# 168-12-72
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## ÉDITORIAL
### Qui fait les frais de l'inflation ?
par Louis Salleron
L'INFLATION, depuis la guerre, est devenue un phénomène si général que la seule difficulté qu'elle semble soulever est celle de son taux. A 6 % d'augmentation des prix par an, on commence à s'inquiéter. Mais 2 ou 3 % paraît un taux normal.
Que veut dire un taux « normal » ? Serait-ce celui qui correspond à la santé ? ou simplement celui que la société peut supporter sans dommage ?
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Ces simples questions laissent les économistes désemparés. Au XIX^e^ siècle on ne concevait pas qu'une économie saine pût exister sans monnaie saine. Entre la première et la deuxième guerre, les désordres liés à l'inflation la condamnaient encore dans l'opinion des experts comme dans l'opinion publique. On admettait qu'elle fût un mal nécessaire après la destruction d'un capital immense, mais elle demeurait un mal dont il importait qu'il fût transitoire et qu'on en guérit.
Depuis vingt-cinq ans, l'inflation « rampante » (ainsi qu'on l'appelle) s'est accompagnée d'un tel accroissement de la prospérité que beaucoup tendent à penser qu'elle en est la condition.
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Naguère on voyait dans l'inflation la transcription monétaire d'un déséquilibre économique profond (résultat de la guerre). Le problème était de retrouver l'équilibre, économique et monétaire.
Aujourd'hui, on se demande si l'inflation n'est pas une forme nouvelle d'équilibre -- l'équilibre dynamique de la prospérité moderne. Le taux normal d'inflation serait celui qui correspond à la plus grande création de richesses sur une longue durée -- cinquante ans par exemple. Ces questions sont difficiles. La première condition pour les éclairer, sinon pour y répondre, est de bien comprendre que le caractère essentiel de l'inflation, c'est d'être un *transfert*. Un transfert de quoi ? D'abord un transfert de richesse, puis de fil en aiguille, un transfert de propriété, un transfert de structure sociale, un transfert de tout le « matériel » de la société.
Le problème est le suivant (à son premier degré). L'inflation, en transférant la richesse d'un groupe A à un groupe B, ne fait-elle que *répartir* différemment la richesse existante, ou *diminue*-t-elle cette richesse globale, ou l'*augmente*-t-elle ? Tout dépend des capacités productives du pays. S'il n'y a aucune capacité productive (cas purement théorique), l'inflation ne fait que répartir différemment la richesse. Si les capacités productives existent, elle répartit aussi différemment la richesse existante, mais elle permet d'en affecter une partie à la production. Disons qu'elle s'analyse en un impôt sur le capital, -- la seule forme d'impôt sur le capital qui soit possible au-delà d'une très faible fraction du revenu globalement disponible. Autrement dit elle *mobilise* le capital, en le rendant disponible à des fins productives -- c'est-à-dire en permettant de convertir un capital dormant ou peu productif en un capital plus productif qui, refaisant de la richesse, permettra de refaire l'équilibre détruit.
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C'est ce qui s'est produit, dans une immense confusion, après la première guerre.
C'est aussi ce qui s'est produit après la seconde, mais avec la différence que le phénomène s'est poursuivi et se poursuit encore, parce qu'on n'a pas vu le moyen de l'enrayer et que, petit à petit, on l'a trouvé excellent puisqu'il s'avérait être générateur d'une prospérité permanente et qu'au fond tout le monde en avait l'air parfaitement satisfait.
On disait autrefois (dans les corps de garde) que le pal est un supplice qui commence bien et qui finit mal. Maintenant on le trouve indéfiniment délicieux.
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Cependant, bonne ou mauvaise, l'inflation demeure un transfert. Un transfert de qui à qui ? de quoi à quoi ? On peut estimer ces questions oiseuses. Puisque, dira-t-on, l'accroissement de la prospérité est tel qu'elle profite à tous, peu importe que certains en profitent plus que d'autres ; les moins favorisés le sont encore davantage que s'il n'y avait pas l'inflation. Voire !
La cause profonde de l'inflation, c'est le caractère nouveau du progrès technique, lequel paraît illimité et toujours finalement avantageux. On détruit du capital sans vergogne parce qu'on peut créer ainsi un capital neuf tellement plus productif que l'ancien que l'opération est toujours payante. Encore une fois, voire !
Admettons que, comptablement, le raisonnement soit exact. Admettons que, par l'inflation, ce qui est détruit soit, à tout moment, inférieur à ce qui est produit, qu'est-ce qui est détruit ou, si l'on préfère, consommé ? C'est nécessairement ce qui est le plus *faible*.
L'IMPÔT réalise le transfert *des* *revenus*. L'INFLATION (c'est-à-dire l'impôt sur le capital) réalise le transfert *du capital*. Ces deux formes d'impôt jouent en sens contraire. Le transfert des revenus (par l'impôt) a pour objet de tempérer l'inégalité économique en redistribuant aux plus faibles une partie du revenu national.
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Le transfert du capital (par l'inflation) a pour objet d'accentuer l'inégalité économique en favorisant les plus forts. Ce qui fait que plus il y a inflation, plus il y a impôt et plus, dans les impôts, il y a transfert social.
Ce circuit est-il fermé ? Peut-il durer toujours ? Évidemment non -- comme on va le voir.
L'analyse à faire étant très compliquée, nous procéderons par petites touches, c'est-à-dire par des observations simples dont l'addition et la convergence permettront d'apercevoir la valeur démonstrative.
#### Qui est détruit ?
Prenons une inflation de 6 % par an. Quiconque ne voit pas ses revenus augmenter, en valeurs nominales, d'au moins 6 % par an, s'appauvrit.
Qui sont ceux-là ? *Les* *plus* *faibles*.
Et qui sont les plus faibles ? Ils varient, selon les époques, avec la variation des rapports de force, dans la société, des divers milieux sociaux.
En toute hypothèse, les revenus fixes perdant chaque année 6 % de leur valeur, tous ceux qui en ont sont atteints. M. Alfred Sauvy estimait, en 1963, à 1 200 milliards de francs anciens la perte subie (dans l'année) par « les porteurs de titres, de bons, de billets, carnets de caisse d'épargne etc. » ([^1]). Il s'agit certainement de beaucoup plus aujourd'hui.
Ceux qui détiennent ces créances, sans intérêt (billets de banque) ou à intérêt fixe, sont divers ; mais dans l'ensemble ce sont *les* *plus* *faibles*. Appelons-les, si l'on veut, les *épargnants*.
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Même quand ce sont des institutions qui possèdent et souscrivent des titres à intérêt fixe, ce sont finalement les individus qui font les frais de la dépréciation, pour des raisons assez compliquées mais au total faciles à comprendre : si, en effet, il n'y avait perte pour personne, c'est qu'il n'y aurait pas inflation. Une « échelle mobile » monétaire est contradictoire dans les termes. Elle ne peut que s'identifier à la stabilité de la monnaie. Faute de cette stabilité, quelqu'un doit faire les frais de la perte. Ce seront forcément les individus, les institutions étant en mesure de se défendre, étant plus fortes que les individus.
En dehors de la catégorie très vaste des créanciers (pensionnés, retraités, etc.), les plus faibles sont aujourd'hui très répartis. Naguère *l'ensemble* *des* *producteurs* constituait le secteur fort de la société. Aujourd'hui il y a des producteurs forts et des producteurs faibles. Les petites et moyennes affaires ne bénéficient plus, bien souvent, de l'inflation qui en fait des proies pour les grandes. Les *salariés* subissent, eux aussi, des sorts très divers. Les grands favorisés sont ceux des grands secteurs industriels. Puissamment organisés ou, simplement, disposant de moyens de pression considérables, ils améliorent leurs salaires dans des proportions souvent supérieures à l'inflation.
On ne peut plus distinguer simplement, comme il y a cinquante ans, chefs d'entreprise, salariés, paysans, indépendants, etc. Si cette distinction vaut encore partiellement elle se complique, plus subtilement, d'une distinction nouvelle : *secteurs* *forts* et *secteurs* *faibles*.
Les *secteurs* *forts* sont... ceux qui le sont. Simple constatation de fait. Énumérons les grandes féodalités financières et industrielles (publiques ou privées), toutes les activités qui gravitent dans l'orbe de ces féodalités, et toutes les activités qui disposent de moyens de pression. Force économique, force politique, force de l'opinion publique, il y a une grande variété de secteurs forts.
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Les *secteurs* *faibles* sont les autres : tous ceux qui ne peuvent s'insérer dans le peloton de création du capital neuf. Ce sont donc d'abord, bien sûr, les créanciers de toutes sortes, tous les détenteurs de patrimoines dont on ne peut faire un capital productif, tous ceux qui sont en marge du progrès, l'ensemble des paysans, des indépendants, des « bourgeois », les « vieux », tous les salariés des entreprises marginales -- qui constituent la majorité du monde salarial -- les employés et les fonctionnaires des vieux secteurs -- bref, tout ce qui ne dispose pas, pour se défendre, du nombre organisé, du syndicalisme, des mass-media. A l'intérieur de cette vaste population, les familles nombreuses (à partir de trois enfants) sont les plus touchées.
La population des secteurs forts est-elle plus ou moins nombreuse que celle des secteurs faibles ? C'est d'autant plus difficile à estimer que la situation générale est mouvante et que les situations particulières ne sont pas toujours bien définies. On pourrait s'étonner que la population, très nombreuse en toute hypothèse, des secteurs faibles, soit aussi passive. Mais ce serait ne pas tenir compte des faits suivants : que l'augmentation des revenus nominaux reste, pendant de très longues années, un facteur de satisfaction, que l'amélioration des conditions de la vie (équipement ménager, télévision, voiture, etc.) est un autre objet de satisfaction, que *les pertes de capital sont rendues invisibles par différents accroissements de revenus directs ou indirects* (sécurité sociale), bref que le changement de la vie sociale constitue un extraordinaire « divertissement ». Et puis les faibles sont les faibles. Ils sont inconsciemment résignés. Ils sont parfois convaincus d'être encore les privilégiés.
#### Qu'est-ce qui est détruit ?
Le caractère le plus frappant de l'inflation continue, c'est la *mutation de structures* qu'elle opère.
Les inflations d'entre les deux guerres tuaient les faibles, mais ne faisaient qu'égratigner les structures. Brutales, désordonnées, refusées dans leur principe, elles étaient, par rapport à l'inflation continue, comme sont les émeutes par rapport à une révolution.
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Aujourd'hui, il y a révolution. Le seuil de résistance de la société traditionnelle a été franchi. On est passé du régime financier de la *capitalisation* à celui de la *répartition*, du régime économique de *la propriété personnelle* à celui de *la propriété collective*, du régime social de l'*activité indépendante* à celui de l'*activité salariée*. Cela s'est fait par évolution. Ce qui existe aujourd'hui comme règle générale existait précédemment, mais à titre exceptionnel (l'exception fût-elle très répandue). Inversement, ce qui était naguère la règle subsiste, mais à titre exceptionnel (même si l'exception demeure importante). Le corps social a basculé d'un système majoritaire à un autre.
Cette évolution-révolution, cette mutation constitue la *socialisation*.
La socialisation, c'est l'accroissement du nombre, de la complexité et de la dépendance mutuelle des éléments composants de la société. Elle pousse à la constitution de « centres de décision » de plus en plus élevés. Autrement dit, elle fait de la concentration, dans les deux domaines *économique* et *politique*. Autrement dit encore, elle fait du super-capitalisme et de l'étatisme.
L'inflation n'est pas cause essentielle de la socialisation. La cause, c'est le progrès technique. Mais l'inflation est un *accélérateur* puissant.
La mutation de structures est donc une création de structures nouvelles concomitante à la destruction de structures anciennes. Quelles sont les structures détruites ? Toutes celles qui résultent de *la primauté de la personne*, c'est-à-dire toutes celles qui soutiennent et que soutiennent la *liberté personnelle* et la *propriété personnelle*. Des mots nombreux évoqueraient bien les structures multiples ainsi détruites, ou du moins ébranlées : famille, patrimoine, héritage, tradition, métier, honneur professionnel, service de l'État dans se ; structures de base : magistrature, armée, « grands corps », etc.
Une fois engagé, le processus de socialisation se développe par auto-génération. Le non-salarié est *obligé* de devenir salarié, pour ne pas payer pour les autres et pour bénéficier de la sécurité sociale et d'un régime de retraites.
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En dehors des individus, toutes les associations, toutes les institutions sont également *obligées* de se mettre sous la coupe de l'État, sans quoi c'est la mort à brève échéance. Toutes les activités économiques libres, individuelles ou sociétaires, sont *obligées* de disparaître ou de se vendre à des sociétés et à des banques qui en prennent « le contrôle ». Dans tous les domaines, sans excepter celui du livre, de la revue et du journal, le phénomène est visible.
Avec les personnes et les structures, ce sont les *vertus* et les *valeurs* qu'elles incarnaient qui disparaissent ou sont atteintes. Ne les passons pas en revue. Il suffit de jeter un coup d'œil autour de soi pour apercevoir ce que peuvent signifier aujourd'hui des mots comme « honneur », « indépendance », « fidélité », pour comprendre ce qu'est la vie de millions de paysans, d'artisans, d'écrivains, de professeurs, de chefs d'entreprise et de chefs de famille. La machine à broyer broie. Elle s'appelle Argent, État, Église. L'inflation en est l'huile, quand elle n'en est pas le moteur.
#### Des remèdes ?
Est-ce à dire que ce Léviathan, que dénonçait Pie XII et vers lequel nous conduit la socialisation, soit la réalité nécessaire de demain ? Nullement. Une civilisation qui mue (c'est le cas) consomme énormément de vie, dans la souffrance et l'injustice ; mais ce qui meurt ne devient pas fatalement cendre. Le sacrifice est le prix de la rédemption et le grain qui pourrit produit la moisson. Si ce qui frappe le plus dans la poussée actuelle, c'est l'invasion de la matière et du matérialisme, les forces de résistance spirituelle sont perceptibles. Dans les millions de salariés qui, au sein des féodalités industrielles, constituent une classe privilégiée, l'aspiration à une vie personnelle est nette. Ils répugnent aussi bien à l'anarchie gauchiste qu'au totalitarisme communiste. Ils désirent une famille, un foyer, une maison, la possibilité d'épargner et d'élever normalement leurs enfants.
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Si la propriété était intelligemment diffusée et si les dirigeants de la société se souciaient de favoriser la restauration des valeurs fondamentales liées à la protection de la personne, l'accord profond de tout le pays permettrait de donner corps à une civilisation digne de ce nom.
L'Église y pourrait beaucoup. Mais il faudrait pour cela qu'elle se retrouve, et c'est elle, malheureusement, la plus atteinte.
Quoi qu'il en soit ce n'est pas des remèdes que nous voulions parler aujourd'hui, mais des maux. L'inflation a trop duré. On commence à en prendre conscience. Pour savoir ce qu'il va falloir construire ou reconstruire, il faut d'abord savoir ce qui est détruit. C'est ce que nous avons voulu rappeler brièvement.
Louis Salleron.
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## CHRONIQUES
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### L'enseignement "rénové" du français
*Au cœur de la révolution culturelle*
par Étienne Malnoux
DE TOUS LES BIENFAITS dont naturellement la famille et la société gratifient l'enfant, il en est un particulièrement important et privilégié, le don de la langue si justement qualifiée de maternelle. Cette langue maternelle est la condition préalable, inéluctable de la formation de la pensée, de l'acquisition de tous les savoirs dans tous les domaines, aussi bien littéraire que scientifique, celle qui permet et conditionne l'accès au patrimoine littéraire et intellectuel d'une civilisation, d'une nation, l'apprentissage éventuel d'autres langues.
D'où l'importance primordiale de cet enseignement.
Qu'une langue maternelle cesse d'être enseignée convenablement, que l'enseignement du français périclite et décline, c'est la pensée française qui décline, la science française, la civilisation française, la nation française qui sont en péril.
Une grande nation, une grande civilisation, c'est d'abord une langue. Une nation vit dans sa langue, son âme survit par son langage à sa mort matérielle, comme ce fut le cas exemplaire du latin. Une nation dont la langue n'est plus enseignée avec tout le soin et toute la rigueur qu'elle exige est promise à la mort, et sa civilisation avec elle.
Le premier acte d'un conquérant qui veut faire disparaître une nation défaite ou annexer une de ses provinces, c'est d'interdire au vaincu l'usage de sa langue maternelle ou nationale, et de le contraindre à apprendre sa propre langue.
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C'est ce que tentèrent notamment le pangermanisme et le panslavisme. Alphonse Daudet a fixé à tout jamais dans nos cœurs l'image de la dernière classe de Français dans un petit village de l'Alsace annexée au lendemain de la défaite de 1870. Tout Français, s'il n'est pas un traître à son pays, ne peut que réagir vigoureusement à cette terrible, brutale conséquence de la défaite et de l'annexion.
Mais le Français réagit beaucoup moins vivement lorsque cette agression culturelle est plus insidieuse, plus feutrée, plus secrète, moins voyante, lorsqu'elle s'apparente à la guerre subversive et non plus à la guerre traditionnelle.
Tel est bien cependant ce qui se produit actuellement sous nos yeux. Il ne s'agit pas d'une destruction brutale de la langue française, mais d'une entreprise de décomposition, de dénaturation progressive par le moyen de l'École, à tous ses niveaux, et tout particulièrement, mais non exclusivement, de l'École publique. L'École constitue le moyen privilégié de la conquête linguistique et culturelle. Plus le système d'éducation est poussé, complexe, plus l'enseignement est centralisé et étatisé, plus absolue et prolongée l'obligation scolaire, plus rapide, plus profonde, plus totale la conquête linguistique et culturelle.
Dénoncée avec lucidité et vigueur par Charles Maurras dès la fin du siècle dernier ([^2]) cette agression s'est précisée et accélérée ces dernières années, en particulier depuis la révolution culturelle de mai 1968 et à sa faveur.
Aucun décret ministériel, aucune loi n'a encore officialisé un bouleversement profond de l'enseignement de notre langue. Toutefois, un certain nombre de documents émanant du Ministère de l'Éducation nationale, et diffusés par l'Institut national de recherche et de documentation pédagogiques (29, rue d'Ulm, Paris 5^e^), permettent de mesurer l'ampleur de cette révolution culturelle. Deux textes nous paraissent particulièrement graves :
-- *L'enseignement* *du* *français* *à* *l'école* *élémentaire*. *Principes* *de* *l'expérience*. *en* *cours*. *Janvier* *1971*.
-- *Commission* *de* *réforme* *de* *l'enseignement* *du* *français* : *texte* *d'orientation*.
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Le premier est le rapport, édulcoré à l'usage externe, de la fameuse Commission créée à l'initiative de l'Inspecteur général Rouchette, dont le président est l'académicien Pierre Emmanuel. Elle concerne une expérience *en* *cours*, tellement généralisée désormais qu'on peut considérer qu'elle constitue un fait accompli, sans avoir jamais fait l'objet d'aucun débat législatif, ni d'aucun décret ministériel.
Le second document, œuvre de cette même commission, beaucoup plus prudent mais de même inspiration, vise à étendre à l'enseignement secondaire les dispositions qui concernent l'enseignement élémentaire.
Avant de procéder à l'analyse détaillée et critique de ces documents et de leur application, il est nécessaire, pour en saisir la véritable portée, de rappeler et de préciser, au moins sommairement, le contexte dans lequel se situe cette réforme de l'enseignement du français.
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Le personnel dépendant du Ministère de l'Éducation nationale constitue à l'heure actuelle, avec près d'un million d'employés, la plus grosse entreprise mondiale. Il va de soi qu'elle est, par sa nature même, un État dans l'État, qui échappe plus ou moins à l'autorité de l'État. L'État paye, mais pratiquement ne dirige plus, ne peut plus diriger cette machine énorme ; ne le pourrait même plus s'il en avait la volonté, qui lui fait au demeurant défaut.
Comme nous l'avons montré à différentes reprises par ailleurs, ce corps enseignant est massifié, et par conséquent massivement marxisé. L'emprise syndicale est inéluctable dans une telle masse. Les marxistes ont vu depuis longtemps tout le parti qu'on peut tirer de l'enseignement public, à des fins révolutionnaires ; alors que la bourgeoisie française, qui ne s'en est pas encore rendu compte, continue de prendre pour vérité d'évangile les contrevérités du *Figaro* et du *Monde*.
Sans négliger le nombre, le courage, la détermination de certains Syndicats tels que le *SNALC* (*Syndicat* *National* *des* *Lycées* *et* *Collèges*)ou du *Syndicat* *Autonome* *de* *l'Enseignement* *supérieur*, il n'en demeure pas moins que les syndicats marxistes sont majoritaires. Le plus important est la *Fédération* *de* *l'Éducation* *Nationale*, dominée par les communistes orthodoxes, et dont les sections les plus puissantes sont le *SNI* (*Syndicat* *National* *des* *Instituteurs*), *SNES* (*Syndicat* *National* *de* *l'Enseignement* *Secondaire*). *SNESup* (*Syndicat* *National* *de* *l'Enseignement* *Supérieur*).
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Le *SGEN* (*Syndicat* *Général* *de* *l'Éducation* *Nationale*), affilié à la CFDT, est dominé par des gauchistes de tout poil. L'influence de ces syndicats est considérable. Ils sont installés au ministère, où ils ont l'oreille du ministre, sur lequel ils peuvent exercer toutes les pressions. Ils occupent tous les postes-clés et peuvent souvent, par simple inertie, paralyser l'énorme et lourde machine dont ils sont les véritables maîtres. Ils constituent la majorité du personnel du ministère, des inspections académiques, de l'inspections primaire, la majorité des enseignants à tous les niveaux. Leur arme suprême : la grève, dont la crainte fait capituler le ministre et le gouvernement.
Des secteurs entiers de l'enseignement public sont totalement soumis à ces syndicats ; la plupart des écoles primaires sont de fait dirigées par le parti communiste : le refus d'adhésion au Syndicat est inconcevable. Dans un grand nombre de lycées, la cellule du SNES fait régner la terreur et la révolution culturelle, organise la pédagogie, fait les programmes, ostracise, persécute, brime les réfractaires. La masse de manœuvre employée pour briser tel ou tel professeur non marxiste est constituée par les élèves, que l'on dresse contre l'homme à abattre. Il faut une vertu quasiment héroïque pour résister à de tels traitements ; car on ne peut pas compter, sauf exception, sur la protection et le secours des supérieurs hiérarchiques et de « l'État, mon maître ». Chacun « se défile » ; c'est la fuite éperdue devant les responsabilités : le mot d'ordre est « pas d'histoire ».
Dans l'enseignement supérieur, certaines universités sont déjà uniquement des séminaires marxistes (Paris VII, Vincennes, par exemple). D'autres sont en train de le devenir, ou le sont partiellement. De façon générale, les « assistants » des disciplines littéraires et des sciences humaines sont à de rares exceptions près des instructeurs marxistes qui préparent les futurs professeurs de marxisme de l'enseignement du premier et du second degré, dans les disciplines les plus favorables à la propagande et à l'endoctrinement : histoire, philosophie, littérature, français.
La démocratie française se trouve placée dans une situation qui serait puissamment comique, si elle avait une autre issue que le totalitarisme marxiste. Un électorat éminemment bourgeois et encore anti-marxiste vote aveuglément pour un parti qui lui fait payer fort cher l'endoctrinement marxiste de ses enfants, dont il semble au demeurant ou bien ne pas s'apercevoir, ou bien ne pas avoir cure. En dehors de la politique cela s'appellerait une escroquerie. Pour en sortir, l'issue démocratique ne saurait être que la victoire de la gauche dont on connaît, et pour cause, l'attachement à l'école publique. Le programme de la gauche prévoit la nationalisation des dernières survivances de l'enseignement libre.
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On ne saurait trouver preuve plus éclatante de l'absurdité, de la nocivité, de l'inefficacité, de la malhonnêteté du régime démocratique. La V^e^ République est incapable par nature d'assurer à la France un enseignement public qui ne débouche pas sur un endoctrinement marxiste.
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Dans l'enseignement libre, en particulier catholique, la situation n'est guère meilleure. Depuis longtemps beaucoup de familles chrétiennes ne veulent plus consentir à leurs écoles les sacrifices financiers et civiques nécessaires. Par voie de conséquence, les professeurs laïcs de l'enseignement chrétien, insuffisamment rétribués, surchargés de travail, n'ayant pas le temps de se cultiver, d'étudier, d'acquérir des diplômes, n'ont pas toujours eu les qualités intellectuelles et les qualifications professionnelles désirables ; de surcroît ils ont été considérés trop souvent par les familles fortunées comme des valets.
Faut-il s'étonner qu'une bonne part de ce « prolétariat » intellectuel, aigri et malheureux, stimulé par les propagandes révolutionnaires dans l'Église et hors de l'Église, écœuré du manque d'égards dont il était l'objet, se rallie aux contrats qui leur garantissent une sécurité d'emploi, des salaires comparables à ceux des collègues, une convention collective de l'État, une retraite. Des syndicats se sont constitués ; l'un des plus puissants et actifs d'entre eux est affilié à la C.F.D.T. Il y a même un syndicat cégétiste de l'enseignement catholique ! L'inspiration gauchiste prétendue chrétienne n'est pas moins subversive et marxiste que le gauchisme laïc. La spécificité de l'école chrétienne par rapport à l'école laïque tend de plus en plus à s'effacer, et la gauche, si elle était au pouvoir, n'aurait sans doute pas grande peine à nationaliser un enseignement qui n'est plus libre ni catholique que de nom. enseignement libre s'efforce fréquemment de rivaliser avec l'enseignement public en démagogie et en absurdité pédagogique. Sa hantise est d'avoir l'air conservateur de quelque chose, de ne pas être dans le vent, à la ointe du progrès. Aussi est-ce parmi les professeurs de l'enseignement libre, clercs ou laïcs, que l'on trouve les plus ardents démolisseurs des humanités classiques, les plus enthousiastes « réformateurs » de l'enseignement du français.
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L'enseignement secondaire libre prépare au baccalauréat. Il est donc tenu par des programmes, des méthodes, des examens dont l'absurdité devient chaque jour plus délirante. Maurras disait déjà : « L'enseignement est libre, dira-t-on. Ceux qui ne veulent pas envoyer leurs enfants aux lycées de l'État n'ont qu'à les envoyer dans les maisons privées d'instruction. Néanmoins, ces parents qui n'utilisent pas l'enseignement de l'État le payent de leurs sous. Aucune subvention publique n'est accordée aux maisons d'éducation ou d'instruction étrangères à l'État. L'État n'établit pas seulement les programmes d'enseignement. Il s'est réservé le droit de donner la sanction de cet enseignement. Il exige, pour délivrer un diplôme, que le candidat justifie, non pas qu'il est instruit, mais qu'il est instruit de ce que l'État veut que l'on sache. Ainsi les établissements privés sont obligés de se conformer aux programmes officiels et, comme ceux-ci sont extrêmement chargés, il n'est pas possible de les surcharger encore en y introduisant ce qui n'est pas prévu. Il est bien évident qu'un établissement qui ne réussirait à ne faire passer bachelier aucun de ses élèves serait vite réduit à fermer ses portes et, comme les établissements privés sont tenus en suspicion par les autorités, par les examinateurs officiels, ils s'efforcent souvent d'échapper à la mauvaise note en renchérissant sur l'esprit de l'enseignement officiel. On pourrait presque dire que certaines écoles, certains collèges sont plus infectés de libéralisme que les lycées, car ils ont à se faire pardonner l'apparence d'indépendance qu'on leur prête. »
Cette surenchère démagogique et progressiste d'un certain enseignement libre sur l'enseignement public n'a fait que croître et embellir. La sottise réformatrice, la démolition de toute pédagogie, de tout enseignement, de toute éducation sont pires dans certaines écoles libres que dans les lycées.
Il va de soi que nous ne mettons nullement en cause les quelques écoles privées, confessionnelles ou laïques, dont les directeurs et le corps professoral maintiennent héroïquement et avec succès un enseignement et une éducation de qualité. Elles ne sont hélas que des exceptions. Mais ces exceptions sont déjà, si Dieu le veut, le germe d'une renaissance.
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La transformation de l'École, aussi bien publique que libre, en centre de révolution culturelle et de conditionnement marxiste est encore aggravée par le relâchement du cadre familial et la diminution du rôle éducatif de la famille.
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Il y aurait beaucoup a dire sur certaines réformes législatives qui ont légalement dépossédé le père de son rôle naturel, légitime et sacré de chef de famille pour institutionnaliser les querelles conjugales et faire disparaître chez les enfants toute notion de respect de l'autorité naturelle de leurs parents.
Le fait majeur, évident, est le nombre croissant des femmes qui travaillent en dehors de chez elles, et par conséquent sont absentes du foyer toute la journée : signe frappant de l'évolution sociale de notre temps. Le salaire d'un homme ne suffit plus à faire vivre sa famille. Une des grandes escroqueries du progrès social est de faire travailler deux personnes au lieu d'une pour assurer la subsistance d'une famille.
Même dans le cas où leur travail ne serait pas nécessaire, beaucoup de femmes éprouvent le besoin d'occuper un emploi salarié. Tout, sauf être dans le rôle devenu humiliant, « aliénant », de mère de famille et d'épouse au foyer. La femme sans profession éprouve des « complexes » par rapport à la femme émancipée, qui part le matin travailler dehors et ne rentre que le soir, comme un homme.
Le résultat le plus fréquent est que l'enfant, dès que sa mère est en état de reprendre son travail (il a environ deux mois), est placé de 7 h. 30 à 19 h. dans une crèche, confié à une nourrice ou à une bonne espagnole. A partir de deux ans et demi ou trois ans, il va à la maternelle, puis à l'école primaire, et restera ainsi obligatoirement scolarisé jusqu'à l'âge de seize ans au moins.
Le petit enfant ne voit donc sa mère que quelques minutes le matin. Le soir, la maman exténuée n'a une hâte, expédier le dîner, afin que « le couple » puisse jouir en paix de la télévision et vaquer à ses devoirs conjugaux. L'enfant est couché promptement avec, souvent, une dose de tranquillisant pour qu'il ne dérange pas ses parents. Plus tard, il sera admis dans un religieux silence aux rites de la Télé. Mais son séjour à l'école sera prolongé, les jours de congé, par des activités parascolaires variées, dans les maisons de jeunes et de la culture. Pendant les grandes vacances, il sera souvent envoyé au bon air dans une colonie, ce qui permettra « au couple » de retrouver son intimité dans un village de vacances collectives.
L'enfant, dans cette nouvelle conception de la famille, n'est certes plus un fardeau. C'est un quasi orphelin, un assisté social dont la famille se déleste et dont elle abandonne la charge pour une part grandissante à la collectivité, à l'école, *c'est*-*à*-*dire* *à* *ce* *corps* *enseignant* *dont* *nous* *avons* *parlé* *plus* *haut*.
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La mainmise de l'école sur l'enfant croît à mesure que le rôle de la famille, et plus spécialement de la mère, s'amenuise. L'enfant passe beaucoup plus de temps à l'école, reçoit beaucoup plus des éducateurs artificiels qu'il n'en passe dans sa famille avec ses éducateurs naturels. Il faut bien saisir l'importance de ce phénomène pour comprendre la gravité des réformes qui concernent l'enseignement du français. C'est la mère qui donne à l'enfant, avec sa vie et sa nourriture, sa langue maternelle. L'acquisition de cette langue se fait naturellement, spontanément, directement, -- parce que l'enfant vit dans un cercle familial et social, et en absorbe sans effort et sans difficulté le langage : Ce lui se fait dès la naissance et, approximativement, jusqu'à l'âge de sept ans. Dans ce processus non intellectuel, surtout passif et réceptif, le rôle de la mère est primordial ; il est presque tout.
Or, un des aspects frappants de la révolution sociale et culturelle qui se déroule sous nos yeux est *la* *substitution* *des* « *maternelles *» *aux* *mères*. Il est donc fatal que le rôle d'éducatrice naturelle de la mère soit transféré à l'école qui accomplit cette besogne artificiellement ; de la même façon que la poule couveuse est remplacée par une couveuse artificielle.
On ne peut rien comprendre à certaines réformes pédagogiques, notamment à celle de l'enseignement du français, si l'on néglige cette transformation radicale de la structure et du comportement de la famille, en particulier de la femme en tant que mère, et l'énorme emprise de l'École sur l'enfant, qui en est le résultat inéluctable.
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D'une façon générale, on est contraint de constater qu'un abêtissement généralisé résulte de la démocratisation de l'enseignement et des méthodes employées. C'est une faillite totale.
Il y a cinquante ans, le petit Français qui avait obtenu le Certificat d'études -- le Certificat d'études de Jules Ferry, si critiqué, si critiquable -- savait lire de façon à peu près correcte, et écrire sans fautes d'orthographe. Il savait aussi ses départements et leur préfecture, et une histoire de France falsifiée. Il savait peu de choses, avait acquis certaines notions erronées, mais savait quelque chose.
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La majorité des enfants que la prolongation de la scolarité obligatoire laisse passer presque sans contrôle dans l'enseignement secondaire, non seulement ne savent plus les départements, ni les rudiments de l'orthographe, mais savent à peine lire et écrire. Il faudra donc que « l'enseignant » -- on ne peut plus dire le professeur -- qui les accueille dans le premier cycle secondaire ou bien tâche d'inculquer à ses élèves ce qu'ils auraient dû apprendre préalablement, ou bien dispense un enseignement que seuls quelques élèves normaux sont en mesure d'assimiler.
De la même façon, le niveau des Universités a baissé considérablement. Les bacheliers qui accèdent à l'enseignement supérieur ont d'énormes lacunes de culture générale dues à la médiocrité de leurs études secondaires. La qualité de leur français est lamentable : ils ne savent ni l'orthographe, ni la grammaire, ni la ponctuation. Ils sont de surcroît incapables de construire et d'organiser leur pensée d'une façon claire et logique. Les premières années d'Université devraient donc se passer à essayer d'inculquer ce qui était naguère considéré comme acquis dans l'enseignement secondaire et sanctionné par le baccalauréat.
Il y a quelques années déjà, les tests de l'armée révélaient un nombre impressionnant de quasi illettrés parmi les jeunes recrues qui avaient toutes été soumises à l'obligation scolaire. Tous les jeunes gens avaient appris à lire et à écrire, mais avaient oublié. L'effort de lire était tel qu'ils ne comprenaient pas ce qu'ils ânonnaient laborieusement. ([^3])
Il ne semble pas que le nombre des illettrés doive décroître, bien au contraire. Les méthodes pédagogiques employées, comme nous le verrons, y contribuent efficacement, mais aussi le développement des moyens de communication audio-visuels ; le téléphone dispense d'écrire, la télévision de lire. Par l'usage qui en est fait, le progrès scientifique et technique va donc directement à l'encontre de la démocratisation de l'enseignement, si l'on entend par là les progrès intellectuels des personnes.
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L'enseignement secondaire classique a succombé sous la coalition de l'Église et de l'État. Le décret qui a reporté l'étude du latin à la classe de 4^e^ a réduit celle du grec à une survivance anachronique.
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Dans telle ville de province, il n'y a plus qu'un élève de grec en première au lycée d'État, tandis que dans l'ensemble des établissements libres, un seul élève de seconde ayant demandé à étudier le grec, l'enseignement en a été supprimé.
Par souci d'égalitarisme, on a rendu l'initiation au latin obligatoire pour tous les élèves au cours de la classe de 5^e^. Ce qui aboutit au résultat absurde que certains professeurs de français, en 5^e^, qui ignorent le latin, doivent néanmoins initier leurs élèves à cette langue. On peut imaginer les résultats. Une importante proportion de jeunes professeurs de français, munis d'une licence et d'un CAPES de Lettres modernes, n'ont jamais étudié le latin. Leur enseignement s'en ressent évidemment, non seulement dans le domaine de la philologie mais aussi dans celui de la culture. Ce qui faisait l'originalité et la valeur de l'enseignement secondaire français, c'était l'association de l'étude du français avec celle des langues classiques. Le même professeur enseignait à la fois le français, le latin et le grec. Les langues anciennes n'étaient pas une spécialité érudite. Tout l'héritage culturel d'Athènes et de Rome passait directement dans notre langue et dans notre littérature. C'en est fait maintenant ; le latin et le grec sont aussi loin des jeunes Français que l'assyrien ou l'égyptien : des curiosités archéologiques, et non plus un patrimoine artistique, intellectuel et linguistique. L'étude du latin et du grec nécessitait de sérieuses notions de grammaire, permettait l'approfondissement étymologique du vocabulaire, le contact direct avec les sources de notre pensée et de notre sensibilité, la prise de conscience de la continuité et de la pérennité de la civilisation gréco-latine.
Le lien de langue et de pensée qui faisait de nous de riches héritiers a été brisé, afin de transformer les jeunes générations en prolétaires intellectuels, en orphelins de la culture.
Les réformes élaborées par la commission Pierre Emmanuel, exposées dans le rapport Rouchette, prennent toute leur signification à la lumière des observations qui précèdent. Et il convient de ne pas oublier qu'il s'agit d'une expérience en cours.
Ce rapport commence par un constat d'échec de l'enseignement élémentaire, en particulier en ce qui concerne le français :
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« Il ne convient pas de fermer les yeux sur une évidence : dans l'enseignement élémentaire, quel que soit le dévouement des maîtres, nos ambitions ne sont pas réalisées comme elles le devraient. Le fossé s'est creusé entre ce qui est enseigné et ce qui est effectivement assimilé par l'élève. On admet que celui-ci, à l'âge de 11 ans, a appris à lire, à s'exprimer correctement oralement et par écrit, à conjuguer, à orthographier, à analyser logiquement et grammaticalement, à appliquer les règles syntaxiques. Pour le premier cycle, suite normale et obligatoire du cycle élémentaire, les programmes ne prévoient plus que des approfondissements. Or l'expérience montre que vers la onzième année les connaissances fondamentales sont, souvent, mal assurées.
« Les raisons certes en sont nombreuses et ce n'est pas ici le lieu de les examiner dans le détail. Il suffit de constater le fait : des méthodes éprouvées, qui ont pour elles l'autorité que confère la tradition, ne donnent plus les mêmes résultats qu'autrefois. Elles déçoivent nos espérances, non parce qu'elles ont perdu leurs qualités et leur vertu, mais parce qu'elles sont moins bien reçues de la génération actuelle. Les enfants d'aujourd'hui vivent dans un univers où prédominent le son, l'image, la télévision, le cinéma, la publicité... Pour eux, le livre a cessé d'être l'unique instrument par lequel se transmettent l'information, la connaissance, la culture. Comme l'adulte, l'enfant subit l'environnement. »
Mais les causes réelles sont en fait escamotées : insuffisance quantitative de l'enseignement du français, de plus en plus réduit au profit des mathématiques modernes, des leçons de choses, de la gymnastique, de la natation, des classes de neige ou de mer, de la sociologie, de la psychologie, du code de la route, des activités socio-culturelles, et autres bavardages ; insuffisance qualitative, les instituteurs étant eux-mêmes de plus en plus étrangers au français, incapables de l'écrire correctement, ignorants de la grammaire ; ne sachant pas faire une analyse grammaticale, et encore moins une analyse logique, comment enseigneraient-ils ce qu'ils ne savent pas ? Les recettes de cuisine pédagogiques « ne servent pas de rien ».
Il est évident que Monsieur l'Inspecteur général Rouchette n'en est pas à une contradiction près. Son rapport en fourmille. Après avoir constaté page 5 la vanité des prétentions de l'enseignement élémentaire, il proclame p. 6 :
« Or, l'essentiel, au cours de la scolarité élémentaire, c'est-à-dire entre la sixième et la onzième année, est de mettre l'enfant en possession de sa langue maternelle, de lui donner la possibilité d'en utiliser toutes les ressources, de lui faire acquérir, par l'entraînement à la communication et à l'expression, la maîtrise du français contemporain, *oral* *et* *écrit*.
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Il pourra ainsi user de formes de plus en plus élaborées et il saura choisir entre les registres de langue celui qui convient le mieux aux situations dans lesquelles il se trouve, lorsqu'il parle et lorsqu'il écrit. »
« Dans le même temps, plus que dans le passé, la libre démarche de création verbale personnelle sera encouragée, la sensibilité et l'imagination enrichies, ce qui permettra une ouverture à certaines formes de littérature et, plus particulièrement, à la poésie ».
*A* *onze* *ans*, non seulement « la maîtrise du français », mais « la libre démarche de création verbale personnelle », « l'ouverture à certaines formes de littérature et plus particulièrement à la poésie » (et bien entendu, la théorie des ensembles, le fonctionnement de la fosse septique, la physiologie humaine, organes sexuels compris, l'initiation à la cosmologie, à la Sécurité Sociale ou au droit syndical et la démocratisation de l'enseignement).
« Une pédagogie nouvelle ou renouvelée qui implique une double mutation intéressant à la fois l'attitude du maître et les techniques » doit permettre ce miracle.
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« Le principe directeur de l'expérience en cours », le postulat de base, c'est que la famille n'existe pas, du moins que son rôle dans l'éducation de l'enfant est inexistant.
Par conséquent, c'est à l'école et à l'école seule qu'incombe globalement l'éducation des enfants qui lui sont envoyés de plus en plus tôt. Dans sa conférence de presse du 18 mars 1972, le président de la République indiquait nettement que telle est bien l'orientation de la politique scolaire de la V^e^ République (prolongeant d'ailleurs l'œuvre de ses devancières) :
« Nous avons doublé le nombre des maternelles : aujourd'hui, pratiquement tous les enfants de cinq ans vont à l'école, l'immense majorité de ceux de quatre ans y vont aussi, ainsi qu'une grande proportion de ceux de trois ans, et une part non négligeable des enfants de deux ans commence à en prendre le chemin. Pour la préscolarisation, la France est en tête dans le monde avec la Belgique. »
Le plaisant record que voilà ! L'idéal à atteindre, c'est que le bébé prenne le chemin de la maternelle, dès que la force de ses petites jambes lui permet de quitter la crèche à quatre pattes.
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Question à M. le Président de la République : a-t-il lu le rapport Rouchette ? Qu'en pense-t-il en sa qualité d'ancien professeur de français ? Il est à redouter que la réponse présidentielle manifeste autant de jugement qu'en matière artistique.
L'école assumant désormais les fonctions éducatives de la famille dès que l'enfant a l'âge de deux ans, il ne faut pas s'étonner que l'enseignement du français s'en trouve complètement modifié, ainsi que le rôle des maîtres et des maîtresses.
L'école devient en effet une garderie qui doit en même temps faire acquérir à l'enfant ce qu'il recevait naguère spontanément, naturellement, dans sa famille, et plus spécialement de sa mère. L'école ne doit plus seulement enseigner à lire et à écrire à des enfants sachant déjà parler leur langue maternelle, mais tout bonnement leur apprendre à *parler*, puisque l'enfant n'est pratiquement dans sa famille que pour dormir.
D'où la priorité de l'expression *orale* (p. 13) du français à l'école, qui doit accomplir *artificiellement* ce qui normalement, dans des conditions de vie conformes à la nature humaine, se fait tout seul. C'est à cette absurdité fondamentale, suivie d'autres absurdités en chaîne, que conduisent inéluctablement les doctrines individualistes destructrices de notre société. La dissolution de la cellule sociale de base, la famille, entraîne fatalement son remplacement, pour l'éducation de l'enfant, par un organisme artificiel, parasitaire et envahissant : l'école.
Pourtant, un enfant n'apprend pas sa langue maternelle. Il apprend des langues étrangères. La sienne lui vient toute seule, dans les premières années de sa vie. Il l'acquiert, la reçoit sans peine et sans effort, naturellement, dans son milieu naturel, son cercle de famille, parents, grands-parents, frères et sœurs, petits camarades. Son premier livre, comme dirait Montaigne, est le grand livre de la Nature.
Cette fonction naturellement et spontanément éducatrice de la famille et de la vie familiale, le rapport Rouchette l'attribue donc à l'école, qui se trouve ainsi amenée à enseigner, artificiellement, ce qui est acquis naturellement en dehors de l'école sans qu'il soit besoin de l'enseigner.
Pour acquérir la pratique de sa langue maternelle, il faut bien que l'enfant parle. Où parlerait-il sinon à l'école ? L'école se transforme donc en école de bavardage : au groupe familial naturel est substitué un « groupe-classe » artificiel.
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Le maître d'école cesse d'être un simple instituteur ayant pour mission précise d'enseigner à lire et à écrire, puis la grammaire et un minimum de vocabulaire précis. Il devient un éducateur global qui doit remplacer à la fois le père, la mère et l'instituteur. « On comprend, écrit M. Marcel Rouchette, ce que peut être alors le rôle du maître. Il lui appartient de susciter les situations éducatives propres à soutenir l'intérêt de l'enfant, à « motiver » la communication orale et écrite, de proposer les exercices d'apprentissage nécessaire, bref, de solliciter, de favoriser la créativité mais aussi de guider, d'observer, d'organiser en vue d'assurer le progrès linguistique. La classe devient ainsi non seulement le lieu oie le maître parle à ses élèves, mais encore et surtout un lieu où s'échangent des informations d'élèves à maître et tout particulièrement d'élève à élève, de groupe à groupe. » (p. 7.)
On plaint ce malheureux maître, ou cette infortunée maîtresse.
Il leur faudra créer artificiellement des « situations », vraies, comme dans la vie. Mimer, pour « motiver » les élèves et les faire parler, ce qui se passe dans la vie réelle, sans qu'il soit besoin de pédagogue patenté :
« Ce sont les élèves eux-mêmes qui jouent le rôle le plus actif comme sources et récepteurs d'informations, le langage du maître demeurant un élément fondamental de référence. Son rôle principal doit être d'aider les enfants à surmonter les déficits divers hérités du milieu, ou de handicaps psycho-physiologiques. » (...)
« Pour qu'il y ait échange, il faut qu'existent :
-- chez l'un des partenaires le désir de dire quelque chose à quelqu'un ;
-- chez l'autre, le désir ou l'intention d'apprendre quelque chose d'un autre. Ce qui suppose que les élèves apprennent non seulement à dire, mais également à écouter.
« Il est bien entendu que les rôles peuvent être intervertis selon la personnalité des individus, la nature et le développement de la situation, etc. » (...)
(..)
« D'autre part la situation de départ déterminera la forme linguistique usitée aussi naturellement que dans la vie : on ne parle pas à un commerçant comme on parle à ses amis, à ses parents, à ses enfants, au public d'une conférence. On ne raconte pas, on ne parle pas non plus au téléphone comme à table. » (pp. 17-18.)
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Dans ce qui est qualifié « d'approches globales de la langue », le maître doit adopter le comportement suivant « ...des expériences déjà concluantes permettent de donner le conseil de ne pas corriger *sur* *le* *moment* les formes impropres ou irrégulières, cette intervention risquant de bloquer l'expression tant dans ses sources affectives qu'au niveau des structures linguistiques qui doivent fonctionner avec le maximum de spontanéité ou d'automatisme. »
« Le climat de la classe est essentiel à cet égard. Dans toute activité de langage, le maître demeure le meneur de jeu, attentif et efficace, et son rôle est capital dans sa discrétion ; il encourage les uns, stimule les autres tout en n'oubliant jamais que dans l'expression orale, l'initiative appartient aux différents interlocuteurs. Et ceci suppose que tous les participant sachent s'écouter les uns les autres. »
« Il doit donc expliquer le moins possible, parler peu, accepter ou provoquer le débat pouvant s'instaurer entre élèves, ne jamais rejeter brutalement ou ironiquement une réponse incorrecte, de crainte que l'enfant, rebuté, ne s'enferme dans un mutisme néfaste, encourager au contraire celui qui vient de s'exprimer, arriver à l'expression la plus pertinente par approximations successives. »
« La discrétion du maître ne saurait se confondre avec son effacement. Il arrive que l'exercice piétine ou s'éparpille. En résumant, en faisant le point sur la discussion en cours, en reformulant des interventions d'élèves qui sont mal « passées », il évite les bavardages, fait progresser l'échange et l'aide à devenir fertile. » (pp. 18-19.)
On reconnaît ici tout un a priori roussien rehaussé de psychopédagogie, voire de psychanalyse, qui se manifeste éloquemment par la prétention naïve du jargon employé. Il est explicitement mentionné que le rôle principal du maître doit être d'aider les enfants à surmonter « les déficits divers hérités du milieu, ou de handicaps psycho-physiologiques ». Ce qui semble indiquer que les enfants du peuple le plus intelligent de la terre sont considérés comme des attardés ou débiles mentaux, des tarés, des crétins congénitaux, fils d'analphabètes, d'étrangers sous-développés, qu'il faut libérer de leur milieu social ou familial. C'est pourquoi l'enseignement du français adopte des méthodes employées pour l'enseignement des langues étrangères. Nos réformateurs n'auraient-ils pas pris comme cobayes pour leurs expériences les malheureux décolonises d'Afrique naguère française que notre République humanitaire entasse dans les bidonvilles de Nanterre ? Il est en tout cas admis que le langage est pour les enfants, tous les enfants, un handicap, une contrainte dont le maître doit les libérer. « *Le Maître de français libère. *» La libération est un thème obsessionnel dans le rapport de la commission Emmanuel :
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« Il (le maître) aide son élève à dominer les obstacles socio-culturels et affectifs qui l'empêchent de répondre à ses besoins fondamentaux : être lui-même, découvrir les dimensions de sa sensibilité et de son imagination, apprendre, devenir adulte. En ce sens, il lui revient d'utiliser ou de susciter des situations éducatives propres à faciliter à son élève cette rencontre de lui-même, des autres, du monde et de la connaissance. (...) Il sollicite et favorise la créativité de chaque enfant, de chaque groupe dans la classe. Il pourra partir d'une motivation primaire faite d'élans brefs, d'éclairs de curiosité, de paroles « sauvages », du désir de dire pour dire, d'écrire pour écrire, de raconter pour raconter. » (pp. 14 et 15.)
On reconnaît dans ces accents d'un romantisme enthousiaste et adolescent le dada de notre académicien pédagogico-poète : la créativité. Car ces handicapés libérés par le maître se métamorphosent sous l'effet incantatoire de la pédagogie rénovée et libératrice en petits génies poétiques. « Dans le même temps, est encouragée la libre démarche de création verbale personnelle sans laquelle la sensibilité et l'imagination enfantines ne sauraient pleinement se développer ni s'enrichir, démarche qui est nécessaire pour une ouverture à certaines formes de la littérature et particulièrement à la poésie. » (p. 11.)
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Ce n'est pas l'aspect le moins surprenant de la pédagogie du français que notre langue maternelle soit enseignée à des petits Français par les méthodes employées pour enseigner les langues étrangères. Le rapport Rouchette insiste fortement sur ce point : « L'exemple de l'enseignement des langues vivantes, qui met en œuvre des démarches plus intuitives que réflexives, est particulièrement probant. Et le moment semble venu d'en faire profiter, dans la mesure où elles peuvent s'adapter à la langue maternelle, de jeunes écoliers qui, sans ignorer la langue française, sont loin de la dominer. » Plus loin, page 29, le rapport précise : « Inspirés des techniques d'apprentissage des langues étrangères, les exercices structuraux sont destinés dans leur principe à faire acquérir le fonctionnement oral d'une langue. » Et page 32 : « Les exercices structuraux sont, depuis de nombreuses années déjà, couramment utilisés pour l'enseignement des langues étrangères. Ils sont destinés à faire acquérir *par* *la* *pratique* la maîtrise orale d'une langue, tant au niveau phonétique que grammatical et lexical. »
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Et encore : « Il semble que l'enseignement des langues maternelles puisse retenir avec bénéfice cette hypothèse de travail. Pour autant que l'on n'oublie jamais qu'il s'agit, en l'occurrence, *d'enfants* *français*, on pourra utiliser à certains moments de la classe des exercices structuraux pour enseigner le français. Ils présentent un double intérêt : ils sont un entraînement à la communication orale, ils amènent le développement de la compétence linguistique. »
Il conviendrait d'abord de prouver que lesdites méthodes, employées pour l'enseignement des langues étrangères, ont fait leur preuve. Or si l'on en juge d'après les résultats, celle-ci reste à faire. Il n'y a pas un professeur de langue vivante sérieux qui ne soit convaincu qu'on ne peut bien apprendre une langue étrangère que par un séjour prolongé dans le pays et dans un milieu parlant exclusivement cette langue : en d'autres termes, lorsque la personne se trouve placée dans les conditions naturelles d'acquisition du langage maternel. Les résultats seront d'autant meilleurs que le sujet sera plus jeune. Or les méthodes employées pour enseigner les langues étrangères à l'école s'efforcent tout simplement, et de façon fatalement insuffisante et médiocre, de créer des conditions que l'on voudrait semblables à celles de l'acquisition naturelle de la langue maternelle. Ces conditions sont nécessairement un pis aller : quelques heures par semaine, un groupe d'élèves souvent indifférents ou réfractaires reçoit l'enseignement d'un « corps étranger » qui parle une langue étrangère, et qu'on lui impose d'imiter. Même si l'on y ajoute des magnétophones, des projections et des exercices structuraux, on demeure fort éloigné des conditions normales et satisfaisantes de l'acquisition de la langue maternelle.
Il apparaît donc tout aussi inepte d'appliquer à l'apprentissage du français. comme langue maternelle, les méthodes artificielles utilisées pour l'enseignement des langues étrangères, que de vouloir inculquer artificiellement à l'école ce qui est naturellement acquis dans le milieu familial et social.
La furieuse imitation de l'enseignement des langues étrangères ne connaît pas de bornes. Il y a quelques décades, des Anglais, pratiques et astucieux, trafiquant avec des négociants chinois, avaient eu l'idée de codifier et d'améliorer le *pidgin* *English* ou « anglais-petit-chinois » parlé à Canton et Shanghai. Cette invention mercantile, coloniale et pragmatique, donna naissance au *basic* *English*, anglais de base, réduit à quelques structures grammaticales simples mais correctes, et au vocabulaire nécessaire pour les besoins pratiques *de* *la* *vie* *et* *des* *relations* *commerciales* *avec* *des* *indigènes*.
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Appliquée a cette finalité, l'idée n'est pas absurde. Mais vouloir réduire la langue française à un « *français* *basique* » et enseigner cela à des Français de naissance et de langue est criminel et odieux. C'est pourtant ce que prévoit le rapport de la Commission Pierre Emmanuel : « On ne perdra pas de vue qu'il faut savoir se borner au vocabulaire actif de la langue écrite de l'enfant pendant toute la scolarité élémentaire et qu'il y a un grand intérêt à faire maîtriser de bonne heure les mots-outils, au nombre de 70 environ, qui représentent 50 % des mots de toute page de français. Ces mots-outils sont le plus souvent des monosyllabes et beaucoup sont des homonymes redoutables. Ils comprennent une douzaine de verbes d'une importance capitale, à peu près tous du 3^e^ groupe. Ainsi les enfants ont-ils besoin de maîtriser dès le début : il fait/en faisant/ nous faisons, etc. ; de même : aller. » (pp. 20-30.) ([^4])
Il ne faut pas oublier l'hypothèse de départ du rapport Rouchette, selon laquelle les petits Français sont des handicapés psycho-physiologiques ayant hérité des déficits de leur milieu social.
Il est difficile d'imaginer une attitude plus méprisante que celle de ces réformateurs soi-disant démocrates à l'égard des Français, de la langue et de la civilisation françaises.
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Un autre aspect majeur de la réforme de l'enseignement du français, et qui résulte de la finalité désormais attribuée à l'école maternelle et élémentaire : « *apprendre à parler *», aboutit à attribuer une priorité au langage oral sur la langue écrite.
Il est bien évident que la parole orale précède, chronologiquement, la parole écrite. Mais si la langue orale est acquise naturellement dans la famille, le rôle propre de l'école est de compléter l'éducation familiale par l'apprentissage, non spontané celui-là, de la lecture, de l'écriture, de la correction grammaticale et orthographique, de la syntaxe, de la logique, du vocabulaire et de son emploi.
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Le rapport Rouchette n'est certes pas muet sur ce point, et la réforme consiste d'abord à éliminer un certain nombre de méthodes traditionnelles jugées pernicieuses et inefficaces.
La première réforme porte sur l'apprentissage de la lecture, laquelle devra être silencieuse. « Très vite, au Cours Préparatoire *la* *lecture* *silencieuse* *devrait* *précéder* *et* *rendre* *possible* *la* *lecture* *à* *haute* *voix*, celle-ci ne devenant « courante », que si le texte est perçu par l'œil et la pensée. On exclut ainsi d'emblée toute lecture mécanique. » (p. 24.)
Là encore, l'absurdité est flagrante. Que la lecture silencieuse soit le but recherché, c'est l'évidence même. Mais comment s'assurer que l'élève lit, apprend, comprend, sait lire enfin, s'il ne lit pas à haute voix ? Selon les réformateurs de la commission, l'élève doit bavarder, mais non lire à haute voix. On n'est pas à une contradiction près. « A-t-on jamais fini d'apprendre à lire ou à écrire ? » demande en conclusion le rapporteur ; jamais assurément si l'on met ainsi la charrue avant les bœufs avec une aussi totale absence de sens commun.
Il serait faux de dire que la correction de la langue écrite et en particulier de l'orthographe est totalement négligée. « Il est souhaitable que le maître habitue l'élève à surveiller de très près l'orthographe de tout ce qu'il écrit. La correction orthographique est la marque d'un travail fini. » (p. 24.) Cela, aux yeux du réformateur n'est que « souhaitable », et non *indispensable*.
La dictée est un exercice « traumatisant » qui ne doit être utilisé qu'avec précaution : « La dictée n'est pas le seul moyen qui permette d'aboutir à une orthographe correcte. En outre, par l'accumulation des difficultés, elle place l'élève en situation d'échec puisque les moyens ne lui sont pas fournis pour résoudre les problèmes qu'il rencontre. En effet, les hasards du texte ne correspondent pas à une progression d'apprentissage ; d'autre part, l'enfant doit transcrire une pensée et un style qui ne sont pas les siens et qu'il n'a pas eu le temps d'assimiler, comme ce serait le cas à la suite d'un exercice de reconstitution de texte.
« La dictée ne peut rendre de services que si elle a été conçue par le maître en vue d'évaluer les besoins de chacun, le progrès des acquisitions, les phénomènes *de* *transfert* *et* *de* *maturation*. Elle doit être élaborée, remaniée en fonction des hypothèses de travail. Elle doit préciser le niveau de développement atteint et non aboutir à une sanction de fautes, c'est-à-dire faire le bilan des réussites et non des seuls échecs.
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Le zéro ne devrait sanctionner que l'absence totale de graphie correcte. » (p. 29.) « L'orthographe ne saurait, dans la perspective d'un enseignement de la langue fondé sur la communication, constituer « une discipline », une activité en soi. Ce qui ne signifie nullement qu'on puisse la traiter comme quantité négligeable : elle est en effet l'une des marques du niveau d'élaboration de la langue écrite auquel l'enfant a pu atteindre. Œuvre de synthèse et de longue haleine, elle devrait s'acquérir par tout le jeu des activités, globales et analytiques, beaucoup plus que par des exercices qui seraient à eux-mêmes leur propre fin. »
« On ne peut esquiver les difficultés de notre orthographe. Mais il convient de donner à la notion de « faute » -- le mot « erreur » conviendrait mieux -- sa valeur exacte. Dans la mesure où l'enfant ne peut écrire correctement que ce qu'il a maîtrisé, tant du point de vue syntaxique que lexical, on ne doit pas exiger de lui l'orthographe rigoureuse de formes inconnues ou peu fréquemment rencontrées. »... « Le problème de l'orthographe ne peut recevoir de solution entièrement réflexive. En ce sens, nous l'avons dit par. ailleurs, l'exercice de dictée ne peut être tenu pour un véritable exercice d'acquisition ; tout au plus peut-on le considérer comme un instrument de contrôle dont il est inutile d'abuser. » (p. 43.)
Certes la dictée ne doit pas être considérée, ainsi qu'elle le fut dans l'enseignement primaire, comme une fin en soi, cinq fautes dans une dictée étant le critère absolu, propre à déterminer chez un enfant de dix ans son aptitude à suivre l'enseignement secondaire. Le but est évidemment que l'enfant orthographie correctement tout ce qu'il écrit, et l'orthographe doit être soigneusement corrigée dans tous les exercices et pas seulement dans la dictée. Mais pour atteindre ce but, la dictée d'un texte écrit dans un français correct n'est-elle pas le meilleur moyen ? Ne faut-il pas d'abord imiter de bons modèles, avait d'être capable de créer ? Entendre, lire, transcrire du bon français avant d'écrire soi-même du bon français ?
*La* *grammaire* est, elle aussi, l'objet de l'hostilité systématique et narquoise des réformateurs : ayant enfoncé cette porte ouverte depuis des millénaires que « la grammaire ne saurait être une discipline trouvant en elle-même sa propre raison d'être », ils profèrent ces énormités remarquables : « Leur principe (il s'agit d'exercices structuraux) est en gros le suivant : toute structure linguistique peut être acquise par son usage dans un dialogue organisé où l'élève aura la possibilité de l'utiliser plusieurs fois au fil d'énoncés divers.
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*Il ne* *s'agit* *donc* *pas* *d'enseigner* *des* *règles*, *mais* *de* *les* *faire* *pratiquer*. Ce qui suppose d'ailleurs que le responsable de l'exercice -- c'est-à-dire le maître -- dispose de descriptions correctes de la langue qu'il veut enseigner. » (p. 32.)
Admirable pédagogie : « Pratiquer des règles qu'on n'a pas enseignées ! » On ne saurait mieux ni plus candidement décrire l'absurdité intrinsèque de ce système pédagogique. Un peu plus loin le réformateur développe sa pensée : « Ces exercices ne valent que s'ils excluent la réflexion grammaticale ; il ne s'agit pas alors de spéculer sur la langue, mais de la faire « fonctionner » ; la grammaire est ici pour le maître, non pour l'enfant. Les échanges doivent être très rapides, précisément pour exclure la réflexion et laisser place à l'automatisme, comme cela se passe naturellement à l'oral. » ([^5]) (p. 33.)
Répétons-le : le français est enseigné comme une langue étrangère à de lits Français considérés comme des crétins incapables de comprendre une règle de grammaire et de l'appliquer sinon à la manière des perroquets, par répétitions structurales, sans chercher à comprendre.
Le *vocabulaire* est traité de la même façon que la grammaire et l'orthographe : toujours la même confusion entre le vocabulaire acquis naturellement et spontanément, qui par conséquent devrait être laissé au grand livre de la nature, et le rôle propre de l'école qui consiste à enrichir ce vocabulaire et à en préciser l'usage ; toujours aussi la même psychose de libération. Dans le paragraphe « Les mots en liberté » (p. 40), on lit cet étonnant propos :
« Il importe de souligner que le travail systématique sur le vocabulaire ne saurait être mené à bien, si, dans la classe, n'interviennent aussi des moments où les mots fonctionnent sans être aussitôt captés par un sens ou par des emplois déterminés. »
« On sait que pour le très jeune enfant qui découvre les sons de sa voix, intervient un élément de leu dont les composantes sont complexes, mais où entre à coup sûr le plaisir « musculaire » de produire des sons, le plaisir de s'entendre, et de s'en émerveiller. »
« Il arrive qu'au Cours préparatoire cette attitude demeure et que des enfants s'enchantent de trouver dans un texte des mots inconnus ou même d'inventer des néologismes dont la structure sonore les ravit. (...) Le maître, attentif à préserver ces instants dans la classe, évitera de réagir dans un sens « normatif ». (...)
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Certains mots dans certaines circonstances, n'ont pas besoin d'être compris pour être utilisés. Les activités d'élocution spontanée, les activités de production de textes libres écrits,... devraient permettre de « laisser passer » dans le discours enfantin des mots qui valent plus pour ce qu'ils sont phonétiquement que par ce qu'ils disent. »
« Par ailleurs, une trop constante attention à la description rigoureuse risquerait de priver certains mots de leur « pouvoir imaginant » et des sens particuliers qu'ils ont pour chaque enfant. » (p. 40.) « Sans même chercher au niveau du discours poétique, on peut remarquer que très souvent l'enfant préserve le « secret » d'un mot qui marque en lui une émotion, une rencontre, une joie, une peine, un rêve... Le tact du maître, son respect constant de la sensibilité et de l'imaginaire enfantins devraient lui interdire de vouloir à tout prix que tout soit explicite et clair. » (...) (p. 40-41.)
Nous attirons l'attention de nos lecteurs sur la gravité de ces innovations. Ce qui est en cause, c'est la valeur constante et objective des mots, admise par tous ceux qui parlent une certaine langue. Les mots sont désormais des signes purement subjectifs que chacun tiraille et utilise dans le sens qu'il prétend lui donner. « Les mots en liberté », ce sont les mots fous, dépouillés de leur sens. C'est, à la limite, la disparition pure et simple du langage. Le triomphe de Dada poussé jusqu'à l'absurde.
\*\*\*
Le dernier chapitre du rapport de la Commission Emmanuel est intitulé : « approche poétique de la langue », et il apparaît que tel est finalement l'objectif de toutes ces réformes.
La pédagogie a toujours donné à la poésie une place de choix. Les jeunes Grecs du V^e^ siècle apprenaient les poèmes homériques. Et il n'y a pas si longtemps, La Fontaine, Corneille, Racine, etc. faisaient partie du bagage poétique de nombreux petits Français.
Mais ce qui est fort contestable c'est la conception même de la poésie et la façon de « l'approcher ».
La poésie dont il est question ici, résulte des « mots-en liberté » : Dada à l'école primaire. « *La* *poésie* *aurait* *donc* *à* *l'école* *élémentaire* *la* *double* *fonction* *de* « *donner* *à* *voir* » *et* *de* *provoquer* *chez* *l'enfant* *le* *désir* *de* *rendre* *conscient* *l'inexprimable*. » (p. 44.)
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« Il faudra alors *se* *garder* *d'expliquer* *en* *détail* ces textes, de les découper en tranches ; il sera beaucoup plus important de faire découvrir aux enfants et selon des démarches propres à chacun d'eux et à chaque maître, les structures phonétiques, rythmiques et même syntaxiques des textes, lorsque ceux-ci auront été replacés, par une sensibilisation conduite sans démagogie et pédantisme, dans les situations et les contextes propres à les éclairer éventuellement. » (...)
« La poésie est à l'école élémentaire le domaine où l'on peut le plus facilement ne pas tenir compte du « niveau » intellectuel des enfants et, par conséquent, des difficultés de « compréhension » des textes. Les grands poètes sont toujours clairs et l'enfance ne recule ni devant l'imaginaire, ni devant l'absurde, ni devant les mots ou les phrases dont « la forme est déjà un sens. » (...) « Il pourra être important enfin de mettre les enfants en situation de poésie en liant cette activité au dessin, à la musique, à l'expression corporelle, pour tout dire à l'apprentissage des rythmes qui sont à retrouver et à réinventer pour toutes les activités d'enseignement. »
Cette dernière remarque devrait appeler l'attention des maîtres sur l'importance d'une activité dans laquelle se manifestent, plus que dans toutes les autres et d'une manière totalement originale, la libération du langage, par lequel s'exprime le « plus profond de l'être, et la rigueur dans l'organisation de ce langage, sans laquelle la liberté n'est plus qu'aliénation » (p. 45).
Pourquoi cette conception de la poésie plutôt qu'une autre ? Il est pour le moins arbitraire de concevoir la poésie comme « des mots en liberté », devant confusément exprimer l'inexprimable. La poésie n'est-elle pas plutôt la soumission des mots à un ordre supérieur, non seulement grammatical mais proprement poétique, pour exprimer toute la plénitude de leur sens ? Pourquoi la poétique surréaliste, plutôt que celle de Valéry ou de Maurras ? De quel droit M. Pierre Emmanuel, au nom des mots en liberté, imposerait-il aux écoles françaises sa propre conception de l'art poétique dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est discutable ?
Il semble de surcroît au terme de ces ambitieuses chimères poétiques que l'on oublie quelque peu le postulat de base : que cet enseignement du français concerne des handicapés psycho-physiologiques qui n'apprennent qu'un français basique, sans grammaire ni vocabulaire.
\*\*\*
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On peut sans peine imaginer les résultats de cette pédagogie rénovée du français. Les pauvres enfants que des parents insouciants auront livrés à partir de deux ans à ces écoles seront de petits bavards, malappris, incapables d'écouter et de faire attention. Ils ne sauront ni lire, ni écrire, mais des maîtres complaisants comme des parents séniles se seront extasiés sur tous les bruits sortis de leur bouche, louant, à tout barbarisme, néologisme ou solécisme, leur géniale créativité poétique. Ils ne sauront ni l'orthographe, ni la grammaire, incapables de toute activité intellectuelle rigoureuse ; les mots n'ayant d'autre sens que celui qu'ils voudront leur donner, ils ne pourront rien comprendre, ni se faire comprendre. Le langage, outil de la pensée, devenant inconsistant, la pensée elle-même deviendra incohérente.
Peut-être le réformateur dadaïste, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, ne rêve-t-il que d'un joyeux tohu-bohu de création poétique à l'état brut. Mais certains autres y voient froidement la destruction d'un langage et d'une pensée, la destruction d'une grande civilisation honnie ; la transformation de l'école en maison de la culture, c'est-à-dire de la révolution culturelle. Quand le petit Français aura perdu son héritage culturel, la rigueur du langage et la cohérence de la pensée, à quel monstrueux conditionnement ne pourra-t-on le soumettre ?
La phase préliminaire à l'endoctrinement révolutionnaire, c'est l'abêtissement intellectuel. L'anarchie précède le monstrueux « ordre » marxiste. L'école des « mots en liberté » n'est, en fait, que l'école de la servitude.
Nos Caliban, qui se croient libérés de la contrainte du langage correct et rigoureux, ne sont maîtres que d'un verbalisme vide.. Leur orgueilleuse utopie, dépourvue de tout sens commun, est semblable à la Tour de Babel : si chacun, librement, refusant le langage commun d'une nation, se créée sa propre langue et emploie les mots à sa fantaisie sans se soucier des règles d'orthographe, de grammaire, de logique, ni de comprendre autrui, ni d'en être compris, le prétentieux et inconsistant édifice s'effondrera sur ses promoteurs ; mais il risque aussi d'ensevelir sous ses ruines apocalyptiques, la France, la Civilisation et la Création tout entière.
(*A suivre*.)
Étienne Malnoux.
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### Ota Sik et la prêtresse de la sexualité
par Thomas Molnar
L'IMPRESSION dominante que j'ai retenue d'un séjour cet été dans la République des Lettres parisienne est celle d'un encombrement intellectuel plus grand que jamais. J'emploie le terme « encombrement » dans le sens indiqué par le professeur Forrester, du Massachusetts Institute of Technology, qui parle de la sur-production dans nos sociétés, non seulement économique mais surtout psychologique. J'ajoute à cela la situation sur le marché intellectuel dont les dimensions coïncident avec celles de la société elle-même : partout où il y a un *gadget*, un objet ou un service dont on pourrait se passer, se trouve aussi une *idée*-*gadget*, mais qui ne se laisse guère aussi aisément écarter par le consommateur que l'objet finalement inerte.
\*\*\*
Le professeur Forrester pense que le Tiers-Monde s'accommodera plus facilement que l'Occident du « désencombrement » qui, selon lui, *doit* venir, et il opine que le processus créera les plus grandes difficultés aux États-Unis. Évidemment, car l'ethos américain est fondé justement sur l'expansion et sur la volonté souveraine du producteur et du consommateur. Et cependant, c'est aux États-Unis, à cause même de cette « souveraineté » tenue pour acquise par tout un chacun, que se manifeste le mieux et le plus spontanément le désir de désencombrer le marché à la fois des produits et des idées : à l'Université Harvard on vient d'engager une jeune dame de 23 ans, attachée aux Services de Santé, ayant à sa charge -- comme l'indique le Bulletin dudit Service -- les « SOINS PASTORAUX (comment traduire autrement *ministry* ?) EN MATIÈRE SEXUELLE ».
*36*:168
Dans une veine plus philosophique la jeune personne a déclaré à un interviewer que les jeunes de sa génération ont tendance à se retirer en eux-mêmes afin de se libérer de la multiple manipulation du monde extérieur -- sans toutefois trouver autre chose que les hobbies ou bien l'anarchie morale. Nous *avons* *besoin*, ajouta-t-elle, *d'un* *code* *sexuel* *et*, *en* *général*, *d'une* *éthique*.
Voici les observations qui s'imposent à partir de la déclaration de ces deux Américains, le professeur Forrester et la jeune préposée aux besoins ethico-sexuels des étudiants de Harvard :
1\) La manipulation extérieure dont se plaignent les jeunes n'est pas exclusivement de nature politique et économique, elle est avant tout une conséquence de l'encombrement des idées. Si le « code » chrétien tombe en désuétude sous nos yeux, la raison en est aussi qu'il est dilué en cent mille contre-propositions dont chacune vise à prouver que l'univers, l'homme, le langage, le comportement etc. sont, contrairement à l'enseignement des Églises, dénués de sens. Ainsi les doctrines des nouveaux maîtres sécrètent moins la contestation que l'ennui et l'angoisse, la contestation n'étant que le rituel des gens hurlant de peur. Wittgenstein, Heidegger, Lévi-Strauss, Monod, pour ne mentionner que les plus prestigieux, sont d'accord pour ne rien trouver de valable chez l'homme et dans l'univers excepté une hypothétique *science* qui s'annihile elle-même sous le poids de la non-signification (Wittgenstein) et dont l'objectif moral (?) est, selon le professeur Monod, de démontrer que, fondamentalement, l'homme n'a aucune importance. (C'est ce qu'il faut enseigner dans les écoles, écrit Monod ; mais c'est ce qu'on enseigne depuis longtemps déjà aux étudiants de Harvard qui n'en sont pas devenus plus sages, mais qui en ont perdu jusqu'au caractère spontané de leur instinct sexuel.) Dès lors, il n'est pas étonnant que mes conversations et lectures à Paris aient convergé vers la notion de *bonheur* dans un sens particulier : mes interlocuteurs progressistes n'avaient que mépris à la bouche quand j'ai affirmé que la majorité des gens est plus ou moins heureuse et que si l'on s'abstenait de les éclabousser de tous les paradoxes intellectuels matin et soir, ils auraient même la conscience de l'être. Il paraît que cette observation était des plus hérétiques, et que le bonheur ne s'acquiert qu'au bout du fusil libérateur.
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2\) Si maintenant on tourne le dos aux progressistes pour consulter les autres maîtres, plus positifs et mus \[par\] de\[s\] soins pastoraux, voici ce que l'on trouve. M. Godelier résume bien des idées lorsqu'il propose le socialisme comme l' « alternative industrielle » (au capitalisme et au communisme dit stalinien) qui maintient la « qualité humaine des rapports sociaux » en les transformant, en inventant une forme moderne de ces rapports sociaux. On imagine les étudiants de Harvard attrapant la balle au vol et se disant : voilà ce qu'il nous faut, ce que nous réclamons : *un* *code* *nouveau*.
Le non-marxiste et chrétien Domenach n'est pas moins positif en ce qui concerne les rapports sociaux qui transforment le monde. Dans ses « Propositions » de l'automne 1971, véritable programme de pensée et d'action, il appelle à la reconstruction philosophique à partir du vécu quotidien, ce qui lui permet de dire que « l'oppression commence à la catégorisation ». Mais les étudiants de Harvard, et derrière eux les autres hommes, souffrent précisément de la « décatégorisation » (encore une fois, ils ont la nostalgie d'un code), ils sont victimes de l'erreur de leurs aînés qui leur inculquent une reconstruction philosophique toujours plus chimérique parce que collée à l'unique idéal : la révolution.
Nous revoici à notre point de départ, l'encombrement d'idées. La nouvelle théorie morale cherche à nous convaincre que le bonheur dépend d'une reconstruction des rapports sociaux, donc que le bonheur est une notion totalisante, tandis qu'en vérité le bonheur quotidien des hommes est le désir relatif du *mieux* *que* : mieux que par le passé, que le lot du voisin, que ce dont on rêvait encore hier. Alors que veut dire « transformer les rapports sociaux », « inventer des formes nouvelles », à moins que ce ne soit, aujourd'hui, l'appel à un communisme qui a fait faillite, ou bien à la futurologie, science de l'illusoire ? Quant au « vécu quotidien » de Jean-Marie Domenach, il m'est avis qu'on ne peut dicter à partir de là une formule valable en dehors du statu quo et son développement libre, incalculable, informulable. Domenach lui-même en est conscient lorsqu'il ramasse en une phrase la version « quotidienne » de ce qu'il avait pressenti dans *Le* *Retour* *du* *tragique* : le marxisme est condamné, écrit-il, parce que sa paralysie rend la gauche impuissante et fait surgir des dictatures dans la Méditerranée... Traduisons : les systèmes, même privilégiés, lorsqu'ils sont soumis au vécu quotidien, donnent naissance à l'imprévu.
\*\*\*
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Reste, bien sûr, le « socialisme à visage humain », autre idée encombrante de l'été parisien, après avoir été celle du printemps de Prague. Examinons l'idée car elle recueille en ce moment l'héritage des rands courants de l'après-guerre : existentialisme, marxisme révisionniste, structuralisme, futurologie. Examinons-la, non pas abstraitement, mais en saisissant les mots au sortir de la bouche de M. Ota Sik, ministre de l'économie de Dubcek en 1968, aujourd'hui arrivé à la grisaille d'une carrière universitaire (à Bâle).
M. Sik, lors d'une conférence à l'Université de Zurich (juin 1972), renvoya dos à dos le communisme et le capitalisme au nom de l'aliénation des travailleurs que l'un et l'autre perpétuent. Le premier, parce qu'il s'approprie la plus-value plus agressivement encore que les capitalistes (il faut payer l'armement et la bureaucratie), et parce qu'il place l'ouvrier dans une ambiance frauduleuse où chacun, depuis le planificateur jusqu'au manœuvre, est obligé de mentir (afin de donner raison aux statistiques et aux chiffres du Plan) et de voler l'hypothétique « propriété collective » (afin de gagner le minimum). Le capitalisme, observe M. Sik, est beaucoup plus efficace, mais il ment aussi aux ouvriers lorsqu'il les invite à devenir à leur tour capitalistes (actionnaires), sans toutefois leur donner le droit de participation (de propriété) dans l'entreprise, partant dans l'économie.
Le socialisme à visage humain naît de cette double situation incurable. M. Sik a littéralement supplié son auditoire de ne pas croire à la réformabilité du communisme ; et il voit les capitalistes comme d'habiles tricheurs monopolisant les mécanismes principaux de la production. (Comme Krouchtchev à Detroit où les voitures à perte de vue des ouvriers de Ford lui firent remarquer que l'ouvrier américain reste plus exploité que son camarade soviétique sans voiture.)
Où se situe alors le socialisme à visage humain ? Les notions centrales du professeur Sik sont l'aliénation et la participation. L'ouvrier, membre à part entière de l'entreprise, y possède le droit de regard et de vote, ce dernier lui permettant d'élire directeurs et managers selon leurs compétences. Il est vrai que ceux-ci, grâce à ces compétences, ne consultent plus les ouvriers en matière, notamment, d'investissement et de capitalisation ; par contre, les ouvriers peuvent les révoquer à l'occasion suivante. Et le Plan ? L'État ne l'impose plus, mais comme il l'élabore tout de même, le Plan et les planificateurs gardent une autorité considérable « d'orientation macro-économique », façonnant ainsi « les grandes options sociales ».
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La question demeure, cependant, et elle fut posée lors de la conférence de M. Sik, si les deux couches autorité, le Ministère du Plan et les managers élus, ne s'additionnent pas, en fin de compte, aux dépens des ouvriers comme un pouvoir épais et de nouveau « aliénant », plus épais et plus aliénant que dans le système du marché libre ou l'entrepreneur fait du moins écran entre l'ouvrier et l'État ? La réponse était prévisible : dans le socialisme de M. Sik l'ouvrier travaille pour lui-même, il participe, donc il se désaliène.
Dialogue de sourds entre le professeur Sik et son auditoire car Sik refuse d'accepter l'évidence que le vote, d'*économique*, devient un acte *politique* fondant le pouvoir des managers. Au cours du débat qui a suivi la communication, le fait fut plus d'une fois mis en évidence que l'ancien collaborateur d'A. Dubcek escamotait les conséquences politiques d'une inégalité objective entre les trois éléments de la situation, l'ouvrier, le gérant et le planificateur. Ce que Ota Sik, bon élève de Marx, ne semble pas comprendre, c'est que l'élévation d'un homme à un pouvoir même révocable transforme sa situation en un noyau de puissance. La confiance qu'a l'électeur-ouvrier au début du transfert du pouvoir tend à se muer en un sentiment d'impuissance et de résignation. En même temps, tous les abus sont prévisibles de la part des directeurs qui, d'élus, deviennent fonctionnaires d'État, ancrés non plus dans ce que Sik appelle le « conseil d'ouvriers » (*Betriebsrat*), mais dans la couche supérieure. Autrement dit : le socialisme de M. Sik risque d'évoluer sur le même chemin que le communisme que Sik dénonce avec tant de violence. Par ailleurs, son mépris avoué pour l'équipe Dubcek, Svoboda, Smrkovsky, etc., -- gens angoissés, en panne devant le pouvoir moscovite et transis devant les perspectives d'un changement véritable avec ou sans Moscou, -- ce mépris, dis-je, est l'aveu qu'on ne peut pas bâtir un système « humain » (plus humain que les démocraties occidentales) sur la confiance, le bulletin de vote et la participation. Sik le disait d'ailleurs lui-même, lorsqu'il affirmait que son système ne fonctionnerait que dans le cadre de la démocratie. Mais la démocratie fait place au changement de contenu à l'intérieur de son cadre formel -- fut-il objecté au conférencier. A quoi Sik répondit que le vote étant en toutes circonstances l'expression d'intérêts économiques, il n'y avait aucune raison de supposer que les citoyens-travailleurs votassent jamais contre le système. Ce que pense aussi, si je ne me trompe, M. Georges Marchais. Cela revient à dire que le socialisme à visage humain débouche soit sur un communisme réchauffé à l'aide d'un hypothétique marxisme humaniste, soit sur la démocratie des managers évoluant, d'ailleurs, vers l'économie de marché, -- le marché, régulateur des prix, étant indispensable selon l'ancien homme d'État tchèque.
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A la suite de ces considérations, qu'est-ce qui nous autorise à poser comme principe de base du socialisme humaniste la transformation des rapports sociaux qu'il est supposé effectuer ? La politique, chassée par la porte, ne rentrera-t-elle pas par la fenêtre avec inégalités, conflits, ambitions mesquines, abus de pouvoir ?
On n'a pas manqué de faire remarquer à M. Sik que le système qu'il préconise apparaît comme le frère jumeau du corporatisme. L'un et l'autre ont été engendrés par le désir sincère et louable de repenser le libéralisme capitaliste et bourgeois, et, développement ultérieur, de trouver une « alternative » au communisme orthodoxe. L'un et l'autre cherchent à abolir les causes de la lutte des classes, à faire dialoguer ouvriers et entrepreneurs (ou les managers en passe de devenir « employeurs »), et à trouver dans l'État une sorte d'arbitre à leurs mésententes supposées fraternelles. Sous une forme ou une autre c'est ce qu'essayèrent de faire le Portugal de Salazar, le franquisme et les « colonels » grecs -- c'est-à-dire les pays de la Méditerranée où, selon la remarque de M. Domenach, la paralysie de la gauche marxiste et post-marxiste a fait surgir des dictatures.
Une fois de plus, M. Sik a répondu à cette observation que le corporatisme était une tromperie capitaliste : est-ce une réponse ? N'est-il pas plus plausible de dire, dans une perspective plus large, que le corporatisme aussi bien que socialisme à visage humain sont des tentatives de transformation, à l'intérieur du possible momentané, du système économique actuel, tentatives qui se valent -- car enfin le corporatisme n'a pas donné les résultats escomptés sous Mussolini, et le socialisme du professeur Sik est trop utopien (car il ne tient guère compte du politique) pour résister à une nouvelle mainmise de l'État, possibilité inscrite dans sa structure.
Revenons à l'encombrement des idées et au vide dans l'âme des étudiants de Harvard. Il me semble que M. Ota Sik et la prêtresse de la sexualité universitaire ne sont pas aussi éloignés dans leurs préoccupations qu'on pourrait supposer. Ils sont tous les deux des protestataires, M. Sik contre la déshumanisation dans les régimes communistes, la jeune dame contre la vacuité d'un enseignement et d'une société. Reste à savoir si on peut porter remède à la situation qu'ils dénoncent en prônant, comme ils le font dans leurs styles respectifs, la transformation des rapports sociaux.
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Qu'est-ce que c'est, les rapports sociaux ? Prisonniers du matérialisme marxiste, nous répondons comme des hypnotisés qu'ils dérivent du rapport des hommes aux moyens de production. Mais il y a aliénation chez les étudiants de Harvard et chez les compatriotes de M. Sik, et pourtant ils vivent sous deux régimes bien distincts. Peut-on faire découler les rapports sociaux d'un système de pensée, d'un régime, ou bien doit-on admettre que ces rapports découlent du « vécu quotidien » de M. Domenach ?
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J'écris ces lignes à Palo Alto, au campus de Stanford University. Dans un doux climat caressant j'observe les étudiants, les familles d'étudiants, de professeurs et d'employés, tous éléments dans le laboratoire socio-intellectuel qu'est une Université américaine. Ce qui frappe avant tout, c'est que cette société entièrement désacralisée dans les grands et petits mouvements qui la parcourent, *sacralise* les moindres gestes, les particules de comportement et, bien entendu, les rapports entre les hommes. Il n'y a peut-être pas de société, même archaïque, qui soit plus attentive à chaque détail du quotidien que celle-ci : l'étoffe du vécu, malgré les révoltes depuis Harvard jusqu'à Stanford, n'est jamais remise en question. Apparemment, les gens sont heureux, d'une manière aussi compacte qu'est surabondant et gaspilleur le milieu matériel. Et cependant, comme l'indique la jeune dame de Harvard, les rapports sociaux, le bonheur et le « système » n'ont aucun dénominateur commun.
Il semble que rien n'est capable, sauf la coercition, de transformer les rapports sociaux, et que même la coercition les transforme d'une façon incalculable, imprévue. (Dans l'est de l'Europe, aujourd'hui non moins que sous le stalinisme, les rapports sociaux ont été figés à l'heure d'avant 1939, en signe de résistance inconsciente aux rapports officiellement imposés.) Rien ne nous empêche de construire des systèmes et de rêver de régimes plus humains. Mais, tout comme dans le principe d'indétermination de Heisenberg, nous restons incapables de préformuler à la fois le régime politique *et* la structure de la société, encore moins les rapports sociaux *et* le degré de bonheur. La marge de liberté dont dispose le réformateur (et, ajoutons-le, le révolutionnaire) est extrêmement restreinte : plus il cherche à faire découler une série de comportements sociaux d'une série de structurations politico-économiques, et plus il finira par naviguer sur des mers inconnues. La révolution et le bonheur restent des complexes hétérogènes qu'il faut se garder de rapprocher comme cause et effet.
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Le système américain, orienté à tous les égards vers le gaspillage, mène à une satisfaction qui, cependant, ignore les besoins profonds ; le socialisme qui se voulait honnête oblige les hommes à mentir et à voler, mais aussi à créer des réseaux clandestins de générosités complices. C'est dire que les deux systèmes agissent sur l'homme en sens opposé de ce qui a été voulu et planifié.
En matière politico-morale on peut risquer ce paradoxe apparent : notre manipulation des phénomènes sociaux, partant des rapports sociaux, est en proportion inverse de notre connaissance de l'être humain. Ou bien, pour faire une variation sur la thèse platonicienne l'homme n'est point la société écrite en plus petit.
Thomas Molnar.
43:168
### Chili : la fin du voyage
par Jean-Marc Dufour
NOUS N'EN FINIRONS PAS de parler de l'élection de Salvador Allende. Nous n'en finirons pas, car les conditions de cette élection contiennent les clefs de la situation politique, et que tous les incidents, accidents, émeutes, menaces de guerre civile, mises en état de siège et autres péripéties y étaient dès le départ contenus.
\*\*\*
Rappelons les chiffres du premier tour de scrutin -- le scrutin au suffrage universel. Allende : 30,4 % des électeurs inscrits ; Alessandri : 29,3 % ; Tomic, 23,3 % ; 16 % d'abstentions et 1 % de suffrages blancs et nuls. En définitive, sous une forme ou sous une autre, 69,6 % des Chiliens n'ont pas accepté le programme de l'Unité Populaire, le programme que, par la suite, Salvador Allende a présenté comme voulu par « la majorité des Chiliens ».
*Première* *conséquence* : Salvador Allende n'a pas été élu « par le peuple », puisqu'il n'a pas remporté la majorité absolue au premier tour de scrutin.
Que s'est-il passé par la suite ? Le Congrès -- Chambre des députés et Sénat réunis -- devait choisir entre les deux candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix.
Les élus Démocrates chrétiens ayant aussitôt affirmé qu'ils ne voteraient pas « pour la droite », l'élection d'Allende était assurée. En effet, le Parti National (Alessandri) avait réuni *plus* de voix que les Démocrates chrétiens (Tomic) ; mais, au Parlement élu en 1969, le Parti National ne dispose que de 45 voix, contre 75 Démocrates chrétiens et 80 membres de l'Unité Populaire.
44:168
Pourtant, Salvador Allende a accepté de négocier avec les Démocrates chrétiens pour s'assurer leur vote. Dès cet instant, il était faux de prétendre qu'il était l'élu de l'Unité Populaire : *il était* *l'élu* *de* *l'Unité* *Populaire* *et* *des* *Démocrates* *chrétiens*. Du moment où il prétendait gouverner en appliquant strictement son programme électoral, il trichait.
Dire que cette tricherie n'ait pas été annoncée « urbi et orbi » serait trahir la vérité. Si Allende avait accepté les « garanties constitutionnelles » exigées par les Démocrates chrétiens, tous ceux qui formaient l'Unité Populaire -- socialistes, communistes, membres du M.A.P.U. -- s'entendaient pour affirmer que le programme serait appliqué coûte que coûte, et Salvador Allende ne faisait rien pour modérer le zèle de ses partisans.
Après quoi, il a gouverné. Pendant deux ans, le gouvernement Allende a systématiquement contraint la majorité du pays à se plier aux oukases des partis marxistes ; pendant deux ans, il a toléré l'activité des groupes du M.I.R. qui sont encore plus extrémistes que l'Unité Populaire ; pendant deux ans, le marxisme léninisme s'est comporté comme en pays conquis.
Les libertés politiques, maintenues sur le papier, se sont trouvées sans cesse menacées par les mesures gouvernementales -- la plus visée étant la liberté de la presse, évidemment gênante dans un régime sinon marxiste léniniste, du moins en marche vers le socialisme. Le nombre de procès engagés contre des journalistes de l'opposition doit dépasser la centaine. La plupart des dossiers dorment, car les juges chargés de les instruire ne parviennent pas à trouver les éléments qui leur permettraient de traduire les « délinquants » devant les tribunaux. Dire que c'est du goût des membres de l'Unité Populaire serait encore mentir, et *La* *Nacion* (socialiste) a dressé le tableau de ces procès sans poursuite... pour accuser la magistrature de connivence avec l'opposition.
Un exemple entre autres : le quotidien *El Mercurio* et son directeur René Silva Espejo furent poursuivis pour avoir annoncé que « le Chili n'avait plus de dollars que pour quarante-cinq jours ». C'était au mois de septembre. Or, il y a une dizaine de jours, Salvador Allende déclarait devant les employés de la Corporation du Cuivre : « Nous n'avons plus un dollar. »
L'intimidation des correspondants de presse étrangers se poursuit continûment. Le 2 octobre, *El Nacional* de Caracas publiait une dépêche de l'Agence *Associated* *Press* rapportant que :
45:168
« Récemment, un fonctionnaire avertit une Agence internationale de presse : « C'est la dernière fois que nous tolérons cette sorte de choses. » Il faisait allusion à un article sur la rareté des aliments et autres biens.
« Une semaine après, un ministre convoqua le journaliste et se plaignit du même article, lui disant : « Nous ne tolérerons pas que l'on salisse à l'étranger l'image de ce pays. »
Or, cette pénurie est le secret de Polichinelle ; la presse chilienne en parle presque quotidiennement, et, depuis la manifestation des « casseroles vides », le monde entier est au courant !
Ne pouvant atteindre directement les journaux, le gouvernement Allende imagina de nationaliser l'unique usine papetière du Chili. Les premières tentatives échouèrent. La loi chilienne permet de nationaliser les usines paralysées par une grève : les ouvriers se solidarisèrent avec la direction. Le gouvernement tenta d'acheter les actions au-dessus de leur cours : les seize mille porteurs de parts préférèrent les garder, bien que sachant qu'elles ne rapporteraient rien. Il ne restait qu'à bloquer les prix et hausser les salaires, c'est ce que fit le gouvernement : au 31 décembre 1972 la *Compagnie* *manufacturière* *de* *Papiers* *et* *Cartons* accusera un déficit de 650 544 000 escudos. La loi chilienne prévoyant que toute entreprise anonyme dont les pertes accumulées atteignent la moitié du capital doit se déclarer en faillite, le tour sera enfin joué. Du moins il le serait, si les Syndicats de la Compagnie n'avaient alerté l'opinion publique et mené une campagne sévère contre le gouvernement.
La politique économique consistant à bloquer les prix et à élever les salaires est la base de l'action du gouvernement dans ce domaine. En principe, le blocage doit protéger le pouvoir d'achat des travailleurs ; en pratique il ne protège rien du tout, encourage le marché noir et conduit les commerçants et entrepreneurs à la faillite. Cela n'est pas pour déplaire au gouvernement, qui espère réduire ainsi les résistances qu'il rencontre dans le pays.
Seulement, les commerçants, les industriels, les membres des professions libérales ne sont pas volontaires pour le suicide par persuasion, et les réactions deviennent de plus en plus dures. Au point que la dernière crise a contraint le gouvernement à décréter l'état de siège dans pratiquement la totalité du pays.
Au milieu de tout cela, l'action du Parti Communiste mérite une attention particulière. Membre de l'Unité Populaire, participant au gouvernement, le P.C.Ch. devrait se sentir lié par un minimum de solidarité avec ses compagnons de pouvoir.
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Il n'en est rien. Dénonçant les agissements des activistes d'extrême-extrême-gauche du M.I.R., qui bénéficient en sous-main de la bienveillance -- pour ne pas dire de la complicité -- des membres du Parti Socialiste, le P.C.Ch. se pose en défenseur d'un minimum de légalité. Dénonçant la politique économique insensée de Pedro Vuskovic (aujourd'hui démissionné), il tente de se concilier les classes moyennes. (Ne voit-on pas, en France, le P.C.F. manipuler le MODEF, organisme de pénétration en milieu paysan... qui se propose de « défendre la propriété familiale » !) En fait, le Parti Communiste se présente comme le seul parti d'ordre et de gouvernement de l'actuelle coalition d'Unité Populaire. Cela, c'est la première face du Janus communiste.
L'autre face est plus discrète. Dans les revendications soumises à Salvador Allende par les grévistes chiliens, les lecteurs français ont pu voir -- sans rien y comprendre -- que les commerçants en grève exigeaient la dissolution des J.A.P. Les *Juntas* *de* *Abastimientos* *y* *Control* *de* *Precios* (*J*.*A*.*P*.) sont des organismes « spontanés », encouragés par le gouvernement, qui virent le jour après la manifestation des « casseroles vides ». ils prétendent regrouper les ménagères et les faire participer à la lutte contre le marché noir, contre les prix abusifs, et à réglementer la distribution des produits de première nécessité.
Dès le mois d'avril dernier, *El* *Mercurio* publiait des extraits d'un document officiel du Parti Communiste « *Le* *premier* *plan* *national* *pour* *1500* *J*.*A*.*P*. » Il s'agissait, d'ici au mois de mars prochain -- c'est-à-dire d'ici aux prochaines élections --, d'implanter 1500 *Juntas* dans tout le pays. Les consignes diffusées à cette occasion ne laissent aucun doute sur l'utilisation que le P.C.Ch. comptait en faire :
« Il s'agit, est-il écrit, de mobiliser le plus grand nombre de personnes (spécialement des femmes) étrangères aux activités politiques ; de réaliser un travail de captation et un adroit travail politique auprès des commerçants de détail ; de réaliser une lutte idéologique conséquente autour des problèmes de la pénurie ; de contrôler les fonctionnaires du gouvernement quant à leur qualification. »
Une autre formule cabalistique (« profiter du minimum avec le maximum de rendement ») signifiait que le nombre des militants connus participant aux J.A.P. devait être le moins élevé possible, mais qu'ils devaient faire preuve du maximum d'efficacité.
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Ce réseau « économique » ne suffisant pas, un haut fonctionnaire du gouvernement et membre du Parti Communiste, Patricio Palma, annonça, au cours du dernier Plénum de la Commission politique du P.C., de nouvelles mesures. Patricio Palma n'est pas le premier venu : il est Directeur national de l'Industrie et du Commerce (D.I.R.I.N.C.O.), organisme d'État qui a la haute main sur ces deux secteurs.
« Dans chaque maison bourgeoise, a-t-il dit, travaille au moins une camarade qui sait tout sur ses patrons et dont l'extraction sociale est paysanne ou ouvrière. Le Parti doit continuer à définir avec clarté une politique à l'égard de cette profession et assumer la tâche de les gagner au camp populaire, tâche qui doit être discutée par les organismes du Parti.
« D.I.R.I.N.C.O. a pris contact avec ces camarades et nous sommes en train d'étudier la manière concrète dont elles peuvent collaborer à la dénonciation de ceux qui ont transformé leurs caves particulières en caves clandestines (*sic*) où sont cachés les produits rares, qui prennent après la route du marché noir. »
Tout cela ne présage évidemment rien de bon. Nous le disions il y a deux ans ; on commence à le dire ailleurs ; c'est sans joie que nous constatons l'exactitude de notre pessimisme. Faut-il pour autant croire que la guerre civile soit pour demain ? Je ne le pense pas, mais je peux me tromper. Nous assistons beaucoup plus à des grandes manœuvres qu'à une mobilisation. Manœuvres de la Démocratie chrétienne pour couper l'herbe sous les pieds du Parti National en se posant en « grand parti de la résistance », manœuvres du P.C.Ch. pour faire figure de parti de gouvernement et pour implanter encore plus profondément ses réseaux. Manœuvres en vue des prochaines élections de mars 1973. Après, tout sera possible.
Jean-Marc Dufour.
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### Braderie en Vendée
*Histoire d'un Grand Séminaire*
par Édith Delamare
LA VENDÉE BRADE SON GRAND SÉMINAIRE. Il vaut quatre à cinq cents millions. L'évêque le met en vente pour cent cinquante, jardins compris. Le ministère de la Défense Nationale, pressenti, hésite : il y a déjà des casernes à Luçon, déjà installées dans ce qui fut le Grand Séminaire. Une fois suffit, du moins pour l'État.
La Vendée ferme son Grand Séminaire ! Quel « signe des temps » !
La Vendée n'est pas épargnée par le fléchissement du nombre des vocations. Mais chez elle, tout est proportionné. En mars 1972, date de sa fermeture, son Grand Séminaire comptait une centaine d'aspirants au sacerdoce. Il suffit de comparer ce chiffre à celui des autres diocèses. Les six diocèses du sud-est, par exemple, « regroupés », comptent en tout et pour tout trente-trois séminaristes. Avec ses cent séminaristes, le diocèse de Luçon en 1972 compte le même nombre d'élèves que la moyenne des diocèses il y a vingt ans. Quel évêque, il y a vingt ans, aurait consenti à fermer son Séminaire ? Il y a vingt ans, Mgr Cazaux, évêque de Luçon, dépensait, dit-on, quarante-six millions pour installer le chauffage central dans son bâtiment.
\*\*\*
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C'est Richelieu qui fonda le Grand Séminaire de Luçon en 1622, pour appliquer dans son diocèse les décrets du concile de Trente sur la formation des futurs prêtres. La France avait cinquante ans de retard dus à la mauvaise volonté de Catherine de Médicis, au gallicanisme des Parlements et aux ravages des guerres de religion. Henri III avait en vain supplié les évêques d'appliquer les décrets de Trente pour redresser le catholicisme : il avait fallu attendre les effets bénéfiques du règne réparateur d'Henri IV.
Le Séminaire de Luçon fut confié aux Pères de la Mission de Saint-Vincent-de-Paul. Dans le même temps, le Père Joseph installait les capucins en Vendée, avec mission pontificale s'il vous plaît, de ramener les protestants du Poitou à la vraie foi. « Il y a un temps pour planter et bâtir », dit l'Ecclésiaste.
Mais ce n'est pas dans le bâtiment de Richelieu que Mgr Cazaux devait installer le chauffage central. Le séminaire fut transféré en 1660 dans un magnifique édifice construit par Mgr Colbert, frère du ministre, grand administrateur (c'était de famille). Ce séminaire fut fermé par la Révolution en 1792. Le Concordat ne rétablit pas l'évêché de Luçon : Napoléon admirait les Vendéens, mais il s'en méfiait plus encore. Il fallut attendre les modifications au Concordat demandées par Louis XVIII en 1817 et le séminaire de Mgr Colbert rouvrit enfin en 1821. Il fut démoli en 1906 et l'on construisit des casernes à la place. « Voilà l'ennemi ! » avait dit Clemenceau en pointant l'index vers la flèche de la cathédrale. (Notons que c'était le clergé qui avait fait la fortune de la famille de Clemenceau protégée par des évêques depuis 1480.) Ce fut le Premier Régiment de Dragons qui étrenna « les plus belles casernes de France » (pour l'époque). Il vint de Joigny pour ce faire. Des anciens de Luçon nullement gâteux se souviennent encore de ce superbe défilé de chevaux, de crinières rouges et noires (rouges pour les trompettes, noires pour les autres), de lances et de fanions. C'était le Jeudi-Saint de 1914.
\*\*\*
A la rentrée d'octobre 1914, les élèves du collège Richelieu à Luçon trouvèrent leurs locaux pleins à craquer de blessés : le collège était devenu l'hôpital militaire n° 46. Mgr Catteau, évêque de Luçon, installa ses collégiens à La Roche-sur-Yon. Ce provisoire devint définitif en 1919, quand, à la faveur de « l'union sacrée », Mgr Garnier, successeur de Mgr Catteau, se hâta de rouvrir son séminaire fermé en 1905 et lui attribua le collège Richelieu que les autorités militaires venaient de lui rendre. Ce sera dans les bâtiments de « Richelieu » que Mgr Cazaux installera le chauffage central.
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Ils n'avaient pas la splendeur des bâtiments édifiés par Mgr Colbert et rasés par la Troisième République, mais ils étaient fort beaux tout de même, ayant été construits par M. Boëswiwald, élève de Viollet-le-Duc. Il est de bon ton de faire la petite bouche au nom de Viollet-le-Duc. Il a cependant restauré et sauvé des témoins du passé parmi les plus précieux, ce dont notre époque devrait lui être reconnaissante. L'histoire du collège Richelieu de Luçon mérite d'être contée.
Le 15 mars 1850, par 399 voix contre 237, l'Assemblée Législative vote la loi Falloux. L'enseignement catholique recouvre la liberté perdue depuis l'établissement du monopole napoléonien en 1808. En neuf mois, de mars à décembre 1850, deux cent cinquante collèges catholiques sortent de terre. Signes des temps.
Comme bien on pense, Mgr Baillès, évêque de Luçon, n'est pas à la traîne. Il a acheté son terrain dès octobre 1850. Le terrain acheté, il lui reste dix mille francs, soit un peu plus de trois millions d'anciens francs en 1972. De quoi construire un pavillon sur un terrain de trois hectares et dix-huit ares. (Ces trois hectares que Mgr Paty a sur les bras aujourd'hui.) Un pavillon !... Justement, M. Boëswiwald, élève de Viollet-le-Duc, est en train de diriger les travaux de restauration de la cathédrale de Luçon. Est-ce que l'édification d'un collège l'intéresserait ? Oui, répond l'architecte, mais les plus beaux collèges sont les collèges anglais. Ciel ! Voudrait-il édifier Oxford ou Cambridge à Luçon ? Non. M. Boëswiwald a le sens du possible. On lui a parlé d'un très beau collège que les catholiques anglais, à la faveur d'une accalmie, viennent d'achever : Sainte-Marie d'Oscott. Il lui plairait de le visiter, d'en relever les plans et de les soumettre à l'évêque de Luçon.
Ainsi soit-il. L'évêque et l'architecte sont aussi enthousiastes l'un que l'autre. Il n'y a plus qu'à trouver l'argent. Aucun évêque ne s'est jamais arrêté au conseil évangélique : « Avant de bâtir, assieds-toi, calcule la dépense et vois si tu pourras en venir à bout. » Mgr Baillès ouvre une souscription. Son clergé se saigne à blanc : M. Boisseau, chanoine titulaire, verse cinq mille francs, M. Baudoin, archiprêtre, trois mille, M. Gouraud, supérieur du Grand Séminaire (alors installé dans les bâtiments de Mgr Colbert), trois mille. M. Lussagnet, Vicaire général, donne quinze cents francs, M. de Bessay, chanoine honoraire, mille. Suivent une quantité de dons modestes, puis viennent ceux des laïcs : M. de La Claye et Mme de Béjarry versent chacun mille francs.
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La ville de Luçon souscrit pour une somme de trente-trois mille neuf cent cinquante francs. On peut commencer les travaux. Le 15 juillet 1851. Mgr Baillès, à la tête d'une procession de deux cent cinquante prêtres, se rend solennellement au chantier surplombé d'un arc de triomphe, et bénit la première pierre, « d'une voix triomphale ». Que de triomphalisme ! Il est vrai qu'il s'agissait de « planter et de bâtir » et non « d'arracher et de détruire ».
Sur cette première pierre fut scellée une plaque de cuivre portant gravée l'inscription suivante :
D. O. M.\
GYMNASII CATHOLICI\
QUOD IN URBE SUA\
ADJUVANTE INEXHAUSTA CLERI FIDELIUMQ.\
MUNIFICENTIA SUMPTUOSE AEDIFICANDUM\
FELICITER AUDENS\
IPSE CURAVIT PIISSIMUS PRAESUL\
PRIMARIUM PONIT LAPIDEM\
MONUMENTUMQ. B. MARIAE V. AC S. JOSEPHO DICAT.\
DO. JAC. MAR. JOS. BAILLES LUCION. EPPUS.\
XV JULII MDCCCLI
Dans son livre consacré au centenaire du collège Richelieu, l'abbé Billaud conclut ainsi le récit de cette journée véritablement triomphale qui couronnait en Vendée la longue lutte menée par Lacordaire et Montalembert pour la liberté de l'enseignement : « Le collège fondé par Mgr Baillès s'appellera l'INSTITUTION SAINTE-MARIE SAINT-JOSEPH. Ainsi en a décidé l'évêque. »
\*\*\*
Dix-huit mois plus tard, l'argent de la souscription est engouffré et le collège n'est pas achevé. Que font les évêques dans ce cas ? La quête. Mgr Baillès écrit au comte de Chambord : « ...Notre beau collège s'est élevé, il a grandi ; on est occupé en ce moment à terminer le comble. Vous l'apprendrez, Sire, avec bonheur. Et vous jugerez peut-être convenable de donner à cet établissement une preuve que la bonne et fidèle Vendée mérite de votre royale approbation. »
Outre l'appel à la bourse du prince, cette lettre du 10 novembre 1852 contenait des considérations de ce genre : « Sire, nous ne cessons de prier le Seigneur, afin qu'Il daigne mettre un terme aux maux de la France et qu'Il nous rende la paix. »
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Ce n'est pas d'aujourd'hui que les évêques font de la politique et généralement avec cent ans de retard. La lettre portait pour toute adresse : « Au Roi ». En 1752, elle serait probablement parvenue à Louis XV. En 1852, confiée à un certain Brodu, journaliste à Nantes, elle tombait deux jours plus tard, le 12 novembre, entre les mains de la police. Les prières incessantes pour la fin des maux de la France firent bien plaisir au prince-président, Louis-Napoléon Bonaparte. Le 24 novembre, le juge d'instruction de Fontenay-le-Comte, accompagné d'une escouade de procureurs, de commissaires, d'huissiers, de greffiers, de gendarmes, faisait irruption au palais épiscopal de Luçon et le fouillait de fond en comble, fourrageant dans les papiers les plus intimes de l'évêque relégué dans ses appartements. La police cherchait des paquets du « Manifeste du comte de Chambord », daté du 25 octobre 1852. Elle ne trouva rien. Le comte de Chambord apprit par la presse la teneur de la lettre adressée « Au Roi » et il envoya à l'évêque de Luçon les fonds demandés pour le collège, accompagnés d'une lettre affectueuse datée du 9 décembre 1852. Huit jours plus tôt, le coup d'État du deux décembre venait de donner un nouveau maître à la France.
Ce fut ainsi que l'argent du dernier des Bourbons, joint à celui du clergé et des meilleures familles de Vendée, servit à édifier à Luçon un collège catholique dédié à la Vierge Marie et à saint Joseph, son très chaste époux.
La Vierge Marie fut la première victime de la mutation de la civilisation que nous vivions et voilà comment. Napoléon III n'oublia pas les injures faites à Louis-Napoléon. Le collège de Luçon était terminé en 1855, sa direction confiée par Mgr Baillès au Père Baizé, directeur du Petit Séminaire de Chavagnes. Il ne restait plus qu'à demander l'autorisation d'ouverture... que les autorités refusèrent. Pas de loi Falloux qui tienne devant le mauvais plaisir du prince.
Le 7 février 1856, Mgr Baillès était à La Ferrière, en tournée de confirmation, lorsqu'on lui remit une lettre du pape exprimant le désir de voir l'évêque de Luçon au plus tôt. Mgr Baillès comprit, rentra aussitôt à Luçon, fit ses bagages et quitta le soir même la Vendée qu'il ne devait plus revoir. Nommé Consulteur des Congrégations des Rites et de l'Index, sa doctrine et sa science y rendirent de grands services. A Pie IX qui voulait lui offrir un évêché « in partibus », il opposa ce fier refus : « Quand on a été évêque de Luçon, on n'accepte pas autre chose. » Il mourut à Rome le 17 novembre 1873, très affecté de notre désastre de 1870 et de la perte des États Pontificaux. « Tout a toujours très mal marché », disait Jacques Bainville.
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Un mois après le départ de Mgr Baillès, le 5 mars 1856, Luçon accueillait son nouvel évêque, Mgr Delamare, un Normand promu du vicariat général de Coutances. Il amenait avec lui toute une « équipe » normande et jusqu'à des Eudistes pour le collège : du Père Baizé, plus question, d'ailleurs il préférait rester à Chavagnes. Plus question non plus de la Vierge Marie, ni de saint Joseph. Le 15 octobre 1856, Mgr Delamare ayant obtenu toutes les autorisations, annonçait enfin à ses diocésains l'ouverture de « l'Institution Richelieu ». Pourquoi ce changement de nom ? Eh bien, parce que Mgr Delamare et son équipe trouvaient qu' « Institution Sainte-Marie-Saint-Joseph », cela faisait trop pieux, trop religieux, trop ghetto catholique. Il fallait s'ouvrir au monde. Dans une réunion intime, tenue à l'évêché, le nom de l'institution avait été mis en discussion et ce fut le jeune secrétaire de l'évêque, l'abbé Simon, qui avait suggéré : « Collège Richelieu ». Richelieu ! Quelle trouvaille ! Un nom local, sonore, glorieux, sans bondieuserie ni chouannerie. Aussitôt dit, aussitôt adopté. L'histoire ne dit pas si les Eudistes étaient présents. Ou s'ils élevèrent la voix pour rappeler que leur congrégation se nommait : « Congrégation de Jésus et de Marie. » Que leur fondateur, saint Jean Eudes, l'avait voulu ainsi, qui avait scellé de son sang son alliance avec la Bienheureuse Vierge Marie, se plaisant à La prier sous le vocable : « Mère Admirable. » Mœurs d'un autre âge.
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On sait la suite et comment le collège, transformé en hôpital en 1914, devint le Grand Séminaire de Luçon en 1919.
Le Grand Séminaire fut fermé par Mgr Paty, évêque de Luçon, le 31 mars 1972. Non pas le Jeudi-Saint, jour anniversaire de l'entrée des Dragons, mais le Vendredi-Saint.
Depuis que Mgr Soyer, évêque de Luçon, accueillait en 1832 la duchesse de Berry au nez et à la barbe de la police de Louis-Philippe, la réputation d'intrépidité des évêques de Luçon n'est plus à faire. Le 13 juillet.1972, Mgr Charles Paty recommandait à ses diocésains la collecte collégiale annuelle pour les séminaires. A la lecture de cette lettre épiscopale dans la cathédrale de Luçon, quelqu'un cria : « *Le* *séminaire* ? *Mais* *il* *n'y* *en* *a* *plus* ! »
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En août 1972, c'est-à-dire à la sauvette pendant les vacances, le mobilier du Séminaire fut mis en vente pour le bonheur des antiquaires de la région et au-delà, jusqu'à Saumur.
Et les séminaristes ?
Mgr Paty daigna expliquer qu'il les avait « répartis » entre Angers, Nantes et La Roche-sur-Yon. D'autres explications, point. On supposa qu'une maison où chaque séminariste avait sa chambre, où tout était disposé pour la prière et l'étude, n'était pas adaptée à la nouvelle formation donnée aux séminaristes. Il est difficile d'apprendre à conduire un camion ou un bulldozer dans les allées de M. Boëswiwald. Il est quasi impossible de s'initier dans ces murs imprégnés de prières, au métier d'accessoiriste aux Folies-Bergères ([^6]). Bref, Luçon en est réduit aux suppositions.
Mais grâce à la généreuse jeunesse de Vendée, nous avons au moins une certitude. Quand les évêques de Paris, de Rennes, de Lille ou de Grenoble disent qu'ils « regroupent » leurs séminaires faute d'effectifs, c'est peut-être vrai. Ce n'est pas vrai pour le florissant séminaire de Luçon. Qui saurait la raison réelle de sa fermeture, tiendrait un fil. Parions qu'en tirant sur le fil, on aboutirait aux ténébreuses officines où s'auto-démolit l'Église.
Édith Delamare.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
UNE FOIS POSTÉE ma rédaction pour le numéro de juillet-août et me trouvant en congé d'ITINÉRAIRES jusqu'à la saint Michel sinon la saint Martin, j'ai décidé que le Jardin des Plantes me serait du même coup objet de villégiature et sujet de chronique. Dépollution des bronches, ventilation des thèmes obsessionnels, thérapeutique totale. Finis le radotage antigaulliste et la chasse au dahu, le lecteur me félicitera. Et si la rentrée doit s'effectuer dans les chienlits pestilentielles que nous prévoyons, je balancerai dessus ma bluette estivale comme le message du papillon voltigeant sur le bourbier.
A vrai dire et à tant faire que de jardiner dans l'intervalle des cloaques, le Luxembourg conviendrait mieux. Mis à part le temps du service militaire je l'ai fréquenté presque tous les jours depuis la réception de Nicolas II par Émile Loubet, jusqu'au rappel de Poincaré par Doumergue. Le cartel des gauches s'arrachait de l'assiette au beurre en même temps que j'abandonnais la terrasse Médicis. Tirant sur mes amarres avec l'idée de les rompre toutes, je n'ai pu que les étirer comme élastiques, et ma foi c'est aussi bien. Quelques-unes pourtant se sont rompues et je ne fréquente plus le Luxembourg. Ce que j'en dirais, autant raconter le jardin des Hespérides.
En revanche, tard venu dans ma vie, le Jardin des Plantes m'est aujourd'hui familier. J'ai d'ailleurs observé que mes congénères du troisième âge y sont relativement nombreux. Nous y trouvons entre autres une ambiance de longévité scientifiquement entretenue. Témoins râleurs du cours de choses comme tel est notre devoir, mais à l'ombre des sycomores tricentenaires millésimés sur émail, nous sommes encore tentés de faire des projets. Nous constituons dans notre minorité l'élément stable et autochtone d'une clientèle de plus en plus flottante, hétérogène, proliférante et enfantine.
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Le coulage en béton des petits espaces verts a provoqué le reflux des asphyxiés sous les frondaisons historiques provisoirement épargnées. Le contingent exotique s'accroît de jour en jour, comme à vue d'œil, et encore n'en jugeons-nous que par le Tiers-Monde qui est souvent reconnaissable aux signes extérieurs attribués par la nature. Pour les autres, seul un œil vraiment sagace pourra distinguer à vingt pas le Bulgare de l'Auvergnat sous l'affligeante normalisation du costume. Le pittoresque aussi bien dont le hippie s'enveloppe, s'affiche malgré lui comme l'uniforme d'un folklore universel ; on trouvera dans les boutiques de Frankfort les houppelandes et amulettes qu'on trouve à Pittsbourg.
En semaine, le matin, au Jardin des Plantes, il n'y a guère que des passants, gamins se hâtant à l'école de la rue Buffon avec ou sans bonne espagnole, travailleurs allant d'Austerlitz au métro Jussieu et quelques amateurs de promenade à la fraîche. Il y a même un coureur à pied, un vétéran blondasse et chevelu avec un petit jeune homme trottant dans sa foulée. Tous deux en tenue de stade ils ont descendu coudes au corps la rue Lacépède en mesurant leur souffle dans les gaz d'autos pour s'élancer dans le jardin sur un parcours chronométré, quinze cents mètres plat entre pélargoniums et bégonias, virage au monument Lamarck et remontée sous l'œil des bisons pour attaquer en cross-country le labyrinthe des philosophes et finir au sprint à la fontaine des lions. Mais tous ces familiers de l'aurore ne dérangent pas l'intimité de notre jardin à son heure de thébaïde. Il aime à se réveiller en présence des intimes, avant le flot des béotiens. Je crois même qu'en 1900 les familiers de l'aurore étaient plus nombreux, les Parisiens se réveillaient plus tôt.
Aux jours de loisir et de beau temps nous remarquons, entre autres, que le travailleur importé de la péninsule ibérique, arrivé célibataire, n'a pas eu de peine a trouver sur place la payse qui fera chaussure à son pied. Le manœuvre épouse la petite bonne. Avant de savoir un mot de français le ménage connaît à fond tous les avantages, biais et détours de notre S.S., mais il est contre la pilule et nous le voyons balader, du tas de sable au bassin des nymphéas, une progéniture parfaitement affranchie quant aux droits de l'enfance. Au départ de son village il emportait un casse-croûte folklorique et le petit nécessaire de tradition chrétienne confié par sa mère en prévision des périls de Babylone. Débarqué en gare d'Austerlitz il a traversé le jardin, en groupe généralement, pour prendre le métro à Jussieu et se rendre à La Chapelle ou à Ivry, plus souvent qu'à Auteuil.
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Il restera fidèle au jardin où il a fait ses premiers pas d'exilé. Bien entendu il ne recherchera pas la société du Tiers-Monde et se gardera surtout des Arabes. Les ethnies, vulgairement appelées races, éprouvent d'autant plus le besoin de s'ignorer qu'elles se côtoient de plus près sur une terre étrangère. En mettant les choses au mieux ils se regarderont ici comme pionniers en concurrence sur une terre de salaires. Il n'y aura de chaleur humaine qu'entre congénères. Ils seront plus tentés de faire ami avec les natifs du pays qui les emploie. Ils les regarderont comme moins étrangers que les étrangers de leur condition. Les déracinés ne se mélangent pas entre eux. Ils s'observent pour s'éviter. J'ai noté ce trait parce qu'il en va de même chez les animaux qu'ils viennent voir ici, chez les palmipèdes en particulier. (A suivre.)
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Je me vois en effet dans la regrettable obligation de revenir aux choses dont j'avais résolu de me déprendre. Une information apparemment légère est venue m'arracher par surprise au plaisir des jardins. Pas moyen de la négliger, il nous faut en découdre comme on dit à l'U.N.R. Enfin ça recommence et nous ne sommes qu'en juillet. Voici la chose.
Des pèlerins de Cornouailles en route pour Domrémy ont raconté avoir vu le vaisseau fantôme échoué droit debout sur un haut-fond de la Haute-Marne. Il se présentait de l'avant. De graves avaries ne lui ayant laissé que le mât de misaine dépouillé de ses basses voiles, il ne montrait plus que sa vergue de hunier et celle de petit volant, à sec de toile. Mais la silhouette avait bien la blancheur sépulcrale qui n'appartient qu'à ce bâtiment dont la rencontre est si funeste. La rencontre était bien funeste en effet mais les malheurs évoqués en cet endroit ne sauraient prétendre au merveilleux d'une telle apparition. Ces pèlerins ont sans doute interprété sous l'influence de leur mythologie océanique. Il reste possible qu'un arriviste forcené, excipant de ses origines flamandes et se disant commissaire la fatalité, ait brigué mais en vain le commandement du *Voltigeur Hollandais.*
Ces mirages là nous viennent encore des mêmes charlatans. Profitons-en pour attirer aussi l'attention des voyageurs de Colombey sur une autre apparence également trompeuse. Le signal qui se dresse devant vous, braves gens, ne doit pas être confondu avec ces calvaires délaissés que nous voyons encore à la croisée de nos chemins campagnards.
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Vous êtes ici en présence du fameux gaullolithe érigé in extremis pour entretenir la mémoire d'une cause pourrie. Toutefois l'enseigne étant cruciale et doublement cruciale vous ne ferez pas mal de vous signer deux fois. Il est d'ailleurs permis de chanter ici le requiem du superbe et d'y joindre une intention pour tous ceux qui sont morts innocents de ses mensonges. Rien n'empêche non plus de prier en secret pour l'honneur défunt de la patrie et sa résurrection difficile.
Quelles que soient vos prières elles feront réparation d'un symbole détourné de ses raisons premières pour la fortune d'un flambeur assoiffé de réputation. Essentiellement chrétienne la croix a deux branches est patriarcale en Russie, archiépiscopale en France. Le croisillon fait mémoire de l'écriteau INRI. Que les pèlerins soient dès lors avertis qu'une profanation monumentale se propose à leurs dévotions expiatoires. En héraldique toutes les sortes de croix font pièce honorable et sainte référence. Nous saurons aussi qu'en politique le double croisillon peut faire image et caution de la duplicité. C'est au nom de cette croix-là en effet qu'entre autres singeries furent prêtés les serments de fidélité à l'Algérie française qui devait en mourir clouée dessus.
Jadis honneur de la symbolique angevine cette figure précieuse fut transportée en Lorraine au XV^e^ siècle avec Jean II issu d'Anjou. Elle devait s'y maintenir à titre officieux et, sous le nom désormais lorrain, faire oublier peu à peu son divin mystère. Une célébrité épisodique lui est venue d'avoir servi d'insigne aux rebelles du roi. Une première fois en se mêlant aux Bourguignons de la Ligue du bien public, une deuxième fois dans la grande Ligue du Balafré, une troisième fois chez de Gaulle. Il ne tenait qu'à lui de se faire balafrer à Verdun, mais le déjà-porté ne lui seyait pas.
Il est toujours avantageux de s'octroyer le signe lorrain quand on fait carrière de libérateur patriotique, dût-elle vous conduire à libérer l'Islam et la Zombie. En garantie foncière de cette attribution il avait acheté une maison rurale dans la Haute-Marne qui, relevant de la Champagne, tire sur la Lorraine. Il dut préciser que la mémoire de Jeanne d'Arc avait dicté son choix. En effet, dans les années 20 déjà, la voix de Jeanne murmurait à ses oreilles par la bouche de Mme Grünebaum-Balin, tenancière extra-lucide d'un salon politique assez mélangé. C'est pourquoi vingt ans plus tard il s'en fut à Londres demander armes et bagages comme le fit la pucelle à Vaucouleurs. N'ayant que faire d'une épée étant lui-même épée, il distribua les armes et timbra ses bagages d'une croix de Lorraine, tout étrangère qu'elle fût à la mission de Jeanne, enfant du royaume et non pas du duché. L'erreur entérinée par Villon agréait aux desseins du général.
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Toujours est-il qu'au terme de ses tribulations emblématiques et aux yeux du commun, la croix sainte et archiépiscopale se fait connaître aujourd'hui comme le mirador de l'assiette au beurre et le perchoir de l'immobilier gaulliste. Tous cramponnés becs et ongles sous l'aile du défunt perroquet. On peut y voir encore un avertissement patibulaire, une girouette coincée dans son dernier vent, le sémaphore des entourloupes, le séchoir aux copains mouillés, l'antenne à capter la bonne soupe. Il est vrai que partout la profanation des saintes images va son tram, mais il faut dire qu'en l'occurrence l'archiépiscopal emblème n'était pas tellement déplacé sur l'étendard de l'archilibérateur. Il avait pour lui tous les évêques auxiliaires de l'Islam opprimé, tous les sermonnaires et colporteurs de la vengeance de Mahomet. Sans eux le Processus, le Grand Dessein, et la Certaine Idée s'en retournaient moisir au vestiaire de Colombey. Mais ils ont prêché la contrecroisade : si les débris de l'héritage français font le péché du monde, que l'univers démocratique en soit enfin purgé, Dieu le veut.
Observons toutefois que ce renfort ecclésiastique est largement postérieur à l'apparition de l'insigne lorrain. Quand cette croix encore douteuse fut inscrite au fanion du déserteur encore illégitime, nos évêques bénissaient la francisque. Leur conversion n'est venue qu'à la faveur des 105.000 Français dont le massacre attestait le triomphe du ligueur et la fortune de sa croix. Les péripéties de ce genre ne doivent pas nous troubler si la foi nous habite. Mais vu le caprice des vents on comprend assez que l'emblème eût aspiré au granit.
Voici donc cette croix de Lorraine érigée par souscription nationale autrement dit par voie de chantage et racket. En cela bien gaullique. Nous ne serons pas surpris non plus de la savoir truquée, c'est du ciment plaqué granit. Elle est trop grande aussi pour ne pas trahir la petitesse incluse. Ne s'agirait-il que du monument funéraire érigé sur sa demande, à la gloire d'un parvenu philanthrope et délirant, il ne saurait que mesurer la peur de se faire oublier. Nous avons au Père-Lachaise des allégories beaucoup moins encombrantes et plus précieuses élevées à la mémoire d'authentiques bienfaiteurs de l'humanité : M. Pigeon par exemple, en tant que source de lumière, nous aura guidé plus honnêtement et à moindre frais.
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L'inauguration et exaltation de cette croix de Lorraine s'inscrit en fin de programme des consécrations toponymiques. Le monument est conçu pour être encore debout quand les plaques de rue auront voltigé. Vu le prix exorbitant de sa gloire, le symbole deviendrait propriété exclusive et inaliénable des héritiers du général. Par effet de jurisprudence ils disposeraient des droits de reproduction comme ils le font déjà pour les écrits, paroles, boutades, gestes, aveux, contre-aveux, jurements et démentis, perles et phoebus de l'illustre défunt. Le symbole sera protégé comme les allégories de nos billets de mille. Tout parti ayant arboré prématurément l'insigne au profit d'agissements prétendus historiques sera livré aux effets rétroactifs de l'article 16. Ainsi le duc de Guise sera-t-il poursuivi pour anticipation illicite et contrefaçon au préjudice de l'ayant-droit légitimé par incarnation du destin. Il appartiendra aux ministères de l'environnement et des affaires culturelles de requérir la force publique en répression de tous les documents iconographiques, et manuels d'histoire qui persisteraient à faire état d'une croix de Lorraine à la toque des ligueurs. Toutefois si quelqu'archevêque anachronique en faisait la demande, la jouissance lui en serait octroyée à titre précaire et révocable en contrepartie de sa dévotion. Tout cela exigeait qu'à tout prix et rapidement fût mis en œuvre un emblème-étalon. Il était grand temps. Le voici dressé enfin, strict et dur, hiératique et loyalement ambigu, ambidextre et bisinistre, mi-chrétien mi-sectaire, double croix du bifide amphibie dans l'équivoque des deux-églises. En sa présence l'âme des affidés s'apaisait à la musique des lendemains chantant ; désormais pétrifiée la croix de Lorraine sera enfin la caution indestructible et totémisée du gaullisme héréditaire et des revenus attachés à sa légende, la barbouze de pierre gardienne des fables et des coffres. Les gangréneux sous morphine ont parfois des visions de ce genre et la paranoïa dite noble, tombant en succession, dégénère en psychose hallucinatoire préalable au gaullirium tremens. A le considérer dans sa gravité le pronostic est plutôt rassurant.
Et je me dis qu'après tout, imprudemment baptisé mémorial, ce monument pourrait aussi bien et en toute simplicité assurer son rôle de mémorial. S'il doit se rendre ainsi plus instructif de jour en jour, nous le garderons du plastic éventuel des autonomistes lorrains, nous le conserverons comme le hiéroglyphe statufié de la duperie, le panonceau des fiascos en fanfares, le memento mori des pieds-noirs à venir.
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Rasséréné je retourne au jardin d'un pied léger. Ils ont, en mon absence, pendu un écriteau à la grille de l'entrée Cuvier. C'est nouveau mais il y a des précédents, ils annonçaient les fermetures pour cause d'émeute, les arrivées de girafe ou les interdictions de circuler en draisienne et de jouer au diabolo dans les allées. Mais que peuvent annoncer, me dis-je, des lettres en plastique vert collées sur un panneau d'aggloméré 16 mm. La question est malveillante car voici le libellé : MANÈGE DE CHEVEAUX DE BOIS. Bien, j'avais peur d'une fermeture pour cause d'aménagement du sous-sol botanique en parking deux niveaux. Il reste que les *cheveaux* de bois ont une chance d'être en plastique. Pour ce qui est de l'incorrection du pluriel, les bonnes bonnes raisons que nous avions naguère de tourner en dérision les tyrannies de l'orthographe ne sont pas périmées, mais d'autres sont venues qui nous font sur ce point tatillons et ombrageux. Il semble bien que les fautes d'orthographe ont perdu leur innocence. Elles auraient partie liée avec le progrès des charabias. Le matin même, rue Larrey, à la lunette d'une voiture en stationnement j'avais lu ceci : *A vendre*, *prix* *intérssant*. Je vous parie que l'acheteur est roulé d'avance. Et tout à l'heure, sur les Boulevards, en lettres d'enseigne lumineuse à la devanture d'un cinéma, ceci : *Films érotiques* *en* *rélief*. L'accentuation aiguë fait sans doute le relief plus accrocheur. Je ne sais pourquoi derrière ces fautes je soupçonne l'Asie mineure ou la Bessarabie. Mais qui donc a composé l'écriteau du manège ? Il m'étonnerait fort qu'une main furtive, étrangère au Muséum et à l'orthographe, eût opéré nuitamment au service d'un forain campé à l'improviste au milieu des sciences naturelles. L'hypothèse d'un surnuméraire importé du Congo francophone, titulaire du bachot coopératif et affecté au service du matériel n'est pas exclue et sa faute alors nous attendrit. Je crois plutôt que les employés du Muséum, en tous cas les subalternes, sont de naissance et nationalité françaises ; parisiens pour la plupart, ils ont fréquenté l'école communale au moins le temps d'orthographier le pluriel régulier masculin des substantifs en *al*. Et je pense alors avec tristesse que le cheval si notoirement exemplaire de cette règle aura passé dans leur enfance comme une bête essentiellement américaine, rarissime à Paris et si étrangère au quotidien de nos écoliers que son nom et son image avaient peut-être disparu des méthodes de lecture avec le secret de son pluriel orthographique. Voilà où nous en sommes avec un animal qui, pendant je ne sais combien de millénaires, et ne fût-il que manche à balais, a fait le plus commun des jeux et le plus ordinaire enchantement de tous les gamins du monde civilisé ou barbare. Il est vrai que chez nous en tant que dada son pluriel ne faisait pas de problèmes Vrai aussi que le hippisme, cravaché par le progrès des loisirs, nous revient au trot. Inutile de dire que ces chevaux-là ont la mémoire courte avec la fatuité des créatures recyclées.
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Le lendemain l'*e* muet avait disparu, arraché de l'écriteau, sa trace elle-même soigneusement grattée par la main d'un professeur rougissant ou d'un gardien lettré. J'étais curieux de ce manège inattendu. Non seulement je ne lui voyais pas d'emplacement propice mais sa raison d'être ne semblait pas sérieuse. Une concession de manège fait un loyer bien médiocre. Si pauvre soit-il un muséum national ne va pas sacrifier un arpent de ses hauts lieux pour les bénéfices d'un air de foire. Il ne faudrait tout de même pas que le cheval de bois, si imbu soit-il d'une faveur immémoriale et de sa promotion dans la brocante de luxe, pût se croire admis pour de bon dans l'ordre des équidés sous l'empire d'une ambiance fortement zoologique. Disons-nous plutôt que l'espace donné à ce manège ferait le bonheur d'un couple d'onagres, ou d'un hipparion ou d'un roussin d'Arcadie ou même d'un percheron. Il reste que la direction a pu s'émouvoir d'une pétition par laquelle cinq cents mères de famille ou promeneuses mandatées, toutes rompues aux caprices de l'enfance et faisant part de la défaveur alarmante qui menaçait la ménagerie et même la singerie au profit du petit manège installé aux Gobelins, conseillaient vivement la mise en place d'un manège dans l'enceinte du muséum.
Quoi qu'il en soit j'ai cherché en vain le manège annoncé. L'écriteau d'ailleurs avait disparu. Il est revenu quinze jours plus tard, en conclusion je pense de négociations laborieuses. Sans doute le manège est-il en place et je vous dirai la prochaine fois où nous en sommes des chevaux de bois dont l'espèce est menacée par toutes sortes de mutations à la gloire de véhicules aérodynamiques et engins lunaires. L'écriteau est revenu inchangé, avec la trace du pluriel fautif dont pour un peu j'aurais fait tout un plat de cuistrerie nationaliste, jusqu'à lui reprocher l'imprégnation exotique où se corrompt le royaume. La grille évidemment appellerait un écriteau de planches avec des capitales au moins Didot et brossées au pochoir, mais la vitesse du temps ne peut plus nous laisser d'accords parfaits. Au moins le divertissement annoncé est-il honnête, aussi puéril et honnête que le grattage de son erreur. Il ne jure pas dans le décor, il maintient en bonhomie une institution tricentenaire. Et son auteur après tout n'est peut-être bien qu'un exilé du Poitou, assez âgé pour connaître mieux les chevaux que leur orthographe. Il est bien vrai que l'entrée du jardin par la rue Cuvier vous console d'être encore Parisien.
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La porte ne s'ouvre pas dans la grille de clôture, de plus en plus fragmentée par le béton. Elle n'est pas très ancienne non plus mais fidèle au principe de la grille qui la fait moins sévère que la muraille et plus discrètement défensive. Par l'intervalle de ses barreaux elle se veut attentive à la mesure de l'homme en le dissuadant de fuir ou de s'introduire pendant les heures de fermeture, mais les enfants y passent aisément. C'est l'enceinte à la fois robuste et aérée traditionnellement adoptée pour les espaces verts citadins. En s'agrandissant au sud et à l'est le Jardin des Plantes n'a pas repoussé ses grilles, il les a perdues. Non loin d'ici, en même temps que les derniers platanes de la Halle aux Vins, on est en train d'arracher ses derniers barreaux à pomme de pin dont la nouvelle Fac ne veut pas. A tant faire il eût mieux valu que ce travail fût exécuté par les minets sauvages. Nous préférons le vandalisme chaud. Jusqu'ici, au Jardin des Plantes, la suppression des arbres n'est encore qu'un projet de la maffia immobilière. On suppose que les sciences naturelles sont assez aléatoires encore pour souffrir l'environnement d'une végétation héritée de Louis XIII et vieillie dans le respect de ses traditions végétales. La grille de fer noir s'ouvre ici de guingois sur une cour pavée devenue passage : à gauche la brique rouge et toute neuve des laboratoires de physique appliquée, mais à droite, les premiers éléments d'un ensemble de communs édifiés et raboutés de Louis XV à Charles X font un bel échantillon d'architecture utilitaire où la fantaisie le dispute à la modestie. Ils ont toujours servi de locaux administratifs, scientifiques ou d'habitation. C'est un peu craspèque et délabré mais, en principe : les employés qui ont trouvé là un logement de fonction doivent connaître leur bonheur, au moins sur le côté jardin. En fait, je ne n'en suis pas tellement sûr. Les fenêtres sont condamnées sur le côté cour qui est très passant. On y attrape un petit air d'aliénation historique dont se ravigote, ne à leur insu, les sédateurs de la révolution culturelle ou de la promotion électronique. Défilent en effet sur le pavé du roi les psychosociologues venus de Censier qui se croisent avec les inscrits de la Fac Jussieu où la tour des Sciences est enfin sortie de son puits de vin. Soit dit en passant il paraît que la tour n'est pas encore la ruche dont rêvait M. Zamansky. Destinée aux services administratifs : les intéressés ne sont pas du tout impatients de s'y installer. Ils ont peur d'y être faits comme des rats en cas d'émeute ou de s'y faire griller comme nid de guêpes sous l'œil des pompiers impuissants. A propos des étudiants qui se croisent dans le passage, précisons qu'en général ils ne se mélangent pas. Mis à part les ivresses de la grande manif, les disciplines intellectuelles se fréquentent rarement, elles se conduisent comme les races. A se demander si la discrimination ne ferait pas la prudence des sociétés. Comme je le disais tout à l'heure il en va de même chez les palmipèdes. Nous les verrons bientôt en sortant par la voûte.
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L'idée de ce jardin est venue à Henri IV, peut-être soufflée par Sully. Sous le nom de jardin du Roi elle fut reprise et réalisée par Louis XIII qui s'intéressait aux vertus médicinales des plantes. L'exécution du projet fut confiée à M. Gui de la Brosse qui était de la partie. J'ai l'honneur d'habiter la rue qui porte son nom, et je sais par Léon Bloy que Paul Bourget y avait aussi un appartement : « Paul ! s'écrie-t-il dans son journal, Paul ! souviens-toi de la rue Gui de la Brosse !.. » Nous ne saurons jamais de quoi Paul était mis en demeure de se souvenir, pas de quoi fouetter un chat peut-être bien, mais peu importe : sous le couvert d'une réticence impérative le lance-flamme de Léon incendiait une fois de plus sa bête noire préférée.
En 1626 un gentilhomme herboriste n'était pas forcément un philosophe. Gui de la Brosse a recueilli et cultivé 2 000 plantes pour les services confondus de la science et du roi. Il enseignait l'art des tisanes et la science des herbes sans installer pour autant la Nature à la place du bon Dieu. La faculté lui chercha querelle : question de boutique, mais Gaston d'Orléans le protégeait. Dangereuse amitié. Il ne semble pas que Louis en ait tenu rigueur à Guy ; les cultivateurs de simples ne sont pas désirés dans les noirs complots et deux mille plantes à soigner l'auront gardé en innocence. De ces deux mille plantes il doit bien rester quelque progéniture parmi les 6 000 qui font aujourd'hui le carré botanique. Celui-ci n'est pas encombré d'amateurs, même aux jours d'affluence. Au jardin des plantes on vient voir les animaux. On ne fait pas une demi-heure de métro avec sa petite famille pour lui faire voir des plants de sureau.
En 1794, la Révolution a proclamé le peuple héritier du jardin du Roi. C'était parler pour ne rien dire. Ici comme ailleurs et depuis toujours le roi n'était propriétaire de rien à commencer par sa couronne ; le possessif dans son emploi royal représentait la nation. Par décret de la Convention le ci-devant jardin du roi dit jardin des plantes fut élevé à la dignité de Muséum national d'histoire naturelle. Pour satisfaire aux louables ambitions témoignées par ce nom pompeux, des sections de géologie et de zoologie furent créées. L'usage populaire a préféré s'en tenir au nom de Jardin des Plantes. N'empêche qu'en disant Jardin des Plantes on pense éléphant plutôt que ciboulette. Certes on admire en passant le règne végétal, à la rigueur et s'il pleut on va traîner dans le minéral ou rêver de l'évolution sous la carcasse du brontosaure plastifié, mais le déplacement est d'abord justifié par les bêtes vivantes.
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Les premiers animaux furent cherchés au plus près, dans la ménagerie de Versailles. Elle avait beaucoup souffert des événements, on n'y trouva qu'une demi-douzaine de fauves efflanqués et de singes faméliques. Des commissaires furent alors envoyés en réquisition de bêtes sauvages dans les baraques foraines. Les dompteurs et montreurs dépossédés recevaient un certificat de civisme. Quelques sujets intéressants furent ainsi raflés. Un lycanthrope et deux licornes figuraient au butin. Une vieille sirène appréhendée dans un baquet de verre eut quelque mal à sortir de sa gaine d'écailles et prouver qu'elle était bien la femme du patron. MM. Lakanal et Geoffroy Saint-Hilaire, zoologues de stricte obédience, purent quand même honorer le Muséum de quelques individus de bonne foi, ours, boas, zèbres et bon nombre de marmottes. Dans le cas ou ces bêtes historiques auraient procréé il ne reste rien de leur descendance, que je sache. Le siège de Paris a fait manger aux Parisiens plus de crocodiles et d'antilopes que de plantes rares en salade.
Par l'entrée que j'ai dite les premiers animaux qui apparaissent au visiteur sont parqués à cinquante pas de la voûte en face de la maison Cuvier. On les approche gratuitement, ils sont les seuls dans ce cas, et à toute heure du jour ils ont un public. Il y a là dans un décor assez champêtre et ombragé de frondaisons majestueuses une quinzaine d'oiseaux marcheurs. Dans le même enclos un éléphant de mer dans son bassin rond. Je garde le cétacé pour la prochaine fois, c'est un gros sujet, mais je dirai quelques mots sur les palmipèdes, leurs préjugés d'espèces et de variétés, leurs problèmes, et les solutions qu'ils ont adoptées pour coexister dans leur condition de captifs. (A suivre.)
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Je m'aperçois en effet qu'il n'était pas vain d'épiloguer tout à l'heure sur le monument de Colombey. Les prestiges dont il fait mémoire ne sont pas éventés. Assurément de Gaulle n'est pas fautif ni comptable de tout, loin de là. Il a fait comme d'autres potentats qui, orgueilleux de leur audace et de leur solitude, se sont crus le destin lui-même dont Ils étaient l'expédient provisoire. Poussés par les orages ils se sont pris pour les orages désirés. En posture d'Olibrius ou d'Ubu ils ont gouverné où le vent les portait, ils ont marché à la voix des sirènes, ils ont démâté à Charybde en chantant gloria, chaviré sur Scella pour abandonner l'épave en engueulant l'équipage, et l'épave continue de courir sur son erre à la queue des sirènes. Les effets posthumes de leur génie faisant hommage aux commis de la fatalité, je donnerai satisfaction à ce capitaine de fer en constatant que son passage ici-bas nous laisse barboter dans le sillage d'écume et de vase où nous reconnaissions jadis la trace des monstres mous.
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Il semble bien qu'à peine érigée la croix de Lorraine ait revendiqué sa place d'honneur dans le cours des choses. Tous les événements de l'été en ont porté la marque. Je ne citerai que les événements qui ont fait, sur mes points sensibles et si j'ose dire, impact. Le premier boum est venu du conseil international olympique siégeant culotte basse et tête haute pour expulser la Rhodésie blanche sur injonction comminatoire des républiques esclavagistes et des pygmées arboricoles. Nous reconnaissons bien là dans cette manifestation de justice et de réparation universellement applaudie, l'esprit même de la tenue d'Évian. Si la conscience occidentale n'en finit pas de se bonifier dans l'humiliation, béatifier dans la cendre et rengorger dans la bassesse, n'est-il pas édifiant de retrouver dans ces postures historiques les grandes leçons du général. Mais si, peu après, les Fedayins ont apporté à la kermesse des fraternités musculaires le témoignage de leurs fraternités particulières, le tollé mondial ne rend-il pas justice lui aussi à la mémoire du général. Toujours est-il qu'un carnage de petits chrétiens en caleçon de bain sur une plage africaine, passe encore, ils l'ont bien cherché, mais le sang des athlètes répandu sur le stade, inadmissible. Notez que l'inadmissible est généralement oublié aussitôt que proclamé. C'est dommage. En n'oubliant pas que le grand duc d'Occident et chef des Francs s'est rendu aux Sarrazins, on pouvait imaginer que ceux-ci n'allaient pas s'endormir sur de tels lauriers.
Le boum culturel nous fut administré par M. Pompidou soi-même, inspirateur et défendeur de l'Exposition des arts français au Grand Palais. Les arts ainsi nommés aujourd'hui ont ceci d'original que le plus distingué des critiques ne saura pas les distinguer de ceux du Connecticut ou de la Tanzanie. Par cette exposition M. le chef de l'État, Médicis pour les jobards, a voulu montrer que de toutes les chienlits dont il assume l'entretien et la protection celles des arts lui tient particulièrement à cœur. Nous prenons ici le mot chienlit au sens noble qui est celui d'un ferment révolutionnaire excitateur de libération et accélérateur du progrès. J'aurais pu dire cochonnerie mais la sémantique hésite encore à promouvoir cette image au service des notions socio-esthétiques.
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Michel de Saint Pierre a employé le mot dans une lettre ouverte à M. Pompidou qu'il connaît. En termes sévères, agressifs et nuancés de respect, il lui fait part de sa réprobation avec les motifs. En réservant le respect je souscris à cet envoi. M. Pompidou y a répondu, il s'explique devant la nation. C'est la salade culturelle des arts libérés jusqu'à l'absolu du non-art, les impayables justifications de la recherche, la tartine des zozos. Mais je note qu'incidemment il veut bien désapprouver dans les richesses de ce dépotoir la présence de quelques objets qu'il soupçonne encadrés ou enchâssés pour la seule exaltation de la laideur. Qu'est-ce à dire ? M. Pompidou peut-il faire aujourd'hui profession de libéralisme s'il en est encore aux balançoires du beau et du laid ? Qu'est-ce que c'est que ce manichéisme enfantin appliqué aux beaux arts à l'heure égalitaire où tout est bien tout est vrai, à commencer par le mal et le faux. A ce propos je ne crois tout de même pas, comme on a pu le dire, que l'Élysée soit pour quelque chose dans l'incident Polnareff : une grande affiche destinée au métro représentait ce chanteur bien habillé, vu de dos, avec son derrière bien nu dans le crevé façon tailleur et sur mesure. Or, des colleurs qui en avaient collé bien d'autres ont refusé le collage. On a soupçonné que des objecteurs intégristes avaient pu s'introduire dans le syndicat. Ou alors une concertation à la base des éléments kabyles de la profession. Mais l'hypothèse généralement admise accuse les communistes : ayant déjà mis l'ordre dans leur jeu on se doutait bien qu'ils y mettraient la pudeur aussi. Le pourrissement de la bourgeoisie est assez avancé maintenant pour qu'une vertu prétendue bourgeoise mais silencieusement honorée jusqu'ici dans le privé du parti se fasse connaître enfin comme authentiquement populaire. Outragée par les pourceaux du capitalisme la pudeur sera prise en charge par la classe ouvrière et ses comités de vigilance. Nous disons alors que le diable porte pierre et qu'il est recommandé de s'en frotter les mains en se grattant la tête. Toujours est-il que bénie soit la main qui nous a rhabillé le derrière de M. Polnareff, lui suggérant ainsi de chanter avec sa bouche.
Pas grand chose à dire sur les scandales débusqués au glaive de feu par M. Aranda, archange. Ils n'ont scandalisé que les journaux. La compétition séraphique ainsi déclenchée aura versé le trop-plein de la concussion dans la cuvette aux faits divers, et maintenant c'est fini jusqu'à demain. Tout cela est normal. C'est tantôt la fermentation des combines qui force les joints, tantôt les siphons engorgés qui renvoient le pognon mal rincé.
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Par l'odeur attiré le fouineur angélique vient butiner dans les tiroirs du pécheur et le miel qu'il en fait sera mis en pot dans les placards de la justice. Opérations de routine, pas de quoi en faire un drame. Voilà 25 ans et plus que la coterie s'empiffre et la raison d'État se fatigue. Le pactole souterrain charrie une boue un peu sanglante mais pailletée d'or et toutes les pépites n'arrivent pas à Genève. Il y a aussi la précipitation des tard venus qui n'ont pas de temps à perdre au fignolage des factures. Enfin tout cela n'est que suintement fistulaire et nous devinons assez les gros bourbillons racinés dans les profondeurs.
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Versions abrégées des deux alinéas ci-dessus. La première, concernant le culturel, nous est fournie par un distingué pompidolien dont j'ai oublié le nom :
-- J'entends dire que notre exposition est un canular. Si canular il y a, monsieur, je ne vois de canular que dans les propos qui en font mention.
Le deuxième, relatif à la conclusion, nous a été fulminé par M. Pompidou lui-même :
-- Si scandale il y a, messieurs, il n'est pas dans le scandale mais dans l'impertinence des scandalisés.
Ces répliques venues de haut ont la fraîcheur de nos dialogues enfantins : « Ce que tu peux être bête mon vieux. » -- « Ben et toi alors ! »
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Je terminerai la série estivale des informations de première importance par le seul d'entre eux que je puisse qualifier d'extraordinaire. Le plat-ventre du conseil olympique était prévisible aussi bien que la consécration officielle des arts français en déhiscence. Mais l'affaire Trognon est autrement insolite et vicieuse. Vous en connaissez les données, vous savez qu'un tribunal français, attendu le ridicule intrinsèque de Trognon et les risques traumatisants de son usage patronymique, avait prétendu interdire aux époux ainsi nommés de transmettre leur nom à l'enfant qu'ils avaient légalement adopté. Vous n'avez sûrement pas rigolé sans avoir entrevu l'abîme de bêtise et de lâcheté d'où la sentence était sortie. Il est trop tard pour y jeter un coup d'œil mais nous y reviendrons. J'attire seulement votre attention sur le fait que tous les événements que j'ai consignés dans cette chronique relèvent exemplairement de la notion de renégat. Elle se fait aujourd'hui admettre et honorer sous les dehors avantageux du renoncement, de la révision déchirante et autres disciplines du progrès.
Jacques Perret.
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### Les tricheries du P. de Lubac
*dans les "Lettres intimes"\
de Teilhard de Chardin*
*Journal des temps difficiles*
par Henri Rambaud
**Lundi 10 juillet 1972**
Rentré hier soir d'une absence de quelques jours, j'aperçois sur ma table les *Lettres* *intimes* de Teilhard acquises depuis quelque temps déjà, et cette fois me décide à les ouvrir. Mais ce n'est pas pour y chercher Teilhard, de qui je n'ai plus aujourd'hui tellement de curiosité ; c'est parce qu'avant-hier, rencontrant un jeune jésuite dans une réception de mariage, le nom du P. de Lubac est venu dans la conversation et que je ne me suis pas tenu d'y glisser quelques mots du peu de confiance que méritent ses citations : innombrables, pour faire sérieux, en n'avançant rien qu'un texte n'étaie ; mais la plupart trop courtes pour être probantes ; il faudrait connaître le contexte et, prend-on la peine de s'y reporter, c'est assez souvent pour découvrir qu'une précautionneuse omission fait dire au peu qui nous est livré chose sensiblement différente de ce que dit la phrase ou la page.
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J'ai donné naguère ([^7]) assez d'exemples du procédé, et j'en ai bien d'autres dans mes dossiers ([^8]). Citations d'avocat, non d'homme d'étude en quête du vrai ([^9]).
SIGLES
*L. int.* -- *Lettres intimes de Teilhard* *de* *Chardin* *à Auguste Valensin, Bruno de Solages, Henri de Lubac*, Introduction et notes par Henri de Lubac, Aubier-Montaigne, 1972.
*GP.* -- Teilhard de Chardin, *Genèse* *d'une* *pensée*, lettres (1914-1919), Grasset, 1961.
*ETG*. -- Teilhard de Chardin, *Écrits du temps de la Guerre*, Grasset, 1965.
*Pensée*. -- Henri de Lubac, *La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin*, Aubier, 1962.
*Prière.* -- Henri de Lubac, *La Prière du Père Teilhard de Chardin*, Fayard, 1964.
*Miss.* -- Henri de Lubac, *Teilhard missionnaire et apologiste*, Éditions Prière et Vie, 9, rue Monplaisir, Toulouse, 1966.
*Rideau*. -- Émile Rideau, *La Pensée du Père Teilhard de Chardin*, Le Seuil, 1965.
*T. oui.* -- Émile Rideau, *Teilhard oui ou non ?* Fayard, 1967.
*Cuénot*. -- Claude Cuénot, *Pierre* *Teilhard* *de* *Chardin*, *les grandes étapes de son évolution*, Plon, 1958.
*Solages.* -- Mgr Bruno de Solages, *Teilhard* *de* *Chardin*, Édouard Privat, 1967.
*Tgén*. -- Mgr André Combes, *Teilhardogénèse*, Ephemerides carmeliticae, XIV, 1968.
Tous les passages soulignés dans les citations sont soulignés dans le texte original.
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Hier soir, donc, à la vue du volume, une question me vint à l'esprit : si le cher Père traitait aussi cavalièrement les textes qu'il publie ? Un premier coup d'œil me montra bien son vœu que ces lettres soient lues intégralement « comme elles sont intégralement publiées » ([^10]). Mais avec ce diable d'homme, j'en tiens pour la maxime du vieil Épicharme : « Souviens-toi de te méfier. » La requête est très légitime : il n'en résultait pas nécessairement que l'affirmation soit véridique.
Seulement comment savoir ? Il était trop clair que je ne pourrais jamais contrôler sur les originaux, on refuserait de me les montrer. Je m'avisai qu'à défaut de collation directe, le texte du moins de certains passages m'était accessible par le détour d'une transcription digne de foi. Quantité de fragments de lettres inédites de Teilhard ont été cités un peu partout par ses apologistes. Suffisait qu'en raison de leur destinataire certains d'entre eux aient dû prendre place dans ces *Lettres* *à* *Auguste* *Valensin*, *Bruno* *de* *Solages*, *Henri* *de* *Lubac*, et je verrais bien s'il y avait des divergences, qui resteraient ensuite à interpréter.
Sans plus attendre, malgré l'heure tardive et la journée de voiture que j'avais dans les reins, j'entrepris aussitôt un sondage : je suis assez patient pour bien des choses, même grandement désirées, mais les minuties de l'érudition me pressent d'une tentation à laquelle je résiste mal. On trouve si souvent de l'intéressant en cherchant à éclaircir un point de détail !
J'avais été extrêmement frappé en son temps par une dizaine de lignes rencontrées dans le petit *Teilhard* *oui* *ou* *non* *?* du P. Émile Rideau, j'avais même commencé à en faire le sujet d'un article, abandonné au bout de quelques pages devant les développements où il m'entraînait : une mésaventure qui ne m'arrive que trop souvent. Le P. Rideau ne donnait pas le destinataire du fragment, mais, peu après, une citation de ses premières lignes par Mgr Bruno de Solages ([^11]) m'avait apporté le renseignement : l'ami à qui Teilhard s'adressait était le P. Auguste Valensin. Exactement ce que je cherchais : la lettre entière devait figurer dans le recueil publié par le P. de Lubac et l'une et l'autre de mes sources étant d'accord pour la dater du 4 juin 1933, y serait trouvée immédiatement.
Elle figure en effet aux pages 240-242. Je copie les dernières lignes du fragment cité par le P. Rideau, telles qu'il les a transcrites et telles quelles se lisent dans les *Lettres* *intimes*.
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*T. oui*, 33
Je vous ai envoyé dernièrement quelques pages sur la place de la Religion dans le monde. Je ne vois aucune autre position possible pour sauvegarder ma foi. Je crois à l'Église *parce* *qu*'elle se présente comme « phylétique » et dans la mesure où elle est telle : telle est la raison finale, et telles sont aussi les limites de mon adhésion possible.
*L*. *int*., 242
Je vous ai envoyé dernièrement quelques pages, écrites en mai, sur la place de la Religion dans le Monde. Je ne vois aucune autre position possible pour sauvegarder ma foi. Je crois à l'Église *parce* *qu*'elle se présente comme « phylétique » et dans la mesure où elle est telle.
La première divergence ne pose pas de problème : le P. Rideau aura supprimé « écrites en mai » comme une précision inutile à son propos, et, ne faisant que citer, non publier, pas de reproche : le sens n'est pas altéré. Le cas de la seconde n'est pas moins limpide : une pluralité de sources étant inconcevable pour une lettre, nous avons nécessairement affaire soit à une addition du P. Rideau, soit à une suppression du P. de Lubac. Je ne pense pas que personne opte pour la première explication.
Je comprends fort bien que le P. de Lubac ait mieux aimé ne pas mettre la dernière phrase sous les yeux du lecteur. A la vérité, déclarer croire à l'Église « parce qu'elle se présente comme phylétique et dans la mesure où elle est telle » revient sensiblement au même, l'idée de limite étant incluse dans celle de mesure ; mais l'affirmation est moins tranchante et, de plus, engageant expressément la volonté, « adhésion » va plus loin que seulement « croyance ».
Je note en passant qu'il est simplement énorme, pour un chrétien, de croire à l'Église dans la mesure où elle est phylétique : autant ne croire à l'Église que dans la mesure où elle est naturelle. Et, de fait, c'était bien la pente, pour ne pas dire la pensée de Teilhard, avec sa conviction fondamentale qu' « il n'y a de Réel *que* de l'Homogène » ([^12]) : axiome qui, pris à la lettre, est la négation positive du surnaturel ([^13]).
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**Mardi 11 juillet**
Je crains bien d'avoir levé un fameux lièvre avant-hier.
Je n'avais regardé dans *Teilhard* *oui* *ou* *non* ? que la citation dont le souvenir m'était resté. Je veux aujourd'hui téléphoner ma petite découverte à un ami. Je rouvre l'ouvrage, aperçois sur la page qui fait face d'autres citations pareillement datées, et, me demandant si elles n'auraient pas la même origine, trouve en effet leur réplique dans les *Lettres* *intimes*. Les choses vont cette fois sensiblement plus loin.
De la lettre du 13 mars 1930, selon *T. oui*, 32
J'ai cessé de m'intéresser à moi-même. Si seulement le Seigneur me donnait une foi plus concrète et plus consolée en ce qu'il y a au bout de la vie !.. Il me semble qu'aucune de ses sévérités ne m'inquiéterait beaucoup pourvu que je sache qu'il existe. Mais je suis, depuis des années, sous l'ombre et la crainte de ne pas le rencontrer, à ce moment, lui... Il ne me reste qu'à avancer, aveuglément confiant dans l'être.
Confidence purement et simplement supprimée par *L*. *int*., 211. Seulement, sans que rien avertisse d'une coupure :
Comme je vous le disais, je crois, j'ai cessé de m'intéresser à moi-même.
A quoi s'épingle une note sur le « détachement intérieur » de Teilhard. Détachement, si l'on veut ; mais que les lignes retranchées par le P. de Lubac montrent plus proche d'une lassitude infinie que du paisible abandon à la volonté de Dieu recommandé par les auteurs spirituels.
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De la lettre du 25 mai 1938, selon *T. oui*, 32
*Advesperascit*. Si seulement il faisait plus clair, en avant, dans l'au-delà !... Mais je pense que c'est mon sort, et peut-être ma vocation, d'avoir et de subir la conscience du saut dans la nuit. Mon meilleur réconfort est de penser que j'ai toujours fait de mon mieux pour servir la Puissance qui nous entraîne en soi.
Et selon *L*. *int*., 327, en prenant un peu plus haut que n'a fait le P. Rideau :
Au demeurant, je vais bien. Les mois passés dans la jungle birmane m'ont bien remis d'aplomb. Tout de même, *advesperascit*. Si seulement il faisait plus clair, en avant... Mon meilleur réconfort est de penser que j'ai toujours fait de mon mieux pour servir la Puissance qui nous entraîne en soi.
Il y a bien cette fois des points de suspension, mais, comme il s'en trouve à la même place dans la transcription du P. Rideau, il y a tout lieu de croire qu'ils sont dans l'original : ponctuation fréquente dans les lettres de Teilhard, qui ne saurait donc par elle-même indiquer une coupure ([^14]). Mais l'important est que la suppression des trois mots qui précédent induit à un contresens caractérisé : comment deviner que cet « en avant » plein d'obscurité est « l'au-delà » ? L'interprétation spontanée est que Teilhard pense à son avenir terrestre.
Au total, trois sondages, trois résultats positifs. Je ne dis pas que si je pouvais multiplier les collations, la proportion resterait. Elle jette tout de même un jour inquiétant sur la façon dont le P. de Lubac a conçu cette publication prétendue « intégrale ». Il est de fait qu'elle ne l'est pas. Et non pas par accident. Par le caviardage des endroits jugés inopportuns.
Je ne vois pas d'autre terme pour qualifier ce genre d'opération que celui de faux par omission. Je ne juge pas en cela la conscience du P. de Lubac. Je parle de l'opération elle-même.
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J'imagine en effet sans peine comment le P. de Lubac se sera justifié à ses propres yeux : « Si je publie de tels passages, il en sera conclu que Teilhard n'avait pas la foi, ce qui est faux. C'est donc servir la vérité que de les omettre. Je ne trompe pas le lecteur, je l'empêche de se tromper. »
Le P. de Lubac aurait bien dû réfléchir que c'est en raisonnant de même sorte qu'il y a trois quarts de siècle certain colonel, dont il ne se peut qu'il n'ait ouï parler, se crut en droit de fabriquer de sa main la preuve de la culpabilité de Dreyfus : fraude qui, bientôt découverte, le conduisit à se trancher la gorge dans sa cellule du Mont-Valérien. Je me réjouis qu'il n'y ait pas à craindre que le P. de Lubac en vienne à cette extrémité, il est trop bon chrétien, mais cela ne rend pas le procédé plus honnête ni plus habile.
Il n'est pas honnête parce qu'il n'est pas vrai que la fin justifie les moyens. L'introduction de ces *Lettres* *intimes* déclare leur publication intégrale et il est normal que cette déclaration soit crue. Autrement dit, pour reprendre les termes du P. Auguste Valensin dans son *Petit* *catéchisme* *du* *mensonge*, que le même P. de Lubac me donnait naguère l'occasion d'analyser ([^15]) ; cette déclaration trompe « en régime de confiance » : ce qui n'est jamais permis.
Et le procédé n'est pas non plus habile parce qu'on risque de se faire prendre et que, la dissimulation établie, la défiance imaginera le pire où souvent n'était que du regrettable ou même de l'innocent. C'est l'histoire de la Sapinière. Mgr Benigni était un fort honnête homme et ses activités n'avaient rien de pendable, au contraire ([^16]) ; mais il lisait trop de romans policiers ([^17]), défaut mineur qui fut en l'espèce de grande conséquence ; car il l'amena à rédiger sa correspondance en chiffre et, finalement, le dossier découvert et dépouillé à la diable, à se faire calomnier, un langage hermétique ne pouvant recouvrir que de l'inavouable.
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La vraie prudence, devant un texte gênant pour la thèse que l'on soutient, est bien plutôt de faire front hardiment. Grande erreur que de le cacher, il viendra tôt ou tard au jour et vous mettra en posture de tricheur. Il faut le produire le premier et le discuter loyalement soit pour l'abandonner à la censure, s'il est indéfendable, soit en montrant qu'il n'a pas la portée qu'il paraît d'abord avoir. Auriez-vous tort sur ce dernier point, votre droiture du moins sera sauve.
**Mercredi 12 juillet**
Je reviens sur les lignes que nous devrons au P. Rideau de connaître. Soit dit sans ombre de malice, je lui sais beaucoup de gré de les avoir produites. Le Teilhard penseur m'assomme. Mais cette inquiétude de l'au-delà, c'est autre chose que ses logomachies. Pourquoi le P. de Lubac voulait-il nous la cacher ?
Parce qu'il en serait conclu que Teilhard n'avait pas la foi ? J'écarte tout de suite cette pensée. Teilhard croyait certainement en Jésus-Christ Dieu et homme, il l'eût confessé sur le bûcher ; même, j'imagine, avec plus que de la joie : avec un indicible soulagement. Car il résulte de ces quelques lignes, et de bien d'autres aussi, que sa croyance, quoique très résolue, n'était pas une croyance tranquille et qu'il connut des périodes, voire assez longues, où il sentit sa foi chrétienne chanceler. Pharisien qui s'en scandaliserait : la foi des plus fermes n'est pas à l'abri des tentations.
Je développe ce point qui me paraît de grande importance pour l'intelligence de Teilhard.
Je ne pense pas qu'il soit tout à fait juste de voir le drame de sa vie dans son conflit avec les autorités de l'Église. Ce conflit était patent, et j'accorde qu'il souffrit de ne pouvoir librement propager « son évangile », comme il disait, mais le mur de silence où ses supérieurs l'enfermaient n'était pas sans fissure ; et le rôle de prophète méconnu, quand on est entouré d'une cour d'admirateurs, n'est pas non plus pure amertume. C'est dans un autre conflit, plus secret, que gît le vrai pathétique de son existence ; car celui-là se situe au cœur même de l'évangéliste, entre sa foi au Monde et sa Foi en Dieu ([^18]).
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Pas de doute que des deux, la première ne lui soit infiniment plus sensible que la seconde. C'est elle qu'un de ses essais les plus confidentiels dira sa « première et dernière » croyance, celle qui survivrait à la ruine de toutes les autres ([^19]). Je sais bien que le P. de Lubac nous assure qu'il ne s'agit là que d'une priorité méthodologique : Teilhard prend pour point de départ de son apologétique ce que l'incroyant ne peut lui refuser ([^20]). Mais ici comme en bien d'autres endroits le P. de Lubac se moque de nous. Confirmation formelle dans les *Lettres* *intimes* qu'il s'agit bien de la position personnelle de Teilhard : « Les choses auxquelles je crois : il n'y en a pas beaucoup. Ce sont : premièrement et fondamentalement, la valeur du Monde ; et, *deuxièmement*, la nécessité de notre Christ pour donner à ce Monde une consistance, un cœur et un visage. » ([^21])
Il suit de là que, ne pouvant pas renoncer à sa foi au Monde, qui est sa croyance fondamentale, ne voulant pas manquer à sa Foi au Christ, à laquelle il se sent le devoir de rester fidèle, la conciliation de ces deux fois est pour Teilhard de nécessité vitale. C'est là le fondement très simple de son système, qui est d'abord l'expression d'un besoin, l'argumentation ne venant qu'ensuite pour justifier une conclusion qui, en fait, l'a précédée. Pas de plus bel exemple de *wishful*-*thinking*. Il faut que les choses soient ainsi, ou Teilhard se sent détruit.
Le malheur est que ce que l'on entrevoit de sa vie intérieure ne montre pas dans le mariage de sa foi profane et de sa foi religieuse une idylle sans histoire. Sa doctrine voudrait qu'elles se fortifient mutuellement, et d'innombrables pages affirmeront que c'est bien ce qui se produit, parce que Teilhard a besoin de leur accord pour avoir l'âme en paix ; mais quelque peine qu'il se donne pour les faire vivre en bonne entente, souterrainement leur inimité subsiste, parce qu'il est dans la nature des choses, l'Évangile nous le dit, qu'on ne peut servir deux maîtres.
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Il s'est ouvert de ce conflit dans l'*Esquisse* *d'un* *Univers* *personnel*, datée de 1936, et l'aveu (car c'est un aveu) vaut certainement pour l'ensemble de son œuvre. Les conceptions que renferme cet essai, y explique-t-il,
ne sont pas nées dans mon esprit de la partie spécifiquement chrétienne de moi-même. Elles sont plutôt apparues en antagonisme de celle-ci ; et elles en sont si bien indépendantes que je me trouverais singulièrement gêné dans ma foi si quelque opposition venait à se dessiner entre elles et le dogme chrétien. Mais en fait (au prix, je l'avoue, de quelques luttes) c'est le contraire jusqu'ici qui s'est toujours produit. Loin de contrarier mes tendances panthéistes profondes, le Christianisme, bien compris, n'a jamais cessé, *précisément* *parce* *que* *sauveur* *du* *Personnel*, de les guider, de les préciser, et surtout de les confirmer en leur apportant un objet précis et un début de vérification expérimentale. ([^22])
Je ne discute pas le fond : trop évident qu'avec le christianisme, tel que l'Église le comprend, le teilhardisme est inconciliable. Je me demande s'il est tellement sûr qu'aux propres yeux de Teilhard l'accord de sa pensée profane et du dogme chrétien ait présenté cette rassurante harmonie. Il confesse avoir connu « quelques luttes ». Je me permets de douter que la victoire ait été aussi décisive qu'il le prétend.
Il est clair en effet que, devant l'irréductible incompatibilité des parties en présence, l'accord ne pouvait être obtenu que de deux manières, selon que Teilhard plierait sa pensée aux exigences du dogme ou le dogme aux exigences de sa pensée ; et il n'est pas moins manifeste qu'avec cet entêtement des doux qui était un trait foncier de son caractère, de ces deux manières, il choisit régulièrement la seconde. Il ne renie aucune des vérités révélées ; mais sa façon de les comprendre en évacue la substance ([^23]) : ce qui, soit dit en passant pour éclairer le P. de Lubac, est précisément la définition du modernisme. Or, je veux bien qu'il n'ait pas eu claire conscience de l'artifice, c'est un fait que l'accord de sa pensée avec le dogme auquel il croit être parvenu ne lui apporte pas la paix de l'âme.
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Il ne doute pas de sa bonne volonté, et, dans une très large mesure, il a certainement raison : son intelligence demeure aux antipodes d'une tranquille certitude.
Je relis les passages omis par le P. de Lubac. Ce n'est pas seulement du trouble qu'ils révèlent : c'est une insurmontable angoisse. L'homme qui écrit cela ne s'interroge pas sur la justesse d'une définition théologique : c'est le fond même de notre foi qu'il voit recouvert d'impénétrables ténèbres : savoir si Dieu existe, s'il le rencontrera au terme de sa vie ? Certes, il veut le croire, sur la parole de l'Église, et, par conséquent, il le croit, et cela, c'est très bien. Mais il lui est atrocement douloureux d'avoir besoin de toute sa volonté pour le croire, de ne pouvoir le croire que dans une effroyable nuit. Si seulement Dieu lui donnait « une foi plus concrète et plus consolée » !
Moments de dépression, crises passagères ? Non. « Depuis des années », écrit-il en 1930. Les années suivantes ne le montrent pas moins sombre. En 1934, la confidence passera même de ses lettres à un essai, changement de registre qui lui confère un surcroît de gravité, sans que l'accent en devienne moins personnel : « ce que j'y dis, écrit-il de *Comment* *je* *crois* à Mgr Bruno de Solages, correspond exactement à ce qui se passe en moi. » ([^24]) Soit : trente pages pour se conduire de sa foi au Monde à sa Foi au Christ Universel, et, comme conclusion, un cri déchirant de détresse et d'espérance obstinée ([^25]). Il ira plus loin encore en 1938 : il pensera « que c'est son sort, et peut-être sa vocation » (que l'on pèse le mot) « d'avoir et de subir la conscience du saut dans la nuit ». Comment ne pas conclure de cet échelonnement de textes concordants que, tout au moins ces années-là, la torture du doute était son état ordinaire ? Certes, il ne ment pas en se donnant figure de prophète ; mais s'il se voit tel, c'est que c'est le seul moyen qu'il ait d'exorciser son angoisse, qui néanmoins subsiste sourdement.
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J'ajouterai que ces textes peu nombreux, mais décisifs, ne sont certainement pas les seuls de ce sens. Il me souvient d'avoir, il y a trois ou quatre ans, entendu Claude Cuénot dire à la radio qu'on ne connaîtrait le vrai Teilhard que le jour où son journal serait publié et qu'il prendrait alors un tout autre visage. On devrait bien ne pas nous faire attendre ce journal trop longtemps. Je serais surpris s'il ne nous apportait pas bien des clartés sur ce drame intérieur, dès maintenant attesté par ses affleurements.
**Jeudi 13 juillet**
Comme on m'aurait surpris le mois dernier si l'on m'avait annoncé que j'aurais un retour de curiosité pour Teilhard (pour l'homme, pas pour le système) ! Il avait disparu de mon horizon. Et pas seulement du mien, je suppose. Un libraire me le disait récemment : son public est en train de se réduire à une poignée de mordus. Il est tellement dépassé par l'ampleur de la présente crise de l'Église ! N'empêche qu'il y a eu sa part, quand ce ne serait que par les têtes considérables qu'il a fait tourner.
Au fait, n'est-ce pas cela même qu'il avait souhaité ? « Si j'ai eu une mission à remplir, disait-il à Max Begouën, on ne pourra juger si je l'ai accomplie que dans la mesure où je serai *dépassé*... » ([^26]) Tout à fait dans la ligne de son système. Il doit se dire qu'il a été servi. Et nous aussi, hélas !
Avec cela, je doute que, la tempête apaisée, la postérité lui assigne une place de premier plan dans l'histoire de la pensée. Il n'est pas un inventeur, il est un amplificateur.
L'idée d'évolution est antérieure à sa naissance d'une trentaine d'années. Il s'en est emparé, ou plutôt c'est elle qui s'est emparée de lui, et, par nature, étant de ces gens qui n'ont qu'une idée en tête, le type même de l'obsédé (pas sexuel), il n'a fait toute sa vie que la développer à perte de souffle, avec l'inépuisable fécondité du génie.
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Mais que restera-t-il de tant d'essais dont les « vues ardentes », pour reprendre son expression ([^27]), n'ont souvent pas plus de rapport avec la réalité qu'elles ne s'inspirent d'une saine philosophie ? Quelques pages de spiritualité, peut-être ; car il y en a de fort belles dans *Le* *Milieu* *divin*.
D'ailleurs sympathique, par sa droiture, sa générosité, son obéissance à ses supérieurs dès qu'il en reçoit un ordre formel (sur ce point, le P. d'Ouince a raison ; mais eux, du moins les immédiats, auraient bien dû le freiner plus énergiquement, au lieu de l'encourager). Très vraie son affirmation que, « ne pouvant voir le Christ autrement qu'il le dépeint, il tient à son intégrité plus qu'aux couleurs qu'il lui donne. » ([^28]). Émouvant surtout par son inquiétude, son angoisse secrète. Comme s'il était victime d'un enchantement qui le lie, sans qu'il y trouve la paix.
Je me prends, sur cette pente, à rêver d'un ouvrage qui le suivrait d'année en année, à la fois dans le développement, l'aggravation de sa pensée, et dans ses crises de conscience. Certes, il existe de solides biographies, le gros volume de Claude Cuénot, celle de Robert Speaight ([^29]) aucune qui ne me laisse aujourd'hui sur ma soif. Tout est insuffisamment intérieur, me donnant le sentiment que le principal n'a pas été vu ou pas été dit ; en outre, les plus copieuses gâtées par l'esprit d'apologie. Seul, je crois, Mgr Combes a vu clairement ce qu'il faudrait faire : dommage que son *Teilhard* *de* *Chardin* ([^30]) se ressente du peu d'espace dont il disposait, et aussi, me semble-t-il, d'une certaine rapidité de rédaction. N'empêche qu'on trouve dans ce petit volume bien des choses qu'on chercherait vainement dans de plus gros : par exemple qu'en 1909 déjà, dans l'article *Homme* du *Dictionnaire* *d'apologétique*, presque tout entier de la plus docile orthodoxie, le futur Teilhard perce in cauda.
Oui, ce serait un beau livre que celui que j'imagine, un livre passionnant. J'ai bien peur de ne jamais le lire. Je serai mort avant qu'il soit écrit (mais alors je n'en aurai plus besoin). Parce qu'il faudra pour l'écrire un homme qui soit à la fois bon philosophe et fin psychologue, deux qualités qui, sans s'exclure, sont rarement réunies dans la même tête. Et aussi parce que trop de pièces du dossier demeurent inaccessibles aux travailleurs qui ne sont pas teilhardiens.
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Nous avons en main tout ce qu'il faut pour savoir ce qu'est le teilhardisme et pour en retracer la genèse. Nous n'avons pas la moitié de ce qui serait nécessaire pour suivre l'intime de l'homme avec un suffisant détail ; nous ne pouvons que l'entrevoir. Ce n'est pas seulement son journal qui est encore inédit ; nous ne connaissons toujours que par des citations *Le Cœur* *de* *la* *matière*, « sorte d'autobiographie spirituelle », d'après le P. de Lubac ([^31]), essai donc de première importance. Et dans les recueils de ses lettres, que de passages supprimés ! Des impressions de voyage, du pittoresque, tant qu'on voudra, et je ne dis pas que Teilhard n'y excelle. Je ne puis m'empêcher de penser que ce qui était à côté serait beaucoup plus intéressant et que c'est pour cela qu'on ne nous le donne pas.
Il faut le dire franchement : la figure de Teilhard a été faussée par le parti pris de justification qui a inspiré la plupart des ouvrages qui lui sont consacrés et, chose de plus de conséquence, qui a présidé à la publication de ses posthumes. Et il n'y a pas gagné : on l'a voulu exemplaire, il a cessé d'être humain. Tel qu'il m'apparaît, partagé entre l'éblouissement de sa vision et la crainte d'être dupe d'un mirage, il aurait été plus attachant.
**Vendredi 14 juillet 1972**
Coup de téléphone de l'ami à qui j'ai fait part de ma petite découverte. Il ne conteste pas que le P. de Lubac n'ait commis des faux par omission, il a l'esprit trop droit pour nier l'évidence ; mais, me dit-il, si je les rends publics, son autorité en sera diminuée, et, comme elle s'emploie actuellement à lutter contre la subversion, il serait opportun de la ménager.
83:168
L'argument ne me convainc pas. Je n'ignore pas qu'en effet le P. de Lubac s'effraie aujourd'hui de la dissolution des dogmes et que les jeunes jésuites le tiennent pour un attardé, presque un réactionnaire. Je l'en félicite de tout mon cœur, mais c'est un assagissement bien tardif, bien relatif aussi : il reste en lui trop de l'ancien contrebandier pour qu'il fasse un bon gabelou. Je comprendrais qu'il défende la mémoire de Teilhard, la droiture de ses intentions ; je tâche moi-même de ne pas accabler l'homme. Mais de là à prôner son œuvre comme une lumière, fût-ce avec des réserves, au demeurant toujours imprécises, donc inefficaces ! Présenter ce maître d'erreur comme qui pourrait être un guide dans le présent trouble des esprits ! Non, cela ne passe pas. Nous n'avons que trop de gens qui se lamentent des effets dont ils continuent à chérir les causes. Je n'ai pas confiance dans cette sorte de médecins. Et puis, la vérité a bien ses droits.
**Samedi 15 juillet**
Nouvelle question que me posent ces *Lettres* *intimes*. Mais ce n'est bien qu'une question : jusqu'à présent, j'avais la preuve ; ici, je ne l'ai pas. Mais le fait que je viens de remarquer est trop surprenant pour que je n'use pas de mon droit d'être intrigué.
Pas de lettre de Teilhard dans le *corpus* de ces *Lettres* *intimes* *à* *Auguste* *Valensin*, *Bruno* *de* *Solages*, *Henri* *de* *Lubac*, entre le 8 août 1950 et le 2 février 1952.
Évidemment, il n'est pas impossible que durant ces dix-sept mois, Teilhard n'ait écrit ni au P. Auguste Valensin, ni a Mgr Bruno de Solages, ni au P. de Lubac. Il ne l'est pas non plus, s'il leur a écrit, que ceux-ci aient égaré ses lettres : ce sont des choses qui arrivent. Il arrive même parfois que l'auteur d'une lettre demande à son correspondant de la détruire, pour qu'il n'en subsiste pas trace, demande qui n'est pas toujours exaucée, ou encore que l'on regrette plus tard d'avoir exaucée. Et comme devant l'inexpliqué, toutes les hypothèses doivent être faites et que, d'autre part, il est patent que le P. de Lubac a caviardé des endroits qui le gênaient, une autre explication encore se présente inévitablement à l'esprit : il se pourrait aussi que le P. de Lubac eût préféré ne pas publier ce qu'à ce moment de sa vie Teilhard a écrit à ces trois correspondants.
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Moment mémorable pour Teilhard, en effet, que le premier de ces dix-sept mois et bien propre à lui mettre la plume à la main ([^32]). En juillet, cinq jésuites du scolasticat de Fourvière, dont le P. de Lubac, recevaient de Rome l'interdiction d'enseigner, et peu après, le 12 août ([^33]), dans ce ciel pour les novateurs gros d'orage éclatait l'encyclique Humani generis, laquelle, sans nommer Teilhard, le visait incontestablement.
Il me faut ici regarder les choses de fort près, si je ne veux écrire que de l'indiscutable.
Au début d'août, inquiet pour Teilhard d'un « article indiscret » ([^34]) paru dans la presse parisienne à l'occasion des mesures prises contre les jésuites de Fourvière, Valensin lui adresse un mot affectueux, auquel Teilhard répond le 8 août en le rassurant. L'article ne l'inquiète pas : il ne dit rien qui ne le « laisse parfaitement en règle avec l'autorité ». Cependant, il ne lui échappe pas qu'il y a « un conflit radical entre sa notion du Divin et celle de l'autorité officielle », mais qu'y faire ? « Les théologiens ne voient pas le Monde et l'Homme comme ils se découvrent désormais à nous. Ils nous présentent *un* *Dieu* *pour* *Monde* *fini* (ou finissant) alors que nous ne saurions plus adorer *qu'un Dieu* *pour* *Monde* "commençant". » Quant à ses intentions : « Je n'ai aucune envie de me séparer. Mais je sais aussi que rien, absolument rien, ne saurait me détourner d'une vision en dehors de laquelle je sens que toute ma foi s'écroulerait. » Et plus loin : « Soyez bien tranquille. Je ne prendrai jamais de grande décision sans vous le dire. » En outre, un post-scriptum annonce à Valensin qu'il part dans deux jours pour un séjour d'un mois en Auvergne et lui donne son adresse : « Les Moulins, par Neuville, Puy-de-Dôme. » ([^35])
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Il est inimaginable qu'ayant exprimé sa sympathie à Teilhard à l'occasion de l'incident mineur qu'était un article de journal, Valensin ne lui ait rien manifesté au lendemain du coup de tonnerre d'*Humani generis*. Certes, leurs relations ne sont plus aussi constantes qu'en 1925, lors de l'affaire du péché originel ; mais, par son billet, Valensin vient de renouer et non seulement son affection, mais la confiance que lui témoigne la réponse de Teilhard lui fait un devoir impérieux de venir en aide à son ami dans une heure douloureuse. Il a naguère été son plus intime confident, manière de directeur de conscience ([^36]), il ne l'est peut-être plus au même degré, mais ce qu'il dira sera certainement pris en considération : il ne peut pas ne pas sentir sa responsabilité engagée dans le parti que, devant le fait considérable qu'est l'encyclique qui le vise, prendra celui qu'il appelait en 1931 « son fils spirituel » ([^37]). Or, du 10 août au milieu de septembre, Teilhard séjourne aux Moulins, chez son frère Joseph ([^38]) et rien n'indique que Valensin, qui habite Nice, ait fait le voyage. Il a dû lui écrire, et Teilhard lui répondre. Ou bien c'est Teilhard qui a écrit le premier. De toute façon, un échange épistolaire entre Teilhard et Valensin peu de jours après le 12 août 1950 est une certitude.
Pourquoi la lettre de Teilhard ne figure-t-elle pas dans les *Lettres* *intimes *?
Je reprends les hypothèses que je faisais au début de ce feuillet.
Lettre égarée ? -- Non. Valensin classait très soigneusement la correspondance qu'il recevait. A sa mort, les lettres que je lui avais adressées me revinrent en ordre parfait.
Lettre détruite par Valensin ? -- Peu probable. Je n'imagine pas Valensin détruisant une lettre importante, à moins que son correspondant ne lui en fasse la demande expresse ; et j'imagine moins encore Teilhard lui demandant cette destruction. Il ne craignait pas de s'exprimer très librement avec ses amis et savait Valensin incapable de montrer à qui que ce soit, par légèreté, une lettre confidentielle.
Alors la troisième hypothèse : lettre que le P. de Lubac n'a pas voulu publier ? -- L'objection est ici la parole du P. de Lubac. La lettre du 8 août, déclare-t-il, « est la dernière que nous ayons » de Teilhard à Valensin ([^39]).
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On n'est pas plus formel. Mais il ne déclare pas moins formellement la publication des précédentes intégrale et les fragments cités par le P. Rideau prouvent qu'il y a pratiqué des coupures. D'où résulte cette conséquence regrettable, mais inéluctable en bonne critique, qu'il arrive à la parole du P. de Lubac d'énoncer le contraire de ce qu'il sait être la vérité. La voie reste libre.
Je ne m'emporte pas du tout : j'expose calmement les données du problème. Ce n'est pas ma faute si elles conduisent à des jugements qui ne seront pas du goût de tout le monde.
Reste à savoir si le P. de Lubac pouvait vouloir garder secrète cette lettre de Teilhard à Valensin. Il semble bien que oui.
Bien sûr, nous ne connaissons pas la pièce, et pour cause. Mais, à défaut de sa teneur, la substance du moins nous en est accessible. Ce que Teilhard écrivait à Valensin peu après le 12 août était nécessairement identique, pour le fond, à ce qu'il écrivait le 18 août, selon Claude Cuénot, à un correspondant dont le nom ne nous est pas dit :
Mais comment m'arrêter sans faillir à tous mes devoirs les plus profonds, devant Dieu et devant les hommes ?... Je suis donc décidé à continuer comme auparavant, -- comptant sur la chance, -- ou plus exactement sur la légitimité de ma cause. Je sais bien que tous les hérétiques ont dit cela. Mais généralement leur attitude n'allait pas à grandir le Christ plus que tout, ce qui est au fond la seule chose qu'on puisse me reprocher. ([^40])
Claude Cuénot, à qui nous devons la transcription de ces lignes très précieuses, ne relève pas la portée insigne que leur confère d'avoir été écrites six jours après *Humani generis*. La proximité des dates lui aurait-elle échappé ? Le contexte mentionnait certainement l'encyclique. Quant au destinataire, s'il ne nous en livre pas le nom, c'est qu'il s'est fait une règle de ne pas nommer les destinataires des fragments qu'il cite : comme si la personnalité de celui à qui l'on s'adresse ne pouvait importer à l'interprétation d'une lettre ! Je ne crois pas l'identification bien difficile ici : ce destinataire est Auguste Valensin lui-même.
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Raisonnons, puisque l'aveu nous est refusé.
Pas d'objection du côté de Cuénot : il est certain qu'il a dépouillé la correspondance de Teilhard avec Valensin, il en fait maintes citations ([^41]). Quant au passage, il est l'exposé d'un débat de conscience : Teilhard s'y reconnaît atteint par l'encyclique, elle lui fait positivement l'obligation de « s'arrêter », à poursuivre comme devant il se donnera l'apparence d'un « hérétique » ; il juge néanmoins de son devoir de passer outre et compte que la bonté de sa cause aura le dernier mot : choses qui ne se peuvent écrire qu'à un confident des plus intimes. Et juste dix jours plus tôt, Teilhard à Valensin : « Soyez bien tranquille, je ne prendrai jamais de grande décision sans vous le dire. » Il faudrait fermer les yeux à la clarté du jour pour ne pas voir que Teilhard tient ici sa parole. La « grande décision » qu'il a promis à Valensin de ne pas prendre sans le lui dire, cette dizaine de lignes la lui dit. Mais d'ailleurs quand le correspondant à qui Teilhard s'adressait le 18 août avec une si franche ouverture de cœur serait un autre que Valensin, rien de changé : la confiance qu'il avait en Valensin n'était pas moindre, elle ne permet pas de penser que peu de jours après le 12 août il ait pu lui écrire différemment.
Je conclus que la lettre de Teilhard à Valensin, dans le cas qu'elle subsiste, avait tout ce qu'il faut pour mettre le P. de Lubac dans ses petits souliers. Il ne le gênait pas de montrer Teilhard critiquant le langage de l'encyclique ([^42]) ; mais un Teilhard se déclarant « décidé à continuer comme auparavant », c'est-à-dire refusant de tenir compte d'un document aussi grave qu'une encyclique pontificale qui le vise, ce Teilhard-là pouvait difficilement être présenté comme un modèle d'obéissance. Pas d'autre ressource que de le supprimer en supprimant la pièce. Sans compter qu'elle pouvait contenir des paroles plus vives que le peu que cite Cuénot.
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Hypothèse ? Si l'on veut ; mais où conduit nécessairement l'analyse des textes que nous avons, sans qu'il soit besoin d'y mêler la conjecture. Car ce n'est pas une hypothèse, c'est un fait que cette déclaration capitale de Teilhard ne figure pas dans ces *Lettres* *intimes*, alors qu'en tout état de cause elle devait y figurer : adressée à Valensin (ou à Solages ou à Lubac), il fallait la lettre entière dans le corps de l'ouvrage, à la date du 18 août ; adressée à un autre que ces trois-là, cette déclaration tout au moins devrait prendre place dans les notes de la lettre du 8 août, étant sans comparaison plus importante que les deux textes cités pour éclairer l'attitude de Teilhard sous le coup d'*Humani generis* ([^43]). Elle ne se trouve ni ici ni là. Et le P. de Lubac ne peut alléguer l'ignorance ou l'oubli : des lignes transcrites par Cuénot, lui-même cite une phrase dans *La Pensée religieuse* *du* *Père* *Teilhard* *de* *Chardin*, mais contre son habitude, sans en donner la date ([^44]), la dépouillant ainsi de la portée très précise qu'elle avait le 18 août 1950.
Autrement dit, adressée à Valensin ou non, le P. de Lubac a positivement supprimé du dossier qu'il avait en main une pièce capitale. Preuve qu'il ne voulait pas montrer dans sa vérité le Teilhard d'août 1950. C'est une façon bien étrange, pour un honnête homme, d'écrire l'histoire.
\*\*\*
Ce qui n'est pas non plus une hypothèse, ce qui est un autre fait, c'est que rien ne nous est montré des sentiments exprimés par Teilhard au P. Auguste Valensin, à Mgr Bruno de Solages, au P. de Lubac pendant les dix-sept mois qui suivirent *Humani generis*. Carence de documents ou *black*-*out* ? Teilhard les savait tous les trois discrets.
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J'ai peine à croire qu'il n'ait pas éprouvé le besoin de s'ouvrir à ces amis très sûrs dans une circonstance aussi dramatique pour lui ou que toute trace de ses confidences se soit perdue.
Je pense quant à moi, que le P. de Lubac aurait bien mieux servi, je ne dis pas seulement la vérité, mais la mémoire de son ami en publiant hardiment les textes, tous les textes. L'attitude de Teilhard n'est pas celle d'un saint, sans doute ; elle ne peut même pas être proposée en exemple ; mais elle n'est pas non plus d'un misérable. On ne change pas sa manière de penser par obéissance : psychologiquement, il lui était parfaitement impossible, à moins d'un miracle de la grâce, de renoncer en huit jours à des convictions dont il vivait depuis plus de trente ans. Tout ce qu'on pouvait lui demander était une soumission extérieure, et, intérieurement, de s'efforcer de remettre en question, pas davantage, ses certitudes, et ce peu déjà, avec sa nature et son passé, ne se pouvait sans le secours d'une grâce exceptionnelle de lumière. Il ne semble pas qu'il ait fait cet effort, c'est vrai. Il s'en tint à la soumission extérieure, sous la simple forme du silence public (il n'était pas visé nommément, il ne lui était pas demandé de rien signer), et, d'autre part, sa lettre du 18 août ne permet pas de douter de sa résolution très ferme de continuer, dans ses écrits privés, à répandre les thèses condamnées par l'encyclique, aussi longtemps que l'interdiction formelle ne lui en serait pas intimée. Ce n'est pas beaucoup, sans doute ; mais, tout bien considéré, à le prendre dans cet instant même, cette obstination dans l'erreur, chez un homme profondément attaché à l'Église et, de plus, tous les témoignages le confirment, pieux, le chargea-t-elle si lourdement ? J'y vois moins le fait d'une insuffisante bonne volonté que de fidélité à suivre sa conscience invinciblement erronée.
Grande leçon d'humilité, pour chacun de nous, que tant d'aveuglement ait pu s'allier à tant de ferveur. Ce n'est donc pas assez de notre bonne foi pour que nous soyons assurés de détenir la vérité ? Ce n'est pas assez, en effet. Nous devons encore tout faire pour quelle brille à notre regard : il est si facile de confondre avec ce qui s'impose réellement à l'intelligence en quête du Vrai ce qui nous enchaîne aux convictions que nous nous sommes données.
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**Mardi 18 juillet**
Décidément, je n'en finirai pas avec les « omissions » du P. de Lubac. Mais cette fois l'histoire a son côté plaisant. Il y a quelques années, j'avais dressé pour mon usage un répertoire chronologique des fragments de Teilhard cités un peu partout. Je me reprochais de perdre mon temps, craignais que cette activité-là ne fût un alibi de ma paresse, quand, mis au courant, Poulat me répondit que « ma méthode de travail lui réchauffait le cœur » ([^45]). C'était toujours cela. Je viens de constater que ces humbles besognes ont bien leur utilité.
Je consultais ce répertoire en vue de collationner avec le texte publié par le P. de Lubac les passages cités par Cuénot, et vis qu'à la date du 28 juillet 1925 mes fiches renvoient à quelques lignes citées par Mgr Bruno de Solages. Je copie :
Lettre du 28 juillet 1925 au Père Aug. Valensin. « De cette dernière lettre reçue par Mgr Baudrillart, il ressort \[...\] qu'on me retire de l'enseignement non seulement à cause de mon papier, mais à cause de mes tendances "qui ne peuvent être corrigées" ! Au moins on voit juste... » ([^46])
Pas de lettre du 28 juillet 1925 dans les *Lettres* *intimes*. Tout entière supprimée.
Ce sera donc à l'un de ses plus chers amis que le P. de Lubac aura dû de se faire prendre la main dans le sac. J'espère bien qu'il ne lui en tiendra pas rigueur, ce ne serait pas juste. Que n'avait-il lui-même un fichier bien tenu ? Il l'aurait averti des textes déjà publiés.
Je déjeune tout à l'heure avec Poulat, d'une information si vaste et si sûre, d'une si parfaite probité d'esprit. Nous ne manquerons pas de sujets de conversation.
Pour me récompenser de mes labeurs, je recopie en attendant quelques lignes de l'*Introduction* du P. de Lubac :
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Ce ne sera pas offenser l'immense majorité, sans doute, des lecteurs qui se trouveront initiés à ces débats intérieurs que d'avouer l'hésitation qui a failli nous arrêter : convenait-il d'étaler de telles confidences en public, *sicut margaritas ante porcos ?* Si nous avons passé outre, c'est qu'on a déjà trop écrit sur la personne même du Père Teilhard pour qu'il ne soit pas désirable que la lumière soit faite entièrement ; et à mesure que les années passent -- plus de seize ans, déjà, depuis sa mort, presque un demi-siècle depuis son premier départ en Chine, -- les scrupules de la pudeur perdent de leur acuité. Au reste, rien de plus « édifiant » que ces lettres, pourvu que l'on consente à les lire intégralement comme elles sont intégralement publiées. ([^47])
Ah ! le bon apôtre ! Ma parole, une conscience d'une si rare délicatesse, si je n'avais vu de mes yeux le dessous des cartes, je la croirais.
**Mardi 8 août**
Interrompu ces feuillets sur les *Lettres* *intimes* de Teilhard pour me remettre à mon exposé de Cerisy ([^48]), qu'ils m'avaient fait délaisser, et, Cerisy maintenant derrière moi, pas question de les reprendre dans cette lointaine campagne où, pour ne pas me charger, je n'ai pas emporté le volume. Au surplus, je n'en ai qu'une vue fragmentaire encore. J'ai couru aux endroits critiques, remettant à plus tard la lecture suivie. Mais j'entends bien ne rien publier sur l'ouvrage avant de l'avoir lu de bout en bout. Et je ne le lirai pas à la course.
Je n'en ferai pas une règle absolue, je connais des gens qui lisent vite et qui lisent bien, allant droit à l'essentiel, comme un affamé pique la chair et laisse la sauce.
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Et je sais bien aussi que quantité de livres ne méritent pas d'être lus avec soin (mais méritent-ils alors d'être lus ?). J'envie ces lecteurs, mais ce n'est. pas ma manière. Je préfère me prêter docilement, au moins dans un premier temps, à l'ordre et au mouvement de ce qui m'est proposé : je ne saute rien. Et surtout, c'est le point capital, je relis beaucoup, ne faisant jamais une citation d'après des notes, mais toujours rouvrant le volume pour y voir ce qui l'avoisine, et ce sont souvent des pages entières que je reprends, c'est parfois toute une œuvre. Que de lignes s'éclairent nouvellement à ce second regard !
J'espère bien qu'on ne me reprochera pas d'avoir insuffisamment pratiqué Teilhard. Chose surprenante, j'en conviens : un homme de qui le tour d'esprit me fait positivement horreur, une œuvre où je ne trouve quasi rien qui me nourrisse ! Ce serait toute une histoire de raconter comment j'y suis venu. Mais en ce mois d'août 1972, ce chapitre de mes mémoires m'entraînerait trop loin, quand j'ai à m'occuper de ce que je dirai en septembre à l'École Saint-Louis-Saint-Benoît, de Salérans, sur l'enseignement des langues anciennes. Un travail qui me plaît d'ailleurs. Je croirais n'avoir pas tout à fait perdu mes années de professorat si mon expérience pouvait servir à d'autres.
**Samedi 9 septembre**
Rentré de Salérans dans la nuit, avec François Natter, de qui les deux communications sur l'enseignement de l'anglais et celui du français ont été des plus remarquables.
Mais si je commence à parler de cette session de Salérans, si riche d'espérance, je n'en finirai pas. Je me dois maintenant à la lecture (et à l'examen) des *Lettres* *intimes* de Teilhard, laissées de côté pendant plus de six semaines.
Le fâcheux est que je suis un esprit lent. Une fois en train, cela va à peu près, mais j'ai toujours grand peine à passer d'un ordre de préoccupations à un autre. Je n'atteindrai mon régime que dans quelques jours.
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**Vendredi 15 septembre**
Bien engagé maintenant dans la lecture des *Lettres intimes*. Livre évidemment important pour la connaissance de Teilhard, mais moins que je ne l'imaginais. Rien de bien nouveau, ni sur sa pensée, ni même sur sa vie (sauf sur un point), pour la raison que les ouvrages fondamentaux avaient écrémé cette correspondance et qu'ainsi l'essentiel était connu.
Annotation très copieuse, souvent inutilement ; mais apporte aussi bien des précisions qu'on ne trouve pas ailleurs. Beaucoup de rapprochements, soit avec d'autres textes de Teilhard, soit avec d'autres auteurs. Aucun intérêt à la seconde série : façons de s'exprimer plus ou moins similaires sans vraie parenté de pensée : Quelle idée d'avoir appelé Péguy à la rescousse (cité plusieurs fois) ! Mais il eût abominé Teilhard ! Pour la première série, cela dépend. Le vrai, je crois, c'est que le P. de Lubac n'était pas l'homme de la chose ; car c'est peu de rapprocher des textes de sens voisin, même datés, si l'on ne suit le progrès ou l'abandon du thème dans la pensée de l'auteur, et, pour cela, il faut être plus curieux du cheminement des esprits que n'est le P. de Lubac. En revanche, nous y gagnons nombre de fragments inédits (de correspondances non publiées, des cahiers de Teilhard : le mystérieux Journal ?) Mais aurai-je le courage de faire le dépouillement ?
Je note quelques points.
Première fois, à ma connaissance, qu'apparaisse avec clarté, et ça, c'est très bien, par les lettres de Teilhard (l'annotation est très discrète), la place tenue dans sa vie sentimentale par la première femme de Vaillant-Couturier, Ida Tréat, rencontrée en 1924-1925 au Laboratoire du Muséum d'Histoire naturelle et (conjecture de ma part) la première des deux correspondantes d'*Accomplir l'homme* ([^49]).. Au demeurant, rien que de parfaitement honorable dans l'histoire ; montre même chez Teilhard, dans une situation difficile, une grande délicatesse de conscience. Amitié qui fut à l'origine de ses sympathies pour le communisme ([^50]).
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Autre question qui me tracassait depuis longtemps : la vocation religieuse de Teilhard. Il a fait toutes ses études chez les jésuites, qui ne devaient pas non plus être bien loin l'année qu'au sortir de leur collège de Mongré il a passée à Clermont, et, tout de suite après, le noviciat : savoir si, le voyant un garçon exceptionnellement doué et, de plus, pieux, le type même de l'excellente recrue, la Compagnie ne lui aurait pas ouvert les bras avec un peu trop d'empressement ? Sans répondre positivement, les confidences de ces lettres vont plutôt dans ce sens. « Quelle est la plus sacrée de mes deux vocations ? -- celle que j'ai suivie, en gosse, à dix-huit ans ? -- ou celle qui s'est révélée comme la vraie épouse, à la plénitude de ma vie d'homme ? » ([^51]) Et encore : « Je n'éprouve plus, -- depuis longtemps, en fait, -- ni pour l'Église, ni pour la Compagnie, cette sorte d'attachement naïf et filial (l'ai-je *jamais* éprouvé en fait ?) qui est sans doute le trésor de beaucoup. » ([^52])
Texte qu'il serait toutefois malhonnête de séparer des lignes qui le suivent immédiatement : « Mais j'ai conscience de me sentir foncièrement lié à l'une et à l'autre pour des raisons supérieures et nouvelles, -- en ce sens que je croirais trahir "le Monde" en m'évadant de la place qui m'a été assignée. En ce sens, je les aime, l'une et l'autre, et je veux travailler, atomiquement, à les parfaire, *du* *dedans*, -- sans antagonisme. » C'est très curieux ; il aime réellement l'Église et la Compagnie ; mais pour autre chose que ce qu'elles sont : parce que c'est la place que les circonstances lui ont assignée, parce que c'est là qu'il doit servir « Le Monde ». Et dans une autre lettre il sera encore plus net : « Je vous le redis, avec plus d'assurance encore qu'il y a trois mois : si maintenant la Compagnie, au lieu d'être à mes yeux le petit Univers ou le petit Ciel qu'on veut faire croire aux novices, a pris les proportions normales d'un simple compartiment provisoire du Monde, elle n'en est pas moins, de plus en plus distinctement, *mon* point d'insertion et d'action dans l'Univers ;
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et je ne songe pas davantage à l'abandonner qu'à lâcher ma propre personnalité. » ([^53]) Mais ici, il ne s'agit plus que de la Compagnie. Avec cela, je ne le vois pas laïc, ni même autre chose que jésuite. Au fond, il était à sa place.
Par exemple, une ligne devant laquelle je suis tombé en arrêt, c'est celle-ci : « Notre Christianisme est l'axe sur lequel se développe la Religion de l'avenir. » ([^54]) Phrase éminemment teilhardienne ; qui deviendra plus tard son refrain. Mais dès 1923 ! Oui, je sais, l'idée nette de « son évangile » date des derniers mois de 1918 au plus tard ([^55]), mais alors Teilhard pense plutôt à un « rajeunissement, en quelque sorte », du christianisme « par une large infusion des passions et des énergies spirituelles de la Terre » ([^56]). Et certes, c'est déjà trop de chercher du côté de la terre le principe d'un progrès de la religion révélée, mais cette ligne de 1923 va beaucoup plus loin, et les lignes qui la suivent confirment : « Je ne puis guère penser autrement pour être sincère, -- et pour respirer. "Sur-humanisons" le Christ, ou bien le Monde nous débordera. » Sans doute, Teilhard ne parle-t-il pas encore d'une « mue », sous peine de mort, du christianisme, comme il fera dix ans plus tard ([^57]), et l'on ne trouve non plus ici le terme de « métachristianisme » ni le Dieu « transchrétien », plus tardifs encore, mais cela signifie simplement qu'il n'a pas pris pleine conscience de ce qu'il appelle de ses vœux ; à défaut du mot, la réalité de la mue est déjà dans sa pensée, une « Religion de l'avenir » qui se développerait « sur l'axe chrétien » étant nécessairement distincte du christianisme, comme un Christ « sur-humanisé » de celui de l'Évangile : religion qui pourra bien se prétendre « le christianisme fidèlement prolongé jusqu'au bout de lui-même » ([^58]), mais qui suppose qu'au terme d'une « longue période de maturation », le franchissement d'un « seuil critique », pour parler son langage ([^59]), aura mis au jour du « tout nouveau », dont l'état antérieur ne contenait que le germe comme notre christianisme peut être dit l'accomplissement du judaïsme, dont il se distingue pourtant essentiellement. Je ne pensais pas qu'il en fût venu là si tôt.
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Point capital pour bien comprendre l'affaire du péché originel, qui surviendra dix-huit mois plus tard. Le papier de Teilhard envoyé à Rome ([^60]) était évidemment inadmissible, mais l'incident n'aurait pas été si dramatique s'il n'avait mis en jeu que l'interprétation d'un dogme particulier. Ce qui a fait la « tempête » ([^61]) est que le coup tombait sur un organisme qui, intellectuellement, n'était pas sain ; c'est que dès 1923 (et je trouverais facilement des textes antérieurs), Teilhard dit étouffer « dans l'étroit réseau de préceptes et de dogmes en lequel certains s'imaginent avoir déployé toute l'amplitude du Christianisme » ([^62]). C'est toujours le mot de Phèdre : « Mon mal vient de plus loin. » Et souvent, quand la maladie se déclare, le malade est déjà perdu.
Ceci dit, indéniable que ses lettres de 1925 et des années suivantes (j'en suis à 1929 : jusque là, toutes à Valensin) sont poignantes. Bien injuste de l'accuser de vouloir concilier artificieusement sa position personnelle avec ce que l'Église lui demande. J'ai mes défauts comme tout le monde : l'improbité intellectuelle m'exaspère. Je n'en trouve pas trace dans sa conduite. Il est obstiné, mais loyal : il cherche l'attitude qui lui fera servir le mieux la vérité, ses deux vérités, celle de la Science et celle de la Foi, et comme la première l'exalte, comme la seconde, telle que l'Église la lui présente, l'accable, c'est une recherche qui remet en question l'autorité elle-même de l'Église : « Adieu, cher ami, continuez à prier pour moi, -- moins pour l'heureuse issue de cette affaire particulière que pour m'obtenir de voir toujours dans l'Église, -- malgré tout, -- la lumière de Dieu : cela c'est le vrai champ de bataille, au fond. » ([^63]) C'est-à-dire, si je comprends bien : « Priez pour que je ne perde pas la foi, non pas en Dieu sans doute, mais en l'Église qui prétend me parler en son nom. »
Mais quelle privation de n'entendre qu'une des deux voix ! L'autre m'intéresserait bien davantage. Car Valensin, lui, j'en suis sûr, c'était un grand esprit, un vrai philosophe, un chrétien nourri d'Évangile. Et nous n'aurons jamais ses lettres ([^64]) : Teilhard détruisait tout ([^65]).
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J'ai peine à le lui pardonner. Volonté de ne pas s'encombrer de passé, d'être tout entier tendu vers l'avenir Sûrement ; et non moins sûrement aussi, une insurmontable indifférence à la pensée d'autrui. Encore un trait de son caractère, et des plus marqués. Égoïsme ? Nullement : ce n'est pas à ses aises qu'il est attaché, il est très serviable, allant jusqu'à fréquenter des ennuyeux par pure charité. Mais c'est toujours l'enfant de quinze ans qui ne pensait qu'à ses pierres, incapacité de se déprendre de la vision qui, à la lettre, l'éblouit et l'empêche de voir le reste. Il demande très sincèrement qu'on le corrige, il n'apporte que des « suggestions pour servir à une théologie nouvelle » ([^66]), aux spécialistes ensuite de faire leur métier ; et lui fait-on une objection de fond, régulièrement écartée : pas l'ombre de retour en arrière, ni seulement de rectification de parcours. Un esprit à sens unique, s'il en fut jamais. Une vraie locomotive.
Alors, Valensin, si merveilleusement ouvert à tout, si fin, oui, je comprends que, pour cette raison même, le dialogue ait été possible, et même pas un dialogue de sourds, l'un des deux ne l'était pas ; mais que pouvait bien penser celui-là d'un esprit si différent du sien ? La question qui ne m'a pas quitté tout au cours de cette lecture, la seule qui me touche vraiment, mais en plein cœur, s'agissant d'un homme que j'ai tant admiré, tant aimé, à qui je reste si fidèle.
J'ai bien mes idées là-dessus. Trop tôt pour les tirer au clair. Il me faut avoir vu tout le dossier.
**Mercredi 27 septembre**
Tombé aujourd'hui sur une ligne bien révélatrice de la façon dont le P. de Lubac comprend le « dialogue ». Il s'agit du fameux paragraphe de *Comment je crois* auquel j'ai déjà fait allusion ([^67]) et des critiques qu'il a suscitées :
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« Quelques polémistes ont ridiculement abusé d'une phrase d'ordre méthodologique, prise à contresens, pour diffamer Teilhard. » On n'est pas plus aimable.
J'ai loué le P. de Lubac d'avoir su se corriger de certaines de ses mauvaises habitudes. Dommage qu'il ait encore à perdre celle de taire où se sont exprimées les opinions qu'il combat. Il n'eût pas été sans intérêt pour le lecteur de savoir qu'au nombre des écrits qui ont relevé ce passage de Teilhard est le commentaire officieux du *Monitum* : texte sans doute anonyme, mais pour signifier qu'il émanait du Saint-Office (car c'était le Saint-Office alors).
**Jeudi 28 septembre**
Le voile jeté par le P. de Lubac sur un texte émané du Saint-Office m'a fait souvenir d'une prétérition similaire qui mérite bien que je la relève, en souvenir d'un homme que j'ai beaucoup aimé :
On sait qu'il \[Teilhard\] avait lu pendant la guerre *Les* *Grands Initiés* d'Édouard Schuré (1889) ; un critique a voulu voir là l'une des sources capitales de sa pensée ; l'hypothèse est fantaisiste. ([^68])
Suivent dix lignes d'une lettre de Teilhard à sa cousine Marguerite Teilhard-Chambon, du 13 décembre 1918 : « J'ai touché du doigt, en lisant Schuré, l'erreur des faux mysticismes », etc.
Le texte de cette lettre paraîtra peut-être décisif aux lecteurs qui n'ont pas comme moi la manie des vérifications. Ils auront tort : il faut toujours voir le contexte d'une citation du P. de Lubac et l'on ne tranche pas non plus un débat sans entendre les deux parties.
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C'est bien aussi pour cela que l'astucieux jésuite a pris soin que l'on ne puisse pas joindre la partie adverse : pas de référence, pas même le nom, « un critique », -- le moyen, sur cette simple indication, de retrouver la thèse combattue ?
Je me demande si le P. de Lubac aurait écrit de même encore avant le 8 décembre 1969. Je crois plutôt qu'il eût craint comme le feu la réplique, connaissant d'expérience le rude jouteur qui n'eût pas manqué de se reconnaître et qui, lui, ne l'aurait pas manqué. Il se sera dit qu'il ne risquait plus rien aujourd'hui, les morts, comme le papier, souffrent tout, et se sera donné le plaisir, ne fût-ce qu'à ses propres yeux, de régler son compte au trop minutieux recenseur de *La* *Pensée* *religieuse* *du* *Père* *Teilhard* *de* *Chardin*.
Il s'agit en effet de Mgr Combes. Trop long de recopier les trois pages d'*A propos* *de* *la* *théodicée* *teilhardienne* ([^69]) où ce maître de la méthode historique traite le problème.
Elles sont d'une prudence exemplaire, le rôle attribué à Schuré étant simplement celui d'un stimulant, mais doublement précieux pour Teilhard à ce moment de sa vie par ce qu'il lui apportait, en l'encourageant à poursuivre dans la voie où déjà il était enclin à s'engager ; par ce qui lui manquait, en le pressant de faire mieux que lui. A l'appui, toutes les pièces, y compris la lettre du 13 décembre 1918 ; mais citée plus longuement : ce qu'en transcrit le P. de Lubac, et aussi la page qui précède, frémissante d'enthousiasme. Deux procédés constants du P. de Lubac : d'un ensemble complexe de données, ne retenir que celles qui l'arrangent, sans souffler mot des autres ; outrer la thèse de l'adversaire pour la rendre ridicule.
Au total, d'un côté un véritable homme de science, soucieux de tenir compte de tous les textes et d'en tirer les conclusions, sans aller au-delà de ce qu'ils obligent à penser ou invitent à se demander, ce qui n'est pas la même chose ; de l'autre un démenti péremptoire et méprisant, appuyé d'un seul texte, lui-même amputé de la page qui l'éclaire. Et il y a des gens qui prendront cette esbroufe pour de solide critique !
Je suis surtout frappé de la hauteur du démenti asséné. Sérieusement, si j'étais le P. de Lubac, je veillerais à ne pas tomber dans l'infatuation. Il y a tout de même des contradicteurs qu'on ne repousse pas du pied. Mais depuis qu'il est célèbre, on jurerait qu'il se croit tout permis.
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**Mardi 3 octobre**
Avec la dernière lettre de Teilhard à Valensin (la dernière qui nous soit donnée), parvenu maintenant à l'échéance que je m'étais fixée il y a trois semaines, -- et, cette fois encore, j'ajourne ce que j'avais en tête.
Je m'étais pourtant promis tant de joie à peindre cet extraordinaire Valensin, l'un des hommes de génie qu'il m'aura été donné de fréquenter ! Mais précisément, c'est pour cela même. Trop de choses à dire, impossible, pour moi du moins, de dessiner en quinze lignes le portrait de cette merveilleuse intelligence, de l'espèce que je prise le plus : rigoureuse, et, par conséquent, subtile, puisqu'il faut l'être pour tenir compte de toutes les données. Et il y aurait tous les entours aussi : sa fidélité à Blondel, lequel y gagnait d'être repensé lumineusement ; ses relations avec les frontières du modernisme, lui-même restant l'extérieur ([^70]). ; les attaques qu'en un temps troublé ne pouvait manquer de subir un homme très sûr dans le fond, mais frôlant sans y tomber des positions périlleuses. Non, décidément, mieux vaut couper court. Ne traiterais-je que de ses rapports avec Teilhard, il me faudrait encore trop de place pour apporter les nuances et les justifications nécessaires. A une autre fois. L'écrivain aussi doit savoir faire pénitence : pas d'œuvre sans sacrifices.
Ceci seulement : que ce n'est pas parce qu'il fut l'ami très fidèle de Teilhard qu'il pourrait être imaginé teilhardien. Pas pour une obole ! Bien trop intelligent. Et bien trop chrétien aussi.
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**Mercredi 11 octobre**
Achevé hier la lecture des *Lettres* *intimes*. Profonde émotion des dernières. L'une d'entre elles, surtout, juste au seuil de l'année qu'il n'achèvera pas, bouleversante comme le prêche d'un halluciné dans une église vide, comme la chanson de ce fou d'Athènes qui se croyait riche de tous les vaisseaux du Pirée et clamait sa griserie à tous les échos. N'apprend rien de nouveau pourtant ; mais quel accent ! et si près de sa fin !
Annonce à Mgr Bruno de Solages qu'il médite un nouvel essai, « impubliable naturellement » (tu parles !) ; mais qui peut éventuellement aider à la naissance du Dieu, trans-chrétien, que nous attendons ». (Mgr de Solages aussi ? non, j'espère). C'est *Le* *Christique*, le dernier qu'il écrira : daté de mars 1955, la mort étant du 10 avril, jour de Pâques.
Je transcris l'essentiel de cette lettre.
Je suis de plus en plus convaincu que l'Église ne reprendra sa marche conquérante que lorsque (reprenant le grand effort théologique des cinq premiers siècles) elle s'attachera à repenser (à ultra-penser) les rapports existant, non plus entre le Christ et la Trinité, mais entre le Christ et un Univers devenu fantastiquement immense et organique (un million au moins de galaxies contenant presque sûrement chacune de la Vie et de la Pensée...). Le Christianisme ne peut survivre (et super-vivre), je le sens, qu'en subdistinguant dans la « nature humaine » du Verbe incarné une nature « *terrestre* » et une nature *cosmique*. Autrement, notre Foi et notre Charité ne couvrent plus le Phénomène : et, en dépit de toutes les années mariales, nous sommes f... ([^71])
La pensée de Teilhard est parfaitement claire, si l'expression en est gâtée d'une flagrante impropriété de terme : comment une nature *cosmique* pourrait-elle faire partie d'une nature *humaine* ?
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Genre de faute rare chez lui, mais qu'il était obligé de commettre ici, pour pouvoir se flatter d'une apparence d'accord avec la doctrine de l'Église. J'exprime donc plus exactement ce qu'il avait dans l'esprit.
Il part de la définition dogmatique des deux natures du Christ, la première incréée, c'est sa nature divine, la seconde créée, et jusque là, rien à dire. Mais alors que pour l'Église, la nature créée du Christ est simplement être vraiment un homme, ce n'est pas seulement une apparence, pour Teilhard cette nature créée se subdivise elle-même en nature humaine et nature cosmique, pour que le Monde aussi soit divinisé. « Il nous faudra, tôt ou tard, un nouveau Nicée, définissant la face cosmique de l'Incarnation », écrira-t-il le mois suivant au même correspondant ([^72]). Nous sommes en pleine aberration.
Ce point éclairci, deux choses me frappent.
La première est la violence de l'affirmation : « Je suis de plus en plus convaincu... » « Le Christianisme ne peut survivre (et super-vivre), je le sens... » Ce n'est pas ainsi que l'on parle de choses qui vous sont une absolue, une tranquille certitude. C'est le langage de qui vise à se persuader le premier. Faut-il donc croire que, même à cette heure tardive, Teilhard gardait une sourde inquiétude de la vérité de sa vision ?
Certain en effet. Je viens de rouvrir *Le* *Christique*, ou du moins le peu qui nous en a été livré. L'accent du prophète ébloui de sa foi, oui ; mais après l'aveu qu'à se trouver « quasiment seul de son espèce, seul à avoir vu », il « se demande souvent » s'il ne serait pas « le jouet d'un mirage intérieur » ([^73]). Ce persistant doute de soi, chez cet illuminé, combien émouvant si peu de jours avant d'aborder à la lumière, à la vraie lumière ! Et ce n'est pas qu'il n'ait toute sa vie bataillé pour ses lubies, qu'en cet instant même elles ne l'enivrent encore. Il n'en peut détacher son regard, elles ne lui apportent pas la paix ([^74]). Malgré qu'il en ait, l'angoisse demeure. Quelque chose en lui qu'il ne peut museler lui dit : non.
Et plus tard encore, à l'instant définitif ? Je rouvre le récit de Pierre Leroy, qui fut de ses plus intimes amis :
103:168
Il se disposait à prendre le thé. Il se dirigeait vers la table lorsqu'il tomba, comme un arbre que l'on abat. Après quelques minutes d'un angoissant silence, il entrouvrit les yeux et demanda : « Que s'est-il passé ? Où suis-je ? » Et comme on le rassurait il prononça doucement ses dernières paroles : « Cette fois je sens que c'est terrible. » Ce fut tout. ([^75])
Je n'oublie pas ce qu'il peut y avoir d'odieux à interpréter les dernières paroles d'un mourant : on meurt comme on peut, et Dieu veuille qu'à ce moment-là nos amis visibles et invisibles, ceux de la terre et ceux du royaume de notre espérance, nous entourent de leurs prières. Mais une question vient invinciblement à l'esprit, et ce n'est pas moi qui la pose, c'est Pierre Leroy lui-même :
Nul ne saura jamais ce que cachaient ces dernières paroles : « Cette fois, c'est terrible. » Mais nous pouvons croire que c'est dans l'angoisse qu'il s'est finalement abîmé en Dieu. Comme si l'approche de l'Absolu avait exigé de lui, jusqu'à la dernière phase, le renoncement total. ([^76])
Je ne conclus rien. Je prie et j'espère.
Ma seconde remarque est qu'il est ahurissant qu'une christologie aussi farfelue ait pu être prise au sérieux ([^77]) par des théologiens réputés compétents ou qu'ils en aient dissimulé les arêtes pour la faire paraître de la plus rassurante bénignité.
La responsabilité du P. de Lubac est ici particulièrement lourde. Car c'est à cause de lui, principalement, c'est à cause de ses fraudes éhontées, -- j'emploie le terme propre, -- que nombre de chrétiens ont vu en Teilhard un théologien de qui, sans doute, l'expression n'était pas toujours sûre, mais qui, sous réserve d'imprudences de langage, devait être tenu pour un des guides de la pensée religieuse de notre temps.
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Je me souviens de ce directeur d'un hebdomadaire catholique, l'un et l'autre, le directeur et l'hebdomadaire, nullement progressistes, m'exposant, certain soir, il y a cinq ou six ans, que, pour l'attitude de son journal à l'égard de Teilhard, il s'en était remis au P. de Lubac, nul n'étant plus qualifié qu'un aussi bon esprit pour faire le départ de la vérité et de l'erreur dans cette œuvre mêlée.
Au fait, j'y songe, le P. de Lubac veille bien à faire ce départ ; mais pour lui, pas pour le lecteur ; s'appliquant à montrer l'inattaquable en cachant l'inadmissible. J'en trouve un exemple ici même. « Il nous faudra un nouveau Nicée », cite-t-il ([^78]) ; mais se gardera bien de transcrire la suite : « définissant la face cosmique de l'Incarnation ». De même, « nulle idée » chez Teilhard, écrira-t-il impavidement, « d'un remplacement de la christologie acquise et fixée par une autre christologie ». « Ce qu'il appelle de ses vœux, ce n'est pas un abandon ou une diminution quelconque de la foi de Nicée : c'est, il nous le dit, "un nouveau Nicée", qui viendrait compléter le premier. » ([^79]) Je crois bien ! La foi de Nicée ([^80]) proclame l'union de deux natures dans la personne de Jésus-Christ : Teilhard en ajoute une troisième, mais il croit toujours aux deux premières : ce n'est pas une diminution, c'est une augmentation.
Le cas de Teilhard est pourtant bien simple. C'est un paranoïaque, qui ne voit, obstinément, que l'idée qu'il a en tête, et, toujours y revenant, comme à la drogue dont il a besoin pour se sentir vivre, en tire des conclusions de plus en plus contraires à l'enseignement de l'Église, auquel il entend pourtant, très sincèrement, rester fidèle : elle finira par être de son avis, il ne fait que la devancer ([^81]). Si j'écrivais le livre dont je rêve (mais pas de danger, j'ai mieux à faire), je lui donnerais pour titre, à la manière de Charles Du Bos : *Teilhard* *de* *Chardin* *ou* *le* *cancer* *de* *l'idée* *fixe*.
En 1955, le cancer était généralisé.
105:168
**Vendredi 20 octobre**
Passé ces dernières journées à revoir les feuillets ci-dessus, supprimant des pages entières, ajoutant aussi, hélas ! surtout des références. Que de temps et d'espace il faut pour conduire une démonstration avec rigueur, preuves sur table, et même simplement pour exposer des faits avec exactitude ! Je suis long, je le sais bien ; mais un écrivain n'est maître de son allure que dans une mesure très faible : il la reçoit de sa nature, dons et limites. Et il faut qu'il s'accepte humblement, ou il se verra réduit au silence. En se surveillant tout de même.
A propos d'exactitude, je pense rendre service aux teilhardiens en leur signalant, dans ces *Lettres* *intimes*, en plus des endroits caviardés par le P. de Lubac, deux passages gâtés par une omission accidentelle de quelques mots.
*L*. *int*., 89, 1. 7-8 (par le bas), lire : « Pour le Chrétien, être summorphos Christôi \[en caractères grecs\], c'est participer... -- D'après *Rideau*, 396, n. 82.
*L*. *int.*, 120, 1. 16-17 (par le bas), lire : « J'avais besoin d'un contact avec le Réel pour m'éveiller et me nourrir, -- d'un travail sur le Réel aussi, pour participer à l'effort humain... » -- D'après *Cuénot*, 50, n. 2.
**Lundi 31 octobre**
J'envoie à Madiran les feuillets ci-dessus. Quelle bénédiction pour un écrivain qui tient à sa liberté de parole qu'*Itinéraires* existe ! Autrement, je ne vois pas où ce que j'ai fait là pourrait paraître.
106:168
C'est pourtant intéressant d'étudier avec quelque minutie comment un homme entouré d'une aussi haute considération que le P. de Lubac comprend la tâche d'un éditeur de documents et celle d'un biographe ; et si l'étude est sérieuse, si elle fournit les preuves de ce qu'elle avance, il n'est pas normal que toutes les portes lui soient fermées. Cependant, c'est ce que j'aurais constaté si j'avais frappé à d'autres qu'*Itinéraires* : on ne touche pas au P. de Lubac.
Je me demande même combien de plumes (plumes amies, s'entend) auront souci de faire connaître ce petit travail à leur public. Je serais surpris si elles ne se comptaient sur les doigts d'une seule main.
Je ne me flatte pas, en tout cas, qu'à la lecture de ces remarques, personne change d'avis sur le crédit que méritent les ouvrages du P. de Lubac. Car tels sont les gens que la plupart accordent plus de poids à l'argument d'autorité qu'à l'évidence ; c'est aussi qu'il est plus facile de voir de quel côté sont les grandeurs de ce monde, et de s'y fier, que de peser des raisons.
Henri Rambaud.
Appendice
*Peu* *après* *avoir* *écrit* Les habiletés du P. de Lubac ([^82]) *je* *pris* *un* *certain* *nombre* *de* *notes* *sur* *la* *façon* *tendancieuse* *ou* *franchement* *frauduleuse* *dont* *l'éminent* *jésuite* *utilise* *les* *textes* *qu'il* *allègue*. *Je* *transcris* *ci*-*dessous* *l'une* *d'entre* *elles*.
*Pensée*, 82 :
S'il désire, avec une audace trop peu mesurée peut-être, des « remaniements » dans plusieurs des « représentations » et des « attitudes » chrétiennes, afin de « franchement christifier l'Évolution »,
107:168
s'il espère ces remaniements avec une confiance sans doute excessive, ce n'est nullement dans l'idée d'énerver ou d'atténuer la substance de la foi, tout au contraire ; aussi peut-il dire se dire « loin de se sentir troublé dans sa Foi » par de telles perspectives (a). Il adhère vraiment, de toute son âme, sans y vouloir rien ajouter ou retrancher, choisir ou modifier d'essentiel, à l'Unique Révélation.
\(a\) *L'Étoffe* *de* *l'Univers* (1953), etc. ([^83])
*L'Étoffe* *de* *l'Univers* n'avait pas encore paru à la date de *La* *Pensée* *religieuse* *du* *Père* *Teilhard* *de* *Chardin*. Le lecteur était donc hors d'état de contrôler la fidélité de la citation. Cet essai étant aujourd'hui publié (*Œ*., VII, 395-406 ; 14.7.53), je transcris la page à laquelle sont empruntés les mots entre guillemets, page que le P. de Lubac avait nécessairement sous les yeux en résumant le passage. L'écart du résumé et du texte de Teilhard est si considérable que le premier constitue un véritable faux. -- *Œ*., VII, 405-406 :
Payant une valorisation et une amorisation radicales de l'Étoffe des Choses, toute une série de remaniements s'imposent, j'en ai parfaitement conscience (si nous voulons franchement christifier l'Évolution) à certaines représentations ou attitudes qui nous paraissent définitivement fixées dans le dogme chrétien. De ce chef, et par la force des choses, on pourrait dire qu'une forme encore inconnue de religion (une religion que personne ne pouvait imaginer ni décrire jusqu'ici, faute d'un Univers assez grand et organique pour la contenir) est en train de germer au cœur de l'Homme moderne dans le sillon ouvert par l'idée d'Évolution. Dieu non plus cherché dans une identification dissolvante avec les Choses, -- ni une évasion déshumanisante hors des Choses. Mais Dieu atteint (ce qui est infiniment plus activant et communiant) par accession au centre (en formation) de la Sphère totale des Choses.
108:168
Loin de me sentir troublé dans la ([^84]) Foi par un changement aussi profond, c'est avec un espoir débordant que je salue la montée et que je prévois le triomphe inévitables de cette mystique nouvelle.
Le Teilhard présenté par le P. de Lubac est un théologien qui forme des vœux téméraires, chose vénielle. La pensée exprimée par la page de Teilhard alléguée par le P. de Lubac à l'appui de ce jugement va beaucoup plus loin.
1° Les « remaniements » envisagés par Teilhard ne sont pas seulement l'objet de son « désir » ni même de son « espoir ». Il les juge « inévitables ».
2° Teilhard déclare avoir « parfaitement conscience » que ces « remaniements » toucheront « à certaines représentations ou attitudes qui nous paraissent définitivement fixées dans le dogme chrétien ». La formule est à considérer avec autant de soin qu'il en a été mis à l'écrire. Teilhard ne dit pas qu'il faudra remanier « le dogme chrétien » : la proposition serait trop manifestement hétérodoxe. Il n'en a qu'à « certaines représentations ou attitudes qui nous paraissent définitivement fixées », c'est-à-dire à certains points de l'expression notionnelle de notre foi dits par l'Église irréformables.
Il ne résulte donc nullement de cette déclaration que Teilhard ne veuille, ne croie encore, -- jusque là le P. de Lubac a raison, « adhérer de toute son âme à l'unique Révélation » ; mais il ne le peut qu'à la condition de s'en faire l'interprète. Pour ce qui est de la Révélation interprétée par l'Église, il est positivement contraire à son texte de prétendre qu'il n'y veut « rien ajouter ni retrancher, choisir ou modifier d'essentiel » : les termes de Teilhard disent explicitement que l'Église devra « remanier » son enseignement actuel pour l'accorder à la « foi » qui sera demain celle de l'Humanité : ce qui implique que cette foi, que l'Église d'aujourd'hui repousse, est déjà la sienne propre.
3° « Loin de me sentir troublé dans la Foi par un changement aussi profond », avait écrit Teilhard. Le P. de Lubac arrête sa citation après « Foi », et à ce qui suit substitue de sa plume : « par de telles perspectives », expression qui laisse ignorer que ces « perspectives » sont, selon les propres termes de Teilhard, un « changement profond » de la foi, une « forme encore inconnue de religion ! ».
109:168
4° Que veut dire le P. de Lubac en affirmant que Teilhard n'a nullement « l'idée d'énerver ou d'atténuer la substance de la foi » ? Le terme de « substance » semble s'appliquer au contenu que l'Église assigne à notre foi : en ce sens, l'affirmation est fausse, il y a parfaitement des dogmes définis que Teilhard interprète d'une façon qui revient à les nier (péché originel) ou qu'il rejette dans l'ombre (valeur rédemptrice de la Croix). En revanche, s'il agissait de la ferveur de son adhésion, l'affirmation serait fondée : Teilhard n'a nullement en tête d'être moins croyant, il entend l'être davantage. Mais c'est l'objet de sa foi qui n'est pas celui de la foi de l'Église.
H. R.
110:168
### Les modifications dans la discipline sacramentaire
par R.-Th. Calmel, o.p.
Le présent article fait suite à l'éditorial du P. Calmel paru dans notre numéro précédent (n° 167 de novembre 1972) : « L'Église et les sacrements. »
DANS LE DOMAINE de l'économie sacramentaire, toutes sortes de changements ne sont pas possibles. Il faut que reste sauve la substance de l'institution divine. Mais à l'intérieur de ces limites, que de variétés possibles et combien de modifications réalisées au cours de deux millénaires. Depuis les origines, la sainte Église, sans faire la moindre injure aux sacrements, ces signes sacrés que le Seigneur lui a donnés pour lui communiquer la grâce de sa Passion, l'Église donc depuis les Apôtres a célébré les sacrements selon des cérémonies différentes. C'est ainsi qu'il y eut le baptême par immersion puis par ablution ; c'est ainsi que la confirmation fut, jusqu'au XI^e^ siècle, administrée tout de suite après le baptême, même aux petits enfants sans connaissance ; si les Latins, en principe, réservaient aux évêques les pouvoirs de confirmer, dans l'Église grecque en revanche c'est le simple prêtre qui donne la confirmation au petit enfant aussitôt qu'il l'a baptisé. Pendant des siècles et des siècles, l'usage fut admis, et sans soulever la moindre objection, de faire communier le tout petit enfant, aussitôt que baptisé et confirmé, alors qu'il est incapable de savoir ce qu'il fait.
111:168
Aussi surprenant que cela nous paraisse aujourd'hui, l'Église pendant une très longue période, conférait à la suite les trois sacrements de l'initiation chrétienne : baptême, confirmation, eucharistie ; aucun laps de temps ne les séparait ; et cela, non pas seulement pour les adultes mais pour les enfants à la mamelle. Ceux-ci l'Église les faisait communier sous la seule espèce du vin, avec quelques gouttes de précieux Sang, mais enfin ils communiaient. Et du reste l'Église enseignait alors comme elle enseigne, depuis le temps où elle enseigne, que le Christ tout entier est contenu sous chacune des saintes espèces. *Manet tamen Christus totus sub utraque specie*, comme le chante le *Lauda Sion*.
Ainsi donc, au cours de l'histoire, des pratiques fort diverses en matière de discipline sacramentaire ; des pratiques ayant joui longtemps d'une possession paisible et qui nous dérouteraient si nous ne croyions à l'assistance de l'Esprit Saint. Qui lira tout à trac, par exemple, les savantes études du *Dictionnaire de Théologie Catholique* sur la *Communion* ou la *Confirmation* ne laissera pas d'être un peu surpris au premier abord. Cela a donc pu se faire, se dira-t-il ? Cela, c'est-à-dire donner à des bébés les trois sacrements à la fois qui constituent l'initiation chrétienne. Cela, c'est-à-dire, du moins chez les Grecs, le simple prêtre confirmant, et de façon bien valide, toute personne qu'il vient de baptiser ; chez les Grecs, la validité de la confirmation par le simple prêtre n'a jamais été mise en doute. Ces façons de faire ont existé ou existent encore.
\*\*\*
Mais ce n'est pas à dire que tout ait pu se faire. Jamais, par exemple, jusqu'à Mgr Bugnini, les évêques ou les prêtres n'avaient pu se servir pour confirmer d'une autre huile que l'huile d'olive ; et nous ne sommes pas certains qu'ils puissent se passer de cette huile, même après le décret bugninique. Jamais non plus, jusqu'aux années 1968-1969, un Souverain Pontife n'avait convoqué des hérétiques qui ne croient pas à la Messe pour inventer de nouveaux Canons de la Messe.
112:168
Pour tout dire, l'histoire de l'Église nous montre bien une certaine latitude et une certaine liberté dans la célébration des sacrements ; jamais elle ne nous montre une latitude pratiquement illimitée, encore moins une liberté sans prudence c'est-à-dire non fondée sur des raisons nettes, plausibles, proportionnellement graves. La latitude est circonscrite, la liberté n'est pas arbitraire.
\*\*\*
Depuis le Vatican II on a voulu (j'écris intentionnellement on), -- on a donc voulu faire entrer la discipline sacramentaire dans une ère de changement en se réclamant tour à tour de la pastorale et de l'histoire. Je n'ai rien contre l'histoire et je crois trop à la vitalité de la tradition pour bouder a priori les changements. Mais enfin je demande qu'il y ait un auteur responsable du changement, un auteur légitime ; je demande que le changement ne soit pas fait n'importe comment et n'importe quand. Ces réclamations ne me paraissent ni excessives ni contraires à la foi dans le pouvoir de l'Église sur la dispensation des sacrements.
Or sur ces trois points : l'auteur, la manière, les circonstances historiques, que voyons-nous qui ne nous oblige, par fidélité à l'Église, à nous tenir en retrait par rapport aux rites nouveaux ?
L'auteur des changements ? C'est « on ». Car entre les ukases, les directives ou les mises en garde des collégialités épiscopales, des commissions liturgiques, des centres nationaux liturgico-pastoraux et d'autre part les notifications, modifications, compléments et rectifications de la Congrégation romaine pour le culte divin, avec Mgr Bugnini comme secrétaire, eh ! bien, entre toutes ces juridictions fuyantes et imprécises nous ne savons plus qui est celui qui commande ni s'il a le droit de commander. La discipline sacramentaire est bien entrée dans une ère de changement. Mais par quelle autorité ? Qui est l'auteur ? On. « On » c'est-à-dire la maffia moderniste des autorités parallèles occultes qui manipulent les autorités officielles ; à moins que, dans certains cas, le détenteur officiel de l'autorité ne soit lui-même l'un des pions de l'autorité occulte parallèle.
113:168
Les changements furent nombreux en matière de discipline sacramentaire depuis le temps des Apôtres jusqu'à maintenant ; et peut-être seront-ils encore nombreux jusqu'à la Parousie. C'est entendu. Mais ce qu'il faut aussi entendre c'est qu'ils se firent d'une certaine manière. Et jamais de la manière qui est entrée dans les mœurs depuis le Vatican II. Jamais dans l'arbitraire. Madiran a démontré, textes à l'appui, que la communion dans la. main nous a été imposée dans le plus pur arbitraire. Même arbitraire dans le lancement des nouveaux canons en langue vulgaire ou dans l'usage d'établir un dialogue entre célébrant et assemblée aussitôt après la consécration. Et cet arbitraire est loin d'être anodin et de peu de portée. Une innovation, par exemple, comme celle de la communion dans la main est redoutable en ce qu'elle a multiplié les sacrilèges, et plus encore peut-être en ce qu'elle rend fort difficile, surtout chez les petits enfants, dans la conjoncture actuelle, l'éducation de la foi dans la présence réelle et la formation à la piété. Pour des milliers d'enfants cette innovation est devenue une introduction ecclésiastique à la méconnaissance du mystère eucharistique. On ne peut que trembler, -- trembler et prier, -- quand on pense à la responsabilité dont se charge le cinquième successeur de saint Pie X, du fait de laisser se généraliser ce scandale des petits enfants.
En ce qui regarde la conjoncture, et, comme on dit, *le contexte historique* des changements dans l'économie sacramentaire, il saute aux yeux que le moment est particulièrement mal choisi. C'est précisément lorsque le modernisme nie la présence réelle et le saint sacrifice, c'est juste à ce moment-là que l'on, cherche à imposer un *Novus Ordo Missae* tellement atypique qu'il est adopté par les Taizéens, ces incroyants de la présence réelle et de la messe.
114:168
C'est lorsque le baptême est de plus en plus interprété comme une affiliation à une vague communauté de messianisme temporel, et non pas comme une nouvelle naissance dans la vie trinitaire, en suite de la purification, par le Sang du Christ, c'est à ce moment que l'on bouleverse les rites du baptême et que notamment on supprime les exorcismes. C'est lorsque les saintes huiles sont traitées de curiosité folklorique périmée, c'est à ce moment que Mgr Bugnini nous fait savoir que l'on peut se dispenser d'huile d'olive, étant donné *les difficultés de transport*. La raison est évidemment loyale et convaincante...
Depuis le Vatican II le changement de la discipline sacramentaire se fait dans l'anonymat, dans l'arbitraire, dans la conformité avec les erreurs protestantes et modernistes. Trois Vices congénitaux. Cela ne prouve pas qu'il soit interdit à l'Église de faire des changements dans la discipline sacramentaire. Cela ne prouve pas que l'immutabilité soit une règle absolue dans le domaine des rites. Mais cela prouve que les changements d'après le Vatican II sont trop suspects, trop inquiétants, trop dépourvus des garanties du bon sens et de celles de la foi, pour que nous ne nous croyions pas obligés de nous tenir en retrait, quoi qu'il nous en coûte. C'est la prudence chrétienne qui le demande et la foi dans l'Église, notamment la foi dans l'assistance de l'Esprit Saint à l'égard de l'Église, car l'Esprit de Vérité ne saurait inspirer ce qui est anonyme, arbitraire, louvoyant. Nous tenir en retrait ne suffirait pas et cela du reste serait assez vite incompatible avec la vie de prière et avec l'attachement au Seigneur si, en même temps que nous restons fidèles aux rites traditionnels, nous ne supplions de toutes nos forces la Vierge Marie pour l'avènement d'un saint Pontife qui, ayant mis un terme aux manœuvres anonymes, arbitraires et fuyantes, favorisera les renouveaux liturgiques dans l'ordre, en plein accord avec la tradition liturgique éprouvée.
R.-Th. Calmel, o. p.
115:168
### La Sainte Vierge
NOUS PENSONS que la Sainte Vierge n'est pas aimée comme nous le devrions, mais aussi qu'elle n'est pas connue telle qu'elle était et telle qu'elle a vécu. Comment voudriez-vous que nous connaissions véritablement une personne parfaite, nous qui en sommes si loin ? Que nous l'aimions comme il faut, nous qui sommes si fréquemment attirés par « les ensorcellements de la bagatelle » ? Bien sûr, mais nous devons nous y efforcer par la méditation de nos propres misères et de nos besoins mêmes. La moindre attention, chez ceux qui ont reçu le don de la foi, aux circonstances de leur propre vie, non seulement matérielle mais morale et spirituelle, les rend conscients d'une influence qui dépasse beaucoup leurs possibilités personnelles de prévoir et de pourvoir. Le recours aux modèles de vie sage et hardie offerts par l'histoire de la Religion sont les plus simples et les meilleurs de tous ; ils nous sont proposés pour notre enseignement. Or j'écoutais un catéchisme qui vantait la Sainte Vierge d'être si humble qu'elle se croyait inférieure à toutes ses camarades. -- La Sainte Vierge était très humble assurément ; elle parle dans le *Magnificat* de sa *bassesse*, mais c'était vis-à-vis de Dieu.
116:168
Elle était humble mais pas sotte. Et elle était *sans péché* ; dès qu'elle eut deux ou trois ans, et avant ce temps peut-être (les enfants comprennent tout avant de savoir eux-mêmes parler) elle vit bien ses petites camarades faire des péchés, chiper ou mentir. Et elle en souffrit incroyablement. Pensez donc : jamais elle n'avait péché ! Sainte Anne, sa mère, lui avait enseigné les bénédictions ; au réveil : *Béni sois-tu, Éternel, Roi de l'Univers, qui ouvres les yeux des aveugles*. Quand Marie s'habillait : *Béni sois-tu, Éternel, Roi de l'Univers, qui vêts ceux qui sont nus*. Et ainsi tout le long du jour, pour tous les actes de la vie ordinaire, mettre ses sandales, se laver les mains, etc. Ce n'est pas autre chose que l'exercice de la présence de Dieu qui est la base, aujourd'hui comme toujours, de la vie spirituelle. Avec ou sans prières spéciales, tous les chrétiens peuvent agir ainsi. On voit comme l'éducation enfantine est simple et comment les jeunes mamans sont appelées à former la foi. Cela et la prière en commun sont les bases indispensables d'une société chrétienne. Nous espérons que les catholiques négligents vont être réveillés par la crise. Ils ont le clergé issu d'eux-mêmes.
\*\*\*
Marie fut donc effrayée dès le petit âge de voir pécher autour d'elle les jeunes enfants de son âge. Elle eut peur de les voir châtier par Dieu même ; et cela souvent arriva. S'habitua-t-elle ? Non ; elle était trop pure. Elle souffrit toute sa vie de vivre au milieu du péché. Elle ne devait pas aimer aller à la fontaine et devait choisir les moments où la fontaine coulait solitaire.
Marie commençait ainsi sa mission de corédemptrice, car Jésus souffrit pareillement de l'odeur du péché qui l'entourait. Lorsqu'on lui amène un épileptique possédé (Marc, 9/14) il adresse à ces pauvres gens la parole en ces termes : « *Ô génération incrédule et perverse. Jusqu'à quand serai-je près de vous ? Jusqu'à quand vous supporterai-je ?... Amenez-le moi. *» Luc et Matthieu rapportent les mêmes paroles.
117:168
C'est la seule fois, il me semble, que la souffrance de vivre au milieu du péché se manifeste aussi clairement ; or elle était aussi constante chez sa mère Marie. Cette souffrance ne s'apaisait que lorsqu'ils étaient entre eux dans la maison. On se rend compte par là même de la sainteté de Joseph qui dès ses fiançailles mit tous ses désirs dans l'enfant qui devait naître.
La présence du péché autour d'elle dès son enfance, et le progrès de la connaissance qu'elle en avait, donnait à Marie un désir toujours plus vif de la venue du Messie. Les temps étaient proches ; Daniel l'avait annoncé (9/24, 25) : dans soixante-dix septaines d'années, depuis un décret permettant de rebâtir les murs de Jérusalem (Néhémie 2/1). Nous y étions.
Les femmes d'Israël désiraient toutes être mères, et toutes, plus ou moins vaguement, suivant leur éducation et les grâces reçues, pour être mères, s'il plaisait à Dieu, du Sauveur d'Israël. Marie priait vivement pour que vint ce Messie, mais c'est là qu'éclate son humilité, elle s'en croyait si profondément indigne d'en être la mère qu'elle avait fait le vœu de virginité. Or on avait marié, sans discussion, cette enfant de quatorze ans, en choisissant bien, avec un des nombreux descendants de David. L'époux, un an après les fiançailles, le jour du mariage, déliait la jeune fille des vœux qu'elle avait pu faire auparavant. Telle fut la grandeur de Joseph : il ne dit rien, il ne délia pas Marie de ses vœux. Il entrait ainsi par la foi en son épouse comme un coadjuteur dans le mystère de la Rédemption.
\*\*\*
On ne fait pas trop d'honneur à Marie ; sans même y penser, elle était la consolation de Jésus pendant sa vie terrestre. Car Lui savait qui Il était dans toute sa réalité : Il était Dieu même ; Il connaissait dans toute sa grandeur la réalité de Dieu : Il était Lui-même cette réalité (et nous ne la connaîtrons jamais parfaitement, tant elle nous dépasse, mais toujours au plein de nos capacités).
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Il savait donc que cette humble femme avait été préservée des suites du péché originel par la passion qu'était sa vie personnelle d'homme et la grande Passion qu'il avait à souffrir. Marie était le chef-d'œuvre de la création, une nouvelle Ève sans faiblesse, son chef-d'œuvre personnel, tel que la prédication de l'Évangile jusqu'à la fin des temps n'en produirait jamais d'aussi parfait.
Aussitôt après sa tentation par Satan, Marc et Matthieu disent : « Et les anges le servaient. » Il y avait de quoi le Verbe incarné, après quarante jours de jeûne, avait faim. Mais au milieu de l'Agonie, quand «* la sueur était comme des globules de sang qui coulaient jusqu'à terre, il lui apparut un ange du ciel qui le réconfortait *». (Luc, 22/43.) Que pouvait un ange pour cet office ? Il ne pouvait pas plus que Satan opérer quoi que ce soit dans une âme unie à Dieu même : l'Ange alors chanta : «* Tota pulchra es Maria... *» Marie, vous êtes toute belle... C'est-à-dire : le royaume de Dieu est arrivé dans l'âme d'une mortelle ; votre chef-d'œuvre va s'achever bientôt, Marie Va transmettre votre pensée jusqu'à son Assomption à l'Apôtre bien-aimé.
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Et Marie eut cette gloire presqu'immédiate, cet honneur d'assister Jésus même, le Verbe éternel incarné à l'heure de sa mort. Oui, Jésus voyait debout au pied de sa croix l'œuvre pure de osa pure pensée. Instruite par lui dans ces soirées d'hiver où le travail est interdit aux artisans sinon en petit : faire des chevilles pour coffres ou charpentes, tailler des dents de herse, des manches d'outil, agencer une serrure en bois et sa clef, car un luceron ne donne pas grand lumière, Marie filait, car il n'est pas besoin d'y voir très clair. Jésus lui avait parlé de la Très Sainte Trinité ; il lui avait fait comprendre qui étaient les trois anges visitant Abraham, et Marie savait alors tout ce que pourrait dire S. Augustin plus tard : Abraham en vit trois et l'adora UN.
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Marie au pied de la croix pouvait pleurer, mais elle comprenait, elle consentait, elle compatissait, souffrait avec son Fils pour la même cause, le salut du monde. Pour nous, éternel modèle.
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Ô chrétiens, n'est-ce pas la prière même que vous prononcez chaque soir : «* Priez pour nous, maintenant et à l'heure de notre mort *» ? Cela même qu'elle a fait pour son fils.
Marie a l'habitude d'entendre cette prière, pendant qu'elle prie elle-même dans la gloire ; Dieu lui montre où elle doit porter son aide. Mais comment Marie oublierait-elle qu'elle a été chargée déjà d'assister Joseph à l'heure de sa mort, avec Jésus cette fois-là, mais ensuite Jésus même à l'heure où il poussa ce grand cri en remettant son âme aux mains de son Père ?
Là encore, il répétait le fragment d'un psaume de David ou de Jérémie que vous chantez vous-mêmes à complies, au répons bref, avec une mélodie si douce au temps de l'Avent qu'elle est «* comme le soir d'un beau jour *». «* Tu m'as racheté, Dieu de vérité *» telle est la seconde partie du verset. Jésus sur la croix enseignait encore ; il expliquait une prophétie et montrait par quels graves moyens, sous leurs yeux même, Il l'accomplissait. Or sur beaucoup d'assistants, dans les ténèbres extraordinaires de ce milieu du jour, une lumière tomba qui changea bien des cœurs. « *Et tous les groupes*, dit S. Luc, *qui avaient assisté à ce spectacle, considérant les choses qui s'étaient passées, revenaient en se frappant la poitrine*. » Et le centurion païen s'écriait : «* Vraiment, cet homme était fils de Dieu. *»
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Chrétiens, en cet an de grâce 1972, une longue suite de vos ancêtres du ciel ou du purgatoire guettent, en priant pour vous, si vous allez comprendre la mission d'honneur proposée par Dieu à leur race.
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Vous dépendez de cette foule d'ancêtres par le sang de votre cœur bien plus que du monde qui vous entoure. Jésus sur la croix, pour toute instruction, a confié à sa mère Jean, l'apôtre théologien. La Croix ne manquera pas. Confiez-vous pour la porter à votre tour à la seule parfaite des créatures, la Mère du pur amour, de la crainte, de la connaissance et de la Sainte-Espérance.
D. Minimus.
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## La messe, suites
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COMME L'A DIT Louis Salleron, « la crise de la messe est au cœur de la crise de l'Église ». C'est pourquoi ceux qui, si haut placés soient-ils, prêchent sur la crise de l'Église en mettant entre parenthèses la crise de la messe passent forcément à côté de l'essentiel. Et ceux qui prétendent porter remède à la crise religieuse en faisant comme s'il n'existait aucune crise de la messe, ou comme si elle n'avait aucune importance, perdent leur temps et trompent leurs gens.
La crise de la messe continue. La bataille pour la messe se poursuit. Voici les « suites » que nous y apportons en ce mois de décembre 1972 :
I. -- Un article du P. CALMEL sur « ce principe très simple », mais très faux, que l'on met en avant pour la réformation de la messe : le soi-disant principe selon lequel « ce que le pape a fait, le pape peut le défaire » ; et donc la messe catholique que le pape (saint Pie V) a faite, le pape (saint Paul VI) peut la défaire. -- Cette question avait déjà été abordée par l'abbé Dulac dans son commentaire de la bulle « Quo primum » ([^85]). Le P. Calmel montre comment et pourquoi les changements qui ont été introduits depuis 1969 dans le rite de la messe n'appartiennent pas au pouvoir du pape.
124:168
II\. -- Pour la première fois, Henri CHARLIER prend publiquement position de manière complète sur « la messe ancienne et nouvelle ».
Son autorité intellectuelle et morale, la force de sa pensée, la nature des considérations qu'il développe, apportent dans le combat un élément nouveau de première importance.
III\. -- Louis SALLERON, à l'occasion d'une conférence, a fait la synthèse des positions qu'il défend depuis le début de la subversion liturgique ; en même temps il fait le bilan -- et le point -- de la bataille pour la messe à la fin de l'année 1972.
IV\. -- D'autre part, nous allons éditer en brochure l' « état de la question » paru dans notre numéro de novembre : voir les « annonces et rappels », dans la seconde partie de la rubrique « Avis pratiques » ; bulletin de souscription à l'avant-dernière page du présent numéro.
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### Ce principe très simple...
par R.-Th. Calmel, o.p.
LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE s'est mise en devoir, en publiant un prétendu « état de la question » sur le *Novus Ordo Missae*, de défendre « les gens simples » contre nous qui « jetons le trouble » dans leur cœur par notre refus des nouvelles messes de Paul VI. Donc pour rassurer les bonnes âmes que nous avons troublées, ces messieurs nous rappellent « ce principe très simple : ce que le Pape a fait, le Pape peut le défaire ». (Documentation catholique 6 au 20 août 1972, page 733.) Par conséquent, laissent-ils entendre, si la promulgation de l'*Ordo Missae* codifié par saint Pie V a été légitime et s'est imposée, la démolition de ce même *Ordo Missae* par Paul VI n'est pas moins légitime et s'impose tout autant, car c'est « très simple » : ce qu'un Pape a fait un autre peut le défaire.
Eh ! bien, si ce principe est si simple, si notamment il est d'une application sans limite, s'il n'est pas contenu dans les bornes strictes de la tradition, -- la tradition qui protège l'essence des Sacrements et la met en lumière, -- alors, que la *Documentation catholique* tache de nous expliquer pourquoi, en vingt siècles de papauté, nul Pape n'avait encore fait au sujet de la Messe ce que Paul VI a osé faire.
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Oui, pourquoi depuis la fin des persécutions romaines aucun des Souverains Pontifes qui avaient, je suppose, non moins de pouvoir que Paul VI, n'a-t-il songé à introduire les mutations suivantes dans l'Ordo de la Sainte Messe :
1°) mise en circulation de trois nouvelles prières dites eucharistiques, et tellement eucharistiques en effet qu'elles sont utilisées par les pasteurs qui n'ont pas la foi dans l'Eucharistie ;
2°) suppression en pratique de la langue latine, même pour les paroles de la consécration et pour le Canon ;
3°) bouleversement foncier de tout le temporal et tout le sanctoral, au point qu'il n'existe même plus de quatre-temps ;
4°) raréfaction extrême et quasi totale des gestes qui sont significatifs du sacrifice et de la présence réelle ;
5°) transformation tellement profonde du rite de la communion que le corps et le sang du Seigneur sont distribués par de simples laïcs, et même par des femmes et des filles, exactement comme si tous ces gens-là étaient prêtres ou diacres ?
Si le principe : « *ce qu'un Pape a fait un autre peut le défaire *» est aussi simple que ces messieurs nous le disent, si le Pape peut tout, non sans doute en matière de foi et de morale, mais en tout cas dans la discipline des sacrements, comment expliquer alors qu'*en vingt siècles de Papes et vingt siècles d'Église*, aucun Souverain Pontife n'ait fait, pour bouleverser la Messe, ce qu'a osé faire le Pape de maintenant ?
\*\*\*
Ce qu'un Pape a établi un autre peut le renverser : ce principe en matière de dogme et de morale n'est jamais vrai ; en matière de discipline il n'est vrai que dans une zone restreinte.
127:168
-- Et, qu'il s'agisse de dogme et de morale ou bien de discipline, lorsque le changement est de type moderniste ce principe alors n'est jamais vrai, car les changements de ce type sont révolutionnaires et tout entiers orientés à détruire l'Église.
Je rappelle une fois de plus que les changement de type moderniste présentent les quatre caractères que voici :
1°) les autorités officielles n'exercent plus, malgré les apparences, le gouvernement effectif, mais elles servent de paravent et de caution aux autorités parallèles, anonymes et occultes ; c'est essentiellement le système de la démocratie moderne ;
2°) les changements, du fait qu'ils sont *destinés à détruire de l'intérieur la foi et les sacrements*, procèdent d'une manière masquée et se déguisent sous de faux prétextes, comme le retour aux sources, la meilleure participation, une commodité plus grande ;
3°) en matière de dogme ces changements procèdent non par négation mais par ré-interprétation ;
4°) quand il s'agit de rites sacramentels, on ne rejette pas ouvertement matière et forme, ministre et sujet, mais par manipulation du formulaire, transformation des cérémonies, multiplication illimitée des Variantes et des exceptions on fait tant et si bien que, au bout de quelques années, on aboutit au doute universel ; on ne sait plus au juste où est la matière et la forme, qui est le ministre et qui le sujet.
Que l'on regarde de près et que l'on juge à leurs fruits les bouleversements liturgiques, jamais interrompus durant les neuf ans du présent pontificat, et que l'on nous prouve qu'ils ne sont pas de type moderniste. C'est parce qu'ils ont été obligés d'aboutir, après examen de la situation actuelle, à cette conclusion désolante que des prêtres dociles, qui reconnaissent volontiers le pouvoir du Pape sur la liturgie, -- mais un pouvoir limité, -- se sont résolus cependant à refuser les messes nouvelles de Paul VI. Le sentiment filial de ces prêtres à l'égard du Vicaire du Christ est profond et demeure intact.
128:168
Mais leur détermination est irréductible. Car faire des changements de type moderniste, en n'importe quel domaine, et a fortiori dans la Sainte Messe, cela n'appartient pas au pouvoir du Pape, d'aucun Pape. -- Tout chrétien sait cela pour peu que sa foi soit éclairée. Et lorsqu'un Pape commet des abus de pouvoir dans l'ordre religieux tout chrétien sait également qu'il doit surmonter ce scandale ; le moyen est de s'en tenir à la tradition en redoublant de prière et de ferveur.
R.-Th. Calmel, o. p.
129:168
### La messe ancienne et la nouvelle
par Henri Charlier
VOUS ENTENDEZ PARLER de la « messe de s. Pie V » à laquelle les gens âgés ont participé toute leur vie et de la nouvelle messe, dite de Paul VI, généralement imposée en France, bien que l'ancienne n'ait pas été abrogée.
Il vous a paru tout naturel que Paul VI fasse ce qu'avait fait s. Pie V ? Tous les papes ont le même pouvoir, et si s. Pie V a composé une nouvelle messe qui a été suivie environ quatre cents ans, Paul VI a le droit d'en faire autant ; c'est bien ennuyeux, mais il n'y a rien à dire. Or, en cela on vous trompe, sciemment ou non. La « messe de s. Pie V » est ainsi appelée parce qu'elle figure sous ce nom en tête de tous les missels placés sur l'autel à l'usage du prêtre avec la bulle du même pape qui l'impose, mais la messe de s. Pie V n'était pas une nouvelle messe, AU CONTRAIRE.
Elle était une RESTAURATION, poussée aussi loin que le permettait la documentation accessible, de la messe la plus ancienne que l'on connût à Rome ; car dans les temps anciens dont nous parlons, les relations de voisinage étaient très difficiles. Sous Louis XIV, au XVI^e^ siècle, il fallait encore trois semaines pour aller de Paris à Marseille, à cheval ou en voiture ; c'était le temps que mettait une lettre.
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Chaque cathédrale, chaque ordre religieux avait pris des habitudes particulières. Ainsi, par exemple, dans la cathédrale d'Auxerre, il y avait un rite solennel à l'Offertoire : tout le clergé, avec acolytes et cierges allumés, apportait en procession au célébrant le pain et le vin ; ceci est un exemple de ces particularités nullement hérétiques dont la piété d'un évêque ou d'un religieux avait surchargé l'office romain.
Une fois déjà, Rome avait tenté d'unifier la liturgie traditionnelle par le moyen de ses missionnaires et Charlemagne l'y aida en imposant dans tout l'Empire (qui n'était autre que l'Europe des Six d'aujourd'hui) la liturgie romaine. L'anarchie qui suivit la décadence des Carolingiens, l'absence d'un État organisé, les invasions des Normands, des Hongrois, des Bulgares qui vinrent pour piller jusqu'au cœur de la France, émiettèrent la société ; chaque seigneur devint indépendant et son château la seule sauvegarde de la population qui s'y réfugiait à chaque alerte. Les habitudes particulières fleurirent à nouveau dans de petites chrétientés divisées par ces invasions et sans grands moyens de communiquer entre elles.
C'est à ce désordre devenu habitude que le Concile de Trente voulut mettre fin, et la commission chargée d'étudier la réforme demanda :
« Que le sacrifice soit accompli selon le même rite partout et par tous, afin que l'Église de Dieu n'ait qu'un seul langage, et que parmi nous, la plus légère différence à cet égard ne puisse être relevée (...) Que les missels soient restaurés selon l'usage et la coutume ancienne de la Sainte Église Romaine. »
Le Concile se sépara en chargeant le pape Pie IV alors régnant d'accomplir cette restauration. Pie IV mourut avant que l'œuvre fut terminée ; son successeur l'acheva. Elle avait consisté à unifier les missels en les purifiant de tous leurs défauts pour ramener le rite romain A CE QU'IL ÉTAIT A SON ORIGINE. Le canon de la messe de s. Pie V est identique à ce qu'il était au IV^e^ siècle sous s. Hilaire, évêque de Poitiers.
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Cette messe n'était donc pas nouvelle, mais au contraire, une RESTITUTION de la messe antique de l'Église Romaine. C'était en même temps un acte conciliaire. C'est ce qui explique la gravité avec laquelle s. Pie V déclare :
« Et afin que tous et en tous lieux adoptent et observent les traditions de la sainte Église romaine, Mère et Maîtresse de toutes les Églises, faisons pour les temps à venir et à perpétuité défense que dans toutes les églises du monde, chrétien, la Messe soit chantée ou récitée autrement que selon la forme du Missel publié par Nous. »
Cette sévérité se comprend car il ne s'agissait pas du tout d'une nouvelle messe, ni d'une reconstitution archéologique, mais de la messe la plus ancienne de l'Église romaine dont on ait pu s'assurer.
La nouvelle messe
La messe de Paul VI est au contraire *une messe nouvelle* et ce qu'on ne vous dit pas, c'est qu'elle a été fabriquée *en accord avec cinq hérétiques*, deux anglicans, deux luthériens et un frère de Taizé. Et comme ces collaborateurs ne croient hi à la continuation du sacrifice de la Croix à la Sainte Messe, ni à la présence réelle, les modifications qu'on a fait subir à la messe ont ceci pour but : le texte est assez équivoque pour que ceux qui ont conservé la foi des Apôtres puissent l'accepter tout de même et que les protestants puissent l'accepter comme un simple souvenir dont on fait mention.
Ce n'est pas un succès : *on ne sait plus si la messe est valide, et c'est justement ce que l'ancienne messe voulait éviter.*
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Il faut croire qu'une partie de notre clergé est elle-même devenue hérétique, puisqu'elle insiste sur le caractère de « repas » qu'elle attribue à la messe. Et la foi de nos évêques elle-même n'est plus certaine puisqu'ils autorisent des messes scandaleuses, avec de nouveaux canons fabriqués par un vicaire ou un curé qui veulent les accommoder à leur manque de foi. Or il y a déjà quatre prières *ad libitum* dans le nouvel Ordo. Et jamais on n'a vu davantage de célébrations différentes de ville en ville ou village, scandale que justement voulait éviter s. PIE V EN COMMANDANT QUE LA MESSE NE FÛT JAMAIS CHANGÉE.
\*\*\*
Ce sont les réformateurs eux-mêmes qui détruisent la réforme liturgique ; ils nous annoncent même que la messe sera changée encore... Nous sommes assurés qu'*on veut amener un changement de la foi* en changeant progressivement les habitudes chrétiennes. Cela apparaît à des signes évidents : le préambule de la messe était hérétique et APRÈS SA PUBLICATION, Sa Sainteté Paul VI a dû le faire modifier. Les belles prières de l'Offertoire ancien ont été supprimées, remplacées par cette affirmation intentionnelle répétée deux fois : *fruit de la terre et du travail des hommes *; nous, nous disions jadis : ce que nous vous offrons est déjà un don gracieux de votre tendresse. La nouvelle prière n'est pas très humble ; elle a été composée par des gens qui ont l'habitude de trouver tout prêt leur repas et leur pain, sans savoir comment il est arrivé. Ils ne savent point ce qu'est une vigne prête à être vendangée et que ruine la grêle, un champ de blé que le vent et les orages obligent à laisser pourrir sur place ; même le fruit de notre travail est encore un don de Dieu.
\*\*\*
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La CONSÉCRATION n'est plus appelée ainsi ; elle est devenue : *Récit de l'institution*. Les prêtres qui ne croient pas, si on peut encore leur donner ce nom (eh, oui ! ils ont été ordonnés pour l'éternité, suivant l'ordre de Melchisédech !), ces prêtres peuvent lire ce texte comme une histoire qu'on raconte sans croire à la présence réelle de Jésus tel qu'il était sur la Croix ; ils peuvent croire simplement à sa présence spirituelle comme dans toute assemblée chrétienne, quand, par exemple, vous dites le *Benedicite* en famille avant le repas. Alors la messe n'est pas valide, elle n'est qu'un faux semblant, un mensonge.
On supprime le silence, on rend impossible le recueillement de la foule en faisant lire tout haut les paroles par où JÉSUS LUI-MÊME, par le ministère du prêtre, accomplit le mystère de son sacrifice en forme de sacrement ; et pour enlever tout caractère sacré à l'acte du prêtre, qui pourrait percer votre cœur d'amour et d'humilité, il fait aussitôt une acclamation : «* Il est grand le mystère de la foi ! *» Or, c'est la doctrine protestante que Jésus n'est là que par la foi des assistants et non par le ministère d'un prêtre consacré à cet effet. Dans l'ancien canon, le prêtre, en consacrant, prononçait ces mots : MYSTERIUM FIDEI, *mystère de foi*, mais dans une intention bien différente : la foi accepte un mystère qu'elle n'a pas créé. L'acclamation actuelle, suivant la doctrine protestante, crée le mystère de la présence de Jésus. Et la jeunesse braille, comme si elle était l'héroïne d'une nouvelle Pentecôte «* ...nous attendons que tu viennes.. *» Or IL EST LA. Mais c'est pour le faire oublier.
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Hélas, oui ! Nous voyons de tous côtés le clergé insister sur ce fait que Notre-Seigneur a institué le sacrement de l'Eucharistie au cours d'un repas : pour faire croire que la messe est un repas de famille ordonné seulement à la communion des fidèles. On nous ramène simplement aux mœurs païennes : tous les anciens peuples sacrifiaient à Dieu des animaux qu'ils mangeaient ensuite suivant des rites très précis et c'était l'essentiel de leur religion.
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On veut faire oublier que Jésus a perpétué jusqu'à la fin des temps l'unique sacrifice du Calvaire pour que tous les baptisés puissent assister au mystère de l'amour divin qui permit leur salut et qu'alors, comme s. Pierre lui-même, après son misérable petit reniement d'enfant peureux, ils puissent voir de quel abîme de ténèbres, de quelle ombre de mort Dieu les a tirés par la foi en Jésus-Christ. Et des chants sans poésie et sans art accompagnent la réception du sacrement pour déshabituer les fidèles du recueillement qui devrait accompagner cette grâce.
Ce même flot d'hérésie qui entraîne notre clergé le pousse à enlever les prie-Dieu pour interdire l'acte d'adoration et à défavoriser toute action de grâce ; nous avons vu, dans une école dirigée par des religieux, forcer les jeunes gens à quitter la chapelle aussitôt après l'*ite missa est* pour empêcher l'action de grâce.
Le vrai visage de la Sainte Cène
Il y a fraude dans la manière de présenter la Cène. Bien loin d'être comme une fête de famille, elle fut une cérémonie religieuse divisée en plusieurs parties ; à chacune d'entre elles, une coupe de vin (avec deux tiers d'eau) était partagée par les convives, puis on se lavait rituellement les mains ; après la première coupe, le plus jeune des assistants (ce fut s. Jean probablement) demandait au président : « Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ? Quel est le sens du rite que nous accomplissons ? » Le président rappelait alors l'histoire de la sortie d'Égypte. La deuxième coupe passait alors de mains en mains et l'assemblée chantait les psaumes 113 et 114 (Vulgate : Ps. 112 et 113). On buvait la troisième coupe ; le repas continuait d'herbes amères, de pain non fermenté trempé dans un brouet de fruits cuits dans du vin, on partageait l'agneau rôti. Puis les convives récitaient les psaumes 115, 116, 117, 118 (Vulgate : 114 à 117). C'est un repas de famille bien grave ; et grave en lui-même d'après le rituel juif, il l'était plus encore parce que Jésus y ajouta deux actes extraordinaires.
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Il avait dit d'abord : « J'AI DÉSIRÉ MANGER AVEC VOUS CETTE PAQUE AVANT DE SOUFFRIR. CAR JE VOUS DIS QUE JE NE LA MANGERAI PLUS JUSQU'A CE QU'ELLE TROUVE SON ACCOMPLISSEMENT DANS LE ROYAUME DE DIEU. » (Luc 22/15.) Et, après la première coupe, alors qu'on allait se laver les mains : «* Il se lève de table, quitte ses habits et prenant un linge, s'en ceignit ; ensuite il jette de d'eau dans le bassin et se met en devoir de laver les pieds de ses disciples et de les essuyer avec le linge dont il était ceint *» (Jean 13/4.) Pierre protesta, puis se soumit à cet acte d'humilité de leur maître.
Ce n'était pas un repas de famille, mais un repas d'adieu s'il en fût : Jésus savait qu'il allait être arrêté dans quelques heures, dans moins d'un jour attaché à la croix. Alors il consacre le pain et le vin pour éterniser le sacrifice qu'il allait accomplir lui-même une fois pour toutes en la journée prochaine pour le salut du monde.
Tel fut ce repas, rendu encore plus tragique par le départ de l'ami, du disciple qui sortait pour trahir... Voilà ce qu'on désire vous empêcher de réaliser (et de vivre) en vous parlant du « repas eucharistique » comme d'une fête qui doit être joyeuse à la manière du monde auquel on veut ressembler. La joie certaine puisée dans la participation au Saint Sacrifice de la messe est *une joie liée à l'acceptation de la Croix*. Mais le clergé qui fait tant d'efforts pour naturaliser le surnaturel et diminuer le respect des Saintes Espèces les fait en conséquence distribuer par n'importe qui et n'importe comment (non sans sacrilèges). Les fidèles prendront l'habitude de les recevoir sans plus de respect qu'il ne fait lui-même, sans plus d'égard à les consommer que pour le pain bénit. La foi diminuera d'autant, et c'est ce que désirent tous ceux qui ne croient plus à la présence réelle du Christ.
L'aboutissement
Or il semble qu'on ait l'intention d'aller plus loin, pour atténuer (est-ce pour la nier dans dix ans ?) cette vérité que Jésus est Dieu.
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Deux très importantes prières à la Sainte Trinité ont été supprimées dans la nouvelle messe celle de l'Offertoire (*Recevez, ô Trinité Sainte*) et la dernière prière du prêtre avant de quitter l'autel : « *Agréez, Trinité Sainte... *» De plus la Préface de la T. S. Trinité qui se disait chaque dimanche a disparu de cet office.
La funeste manigance
Tout cela fut amené savamment et de loin, par la pratique de l'irrespect. Les jeunes prêtres à qui on donna l'idée de la messe face au peuple et qui parlaient avec un mépris non dissimulé des «* bien-pensants *» ne savaient pas où on les menait ; ils se croyaient des apôtres rénovant la religion pour faire mieux participer les fidèles au Saint Sacrifice. Mais ils tournaient le dos à la Sainte Réserve, qui, sur le maître-autel, demeurait la grande Présence de l'éternel Seigneur et l'hôte pitoyable qui nous recevra tous un jour, séparément puis ensemble, et qui, à cette heure, dans l'étroite prison où la malice des hommes nous force à l'enfermer, désire seulement un acte d'amour et d'humilité.
Alors, par respect (si l'on peut dire), on enleva la Sainte Réserve. On l'a placée dans un petit coin ou dans une salle attenante, mais le vrai maître n'était plus dans son église.
Et puis, célébrant la messe à deux pas de bonnes filles qui les dévoraient des yeux, ils se sont rendu compte qu'ils faisaient les signes de croix sur l'oblation comme s'ils battaient des œufs en neige. Comment faire pour assurer le respect ? Le plus sûr était de supprimer les signes de croix. Ils se sont alors aperçu que, si près qu'ils fussent des fidèles, ils demeuraient tout de même trop distincts ; ils se sont mis en civil. Voilà où conduit progressivement le naturalisme : n'étaient-ils pas des hommes comme les autres ? avec un cœur et un désir si respectable de paternité ? Voilà de l'humilité !
137:168
Mais il y avait un oubli plus ou moins conscient et progressif du grand rôle que leur consécration leur avait offert, et qui eût dû les rendre bien plus humbles encore, d'une manière mystérieuse, due à la grâce, et leur eût fait acquérir la vertu théologale d'Espérance, flambeau de tout chrétien en cette vallée de larmes. Leur aveuglement les a conduits à demander à des hérétiques de les aider à élaborer une messe que les hérétiques pourraient dire eux-mêmes sans être forcés de croire à ce que l'Église a toujours cru.
Catéchisme
Il fallait faire passer l'esprit de cette messe équivoque dans le peuple. Il était tout indiqué de commencer par les enfants, dont l'esprit -- s'il n'a pas été convenablement formé à l'esprit de foi par leurs parents -- est sans défense. Et aujourd'hui déjà, de jeunes parents de vingt-cinq ans, formés depuis dix ans par ces prêtres qui ont perdu leur boussole, acquiescent aux facilités du nouvel enseignement.
L'idée centrale est de fonder une nouvelle église qui pourrait s'accommoder des opinions de tous les hérétiques en supprimant les dogmes qui passaient pour essentiels, car ils avaient été enseignés par les Apôtres et maintenus sans changements (comme il se doit) jusqu'à présent, et dans l'Église Orthodoxe et dans l'Église Romaine.
Dans les nouveaux catéchismes il est certes parlé de Jésus-Christ, mais uniquement pour en prêcher la morale, comme pour former la volonté sans se soucier de 1'intelligence. Mais ces puissances de l'âme sont en réalité inséparables et si on ne les forme ensemble, on les ruine pour l'avenir.
Nous lisons page 14 «* En suivant Jésus-Christ *» :
Jésus nous dit, entrez par la porte étroite
Il est large le chemin qui conduit à la mort et beaucoup le prennent
138:168
Il est étroit le chemin qui conduit à la vie, un petit nombre seulement savent le trouver
Matthieu, 7
Mais page 24, on nous dit :
Dieu est heureux de nous voir vivre, il met le monde à notre service. Dieu veut que notre vie réussisse. C'est Jésus qui la fait réussir. Il nous rassemble déjà dans un monde nouveau.
Or il n'y a aucune trace dans le livre du péché originel ; nos chefs religieux n'y croiraient-ils plus ? Les jeunes mamans sont bien obligées d'y croire ; elles peuvent constater, à moins d'un aveuglement animal, que leurs enfants de trois mois ont déjà des défauts visibles et bien réfractaires à l'éducation.
Comment des enfants non avertis de cette blessure originelle de la nature humaine comprendront-ils ces paroles que Dieu est heureux de nous voir vivre et que le monde est à notre service ? et « *Il nous rassemble déjà dans un monde nouveau *» ? Le monde est nouveau pour les enfants et ils ont bien besoin de l'expérience des parents pour le comprendre ; mais ce monde est bien vieux naturellement. Veut-on le leur faire créer sur la terre ? Le monde nouveau ne peut être le monde naturel, mais le monde surnaturel dont on s'applique à écarter l'idée.
On va jusqu'à fausser les traductions de l'Évangile pour le cacher. Page 78, on parle de l'annonce de sa Passion par Jésus. S. Pierre le reprit en disant : « *A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas. *» *Mais Jésus se retournant dit à Pierre *: «* Retire-toi de moi, Satan, tu m'es un scandale... *» Ceci est traduit. «* Passe derrière moi, Pierre, tu es pour moi un obstacle. *» On tient à ce que les enfants ne croient pas à un monde d'esprits purs dont une partie a péché par orgueil. Je crois que les auteurs du catéchisme, comme Jésus le dit à Pierre, n'ont pas l'intelligence des choses de Dieu.
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Trois des béatitudes sont escamotées : « Heureux les doux. » La plupart des enfants auraient bien besoin de se l'entendre dire. « Heureux ceux qui pleurent. », « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car ils seront appelés enfants de Dieu. » Toutes ces béatitudes sont, comme la première, « en esprit ». Comment les faire comprendre *en vérité* sans parler du péché originel ?
Il y aurait une multitude d'observations analogues à faire au sujet de ces catéchismes. On peut dire que la plupart des vérités essentielles à connaître sont passées sous silence. On invoque la faiblesse intellectuelle de l'enfance ; or cet âge est plus disposé à croire facilement ce qu'on lui enseigne. Apprendre et retenir les vérités de foi dès sa prime jeunesse est une facilité et une grâce qui vient du baptême. La foi qu'il a donnée est une plante fragile que les parents laissent souvent s'étioler, mais qui aspire à se développer ; et nous avons toute la vie pour progresser. Sous le même mot, « Dieu », est-ce que s. Bernard ou le curé d'Ars n'avaient pas une connaissance plus profonde de Dieu à cinquante qu'à vingt ans ?
Tout se tient... on veut reculer le baptême !
La trahison
C'est alors qu'un cardinal, président du secrétariat pour l'Unité, s'en fut au Congrès luthérien d'Évian en septembre 1970 pour y faire un éloge de Luther.
Or Luther a écrit : « C'est elle (la messe) qu'il fallait démolir pour frapper au cœur l'Église Catholique. » Il disait aussi (*De captivitate Babylonis*, t. II, p. 282) : « Les évêques et autres pasteurs n'ont par-dessus les autres chrétiens que le seul ministère qui leur a été consenti du consentement du peuple. » Et Luther lui-même a avoué qu'il tenait du diable ses préventions contre la messe : « Écoute, me dit-il, Luther, docteur savantissime.
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Tu sais que durant quinze années tu as célébré des messes privées ; que dirais-tu si ces messes privées étaient une horrible idolâtrie ? Que dirais-tu si le corps et le sang du Christ n'y avaient pas été présents, et que tu n'aies adoré, et fait adorer. aux autres que du pain et du vin ? (...) Que dirais-tu si ton ordination et ta consécration étaient aussi fausses que les prêtres des Turcs et des Samaritains sont faux et leur culte faux et impie ? » (*Œuvres de Luther*, tome 6 de l'impression d'Iéna, page 82, 1533.) Nous avons sous les yeux cet opuscule, publié treize ans avant sa mort. Voici un autre texte de Luther : « Toutefois, afin d'arriver sûrement et heureusement au but, il faudrait conserver certaines cérémonies de l'ancienne messe pour les faibles qui pourraient être scandalisés par le changement trop brusque. » (*Œuvres*, t. XII, p. 212.)
Nous en sommes là ; et c'est l'œuvre de notre hiérarchie, hélas ! Et le frère Thurian de la communauté luthérienne de Taizé, qui n'est pas prêtre, bien entendu, déclare que *lui, luthérien fidèle, est maintenant tout disposé à célébrer cette nouvelle messe*. Parce qu'elle est équivoque ; seuls les hérétiques gagnent à ce faux œcuménisme ; nous ne pouvons croire que les prélats se permettant une telle duplicité aient encore la foi des Apôtres. Un évêque a ri de bon cœur quand je lui ai déclaré, connaissant la piété de notre curé, que ce bon prêtre consacrait réellement. Il riait de ma simplicité. Je suis probablement de ces « faibles » dont parle Luther ; je suis aussi bête que s. Augustin, Pascal ou s. Vincent de Paul. La foi est un don de Dieu ; malheur à qui la perd ; cet évêque ne croit plus à son sacerdoce et supporte impatiemment la solennité dont la tradition entoure ce que nous croyons avec toute l'Église depuis la première Pentecôte : le saint Sacrifice de la Messe. Mais il profite du respect qu'on accorde encore à son titre pour commander sans vergogne et détourner de la vraie foi.
Il n'est sans doute pas le seul, car sans doute, à Rome même, ce monde ecclésiastique est divisé : bel exemple d'unité. Ils veulent *l'unité par l'hérésie facultative* ; c'est ce qu'ils appellent « *pluralisme* ».
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La preuve de ces divisions se trouve dans les paroles que le Saint-Père a prononcées le 29 juin 1972 en la fête de s. Pierre et en l'anniversaire de son couronnement :
« Nous avons l'impression que, par quelque fissure, la fumée de Satan est entrée dans le temple de Dieu. C'est le doute, l'incertitude, la mise en question, l'inquiétude ; l'insatisfaction, la confrontation. (...) Dans l'Église aussi règne ce climat d'incertitude. On aurait pu croire que le Concile aurait amené des jours ensoleillés pour l'histoire de l'Église. Au contraire, ce sont des jours remplis de nuages, de tempêtes, de brouillards, de recherche, d'incertitude. Nous prêchons l'œcuménisme et nous nous détachons toujours plus des autres ! Nous creusons des abîmes entre nous au lieu de les combler !
« Comment cela a-t-il pu se faire ? Nous pensons qu'il y a eu l'influence d'une puissance ennemie : son nom est le Diable, cet être mystérieux auquel fait allusion saint Pierre dans son Épître. »
\*\*\*
Le Saint-Père ne dit pas d'autres choses que *nous*-*mêmes*, mais sans les expliquer clairement ; c'est ce que nous avons essayé de faire. Et voici la traduction de l'Épître de s. Pierre rappelée par le Pape. Les catholiques la lisent tous les dimanches à complies, mais il y en a peu qui se défient sérieusement :
*Soyez* *sobres*, *soyez* *vigilants*. *Votre* *adversaire* *le* *diable*, *comme* *un* *lion* *rugissant* *rôde* *autour* *de* *vous*, *cherchant* *qui* *dévorer*. *Résistez*-*lui* *fermes* *dans* *la* *foi*, *sachant* *que* *les* *mêmes* *souffrances* *sont* *imposées* *à* *vos* *frères* *qui* *sont* *dans* *le* *monde*. *Mais* *le* *Dieu* *de* *toute* *grâce*, *qui* *vous* *a* *appelés* *dans* *le* *Christ* *à* *la* *gloire* *éternelle*, *après* *que* *vous* *aurez* *un* *peu* *souffert* *vous* *rétablira* *lui*-*même* (...) *A* *lui* *la* *puissance* *aux* *siècles* *des* *siècles*. *Amen*.
Henri Charlier.
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### La querelle de la nouvelle messe a-t-elle encore un sens ?
par Louis Salleron
ON PEUT ABORDER l'étude du problème de la nouvelle messe ([^86]) sous bien des aspects -- théologique, juridique, historique, liturgique, psychologique, etc. Aucun d'entre eux n'est négligeable et aucun, d'ailleurs, n'est indépendant des autres.
On peut aussi chercher à prendre une vue globale du problème et c'est ce que je vais tenter de faire, mais dans une perspective un peu particulière. Laissant aux experts et aux spécialistes leurs débats scientifiques, je me pose la question, tout objective : y a-t-il un problème de la nouvelle messe ? J'essaie de considérer ce problème en faisant abstraction de mes connaissances et de mes sentiments, comme pourrait le faire, en quelque sorte, quelqu'un de l'extérieur. Évidemment, je ne peux pas m'abstraire de ma qualité de catholique et n'y songe pas, mais je voudrais cependant m'abstraire de mes inclinations propres pour peser les choses dans leur réalité, selon, si je puis dire, la logique interne du catholicisme.
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Une première constatation s'impose immédiatement à moi. La nouvelle messe a été adoptée sans difficulté, et souvent avec satisfaction, par les prêtres et les fidèles. Le pape, la quasi-unanimité des évêques, l'immense majorité des prêtres la disent, du moins en France et dans les pays que nous connaissons. Le pourcentage des prêtres qui continuent de dire la messe traditionnelle, celle de saint Pie V, est minime. Il est impossible de connaître ce pourcentage, difficile de l'estimer. En France, je ne pense pas qu'il dépasse 20 %. Si nous soustrayons de ce chiffre les prêtres âgés ou malades qui ont officiellement le droit de la dire, nous ne devons guère obtenir plus de 5 %. Estimation toute subjective, que chacun peut majorer ou minorer à son gré. Mais il faut se méfier, dans ce genre d'estimation, des vœux qu'on peut former, dans un sens ou dans l'autre, et de la généralisation des cas que l'on connaît dans un milieu forcément très restreint.
Que la nouvelle messe ait été acceptée, et acceptée sur-le-champ, presque sans résistance, est un fait qui, quant à moi, me frappe énormément. Ce fait a nécessairement une signification profonde dont je n'ai lu nulle part l'analyse.
\*\*\*
Quand nous regardons l'histoire de l'Église, nous voyons que les réformes sont toujours très lentes et qu'elles suscitent pendant longtemps, dans des secteurs divers, des discussions infinies et de nombreuses résistances.
Rien de tel, cette fois-ci. La nouvelle messe, préparée dans une commission dont les travaux étaient ignorés de tous, est sortie brusquement et s'est substituée à l'ancienne en un tournemain.
Il y a là quelque chose d'absolument extraordinaire et qui demande une explication.
La première qui vient à l'esprit, c'est évidemment que la nouvelle messe est passée *comme le reste*. Vatican II a opéré une révolution, ou a été, dans l'Église, l'effet et l'écho d'une révolution universelle consécutive à la guerre. Le peuple chrétien, littéralement matraqué, a avalé toutes les modifications, tous les changements, tous les bouleversements, toutes les mutations qu'on lui imposait.
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Bien loin de s'y opposer, il avait plutôt tendance à les accueillir avec enthousiasme. Le phénomène est classique. C'est la fête qui accompagne toutes les révolutions. Les orgies, les massacres, les destructions s'y déroulent à la lumière des torches et parmi les chansons. Tout un passé s'écroule. On rompt la tradition. On entre, en dansant et en riant, dans un avenir de bonheur et de gloire sur les décombres de tout ce qui est révolu, abattu, répudié.
La nouvelle messe symbolisait donc, concrétisait, intégrait une réforme générale placée sous le signe du retour au christianisme originel avec, en conséquence, la liquidation de tout l'entre-deux, c'est-à-dire du catholicisme historique.
A cet égard, il est impossible d'isoler le problème de la messe de tous les autres problèmes qui se posent dans l'Église, à l'Église, et qui se résument en l'unique éternel problème du vrai et du faux dans l'incarnation sociale et historique du message chrétien.
Mais la messe, tout de même, c'est le cœur du christianisme. On ne peut donc pas ne pas s'étonner qu'elle ait pu subir d'aussi profondes modifications sans provoquer de réaction.
Maintenant, il est vrai, on tend à nous dire que ces modifications ne font que s'ajouter à celles qu'avaient déjà effectuées divers papes. C'est oublier que le nouveau rite nous a été présenté comme effectivement *nouveau* -- «* novus ordo Missae *». Non pas quelques changements mineurs, mais une véritable refonte. C'est bien ce dont il s'agit, en effet, et c'est pourquoi il a été prescrit que le nouveau rite se substituât à l'ancien.
Je n'examine pas ici le caractère légitime ou illégitime d'une telle rupture. Ce qui m'étonne, c'est l'absence d'émotion dont elle s'est accompagnée. Il m'est très difficile de l'interpréter de manière favorable.
On peut nous dire que la nouvelle messe est meilleure que l'ancienne, c'est-à-dire plus proche de l'intention du Christ. On peut nous dire aussi que le fait de rompre avec l'ancienne prouve l'éternelle jeunesse de l'Église. Nous est-il loisible de penser que c'est un signe de vitalité et de foi que d'avoir accepté aussi tranquillement une rupture aussi profonde ? Car la fidélité au passé est, elle aussi, un signe de vitalité et de foi.
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Je crains fort que, pour beaucoup d'évêques et de prêtres, le ralliement à la nouvelle messe ait été simplement le ralliement à la facilité, dans l'idée qu'après tout le pape était d'accord et que les experts savaient ce qu'ils faisaient.
Là encore le phénomène révolutionnaire jouait selon le processus traditionnel. Car il y a une tradition dans les révolutions. Quand un clan a pris le pouvoir, il impose ses idées par le jeu des bureaux, des clubs et des assemblées dans un dynamisme perpétuel nécessaire au succès. Le moindre arrêt serait l'assurance de l'échec. Les novateurs, qui sont toujours une petite minorité, seraient immédiatement balayés par la réaction du corps social. Il faut que tout le monde se rallie à la nouveauté, jusqu'à ce que les institutions soient en place. Et tout le monde peu à peu se rallie, par peur et par une complicité secrète avec quelque thème de réforme sur quoi tout le monde est effectivement plus ou moins d'accord, mais que les novateurs monopolisent pour en faire une révolution. Tous les Français, en 1789, étaient patriotes, mais les révolutionnaires mirent la main sur le mot, de telle sorte que de se dire patriote, c'était accepter la Révolution. Si l'on n'acceptait pas la Révolution, on n'était pas patriote, et on était guillotiné.
Au moment où s'est ouvert Vatican II, il y avait, dans l'Église, un désir de réforme dans le sens d'une certaine décentralisation des structures et un assouplissement des règles, souvent trop rigides, qui avaient été établies pour la protection de la foi et des rites. C'est ce que Jean XXIII exprimait en ouvrant les fenêtres de son bureau et en disant à des visiteurs qu'il voulait faire entrer un peu d'air frais dans l'Église. Là-dessus, tout le monde était d'accord. Mais, dès le premier jour, les novateurs prirent le pouvoir, installant leurs hommes dans les commissions et substituant aux rapports préparés par le pape, ceux qu'ils avaient élaborés de leur coté.
A partir de ce coup de force, personne ne pouvait plus élever la voix sans se voir accuser d'être contre les réformes, contre le concile, contre le pape, contre l'Église et contre l'Esprit Saint avec lequel les novateurs, apparemment, avaient un fil direct. C'était bien la « Révolution d'Octobre », selon l'expression du P. Congar.
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Ne faisons pas l'histoire de ce qui s'est passé, après le concile, dans tous les pays. Le processus révolutionnaire continuait. Toujours les bureaux, toujours les clubs, toujours les assemblées, dans un tourbillon permanent, avec l'étouffement de toute discussion et l'accusation toujours jetée à la face de quiconque protestait : « Vous êtes contre le concile ! Vous êtes contre le pape ! Vous êtes contre l'Église, contre le Saint-Esprit, contre la volonté divine qui est celle du peuple de Dieu ! »
La nouvelle messe a fait son apparition dans ce climat. En France, la collégialité épiscopale la fit sienne aussitôt. Seuls, quelques prêtres et quelques laïcs présentèrent des objections ou posèrent des questions à son sujet. Le silence, ponctué seulement de périodiques « obéissez ! », fut la seule réponse qu'ils obtinrent.
\*\*\*
Il y avait pourtant des questions énormes, auxquelles il faudra bien qu'un jour réponse soit donnée.
Celle-ci par exemple, qui se subdivise à l'infini : « Sans même contester la validité de la nouvelle messe, peut-on dire que l'ancienne soit interdite ? Quel est le texte qui l'interdit ? Si vous me dites que c'est la Constitution Missale Romanum, je le nie, texte en main. Si vous estimez mes arguments mauvais, j'attends le texte officiel qui le déclarera sans ambages. Si ce texte intervient, pourra-t-on le considérer comme valide ? Est-il possible que, contre le Droit canon, l'Église interdise un rite consacré par une loi quatre fois centenaire et une tradition millénaire ? Et si le Droit canon, quoique toujours en vigueur, doit être modifié, est-il possible que l'Église rompe avec l'une de ses traditions les plus certaines qui est justement le respect de la tradition ? »
Toutes ces questions demeurent en suspens. Mais le fait sans précédent n'est pas tant qu'elles soient restées sans réponse que de ne pas avoir été posées par des évêques ou par des prêtres ou des religieux de grande autorité.
Il y a aussi le contenu même de la messe. Je n'en parle pas en théologien. Mais là encore je lis les textes. Ceux qui ont fabriqué la nouvelle messe nous l'ont eux-mêmes commentée dans une « présentation générale » : *Institutio generalis*. L'article 7 de l'*Institutio generalis* donne la définition suivante :
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« La Cène du Seigneur ou Messe est la synaxe sacrée ou rassemblement du peuple de Dieu réuni, sous la présidence du prêtre, pour célébrer le mémorial du Seigneur. C'est pourquoi s'applique éminemment au rassemblement local de la Sainte Église la promesse du Christ : «* Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux *» (Mt., 18, 20). » Le scandale de cette définition qui ignore le « sacrifice » de la messe, fut tel qu'il parvint jusqu'à Paul VI. Une définition catholique fut rétablie. Mais l'*intention* du législateur nous était désormais connue. Peut-on affirmer qu'il n'a pas su la faire passer dans le nouveau rite ? On peut d'autant plus poser la question que d'éminents théologiens protestants ont déclaré qu'alors qu'ils ne pouvaient accepter l'ancien rite ils pouvaient admettre le nouveau.
Alors, là encore, les questions se pressent en chaîne à l'esprit : « Quelle différence substantielle les protestants trouvent-ils entre l'ancienne et la nouvelle messe ? Comment se fait-il que des changements, qui nous sont présentés comme *secondaires* pour les catholiques, soient considérés comme *essentiels* par les protestants ? » Ces questions, que nous avons posées en leur temps, n'ont reçu aucune réponse, ni du côté catholique, ni du côté protestant.
On dira qu'un rite peut être acceptable à la fois aux catholiques et aux protestants. Nous en sommes bien d'accord. Mais en l'espèce, il a fallu transformer le rite catholique ; et on l'a transformé dans une intention qui, à la lecture de l'article 7 de l'*Institutio generalis*, apparaît en contradiction absolue avec les définitions du concile de Trente. Peut-on croire que le nouveau rite, institué censément dans l'esprit du concile pastoral de Vatican II, puisse mettre en échec les déclarations du concile *doctrinal* de Trente ?
\*\*\*
On sait quelle fut, dès le premier jour, la réaction des cardinaux Ottaviani et Bacci. En septembre.1969, ils adressaient à Paul VI une lettre où l'on peut lire :
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« ...le nouvel *Ordo Missae*, si l'on considère les éléments nouveaux, susceptibles d'appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-tendus ou impliqués, s'éloigne de manière impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe, telle qu'elle a été formulée à la XX^e^ session du concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les « canons » du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du mystère.
« Les raisons pastorales avancées pour justifier une si grave rupture, même si elles avaient le droit de subsister en face de raisons doctrinales, ne semblent pas suffisantes. Tant de nouveautés apparaissent dans le nouvel *Ordo Missae*, et en revanche tant de choses éternelles s'y trouvent reléguées à une place mineure ou à une autre place -- si même elles y trouvent encore une place -- que pourrait se trouver renforcé et changé en certitude le doute, qui malheureusement s'insinue dans de nombreux milieux, selon lequel des vérités, toujours crues du peuple chrétien, pourraient changer ou être passées sous silence sans qu'il y ait infidélité au dépôt sacré de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l'éternité. »
Ces observations qui émanaient de deux princes de l'Église, dont l'un, le cardinal Ottaviani, préposé à la garde de la foi, sont restées sans effet. Elles n'en demeurent pas moins.
\*\*\*
Alors que va-t-il se passer ?
Pour ceux qui se croient sages, la réponse est simple. « Bah ! diront-ils, nous sommes là en présence d'un phénomène dont l'Histoire nous offre mille précédents. Une minorité qui conteste une réforme se débat pendant un certain temps et puis elle disparaît. Cela s'est vu constamment, même dans l'Église. Après Vatican I, un petit noyau de catholiques a refusé d'accepter l'infaillibilité pontificale. On en a à peine le souvenir. Ainsi en sera-t-il pour la messe. Dans quelques années, ceux qui s'accrochent au rite traditionnel pourront se compter sur les doigts de la main. A la fin du siècle, on aura même oublié qu'ils ont existé.. »
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Nous sommes persuadés que les choses ne se passeront pas ainsi. Dans le cas de l'infaillibilité pontificale, c'est un dogme qui avait été proclamé. Nul, s'il était catholique, ne pouvait aller contre. Aujourd'hui, il ne s'agit pas d'un dogme, ou bien, si quelque aspect dogmatique est en cause, c'est au bénéfice de la messe traditionnelle, non de la nouvelle.
Que discerne-t-on aisément dans la nouvelle messe L'expression de trois tendances : la première, purement *liturgique*, la seconde, *œcuménique*, la troisième, *psychosociologique*.
1\. -- Ce que nous appelons la tendance « purement liturgique » est celle qui cherchait à apporter à la messe quelques modifications de détail, pour l'améliorer. Y avait-il donc des modifications souhaitables ? Je n'en sais rien. Ce n'est pas mon rayon. Mais elles ne sont pas inconcevables.
2\. -- La tendance œcuménique est manifeste. Nous l'avons déjà évoquée en signalant que des théologiens protestants ont donné leur accord au *nouvel* *ordo* *Missae*. Il faut ajouter que plusieurs d'entre eux avaient participé à sa confection, notamment le frère Max Thurian, de Taizé. Le résultat, c'est le caractère ambigu de la nouvelle messe qui peut être aussi bien cène protestante que messe catholique. Cette ambiguïté favorisera-t-elle la reconstitution de l'unité chrétienne ? J'en doute fortement. Une pratique commune aligne les participants sur la position la plus ouverte. Une messe ambiguë a plus de chances de mener les catholiques au protestantisme que les protestants au catholicisme. Doit-on penser que l'Église atténuera ses positions dogmatiques ? Les précisions du concile de Trente ne permettent pas de le penser, et on doit noter, à cet égard, que les rappels multipliés que fait le pape, depuis un certain temps, en ce qui concerne la doctrine eucharistique, excluent tout compromis sur ce terrain comme l'excluait d'ailleurs la rectification de l'article 7 de l'*Institutio generalis*. Dans ces conditions, les intercommunions et les intercélébrations mènent à une impasse. Quand l'impasse sera constatée, comment la nouvelle messe n'en sera-t-elle pas affectée ?
3\. -- La tendance psycho-sociologique concerne ce qu'on appelle la participation. La nouvelle messe a pour objet de faciliter la participation des fidèles. Je serais porté, pour ma part, à penser que le souci d'une participation active des fidèles à la célébration eucharistique a été le souci majeur du pape.
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On en a une preuve dans le fait que, par de simples propos en forme d'allocution, il a étendu l'usage des langues vernaculaires à la totalité de la messe, en violation, il faut bien le dire, de la Constitution conciliaire sur la liturgie.
Nous sommes donc en présence d'une messe qui, imposée par voie disciplinaire, sans que la loi de l'Église l'impose aucunement, est en train de buter sur un double échec : échec œcuménique et échec psycho-sociologique.
L'échec œcuménique est déjà inscrit dans les faits. En France, il n'est pas très visible à cause du nombre relativement petit des protestants en face des catholiques. Mais en Hollande il est éclatant. C'est évident : on ne peut pratiquer l'intercommunion et l'intercélébration sur un contenu différent de la foi.
L'échec psycho-sociologique n'apparaît que progressivement. Au début, la nouvelle messe a plu, non pas pour elle-même mais à cause de la langue française. Aujourd'hui les gens sont las de l'usage excessif qu'on en fait. Devenu président de l'assemblée, le prêtre conduit « ses gens » à la baguette. Ceux-ci quittent l'église sur la pointe des pieds. Un point irrite tout le monde : la prière universelle. Si elle est dite selon les règles, sa banalité ennuie, comme ennuie la ritournelle chantée entre chaque intention de prière -- le tout paraissant très long. Quand le prêtre, ou « l'animateur », compose sa propre prière, c'est trop souvent pour y insérer ses idées de politique, intérieure ou internationale. De quoi exaspérer les fidèles, surtout si l'homélie est de la même veine.
Plus profondément, la participation est un échec, parce que c'est une participation matérielle, et non spirituelle. Il devient impossible de prier à la messe. Il devient même impossible d'y participer, au sens exact du mot, parce que l'esprit est perpétuellement détourné de l'adoration et de la pénétration du mystère par des cantiques et une activité gestuelle qui tuent l'attention et la méditation.
Faut-il rappeler, d'autre part, le scandale des textes liturgiques traduits en français ? Pour ce qui est de la messe elle-même, ils ne sont pas conformes au texte latin et ne seront donc pas approuvés par Rome (les soi-disant approbations actuelles ne sont que des approbations provisoires, sans plus de valeur que les circulaires d'où elles émanent).
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Quant aux « lectures », des cas particulièrement fameux ont souligné le crédit qu'on peut leur faire. Quand saint Paul nous dit que le Christ Jésus « ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu » (Ph. II, 6), nous entendons le lecteur nous assurer que le Christ Jésus « n'a pas voulu conquérir de force l'égalité avec Dieu ». Et quand saint Paul nous dit : « Que chacun de vous sache user du corps qui lui appartient avec sainteté et respect » (Thess. I, 4, 4), nous entendons : « (La volonté de Dieu) c'est que chacun de vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté et le respect. » Tout le reste est à l'avenant. Hérésie, ambiguïté, falsification, modification, nous avons le plus vaste choix. Mais tout cela est « officiel ». Il faut, paraît-il, s'incliner.
Bon ! diront les optimistes, tout cela est lamentable, mais ce sont des bavures. Les réformes, quand elles sont faites dans un climat révolutionnaire, donnent toujours lieu à des excès. Quand le tumulte s'apaise, on revient à la réforme elle-même, pour la garder dans ce qu'elle a de valable.
Admettons. Reste donc à savoir ce qu'il y a de valable dans la nouvelle messe. Je suis tout prêt à l'entendre de celui qui me le dira, car jusqu'à présent j'ai toujours vu présenter la réforme liturgique comme un tout, dont chaque élément soutient et justifie tous les autres. J'imagine que ce qu'il peut y avoir de valable, c'est ce que j'appelle l'aspect « purement liturgique ». Je ne dis pas du tout qu'il n'existe pas, mais j'aimerais qu'on me le montre clairement.
Certains nous disent : «* Allez à Solesmes. Les moines ont adopté la nouvelle messe, mais ils gardent le latin et le grégorien. Tous ceux qui vont là-bas croient assister à la messe traditionnelle. Pratiquement rien ne permet de savoir qu'il s'agit en fait de la nouvelle. *» Je réponds : si, pour le fidèle, rien ne distingue à Solesmes, la nouvelle messe de l'ancienne, pourquoi la nouvelle ? Supposez que, dans les paroisses, les curés suivent l'exemple de Solesmes, en leur dira qu'ils désobéissent à l'Église. Ils devront revenir au français, aux cantiques, à la prière universelle et à tout le reste.
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Nous sommes devant un dilemme. Ou bien la nouvelle messe, dite en latin et chantée en grégorien, ne présente aucune différence sensible, pour le fidèle, avec l'ancienne, alors pourquoi cette nouvelle messe ? Sa nouveauté ne peut être que d'ordre *théologique*. Quelle est cette nouveauté ? Luther, en bâtissant sa nouvelle messe -- à peu de chose près, la nôtre d'aujourd'hui -- recommandait qu'on ne dise rien aux fidèles sur les changements opérés, afin de les amener à leur insu, insensiblement, à une restauration du christianisme véritable. Est ce le dessein d'aujourd'hui ?
Ou bien la nouvelle messe forme un tout, avec son rite transformé, sa langue vernaculaire, ses chants et ses gestes ; alors c'est le tout, qu'interdisait la messe traditionnelle, qui importe, et nous n'avons qu'à ouvrir les yeux et les oreilles pour constater ce qu'il est et ce qu'il signifie.
Les cardinaux Ottaviani et Bacci s'étaient exprimés avec une clarté parfaite en disant que le rite traditionnel élevait une « barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du mystère ». La barrière a été abattue. L'intégrité dû mystère n'a pas survécu.
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La nouvelle messe, pour le catholique moyen, c'est le français à la place du latin, des cantiques, le repas communautaire substitué au saint sacrifice, la communion dans la main, la « parole » submergeant le sacrement et toute les fantaisies permises au cours de la « célébration ». Tout cela débouche dans les agapes des communautés de base, avec leur théologie sous-jacente qui est indiscutablement aux antipodes de celle du concile de Trente. Très logiquement, selon la définition première de l'article 7 de l'*Institutio generalis*, la nouvelle messe se caractérise beaucoup plus par son caractère de rassemblement que par celui d'action sacrificielle. Elle devient concélébration du prêtre et des laïcs, le prêtre devenant lui-même de plus en plus le président de l'assemblée ; primus inter pares, qui pourrait être aussi bien choisi dans l'assemblée parmi ses membres mêmes.
La tendance à faire du ministère sacerdotal un ministère délégué et temporaire s'accentue chaque jour, et elle ne fera qu'aller en s'accentuant au fur et à mesure que diminue le nombre des prêtres.
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Parce qu'on rejette la messe traditionnelle, on rejette le sacerdoce traditionnel. Parce qu'on rejette le sacerdoce traditionnel, on rejette la messe traditionnelle. Tout se tient dans la théologie, comme dans la philosophie. La cohérence interne d'un système s'impose toujours finalement. La cohérence de la réforme liturgique actuelle est en train de construire une certaine forme de protestantisme, dont on se réjouit d'ailleurs comme de la promesse du succès de l'œcuménisme.
Je ne suis pas juge de l'orthodoxie de l'évolution en cours. Je prétends simplement qu'on se fait des illusions sur son heureux aboutissement. Doit-il, d'ailleurs, y avoir un aboutissement ? En septembre 1969, *Présence et Dialogue*, le bulletin de l'archevêché de Paris, écrivait : « Il n'est plus possible, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. Ils sont appelés à être révisés régulièrement sous l'autorité du pape et des évêques, et avec le concours du peuple chrétien -- prêtres et laïcs -- pour mieux signifier à un peuple, en un temps, la réalité immuable du divin. » ([^87]) Avec plus de liberté d'expression *Le Monde* des 9-10 novembre suivants déclarait : « En fait le nouveau rituel de la messe ne peut être considéré comme un point final. Il s'agit plutôt d'une pause. La liturgie, longtemps immuable, retrouve aujourd'hui son dynamisme. Là est peut-être l'essentiel de la réforme. » ([^88]) *Le Monde* n'a aucune qualité pour l'affirmer ? C'est possible, mais c'est du moins ainsi qu'il voit les choses ; et il faut reconnaître que son jugement n'apparaît pas bien différent de celui de l'archevêché de Paris. Les trois années écoulées depuis lors ne sont pas pour infirmer la pertinence de ce jugement.
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Au fond, l'idée qui préside à tous les changements actuels est la plus simple du monde : c'est celle de l'*évolution*. La messe évolue, comme la religion, parce que c'est à l'Évolution que l'on croit aujourd'hui comme à la Vérité.
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On ne s'émeut donc de rien, toute émotion ne pouvant être que l'effet d'une croyance au caractère immuable de la vérité.
Les philosophes dignes de ce nom ne s'y sont pas trompés.
Rappelez-vous l'affaire du « consubstantiel ». Un beau matin nous apprîmes que, dans le *Credo*, le Fils n'était plus « consubstantiel au Père », mais qu'il était « de même nature que le Père ». Dans *La France catholique* du 2 juillet 1965, Étienne Gilson écrivit un article cinglant. « Je citerai, disait-il, autant de formules de la foi qu'on voudra pour anathématiser, avec le Concile romain de 382, ceux qui ne proclament pas ouvertement que le Saint-Esprit, le Père et le Fils sont *unius potestatis atque substantiae* (...) mais, pour tant de textes qui affirment l'unité de substance, en mentionnant ou non l'unité de nature, je ne me souviens d'aucun où l'unité de nature soit seule mentionnée (...). Le symbole français de 1965 est, je crois, le premier (...) Il serait troublant de penser qu'une sorte d'avachissement de la pensée théologique puisse tenter certains de se dire qu'*au fond ces détails n'ont aucune importance*. Car à quoi bon faciliter l'acte de croire, s'il faut pour cela délester d'une partie de sa substance le contenu même de l'acte de foi ? »
Gilson met le doigt sur la plaie du catholicisme moderne. Qu'il s'agisse de l'altération du *Credo* ou de la messe, il est patent qu' « au fond ces détails n'ont aucune importance » pour nos clercs dans le vent. Ce qui a de l'importance pour eux, c'est de rendre « Dieu sensible au cœur », c'est de bannir le « doctrinal » au bénéfice du « pastoral ». L'intention est excellente, mais toute la question est de savoir si le pastoral peut se passer de doctrinal et quel Dieu sera rendu sensible au cœur si ce n'est pas le vrai Dieu ? Comme le dit Gilson : « A quoi bon faciliter \[à supposer qu'on le facilite\] l'acte de croire, s'il faut pour cela délester d'une partie de sa substance le contenu même de l'acte de foi ? »
Jacques Maritain, lui, n'y va pas par quatre chemins : « Tout ce monde-là, dit-il, a simplement cessé de croire à la Vérité ». ([^89]) Il ne vise aucun milieu particulier et son propos est antérieur à la nouvelle messe.
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Mais il parle pour tout le courant qui, depuis le concile, emporte le christianisme dans une évolution permanente. Dans les avatars que nous lui connaissons, la nouvelle messe n'apparaît pas comme le point fixe capable d'arrêter l'évolution, ni même d'y échapper.
Le problème de la nouvelle messe, à y réfléchir, n'est que le problème même de l'évolution post-conciliaire, mais posé au cœur de l'acte central de la foi catholique. Il ne sera résolu que quand des réponses claires auront été apportées aux questions que chacun se pose : Y a-t-il une vérité immuable ou est-ce l'évolution qui est la loi de l'humanité ? Le dépôt de la foi correspond-il à une notion qui a un sens ou ne signifie-t-il rien ? L'Église est-elle la gardienne de la vérité ou n'est-elle que la lignée de l'Évolution qui paraisse le mieux assurée de poursuivre sa course ?
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Il est caractéristique que le réflexe ecclésiastique soit aujourd'hui celui de l'*unité*. Ce n'est pas au nom de la *vérité* qu'on nous invite à adhérer « joyeusement » à toutes les réformes qui nous submergent, c'est au nom de l'unité. Mais l'unité n'a de sens, et ne peut durer, qu'autour d'une *idée*. Elle n'a pas sa raison d'être en elle-même, sinon à titre provisoire. Il faudra donc que nous sachions pourquoi nous devons être unis. Ce ne peut être que parce que la vérité est le principe de notre union. On va donc rapidement retomber dans l'examen de la vérité qui est en cause dans toutes les réformes actuelles. Cet examen ne pourra être élucidé, pour des raisons que la moindre réflexion impose.
Supposons, par exemple, que 1'œcuménisme aboutisse dans la voie où il est présentement engagé sur le terrain de l'eucharistie. Autour de la nouvelle messe, dans le sillage des « accords doctrinaux » réalisés par certaines commissions, un accord officiel est proclamé. Quel est le résultat ? Du côté protestant, l'accord ne vaut guère que pour les signataires, car le protestantisme n'a pas d'unité et d'innombrables « dénominations » le refuseront. Du côté catholique, la concrétisation de cet accord apparaît à de nombreux théologiens et de plus nombreux fidèles comme un ralliement pur et simple de l'Église catholique au protestantisme.
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Il en résulte des schismes ou un doute intérieur lancinant sur la vérité du catholicisme. Au lieu de l'unité chrétienne reconstituée on crée une rupture nouvelle, moins spectaculaire peut-être que les grandes crises historiques de l'Église mais d'un effet plus grave, parce que, sans protester, les fidèles se contenteront de ne plus croire à rien et de trouver en n'importe quoi un refuge à leur sentiment religieux. Donc échec double : pas d'unité et diminution de la foi catholique et chrétienne.
Supposons encore, à un plan général, que la pseudo-philosophie ambiante devienne la philosophie officielle de l'Église, qui croirait désormais que c'est l'Évolution qui est la vérité. Il serait officiellement admis que les dogmes évoluent, comme évolue la substance de l'esprit humain. Ce serait, en somme, la religion de Teilhard de Chardin. Il est absolument évident que ce serait le suicide du catholicisme. L'Église ne subsisterait que par un phénomène d'inertie sociologique, et sa cohérence interne ne pourrait être assurée, pour un temps assez court, que pour quelque construction gnostique du genre de celle de Teilhard.
Fantaisies de l'imagination ? Mais je ne fais que pousser à leur terme logique les courants d'idées qui sont en honneur aujourd'hui. Ces prolongements nous permettent de mieux apercevoir que c'est la Vérité, et l'idée même de Vérité, qui est en cause dans la crise actuelle de l'Église.
Alors on va me dire de nouveau : « Mais la nouvelle messe, considérée en elle-même, n'implique pas toutes ces aberrations ! » Peut-être, mais elle est née dans le climat de ces aberrations, la présentation et les commentaires qui en ont été faits en sont infectés, et les effets qu'elle entraîne ou auxquels elle ne fait pas obstacle y correspondent. C'est la messe ouverte, la messe évolutive, la messe polyvalente, la messe polymorphe. Il suffit d'aller d'une église à l'autre pour constater qu'on a déjà affaire à autant de messes qu'il y a de prêtres et d'assemblées. Dans ces conditions, espérer qu'on reviendra à la nouvelle messe dans la forme même où l'a établie le *novus ordo Missae* me paraît un espoir sans fondement. Ce ne sont pas les séminaires vides qui fourniront les prêtres décidés à opérer ce rétablissement. Les rares prêtres nouvellement ordonnés ont reçu une formation qui les invite à aller de l'avant et non pas à se conformer à des règles, dans quelque domaine que ce soit..
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C'est pourquoi je ne crois pas du tout que la messe traditionnelle soit vouée à l'extinction. Si, après quatre siècles, nous voyons surgir une nouvelle messe qui est à peu près celle que condamnait le concile de Trente, il ne faudra pas attendre quatre siècles pour voir rendre officiellement justice à la messe traditionnelle, c'est-à-dire pour remettre en honneur la messe éternelle. De même que nous constatons aujourd'hui que la crise de la messe est liée à la crise du sacerdoce, nous constaterons également que le rétablissement de la messe ira de pair avec un flot nouveau de vocations sacerdotales.
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Cette restauration de l'ordre chrétien ne se fera pas sans les chrétiens, et on aura d'autant moins de temps à l'attendre qu'ils s'en soucieront davantage.
A cet égard, les prêtres qui restent fidèles à la messe traditionnelle rendent un grand service à l'Église : En témoignant de leur fidélité à l'ensemble des vérités fondamentales qui sont liées à cette messe, ils constituent un pivot de résistance à l'anarchie et à l'hérésie qui, demain, facilitera grandement le redressement de l'Église.
Certes je n'ignore pas que, parmi les prêtres qui disent la nouvelle messe, nombreux sont ceux qui en souffrent et qui ne s'y sont décidés que parce qu'ils croient ainsi obéir à l'Église. Et sans doute, en disant une messe que disent leur évêque et le pape, assurent-ils la sécurité à leur conscience. Mais où voient-ils qu'ils désobéiraient à l'Église s'ils disaient la messe traditionnelle ? La messe traditionnelle n'est pas plus interdite que la nouvelle n'est obligatoire. Il en est de l'obligation légale dans la société religieuse comme dans la société civile. La Loi est à plusieurs niveaux : légitimité fondamentale, loi constitutionnelle, loi ordinaire, décret, arrêté, circulaire. La circulaire ne peut aller contre le décret, ni le décret contre la loi ordinaire, ni celle-ci contre la loi constitutionnelle et la légitimité fondamentale. D'un système à l'autre, les mots changent, et les instances. Mais cette hiérarchie des principes et des institutions qui fondent l'obligation à obéir se retrouve partout.
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Le conflit crucifiant, c'est celui qui oppose la légitimité absolue à l'accord de tous les degrés de l'échelle de la légalité positive. C'est, finalement, le conflit de la conscience et de la loi. Antigone et Créon. Mais la conscience éclairée n'entend pas s'opposer elle-même à la loi. Elle oppose une loi supérieure, qu'elle proclame, à une loi inférieure. Il peut y avoir erreur de sa part, ou perversion. Mais elle peut aussi être dans le vrai. Luther, mais aussi saint Athanase ou saint Hilaire de Poitiers.
Dans le cas de la messe, le conflit n'est pas à ce niveau. Les principes constants de l'Église et le Droit canon interdisent la suppression de la messe traditionnelle et la Constitution *Missale Romanum* institue un nouveau rite romain sans abolir l'ancien. Interdictions et obligations n'apparaissent qu'au niveau qu'on peut appeler administratif.
Si le pape dit la nouvelle messe, c'est peut-être qu'il désire que les prêtres la disent. Mais il ne les y oblige pas. Exprimerait-il son désir que le respect pourrait trouver motif à y accéder, mais il n'en résulterait pas une obligation. Lorsque le pape a dit : « Ce n'est plus le latin, mais la langue courante, qui sera la langue principale de la messe », il l'a dit dans une allocution (26 novembre 1969) qui ne pouvait être reçue que comme l'expression d'un souhait personnel, mais il n'abrogeait pas pour autant la constitution sur la liturgie dont l'article 36 déclare que « l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins ».
Tout cela est tellement évident que je ne vois pas que quiconque examinera les choses d'un peu près puisse y contredire. Aussi bien, c'est l'année dernière, à la Pentecôte 1971, -- c'est-à-dire bien après la Constitution *Missale Romanum* et la promulgation du nouveau missel, -- que le cardinal Ottaviani m'a déclaré : « Le rite traditionnel de la messe selon l'*Ordo* de saint Pie V n'est pas, que je sache, aboli. Et par conséquent les ordinaires des lieux, spécialement pour la protection de la pureté et du rite et même de sa compréhension communautaire par l'assemblée, feraient bien, à mon humble avis, d'encourager la permanence du rite de saint Pie V.... »
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Il ajoutait : « ...sans toutefois contester que, substantiellement, la messe selon les dernières « ordinations » liturgiques conserve aussi cette unité de structure essentielle, perceptible même par le commun des fidèles » ([^90]). Peu importe ici la seconde partie de la déclaration ; ce qui importe c'est l'affirmation, parfaitement claire et nette, que la messe traditionnelle n'est pas abolie. Elle l'est si peu que, selon le cardinal, les évêques devraient en encourager la pratique, bien loin qu'ils puissent l'interdire pour imposer la nouvelle.
Je me rends parfaitement compte que pour les prêtres paroissiaux, il y a souvent un difficile problème concret. La pression bureaucratique est si grande qu'ils ne peuvent y échapper facilement. Je m'en voudrais d'avoir l'air de les juger ou de leur jeter la pierre. Mais pour les prêtres qui disent la messe en privé, ou qui ont à la dire pour un groupe désirant le rite traditionnel, ou qui appartiennent à des ordres religieux, aucune menace ne pèse sur eux. C'est ceux-là qui me paraissent aggraver la situation actuelle en choisissant le confort de la soumission aux instances subalternes de l'Église contre l'obéissance à ses lois fondamentales, non écrites et écrites.
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Quoi qu'il en soit, la question posée comporte une réponse non douteuse : oui, il y a un problème de la messe ; oui, la querelle de la nouvelle messe garde tout son sens.
Qu'on me permette de terminer cette conférence par les mêmes mots qui terminent le livre que j'ai consacré à « la nouvelle messe » :
« Il n'y a pas, à regarder le fond du problème, de débat entre l'ancienne messe et la nouvelle messe. Il n'y a que le problème de la messe elle-même. C'est toujours *lex orandi, lex credendi*. La loi de la prière ne fait qu'un avec la loi de la foi. Telle foi, telle messe. Telle messe, telle foi. Quand s'affaisse la croyance dans la transsubstantiation, dans le sacerdoce ministériel, dans le sacrifice eucharistique, la messe vacille.
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Et de même, quand la messe devient repas fraternel, exaltation communautaire, et improvisation prophétique, les vérités de la foi qu'elle incarne s'évaporent.
« Tout, aujourd'hui, s'effrite ensemble. Tout ne sera restauré qu'ensemble.
« Nous n'assistons ni à l'éclosion d'une messe nouvelle, ni à la fin d'une messe ancienne. Nous assistons à l'éclipse de la messe éternelle.
« Les éclipses ne durent qu'un temps. » ([^91])
Louis Salleron.
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### Bibliographie
#### Pierre Gaxotte : Le nouvel Ingénu (Fayard)
L'opinion de Morvan...
« Je prie le lecteur de la traiter en bagatelle », dit l'auteur en nous offrant cette fiction d'inspiration voltairienne, écrite en 1954 pour un concours d'erreurs du *Figaro* et remaniée pour refléter la France d'aujourd'hui. Gaxotte ne veut point prétendre au titre de romancier, ni tenter un véritable pastiche de son modèle. Essayons donc de traiter le livre en bagatelle, et en appliquant le précepte de Figaro, de nous hâter de rire des choses pour n'avoir point à en pleurer. Après tout, un effort de gaieté peut constituer une saine précaution dans l'ordre intellectuel : pleurer est souvent inefficace et nous entendons chaque jour beaucoup de doléances sur les malheurs et les perversions du temps, sans que les pleureurs semblent pour autant décidés à travailler pour en arrêter le cours. Rire des sottises et des scandales n'implique point que l'on s'en tiendra à l'hilarité : c'est prendre du recul et leur appliquer déjà la lucidité de l'historien.
Les personnages repris à Voltaire, le jeune Huron destiné à découvrir en Bretagne une lointaine ascendance, la belle Saint-Yves, se retrouvent cette fois à Saint-Germain-des-Prés. Notre nouvel Ingénu naquit dans une réserve indienne des États-Unis, où sa famille vivait pauvrement en vendant aux touristes des souvenirs folkloriques, entre autres des haches de guerre fraîchement sorties des usines de Solingen ; orphelin, il fut enrichi par une soudaine découverte pétrolière sur son terrain. Il peut ainsi visiter l'Europe et chercher à Paris les lumières philosophiques encore célébrées outre-Atlantique ; à sa grande déception, il ne verra pas dans les cafés illustres M. Sartre, ailleurs occupé à des jeux séniles d'agitation populaire.
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La décadence, qui n'affecte que les grandes choses, a frappé un Saint-Germain-des-Prés passé de l'existentialisme au style hippy, et les sauvages du lieu ne sont pas plus authentiques que les haches de guerre de la réserve. La belle Saint-Yves, fille d'amiral, a quitté un château bas-breton, riche de routines ennuyeuses et rustiques, pour devenir dessinatrice de modes ; quand elle retournera au pays natal pour présenter son fiancé l'Ingénu, elle aura des surprises. Le clergé tutélaire s'est recyclé et Mme de Saint-Yves ne brode plus de pantoufles pour son curé : elle est occupée « à rétrécir le blue-jean du vicaire, pour qu'il soit très collant. Comme il se mariera certainement, il est bon que les filles du village sachent qu'il a de belles cuisses. » Et c'est la jeune Parisienne, pourtant fort dessalée, qui se voit suspectée « d'en être restée à la vieille religion, à la religion sclérosée, aux dogmes vermoulus ». Le fabliau est gros ; mais dans notre étrange climat de nouvelle chrétienté, la devise de Figaro tend à devenir paradoxalement l'instrument d'une prudente charité.
Gaxotte a-t-il aussi essayé d'exorciser le pessimisme en prenant comme porte-parole des esprits chagrins un philosophe de Saint-Germain-des-Prés, doué à la fois d'une amère sagacité et d'une grande capacité d'absorption des liquides ? Mais les jugements critiques de ce métaphysicien ne vont point à l'encontre des révélations faites au Huron par un bon libraire qui mettra son jeune client au fait du vrai style intellectuel contemporain en l'armant du livre de Robert Beauvais, *L'Hexagonal tel qu'on le parle*. La jeunesse de la plupart des personnages permet à Gaxotte de garder le sourire devant les spectacles décevants, et d'en faire ressortir surtout la futilité : aussi quand il s'agît de la prolifération de l'adjectif « révolutionnaire », appliqué même aux poêles à frire, ou de la situation ambiguë des officiers généraux depuis qu'on a bradé l'Algérie, ou encore de l'étude obligatoire de Marx, Lénine et Mao pour l'obtention d'un diplôme de lettres classiques françaises. Çà et là on rencontre des épisodes ou spectacles un peu réconfortants, tout au moins divertissants : la beauté des danses de l'Opéra, même si elles accroissent la mélancolie de l'Ingénu en proie à un chagrin d'amour passager ; le gratin de langoustines et le rognon « jamais mieux » d'un grand restaurant parisien, qui consoleront une candidate au suicide ; la consultation de Mme Hortensia, voyante, conseillère des hommes politiques et des puissants du négoce immobilier ; ou le secours apporté par les jeunes gens à l'hôtelier Alfred souffrant d'un complexe cruciverbiste. Les joyeux camarades de la belle Saint-Yves, Mario, Guy, Toto, Gérard et Michel sont des étudiants pauvres encore soucieux d'études sérieuses ; le chanteur en vogue, Bouille dit Amazan, convient lui-même de l'inanité de ses airs. à succès. Tout n'est peut-être pas pourri et perdu ?
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Mais Gaxotte ne peut éviter de laisser transparaître un pessimisme hélas justifiable : l'Ingénu avec son épouse retournera en Amérique et les cinq étudiants les y suivront. Les gens ayant quelques dons doivent-ils imiter les rats et fuir le vaisseau de la Morosité ? Au lecteur d'en tirer les leçons. Je crois que pour l'historien Gaxotte, il n'y a pas vraiment de bagatelle.
Jean-Baptiste Morvan....
... et celle de Kéraly
A l'un de nos confrères, Pierre Gaxotte confiait un jour malicieusement que les dix années passées à écrire « L'histoire des Français » lui parurent en fin de compte bien peu chargées de peine, quand il eut à rédiger pour l'Académie l'éloge funèbre de M. François Mauriac. On l'aurait deviné, même sans cette précision... L'exploit réalisé alors aura tout de même porté quelque fruit, puisque le grand académicien publiait au premier trimestre de cette année une « Histoire véritable » qui apparaît bien comme son premier roman (de mœurs, car il ne s'agit point ici d'une œuvre d'imagination pure).
On n'a guère parlé, en son temps, de cette petite étrangeté : comme s'il ne s'agissait, dans l'œuvre littéraire de Pierre Gaxotte, que d'une récréation, d'une sorte d'extra. Sans doute la critique qui a tant fait pour diminuer les mérites du journaliste, du chroniqueur ou de l'historien entendait-elle escamoter sous un méprisant silence cette « bagatelle » de l'académicien, pour reprendre ici sa propre expression. Elle aurait dû songer qu'une bagatelle signée Pierre Gaxotte, et inspirée (d'après le titre) d'un célèbre conte de Voltaire, dissimulait autre chose qu'un simple divertissement aimable.
« Raconter » un conte, c'est le flétrir. Je ne rapporterai donc pas le sujet de celui-ci --, qui est charmant, ni l'une ou l'autre de ses péripéties -- en vérité savoureusement composées, délicieusement et rondement menées. Mais à tous ceux qui ont deux heures de distraction à prendre plutôt qu'à perdre, je conseillerais vivement d'employer ce loisir à la lecture du « Nouvel Ingénu » : ils s'y instruiront bien davantage qu'à celle de Mauriac, sur les conditions visibles et réelles de l'absurde vie que s'imposent les humains dans la société contemporaine... Sous l'humour noir ou tendre de l'anecdote, des portraits livrés dans cette histoire, l'esprit sarcastique de Voltaire est bien présent en effet -- mais sans philosophie (apparente) ;
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et nourri d'une observation que chacun de nous peut faire aujourd'hui, dans la rue, au bureau, au café ou au cinéma, s'il ouvre un instant les yeux sur l'évidente vanité de ce pourquoi tant de gens marchent, parlent, travaillent, ou rêvent à présent.
Oui, notre monde manque cruellement d'ingénuité, de candeur, d'étonnement -- lui qui ne cesse d'affirmer sa foi en l'information, le dossier, le débat, la confrontation, mais fait son pain quotidien des contradictions les plus affligeantes, et des plus grotesques tabous. Sans doute a-t-il trop de raisonneurs, et pas assez de raison. Trop de sophistes, de sceptiques (universels), de cyniques. Trop de philosophes *tristes*... A ce propos, ce « Philosophe triste » qui détaille fort pertinemment dans le livre toutes les incohérences ou pusillanimités de notre actualité littéraire, politique et sociale, mais à la manière d'un paléontologue faisant observer à quelque confrère les circonstances de la disparition d'une variété de diplodocus nains du secondaire, ce personnage donc m'est apparu (malheureusement) comme un des plus véridiques du conte de Gaxotte.
Notre décadence même appelle maintenant comme contrepoison l'avènement d'une nouvelle race d'ingénus, d'étonnés, de questionneurs à la manière de Socrate -- en réalité le moins ingénu des hommes : le seul génie utile en effet n'est-il pas celui qui puise sa force dans l'observation directe et presque candide de la réalité sociale vivante, celle de tous les hommes, de tous les jours ? Oui, il nous faut maintenant des moralistes et des philosophes *gais*, qui s'interrogeront d'abord et surtout sur ce qui est (l'âme, la nature, l'artisan, la communauté...) au lieu de douter a priori de ce que tout le monde connaît ou voit (par exemple, la réalité du monde extérieur, ou celle de l'esprit), pour spéculer ensuite vertigineusement sur des concepts dont personne un jour ne vivra (phénomènes, noumènes, monades, impératifs catégoriques ou autres fumées).
Car jamais à travers toute l'actualité littéraire, artistique ou philosophique de cette société qui pourtant ne parle plus que de retour à la nature et de spontanéité, le défaut d'une véritable JEUNESSE de l'esprit ne s'est fait aussi universellement sentir... Les derniers « génies » que nous imposent la sottise et la publicité ne se précipitent-ils pas à peine sevrés dans le bain public de fange nauséeuse et pourrissante par lequel le succès en ce siècle se trouve assuré ? A peine nés, et avant d'avoir rien fait ni rien connu, il faut qu'ils décrépissent, qu'ils crient au monde vite subjugué leur solitude, leur lassitude, et leur génial dégoût.
Pierre Gaxotte leur donne à soixante-dix-sept ans la bonne leçon qu'ils méritent, et les invite à voyager un peu -- avant de se déclarer morts -- aux alentours même immédiats de leur tanières. A vivre, quoi, le seul voyage que personne n'est jamais empêché de faire... C'est aussi la leçon qu'André Charlier, il s'y connaissait en jeunesse, laisse à ses élèves : « Il n'y a qu'une façon de voir loin et grand, c'est de voir ce qui est tout près de soi -- mais voir vraiment. »
Hugues Kéraly.
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#### Françoise Sagan : Des bleus à l'âme (Flammarion)
Ce n'est point la divine blessure de Musset ; même pas le traumatisme, tout juste la contusion. Les perspectives premières de l'auteur de « Bonjour Tristesse » ne permettent point de plus grandes douleurs. Pourtant ce livre a son intérêt, mais plutôt à titre clinique, et je persiste à penser que l'auteur pourrait nous ménager un intérêt plus général et plus authentique dans des œuvres que l'on peut encore espérer.
Elle n'attache visiblement qu'une importance très relative à ses deux personnages de parasites mondains, frère et sœur, vivant très picaresquement aux dépens d'autres mondains évoluant dans les milieux de la grande industrie, des activités de luxe et du cinéma. Un homosexuel se suicide par chagrin d'amour, son acteur chéri ayant été séduit par le parasite femelle. Mais le personnage essentiel, c'est Françoise Sagan qui nous livre par tranches alternées ses problèmes personnels dans l'ordre moral et littéraire, et les épisodes d'une intrigue romanesque dont la création espacée ne la stimule aucunement. Consciente du manque de densité des personnages dans ses livres précédents, très sensible aux critiques, elle poursuit cependant cette nouvelle création comme un défi, et cherche à justifier sa manière. Cette nervosité, jointe à une spontanéité souvent attachante, laisse supposer que l'auteur, peu soucieux de se faire donner des leçons par d'autres, parviendra à s'en donner elle-même ; et cette attitude est fort légitime, en tout cas bien compréhensible. Mais pour l'instant elle ne sort pas de son cercle, et affirme qu'elle s'y tiendra.
Comment un esprit qui se juge « libéré » dès l'origine et par définition pourrait-il trouver une diversion rénovatrice ? Sagan, c'est la scolarité prolongée à valeur exemplaire. Comme toute une génération, elle s'est mise à l'école de Sartre, plus ou moins, et de l'époque précédente, elle n'a rien connu par elle-même. Or la période intellectuelle et morale de 1945 à 1970 est d'une uniformité monolithique. On tourne en rond dans un appartement démeublé, et comme c'est ici également le cas des personnages du roman, on peut voir dans leurs ennuis locatifs la transcription freudienne d'une âme qui ne sait guère où loger.
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Le confort n'est pas forcément où l'on croit pour un esprit, la vie peut naître de l'inconfort, mais F. Sagan se résignerait d'autant moins à cette idée que nulle contradiction stimulante ne vient pour elle à la traverse, dans un monde qui lit « L'Express » ou « France Observateur ». Il y a un passage remarquable, sur le suicide des autres : mieux vaut le maquiller en accident d'automobile, cela ne dérange pas le confort intellectuel des amis et connaissances ! On pourrait croire à un essai d'humour grinçant ; il ne le semble pas. En somme c'est l'éloge de la mort froide : « ar maro len » disent justement les marins bretons pour désigner la noyade. La littérature n'a rien à faire de cette mort-là, et l'on ne doit point se noyer, même confortablement, pour autrui.
Toujours bonne élève, au moins pour l'instant, dans le genre de ceux qui refont toujours la même rédaction, F. Sagan souscrit au conformisme progressiste et revendique hautement le droit de signer motion sur motion. Elle exècre le régime présent, le « gouvernement louis-philippard » ; en fait si elle persévère dans son confort établi, elle risque d'apparaître comme un des écrivains les plus représentatifs de l'ère gaulliste par une parfaite incapacité à imaginer une autre ambiance que celle de la société présente, et par une propension acquise à refouler les problèmes qui pourraient venir de quelque confrontation d'un passé et d'un présent. Et le futur ? Il semble que ce soit la brèche heureuse où le temps pourrait faire sa rentrée. Pour s'amuser, elle s'imagine, un instant, septuagénaire et dame importante des jurys littéraires conçus exactement dans leur style actuel. La fiction même dénonce l'absurdité de ce temps figé. Nous n'oserions suggérer à F. Sagan une méditation historique, encore moins une perspective traditionaliste ! Mais cette vision décevante, consciemment dérisoire et burlesque d'un présent revu comme passé peut révéler à l'auteur la nature exacte de ce monde « suffisant qui ne suffit pas ». Mais pour qu'elle perçoive les véritables nécessités, il faudrait pour elle comme pour bien d'autres, un véritable public. Cela me remet en mémoire une plaisanterie loufoque des Marx Brothers : « Le criminel est caché dans la maison voisine. -- Mais il n'y a pas de maison voisine. -- Eh bien, il faut en construire une tout de suite ! » Le véritable public, il faudrait aussi le construire tout de suite, et à la réflexion, ce n'est nullement impossible.
J.-B. Morvan.
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#### Henri Queffelec : Celui qui n'était pas appelé (Presses de la Cité)
« Roman » dit le sous-titre... Pourquoi faut-il absolument que tout livre porte cette estampille, et quel déshonneur y a-t-il à dire qu'il s'agit d'un recueil de nouvelles ? La première d'entre elles a bénéficié d'une large diffusion, pour avoir constitué « une dramatique » à la télévision. Va pour « dramatique » encore que ce vocable paraisse avoir été inventé en désespoir de cause pour désigner un genre bâtard, en tout cas encore mal dessiné. J'avais cru devant le « petit écran » à une déformation simpliste du texte, et j'espérais à la lecture une heureuse surprise. Je fus déçu. C'est bien le même univers fruste, et même brutal, égoïste et fermé ; et le malheur veut que les autres nouvelles ne nous offrent pas de portes de sortie.
La première, qui donne le titre au recueil, nous raconte donc le drame d'une vocation illusoire. Décidément le sujet est à l'ordre du jour ; autrefois il risquait de faire scandale, on peut se demander aujourd'hui si les instances religieuses ne l'encouragent pas. J'imaginerais pourtant qu'on pût écrire le « roman » d'une vocation vraie, avec l'histoire d'un vrai prêtre bien en possession des raisons de cette vocation, et les trouvant chaque jour plus vivantes et impérieuses dans les lourdeurs, impuretés et sottises diverses du monde où il a été envoyé. Ici l'histoire se termine -- heureusement -- par le mariage du séminariste avec la fille qui l'aimait et qui, par désespoir d'amour, fut elle-même tentée par le cloître. L'auteur « en rajoute », comme on dit... Aussi antipathique dans le texte que dans le film, la mère incarne, dans sa déception hostile et têtue, la conception matérielle du sacerdoce assimilé à une « carrière ». C'est désormais un lieu commun, mais il faudrait en faire l'exégèse. Toute vie consacrée à une action « dans le siècle » n'est-elle pas amenée à faire preuve de talents plus ou moins grands et nombreux, à assumer des services réclamant une autorité appropriée, et par suite, à constituer, qu'on le veuille ou non, une « carrière » ? Nous avons maintenant des ecclésiastiques séculiers qui se prennent pour des moines en plein vent, et des religieux réguliers qui n'ont de cesse qu'ils ne passent « dans le siècle », au point de « faire carrière » comme chanteurs, délégués syndicaux ou journalistes. On regrette que le talent de Queffélec, présent dans cette œuvre comme dans les précédentes, vienne rendre un lustre à ces confusions simplistes ou à ces snobismes.
Et la Bretagne ? Queffélec a voulu, dans la tradition de la nouvelle selon Maupassant, nous présenter des tranches de vie et une humanité taillée à coups de serpe. J'avoue que je préfère Bécassine, vain objet de tant d'inutiles fureurs... Sans doute les milieux intellectuels bretons se sont indignés d'un certain poncif du Breton pieux et traditionaliste. Mais cela nous vaut une indécente prolifération d'alcooliques, de mégères, d'avares et de crétins. Une littérature irlandaise moderne, souvent due à des protestants de naissance dessalés dans la « culture » parisienne, a imposé le personnage du prolétaire celtique, fantasque et truculent, païen très extérieurement christianisé. Les intellectuels inspirés par le progressisme maçonnique se réjouissent fort de voir les chrétiens travailler à cette nouvelle imagerie. Les diverses courroies de transmission font bien leur œuvre, cinéma ; romans, prédications journalistiques, au point que le chouan est désormais considéré sans discussion comme l'ancêtre du P.S.U. Nous sommes cependant quelques-uns à penser qu'une Bretagne rude, expansive et truculente n'exclut pas le vieux pays où pourraient encore respirer la poésie et la méditation religieuses.
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En elles-mêmes, certaines de ces nouvelles sont fort réussies dans leur cruauté même, comme l'histoire du restaurateur homicide involontaire qui assomma d'un coup de louche un mendiant professionnel et agressif, à l'issue d'un repas de noces ; par contre la dernière, qui se veut « conte de Noël » ressemble, sans doute par excès de paradoxe, à une malveillante dérision, et elle n'ajoute rien à la réputation de l'auteur. On regrette « la faute de Monseigneur », au point de se demander si Queffélec n'a point voulu que ce livre, aux yeux d'un certain public, compensât, sinon effaçât le précédent.
J.-B. M.
#### Michel Huriet : La fiancée du Roi (Gallimard)
Le sujet de ce roman est bien délicat ; et l'on ne reprochera pas à l'auteur de l'avoir traité avec une insuffisante délicatesse : il laisse pourtant un malaise. Une religieuse italienne, dans un couvent japonais, fait un jour la connaissance d'un professeur nippon qui, pour aller à la pêche, emprunte un raccourci sur les terres du monastère. Une profonde communion d'esprit s'établit entre eux, malgré la différence de religion. La discipline conventuelle s'oppose à leurs conversations, et elle doit lui signifier qu'elle ne le reverra plus. D'un geste, traçant l'idéogramme appelé « caractère du roi », il la guérit d'un mal invétéré qui couvrait de pustules sa joie gauche. Frappée et troublée, elle s'interroge sur une vocation contemplative qui l'a, pense-t-elle, séparée du climat humain dans lequel son monastère était pourtant situé ; elle songe à changer d'ordre, à servir les pauvres. Mais on retrouve dans l'étang l'homme qui l'a guérie, sans qu'on sache si c'est accident ou suicide. La religieuse restera dans son couvent et s'enfoncera dans la prière.
Le récit ne manque ni d'impressions précises, ni de vivacité. Mais on sent que Michel Huriet a voulu réveiller les consciences chrétiennes par une situation paradoxale et par une ambiguïté problématique. Dans l'épisode essentiel du signe guérisseur, on peut voir un symbole : signe du Roi, signe de Dieu. Ce signe peut donc être apporté par quelqu'un qui ne participe pas à l'Église du Christ. Il représenterait alors un « œcuménisme » sous-jacent, constitué par un ensemble de virtualités salvatrices répandues parmi les hommes de bonne volonté. Nous nous permettrons d'être réticents à ce propos, tout en reconnaissant que le thème est littérairement séduisant. Ce mystère de la communication des âmes à travers des mondes et des croyances différents est un sujet connu, depuis les « Clefs du Royaume » de Cronin ; et l'on peut se demander si le succès de ce roman déjà ancien n'a pas été finalement assez pernicieux.
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On conçoit que la formule assez abrupte « hors de l'Église point de salut » ait troublé et indigné des âmes d'une tendresse estimable mais un peu superficielle. Pourtant si on applique le « renversement du pour au contre » cher à Pascal, on arrive au principe contraire : le salut peut être partout, même en dehors de l'Église. Et, partis d'un pas aussi allègre, certains ont conclu que le salut était partout, surtout en dehors de l'Église. Nous aboutissons à un carnaval idéologique, religieux, moral, psychologique dont nous n'avons pas épuisé la somme des aberrations.
Faut-il qu'on nous présente toujours le drame des vocations, c'est-à-dire leur incertitude, et non la vocation religieuse elle-même ? Le. roman, dit-on, exige cette lutte intérieure. Voire. Il est un roman célèbre de Balzac, le « Curé de village » où le curé est le personnage dominant sans être le personnage moteur de l'intrigue. L'héroïne est coupable, le prêtre préside à l'histoire de son rachat. Il est là essentiellement pour signifier que ce rachat ne réside pas simplement dans un généreux soupir du cœur ; dans un signe magique ou un tour de passe-passe. Le personnage religieux chez qui le sel de la terre commence à perdre sa saveur est peut-être dramatique ; mais l'univers romanesque ainsi proposé est un univers où manque l'essentiel. Cet essentiel, dans la réalité humaine générale, on pensera qu'il est introuvable, ou bien qu'il peut émaner de n'importe qui, de n'importe quoi et n'importe où, dans une morale paradoxale, une prédication fruste et une liturgie « sauvage ». Le roman « chrétien » issu de Bernanos semble avoir largement répandu dans le public une conception du fait religieux qui oscille entre le mysticisme farfelu et le scepticisme pur et simple.
J.-B. M :.
#### Bernard de Kerraoul : Le temps de l'imposture (Julliard)
Chaque siècle présente des types d'événements doués d'une valeur privilégiée pour servir à l'étude des problèmes primordiaux. Dans les années que nous vivons, ce peut être une situation révolutionnaire dans un pays donné ; pour l'opinion mondiale, et particulièrement pour les Intellectuels, le fait révolutionnaire est déjà suffisamment enveloppé de préjugés, de snobismes de complaisances morales et d'équivoques intéressées. Si, de plus, vous le placez dans une petite république latino-américaine, l'intention satirique est sensible au départ, et le cadre est assez réduit pour rendre bien visibles des vices essentiels au siècle -- un terrain d'expérience plus vaste leur conférerait encore un prestige injustifié.
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Aucune révolution, depuis longtemps et peut-être depuis toujours, n'étant absolument réductible aux problèmes précis d'une contrée, on verra survenir dans l'action des personnages fort cosmopolites -- la révolution à San-Marcos est, de ce point, de vue, semblable au. Souper de Zadig. à la foire de Bassorah, ou encore à ce carnaval de Venise où Voltaire fait dîner ensemble les rois détrônés. Bernard de Kerraoul convie plusieurs échantillons des modernes puissances, présumées conservatrices ou prétendues révolutionnaires, à une mascarade subversive qui lui permet d'opérer la synthèse de ce que révèrent les imbéciles. Une sorte de « Candide catholique » si l'on veut... De cet observatoire, on juge : besogne périlleuse et peu agréable, mais qui, à partir d'une certaine dose de violences, de stupidités et de tartufferies, devient hautement nécessaire.
Certains estimeront que l'auteur s'arme d'un pessimisme trop Inflexible ; lis regretteront qu'aucun personnage romanesque ne vienne incarner l'authentique vérité humaine que nous aimons, en face d'une autre vérité pénible. La vérité est exprimée par le seul Mgr Spalarda, et c'est en somme une expression doctrinale. Mais on n'oserait pas affirmer que, dans une fiction qui se veut réflexion intelligente sur l'histoire, le cours ordinaire des choses en période anarchique puisse présenter, au niveau des chefs, des silhouettes vraiment rassurantes. S'il s'agissait de circonstances anodines, en un monde modeste et quotidien, de telles présences seraient souhaitables dans le roman. Ici l'action se déroule « au sommet », et selon la formule récente et géniale d'un journaliste radiophonique, « Il faut que le sommet aille en profondeur ». Le ton de Bossuet convient alors : « Et nunc, reges, erudimini ! -- On peut pourtant penser que les progressistes verront chez Kerraoul un manque de charité, et même au besoin dans son portrait peu flatté du capital international : ce qu'ils eussent approuvé, si cette censure avait été à sens unique. Les sévérités du stoïcisme à l'antique peuvent bien nous paraître inhumaines, mais les époques dénuées de foi dans les valeurs suprêmes méritent l'âpre langage de Caton. J'écris ces lignes après la nuit de Munich et je crois que ce temps de pleureurs non violents et de pornographes attendris appelle une littérature de ton stoïcien, tout comme le XVI^e^ siècle finissant que nous avons l'impression de revivre.
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil -- dit ironiquement le titre d'un film à succès, sinon à effet. Dans ce monde, le dernier mot des tueries est celui du financier du roman : « Un bénéfice net de plus de dix mille livres sterling... sans compter qu'aujourd'hui ces mêmes actions cotent 80 pence. »
Mais dans la danse macabre du « Temps de l'Imposture » tout le monde a son petit paquet : les diplomates invertis ou alléchés par la trahison idéologique, les manieurs d'argent, les généraux du Tiers-Monde, les étudiants richissimes cultivant leur crasse et leur barbe, les pions ethnologues, les femmes du monde en perpétuel émoi physiologique. Où est le « bon parti » ? « Que les méchants tremblent et que les bons se rassurent », disait onctueusement un ministre de Napoléon III. Nul n'a le droit de se rassurer, et pour des raisons profondes que presque tous tiennent à se dissimuler.
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Sans doute il y a le sénateur américain Prescott, logique et dur, patriote sans illusions : mais mourant, et comme le Taciturne, entreprenant sans espérer et persévérant sans réussir. Il y a aussi Mgr Spalarda, encore nanti de titres officiels mais secrètement disgracié par les hautes instances vaticanes ; et Mgr Izquierdo, le vieil archevêque de San-Marcos, dont les mêmes autorités souhaitent la démission, théoriquement pour raison d'âge ; et le chef de la police, un Fouché vertueux et désintéressé. Mais si l'on voulait établir une différence entre les deux partis aux prises, chacun considéré dans sa masse, on ne trouverait que la défense d'une situation acquise ou de plates ambitions chez les uns, et chez les autres une comédie sinistre où l'on copie Che Guevara ou Camillo Torres. L'hypocrisie est égale. Aussi, par réaction « le temps de l'imposture » se prête-t-il au cynisme, autre expression de l'analyse critique qui rejoint celle des rares doctrinaires intègres et convaincus. Tels sont les propos de Lord Morgan-Boyne ou de la vieille Maria-Luisa, inoubliable peinture à la Goya. Pour le caractère, on l'a déjà comparée à Catherine de Médicis, et, de fait, c'est encore le XVI^e^ siècle qui reparaît dans le XX^e^. Dans l'antiquité déjà les diatribes des Cyniques ne différaient pas tellement des sermons stoïciens pour l'expression littéraire.
« Fermez vos cœurs aussi soigneusement que vos portes. Voici venir le temps de l'imposture et toute liberté lui est laissée ». Telle est la citation liminaire prise dans le « Goetz von Berlichingen » de Goethe. « Hora et potestas tenebrarum »... Mgr Spalarda pense « qu'il lui fallait écoper un navire faisant eau de toutes parts avec une casserole de poupée ». Le réquisitoire est général et s'adresse aux responsabilités de l'âme profonde chez tout homme ; il met en cause les complicités secrètes ou virtuelles avec une imposture qu'il serait trop commode de ne voir que chez les grands. Les amateurs de romanesque descriptif goûteront ici les aventures multiples, souvent sombres ou sordides, des personnages dans le cadre mesquin d'un petit État aux blindés poussifs, aux avions militaires réduits à l'état de fer à repasser ; ils apprécieront une intrigue rapide et variée, pourrie de complots, de perfidies à la Machiavel. Les lecteurs curieux du détail de la subversion y trouveront aussi bien les ventes spectaculaires et pharisaïques des mobiliers ecclésiastiques que les vanités des « réformes agraires », l'indulgence témoignée à la drogue mise hypocritement au rang des maladies, les sophismes orgueilleux des « jeunes éliacins » du clergé progressiste, la mécanique scolaire des entreprises révolutionnaires du marxisme étudiant. La critique n'épargne ni le Président Nixon, ni feu Kennedy, ni, le Pape. Mais au-delà des constatations partielles et des polémiques, il y a la désertion ou la trahison des valeurs mystiques essentielles. Il faudrait fermer son âme à l'imposture : mais comment, dans cette ambiance « postconciliaire » où l'on nous conjure encore d'ouvrir nos âmes à n'importe qui et à n'importe quoi ?
J.-B. M.
*Le* *temps* *de* *l'imposture* est en réalité le titre d'un livre paru en 1947 : c'est-à-dire il y a un quart de siècle exactement... Un quart de siècle, c'est peut-être une excuse pour le sans-gêne des éditions Julliard et de M. de Kerraoul.
J. M.
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## AVIS PRATIQUES
### Informations
« Un ramassis d'altesses, de pétroliers, de collabos, de financiers récidivistes, amnistiés des crimes anciens et complices des nouveaux crimes.
Ainsi sont-ils qualifiés en première page de l'organe central du Parti communiste français : « altesses », mais oui, « pétroliers », bien sûr, ça va ensemble, et « collabos », on le serait à moins ; « financiers récidivistes », c'est une trouvaille ; un peu obscure ; une trouvaille tout de même ; avec « amnistiés des crimes anciens et complices des nouveaux crimes », on retombe dans la routine, le train-train ordinaire, la banalité. Mais malgré ce fléchissement final, l'ensemble est assez joyeux. Qui sont donc ces gens ?
Nous en avons déjà donné la liste. La voici de nouveau :
S.A.R. le duc d'Orléans, le général d'Alençon, Amédée d'Andigné, l'amiral Auphan, Georges Bidault, le colonel de Bligniéres, Maurice de Charette, Jean Daujat, le doyen Achille Dauphin-Meunier, le professeur Drago, Frédéric-Dupont, le professeur J. Flour, André François-Poncet, le général Gracieux,
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Serge Groussard, le professeur Jambu-Merlin, l'ingénieur général Lafont, Clara Lanzi, le général Lecomte, François Lehideux, Jean Madiran, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier, le professeur Mazeaud, André Mignot, le général de Montsabert, Bertrand Motte, Jean Ousset, le conseiller Piérard, Michel de Saint Pierre, le général Salan, Louis Salleron, le général Tabouis, H. Trémolet de Villers, le général Zeller.
Ils savent maintenant, s'ils ne le savaient pas déjà, ils savent par l'organe central du Parti communiste ce qui les attend le jour où Marchais-Mitterand seraient en mesure d'appliquer leur « programme commun ».
Tous tant qu'ils sont, dans ce « ramassis », qu'ils ne croient pas que ce jour-là on les saluerait comme des « altesses » ou qu'on les flatterait comme des « financiers », fussent-ils des « financiers récidivistes ». On les traitera par le camp de déportés, suivant la méthode stalinienne, ou par l'asile d'aliénés, selon les douceurs post-staliniennes. C'est pourquoi, sans doute, quelques prudents mirent beaucoup de soin à ne pas se joindre au « ramassis ».
Non contents, en effet, d'être « *un* *ramassis* *d'altesses*, *de* *pétroliers*, *de* *collabos*, *de* *financiers* *récidivistes* », ces sombres individus « amnistiés des crimes anciens et complices des nouveaux crimes » ont accompli tous ensemble une, démarche qui ne pouvait qu'appeler sur eux la vigilance indéfectible du Parti communiste : ils ont lancé un appel public aux catholiques français pour la réalisation du *vœu pour le* *Vietnam*. Rappelons au lecteur de quoi il s'agit.
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\[...\]
Le Parti communiste le sait bien. C'est pourquoi son organe central ajoute que les membres du « ramassis » sont « *des* *imposteurs* *auxquels* *aucun* *prêtre*, *notons*-*le*, *ne* *s'est* *joint* ».
\[...\]
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### L'activité des Éditions DMM
*Les* *Éditions* *Dominique* *Martin* *Morin* *communiquent* :
1\. Nous mettons en vente aux alentours de la Toussaint un livre de Claude FRANCHET : « *Chronique*, *Contes* *et* *Paraboles* ». La chronique qui commence ce livre a pour titre complet *Chronique* *sociale* *d'un* *temps* *passé*. Nous attachons une grande importance à ce texte car il nous rapporte la vie de générations qui ont pu (à la limite) toucher l'Ancien Régime ; savoir ce que c'était que la vie lente et dure ; le temps où l'on n'était point pauvres des années qui passent mais riches du jour vécu. Les Contes qui suivent, nous ne les aimons pas moins -- surtout en ce qu'ils sont des paraboles ; lire dans cet esprit : *Le* *Conte* *du* *Grand*-*Mire* (ou relire, car ces textes ont paru dans ITINÉRAIRES au fil des années). *La* *Nuit* *du* *Samedi*, inédit à la mort de Claude FRANCHET, est aussi une parabole, mais n'est pas une contée : c'est un drame. Au vrai, comme on dit « Polyeucte, martyr -- tragédie chrétienne », il faudrait dire « La Nuit du Samedi, parabole » ; il faudrait relire -- ou lire -- ce qu'Henri Charlier dit à propos des paraboles modèles de l'art. On aurait ainsi une vraie intelligence, une compréhension chrétienne de cette méditation à plusieurs voix.
Un volume réalisé d'après les indications d'Henri Charlier qui l'a orné de vingt-trois dessins, 136 pages, broché : 16,00 F.
2\. Nous mettons en vente aux alentours de la saint Albert le Grand une deuxième édition des « *Lettres à une Mère sur la Foi *» du Père EMMANUEL. Nous tenons beaucoup à ce livre (nous tenons beaucoup à tous nos livres -- on nous permettra de le dire -- et nous les aimons du mieux que nous les lisons). Il nous semble que cet opuscule est le plus bel exemple, le meilleur modèle d'enseignement, le plus explicite et le plus pédagogique. Celui qui fait le mieux entendre -- par exemple -- qu'il ne s'agit pas de tronquer les vérités lorsqu'on enseigne ; qu'il ne s'agit pas non plus seulement de les dire ; mais qu'il s'agit de les faire croire. Deux citations du Père Emmanuel diront au mieux ce double projet : « Nous tenons à dire à nos lecteurs que nous ne leur donnerons pas des vérités diminuées. Nous leur dirons la vérité sans faillir et sans rien gazer. » Et « Trop facilement on s'imagine avoir tout fait quand on a dit la vérité ; il n'en est rien. On aurait fait beaucoup et beaucoup mieux si, après l'avoir fait entendre, on avait prié et travaillé à la faire croire. »
Une brochure, 60 pages : 7,00 F.
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3\. Dans le numéro d'ITINÉRAIRES de septembre-octobre la souscription pour le premier volume de «* Les Mystères du Royaume de la Grâce *», par R. Th. CALMEL, o.p., a été ouverte (elle sera close le 11 décembre en la fête de saint Damase). Ce premier volume s'intitule «* Les dogmes *» et introduit, en sept chapitres, aux principaux mystères de la doctrine chrétienne avec une insistance particulière sur les points, les articulations qu'attaquent, que sapent, que minent les innombrables erreurs qui forment le corpus doctrinæ (si l'on peut dire) du Modernisme. En somme, ce premier livre est une étude de la doctrine de toujours, éclairée par la méditation de l'encyclique Pascendi.
Le prix de 20,00 F, exceptionnellement bas, ne sera pas maintenu après la clôture de la souscription, soit le 11 décembre prochain. Il sera alors porté aux environs de trente francs. L'ouvrage sera peut-être disponible pour Noël, sinon pour le début du mois de janvier 1973.
4\. Nous examinons actuellement plusieurs projets : la publication de « Polyeucte, martyr, -- tragédie chrétienne » dont nous reparlerons dans quelque temps ; la publication de nouvelles œuvres du Père EMMANUEL ; nous connaissons quatre opuscules doctrinaux introuvables et du calibre du premier (Les Lettres à une Mère), du même génie, de la même importance. Pour tout dire des munitions de premier ordre, que nous nous emploierons à publier au mieux. De quoi subsister et de quoi se défendre.
\[...\]
203:168
Le calendrier Décembre
\[cf. n° 158\]
============== fin du numéro 168.
[^1]: -- (1). V. notre livre *: Diffuser la propriété, p. 42.*
[^2]: -- (1). Dans de nombreux articles, réunis dans le *Dictionnaire politique et critique* (rubriques Éducation, Enseignement, humanisme, langage, latin, etc.) ainsi que dans son complément, actuellement en cours de publication par les soins des *Cahiers Charles Maurras,* 13, rue Saint-Florentin à Paris.
[^3]: -- (1). Le rapport Rouchette constate qu' « une enquête récente a montré qu'environ 50 % des Français, après avoir quitté l'École, ne lisent plus, ou lisent peu ».
[^4]: -- (1). Dans le « *Meilleurs des mondes *»*,* d'Aldous Huxley, la caste servile des *deltas* a été conditionnée à une langue basique, réduite à des monosyllabes, ils ont des journaux spéciaux rédigés dans le langage monosyllabique, qui n'est pas sans ressemblance avec certaines de nos publications.
[^5]: -- (1). On ne manquera pas de noter l'emploi impropre et vulgaire de l'expression « à l'oral ».
[^6]: -- (1). Nous garantissons l'authenticité du fait. Un séminariste a vraiment été envoyé par ses Supérieurs comme accessoiriste aux Folies-Bergères.
[^7]: -- (1). *Les habiletés du P. de Lubac* (ITINÉRAIRES, juin 1967, n° 114).
[^8]: -- (1). Cf. plus loin « Appendice », pp. 106 et suiv.
[^9]: -- (2). Je dois cependant reconnaître que le P. de Lubac n'est pas incapable de tirer profit des bons avis qui lui sont donnés. C'est surtout dans ses premiers ouvrages sur Teilhard que le système de la mini-citation sévit. Reproche lui en ayant été fait de divers côtés (par le cardinal Journet, par Mgr Combes, par moi-même) les suivants sont sensiblement moins chiches de citations de quelque étendue et l'annotation des *Lettres intimes* abandonne complètement le système. Mieux encore : dans *Teilhardogénèse,* Mgr Combes lui opposait que « le moindre commentaire suivi et intégral d'un ouvrage bien choisi serait, de soi, incomparablement plus sûr » que « la multiplication des références », qui « peut dissimuler les pires trahisons » (Tgén., 171) : quatre ans plus tard, le P. de Lubac consacrait la moitié de son cinquième ouvrage sur Teilhard à une étude de *l'Éternel Féminin* (Aubier 1968).
[^10]: -- (1). *L. int.,* 8. Voir plus loin, p. 91 le texte complet du passage.
[^11]: -- (2). *Solages*, 48, n. 20.
[^12]: -- (1). Cité par *Rideau,* 436, n. 199, avec cette remarque, seulement trop timide : « Mais de son côté, Teilhard n'était peut-être pas assez sensible au caractère hétérogène, au moins partiel, du monde surnaturel.. » La formule (où le souligné est de Teilhard) vient de sa lettre du 24 août 1934 au P. Valensin (*L. int.,* 276).
[^13]: -- (2). Cf. le témoignage de Dietrich von Hildebrand publié dans l'appendice de l'édition américaine de *The Trojan Horse in the City of God* et reproduit dans Philippe de la Trinité, *Pour et contre Teilhard de Chardin* (éditions Saint-Michel, 1970), p. 105. Causant avec Teilhard, Dietrich von Hildebrand vient à nommer saint Augustin : « Ne me parlez pas de ce malheureux s'exclame alors violemment Teilhard : c'est lui qui a tout gâché en introduisant le surnaturel »* -- *Sur la suppression de cet Appendice dans la traduction française du *Cheval de Troie* (Beauchesne, 1970), voir Philippe de la Trinité, *Censure teilhardienne* dans *L'Homme nouveau* du 7 mars 1971.
[^14]: -- (1). Elle le peut d'autant moins que les trois coupures déclarées -- passages concernant des tiers -- sont indiquées selon l'usage, par des points de suspension entre parenthèses (*L. int.,* 221 et 289).
[^15]: -- (1). *Les habiletés du P. de Lubac,* pp. 196-199.
[^16]: -- (2). Au jugement du P. Antonelli, rapporteur (*relatore*) général de la troisième section (Questions historiques) de la Sacrée Congrégation des Rites et, à ce titre, chargé du supplément d'enquête demandé par Pie XII dans le procès de béatification de Pie X, Mgr Benigni, « avec tous ses défauts personnels et avec toutes ses intempérances », mériterait d'occuper « une place d'honneur parmi ceux qui suivirent les directives de Pie X » (cité par Émile Poulat, *Intégrisme et catholicisme intégral :* Casterman, 1969, p. 49).
[^17]: -- (3). Ce n'est pas une conjecture : sa bibliothèque en contenait un grand nombre (Émile Poulat, *op. cit.*, p. 598, n. 4).
[^18]: -- (1). Je respecte la graphie constante de Teilhard : minuscule pour la « foi au Monde », majuscule pour la « Foi en Dieu », -- encore qu'il soit permis de trouver puérile cette façon de marquer la transcendance de la seconde.
[^19]: -- (2). *Comment je crois*, 22.10.34 (*OE*., X, 120).
[^20]: -- (3). *Prière*, 169-149-163. Thèse reprise par *L. int.* 293, n. 3.
[^21]: -- (4). *L. int.,* 182 (au P. Valensin, 25.2.29).
[^22]: -- (1). *OE*., VI, 112 (4.5.36).
[^23]: -- (2). *L. int.,* 90 (au P. Valensin, 17.12.22) : « Je suis parfois un peu effrayé quand je songe à la transposition que je dois faire subir, en moi, aux notions vulgaires de création, inspiration, miracle, péché originel, Résurrection, etc., pour pouvoir les accepter. » *Esquisse d'un Univers personnel*, 4.5.36 (*OE.*, VI, 113) : « Depuis la découverte contemporaine des grandes unités et des vastes énergies cosmiques, une signification nouvelle, plus satisfaisante, commence à se dessiner pour les paroles anciennes. »
[^24]: -- (1). *L. int.,* 293 (15.11.34).
[^25]: -- (2). « On pourrait penser que, en avant de ma vie, l'Avenir se découvre serein et illuminé. \[...\] Il n'en est rien. Sûr, de plus en plus sûr, qu'il me faut marcher dans l'existence comme si au terme de l'Univers m'attendait le Christ, je n'éprouve cependant aucune assurance particulière de l'existence de celui-ci. Croire n'est pas voir. » Et plus loin à propos des docteurs qui « nous expliquent que le Seigneur volontairement se cache, afin d'éprouver notre amour » : « Il faut être incurablement perdu dans les jeux de l'esprit, il faut n'avoir jamais rencontré en soi et chez les autres la souffrance du doute pour ne pas sentir ce que cette solution a de haïssable. » (*OE.*, X, 151 ; 28. 10.34) Mais il faut lire ces deux pages : elles ne sont pas de la littérature.
[^26]: -- (1). *Cahiers Pierre Teilhard de Chardin,* II, 35.
[^27]: -- (1). Introduction de *La Vie cosmique,* 24.3.16 (*ETG*, 7) :
[^28]: -- (2). Exergue de *Christologie et Évolution* 25.12.33 (*OE,* R, 95).
[^29]: -- (3). *La vie de Pierre Teilhard de Chardin,* Le Seuil, *1970.*
[^30]: -- (4). *Teilhard de Chardin et la sainte évolution,* Seghers, 1969.
[^31]: -- (1). *L. int.,* 384, n. 10.
[^32]: -- (1). D'une lettre de Teilhard du 25 août citée par *L. int.,* 383, n. 9, lettre d'après cette note, écrite « à propos de l'encyclique *Humani generis* et de la définition annoncée du dogme de l'Assomption » : « Je passe mon temps depuis une semaine à répondre aux gens là-dessus. » (Exceptionnellement, le P. de Lubac ne nomme pas le destinataire : j'aimerais savoir pourquoi.
[^33]: -- (2). Et non le 22 août, comme l'imprime par erreur la même note.
[^34]: -- (3). La qualification est du P. de Lubac, *L. int.,* 382 n. 2. Et Teilhard, dans sa lettre du 8 août à Valensin : « Oui, c'est bien le pavé de l'ours. » Il ne s'agit donc pas d'un article d'ennemi, mais de maladroit. Et plus loin, de cette même lettre telle qu'elle est publiée, sur l'auteur de l'article : « X (que je n'ai jamais rencontré)... » L'original contenait évidemment le nom. Pourquoi le P. de Lubac ne veut-il pas faire la lumière sur l'incident ?
[^35]: -- (4). *L. int.,* 382.
[^36]: -- (1). *L. int.,* 275 (24.8.34).
[^37]: -- (2). *Auguste Valensin, textes et documents inédits*, présentés par M. :R. et H. L. (Aubier, 1961) p. 204, (1.10.31).
[^38]: -- (3). *Cuénot*, 320.
[^39]: -- (1). *L. int.,* 382, n. 1
[^40]: -- (2). *Cuénot*, 330.
[^41]: -- (1). Elles sont seulement impossibles à reconnaître à première vue du fait que Cuénot ne nomme pas le destinataire. Pour la seule année 1925 (j'indique entre parenthèses la date, pour permettre le contrôle avec les *Lettres intimes*) : p. 50, n. 2 et p. 370, n. 4 (26.5 ; le premier fragment donne un texte meilleur que *L. int.,* 120 où une ligne de Teilhard est tombée par haplographie) ; p. 10 n. 3 (30.5) ; pp. 78-79 et p. 86 (22.8) ; p. 82, n. 1 (13.10). Les citations sont moins nombreuses les années suivantes ; mais c'est que 1925 est pour Teilhard une année cruciale.
[^42]: -- (2). De la lettre du 25 août au correspondant dont le nom ne nous est pas donné : « Je crois distinguer ce que les théologiens romains ont dans l'esprit, et je suis d'accord avec eux. Mais leurs vues sont exprimées dans un langage impossible. » (*L. int.,* 283, n. 9).
[^43]: -- (1). *L. int.,* 383, n. 9, quelques lignes d'une lettre du 25 août au correspondant qui ne nous est pas nommé ; et 384, n. 10, une lettre du 10 octobre au Père assistant de France.
[^44]: -- (2). Citation d'une phrase de Blondel : « A mesure que l'humanité grandit, le Christ se lève. Et la tâche perpétuelle de la philosophie et de l'apologétique..., c'est de découvrir que, Lui, il est plus grand, incomparable., Sur quoi le P. de Lubac : « De son côté, le Père Teilhard pouvait écrire : "Grandir le Christ plus que tout", c'est "exactement la seule chose qu'on puisse me reprocher". » (*Pensée*, 91.) Il y a bien un appel de note, mais comme il renvoie à « Aix, 6.5.1889 » et que Teilhard n'avait alors que huit ans, je pense que la note s'applique à la phrase de Blondel.
[^45]: -- (1). Lettre du 9 mai 1968.
[^46]: -- (2). *Solages,* 43, n. 7.
[^47]: -- (1). *L. int.,* 8.
[^48]: -- (2). Décade de Cerisy-la-Salle, du 21 au 31 juillet, sur Du Bos, Fernandez et Rivière. Il m'avait été confié d'y parler des relations de Rivière et de Gide.
[^49]: -- (1). Grasset, 1968.
[^50]: -- (2). *L. int.,* 163-164 (au P. Valensin, 11.11.27) : « Si vous saviez combien, en l'écoutant me parler de son parti (avec une sincérité indubitable), je me sens désorienté, -- c'est-à-dire incapable de porter un jugement sur un mouvement que trop de choses rendent haïssable du dehors, et qui se révèle tout fervent au dedans. » Cf. 254-255 (au P. de Lubac, 9.12.33) : « A mon avis, c'est de plus en plus le communisme qui, à l'heure actuelle, représente et monopolise la vraie croissance humaine. A prendre les mots avec leur signification purement psychologique et naturelle, c'est le seul mouvement qui, en ce moment, "convertisse" à du plus grand, par son enthousiasme et propagation spontanés et internes. \[...\] Je rêverais d'une christianisation de la Terre par le baptême du Communisme. »
[^51]: -- (1). *L. int.,* 115 (au P. Valensin, 16.5.25).
[^52]: -- (2). *L. int.,* 192-193 (au même, 15.7.29).
[^53]: -- (1). *L. int.,* 198 (au P. Valensin, 29.9.29).
[^54]: -- (2). *L. int.,* 104 (au même, 27.5.23).
[^55]: -- (3). Sauf erreur, l'expression apparaît pour la première fois dans sa lettre à Marguerite Teilhard-Chambon du 13 décembre 1918 (*GP*., 351). Elle sera reprise un mois plus tard sous une forme moins personnelle par la *Note pour servir à l'évangélisation des temps nouveaux :* « L'Évangile de l'Effort humain ». (*ETG*., 372.)
[^56]: -- (4). *Forma Christi* (22.12.18 ; *ETG*., 336).
[^57]: -- (5). *Christologie et Évolution*, Noël 1933 (Œ•. X, 112-113).
[^58]: -- (6). *Le Christianisme dans le Monde*, mai 1933 (Œ., Ix, 145).
[^59]: -- (7). Théorie exposée dans *Le Phénomène humain*, 1938-1940. Voir particulièrement OE, I, 78-79 et 87-88.
[^60]: -- (1). *Note sur quelques représentations historiques possibles du péché originel*, antérieure à Pâques 1922 (Œ., X, 59-70).
[^61]: -- (2). *L. int.,* 104 (au P. Valensin, 16.5.25) : « J'ai fait bonne figure ; mais intérieurement, c'est quelque chose qui ressemble à l'agonie ou à la tempête. »
[^62]: -- (3). *L. int.,* 104 (au P. Valensin, 27.5.23).
[^63]: -- (4). *L. int.,* 121 (au P Valensin, 26.5.25).
[^64]: -- (5). A l'exception d'un court billet : *L. int.,* 361 (24,2.48).
[^65]: -- (6). Mais destruction faite une fois sur la demande de Valensin : *L. int.,* 291 (11.11'.34) : « J'ai bien reçu (et détruit) depuis près de quinze jours votre longue réponse... » Preuve, du même coup, que la demande n'était pas ordinaire.
[^66]: -- (1). Sous-titre de *Christianisme et évolution*, 11.11.45 (*Œ.,* X, 201).
[^67]: -- (1). Cf. supra, p. 77.
[^68]: -- (2). *L. int.,* 109, n. 12.
[^69]: -- (1). *Les Études philosophiques,* n° d'oct.-déc. 1965, pp. 483-511. L'article est fondamental pour la connaissance de Teilhard. La question Schuré est étudiée aux pp. 506-508.
[^70]: -- (1). *A travers la métaphysique* (Beauchesne, 1925), pp. 230-2.32, prend expressément position contre ce qu'impliquent d'agnosticisme les formules d'Édouard Le Roy.
[^71]: -- (1). *L. int.,* 412 (2.1.55).
[^72]: -- (1). *L. int.,* 419 (16.2.55).
[^73]: -- (2). *Je m'explique,* textes choisis et ordonnés par Jean-Pierre Dumoulin (Le Seuil, 1966), pp. 127-128.
[^74]: -- (3). *Ibid. :* « Comment se peut-il, surtout, que "descendu de la montagne", et malgré la magnificence que j'emporte dans mes yeux, je me retrouve si peu meilleur, si peu pacifié, si incapable de faire passer dans mes actes, et donc de communiquer effectivement aux autres, la merveilleuse unité où je me sens plongé ? »
[^75]: -- (1). Pierre LEROY, *Pierre Teilhard de Chardin tel que je l'ai connu,* Plon, 1958, p. 46.
[^76]: -- (2). Allocution prononcée le 10 avril 1965 dans le grand auditorium de l'O.R.T.F. à Paris. Cité par René d'Ouince, *Un prophète en procès : Teilhard de Chardin et l'avenir de la pensée chrétienne* (Aubier, 1970), II, 256.
[^77]: -- (3). *Miss*, 109-110 : « Le sérieux mis par le Père Teilhard de Chardin dans son affrontement avec le matérialisme athée confère à son œuvre un poids que n'auront jamais bien des écrits apparemment plus subtils. C'est pourquoi beaucoup aujourd'hui sentent qu'il leur faut la prendre au sérieux. »
[^78]: -- (1). *Miss.,* 39.
[^79]: -- (2). *Miss.,* 38.
[^80]: -- (3). Faut-il expliquer aux esprits vétilleux qu'ici comme dans le texte du P. de Lubac, la « foi de Nicée » est mise pour la foi de l'Église ? Je n'ignore pas que c'est le concile de Chalcédoine qui a défini le dogme des deux natures.
[^81]: -- (4). *Christianisme et évolution,* 11.11.45 (QE., X, 204) : « Je n'ai d'autre désir et espoir, dans ces pages, que de *sentire*, -- ou, plus exactement, de *praesentire cum Ecclesia*. »
[^82]: -- (1). ITINÉRAIRES, juin 1967, n° 114.
[^83]: -- (1). *Sic*. Mais l'écriture du P. de Lubac n'est pas toujours très lisible. Je me demande s'il n'aurait pas écrit « fin », qui aurait \[été\] mal transcrit.
[^84]: -- (2). *Sic*, alors que le texte transcrit par *Pensée,* 82 suppose « ma », leçon qui pourrait être meilleure.
[^85]: -- (1). Une brochure de 36 pages en vente à nos bureaux (4 F franco) ; *La bulle Quo Primum de saint Pie V promulguant le missel romain restauré. Introduction, traduction, commentaire par l'abbé Raymond Dulac.* -- Cet ouvrage de l'abbé Dulac a paru dans notre numéro 162 d'avril 1972.
[^86]: -- (1). Ce texte est celui d'une conférence donnée par Louis Salleron à Bayonne et à Castres au mois de novembre, à l'instigation de Jacques Camredon. Nous remercions M. Camredon de nous avoir autorisé à la publier.
[^87]: -- (1). *La nouvelle messe,* p. 11.
[^88]: -- (2). *Id.*
[^89]: -- (1). *Le paysan de la Garonne,* p. 18.
[^90]: -- (1). V. le texte intégral des déclarations du cardinal dans *Carrefour*, du 9 juin 1971.
[^91]: -- (1). *La nouvelle messe* par Louis Salleron. Un vol de 192 p. in-8° carré, Coll. ITINÉRAIRES, Nouv. Édit. Latines.