façon dont il caricature la notion de forme substantielle ([^82]).
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Ces principes auxquels recourt Aristote expliquent la matière inerte, les propriétés stables des substances chimiques. ; si les corps et les corpuscules n'avaient point de structure permanente, le physicien et le chimiste seraient incapables de trouver de la régularité dans le comportement des objets qu'ils étudient et de formuler des lois. Les savants répugnent sans doute à employer le terme de « forme », qui évoque une époque culturelle à leurs yeux dépassée. Ils le remplacent volontiers par celui de « structure » ; ou encore, quand il s'agit de souligner la stabilité dans les réactions des substances chimiques, ils parlent de tendances, de valence, d'attraction, d'affinité, etc. Peu importe. Sous la diversité de ces termes, on retrouve un sens unique, celui-là même qu'Aristote avait en vue lorsqu'il employait le mot « forme ». -- Ce terme joue aussi un rôle important en biologie. Même ceux qui, de nos jours, recourent pour percer le mystère de la vie à la physique quantique, reconnaissent la présence d'une finalité immanente aux êtres vivants, poussée intérieure, source du développement et de l'évolution de ces êtres ; finalité immanente, inconsciente, naturelle, qui n'implique pas d'emblée un plan préconçu, une intelligence qui l'aurait bâti et en dirigerait l'exécution. N'est-ce point là, précisément, l'essentiel de la téléologie d'Aristote, à laquelle on revient inévitablement dès qu'on veut rendre compte de l'organisation du vivant ?
(*A suivre*.)
Chanoine Raymond Vancourt.
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### Goliath
par Dom Jean de Monléon, O. S. B
*Pour paraître prochainement aux* Nouvelles Éditions Latines : « *Le Roi David *»*, un volume de 438 pages qui est le quatrième tome de l'* « *Histoire sainte *» *de Dom Jean de Monléon.*
*Voici le chapitre de cet ouvrage qui concerne Goliath.*
QUELQUE TEMPS PLUS TARD, les Philistins se livrèrent à une nouvelle incursion contre les Hébreux. Pénétrant sur leur territoire, ils vinrent dresser leur camp entre Soka et Azéka ([^83]). Ils prirent position sur le versant sud de la vallée du Térébinthe ([^84]), ainsi nommée parce qu'elle contenait l'arbre sous lequel un jour Jacob avait enfoui les emblèmes idolâtriques qui s'étaient glissés jusque dans sa tribu ([^85]).
Saül avec son armée vint s'établir sur le versant opposé, et les deux adversaires demeurèrent ainsi plusieurs jours face à face, chacun attendant une occasion favorable pour engager le combat.
Or, il y avait chez les Philistins un homme d'une taille prodigieuse, qui se nommait Goliath. C'était un survivant attardé des Enacim, ces géants qui avaient tant effrayé les Hébreux lors de l'exploration de la Terre promise ([^86]). Josué leur avait fait une guerre sans merci, mais quelques-uns d'entre eux avaient pu se réfugier à Gaza, à Azot et à Geth, où leur descendance subsistait encore ([^87]). Goliath était originaire de cette dernière ville.
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Si nous en croyons *l'Histoire Scolastique,* son père était païen et sa mère était juive ([^88]). Au témoignage de l'Écriture, il ne mesurait pas moins de *six coudées et une palme,* c'est-à-dire : trois mètres quarante de hauteur ; et il portait une armure qui le rendait absolument invulnérable. Il était revêtu d'une cuirasse d'écailles qui pesait le poids formidable de cinq mille sicles -- c'est-à-dire soixante-dix kilos ([^89]) -- impénétrable, aussi bien aux flèches les plus acérées, qu'aux coups d'épée les mieux assenés. Sa tête était protégée par un casque de bronze qui descendait jusqu'aux yeux ; ses épaules et ses jambes, par des plaques du même métal. La *hampe de sa lance* était aussi grosse qu'un *rouleau de tisserand,* dit la Vulgate ([^90]), ou qu'un *mât de navire,* disent les versions d'Aquila et de Théodotion ; *et le fer* en pesait *six cents sicles,* soit environ huit kilos et demi. Ajoutez encore à cet attirail un grand bouclier rectangulaire, du modèle appelé *sinnah,* qu'un écuyer portait devant le géant, et vous aurez une idée de l'aspect redoutable du personnage.
Chaque jour, cette tour vivante venait se camper face aux bataillons d'Israël, et les provoquait insolemment : « *Pourquoi venez-vous combattre en bataille rangée ?* criait-il. *Ne suis-je pas Philistin et vous serviteurs de Saül ? Choisissez un homme parmi vous, et qu'il vienne se battre avec moi en combat singulier ! S'il est capable de le faire, et si c'est lui qui m'ôte la vie, nous serons vos esclaves ; mais si c'est moi qui ai l'avantage, et qui le tue, c'est vous qui serez les nôtres, et vous nous servirez ! *»
Saül et tous les Israélites subissaient cet affront la rage au cœur, mais personne n'osait relever le gant ; personne ne se sentait en mesure d'engager un combat singulier avec un monstre de cette taille, et si formidablement armé ! Lui, cependant, après avoir ironiquement attendu une réponse à ses provocations, rentrait dans son camp la tête haute, raillant et insultant la couardise des Hébreux. Tous les matins et tous les soirs voyaient se renouveler la même scène, et il en fut ainsi pendant quarante jours.
Au moment où avait commencé la campagne, Saül, trouvant David trop jeune encore pour se battre, l'avait renvoyé chez son père. Et l'adolescent, avec une humilité charmante, était retourné garder ses troupeaux, tandis que les trois plus âgés de ses frères : Eliab, Abinadab et Samma, avaient rejoint l'armée.
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Au bout de quelque temps, Jessé, leur père, sachant que la nourriture du soldat laisse souvent à désirer, voulut leur envoyer quelques provisions. Il appela David et lui dit : « *Prends un éphi de blé grillé* ([^91])*,* ainsi que *ces dix pains* et porte-les à tes frères sur le front. Prends aussi ces *dix fromages, que tu offriras à leur maître de camp. *»
Le texte hébreu ajoute ici : « *Et demande-leur leur gage... *» c'est-à-dire, d'après l'*Histoire Scolastique,* le libellé de répudiation ([^92]) que tout Hébreu marié, partant à la guerre, avait coutume de laisser à son épouse, afin que celle-ci pût prendre un autre époux, si au bout de trois ans, le premier n'avait pas reparu ([^93]).
David s'empressa de confier ses brebis à un autre berger, se munit des provisions indiquées et se dirigea en hâte vers le *lieu du combat.* Il atteignit les lignes au point appelé Magala, *auprès des chariots,* dit la Massore, c'est-à-dire, probablement, auprès des retranchements que les Juifs avaient élevés avec leurs voiturés et leurs bagages. Il tomba là au milieu d'un branle-bas général : c'était l'heure où chaque jour, dans le camp des Hébreux comme dans celui des Philistins, on se préparait à combattre. Laissant ses provisions à la garde du factionnaire qui surveillait les véhicules, le jeune homme se mit à la recherche de ses frères. A peine les eût-il trouvés, que Goliath apparut, dans le formidable appareil que nous venons de décrire, et se mit à insulter les Hébreux avec plus de violence qu'il ne l'avait jamais fait ([^94]).
Il était tellement effrayant à voir, que tous ceux qui l'entendaient étaient paralysés par la peur : nul n'osait lui répondre ni même le regarder, de crainte d'être personnellement pris à partie par lui. « Vous voyez cet homme qui est venu outrager Israël ? prononça quelqu'un près de David... Celui qui l'abattra fera une bonne affaire : car le roi lui donnera sa fille en mariage, le comblera de biens, et exemptera sa maison d'impôts ! » L'adolescent cependant, violemment ému par l'insolence du géant, n'entendit qu'imparfaitement le sens, de ces paroles. Il demanda donc : « *Que dites-vous ? Que donnera-t-on à celui qui abattra ce Philistin, et fera penser l'opprobre d'Israël ? Quel est donc ce Philistin, cet incirconcis qui outrage l'armée du Dieu vivant ? *» Et tout le monde lui répétait ce qui lui avait été dit de la récompense promise par Saül.
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Éliab, cependant, le fils aîné de Jessé, en entendant les questions que posait son jeune frère, s'emporta soudain contre lui, soit que son amour fraternel ne redoutât réellement pour l'enfant quelque accident, soit qu'il fût piqué déjà d'une secrète jalousie à son endroit.
« *Pourquoi es-tu venu ici ?* cria-t-il. *Pourquoi as-tu abandonné dans le désert les quelques brebis* que tu es chargé de garder ? Occupe-toi de ce qui te regarde, et non pas de ce que font les Philistins. Aussi bien, *je connais ton orgueil :* tu as entendu dire que le roi avait promis sa fille en mariage à celui qui vaincrait le géant, et tu as la prétention d'être celui-là. Tu te vois déjà le gendre du roi, et l'héritier du trône... *Et je connais aussi la perversité de ton cœur :* tu aimes à voir le sang couler et les gens s'entr'égorger. C'est dans l'espoir d'un spectacle de ce genre que tu es descendu *jusqu'ici. --* Qu'ai-je fait ? demanda David. Pourquoi me grondes-tu ainsi ? N'ai-je pas le droit d'ouvrir la bouche et de demander quelques renseignements ? »
Remarquez sa sagesse et sa douceur, note ici saint Jean Chrysostome. Il n'y a aucune parole irréfléchie, ni aucune amertume dans sa réponse. Pour apaiser la colère de ses frères et calmer leur envie, il leur dit : « Est-ce qu'il n'est pas permis de parler ? M'avez-vous vu prendre les armes ? Ou me mettre dans les rangs avec les autres ? J'ai seulement voulu voir, et m'informer d'où vient à cet homme son audace excessive. Quel est donc cet étranger qui insulte l'armée du Dieu vivant ([^95]) ?
Cependant, obsédé par l'indignation que soulevait en son cœur l'insolence de Goliath, il dit un peu plus tard, à quelques soldats que, pour lui, si on le laissait faire, il ne craindrait pas d'accepter le défi du géant ([^96]). Et il y mit même tant de conviction que le propos fut rapporté à Saül. Celui-ci le fit appeler et lui demanda s'il était vrai qu'il eût parlé ainsi. « Oui, répondit David. Si vous voulez m'en croire, *que personne ne se laisse aller à l'abattement et au découragement. Moi, votre serviteur, j'irai, et je combattrai contre ce Philistin.* Je n'ai pas peur de lui : avec l'aide de Dieu, non seulement je le vaincrai, mais je le rendrai aussi méprisable qu'il paraît terrible maintenant ! »
Saül fut saisi d'admiration devant un courage, de cette trempe. Cependant, il n'osait donner suite à une proposition qui paraissait insensée.
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« *Tu n'es pas capable*, dit-il, *de tenir tête à ce Philistin, ni de combattre contre lui. Tu n'es encore qu'un enfant,* tu n'as jamais fait la guerre. Comment veux-tu te mesurer avec un homme d'une force aussi prodigieuse, et *qui est entraîné à se battre depuis son adolescence ? --* Veuillez me pardonner, Sire, répondit David, mais j'ose sans crainte vous promettre que je serai vainqueur, avec l'assistance de Dieu : car j'ai éprouvé celle-ci déjà en d'autres occasions. Quand *je gardais les bêtes de mon père, il arrivait souvent qu'un lion ou un ours survint, qui emportait un bélier du milieu du troupeau ; et moi je me lançais à leur poursuite, je les lardais de coups,* j'arrachais la proie de leur bouche. Alors ils se retournaient furieux contre moi. Mais je les prenais à la gorge, je les empêchais de respirer, et *je les mettais ainsi* à *mort. J'ai donc tué lions et ours, moi votre serviteur. Il en sera de même de ce Philistin, de cet incirconcis !* Si vous voulez me le permettre, *j'irai donc, et je ferai cesser l'humi**liation* que subit *votre peuple.* Ce qui me donne entièrement confiance, c'est la certitude où je suis que Dieu ne saurait supporter plus longtemps les blasphèmes de cet incirconcis et les outrages qu'il adresse à l'armée du Dieu vivant ([^97]). Celui qui m'a protégé contre les lions et les ours saura bien me défendre aussi contre ce Philistin ! »
Si David crut devoir raconter ainsi les exploits de son enfance, ce ne fut pas pour donner une haute idée de sa bravoure, mais pour relever le courage de Saül, sur le visage duquel il lisait l'hésitation devant l'entreprise extraordinaire qu'il lui proposait ([^98]). Il voulut faire comprendre au roi que, malgré sa jeunesse et son inexpérience, le simple berger qu'il était possédait dans sa foi, dans sa confiance en Dieu, une force supérieure à celle d'une troupe de soldats entraînés et bien équipés ([^99]). D'ailleurs, si nous en croyons saint Jérôme et la tradition catholique, il ne parla avec tant d'assurance que parce que Dieu lui avait donné la certitude intérieure qu'il serait vainqueur dans ce combat ([^100]).
De fait, Saül fut conquis par cette juvénile intrépidité : « Va, dit-il, *et que le Seigneur soit avec toi. *» Puis il voulut lui donner des armes à lui, des armes de la meilleure qualité ; il le couvrit d'un casque, d'une cuirasse et le ceignit d'une épée, David s'essaya à faire quelques pas en cet équipage ; mais il n'avait pas l'habitude de se mouvoir avec un attirail aussi lourd, et il s'en trouvait fort mal à l'aise. Il pria donc Saül de le laisser combattre à sa manière, et, laissant là ces armes, il ne prit avec lui que son bâton, sa fronde et cinq pierres, qu'il alla chercher, les plus rondes et les plus polies qu'il put trouver, dans le torrent voisin. Alors, sans peur comme sans forfanterie, il s'avança dans la direction du géant.
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L'Écriture note ici qu'il était beau à voir : *pulcher aspectu,* et nous n'avons pas de peine à l'imaginer, Mais Théodoret de Cyr dit, mieux encore, que c'était « son regard qui était beau », parce qu'il avait les yeux fixés sur Dieu, dans un acte de foi intense qui illuminait tout son être.
Goliath cependant avait vu qu'un champion se détachait de la ligne des Hébreux. Aussitôt, il se dirigea vers lui, toujours précédé de son écuyer. Mais quand il s'aperçut que c'était un enfant de quinze ans, armé seulement d'un bâton de berger et d'une fronde, il s'indigna de cette folle audace : « Te crois-tu donc encore derrière tes moutons ? » lui cria-t-il. « C'est avec cet accoutrement que tu as la prétention d'engager le combat contre moi ? *Suis-je donc un chien, pour que tu m'abordes avec un bâton ?* Tu ne seras pas long à apprendre à qui tu as affaire ! » Tout en déversant ce grand fracas de paroles, il s'agitait, gesticulait, brandissait ses armes, et appelait sur son adversaire toutes les malédictions de ses dieux, jurant qu'il le mettrait en pièces et le donnerait en pâture aux animaux. « *Tu viens à moi avec l'épée, la lance et le bouclier,* répondit David, *mais moi je viens à toi au nom du Seigneur des Armées, du Dieu des troupes d'Israël, que tu as insultées aujourd'hui. Le Seigneur te livrera entre mes mains : je te tuerai, je te couperai la tête, et je donnerai aujourd'hui les cadavres des Philistins dans leur camp aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la terre, afin que toute la terre sache qu'il y a un Dieu en Israël ; et que toute cette multitude connaisse que ce n'est pas par l'épée ni par la lance que le Seigneur sauve. Car c'est lui qui décide de la guerre, et il vous livrera entre nos mains ! *»
Ces paroles portèrent au paroxysme la colère de Goliath. Du pas mesuré et lourd que seul lui permettait sa pesante armure, il fonça sur le petit insolent, pensant l'écraser comme un moucheron. Bien loin de s'enfuir, David se porta hardiment à sa rencontre et se mit à décrire, en courant, un cercle autour du colosse. Puis quand il jugea qu'il était à portée convenable, il s'arrêta, saisit une des pierres qu'il avait placées dans sa besace, l'ajusta sur sa fronde, fit tournoyer celle-ci à toute vitesse... et soudain on vit le géant s'écrouler de toute sa masse, dans un grand bruit de ferraille. La pierre l'avait frappé au front avec une telle force qu'elle avait pénétré jusqu'au cerveau. Cependant, il pouvait n'être qu'étourdi : sans perdre une seconde, David bondit sur lui, tira du fourreau l'épée que le Philistin portait à son côté, trancha la tête du redoutable matamore, et l'empoignant par les cheveux, la brandit à bout de bras pour la montrer aux deux armées.
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Ce coup, dit Josèphe, imprima « un tel effroi dans le cœur de tous les Philistins, que n'osant tenter le hasard d'une bataille après avoir vu tomber devant leurs yeux celui en qui ils mettaient toute leur confiance, ils prirent la fuite. Les Israélites les poursuivirent avec de grands cris de joie jusqu'aux frontières de Beth et jusqu'aux portes d'Ascalon, en tuèrent trente mille, en blessèrent plus de deux fois autant, et revinrent pour piller leur camp, auquel ils mirent le feu, après l'avoir saccagé ([^101]).
En voyant David partir pour combattre Goliath, Saül se tournant vers Abner, qui exerçait les fonctions de commandant en chef, lui demanda : « *De quelle souche descend ce jeune homme ? -- Par ma foi, je n'en sais rien *»*,* répondit le général.
Les commentateurs se sont étonnés que Saül n'ait pas reconnu David, qu'il avait eu auparavant comme page.
On peut conclure de là, avec certains d'entre eux, que les facultés mentales du roi, sous l'action de l'esprit malin, s'étaient quelque peu déséquilibrées et qu'il était devenu sujet, en particulier, à des absences de mémoire, *labilis memoria* ([^102])*.* Cependant, il semble préférable de remarquer, avec saint Ephrem, qu'il demanda, non pas *qui* était ce jeune homme, mais de quelle souche il descendait. Tant qu'il n'avait vu en lui qu'un jeune troubadour particulièrement bien doué, il ne s'était jamais préoccupé de ses origines. Mais devant le courage extraordinaire dont l'enfant faisait montre, un secret mouvement de jalousie s'était éveillé dans le cœur du prince. Ne serait-ce pas là le nouvel élu du Très-Haut, celui que Samuel lui avait annoncé, et qui devait le supplanter sur le trône ? Il voulut donc savoir de *quelle souche il descendait.* Était-il par hasard de la tribu de Juda, de la famille de Pharès, dont devaient sortir un jour, selon les prophéties, les rois d'Israël ?
Et quand, après son exploit, David lui fut amené, tenant toujours dans sa main la tête de Goliath, Saül, sourdement travaillé par la même inquiétude, lui demanda : « *De quelle famille es-tu, jeune homme ? *» A quoi l'adolescent se contenta de répondre : « *Je suis le fils de votre serviteur Jessé, de Bethléem. *»
La victoire de David sur Goliath fut évidemment un miracle ; humainement parlant, il est impossible d'admettre qu'une pierre lancée par une fronde ait pu ouvrir le front d'un homme protégé par un casque dont la visière descendait jusqu'aux yeux.
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Une tradition -- ou une légende, rapportée par le pseudo-Philon -- veut qu'au moment où David se jeta sur lui pour lui trancher la tête, le géant qui n'était pas mort, articula : « Hâte-toi de me tuer, et jouis de ta victoire ! -- Avant de mourir, répondit David, ouvre les yeux et regarde celui qui t'a vaincu. » Le Philistin regarda et dit : « Tu n'es pas seul, en effet : il y en a un avec toi, mais il n'a pas le visage d'un homme ([^103]). » Cette tradition est passée de la Synagogue à l'Église. Dans un sermon célèbre où il énumère toutes les interventions de l'archange saint Michel au cours de l'Histoire Sainte ([^104]), le bienheureux Pentaléon, diacre et archiviste de la cathédrale de Constantinople, lui attribue la défaite de Goliath.
David conserva comme un trophée la tête du géant, et lorsque, plus tard, il s'installa à Jérusalem, il l'y transporta avec lui. Quant à l'épée du Philistin, il l'envoya au grand-prêtre Abimélech pour être déposée en manière d'ex-voto dans le sanctuaire de Nobé où elle fut précieusement conservée, à côté de l'éphod du pontife, jusqu'au jour où le jeune vainqueur aux abois en eut besoin de nouveau.
\*\*\*
Voici comment saint Bernard nous exhorte à ne pas nous contenter du récit historique de cette extraordinaire aventure, mais à en chercher le sens spirituel :
Nous avons entendu, dit-il, Goliath, cet homme d'une stature gigantesque, plein de confiance dans sa force et sa taille extraordinaires, vociférant contre les phalanges d'Israël, et les provoquant à un combat singulier. Nous avons entendu aussi comment l'esprit d'un jeune homme fut excité par Dieu ; comment il fut rempli d'indignation en voyant un bâtard, un incirconcis, insulter le camp d'Israël et les armées du Très-Haut. Nous avons vu l'adolescent s'avancer avec sa fronde et sa pierre, contre cet homme d'une grandeur monstrueuse, couvert de sa cuirasse, protégé par un casque et un bouclier, et terrifiant par tous ses autres instruments de guerre. S'il y a en nous quelques entrailles de pitié, nous n'avons pas pu ne pas trembler en le voyant affronter un tel combat, et ne pas nous réjouir de sa victoire. Nous avons loué la grandeur d'âme de cet enfant, en voyant que le zèle de la maison de Dieu le dévorait, au point qu'il ne pouvait rester insensible aux affronts qu'elle subissait.
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Il les ressentait au contraire comme des injures personnelles, et gémissait de voir l'impuissance du peuple élu. Nous avons admiré chez lui une confiance telle qu'on n'en eût point trouvé de semblable dans tout Israël. Quand il a enfin obtenu une victoire, manifestement réalisée par la puissance divine, nous l'avons appris avec d'autant plus de joie que nous avions éprouvé plus d'inquiétude à voir ce duel entre un enfant qui n'avait pour arme que sa foi, et un géant confiant dans sa propre force. Maintenant, si nous n'ignorons pas, selon le témoignage de l'Apôtre, que la loi est *spirituelle* ([^105]) ; qu'elle a été écrite, non seulement pour nous captiver par le spectacle extérieur de cette aventure, mais pour rassasier nos sens intérieurs d'une saveur semblable à la moelle du blé, il nous faut examiner quel est ce Goliath orgueilleux, et gonflé de l'esprit de sa chair, qui, seul, ose insulter le peuple de Dieu, déjà entré dans la terre promise, et victorieux de nombreux ennemis ([^106]).
Goliath est une figure de Lucifer, le prince des démons. Celui-ci est aussi à sa manière un bâtard, spirituellement parlant : il est le produit d'une nature essentiellement noble, la nature angélique, qui s'est livrée totalement à l'esprit d'orgueil, et qui a été réduite par lui à la plus extrême dégradation.
Son casque, ses cuissards, son armure formidable sont la figure de la défense hermétique qu'il oppose à la grâce. Il est enfermé dans son obstination comme dans une tour d'acier. Aucun trait de la miséricorde divine ne peut plus l'atteindre. Mais il a des armes pour attaquer l'Église : il a un glaive, qui est la tentation charnelle ; et il a une *lance* dont la hampe est semblable à un *rouleau de tisserand.* C'est la tentation spirituelle, avec laquelle il enveloppe ses victimes, comme dans une toile d'araignée, jusqu'à ce qu'il les ait complètement ligotées, et puisse leur donner le coup de la mort.
Il se fait précéder d'un écuyer, parce qu'il trouve toujours des hommes pour préparer ses voies, et lui ouvrir le chemin des âmes : et ceux-ci se dissimulent derrière le grand bouclier dont il se couvre lui-même : celui de l'hypocrisie ([^107]).
Les bataillons des Philistins qui sont rangés derrière lui, représentent les légions des démons : ceux de la colère, ceux de la jalousie, ceux de l'orgueil, ceux de la calomnie, ceux de la luxure, de la gourmandise, de la discorde, de l'avarice.
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Tous étaient sous les armes pour mener le combat contre les fils d'Israël, tous sont prêts à attaquer les serviteurs du Dieu vivant, ceux qui cherchent la face du Dieu de Jacob. Ils étaient campés sur la montagne de l'orgueil, où Lucifer a établi son trône ([^108]), tandis que les vrais Israélites s'échelonnent sur celle des béatitudes évangéliques ([^109]) ; et ces deux armées sont séparées par une *vallée,* où s'élève un *térébinthe,* c'est-à-dire par la vertu d'humilité où se dresse la Croix du Christ.
Avant la venue du véritable David, de Jésus notre Sauveur, le démon avait beau jeu pour insulter les saints. Il les tenait tous sous la loi du péché et de la mort.
« *Pourquoi êtes-vous venus, armés pour le combat ?* leur criait-il. *Est-ce que je ne suis pas Philistin, et vous serviteurs de Saül ? *», ce qui voulait dire : « A quoi vous servent la Loi, et toutes les observances légales, et toutes les œuvres par lesquelles vous prétendez lutter contre moi ? N'est-ce pas moi qui suis le prince de ce monde ? Et vous, n'êtes-vous pas les esclaves du péché ([^110]) ? »
Et personne ne pouvait relever le défi... Comment l'homme, réduit à ses propres forces, aurait-il été à même de lutter contre l'Ange des ténèbres et le génie du mal ? L'Écriture ne nous dit-elle pas qu'il *n'y a aucune puissance sur la terre qui puisse être comparée à la sienne* ([^111]) ? -- Nul donc n'aurait été en mesure de le vaincre, avant que le Christ, envoyé lui aussi par son Père, ne fût venu visiter ses frères, et leur apporter les aliments substantiels de sa doctrine. Durant les années de son enfance, il s'exerça, dans la vie solitaire de Nazareth, un métier de bon Pasteur, composant continuellement sur les cordes de son Cœur des cantiques célestes, arrachant ses brebis au *lion,* c'est-à-dire : au démon de la sensualité, par la rigueur de sa pénitence ([^112]).
Les injures que les frères de David adressent à celui-ci, quand il parle d'affronter le géant, annoncent celles que les Juifs décocheront à Notre-Seigneur, quand Il promettra de les délivrer du joug de la mort et du péché : « *Est-ce que tu es plus grand que notre Père Abraham, qui est mort, et que les Prophètes, qui sont morts ? Pour qui te prends-tu* ([^113]) ?* *»
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Le Christ cependant ne dissimule pas sa certitude de détruire l'empire du démon, comme David annonça qu'il tenait le Philistin : « *Maintenant,* affirme-t-il, *le prince de ce monde sera jeté dehors* ([^114])*. *» Pour ce combat, il s'est d'abord revêtu des armes de Saül, c'est-à-dire de l'armure des observances légales, s'astreignant lui-même à la circoncision et à tous les rites de la loi mosaïque, nous montrant par là avec quel respect nous devons nous soumettre aux moindres prescriptions de l'Église, même quand nous n'en comprenons pas l'utilité. Mais c'était là un joug trop rigide pour Celui qui est venu apprendre aux hommes à servir Dieu avec un cœur d'enfant.
Les laissant de côté -- puisqu'Il ne les a pas conservées dans la Nouvelle Alliance -- il alla chercher *dans le torrent cinq pierres très limpides.* Ces cinq pierres représentent la *quintessence* de l'Ancien Testament : elles figurent les cinq livres de la Loi de Moïse, mais débarrassée de tous les commentaires ([^115]), de toutes les arguties, de toutes les traditions, dont l'avaient encombrée Rabbins et Pharisiens, ramenée à sa pureté première, à sa *limpidité* divine, et n'exprimant autre chose que l'amour de Dieu pour les hommes.
Il alla la chercher dans le *torrent,* c'est-à-dire au milieu du flux des passions déchaînées de la nation juive.
Le *torrent,* explique saint Augustin, représente ici le peuple élu attaché aux choses temporelles, affectionné à ce qui passe, et entraîné par la force de sa cupidité dans la mer du monde. Tel était le peuple juif. Il avait reçu la Loi, mais il la foulait aux pieds, il passait dessus, comme le fleuve coulait sur ces pierres et se précipitait à la mer... Ces pierres étaient au fond du fleuve, et l'eau passait sur elles, comme le peuple prévaricateur passait sur la Loi ([^116]).
Il prit aussi son bâton, c'est-à-dire sa croix, et il s'avança intrépide pour le combat décisif. Le démon ne pouvait imaginer qu'un homme qui l'attaquait avec des armes aussi ridicule, allait en quelques heures ruiner son empire. Écumant de fureur en entendant que Jésus, dans ses suprêmes prières, le traitait de *chien,* redisant avec David : *Erue a framea Deus, animam meam, et de manu canis unicam meam* ([^117])*,* il marcha sur lui avec tout l'appareil de sa force : mobilisant les Juifs, les princes des prêtres, les Docteurs de la Loi, le gouverneur romain, Hérode, la garde du Temple, les soldats en armes, les bourreaux munis de leurs fouets, et la basse pègre de Jérusalem.
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Le combat s'engagea dans des conditions qui paraissaient bien inégales, et le démon pouvait considérer sa victoire comme acquise, lorsque soudain il chancela... Au moment où le Christ, agonisant sur la croix, semblait définitivement hors de cause, une parole jaillit de ses lèvres, limpide et dure comme un diamant : car elle montrait clairement que *les grandes eaux* de la Passion n'avaient pu faire la moindre entaille à la charité de Celui qui la proférait : « *Mon Père,* disait-elle, *pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. *» Elle vint frapper l'ennemi au front ; en l'entendant, le démon comprit qu'il avait perdu la partie. Aucun homme, travaillé par des souffrances sans nom, torturé dans toutes les fibres de son être, réduit au dernier degré de la misère et de l'abjection, n'aurait pu concevoir un acte d'amour aussi sublime. Celui-là ne pouvait être que le Fort par excellence, le Fils de Dieu, Dieu en personne.
Le démon s'effondra donc, et aussitôt le Christ lui *trancha la tête,* parce que, de même que Jésus est la tête -- ou le chef (*caput*) *--* des justes, le diable, dit saint Grégoire, est la tête de tous les hommes iniques, et tous les impies sont les membres de ce chef ([^118]). Le Sauveur lui a donc *tranché la tête,* quand il l'a séparé de ses membres, lui ôtant le pouvoir, qu'il avait acquis sur eux par le péché du premier homme. Et il l'a exécuté *avec son propre glaive.*
Le Christ en effet, ici-bas, ne portait pas, comme David, une épée. Jamais, durant sa vie mortelle il ne s'est servi du glaive. Il n'employait pour confondre ses adversaires que la fronde et les pierres, c'est-à-dire les paroles de la Sainte Écriture, maniées avec une dextérité incroyable. Mais à la fin, quand il eut mené le suprême combat où fut détruite la puissance de l'enfer, il brandit l'arme que le démon avait préparée contre lui, à savoir la croix sur laquelle il l'avait fait attacher. Cette croix, si elle est devenue pour Jésus un emblème éternel de gloire, est aussi pour Satan un perpétuel instrument de supplice. Dès qu'elle est prise en main par quelqu'un de ceux qui combattent avec le Christ, le démon a la tête tranchée, il est séparé des membres auxquels il imposait ses volontés, il perd tout le pouvoir que lui a donné sur eux le péché de nos premiers parents ([^119]).
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Au sens moral, saint Bernard nous montre dans Goliath une figure de l'orgueil, « fier et enivré de l'esprit de la chair ». Ce vice s'en prend spécialement aux âmes généreuses qui, comme David, se sont entraînées à lutter contre les autres concupiscences, la colère et la sensualité, représentées ici par le lion et l'ours, et qui sont arrivées à maîtriser l'homme animal. Les *armes de Saül,* qu'elles sont tentées de prendre d'abord, sont la sagesse profane, les enseignements de la philosophie, et même cette connaissance superficielle de l'Écriture que l'Apôtre appelle : *la lettre qui tue* ([^120])*. *Mais l'âme comprend vite que ce n'est pas avec de tels moyens qu'elle pourra vaincre l'orgueil et acquérir l'humilité. C'est pourquoi elle se hâte de les rejeter, sentant qu'elles lui sont plutôt un poids qu'une défense, et elle s'attache uniquement à mettre toute son espérance en Dieu. Elle ramasse dans *le torrent --* c'est-à-dire dans le flux incessant de la vie présente, où tout passe, où tout s'écoule comme l'eau d'une rivière, cinq *pierres* qui, elles, demeurent immuables et restent toujours *admirablement pures,* à savoir les paroles de Dieu, consignées dans les Livres Saints.
Elle en prend *cinq,* parce que ces divines paroles redisent continuellement cinq choses : les châtiments qui attendent les pécheurs, les récompenses promises à ceux qui sont fidèles, l'amour de Dieu pour les hommes, les exemples que nous devons imiter, et une exhortation constante à la prière. Dès que l'âme voit Goliath, ou l'orgueil s'approcher d'elle, qu'elle saisisse au hasard une de ces pierres, qu'elle l'envoie avec toute la force dont elle est capable, et la pensée impie sera réduite à néant. Cependant, ne chantons pas victoire trop vite.
Goliath est à terre, dit saint Bernard, mais peut-être qu'il respire encore. Approchez-vous davantage de crainte qu'il ne se relève. Coupez-lui la tête avec son glaive. Abattez la vanité au moyen de la vanité qui vous attaque. Dans la pensée même d'orgueil qui vous obsède, prenez matière et sujet de vous humilier ; ayez de vous-même l'opinion la plus basse et plus vile que mérite un homme orgueilleux. Et vous avez tué Goliath avec le glaive de Goliath ([^121]).
Dom Jean de Monléon, o.s.b.
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## NOTES CRITIQUES
### La conversion de Frank Meyer
La plupart des lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent le nom et la réputation de la NATIONAL REVIEW, revue de droite et nationaliste des U.S.A., en existence depuis 1956 et partie intégrante depuis longtemps de la scène politique du pays. Aux U.S.A., la droite nationale est plus intégrée à la vie publique que ce n'est le cas en France, mais intellectuellement elle est plus isolée car le progressisme en Amérique a une conscience meilleure, faisant corps, en quelque manière avec l'histoire démocratique et libérale de la nation. Aussi la NATIONAL REVIEW a été, depuis sa fondation, une espèce de bastion en terre ennemie, assailli et honni ; c'est au prix du travail herculéen de son directeur, William F. Buckley, entouré d'une rédaction fermé et lucide, que la revue s'est imposée à des centaines de milliers de lecteurs et même aux adversaires intelligents. Elle a eu la chance de s'associer également les meilleurs esprits des Iles Britanniques, faisant ainsi le pont entre les mouvements conservateurs des deux pays.
Phénomène typiquement américain, bon nombre des collaborateurs de la NATIONAL REVIEW se sont recrutés parmi les anciens intellectuels communistes qui rebroussèrent chemin jusqu'à l'idée nationale et anti-progressiste ; ce n'est pas tellement les avatars de l'histoire marxiste-communiste qui les y a aidés, comme c'était le cas en France où le parti de Moscou dispose d'une autorité beaucoup plus vaste et d'une pénombre de clientèle plus considérable encore. L'intellectuel communiste américain, un Whittaker Chambers, un Louis Budenz, un James Burnham, devait faire une reconversion solitaire, à force de réfléchir sur la réalité politique, puis sur le fait moral, sans parler de l'expérience « gidienne » d'avoir vu le paradis kremlinesque et d'en avoir vu assez pour toute une longue vie humaine. Pour le communiste reconverti, il y avait deux chemins à suivre : l'un était la stagnation dans le socialisme, position pleine de contradictions surtout en un pays où la classe ouvrière n'a guère de revendication sérieuse et où « l'aliénation », d'ailleurs période très courte, consiste pour l'ouvrier émigré d'Italie, d'Allemagne, ou de Pologne, à devenir pleinement Américain.
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L'autre chemin était plus long et plus douloureux car il fallait aller jusqu'au bout : retrouver la religion comme racine de l'existence, mais dans un pays où le puritanisme de toutes les confessions religieuses interdit pratiquement la ferveur et le zèle dont le nouveau converti est ordinairement capable. On choisit la religion avec un certain embarras, et on en adopte les prises de position avant de s'y donner pleinement. Il n'est pas rare, par conséquent, de trouver parmi les anciens marxistes américains -- juifs et chrétiens -- des sympathisants de l'Église, et qui en savent davantage sur la théologie de saint Thomas et sur les dogmes que le chrétien qui n'avait pas parcouru leur calvaire.
Frank Meyer était un de ces anciens communistes : passé non seulement dans l'autre camp, mais aussi au poste d'éditeur s'occupant des comptes rendus des livres dans la NATIONAL REVIEW, presque dès le début du lancement de celle-ci sur les eaux orageuses du « maccarthysme » et des communistes depuis Hollywood jusqu'au Département d'État. Il était juif, mais, on le pense bien, désaffecté de sa religion depuis qu'il s'était inscrit au Parti communiste où il avait vite atteint un grade élevé, chargé de l'instruction des cadres.
Cela s'est passé d'ailleurs pendant ses années d'étudiant à Oxford, en Angleterre, où il fit beaucoup de bruit et d'où il finit par être expulsé. Il revint dans son pays où le parti communiste le chargea de l'instruction des jeunes membres promoteurs, à Chicago. Une de ses étudiantes devint bientôt son épouse. C'est elle qui raconte que, curieusement, Frank Meyer à gardé depuis sa jeunesse une grande admiration pour l'Église, et pas seulement pour l'Institution comme c'est le cas chez bien des communistes, mais pour la doctrine et les arguments de la foi. Dans l'école du cadre à Chicago, il ne permit jamais qu'on parle ou écrive sans respect du catholicisme.
Il n'y a pas grand-chose à dire sur la rupture de Frank Meyer avec le Parti qui est survenue une bonne quinzaine d'années après sa jonction avec lui. Aux alentours de 1950 la Russie soviétique ne parut plus aux yeux des Américains enveloppée d'énigmes et de sainteté, ce n'était plus l'alliée « démocratique » des années de guerre, elle était même devenue la puissance hostile qui poussait les Coréens du Nord à attaquer le Sud et à engager les boys américains dans une nouvelle guerre interminable, cinq ans seulement après la fin de l'autre. Bref, Meyer rompit avec le communisme, et suivant son tempérament absolutiste, il rompit avec l'ensemble de la doctrine, allant non pas à un socialisme précautionneux mais jusqu'au libéralisme économique, à l'individualisme, et au nationalisme les plus intégraux.
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Le lecteur se rend compte que je raconte l'histoire de cet ami parce qu'elle contient un enseignement. J'anticipe donc, avec tout le respect dû au sujet, en disant que Frank Meyer vient de mourir, ayant reçu sur son lit de mort le baptême de la sainte Église catholique romaine. Cette partie de l'histoire, c'est-à-dire la fin, n'appartient qu'à son âme et à son Dieu. Ce qui a pour nous autres valeur d'un signe c'est que rien ne semblait prédestiner cet homme à devenir catholique, et surtout quelques heures avant sa mort d'un cancer au poumon. Car, ayant pris violemment ses distances à l'égard du communisme, il n'en resta pas moins un être pétri d'arrogance intellectuelle, de fanatisme cette fois libertaire, et d'un tempérament de tribun du peuple. D'humilité, très peu ; de charité, davantage, mais de l'espèce qui s'adresse plutôt à une prise de position idéologique qu'à l'homme. Cependant, il s'intéressa vivement aux jeunes en difficulté et qu'il cherchait à attirer dans son camp ou bien à les y fixer. Un trait émouvant est que durant la crise et de sa maladie et de sa conversion il ne cessa pas de consulter son fils aîné (par téléphone, car il est étudiant dans une autre ville) sur la décision qu'il devait prendre. Ainsi père et fils cheminèrent de commun accord vers plus de lumière.
La NATIONAL REVIEW, les collègues, les collaborateurs proches ou lointains, les lecteurs devinrent pour Frank Meyer une grande famille, famille qui remplaçait celle du parti qu'il avait quitté. Il est presque devenu « Monsieur National Review », titre que seul le très populaire directeur, William Buckley, était capable de lui disputer. Il est même devenu une sorte de « Monsieur Conservateur » (*Mr. Conservative*)*,* ce qui est significatif car cela montre ses talents d'instructeur des cadres, talents qu'il utilisait peut-être sans s'en rendre compte, tellement ils lui étaient naturels, tellement il lui était normal de s'en servir dans des milieux divers. Il menait une vie qui ressemblait, par un certain côté, à celle de Maurras : la nuit consacrée au travail, il se couchait vers 7 ou 8 heures du matin, et recommençait tard dans l'après-midi. Ce qui était différent quand même c'est qu'il écrivait beaucoup moins : son champ d'action, même après la période communiste, resta le verbe du tribun : il a obtenu d'une Fondation une somme mensuelle lui permettant de téléphoner à une vaste clientèle conservatrice (la nuit, bien entendu) n'importe où dans le pays, et de passer des heures à discuter politique, théologie ou littérature depuis sa petite maison de Woodstock dans l'État de New York (la localité où se tint la fameuse congrégation des hippies il y a deux ans) avec des partenaires insomniaques ou demi-éveillés en Californie, au Texas ou dans le Nebraska. Des centaines de dollars y passaient par semaine, mais jusqu'au bout la Fondation qui payait la note apparemment ne s'en lassa pas : « Frank Meyer au téléphone » était devenu une institution dans le camp de droite, et les jeunes étaient dûment impressionnés quand leur nom figurait sur la liste des « appelés ».
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La NATIONAL REVIEW devint pour Meyer une famille à d'autres égards encore. Famille religieuse où se côtoyaient des catholiques, des protestants et des juifs, et aussi des athées mais respectueux de la foi et des institutions. Depuis le début de son appartenance à la revue, Meyer discuta à perdre haleine sur tout ce qui touche à l'Église. Ses interlocuteurs étaient des laïcs férus de théologie, et des prêtres dont l'un, Mgr Eugène Clark, secrétaire de l'actuel cardinal Cooke de New York, lui a administré le baptême au début d'avril, à Woodstock. Mgr Clark m'a d'ailleurs beaucoup aidé à comprendre la phase ultime de la marche de Meyer vers le Christ -- sans pouvoir me révéler, bien sûr, le secret qui reste toujours entre le prêtre et celui qu'il accompagne jusqu'au dernier tournant.
La longue démarche de Frank Meyer ne fut guère semée de doutes ; il accepta très tôt dans son évolution vers la foi les vérités du Christ et les doctrines de l'Église. La période conciliaire et post-conciliaire le remplit d'amertume, ne comprenant pas comment il pouvait y avoir des gens « à l'intérieur » cherchant à démolir un édifice que tant d'autres contemplent de « l'extérieur » aspirant plus que tout à y entrer. Comme Meyer avait une forte culture philosophique, éprouvée et victorieuse dans et sur le creuset du marxisme, il voyait très bien les failles dans le raisonnement des progressistes et autres œcuménistes de l'Église, et démontra à qui voulait l'entendre l'infantilisme des arguments « théologiques » dans le vent. La grande merveille de l'âme est que, prise dans le filet de Pierre, elle se débarrasse quand même de ces inconvénients et n'en continue pas moins son chemin. Aussi Meyer resta-t-il fort attaché à l'*idée* de la conversion, sans vouloir faire le pas décisif avant d'éclaircir les derniers obstacles de nature intellectuelle.
Vers la fin de sa vie deux « points » étaient encore à débattre : la question de la contraception et celle du suicide. L'enseignement de l'Église sur ces problèmes ne lui était pas clair -- intellectuellement, car il était prêt à se soumettre selon la foi, ou plutôt, disons-le d'une façon plus nuancée, il a compris intellectuellement que le mouvement de la volonté devait l'emporter sur les objections de l'entendement. Pourquoi n'a-t-il pas suivi ce qu'il comprenait déjà ? -- Cela on ne le saura jamais. La gêne de sortir officiellement du judaïsme après avoir bâti une existence intègre sans cette religion ? La nécessité de faire peau neuve à tant de points de vue, chose incommode pour l'homme de routine qu'est l'intellectuel typique Une chose est certaine : son épouse (d'origine non juive) et un de ses deux fils étaient prêts à le suivre dans l'Église (l'autre fils restant indifférent aux problèmes religieux), et n'attendaient que sa conversion.
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Pourtant, les discussions continuèrent, et même sur le lit de mort où, cependant, Meyer se montra plus doux et plus tolérant qu'à l'ordinaire. Sa femme, Elsie, et ses enfants étaient, d'ailleurs, associés à ces débats dont ils suivirent toutes les étapes. Il faut mentionner ici, car cela aussi explique le caractère de l'homme, que depuis le début de la scolarisation obligatoire de ses fils, il refusa de les envoyer à l'école primaire et secondaire, car, très correctement, il jugea que l'enseignement américain est non seulement inférieur en qualité aux autres systèmes d'instruction occidentaux, mais que du point de vue moral il corrompt les élèves et les étudiants. Bravant les tribunaux, il réussit à persuader les autorités locales de fermer un œil sur son entreprise et celle de son épouse de faire l'éducation des enfants à la maison -- ce qu'ils ont réalisé infiniment mieux que ne l'aurait fait l'école, publique ou privée. Le résultat est que les deux garçons ont eu leurs diplômes universitaires *summa cum laude*.
A la fin de l'année dernière sa condition s'aggrava. Il toussotait depuis que je le connais, car il fumait en chaîne, et sa voix était toujours rauque ce qui l'obligeait à crier lors de ses conférences et débats publics. Les médecins commencèrent à le traiter contre la tuberculose, et ne s'aperçurent qu'ils avaient fait fausse route qu'à partir de janvier. A ce moment-là le cancer n'était plus guérissable et il le savait, mais la maladie qui le cloua à Woodstock ne l'empêcha pas de continuer ses marathons téléphoniques tard dans la nuit. Vers la fin de mars, c'est sa femme qui appela d'urgence un vieil ami, Brent Bozell, directeur de la revue intégriste TRIUMPH, de Washington. Interlocuteur téléphonique fréquent, Bozell connaissait bien les scrupules de son ami, prit l'avion, et arriva à son chevet. Épuisé après 24 heures de discussion, Bozell repartit et sa place fut prise par Mgr Clark. C'était mercredi, 29 mars. Les médecins donnèrent l'alerte, et Meyer savait qu'il ne lui restait pas longtemps à vivre. Pourtant, le P. Clark devait partir sans que la conversion eût lieu, mais il promit de revenir le samedi. Meyer savait que c'était sa dernière chance. Le prêtre revint samedi matin, le malade résista encore, voulait s'entretenir une dernière fois avec sa femme. Le P. Clark fut prié de rentrer dans la chambre de l'agonisant qui était à présent lucide et apaisé. « C'est oui, mon Père », disait-il calmement. Le prêtre descendit dans l'église du village chercher l'hostie consacrée ; il revint, baptisa Frank Meyer et lui donna l'extrême-onction. Meyer récita le Credo, puis ils firent une brève prière ensemble. A quatre heures Mgr Clark prit congé ; à neuf heures du soir Frank Meyer rendit son âme à son Créateur.
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La conversion de Frank Meyer est en apparence moins sensationnelle que, disons, celle de Svetlana Staline, et même de Malcolm Muggeridge, éditeur précédemment « luciférien » de la revue anglaise *Punch.* (Celui-ci vient de retracer dans un livre l'itinéraire de saint Paul, en suivant pas à pas les voyages de l'Apôtre.) Mais combien de conquêtes (oui, conquêtes, employons en toute conscience ce terme triomphaliste) de la foi dans toutes sortes d'esprits, dans des circonstances tellement diverses ! Même en apparence pulvérisé, le roc continue à être resplendissant et uni, le plus ferme monolithe dans un monde qui se targue de son « pluralisme ». Dans les années immédiatement post-conciliaires les conversions ont non seulement diminué en nombre (je parle des U.S.A.), mais s'arrêtèrent : la vue de prêtres et de religieuses s'abandonnant aux excès qu'on connaît, avait de quoi consterner les âmes fidèles et celles qui aspiraient à l'être. Cependant, il ne faut pas oublier que l'humanité ordinaire est plus préoccupée de l'état de son âme que des arguties des théologiens : malgré les *media* qui favorisent l'apostasie et l'immoralité, les hommes, en leur majorité, restent imperméables aux pasteurs mués en loups ; Dieu les protège, puis aussi le fait bienheureux qu'ils restent, malgré tout, mal informés, que la bêtise publique ne les touche que marginalement car ils ne lisent que les gros titres des journaux et s'endorment, le soir venu, devant leur téléviseur.
Bref, les conversions ont repris depuis un certain temps, justement parce que les conditions morales où vit notre société sont si affreuses, si insupportables que les âmes sont réduites à la solitude, à la recherche de ce peu d'oxygène spirituel qu'elles doivent absorber pour vivre. Je n'explique pas de la sorte la conversion de Frank Meyer qui fut l'aboutissement d'un long débat intellectuel. Mais qui sait ? J'ai connaissance d'autres conversions ces derniers temps, des âmes qui viennent ainsi remplacer celles qui font défection, afin que le troupeau n'en manque pas. Alors quand je lis les doctes ouvrages de tel ou tel Révérend Père où il est subtilement démontré que la « mutation » entraîne une nouvelle orientation du genre humain, partant de l'Église, de la « figure humaine » de Jésus et des principes métaphysiques -- j'éclate de rire devant tant de naïveté et j'ai envie de montrer l'âme de Frank Meyer regagnant son Père aux cieux.
Thomas Molnar.
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### Gymnastique et dévotion
Si les chrétiens ne prient pas ce n'est quand même pas la faute de cet excellent abbé Caffarel. Il vient en effet de présenter avec éloge un livre de culture physique dévotieuse, dont j'extrais avec soin, à l'intention des non-initiés, un surchoix de recettes aussi infaillibles qu'inattendues. Page 6 : « Orientons nos cœurs et nos mains vers le Dieu qui est au ciel... *Attitude debout :* les pieds reposent bien à plat sur le sol... La position correcte du *bassin* est primordiale pour l'équilibre et la stabilité, les *vertèbres lombaires* doivent être bien en place... Un léger mouvement de bascule du bassin est parfois nécessaire pour trouver l'exacte position. A partir des vertèbres lombaires rectifier *une à une* les vertèbres dorsales. » Une à une est bien dans le texte. Évidemment saint Jean de la Croix ni sainte Thérèse ne prévoyaient ce tour d'acrobatie. Mais enfin, pour parler comme le vade-mecum dont je transcris les indications, ces grands auteurs spirituels n'avaient pu, et pour cause, se former aux « techniques de la prière sous la conduite de l'abbé Caffarel ». Donc rectifiez *une à une* les vertèbres dorsales. Mais ce n'est qu'un modeste début. Si vous priez à genoux (attitude peu recommandée dans l'opuscule) il faut « allonger les pointes de pied, garder les genoux rapprochés l'un de l'autre ou légèrement écartés et veiller à ce qu'ils soient sur la même ligne » (p. 14). Malheureusement on ne signale pas la distance d'écartement des genoux.
En revanche, une précision suffisante nous est donnée, si d'aventure nous sommes inspirés de prier *assis sur les talons* « Un coussin rond de 6 cm de diamètre *environ sous* le cou-de-pied rend la position moins pénible dans le début... Si l'attitude devient pénible (crampe, fourmillement...) changer de position, *mais avec lenteur *» (p. 14). Vraiment on imagine difficilement une plus suave compréhension. Du reste il est prévu « des variantes plus aisées » pour les malchanceux de la prière sur les talons ; « première variante : avec un petit tabouret » (explication avec dessin en regard et dimension du tabouret) ; seconde variante : avec cube en bois (voir illustration, p. 16).
La brochure que je signale à l'attention des lecteurs s'intitule *Le Corps et la Prière* et se vend aux éditions du Feu nouveau, 5, rue Bayard, Paris-8° : 30 pages, 3,50 F. (Nombreuses illustrations ; noter en particulier dix photographies d'une bonne femme en pantalon et en chaussettes qui, dans des postures bizarres, est supposée faire la prière. On ne voit pas si elle a bien rectifié chacune de ses vertèbres dorsales, *l'une après l'autre,* conformément aux recommandations du moniteur.)
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Il ne semble pas que cette étrange brochure de dévotion soit un canular. Tout laisse supposer au contraire que l'auteur, patronné par l'abbé Caffarel, parle le plus sérieusement du monde. Je prélève encore cette trouvaille sur *la détente* recommandée « au début de l'oraison ». « Commencez par sentir la plante des pieds reposant complètement sur le sol mais sans appuyer. Puis remontez vers la tête en constatant que sont bien relâchés les muscles des chevilles, des jambes », etc. Suit une énumération exhaustive des pièces de notre système musculaire ; on termine avec *le cuir chevelu* et trois points de suspension. Ces trois points de suspension au-delà du cuir chevelu sont là visiblement pour suggérer l'ineffable. Évidemment quand vous êtes « remonté vers la tête en constatant que sont bien relâchés » tous vos muscles, y compris ceux de votre cuir chevelu, vous touchez aux confins de l'oraison la plus haute. J'ignore si la nouvelle forme d'oraison fait atteindre le Seigneur notre Dieu par la foi, l'espérance et la charité ; en tout cas elle a le mérite enviable de commencer par faire atteindre les hauteurs du cuir chevelu. Il faut un commencement à tout.
R.-Th. C.
### Bibliographie
#### Jean Giono : Les récits de la demi-brigade (Gallimard)
*Comment expliquer que l'anarchiste poétique Giono ait fait d'un capitaine de gendarmerie un de ses personnages de prédilection ? Pour l'écrivain, le gendarme est un intercesseur fort utile* *pour la connaissance du monde rural, tout comme le vagabond et le brigand, et parfois en même temps qu'eux. De plus, il est entré depuis longtemps dans le folklore comme silhouette familière.*
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*Mais chez Giono, le capitaine Martial Langlois, à la différence de la chanson de Nadaud, est le gendarme solitaire, et par là-même il constitue une incarnation nouvelle et imprévue du type littéraire du cavalier stendhalien. Il sert donc bien le propos de Giono, la synthèse d'un mystère attirant pour le lecteur invité à une initiative de découverte personnelle, et d'un réalisme poétique de l'univers champêtre et montagnard. Ajoutons que Martial Langlois est un ancien des armées napoléoniennes : il s'inscrit ainsi dans un certain climat d'insatisfaction propre à ces guerriers désormais privés de la guerre, mais désireux de poursuivre encore une action qui y ressemblât. Les demi-soldes ont fourni à la littérature un certain nombre de conspirateurs ; ici, le capitaine déclare* « *qu'il n'est par soldat de métier *» *mais que depuis Waterloo* « *il n'a que son métier pour se tenir propre *»* : il sert Louis-Philippe, mais avec le détachement sceptique d'un militaire de Vigny qui aurait toutefois gardé un ton de fruste gaieté. Il traque les derniers partisans armés du légitimisme, des Alpes aux Cévennes, non sans éprouver parfois un sentiment de secrète sympathie qui va jusqu'à la connivence quand les manœuvres obscures de la police politique lui répugnent. Le monde où il vit est* « *florentin *»*, rempli d'intrigues doubles et d'arrière-pensées machiavéliques. Il n'y connaît pas toujours la réussite. Notre capitaine n'est ni James Bond, ni* « *O.S.S. 117 *»* : un peu de fatuité* (*dont il plaisante lui-même avec la goguenardise du troupier et la connaissance de soi-même habituelle aux personnages de Stendhal*) *l'amène a jouer parfois le rôle du corbeau jurant qu'on ne l'y prendra plus, ou celui du renard proclamant les raisins trop verts. Dans le mystère des sous-entendus et des silences complices, il se trouve opposé à des hommes du risque, condamnés à une existence intermédiaire entre le brigandage et la lutte idéologique. Ces autres cavaliers de l'ombre, qu'il ne ménage pas, semblent représenter une force de contestation à l'égard du siècle, et sans doute pour Giono, à l'égard du siècle qui viendra ensuite.* « *Je répondis au bout d'un moment : Dans cent ans, il n'y aura plus de héros. Ma voix n'exprimait aucun regret. *»* ! Telle est la conclusion de la dernière nouvelle, chronologiquement la première,* « *L'Écossais ou la fin des héros *»*, écrite en 1955, et qui offre de curieuses analogies avec les premiers chapitres de* « *Man' d'Arc *» *de Jean de La Varende. Le pacifiste Giono n'a sans doute pas, sur un certain plan, plus de regrets que le capitaine de cette éventuelle disparition des héros ; mais, en attendant, les* « *verdets *» *légitimistes, narguant les préfets, défiant les lourdes astuces des pouvoirs établis, représentent de toute manière une sorte d'* « *anarchisme blanc *» *un peu parent des libertaires. Là encore on peut songer à une nouvelle de La Varende :* « *Monsieur de Manarès, Carliste *». *Une hérédité de carbonaro, et l'esprit stendhalien éloignent Giono des soutiens du trône et de l'autel ; cependant les cavaliers de l'ombre sont les sorciers détenteurs des secrets d'un monde insolite, les héros et les hérauts des* « *lieux défortunés *»*, les âmes des montagnes désertes à jamais indispensables à l'auteur.*
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*On pourrait encore comparer la situation de Martial Langlois à celle du Gaspard des Montagnes de Pourrat.* « *Monsieur Robert *»*, il est vrai, demeure seulement un bandit, même s'il a un temps porté l'écharpe blanche ; on ne peut pourtant le détacher, non plus que Gaspard, de tout un ensemble de mystère et d'angoisses où le combat lui-même devient ambigu. Il fallait que Giono eut aussi ses chouans pour évoquer ces paysages qui ne cessèrent de l'obséder, et pour pouvoir y situer les démarches des hommes, gendarmes ou rebelles, réduits aux incertitudes d'une existence finalement toujours solitaire.*
Jean-Baptiste Morvan.
#### Didier Decoin Abraham de Brooklyn (Éditions du Seuil)
En 1880, Simon, émigré français, travaille à la construction du pont géant devant relier New York à Brooklyn. Lui et sa femme Gelsomina recueillent Kate, jeune fille évadée des pontons pénitentiaires, un instant oubliée par la police, puis à nouveau recherchée. Simon, atteint du « mal des caissons » et sentant la menace policière se resserrer, décide de quitter New York pour Chicago. Tous trois, montés sur un seul cheval, traversent solitudes et montagnes et s'installent dans ce qu'ils peuvent prendre pour la Terre Promise ; mais Kate est depuis longtemps une tentation à laquelle Simon cède enfin, bien qu'il ait cru à la pureté de son affection. Kate se livre à la police de Chicago. Le roman est attachant par la peinture de l'Amérique de jadis, du monde des immigrants. Cette humanité bigarrée et déconcertante d'hommes sans passé, assujettis aux duretés de la vie, d'une bonne volonté fruste, de toutes races et religions, apporte sans doute une justification plausible à la donnée du roman. Mais l'auteur, soucieux d'apporter au livre une autre dimension, suggère en filigrane, une analogie avec les épreuves des anciens patriarches et place le drame de Simon, avec une belle assurance, sous une référence à saint Luc : « Votre enfant vient pour la chute ou le relèvement de bien des hommes, etc. » -- Cette assimilation immédiate d'une destinée individuelle à un (ou plusieurs) exemples scripturaires est sans doute assez conforme à une certaine psychologie américaine, dont l'histoire première des Mormons, presque contemporaine de l'action, offre un témoignage mémorable.
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Il n'empêche que nous avons d'autres exigences, et si cette naïveté même fait, partie de la couleur historique et locale, nous trouvons que le mystère religieux de l'épreuve et du sacrifice, ainsi présenté, nous paraît plus voisin de l'existentialisme que du christianisme, et qu'il constitue plutôt un assaisonnement arbitrairement répandu sur une intrigue qui est loin de l'exiger. Un mystère, humain celui-là, enveloppe le personnage de Kate, dont nous ne saurons pas exactement quel fut le crime ou le délit, et qui disparaît comme si son intervention dans la vie du couple avait été sa seule raison d'être : faut-il pour autant la considérer comme un envoyé du ciel ? Les équivoques encouragées par un certain œcuménisme font de l'apport biblique un ornement gratuit de la littérature et le réduisent à une nouvelle mythologie. Nous nous y résignons déjà malaisément en littérature, mais la littérature tend aussi à informer -- et à déformer la perspective religieuse. Le « Tout est grâce » du personnage de Bernanos demanderait une perspective métaphysique avec laquelle les lecteurs ne sont point ordinairement familiarisés, et les personnages de ce roman évidemment encore moins.
J.-B. M.
#### Rober Sabatier : Trois sucettes à la menthe (Albin Michel)
Les « Trois sucettes à la menthe » font suite aux « Allumettes suédoises ». On dirait qu'à travers les épisodes de la vie du petit Olivier, maintenant parvenu aux approches de l'adolescence, Robert Sabatier entreprend une autre « Recherche du Temps Perdu » -- celle des années trente. Ce monde ancien (puisqu'il est déjà éloigné de l'intervalle d'une génération) commence à exercer sa séduction sur bien des esprits. Chacun redécouvre son passé dans un style qui est propre à ce passé, dans un langage où ce temps puisse retrouver naturellement la parole : on peut penser, en réveillant en soi-même les échos encore subsistants des années trente, que Sabatier tient les modes d'expression qui n'en trahiront point l'esprit, le ton, le cœur et l'humeur. L'aisance et la simplicité du récit, sans affectation de « populisme » ménagent aussi l'indispensable continuité qui doit relier la société pauvre et faubourienne, d'où vient Olivier, au milieu plus riche où la bonté de ses cousins l'a recueilli. Mais nous sentons que cette continuité n'est pas un artifice, qu'elle correspond au contraire à une unité profonde et familière à la fois, grâce à laquelle les milieux sont infiniment plus proches qu'une sociologie abstraite et partiale le laisserait supposer. Si le changement survenu dans l'existence d'Olivier amène d'inévitables problèmes, ils sont dus à la psychologie ordinaire de l'enfance bien plus qu'à on ne sait quel traumatisme sociologique.
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Du reste l'oncle Henri a conquis sa situation par son travail personnel, et il garde la nostalgie d'une vocation d'artiste lyrique : il y a une page à la fois amusante et attachante où l'oncle et le neveu rendent un soir visite à Mayol vieilli ; une sorte de complicité parisienne unit le « poulbot » et l'industriel. Tous les personnages baignent dans ce folklore particulier des années trente, réclames, rengaines publicitaires de la radio du temps, irrévérences argotiques d'un langage déjà lointain pour nous. Les vrais problèmes, c'est par exemple la tuberculose du cousin Marceau, plus âgé, plus cultivé qu'Olivier, et déjà sensible aux snobismes de l'adolescence, la gloriole des flirts, l'attirance du communisme satisfaisant en lui un besoin d'originalité agressive, l'engouement pour des raffinements littéraires présumés modernes alors qu'ils datent déjà du temps de Huysmans. Nous nous souvenons nous-mêmes du temps du baccalauréat, quand Verlaine et Rimbaud étaient encore des représentants d'une poésie récente ; et pourtant on était déjà sous le règne du Front Populaire. Olivier est le Sancho Pansa du cousin Don Quichotte ; l'ami, le petit-frère de Marceau, encore bébé, et qui à la dernière page inaugure avec orgueil son premier costume marin « à béret Jean-Bart » achève par sa présence de donner aux petits drames familiaux leur véritable signification : c'est encore le temps des sucettes à la menthe... Un sourire, un léger haussement d'épaules sont au fond les réactions convenables : tout ce qui est puéril n'est pas tragique. Mais les enfants aussi bien que les adultes trouvent ici leur ton et leurs attitudes authentiques qui donnent l'impression de les avoir connus et entendus. D'autres perspectives, d'autres visions de ce temps sont sans doute possibles, mais il était bon que l'on commençât à retrouver par l'enfance le contact avec ce monde perdu, pour se garder de la tentation de le fabriquer artificiellement au gré des théories abstraites ou des déceptions d'époques plus récentes. Une gaieté retrouvée, une humeur française, la confiance dans une humanité d'autant plus Intéressante qu'elle échappe à toute démesure, les vertus vitales de la famille toujours sensibles dans un réalisme direct et nuancé, telles sont certainement les causes du succès des « Allumettes » et des « Sucettes à la menthe » : le pays réel s'y est retrouvé. Et il n'est pas impossible que la peinture de cette époque ne nous fournisse indirectement une perspective heureusement renouvelée sur nos jours présents.
J.-B. M.
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## DOCUMENTS
### Une interview d'Alexis Curvers
(*Interview*, prononcez *intèrvyou *: mot anglais tiré du français « entrevue » et rentré dans la langue française vers 1880. Entrevue au cours de laquelle un journaliste interroge une personne généralement en vue sur sa vie, ses projets, ses opinions, dans l'intention de publier une relation de l'entretien. Par suite : cette relation elle-même. *Interviewer* (entré dans la langue française à la même époque) : soumettre quelqu'un à une interview. -- D'après les dictionnaires Robert et Petit Robert.)
Alexis Curvers été interviewé cet été par « La Libre Belgique » et l'interview a paru dans le numéro du 4 juillet.
Précisons : dans le numéro du 4 juillet de « La Libre Belgique - La Gazette de Liège », -- cette page locale étant justement fière de sa rédaction autonome.
Voici les principaux passages de cette interview.
Poète, auteur dramatique, romancier, historien, Alexis Curvers est l'un des écrivains belges les plus connus chez nous et à l'étranger. Personne n'a oublié ni le remarquable « Tempo di Roma » ni le péremptoire « Pape outragé » qui rétablit la vérité après les accusations lancées contre Pie XII. Depuis la parution de cet important ouvrage, Alexis Curvers n'a plus rien publié. Nous l'avons rencontré et nous l'avons interrogé sur ses projets ainsi que sur quelques problèmes actuels très brûlants.
Quelles sont les raisons du silence que vous semblez observer depuis quelques années ?
Mais je ne me tais pas du tout ! J'ai publié de nombreux articles dans plusieurs revues, dont *Itinéraires*. Il est exact, cependant, que je n'ai plus écrit de volume, non que j'y aie renoncé, mais plus simplement parce que je n'ai pas trouvé le temps nécessaire pour achever tout travail de longue haleine.
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J'ai deux romans en chantier, dont la charpente est terminée et dont plusieurs chapitres sont rédigés. Mon éditeur me presse de les lui expédier mais je n'ai pas le loisir d'y travailler comme je le voudrais. Nous vivons dans une société où l'on multiplie comme à plaisir les tracasseries administratives. Le simple envoi d'une lettre devient chose compliquée : il faut consulter des tarifs fort complexes, veiller à la dimension de l'enveloppe et au poids de l'épître. Ce n'est qu'un exemple entre mille. Mais que d'heures perdues à ces besognes ! Je compte bien finir ces deux romans, ainsi que « La Vie de saint Alexis par lui-même », un essai romanesque auquel je me suis attelé.
Comment vous est venue l'idée d'un tel sujet ?
J'ai entrepris d'écrire cette « Vie » à la suite de l'expulsion du calendrier de mon saint patron dont l'existence, paraît-il, manquerait d'authenticité. Saint Alexis a vécu à la fin du IV^e^ siècle et au début du V^e^, c'est-à-dire à une époque que je connais bien et qui présente de multiples analogies avec celle que nous vivons. C'était un temps de décadence et les auteurs faisaient l'apologie des Barbares sans s'apercevoir qu'ils leur préparaient le terrain.
Vous connaissez l'histoire d'Alexis, telle que la rapportent la Légende dorée et la belle cantilène française du onzième siècle. Alexis, fils d'un noble romain, quitte sa femme et le monde pour se réfugier dans la méditation et l'étude et tenter d'échapper au bouleversement général des esprits. Plus tard, il revient dans sa maison, sans qu'on le reconnaisse. Il meurt et un texte qu'il a laissé permet aux siens de l'identifier. C'est ce texte que je vais essayer de reconstituer.
Il faut souligner que les œuvres que nous possédons et qui nous parlent d'Alexis sont postérieures de plusieurs siècles ; et cependant, tous les détails qu'elles nous fournissent sur l'époque où a vécu Alexis sont parfaitement exacts. Je ne crois donc pas à une invention de quelque poète ou de quelque moine. Il faudrait que les éventuels faussaires eussent été de véritables historiens de génie pour peindre avec une pareille exactitude de tous les traits de l'époque d'Alexis. En outre, les « Vies de saint Alexis » sont exemptes du moindre miracle et elles ne comportent aucune trace de merveilleux, contrairement à la plupart des hagiographies que les auteurs aimaient embellir par l'adjonction d'éléments surnaturels. Tout ceci me renforce dans la conviction qu'Alexis a bel et bien existé et qu'il a effectivement mené la vie sainte que la « Légende dorée » lui attribue.
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L'affirmation qu'il n'y a aucun miracle dans la vie de saint Alexis nous avait laissé perplexe.
Nous étant ouvert de cette perplexité auprès d'Alexis Curvers, nous avons obtenu de lui ces précisions :
« J'ai rassemblé tous les textes qui ont servi de sources à la Légende dorée. Il y a du merveilleux dans la vie de mon saint patron. Mais de ce merveilleux il n'a été que l'occasion, non pas l'auteur ni même l'instrument, car il n'a opéré aucun miracle, ce qui serait fort anormal dans une hagiographie controuvée. »
\*\*\*
Suite de l'interview :
Que pensez-vous des tendances de la littérature contemporaine
Je n'en ai pas bonne opinion. Certes, il existe encore des écrivains considérables (...). Mais les chemins qu'empruntent la plupart des artistes contemporains sont, en fait, des impasses. Le nouveau roman, que je le dise crûment, c'est de la blague tout comme en peinture, l'art abstrait. Rien ne ressemble plus à une toile non figurative d'un Brésilien qu'une toile non figurative d'un Japonais. Ces œuvres sont autant de symboles d'un monde en désagrégation. A l'époque d'Alexis, donc peu avant l'invasion barbare, sont apparues également des œuvres d'art non figuratives, des textes désarticulés. Qu'en est-il resté ? Je crois que Dieu a toujours raison, que la vérité des choses finit par s'imposer.
On vous classe parmi les catholiques intégristes. Quelle définition donnez-vous de l'intégrisme ? Et quelle est votre position devant la crise que, pour d'aucuns, l'Église traverse actuellement ?
A vrai dire, il n'y a pas de définition de l'intégrisme. Pour moi, il s'agit d'une étiquette que l'on colle à ceux qui veulent rester fidèles à une tradition dans la mesure où celle-ci correspond à une vérité profonde. Le catholicisme classique m'apparaît plus vrai, plus sérieux, plus profond. La question fondamentale qui se pose est de savoir si le Christ est Dieu. Or, aujourd'hui, beaucoup de théologiens en doutent, comme de la virginité de Marie, comme de la présence réelle dans l'Eucharistie : On ébranle les conséquences directes de la divinité du Christ si bien qu'on ébranle cette divinité elle-même.
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Vous avez été professeur. Vous devez donc avoir un avis autorisé sur la réforme de l'enseignement.
Ne disons pas réforme ; car ce terme implique une modification bénéfique. C'est loin d'être le cas pour toutes les transformations effectuées dans différents domaines. Parlons plutôt de changement d'orientation. J'ai été professeur avant guerre, et, aux yeux des inspecteurs et des préfets, je passais pour révolutionnaire, parce que je demandais aux élèves d'émettre des avis, de participer à la leçon. Mais je ne bouleversais quand même pas les règles de l'orthographe, je ne reléguais pas à la poubelle de l'Histoire les grands auteurs classiques, je n'exploitais pas l'instinct anarchiste des enfants, comme le font aujourd'hui certains théoriciens qui se gardent bien de s'y abandonner eux-mêmes. La décadence dans l'enseignement est épouvantable. On forme des générations d'abrutis qui seront incapables de raisonner. Les élèves ne savent plus ni calculer ni écrire. Ils ignorent jusqu'aux éléments rationnels de l'orthographe, comme les pluriels ou les conjugaisons. Il y a quinze ans, j'avais écrit un article à ce sujet. On m'avait taxé de pessimisme. Or, ce que l'on constate à présent dépasse les craintes les plus noires émises à l'époque.
Ces diverses mutations ont-elles une origine commune ?
Bien évidemment ! La source de ces mutations, c'est le marxisme. Il s'agit de préparer le troupeau d'esclaves dont le marxisme a besoin pour établir sa dictature. Et personne ne proteste ! On dirait que les gens qui possèdent une notion de vérité n'osent proclamer ce qu'ils pensent. Le troupeau résigné se laisse fourvoyer par les mauvais bergers.
La responsabilité en incombe donc à nos gouvernants ?
Nous vivons dans un monde de mensonges. On parle d'espaces verts et on octroie des primes à ceux qui abattent les arbres fruitiers. On réclame l'Europe unie, la suppression des barrières douanières, et jamais les droits d'entrée n'ont été aussi importants. On célèbre l'Année du Livre, et on décide de frapper d'une taxe forfaitaire de quinze francs tout bouquin envoyé de l'étranger. On exalte la culture et la créativité, et on paralyse l'activité intellectuelle en tissant un réseau serré de règlements et de contraintes. J'affirme que les gouvernements, quels qu'ils soient, disent le contraire de ce qu'ils font. La masse des gens croient plutôt ce qu'on leur dit que ce qu'ils voient. Les intellectuels démissionnent, eux aussi.
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Ainsi, lorsque les attaques virulentes contre Pie XII m'ont amené à écrire « Le Pape outragé », j'ai pu constater que les calomniateurs du Saint Père, pour étayer leurs accusations, n'avaient pas hésité à solliciter les textes, à tronquer sans vergogne les citations, leur venin trouvant un écho complaisant dans la presse et à la télévision où on se hâta d'organiser des « débats-bidons ». Mon livre a rétabli la vérité historique. Mais il n'a même pas été mentionné sur les ondes nationales. C'était la conspiration du silence. Si l'on ne réagit pas, les campagnes d'intoxication et de conditionnement vont orienter de façon irréversible l'opinion.
Pessimiste pour l'avenir ?
Je suis optimiste puisque je continue à lutter. Mais se battre à contre-courant est beaucoup plus fatigant que de se laisser porter par le flot. La question n'est pas de savoir si on est pessimiste ou non mais si ce qu'on dit est vrai. En fait je suis un véritable contestataire...
Et en titre de l'interview : « Dans ce monde de mensonges, je suis un authentique contestataire. »
Alexis Curvers nous a toutefois donné cette précision.
Bien que la transcription des propos que j'ai tenus au pied levé ne soit pas infidèle, je les aurais moi-même, bien entendu, transcrits tout autrement. Et s'il a pu m'échapper, dans le feu de la conversation, de me dire « authentique contestataire », cette formule doublement progressiste et barbare ne sortirait jamais de ma plume.
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## AVIS PRATIQUES
### Informations
##### *Rappel : le vœu pour le Vietnam*
####### I. -- En quoi consiste le vœu
*a*) Consacrer en Indochine deux chapelles ou églises, l'une à Notre-Dame du Vietnam, l'autre à saint Joseph et saint Michel.
*b*) Créer en Indochine des foyers pour enfants orphelins et réfugiés.
####### II. -- Pourquoi ce vœu
Pour obtenir de la miséricorde divine :
-- *premièrement,* que le Sud-Vietnam soit sauvé de l'invasion communiste ;
*-- secondement,* que la liberté religieuse soit rendue au Nord-Vietnam.
####### III. -- Pourquoi une action privée
Il existe assurément des organismes catholiques *officiels* ayant pour fonction ordinaire d'édifier des églises ou de créer des foyers pour orphelins.
Mais aucun d'entre eux ne patronnera *un vœu pour que le Sud-Vietnam soit sauvé de l'invasion communiste et pour que la liberté religieuse soit rendue au Nord-Vietnam.*
Et pourtant, ce sont des objectifs et des moyens intégralement catholiques, que d'offrir des prières et des actes charitables à cette double intention.
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####### IV. -- Qui vous y appelle
Plus d'une trentaine de personnalités, au mois de juillet 1972, ont lancé un appel au public pour la réalisation du vœu pour le Vietnam :
S.A.R. le duc d'Orléans, le général d'Alençon, Amédée d'Andigné, l'amiral Auphan, Georges Bidault, le colonel de Blignières, Maurice de Charette, Jean Daujat, le doyen Achille Dauphin-Meunier, le professeur Drago, Frédéric-Dupont, le professeur J. Flour, André François-Poncet, le général Gracieux, Serge Groussard, le professeur Jambu-Merlin, l'ingénieur général Lafont, Clara Lanzi, le général Lecomte, François Lehideux, Jean Madiran, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier, le professeur Mazeaud, André Mignot, le général de Montsabert, Bertrand Motte, Jean Ousset, le conseiller Piérard, Michel de Saint Pierre, le général Salan, Louis Salleron, le général Tabouis, H. Trémolet de Villers et le général Zeller.
Ces personnalités demandent au public, et spécialement aux catholiques français :
1° de soutenir par leurs prières les activités de *l'Association du Vœu pour le Vietnam,* association qui a été constituée pour promouvoir la réalisation du vœu ;
2° d'aider la réalisation du vœu par leurs dons à adresser à l'Association du vœu pour le Vietnam, 11, rue Tronchet, 75008 Paris.
####### V. -- L'association du vœu pour le Vietnam
Le Conseil d'administration de l'Association est ainsi composé :
*Président :* Paul Schmitz.
*Secrétaire général :* Jacques Barbota
*Trésorier :* Hervé Salmon-Malebranche.
*Membres du conseil :* Marcel Chaboche, Jacques Coquebert de Neuville, Jacques Flour, Jacques Trémolet de Villers.
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##### Lettre au directeur de la « Documentation catholique »
Le 9 août 1972, Jean Madiran a envoyé la lettre suivante à M. Jean Gélamur, directeur de la *Documentation catholique,* 5, rue Bayard à Paris 8^e ^:
Monsieur le Directeur,
Dans votre numéro 1614 daté des 6-20 août 1972, on lit en page 733 :
« Depuis quelque temps, les opposants au nouvel *Ordo Missae* mettent en avant un argument propre à jeter le trouble chez les gens simples. Ils publient la clause de style de la bulle *Quo Primum* et déclarent que puisque le pape saint Pie V a dit que personne, jamais, ne devait changer quoi que ce soit au Missel de 1570, la décision du pape Paul VI est nulle et non avenue. »
Non point.
Ce n'est pas seulement la « clause de style » que publie et diffuse la revue ITINÉRAIRES : c'est la bulle *Quo primum* tout entière, en traduction intégrale et commentée, comme vous pourrez le constater par l'exemplaire ci-joint. Vous pourrez y constater aussi que l'auteur de cette traduction et de ce commentaire est l'abbé Raymond Dulac : vous ne l'ignorez peut-être pas, c'est l'un de nos meilleurs écrivains ecclésiastiques, particulièrement distingué par son érudition, sa compétence, la sûreté de sa doctrine en matières théologiques et canoniques. Ses thèses sur la bulle *Quo primum* n'ont d'ailleurs été, jusqu'à présent, ni réfutées, ni même explicitement contestées.
Il est donc parfaitement inexact, et outrageusement tendancieux, de présenter un tel auteur, de tels travaux, une telle publication comme se ramenant à la seule publication d'une « clause de style », et en somme à une astuce pour « troubler les gens simples ».
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Si, comme je veux le supposer, l'erreur de la *Documentation catholique* a été commise de bonne foi, j'espère que vous ne manquerez pas de la rectifier en publiant la présente lettre sans aucune omission.
Dans cette attente je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, les assurances de mon attentive considération.
Jean Madiran.
La supposition selon laquelle la *Documentation catholique* se serait trompée de bonne foi n'a pas encore été confirmée : à ce jour elle n'a publié aucun rectificatif.
\*\*\*
*Dans Carrefour* du 23 août, Louis Salleron avait publiquement reproché à la *Documentation catholique* son « air d'ignorer » :
« La bulle *Quo primum* de saint Pie V contient bien d'autres choses que la clause finale. Et quand la *Documentation catholique* écrit que les « opposants au nouvel ORDO MISSÆ » mettent en avant, pour « jeter le trouble chez les gens simples », cette « clause de style », elle a l'air d'ignorer que ceux qu'elle appelle les opposants publient la bulle *Quo primum* in extenso et analysent avec précision chacune de ses dispositions, dont la convergence est impressionnante. Ainsi a fait la revue *Itinéraires* dans son numéro 162 d'avril 1972, sous la plume de l'abbé Raymond Dulac. »
*La Documentation catholique* a donc été bien « documentée ».
Nous attendons toujours la suite.
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##### Un évêque bien charitable et bien pastoral
Nous supposons toujours la bonne foi. Même dans les cas apparemment désespérés.
Voyez le cas de M. Gérard Huyghe, évêque d'Arras.
Dans son bulletin *Église d'Arras,* numéro du 11 août 1972, pp. 419-420, Sa Grandeur écrit en effet :
Aujourd'hui, la société des hommes subit de très profondes mutations. Dans le même lieu, et jusque dans la même famille, se dessinent et s'opposent des choix différents, des appartenances diverses, des options politiques divergentes. On parle quelquefois des « conflits de générations » dans les familles et même dans le clergé. La crise est beaucoup plus profonde : il s'agit de l'affrontement de plusieurs civilisations qui, aujourd'hui ; coexistent dans le temps et souvent au même endroit, affrontement d'autant plus violent que ces civilisations sont aussi éloignées l'une de l'autre que si elles étaient nées sur des planètes différentes.
Et tous prennent position devant ces faits. Les uns refusent de les voir, et par un besoin maladif de sécurité et de stabilité, veulent prolonger le passé et rester fidèles à ses formes extérieures. Ils sont comme les enfants qui tentent de reconstituer, bien après leur naissance, le milieu maternel dans lequel ils ont baigné pendant neuf mois. On les appelle ; ou ils s'appellent eux-mêmes conservateurs ou traditionnalistes ([^122]) ; ils existent dans toutes les sociétés, mais ils font entendre plus haut leur voix dans les sociétés en mutation. Ils représentent plus un cas psychologique qu'un choix réfléchi.
Le cœur épiscopal de M. Gérard Huyghe, avec la clairvoyance de l'amour, a bien vu ce que sont les conservateurs et les traditionalistes :
1° Alors que tous les autres « prennent position devant les faits, eux n'ont qu'une manière de prendre position devant les faits, c'est de « refuser de les voir ».
2° Tout le monde a des aspirations et des besoins légitimes, qu'il est pastoral de comprendre et de respecter, tout le monde sauf les traditionalistes, car leur besoin de sécurité n'est pas simplement un besoin de sécurité, c'est un besoin maladif.
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3° Ils veulent prolonger le passé, mais en restant fidèles seulement *aux formes extérieures,* incapables qu'ils sont d'apercevoir et d'aimer autre chose.
4° Ils représentent plus un cas psychologique qu'un *choix réfléchi...*
Ainsi la pastorale conciliaire aura fait apparaître un nouveau type d'évêque : *l'évêque qui injurie, l'évêque qui insulte, l'évêque qui méprise.*
Mais de bonne foi : certainement.
Il ne comprend pas, il ne voit pas quoi que ce soit, chez les traditionalistes, qui ressemble à une pensée.
Il ne le voit pas chez saint Pie X, qui enseignait : «* Les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes. *»
Non, il ne voit pas. Car, vous l'avez lu, relisez-le, ce M. Huyghe a écrit aussi :
...Ils sont comme les enfants qui tentent de reconstituer, bien après leur naissance, le milieu maternel dans lequel ils ont baigné pendant neuf mois.
Pour écrire cela, non, feindre ne suffirait pas, non, feindre d'être un âne ne suffirait pas.
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Annonces et rappels
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### LE CALENDRIER
*Décembre*
-- Vendredi 1^er^ décembre : *saint Éloi*, évêque. Ornements blancs. « Le bon saint Éloi » est l'un des saints les plus justement populaires de France ; il est le patron des orfèvres et de plusieurs anciennes corporations : les monnayeurs, les plombiers, les serruriers, les ouvriers utilisant le marteau et tous les artisans concourant au harnachement des chevaux des paysans.
Né vers 588 à Chatelac près de Limoges ; fils d'un artisan (ou d'un métayer ?), il fut élève des ateliers de la monnaie, royale. Sa réputation d'orfèvre habile lui valu d'être appelé à la cour de Clotaire II (roi des Francs de 613 à 629) pour y ciseler un trône d'or. Auteur des châsses de saint Quentin, de saint Piat, de sainte Geneviève. Chargé de la frappe des monnaies, il commence une carrière de ministre des finances et de conseiller du roi : carrière qui se continue sous le règne de Dagobert (roi de 629 à 639), le dernier mérovingien qui rassemble tous les Francs sous une autorité unique ([^123]).
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Saint Éloi se sanctifie dans ses fonctions politiques qu'il exerce avec prudence, justice et charité. Il est secourable aux pauvres. Il fonde des hôpitaux et des abbayes, et notamment, en 632, le monastère de Solignac en Limousin, stipulant dans la charte de fondation que l'on y devrait suivre la voie « *tracée par les hommes très saints du monastère de Luxeuil *» *:* c'est le signe que saint Éloi, encore laïc, participait au grand mouvement colombanien (voir la notice sur saint Colomban au 21 novembre [^124]). Après la mort de Dagobert, il quitta le palais pour se préparer aux saints ordres. Ordonné prêtre en 641 et consacré évêque de Noyon-Tournai, il entreprit en outre l'évangélisation de la Flandre et de la Frise, voisines de son diocèse. Il mourut le 1^er^ décembre 660.
-- Samedi 2 décembre : *sainte Bibiane* (ou Viviane), vierge et martyre. Ornements rouges. -- On peut célébrer aujourd'hui la messe de la Sainte Vierge le samedi (ornements blancs).
Vers 360, sous Julien l'Apostat, comme elle avait repoussé le préfet de Rome qui essayait de la séduire, celui-ci la fit battre jusqu'à la mort de lanières garnies de plomb. Elle est, avec sainte Agnès et sainte Cécile, au nombre des vierges martyres que l'Église de Rome a toujours le plus vénérées. Le pape saint Simplicius (mort en 483) fit construire une basilique qu'il lui dédia : elle subsiste encore aujourd'hui, après avoir été très modifiée au XVII^e^ siècle, mais en conservant la structure basilicale. Sur l'autel, une statue de la sainte titulaire par le Bernin. (Via di Santa Bibiana, à côté de la Porte Saint-Laurent.)
-- Dimanche 3 décembre : *premier dimanche de l'Avent*. Ornements violets. Double de 1^e^ classe. On ne fait aucune mémoire. La fête de *saint François Xavier* est empêchée cette année.
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« Les quatre semaines qui précèdent la fête de Noël sont appelées *Avent*, ce qui veut dire *venue,* parce que pendant ce temps l'Église se dispose à célébrer dignement le souvenir de la première venue de Jésus-Christ en ce monde par sa naissance temporelle.
« L'Église, pendant l'Avent, nous propose quatre choses à considérer :
1° les promesses que Dieu avait faites de nous envoyer le Messie a pour notre salut ;
2° les désirs des anciens Patriarches qui soupiraient après sa venue ;
3° la prédication de Jean-Baptiste qui exhortait le peuple à faire pénitence pour se disposer à recevoir le Messie ;
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4° la venue dernière de Jésus-Christ dans sa gloire pour juger les vivants et les morts.
« Pour répondre aux intentions de l'Église pendant l'Avent, nous devons faire cinq choses :
1° méditer avec une vive foi et un ardent amour le grand bienfait de l'Incarnation du Fils de Dieu ;
2° reconnaître notre misère et le grand besoin que nous avons de Jésus-Christ ;
3° le prier instamment de venir naître et de croître spirituellement en nous par la grâce ;
4° lui préparer la voie par nos œuvres de pénitence et spécialement par la fréquentation des sacrements ;
5° penser souvent à sa dernière et terrible venue et, en vue de cet avènement, conformer notre vie à sa très sainte vie, pour pouvoir avec lui participer à sa gloire. »
-- Lundi 4 décembre : *saint Pierre Chrysologue*, évêque de Ravenne, docteur de l'Église (mort en 450) ; ornements blancs. Mémoire de sainte Barbe, vierge et martyre.
-- Mardi 5 décembre : *saint Sablas*, abbé. Ornements blancs.
-- Mercredi 6 décembre : *saint Nicolas*, évêque (IV^e^ siècle). Ornements blancs.
Notice du Bréviaire romain :
« Nicolas naquit à Patare, ville de Lycie (Asie Mineure), d'une famille illustre. Sa naissance fut accordée aux prières de ses parents. L'éminente sainteté qu'il fit éclater dans son âge mûr apparut dès son berceau (...). Privé de ses parents dans son adolescence, il distribua tous ses biens aux indigents (...).
« Par un avertissement de Dieu, il vint à Myre, métropole de la Lycie, qui venait de perdre son évêque. Les évêques de la province étaient rassemblés pour élire un successeur. Pendant) qu'ils délibéraient, ils eurent la révélation de choisir celui qui, le lendemain, entrerait le premier dans l'église et aurait nom Nicolas. Ainsi fut-il, au grand applaudissement de tous, créé évêque de Myre.
« Durant son épiscopat, on vit briller en lui sans relâche la chasteté qu'il garda toute sa vie, la gravité, l'assiduité à la prière et aux veilles, l'abstinence, la libéralité, l'hospitalité, la mansuétude dans les exhortations, la sévérité dans les réprimandes.
« Il prodigua toujours ses aumônes, ses conseils et ses services à la veuve et à l'orphelin (...). Comme il prêchait à Myre la vérité de la foi chrétienne, contrairement à l'édit de Dioclétien et de Maximien, il fut arrêté par les hommes de l'Empereur, déporté et jeté en prison : il y resta jusqu'à l'avènement de Constantin.
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Celui-ci l'ayant fait libérer, il revint à Myre, assista au concile, de Nicée et y condamna l'hérésie arienne avec les 318 Pères.
« De retour dans son évêché, il fut peu après visité par la mort. Levant les yeux au ciel, il vit les anges, qui venaient le chercher. Alors il se mit à réciter le psaume qui commence par ces mots In te, Domine, speravi, et il alla jusqu'à : In manus tuas commendo spiritum meum. A ce moment il entra dans la patrie. Son corps, qui a été transféré à Bari (en Apulie) y est l'objet d'une grande vénération. »
En effet, Myre étant tombée aux mains des Turcs en 1087, des marins italiens transportèrent les reliques de saint Nicolas dans leur ville de Bari, capitale de la province des Pouilles. Elles y sont encore dans la crypte de la basilique Saint-Nicolas que l'on commença à construire en leur honneur en 1087 (elle fut terminée au XII^e^ siècle et elle a été restaurée de nos jours). De grandes cérémonies ont lieu chaque année le 9 mai, fête liturgique de la translation des reliques du saint. -- Un croisé lorrain avait obtenu d'emporter une relique (un doigt) qu'il déposa dans une chapelle à Port, près de Lunéville : à Saint-Nicolas-du-Port, c'est l'origine du culte de saint Nicolas en Lorraine, où les enfants mettent pour lui leurs sabots dans la cheminée, afin qu'il y dépose des récompenses.
Le culte de saint Nicolas était très répandu en Orient. Il se répandit en Occident après la translation de ses reliques.
Il est le patron des écoliers et des écolières ; des bateliers ; des tonneliers ; des voyageurs. D'autre part, il est le patron de la Russie.
-- Jeudi 7 décembre : *saint Ambroise*, évêque et docteur de l'Église (mort le 4 avril 397 ; le 7 décembre est le jour de sa consécration épiscopale). Ornements blancs.
-- Vendredi 8 décembre : *Immaculée Conception de la Vierge Marie*. Ornements blancs.
-- Samedi 9 décembre : *saint Pierre Fourier*, prêtre ; ornements blancs. On peut célébrer aujourd'hui la messe de la Sainte Vierge le samedi.
Saint Pierre Fourier : né à Mirecourt (Vosges) en 1565, prêtre en 1589, curé de Mattaincourt en 1597, il fonda, avec la Bienheureuse Alix Le Clerc, la Congrégation de Notre-Dame.
-- Dimanche 10 décembre : *deuxième dimanche de l'Avent*. Ornements violets. Double de 1^e^ classe. On ne fait aucune mémoire. Mais on peut célébrer aujourd'hui la solennité de *l'Immaculée Conception*, avec mémoire du deuxième dimanche de l'Avent.
-- Lundi 11 décembre : *saint Damase I^er^*, pape (366-384). Ornements blancs :
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-- Mardi 12 décembre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Ou bien : *saint Corentin*, évêque. Ornements blancs.
Saint Corentin est l'un des « sept saints de Bretagne ». Il est patron du diocèse de Quimper : dans ce diocèse, sa fête est double de 1^e^ classe.
-- Mercredi 13 décembre : *sainte Lucie*, ou Luce, vierge et martyre. Ornements rouges. -- Dans le diocèse de Strasbourg : *sainte Odile*, vierge et abbesse ; double de 1^e^ classe. Ornements blancs.
I. -- *Sainte Lucie* (martyrisée en 303 ou 304).
Notice du bréviaire romain :
« Lucie, vierge de Syracuse, illustre par sa naissance et par la foi chrétienne qu'elle professa dès l'enfance, vint à Catarre avec sa mère Entychia, qui souffrait d'un écoulement de sang, pour y vénérer le corps de sainte Agathe. Ayant prié au tombeau de la sainte, elle obtint par son intercession la santé de sa mère. Aussitôt elle supplia celle-ci d'accepter qu'elle distribuât aux pauvres de Jésus-Christ la dot qu'elle lui préparait. C'est pourquoi Lucie, rentrée à Syracuse, vendit tous ses biens et en distribua l'argent aux pauvres.
« Celui à qui ses parents l'avaient fiancée, contre sa volonté, ayant appris ce qui s'était passé alla trouver le préfet Paschasius et dénonça Lucie comme chrétienne. Ce magistrat ne réussit, ni par prières ni par menaces, à rallier Lucie au culte des idoles : au contraire, plus il s'efforçait, plus elle était ardente à célébrer les louanges de la foi chrétienne. -- *Tu ne parleras plus autant, lui dit-il,* quand *on en sera venu aux coups*. Lucie répondit : -- *La parole ne peut manquer aux serviteurs de Dieu,* puisque *Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit :* « Cum steteris ante reges et praesides, nolite cogitare quomodo aut quid loquamini ; dabitur enim vobis in illa hora quid loquamini ; non enim vos estis qui loquamini ; sed Spiritus Sanctus qui loquitur in vobis. »
« Paschasisus lui demanda : -- *Le Saint-Esprit est-il donc en toi ?* Elle répondit : -- *Ceux qui vivent avec chasteté et piété sont le temple de l'Esprit Saint*. Le Préfet déclara : -- *Je vais te faire conduire dans un lupanar, afin que le Saint-Esprit t'abandonne*. Lucie riposta : -- *Si on me fait violence malgré moi, ma couronne de chasteté en sera doublée.* Paschasius, furieux, ordonna qu'on l'emmène pour lui faire perdre sa virginité. Mais la puissance divine fit que la vierge demeura sur place, sans qu'aucune force pût l'en arracher. Le Préfet la fit entourer de poix, de résine et d'huile bouillante, et commanda qu'on y mît le feu : mais comme les flammes ne lui faisaient aucun mal, et pas davantage les autres tortures, on lui perça la gorge d'un coup d'épée. Ayant reçu cette blessure mortelle, Lucie prophétisa que l'Église connaîtrait la paix après la mort de Dioclétien et de Maximien ; puis elle rendit son âme à Dieu. Son corps, enseveli à Syracuse, fut ensuite transféré à Constantinople, et enfin à Venise. »
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II\. -- *Sainte Odile* (morte le 13 décembre 722).
Née aveugle, rejetée par son père Adalric, duc d'Alsace, elle fut élevée dans le monastère de Baume, non loin de Besançon, où on lui enseigna les saintes lettres. Elle reçut le baptême seulement à l'âge de 13 ans :
Ô merveille ! La jeune fille obtint tout à coup la vue du corps au sortir de la fontaine baptismale ; et le don n'était qu'une faible image de la lumière que la foi avait à ce moment allumée dans son âme. Ce prodige rendit Odile à son père et au monde ; elle dut alors soutenir mille combats pour protéger sa virginité qu'elle avait vouée à l'Époux céleste. Les grâces de sa personne et la puissance de son père attirèrent autour d'elle les plus illustres prétendants. Elle triompha ; et l'on vit Adalric lui-même élever, sur les rochers de Hohenbourg, le monastère où Odile devait servir le Seigneur. » (Dom Guéranger.)
Hohenbbourg est devenu le Mont-Sainte-Odile, centre de pèlerinage et haut lieu de prière. Sainte Odile est la patronne de l'Alsace.
-- Jeudi 14 décembre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Ou bien : *saint Nicaire*, évêque de Reims, et ses compagnons, martyrs des barbares au V^e^ siècle. Ou bien : *saint Venance Fortunat*, évêque de Poitiers au VI^e^ siècle, auteur du « Vexilla Regis ».
-- Vendredi 15 décembre : messe du dimanche précédent, ou messe votive.
-- Samedi 16 décembre : *saint Eusèbe*, évêque et martyr (IV^e^ siècle) ; ornements rouges. On peut célébrer aujourd'hui la messe de la Sainte Vierge le samedi.
-- Dimanche 17 décembre : *troisième dimanche de l'Avent*. Ornements roses (ou violets).
-- Lundi 18 décembre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Ou bien *saint Gatien*, premier évêque de Tours à la fin du III^e^ siècle. Ornements blancs.
-- Mardi 19 décembre : messe du dimanche précédent ; ou messe votive.
-- Mercredi 20 décembre : *mercredi des Quatre-Temps de l'Avent*. Chacune des quatre saisons de l'année est inaugurée par un temps liturgique, appelé quatre-temps, composé de trois jours de pénitence (le mercredi, le vendredi et le samedi), institués pour consacrer à Dieu les diverses saisons et pour attirer par le jeûne et la prière les grâces célestes sur ceux qui vont recevoir le sacrement de l'Ordre.
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L'institution des quatre-temps s'est faite progressivement, à Rome, du IV^e^ au V^e^ siècle ; c'est une institution propre à l'Église latine. Le jeûne et l'abstinence des quatre-temps avaient notamment pour intention de demander à Dieu de dignes pasteurs. De nos jours, le jeûne et l'abstinence ne sont plus obligatoires ; la dignité des pasteurs non plus.
Catéchisme de S. Pie X : « *Le jeûne des quatre-temps a été institué pour consacrer chaque saison de l'année par une pénitence de quelques jours ; pour demander à Dieu la conservation des fruits de la terre ; pour le remercier des fruits qu'il nous a déjà donnés, et pour le prier de donner à son Église de saints ministres, dont l'ordination est faite les samedis des quatre-temps. *» Dieu n'étant quasiment plus, prié de donner à son Église de saints ministres désormais Il s'abstient presque complètement de lui en donner, comme on peut le constater chaque jour davantage.
-- Jeudi 21 décembre : *saint Thomas*, apôtre. Ornements rouges.
-- Vendredi 22 décembre : *vendredi des Quatre-Temps de l'Avent*.
-- Samedi 23 décembre : *samedi des Quatre-Temps de l'Avent*.
-- Dimanche 24 décembre : *vigile de Noël*. Ornements violets. Mémoire du quatrième dimanche de l'Avent.
1\. -- Pie XII en 1955 a supprimé toutes les vigiles, même celles qui sont inscrites dans les calendriers particuliers, sauf deux vigiles privilégiées (la vigile de Noël et la vigile de la Pentecôte) et cinq vigiles communes (Ascension, Assomption, saint Jean-Baptiste, saints Pierre et Paul, saint Laurent).
2\. -- A la différence des vigiles communes (qui, lorsqu'elles tombent un dimanche, sont omises), quand la vigile privilégiée de Noël tombe le quatrième dimanche de l'Avent, comme c'est le cas cette année, on célèbre la messe de la vigile avec mémoire du dimanche.
-- Lundi 25 décembre : *Noël*. Ornements blancs.
Catéchisme de S. Pie X (Instruction sur les fêtes) :
« Le jour de Noël est la fête instituée pour célébrer le souvenir de la naissance temporelle de Jésus-Christ.
« La Noël a deux choses particulières : 1° qu'on y célèbre un office dans la nuit qui précède, comme c'était jadis l'usage dans l'Église pour les vigiles ; 2° que chaque prêtre dit trois messes.
« L'Église a voulu conserver l'usage de célébrer un office dans la nuit de Noël pour rappeler à notre vive reconnaissance le souvenir de cette nuit où, par la naissance du divin Sauveur, commença l'œuvre de notre rédemption.
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« Dans l'évangile de la première messe de Noël, l'Église nous fait considérer que la Très Sainte Vierge, venue avec saint Joseph de Nazareth à Bethléem pour y faire inscrire leurs noms selon l'ordre de l'empereur et n'ayant pas trouvé d'autre logement, donna le jour à Jésus-Christ dans une étable et le plaça dans la crèche, c'est-à-dire dans une mangeoire d'animaux. Dans l'évangile de la seconde, elle nous fait considérer la visite que firent à Jésus-Christ quelques pauvres bergers avertis de sa naissance par un ange. Dans l'évangile de la troisième, elle nous fait considérer que cet enfant qu'on voit naître dans le temps de la Vierge Marie, est de toute éternité le Fils de Dieu.
« En nous faisant considérer les mystères des trois messes de Noël, l'Église, entend que nous remercions le divin Rédempteur de s'être fait homme pour notre salut, que nous le reconnaissions avec les pasteurs et que nous l'adorions comme le vrai Fils de Dieu en écoutant les muets enseignements qu'il nous donne par les circonstances de sa naissance.
« Par les circonstances de sa naissance, Jésus-Christ nous enseigne à renoncer aux vanités du monde et à apprécier la pauvreté et les souffrances.
« Le jour de Noël, nous ne sommes obligés d'entendre qu'une messe ; il est cependant bon de les entendre toutes les trois pour mieux nous conformer aux intentions de l'Église.
« Pour répondre pleinement aux intentions de l'Église, le jour de Noël nous devons faire quatre choses : 1° nous préparer la veille en unissant au jeûne un recueillement plus grand que d'habitude ; 2° apporter une plus grande pureté par le moyen d'une bonne confession et un vif désir de recevoir le Seigneur ; 3° assister, s'il se peut, aux offices divins de la nuit précédente et aux trois, messes, en méditant le mystère qui s'y célèbre ; 4° employer ce jour, autant que nous le pouvons, à des œuvres de piété chrétienne. »
-- Mardi 26 décembre : *saint Étienne*, premier martyr. Ornements rouges. Mémoire de l'*Octave de Noël*.
*Octave :* les huit jours pendant lesquels on fait l'office ou la mémoire d'une fête.
Pie XII, en 1955, a supprimé toutes les octaves du calendrier universel et du calendrier particulier, sauf les trois octaves de Noël, de Pâques et de la Pentecôte.
-- Mercredi 27 décembre : *saint Jean*, apôtre et évangéliste ; ornements blancs. Mémoire de l'octave de Noël.
-- Jeudi 28 décembre : *les saints innocents*, martyrs ; ornements violets. Mémoire de l'Octave de Noël.
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-- Vendredi 29 décembre : *saint Thomas de Cantorbéry*, évêque et martyr, ornements rouges. Mémoire de l'octave de Noël.
-- Samedi 30 décembre : *dans l'Octave de Noël* (troisième messe de Noël, avec l'épître et l'évangile de la seconde messe de Noël ; ornements blancs).
-- Dimanche 31 décembre : *dimanche dans l'Octave de Noël *; ornements blancs. Mémoire de *saint Silvestre*, pape.
I. -- *Le dimanche dans l'octave de Noël* obéit à la règle suivante :
a\) quand il tombe (comme par exemple l'année dernière, voir notre numéro 158, page 232) les 25, 26, 27, 28 décembre ou le 1^er^ janvier, on n'en fait pas mémoire ces jours-là, mais on le célèbre le 24 décembre avec Gloria et Credo ;
b\) quand il tombe (comme cette année) le 29, le 30 ou le 31, on le célèbre ce jour-là avec mémoire de Noël ; et mémoire de la fête du même jour si c'est le 29 (saint Thomas de Cantorbéry) ou le 31 (saint Silvestre).
II\. *-- Saint Silvestre.*
Silvestre I^er^ fut pape de 314 à 355 ; ce sont les débuts du « constantinisme » (sur Constantin, voir la notice du 9 novembre [^125]). Saint Silvestre vit s'élever les basiliques du Latran, du Vatican et de Saint-Paul, et il en fit la dédicace. Sous son règne se tint le premier concile œcuménique : le concile de Nicée (325), où il fut représenté par deux légats, les prêtres romains Victor et Vincent, et qui était présidé par l'évêque Hosius de Cordoue qui avait toute sa confiance et celle de l'empereur Constantin. (Sur Hosius, voir *Le précédent d'Hosius,* par Édith Delamarre, dans ITINÉRAIRES, numéro 144 de juin 1970.) Le concile de Nicée : 1° contre Arius qui niait que le Fils fût égal au Père, proclama la vraie doctrine sous la forme d'un Symbole qui affirme le Fils consubstantiel au Père (ce Symbole, complété par le la concile de Constantinople en 381, devint le « Symbole de Nicée-Constantinople », couramment appelé « Symbole de Nicée » tout court ; c'est le Credo de la messe) ; 2° condamna expressément les erreurs d'Arius ; 3° promulgua vingt canons disciplinaires : jusqu'alors l'Église ne possédait aucun recueil de lois, elle conservait des traditions et des usages (les canons de Nicée sont le point de départ de la législation ecclésiastique).
============== fin du numéro 167.
[^1]: -- (1). « Jamais les papes n'accordèrent de dispense à ce sujet, même pour les pays où il n'y a pas d'huile d'olive. » Colonne 1094, au mot *Confirmation* dans le *Dict. de Théol. cathol. -- *Voir aussi *Chrême* (*Saint*)*.*
[^2]: -- (2). Nous avons remplacé par des points de suspension la clause suivante dont on appréciera l'inanité législative : « Maintenant, *il est prescrit* d'utiliser l'huile d'olive *de préférence* là où cela est possible mais *on peut aussi*... » *Docum. cath.* 21 mars 1971, page 297.
[^3]: -- (1). Louis SALLERON dans Carrefour du 23 août 1972.
[^4]: -- (1). *Documentation catholique,* numéro 1614 d'août 1972, p. 731 et suiv. : « La mise en application du nouveau Missel romain. État de la question. » -- Louis Salleron remarque dans *Carrefour* du 23 août : « C'est un étrange « document » que publie la *Documentation catholique.* Cette revue, conformément à sa dénomination, ne publie jamais que des « documents », c'est-à-dire soit des textes officiels, soit des textes significatifs parus dans des publications diverses. Éventuellement des notes signées. Cette fois, il s'agit d'un article, et d'un article non signé. Ce qui signifie qu'il engage la *Documenta*tion *catholique :* Ce qui signifie aussi, vraisemblablement, que c'est une procédure qui a été décidée d'accord avec les Bureaux (...). But évident de l'article : convaincre les lecteurs que la nouvelle messe est obligatoire et que la messe traditionnelle n'existe plus. Prenons acte. Un tel article est l'aveu que la messe traditionnelle tient toujours et qu'il y a des morts qu'il faut qu'on tue. »
[^5]: -- (2). Le texte lui-même n'est, évidemment pas un texte « officiel ». Il est certainement « officieux » (au sens de : « communiqué par une source autorisée mais sans garantie explicitement officielle »). Il n'a pu être publié qu'avec l'approbation (et très probablement sur l'initiative) du noyau dirigeant de l'épiscopat.
[^6]: -- (1). Rappelons qu'à la différence du Missel de Paul VI, le Missel de S. Pie V n'était pas une fabrication : c'était le « Missel romain restauré selon les décrets du Concile de Trente et publié par ordre du pape Pie V ». On l'appelle aussi « Missel tridentin ». Ce Missel. de S. Pie V, ou Missel tridentin, contient une messe qui *n'est pas* de S. Pie V, ni du Concile de Trente. C'est pourquoi, si nous pouvons dire à bon droit : « Missel *de* S. Pie V », nous devons dire : « messe *dite de* S. Pie V » ou « messe *dite* tridentine », car c'est simplement la messe de toujours, canonisée par la bulle *Quo primum*.
[^7]: -- (2). Sur le fait que la bulle *Quo primum* de S. Pie V n'est pas abrogée par la constitution de Paul VI *Missale romanum* du 3 avril 1969, voir les études de l'abbé Raymond Dulac : ITINÉRAIRES, numéro 140 de février 1970, pp. 37 et suiv. ; numéro 162 d'avril 1972, pp. 43-47.
[^8]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 140 de février 1970, p. 39.
[^9]: -- (1). Abbé DULAC, ITINÉRAIRES, numéro 162 d'avril 1972, p. 46.
[^10]: -- (2). Abbé DULAC, *ibid.*
[^11]: -- (3). Déclaration faite au cours de son interview par Louis SALLERON : cf. *Carrefour* du 9 juin 1971.
[^12]: -- (4). Déclaration du cardinal Gut reproduite dans la *Documentation catholique,* numéro 1551 du 16 novembre 1969, p. 1048.
[^13]: -- (1). C'est nous qui soulignons. -- Voir le commentaire de cette déclaration par l'abbé DULAC, dans ITINÉRAIRES, numéro 140 de février 1970, pp. 41-44.
[^14]: -- (2). Louis SALLERON dans *Carrefour* du 23 août 1972. -- Cf. encore Louis SALLERON dans *Carrefour* du 14 juillet 1971 : « *Est-il possible d'*INTERDIRE *une messe qui, depuis les origines, est la messe ininterrompue de la tradition et qui a été fixée au XVI^e^ siècle en pleine harmonie avec le Concile de Trente dont les travaux publiquement poursuivis pendant de longues années ont eu pour objet de déterminer le dogme eucharistique ? -- Est-il possible* d'IMPOSER *une messe qui, fabriquée clandestinement par les bureaux et propagée par des voies constamment illégales, se propose, de l'aveu même de ses auteurs et sous le couvert de quelques améliorations de détail, d'opérer une mutation dans la foi catholique en instituant un rite œcuménique destiné à l'établissement d'un nouveau christianisme ? *»
[^15]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 139 de janvier 1970. -- C'est pourquoi nous ne trouvons qu'un intérêt très « théorique » aux controverses entre traditionalistes sur les conséquences à tirer ou à ne pas tirer de la validité de la nouvelle messe, -- validité qu'ils s'accordent tous à reconnaître, mais pour en déduire des conclusions opposées : la nouvelle messe est « *valide, mais mauvaise *», donc il ne faut pas y assister ; ou au contraire, : elle est « *mauvaise, mais valide, *», on peut donc y assister. Mais la messe que tous se sont accordés à reconnaître *valide* (et mauvaise), c'est la messe du nouvel Ordo Missae, publié en latin, à Rome, par Paul VI : celle qui *n'existe pas*, n'étant quasiment nulle part (du moins, en France) célébrée telle qu'elle est. En réalité, nous n'avons pas « la » nouvelle messe (de Paul VI), mais « les » nouvelles messes de toutes sortes *issues de la nouvelle messe de Paul VI*. Qu'elles soient *issues* d'une messe *valide* ne garantit pas qu'elles le soient restées elles-mêmes. Il faudrait, pour « les » messes nouvelles, faire *presque dans chaque cas* une étude théologique de leur éventuelle validité. -- En tout cas, si l'on peut affirmer que « la » nouvelle messe (de Paul VI, en latin) n'est pas invalide, nous ne voyons pas du tout comment on pourrait *énoncer a priori une semblable certitude* pour « les » nouvelles messes fort diverses et de plus en plus délirantes qui sont effectivement célébrées dans les églises ou hors des églises. En voici la description par J. DUQUESNE, dans un article de *La Croix*, oui de *La Croix,* numéro des 27 et 28 août 1972 : « *Je subis souvent* (...) *de nombreuses messes dans lesquelles le textes n'a vraiment plus rien de sacré. C'est un thème sur lequel on brode, un prétexte aux commentaires personnels de l'Officiant, un moyen de développer, l'homélie jusques et y compris dans ce qui s'appelait la consécration et qu'on intitule maintenant le récit de l'institution. *» Quand on en arrive au point où le texte de la soi-disant messe N'A PLUS RIEN DE SACRÉ, au jugement de *La Croix*, et où l'Officiant développe DES COMMENTAIRES PERSONNELS JUSQUES ET Y COMPRIS DANS CE QUI S'APPELAIT LA CONSÉCRATION, le plus probable est que la consécration n'a plus lieu, que la messe n'est plus valide. On dit : « Ce sont là des exceptions très rares. » Non pas. C'étaient des exceptions il y a deux ans. Maintenant *La Croix* dit : « souvent ». Ce n'est pas *La Croix* qui ferait des « généralisations excessives » dans ce sens-là. La réalité est plutôt pire que ce qu'elle avoue. -- Et d'ailleurs, quand les gesticulations, pantomimes et danses de music-hall sont coprésidées et concélébrées par plusieurs évêques, et imposées à Lourdes, par la hiérarchie, à la messe de clôture du pèlerinage national des malades (août 1972), comment parler encore d'exceptions ? et comment parler encore de *validité*, si ce n'est éventuellement celle du sacrilège ?
[^16]: -- (1). Les cas particuliers mentionnés dans ces articles 10 et 11 sont ceux des prêtres âgés, malades ou infirmes.
[^17]: -- (1). *L'Institutio generalis* est en quelque sorte la préface du « nouveau Missel romain ». -- L'*Institutio generalis* mentionnée par l'ordonnance épiscopale française est celle dont l'article 7 (formulant une définition de la messe non conforme à la doctrine catholique) n'avait pas encore été rectifié. Depuis la rectification par le Saint-Siège, de l'article 7, *l'Institutio generalis* n'a plus été mentionnée, à notre connaissance, dans un document officiel de l'épiscopat français
[^18]: -- (1). Lettre publiée dans ITINÉRAIRES, numéro 150 de février 1971, pages 4 et 5.
[^19]: -- (2). Le décret du 26 mars 1970 n'a aucune importance pour notre propos : comme le remarque la *Documentation catholique*, il « ne fait que reprendre la substance » de la circulaire du 20 octobre 1969. -- La notification du 14 juin 1971 a été analysée en détail dans ITINÉRAIRES, numéro 159 de janvier 1972, pp. 136 et suiv.
[^20]: -- (1). Sur la « permission » donnée aux catholiques anglais d' « utiliser l'ancien rite », voir le commentaire de Éric M. de SAVENTHEM dans ITINÉRAIRES, numéro 163 de mai 1972, pp. 47 et suiv.
[^21]: -- (2). « Association pour la défense du rite tridentin ». Elle est adhérente à la FÉDÉRATION INTERNATIONALE « UNA VOCE ».
[^22]: -- (1). Lettre ouverte de M. Houghton-Brown au cardinal Heenan. Texte dans ITINÉRAIRES, numéro 160 de février 1972, pp. 202-203.
[^23]: -- (2). ITINÉRAIRES, numéro 163 de mai 1972, lot. cit.
[^24]: -- (1). Voir : « L'imbroglio de la nouvelle messe », par Louis SALLERON dans son livre : *La nouvelle messe* (Nouvelles Mitions Latines 1970).
[^25]: -- (1). Voir : « La ligne Salleron », dans ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août 1971, pages 1 à 11.
[^26]: -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 163 de mai 1972, p. 80.
[^27]: -- (1). La Déclaration des prêtres français de l'Opus SACERDOTALE est du 1^er^ mai 1971. Elle a paru au mois d'août de la même année dans le numéro 133 de *La Pensée catholique*. Les principaux points en ont été reproduits et commentés dans ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre 1971, pp. 331-342 ; voir aussi le numéro 159 de janvier 1972, pp. 143-152.
[^28]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 163 de mai 1972, pp. 46-47.
[^29]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre 1971, pp : 8 à 18
[^30]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 165 de juillet-août 1972, pages 217 et suivantes.
[^31]: -- (1). La *Documentation catholique* a osé prétendre que nous aurions publié seulement la « clause de style » de la bulle. Voir dans les « Avis pratiques » la lettre de Jean Madiran au directeur de la Documentation *catholique.*
[^32]: -- (2). Dans l' « état de la question » de son numéro 1.614 d'août 1972, la *Documentation catholique* énonce en page 733 « *ce principe, très simple : ce que le pape a fait, le pape peut le défaire *». Ce principe est non seulement très simple, mais très faux. Il n'est pas *toujours et universellement vrai* que ce que le pape a fait, le pape peut le défaire. Il ne suffit pas qu'une chose ait été faite par un pape pour qu'un autre pape puisse la défaire. Le pape Pie IX a défini le dogme de l'Immaculée Conception, le pape Pie XII a défini le dogme de l'Assomption : aucun pape ne peut défaire cela. -- Ce qui est vrai, c'est que *dans certains cas et à certaines conditions* (mais non point dans tous les cas et sans conditions) un pape peut défaire ce qu'un autre pape a fait : cette question n'est pas « simple », contrairement à ce qu'assure témérairement la *Documentation catholique ;* elle est examinée par l'abbé Dulac, pour le cas du Missel romain, dans son commentaire de *Quo primum* ; elle sera examinée à nouveau, d'une manière plus générale, par le P. Calmel dans notre prochain numéro.
[^33]: -- (1). Mais, souvent elles ne sont, pas les plus habitées : les populations dites du « tiers-monde », qui seraient certainement les plus intéressantes à définir avec exactitude, restent, aussi les plus difficiles à « chiffrer »... En fin de compte, le seul cas susceptible de valider expérimentalement la théorie malthusienne est celui de la population américaine du XVIII^e^ siècle, qui passe entre 1790 et 1890 de 4 à 63 millions d'habitants (soit presque exactement la multiplication par 16, la population doublant tous les 25 ans) : mais l'immigration, et l'exploitation de ressources entièrement vierges, rendent ici impossible toute extrapolation. Pour le reste, la « courbe » générale de population actuellement admise par les experts contredit tous les calculs et toutes les prédictions de Malthus.
[^34]: -- (2). Et d'ailleurs le postulat selon lequel toute expansion démographique d'une société aboutit nécessairement à un accroissement de la misère sociale et du vice issu de cette misère est rendu tout à fait caduc par l'évolution du monde occidental depuis la fin du XIX^e^ siècle.
[^35]: -- (1). Joseph J. SPLENGER : «* Économie et population. Les doctrines française avant 1800. *» Cahiers n° 21, de l'I.N.E.D., 1954.
[^36]: -- (1). *Halte à la croissance ?*, qui contient une présentation du Club de Rome, suivie d'un rapport du M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology) sur les limites de la croissance, intitulé « Rapport Meadows » (Collection Écologie -- Fayard 1972).
[^37]: -- (1). Cette question a été soulevée, et même longuement développée, dans le numéro spécial d'ITINÉRAIRES consacré aux mathématiques modernes (n° 156, de septembre-octobre 1971).
[^38]: -- (2). Même remarque.
[^39]: -- (1). Produit national brut.
[^40]: -- (2). Au sens (strict) de techniciens-fonctionnaires-irresponsables (la définition est sous notre responsabilité).
[^41]: -- (3). Adam SCHAFF, membre du parti ouvrier polonais unifié, partisan acharné du merveilleux « marxisme à visage humain »...
[^42]: -- (1). Le « Groupe d'Étude de Dynamique des Systèmes », composé de Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jorgens Randers et William W. Behrens III. Des noms qui sentent l'ordinateur...
[^43]: -- (1). Louis SALLERON : « Inflation et propriété mobilière », dans ITINÉRAIRES, numéro 137 de novembre 1969 : « L'inflation », numéro 141 de mars 1970 ; « Toujours l'inflation », numéro 150 de février 1971 ; « Monnaie et politique », numéro 155 de juillet-août 1971 ; « Inflation et propriété mobilière (II) » numéro 158 de décembre 1971 ; « La monnaie, la société et l'Église », numéro 160 de février 1972.
[^44]: -- (2). Car, comme dirait ici Louis SALLERON, ce sont les « micro-équilibres naturels » qui permettront d'atteindre un « macro-équilibre universel ».
[^45]: -- (3). Laquelle présente le double avantage. d'être illimitée et non-polluante.
[^46]: -- (4). N'envisage-t-on pas actuellement de libérer, à partir d'une seule tonne d'uranium, une énergie comparable à celle contenue dans 30.000 tonnes de charbon ?
[^47]: -- (5). La fusion d'atomes d'hydrogène fournirait en effet des ressources, pratiquement inépuisables : deux millions de fois la consommation globale de l'an 2008, selon certains calculs !
[^48]: -- (1). Nous n'utiliserons pas ici les brèves indications générales rappelées en la matière par le Rapport Meadows, mais quelques-uns des chiffres (beaucoup plus parlants) récemment publiés par M. Pierre LONGONE dans *Population et sociétés*, numéro 48 de juin 1972. (Il va de soi qu'entre ces deux sources, l'ordre de grandeur est le même.)
[^49]: -- (2). Pour chaque pays retenu, nous reproduisons :
A -- Le Chiffre de 1970, qui seul est indiscutable.
B -- Les « estimations » pour 2000 et 2070, calculés selon les deux hypothèses suivantes :
a\) à fécondité constante, sur la base de 1970 ;
b\) à fécondité égale au simple taux de remplacement, la « stabilisation » ne pouvant intervenir que vers 1980-1985 (solution préconisée par le M.I.T.).
[^50]: -- (1). Membre du Club de Rome.
[^51]: -- (2). Voir la deuxième déclaration d'Aurelio PECCEI reproduite plus haut dans cet article.
[^52]: -- (1). Comme en témoignent certains chapitres du « programme de politique écologique » publié chez Fayard (Collection Écologie, 2^e^ trimestre 1972) sous le titre : « *Changer ou disparaître *»*.* Cet ouvrage constitue la traduction française d'une étude publiée par un groupe de chercheurs anglais dans The Ecologist -- étude qui prend pour point de départ les analyses du Rapport Meadows, et entend préconiser pour la Grande-Bretagne des solutions originales.
[^53]: -- (2). Dichloro-diphényl-trichloréthane.
[^54]: -- (1). « A armes égales », cité par *Match,* n° 1212 du 29 juillet 1972, page 57.
[^55]: -- (2). Et le Magistère catholique n'a pas manqué à plusieurs reprises d'y insister.
[^56]: --
[^57]: -- (1). C'est là le nom « populaire » des « Sœurs Missionnaires de Marie Immaculée et de sainte Catherine de Sienne ».
[^58]: -- (2). Voir sur l'E.L.N. le livre de Jaime Arenas : *Dans la Guérilla*, publié en français chez Calmann-Lévy.
[^59]: -- (1). « Momios » : Momies, surnom décerné par les partisans de l'Unité Populaire à leurs adversaires réactionnaires. Ce n'est pas une invention de la révolution chilienne. Déjà, en 1910, les partisans de Madero avaient baptisé ainsi ceux de Porfirio Diaz. A noter aussi que le fameux slogan castriste « Cuba si ! Yanky no ! » est, lui aussi, calqué sur un slogan de la même époque. La révolution a moins d'imagination qu'elle veut bien le faire croire.
[^60]: -- (1). Ce livre, c'est un roman de Claude FRANCHET : *Jean des Berquins*, paru chez Aubier en 1943 et depuis longtemps épuisé. Voir prochainement notre numéro spécial à la mémoire de Claude Franchet.
[^61]: -- (1). ITINÉRAIRES, supplément au numéro 143, franco : 15 F.
[^62]: -- (1). Cette réédition 1969 est pré et postfacée par Mgr Garonne, préfet de la Sacrée Congrégation pour l'Éducation catholique ! C'est au moins original : les « principes d'éducation » qui ont fait, sous cette présidence, le désert et la ruine de nos séminaires et de nos écoles sont le contre-pied de ceux qui firent une sainte de la petite Anne. Il est difficile que tôt ou tard une famille ne désire pas, pour garantir son trésor spirituel, quelque inutile grandeur de chair.
[^63]: -- (1). D'après le livre du Père PETIT, Eudiste, Emmanuel Vitte.
[^64]: -- (1). Merci profond et respectueux au Révérend Père Orner, de l'abbaye de Saint André, Bruges, qui de Belgique nous a envoyé la précieuse traduction française de la biographie de Herman Wijns, providentielle pour notre travail.
[^65]: -- (1). *Deviens ce que tu es.* M. et M. De CORTE, Nouvelles Éditions Latines.
[^66]: -- (2). Bossuet, cité par Gustave THIBON.
[^67]: -- (1). Carnap, *Le problème de la logique de la science,* p. 5.
[^68]: -- (1). C'est à peu près ainsi que raisonne Philippe FRANK dans *Théo*rie *de la connaissance et physique moderne,* trad. Vouillemin, Paris, Hermann, 1934.
[^69]: -- (1). Hans REICHENBACH, *L'avènement de la philosophie scientifique,* trad. Weill, Paris Flammarion, 1955, pp. 126 ss.
[^70]: -- (1). Philippe FRANK, *Théorie de la connaissance et physique moderne,* p. 48.
[^71]: -- (2). P. FRANK, *op. cit.,* p. 48.
[^72]: -- (3). *Op. cit.,* p. 41.
[^73]: -- (4). *Op. cit.,* p. 8.
[^74]: -- (5). *Op. cit.,* p. 53.
[^75]: -- (6). Otto NEURATH, *Le développement du Cercle de Vienne,* p. 11.
[^76]: -- (1). GILSON, *D'Aristote à Darwin et retour,* Paris, Vrin, 1971, p. 9.
[^77]: -- (2). Monod, *Leçon inaugurale au Collège de France.* Cf. *Le Monde* du 30 novembre 1967.
[^78]: -- (1). Chapitre II.
[^79]: -- (2). HUSSERL, *La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,* p. 245.
[^80]: -- (1). Ce sera peut-être plus difficile dans les sciences de l'homme que dans les sciences de la nature. Même dans celles-ci d'ailleurs, refuser totalement de penser aux problèmes philosophiques ne constitue peut-être pas une attitude saine. Parlant du biologiste qui n'accepterait pas de prendre en considération le problème de la finalité, Gilson écrit : « Cette situation n'est peut-être pas entièrement saine, car il n'est pas certain que le comment d'une opération soit séparable du *pourquoi* qui en est le terme. » (*D'Aristote à Darwin et retour*, Paris, Vrin, 1971, p. 202.),
[^81]: -- (2). Hegel écrit que certains trouvent la philosophie trop abstraite et lui reprochent d'user d'un langage incompréhensible ; d'autres, au contraire, croient que n'importe qui, sans préparation, « peut se mettre à philosopher et à juger la philosophie ». Les sciences demandent un long entraînement ; et « il faut avoir appris et exercé le métier de cordonnier pour faire des chaussures... Il n'y aurait que la philosophie à n'exiger ni étude, ni travail. » (*Encyclopédie,* n° 5, remarque.)
[^82]: -- (1). Ce fut le cas de Driesch, par exemple.
[^83]: -- (1). Aujourd'hui *Tell Zakariyeh,* dans le haut pays judéen.
[^84]: -- (2). *Wadi-es-Sand,* au sud-ouest de Jérusalem.
[^85]: -- (3). Gen, XXXV, 4.
[^86]: -- (4). Num., XIII, 34.
[^87]: -- (5). Jos., XI, 21-22.
[^88]: -- (6). H. S., col. 1311. C'est ainsi qu'elle explique le mot Spurius (bâtard) que lui applique la Vulgate. Certains auteurs le font descendre d'Orpha, la sœur de Ruth (c. 1098).
[^89]: -- (7). A titre de comparaison, signalons que la cuirasse portée par les derniers cuirassiers, avant la guerre de 1914, pesait de 10 à 15 kilos.
[^90]: -- (8). *Liciatorium :* rouleau dont se servaient les tisserands d'autrefois, pour monter la chaîne de la toile.
[^91]: -- (9). L'éphi valait 38,88 litres.
[^92]: -- (10). Cf. Deut., XXIV, 1-5.
[^93]: -- (11). *H. S.,* c. 1311 ; -- Carth., p. 356.
[^94]: -- (12). Flav., 1 VI, ch. X.
[^95]: -- (13). Chrys. Hom., XLVI, sur la Gen., 3 ; -- Patr. gr,. t. IV. col. 425.
[^96]: -- (11). Flav., 1 ch. X.
[^97]: -- (15). Flav., l, VI, CX.
[^98]: -- (16). Flav., loc. cit.
[^99]: -- (17). Cf. Chrys. Hom., XLVI, sur la Genèse, ut supra.
[^100]: -- (18). Carth., p. 358.
[^101]: -- (19). Flav., 1, VI, ch. X.
[^102]: -- (20). *H. S.,* col. 1312.
[^103]: -- (21). *Corn*., p. 378.
[^104]: -- (22). Ce sermon n'est donné qu'incomplètement dans la Patrologie grecque de Migne, t. XC, VIII, c. 1260, et suiv. Mais on trouve le texte intégral dans Surius, *Vitae Sanctorum*, du 29 septembre, p. 710
[^105]: -- (23). *Rom.,* VII, 14.
[^106]: -- (24). S. Bern., *Sermon pour le 4^e^ dimanche après la Pentecôte.* Pat. lat., t. 183, col. 333.
[^107]: -- (25). Cf. Bède ; -- Saint Bonav., t. XIII, p. 68.
[^108]: -- (26). Cf. Is., XIX*, Sedebo in monte testamenti.*
[^109]: -- (27). S. Mt., V, 1 ; cf. Bède, col. 609.
[^110]: -- (28). Rup., c. 1099.
[^111]: -- (29). Job, XLI, 24. *Non est super terram potestas, quae comparetur ei*.
[^112]: -- (30). Cf. S. Bonv., *Collationes,* in cap. X, S. Joannis, t. XI, p. 569, et *In Sapient.,* c. XI, t. X, c. 80.
[^113]: -- (31). Jo., VIII, 53.
[^114]: -- (32). Jo., XII, 31.
[^115]: -- (33). Nous avons déjà rencontré cette signification du nombre cinq, à propos de Joseph. Cf. *Les Patriarches,* p. 394.
[^116]: -- (34). Aug*.* Sermo, XXXII ; -- Pat. lat., t. XXXVIII, c. 199. -- Cette interprétation est devenue classique dans la Tradition. On la retrouve dans la *Glose,* chez Rupert, chez Rhaban Maur, Pierre de Riga, etc.
[^117]: -- (35). Ps. XXI, 21. Mon Dieu, arrachez mon âme à la framée et à la puissance du chien.
[^118]: -- (36). Moral., l. IV, ch. XI ; -- Pat. lat., t. LXXV, c. 647.
[^119]: -- (37). Saint Augustin, *Sermo CXCVII de Tempore.*
[^120]: -- (38). II Cor., IV, 6.
[^121]: -- (39). Saint Bernard, *loc. cit*.
[^122]: -- (1). *Sic.* Sa Grandeur écrit « traditionnaliste » avec deux n.
[^123]: -- (1). « Dagobert, grand lettré, grand bâtisseur, véritable artiste, est resté fameux (...). C'est peut-être, de tous les princes de sa race, celui qui a porté le plus loin l'imitation des empereurs de Rome. Les Francs s'étaient entièrement romanisés. » (Bainville, *Histoire de France*, chap. II.) -- Remarque chronologique : Dagobert est mort sept ans après Mahomet (mort en 632).
[^124]: **\*** -- \[374:157-11-71\].
[^125]: **\*** -- \[*ibid*.