# 169-01-73
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### Lettre à s. Em. le cardinal secrétaire d'État
*Dernier dimanche d'octobre 1972\
Fête du Christ-Roi*
Monseigneur le Cardinal*,*
Avant-hier j'ai écrit à S.S. le pape Paul VI une lettre dont je prie Votre Éminence de bien vouloir trouver ci-joint communication.
Cette lettre est, par nature, une lettre ouverte ; mais, par déférence à l'égard du Siège apostolique, je n'ai pas l'intention de la rendre publique avant un mois.
Je m'incline profondément devant la pourpre sacrée du Cardinal Secrétaire d'État de la sainte Église romaine.
Jean Madiran.
En date du 10 novembre 1972, la Secrétairerie d'État de Sa Sainteté a bien voulu me faire savoir par écrit que mes « lettres au Saint Père et au cardinal secrétaire d'État sont bien parvenues à leurs destinataires respectifs ».
J. M.
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### Lettre à S. S. Paul VI
27 octobre 197*2*
*Très Saint Père,*
*Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.*
*Nous en sommes de plus en plus privés par une bureaucratie collégiale, despotique et impie qui prétend à tort ou à raison, mais qui prétend sans être démentie s'imposer au nom de Vatican II et de Paul VI.*
*Rendez-nous la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Vous laissez dire que vous l'auriez interdite. Mais aucun pontife ne pourrait, sans abus de pouvoir, frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique, canonisé par le concile de Trente. L'obéissance à Dieu et à l'Église serait de résister à un tel abus de pouvoir, s'il s'était effectivement produit, et non pas de le subir en silence.*
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*Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de la messe traditionnelle, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous la rendre, nous la rendiez. Nous vous la réclamons.*
*Rendez-nous le catéchisme romain : celui qui, selon la pratique millénaire de l'Église, canonisée dans le catéchisme du concile de Trente, enseigne les trois connaissances nécessaires au salut* (*et la doctrine des sacrements sans lesquels ces trois connaissances resteraient ordinairement inefficaces*)*. Les nouveaux catéchismes officiels n'enseignent plus les trois connaissances nécessaires au salut ; prêtres et évêques en viennent, comme on le constate en les interrogeant, à ne même plus savoir quelles sont donc ces trois-là. Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de l'enseignement ecclésiastique des trois connaissances nécessaires au salut, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous rendre le catéchisme romain, nous le rendiez. Nous vous le réclamons.*
*Rendez-nous l'Écriture sainte : maintenant falsifiée par les versions obligatoires que prétendent en imposer le nouveau catéchisme et la nouvelle liturgie. En 1970, j'ai écrit à Votre Sainteté au sujet du blasphème introduit dans l'épître des Rameaux* (*blasphème* « *approuvé *» *par l'épiscopat français et* « *confirmé *» *par le Saint-Siège*) *: il a été maintenu, substantiellement identique, dans nos livres liturgiques, et simplement déclaré facultatif !*
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*Faut-il citer encore, parmi cent autres, l'effronterie libertine qui fait liturgiquement proclamer, en l'attribuant à saint Paul, que pour vivre saintement, il faut prendre femme ? Très Saint Père, c'est sous votre pontificat que les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine. Rendez-nous l'Écriture, intacte et authentique. Nous vous la réclamons.*
*L'Église militante est présentement comme un pays soumis à une occupation étrangère : on fait mine de tout accepter, mais le cœur n'y est pas, oh non ! C'est le conditionnement psychologique et c'est la contrainte sociologique qui font marcher les gens. Un parti que vous avez bien connu quand il faisait l'innocent et cachait ses desseins, un parti que le succès a révélé cruel et tyrannique, domine diaboliquement l'administration ecclésiastique. Ce parti actuellement dominant est celui de la soumission au monde moderne, de la collaboration avec le communisme, de l'apostasie immanente. Il tient presque tous les postes de commandement et il règne, sur les lâches, par l'intimidation, sur les faibles, par la persécution.*
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*Très Saint Père, confirmez dans leur foi et dans leur bon droit les prêtres et les laïcs qui, malgré l'occupation étrangère de l'Église par le parti de l'apostasie, gardent fidèlement l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique.*
*Et puis, surtout, laissez venir jusqu'à vous la détresse spirituelle des petits enfants.*
*Les enfants chrétiens ne sont plus éduqués, mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément.*
*Rendez-leur, Très Saint Père, rendez-leur la messe catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture.*
*Si vous ne les leur rendez pas en ce monde, ils vous les réclameront dans l'éternité.*
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*Daigne Votre Sainteté agréer, avec ma très vive réclamation, l'hommage de mon filial attachement à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain, et pour votre personne, l'expression de ma profonde compassion.*
Jean Madiran.
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### Explications
#### I. -- Notre réclamation
Notre lettre à Paul VI adresse au souverain pontife une réclamation dont la substance n'est pas nouvelle. Ses termes mêmes, c'est depuis l'année 1970 que nous les énonçons : -- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe*. Chaque mois, cette réclamation est renouvelée dans cette revue et adressée explicitement *aux responsables de la hiérarchie ecclésiastique*. Ces responsables, *nous leur réclamons notre pain quotidien et ils ne cessent de nous jeter des pierres*, nous le constatons chaque mois, et chaque mois nous ajoutons : *Mais ces pierres mêmes crient contre eux jusqu'au ciel*. Il ne serait pas conforme à la vérité de supposer ou de laisser croire que le premier d'entre eux soit excepté de cette réclamation et de cette constatation. Et chaque mois nous le rappelons : *Notre réclamation, quand les hommes d'Église ne veulent pas l'entendre, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu*.
Mais la monotonie inévitable d'une nécessaire répétition risque d'atténuer peu à peu, au moins en apparence, le caractère extrêmement pressant de notre réclamation : alors qu'au contraire sa vivacité doit augmenter à mesure que le désastre spirituel se fait plus terrible. Depuis cinq ans, les enfants catholiques sont conformés aux mensonges du nouveau catéchisme ; depuis trois ans, ils sont conformés aux impiétés du nouveau calendrier et des messes nouvelles. Non pas tous, mais, fatalement, le grand nombre ; pour le motif que chaque mois nous rappelons : *L'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique n'auront pas spontanément le courage ou le discernement de garder l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique ; ils n'auront* pas *spontanément le courage ou le discernement de les maintenir coûte que coûte au centre de l'éducation des enfants. Pour qu'ils aient ce discernement et ce courage, il faut qu'ils y soient positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela*. En se prolongeant, la défaillance générale de l'autorité laisse s'aggraver le massacre spirituel des enfants. Devant ce massacre, le pape reste immobile.
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Notre lettre au souverain pontife résume l'essentiel de notre combat spirituel. Ceux de nos lecteurs qui voudront bien la répandre dans le public catholique en auront aisément le moyen, ils n'ont qu'à demander ([^1]).
#### II. -- Le droit de réclamation
C'est Pie XII qui l'a enseigné :
« Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne : quand il s'agit des droits fondamentaux du chrétien, *il peut faire valoir ses exigences *; c'est le sens et le but même de toute la vie de l'Église qui est ici en jeu ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre comme du laïc. » ([^2])
Ce droit de réclamation, ce droit d'*exiger*, n'est pas une sorte de tolérance ou de licence octroyée dans le cadre d'un dialogue consenti par gentillesse ou par indulgence. Ce droit, dit Pie XII, est inhérent au sens même de la vie de l'Église et à la responsabilité devant Dieu du laïc et du prêtre.
Ceux qui contestent ce droit ou qui, par ignorance, s'offusquent de l'entendre invoquer, ceux qui refusent de le reconnaître dans toute son étendue, renversent en cela l'ordre de la justice et de la charité dans l'Église, surtout s'ils y détiennent une autorité.
Ce droit de ferme réclamation, ce droit d'*exigence* s'applique à *tout ce qui est nécessaire au salut *: et donc, il s'applique en premier lieu à l'Écriture sainte, au catéchisme romain, à la messe catholique, dont le plus grand nombre des chrétiens, et surtout des enfants chrétiens, est injustement privé.
S'agissant d'un droit de cette gravité, la question n'est pas de supputer combien de chances humaines, aujourd'hui, une telle réclamation semble avoir d'être entendue.
Les fidèles portent devant Dieu la responsabilité d'adresser aux évêques, et au premier d'entre eux, cette réclamation.
La réclamation adressée à l'évêque indigne ne s'adresse pas à lui sous le rapport de son indignité personnelle, mais sous le rapport de son sacre et de sa fonction.
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Ce sont les évêques, et le premier d'entre eux, qui portent devant Dieu la responsabilité des réponses que depuis le concile ils omettent de faire aux réclamations légitimes.
#### III. -- La fausse réponse
Ce n'est pas que le Saint-Siège ait été avare d'une fausse réponse, toujours identique en substance, répétée de toutes les manières par les dicastères romains et même par le souverain pontife en personne. Elle tient en deux points :
-- *obéissez à vos évêques ;*
-- *obéissez au concile.*
Deux points et c'est tout. Sans rien prendre en considération.
Réponse qui est parfaitement inadéquate : car nos réclamations n'ont jamais nié la doctrine ou refusé la pratique de l'obéissance légitimement due aux évêques et aux conciles. Il se trouve même que nous sommes -- non pas nous autres seulement à ITINÉRAIRES, mais j'entends tous ceux qui réclament plus ou moins comme nous, et à qui l'on répond plus ou moins comme à nous -- il se trouve, dis-je, que nous sommes les derniers représentants de la doctrine et de la pratique de l'obéissance religieuse aux évêques et aux conciles. Mais ce n'est pas nous qui l'avons inventé : c'est « le concile » lui-même, le dernier en date, qui a hautement prétendu *n'être pas un concile comme les autres :* dans cette mesure même et pour cette raison, il ne peut s'attendre à ce qu'on lui obéisse *comme aux autres*. D'autant moins que l'interprétation de Vatican II qui prévaut partout en fait, sans que le Saint-Siège ait pu ou ait voulu l'empêcher, est l'interprétation qui le *sépare* de tous les autres conciles, et même qui l'oppose à eux, et qui prétend faire de ce concile pastoral l'unique source doctrinale désormais valable. Et qu'enfin les « fruits du concile », nous les avons devant nous, hélas, chaque jour davantage. Cela fonde une suspicion et une réserve très délibérément méthodiques à l'égard de ce qui est nommé « courant conciliaire », ou, comme a dit encore Paul VI le 12 novembre dernier, « immense effort conciliaire ». La réponse : -- *Obéissez au concile* n'est pas une réponse mais une dérobade, fuyant le vrai problème, le grave problème posé par un concile qui, en effet, n'a été « comme les autres » ni par sa pensée, ni par sa conduite, ni par ses conséquences.
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La réponse : -- *Obéissez à vos évêques* n'est pas davantage une réponse.
Elle ne l'était pas, elle ne l'était déjà plus en 1969, avant même le drame de la messe nouvelle. Nous l'avons déclaré et démontré à l'époque, en une occasion singulière et sportive. Le cardinal-préfet, qui était alors le cardinal Gut, aujourd'hui décédé, de la congrégation romaine qui était alors la congrégation des rites, aujourd'hui remplacée par une autre, mais c'était déjà sous le règne actuel, alors en sa sixième année, le cardinal-préfet donc avait fait publier officiellement, au nom du Saint-Siège, dans le Bulletin diocésain de Beauvais, un communiqué qui prétendait retirer toute considération à « un prêtre qui ne serait en parfait accord avec son évêque ».
A quoi nous opposions, en 1969 :
*Cela paraît aller de soi ? A l'heure qu'il est, avec les évêques que nous avons, c'est un propos sinistre. C'est même un propos sinistrement nouveau dans l'Église, sous cette. forme absolue, universelle, péremptoire. Autrefois et naguère, la constatation d'un désaccord entre un prêtre et son évêque ne concluait point le litige, mais le constituait : il y avait la possibilité d'en juger selon la justice et selon la vérité ; possibilité toujours inscrite dans le droit canon encore en vigueur ; et il y avait des dicastères romains notamment pour cela. Le* parfait accord avec l'évêque *n'était point requis comme un absolu, comme le seul absolu, indépendamment de toute légitimité, de toute légalité, de toute vérité. Il est tristement significatif que cette nouveauté-là vienne du préfet d'un dicastère romain. Car les dicastères ont été impuissants, pour une raison ou pour une autre, mais réellement impuissants, comme on peut le constater, à empêcher que l'on fasse voler en éclats la liturgie, la doctrine, le droit, et le texte même de l'Écriture : au milieu de cette dévastation générale qu'ils n'ont pu ni prévenir, ni éviter, ni guérir, voudraient-ils donc maintenir un seul point fixe, un seul canon, tenant lieu désormais de tous les principes et de tous les rites qu'ils ont laissé mettre en morceaux : le rite unique et l'unique principe du* parfait accord avec l'évêque ?
*J'ignore si les dicastères romains ont véritablement l'intention et auront la possibilité d'imposer aux prêtres l'apparence ou la grimace de cet unique et universel* « *accord parfait avec l'évêque *»* : mais il est plus que probable que personne ne pourra réussir à en rétablir la réalité aussi longtemps que les évêques infidèles n'auront pas été déchus, remplacés ou convertis.*
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L'accord parfait avec l'évêque, *aujourd'hui, en France. cela veut dire enseigner un catéchisme falsificateur et un Évangile falsifié jusque dans son texte ; cela veut dire proclamer que le passé de l'Église est fait de deux mille ans de culpabilité et d'erreur, et qu'aujourd'hui seulement il nous est donné d'atteindre la vérité religieuse, découverte entre 1958 et 1969 par des évêques d'une science sans précédent : et il faut voir quelle science, et on le voit. L'accord parfait avec l'évêque, cela veut dire que l'on rejette ce qui a toujours été la philosophie et la théologie de l'Église, et que l'on adopte la soi-disant* « *profession de foi *»*, solennellement approuvée par l'épiscopat français, du P. Cardonnel : à la lumière de Marx, de Nietzsche et de Freud.* L'accord parfait avec l'évêque, *cela veut dire l'accord parfait avec Suenens, avec Alfrinck, avec Schmitt et son Marty, avec Pailler et ceteris. C'est à tout cela que nous faisons obstacle, c'est contre tout cela que nous combattons, c'est contre tout cela que nous portons témoignage, parce que tout cela, c'est l'hérésie radicale et généralisée, c'est l'apostasie immanente.*
*... Pendant deux mille ans, les docteurs de l'Église n'ont jamais cessé de réfuter et de démontrer, de prouver et de justifier, de discuter toutes les objections et d'expliquer toutes les décisions. Les nouveaux docteurs de la religion nouvelle, cela aussi les démasque, fuient tout débat en forme et au fond ; ils n'ont en substance qu'une seule réponse : Silence dans les rangs.*
*-- Mais votre catéchisme n'est plus catholique !*
*-- *C'est une décision épiscopale.
-- *Vous y avez falsifié jusqu'au texte de l'Écriture.*
*-- *Ce sont les intentions mûrement réfléchies des évêques de France ([^3]).
-- *Vous avez supprimé de l'Évangile, dans votre version obligatoire du récit de* l'Annonciation, *la conception virginale de Notre-Seigneur.*
-- Ainsi en a décidé l'épiscopat.
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*-- Vous avez trafiqué l'annonce des Béatitudes selon saint Matthieu, de manière à en réduire le nombre de huit à cinq ou même à trois* ([^4])*.*
-- L'autorité épiscopale en a ainsi décidé.
-- *Comment pouvez-vous concevoir, annoncer, ordonner de construire une nouvelle théologie non plus à partir des articles de foi*, *mais à partir de la pastorale circonstancielle de* « *Gaudium et Spes *» *?* ([^5])
-- Les évêques l'ont décidé, inclinez-vous.
-- *Les concepts de* « *nature *» *et de* « *personne *»*, qui sont au centre de la philosophie naturelle et de la théologie révélée, pourquoi, comment voulez-vous en changer la signification ?* ([^6])
-- C'est un décret épiscopal.
-- *Comment admettre que l'Église se soit trompée pendant deux mille ans ?*
-- Obéissez à vos évêques.
-- *Mais l'impiété, mais le blasphème de se vanter de n'aller plus demander à Dieu ce que la science moderne demande à l'engrais ?* ([^7])
-- Demeurez en parfait accord avec vos évêques.
-- *Et la loi naturelle ? La loi naturelle elle-même, que la doctrine nouvelle écarte ou met en pièces, comme survivance de la mentalité d'un autre temps ?*
-- Avec vos évêques, accord parfait obligatoire.
-- *Au moins, expliquez-vous, expliquez-nous, dissolvez nos objections.*
-- Vos évêques l'ont voulu, cela suffit.
*Ainsi donc, les catholiques anglais eurent raison de devenir anglicans, les catholiques allemands eurent raison de devenir luthériens, quand ils le firent en suivant leurs évêques les yeux fermés.*
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*Et nous entrerons semblablement dans l'apostasie immanente du XX^e^ siècle, derrière nos évêques, les yeux fermés par la rumeur du monde, par le progrès moderne et par les sages recommandations du cardinal Gut. Nous embarquerons sur le navire du rêve éveillé, à pleines voiles dans l'imaginaire, sous la conduite d'un épiscopat qui a rompu les amarres avec les réalités naturelles et avec les doctrines révélées, et qui ne mesure plus les hommes et les choses qu'à sa propre volonté de puissance : -- Nous avons ordonné selon notre volonté souveraine.*
Cette protestation de 1969, juste avant la mise en place d'un nouvel ordo de la messe et d'un nouveau calendrier liturgique, j'en ai cité un assez long extrait parce qu'il fait preuve et démonstration : preuve et démonstration que la fausse réponse était déjà fausse et nous était déjà répondue il y a quatre ans. Rien n'a bougé à cet égard : immobilité complète ; immobilisme intégral. Cela nous dispense d'expliquer davantage pourquoi nous n'avons aucune illusion sur les chances simplement humaines de voir notre réclamation entendue et comprise. Quant à l'objet de notre protestation de 1969, on ne voit pas du tout comment l'évêque de Rome se serait, à ce moment ou depuis lors, distingué des autres évêques. On ne voit pas non plus que, malgré l'urgence extrême, il ait jamais consenti à rappeler qu'*on ne doit pas obéir aux évêques* quand ils commandent un péché ; qu'*on ne doit pas suivre les évêques* dans le mensonge, la falsification, le blasphème ; qu'*on ne doit pas accepter des évêques* qu'ils nous privent des connaissances nécessaires au salut. C'est pourquoi notre réclamation, à moins de parler désormais pour ne rien dire, ne pouvait plus éviter de s'adresser directement, explicitement, personnellement au souverain pontife ; c'est pourquoi elle ne pouvait plus éviter de réclamer de lui et même, selon le mot de Pie XII, d'EXIGER de lui qu'il sorte de son immobile neutralité et qu'il confirme dans leur foi et dans leur bon droit ceux qui, pour conserver l'Écriture sainte le catéchisme romain, la messe catholique, résistent aux ukases des évêques et aux pirouettes équivoques de la curie vaticane.
#### IV. -- De plus en plus
Depuis notre protestation de 1969, les évêques en ont fait bien d'autres encore, et l'évêque de Rome, en cela scrupuleusement immobile, ne s'est distingué ni de ceux qui l'ont fait ni de ce qui a été fait.
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La MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V a été interdite par une ordonnance (d'ailleurs juridiquement schismatique) de l'épiscopat français sans que le Saint-Siège ait démenti ou contredit d'aucune manière l'affirmation qu'une telle interdiction administrative est conforme aux volontés de Paul VI. La portée pratique de cette interdiction, on l'a vue dans les faits : c'est de donner à croire que désormais on peut, au nom du pape et du concile, célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain traditionnel. Des pitreries de music-hall ont été coprésidées et concélébrées comme « messe », par des évêques, à Lourdes, en août 1972 ; et cela se reproduit partout, de plus en plus, à l'exemple et à la suite des « évêques en communion avec le pape ». Le nouveau lectionnaire français, qui a fait liturgiquement proclamer, à l'épître des Rameaux, une négation de la divinité de Jésus-Christ, se prévaut d'une approbation en bonne et due forme donnée par le Saint-Siège le 16 septembre 1969, sans que cette approbation soit démentie ou, si elle fut réelle (et criminelle), sans qu'elle soit rapportée. L'épiscopat français enseigne comme vérité divinement révélée que *pour pouvoir vivre saintement, il faut prendre femme*. A ce propos...
... A ce propos Mgr Jean Guyot, que j'ai connu autrefois, je l'ai eu comme aumônier d'un camp routier, j'en ai encore des photos où l'on voit sa brave figure, son nez interminable, ses oreilles décollées, c'était un bon petit, un prêtre pieux et zélé, évangéliquement doux, il est maintenant archevêque de Toulouse, le voici à cette heure en difficulté avec des clercs de son diocèse qui prennent femmes, d'ailleurs sans mariage, et déclarent que cet exercice est indispensable à leur ministère sacerdotal... Mais enfin, que je sache, c'est bien *de par l'autorité de Mgr Guyot* que, le vendredi 27 août 1971, les prêtres du diocèse de Toulouse qui disent la nouvelle messe, suivent le nouveau calendrier et usent du nouveau lectionnaire ont liturgiquement proclamé : *-- La volonté de Dieu, c'est que chacun de vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté*. Les prêtres en question ont obéi à leur évêque, comme le recommande Paul VI, ils ont suivi l'ordo et le calendrier et le lectionnaire de leur évêque ; ils ont proclamé. Seulement, ensuite, ils ont fait ce qu'ils avaient proclamé. Et si Paul VI demeure toujours immobile dans le même absentéisme, ça continuera. Une fois tous les deux ans, toutes les « années impaires », à la « première lecture » du « vendredi de la 21^e^ semaine ordinaire », les prêtres de Mgr Guyot proclameront qu'il faut prendre femme pour pouvoir vivre saintement. Ayant ainsi proclamé par ordre de l'évêque, pourquoi n'iraient-ils pas ensuite faire ce qu'ils ont proclamé ? Non point à Toulouse seulement : dans tous les diocèses de France où les prêtres auront suivi la consigne donnée par Paul VI*,* la consigne théoriquement vraie, mais dramatiquement inopportune et autodestructrice dans les circonstances actuelles, la consigne mortelle d' « obéir aux évêques ».
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Ce qui a mis en vedette le diocèse de Toulouse, c'est simplement que Mgr Jean Guyot a la chance d'y avoir quelques prêtres assez logiques et assez francs pour faire ce qu'ils disent et dire ce qu'ils font.
Je n'ai pas revu Mgr Guyot depuis des années. Je suis rarement ébloui par ce qu'il écrit. Mais je suppose que lui du moins ne croit pas qu'il soit nécessaire de prendre femme pour pouvoir vivre saintement. Je suppose aussi qu'il n'ignore pas qu'on a mis cette saleté (et beaucoup d'autres semblables) dans le nouveau lectionnaire : car lui du moins, il dit sa messe tous les jours, -- la nouvelle, selon le nouveau calendrier et avec les nouvelles lectures, puisqu'il y croit. Donc, au plus tard le 27 août 1971, il aura vu l'immonde et insupportable saloperie faite aux prêtres par la nouvelle liturgie du 21^e^ vendredi ordinaire. Et pourtant il n'a rien dit. Pourquoi ? Il a vu le faux ; celui-là et les autres. Il n'approuve pas les faussaires. Il n'est pas pour la falsification de l'Écriture. Mais il laisse liturgiquement proclamer dans son diocèse, de par son autorité, une Écriture falsifiée. Et il se tait. Pourquoi ? J'affirme que son silence, et tous les silences semblables, avec toutes les explications que l'on en donne et toutes celles que l'on voudra, sont de la même nature que le silence observé dans un pays soumis à une occupation étrangère. C'est cela aussi que j'ai dit au pape, au pape immobile en sa non-intervention, dans ma lettre du 27 octobre 1972.
#### V. -- La puissance occupante
Il y eut souvent, dans l'Église, des partis plus ou moins étrangers à l'esprit de l'Église, confisquant plus ou moins à leur profit un plus ou moins grand nombre de fonctions et de pouvoirs spirituels. C'est le train ordinaire de l'histoire d'une Église militante composée d'hommes pécheurs.
Mais jamais, non, jamais avant le présent pontificat, un parti aussi étranger à l'Église n'avait été, dans l'Église, aussi puissant.
Jusqu'à faire que le peuple chrétien soit chaque jour davantage privé de la messe, du catéchisme, de l'Écriture.
Avec le consentement et de par l'autorité de la hiérarchie ecclésiastique, du dernier des évêques jusqu'au premier d'entre eux.
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Il est inévitable alors, devant une situation aussi violemment anormale, que même ceux qui n'osent rien dire à voix haute s'interrogent dans le secret de leur cœur, se demandant si Paul VI est prisonnier ou s'il est complice, et plus précisément : si après et malgré son élection au pontificat suprême, il est donc resté complice ou bien demeuré prisonnier du parti qui était le sien, et qui ne lui avait peut-être pas dévoilé d'abord toutes les arcanes de ses pompes et de ses œuvres. La prépotence de ce parti étranger est trop complète, trop insolente, trop liée chronologiquement au règne actuel. Pas un cardinal, pas un évêque et jamais le pape n'osent s'en prendre ouvertement à cette puissance occupante qui tient l'Église militante écrasée sous sa botte.
Trois notes, conjointement, caractérisent le parti de l'occupant et permettent de reconnaître ceux qui, agents conscients ou auxiliaires inconscients, sont en tout cas, par illusion ou par lâcheté, de bon ou de mauvais gré, ses serviteurs :
1\. -- *La soumission au monde moderne* (souvent appelée ouverture au monde) ;
2\. -- *La collaboration avec le communisme* (souvent appelée ouverture à gauche) ;
3\. -- *L'apostasie immanente* (souvent appelée ouverture d'esprit, ou mentalité évoluée).
Contre cette occupation de l'Église militante par l'Ennemi, j'ai adressé, à la grâce de Dieu, une réclamation au pape immobile.
J. M.
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## Sainte Thérèse et Charles Péguy
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### Nous fêtons ensemble
par Henri Charlier
SAINTE THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS ET PÉGUY sont nés à cinq jours de distance, l'une le 2 janvier 1873, le second le 7 janvier. Nous fêtons ensemble le cente-naire de leur naissance et il y a beaucoup de raisons pour cela.
Que deux êtres aussi différents aient été appelés en même temps à conduire la France vers sa véritable destinée de fille aînée de l'Église est un signe de Dieu aux générations qui suivent. Ils ont tous deux fait remarquer et considérer à une France qui suit une voie bien différente que tout lui a été donné pour retrouver la vraie.
Non seulement les héros et les saints de son passé alors qu'elle était la nation la plus peuplée de l'Europe et la première à créer une civilisation qui reste la gloire du monde occidental, mais encore au temps de nos propres parents. Les grands hommes que la France a nourris depuis cent ans et plus et dont le nom vous arrive tardivement comme celui de prophètes méconnus ou même vous est encore caché par les ardents propagateurs du mensonge, ceux enfin qui cherchaient la vérité seule par les moyens modestes de l'expérience personnelle et de la méditation : Le Play, La Tour du Pin, Hello, Péguy, Claudel, et Bergson et aussi Puvis de Chavannes, Cézanne, Gauguin, Debussy, Satie n'ont jamais pu arriver jusqu'à vous. Et nous avions en même temps de grands politiques comme Bainville et Maurras, de grands militaires ayant risqué d'abord leur vie comme sous-lieutenants pour pacifier l'Afrique, de grands coloniaux comme De Brazza, Gallieni, Lyautey ; et Pétain enfin, dont la vraie vie cachée nous a été révélée récemment ([^8]).
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Enfin dans le clergé, le P. Emmanuel qui est le grand homme d'Église du XIX^e^ siècle ; et sainte Thérèse de Lisieux la plus grande sainte de notre temps (d'après les dires d'un autre saint, le pape Pie X).
Commençons donc l'examen de ces deux vies si dissemblables que nous vous proposons d'admirer et commençons par l'aînée de cinq jours qui arrive si rapidement au but.
\*\*\*
Thérèse Martin fut élevée dans l'aisance par une famille très laborieuse, dont sa mère Azélie Martin était le véritable chef. Le père était d'une aussi haute vertu mais d'un caractère plus rêveur. Il avait une boutique d'horlogerie et sa femme avait fondé un atelier de broderie au point d'Alençon où elle se réservait la tâche la plus difficile sans négliger la tâche commerciale à laquelle plus tard elle associa son mari. Ils eurent neuf enfants dont quatre moururent en bas âge, célébrés par la mère comme de bienheureux protecteurs. Les cinq filles furent toutes religieuses dont quatre au Carmel et la plus jeune fut sainte Thérèse.
La mère mourut d'un cancer en août 1877 à 48 ans ; la petite Thérèse avait donc quatre ans et demi, mais l'aînée Marie avait dix-sept ans et les aînées élevèrent la petite comme elles-mêmes avaient été élevées par leur mère ([^9]). Comment donc ? Dans la gaieté et le travail, certes, mais dans une fidélité absolue aux grâces et promesses du baptême. Les parents chrétiens qui, au lieu de tirer parti de ces grâces, écoutent anthropologues modernes et psychiatres sont dans une erreur épouvantable. Nous admettons qu'en cherchant bien, un savant non baptisé puisse trouver dans la nature blessée par le péché originel les germes qu'y trouvent les freudiens. Mais le baptême, dès la naissance, a pour but de les rendre inoffensifs et de les faire complètement oublier.
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Jeunes mamans lisez vite l'autobiographie de Sœur Thérèse et le catéchisme des plus petits enfants du P. Emmanuel, ils sont pour vous ([^10]), afin que vous connaissiez la vraie science d'être mère spirituelle.
Car les nouveaux catéchistes arguent de l'âge des enfants et de la faiblesse de leur intelligence pour ne rien leur enseigner que des invitations morales à imiter Jésus sans les instruire de la condition de l'humanité ni du fait extraordinaire de la Révélation. Ils restent dans un pur moralisme naturel. Et c'est hélas leur but. Mais n'est-ce pas, au contraire, pendant le jeune âge que les enfants croient tout ce que leur disent les parents et sont le mieux disposés à accepter l'ensemble du donné surnaturel qui distingue la vraie religion. Et quel autre moyen que de CROIRE quand il s'agit de la Révélation divine ? Eût-on toutes les mathématiques dans la tête et les si variables physiques ? Eût-on cent ans de cogitations ! Attendez-vous les sept ans de vos enfants, l'âge dit de raison, pour faire baigner leur âme dans les spirituelles effluves de la Sainte Trinité ? Pour les initier au mystère si charmant et si tendre de l'Incarnation ? Les anciens hommes vivaient dans des grottes. Jésus a voulu naître dans une grotte, pour eux comme pour nous. L'Agneau de Dieu a dormi dans la mangeoire des agneaux. Un enfant très jeune peut comprendre les vraies fins de l'homme. La petite Thérèse Martin sur ses quatre ans parlait ainsi à sa mère : « Maman, est-ce que j'irai au ciel ?
-- Bien sûr, ma Thérèse, si tu es sage.
-- Alors, si je n'étais pas mignonne, j'irais en enfer ? » L'enfant reste songeuse puis très décidée, secouant ses boucles, elle dit :
« Moi, je sais bien ce que je ferais, je m'envolerais avec toi qui serais au ciel... »
Une autre fois elle se précipite sur sa mère, disant « Ma petite mère, que je voudrais bien que tu mourres. » On s'étonne, alors elle explique qu'il faut mourir pour jouir du bonheur du ciel. Et dans ses moments de grande tendresse, elle en disait autant à son père.
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Nous savons cela par les lettres enjouées que la mère écrivait à ses filles aînées encore en pension. Or ces lettres familières cachaient une situation tragique. Cette mère qui s'entendait dire par une petite fille promise à la sainteté : « Je voudrais que tu mourres » se savait condamnée. Elle avait une tumeur au sein. La petite Thérèse eut quatre ans le 2 janvier 1877 et sa mère mourut le 28 août suivant.
Malgré les soins de ses sœurs, éclairées par la formation reçue de leur mère, la petite fille fut bien éprouvée dans son âme et dans sa santé. Quand elle eut neuf ans sa sœur Pauline entra au Carmel, voici comme elle en parle : « Pauline est perdue pour moi. »
« Il est surprenant de voir combien mon esprit se développa au sein de la souffrance ; il se développa à tel point que je ne tardai pas à tomber malade. -- La maladie dont je fus atteinte venait sûrement du démon, furieux de votre entrée au Carmel, il voulut se venger sur moi du tort que notre famille devait lui faire dans l'avenir. » Elle paraissait en délire « disant des paroles qui n'avaient pas de sens » ; et cependant : « Je suis *sûre* de n'avoir pas été *privée un seul instant* de *l'usage de ma raison* (...) Je crois que le démon avait reçu un pouvoir *extérieur* sur moi mais qu'il ne pouvait s'approcher de mon âme ni de mon esprit. » Cette maladie dura environ deux ans et la petite Thérèse en fut guérie après une neuvaine de messes par un sourire de la Sainte Vierge. Sa sœur Marie, voyant le regard de sa petite sœur fixé sur la statue, s'était dit : « Thérèse est guérie. » Et c'était vrai.
A l'âge de onze ans, elle faisait, sans le savoir, oraison : « Interrogée par une des religieuses de l'abbaye où elle continuait ses études, sur ce qu'elle faisait les jours de congé quand elle était seule, elle lui répondit qu'elle allait derrière son lit, s'y pouvait enfermer à l'aide d'un rideau et que là, elle *pensait. *» « Mais à quoi pensez-vous ? me dit-elle. -- Je pense au bon Dieu, à la vie... à l'ÉTERNITÉ, enfin, je *pense... *» Elle fit une bonne première communion le jour même où sa sœur Pauline faisait profession au Carmel.
Cette enfant dont Dieu préparait si manifestement la vie spirituelle eut alors des épreuves de même nature. Elle eut pendant la retraite où se prépare la première communion la maladie des scrupules.
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« Dire ce que j'en ai souffert *pendant un an et demi* me serait impossible... Toutes mes pensées et mes actions les plus simples devenaient pour moi un sujet de trouble. » Quand sa sœur Céline quitta l'abbaye à la fin de ses études, il fallut l'en retirer elle aussi ; elle ne pouvait supporter sans la présence de sa sœur un monde d'élèves dont la pensée était bien éloignée de la sienne et de ce qu'elle trouvait dans sa famille où elle était choyée mais entretenue à ne rien laisser au monde.
Elle en avait d'ailleurs une connaissance très précoce favorisée par les humiliations. Une nouvelle épreuve vint la toucher : sa sœur Marie, qui avait remplacé la maman, entra au Carmel en 1886. L'enfant avait treize ans et demi et « *résolut de ne plus prendre de plaisir sur la terre *». Comme elle força l'entrée du Carmel à l'âge de quinze ans, on doit penser que cette résolution n'était pas la suite d'un dépit passager, mais d'une vue très raisonnable de la conduite à tenir dans l'espérance du ciel.
La maladie des scrupules la tenait toujours. Cette enfant qui savait par cœur *l'Imitation de Jésus-Christ* désirait bien la grâce « *d'avoir sur ses actions un empire absolu, d'en être maîtresse et non pas l'esclave *» (Imitation, livre III, 38, 1) mais, dit-elle, « *je devais acheter par mes désirs cette grâce inestimable *».
Sa longue patience fut pesée dans la pensée divine. En la nuit de Noël 1886, où l'on chante : « *Un enfant nous est né, un fils nous est donné et la domination reposera sur son épaule. On l'appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père du siècle à venir, Prince de la Paix *», « le petit Enfant d'une heure changea la nuit de mon âme en torrent de lumière (...) il me rendit *forte* et courageuse, il me revêtit de ses armes et depuis cette nuit bénie je ne fus vaincue dans aucun combat (...). La source de mes larmes fut tarie (...). Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l'enfance, en un mot la grâce de ma complète conversion ».
Thérèse Martin a treize ans, dans un an et demi elle demandera à entrer au Carmel, ce qui lui sera refusé par l'évêque de Bayeux ; elle ira en pèlerinage à Rome avec son père pour obtenir du pape l'autorisation qu'on lui refusait dans son diocèse. Elle fut rebutée, mais pendant tout le voyage put acquérir une connaissance attristée du clergé conduisant le pèlerinage.
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Cette connaissance ne fit qu'augmenter son désir de prière et de réparation et elle obtint enfin de Mgr l'évêque de Bayeux d'entrer au Carmel à quinze ans. La Supérieure du Carmel retarda l'entrée d'une si jeune enfant jusqu'après le Carême, au 9 avril 1888.
Voilà l'enfance de Thérèse Martin achevée et Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus a déclaré : « Les *illusions*, le bon Dieu m'a fait la grâce de *n'en avoir* AUCUNE en entrant au Carmel. »
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Nous pouvons maintenant exposer quelle fut l'enfance de Péguy. Elle fut comme on le verra d'une moralité exemplaire dont, hélas, beaucoup de familles sérieusement chrétiennes se contentent sans savoir qu'elles sapent la base même de la foi. Péguy lui-même a raconté son enfance dans un écrit de sa vingtième année, dont le titre même porte une critique de ce qu'a été cette enfance :
PIERRE.
Commencement d'une vie bourgeoise.
« Pierre finit son année de service en septembre quatre-vingt-treize ; il fut plusieurs jours sans savoir ce qu'il allait devenir ; enfin on lui donna une bourse entière à Sainte-Barbe. Alors, ayant sa vie assurée pour un an, très incertain de ses sentiments et de ses pensées, il sentit le besoin de commencer par se remémorer son histoire.
« Pendant quelques jours de vacances qui lui restaient il s'en allait donc, seul avec soi, longeant la Loire, et il se rappela, se représenta sa vie passée du commencement jusqu'alors.
« Cette représentation était comme une sincère confidence qu'il se faisait ; ou plutôt ce fut la première fois qu'il se fit sincèrement confidence à lui-même. »
Péguy avait un si profond respect du peuple dont il était sorti et de l'admirable exemple que lui avaient donné sa grand-mère et sa mère, que ce titre : « commencement d'une vie bourgeoise », renferme sinon une critique, du moins un regret.
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Il a écrit ces souvenirs d'enfance à l'âge de vingt ans (1893) «* très incertain de ses sentiments et de ses pensées *». Nous verrons plus loin que son incertitude intellectuelle du moment lui a fait cacher toute une partie de cette enfance, celle qui a trait à la religion. Il venait, après une année d'études à Lakanal, d'échouer au concours d'entrée à Normale supérieure et, devançant l'appel, de faire son année de service militaire qu'il termina comme sergent. Mais une bourse pour l'école Sainte-Barbe lui fut attribuée par le conseil d'administration de l'école et il y prépara le concours d'entrée à Normale. Brillant élève partout où il avait passé, il fut reçu et passa un mois après sa licence ès lettres, puis le baccalauréat scientifique.
Voici comment Péguy décrit sa famille puis conte son enfance. C'est la vie héroïque de deux femmes très pauvres mais douées d'intelligence, de volonté et de bonnes mœurs.
« Ce fut un temps héroïque : ma grand'mère gagnait, je crois, quatorze sous par jour et avec cela elle trouvait le moyen d'avoir un ménage propre et bien tenu ; c'est qu'on mangeait du pain et de la graisse, du pain et du caillé, souvent du pain sec, avec de l'eau et l'on ne mettait jamais de beurre dans la soupe.
« Ma grand'mère garda fièrement la mémoire de ce temps où elle s'était battue toute seule contre la misère, elle avait lassé la misère, et malgré la misère elle avait duré ; maman aimait à citer cette épreuve où sa mère avait si laborieusement, si tenacement tenu contre la misère telle qu'il n'en était jamais venue de plus grande à personne.
« Maman n'alla plus à l'école, bien entendu, car il ne s'agit pas d'aller à l'école quand il n'y a pas un morceau de pain à la maison (...) pour gagner de l'argent tout de suite, maman alla en fabrique.
« Elle eut l'idée d'apprendre le métier de rempailleuse de chaises, vrai métier, peu recherché et rémunéré convenablement.
« A force d'ingéniosité, de docilité, d'intelligence, elle réussit à savoir le métier sans en faire proprement l'apprentissage ; elle fut rapidement une des rempailleuses les meilleures d'Orléans. »
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Et quand elle fut assez âgée pour inspirer confiance, elle prit à son compte le métier. Puis elle se maria avec un ouvrier menuisier adroit et de bonne réputation ; malheureusement, la guerre de 1870 mobilisa le jeune marié qui fit le siège de Paris, souffrit du froid et de la faim et mourut en 1873 ; son fils, Charles Péguy, avait dix mois ; il n'a donc pas connu son père et nous ne saurons qu'au ciel (s'il plaît à Dieu) ce que Péguy tenait de sa lignée paternelle.
Il parle aussi de la maison où il est né, et il y avait là quelque opportunité car sa mère venait de l'acheter et songeait à l'élever d'un étage. Cela se fit en 1895 quand Péguy, pour écrire sa première Jeanne d'Arc, demanda au directeur de l'École Normale un congé d'un an. Mais Péguy, qui eut toujours un sens profond des œuvres plastiques, a laissé de cette ancienne maison avant qu'on y touchât une aquarelle prouvant son attachement à la vieille demeure et aussi qu'il avait des dons plastiques certains.
Voici le texte :
« Ma grand'mère en arrivant alla demeurer dans le faubourg parce que les loyers sont moins chers qu'en ville (...) ; après quelques déménagements, elle vint demeurer pour toujours dans la maison où j'étais né ; cette maison était bien commode parce qu'on n'avait pas de voisin au-dessus : c'était une maison basse qui donnait à même sur le faubourg ; c'était une maison bâtie de fortes pierres non carrées. (...) Sur le rebord (de la fenêtre) s'alignaient des pots de fleurs lourds où ma grand'mère cultivait soigneusement, maternellement, fièrement, ses fuchsias, ses beaux géraniums rouges. »
Tout ce petit livre est très agréable à lire et témoigne de l'attachement de Péguy pour sa mère et sa grand-mère. Puis il parle de lui-même :
« Je commençai de bonne heure à travailler, et cela me faisait un très grand plaisir ; j'aidais ma grand'mère à faire le ménage et à faire la cuisine ; je balayais, ce qui était assez difficile, car il y avait beaucoup de paille à la maison... ou bien j'épluchais les pommes de terre... j'écossais les pois verts... Peu à peu, comme je devenais un grand garçon, je commençai des travaux plus grands... J'aimais travailler, j'aimais travailler bien ; j'aimais travailler vite ; j'aimais travailler beaucoup ; je ressemblais à ma grand'mère qui était une travailleuse dure...
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« Tout en me donnant cet admirable exemple dont mon courage étant sans cesse réchauffé, maman sagement et lentement me donnait des conseils pour la vie est m'enseignait ce que c'est que le monde : il y avait deux espèces de monde, ceux qui étaient bons et ceux qui étaient mauvais : ceux qui étaient bons c'était les petits enfants bien sages et bien obéissants, c'était les bons ouvriers et les bons patrons ; ceux qui étaient mauvais, c'était les petits garçons désobéissants, les mauvais patrons et surtout les mauvais ouvriers... Les bons ouvriers sont ceux qui travaillent bien, qui travaillent vite, qui travaillent beaucoup, qui sont actifs, intelligents, qui ne sont pas bêtes, qui sont patients, qui ont du courage, qui ne sont pas paresseux, qui n'ont pas peur de leur peine, qui ne sont pas mauvaises têtes ; les bons ouvriers travaillent de leur mieux pour faire plaisir au patron et pour faire plaisir aux clients : ils ne manquent jamais d'ouvrage ; ils gagnent de bonnes journées, jusqu'à cent sous ou six francs par jour ; ils aiment mieux travailler à leurs pièces qu'à la journée parce qu'alors, en se donnant du mal, ils gagnent encore plus d'argent (...) Ils ne se saoulent jamais parce qu'un homme saoul est dégoûtant et parce que cela dépense encore de l'argent (...) Surtout les bons ouvriers ne font pas de politique, parce que c'est encore pire que de se saouler.
(...) Ce fut ma mère qui m'apprit à lire, puisque ma grand-mère ne savait pas ; maman m'avait acheté à bon marché un petit syllabaire très commode tous les jours, pendant une heure j'apprenais à lire. Je m'asseyais sur ma petite chaise adossée aux genoux de maman, elle pouvait ainsi lire par-dessus mon épaule, et quand je me trompais, ce que je n'aimais pas, elle me reprenait sans s'arrêter de travailler. »
On ne le mit à l'école qu'à sept ans seulement. Il y fut un excellent élève et sa mère continuait à corriger ses devoirs et à lui faire réciter ses leçons. On envisageait d'en faire un instituteur. Péguy a raconté dans *L'Argent* comment le directeur de l'école normale primaire d'alors, considérant l'intelligence exceptionnelle de l'enfant, déclara qu'il lui fallait faire du latin ; il le dirigea vers l'enseignement secondaire en lui faisant obtenir une bourse pour le lycée.
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Mais nous devons nous arrêter sur ces souvenirs d'enfance, car il est très significatif qu'il n'y est aucunement question de l'enseignement religieux. Et ce qui est encore plus remarquable c'est qu'il l'avait reçu. Or il n'y en a que deux traces infimes dans ces souvenirs d'enfance. Sa mère lui disait :
« On est toujours récompensé quand on est bon, et on est puni quand on est mauvais : le bon Dieu ne punit pas seulement les enfants désobéissants ; il punit aussi les hommes qui sont mauvais. »
Voici l'autre trace :
« Je tendais toute ma volonté au travail jusqu'à ce que le devoir fût écrit sans une seule faute, et jusqu'à ce que la leçon fût sue par cœur sans une seule faute, sans une hésitation, sans une réflexion, comme ma prière : maman m'y encourageait, m'y aidait, m'y conduisait ; j'aimerai toute ma vie la mémoire du cher travail... »
L'enfant se levait ainsi tous les matins à six heures. Mais : « *sans réflexion, comme ma prière *» fait soupirer. Sa maman lui faisait faire sa prière, c'est un point, mais ne la faisait vraisemblablement pas avec lui. L'enfant la faisait correctement, mais machinalement. Enfin sa mère qui, jeune, avait perdu un jeune mari et supporté courageusement tant de difficultés, n'avait aucun sens de l'enseignement de la Croix. Péguy est allé au catéchisme à Saint-Aignan ; il n'y en a pas trace dans ces souvenirs de la vingtième année.
Mais il se dit lui-même « *très incertain de ses sentiments et de ses pensées *». Ce n'est pas sur le travail, sur l'enseignement maternel, car il le chérissait, mais sur ce qu'il ne dit pas, car ces souvenirs s'arrêtent à la petite enfance. Or on sait par ses enfants qu'une autre influence marqua sa jeunesse, celle d'un forgeron qui habitait en face de la maison de sa mère. Il s'appelait Louis Boitier et Péguy l'appelait « mon plus ancien maître, mon premier et mon plus fidèle ami » ([^11]).
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Le vieux forgeron s'était battu avec l'armée de la Loire : il était républicain. Comment ne pas l'être sous Napoléon III à moins d'être légitimiste ! Il initia le jeune homme à cette politique dont sa mère lui disait que s'en occuper était encore pire que se saouler. Le forgeron eût voulu, du jeune homme, faire un député. A son instigation, Péguy encore au lycée d'Orléans fit partie d'un groupement qui s'occupait de l'instruction des ouvriers et comme toujours y travailla sérieusement. Louis Boitier, en lui racontant la guerre, le rendit très patriote. Nous comprenons bien cela. Depuis 1905 nous fûmes constamment sous la menace hardiment formulée par Guillaume II d'une attaque allemande. Quand elle fut si proche qu'elle devenait inévitable, en 1914, nous fûmes tous soulagés ; eh bien ! on allait voir ! nous n'étions pas manchots !
Reste ce que tait Péguy, la cause de « l'incertitude de ses sentiments et de ses pensées ». Il ne doutait certes point de ce qu'il tenait de sa mère, l'honneur du travail et de sa perfection, le goût du bien et de faire le bien. Louis Boitier lui avait fait comprendre ce qu'est la patrie et certaines des nécessités politiques découlant de l'idée qu'on s'en peut faire. Nous pensons que les idées religieuses étaient en cause « dans les incertitudes » de ses pensées. Il cessa de pratiquer la religion probablement au lycée Lakanal, avant son service militaire. En septembre 1893, il écrit *Pierre,* et il entre pour un an au collège Sainte-Barbe. Là se décide la suite de sa vie active. Il y fait les amis du reste de sa vie, entre autres les frères Tharaud qui furent de ses premiers collaborateurs, le fidèle Joseph Lotte qui le considéra toujours comme le chef de sa génération ; et apprenant la mort de Péguy, bien que marié et père de trois enfants, il se fit verser dans l'armée active et fut tué bientôt aux environs d'Arras !
Mais Péguy se lia surtout avec Marcel Baudoin, d'origine protestante, et quand son ami mourut très jeune en 1895, Péguy épousa sa sœur. Marcel Baudoin semble avoir entraîné Péguy vers une conception du socialisme tout à fait en dehors des solutions politiciennes et entièrement utopique comme toutes les réformes sociales qui ne tiennent pas compte du péché originel. Péguy publia en 1898 à la librairie socialiste *Marcel, Premier dialogue de la cité harmonieuse.*
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L'expérience le détourna très rapidement de ces rêveries, seul exemple dans sa carrière de l'influence du raisonnement abstrait que les intellectuels prennent si facilement dans les écoles et qu'ils croient infaillible.
Mais dès Sainte-Barbe, à vingt ans, il avait donné d'autres preuves de sa clairvoyance. Il réussit à grouper ses camarades. Ils fondèrent une soupe populaire : *la miette de pain,* dont Péguy fut le président. Il se lève tous les matins à quatre heures et part avec un camarade aux Halles demander la charité aux marchands pour ses pauvres. Il emporte ses provisions jusqu'à la Glacière où se trouvent les cuisines et revient à Sainte-Barbe à huit heures pour l'ouverture des cours.
Il fit partie du bureau de bienfaisance de l'école et enquêta sur les indigents secourus. Son fils raconte « *qu'il remit un exemplaire de Jeanne d'Arc à une vieille brodeuse, Madame Gorius, qui au moment de mourir eût voulu, disait-elle, avoir la consolation de revoir une dernière fois Péguy, et en souvenir des visites qu'il lui avait faites, au temps où il était normalien, elle nous légua ses outils de broderie *» (Vocation, p. 42).
Péguy faisait donc la même œuvre que les membres de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul et dans son dialogue de la cité harmonieuse, il s'attaquait au *mensonge* qui est la cause du mal universel. C'est déjà mieux que Socrate car *celui-ci* pensait que le mal était dû à l'ignorance. Mais qui est le Père du mensonge ? Péguy n'était pas si loin du catholicisme de sa petite enfance qu'il ne le croyait lui-même sur ses vingt ans.
Suivant l'opinion commune, Péguy est *revenu* au catholicisme vers 1908. Mais lui-même, dans son *Laudet* (1911) proteste contre cette opinion. Il écrit :
« C'est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, ce n'est nullement par une évolution, ce n'est nullement par un rebroussement que nous avons trouvé la voie de chrétienté. Nous ne l'avons pas trouvée en revenant, nous l'avons trouvée au bout. C'est pour cela, il faut. qu'on le sache bien de part et d'autre (...) *que nous ne renierons jamais un atome de notre passé* (...)
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« Nous avons pu être avant la lettre. Nous n'avons jamais été contre l'esprit. »
Il faut l'en croire ; et M. Étienne Gilson, je ne sais plus où dans un de ses ouvrages, écrit quelque chose comme : les vicaires de Saint-Aignan qui ont enseigné le catéchisme à Péguy ont fait bon ouvrage. Oui, sans doute, bien que Péguy à vingt ans ait négligé complètement d'en parler dans ses souvenirs d'enfance ; et la cause en est dans la grave incertitude de ses pensées en ce moment de sa vie.
Il fait ailleurs un aveu très grave deux ans après le *Laudet,* en 1913 dans *L'Argent :*
« Nous ne croyons plus un mot de ce que nous enseignaient nos maîtres laïques, et toute la métaphysique qui était dessous eux est pour nous moins qu'une cendre vaine. Nous ne croyons pas seulement, nous sommes intégralement nourris de ce que nous enseignaient les curés, de ce qu'il y a dans le catéchisme. Or nos maîtres laïques ont gardé tout notre cœur et ils ont notre entière confidence. Et malheureusement nous ne pouvons pas dire que nos vieux curés aient absolument tout notre cœur ni qu'ils aient jamais eu notre confidence.
« Il y a ici un problème et je dirai même un mystère extrêmement grave. Ne nous le dissimulons pas. C'est le problème de la déchristianisation de la France. »
Tout ce qui suit, dans *L'Argent,* est à lire. Péguy ne fait que poser le problème, mais il constate que ces instituteurs dont la métaphysique lui fait hausser les épaules étaient -- par les mœurs -- des gens de l'ancienne France, il a entièrement raison, car je n'ai que dix ans de moins que Péguy, j'ai connu tout ce monde, j'ai été élevé par lui. Il enseignait sérieusement la morale naturelle telle que les commandements de Dieu la résument, -- mais sans parler de Dieu. Péguy, lui, les apprenait au catéchisme... »
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Toutes choses bien examines, je pense que Péguy n'était séparé de cette *confidence* avec le clergé de Saint-Aignan que par les circonstances ; et par le mensonge. D'abord, il écoutait tous les jours ses instituteurs pendant six heures par jour et ne voyait le clergé qu'une ou deux heures par semaine. Les circonstances venaient de la Révolution : le clergé était devenu fonctionnaire et s'était habitué à une vie de fonctionnaire. Il attendait les gens, et même après la Séparation, il a continué. *J'ai vu en 1940 en Auvergne des enfants faire sept kilomètres dans la montagne pour aller au catéchisme, et quatorze avec le retour.* Il y avait alors cinq prêtres dans la ville où ils se rendaient. Personne n'avait l'idée de réunir ces enfants en un endroit propice de leur contrée.
Il est probable qu'aucun membre du clergé de Saint-Aignan n'est venu au logis de la mère de Péguy sinon pour l'enterrement de la grand-mère.
Et on en aurait eu bien besoin pour ce « lien de confidence » qui a manqué.
J'ai connu la mère de Péguy ; je lui ai parlé. Venant d'être démobilisé, je suis allé la voir en 1919 dans sa maison du faubourg de Bourgogne. Cette femme énergique et d'aspect austère qui rempaillait toujours des chaises ne semblait pas être touchée par ce que je lui disais de l'œuvre de son fils et de la gloire qui attendait cette œuvre. Elle me répondait : « *C'est avant qu'il avait besoin. *» Il eût pu si facilement être professeur dans l'Université ! au lieu de courir les dangers de l'artisanat !
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Nous avons ajouté : *et par le mensonge.* C'est le mensonge même que Péguy à vingt-quatre ans voulait chasser de la société pour la rendre harmonieuse. Depuis la Révolution, l'Église était calomniée de tous cotés et un peuple trompé qui gardait les habitudes chrétiennes se méfiait de l'Église comme si elle eût été la cause des malheurs qui se succédaient en ce siècle.
Or Péguy en attaquant *le mensonge* ne faisait que reprendre la pensée de S. Paul disant aux Éphésiens (4/23) : « Rejetez donc le mensonge, que chacun dise la vérité à son prochain, puisque nous sommes membres les uns des autres », et aussi celle de Pascal parlant des laxistes : « *On attaque la plus grande des vérités chrétiennes, qui est l'amour de la vérité. *» (332, Éd. Zacharie Tourneur.)
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Péguy semble donc, comme il le dit, n'avoir jamais cessé d'être chrétien autant que le lui permettaient les inquiétudes de l'adolescence et l'absence d'un enseignement ajusté à son âge. Il fonda les *Cahiers de la Quinzaine* fin 1899. Dans un des cahiers de 1900, à la suite d'une forte grippe, il écrivit un dialogue avec le « *Docteur moraliste révolutionnaire *» continué au mois de mars suivant : *Encore de la grippe.* Il y rapporte une histoire qu'il a connue dans son enfance et qui manifeste par les réflexions dont il la fait suivre ce que nous disons de lui.
« ...Quand j'étais petit je l'ai connue et suivie attentivement parce que je sentais confusément qu'elle était sérieuse. Quand je fus devenu grand je l'ai à peu près entendue (...). C'était une pauvre femme, une assez vieille dame riche, mariée à un officier de l'Empire qui vivait en retraite, un pur voyou, comme il y en avait tant parmi les officiers de l'Empire. La malheureuse était tombée dans la dévotion. Quand je dis tombée, je cède à l'habitude, car je ne sais nullement si elle en fut remontée ou descendue. Elle devint une proie des bons Pères, comme on les nommait, qui avaient une petite chapelle dans le faubourg. (...) Elle croyait. Cette croyance était sa consolation (...). Dans la vie ordinaire et un peu facile du faubourg, cette malheureuse dame riche me paraissait surnaturelle et difficile. Tous les matins, avant l'heure où les pauvres femmes allaient laver la lessive chez les patrons, pour vingt sous par jour, non nourri, autant qu'il me souvienne, la déplorable chrétienne s'en allait à la première messe, dans la neige imbalayée ou dans la fraîche tiédeur d'un matin païen. « Avoir des rentes comme elle et se lever si matin ! » disaient les femmes qui allaient laver la lessive, « au lieu de rester au lit : faut-il qu'elle soit innocente ! »
Alors Péguy et son *médecin moraliste révolutionnaire* discutent et finissent par lire la vie de Blaise Pascal par sa sœur, y compris le récit de la dernière maladie et celui de la mort de Pascal. Péguy ajoute :
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« Ce n'était pas cela, docteur, qui me frappait le plus pendant que je vous écoutais. En ces faits (...) je reconnaissais profondément les événements anciens qui avaient obscurément frappé mon enfance contemporaine. L'histoire du grand Blaise et l'histoire de la pauvre dame innocente et vieillie en dévotion que je me suis permis de vous conter, c'est à bien peu près la même histoire... La pauvre femme à la fluxion de poitrine, émerveillement des femmes qui allaient laver la lessive, édification des vieilles dévotes aigres, illustration des campagnes et du faubourg, scandale des esprits faciles, toute innocente qu'elle était, bourgeoise, vieille, pauvre d'esprit, laide sans doute, insignifiante, insane si vous voulez, provinciale ignorée dans le fond d'un faubourg de province, la pauvre dame « entortillée par les curés » comme on disait, n'en avait pas moins toutes les passions, tous les sentiments et presque toutes les pensées d'un Pascal. Vraiment ils étaient les mêmes fidèles. Docteur, je me demande si là n'est pas toute la force de la communion chrétienne (...) »
On voit que l'enfant avait été manifestement touché par cette histoire et qu'en ces années même où il fondait les *Cahiers,* l'auréole de Pascal illuminait le vieux souvenir.
Péguy en effet n'avait trouvé ni chez sa mère, ni chez le forgeron d'en face, ni, hélas, dans le clergé l'enseignement mystique qui est le vrai fond du christianisme et que tout baptisé est fait pour comprendre, même s'il est très ignorant en tout ce qui excite l'intérêt du monde. Les Commandements de Dieu sont le résumé de la morale naturelle, mais les Béatitudes sont la base du christianisme. Même aujourd'hui le clergé semble l'ignorer ; il évite d'en instruire sérieusement le peuple par ignorance ou insouci de la grâce qui seule peut les faire goûter. A l'ignorant comme au savant.
Péguy avait butté sur le mal universel et l'éternité des peines ; ce fut l'inquiétude spirituelle de son adolescence. Nous avons vu par les citations de ses œuvres postérieures qu'il était arrivé à un entier acquiescement à la vérité révélée, et qu'en somme les inquiétudes de ses vingt ans portaient sur le contenu de la foi.
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Or c'est en ce temps même qu'il conçut sa première Jeanne d'Arc ; avant le *Dialogue sur la cité harmonieuse,* pendant sa première année à l'École Normale en 1894-95, il étudie alors en dehors des cours l'époque de Charles VII ; il prend des notes et demande, sous prétexte de mal aux yeux, une année de congé (1895-96) pour écrire son drame. Le directeur fort libéral de nature et conscient d'avoir affaire à un esprit supérieur, le lui accorda.
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Or ce fut en ces mêmes jours où Péguy concevait sa première Jeanne d'Arc que sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus écrivit la sienne, et la joua elle-même. Nous avons aujourd'hui les photographies de la sainte dans ce rôle. Jeanne d'Arc sous les armes avec son étendard, Jeanne d'Arc dans sa prison ; puis avec sainte Marguerite qui la console ; enfin couronnée tenant la palme du martyre. Cette Jeanne d'Arc couronnée a l'air bien mélancolique malgré le sourire esquissé. La généreuse enfant pensait à la gloire de Jeanne et à sa propre destinée : qu'elle était loin d'un tel mérite et d'une telle gloire ! Quel dur chemin avait-elle encore à gravir !
C'est là un épisode unique dans la vie de la sainte. Elle était entrée au Carmel à quinze ans en avril 1888, sans les illusions du jeune âge et de l'inexpérience. Elle le dit elle-même :
« Les *illusions* le bon Dieu m'a fait la grâce de *n'en avoir* AUCUNE en entrant au Carmel ; j'ai trouvé la vie religieuse *telle* que je me l'étais figurée, aucun sacrifice ne m'étonna et cependant, vous le savez, ma Mère chérie, mes premiers pas ont rencontré plus d'épines que de roses !... Oui la souffrance m'a tendu les bras et je m'y suis jetée avec amour... Car ce que je venais faire au Carmel je l'ai déclaré aux pieds de Jésus Hostie dans l'examen qui précéda ma profession : « Je suis venue pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres. »
Sa grande patronne, Thérèse d'Avila, disait que la vie religieuse était un long martyre. Au contraire de ce que peuvent penser les mondains, la présence de deux de ses sœurs dans la même communauté fut cause de ce martyre du cœur qui dura cinq longues années.
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Car cette enfant habituée à une vie familiale pleine d'expansion, justement avec ces mêmes sœurs qui la formaient et la conseillaient, dut suivre la règle et traiter ses sœurs exactement comme les autres membres de la communauté. Et la supérieure était bien étrangère à ce qui n'était pas la lettre de la règle.
Mais sa sœur Pauline fut élue prieure en février 1894, et c'est à elle que nous devons cette autobiographie qu'elle ordonna d'écrire à sa jeune sœur. Leur père mourut en juillet 1894. Sa dernière sœur, Céline, entre au Carmel en septembre. C'est alors qu'elle compose cette pièce sur Jeanne d'Arc pour la fête de la Révérende Mère Agnès de Jésus (sa sœur Pauline) le 21 janvier 1895.
Pourquoi le choix de cette sainte ? Cette génération naquit sous le poids d'une guerre perdue avec le déchirement d'une patrie mutilée par la perte de deux provinces. Nous avons tous vu sur la place de la Concorde la statue de Strasbourg couverte de couronnes de deuil, de voiles de crêpe soigneusement renouvelés. Oui, c'est vrai ; mais aussi l'abaissement de la France et l'affaiblissement de l'esprit chrétien, au milieu des luttes d'une guerre civile incessante. Comment ne pas se souvenir de cette héroïne unique dans l'histoire, d'une jeune fille de dix-huit ans appelée à commander les armées du roi de France ? Sainte Thérèse de Lisieux et Péguy avaient tous deux vingt et un ans. La première avouait à une novice « que depuis l'âge de trois ans, elle n'avait rien refusé au bon Dieu ». Péguy, incertain encore de ses pensées, était disposé à tout sacrifier à la vérité telle qu'il la connaîtrait et d'y soumettre ses dons et sa vie.
Sainte Thérèse avait un amour spécial pour sainte Jeanne d'Arc dont la vocation, comme la sienne, fut très précoce. On possède une prière que lui inspira une image de la « Bienheureuse Jeanne d'Arc » :
« Seigneur, Dieu des armées, qui avez dit dans votre Évangile : « *Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive ! *», armez-moi pour la lutte. Je brûle de combattre pour votre gloire ; mais je vous en supplie, fortifiez mon courage. Alors, avec le Saint Roi David je pourrai m'écrier : C'est vous seul qui êtes mon bouclier ; c'est vous seul Seigneur, qui dressez mes mains à la guerre. »
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« Ô mon Bien-Aimé ! Je comprends à quels combats vous me destinez ; ce n'est point sur les champs de bataille que je lutterai (...) Mon glaive c'est l'AMOUR ; avec *lui je chasserai l'étranger du royaume, je vous ferai proclamer Roi dans les âmes* (Ancienne édition, p. 310). »
Au procès de l'Ordinaire qui précéda la béatification, la Mère Agnès de Jésus dépose ainsi :
« Sur son lit de mort, elle attachait une grande importance à cette publication (celle de sa vie) et y voyait un moyen d'apostolat. Elle me dit un jour avec assurance : « Il faudra publier le manuscrit sans aucun retard après ma mort. Si vous tardez, si vous commettez l'imprudence d'en parler à qui que ce soit sauf à notre Mère, le démon vous tendra mille embûches pour empêcher cette publication pourtant bien importante (...) Pour ma mission, comme pour celle de Jeanne d'Arc, « la volonté de Dieu s'accomplira malgré la jalousie des hommes ». (Autobiographie, XIII.)
Voilà ce qu'elle disait à la veille de sa mort. Mais à neuf ans déjà elle explique :
« C'est ainsi qu'en lisant les actions patriotiques des héroïnes françaises, en particulier celles de la Vénérable JEANNE D'ARC j'avais un grand désir de les imiter (...) Alors je reçus une grâce que j'ai toujours regardée comme une des plus grandes de ma vie (...) Je pensais que j'étais née *pour la gloire* et cherchais le moyen d'y parvenir, le bon Dieu (...) me fit comprendre que ma *gloire* à moi ne paraîtrait pas aux yeux mortels, qu'elle consisterait à devenir une *grande Sainte ! *» (p. 75.)
Dans une lettre intime écrite en 1896 un an avant sa mort à Sœur Marie du Sacré-Cœur (l'aînée de la famille, sa sœur et sa marraine) elle dit :
« Être ton *épouse,* ô Jésus, être *carmélite,* être par mon union avec toi *mère* des âmes, cela devrait me suffire, (...) cependant je sens en moi d'autres *vocations,* je me sens la vocation de GUERRIER, D'APÔTRE, de DOCTEUR, de MARTYR ;
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(...) Je sens en mon âme de courage d'un *Croisé,* d'un *Zouave Pontifical*, je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l'Église... » (p. 226.)
Ô Péguy ! vous l'avez fait.
Elle ajoute :
« Comme S. Jean, je voudrais être plongée dans l'huile bouillante, je voudrais subir tous les supplices infligés aux martyrs... Avec Ste Agnès et Ste Cécile je voudrais présenter mon cou au glaive et comme Jeanne d'Arc, ma sœur chérie, je voudrais sur le bûcher murmurer ton nom Ô Jésus... »
La « sœur chérie » fut la plus rapide des deux. Le poète le dit :
*L'autre est morte un matin et le trente de mai*
*Dans l'hésitation et la stupeur publique*
*Une forêt d'horreur, de haches et de piques*
*La tenaient circonscrite en un cercle fermé.*
...
*Et l'autre est morte ainsi d'une mort solennelle,*
*Elle n'avait passé ses humbles dix-neuf ans*
*Que de quatre ou cinq mois et sa cendre charnelle*
*Fut dispersée aux vents.*
Voilà comment Péguy finit son *Ève* en 1913. Mais comment voyait-il Jeanne d'Arc en 1894 lorsqu'il en écrivait à vingt ans, aux mêmes moments que sœur Thérèse ?
\*\*\*
La dédicace de l'œuvre est bien le signe des préoccupations de l'auteur :
A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu*,*
A toutes celles et à tous ceux qui seront morts
pour tâcher de porter remède au mal universel.
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Il la développe un peu pour finir ainsi :
A toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède, c'est-à-dire :
A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine*,*
A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine
pour l'établissement de la République socialiste universelle.
Il ne s'agit pas, bien entendu, du socialisme parlementaire qui ne s'établit en France qu'après 1900 et que Péguy combattit tout le restant de sa vie. Au plein de la crise religieuse de ses vingt ans, Péguy, sans expérience concrète des vices congénitaux de l'espèce humaine, c'est-à-dire du péché originel, essayait de faire se guérir l'humanité par elle-même, et au fond de se sauver elle-même.
Cette erreur s'est étrangement répandue de nos jours et le clergé, hélas ! fait tout pour la répandre. Péguy était alors sous l'influence de Marcel Baudoin, d'origine protestante et très peu informé de la vraie doctrine.
Péguy se reprit vite par expérience et les Juifs nombreux qu'il connut alors, Bernard Lazare en particulier, ramenèrent ou amenèrent son esprit à une conception bien plus profonde de la vie de la grâce et à la familiarité journalière avec le monde surnaturel. C'est là où se meuvent les saints. Il m'a dit que la survivance du peuple juif avait eu une grande influence sur sa conception de l'histoire pendant son approfondissement de la foi.
Sans doute Jeanne d'Arc est une sainte bien particulière parmi les autres saintes, et dans un pays qui avait tant besoin de retrouver les sources de sa force et de sa mission en toutes choses, sociales, économiques et morales, Péguy comme sainte Thérèse pouvait trouver en elle une aide et un modèle de sa mission personnelle. Ce fut le cas de Péguy car en prenant soin de faire toutes les périodes militaires que lui imposait son grade dans la réserve, en demandant à rester dans la réserve lorsqu'il eût dû passer dans la territoriale, il entendait certainement servir et sauver la mission de la France, sa mission humaine et chrétienne.
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Il y a cependant des passages dans cette première Jeanne d'Arc qui font reculer les catholiques. Ce sont ceux qui montrent les préoccupations dogmatiques de Péguy là où il passe du mal universel social économique au mal suprême, à la damnation. Jeanne d'Arc dans sa conversation avec Mme Gervaise, s'écrie :
-- *Ô s'il faut pour sauver de la flamme éternelle*
*Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance,*
*Abandonner mon corps à la flamme éternelle,*
*Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle ;*
*un silence*
*Et s'il faut, pour sauver de l'Absence éternelle*
*Les âmes des damnés s'affolant de l'Absence,*
*Abandonner mon âme à l'Absence éternelle*
*Que mon âme s'en aille à l'Absence éternelle.*
Et Mme Gervaise s'écrie : -- Taisez-vous, ma sœur, vous avez blasphémé.
Or Péguy a reproduit exactement ces vers dans son Mystère de 1910 ; il les a même développés au cours du dialogue. Mme Gervaise répond de même et ajoute des réflexions qui montrent quel était l'approfondissement de la foi en Péguy. Nous ne pouvons qu'engager à les lire.
\*\*\*
Péguy se conduisant en auteur dramatique avait le droit d'exposer sa pensée sous le nom de deux personnages. Mais cette pensée d'expiation dans l'enfer même se retrouve dans la vie de sainte Thérèse. Elle avait à quatorze ans et demi demandé d'entrer au Carmel à quinze ans, sans illusions, a-t-elle avoué. Elle écrit (p. 127-128, Autobiographie) :
« Un soir ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'il soit partout aimé et glorifié, je pensais avec douleur qu'il ne pourrait jamais recevoir de l'enfer un seul acte d'amour ; alors je dis au bon Dieu que pour lui faire plaisir je consentirais bien à m'y voir plongée afin qu'il soit aimé éternellement dans ce lieu de blasphème.
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Je savais que cela ne pouvait pas le glorifier, puisqu'Il ne désire que notre bonheur, mais quand on aime on éprouve le besoin de dire mille folies ; si je parlais de la sorte, ce n'était pas que le ciel n'excitât mon envie, mais alors, mon ciel à moi n'était autre que l'Amour et je sentais comme S. Paul que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie. »
Je dirai pour ma part qu'on se représente souvent les damnés comme jetés au dehors par la puissance de Dieu ou poussés de force par les mauvais anges. Hélas ! ils y vont d'eux-mêmes, ils sont libres et ont choisi. Choisi la séparation. Mais quand la mort apparente elle-même semble avoir glacé sur leur visage les signes du refus, il n'est pas impossible qu'un dernier acte de regret fasse jouer la miséricorde de Dieu.
Quand sainte Thérèse écrivait les souvenirs de ses quinze ans elle en avait vingt-trois et allait, avant de mourir, subir une dure épreuve, celle de la foi même. Dieu lui retira toutes les jouissances que l'intelligence et l'imagination pouvaient ajouter à la connaissance par la foi de notre destinée éternelle. Elle s'en explique très clairement et dit :
« Ô ma mère je n'ai jamais si bien senti combien le Seigneur est doux et miséricordieux, il ne m'a envoyé cette épreuve qu'au moment où j'ai eu la force de la supporter, plus tôt je crois bien qu'elle m'aurait plongée dans le découragement... Maintenant elle enlève tout ce qui aurait pu se trouver de satisfaction naturelle dans le désir que j'avais du Ciel... Mère bien aimée, il me semble maintenant que rien ne m'empêche de m'envoler, car je n'ai plus de grands désirs si ce n'est celui d'aimer jusqu'à mourir d'amour... »
Je signale à ceux qui lisent trop rapidement cette phrase essentielle : l'épreuve *enlève tout ce qui aurait pu se* trouver *de satisfaction naturelle* dans ce désir du ciel. Sans doute elle ne perdait rien de ce qu'elle avait pu acquérir dans la connaissance de la Révélation par la lecture et l'étude de l'Écriture sainte, mais elle vécut alors dans une foi pure sevrée de consolations naturelles.
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Elle était près de sa fin : l'épreuve de la foi commença le dimanche de Pâques 1896 (ou à peu près) et dura jusqu'à sa mort. Elle écrivit en septembre sa lettre à Sœur Marie du Sacré-Cœur où Jeanne d'Arc est appelé « *ma sœur chérie* ». En 1897, dès le mois d'avril, la mère Agnès de Jésus commença à noter les dernières paroles de Thérèse. Le 2 juin, elle demande à la Mère Prieure d'ordonner à Sœur Thérèse de reprendre ses mémoires et il lui est demandé de parler de sa vie religieuse. La dernière citation (ci-dessus) est tirée de ce manuscrit. Le 30 juillet, elle recevait l'Extrême-Onction, communiait encore le 10 août et mourait le 30 septembre 1897 n'ayant pas encore atteint ses vingt-quatre ans.
\*\*\*
Péguy avait achevé la première des trois pièces (Domrémy) que comportait sa première Jeanne d'Arc en juin 1896. L'ensemble de l'œuvre est achevé en juin 1897. Sainte Thérèse meurt en septembre et Péguy se marie en octobre 1897 civilement et quitte l'École Normale pour devenir, comme Maurras, journaliste. Il commençait ainsi sa vie pénitente, couronnée par une mort héroïque. Car cette mort ne lui était pas légalement offerte ; son âge faisait de lui un territorial qui garde les gares de chemin de fer. Sa vie fut pénitente par le rude labeur d'élever sa famille avec les vingt mille francs que lui rapportaient les abonnements aux Cahiers. Il en fallait retirer les frais d'imprimerie et de publication. Voici une lettre de Péguy à Lotte du 8 mai 1912. Il avait publié déjà : *Un nouveau théologien Fernand Laudet* (1911), *Le mystère de la charité de Jeanne d'Arc* (1910), *Le Porche du mystère de la deuxième vertu* (octobre 1911) et *les Saints Innocents* (mars 1912).
Il écrit donc :
« Tu penses bien que tu n'es pas le seul et je vois bien tout un mouvement pour me mettre à la tête, au moins en pensée. C'est précisément ce que je ne veux pas. J'ai des raisons personnelles les plus graves pour ne pas accepter qu'on me confie aucunes grandeurs, même spirituelles. Je sais très bien quel est mon office et quel il n'est pas.
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« C'est aujourd'hui la fête de Jeanne d'Arc à Orléans et je n'y suis pas. Ce sera toujours ainsi. J'ai à fournir une carrière de peine et de misère et à en faire sortir ce que vous savez. Il est évident que je fournis une carrière pénitente. Il y a des raisons à cela et même je les connais.
« Je t'embrasse affectueusement. »
Nous pensons qu'il ne pensait plus qu'à produire. Il avait trop à écrire pour s'occuper de parler. Mais dès 1898, après son mariage, il fut mêlé tout de suite aux événements (comme l'affaire Dreyfus) où se jouait la destinée de la France. Il y prit un parti opposé à celui de Maurras et ce parti était au fond plus chrétien car c'était le parti de la justice contre la raison d'État. Mais Péguy était sans expérience du monde. Il apprit rapidement, dans ces luttes mêmes, l'étendue et la gravité du péché originel, la duplicité de ses propres camarades de combat poursuivant uniquement un triomphe politique dont le sommet devait être la persécution religieuse. Il comprit alors la nécessité de l'Incarnation, et que Dieu seul peut vaincre les misères qu'amène la blessure de la nature humaine.
C'est en 1908 que Joseph Lotte, l'allant voir à Lozère*,*
« le trouve au lit, épuisé et malade... Il me dit sa détresse, sa lassitude (...) A un moment il se dressa sur le coude et les yeux remplis de larmes :
-- Je ne t'ai pas tout dit... j'ai retrouvé ma foi... je suis catholique.
Ce fut soudain comme une grande émotion d'amour. Mon cœur se fendit et, pleurant à chaudes larmes, je dis presque malgré moi :
-- Ah ! pauvre vieux, nous en sommes tous là. »
A cette époque, Péguy a commencé à reprendre sa Jeanne d'Arc, à l'annoter. Elle ne parut qu'en 1910 sous le titre : *Mystère de la charité de Jeanne d'Arc.* Appelé à replacer la France sur la route de sa vraie destinée, il retrouvait dans les lumières qu'il recevait de la grâce l'intelligence du destin religieux de la mère patrie.
Il eut de graves soucis de santé pour un de ses enfants.
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Ceux-ci n'étaient pas baptisés, à cause du conflit grandissant qui l'opposait à sa femme, d'origine protestante. Il prit le parti d'aller à pied en pèlerinage à Chartres pour confier ses enfants à la Sainte Vierge.
*Nous qui n'avons connu que votre adversité*
(*Mais qu'elle soit bénie, ô temple de sagesse*)
*Ô veuillez reporter, merveille de largesse,*
*Vos grâces de bonheur et de prospérité,*
*Veuillez les reposer sur quatre jeunes têtes,*
*Vos grâces de douceur et de consentement,*
*Et tresser pour ces fronts, reine du pur froment,*
*Quelques épis cueillis dans la moisson des fêtes.*
Telle est la fin des quatre prières dans la cathédrale qui terminent la *Tapisserie de Notre-Dame.*
Joseph Lotte avait fondé le *Bulletin des professeurs catholiques de l'Université.* Il y faisait connaître au mieux les œuvres de Péguy et publiait en supplément des pages entières de poésie. Le numéro du 20 avril 1913 publie avec ces quatre prières nombre de textes de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui n'était pas beaucoup plus connue ni goûtée que Péguy.
La situation de Péguy n'était pas ordinaire. Marié civilement, armé de quatre enfants non baptisés, il était suspect aux autorités ecclésiastiques par son passé. L'homme par qui s'accomplissait une renaissance catholique n'avait pu obtenir une dispense de disparité de culte, c'est son fils qui le dit (Lettres et entretiens, p. 60). Son mariage civil était considéré par lui comme un engagement d'honneur. Il ne voulait ni le rompre ni briser la famille. Il dut se passer des sacrements mais ce n'est pas sa faute.
Nous le lisions depuis 1901. Nous ignorons réellement ce que nous lui devons, faute de mémoire et aussi parce que nous avons la certitude que c'est dans l'étude de notre métier que s'est trouvée la filière par où la grâce nous a désaveuglé. Mais Claude Franchet s'étant liée d'amitié avec la sœur aînée de Maritain, nous fûmes invités le jeudi chez Mme Favre, leur mère, jour où, à midi, y dînait Péguy. Notre entente était si bonne après qu'eut paru l'*Ève,* alors que tous les amis de Péguy la dédaignaient, que Péguy me proposa lui-même de faire avec lui le pèlerinage de Chartres. Nos dernières paroles le 12 ou 13 juillet 1914 furent celles-ci :
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« Alors vous êtes toujours décidé pour aller à Chartres ?
-- Un mot de vous et j'arrive
-- C'est ça, je vous écrirai. »
C'était sur le trottoir, devant la porte des Cahiers.
Claude Franchet lui ayant demandé quelques exemplaires du bulletin de Lotte où se trouvaient de copieux extraits de *l'Ève,* nous reçûmes avant la mobilisation les bulletins demandés avec un mot sur l'un d'eux : *mardi 28 juillet 1914 * / *on dit que c'est pour demain, ma chère amie * / *le fidèle Péguy.*
Tels furent ses adieux.
\*\*\*
Jeunes gens, vous ne pouvez savoir ce que représente Péguy dans l'histoire de la pensée, car l'Université le cache ou le dénigre ; un clergé qui a perdu la foi ne peut le trouver de son goût, mais ce fleuve de grâce qui a suivi les persécutions de 1901 et 1904 vous guette à votre tour et au sein d'une Église qui abandonne sa mission il guette les passages où votre honneur, votre pureté, votre foi se peuvent manifester pour vous inonder de la gloire de la croix.
Or il n'y a pas tant d'œuvres poétiques qui en soient un vrai témoignage. J'en compte trois dans l'histoire. Il y a la *chanson de Roland* qui en son temps fut célèbre non seulement en France mais dans tout l'Occident ; la *Divine Comédie* en fin du XIII^e^ siècle ; et aujourd'hui, l'*Ève* de Péguy. Comme la chanson de Roland présente simplement les douze pairs et un traître tel qu'il en fut un au collège des Apôtres, l'Ève éclaire simplement pour l'esprit l'œuvre de la création et du salut.
Votre destinée est d'éclairer la foi de vos concitoyens, de fonder des familles vraiment chrétiennes et de former une société raisonnable où le moindre de ses petits puisse dans la paix pratiquer la foi. Car tout s'écroule ; le monde a besoin de Dieu et l'ignore.
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Le bien ne se fera pas sans combat. Alors vous comprendrez pourquoi sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus appelait Jeanne d'Arc sa « sœur chérie », pourquoi Péguy l'a chantée et pourquoi ces deux combattants nés au même moment par la volonté de Dieu sont si singulièrement les deux héros parlants de notre récente histoire.
Henri Charlier.
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### Le message spirituel de sainte Thérèse
par R.-Th. Calmel, o.p.
C'EST UNE VIE TOUTE SIMPLE que celle de la petite Thérèse ; non en ce sens toutefois qu'elle n'aurait jamais été visitée miraculeusement par Notre-Seigneur et Notre-Dame, qu'elle n'aurait été gratifiée d'aucune faveur exceptionnelle, mais en ce sens que les interventions extraordinaires étaient destinées à préparer Thérèse à suivre une voie toute simple. Dieu est intervenu par des miracles pour la soutenir dans sa petite voie et pour l'y confirmer, non pour l'en faire sortir. Les faveurs d'En Haut accréditent sa *petite doctrine* ([^12]) de la perfection de l'amour. Une telle perfection est possible aux âmes les plus faibles, mais l'amour les rendra fortes. Car la perfection de l'amour ne consiste pas à faire des actions qui sortent du commun ni à remplir quelque mission éclatante ; il suffit d'être livré au Seigneur avec une confiance sans limite, quelle que soit notre place et notre état dans le corps mystique et, bien entendu, en commençant par respecter les lois propres de notre état et de notre fonction.
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L'état de la petite Thérèse était celui de carmélite : vierge consacrée, épouse du Christ, mère des âmes, comme elle l'expose elle-même à sa sœur aînée, Sœur Marie du Sacré-Cœur ([^13]). C'est en observant les traditions et coutumes de son état de carmélite que Thérèse devint une très grande sainte dans l'Église ; *la plus grande des temps modernes* au dire de saint Pie X. Elle est sainte de l'Église parce qu'elle est sainte du Carmel. Tous les saints, toutes les saintes sont de l'Église, mais ils le sont en occupant une certaine place et remplissant une certaine fonction : frère prêcheur comme Thomas d'Aquin, chef de guerre surnaturellement inspirée comme Jeanne d'Arc, curé de paroisse comme Jean-Marie Vianney, détenteur du pontificat suprême comme Pie X. L'amour qui fait les saints est universel ; c'est le contraire d'une spécialité ou d'un monopole ; nul d'entre eux peut-être n'a exprimé cette vérité d'une voix aussi limpide et pure que Thérèse ; mais cet amour universel n'existe qu'à partir d'une insertion particulière ; et c'est dans une insertion particulière qu'il conduit à la fidélité héroïque.
L'amour de Thérèse s'est inséré dans sa vocation de carmélite, lui faisant respecter et chérir les lois et exigences de cette vocation. Parler d'elle en méconnaissant son appartenance au Carmel, c'est en parler comme d'une défroquée. Erreur très grave, erreur particulièrement nocive en cette période post-conciliaire où tant de religieux et de religieuses, très souvent intoxiqués à leur insu, s'imaginent que la condition première pour suivre le Christ et rendre témoignage de l'Évangile est de renier leur saint fondateur, leurs traditions propres, leur habit distinctif. Si cet état de choses se prolongeait nous ne verrions plus de religieux et de religieuses en habit ; il n'y aurait plus que des défroqués ; défroqués par le costume et renégats par la manière de vivre.
Fille du Carmel elle l'est à bien des titres ; nous relevons les principaux. C'est dans l'Ordre de sainte Thérèse qu'elle résolut de se donner toute à Dieu. Elle connaissait d'autres Ordres : notamment les bénédictines, les clarisses, les visitandines, mais c'est la vie de carmélite qu'elle choisit. Pour l'embrasser au plus tôt, c'est-à-dire à l'âge de quinze ans, elle n'hésita pas à déranger l'évêque du diocèse et le pape de Rome.
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Une fois revêtue de l'habit du Carmel elle observa toutes les austérités des filles de sainte Thérèse en même temps qu'elle se pénétra de leur esprit, en particulier l'amour du silence et de l'oraison, l'immolation cachée pour les âmes, surtout pour les âmes de prêtres, enfin une charité constante dans la vie commune. Qu'on se souvienne que, par une faveur inouïe de sa supérieure, deux prêtres lui avaient été donnés comme *frères spirituels,* tant son offrande d'elle-même pour le sacerdoce catholique était pure et profonde ; qu'on se souvienne également de sa façon si réaliste et si bonne de pratiquer la charité en communauté ; surtout que l'on médite son grand texte sur l'oraison qui, malgré l'image mécanique peu satisfaisante du point d'appui et du levier, exprime la plus pure doctrine carmélitaine ; « l'oraison embrase d'un feu d'amour et soulève le monde ». Thérèse est tellement dans la tradition du Carmel, son explication de la voie d'enfance est tellement nourrie des leçons de saint Jean de la Croix sur la pureté de la vie théologale, que les saints du Carmel sont intervenus par un miracle pour la reconnaître comme étant de leur lignée spirituelle. Ils lui ont délégué, pour approuver sa vie et sa doctrine, la mère du Carmel en France, Anne de Jésus, qui lui apparut pendant la dernière année de sa vie terrestre.
L'amour que nous enseigne Thérèse ne suppose pas nécessairement des actions extraordinaires mais il exige toujours que nous respections avec une attention extraordinaire les lois de notre insertion dans le corps mystique. S'il arrive que l'amour semble s'en dispenser c'est qu'il est au-dessus, non pas contre. Le pur amour de Dieu, une mission unique à remplir a sans doute tiré Jeanne d'Arc de son insertion dans une paroisse, mais jamais cet amour ne l'a dressée contre sa vie de paroissienne. La preuve en est que pendant sa première grande marche, alors qu'elle chevauchait non de jour mais de nuit pour mieux déjouer la surveillance des Anglais et des Bourguignons elle ne manquait pas, au petit matin, avant d'aller prendre du repos, d'avertir sa petite escorte : « Mes amis si nous allions entendre Messe nous ferions bien. » En campagne et dans les hasards de la guerre elle était aussi bonne paroissienne que dans sa ferme de Domrémy.
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En notre temps de confusion et d'anarchie où la charité, notamment la charité apostolique, sert de prétexte pour justifier extravagances, profanations et trahisons de toute sorte, la voie de l'amour enseignée par la carmélite de Lisieux est une voie d'ordre, non de désordre. Cet amour possible, accessible à tous parce que c'est le Seigneur qui descend vers nous et nous aime le premier, cet amour dont le caractère est l'universalité, ne supprime pas la condition particulière à chacun de nous. L'amour édifie le corps mystique, fait vivre et mouvoir les membres, il ne les abolit pas, il ne les emboutit pas ; il ne transforme pas le corps mystique qui est organique, hiérarchique, en une espèce de magma indéterminé, livré à des autorités occultes qui manœuvrent les autorités officielles, privées de pouvoir effectif et, en quelque sorte, dépersonnalisées.
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Pour pratiquer son message et pour enseigner la sanctification dans la voie la plus ordinaire, la plus commune, Thérèse a été favorisée, au moins à quatre reprises, de grâces et de privilèges qu'il importe de rappeler. La Vierge lui a souri quand elle avait dix ans et l'a retirée d'un mal affreux que le diable aurait aisément mis à profit ; la nature du mal était telle que, faute de guérison, le diable eût empêché la petite orpheline, non sans doute d'être sauvée, mais du moins d'atteindre le sommet de la montagne de l'amour. Elle aurait traîné toute sa vie comme une épave infortunée, comme un de ces êtres lamentables que des psychothérapeutes férus de Freud et de ses méthodes amputent aujourd'hui, si fréquemment de leur vie spirituelle, parce qu'ils les forment à échapper aux dangers sociaux de leur détraquement, tout en les dispensant de l'ascèse, les détournant de la prière, les habituant à ne pas combattre leur impureté ni leur égoïsme. Ces malades ne commettront sans doute ni suicide ni homicide ; mais dans l'ordre spirituel ils auront cessé de vivre.
C'est par un miracle manifeste que l'équilibre fut rendu à Thérèse. Cet équilibre lui était indispensable, non sans doute pour s'engager, mais pour avancer dans la voie étroite qui conduit au parfait amour.
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Il lui était non moins indispensable de n'être pas ligotée par des scrupules et de retrouver la force d'âme qu'elle avait perdue à la mort de sa mère. Pour cette double guérison il était requis de bénéficier d'interventions célestes beaucoup plus qu'ordinaires. A la fin de sa treizième année Thérèse fut délivrée d'abord de ses scrupules ; ensuite, pour la fête de Noël 1886, l'Enfant-Jésus lui rendit sa force d'âme.
Parvenue, par faveur extraordinaire, à une solidité psychologique suffisante pour embrasser l'état très austère de moniale carmélite, la sainte fut encore l'objet, durant sa courte vie religieuse, de trois grands privilèges. En 1895, après qu'elle s'était déjà offerte en victime à l'amour miséricordieux, elle reçut pendant le chemin de la croix la grâce d'une blessure d'amour, ce qui est l'analogue de la transverbération de la grande Thérèse. En 1896, alors que la tentation du néant éprouvait si durement dans sa foi et son espérance la petite victime, elle fut réconfortée par un songe où la mère Anne de Jésus, qui introduisit en France la réforme thérésienne, vint la rassurer. Enfin, le 30 septembre 1897, après une *agonie sans aucun mélange de consolation,* Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la sainte Face, juste avant de *s'élancer dans l'éternel embrassement de l'amour miséricordieux,* connut quelques minutes d'extase. Aucun de ces prodiges ne fait de l'humble carmélite une sainte à miracles, à visions et révélations, ne vient la tirer hors de la voie d'enfance. Je tenais cependant à rappeler ces prodiges, que l'on traite d'habitude par prétérition, pour faire saisir une vérité spirituelle généralement méconnue : on s'imagine souvent, et on s'imagine à tort, que pour marcher saintement, je dis bien pour tendre vraiment à la sainteté dans les situations ordinaires, on n'a pas besoin de très grandes grâces. Comme si l'homme, même dans les situations communes, pouvait être héroïque dans la confiance et l'humilité sans une grâce immense du Sauveur, une intercession toute particulière de la Vierge médiatrice.
Non seulement de très grandes grâces sont indispensables, mais parfois de vrais miracles sont nécessaires pour commencer dans ce chemin d'héroïsme et pour y persévérer. C'est un vrai malheur lorsque des âmes qui tendaient à la sainteté, qui avaient entendu un appel précis et prochain au parfait amour, mais se trouvaient hélas entravées dans des misères psychologiques, c'est un désastre lorsque ces âmes loin d'être invitées par les prêtres à demander humblement un miracle, tout en pratiquant une ascèse à leur mesure, sont livrées sans pitié ni bon sens, par ces mauvais ministres du Seigneur, aux manipulations des psychothérapeutes.
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Par la faute de la psychanalyse, depuis qu'elle a été introduite et intronisée dans les séminaires et les noviciats, combien d'âmes qui pouvaient, qui devaient prendre la route héroïque indiquée par l'Évangile, rappelée avec tant de douceur et de force par la petite Thérèse, se seront enfoncées dans les fondrières et la vase d'une médiocrité acceptée, contrôlée, calculée. Combien de chrétiens et de chrétiennes que le Bon Pasteur conviait à la totale union d'amour, leur donnant le moyen de devenir héroïques à leur manière, auront été comme privés de leur âme par des prêtres dépourvus de véritable esprit sacerdotal, mais acquis aux méthodes freudiennes, qui auront détourné ces invités du Seigneur de demander un miracle, alors qu'ils en avaient besoin pour venir prendre part au banquet du divin amour. Implorer humblement une intervention miraculeuse de Dieu surtout quand elle est nécessaire pour répondre à son appel, tel est l'enseignement à retirer de ces miracles si beaux et si émouvants qui scandent la vie, en un certain sens tout ordinaire, de la carmélite de Lisieux.
Et lorsque les obstacles à notre salut et notre sanctification proviennent non plus de la débilité psychologique mais de l'anarchie au sein de l'Église et de la subversion dans la cité, dans cette conjoncture encore, c'est bien la moindre preuve de l'esprit de foi que de supplier Notre-Dame pour qu'elle fasse un miracle. Et je ne comprends pas qu'on en parle si peu. Car enfin les deux patronnes de la France, Jeanne et Thérèse, c'est grâce à des miracles qu'elles nous ont été données. Sans la première apparition miraculeuse à Domrémy de l'archange saint Michel et des saintes Catherine et Marguerite, et sans leurs réapparitions constantes, non moins miraculeuses, nous n'aurions jamais eu Jeanne d'Arc, ni le sacre du roi, ni la France délivrée ; de même sans le sourire de Notre-Dame des Victoires nous n'aurions jamais eu Thérèse ni son message libérateur au sujet de la perfection de l'amour proposée à tous, et par suite à l'immense foule des petits. Donc, l'une et l'autre patronne de la France étant les enfants du miracle, c'est bien la moindre des choses que nous leur demandions le miracle d'une restauration de la France comme nation chrétienne, le miracle d'une conversion qui touche les institutions, les lois, les mœurs ;
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car sans cela, l'immense foule des Français n'arrivera plus à croire, espérer, aimer, faire son salut. Nous demandons à nos saintes patronnes cette intervention miraculeuse. *Heureux ceux d'entre nous qui les verront paraître.*
Mais même si nos yeux se ferment avant que ne brille ce jour béni : *Heureux ceux d'entre nous qui n'auront pas cessé d'implorer leur venue...*
D'autant que Thérèse est une petite fille de France d'une piété patriotique exemplaire. Que l'on fasse attention, en lisant ses manuscrits et ses poésies, à la place que Jeanne d'Arc occupait dans son cœur et sa prière, et l'on s'apercevra à quel point cette sainte du Carmel est sainte de France. Plus nous voyons notre patrie se débattre et pourrir dans des institutions contre nature, plus fervente doit être notre imploration d'un miracle auprès de nos deux patronnes Jeanne d'Arc et Thérèse.
\*\*\*
L'originalité du message de Thérèse ne se révèle point particulièrement dans ce qu'elle a écrit sur l'oraison, la mortification ou l'amour fraternel. Sans doute dans son enseignement sur ces points essentiels de la vie chrétienne elle fait bien autre chose que répéter. Si elle reprend la doctrine commune c'est avec une intonation très personnelle. Elle a sa manière à elle, reconnaissable entre mille autres, impossible à confondre, de nous montrer par exemple comment la mortification doit nous atteindre au vif de nos intérêts ; comment l'amour du prochain est d'une qualité essentiellement surnaturelle, relève de l'ordre théologal. De plus, en vraie fille de saint Jean de la Croix, elle montre la possibilité de l'oraison pour toutes les âmes, même celles qui suivent le chemin de Marthe, de loin les plus nombreuses. Il est bon de relire cette page fameuse, car la tentation renaît périodiquement chez les chrétiens de se laisser détourner de l'oraison sous prétexte ou bien que ce ne serait pas pour eux ou bien que le service vaut mieux que l'oraison ; comme s'il était possible que, hors du primat de la prière, le service de Dieu et du prochain soit pur et durable : « Ce ne sont point les travaux de Marthe que Jésus blâme, ces travaux, sa divine Mère s'y est humblement soumise toute sa vie puisqu'il lui fallait préparer les repas de la sainte Famille.
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C'est l'*inquiétude* seule de son ardente hôtesse qu'il voudrait corriger. Tous les saints l'ont compris et plus particulièrement peut-être ceux qui remplirent l'univers de l'illumination de la doctrine évangélique. N'est-ce point dans l'oraison que les saints Paul, Augustin, Jean de la Croix, Thomas d'Aquin, François, Dominique et tant d'autres illustres amis de Dieu ont puisé cette science divine qui ravit les plus grands génies ? Un savant a dit : *donnez-moi un levier, un point d'appui, et je soulèverai le monde.* Ce qu'Archimède n'a pu obtenir, parce que sa demande ne s'adressait point à Dieu et qu'elle n'était faite qu'au point de vue matériel, les saints l'ont obtenu dans toute sa plénitude. Le Tout-Puissant leur a donné pour point d'appui lui-même et lui seul ; pour levier : l'oraison, qui embrase d'un feu d'amour ; et c'est ainsi qu'ils ont soulevé le monde ; c'est ainsi que les saints encore militants le soulèvent et que jusqu'à la fin du monde les saints à venir le soulèveront aussi. » ([^14]) Cette page est une merveille par la sûreté de la doctrine et par la force de l'élan mystique. Mais enfin l'originalité du message ne porte point sur l'oraison, mais sur l'enfance évangélique et sur l'amour miséricordieux.
Même s'il m'est arrivé de regretter que Thérèse ne fut pas un grand poète, alors surtout qu'elle est visiblement aussi sensible à la poésie du docteur du Carmel, je ne lui ai jamais demandé de traduire ses pensées dans une forme tellement bien frappée qu'elle en devienne inoubliable. Ce qui en elle est inoubliable n'est pas de l'ordre littéraire mais d'un ordre infiniment supérieur, l'ordre de l'union à Dieu. Et cette union est tellement profonde, le chemin qu'elle indique pour y parvenir est d'un tracé tellement simple, que l'imperfection littéraire n'empêche point le message spirituel de passer. A travers ce style sans doute correct, mais souvent conventionnel, il est impossible de ne pas entendre, si l'on prête l'oreille, le chant absolument pur d'un cœur humble et héroïque, l'hymne ininterrompue d'une petite épouse du Christ qui n'a jamais trouvé affreuse la part de souffrances, aussi pénible soit-elle, que lui donne son Époux ([^15]).
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Ce que j'attendais de la petite Thérèse, je l'ai toujours trouvé chez elle, c'est-à-dire un enseignement concret sur la perfection de l'amour. Combien d'autres furent aidés par Thérèse à faire la même découverte ? Combien d'autres le seront encore ? Le cantique de reconnaissance des uns et des autres sera une part de leur louange d'éternité. Dans ces notes qui voudraient être une modeste introduction à la *petite voie* je ne peux faire moins que d'exprimer mon action de grâce ; elle se joint à celle de tous les amis et protégés de Thérèse, à commencer par le Pape saint Pie X qui saluait en elle *la plus grande sainte des temps modernes.*
Pour sûr elle n'a pas ajouté un iota à la révélation de la miséricorde infinie du Dieu tout-puissant. Les hérétiques sont les seuls qui ajoutent à la révélation ou qui en retranchent. Or la fille de Louis Martin et de Marie-Zélie Guérin, la carmélite qui resta fidèle par amour au milieu de très cruelles tentations contre la foi est orthodoxe par toutes les fibres de son être. Touchant l'amour miséricordieux vous ne trouverez rien dans Thérèse de l'Enfant-Jésus qui ne soit dans les Évangiles, saint Paul et saint Jean. Et si vous cherchez des explications sur la gratuité de l'action salvatrice et la valeur infinie de la Passion de Jésus, sur la qualité première de la grâce qui est de prévenir tous nos bons mouvements et de les soutenir tous jusqu'à leur terme dernier, bref si vous voulez être spéculativement éclairé, autant qu'il est possible à notre faiblesse, sur le pourquoi et le comment du mystère d'un Dieu qui nous sauve par le Christ et dans l'Esprit, si vous cherchez les nécessaires justifications théologiques, ce n'est assurément pas à la petite Thérèse que vous devez vous adresser ; c'est aux Pères de l'Église et à saint Thomas d'Aquin, le *Doctor communis.* Mais si vous voulez savoir, à partir d'une expérience exemplaire, la signification concrète de ces vérités révélées, ouvrez alors l'*Histoire d'une Ame,* consultez les *Lettres,* les *Poésies* et les *Novissima Verba.*
Les vérités premières sur la grâce de Dieu et son amour, nous ne les énonçons et ne les justifions que dans une sorte de demi-sommeil, tant que notre adhésion, même très ferme, très assurée, très pieuse ne procède pas d'une âme fortifiée et illuminée par l'Esprit du Seigneur.
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Or en lisant les écrits de Thérèse nous apercevons, comme dans un éclair, qu'elle vivait des vérités premières sur la grâce et l'amour de Dieu, dans un éveil constant de son âme, dans une attention du cœur prodigieuse. Tous les chrétiens savent que c'est l'amour qui fait les saints ; mais trop souvent c'est d'une connaissance engourdie, épaisse, peu détachée de soi. Thérèse au contraire savait la même vérité avec une simplicité si totale qu'elle n'avait pas hésité à s'offrir en *victime d'holocauste à l'amour miséricordieux afin d'être consumée sans cesse... et de devenir martyre* de l'amour divin. Elle disait encore : « Rien de trop à souffrir pour conquérir la palme... Je veux cueillir la palme d'Agnès. Si ce n'est par le sang, que ce soit par l'amour... Une petite victime d'amour ne peut jamais trouver affreux ce que son Époux lui envoie. » De même écrivait-elle, tout uniment, au plus fort de ses douleurs physiques et de son agonie spirituelle : « Comme il faut que Jésus soit bon pour me donner la force de souffrir ce que je souffre. » Elle montrait par là avec quel réalisme elle avait traduit dans sa vie une vérité que connaissent tous les chrétiens mais dont ils tirent rarement les conséquences pratiques : la grande preuve de l'amour de Dieu à notre égard est de nous unir à la croix de son Fils.
Cette impression de réalisme, ce sentiment d'authenticité absolue dans l'expérience des vérités surnaturelles, Thérèse nous le communique à chaque page de ses écrits. C'est en cela qu'ils touchent notre cœur, qu'il nous entraînent sur le chemin de la perfection, qu'ils nous persuadent de devenir tellement petits, confiants, abandonnés que le Seigneur veuille se pencher sur nous et nous porter lui-même jusqu'au sommet de la montagne de l'amour. Elle sait nous dire d'une manière tout à fait convaincante, parce qu'elle connaît cette vérité de l'intérieur, que Dieu pour transformer une âme tient compte avant tout, non de l'innocence gardée ou des fautes commises, mais de sa propre miséricorde et de la confiance de cette âme. L'innocence préalable n'est pas une condition *sine qua non* pour nous mettre en marche, pas plus que le péché antérieur n'est un signe indélébile d'exclusion. La seule disposition dont Dieu ne puisse se passer pour consommer une âme dans l'amour, c'est l'humilité et la confiance, ou d'un autre point de vue la loyauté et l'audace dans la confiance. Mais cette disposition première, absolument requise, c'est encore lui qui la met au cœur de notre cœur. De la miséricorde de Dieu à l'égard des coupables Thérèse avait une connaissance étonnamment sûre et profonde.
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Elle avait le sens tout à la fois de la gravité du péché. -- sachant bien qu'il méritait l'Enfer, -- et de l'étendue illimitée de la miséricorde de Dieu, ne doutant pas un instant que Dieu ne puisse combler d'un aussi grand amour une âme pardonnée qu'une âme préservée ; d'autant que l'âme préservée n'a pas été l'objet d'une moindre miséricorde que le pécheur converti. Thérèse est de ces âmes qui, ayant le sentiment très humble que leur innocence est une faveur toute gratuite, comprennent à fond que la miséricorde divine qui s'est manifestée dans leur préservation ne doit pas, ne peut pas s'arrêter ainsi, mais qu'elle veut se manifester également par la conversion des égarés : Voici quelques-uns de ses propos complémentaires sur la miséricorde de Dieu : « Quand même j'aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j'irais le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de Jésus car je sais combien il chérit l'enfant prodigue qui revient à lui : ce n'est pas parce que le Bon Dieu, dans sa *prévenante* miséricorde, a préservé mon âme du péché mortel que je m'élève à lui par la confiance et l'amour... Si j'avais commis tous les crimes possibles j'aurais la même confiance, je sentirais que cette multitude d'offenses serait comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent. » (Fin des *Manuscrits Autobiographiques.*) Et ailleurs : « Je fus préservée (de me livrer à l'amour des créatures) par la grande miséricorde du Bon Dieu... J'aurais pu tomber aussi bas que sainte Madeleine... Jésus m'a *plus remis* qu'à sainte Madeleine, puisqu'il m'a remis d'avance m'empêchant de tomber... Je suis cet enfant objet de *l'amour prévoyant* d'un Père qui n'a pas envoyé son Verbe pour racheter les *justes* mais les *pécheurs.* Il veut que je l'aime, parce qu'il m'a remis non pas beaucoup mais tout. Il n'a pas attendu que je l'aime beaucoup comme sainte Madeleine, mais il a voulu que je sache comment il m'avait aimée d'un amour d'ineffable prévoyance afin que maintenant je l'aime à la folie. » ([^16])
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L'enseignement de Thérèse foisonne, me semble-t-il, autour de se sens si pénétrant et si vif de l'amour miséricordieux. Cet enseignement n'est pas définitivement ordonné ; du reste la présentation déductive est bien difficile, sinon impossible, dans l'expression de l'expérience intérieure vécue sous l'action du Saint-Esprit.
Pour donner une première idée du message je me contenterai donc de relever quelques textes plus frappants. Ce sera fort incomplet, d'autant que je laisserai de côté, encore que cela importe beaucoup, ce qu'elle a écrit sur l'Église, l'oraison et la charité fraternelle. Et le peu que je retiendrai sera tiré exclusivement des *Lettres,* des *Poésies.*
1*. -- Le Tout de la vie est d'aimer le Seigneur, de lui sauver des âmes, de ne lui refuser aucun sacrifice. --* « Afin de vivre dans un acte de parfait amour je m'offre comme victime d'holocauste à votre amour miséricordieux » (et tout le reste de cet acte d'offrande). « Il n'y a qu'une chose à faire ici-bas : aimer Jésus, lui sauver des âmes pour qu'il soit aimé. Soyons jalouses des moindres occasions pour le réjouir. Ne lui refusons rien. » (*Lettre VI^e^ à sa sœur Céline*) ([^17])*.*
« Je ne veux pas que les créatures aient un seul atome de mon amour... Tout sera pour Jésus, tout ; et même quand je n'aurai rien à lui offrir, comme ce soir, je lui donnerai ce rien. » (*Lettre II^e^ à la Révérende Mère Agnès.*) *--* « A toutes les extases je préfère la monotonie du sacrifice obscur. C'est là qu'est le bonheur pour moi, je ne le trouve nulle part ailleurs.*. *» (*Lettre III^e^ à la même.*)
« Mon Fiancé ne me dit rien, et moi je ne lui dis rien non plus, sinon que je l'aime plus que moi, et je sens au fond de mon cœur qu'il en est ainsi, car je suis plus à lui qu'à moi.
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Je ne vois pas que nous avancions vers le but de notre voyage, puisqu'il s'effectue sous terre ; et pourtant il me semble, sans savoir comment, que nous approchons du sommet de la montagne. Je remercie mon Jésus de me faire marcher dans les ténèbres ; j'y suis dans une paix profonde. Volontiers, je consens à rester toute ma vie religieuse dans ce souterrain obscur où il m'a fait entrer je désire seulement que mes ténèbres obtiennent la lumière aux pécheurs. Je suis heureuse, oui, bien-heureuse de n'avoir aucune consolation ; j'aurais honte que mon amour ressemblât à celui des fiancées de la terre qui regardent toujours les mains de leurs fiancés pour voir s'ils ne leur apportent pas quelque présent ; ou bien leur visage, pour y surprendre un sourire d'amour qui les ravit. Thérèse, la petite fiancée de Jésus, aime Jésus pour lui-même ; elle ne veut regarder le visage de son Bien-Aimé qu'afin d'y surprendre des larmes qui la ravissent par leurs charmes cachés. Ces larmes, elle veut les essuyer, elle veut les recueillir, comme des diamants inestimables, pour en broder sa robe de noces. Jésus ! Je voudrais tant l'aimer ! L'aimer comme jamais il n'a été aimé... A tout prix, je veux cueillir la palme d'Agnès ; si ce n'est par le sang, il faut que ce soit par l'amour. » (*Lettre IV^e^ à la Révérende Mère Agnès.*)
« L'unique bonheur ici-bas, c'est de s'appliquer à trouver toujours délicieuse la part que Jésus nous donne. » (*Lettre IV^e^ à Sœur Françoise-Thérèse.*)
« Je veux prendre ma croix, doux Sauveur, et vous suivre
« Mourir pour votre amour je ne veux rien de plus
« Je désire mourir pour commencer à vivre
Je désire mourir pour m'unir à Jésus. »
(*Prière de Jeanne d'Arc dans sa prison ; extraits d'une Récréation pieuse.*)
« Que me fait la mort ou la vie
« Mon seul bonheur c'est de t'aimer. »
(*Ma paix et ma joie*.)
« Puisque le Roi des cieux a voulu que sa mère
« Fut soumise à la nuit, à l'angoisse du cœur,
« Alors, c'est donc un bien de souffrir, sur la terre ?
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« Oui, souffrir en aimant c'est le plus pur bonheur
« Tout ce qu'il m'a donné Jésus peut le reprendre,
« Dis-lui de ne jamais se gêner avec moi.
« Il peut bien se cacher je consens à l'attendre
« Jusqu'au jour sans couchant où s'éteindra ma foi. »
(*Pourquoi je t'aime, ô Marie,* dernière poésie de la sainte.)
« Ainsi je vais sans nulle crainte
« J'aime autant la nuit que le jour. »
(*Ma paix et ma joie*.)
« Vivre d'amour lorsque Jésus sommeille
« C'est le repos sur les flots orageux.
« Ô ne crains pas Seigneur que je t'éveille
« J'attends en paix le rivage des cieux. »
(*Vivre d'amour*.)
2\. *-- Petitesse - Pauvreté - Abandon. --* « Plus tu seras pauvre, plus Jésus t'aimera. » (*Lettre V^e^ à sa sœur Céline.*) *--* « C'est ma faiblesse qui fait toute ma force. Je ne puis me briser puisque, quelque chose qui arrive, je ne vois que la douce main de Jésus. » (*Lettre III^e^ à Mère Agnès.*) *--* « Maintenant la couleur de rose est passée... Y a-t-il encore ici-bas des joies couleur de rose pour votre petite Thérèse ? Ô non, il n'y a plus pour elle que des joies célestes, des joies où tout le créé, qui n'est rien, fait place à l'incréé qui est la réalité. » (*Lettre V^e^ à Sœur Marie du Sacré-Cœur.*) *--* « Ce qui plaît à Jésus c'est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté ; c'est l'espérance aveugle que j'ai en la miséricorde, voilà mon seul trésor. » (*Lettre VI^e^ à la même.*)
« Pour aimer Jésus, être sa victime d'amour, plus on est faible et misérable, plus on est propre aux opérations de cet amour consumant et transformant. Le seul désir d'être victime suffit ; mais il faut consentir à rester toujours pauvre et sans force, et voilà le difficile, car *le véritable pauvre d'esprit où le trouver ? Il faut le chercher bien loin,* dit l'auteur de l'*Imitation* (Livre II, chap. 11). Il ne dit pas qu'il faut le chercher parmi les grandes âmes, mais bien loin, c'est-à-dire dans la bassesse, dans le néant.
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Ah ! restons donc *bien loin* de tout ce qui brille. Aimons notre petitesse ; aimons à ne rien sentir. Alors nous serons pauvres d'esprit et Jésus viendra nous chercher si loin que nous soyons ; il nous transformera en flammes d'amour... C'est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l'amour. » (*Lettre VI^e^ à Sœur Marie du Sacré-Cœur.*) *--* « Jésus se plaît à me communiquer la science de *me glorifier de mes infirmités* (II Cor. XII, 5). C'est une grande science que celle-là, et je le prie de te la donner, car dans ce sentiment se trouve la paix et le repos du cœur. Quand on se voit si misérable on ne veut plus se considérer. On regarde seulement l'unique Bien-Aimé. » (*Lettre II^e^, à Marie Guérin.*) *--* « Je tâche de ne plus m'occuper de moi-même en rien et ce que Jésus daigne opérer dans mon âme je le lui abandonne sans réserve. » (*Lettre VI^e^ à deux missionnaires ses frères spirituels.*)
3\. *-- Le Ciel. --* « Je n'ai jamais donné au Bon Dieu que de l'amour ; il me rendra de l'amour... Revenir sur la terre pour faire aimer l'amour... Ma mission va commencer, ma mission de faire aimer le Bon Dieu comme je l'aime, de donner ma petite voie aux âmes. Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre... Je ne pourrai prendre aucun repos jusqu'à la fin du monde. » (*Histoire d'une Ame,* chapitre XII.) « (Ma) gloire (à moi) sera le reflet de celle qui jaillira du front de (ma) Mère. » (*Manuscrits, Lettre à Sœur Marie du Sacré-Cœur,* septembre *1896.*)
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Supprimez dans le petit enfant les défauts qui le rendent infantile : caprice, incontrôle, étourderie, besoin de faire occuper de soi ; retenez seulement ce qui fait son charme : confiance absolue en son père et sa mère, tendre affection, absence de calcul et de déguisement ; -- dépassant le niveau psychologique pénétrez jusqu'au mystère ontologique de la petite enfance et essayez d'en discerner le caractère propre : dépendance absolue, jaillissement pur de la vie et de l'amour ; -- enfin, vous élevant à l'ordre surnaturel, notez que les dons de la grâce, dans le petit enfant, n'ont pas encore été obscurcis ou étouffés mais se déploient avec une vitalité et un réalisme surprenants ;
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bref considérez dans une perspective analogique la condition particulière de l'enfance et vous comprendrez mieux alors la justesse et la portée de la révélation de l'Évangile : Si vous ne vous convertissez pas et ne devenez comme de petits enfants vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux. Vous comprendrez notamment que la condition de redevenir petits pour entrer au Royaume de Dieu, cette condition sine qua non ne ressemble pas à d'autres conditions également sine pua non (comme de n'avoir pas une justice pharisaïque ou de rendre témoignage de la foi) parce que les dispositions spirituelles de confiance et d'abandon, caractéristiques du petit enfant, doivent pénétrer toutes les autres dispositions. En tout et toujours nous avons à demeurer humbles et pauvres parce que toujours et en tout nous sommes aimés par Dieu le premier, et que de lui seul nous recevons tout bien. Même et surtout lorsque nous donnons c'est que nous avons reçu de pouvoir donner.
Ayant considéré selon l'analogie de la foi le précepte de redevenir comme de petits enfants pour entrer dans le Royaume, nous comprendrons mieux qu'une sainte aussi grande que Thérèse, lorsqu'elle nous fait le récit de sa vie, n'ait presqu'à nous raconter que des actions très petites.
Ce qui n'est pas petit c'est la perfection de l'amour qu'elle mettait dans l'accomplissement de ces actions, c'est l'esprit d'enfance dont cet amour était pénétré. Il est certain qu'un tel esprit importe plus que les actions en elles-mêmes. Si les actions de Thérèse eussent été éclatantes, nos regards risquaient d'être retenus par l'extérieur, nous aurions porté une moindre attention à l'esprit ; or c'est cela que Dieu regarde et recherche avant tout.
Il reste que l'Église ne se passe point d'actions éclatantes, de manifestations charismatiques, ni surtout de l'exercice des fonctions hiérarchiques. Comment l'esprit d'enfance s'accorde-t-il avec ces grandeurs dont l'Église ne peut se passer ? La petite Thérèse affirme que c'est possible. « Il est possible de rester petit même dans les charges les plus redoutables. » ([^18]) Ce fut possible en effet pour sainte Jeanne d'Arc, chargée miraculeusement de faire sacrer le Roi et de libérer la France ;
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ce fut possible pour saint Pie X investi, bien à contre-cœur, du pontificat suprême. Pour l'un et l'autre et pour tant de saints et de saintes appelés à tel ou tel poste de grandeur il fut possible de rester petit parce qu'ils entendirent l'enfance évangélique dans le sens où il faut l'entendre en vérité et non pas déguisée ou travestie. Aux postes qu'ils occupaient, l'esprit d'enfance fut en eux ce qu'il doit être pour tous quel que soit le rang, l'état ou le ministère : non pas un alibi apparemment humble et pieux de la pusillanimité ou de la lâcheté, mais une disposition du cœur en vertu de laquelle l'on s'oublie tellement soi-même, l'on est tellement simple, confiant, abandonné pour l'amour de Dieu que l'on ne biaise jamais avec ce que Dieu demande, là où d'on se trouve légitimement placé.
C'est l'esprit d'enfance, avec la simplicité de cœur qui en est inséparable, qui a rendu Jeanne d'Arc capable de soutenir la vérité de sa mission devant un faux tribunal d'Église et malgré la prison et le feu ; et c'est le même esprit d'enfance qui a rendu saint Pie X capable de faire front partout contre l'ennemi de l'intérieur, contre le modernisme, loin de composer en rien avec lui. Car l'esprit d'enfance fait non pas esquiver doucereusement mais affronter en paix, où que l'on soit, les difficultés et les responsabilités les plus graves pour l'amour du Seigneur.
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Thérèse était d'une sensibilité qui dépasse la moyenne. Mais il est encore plus vrai que sa droiture était admirable et que sa puissance d'amour, -- d'amour vrai, désintéressé, -- était étonnante. Il reste que, péniblement entravée par sa sensibilité, on saisit mal, à première vue, comment elle est devenue une très grande sainte. Elle n'était pas de cette étoffe humaine dans laquelle souvent il a plu au Seigneur de tailler les grands saints : Thérèse d'Avila ou Catherine de Sienne. Mais l'étoffe humaine importe infiniment moins que la miséricorde et la puissance de Dieu. On a beau se dire en lisant les premiers chapitres des Manuscrits : celle-ci n'est quand même pas faite pour l'héroïsme ; elle porte en elle trop de faiblesse innée, elle ne dispose pas de ressources assez larges ; comment parviendrait-elle à la grande sainteté ?
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On a beau se tenir ce raisonnement, on ne doit pas oublier que le Seigneur est entièrement libre de ses dons ; que la sainteté procède de lui avant tout ; que l'héroïsme évangélique, sans lequel il n'est pas de sainteté, est le fruit de la grâce et de l'amour et non l'inverse. Or cet héroïsme Dieu l'a fait dans l'âme de Thérèse parce qu'elle s'est donnée à Dieu comme étant Dieu. Se donner à Dieu comme étant Dieu cela veut dire que la foi et la confiance s'élèvent en quelque sorte au niveau de la générosité divine ; la foi dans l'amour, la confiance audacieuse en la miséricorde s'accordent, autant que faire se peut, au cœur même de Dieu. Il en fut ainsi pour Thérèse. Et c'est pour cela que Dieu fit en elle ces prodiges qu'on ne s'attendait pas à trouver dans un être faible.
Chez tous les saints sans exception la gravitation dans l'orbe de l'amour divin a été inflexible et sans écart. Il reste que rares sont ceux qui ont commencé aussi jeunes que Thérèse à se livrer totalement à cette attraction. Mais surtout la plupart n'étaient pas, par nature, des étoiles aussi menues que Thérèse. Seulement, ce n'est point la dimension de l'étoile qui importe, ni sa matière, mais bien qu'elle se laisse attirer, sans opposer de résistance, par le soleil de l'amour divin. Thérèse ne résista jamais. Elle se rendait ce témoignage : « Depuis l'âge de trois ans je n'ai rien refusé au Bon Dieu. » Et peu avant de mourir, parlant du Paradis : « Je n'ai donné au Bon Dieu que de l'amour, il me rendra de l'amour. »
C'est pour avoir vécu avec une intensité extraordinaire son néant et sa dépendance, c'est pour avoir éprouvé très particulièrement que Dieu, pour combler de grâces une créature, ne lui demandait que de se livrer à lui sans regard sur soi, c'est pour cela que Thérèse est devenue une très grande sainte ; qu'elle a enseigné à une foule d'âmes *la petite voie et l'offrande de soi-même à l'amour miséricordieux.*
Robustesse de la sensibilité, grande solidité affective ces précieuses qualités ne sont point l'apanage de Thérèse à sa naissance. En raison de ce qui lui a manqué par nature on peut bien dire, comme elle l'affirme elle-même qu'elle est *une petite âme.* Mais qu'on ne se fasse pas illusion sur cette petitesse selon la nature car, par grâce, cette petitesse est devenue la matière d'une étonnante grandeur.
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Jésus avait « communiqué à Thérèse la science de se glorifier de ses infirmités » (II Cor. XIII, 15) (*Lettre II^e^ à Marie Guérin*). Bien plus radicalement qu'une certaine fragilité psychologique, ce qui la caractérise c'est l'absence absolue de complicité, de collusion avec ce qui est une infirmité. Et la distance ou plutôt la liberté à l'égard de la faiblesse n'est elle-même que le fruit de l'amour. Elle est libre de soi et de sa faiblesse, non par orgueilleuse affirmation du pouvoir de se dominer, mais par très humble décision de se livrer à l'amour de Jésus. Nécessairement cet amour devait la conduire à ne jamais faire droit aux infirmités de la nature. Mais chez elle l'énergie procède de la charité, non l'inverse. C'est l'amour qui a fait l'héroïsme. On ne peut se représenter une Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face qui ne serait pas héroïque. Mais c'est un héroïsme d'amour. Elle a pu se donner le titre de *petite sainte.* N'allons pas imaginer pour autant qu'elle fasse droit à la facilité, encore moins à la lâcheté. Elle a beaucoup aimé les fleurs ; elle a chanté la rose mais son dernier mot sur la rose, dans la *Lettre V^e^ à Sœur Marie du Sacré-Cœur* nous montre que pour elle la rose est symbole de l'amour le plus pur, sans nul attendrissement facile, sans mièvrerie, sans complaisance pour soi. Voici en effet ce qu'elle écrit : « Maintenant la couleur de rose est passée... Y a-t-il encore ici-bas des joies couleur de rose pour (la) petite Thérèse ? Oh ! non, il n'y a plus pour elle que des joies célestes, des joies où tout le créé, qui n'est rien, fait place à l'incréé qui est la réalité. »
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C'est par des voies d'accès souvent bien différentes que la grâce de Dieu conduit les âmes vers le même saint. Mais quel que soit le côté par lequel on l'aborde, l'important est de pénétrer jusqu'au cœur. Si nous pénétrons l'intime de la vie intérieure des saints nous serons instruits profondément des secrets de l'Évangile. S'il s'agit de Thérèse de l'Enfant-Jésus les uns donc, et ceux-là sont les mieux partagés, ont saisi d'emblée, immédiatement, l'essentiel de son message : la charité est la seule chose qui compte ici-bas. « L'amour, comme elle disait, ne se paie que par l'amour. Nous n'avons qu'une seule chose à faire, aimer Jésus et le faire aimer et lui gagner des âmes pour qu'il soit éternellement aimé. »
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Pour d'autres, ce qu'ils ont entendu d'abord avec le plus d'intensité, ce qui tout d'abord les a retenus, à la fois surpris et apaisés, c'est que les obstacles venus de leur misère et surtout de leur péché sont comme rien devant Dieu ; ce que leur demande le Seigneur pour les conduire à l'amour « c'est la confiance et rien que la confiance » ; une confiance totalement loyale, qui ne s'autorise pas de la miséricorde pour se dispenser de veiller et de prier. La petite Thérèse leur fait comprendre qu'il n'est point d'âme tombée trop bas ou naturellement trop faible pour entendre l'invitation du Christ rédempteur. « Être pauvre, être trouvé pauvre... c'est la pauvreté que Jésus demande », ainsi que le disait sur son lit de mort, en 1949, une sainte carmélite : Mère Marie-Thérèse du carmel d'Avignon. Cette doctrine de la faiblesse chemin de l'amour, par la vertu de la Passion de Jésus-Christ, cette doctrine a permis à une foule de chrétiens démunis ou coupables de se reprendre, de faire face, leur a donné une confiance sans faille et sans bavure, qui ne triche pas avec les efforts et les recommencements. La petite Thérèse les a persuadés que le Seigneur n'abandonne jamais l'être qui crie vers lui comme un enfant. Par ce chemin de faiblesse ils apprennent peu à peu que le tout est d'aimer, de se stabiliser et de grandir dans l'amour. Car tout ce que la petite Thérèse enseigne sur la petitesse est rigoureusement inséparable de ce qu'elle dit sur l'amour. Ce qui est premier, ce qui explique sa doctrine sur la faiblesse, c'est sa doctrine sur l'amour.
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Un mot sur la transposition de la voie d'enfance dans la situation actuelle où le Seigneur nous requiert de lui rendre témoignage.
Que de fois nous avons été pressé des questions que voici : « Et après, avec votre résistance, avec votre propos de non-complicité à l'égard du modernisme, qu'est-ce que vous empêchez ? Oui, qu'est-ce que vous empêchez avec votre refus des nouvelles messes, votre refus du nouveau système des baptêmes différés, votre refus de réinterpréter l'Écriture et les définitions ?
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Dans un autre domaine à quoi pensez-vous aboutir avec votre refus des modes obscènes pour la femme ? Et pareillement avec vos efforts pour développer la récitation du chapelet quotidien, des trois Angelus, l'apprentissage des mélodies grégoriennes simples, -- bref, et sans tout énumérer, avec votre attachement à la tradition qu'est-ce que vous obtenez ? C'est entendu, vous arrêtez ou vous limitez le mal sur un tout petit secteur, mais le système en place, les autorités parallèles en place, les noyaux dirigeants en place, au Vatican ou dans les évêchés, en un mot la machine, le système, l'appareil étendent et diffusent et consolident le mal sur des secteurs toujours plus vastes et plus reculés ; des secteurs que vous aviez, un instant, jugés invulnérables. Cessez donc de résister, accommodez-vous et laissez faire. Oui, comme tant d'autres, trouvez un moyen de vous accommoder sans tomber dans des excès ; pour reprendre votre mot, acceptez une certaine « complicité » ; en attendant que ça change, consentez à vous plier ; vous le pouvez bien sans y mettre votre cœur. »
Que répondre à ces suggestions insidieuses reprises sous tant de formes par de « bonnes âmes » qui ont trouvé *avec le ciel des accommodements ?* Comment répondre, sinon en reprenant l'indignation des saints martyrs :
*Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien ?*
La question n'est pas de savoir si nous obtenons quelque chose, car nous sommes sûrs d'avance que le Seigneur bénit et fait fructifier le témoignage de foi de ceux qui l'aiment. Cette question ne se pose donc pas. La seule, question est celle-ci : comment rendre saintement ce témoignage qui est à rendre ? C'est là que la leçon de l'enfance évangélique est d'un prix inestimable car le fidèle dont la foi est d'une simplicité d'enfant, aussitôt qu'il a vu en quoi consiste le témoignage de foi acquiesce en parfaite droiture et grande paix. Le Père du ciel, par son Fils Jésus, lui donnera le secours nécessaire un jour après... l'autre. Savoir s'il empêche peu ou beaucoup de mal, si la tradition catholique garde ses positions ou si elle recule, c'est là une préoccupation qui ne lui est sans doute pas étrangère. Mais elle est loin d'envahir ou de posséder son âme ; cette préoccupation ne remplit pas son âme d'un grondement formidable et tragique ; jamais la simple mélodie de la confiance et de l'abandon n'est submergée par les hurlements de l'épouvante.
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Ce que le Seigneur lui demande c'est de tenir : tenir sur la bonne Messe et la bonne liturgie ; tenir sur le baptême ; tenir sur le catéchisme et la doctrine sacrée ; tenir sur la loi morale. Ce que le Seigneur veut faire avec ses amis -- on ne peut en douter -- c'est de les combler toujours davantage de son amour. Pour arriver à tenir, à demeurer fermes, il leur suffit de le laisser faire, car l'amour que le Seigneur veut mettre en leur âme est fort comme la mort et c'est une nourriture merveilleuse et inépuisable.
« En songeant aux tourments qui seront le partage des chrétiens au temps de l'Antéchrist, je sens mon cœur tressaillir et je voudrais que ces tourments me soient réservés. » ([^19]) Quels tourments ? Vous pensiez peut-être, ô sainte dont la vocation est l'amour, à quelque réédition adaptée au monde moderne des grils incandescents et des bûchers, des mines suffocantes ou des peignes de fer ? Aviez-vous entrevu qu'il y aurait pire ? Aviez-vous pensé aux tourments spirituels de tant de fidèles trompés par la hiérarchie ? Car des prêtres, des évêques, auraient d'abord accepté d'être enfermés en grand nombre dans un appareil très perfectionné qui les ferait tomber insensiblement dans une religion nouvelle, dans le dernier culte inventé par l'Enfer : celui de l'humanité en développement. Ce serait la destruction de la foi sous anesthésie, par l'effet combiné de la démocratisation et des autorités parallèles. Chloroformés, manœuvrés par le système en place, vidés de leur âme, on verrait des prêtres en foule imposer aux fidèles des rites équivoques et leur prêcher une doctrine douteuse. On verrait évêques et prêtres en grand nombre intoxiqués, dominés par le système, conduisant à l'apostasie une multitude de simples chrétiens sans défense qui s'en remettaient à leur autorité. Le peuple de Dieu est trompé, abusé, trahi par ses chefs. Ce n'est peut-être pas le temps de l'Antéchrist. C'en est la préfiguration. Or c'est dans un temps aussi terrible que vous auriez voulu vivre pour témoigner au Seigneur votre amour. Dans l'innombrable armée des saints et des saintes vous êtes la seule qui ayez manifesté semblable désir. Vous êtes donc capable plus que d'autres de comprendre notre situation et de venir à notre secours. Veuillez nous enseigner comment devenir des saints alors que les précurseurs de l'Antéchrist gouvernent, dominent la cité et enchaînent l'Église.
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Être saint dans un temps de chrétienté, alors que l'on est soutenu par des institutions ecclésiastiques intactes et des institutions civiles honnêtes, par l'exemple de beaucoup de ses frères et la vitalité des instituts de perfection, être saint dans ces conditions qui rappelleraient celles de la vie de saint Thomas, sainte Claire, sainte Marguerite-Marie, ce n'est déjà pas si facile ; même dans un monde chrétien on n'échappe au monde, pour être tout à Dieu, que si l'on est très profondément livré à son amour. Mais quelle ne sera pas l'intensité d'amour indispensable, quelle ne sera pas la force d'âme requise pour prendre le chemin de la sainteté alors que l'apostasie aura gagné non sans doute tous les prélats, ni tous les fidèles, ce qui sera toujours impossible, mais du moins un très grand nombre et Jusque dans les rangs les plus élevés, puisque *l'abomination de la désolation siégera dans le lieu saint ?* Il sera certainement beaucoup plus difficile et beaucoup plus rare d'être saint au temps de l'Antéchrist qu'il ne l'était du temps de Néron. Pour sauvage que fut sa persécution, Néron attaquait de l'extérieur ; l'Antéchrist sévira, selon la formule de saint Pie X, *in sinu et gremio Ecclesiæ*. Quoi qu'il en soit, en ce temps comme en tous les temps, c'est l'amour qui fera la sainteté. Mais dans cette situation nouvelle où la foi sera généralement obscurcie et niée, le premier effet de l'amour sera de garantir la persévérance de la foi. Non seulement conformer par amour la vie avec la foi mais par amour garder la foi. Garder la foi lorsque la hiérarchie la laisse travestir et la laisse perdre, rester ferme dans la foi au milieu d'un péril de ce genre est impossible sans une grande simplicité de cœur. Pour peu que l'on soit attiré par la gloire qui vient des hommes, ou peureux et lâche devant les maux qu'ils infligent, on trahira sans trop s'en apercevoir, en se justifiant par la sagesse illusoire de ce monde.
Je pense que notre époque est une préfiguration de celle de l'Antéchrist. Je ne demande pas à la petite Thérèse de m'indiquer les particularités concrètes de la persévérance et de la résistance, je lui demande ce qu'elle veut me donner : m'indiquer le ressort caché, l'élément invisible. Elle me répond qu'il suffit d'aimer, d'être petit et simple ; que cela est encore et toujours possible.
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C'est cela que j'ai besoin de savoir avant tout. Si je sais cela je serai bien plus capable de déceler le modernisme, et de persévérer dans la foi.
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Pour les saints de l'époque de l'Antéchrist comme pour les saints des autres époques et malgré leur situation unique, le fond de leur âme ne sera pas l'effroi ni l'inquiétude mais bien la paix, parce que dans la profondeur de leur âme ils seront livrés à l'amour ; or l'amour est repos dans le Bien-Aimé en qui l'âme possède tout bien et le goûte dans une expérience ineffable. *Gustate... quoniam suavis est Dominus* (Ps. 33)*.* La lucidité de ces saints sera évidemment très grande, proportionnée aux moyens nouveaux inventés par le *père du mensonge* pour tromper et pour donner le vertige. Parce que ces moyens seront à la mesure des esprits infernaux et non à la mesure de l'esprit de l'homme, ce sera le Saint-Esprit lui-même qui donnera la lucidité requise. Ce ne sera donc pas une lucidité tragique qui conduit au désespoir, qui étouffe l'âme dans la frayeur et l'empêche de respirer ; et c'est la prière qui est la respiration de l'âme. Cette lucidité ne sera pas un principe d'affolement ou de désespoir, mais d'humilité et d'abandon. L'âme aura pleine conscience de la nature particulière des filets qui lui sont tendus, mais pour celui qui a deux ailes qu'importe la perfection technique des filets que l'on tend sous ses pas ! Notre monde qui fut toujours une *vallée de larmes* deviendra, en ces temps de la fin, une image de l'Enfer ; il deviendra sans doute un Enfer indolore, une antichambre climatisée de l'Enfer éternel ; mais les saints des derniers jours rediront avec les saints qui les ont précédés en des siècles de moindre perversion et de ténèbres plus franches : *Je ne craindrai pas parce que vous êtes avec moi Seigneur... Vous avez jeté dehors le Prince de ce Monde.*
Les saints des derniers jours attendront en toute patience et tranquillité l'avènement du Christ ; leurs âmes seront tellement prêtes qu'ils n'éprouveront pas une extrême surprise en voyant le Christ se manifester avec tant de force que, *d'un souffle de sa bouche,* et comme on éteint une chandelle mal placée qui allait faire flamber toute la maison, *il exterminera l'impie* et le rejettera dans le gouffre du feu éternel (II Thessal. II, 8).
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Plus que d'autres saints la petite Thérèse intercède efficacement pour les âmes qui veulent demeurer fidèles en des temps qui préfigurent ceux de l'Antéchrist, parce que plus que d'autres saints elle a montré le chemin très sûr ou ne trouvent pas accès les précurseurs de l'Antéchrist : les chemins de l'humilité, de la simplicité du cœur, de l'enfance évangélique. « Plus tu seras pauvre, plus Jésus t'aimera... ([^20]) C'est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l'amour... ([^21]) On n'a jamais trop de confiance dans le Seigneur si puissant et si miséricordieux ; on obtient de lui tout autant qu'on en espère. » ([^22])
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Le mystère de la foi de Thérèse de Lisieux
par Louis Salleron
PÉGUY a écrit « le mystère de la charité de Jeanne d'Arc ». Un autre Péguy écrira-t-il « le mystère de la foi » de Thérèse de Lisieux ?
La foi, l'espérance et la charité ne sont que les trois aspects terrestres d'une même réalité. L'un ou l'autre de ces trois aspects apparaît-il davantage dans tel ou tel saint ? C'est difficile à dire. Jeanne d'Arc est la foi en action. Les mots « charité » ou « amour » ne viennent pas souvent à ses lèvres. Elle est pourtant bien aussi toute charité. La grande pitié où était le royaume de France l'a saisie aux entrailles. Péguy était en droit de parler du mystère de sa charité. Thérèse de Lisieux ne parle que de l'amour. Ses derniers mots sont (en regardant son Crucifix) : « Oh ! je l'aime... Mon Dieu... je vous aime !... » Il semble pourtant que c'est le mystère de sa foi qui aurait de quoi tenter l'écrivain.
Disons que le mystère de la charité de Jeanne d'Arc, c'est sa foi, le mystère de la foi de Thérèse de Lisieux, c'est sa charité.
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Mgr Combes a écrit plusieurs livres sur sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. C'est l'an passé, je crois, que j'ai lu son « Introduction à la spiritualité de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus ». (Vrin 1948). Ce livre m'a frappé en un point : l'extraordinaire émotion où la petite carmélite plonge Mgr Combes.
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On a l'impression qu'il n'ose pas dire tout ce qu'il pense. Car ce qu'il pense, visiblement, c'est que Thérèse est non seulement « la plus grande sainte des temps modernes », mais la plus grande sainte de tous les temps.
La plus grande sainte, qu'est-ce à dire ? C'est-à-dire la plus proche du Christ, la plus parfaite imitatrice du Christ, la plus vivante du Christ -- *Ego, mihi vivere Christus est*.
(On peut dire qu'il est absurde de vouloir établir une échelle de la sainteté et un classement des saints -- plus grands, moins grands, etc. C'est absurde, en effet, d'une certaine manière. Nul que Dieu ne sait qui sont ses élus et la place qu'il leur donne dans son royaume. Mais on n'aurait plus qu'à se taire définitivement si on ne pouvait dire les choses au sens où tout le monde les comprend simplement.)
Or si sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, est si grande c'est parce que sa charité, son incomparable force d'amour, est tout entière suspendue à sa foi.
On pourrait dire aussi bien. (et mieux) que sa foi est tout entière suspendue à sa charité. Et il ne faudrait pas oublier l'espérance. Encore une fois, les trois vertus théologales ne font qu'un, comme les trois personnes de la sainte Trinité. Mais à mes yeux du moins, c'est le mystère de la foi de Thérèse qui est éblouissant -- comme, en Jeanne d'Arc, c'est le mystère de la charité. Thérèse *croit par amour.*
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On aurait pu penser que les difficultés de la foi fussent toujours restées étrangères à Thérèse. Elle est née dans une famille très chrétienne. Son environnement, son éducation, ses lectures lui évitent tout contact avec l'incroyance. Elle entre à quinze ans au Carmel. Rien n'a de quoi la détourner de croire tout simplement et sans problème. On imaginerait à la rigueur quelques « doutes », du genre de ceux qui n'épargnent personne, mais rien de plus.
Or ce ne sont pas les doutes, qu'elle affronte, c'est, à partir de Pâques 1896, sans parler d'épreuves précédentes, la nuit totale de la foi. Autrement dit, elle ne connaît plus que la foi proprement dite, vertu théologale, sans aucun secours du sentiment ni de la raison.
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Humainement parlant, la foi n'est plus chez elle qu'un acte de pure volonté, dans le vide. Elle ira à la mort dans la foi nue, l'espérance nue, la charité nue, sans aucune puissance de croire humainement, d'espérer humainement, d'aimer humainement.
Elle a fait le récit de son entrée dans la nuit de la foi à Mère Marie de Gonzague, sa prieure, dans un manuscrit écrit de juin à juillet 1897.
Les faits se situent à la fin de la semaine sainte de 1896.
« Je jouissais alors d'une foi si vive, si claire, que la pensée du Ciel faisait tout mon bonheur, je ne pouvais croire qu'il y eût des impies n'ayant pas la foi. Je croyais qu'ils parlaient contre leur pensée en niant l'existence du Ciel, du beau Ciel où Dieu Lui-même voudrait être leur éternelle récompense. Aux jours du joyeux temps pascal, Jésus m'a fait sentir qu'il y a véritablement des âmes qui n'ont pas la foi, qui par l'abus des grâces perdent ce précieux trésor, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu'un sujet de combat et de tourment... Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques semaines, elle devait ne s'éteindre qu'à l'heure marquée par le Bon Dieu, et... cette heure n'est pas encore venue... Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens, mais hélas je crois que c'est impossible. Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l'obscurité (...)
« Lorsque je veux reposer mon cœur fatigué des ténèbres qui l'entourent par le souvenir du pays lumineux vers lequel j'aspire, mon tourment redouble, il me semble que les ténèbres empruntant la voix des pécheurs me disent en se moquant de moi : -- Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession *éternelle* du Créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t'environnent ! Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant.
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« Mère bien-aimée, l'image que j'ai voulu vous donner des ténèbres qui obscurcissent mon âme est aussi imparfaite qu'une ébauche comparée au modèle, cependant je ne veux pas en écrire plus long : je craindrais de blasphémer... j'ai peur même d'en avoir trop dit. » (pages 5 à 7 du manuscrit.)
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Dans ses Notes préparatoires au Procès apostolique, Mère Agnès de Jésus (Pauline Martin, sa sœur, qu'elle appelait sa « petite mère ») écrit :
« Un soir, à l'infirmerie, elle se trouva entraînée à me confier ses peines plus que de coutume. Elle ne s'était pas encore épanchée de la sorte sur ce sujet. Jusque là je n'avais su que vaguement son épreuve.
« Si vous saviez, me dit-elle, quelles affreuses pensées m'obsèdent ! Priez bien pour moi afin que je n'écoute pas le démon qui veut me persuader tant de mensonges. C'est le raisonnement des pires matérialistes qui s'impose à mon esprit : Plus tard, en faisant sans cesse des progrès nouveaux, la science expliquera tout naturellement, on aura la raison absolue de tout ce qui existe et qui reste encore un problème, parce qu'il reste encore beaucoup de choses à découvrir... etc.
« Je veux faire du bien après ma mort, mais je ne pourrai pas ! Ce sera comme pour Mère Geneviève : on s'attendait à lui voir faire des miracles et le silence complet s'est fait sur son tombeau... » ([^23])
Si la foi est la substance de ce qu'il faut espérer, le mur qui la sépare de Dieu ne lui permet pas de se nourrir d'illusions.
Trois semaines avant sa mort, sa sœur Pauline lui demandant si elle n'a pas de chagrin de la quitter, elle lui répond :
« Non !... S'il n'y avait pas de vie éternelle, oh ! oui !... mais il y en a une peut-être... et même c'est sûr ! » ([^24])
Elle nous dit « peut-être », elle ajoute « c'est sûr », parce que son acte d'espérance est comme son acte de foi, volontaire.
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Dans « Souvenirs d'une sainte amitié », sœur Thérèse de Saint-Augustin raconte un rêve qu'elle a fait où il est question d'un appartement sombre, d'une lourde porte noire et d'une raie de lumière sous la porte. Derrière cette porte on appelle sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus.
Thérèse de Saint-Augustin fait part de ce rêve à Thérèse de l'Enfant-Jésus qui lui dit :
« Oh ! que c'est beau ! ce n'est pas un rêve, c'est un songe et c'est pour moi que vous l'avez eu (...) Si vous saviez le bien que vous me faites ; est-ce que je ne vous ai pas parlé de l'état de mon âme ? (...) Je ne crois pas à la vie éternelle, il me semble qu'après cette vie mortelle il n'y a plus rien. Je ne puis vous exprimer les ténèbres dans lesquelles je suis plongée. Ce que vous venez de me raconter est exactement l'état de mon âme (...) » ([^25])
Ici, c'est encore plus catégorique : « Je ne crois pas à la vie éternelle. » Espérance, mais dans la nuit.
Huit jours avant sa mort, comme on la plaint de ses terribles souffrances :
« Oui !!! quelle grâce d'avoir la foi ! Si je n'avais pas eu la foi, je me serais donné la mort sans hésiter un seul instant. » ([^26])
Cette pensée l'habite ; elle la répète plusieurs fois. Au Procès de l'Ordinaire, sœur Marie de la Trinité nous fait la confidence suivante :
« Trois jours avant sa mort, je la vis dans un tel état de souffrances que j'en avais le cœur déchiré. Je m'approchai de son lit, elle fit un effort pour me sourire, et d'une voix entrecoupée par l'étouffement elle me dit : « Ah ! si je n'avais pas la Foi, je ne pourrais jamais supporter tant de souffrances. Je suis étonnée qu'il n'y en ait pas davantage, parmi les athées, qui se donnent la mort. » ([^27])
Chez elle, ce n'était pas des mots. Si elle n'avait pas eu la foi, elle se fût donné la mort. Croire, pour elle, c'était vaincre la mort, et d'abord en la refusant comme une facilité de la vie.
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La plupart des vies de saints nous apparaissent comme des illustrations de l'Évangile. Les vies de Jeanne d'Arc et de Thérèse de Lisieux nous apparaissent plutôt comme des *continuations* de l'Évangile.
Ce sont des lignes droites, mais faites de petits zigzags, où de nombreux détails étonnent, parfois choquent, demeurent incompréhensibles.
Ce sont de grands soleils, qui vous enveloppent de leur lumière, mais où l'on se prend à battre les paupières en ne voyant plus que des trous d'ombre et parfois le noir absolu.
Ce sont des rencontres avec des êtres si simples, si purs, si accessibles que nous avons l'impression de les comprendre parfaitement, de les recevoir, de leur faciliter l'existence, comme des enfants à qui on va montrer de belles images, jusqu'au moment où nous nous apercevons que ce sont eux qui vivent et non pas nous, que nous ne pouvons pas les séduire, les retenir, les absorber, que leur royaume leur suffit et qu'il nous restera fermé si nous nous refusons à devenir comme eux.
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Je me souviens d'avoir écrit un jour à Dom Aubourg « Ce que j'admire le plus dans le Christ, c'est sa foi. » Il me répondit une de ces lettres amusées, savantes, moqueuses et denses dont il avait le secret. « La foi, me disait-il en substance, est pour nous, pauvres humains. Le Verbe de Dieu fait homme n'avait pas besoin de la foi. » Je lui répondis que naturellement il avait raison, mais que je ne parlais pas de la vertu théologale. Je parlais de tout ce qui correspond au contenu humain de la vertu théologale.
Le Christ est né, a vécu, a souffert, est mort et a connu tout ce que connaît la nature humaine, sauf le péché. Ce que j'ai lu sur la conscience du Christ, la science du Christ, la volonté du Christ, me satisfait peu. De peur d'avoir l'air de mettre en cause la divinité du Christ, les théologiens inclinent insensiblement au docétisme. Mais s'il est nécessaire de construire des théories théologiques sur les deux natures du Christ, il faut bien se convaincre que le mystère restera mystère et qu'il n'y a pas lieu, par conséquent, de se sentir gêné par la pleine, totale, intégrale humanité du Christ.
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Humainement parlant donc, le Christ a eu tout ce que nous pouvons mettre de sentiment, de volonté et d'intelligence dans le mot « foi ». Au jardin des oliviers et sur la croix (« Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m'avez-vous abandonné ? »), Jésus-Christ, dans l'impassibilité divine, est humainement plongé dans la nuit de la foi.
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Le mystère de la foi, c'est peut-être le mystère de l'humilité absolue. La créature, en tant que créature, se sent égale à rien. Mais en tant qu'elle se sait entièrement dépendante de son Créateur, elle disparaît en quelque sorte en Dieu. *Quia respexit humilitatem ancillæ suæ... fecit mihi magna qui potens est*.
Thérèse se sent petite parmi les plus petites. Elle obéit, elle fait ce qu'on lui dit de faire. C'est « une bonne religieuse », et certaines de ses sœurs se demandent ce qu'on pourra dire d'elle après sa mort. Son autorité, pourtant, est grande. Elle enseigne et conseille avec assurance. Elle sait qu'elle a un message à transmettre, qu'elle fera pleuvoir du haut du ciel une pluie de roses. Elle dit tranquillement à ses sœurs qui la soignent : « Mes petites sœurs, vous savez bien que vous soignez une petite sainte. » Les audaces de sa familiarité avec l'amour divin ont de quoi déconcerter.
Tout est apparemment contradictoire en elle. On comprend que la mère Agnès ait cru devoir retoucher son autobiographie et on conçoit que les experts aient pâli sur sa vie et son œuvre lors du procès de canonisation. Était-on en présence de la sainteté à son sommet ou d'un fol orgueil tempéré par l'inconscience ? Il fallut que Pie XI donnât du poing sur la table pour que les hésitations cessent. Aujourd'hui nous nous étonnons de ces hésitations. Mais si c'est nous qui avions dû trancher ?
Là encore, le Christ est le modèle de ses saints. Bien sûr, il y a, entre lui et eux, la différence infinie qu'il est Dieu et qu'ils ne sont que les créatures. Mais dans tous les cas c'est d'abord un homme qui se présente aux yeux des savants et des foules. Qui est-il ?
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Nous voyons les savants et les foules osciller de la même manière -- avant, pendant, après. C'est l'éternel problème de la foi, à partir de Jésus-Christ, objet de notre foi en tant qu'homme-Dieu, et modèle de notre « foi » en tant qu'homme, -- notre père et notre frère.
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Un des signes les plus affligeants de la diminution de la foi et de la décomposition de l'intelligence chez les catholiques d'aujourd'hui, c'est leur incapacité non seulement à reconnaître mais à admettre la sainteté. L'idolâtrie remplace la foi. L'idéologie est leur religion. C'est pourquoi dans les « documents catéchétiques » de la Nouvelle Religion nous voyons proposer à l'admiration des enfants Martin Luther King, Che Guevara ou Angela Davis. On rougit de Jeanne d'Arc et de Thérèse de Lisieux.
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Pour connaître Jésus-Christ, Jeanne d'Arc et Thérèse de Lisieux, nous disposons de documents exceptionnels : les Évangiles, le Procès, les Manuscrits autobiographiques.
Ces documents soulèvent le passionnant problème de la lettre et de l'esprit. La lettre tue et l'esprit vivifie. Mais pas d'esprit sans lettre. Il faut donc la lettre, toute la lettre, rien que la lettre, dans sa certitude. Et il faut l'esprit qui prime la lettre.
Il est heureux que nous ayons non pas un évangile, mais quatre, avec dans beaucoup de cas des versions différentes du même sujet. Quelle admirable leçon ! Car la lettre de l'Évangile importe suprêmement, et pourtant, sur beaucoup de points essentiels, nous avons deux lettres différentes. Quel est le bon Pater ? Quelle est la bonne formule de la consécration ? Eh ! bien, là comme en tout ce qui est la vérité absolue il faut tenir les deux bouts de la chaîne : coller à la lettre, et coller davantage à l'esprit qui porte sans peine des lettres différentes.
Ces réflexions me viennent à l'esprit à propos des manuscrits de Thérèse de Lisieux. Elle écrivit son autobiographie par obéissance et sans savoir exactement l'usage auquel on la destinait. Finalement, un texte, retouché en beaucoup de points, fut livré au public sous le nom d' « Histoire d'une âme ». Le succès fut prodigieux.
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Des rééditions à n'en plus finir et des traductions dans toutes les langues. Même aventure pour les paroles prononcées par elle dans les derniers mois de sa vie : « Novissima verba ».
De bons esprits s'émurent. Tout cela n'était pas rigoureusement authentique. Des équipes se mirent au travail et publièrent dans leur version originale les « Manuscrits autobiographiques » et les « Derniers entretiens ». Travail savant, mené à la perfection. Travail légitime et nécessaire.
Aujourd'hui nous pouvons comparer les textes retouchés et les textes originaux. Les différences de détail sont innombrables. Le fond est identique. C'est-à-dire que le message transmis par les textes retouchés est bien celui qu'avait lancé sainte Thérèse, comme il est bien celui qu'ont reçu ses lecteurs. Pourquoi ? Parce que ce sont des mains pieuses et habitées de la même foi que Thérèse qui avaient fait les retouches.
Faut-il penser alors que la restitution des textes authentiques était inutile ? Certainement pas. Mais l'esprit prime la lettre, et c'est parce que l'esprit avait été compris et respecté qu'il n'y avait eu aucun dommage.
Nous sommes devenus des maniaques de l'objectivité. Mais c'est une objectivité matérialiste. Or l'objectivité spirituelle a autant et plus d'importance. Elle n'est possible qu'à celui pour qui l'esprit existe. Une photographie en couleurs n'est pas nécessairement supérieure à un tableau. Et un tableau à la Meissonnier qui se veut scrupuleusement objectif n'est pas nécessairement supérieur à un tableau qui s'efforce de transmettre l'âme d'une personne ou d'un paysage.
Bien mieux : la distinction commence au contact même du sujet et de l'objet. Deux hommes contemplent un champ ; voient-ils le même champ ? Deux hommes parlent avec un même personnage ; entendent-ils les mêmes paroles ? Jésus, pour les uns, est le fils du charpentier. Pour les autres, un prophète. « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Quand saint Pierre ensuite, ou saint Marc son disciple, ou saint Jean, qui a vu, entendu, touché le Verbe de Dieu, ou saint Luc, ou saint Matthieu, ou saint Paul, qui savent à qui ils ont cru, nous rapporteront la vie et les paroles de Jésus-Christ, nous pouvons leur faire confiance, même s'ils diffèrent dans leurs récits. La vérité de ce qu'ils nous transmettent est garantie par leur foi. Que nous soyons avides de connaître les « ipsissima verba » du Seigneur est normal, mais dans le même esprit de foi ; sans quoi c'est tout à fait inutile. La lettre, livrée à elle-même, nous tuera.
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Foi, intelligence, bon sens convergent et coïncident pour faire comprendre ces choses, qu'on ne fera jamais comprendre à ceux qui ne veulent pas les comprendre. Il s'agit pourtant là d'une *vérité* fondamentale relative à la *vérité* et à sa connaissance. Tous ceux qui ont étudié le problème de ce qu'on appelle aujourd'hui « l'information » le savent bien. Il y a une information vraie, il n'y a pas d'information qui serait vraie par la seule objectivité matérielle. Il n'y a pas de réalité matérielle « ipsissime », pour la bonne raison que la matière sans forme est néant pur. L'objet *réel* est très au-delà de l'objet *matériel*.
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Nous sommes tellement engoncés dans le matérialisme du scientisme que la réalité nous échappe et que nous sommes déroutés par le réalisme de la foi. Le Christ est un homme, étrange, et très remarquable d'ailleurs. Comment serait-il Dieu puisqu'il est homme ? Jeanne d'Arc est une vaillante petite paysanne, un peu illuminée. Comment serait-elle sainte puisqu'elle a des visions et qu'elle se croit chrétienne en faisant la guerre aux Anglais ? Thérèse de Lisieux est une bonne petite carmélite, touchante de courage et de gentillesse enfantine. Comment, elle aussi, serait-elle sainte, alors qu'elle sort de la petite bourgeoisie, classe haïssable entre toutes, et qu'elle fait de si mauvais vers ?
Thérèse, pourtant, a conquis le monde. Les foules ont entendu l'histoire de son âme et ont crié « Heureux le sein qui t'a nourri ». C'était le sein de Rose, la robuste nourrice normande. Ce détail avait échappé. L'abbé J.-F. Six nous le remet en mémoire. L'année du centenaire de sa naissance va être le commencement du dénigrement systématique. Si le Christ n'est pas ressuscité, pourquoi voulez-vous que Thérèse survive ? Et si Jeanne d'Arc de par la volonté de l'évêque, n'est plus honorée à Orléans, pourquoi Thérèse le serait-elle à Lisieux ?
Le mystère de la foi ne cessera jamais d'être un mystère.
Louis Salleron.
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### Le dernier jeudi
*Souvenirs sur Péguy*
par Claude Franchet
Ces souvenirs restés inédits ont été écrits au mois de juillet 1931. Claude Franchet savait que ce texte retrouvé dans ses papiers pendant sa dernière maladie serait publié ici après sa mort : Dans moins de deux ans, le 7 janvier 1973, ce sera le centenaire de la naissance de Péguy. Nous publierons cette année notre numéro d'hommage à Claude Franchet.
C'EST LA SAISON qui m'a fait penser à lui davantage ; cet air de juillet tout chargé de l'odeur des tilleuls de Virginie, plus forte et plus lourde et tardive que celle de nos tilleuls de France et il y en a deux, ici au bout de la place, là où les hommes jouent aux boules, il y en avait tout au long de l'avenue Mozart quand j'allais le voir en remontant vers la Muette, ou plutôt descendant vers la petite place d'Auteuil à cause du tramway Saint-Sulpice si familier encore... nom propre aujourd'hui évocateur de choses, odeur d'été d'Auteuil qui déjà faisait songer aux champs et que j'ai retrouvée ici l'autre dimanche en passant près de deux tilleuls aux dessous de feuille argentés. Et alors, j'ai pensé à ces temps où elle entrait en moi avec des songes paysans, et à celui que j'allais voir certain jour sans me douter que c'était la dernière fois.
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Si je retrouve bien mes souvenirs et cherche une date, ce devait être le jeudi 3 juillet 1914 ; de cette année-là où il n'y aurait plus dans l'histoire qu'une date, celle du 2 août, peut-être encore une autre, le 6 septembre, et après ce serait les années toutes mêlées jusqu'à cette Saint-Martin de 1918 où toutes les cloches se mirent à sonner ensemble, et chacun se penchant à sa fenêtre vit que là où rien n'était avant sur les façades tristes tout était devenu soudainement fleuri, frémissant de couleurs et de joie. Il n'y avait plus un pouce de pierre, plus que les vivantes étoffes comme des cœurs brillants dans la victoire ; et sur les places on s'embrassait et on faisait des rondes comme si le monde, soudain aussi, fût redevenu très jeune : rien ne peut empêcher ces choses d'avoir été. Comme d'autres, angoisse et beauté mêlées ; les cloches sonnaient toutes ensemble : hélas, ce 2 août, en arrière vers quoi tant de cœurs se tournèrent alors, les cloches de Bussières, de Pierreclos, Serrières, Saint-Sorlin, toutes dans la vallée du beau pays de Mâcon à Cluny, peut-être Milly en arrière, sonnaient le tocsin ! Et les hommes déjà partaient, les femmes déjà entraient dans trop de silence ou s'écriaient, et sur nous, autour de nous, contre les arbres, contre les murs des châteaux, contre les roches des montagnes, Solutré, le vieux Solutré aux os préhistoriques, partout le branle des grands malheurs ; et déjà en nous pourtant le dépouillement de toutes les petites choses trop pauvrement humaines, et le seul beau vêtement d'amour et d'honneur qui nous était rendu.
Oui, notre image à deux ou trois, en ces quelques années en arrière, c'était la « générale » sur la petite place de village en terrasse au-dessus des vignes, tous ces hommes massés sans bruit, ces femmes en arrière avec les yeux si grands et comme un immense silence fatal au-dedans, et le vieux garde-champêtre-tambour avec son papier qu'il déplie si lentement et qui commence : « *Avisse... la mobilisation générale est décrétée... *» Le grand cri alors d'une femme seule, à la porte d'une grange, un homme à la fin, le premier à parler avec leur mot de là-bas : « Ma foi !... » Cet air d'acceptation, de sérieux, de conclusion.
Enfin ces trois à nous regarder : « *Alors, Péguy ?... *» C'était à lui aussi que nous devions penser d'abord, le jour de l'armistice. Il y avait un homme parmi nous et c'était celui-là même qui était allé lui dire, d'un grand mouvement d'artiste, sitôt *Ève* parue :
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« Maintenant vous pouvez mourir. » Seulement, ce « maintenant » qui pouvait être, nous ne voulions plus qu'il fût ; et, comment dire, nous sentions pourtant qu'il serait.
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Je ne m'en doutais pourtant pas le 3 juillet ; autrement j'en aurais mieux profité encore de ce jour, et je ne lui aurais pas entendu dire comme j'accourais à la tombée de l'après-midi : « Je vous attendais beaucoup plus tôt. » Je m'en souviens trop bien, j'avais été longuement retenue ailleurs, c'était vrai, et coupant par un court passage j'y avais trouvé des petites filles faisant la ronde comme sur une place de village et qui chantaient :
*Nous irons à la chasse*
*A la chasse à la perdrix...*
C'était ces *perdrix* que je lui apportais : mais le mot de reproche était tombé avant.
... « *Je vous attendais beaucoup plus tôt. *» Il faut avoir connu Péguy et son goût de l'amitié et son innocente, entière possession dans l'amitié, pour pénétrer tout le sens de ce qu'il avait dit là. Il faut savoir aussi son cœur de ce moment, et sa maladie, et le débat spirituel, et celui du pain de chaque jour, et celui du génie contre les ennemis -- et (disons les choses comme elles ont été souvent) les amis même -- contre la gloire qui ne venait pas.
La gloire il l'aimait, il me l'a dit ; sans doute comme on l'aime, assez ingénument, pour elle-même ; surtout comme une justice non seulement envers lui, mais l'art et l'esprit de l'art qu'il représentait et parce que c'était bon et beau ce qu'il faisait et qu'il n'y avait pas eu plus beau dans l'art chrétien depuis des siècles ; et, pour tout dire, y avait-il eu un art chrétien entre le temps des paroisses avec les églises pleines au milieu des paroisses et ces *Tapisseries,* ces *Mystères* et son *Ève,* à part Claudel au même temps que lui ? Mais lui, il semblait être revenu à Dieu pour le retrouver, rené à la chrétienté pour y puiser l'inépuisable et son inégalable inspiration et en faire à son tour revivre les âmes ; Dieu, comme Claudel, l'avait suscité exprès puisque c'est en devenant chrétien qu'il était devenu poète, et aussi bien les plus beaux mouvements de sa prose étaient nés de là aussi.
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Mais qui s'en souciait en son temps, qui voulait s'en apercevoir ? Il y a eu bien des écrits sur lui depuis ; sur le grand caractère d'abord ; sur le grand esprit ; sur le grand écrivain ; sur le poète enfin ; et voilà qu'en ces dernières années sa gloire monte, monte ; mais en ces temps-là !... Sa vieille maman disait le mot poignant naguère à l'un de nous, qui passant Orléans avait voulu la saluer et saluer la maison où le cher grand homme était né. Elle travaillait à l'une de ses chaises et puis elle l'avait quittée pour préparer sa soupe aux pommes de terre ; et tout allant et venant, elle entretenait le visiteur, et tout à coup elle s'arrêta et dit : « Oui, monsieur, tout est bel et bien de ce qu'on dit sur lui depuis sa mort et de ce qu'on a fait ; *mais c'est avant qu'il avait besoin. *» Avant, je vais dire la vérité ; quand j'allai quelque temps reparler de notre puissante joie à la première lecture d'*Ève,* de l'émotion qui nous fit courir d'un seul geste aux *Cahiers,* il attendit un moment et puis il me dit : « *Vous avez été trois, quatre exactement avec Lotte, à m'en féliciter. *» Et quand deux ou trois mois après j'allai demander au rédacteur en chef d'une revue tuée par la guerre et qui alors commençait à partir d'un assez bon pied, qu'on en fit un bel article, j'eus la réponse faite d'avance par la collaboratrice préposée à la critique des poèmes : « *Ève,* ah non, c'est la barbe. » J'imagine qu'elle a, comme bien d'autres, changé d'avis aujourd'hui ; j'imagine aussi que le rédacteur traduisit une pensée vive à sa façon, mais j'oubliai alors de le lui demander. Celui-là d'ailleurs dans le même temps me faisait savoir : « Tachez de m'obtenir quelques pages de Péguy : de la prose bien entendu, pas de vers ; mais de la prose tant qu'il en voudra. » Je crois que je n'osais même pas faire la demande, en tout cas, ce n'eût pas été sous cette forme ; mais c'est un fait qu'en certains milieux intellectuels sa prose, au rebours de ses vers, commençait à monter ; il y avait eu l'*Argent,* l'*Argent* qui avait mis les esprits en joie, et le *Nouveau Théologien.* Aussi, quelle force de pamphlet, quelle verve ; et quelle forme, quel français, quels mots, quel rythme ! « Et quelle actualité, encore, dans sa critique aiguë et pénétrant si loin dans les esprits et les mœurs, vivante, joyeuse, et d'un coup si grave : Péguy est le grand moraliste de notre temps. » De tout cela j'avais déjà tâché de lui dire ma joie à moi, mon admiration et lui donner courage en disant celles des autres ; mais il avait riposté :
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« Il y a vingt ans que j'écris comme ça, et ils commencent à s'en apercevoir. » C'était presque vrai, il n'y a qu'à lire les avant-propos, les quelques pages pleines et belles, éclatantes d'originalité qu'on trouve presque toujours dans les plus anciens Cahiers. Pourtant ces deux ou trois dernières années voyaient comme la fleur magnifique de ces dons. C'était vrai ; mais pour ses vers, il y avait si peu de temps et il était arrivé tout de suite à donner cette fleur, et il était allé aussitôt à la plénitude de son génie et il y avait là des choses qui pouvaient, qui devaient retourner tout un monde : les plus fortes, les plus fraîches, les plus profondes des cœurs et les plus grandes imaginations du monde de la terre et du monde spirituel : le plus simplement aussi, justement et vivement catholiques ; qui peut trouver à dire autre chose ?
Mais pourtant le monde n'était pas pour lui ; aucun monde ; pas même celui des autres artistes : pauvre grand homme. Je le revois ce dernier jour ; il me disait « Ils ne voient donc pas ? Ils ne comprennent donc pas ? Qu'est-ce qu'ils ont donc ? » Nous en étions sur son œuvre poétique, sur l'*Ève.* La fin du jour tombait des carreaux verts sur lui ; il était malade, il était triste ; les choses -- on peut tout dire aujourd'hui où de si merveilleuses réparations ont été faites, et d'ailleurs tout a été dit déjà -- les choses n'allaient pas chez lui non plus, ni son cœur ni son âme n'étaient en paix ; et c'était le temps des grands désabonnements ; et alors il travaillait, travaillait, les unes après les autres les pages tombaient.
« Je ferai encore quelque chose de très beau : bâti comme une cathédrale ; avec une grande nef au milieu, d'autres sur les côtés ; il y aura Notre-Seigneur en ce milieu et nos saints sur ces côtés. Ce sera très, très beau. » Oui, ce serait très beau, les pages tombaient, mais il y avait à ce moment-là juste la joie de la récréation, les heures en face de ces pages : il ne savait même pas s'il y gagnerait sa vie. Et non seulement son esprit souffrait, le sien, de Charles Péguy, et celui du grand artiste, mais sur son cœur d'autres voiles encore tombaient, le commencement de l'inquiétude en amitié, des craintes, des ombrages, des soupçons. Lui qui aimait tant à être aimé se croyait, se voyait parfois comme trahi, et il avait besoin de ces amitiés totales, identifiées à lui ;
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quelque chose se défaisait autour de lui, ses amis les meilleurs souffraient et le faisaient souffrir, Baillet le bénédictin qui avait tant prié pour lui était mort, surtout mort, pensait-il, en le blâmant, par la faute des autres, et il me disait encore :
-- *Vous ne savez pas ce que c'est que de n'être plus aimé :*
Si, je le savais, chacun de nous le sait, à quelques heures de sa vie, par justice, et pour la mortification ; mais encore une fois lui ne savait pas qu'il « ne faut souhaiter être au cœur d'aucune créature », il avait tant besoin de ceux qui avaient tant besoin de lui. Et voilà que c'était le grand moment de contradictions... Je me disais souvent :
« Comment Dieu s'y prendra-t-il pour arranger tout cela ? »
Il s'y prit le 5 septembre, dans les champs au-delà de Villeroy, près Meaux, pas très loin du bord de la route où je suis allé prier sur la grande tombe commune en 1915.
Nous n'étions que les amis de la dernière heure ; c'est pour cela peut-être que tout semblait recommencer avec nous, la confiance, le courage, la certitude de l'amour. Le lien s'était serré vite parce que nous, lecteurs des Cahiers depuis longtemps, le connaissions si bien, mais la rencontre avait été aussi tout vivement arrangée. Nous en avions grande admiration mais il nous paraissait si haut, si loin ; et c'est tout à coup l'aventure d'une nouvelle autre amitié qui devait nous joindre à lui. Un soir, dans un dîner très simple et intime, Jeanne Maritain, que je n'avais jamais vue, avait parlé de lui ; elle contait comment elle avait été quelque peu sa collaboratrice, et toujours elle et son frère de chauds amis ; sa mère aussi dont Péguy aimait à dire qu'elle avait le génie de l'amitié, qu'il appelait si sérieusement mon enfant, à qui il avait dédié la *Tapisserie de sainte Geneviève* et chez laquelle il devait passer ses deux derniers jours de civil, ces journées si émouvantes dans le livre de Tharaud. Il était peut-être lui aussi son meilleur ami, il déjeunait rue de Rennes, à ce 149 presque fameux tant l'hospitalité y était bonne à quelques-uns, chaque jeudi : à apprendre ces choses, je devais ouvrir les yeux si grands que la jeune femme s'en aperçut et me dit : « Mais pourquoi ne viendriez-vous pas un de ces prochains jeudis prendre le café avec lui et les autres chez maman ? »
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Elle avait, malgré ses soucis aussi, sa grâce vive, engageante, surtout je vis que ce n'était pas des paroles, mais bien une invitation du cœur ; sur une autre invitation, j'y allais, j'y retournais, et quelque temps après, ce fut presque chaque semaine. Venant de plus loin que les autres, j'arrivais un peu plus tard ; je me vois encore sonner essoufflée d'avoir trop vivement monté, saluer Thérèse, avec qui il s'était brouillé un jour avec un bouquet de genêts trop encombrant dans la cuisine et qu'il devait embrasser avec tant de simplicité le jour de son grand départ ; puis entrer au salon un peu émue de la société, joyeuse pourtant et toute prête à l'admiration et cela se voyait sans doute parce que Péguy me souriait tout de suite de son sourire inoubliable (les Tharaud parlent de ses belles mains, c'est un fait que je ne me les rappelle pas ; mais je n'aurais pu oublier ses yeux vifs et profonds ensemble ni surtout, surtout son sourire qui était soudain sur son visage comme une beauté pure, presque enfantine à laquelle je ne m'habituais pas, toujours fraîche et nouvelle, un sourire, oui, d'âme pure) ; il me souriait donc et me faisait une place à côté de lui dès que j'avais fait le tour des autres : son hôtesse-amie, Jeanne, Maurice Reclus presque toujours, Psichari quand il était de passage (il était alors attaché à Cherbourg ; c'était l'année aussi du succès de *l'Appel des Armes*) ; un jour Mme Péguy, d'Orléans, dans sa dignité un peu sévère et près de laquelle son fils avait façon de petit enfant sage ; un jour aussi, il avait quitté le salon pour aller dire à côté de bonnes paroles à une vieille demoiselle protégée de la maison.
J'étais donc à côté de lui ; il me parlait, ou bien faisait façon d'écouter les autres ; il avait beaucoup plus à parler qu'à écouter, dans les derniers temps : les contradictions, ce n'était pas seulement de son art qu'elles prenaient vie, de cela on ne disait pas grand-chose ; mais c'était de son âme, son âme convertie et arrêtée -- pour un temps, qui savait autre chose, qui pouvait juger ? -- au seuil d'une église. Et pourtant au dedans de lui cette âme était bien de la Jérusalem de la terre, par la foi, l'acceptation, les admirables lumières sur le sens chrétien et la vie chrétienne, et la cité chrétienne -- qui a parlé comme lui, premièrement de la *paroisse,* qui a voulu voir refonder la société sur cette cellule indispensable, et parfaite, à tout ordre chrétien, qui en fit autre que lui le vrai lieu de la vocation de Jeanne d'Arc ? -- sur le péché et la Rédemption, sur la Sainte Vierge et sur les saints ;
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et on oublie que ces vérités étaient attenantes aux grâces du baptême, on oublie trop souvent, et c'était le cas, ce qu'est une âme de baptisé, antérieurement même aux autres sacrements et ses grâces antérieures et d'autres grâces ; et ce que sont, ce que restent au milieu de ces grâces anciennes, et quelles autres en sont tenues toutes prêtes à ceux de première bonne volonté... Arrêté pourtant, il l'était ; et on savait par quoi, mais on faisait comme si on ne le savait pas, et comme si ce n'était rien, et il était suspect si non encore soupçonné ; il y avait des démarches directes et des allusions, il se sentait pressé de faire ce à quoi il ne se décidait pas ; avec son caractère ombrageux, rétractile dans les moments difficiles, il reculait davantage et se formait d'autres raisons que la vraie, pis, une plaie vive en lui s'envenimait. Il était très malheureux.
Les autres sans doute autour de lui, Dieu permet de ces obscurités ; mais il avait tant de raisons d'hésiter, et quelque chose aussi dans son caractère qui tout puissant, et qui tout ingénument prenant la volonté des autres, cessait pourtant à certains moments d'être une force, on ne sait trop pourquoi ; se taisait, se retirait ; et c'est alors que son esprit tâchait d'arranger les choses autrement. Avec cela, oui, il avait raison d'hésiter et d'attendre, et les autres n'avaient pas eu les mêmes ; mais s'il était vraiment converti dans son âme, s'il mourut dans le désir total, il y en a de bien puissantes aussi, j'allais dire irréfutables de le croire ; et elles ne sont pas seulement dans l'admirable témoignage (profession de foi, enseignement, force d'apostolat comme on aime tant à dire) de ses dernières œuvres, dans ces *Tapisseries,* ces *Mystères,* cette *Ève* qui n'est rien de moins qu'une autre forme en images des *Pensées* et du *Sermon sur la Mort,* mais surtout dans un fait éclatant aux yeux non prévenus et que je crois pouvoir invoquer sans faux jugement, d'autre part sans fausse réserve ; s'il ne fût pas mort dans la grâce et le pardon, si son œuvre n'eût pas été essentiellement juste et inspirée, si ses prières à Notre-Dame (celle de « Report ») n'avaient pas été dignes d'être entendues, comment aurait si merveilleusement, si miraculeusement fleuri la semence au cœur de ceux qui les plus chers et les plus proches avaient été rebelles ?
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Ils ont racheté ; ils ont aimé ; *ils ont repris la vie à l'endroit où ils l'avaient laissée.* Lointain retour et désaveu généreux, éclaircissement et lumière sur lui ; mais cela aurait-il pu être sans que lui-même, en secret, aux derniers temps, au dernier moment si vous voulez n'ait pris l'avance. Il y eut un mot de lui à Jeanne Maritain qui disait, à la fin d'août : « Je vous dirai où j'ai entendu la messe le 15 août. » Et il disait aussi d'un prêtre de sa compagnie (pourquoi imaginé-je aujourd'hui, est-ce un souvenir, que c'était un religieux) : « J'en ai fait mon chapelain particulier. » Je sais qu'il aimait donner de ces formes aux choses : tout de même à ce moment-là nous en avions eu de l'espoir.
Quoiqu'il en fût, ce jeudi quand j'entrai -- que s'était-il passé avant mon arrivée -- ce ne fut pas un sourire mais une exclamation qui m'accueillit : « Ah ! voilà quelqu'un qui va être avec moi. » C'était vrai, j'étais d'avance avec lui, surtout peut-être comme une protestation contre cette rumeur que je sentais croître sans savoir pourtant encore à ce moment d'où elle venait au juste, et c'est le soir seulement qu'il y fit allusion à sa façon rapide, presque secrète, parce qu'autant il était direct dans ses écrits, autant il gardait dans ses confidences une sorte de pudeur au regard même de ceux qui le faisaient souffrir, ses amis inquiets et pressants. Le soir...
Comme forcément rue de Rennes la conversation était plutôt générale, il me demandait parfois de passer aux Cahiers avant la fin de la journée. Je ne voulais pas y manquer. C'est là, dans cet été, où nous avons le plus causé ; je devrais plutôt dire que je l'écoutais me parler, parce que moi, je n'avais rien à dire ; je lui parlais à peine de mes essais, ou alors c'était pour entendre ses conseils, à la fois pratiques et généreux. Je l'entends encore parler de son métier : « *Il faut en aimer jusqu'à l'odeur ; l'odeur d'encre, de papier, l'odeur d'imprimerie* (j'ai su, depuis, ses longues pauses à l'imprimerie de Suresnes) ; *j'aimais quand j'étais petit, l'odeur du métier de maman, je la sens toujours quand j'y pense. La paille, le bois, le vernis. *» Mais il n'avait pas besoin de me faire cette recommandation d'amour. Il m'enseignait aussi ; il y avait du maître en lui, du meilleur, celui qui apprend à l'ouvrier l'amour encore et les secrets de *l'ouvrage bien faite* comme on dit ici aux champs ;
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pourquoi ai-je retenu ces conseils qui semblent uniquement pratiques, sinon parce qu'ils répondent à quelque chose de plus profond. Il me disait de l'inspiration : « *Ne la quittez pas ; et laissez-la aller ; les idées, les imaginations, s'entraînent d'elles-mêmes, je veux dire l'une de l'autre ; naîtront du mouvement ; il en est qu'on ne voyait même pas venir, et elles paraissent quand leur tour est venu ; c'est la plume à la main et courant sur mon papier, que je les vois toutes arriver. *» (Il avait raison ; il en est sûrement toujours ainsi chez les plus grands, pourvu qu'il y eût à l'origine une idée forte, originale et familière, et alors comme l'ébranlement suffit né du puissant mouvement sensible saisi par l'intelligence, comme de ce seul mouvement tout découle et s'ordonne ; cela est très sensible chez Claudel.) Et plus pratiquement encore, de là, une chose si parfaitement nécessaire : « *Surtout au moment de la transition, quand la pensée tourne ; ne la quittez jamais en tournant ; faites la transition, le passage, écrivez. Après seulement vous pourrez laisser votre travail s'il le faut. *» Cela était si juste que je n'y ai jamais manqué depuis et l'ai enseigné à mon tour comme un grand gain de temps, et de réussite pour le mouvement tout prêt à être continué.
Nous parlions après cela de nouveau de son œuvre, ses projets, de ce qu'il faudrait qui en fût dit ; je lui promettais dans ma mesurée mesure d'en parler un jour, Dieu soit loué, d'autres l'ont fait qui l'auraient rendu bien heureux : et je songe aux lectures de Copeau qui à tant d'âmes l'ont révélé... Mais après il en revenait à sa solitude d'esprit, à ses peines avec ses amis, plus blessé peut-être qu'il n'eût fallu ; à d'autres peines.
Ce dernier jour surtout c'est à cela qu'il en revenait toujours et il avait des silences plus pénibles que des paroles. Il pouvait presque tout me dire, il y avait une pureté en lui qui créait une atmosphère de sincérité, de naturelle convenance, de simplicité ; c'était avec cela beaucoup plus que la camaraderie qu'il inspirait, vraiment l'amitié avec sa hauteur d'estime et ce lien des cœurs par quoi elle tient tout de même à la sensibilité, mais les cœurs et les esprits étaient en simplicité avec le sien sur ce plan où d'emblée il les élevait. Enfin il y avait surtout de lui à moi, je n'ai jamais pensé autrement, de la reconnaissance pour l'admiration vouée à son œuvre, et ce goût profond, fort et joyeux que j'en avais ;
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cela ne paraît presque rien aujourd'hui et ces choses à les dire me paraissent à moi-même presque sottes et sans valeur ; pourtant en ce temps-là, je dois bien me rappeler qu'elles en avaient, et qu'il n'était pas commun à celui qui prend enfin son rang de se voir louer, encourager. Songeons une fois de plus que ses meilleurs amis après *Ève* lui crièrent casse-cou ; il ne faut pas craindre de le redire pour avoir pour lui plus d'amour.
Ses dernières paroles ne furent pas tristes pourtant. C'était d'abord : « *Vous partez, vous m'écrirez beaucoup, ne fût-ce que des cartes ; moi guère, je n'écris pas. *» Et à la vérité, je savais qu'il n'avait rien à me dire. Et puis à la porte, songeant à des choses que nous avions dites avant :
« *Bon courage, Notre-Seigneur et les saints nous aideront.* »
Nous étions sur le seuil ; M. Bourgeois qui avait levé la tête dans son petit retrait me salua ; il me donna une dernière poignée de main. Dans la rue, je m'avisai qu'il était vraiment tard ; les petites filles ne faisaient plus depuis longtemps peut-être la ronde des perdrix. Je courus pour regagner bien vite le petit tramway.
J'étais sans aucune sorte de pressentiment.
Je n'ai pas eu le temps d'envoyer les longues lettres, ni même les cartes ; et pourtant j'ai reçu de lui l'un de ses petits mots. Il était écrit sur l'un des numéros du Bulletin de Lotte consacré à *Ève.* On s'attendrit aujourd'hui à savoir que Péguy lui-même l'avait écrit ce numéro et on s'émerveille de la critique que personne ne dépassera, sur *l'Ève,* et par delà sur le sens profond d'un art vraiment chrétien dont si peu se souciaient en ce temps-là pour en parler trop facilement peut-être aujourd'hui. Qui a vu les débuts d'une grande chose peut-il voir sans sourire l'innocence de ceux qui en vivent, tout danger passé ; le danger déjà d'être tout bonnement ignoré ; mais quelque vingt ans après, elle devient le beau jeu ; oui, il y a beaucoup d'innocence dans ces jeux des hommes, et pour en revenir au cher Péguy il le savait mieux que personne ; mais il n'en riait pas.
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... Je lui avais demandé de m'envoyer plusieurs exemplaires de ce numéro sur l'*Ève* pour faire connaître plus facilement le sens général et des extraits au moins de l'œuvre admirable -- et choisis par lui -- à ceux qui sans ce recours, n'en auraient rien lu ; et quand j'ouvris le paquet, je trouvai au haut du Bulletin la longue et singulière écriture avec la date du 28 juillet et ces mots :
ON DIT QUE C'EST POUR DEMAIN, MA CHÈRE AMIE.
Le fidèle PÉGUY.
On sait ce qui devait être « pour demain » ; il ne se trompait que de trois ou quatre jours. Et personne ne me croirait si je disais que je n'ai pas conservé le bulletin comme un de mes plus précieux trésors d'amitié.
Au moins nous fûmes plusieurs ensemble aussi à le pleurer. C'est donc en Bourgogne que j'avais reçu le paquet, aux environs de Mâcon, chez Jeanne Maritain et dans sa belle maison de là-bas avec sa galerie ouverte au-dessus du jardin et ses toits de tuile à la romaine ; nous y étions venus passer la seconde quinzaine de juillet, et c'est là où la guerre nous prit sans avertissement -- si solitaires nous avions à peine à ce moment-là compris le mot de Péguy -- où trois jours après nous entendîmes battre la générale sur la petite place au-dessus des vignes et sonner le tocsin dans la vallée. Un peu plus tard -- nous avions dû rester -- c'est Mme Favre qui vint à son tour ; on parla beaucoup de Péguy ; sa meilleure amie nous racontait ses derniers jours rue de Rennes, ses sorties, ses adieux à tous, ses accommodements, ce que les Tharaud ont si bien raconté d'après elle. On priait pour lui ; la petite Évelyne avait fait dans un atelier un coin d'oratoire dédié à la Sainte-Vierge ; il y avait une statuette et des fleurs.
... C'est là, au pied de la statuette, que s'enfuit sa mère, dans l'après-dînée du 17 septembre, après avoir poussé un grand cri en laissant tomber le journal qu'elle s'était mise à lire. Je le vois encore à terre, c'était le *Nouvelliste de Lyon ;* mais nous n'eûmes pas besoin de le ramasser, nous savions déjà ce que c'était.
94:169
Nous avons suivi Jeanne, nous nous sommes mis à genoux de chaque côté de la Sainte-Vierge qu'il avait tant priée, nous l'avons suppliée pour lui ; nous avons pensé qu'il y avait douze jours déjà qu'il avait eu son jugement. Et après, il fallut aller prévenir Mme Favre.
J'ai, pour ma part, beaucoup pleuré ; là, dans le petit oratoire ; et après surtout dans la vieille petite église bénédictine déjà si émouvante, humaine et divine ensemble, où je suis allée presque aussitôt faire un chemin de Croix pour lui -- le meilleur peut-être de ma vie -- j'ai beaucoup pleuré comme si je l'avais connu beaucoup plus longtemps, comme s'il avait été pour moi comme les autres un ami de ma jeunesse ; et en même temps parce que c'était une chose à peine commencée, déjà finie et l'étonnement devant le destin que Dieu fait, se mêlait à la peine d'amitié ; tout cela était si vif que l'impression vient de m'en revenir tout à plein devant le vieux Bulletin tiré de son enveloppe. Et pourtant, et cela était si net aussi, si je pleurais pour moi, quelque chose me disait que pour lui c'était la réponse à la question si souvent faite, l'arrangement demandé ; et non point une solution facile, une question tranchée, mais bien, glorieusement -- il ne peut être question cette fois, faut-il dire, que de sa destinée humaine -- l'image la plus belle qu'il pouvait laisser de lui, et la circonstance admirable à celui qui avait la patrie si fort mêlée à son vieux sang français et l'amour des héros si fort avant dans le cœur, au poète qui avait chanté la bataille pour les quatre coins de terre, et qui mourait, soldat, héros, Français, d'une balle en plein front à la première aube d'un commencement de victoire. Quel autre avait eu ce destin, quel autre de vieille race avant le grand amour du *Mystère de Jeanne d'Arc,* avant les pages admirables de la dernière partie de *L'Argent* et avant celles de l'*Ève* sur ceux qui sont « couchés dessous le ciel à la face de Dieu », sinon dans sa patrie ancienne le grand Eschyle ?
Nous l'avons tous senti et de plus en plus ; comme lui nous l'avons toujours davantage aimé et son œuvre, toute son œuvre dans sa force et sa véhémence, dans sa simplicité, dans sa vraie et profonde originalité qui dit l'unique vérité des choses, dans son comique et dans sa fantaisie, dans sa poésie enfin qui nous met au cœur la plus purement sensible image du monde et tourne l'âme par cela même, face à Dieu, elle aussi...
95:169
Et il est bon de voir aujourd'hui des esprits comme hantés par lui ; il est bon d'en voir d'aucuns même s'emparer de lui ; cela fait chaud au cœur de voir sa gloire monter malgré le regret un peu amer du passé. Mais n'était-ce pas aussi sa croix, son mérite, et la volonté de Dieu.
Et le plus beau peut-être c'est que son amour est surtout, tout à plein, dans le cœur des jeunes.
*Le Mesnil Saint-Loup*
*Juillet 31*
Claude Franchet.
96:169
### Ève poème de chrétienté
par R.-Th. Calmel, o.p.
#### Présentation analytique
Il faut en prendre notre parti : ce long poème de près de 2 000 quatrains, ne comporte pas une seule division. Pareille innovation est une erreur. La division en plusieurs chants, traditionnelle dans les longs poèmes comme *l'Énéide* ou *la Divine Comédie,* eût évité au lecteur d'être d'emblée déconcerté, sinon découragé, et la puissance du souffle poétique n'eût pas été affaiblie pour autant. De même si le poète, avant de publier son œuvre, eût pris le soin d'en faire la lecture à des amis, il est probable que ces censeurs bienveillants lui auraient évité nombre de répétitions, lui auraient fait supprimer notamment une partie des 320 quatrains sur la vacuité du monde moderne.
Quoiqu'il en soit, loin d'être confus et sans suite, loin de ressembler à un amas informe, *Ève* témoigne d'une composition bien réfléchie, d'une architecture ordonnée et fortement cohérente. Si *Ève* n'est pas un poème classique ce n'est point par manque d'unité mais à cause d'un certain encombrement et surtout parce que les distinctions ne sont pas assez marquées au sein de l'unité. On pense à une cathédrale à peu près terminée mais dont les échafaudages resteraient encore en place, qui n'aurait pas non plus été débarrassée de certains morceaux adventices. Nefs et bas-côtés, clochers et portails, voûtes et rosaces, tout est achevé et se tient.
97:169
Votre vue est satisfaite. Le volume dans son ensemble est dominé par l'architecte : vous pouvez faire le tour, c'est bien véritablement une église ; ce n'est pas une simple façade qui serait sans doute magnifique, mais derrière laquelle vous ne trouveriez qu'une sorte de grange. C'est une cathédrale.
Notre analyse, on va le voir, ne coïncide pas exactement avec celle de Durel. Paru dans le *Bulletin des Professeurs Catholiques de l'Université,* du 20 janvier 1914, l'article de Durel sur *l'Ève* de Péguy est reproduit dans l'édition de la Pléiade de 1967 (*Œuvres poétiques complètes,* Éditions Gallimard). Durel c'est en somme Péguy, puisque Péguy non seulement avait dicté une partie du texte mais encore avait pris soin de le revoir. Nous ne prétendons pas en connaître, sur *Ève,* plus long que Durel, plus long que l'auteur lui-même. Nul aussi bien que Durel ne nous a expliqué l'unité de ton qui règne dans toutes les parties du poème, l'absence de romantisme, l'exclusion de la frivolité anecdotique. Nous croyons devoir cependant ne pas nous limiter aux explications de Durel. Elles ne présentent que certaines richesses ; beaucoup sont laissées dans l'ombre, en particulier la plus priante des deux prières : *Veuillez nous rechercher des biens surnaturels...* D'autre part une œuvre aussi grande que *Ève,* aussi haute, se prête à des lectures superposées, se laisse entendre à différents niveaux. Il faut dire plus ; comme Péguy en avait le sentiment, il faut dire qu'une œuvre aussi catholique dépasse son auteur. Ce « livre porte au-delà... de la génération, s'il demeure dans la race... il porte au-delà de son temps, *et sans doute au-delà de son auteur même *»*.* Pour ces raisons et parce que, de plus, cette œuvre est toute nourrie de foi nous nous sommes permis de proposer une lecture qui, en tenant compte de celle de Durel, est faite d'un point de vue un peu différent, c'est-à-dire plus théologique.
(Signalons ici que c'est dans le Durel que l'on trouve des remarques capitales sur « la liturgie qui est de la théologie détendue » et sur le monde chrétien qui a pris « la forme de Rome ».)
Donc à la première lecture de *Ève* nous distinguons sans peine deux grandes parties. La série des 700 premiers quatrains (jusqu'au rebroussement soudain *Heureux ceux qui sont morts*) est douloureuse et désolée jusqu'à la limite du désespoir ; mais cette limite n'est jamais franchie.
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Il n'est pas encore question de délivrance, de rédemption et de salut. Ève et l'état misérable dans lequel elle est entrée et nous a fait entrer avec elle occupent en quelque sorte tout l'espace poétique. C'est un thrène déchirant sur notre expérience d'humanité déchue. Notre déchéance est appelée de son vrai nom, de son nom chrétien et révélé : *perte de la grâce, péché,* servitude sous la domination du *Malin*
Ô Mère ensevelie hors du premier jardin
Vous n'avez plus connu ce climat de la *grâce*...
Et par là vous savez où tout homme retourne
Et c'est au vieux péché couvé dans le vieux cœur
Et par là vous savez où tout homme séjourne
Et c'est dans le filet du plus *ancien traqueur*.
Cependant notre déchéance n'est pas irrémédiable. Voilà pourquoi la seconde partie du poème est consacrée à celui par qui nous vient le remède et le salut : le Seigneur Jésus-Christ. Voilà pourquoi la deuxième partie est illuminée par la grande prière chrétienne.
Tout au début de cette deuxième partie, dans un cri de victoire qui interrompt brusquement l'interminable lamentation précédente, le poète nous affirme que la mort a un sens, en particulier la mort pour les cités charnelles
*Car elles sont l'image et le commencement*
*Et le corps et l'essai de la cité de Dieu.*
(Est-il besoin de faire remarquer la nature poétique du langage. Péguy, comme tout chrétien, sait distinguer le temporel du spirituel. Les cités charnelles sont le commencement de la cité de Dieu, non pas en ce sens que la cité de Dieu les prolonge par une continuité homogène et sur le même plan, ce qui serait absurde, mais en ce sens que la cité de Dieu ne s'édifie pas sans un minimum, si mince soit-il, de bien naturel ; il est évident par ailleurs que l'Église ne peut se constituer sur une cité qui serait commandée par *la perversion intrinsèque,* ni se réformer à l'image de cette cité.)
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Donc la mort a un sens et la souffrance peut et doit devenir rédemptrice parce que, en vertu de l'Incarnation, le Fils de Dieu ayant assumé notre nature avec ses peines, en vertu donc de ce mystère de miséricorde, les châtiments mérités par le premier péché peuvent et doivent devenir le prix de notre relèvement
Et moi-même le sang que j'ai versé pour eux
C'était leur propre sang et du sang de la terre...
Plus précisément c'est devant le Fils de Marie dans la crèche, en cette nuit où il vint au monde une fois pour toutes, que nous devons désormais examiner nos péchés et purifier notre âme.
Et Jésus est le fruit d'un ventre maternel
Fructus ventris tui...
Et nous qu'avons-nous mis aux pieds du fils unique ?...
Avons-nous déroulé le fil de nos amours
Comme un écheveau d'or aux pieds du fils de l'homme ?...
L'infirmité humaine si profonde, si poignante, n'est plus laissée à elle-même car le Seigneur depuis le jour où il s'est fait homme en est devenu *l'héritier ;* par là même il nous a mérité la délivrance.
Il allait hériter de l'empire de Rome...
Il allait hériter de la terre et de l'homme.
L'histoire humaine d'avant le Christ, loin d'être sans but ni signification était illuminée par des grâces qui anticipaient sur la venue du Rédempteur et qui la préparaient
C'était lui qui marchait derrière le Romain
Derrière le préfet, derrière la cohorte...
Les rêves de Platon avaient marché pour lui...
Les soleils idéaux pour lui seul avaient lui...
Le Seigneur est venu et il demeure avec nous. Comment ne pas prier en toute confiance, comment ne pas nous en remettre à lui surtout à l'heure de la mort ?
Et nous ne fierons rien qu'aux voiles de prière
Parce que c'est Jésus qui nous les a rendues
100:169
Parce que le Seigneur est venu, la grande intercession des saints est commencée. Ceux qui ont vécu pour lui et qui sont avec lui ne peuvent faire moins que d'user en notre faveur de leur crédit auprès de lui
Et nous serons conduits par une autre houlette
Et nos bergers seront de bien autres bergères...
Et nous autres Français nous en suivrons une autre...
Dans cette immense évocation de notre condition de misère et de péché (à cause de nos premiers parents) et de salut (à cause de Jésus-Christ), rien ne manquerait d'essentiel si les anges n'étaient absents. L'architecte de la cathédrale n'aura malheureusement pas prévu une chapelle des saints anges et, d'autre part, l'autel et le tabernacle ne sont pas bien mis en lumière. Cependant ils sont visibles :
Le sang que je versai le lendemain du jour
Que je fus embrassé par un malheureux traître*,*
Et le sang d'un égal et d'un nouvel amour
Que je verse et refais aux mains d'un nouveau prêtre.
\*\*\*
Lorsque vous lisez d'une traite tout le poème, l'une des choses qui vous charme davantage est la correspondance qui existe entre la première et la deuxième partie, la reprise illuminante et libératrice du mal de la chute dans le sacrifice de la rédemption. Qu'on lise par exemple les quatrains sur les *listes cadastrales,* c'est-à-dire « l'héritage » de Notre-Seigneur, à la suite des quatrains sur *Vous savez aujourd'hui,* c'est-à-dire l'expérience vécue de la misère de l'homme, alors on pourra saisir dans un miroir poétique transparent comment le Seigneur, selon le mot d'un théologien, n'est pas venu *éliminer* mais *illuminer* les châtiments et les peines hérités du premier Adam. Comme le chante l'immortelle préface de la Croix : *Ut unde mors oriebatur inde vita resurgeret*. ([^28])
101:169
Même correspondance bouleversante entre l'évocation de la mort dans la première et dans la deuxième partie. L'interrogation pathétique adressée à Ève au sujet du jugement de l'humanité à la fin du monde trouve sa réponse dans la venue rédemptrice du Fils de Dieu
Quand les ressuscités s'en iront par les bourgs...
Aurez-vous retrouvé dans vos forces décrues
Le peu qu'il en fallait pour mener cette troupe ?...
Un autre, *un Dieu*, rompra les registres d'écrou...
Un autre effacera de la peau de nos reins
La poussière et le sang descendus de nos cous.
\*\*\*
Je proposerai quelques extraits suivis pour permettre au lecteur d'embrasser le poème dans son ensemble, de saisir comment les deux grandes parties se correspondent, comment la question du péché et de la détresse des enfants d'Ève reçoit une réponse souveraine et pacifiante dans la venue et la réparation du Fils de Dieu.
Ces courts extraits pourront introduire à une lecture intégrale du poème, mais ils ne sauraient la remplacer. Ils pourront donner un aperçu, mais ils ne suffisent pas pour une connaissance véritable. On ne connaît pas une belle cité, Avila par exemple, pour avoir fait le tour de ses murailles, repéré ses couvents et ses églises, admiré la part de paysage découpée dans l'encadrement de ses vieilles portes ; pour connaître vraiment la cité il faut cette expérience qui s'acquiert par un séjour prolongé et un travail précis avec les relations normales qu'il entraîne. De même pour connaître vraiment le grand poème de Péguy il est nécessaire de l'avoir lu d'affilée plusieurs fois, l'avoir souvent repris par tous les temps intérieurs, si l'on peut dire, et quel que soit le climat de l'âme, s'être pénétré des correspondances entre l'une et l'autre partie, avoir prêté l'oreille aux harmonies sans nombre qui se répercutent des premiers aux derniers quatrains, et surtout avoir écouté comme une sonnerie d'Angelus au soir d'une journée de détresse et d'une marche harassante les grandes supplications au Seigneur et à Notre-Dame et les soudaines proclamations de la béatitude :
102:169
Veuillez nous rechercher dans ce commun désastre
*Dans le surnaturel* des titres moins précaires...
*Advocata nostra* ce que nous chercherons
C'est le recouvrement d'un illustre manteau
*Et spes nostra salve* ce que nous trouverons
C'est la porte et l'accès d'un illustre château.
*Heureux* ceux qui sont morts pour des cités charnelles...
*Heureux* qui la verra dans cette autre lumière
Le front plus découvert que les saints Innocents...
*Heureux* ceux d'entre nous qui la verront paraître
Le regard plus ouvert que d'une âme d'enfant...
Encore une remarque avant de donner une brève série d'extraits. Nous les avons fait précéder de titres théologiques, nous avons mis entre parenthèses quelques justifications proprement théologiques : il le fallait bien pour faire sentir que ce qui est chanté dans ce poème c'est cela même qui est exposé et justifié par les théologiens, c'est-à-dire, du moins pour une part, le donné de la Révélation surnaturelle. Cependant, que nos divisions et sous-titres ne fassent pas illusion. *Ève* n'illustre pas du dehors des thèses théologiques ; c'est tout autre chose que de *la doctrine mise en vers* comme disait un professeur incurablement bouché à toute poésie. Rien de commun par exemple avec le *Psaume contre les Donatistes* de saint Augustin ; rien de commun sinon la même foi catholique. Mais alors que dans le *psaume* du docteur d'Hippone la foi s'exprime seulement dans un exposé qui, même rythmé, demeure toujours abstrait, chez l'auteur de *Ève* au contraire la foi s'exprime par une composition qui est essentiellement de l'ordre poétique, une composition qui, au plus intime de sa texture, est étrangère à l'ordre de l'exposé abstrait et relève d'un ordre tout différent : celui de l'imagination créatrice, de l'émotion et la connaturalité affective. Seulement dans *Ève* cet ordre, qui est celui de la poésie, est éclairé de part en part des pures lumières de la foi, lumineux d'une lumière surnaturelle. C'est de la poésie non de la théologie ; mais c'est de la poésie chrétienne et voilà pourquoi le catéchisme, sinon la théologie, est indispensable pour y entrer ; je dis le catéchisme vrai, car, dans la fausse lumière moderniste du pseudo-catéchisme de la collégialité épiscopale francophone, *Ève* est rigoureusement incompréhensible.
103:169
*Ève* appartient donc à la grande poésie chrétienne. C'est dire qu'elle transcende ce qu'on appelle quelquefois une poésie psychologique ; cette expression est trompeuse, car selon le mot de Maurras, « poésie est ontologie ». Même et surtout quand elle nous représente les variations et les subtilités de la psychologie, la poésie digne de ce nom les considère au niveau de leur profondeur dernière, inséparées de notre âme ; les jeux des passions, dans la poésie véritable, ne sont autres que *les jeux de l'Enfer et du Ciel* selon l'expression de Henri Ghéon (Henri Ghéon, ce grand auteur français, contemporain de Péguy qui, moins grand que Péguy certes, reste jusqu'à ce jour l'écrivain le plus proche de Péguy par la clarté chrétienne dans laquelle baigne son œuvre dramatique). Donc, si dans *Ève* la part de psychologie est considérable, ne soyons pas dupe de cela ; ce n'est plus la psychologie, fine sans doute, avisée, pénétrante, mais décidément si courte de presque tous nos moralistes classiques. C'est une psychologie au niveau de l'âme : l'âme créée par Dieu et sauvée par lui. Dans *Ève,* comme il serait facile de le montrer, l'héritage de nos moralistes classiques est entièrement repris, renouvelé, agrandi, illuminé. Et c'est un travail captivant pour un maître (je dis un maître sensible à la poésie) que de faire percevoir aux élèves, à partir de quatrains dûment triés, la portée chrétienne des passions de l'âme, leur signification pour la grâce et le péché. C'est aussi un travail non moins captivant (à condition que le maître l'ait préparé de près) de faire apercevoir aux élèves entre la seconde partie d'*Ève* et la première, la correspondance rigoureuse de certains quatrains, ceux de la seconde partie étant la répercussion chrétienne de ceux de la première partie et comme un écho inespéré et consolateur. -- Prenez par exemple ces vers puis écoutez leur écho chrétien : « Et par là vous savez on tout homme se prend, c'est à quelque fantôme issu de sa cervelle, *à quelque pas dansé sur une herbe nouvelle... *» Écoutez maintenant l'écho de la voix chrétienne : « *Un autre effacera* de l'écorce du chêne *la trace du seul nom que nous ayons aimé. *» Ou bien encore ce passage :
104:169
« Vous savez aujourd'hui de quoi l'homme se garde *et c'est de se tourner vers notre unique Dame *»*,* à quoi répond l'admirable prière : « *Advocata nostra* ce que nous chercherons c'est le recouvrement d'un illustre manteau. » Il n'y a même pas beaucoup à chercher ; une oreille chrétienne percevra à la première lecture ces échos souverains qui retentissent d'un bord à l'autre, tout au long du poème.
Donc en relevant quelques quatrains et les introduisant par un sommaire très court, nous avons tenté de faire saisir la profondeur chrétienne et l'ordre interne du long poème en son entier.
\[*L'article du P. Calmel citait alors, dans les pages suivantes, 140 quatrains d'* « *Ève *»*, distribués à titre d'illustration et d'exemples dans les seize chapitres que l'on va lire. L'œuvre entière, telle qu'elle fut publiée du vivant de Péguy par l'éditeur Péguy, comporte plus de 1900 quatrains ; et même au total plus de 2 700, si l'on y ajoute le fragment posthume publié sous le titre :* « *Suite d'Ève *»*. -- Nous n'avons pu obtenir l'autorisation de reproduire 140 quatrains ; il a donc fallu supprimer une grande partie des citations que faisait le P. Calmel.*\]
#### I -- La condition d'Ève et de ses enfants après le péché
1\. Le paradis terrestre. Le climat de la grâce qui lui était particulier.
Jésus parle.
Ô Mère ensevelie hors du premier jardin ;
Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce,
Et la vasque et la source et la haute terrasse,
Et le premier soleil sur le premier matin...
105:169
Vous n'avez plus connu les saisons couronnées
Dansant le même pas devant le même temps ;
Vous n'avez plus connu vers le même printemps
Le long balancement des saisons prosternées...
Vous n'avez plus connu les naissantes années
Jaillissant comme un chœur du haut du jeune temps ;
Vous n'avez plus connu vers un jeune printemps
Le chaste enlacement des saisons alternées...
2\. Ève n'a plus connu qu'une race captive.
Vous n'avez plus connu ce manteau de tendresse
Jeté sur l'âme même et ce manteau d'honneur.
Vous n'avez plus connu cette chaste caresse
Et ce consentement aux règles du bonheur...
Vous n'avez plus connu qu'un sévère destin.
Vous n'avez plus connu la terre reposée.
Vous n'avez plus connu qu'un amour clandestin.
Vous n'avez plus connu la terre déposée...
Vous n'avez plus connu les puits intarissables,
Et les moissons montant à l'assaut de la meule.
Vous n'avez plus connu qu'une âme errante et seule
Et des pas soupçonneux sur des chemins de sables...
Vous n'avez plus connu qu'une race hâtive.
Vous n'avez plus connu qu'un monde qui dit non.
Des terres de Judée aux terres d'Épernon
Vous n'avez plus connu qu'une race furtive...
Vous n'avez enfanté qu'une race plaintive,
Tantôt rivée au sol, tantôt victorieuse,
Tantôt martyre et sainte, et sage ou furieuse,
Ô mère et c'est ma race et la race captive...
3\. Les calculs de l'homme pécheur, la complication maligne de ses passions ;\
l'immensité de notre infortune.
Vous savez aujourd'hui ce que chacun détourne*,*
Mais quand on avait tout on ne détournait rien.
106:169
Et vous savez surtout ce que tout homme ajourne
Car c'est son sauvetage et son souverain bien...
Vous savez aujourd'hui ce que chacun détourne,
Le fisc et le larron et le voleur de nuit.
Et par là vous savez ce que tout homme suit
Et par là vous savez où tout homme retourne :
Et c'est au vieux péché couvé dans le vieux cœur.
Et c'est au vieux palais d'antique turpitude.
Et c'est aux vieux genoux de l'antique habitude
Et c'est aux vieux lacets du plus ancien traqueur...
Vous savez aujourd'hui de quoi l'homme se garde.
Et c'est de se tourner vers le Seigneur son Dieu.
Mais par là vous savez ce que l'homme regarde
C'est la plus pauvre cendre et le plus maigre feu...
Le peu qu'il fait de bon c'est pure négligence,
Et c'est qu'il n'a pas su comment faire autrement.
Mais ce qu'il fait de sot et de dérèglement
Voilà le propre effet de son intelligence.
Le peu qu'il fait de bon, ce n'est que par hasard
Et par le double jeu de sa double fortune.
Mais ce qu'il fait tout seul c'est sa basse rancune,
Sa tête de carton et son cœur de bazar...
Vous savez aujourd'hui ce que chacun préfère,
Et c'est de se ranger sous un illustre sort.
Mais par là vous savez ce que chacun diffère
Et c'est de se pencher sur le jour de sa mort...
Et vous savez aussi ce que tout homme coûte
Et que l'homme a coûté le sang même d'un Dieu.
Et vous savez ainsi par quelle affreuse route
Un condamné monta jusqu'au dernier haut lieu...
Vous regardez monter la vague de luxure,
Ô vainement assise au seuil de pureté.
Vous regardez monter ce flot de dureté
Du cœur et tant de honte et tant de flétrissure...
Vous regardez monter l'océan d'avarice,
Tout un monde noyé dans la honte d'argent.
Et le débordement du plus hideux caprice.
Et l'astuce et la ruse et l'immonde entregent...
Vous regardez monter cette double insolence,
La luxure du cœur sous les stupres anciens.
107:169
Vous regardez monter dans l'antique silence
Le long délaissement de Dieu parmi les siens.
Tout se voit et se vaut et se vend à la porte.
Tout s'étale et triomphe et se vend au marché.
Tout se montre et se dit et se place et rapporte
Est-ce là le salut que nous avons cherché...
4\. L'échec final des rangements auxquels Ève s'applique.\
-- L'impuissance d'Ève à la fin du monde, lors de la résurrection des morts.
Vous avez pu ranger la charrue et le glaive.
Rangerez-vous jamais nos nouveaux armements.
Pourrez-vous refouler dans les casernements
Le monstrueux effort du monde qui se lève...
Femme je vous le dis, mais rangerez-vous Dieu,
Quand il viendra s'asseoir au dernier tribunal.
Rangerez-vous l'archange et le code pénal.
Et l'espace et le nombre et le temps et le lieu...
Femme, vous m'entendez : quand les âmes des morts
S'en reviendront chercher dans les vieilles paroisses,
Après tant de batailles et parmi tant d'angoisses,
Le peu qui restera de leurs malheureux corps ;
Et quand se lèveront dans les champs de carnage
Tant de soldats péris pour des cités mortelles,
Et quand s'éveilleront du haut des citadelles
Tant de veilleurs sortis d'un terrible hivernage ; ...
Quand tout ne sera plus que poussière et que cendre,
Quand se réveillera la belle au bois dormant,
Quand le page et la reine et le prince charmant
Diront : C'est le grand jour ; ô maître il faut descendre ; ...
Quand on n'entendra plus que le sourd craquement
D'un monde qui s'abat comme un échafaudage,
Quand le globe sera comme un baraquement
Plein de désuétude et de dévergondage ;
Et quand se lèveront dans les champs d'épandage
Tant de martyrs jetés dans les égouts de Rome,
Et quand se lèvera dans le cœur de tout homme
Le long ressouvenir de son vagabondage ;
108:169
Quand ils reconnaîtront les jours de leur détresse,
Plus profonds et plus beaux que les jours de bonheur,
Quand ils retrouveront les jours de leur honneur,
Plus durs et plus aimés que les jours de liesse ; ...
Aïeule du lépreux et du grand sénéchal,
Saurez-vous retrouver dans cet encombrement,
Pourrez-vous allumer dans cet égarement
Pour éclairer leurs pas quelque pauvre fanal,
Et quand ils passeront sous la vieille poterne,
Aurez-vous retrouvé pour ces gamins des rues,
Et pour ces vétérans et ces jeunes recrues,
Pour éclairer leurs pas quelque vieille lanterne ;
Aurez-vous retrouvé dans vos forces décrues
Le peu qu'il en fallait pour mener cette troupe
Et pour mener ce deuil et pour mener ce groupe
Dans le retordement des routes disparues...
5\. L'expérience de l'universelle vanité de l'homme.
Et par là vous savez combien l'homme exagère
Quand il dit qu'il atteste et quand il dit qu'il ment ;
Et qu'il n'est point de place en sa tête légère
Ni pour un grand respect ni pour un grand serment...
Et par là vous savez à quoi l'homme se prend.
C'est à quelque fantôme Issu de sa cervelle
A quelque pas dansé sur une herbe nouvelle.
Et par là vous savez le peu que l'homme rend...
Et vous savez pourquoi tout homme se lamente.
Il veut jouer deux jeux dans le jeu temporel.
Il veut prendre son aise, il veut suivre sa pente,
Et cependant gagner son salut éternel.
6\. Les morts les plus tragiques ou les plus inquiétantes.
Vous en avez tant mis dans de pauvres linceuls,
Couchés sur vos genoux comme aux jours de l'enfance.
On vous en a tant pris qui marchaient nus et seuls
Pour votre sauvegarde et pour votre défense...
109:169
Vous en avez tant mis dans le secret des tombes,
Le seul qui jamais plus ne sera dévoilé,
Le seul qui de jamais ne sera révélé,
De ces enfants tombés comme des hécatombes,
Offerts à quelque dieu qui n'est pas le vrai Dieu,
Frappés sur quelque autel qui n'est pas holocauste,
Perdus dans la bataille ou dans quelque avant-poste,
Tombés dans quelque lieu qui n'est pas le vrai Lieu...
7\. Notre terrible insuffisance même dans les sursauts de grandeur et d'héroïsme.
Seule vous le savez, nos contemplations
Sont troubles du dedans, ô mon âme ô ma mère.
Seule vous le savez, nos méditations
Sont vides du dedans, aïeule de misère...
Seule vous le savez, nos réformations
Sont pires que le mal qu'on prétend réformer.
Et nos règles de mœurs et nos collusions
Sont pires que l'abcès qu'on prétend refermer...
#### II -- L'Incarnation de Jésus-Christ. Les prières que nous élevons vers Lui. L'intercession des saintes de France
8\. Signification de la mort pour des cités charnelles.\
Prière pour les trépassés.
Heureux, ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut, lieu,
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.
110:169
Heureux qui sont morts pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour les âtres et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles...
Car elles sont l'image et le commencement
Et le corps et l'essai de la maison de Dieu...
Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu'ils ne soient pas pesés comme on pèse un esprit.
Qu'ils soient plutôt jugés comme on juge un proscrit
Qui rentre en se cachant par des chemins perdus.
Que Dieu leur soit clément et que Dieu leur pardonne
Pour avoir tant aimé la terre périssable.
C'est qu'ils en étaient faits. Cette boue et ce sable,
C'est là leur origine et leur pauvre couronne...
9\. Le sang de la Passion et de la Messe. -- La sainte Face. (Assumées par le Christ nos peines et notre mort sont rendues salutaires.) Lien intime entre nature et grâce. (Car, dans notre état de fait, la nature est destinée à être guérie et surélevée par la grâce.)
C'est le sang de la Messe et le sang du calice
Et le sang du martyr sur les bras du bourreau,
Et le sang qui s'écaille au fond du tombereau,
Et le sang qui jaillit aux pointes du cilice...
Le sang que j'ai versé sous la lance romaine,
Le sang que j'ai versé sous la ronce et les clous ;
Et quand je suis tombé par ma faiblesse humaine
Sur les paumes des mains et sur les deux genoux ; ...
Le sang que j'ai versé le jour de la promesse,
Le sang que j'ai versé sur le premier autel ;
Et le sang que je verse aux tables de la messe,
Le sang Inépuisable et le sacramentel ; ...
Et l'empreinte léguée aux mains de Véronique.
Ma barbe et mes cheveux essuyés désormais,
Mon plus ancien portrait et le seul authentique,
Le seul que nul oubli ne défera jamais...
111:169
Ce masque sans retour, cette forme éternelle,
Cette empreinte laissée entre de pauvres doigts,
C'était le résultat de l'applique charnelle
D'un mouchoir périssable au front du roi des rois...
Car le surnaturel est lui-même charnel
Et l'arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et cherche jusqu'au fond
Et l'arbre de la race est lui-même éternel...
10\. Noël. -- L'examen de conscience devant la crèche.
Et Jésus est le fruit d'un ventre maternel,
*Fructus ventris tui*, le jeune nourrisson
S'endormit dans la paille et la balle et le son,
Ses deux genoux pliés sous son ventre charnel...
Tout en lui reposait et ses lèvres lactées
Riaient et s'entrouvraient comme une fleur éclose.
Et le sang nouveau né sur ses lèvres de rose
Courait dans le réseau des veines ajourées...
Et ce sang qui devait un jour sur le Calvaire
Tomber comme une ardente et tragique rosée
N'était dans cette heureuse et paisible misère
Qu'un filet transparent sous la lèvre rosée...
Avons-nous déroulé le manteau de nos peines,
Plus profond, plus épais qu'un écheveau d'amour.
Avons-nous délivré du réseau de nos haines
Les pieds immaculés du roi du dernier jour...
11\. L'œuvre de salut commencée dès la naissance de Jésus.
Ainsi l'enfant dormait dans son premier matin.
Il allait commencer Dieu sait quelle journée.
Il allait commencer une éternelle année.
Il allait commencer quel immense destin...
Il allait nous sauver dans ce commun péril.
Il allait commencer quel immense partage.
Il allait nous gagner quel immense avantage.
Il allait commencer quel éternel avril...
112:169
Il allait hériter du monde occidental,
Des horizons perdus au loin des promontoires,
Et des peuples perdus au large des histoires
Et des antiquités du monde oriental...
12\. (Tous nos soins temporels devant faire retour à Jésus) il en est l'héritier. Il hérite aussi de l'humanité qui précédait son avènement, (parce qu'il l'avait prise en charge à travers ses vicissitudes, au temporel et au spirituel).
Il allait hériter des listes cadastrales,
Des morts que nous aimons et que nous enterrons,
Et des fidélités qu'à force nous poussons
Jusque sur le parvis des saintes cathédrales...
Les pas des légions avaient marché pour lui.
Les voiles des bateaux pour lui s'étaient gonflées.
Pour lui les grands soleils d'automnes avaient lui.
Les voiles des bateaux pour lui s'étaient pliées...
Il allait hériter les frondeurs baléares,
Du bouclier gaulois et du glaive romain.
Il allait hériter des héritiers barbares.
Il allait hériter de l'héritier latin...
Et les pas de César avaient marché pour lui,
Du fin fond de la Gaule aux rives de Memphis.
Tout homme aboutissait aux pieds du divin fils.
Et il était venu comme un voleur de nuit...
Les rêves de Platon avaient marché pour lui
Du cachot de Socrate aux prisons de Sicile.
Les soleils idéaux pour lui seul avaient lui
Et pour lui seul chanté le gigantesque Eschyle...
Il allait hériter d'un monde déjà fait.
Et pourtant il allait tout entier le refaire.
Il allait déborder de la cause à l'effet
Comme un fleuve déborde et gagne une autre terre...
113:169
13\. Prière au Seigneur pour le dernier jour. \
(Qui salvandos salvas gratis.)
Dieu qui nous jugerez sur un autre cadastre
Par notre ingratitude et nos morcellements,
Dieu qui nous pèserez dans ce commun désastre
Par notre platitude et nos nivellements ; ...
Veuillez nous rechercher pour ce dernier cadastre
Des biens moins temporels, des titres moins vulgaires.
Veuillez nous rechercher dans ce commun désastre
Dans le surnaturel des titres moins précaires...
Veuillez nous rechercher des biens incorporels
Oui nous soient gratuits et ne soient pas de nous.
Seigneur nous n'avons rien que nos biens naturels
Et le prosternement de nos raides genoux...
Veuillez nous dépouiller de nos vieilles fortunes.
Veuillez nous revêtir de votre pauvreté.
Veuillez nous préparer des morts moins importunes.
Veuillez nous assurer de votre sûreté.
Veuillez nous rechercher des biens surnaturels.
Seigneur nous n'avons rien que notre humble nature.
Veuillez nous dispenser des biens moins naturels.
Veuillez nous ménager votre magistrature...
14\. Jésus hérite des plus misérables \
(en ce sens que nulle âme n'est trop pauvre\
pour être aimée et rachetée par lui).
Il allait hériter des manquements de l'homme
Et du plein et du vide et du manque et des creux.
Il allait hériter des manquements de Rome
Et du plus indigent et du plus malheureux...
Il allait hériter de tout ce qui se lègue
Et celui qui n'a rien, Jésus seul en hérite.
Il allait hériter de tout ce qu'on relègue
Et de ce qu'on méprise aux marchés du mérite...
114:169
15\. A l'heure de la mort, inutilité absolue du monde moderne et de ses progrès, mais recours très assuré à notre Dieu. Il saura nous libérer et purifier. Recours non moins assuré à Notre-Dame. (Pressentiment de la mort dans les ambulances de la guerre 1914-1918.) -- Nous comptons uniquement sur la prière et le sacrifice, ainsi que Jésus nous l'a enseigné.
Ce n'est pas des savants et des anthropologues
Qui rameront pour nous sur une humble galère.
Ce n'est pas des talents doublés de psychologues,
Le jour du règlement et le jour du salaire...
Un autre lèvera des registres d'écrou
Nos prénoms et nos noms de nos états-civils.
Un autre arrachera de la peau de nos cous
Le sang et le sillon de nos colliers d'exils...
Mais nul n'effacera de nos livres de peine
La trace d'un *Pater* ni celle d'un *Ave*.
Car nul n'effacera de l'écorce du chêne
La trace du tourment qui nous fut réservé...
Et nos yeux chercheront pour l'âme scélérate
Une autre couverture, un autre couvrement.
Et nos yeux chercheront pour ce recouvrement
Le maternel manteau d'une illustre Avocate...
*Advocata nostra*, ce que nous chercherons,
C'est le recouvrement d'un illustre manteau.
*Et spes nostra, salve,* ce que nous trouverons
C'est la porte et l'accès d'un illustre château.
Ce n'est pas dans leur tente et leurs lits d'ambulance
Que nous nous coucherons pour notre éternité.
Ce n'est pas dans leur poudre et leur pulvérulence
Que nous retournerons dans notre inanité...
Ce n'est pas dans leur tente et leurs lits d'ambulance
Le jour du dernier jour, que nous serons laissés,
Ce n'est point par leur drogue et dans leur somnolence
Que nous achèverons nos rêves de blessés...
Et nous ne fierons rien qu'aux voiles de prière
Parce que c'est Jésus qui nous les a tissées.
Et nous ne fierons rien qu'aux voiles de misère
Parce que c'est Jésus qui nous les a hissées...
115:169
16\. L'intercession au dernier jour des deux saintes françaises : les saintes Geneviève et Jeanne d'Arc, mais plus particulièrement sainte Jeanne d'Arc.
Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui nous appelleront par nos noms de baptême.
Et qui révoqueront l'implacable anathème
Suspendu par-dessus les bords de l'horizon...
Et nos bergers seront deux uniques bergères.
Et nous filerons doux par devant ces houlettes.
Et nous serons menés par des mains plus légères.
Et nous écarterons nos pâles bandelettes...
Et nous autres Français nous en suivrons la nôtre,
La plus appareillée aux dons du Saint-Esprit,
La plus appareillée au livre de l'apôtre,
La plus appareillée au cœur de Jésus-Christ...
Car ce grand général qui gagna vingt batailles
Comme on gagne le ciel et ce chef triomphant
Sous le casque battu, sous la cotte de mailles
Ne fut jamais qu'une humble et courageuse enfant...
Et ce grand général qui ramassait des bourgs
Comme on gaule des noix avec un grand épieu
N'était qu'une humble enfant perdue en deux amours,
L'amour de son pays parmi l'amour de Dieu.
Heureux ceux d'entre nous qui la verront paraître,
Le regard plus ouvert que d'une âme d'enfant
Quand ce grand général et ce chef triomphant
Rassemblera sa troupe aux pieds de notre maître.
#### Commentaire
L'éternelle question de la misère et du péché qui s'élève, interminable, et qui ne trouve pas encore de réponse : voilà ce qui s'exprime dans la première partie de ce prodigieux poème. Jamais encore peut-être écrivain français n'avait donné un tel volume de voix dans l'évocation de la misère de l'homme ; jamais sa voix n'avait eu des harmoniques aussi déchirantes.
116:169
L'âme est investie de toute part et dominée par cette sorte de lamentation ; il s'en faut sans doute de bien peu qu'elle soit paralysée, incapable de prendre à nouveau son essor.
Puis subitement l'intonation victorieuse, le son clair et pur d'une trompette annonciatrice de délivrance : *Heureux.*
Qui sont ces heureux ? Précisément ces hommes si misérables mais qui ne consentent pas à s'enfermer dans leur misère, qui ne démissionnent pas, qui meurent pour sauver leur honneur terrestre et surnaturel.
Vous en avez tant mis dans de pauvres linceuls
Couchés sur vos genoux comme aux jours de l'enfance.
On vous en a tant pris qui marchaient nus et seuls
Pour votre sauvegarde et pour votre défense...
Vous nous voyez marcher parmi les nations
Nous battrons-nous toujours pour la terre charnelle ?...
Telle est la dernière plainte des enfants d'Ève. Et le poète nous apporte enfin la consolation de la réponse chrétienne :
*Heureux* ceux qui sont morts pour des cités charnelles
*Car elles sont le corps de la cité de Dieu*.
L'envoûtement est rompu. L'évocation fatale a cessé de s'imposer. Nous savons qu'il y a autre. chose, ou plutôt nous allons bientôt apprendre qu'il y a quelqu'un ; il y a le Seigneur et son sang versé pour nous.
L'évocation première n'était si prenante, ne nous investissait avec une force inexorable, que parce que l'absence de Dieu et l'offense à Dieu y étaient non seulement sous-entendues mais explicitement appelées, désignées implacablement, par leur propre nom : péché, perte de la grâce, esclavage sous l'emprise du démon. A la différence des moralistes classiques, Péguy en effet a pénétré dans la profondeur surnaturelle de la comédie humaine. Ce que Bernanos devait faire bientôt dans le roman, quinze ans plus tard, Péguy, l'avait déjà fait pour la poésie : il l'avait devancé dans la vision théologique de notre médiocrité.
117:169
Mais justement parce que la vision est théologique elle ne peut se limiter au péché originel ; elle manifeste le Rédempteur.
La parole de grandeur et de salut a donc été prononcée : *Heureux...* Les autres paroles de victoire, les visions de délivrance vont désormais se succéder. Plus rien ne pourra les arrêter. C'est l'Enfant-Dieu lui-même que nous viendrons contempler dans sa crèche et nous ferons devant lui notre examen de conscience. Par là-même, la remémoration du triste héritage de notre mère Ève prendra une signification nouvelle. Alors que la complainte, sans fin recommencée, sur notre misère intime en présence de notre première mère, aussi impuissante que nous-même, risquait de nous entraîner au désespoir, l'interrogation de notre âme en présence de l'Enfant-Dieu, qui est notre Sauveur, s'ouvre sur un repentir illuminé d'espérance.
Espérance d'autant plus vive que le Seigneur Jésus est *l'héritier* de ces pauvretés si communes, si mesquines déjà longuement recensées. Ce n'est pas seulement des grandeurs de civilisation que Jésus est venu hériter, -- *les listes cadastrales et l'empire de Rome, --* c'est aussi de toutes les déficiences, de tous les manquements. *Il allait hériter des manquements de Rome... Il allait hériter de tout ce qu'on relègue et de ce qu'on méprise aux marchés du mérite...* Il allait en hériter en ce sens qu'il assumerait tellement à fond toutes les conséquences du péché que l'être le plus déshérité, le plus douloureux, le plus coupable pourrait toujours lever les yeux vers sa croix ; il aurait le moyen d'être délivré et ennobli par les mérites de ce Dieu crucifié ; car le Fils de Dieu incarné a fait l'expérience plus que nul homme au monde de la douleur et de la détresse humaines. *Eli, Eli, lamma sabacthani*.
Dans *Ève* l'espérance atteint son plus haut sommet avec la grande prière qui monte vers le Seigneur après l'énumération des *héritages* qu'il a faits en descendant parmi nous et assumant notre nature.
Seigneur qui classerez pour un dernier cadastre
Nos titres de fortune et de vulgarité...
Veuillez nous rechercher dans ce commun désastre
*Dans le surnaturel* des titres moins précaires...
Veuillez nous rechercher des biens incorporels
*Qui nous soient gratuits et ne soient pas de nous.*
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Cette supplication, pur écho du *Dies irae* prend appui uniquement sur la grâce : *qui salvandos salvas gratis*. Comme il est juste, le poète ne fait valoir aucun titre de notre part à être exaucé, car ces titres n'existent pas ; il ne nous cherche pas non plus la moindre excuse. Il s'en remet au seul bon plaisir de Dieu. Prière certainement plus pure, plus abandonnée, plus grande que la première prière en faveur des trépassés pour *la terre charnelle :*
Seigneur qui les avez pétris de cette terre
Ne vous étonnez pas qu'ils soient trouvés terreux.
\*\*\*
Avec la seconde partie d'*Ève,* l'évocation de la venue du Christ, la supplication qui monte vers lui, l'intercession privilégiée des saints de la patrie, pouvons-nous dire que les visions de détresse de la première partie sont enfin conjurées ? La réponse a-t-elle touché tout à fait le fond de l'abîme ouvert par la question ? Je n'oserais pas l'affirmer. Au mal de la chute originelle la seule réponse totalement satisfaisante est l'incarnation du Verbe et une vie chrétienne tout entière perdue en Jésus-Christ. Et par suite, à une évocation poétique *adéquate* de la chute originelle la seule réponse poétique *proportionnée* est le chant liturgique de l'Épouse du Christ Rédempteur, comme l'*Exultet* ou les Hymnes de la Passion et les rares compositions des auteurs spirituels qui se tiennent au même niveau, comme par exemple saint Jean de la Croix. L'*Ève* de Péguy n'atteint pas ces altitudes, mais elle n'en est pas très loin. Avec les quatrains de l'invocation pour *le jour du règlement et le jour du salaire* nous sommes engagés sur le même chemin de la prière transformante, cette prière dont l'expression nous a été donnée, aussi parfaitement que le permet la parole terrestre, par l'Église du Seigneur et par quelques-uns de ses enfants les plus fidèles.
Notons ici une lacune de la première partie de *Ève,* tout en faisant observer qu'elle est moins grave qu'il y paraît. Le poète semble presque ignorer l'un des pires malheurs de l'homme, un malheur nouveau à la vérité, celui d'être livré aux tentatives monstrueuses du monde moderne. De ces tentatives qui, par le moyen des sociétés occultes et contre nature, tendent à dépersonnaliser l'être humain, et lui rendent comme impossible toute vie intérieure ;
119:169
de ces tentatives sataniques pour nous conduire à l'apostasie générale sous anesthésie, Bernanos, en particulier aux dernières pages de son *Drumont* ([^29])*,* avait essayé, avec une force extraordinaire, de nous donner une certaine représentation. Quoi qu'il en soit du pathétique de Bernanos, quelque chose d'essentiel lui fait en grande partie défaut que nous trouvons dans Péguy : la vertu de nous affermir dans l'espérance de la victoire. Péguy semble ignorer, dans son grand poème, la pire misère qui pouvait arriver à l'homme depuis le premier péché, la misère d'être exposé à devenir un robot dans une société contre nature, mécanisée, athée, révolutionnaire. Cette insuffisance dans la vision de notre destin n'empêche pas Péguy d'avoir projeté comme spontanément sur notre détresse et nos désastres une lumière tellement simple et chrétienne, -- la lumière de la foi au Verbe incarné -- que, même sans exprimer à fond le malheur réservé à l'homme dans le monde moderne, il nous établit dans la tranquille assurance que tous les malheurs possibles, y compris celui-là, loin d'être clos sur eux-mêmes et désespérés sont promis à la délivrance. -- On sait que, plutôt que dans *Ève,* c'est dans ses « proses » que Péguy nous a livré ses pénétrantes analyses sur le monde moderne --, avec sa finalité perverse car *le monde moderne avilit,* avec sa structure sociologique antinaturelle, telle qu'on l'observe par exemple dans le *parti intellectuel.*
Ce en quoi Péguy dans son poème nous paraît incomparable, ce pourquoi nous l'estimons grand entre tous les autres poètes français, c'est moins pour avoir repris à son tour la question inéluctable de notre condition pécheresse, que pour avoir fourni la réponse juste, la réponse de la Crèche, de la Passion, de la Patrie céleste ; et cela naturellement, sans rien d'artificiel, en suivant la pente, comme un grand fleuve au milieu des collines et des plaines, du pur génie chrétien et français.
120:169
Jamais encore peut-être nous n'avions entendu en France, dans une vaste composition poétique, un chant à la fois aussi prenant, aussi noble, aussi chrétien. Nous en serons moins étonné si nous nous souvenons que ce poète, originaire d'Orléans, la ville de la victoire de sainte Jeanne d'Arc, est venu au monde le même mois, presque le même jour, que l'autre grande sainte patronne de la France : Thérèse de l'Enfant Jésus. Elle était en Paradis depuis dix ans quand il se convertissait et commençait son œuvre d'écrivain chrétien. Il est permis de croire que la petite Thérèse avait fait descendre sur ce jeune héros, avec la grâce sans prix du retour à la foi, la rose si précieuse d'une très haute poésie chrétienne en langage français.
\*\*\*
Si la *Chanson de Roland,* quelques *Ballades* de Villon, *Polyeucte,* les *chœurs* d'Esther et d'Athalie témoignent d'une France chrétienne et baptisée, si ces œuvres impérissables jaillissent d'une source indivisiblement chrétienne et française, si elles sont en un mot des poèmes de chrétienté, il faut dire la même chose, mais à un degré supérieur, de *l'Ève* de Péguy.
Car, avec plus d'ampleur que *Polyeucte, Ève* nous dit que seul le Christ, avec la grâce toute-puissante, nous peut délivrer du trop humain et des charmes de l'amour les plus ensorcelants et les plus doux :
Un autre effacera de nos livres de peine
La trace de la ronce et de la fleur de mai.
Un autre effacera de l'écorce du chêne
La trace du seul nom que nous ayons aimé.
Avec plus de profondeur que le *Grand Testament, Ève* nous dit la vanité de la vie et du cœur de l'homme, et que non seulement *tous hommes n'ont pas bon sens rassis,* mais surtout *ce que tout homme tente : c'est de garer son cœur des reprises de Dieu...*
\*\*\*
121:169
Y a-t-il un espoir que *France et chrétienté continuent ?* Dans cette dernière de ses œuvres le poète *de la jeune espérance* ne tourne notre regard que vers la seule espérance surnaturelle... Ce n'est pas dans *Ève* qu'il a exprimé son désir véhément que continuent la France et la chrétienté. Mais il a traduit magnifiquement la certitude, qui est à la racine même de toute restauration, que le Seigneur ne nous fera jamais défaut, serait-ce au cœur de la pire détresse. Il n'est pas besoin d'en savoir plus pour maintenir et faire valoir, envers et contre tout, notre héritage de foi catholique et d'honneur français, pour donner au Seigneur notre vie afin d'assurer ici-bas la transmission fidèle des biens infiniment précieux que nous tenons de la sainte Église et des traditions chrétiennes de la France.
\*\*\*
Si la France, selon le vœu et l'espoir de saint Pie X, doit se convertir à sa vocation de *fille aînée de l'Église,* nul doute que les maîtres et les éducateurs seront charmés par la poésie chrétienne, latine et française, et voudront s'en nourrir, de même qu'ils enseigneront aux jeunes à se nourrir à leur tour de l'une et l'autre poésie chrétienne et se laisser pénétrer de son charme. Depuis la fin des persécutions impériales jusqu'à saint Thomas d'Aquin, mais surtout du III^e^ au VIII^e^ siècle, avec saint Ambroise, saint Grégoire, saint Venance Fortunat, l'Europe baptisée a vu fleurir une très grande poésie latine chrétienne qui s'est inventé son rythme, ses vocables, sa facture propre, les seuls adaptés à son objet qui est la splendeur des mystères révélés. Cette poésie chrétienne en latin fut continuée, pour une petite part, dans la poésie française du Moyen Age, puis elle faillit disparaître à la Renaissance avec l'invasion de l'esprit païen et laïciste. Elle survécut pourtant et une tragédie comme *Polyeucte* témoigne fièrement de son extraordinaire vitalité. Mais enfin elle parut s'éteindre pendant deux siècles avec les horribles ténèbres des « Philosophes » et les vaines fumées du romantisme. La grande remontée, le jaillissement tout neuf se sont faits avec l'*Ève* de Péguy. La chaîne a été raccordée. (Au sujet de Claudel, qui est considéré ordinairement comme an grand poète chrétien, je ne dirai qu'une chose : sauf meilleur avis, je le tiens pour équivoque et ambigu. Je ne suis pas sûr que le dénouement de ses drames et le terme de son œuvre se situent non pas, comme il en a l'intention, au niveau du pur amour de Dieu, mais, lamentablement, au niveau de la passion charnelle qui se fait illusion ; la passion dont le dépassement est sans doute rêvé mais non pas accompli.)
122:169
*Ève,* c'est la poésie chrétienne française retrouvée. La poésie chrétienne française commencée avec la langue française commençante, presque étouffée à la Renaissance, a fait de nouveau entendre son chant libre et pur, son chant tout inspiré par la foi, dans le poème de Péguy. Que le noble Péguy ait admiré Hugo -- Victor Hugo qui est d'une telle épaisseur de vulgarité --, que le chrétien Péguy ait admiré certains côtés de la Révolution, laquelle est en vérité *satanique,* que le paroissien Péguy dans son œuvre en prose ne se situe pas toujours dans le droit fil de la chrétienté française, de ces trop certaines lacunes vous ne remarquerez rien, pas une trace, lorsque vous lirez *Ève.* Vous pouvez lire ces deux mille quatrains, vous ne saurez pas si le poète fut un fervent admirateur du *Booz endormi* qui se situe si loin de l'esprit de l'Ancien Testament ; vous ne saurez pas davantage si le poète fut enthousiasmé par les campagnes de la Révolution qui sont si contraires, par leur finalité et leurs moyens, à la vraie France et à la Sainte Église. Plus nous lisons *Ève,* plus nous avons le sentiment d'avancer en paix dans un royaume de chrétienté.
R.-Th. Calmel, o. p.
123:169
### Le Polyeucte de Péguy
par Antoine Barrois
*Polyeucte martyr, tragédie chrétienne\
à la mémoire de Charles Péguy*
Pour célébrer le centième anniversaire de naissance de Charles Péguy, nous publierons une édition commémorative de POLYEUCTE, MARTYR, *tragédie chrétienne.*
Nous relèverons ainsi, à notre mesure, le projet que Péguy avait eu de faire une édition monumentale de *Polyeucte* à l'occasion du dixième anniversaire de la fondation des Cahiers de la Quinzaine, une édition exemplaire parce que ç'aurait été une production de Charles Péguy, éditeur. Un monument de l'art typographique, un exemple d'honnêteté dans le métier. Édition qui ne vit point le jour faute de souscripteurs.
Notre entreprise est donc fort audacieuse : elle a toutes les audaces que donne la piété. Car nous n'osons relever ce projet que soutenus et guidés par la mémoire que nous avons de Dominique Morin ; de son honnêteté d'ouvrier qui exécute soigneusement le travail à faire.
124:169
Nous avons l'ambition de donner une édition de POLYEUCTE, MARTYR, *tragédie chrétienne* qui soit une célébration de la mémoire temporelle et chrétienne de Charles Péguy.
Mais nous ne reprendrons pas tout du projet de Péguy. En particulier nous ne le suivrons pas dans son désir de faire une édition rare. Si nous en avions eu les moyens nous aurions, au contraire, voulu faire un tirage point trop limité. Nous ne les avons pas : le tirage de notre édition sera donc faible. Nous ne pourrons pas le suivre non plus dans la variété des papiers offerts (il y en avait dix), ni dans le format choisi : in-folio grand-jésus. D'autres points d'exécution ne seront pas non plus repris par nous parce qu'ils étaient inhérents au projet de Péguy (qui était aussi de lancer les Cahiers et de faire quelques bénéfices). On trouvera, si on le désire, le texte de la note de lancement de LA DÉCENNALE DES CAHIERS DE LA QUINZAINE dans le Premier cahier de la dixième série (Pierre MILLE, L'enfant et la reine morte -- *bon à tirer* du mardi 13 octobre 1908).
Par contre, nous respecterons absolument le choix de Péguy de donner :
l'Épître à la Reine régente ;
l'abrégé du martyre de saint Polyeucte, écrit par Siméon Métaphraste, et rapporté par Surius ;
l'examen de la pièce ;
(*en italiques*)
les cinq actes de la tragédie ;
(*en romaines*)
et de n'y mettre aucune note, ni commentaire.
Le texte de l'édition Péguy devait être établi par lui-même, sur les éditions publiées du vivant de Corneille. Deux points nous ont détournés de procéder ainsi. L'édition de 1682, la dernière imprimée du vivant de Corneille, est pleine de fautes : aussi faut-il la contrôler sur une autre. On choisit fréquemment celle de 1668 : ignorant le choix de Péguy, cette référence ne nous a pas paru s'imposer. Nous en étions là de nos recherches à ce sujet quand nous nous sommes rendu compte qu'il n'était point question de donner la graphie ancienne pour des raisons de métier (la reproduction de cette graphie posait d'ailleurs la question de sa prononciation :
125:169
si l'on en croit La Varende, il faut se faire à l'idée que du temps du roi Louis quatorzième, on disait et lui-même sans doute, une « beurouète » pour notre « brouèt » : ce qui nous paraît fort plaisant ; et bien inquiétant quant à la capacité que nous aurions de restituer la prononciation du dix-septième siècle à partir d'une graphie ancienne). Mais ceci déterminant cela il nous a semblé que le recours aux éditions du vivant de Corneille ne s'imposait plus. Nous donnerons donc un texte collationné sur les éditions relativement récentes et honorablement connues. Au reste, les agrégés des lettres, les agrégés de grammaire, les anciens élèves de l'École Normale Supérieure (de la rue d'Ulm) qui ont annoté, commenté *Polyeucte* sont tous d'accord pour dire qu'il n'y a pas d'incertitudes importantes, que l'établissement du texte va sans difficultés. Ce n'est pas que nous les tenions pour bien sérieux : la quasi-totalité d'entre eux commencent leur publication par une énorme faute -- inexplicable quand on sait leur science. Cette faute est si grosse, si grossière que nous pensons que ce ne peut être qu'une falsification : que ces messieurs font comme nos évêques ; qu'ils truquent les textes qui ne leur conviennent pas. Cette énorme bourde figure dans le titre que l'on donne ainsi (au choix) :
Polyeucte.
Polyeucte, tragédie.
Polyeucte, tragédie chrétienne.
Polyeucte martyr.
Et pour ainsi dire jamais (jamais dans les éditions scolaires récentes) comme il doit l'être : POLYEUCTE, MARTYR, *tragédie chrétienne*. Nous pensons qu'il y a une ressemblance. Que titrer : *Corneille/Polyeucte,* c'est, dans son ordre, comme titrer : *Luc raconte Jésus* pour *l'Évangile selon saint Luc*. Ces titres procèdent du même esprit immonde et que Péguy le premier a reconnu. Cette falsification dans l'établissement du titre de *Polyeucte* est tellement barbare que nous y insistons. Nous publions, nous, une œuvre chrétienne. Notre *Polyeucte* est celui du patrimoine de la France chrétienne, que Péguy a enrichi de sa contribution. A laquelle nous tenons : c'est que nous n'avons guère eu en guise de leçons de français que des leçons d'anatomie. Nous avons reçu dans la figure à treize, quatorze, quinze ans des pièces anatomiques de la littérature française.
126:169
Des fabliaux, des romans, des contes, des épîtres, des mystères, des sonnets, des odes, des essais, des quatrains, des lettres, des pamphlets, des tragédies, des mémoires, des épigrammes, des testaments, des fables, des maximes, des villanelles, des comédies, des pensées, des ballades, des hymnes, des lais, des chroniques, des histoires, des nouvelles, des chansons, on nous avait fait une morgue. Nous n'aimons pas les morgues. Personne n'aime ça. Ce qui fait que plus personne ne sait qui sont ces cadavres qu'on dissèque. Au contraire, il y a dans Péguy un ingénieux tissu d'observations et d'intuitions par lequel il donne en notes éparses une leçon pensée, méditée, chrétienne, française, sur ce qu'il a lu et aimé. Sur Corneille et *Polyeucte* en particulier. De ces notes, que nous rassemblerons au complet un jour, si Dieu veut, nous avons recopié quelques-unes : pour donner dès maintenant une idée de ce qu'aurait pu être une leçon de Charles Péguy sur Pierre Corneille.
Commençons.
« Enfin c'était parfait. L'histoire du théâtre français était connue, percée, taraudée. C'était une histoire qui se déroulait comme un fil. L'événement avait les deux bras attachés le long du corps et les jambes en long et les deux poignets bien liés et les deux chevilles bien ligotées.
« Il arriva une catastrophe. Ce fut Corneille. Nous allions notre petit bonhomme de chemin tout au long de ce long sentier de l'histoire du théâtre français. Nous aussi nous faisions nos pauvres petits pas l'un après l'autre. Mais si lentement qu'on aille on finit toujours par arriver. Nous arrivâmes en ce pays que l'on nomme Corneille. Comment nous nous cassâmes le nez au pied de cette falaise, voilà ce qu'il faudrait arriver à montrer dans des *Confessions.* Comme un malade qui sent venir la crise et qui se dit que cette fois ce n'est certainement pas cela ; et que ce n'est certainement rien ; (et il sait bien le contraire) ; (et il sait bien que c'est cela) ; et il s'encourage ; et il essaye de penser à autre chose ; vainement ; ainsi nous nous encouragions et nous essayions de nous faire croire que ce Corneille n'était peut-être pas Corneille ; qui sait ; cette capitale qui se levait à l'horizon, cette capitale sur laquelle nous débouchions, ce n'était peut-être pas la capitale Corneille.
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Peut-être qu'en essayant de le prendre comme un autre en effet il serait comme un autre, en effet nous le ferions comme un autre. »
......
« Pourquoi fallut-il qu'à ce seul nom de Corneille tout s'évanouit de ce qui avait précédé. Pourquoi fallut-il qu'à ce seul nom de Corneille tout à coup un vent de libération souffla (*sic*) sur nous. Ainsi c'était Corneille. Cette fois on y était. On savait de quoi on parlait. Alors c'était lui, Corneille. »
*Notes sur les conflits et les duels.*
« Car il faut bien s'entendre quand on dit, (avec les contemporains de Corneille et avec Corneille lui-même), (mais il était pour lui-même un assez mauvais contemporain), que toute tragédie de Corneille présente un conflit entre la passion et le devoir, conflit qui se termine toujours par le triomphe du devoir. Lui-même il parlait ainsi et il en convenait, mais c'était un être qui manquait essentiellement d'orgueil, de l'orgueil le plus juste, et qui défendait mal son œuvre devant les critiques, et qui défendait mal son génie devant les contemporains, et qui rendait les armes, et qui condescendait volontiers, et qui disait comme eux. Quand il déclarait, comme les autres, et peut-être avant les autres, que sa tragédie était, représentait un conflit du devoir et de la passion, et qu'il donnait à entendre et même quand il disait que le devoir triomphait et devait toujours triompher de la passion, et quand il donnait à entendre et même quand il disait que le devoir est une grandeur et une noblesse et que la passion est une faiblesse et certainement une bassesse, il s'appliquait à être de son temps et à parler le langage de tout le monde. Il s'appliquait à parler le langage de son siècle. Et de tout son siècle. En un mot il s'appliquait à parler cartésien.
« Et même très sincèrement, parce qu'il manquait d'orgueil, à être cartésien.
« C'est pourtant l'entendre bien mal, à la fois inexactement et faussement, que de se représenter son génie et son œuvre uniquement comme le théâtre d'un conflit entre le devoir et la passion, conflit où le devoir, grandeur et noblesse, triomphe finalement de la passion, faiblesse et bassesse.
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Le dirai-je, c'est un peu une conception à la Hugo, antithétique. C'est dire combien elle est arbitraire, artificielle, mécanique et raide. »
......
« Il ne faut jamais croire un poète sur ce qu'il dit, Corneille moins que tout autre. A cause de ce grand manque d'orgueil, et qu'il en manquait plus que tout autre, et par suite à cause de cette grande et admirable naïveté. Pour lui plus que pour tout autre il faut faire attention à ce qu'il a fait, et non pas à ce qu'il dit qu'il a fait. Il dit qu'il a fait le conflit du devoir et de la passion. Mais il a fait l'immense débat, l'immense liaison et déliaison de l'honneur et de l'amour. »
......
« Dans ce système de pensée, la bataille passe avant la victoire et la mort même n'est rien au prix de la correction du combat. C'est un système fort connu, le plus antique, le plus étranger qu'il y ait au monde moderne. Ce n'est pas seulement le système de la loyauté. C'est le système de l'héroïsme. Et c'est le système de l'honneur. Il est tout entier ramassé dans le code du duel (à condition qu'on le prenne au sérieux), et ce n'est point au hasard qu'un duel est la pierre d'ogive, la clef de voûte d'ogive de l'arcature du Cid. Comme ce n'est point au hasard, -- par une application éminente de cette triple promotion générale du *Cid,* des *Horaces* et de *Cinna* à *Polyeucte* dont j'ai dit quelques mots dans un précédent cahier, -- qu'un prodigieux duel spirituel et plusieurs admirables duels de courtoisie sont les clefs d'ogive de l'immense et pure architecture de *Polyeucte*. Dans ce système (dans ce système de pensée et dans ce système d'action), le duel est un affrontement, une confrontation perpétuelle des valeurs. Dans le duel d'armes, chacun des deux adversaires se présente dans son exactitude et dans son plein. L'honneur et la beauté du monde n'exige pas, ne consiste pas en ce que Rodrigue tue don Gormas. Il consiste exactement en ce qu'ils se battent. Quel que soit, ou quel que doive être le vainqueur, pourvu qu'ils se battent, tant qu'ils se battent, il n'y a pas de dérogation. Dieu peut regarder le monde, et ne pas le trouver trop dégoûtant. »
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*Notes sur la* « *situation *» *de Polyeucte.*
« Nous montrerons, mon cher Pesloüan, nous montrerons ces trois départs, cette arrivée unique ces trois commencements, cette fin ! ces trois avancées, cette cime ; ces trois contreforts, ce faîte.
« *Polyeucte*, n'est point une quatrième œuvre qui vient après trois autres. Il ne faut point dire, il ne faut point compter *le Cid*, un ; *Horace,* deux ; *Cinna,* trois ; *Polyeucte*, quatre. Les trois premières sont entre elles et sur le même plan ; elles sont trois bases et toutes les trois ensemble et au même titre elles culminent en *Polyeucte*. Il fallait à ce faîte les avancées de ces trois contreforts, les soubassements de ces trois avancées. Et à ces trois avancées, à ces trois anticipations, à ces trois promesses il fallait ce faîte, il fallait ce chef et cette couronne. A ces commencements, à ces origines il fallait cette fin. *Polyeucte* ramasse en lui au même titre les trois premières grandes tragédies, et toutes les trois ensemble et au même titre elles culminent, elles s'achèvent, elles se couronnent en *Polyeucte*. Il est le bouquet d'épis de ces trois gerbes, de cette triple gerbe, il est la hache de ce triple faisceau. Ce système de quatre n'est plus seulement, n'est pas un système arithmétique, numérique. C'est un système organique, à base de trois, à un seul chef.
« Nous montrerons le triple ramassement, le ramassement de ce triple faisceau, la culmination, l'achèvement, le couronnement, la triple promotion de ces trois œuvres en une. »
*Notes sur les rimes de Polyeucte.*
« Un des plus beaux exemples, je ne dis pas seulement un des plus curieux, mais un des plus frappants de ce qu'il y a une fortune pour les rimes aussi, une destinée. c'est le sort des rimes en *ort* dans Corneille ; mort, sort, effort, port ; surtout mort et sort. Ces rimes servent à faire des vers ordinaires, des vers de tous les jours (des vers ordinaires de Corneille) :
*Allons-y par nos pleurs faire encore un effort ;*
*Et n'employons après que nous à notre mort.*
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*Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort ;*
*Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort ;*
*Et toute la rigueur de votre premier sort*
*Contre votre mérite eût fait un vrai effort.*
« Puis, dans *Polyeucte* elles montent ; elles montent peu à peu :
*Si toutefois, après ce coup mortel du sort.*
*J'ai de la vie assez pour chercher une mort.*
« Elles montent, elles montent encore :
*Que d'épouser un homme, après son triste sort,*
*Qui, de quelques façons, soit cause de sa mort ;*
« Dans *Polyeucte* il monte encore, il atteint un premier faîte de grandeur spirituelle, de sainteté :
*Du premier coup de vent il me conduit au port,*
*Et, sortant du baptême, il m'envoie à la mort.*
« Pendant ce temps dans *les Horaces* il avait atteint à un faîte plus élevé encore, à plus de grandeur, mais à une grandeur temporelle, à un faîte de grandeur temporelle, à un faîte d'héroïsme :
*Mourir pour le pays est un si digne sort,*
*Qu'on brigueroit en foule une si belle mort.*
« Alors dans *Polyeucte* la sainteté recoupant juste dans l'héroïsme nous parvenons d'un dernier coup, d'une dernière montée à un deuxième faîte, d'un deuxième pas, d'un dernier pas, au faîte suprême ; à une grandeur, à un faîte de grandeur et une grandeur suprême, d'une grandeur unique ; car c'est pour ainsi dire à un faîte spirituel comme d'une grandeur temporelle. C'est un recoupement. »
......
« Voici l'avant-avant-dernière fortune des rimes en *ort* :
*Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort,*
*Après avoir tenté l'amour et son effort,*
131:169
« En voici l'avant-dernière fortune :
NÉARQUE
*Dieu même a craint la mort.*
POLYEUCTE
*Il s'est offert pourtant : suivons ce saint effort !*
« Et on sait qu'en voici la dernière ; ce sont littéralement les deux vers d'*Horace* transférés dans le registre éternel, par une opération organique et ensemble par une délibération volontaire :
*Si mourir pour son prince est un illustre sort,*
*Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort ? *»
*Notes sur les* « *intercessions *» *de Polyeucte.*
« ...toutes ces intercessions particulières ne sont elles-mêmes, ne sont encore que les degrés, que les préparations, que les introductions (quand même elles sont après), que les escabeaux de cette grande intercession anticipée de *Polyeucte* pour Pauline présente ; celle-ci, cette intercession suprême ramasse toutes les autres ; toutes les autres l'annoncent, et culminent en elle. Ce qui fait la valeur propre de cette intercession, sa valeur éminente, sa valeur propre et sa valeur de représentation, sa valeur propre et sa valeur de commandement, ce qui la dépasse elle-même, ce qui dépasse et agrandit le texte, c'est qu'elle est elle-même et qu'elle est plus qu'elle-même, elle est une prière ordinaire et en même temps, ensemble elle est déjà comme une prière extraordinaire ; elle est une prière de la terre, une prière ordinaire de la terre et en même temps elle n'est déjà plus une prière de la terre, elle est une prière de la terre et déjà elle est une prière dru ciel. Elle intervient, elle intercède au cœur même de ce tragique débat :
*Je te suis odieuse après m'être donnée !*
POLYEUCTE
*Hélas !*
132:169
PAULINE
*Que cet hélas a de peine à sortir !*
*Encor s'il commençoit un heureux repentir,*
*Que, tout forcé qu'il est, j'y trouverois de charmes !*
*Mais courage, il s'émeut ; je vois couler des larmes.*
POLYEUCTE
*J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser*
*Ce cœur trop endurci se pût enfin percer !*
*Le déplorable état où je vous abandonne*
*Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne ;*
*Et, si l'on peut au ciel sentir quelques douleurs,*
*J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs ;*
*Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,*
*Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,*
*S'il daigne écouter un conjugal amour,*
*Sur votre aveuglement il répandra le jour.*
*Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne ;*
*Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne*
*Avec trop de mérite il vous plut la former,*
*Pour ne vous pas connoitre et ne vous pas aimer,*
*Pour vivre des enfers esclave infortunée,*
*Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.*
PAULINE
*Que dis-tu, malheureux ? qu'oses-tu souhaiter ?*
POLYEUCTE
*Ce que de tout mon sang je voudrois acheter.*
PAULINE
*Que plutôt...*
POLYEUCTE
*C'est en vain qu'on se met en défense*
*Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.*
*Ce bienheureux moment n'est pas encor venu ;*
*Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu.*
PAULINE
*Quittez cette chimère, et m'aimez.*
133:169
« Il faut du courage, et beaucoup de barbarie, et de la décision, et prendre sur soi, et se faire à soi-même un rude refoulement, et être résolu à se faire, à se donner à soi-même une bien triste opinion de soi-même pour couper ici, pour ainsi rompre aussi arbitrairement cette scène la plus liée qu'il y ait au théâtre (et pourquoi n'en parlerions-nous pas, si ce fut l'art de Corneille, et s'il est vrai qu'un grand artiste, un grand écrivain ne méprise pas, ne néglige pas les conditions, organiques, et le métier de son art, mais leur donne au contraire la plus grande considération) ; d'une liaison intérieure tout à fait indissoluble. On nous pardonnera sur ce que ceci ne sont que des notes. »
......
« Par une secrète, par une ardente participation intérieure, par une secrète prise de possession antérieure de ses palmes, humble, chrétienne, secrète, mais si évidente, pour tous, pour lui-même, par une secrète prise de commandement antérieure, par une secrète saisie antérieure de sa future, de sa prochaine autorité de béatitude, il \[Polyeucte\] parle, il prie déjà pour sa femme comme un martyr dans le ciel prie pour sa femme qui est restée sur terre. Comme tous ceux qui sont partis, comme tous ceux qui sont arrivés prient pour tous ceux qui sont restés. Voilà ce qui donne à cette prière son plein, cette plénitude, cette avance, tant d'exactitude, une totale exactitude et ensemble cette éternelle avancée. C'est déjà, c'est dedans, c'est d'avance une prière, une intercession rituelle. C'est l'office de saint Polyeucte. C'est déjà l'Église triomphante. Comme toute l'Église triomphante prie pour toute l'Église militante. Et pour l'Église souffrante. Et tant de force et tant de beauté vient de ce que c'est partout dedans, de ce que ce n'est dit nulle part. Quand Polyeucte parle de son sang*,*
*Ce que de tout mon sang je voudrois acheter*
il est si secrètement sûr que c'est plus qu'une prière et plus qu'un vœu (je ne dis pas seulement plus qu'un propos et plus qu'un rêve), (ce qui est hors de cause, car ce serait si grossier et si mince et si impie), que c'est un engagement, que c'est une promesse, que c'est déjà fait ; que c'est une réalité ; la saisie de la main d'une réalité éternelle ; que son martyre est déjà une chose entendue ;
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qu'il a un crédit ouvert, un crédit mystique (à peine) anticipé ; que son sang est disponible ; qu'il va commencer d'en user ;
*Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !*
*Mais* pour en disposer, *ce sang est-il à vous ?*
que c'est acquis ; et comme il dit lui-même, que c'est fait. »
*Notes sur* « *les tragédies *» *de Polyeucte.*
« Nous sommes tous comme cette princesse qui voulut mettre en comparaison Racine et Corneille et qui pour balancer *Bérénice* trouva *Tite et Bérénice*. Nous sommes tous écrasés par l'histoire des littératures. Nous sommes, tous oblitérés. Et nous aussi nous sommes habitués. Nous ne voyons pas que la grande tragédie profane de Corneille le *Cid* étant mis à part, car à vrai dire il n'est pas une tragédie profane, il est une sorte de tragédie sacrée de l'honneur et de l'amour (et de la jeunesse), plus précisément une tragédie sacrée de ce que l'honneur et l'amour ont de sacré dans l'âge de la jeunesse), historiens et habitués nous ne voyons pas que la grande tragédie profane de Corneille, comparable (et incomparable), la tragédie profane de l'âge de Titus et de Bérénice c'est *Polyeucte* encore, c'est la tragédie profane qui court sous la tragédie sacrée dans *Polyeucte*, ou plutôt c'est la tragédie profane sur laquelle repose et de laquelle s'élève la tragédie sacrée de *Polyeucte*. Le répondant de Titus et de Bérénice (et d'Antiochus) ce n'est pas Tite et ce n'est pas Bérénice. C'est Pauline et Sévère (et c'est encore Polyeucte). »
« Il n'y a pas de second plan dans *Polyeucte*. Il y a un premier plan qui est le plan de l'humanité. Et au-dessus il y a un plan qui est le plan du sacré. La grandeur du sacré n'est point obtenue en reculant le plan de l'homme et du monde. Il n'y a point un premier plan qui serait le plan du sacré et derrière un deuxième plan, un plan reculé qui serait le plan du profane il y a un premier plan qui est le plan de l'humain et du profane. Et il y a au-dessus un plan qui est le plan du sacré. »
......
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« S'il n'y avait point dans *Polyeucte* cette tragédie sacrée incomparable et d'ailleurs unique, alors il nous apparaîtrait que la tragédie profane que nous avons dans *Polyeucte* est la plus pleine et la plus pure et la plus antique et la plus profonde et si je puis dire ensemble la plus gracieuse et la plus grave et la plus sacrée tragédie profane de l'amour et de l'honneur que nous ayons. Mais quelle ne faut-il pas que soit la grandeur d'une tragédie sacrée qui nous masque à ce point toute l'autre. Et que dire d'une poétique qui dans l'espace de cinq actes peut ainsi à un monde superposer un autre monde. »
Cette première leçon sur Corneille est ici terminée.
Il y en a d'autres à recueillir et fort belles. Sur Corneille encore, sur Victor Hugo, sur la chanson de Monsieur de Malbrough. Il y a surtout la leçon sur Corneille et Joinville, sur les Procès de Jeanne et sur les Évangiles. Pour faire bien entendre sa lecture personnelle, Péguy range selon des catégories de classement successives, les auteurs, les personnages et les personnes :
1\. « Corneille marche avec Joinville, les *Procès* marchent avec les *Évangiles*. Polyeucte marche avec saint Louis, Jeanne d'Arc marche avec Jésus. »
2\. Polyeucte marche avec Jésus comme s'étant contentés de *rendre* à César. Jeanne d'Arc marche avec saint Louis comme n'ayant pu se contenter à moins que d'être eux-mêmes César. Et alors c'est *Polyeucte* qui marche avec les *Évangiles* et les *Procès* qui marchent avec le *saint Louis*.
3\. « Matthieu, Marc, Luc ont été les notaires de Jésus. Joinville a été le notaire de saint Louis. Corneille s'est fait le notaire de Polyeucte. Et le notaire de Jeanne d'Arc ce fut ce malheureux pauvre clerc, le notaire même de ses accusateurs. »
4\. « Les Évangiles sont les princes des *Procès*, de *Polyeucte* et de Joinville.
« Comme Jésus est le prince de Jeanne d'Arc, de Polyeucte et de saint Louis.
« Les Évangiles sont pour Jésus ce que les *Procès* sont pour Jeanne d'Arc, *Polyeucte* pour Polyeucte, *Joinville* pour saint Louis.
« Matthieu, Marc, Luc ont été pour Jésus ce que ce notaire a été pour Jeanne d'Arc, Corneille pour Polyeucte, Joinville pour saint Louis. »
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Et pour Ève, Péguy. *Ève* est du même ordre de témoignage et de chronique poétique et théologique ; une chronique de la chute ; une commémoration du monde chrétien ; un témoignage sur le monde moderne. Le premier, Péguy a vu qu'il y a quatre âges le paradis terrestre, l'âge antique et biblique, l'âge chrétien et le monde moderne. Et il nous a montré cette « situation » extraordinaire où nous sommes : que d'une certaine façon il y a une trame continue de nos premiers parents jusqu'à nous ; que la chute et la rédemption en font partie ; et point nous. Péguy a établi les pièces fondamentales du Procès de ce quatrième âge où les autres âges témoigneront si durement. Contre nous. Péguy est chroniqueur de ce temps : il est chroniqueur de l'affaire Dreyfus (et de sa jeunesse) ; de la Sorbonne ; du Collège de France ; du peuple de Paris et du peuple de France ; du parti des hommes de quarante ans (et de sa maturité) ; de l'avant-grande-guerre.
Il est aussi chroniqueur de Jeanne d'Arc et de sainte Geneviève, de saint Louis et de Jésus, car il avait ce don de tenir la chronique en y étant -- en sachant très bien comment ça se passe :
« Un ordre de la place. C'est venu par les bureaux du procurateur. Nous partirons à la neuvième heure. Tu rassembleras à neuf heures moins le quart. Tu viendras avec moi. Les hommes auront leurs épées. Tenue de service numéro un. Vous emporterez trois lanternes de corne. C'est pour une ronde à faire au jardin des Olives. Tu prendras les dix hommes de ton escouade. C'est à vous de marcher. Tu prendras aussi les cinq hommes de la gauche de la deuxième escouade. Mais tu ne prendras pas Libanius (l'autre décurion). Nous sommes assez de gradés comme ça. Et le centurion était parti. Puis il était revenu sur ses pas : Ah ! tu prendras aussi Malchus. C'est un chameau. *Camellus quis*. Il a encore coupé hier à la corvée de quartier. Et dans une chambre du bas, appuyée au troisième paquetage, la lance, la lance pour le Flanc, attendait. »
Péguy est toujours chroniqueur. Ses *mystères,* ses *notes,* ses *lettres,* ses *situations,* ses *tapisseries,* ses *communiqués,* ses *dialogues* reposent sur une chronique qui va comme sa vie jusqu'à sa mort. Jusqu'à cette mort que Péguy attend, souhaite militaire ; le prenant dans cette guerre qu'il désire et dont il a fait l'hymne.
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*Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles*
*Car elles sont le corps de la cité de Dieu.*
*Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu*
*Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.*
Le cinq septembre quatorze, en la fête de saint Laurent Justinien, évêque patriarche de Venise (le prochain patriarche de Venise canonisé fut le pape Sarto : saint Pie X, pape de la paroisse de ces convertis du début du siècle dont nous n'avons pas fini de parler). Péguy est tué. *Exaucé.*
« Premier de la ligne, le chef de section, un lieutenant, est tombé à sa place réglementaire, alors qu'il menait ses hommes à l'attaque.
« Je l'examine avec un soin particulier, minutieusement, pieusement. Même sort ne m'adviendra-t-il pas tout à l'heure ? A ces divers titres, il s'inscrira dans ma rétine d'une façon indélébile.
« C'est un petit homme d'apparence chétive à côté de son voisin au type de colosse. Il est couché sur le ventre, le bras gauche replié sur la tête. Ses traits, que je vois de profil, sont fins et réguliers, encadrés d'une barbe broussailleuse, teintée de blond, mais paraissant grisâtre du fait de la poussière, car il est jeune encore, trente-cinq à quarante ans tout au plus. L'expression du visage est d'un calme infini. Lui aussi paraît plongé dans un profond sommeil. A son annulaire gauche, une alliance.
« Je me penche sur la plaque d'identité : Péguy. Il s'appelait Péguy. »
Le commandant Dufestre, officier d'état-major, raconte ainsi la reconnaissance qu'il fit du corps du lieutenant Charles Péguy de la 19^e^ section du 276^e^ régiment d'infanterie. Nous tenons beaucoup à célébrer Péguy lieutenant, aujourd'hui. Un peu parce que nous sommes à notre tour entrés dans une avant-guerre (nous ne parlons pas de l'effroyable enlisement quotidien qui, lui, n'en est vraiment plus à sa préface ; mais de la guerre ; de la préparation active de la guerre. D'ailleurs le général Beauffre l'a dit dans *Le Figaro.* Et si c'est dans *Le Figaro* qu'on laisse dire par un général qu'il faut s'inquiéter de la guerre, on peut prendre la chose au sérieux).
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Principalement, parce que Charles Péguy est mort à la guerre comme Ernest Psichari et quelques semaines après lui : il n'y a pas tant d'écrivains français qui soient morts pour leur pays, pour leur foi, pour leur roi, de mort militaire : le vieux sire de Joinville en savait quelque chose. Parce que Charles Péguy est mort à la tête de ses hommes, en terre d'Ile de France à vingt-quatre kilomètres de Paris dans un champ, alors de betteraves, aujourd'hui de maïs. Parce que Charles Péguy est mort en lieutenant de sainte Jeanne d'Arc et de sainte Geneviève, d'une *mort parallèle :*
*L'une est morte au milieu d'une sorte d'espace*
*Laissé par le respect et le recueillement.*
*L'autre est morte au milieu d'un implacable espace*
*Gardé par la terreur et le gouvernement.*
Mort dans un champ vers la fin de l'après-midi, en ce point du front où commence, dix-huit heures à l'avance, la bataille de la Marne. Principalement enfin, parce que la mort de Charles Péguy est inscrite dans le même mouvement du temporel à l'éternel qui transfère un *faite d'héroïsme :*
*Mourir pour le pays est un si digne sort,*
*Qu'on briguerait en foule une si belle mort*
dans le *registre de l'éternel :*
*Si mourir pour son prince est un illustre sort,*
*Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort ?*
Et que ce transfert, dans la vie et la mort de Péguy -- dans la vie et la mort de tout homme, nous paraît le plus beau, le plus chrétien témoignage. Corneille examinant son *Polyeucte*, et les conversions de Pauline et Félix, nous dit que « ces deux conversions, quoique miraculeuses, sont ordinaires dans les martyres, qu'elles ne sortent point de la vraisemblance, parce qu'elles ne sont pas de ces événements rares et singuliers qu'on ne peut tirer en exemple ». Cette proposition prend un saisissant retentissement, appliquée au bienheureux Charles Péguy dont la femme et la fille et deux fils reçurent après sa mort le baptême jusqu'alors refusé.
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Car on était de foi républicaine dans la famille de la femme de Péguy ; et on ne transigeait point.
*C'est en vain qu'on y met sa défense*
*Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.*
*Ce bienheureux moment n'est pas encor venu ;*
mais quand il est venu, ce qui doit se faire se fait. Rien dans le mouvement de Péguy et celui de sa famille de la politique de Néarque. Ce que Péguy appelle la politique de Néarque (dans une autre note sur *Polyeucte*) c'est cette politique que Néarque oppose à Polyeucte à la scène dernière de l'acte II :
Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir
Mais dans ce temple enfin la mort est assurée
Par une saine vie il faut la mériter
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe :
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux
Qui n'appréhende rien présume trop de soi.
Dieu même a craint la mort.
Politique que nous connaissons bien aujourd'hui. Au temps de Charles Péguy, il fallait du génie pour apercevoir ce même ordre d'arguments à la racine des erreurs intellectuelles contre lesquelles il requérait une réforme intellectuelle. Il fallait un génie théologique et philosophique capable de voir que « les problèmes du monde contemporain ne sont pas les mêmes, ne se posent pas dans les mêmes termes, pour un regard moderne et pour un regard chrétien sur le monde ». (Il fallait aussi, on nous permettra de le dire, une rare perspicacité -- et même une rare perspicacité -- pour donner ainsi d'un trait, le sommaire de ce travail de Péguy : il était nécessaire que Jean Madiran établisse le préambule philosophique de son *Hérésie du XX^e^ siècle.*) Péguy est ce théologien qui a vu que le monde moderne est une *décréation,* une tentative universelle de dé-construction systématique de l'œuvre de Dieu. Péguy est ce théologien de l'Incarnation, du Corps Mystique et de la Communion des saints qui a vu que l'entreprise moderne était de dévoiement.
Son édition de *Polyeucte,* Péguy l'avait appelée : édition de La Décennale des Cahiers de la Quinzaine. Il voulait qu'elle soit un monument commémoratif. Nous n'avons point voulu faire parallèlement une édition du centenaire.
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Nous avons voulu dresser une borne, au long de notre chemin temporel : A LA MÉMOIRE DE CHARLES PÉGUY. Cette mention liminaire (inscrite exactement au regard de la page de titre) et les mentions obligatoires de dépôt légal et de fini d'imprimer seront les seuls hors-texte.
Notre travail, nous le dédions aussi à un élève et à un professeur. A leur rencontre lors d'une épreuve du baccalauréat (un oral de français), l'un examinant les connaissances de l'autre. A ce garçon et à ce professeur qui ont su se dire l'un à l'autre qu'ils aimaient Corneille et POLYEUCTE, MARTYR ; qui ont osé en causer, et s'entredire que c'était vraiment beau.
Antoine Barrois.
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## CHRONIQUES
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### A quoi travaillent les étudiants
par Hugues Kéraly
C'EST UN FAIT que la valeur réelle des diplômes nationaux décernés par nos Universités -- notamment dans les disciplines autrefois qualifiées de « littéraires » -- ne cesse de se dégrader. Mais que les étudiants d'après mai 1968 se trouvent pour autant dispensés de tout labeur digne de ce nom, cela n'est pas tout à fait exact ; et bientôt sans doute ne le sera plus du tout. Aujourd'hui, en effet, le plus insouciant d'entre eux travaille au moins, pour une durée qui varie (selon les cas, les années) de deux à six mois, à une tâche point du tout négligeable : *il travaille à s'inscrire.*
Peut-il d'ailleurs faire autrement, quand il y va de son statut civil, son sursis militaire, sa sécurité sociale, son accès aux œuvres spécialisées (cités, restaurants), ses réductions à la S.N.C.F. ou au cinéma -- bref de tout ce qui fait de lui le parasite légal, et même l'un des plus choyés, de notre bourgeoise société de consommation ?
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Point de carte, point de cinéma ; et point de soupe. Donc l'étudiant s'emploie au moins à mériter sa carte. Mais tandis que se relâche chaque année davantage l'exigence intellectuelle des programmes et des cours, paradoxalement, les difficultés matérielles de l'inscription universitaire ne font que se multiplier : comme si l'Université française n'avait trouvé absolument aucun autre moyen, pour maintenir en ses locaux un semblant de présence et d'activité étudiantes, qu'un surcroît de paperasses à recenser et remplir chaque année.
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Ainsi la tyrannie anonyme de l'appareil administratif vient-elle (misérablement) prendre le relais de l'autorité magistrale déchue... Des faits ? des chiffres ? En voici :
A la rentrée d'octobre-novembre 1967, dans l'Académie de Paris, un chèque et quelque *trois semaines* de patientes démarches suffisaient à l'étudiant moyennement doué pour en avoir fini avec ses inscriptions. Si bien qu'il lui restait tout de même cinq à six mois pour travailler sans autre souci à la préparation de ses examens (ils ont lieu en mai, presque partout) : c'était peu ; cependant ce n'était pas rien.
De puis, les exigences et les délais imposés par toutes les administrations universitaires -- il y en a plus que de salles de cours -- se sont progressivement, inexorablement alourdis : *un bon mois* en 1969, *un mois et demi* en 1970 constituaient vraiment un strict minimum, pour mener à terme une quelconque inscription. Et au début (?) de la dernière année universitaire (1971-72), l'étudiant muni d'une carte neuve après *deux mois* de démarches avait droit à l'admiration générale ; mais *trois* mois n'étaient pas rares, et j'ai vu une étudiante attendre exactement cinq mois et demi (l'époque des inscriptions aux examens) pour pouvoir « régulariser » sa situation : la malheureuse avait sollicité le transfert de son dossier administratif, de l'U.E.R. ([^30]) de Philosophie de Paris IV -- 1^er^ étage de l'ancienne Sorbonne -- à celui de Paris I -- 2^e^ étage du même établissement... Il n'y a décidément que les feuilles d'impôt pour ne pas traîner en route !
Cette année, comme chacun sait, la rentrée universitaire a été déclarée « réussie » à 98 %. Cela dit, aucun service de scolarité ([^31]) n'oserait encore affirmer que toutes les inscriptions « administratives » et « pédagogiques » entreprises en septembre, octobre ou novembre 19712 seront effectivement closes avant février, mars ou même avril 19,73 (c'est-à-dire avant l'ouverture théorique des inscriptions aux examens de fin d'année). Il m'a seulement été donné de constater, sur quelques cas précis, de nouvelles surenchères dans la lenteur ou la désorganisation administratives, qui permettent d'estimer *à trois mois et demi* ([^32]) le délai (*minimum*) actuellement requis pour s'inscrire. En voici, parmi cent autres, trois exemples circonstanciés :
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*Premier cas.* Le Service des Attestations de Diplômes de l'Université de Paris IV exige, pour la délivrance du moindre certificat, outre les inévitables deux heures de « queue » et les trois enveloppes timbrées traditionnelles, dix bonnes minutes d'interrogatoire et de vérifications diverses, suivies d'un délai minimum de quatre jours (« ouvrables », naturellement) : soit une grande semaine d'attente dans le meilleur des cas, et en supposant par ailleurs que toutes les attestations demandées relèvent du même Service... Ceci pour une opération qui n'est que préalable à la constitution de tous les dossiers (inscriptions, transferts, et requêtes de toute nature).
*Deuxième cas.* La Commission d'Examen des Candidatures aux Doctorats de cette même Université impose, pour se prononcer sur des sujets de thèse qui ont obligatoirement obtenu l'avis préalable des Directeurs de recherches, cette bagatelle d'un mois de « réflexion », ou deux si par excès de zèle le Président venait à s'enrhumer... Et ce pour l'attribution d'une simple fiche d'accord « pédagogique » qui ne tient aucunement lieu d'inscription : elle permet à l'étudiant de retirer et d'établir son dossier « administratif », assorti on le devine de plus lourds, délais.
*Troisième cas.* Le Service Comptable de l'Université de Paris I s'attribue, pour l'expédition du reçu qui permettra ensuite de faire valoir ses droits aux diverses cartes étudiantes, cet insignifiant sursis de quinze jours « ouvrables » après réception du mandat-lettre obligatoire : soit trois bonnes semaines d'attente, sauf bien sûr blocage des calculateurs électroniques surmenés ([^33]), ou grève des services postaux.
Précisons encore (c'est nécessaire) que les délais ci-dessus mentionnés ne constituent pas des limites supérieures administrativement définies, mais le strict minimum actuellement constaté ; qu'ils sont cumulatifs ; et que chaque « service » ou « commission » ignore généralement tout des exigences, voire de l'existence, de son plus proche voisin. C'est l'étudiant qui, chaque année, doit faire les frais de leur incurie, et naviguer sans boussole d'une porte à l'autre :
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du Secrétariat d'U.E.R. au Service de Scolarité, du Service des Examens à celui des Attestations, et de la Secrétaire au Comptable ou au Président -- tous, cela va de soi, surchargés ou excédés dès qu'ils ne sont point absents.
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Par quel miracle le vaillant contestataire de mai 68 peut-il donc subir sans broncher cette misérable -- et très vaine -- servitude ? L'analyse psychologique d'un tel phénomène exigerait sans doute des témoignages, une étude plus approfondie. Mais son explication socio-politique tient en trois mots : *par mai 68* -- je veux dire par la politisation systématique et intégrale des bureaux ou corporations d'étudiants, comme des syndicats d'enseignants. qu'aucun problème spécifiquement universitaire ne vient plus désormais émouvoir ; et corollairement, par l'abandon de la réforme universitaire elle-même aux vues des seuls politiciens.
La Révolution avortée de mai 1968, on devrait bien le savoir maintenant, n'a en effet *rien* changé d'essentiel au système universitaire français, -- fondé sur d'exorbitants monopoles d'État. Mais elle a eu pour conséquence un important bouleversement de l'organisation pratique des études et des examens, légalement et uniformément imposé en 1969 à toutes les disciplines. C'est la loi d'orientation, dite Edgar Faure.
Or, une des principales mesures fixées dans cette loi consiste à supprimer pour l'ensemble des étudiants la dure nécessité de choisir leur voie dès les premières années universitaires. Et c'est l'institution de la *pluridisciplinarité, --* autrement dit l'obligation faite à chaque établissement de réorganiser ses structures d'accueil, ses « services », en fonction de cette possibilité légale. Qui au demeurant n'est qu'un mot.
Inutile d'ajouter en effet que fort peu d'étudiants acceptent aujourd'hui de sacrifier l'intérêt d'une formation spécialisée, et donc plus sérieuse, au seul plaisir de donner raison à la démagogie ministérielle. La possibilité d'étudier en même temps dans plusieurs centres universitaires n'a cependant pas été remise en question (pour si peu...) par les technocrates de l'Éducation Nationale, ni avec elle cette absurde mais inévitable conséquence de la TRIPLE inscription : inscription *administrative,* dont relèvent le paiement des droits et la délivrance des cartes, -- inscription *pédagogique,* donnant accès aux divers cours, -- inscription *aux examens,* qui permet (comme « à la carte ») le choix des matières pour l'obtention du diplôme visé...
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Trois étages, trois mondes qui dès lors ne voudront ni d'ailleurs ne pourront plus se connaître. Sauf bien sûr pour masquer leur monstrueuse inutilité en imposant tour à tour aux étudiants terrorisés (une guichetière a plus d'effet sur eux que trois parachutistes) des circulaires, des sens giratoires, des stations, des dossiers et des délais chaque automne plus pesants. En silence et en rang par quatre, s'il vous plaît.
Les fonctionnaires ne s'en plaignent pas. Les étudiants qui n'ont pratiquement rien de mieux à faire non plus. Mais c'est toujours la collectivité qui entretient, à ses frais, les protagonistes de ce petit jeu. Et le coût ne cesse de s'élever : 4.966 F par étudiant en 1969-70 ([^34]), 7.690 F aujourd'hui ([^35]). Et il y a plusieurs dizaines de milliers d'étudiants dans ce cas, rien que pour la région parisienne. Et il y a plus de quatre ans que cela dure...
Quand la simple raison est morte, quand tout sens critique a été brisé, quand les forces mêmes manquent pour réagir, et que nul ne s'en inquiète là où il faudrait, qui donc, oui, qui empêcherait Ubu de devenir Roi ?
Hugues Kéraly.
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### L'enseignement "rénové" du français
*dans le second degré*
par Étienne Malnoux
Un « texte d'orientation » émanant de la Commission de réforme de l'enseignement du *français* est venu compléter cette année le Rapport Rouchette, afin d'en prolonger l'esprit dans l'enseignement du second degré, non sans nuances d'hésitation prudente cependant. La grandiloquence didactique, péremptoire, intransigeante, fanatique même, du rapport Rouchette est ici tempérée d'incertitudes, voire d'inquiétudes. On a parfois l'impression que ces apprentis sorciers ont un peu peur du monstre concocté dans leur commission, et redoutent le contact de leur chimère avec la réalité. C'est ce qui apparaît d'emblée dans le texte introductif (p. 3).
« Ce texte, comme son nom l'indique, est un texte d'orientation dont il convient de souligner le caractère provisoire ou plus exactement propédeutique. La Commission sera amenée, sur bien des points, à préciser, voire à nuancer sa pensée, au fur et à mesure que ses travaux la rapprocheront davantage des réalités mêmes, pratiques et concrètes, de l'enseignement. Elle n'a prétendu pour l'heure qu'à proposer, avec le maximum de cohérence, non pas des recettes, mais un plan. »
Le terme « cohérence » est en l'occurrence d'une puissante ironie. En fait ce texte d'orientation brille par son incohérence et ses contradictions. Au point qu'on se demande parfois si le rédacteur du rapport n'a pas dû tenter de concilier des points de vue divergents, ou même antagonistes, et tenir compte d'oppositions parmi les membres de la commission.
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Il ne semble pas en tout cas, qu'il ait été gêné par les flagrantes contradictions qui émaillent à l'envi son discours. C'est un signe de plus de la régression pré-aristotélicienne qui caractérise, tristement notre époque. L'absence de logique, les contradictions grossières dans les termes n'incommodent nullement la plupart de nos contemporains. Deux millénaires et demi de pensée logique et cohérente dominés par le principe d'identité se concluent par un prodigieux recul intellectuel. Nous voici retombés dans les ténèbres de la sophistique et de la mentalité primitive. Nous avons vu que l'enseignement rénové du français à l'école primaire relevait de Dada et du sorcier nègre. La pensée du « grand Manitou » qui a rédigé ce texte d'orientation ne parvient pas à se dégager de contradictions qui semblent lui échapper, ainsi hélas qu'à un nombre grandissant de soi-disant intellectuels, universitaires, professeurs, etc.
C'est un aspect majeur de la réforme de l'enseignement : éteindre chez l'enfant dès que son intelligence s'éveille, toute velléité d'esprit logique et de sens commun de façon que le futur « électeur » puisse gober n'importe quelle incohérence sans sourciller. Le rédacteur de ce texte d'orientation est déjà parvenu au stade d'abêtissement, d'hébétude, où les pires contradictions cessent d'être perçues. En voici parmi une multitude quelques exemples :
Une des finalités de l'enseignement du français est (ou devrait être) de « développer la connaissance et le goût de la CRÉATION LITTÉRAIRE entendue aussi bien comme phénomène de civilisation que comme mode d'expression » (p. 6). Mais il est en même temps recommandé (p. 18 et 19) de se « garder de toute ambition démesurée : les élèves du second degré, à quelques très rares exceptions près, ne sont ni de futurs professeurs de français, ni de futurs critiques littéraires ». Alors, de futurs écrivains peut-être ? Nous verrons plus loin de quelle « créativité » il s'agit.
Page 9, le réformateur proclame que « l'acquisition de connaissances théoriques sur la langue (orthographe, grammaire, vocabulaire) n'est pas la condition nécessaire, et moins encore suffisante de la maîtrise d'une expression correcte ». (Mais si, cette condition est absolument nécessaire, si elle n'est pas, hélas ! suffisante.) Alors que page 15, « la commission accorde la plus grande attention à l'orthographe, à la grammaire, au vocabulaire », et page 16 précise « que les activités consacrées aux acquisitions grammaticales et lexicales nécessitent des situations d'expression qui les motivent, étant bien entendu que LA RÉFLEXION THÉORIQUE SUR LA LANGUE PRENDRA UNE IMPORTANCE DE PLUS EN PLUS GRANDE AU COURS DE LA SCOLARITÉ ».
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Page 18, la Commission « considère qu'il faut laisser une large initiative aux maîtres dans le choix des programmes et méthodes. Toute interprétation limitative des programmes favorise la routine et ne rencontre guère l'adhésion des élèves. Cependant l'expérience prouve que l'absence de repères conduit tantôt à l'anarchie, tantôt à une nouvelle routine et que les vœux des élèves traduisent trop souvent l'influence de la mode plutôt qu'un désir de culture ».
Notre réformateur semble dans un bien cruel embarras, entre les « repères », l'initiative des maîtres, les vœux des élèves et l'influence de la mode. Et les pauvres professeurs de français !
Cette réforme de l'enseignement du français est fondée sur une contradiction initiale (Préambule, page 5) : L'enseignement en effet « *doit être* A LA FOIS *un enseignement de masse conçu selon les* *exigences d'une réelle démocratisation*, ET *un enseignement de qualité... *». Cela est absurde. Qualité et quantité en matière d'enseignement sont inconciliables. Un enseignement ne peut être à la fois de masse et de qualité. Il est l'un ou l'autre, non les deux ensemble. Cette stupidité résulte du grand mythe égalitaire dont le monde occidental est en train de mourir.
On n'a pas attendu la démocratisation de l'enseignement ni l'institution de la scolarité obligatoire républicaine et laïque par Jules Ferry pour dispenser en France, largement, des enseignements populaires multiples et variés. Mais ces enseignements ne doivent pas être confondus avec l'enseignement de haute qualité intellectuelle indispensable à la préparation des élites nécessaires à la vie de notre pays et de notre civilisation. Ce que fut naguère l'enseignement secondaire classique. Ces deux types d'enseignement ne sauraient être confondus : or ils le sont, contre tout bon sens, contre la nature de la vie elle-même.
De cette confusion initiale ne peuvent résulter que des absurdités et des sottises :
La démocratisation de l'enseignement et la prolongation de la scolarité obligatoire, l'absence de sélection à l'entrée du premier cycle secondaire ont pour résultat une augmentation considérable des élèves qui normalement ne feraient pas ce type d'études. Ils sont incapables de suivre un enseignement qui les ennuie. C'est le moins qu'on puisse en dire.
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On disait naguère qu'on ne saurait faire boire un âne qui n'a pas soif. Tout l'effort, toute l'ambition du réformateur semble être de faire boire coûte que coûte les ânes qui n'ont pas soif. Il faut donc que le professeur de français s'ingénie à « motiver » ses élèves, recoure à toutes sortes d'astuces démagogiques et pédagogiques et autres pitreries pour tenter de les appâter, d'éveiller en eux une lueur d'intérêt ou de curiosité.
Il est évident que la « démocratisation de l'enseignement » a modifié profondément la mentalité des élèves du secondaire. La majorité d'entre eux faisait ces études parce que cela les intéressait. Leur « motivation », c'était, en particulier dans les classes de français, le désir et le plaisir d'apprendre, de connaître, de découvrir des œuvres belles, nouvelles, passionnantes. Ils avaient cette qualité naturelle indispensable à l'étude, mais maintenant assez rare semble-t-il, du moins à ce niveau : la curiosité d'esprit.
La « motivation », aux yeux du réformateur, ne saurait avoir d'autre critère que la modernité, ou plus encore l'*actualité*.
Notons de suite le caractère arbitraire de cette prétendue motivation. Des élèves de type imaginatif peuvent être au contraire passionnés par l'inactualité de leurs études. Un sport populaire à la mode, comme l'équitation, a-t-il un caractère d'actualité, à l'âge de l'automobile, de l'avion et des voyages interplanétaires ? Les fouilles archéologiques, qui séduisent (hélas pour l'archéologie) un nombre grandissant de jeunes gens, ont-elles le moindre rapport avec l'actualité ?
Néanmoins, persuadé par le texte d'orientation que ses élèves ne seraient motivés que par l'actualité de ce qu'ils étudient, « l'enseignant » de français devra présenter son enseignement en fonction de l'actualité. C'est un des « principes généraux de l'étude des textes ». Cette étude sera « *orientée ou bien vers les problèmes que pose la civilisation moderne, ou bien vers telle grande question* philosophique, morale, ou esthétique dont on s'efforcera de faire apparaître au travers des formes qu'elle a pu revêtir dans les littératures du passé l'intérêt toujours actuel » (p. 19). « On s'efforcera de motiver l'intérêt des élèves... par des œuvres récentes, ou bien encore par des œuvres plus anciennes que l'actualité aura remises en évidence, ces œuvres pouvant être au besoin empruntées à des littératures étrangères ([^36]) » (p. 20). « (Les exercices oraux)... seront conduits soit à partir d'un texte littéraire, soit à partir d'une œuvre d'actualité que l'on s'efforcera d'emprunter ou de rattacher aux œuvres étudiées. »
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Faut-il dès lors s'étonner que le réformateur, uniquement soucieux d'actualité, se tourne avec respect vers les officines qui fabriquent l'actualité ? Ces messieurs de la Commission sont apparemment assez oisifs et dépourvus d'esprit critique pour supporter « l'école parallèle » :
« D'autres éléments jouent un rôle croissant dans la formation des élèves : avec de plus en plus d'insistance « l'école parallèle » (cinéma, radio, télévision) non seulement propose ses informations et ses éclairages, mais suggère, quand elle ne les impose pas, de nouveaux modes de représentation ou d'interprétation du réel. Loin d'en souffrir comme d'une concurrence systématiquement néfaste, la classe de français doit pouvoir tirer parti de ces nouveaux instruments de communication et de culture, à la condition que les maîtres sachent en dominer l'usage et les effets ; à la condition également que les responsables de cette école parallèle prennent conscience de l'influence qu'ils exercent sur le français parlé ou écrit par les jeunes. » (page 8.)
Les réserves finales et le vœu pieux émis quant à la qualité du langage de la télévision font évidemment ressortir les réticences de certains membres de la Commission.
La télévision semble néanmoins préoccuper beaucoup les membres de la Commission, au point que parmi les exercices préconisés figurent des « *montages poétiques et dramatiques ou tout autre tape d'exercices qui complèteront dans le sens de la créativité l'inventaire ainsi proposé *».
Si l'enseignement secondaire ne vise pas à faire des professeurs de français et des critiques littéraires, on peut se demander si de très vastes débouchés ne sont pas prévus par le réformateur dans les montages de la télévision ! ([^37])
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Ce même souci de titiller l'intérêt inexistant d'élèves qui n'ont pas de vocation pour l'étude amènera « *l'enseignant de français *» à recourir à ce que le rapporteur qualifie de « *para littérature *» (p. 21, C) : « *Non seulement pour mieux susciter l'intérêt des élèves, comme il vient d'être dit, mais encore pour mieux éclairer les textes littéraires qui forment, avec l'étude systématique de la langue, la matière essentielle de son enseignement, le professeur de français pourra être amené à recourir à des textes et à des documents non spécifiquement littéraires : la paralittérature* (*roman populaire, roman policier, science-fiction, bande dessinée, chanson, etc.*) *servira, par contraste ou par comparaison, à mieux dégager le caractère propre des textes littéraires ou reçus comme tels à une époque donnée. *»
On retrouve le même empressement à faire à l'école ce qui peut être fait sans elle, en dehors d'elle. Même sous prétexte de comparer littérature et sous-littérature, est-il besoin d'un enseignant pour faire un commentaire linguistique du « Pan » et du « Boum » dans Tintin, étudier la portée historique (et politique) d'Astérix, la métaphysique de San-Antonio ? Les élèves seraient-ils bêtes au point de ne pouvoir lire cela tout seuls ? Les professeurs tellement nuls et tellement ignares qu'ils ne puissent s'élever au-dessus du niveau intellectuel de Bécassine ?
En fait de pédagogie, il s'agit tout bonnement de démagogie : de séduire des niais par les procédés les plus bas. L'enseignant n'est plus qu'un cabotin et un démagogue, voire un saltimbanque qui essaye de distraire et de tenir un public de gamins bruyants et malappris qui ne s'intéressent pas à ses pauvres tours de passe-passe mais sont néanmoins prêts à lui casser la figure s'il les rate.
« *L'expérience prouve,* dit prudemment le rapporteur p. 18, *que l'absence de repères conduit tantôt à l'anarchie, tantôt à une nouvelle routine, et que les vœux des élèves traduisent trop souvent l'influence de la mode plutôt qu'un désir de culture. *»
L'expérience le prouve en effet, et néanmoins l'expérience est en cours, l'expérience se poursuit, l'expérience est déjà la plus basse des routines, le plus médiocre des conformismes, celui de l'actualité et de la mode.
Mais la démocratie est-elle autre chose, peut-elle être autre chose que démagogie ? La démocratie de l'enseignement pouvait-elle avoir d'autre effet que d'asservir l'enseignement et le corps enseignant au plus médiocre et au plus inconstant des tyrans : l'opinion publique. Hormis ce détail, « *la Commission... considère qu'il faut laisser une large initiative aux maîtres dans le choix des programmes et des méthodes. Toute interprétation limitative des programmes favorise la routine et ne rencontre guère l'adhésion des élèves. *» (p. 18, A)
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Il n'y a donc plus ni méthodes ni programmes officiels ? l'enseignant est donc libre ? « *Les textes,* est-il précisé (p. 21) *seront choisis en fonction d'une part des compétences particulières et des goûts des enseignants, d'autre part des besoins et des goûts des élèves. *»
En fait, l'enseignant français est libre à la façon des britanniques, qui, disait Barnard Shaw, « ne seront jamais des esclaves, car ils ont le droit de faire tout ce que l'opinion publique et le gouvernement britannique leur permettent de faire ».
« *La Commission envisage donc d'élaborer des indications générales à la fois cohérentes et progressives qu'il appartiendra ensuite au Conseil d'enseignement de chaque établissement, de préciser, d'adapter et d'harmoniser selon les besoins. *» En attendant elle est prodigue de souhaits et de conseils. En réalité, dans la plupart des établissements, des « *équipes pédagogiques *» ont été clandestinement mais fort officiellement installées. Elles ont déjà mis en application le texte d'orientation avant même que celui-ci ait été adopté légalement par qui que ce soit. Ces équipes pédagogiques sont comparables aux équipes sacerdotales. Ce sont des soviets tyranniques constitués souvent d'enseignants sans diplômes, anciens instituteurs promus professeurs on ne sait trop comment, qui font carrière dans la « pédadémagogie ». Les professeurs sont libres théoriquement de refuser de s'intégrer dans ces « équipes » et d'enseigner comme ils l'entendent ; mais ils sont dès lors plus ou moins mis au ban de l'établissement, tracassés, éventuellement « chahutés » par des élèves dûment et précocement conditionnés par leurs collègues. Ils ne pourront compter sur leur supérieur hiérarchique pour le moindre soutien.
Voici donc ces conseils que les enseignants de français ont la liberté de ne pas suivre :
« *Sans exclure la présentation traditionnelle sous forme de listes d'œuvres ou d'auteurs, la Commission souhaite que soient utilisées les notions déjà répandues d'* « *espace *» *et de* « *parcours *» *littéraires. Ces notions plus souples mais complémentaires, permettront de situer les œuvres et de former les esprits par des études d'ensemble et par des perspectives diachroniques, étant bien entendu que l'on tiendra le plus grand compte, dans leur mise en pratique, d'une progression strictement subordonnée à la maturité intellectuelle et affective des élèves.*
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« *Par* « *espace *»*, on désigne, selon le cas, une période, un mouvement littéraire, un groupe d'œuvres contemporaines les unes des autres ou tout l'œuvre d'un grand auteur, l'état d'un genre à une époque donnée, ou encore les manifestations variées, à tel ou tel moment de l'histoire, d'un thème ou d'une idéologie. Quant aux* « *parcours *»*, ils peuvent être soit historiques* (*origines plus ou moins lointaines d'une œuvre, d'un style, d'un genre*)*, soit thématiques, c'est-à-dire orientés ou bien vers les problèmes que pose la civilisation moderne, ou bien vers telle grande question philosophique, morale ou esthétique dont on s'efforcera de faire apparaître, au travers des formes qu'elle a pu revêtir dans les littératures du passé, l'intérêt toujours actuel. Quelle que soit sa nature, le parcours aura pour but de faire traverser aux élèves, d'une manière qui ne sera pas forcément continue mais toujours suivant une perspective précise, l'ensemble des littératures anciennes, médiévales et modernes.*
« *L'étude d'un espace n'a de sens que si elle est articulée, dans toute la mesure du possible, sur celle d'un parcours. Supposons, pour donner un exemple lui-même très classique, que l'on choisisse d'étudier, en tant qu'espace, la tragédie classique : à cet espace correspondra, en tant que parcours, l'histoire, illustrée par des textes, du genre et du sentiment tragiques depuis l'Antiquité ; mais ce parcours lui-même pourra s'effectuer de bien des manières : en partant du XX^e^ siècle* (*Camus, Beckett*) *ou en y aboutissant, en ménageant des comparaisons* (*Sophocle et Giraudoux*)*, ou en respectant les transitions* (*d'Euripide à Sénèque*)*. Il en irait de même avec un sujet moins traditionnel comme* « *la province dans les romans du XIX^e^ siècle *»* : c'est le double problème, littéraire, du réalisme, et politique, du régionalisme, qui se trouve ainsi posé.*
« *Qu'il s'agisse d'espace ou de parcours, on s'efforcera de motiver l'intérêt des élèves par des documents* (*écrits, graphiques ou audio-visuels*)*, par des œuvres littéraires récentes, ou bien encore par des œuvres pouvant être, au besoin, empruntées à des littératures étrangères.*
« *Le maître se défiera tout particulièrement de la tentation encyclopédique. Il s'attachera plutôt, tout en évitant les anachronismes, à mettre les principaux textes de l'espace ou du parcours étudié en relation avec notre temps, afin de montrer les continuités et les discontinuités entre l'héritage littéraire et la vie contemporaine. Sans bannir les anthologies, on organisera l'activité de la classe autour de la lecture et de l'étude approfondie d'œuvres intégrales et on cherchera avant tout la qualité des rencontres avec les œuvres et les auteurs. *»
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Ces conseils appellent quelques remarques :
Ce que la Commission désigne comme « *présentation traditionnelle sous forme de listes d'œuvres et d'auteurs *» n'est qu'une grossière et tendancieuse falsification de ce qui fut souvent, pourrait être et devrait être l'enseignement de la littérature française. Les professeurs de lettres souvent remarquables qui furent nos maîtres -- de simples agrégés de grammaire ou de lettres, professeurs des lycées de l'État -- ne se contentaient pas de sèches nomenclatures. Cette espèce de professeurs est encore existante en dépit des efforts conjugués de certains syndicats, de certaines Universités, de certains pédadémagogues bien placés, pour la faire disparaître. Les indispensables notions générales d'histoire littéraire étaient d'une part étayées par de sérieuses connaissances d'histoire générale (événementielle) et d'autre part illustrées par des échantillons réunis dans des morceaux choisis -- ou anthologies --. Il n'existe certainement pas, il ne peut exister d'anthologie parfaite. Nous en connaissons néanmoins de bonnes et satisfaisantes. On étudiait aussi in extenso et de façon approfondie un certain nombre de grandes œuvres universellement tenues pour des chefs-d'œuvre, des grands classiques incontestés, tragédies de Corneille et de Racine, comédies de Molière, fables de La Fontaine, Pensées de Pascal, Oraisons funèbres de Bossuet, etc.
Il n'y a plus d'histoire « *événementielle *»*.* Un vague roman économico-sociologique, c'est-à-dire hégeliano-marxiste, de l'histoire sans dates ni faits permet à « l'enseignant préposé » de raconter n'importe quoi. L'histoire de la littérature privée du support de l'histoire n'est donc plus en effet qu'un catalogue dépourvu de sens. Pléiade et humanisme ne signifient rien pour des gens qui ne savent rien de la Renaissance ni de l'Antiquité. Classicisme ne veut rien dire pour des élèves qui ignorent le nom même de Louis XIV. La plupart des bacheliers n'ont que de très vagues opinions flottant à la dérive dans le vide et la confusion.
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Si l'on ne peut que réprouver le jargon inepte des « espaces » et des « parcours » ([^38]), il n'y a rien à redire à la chose en soi, sinon que ces études particulières ne relèvent pas de l'enseignement secondaire, mais de l'enseignement supérieur. L'étude de « la province dans les romans du XIX^e^ siècle » pourrait faire partiellement l'objet d'un certificat de licence de littérature française ; celle de l'histoire et de l'évolution de la tragédie le thème d'un certificat de littérature comparée.
Au niveau de l'enseignement secondaire l'étude de tel ou tel secteur ou aspect de la littérature ne peut être que préjudiciable à une formation littéraire générale. L'étude de la province dans les romans nombreux et souvent énormes du XIX^e^ siècle nécessite de vastes lectures, si bien que de nombreux autres aspects majeurs de la littérature seront totalement ignorés. Quelques points de détail sont étudiés avec soin au milieu d'immenses « espaces » de ténèbres et de « parcours » insoupçonnés.
Le bon sens commandait, commande toujours, d'avoir une vue d'ensemble, des notions générales, avant d'entrer dans le détail et l'anecdote ; des cadres indispensables pour mettre les parties à leur place. Ces grandes perspectives ont toujours un caractère un peu sommaire et incomplet, simplifié ; elles sont cependant nécessaires au départ. Les étudiants qui débarquent dans les universités sont de plus en plus, et à de rares exceptions près, tellement ignorants des éléments de l'histoire littéraire, que des cours généraux et magistraux de littérature française doivent être organisés pour suppléer aux déficiences de leurs études secondaires. Une fois de plus, la réforme consiste à mettre la charrue avant les bœufs.
Cette initiation à l'histoire de la littérature française, était complétée par une étude approfondie et minutieuse d'authentiques chefs-d'œuvre, ce que Baudelaire appelait des « phares ». Cette notion aristocratique semble désormais abolie. Il n'y a plus de grandes œuvres, plus de chefs-d'œuvre, tout est placé sur le même plan, pêle-mêle, sans discrimination. C'est la marque d'une très grave erreur de jugement. Il est indispensable que le goût et le jugement de l'enfant soient formés, éduqués, ornés, embellis, par l'étude et le contact avec ce que notre littérature, notre civilisation ont produit de plus beau, de plus juste, de plus intelligent, de plus parfait : des chefs-d'œuvre. C'est par référence à ces chefs-d'œuvre, à ces pierres de touche qu'on doit former le jugement et le goût de l'adolescent, lui apprendre à distinguer le beau du laid, le noble de l'infâme, le vrai du faux, l'authentique chef-d'œuvre de sa contrefaçon. Or il semble que le pédagogue moderne veuille d'abord faire disparaître, effacer, ou du moins obscurcir le jugement et le goût, ces vertus supérieures qui caractérisaient naguère les Français, mais semblent trop souvent ne plus être que des souvenirs anachroniques.
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Les grands classiques ne sont étudiés que pour contester leur caractère de chef-d'œuvre. Tel petit pion prétentieux expliquera ce que Racine aurait dû faire s'il avait lu Marx et Freud, et comment on pourrait actualiser Phèdre en mettant la pièce en prose et en la découpant pour la télévision.
Dans telle école libre de ma connaissance, en classe de seconde, une religieuse sentimentale qui enseigne le français a mis au programme « Climats » de Maurois. Ce n'est certes pas un mauvais roman. Ce n'est quand même pas un des phares qui éclairent la littérature. Étudier « Climats », quand on ne connaît ni Polyeucte, ni Andromaque ni le Misanthrope, quand on n'a pas lu une page de Bossuet, ni de Pascal, ni de Boileau, ni de La Bruyère, pas un sonnet de Ronsard ou de du Bellay constitue une grave erreur de jugement et de sens commun. Encore une fois l'école n'est pas toute la vie : on y envoie les enfants pour apprendre ce qu'ils ne peuvent pas bien étudier ailleurs. N'a-t-on pas toute la vie, si l'on en a l'envie, et le temps, pour lire des œuvres mineures et actuelles ?
L'enseignement secondaire, et l'enseignement tout court, n'ont pas pour mission l'étude du dernier roman à la mode, ni celle d'exhumer les curiosités mortes du passé. L'obsession de l'actuel amène bien des enseignants dans le vent à étudier des œuvres à la mode dont ou aura oublié le titre et l'auteur dans un an. Ainsi le veut l'actualité. Que reste-t-il des romans en vogue dans les années trente ? Les jeunes générations ont-elles entendu parler de Paul et Victor Margueritte, Claude Farrère, Marcel Prévost, etc. ? Les élèves gavés d'actualité seront en droit de reprocher à leurs piètres professeurs d'avoir manqué de jugement, d'avoir gâché leur temps en leur faisant étudier l'éphémère production de l'année, en grande partie promise à un juste oubli, au lieu des grandes œuvres éternelles et incontestables.
Le pédadémagogue ne sait pas que la seule réelle actualité est celle des chefs-d'œuvre authentiques.
Les « parcours » en littérature étrangère appellent eux aussi des réserves. Il est évidemment ridicule inclure des œuvres étrangères dans l'étude de la littérature française puisqu'elles ne peuvent être abordées qu'à travers des traductions. Or la traduction n'offre jamais qu'un aspect imparfait, et même parfois faux de l'œuvre originale. De Shakespeare, le meilleur, la poésie, s'évapore à la traduction. On ne saurait en aucune façon étudier un texte traduit comme un texte original.
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Pour la littérature française l'étude d'un ouvrage étranger n'est intéressante que s'il y a influence directe de cet ouvrage sur une œuvre ou un écrivain français.
L'étude des littératures latine et grecque a normalement sa place dans les études classiques. Elle est évidemment indispensable à l'étude de la littérature française. La quasi-suppression de l'enseignement classique prive donc les élèves de tout l'héritage intellectuel et littéraire de l'Antiquité, à moins d'en introduire quelques bribes dans un « parcours » de littérature française.
L'étude des langues étrangères s'accompagnait naguère, lorsque la connaissance en était suffisante, de l'étude de quelques chefs-d'œuvre, ou fragments de chefs-d'œuvre de la littérature correspondante. On ne se contentait pas de phonétique et de langue orale. On faisait plus que l'École Berlitz. Les manuels actuels d'anglais ne sont que d'ennuyeux recueils de textes aussi mal écrits que dépourvus d'intérêt. Actuels hier, ils sont aujourd'hui parfaitement inactuels. On utilisait des anthologies, où de beaux textes donnaient un aperçu, une ouverture sur d'autres littératures, parfois même le désir de les mieux connaître. Il ne semblait pas anormal, alors qu'on étudiait en français, en latin, en grec les plus grands chefs-d'œuvre, qu'on en fit de même en anglais, en allemand, en espagnol, en italien.
L'étude des langues vivantes ne dépassant pas le niveau de la conversation la plus plate et la plus vulgaire, c'est à « l'enseignant » de français qu'échoient les littératures étrangères. Il les annexe dans son « espace », ou les rencontre dans son « parcours » -- même et surtout s'il ne les a jamais étudiées.
La littérature comparée est fort intéressante et enrichissante, lorsqu'on connaît bien, au préalable, les littératures que l'on veut comparer, et seulement à cette condition.
Une rubrique particulière concerne les textes de théâtre (p. 21, B. 3) : « Un problème se pose à propos des textes de théâtre, qui ne sont pas seulement des textes littéraires et que leur spécificité ne permet pas, contrairement à ce qui s'est longtemps fait, d'aborder comme les autres textes. « Il importe que professeurs et élèves prennent conscience des objectifs et des contraintes de la scène et que les textes de théâtre soient étudiés -- si possible avec le concours de spécialistes -- dans la perspective du jeu dramatique ; cela ne signifie pas que *les textes soient nécessairement joués par les élèves mais suppose qu'ils seront compris dans leur mouvement et leur rythme propres. *»
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Là encore, il convient de s'élever contre cette fable. Il est arrivé quelquefois aux professeurs du secondaire d'aller au théâtre, même autrefois, et de s'apercevoir qu'une tragédie ou une comédie n'étaient ni une élégie, ni un roman. Il arrivait même à certains de faire eux-mêmes du théâtre, ou d'essayer de faire jouer des pièces à leurs élèves.
En fait le point important, c'est le concours de spécialistes, c'est-à-dire le plus souvent de cabotins en chômage de Maisons de la Culture, dont les spectacles ineptes et coûteux, surtout en province, n'ont plus aucun public. C'est une façon de les utiliser à quelque chose et en même temps de renforcer dans les établissements d'enseignement public le conditionnement de révolution culturelle. Dans tel ou tel lycée de province, l'Inspecteur d'Académie et l'équipe pédagogique en place pressent vivement les « enseignants » de français de recourir librement au concours des Maisons de la Culture. Il ne s'agit nullement de voir jouer des pièces de théâtre, ce qui serait logique et utile. Ces spécialistes expliqueront sans doute comment on pourrait, devrait jouer, mettre en scène, comprendre, rewriter, etc.
Les « enseignants », avons-nous vu, sont libres de choisir leurs programmes et leurs méthodes. Comme ils sont en majorité marxistes et membres du SNES ou du SGEN, ils ont des « espaces » favoris, des « parcours » privilégiés. Les encyclopédistes, Diderot en tête, constituent l'âge classique, l'origine du parcours dialectique qui passe par le roman social du XIX^e^ siècle et du XX^e^ siècle (littérature et idéologie) pour aboutir fréquemment à la littérature pornographique du XX^e^ siècle (la comparaison des deux s'impose pour faire ressortir la spécificité littéraire de la première).
Toujours respectueuse du choix de « l'enseignant », la Commission juge bon de lui expliquer par le menu comment il doit faire une explication de texte (pp. 22/23, D) :
« En ce qui concerne l'approche même des textes, aucune méthode ne sera exclue ni privilégiée. L'enseignant pourra donner la priorité à son gré :
-- soit à une lecture historique, s'attachant à faire apparaître les liens qui existent entre l'originalité des œuvres littéraires et tout ce qui conditionne leur création ;
-- soit à une lecture immanente, c'est-à-dire une lecture qui, abstraction faite de toute information extérieure au texte, en dégage les thèmes et les structures. Mais, quelle que soit la méthode suivie, on ne perdra jamais de vue le texte lui-même dans son mouvement et dans son ensemble et on se gardera d'accumuler, sous prétexte de se vouloir exhaustif, des observations de détail.
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Le seul critère est ici le critère de PERTINENCE :. dans la masse des matériaux fournis par la critique, l'enseignant ne choisira que les documents pertinents au type d'explication choisi. Le respect de ce critère devrait également le conduire à éviter des confusions souvent commises et à ne pas mettre indistinctement sur le même plan les apports de la psychologie, de la sociologie, de la psychanalyse -- dont la pertinence est très voisine de celle des apports de l'histoire et de l'histoire littéraire (critique externe) -- et les apports de la linguistique, de la stylistique, de la critique thématique, de l'analyse structurale, de la théorie des formes, qui sont pertinentes à un autre niveau d'explication du texte (critique interne).
Dans tous les cas, il appartiendra à l'enseignant d'adapter au niveau de ses élèves son utilisation des différentes méthodes critiques. Plutôt que d'imposer une documentation toute faite, il s'efforcera d'éveiller la curiosité et d'encourager, sous formes d'enquêtes ou d'exposés, les initiatives. Il se défiera donc des éditions qui, par l'abus du commentaire, risquent d'étouffer le texte et d'entretenir les élèves dans leur passivité. C'est pourquoi il est essentiel qu'il puisse disposer, dans sa classe ou dans son établissement, de tout le matériel dont les élèves pourraient avoir besoin dans leurs recherches. »
La Commission prend vraiment les enseignants de français pour des imbéciles impertinents, qu'ils sont peut-être hélas, en majorité, faute d'avoir reçu eux-mêmes au cours de leurs études secondaires et supérieures la formation rigoureuse nécessaire. Admirons une fois encore la langue de Trissotin.
En fait de liberté de méthode, quel extraordinaire dogmatisme : « *soit* lecture historique », « *soit* lecture immanente ». Ce qui semble exclure qu'un texte puisse être étudié à la fois dans son contexte historique et pour un intérêt permanent qui dépasse la mode et l'actualité.
La Commission manifeste le même libéralisme, en ce qui concerne les exercices, que pour le reste (pp. 29/30, B1, B2) :
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« C'est dans la pratique de la classe que le décloisonnement des activités de français défini dans le chapitre II prend tout son sens. Dissocier l'analyse du style de l'étude de la langue a trop souvent conduit à des généralités pseudo-esthétiques et vides de toute signification précise sur le « génie de l'auteur » ou la « beauté du texte », etc. Inversement, si elle n'est pas nourrie par l'apport des textes littéraires, l'étude de la langue, qu'elle se limite à des considérations abstraites sur les règles ou à l'acquisition mécanique des tournures usuelles, risque de couper les élèves de toutes les ressources et de toutes les richesses du français.
C'est pourquoi, plutôt que de présenter les exercices suivant la distinction traditionnelle entre étude de la langue et étude des textes, la Commission a choisi de regrouper, dans la brève énumération qui suit, ceux qui mettent en œuvre l'expression orale et ceux qui mettent en œuvre l'expression écrite. Il va de soi que ces exercices qui visent plus particulièrement le second degré (on se reportera, une fois encore, au « Projet Rouchette » pour tout ce qui concerne le premier degré), seront à utiliser suivant le double principe de continuité et de progression énoncé dans le chapitre II.
B2 -- Les exercices oraux viseront d'abord à faire acquérir la maîtrise du mode d'expression parlé : lecture expressive, récitation et diction, pratique du dialogue et du débat. Ils seront conduits soit à partir d'un texte littéraire, soit à partir d'un thème d'actualité que l'on s'efforcera d'emprunter ou de rattacher aux œuvres étudiées.
D'autres exercices, tels l'explication de texte ou la lecture dirigée, le compte rendu de lecture ou l'exposé, qui ont essentiellement les textes pour objet, auront à exploiter l'aptitude à la compréhension et à la discussion ainsi développée chez les élèves.
Enfin des montages poétiques et dramatiques ou tout autre type d'exercices complèteront dans le sens de la créativité l'inventaire ainsi proposé. »
On remarquera qu'il n'est pas question de « dissertation ». Cet exercice doit désormais être banni, ce qui n'a rien de surprenant puisqu'il implique la rédaction dans un français correct, la connaissance précise de ce dont on disserte et un effort de composition raisonnable et logique. Beaucoup de professeurs formés récemment dans certaines Universités seraient incapables sans doute d'appliquer à leurs dissertations « *le critère de pertinence *»*.*
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L'anarchie introduite dans l'enseignement secondaire par la liberté des programmes et des méthodes a fatalement de graves conséquences sur les examens. Comme il n'y a plus de programmes communs, il faut trouver des sujets assez indéfinis pour être traités par n'importe qui sans connaissances précises : vague « commentaire composé », contraction de texte, ou encore plus vague sujet général d'actualité, n'impliquant aucune connaissance précise de quoi que ce soit : que pensez-vous de la peine de mort, de la contraception, de la coopération, de la guerre au Viet-Nam, de l'engagement de l'écrivain... D'après quels critères peuvent être jugées ces élucubrations fatalement médiocres ? *Plus* que jamais, le baccalauréat, avec de telles épreuves est une loterie, dans laquelle le candidat est vraiment à la merci des goûts et opinions politiques du correcteur ([^39]).
Faut-il s'étonner que les étudiants qui accèdent à l'Université soient souvent d'une telle médiocrité ? En fait la Commission que préside M. Pierre Emmanuel vise plus haut que ces basses et prosaïques considérations. Comme dans l'enseignement primaire, la créativité poétique, chère à l'académicien poète, prime tout (p. 23/24, F)
« Comprendre une œuvre, ce n'est pas seulement la placer dans une perspective d'ensemble, ni la démonter comme un objet fabriqué, mais participer à sa vie et pour cela, éveiller en soi-même, autant qu'il se peut, des forces de création analogues à celles qui lui ont donné forme. L'étude des textes littéraires, même menée avec toute la souplesse et la variété désirables, risquerait de ne conduire qu'à un savoir abstrait et desséchant si n'était ménagé par le maître parallèlement à l'approche explicative ou interprétative un contact plus personnel, donc tout à la fois plus direct et plus discret, avec l'univers de la création.
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Dans cette perspective, la poésie peut et doit jouer son rôle fondamental d'éveilleuse -- la poésie c'est-à-dire l'exercice de l'imaginaire au sein du langage et non pas l'effusion vague débouchant sur l'expression mal contrôlée. D'une façon plus générale, on se souviendra que la créativité n'a de sens que dans et par la création, dans et par un travail sur le langage et sur les formes, travail dont il s'agit, par tous les moyens appropriés (cf. chapitre IV, B) de susciter le sens et le besoin. »
La conclusion de ce texte d'orientation fait curieusement état des inquiétudes de la Commission. Il semblerait que les membres de la Commission éprouvent quelques difficultés avec l'opinion publique qu'elle prétend néanmoins flatter, et aussi avec la formation et le recyclage de ses enseignants (p. 37)
« La mise en application d'un nouveau type d'enseignement du français ne peut se faire par la seule vertu d'un décret. Elle suppose d'abord qu'on fasse prendre conscience à l'ensemble de l'opinion publique de l'impérieuse nécessité de cette réforme. Elle implique ensuite que la formation des étudiants se destinant à l'enseignement soit profondément et rapidement modifiée. Elle implique également que l'on organise dans les meilleurs délais, à l'intention de tous les maîtres actuellement en exercice, une initiation approfondie aux méthodes nouvelles. Elle exige, par conséquent, un effort considérable de la Nation, qui devra progressivement dégager les moyens financiers et humains nécessaires pour assurer la formation initiale et permanente des maîtres. »
Ceci est à rapprocher d'un sondage publié dans *Paris-Match* du 25 novembre 1972 mentionnant que 58 % des lycéens de terminales déclarent : « Nous confierons nos enfants aux écoles privées. » Serait-ce le signe avant-coureur d'une certaine contre-révolution culturelle spontanée, en dépit des efforts énormes accomplis par les syndicats marxistes et le lobby marxiste de l'Éducation Nationale ?
(*A suivre.*)
Étienne Malnoux.
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### Ce qui pour vous est une crise
*pour nous c'est la solution*
par Jean-Marc Dufour
L'AFFAIRE s'est terminée sans éclat : Salvador Allende a trouvé le moyen de céder devant les grévistes sans pour autant perdre complètement la face. Bien sûr, il s'agit d'un tour de passe-passe ; mais, réussi. Et d'ailleurs, ce n'est pas le premier de ce genre que réussit Salvador Allende. En confiant les ministères de l'Intérieur, des Travaux Publics et des Mines à trois généraux, il ne fait qu'étendre le système qui consistait à décréter l'état de siège dans une province dès que la tension y devenait trop vive. Aujourd'hui, c'est l'ensemble du pays qui est confié aux forces armées. C'est là un constat de carence pour l'Unité Populaire. Nul au Chili ne s'y est trompé.
Le pays se trouvait dans une impasse. En déclarant qu'il s'agissait d'une grève « politique », Allende ne pouvait céder directement aux grévistes sans essuyer une défaite « politique ». Il lui était impossible de mater une opinion hostile et de mettre fin par la contrainte à une grève qui réunissait les transporteurs, les professions libérales, les petits commerçants, et 400 000 agriculteurs. Le général Prats, lui, peut prendre les mesures qu'il veut : il n'est pas membre de l'Unité Populaire ; il n'a prononcé jusqu'ici aucune parole imprudente : il est libre.
*Première évidence :* S'il a fallu confier le ministère de l'Intérieur à un général, c'est qu'aucun civil, aucun politicien de l'Unité Populaire ne pouvait en être chargé. La nomination du général Prats est donc une défaite pour les partis de la coalition gouvernementale.
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*Seconde évidence :* Les forces armées estiment que Salvador Allende est jusqu'à présent resté dans les limites de la Constitution, et ne lui refusent pas leur concours. C'est une victoire personnelle pour Allende.
Ces deux points ressortent clairement de la déclaration prononcée par le général Prats lors de son acceptation « Ce n'est pas un engagement politique, mais une collaboration patriotique pour rétablir la paix sociale. » Il ajoutait : « Je considère que la collaboration de l'armée avec le gouvernement constitue un devoir patriotique en ce moment. »
D'autre part, maintenant que l'on a pris un peu de recul vis-à-vis des événements, il apparaît comme évident que les partis d'opposition n'ont pas joué leur va-tout au cours de la dernière crise. Quoi qu'ait dit Salvador Allende, la grève n'était pas « politique » ; ce sont les organismes professionnels qui l'ont conduite jusqu'à son terme -- les démocrates chrétiens et le Parti National ne faisant que rappeler les principes de la démocratie chilienne.
Une étude passionnante (que je ne puis mener à bien car me font défaut plusieurs des journaux chiliens nécessaires) consisterait à confronter : d'une part, ce que les agences d'information -- et aussi la presse française -- ont dit de cette crise, et ce qu'en disaient, d'autre part, les journaux du Chili. Un point pourtant permettra de juger de la qualité de l'information : il a été écrit que les demandes présentées par les grévistes au gouvernement contenaient des réclamations politiques. Exemple : les transporteurs demandent que l'unique usine fabriquant du papier au Chili ne soit pas nationalisée. C'était là, de toute évidence, une question étrangère à leurs préoccupations professionnelles. Voici le paragraphe consacré par les grévistes : transporteurs, commerçants, petits industriels et artisans dans leur proclamation à l'opinion publique :
« Transports :
nous demandons (...)
6 -- qu'une solution immédiate soit donnée aux difficultés de la Compagnie Manufacturière de papiers et cartons, afin que soient résolus les problèmes de nos associés qui effectuent des transports pour cette entreprise. »
Il y a une certaine différence entre l'objet et son image. En attendant -- et le général Prats l'a indiqué dans son allocution de prise de fonctions -- rien n'est tranché.
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L'Unité Populaire a subi une défaite, mais Allende reste au pouvoir. Jusques à quand ? Là encore, le général Prats a été très clair : jusqu'aux élections de mars, où « le pays montrera ce qu'il veut ». C'est là le sursis offert par l'armée.
Toute la question, pour un gouvernement normal, serait de savoir comment faire vivre le pays jusque là. Mais le gouvernement Allende n'est pas un gouvernement normal, c'est un gouvernement socialiste. Il ne s'agit pas pour lui de faire vivre « normalement » le Chili, mais de briser un certain nombre de structures. C'est ce qu'a expliqué récemment le ministre de l'Économie, Carlos Matus, dans une interview accordée au journal allemand *Der Spiegel.* C'est là un texte de première importance. En voici les principaux passages *:*
« *Spiegel :* M. Matus, depuis deux ans que le Président Allende a assumé le pouvoir, l'économie chilienne se trouve dans une crise profonde. Où en est cette tentative chilienne de réaliser le socialisme par voie démocratique ? Est-ce un échec ?
*Matus :* Certainement, selon des critères économiques traditionnels nous serions effectivement en crise. Si, par exemple, le gouvernement précédent était dans notre situation économique, il serait sur sa fin.
*Spiegel :* Parce que cela ne vaut pas pour le gouvernement Allende ?
*Matus :* Si nous pouvons prouver que le processus est irréversible, alors nous pouvons supporter une grande crise sans sombrer immédiatement. Et comme nous sommes parvenus à des faits irréversibles, des difficultés passagères ne peuvent nous affecter.
*Spiegel :* Quels sont ces faits irréversibles ?
*Matus :* Par exemple, l'étatisation des mines, la socialisation des industries importantes, la réforme agraire, la participation des ouvriers aux décisions importantes dans les entreprises comme dans les décisions importantes du gouvernement.
Tout cela sont des faits qui rendent impossible le retour au pouvoir des démocrates chrétiens ou du Parti National. Nous autres nous pouvons gouverner avec des erreurs, car nous sommes les seuls en condition de gouverner le pays. » (...)
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Le journaliste de *Der Spiegel* énumère alors : le prix du lait a augmenté de 261, %, celui du fromage de 640 %, celui des œufs de 310 %. Rien n'entame la conviction de Carlos Matus. Puis arrive l'aveu le plus phénoménal qu'ait passé un ministre socialiste :
« *Spiegel :* M. Matus, quel est votre programme pour assainir l'économie ? Comment voulez-vous équilibrer la balance des paiements par exemple ?
*Matus :* Pendant les deux ans et demi qui viennent, nous allons nous serrer la ceinture et contracter encore plus de dettes. J'ai déjà expliqué au peuple que nous ne pouvions plus importer de viande de boucherie. Avec cela nous voulons économiser annuellement 90 millions de dollars. De plus, nous n'importerons plus de beurre mais nous mangerons seulement de la margarine, ce pourquoi on m'a donné le surnom de « Ministre Margarine ». Là nous économisons 8 millions de dollars. Nous espérons produire plus de lait, et économiser 30 millions de dollars d'importation. CE QUI POUR VOUS EST UNE CRISE, POUR NOUS C'EST LA SOLUTION. »
Après cela il n'y a plus rien à dire.
Jean-Marc Dufour.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
JARDIN DES PLANTES (suite). -- A propos de sa population je faisais observer que là comme ailleurs, dans ce jardin comme dans les rues, les gares, les facultés, les arts, les lettres, les finances, les commerces, les hôpitaux, les pègres, le cinéma et ses génériques, les loisirs mondains, les manifestations populaires et les travaux publics, la marée étrangère continuait à s'étaler, sans vague ni remous comme sur un sable uni. Telles sont dit-on les nécessités de l'expansion et de l'économie. Soit dit en passant il m'est arrivé qu'à certaines heures et certains jours, dans un wagon de métro quasiment plein de voyageurs exotiques, nous fussions trois ou quatre apparemment francoïdes à nous chercher du regard pour évaluer notre pédigré de né natif, le contrôler d'un clin d'œil complice ou le mettre en doute. C'est le train de marée, le hasard d'un coup de chalut sur les fonds privilégiés de l'ichtyologie comparée : parmi les chitodons, les fistulaires et les cyprins d'eau chaude on a découvert trois gardons, un coup heureux, on ne les a pas jetés. Pour mieux dire c'est le cageot réservé aux oiseaux jacasseurs des savanes, des îles et des oasis ; les trois moineaux indigènes égarés dans ces ramages n'ont plus qu'à la fermer.
Du temps que mon pays n'était pas sous l'empire des forces cosmiques et volapük, le noble étranger ou pitoyable exilé qui me demandait le chemin du Casino de Paris ou le moyen d'étancher sa soif m'a toujours vu plein d'égards et rayonnant de sollicitude. Je n'en suis pas encore à lui faire voir le visage même du xénophobe. Je sais bien que nous sommes pays de cocagne et terre promise pour les transfuges hérétiques de la communion socialiste et que plus d'un, arrivé apostat, se fera bientôt relaps à nos dépens.
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Je n'ignore pas non plus que la France a toujours su convertir à sa foi les étrangers qui en avaient l'aptitude et le désir. Mais sa foi est devenue fondante et, de toutes manières, quels que soient leurs mérites, le nombre des appelés et postulants est devenu si grand que les voici eux-mêmes en force de nous convertir par le simple effet de la compression. Il paraît cependant qu'un potentiel de xénophobie dont s'inquiéteraient ceux-là même qui font la traite des noirs et des maures pour les besoins de la révolution, s'accumulerait en sourdine à Paris ; non pas à Auteuil ou à Chaillot mais du côté de Montrouge ou de Pantin. Écœurés par l'insolence des Italiens que M. de Médicis attirait en foule, on vit bientôt les Parisiens passer à l'action. Au Jardin des Plantes la coexistence est encore pacifique mais si vous dérangez par mégarde un enfant du désert qui joue au tas de sable vous aurez droit aux vociférations d'une harka de mouquères extrêmement sensibilisées par un siècle et demi de soins médicaux et nourriciers.
Je faisais remarquer aussi qu'en ce jardin comme ailleurs les races ni les nationalités ne se mélangeaient pas volontiers. Elles s'éviteraient plutôt. Chacun son ghetto, ses filières, son épingle à tirer, ses jeux et ses pâtures. Ainsi des animaux qu'ils viennent voir ici. Les palmipèdes entre autres. Les premiers animaux qu'aperçoit le visiteur ne font pas payer le spectacle. Ils sont parqués à 50 mètres de l'entrée N.-O., en face de la maison Cuvier. Majestueusement ombragé, le décor est entretenu dans le style champêtre et obtenu qui plaisait tant aux physiocrates. Sur le nord la pelouse déclive a sollicité le passage d'une petite rivière pour la trempette et l'hygiène de ses pensionnaires. La voici paresseuse et gracieusement parsemée de petites plumes et épluchures de cacahuètes immobiles. A la nature de ses eaux je la présume empruntée au cours mystérieux de la Bièvre. Elle n'a eu que la peine de s'enfiler dans un lit de béton comme elle en a malheureusement l'habitude. Bien entendu la botanique est passée par là. D'élégants arbustes ont prospéré sur les rives, ayant trouvé là, semble-t-il, une humidité moins capricieuse et plus attentionnée que sur les bords du Nil ou du Missouri dont la nostalgie ne les tracasse plus. Enfin tout cela fait bien un parc et c'est là qu'une vingtaine d'oiseaux marcheurs, apparemment très champêtres eux aussi, coulent des jours heureux si tant est que les bêtes apprécient le bonheur que nous leurs prêtons. Le gros de la collection est fourni par le troupeau des oies. Oies à tête barrée (Inde). Si noblement signifiée à leur petit front plat cette origine orientale ne les a pas dispensées de la bêtise et dans sa forme la plus redoutable et navrante qui est celle du troupeau. Entre nous, Parisiens, nous les verrions aussi bien dans le Périgord, mais puisqu'elles ont le label indien nous les voyons plutôt dans les rues de Chandernagor, et la tristesse nous en vient.
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L'herbe de l'enclos est tantôt verdoyante et pelée, souillée en toutes saisons aux abords de la clôture par le piétinement des doigts palmés et l'impatience des becs. Tous les oiseaux du parc ont probablement leur gamelle assurée mais, comme il arrive souvent, le rab et la resquille dépassent la ration. Autorisées par le règlement à recevoir les aliments offerts par les visiteurs les oies s'en nourrissent à satiété. Telle est l'économie de cet arrangement qu'elles sont gavées gratuitement par le public non payant. Elles s'en régalent à la mesure des famines endurées au cours des millénaires qu'elles ont vécus au sein de l'avaricieuse écologie indienne. Que l'abondance des cacahuètes leur fasse désormais un foie si prospère que le volume en serait lorgné au passage par les savants du muséum, nous fermerons les yeux là-dessus. Quand les oies en ont soudain ras le bol ou qu'un péril imaginaire surgit de leur mémoire ancestrale, une concertation ultrarapide et secrète les fait déguerpir en rase-motte ailes battantes. La pusillanimité de ces paniques tapageuses est sévèrement jugée par les enfants. S'ils demandent explication les parents n'y peuvent répondre qu'en haussant les épaules comme s'il n'était pas décent de vouloir déloger l'instinct de ses ténèbres.
Sur le même pré, l'an dernier, se dandinaient encore deux échassiers qui faisaient bande à part. C'étaient les demoiselles de Numidie, elles avaient leur carte de visite épinglée sur la clôture. Élégantes au possible, maniérées en diable, elles marchaient à pas comptés sur l'herbe tendre, comme princesses aux pieds nus sur un tapis d'ordures et d'épines. Elles affectaient le désœuvrement aristocratique. Parfois elles coulaient un regard vers le troupeau chamailleur et couinant là-bas sur une jonchée de mie de pain ; elles prenaient alors les airs penchés de la jeune fille rêveuse qui oublie de manger mais ne pense qu'à ça. Il faut dire que leur anatomie, si favorable au guindé hiératique, ne se plie pas sans effort et disgrâce à la recherche des nourritures basses. « Là où nous sommes nous devrions savoir qu'il n'y a plus ni ver qui vive ni limace, et que les visiteurs sont trop loin pour nous jeter leur manne. Mais cela ne fait rien, nous devons entretenir les gestes nourriciers, question de principe et on ne sait jamais. Alors, parfois, nous inclinons notre cou vers la terre, en écartant les omoplates, nous triturons du bout du bec une brindille ou quelque détritus évidemment incomestible et nous le crachons d'un air agacé comme si vraiment nous étions dupées.
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Là-bas cependant le troupeau éhonté va et vient, rampe et se déhanche le long de la grille pour chercher les croûtons écrasés ou happer les miettes qui lui sont tendues. C'est la garden-partie à l'Élysée. Mais nous ne fréquentons pas les oies. Certes elles sont oiseaux comme nous mais créatures ambiguës, aériennes, terrestres, aquatiques, porte-plumes et saute-au-rab, c'est trop pour être honnête ; en vérité ces bas-du-cul n'ont de pieds palmés que pour vaquer dans les cloaques du matérialisme et de la bestialité. Qu'avons-nous de commun, immangeables que nous sommes, avec ce bétail à confire. Et pourtant la faim parfois nous talonne aussi, nous, filles éthérées du simoun et du désert. Alors, une fois de plus hélas, nous marcherons vers ces mangeailles serviles et nous irons, salivantes et compassées, nous, filles du Prophète, nous commettre avec ces volailles bouddhistes. »
Elles s'approchent en effet, pliant et dépliant leurs jambes de verre filé, si longues et raides qu'on leur voudrait un supplément de rotules. Cependant les oies ont déjà fort à faire pour éloigner les pigeons que la gourmandise enhardit. Elles menacent du bec, leur cou se tortille de colère et toc le ressort se débande, le pigeon s'envole. Puis il revient, son bec est plus vif, il attrape la rognure dont l'oie examinait toujours si la prise était bonne. Plus vifs encore les moineaux rafleurs se débrouillent impunément, ils se chamaillent entre eux mais il est vain de leur chercher querelle et quand il vous piquent un croûton au coin du bec on fait semblant de l'ignorer. Il va de soi que l'arrivée des demoiselles va compliquer les choses. Quand on est du Bengale on ne partage pas sa pitance avec des filles de harem. La présence de ces mijaurées arabiques va suffire à gâcher la bombance et pourtant nos sultanes feront tintin. Elles ont trop de dignité pour se battre. Ou alors elles auront compris dès la nuit des temps que cette allonge des pattes, du col et du bec, apparemment avantageuse mais si lente à s'émouvoir, ne ferait jamais que le jeu de l'ennemi et l'amusement de la galerie. Pourtant avec un peu de chance et de promptitude elles pourraient au moins poser le bec sur un débris de panade sèche, terreuse et laissée pour compte. Mais alors, exaspérées de les voir chipoter l'infâme aubaine, les oies s'avancent, l'œil fulgurant, les épaules rentrées, le col travaillé d'ondulations spasmodiques et le bec allongé au ras du sol, préparant un coup bas. Compris. Hautaines et le croupion rentré, les demoiselles font demi-tour et s'éloignent vers le fond du jardin, patriciennes indifférentes aux lazzis des esclaves.
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Les sentiments sont mélangés que m'inspirent ces deux espèces de volatiles. Mieux vaudrait ne juger personne dans les conditions extrêmes de la captivité. Je sais qu'en liberté l'oie est réputée pour la malice de son coup de bec et qu'en moins de deux elle vous mutile un gamin qui fait pipi en sa présence. On dit même que Boileau en demeura navré toute sa vie. C'est Claude Perrault qui en a répandu le bruit, mais il n'aimait pas Boileau. Cette particularité du comportement agressif de l'oie, nous la tenions jusqu'ici pour gauloiserie mais, tout récemment, la psychanalyse, experte à dénicher le secret des broutilles, a pu mettre en lumière les motivations d'une bécade aussi raffinée. A propos de gaulois et en tant que tel je n'ai pas l'intention de glorifier les oies qui, soudoyées par Junon et vendues aux Romains, nous ont frustrés d'un beau pillage. Bornons-nous à rendre hommage au folklore universel et immémorial de l'oie. Il en reste encore le vestige d'une symbolique aussi importante que celle de l'outarde. Il semblerait qu'en Occident, seul le mythe hépatique ait survécu.
Quant aux demoiselles de Numidie je préfère cligner des yeux pour les voir tourner dans le ciel à l'aplomb d'un bivouac encore fumant, piquer dessus et picorer dans le sable chaud les croûtons abandonnés par les cavaliers de Jugurtha. Loin du Jardin des Plantes, je n'y aurais jamais songé, elles non plus d'ailleurs, mais les journées sont assez longues ici pour que remonte en surface les aubaines ancestrales.
N'en parlons plus. Pour raison de mort ou d'évasion les demoiselles ne sont plus là. Mais il reste les deux canards. Je les connus trois, allant trois par trois, ils ne sont plus que deux, allant deux par deux ; quand ils ne seront plus qu'un il faudra mourir car pour aller un par un il faut être plusieurs. Même en nombre ils vont rarement en troupeau. La colonne par un est leur formation traditionnelle dans les déplacements à pied. Ces deux-là sont de couleur assez neutre, beige tirant sur le brique et sans collier. Nous sommes ici dans la zone gratuite, il ne faut pas s'attendre à de rarissimes individus. J'ignore tout de leur identité ; s'ils n'ont pas de bristol à la grille ; c'est probablement qu'il s'agit d'une variété assez commune, les canards sortis de la queue de nos vaches n'ayant pas à décliner leur identité. Mais il ne faut pas s'y fier. La nature n'a pas réparti les espèces en fonction de la curiosité des Parisiens, alors canard de Zambie ou de Seine-et-Oise, vas-y-voir, et disons-nous que canard est bientôt dit : un oiseau d'une espèce très lointaine, très savante et portant un nom grec pourrait à la fois et sans malice aucune se présenter en plumes de canard, pondre des œufs à coquille interne et cuicuiter comme au bois de Vincennes.
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Ces deux-là sont d'ailleurs silencieux, il est donc permis de leur prêter aussi bien le chant du gypaète nageur des pampas que le coin-coin de nos abécédaires. La plupart du temps ils sont au repos, immobiles et vautrés. Il est vrai que debout ils ne sont guère plus haut. Souvent ils échappent au regard des visiteurs car ils sont toujours au plus loin des oies et c'est bien rare qu'ils s'approchent de la clôture nourricière. L'idée même qu'ils pourraient manger de ce pain-là est tout de suite écartée. Ils sont très attentifs et pointilleux sur la question des distances à garder. Si le troupeau s'en approche à moins de dix mètres ils se lèvent, s'éloignent et déambulent de telle sorte que l'écart soit maintenu. A moins de dix mètres c'est la zone de promiscuité ; apparaissent alors chez les deux canards les premiers signes de l'impatience. Mais cette frontière baladeuse est rarement franchie par les oies car l'idée de provoquer les canards leur est étrangère pour autant que ceux-ci déblayent le terrain en temps voulu. Elles se fichent totalement du mépris des canards, elles en ont davantage à leur service car elles sont troupeau. Il est certain que ces protocoles d'esquive ont plus de décence que les manifestations hostiles consécutives à l'approche des demoiselles et des pigeons. Mais que d'antipathie, que d'inexorable aversion ne faut-il pas soupçonner dans ces manèges. Que de malédictions tacites ne sont-elles pas recuites sous le manteau étouffant de la coexistence pacifique. Que la minorité aristocratique des demoiselles soit opprimée par le troupeau des oies, passe encore, mille choses les séparent, les demoiselles après tout sont échassières, la science elle-même a fait la discrimination, et si leurs conflits sont regrettables ils ne font pas scandale. Mais les canards ! Tout de même, enfin voyons, des membres de la famille, des palmipèdes (à suivre).
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Le recteur Capelle, s'adressant à l'Assemblée nationale, s'est vivement ému du désordre intellectuel et moral qui persiste à régner dans l'Université. Dès le premier jour et depuis trois ans les autorités de gérance et de tutelle se communiquent ainsi de loin en loin l'expression de leur émotion avec le constat implicite qu'elles ne peuvent rien, sinon faire savoir à la République le résultat de leurs observations.
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Nous devons croire en effet que les causes du désordre sont assez mystérieuses et fatales pour qu'il y ait péril à lui opposer autre chose que la remontrance éplorée, le témoignage ému et la vigilance de l'information.
Le recteur Capelle a « dénoncé l'état scandaleux des locaux, les trafics divers, le sectarisme des maîtres, et demandé la désignation par la commission des Affaires culturelles d'une mission d'information qui se rendrait sur place ».
On ne saurait dire plus clairement que la situation est au moins autorisée à se maintenir dans l'état où elle se trouve sinon à évoluer conformément à sa dynamique originale. Par voie de sommation ordinaire les occupants de Censier avaient obtenu cette année le renvoi immédiat des jardinières d'enfants et décidé qu'eux-mêmes désormais se chargeraient de la crèche. Touchante initiative. Aussitôt la chienlit environnante évacuait son trop plein dans la nursery. En moins de deux les poupons de la philosophie furent initiés au mythe sauvage. Les muses de la psychologie accélérée se penchaient sur les berceaux de la révolution, le parfum suri de la cellulose humide se mêlait aux fumées de l'herbe folle qui rôdait dans les couloirs, le lait empoisonné du capitalisme était livré aux exorciseurs, on biberonnait comme on pouvait et le vagissement des chérubins glorifiait le Vietcong ; enfin c'était, dans l'atmosphère un peu saturée du grand circus intellectuel, au plus épais de la Faculté permissive, la fraîcheur même des libérations infantiles. C'est pour dire que les Sciences humaines s'enrichissaient d'une pouponnière bordélique. Tant et si bien qu'un clochard habitué de l'établissement avait coutume d'emporter sous le bras un bébé de son choix pour descendre à la Maubert, se chagriner le visage et tendre la main. Dirait-on pas un conte de Noël ? Dirait-on pas. qu'elle est bénie la jeunesse qui témoigne ainsi de sa fidélité aux bonnes histoires de jadis, du temps que les traits de charité comique ne risquaient pas de bafouer la Sécurité sociale. Retenons au moins ceci que les pâles nourrissons de la sociologie peuvent encore attendrir le porte-monnaie des bourgeois en attendant de les massacrer.
Le clochard, me dit-on, est au trou et la crèche dispersée ; preuve que force est restée à la loi. Le détournement des bébés aux fins de mendicité, l'exploitation abusive de la pitié publique, l'appréhendement des mendiants convaincus d'apparences trompeuses et la fermeture des officines pourvoyeuses, c'est le quotidien folklorique et la petite justice des archers du roi. L'arrestation des lanterniers et lampistes fait la permanence de l'ordre au sein des sociétés en mutation. A ne considérer que l'éducation nationale et vu les innombrables délits impunis ou absous à longueur d'année depuis trois ans, tout le monde a lieu de croire que le désordre étant protégé ici comme ailleurs, tout est permis.
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Mais si notre clochard est au violon à quelles galères ne faudrait-il pas expédier tous les hiérarques de l'éducation nationale. D'évidence il y a des moments et des cas où la défense de l'ordre, si elle est honnête et sensée, doit commencer par la défense des militants anarchistes abandonnés des rigueurs de la loi.
A Censier toujours. Il y a quelque temps une espèce de consigne, assez émouvante d'ailleurs, s'était répandue spontanément parmi cette population si joliment surnommée estudiantine : elle faisait savoir à quiconque se trouvant à l'intérieur de l'enceinte qu'il eût désormais à cœur de satisfaire à toute exigence de la nature dans le moment et le lieu même où il en trouverait le besoin, couloirs, amphithéâtres, salles de cours et de jeux, locaux administratifs et divers, y compris le devant des ouatères le cas échéant. J'ignore si l'entreprise a fait fortune ou faillite. Je crois savoir que l'impact espéré d'une participation massive n'a pas eu lieu. Il aura néanmoins suffi d'une minorité agissante et persévérante pour modifier assez gravement une ambiance agressive déjà pour l'œil et l'oreille, désormais pour le nez aussi. Le fait m'a été rapporté. Je ne me suis pas transporté sur les lieux bien que tout le monde y puisse entrer, circuler, prêcher, trafiquer, chanter, haranguer, etc. Si jamais la mission d'information demandée par M. Capelle au ministre des Affaires culturelles doit s'y transporter un jour, veuillons croire qu'elle passera l'éponge sur ces détails et s'informera des desiderata. Il n'est pas nécessaire que M. Pompidou soit mis au parfum proprement dit de ces parfums-là. Il est déjà trop dans le vent pour ne les avoir pas subodorés et accueillis comme le juste tribut des jeunesses philosophiques à son exposition du Grand Palais. Quiconque en effet s'estime concerné par un message est autorisé à en faire une interprétation subjective.
Reste à savoir le pourquoi profond de ces ordures. Mieux vaut dit-on scatologie, que lubricité, marijuana, vampirisme ou spéculation immobilière, bien sûr, mais leurs coïncidences ne sont pas exclues. De toutes manières il serait humiliant pour leurs auteurs de ne voir ici qu'une farce prolongée. La jeunesse aujourd'hui n'est plus tellement farceuse. Le goût de la farce est abandonné aux hussards de la réaction. Rappelons qu'ici nous avons affaire à des militants supposés nourris d'abstractions sérieuses, voire de concepts. Vu l'esprit de système dont ils ont témoigné en l'occurrence il faudrait chercher les motivations dans leur conditionnement doctrinaire par rapport aux exigences de la pureté juvénile aux prises avec nos structures aliénantes et leurs simagrées hygiéniques.
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Et nous trouvons quoi ? Libération des complexes hérités, démonstration empirique des postulats existentiels, rejet absolu de la société de consommation, exaltation pathétique de l'indomptable nature, hommage désespéré aux Sciences humaines, trop humaines ? Je me perdais en conjectures quand il m'apparut que ces jeunes gens pouvaient être zélateurs de la communion chinoise. On sait que Mao, renonçant à liquider trois millénaires de superstition a résolu d'assumer tout l'héritage en le trafiquant à son profit. Or là-bas une tradition immémoriale veut qu'il ne soit d'injure plus féroce que le dépôt affiché de ses propres excréments dans la maison de son hôte ou placardé à sa porte. C'est l'outrage absolu, irrémissible, inexpiable. J'en informe à tous hasards la commission ministérielle dans le cas où elle se rendrait sur les lieux.
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Les ligueurs de la CRC avaient organisé une réunion à la Mutualité où l'abbé de Nantes devait faire un exposé critique des inventions idéo-théologiques du P. Cardonnel, relever ses erreurs, parfois chatoyantes, généralement pernicieuses et au cours desquelles nous voyons disparaître la religion catholique et son Église, englouties par la chimère. Le hasard avait voulu que précisément, le soir même, le P. Cardonnel tint séance lui aussi, à côté, dans la grande salle. Il n'y a pas eu d'incidents au cours des réunions. C'est à l'entrée que les ligueurs furent pris à parti. Attaqués à la voix ils essuyèrent un feu nourri d'apostrophes injurieuses, obscénités de gros calibre, invectives ordurières. C'était en hommage au prédicateur des nouvelles pentecôtes, la bordée de bâbord sur les cagots de la réaction. Manière de célébrer le triomphe de l'aurore sur les prestiges d'une longue nuit. Nous avions déjà observé que deux millénaires d'amours et de charismes opprimés ne se libéraient pas sans offrir quelque ressemblance avec la haine. Le public du P. Cardonnel, nombreux, était constitué en grande partie par les étourneaux et perruches du gauchisme effervescent. Toujours prêts à faire les jacques et la claque pour l'honneur du fellaga, du vietnik, du fedayine et de l'incendiaire opprimé, pour la vengeance des renégats, des casseurs et des Patagons molestés, tous victimes du péché du monde qui est le péché français. Ils n'ont pas manqué d'inscrire au répertoire des animateurs de meeting et manifs les curés en cavale et les moines déchaînés.
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En dépit de sa chaude éloquence, le P. Cardonnel a parlé dans le brouhaha des conversations particulières et récréatives d'où parfois surgissait une ovation tapageuse pour une tirade incomprise. C'est une façon de parler dans le désert, mais peu importe, le témoignage est rendu et d'autres prophètes ont parlé de la sorte, pour le Dieu qui est au Ciel.
Dans ses lettres mensuelles l'abbé de Nantes poursuit l'étude et l'analyse des constitutions conciliaires. C'est un travail tout à fait remarquable, éclairé, très précieux. Il nous a donné en plus, dans l'avant-dernier numéro, une agréable surprise. Nous en étions restés à ses recommandations de fidélité aux offices réformés de nos paroisses, avec une mise en garde particulièrement sévère et surprenante contre une fréquentation assidue des messes traditionnelles qui peuvent encore se dire ici et là. En d'autres termes, choisir la messe hérésiante plutôt que la schismatisante. Je comprends bien l'inquiétude, mais ces recommandations ne me paraîtraient justifiées que dans le cas où l'assiduité à la messe réformée serait assortie d'une égale assiduité dans la contestation efficace. Il ne s'agit pas de refaire tous les dimanches un massacre de Vassy, l'efficacité en serait douteuse à une époque où la violence en ces matières de religion a bien d'autres moyens et sous bien d'autres formes. Ils ne sont d'ailleurs pas à la disposition des minorités. Il nous reste la contestation orale, individuelle, et les tactiques élémentaires de la persuasion. L'art de contester ainsi efficacement n'est pas donné à tous. Et généralement l'interpellé ou l'interlocuteur est déjà recyclé à bloc et soutenu par le gros des paroissiens qu'une pastorale évasive et flatteuse a déjà subjugués. Telle est l'ingrate mission que se donnent un petit nombre de courageux et patients convertisseurs. Par ailleurs, tant que Paul VI n'aura pas démenti ses déclarations, déjà anciennes il est vrai, quant à l'excellence de la messe de toujours, celle-ci ne serait schismatisante que dans l'arrière-pensée d'un pontife incroyablement pernicieux. Mais si d'autre part, fatigués d'une chapelle trop lointaine ou sottement inquiets d'une persévérance orgueilleuse, les derniers fidèles de la sainte messe devaient s'en retourner à leur vieille paroisse, fût-elle pétaudière, pour qui alors sonnerait le glas ? Le service obstiné de ces messes tridentines et fréquentées ne fait-il pas comme référence et appui pour les curés, plus courageux encore, qui sous l'orage se cramponnent à leurs paroisses pour y maintenir les réformes en respect de la doctrine et de la tradition, et retarder ainsi tant que ça peut le parachutage d'un démoniaque ou simplement d'un hurluberlu.
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Enfin si le dernier chapelain de saint Pie V ne devait plus bénir que la mémoire d'une assistance emportée par le vent, une oreille pointue sera quand même là pour aller dire au monde que l'*Ite missa est* a retenti dans le vide comme l'apostrophe expéditive annonciatrice de mission terminée. Alors nos évêques pourraient enfin clamer le Te Deum triomphaliste et vernaculaire dont ils commençaient à croire que le jour n'arriverait jamais.
La bonne surprise dont je parlais plus haut c'est l'hommage rendu par l'abbé de Nantes à ses confrères mainteneurs de la sainte messe, et l'encouragement implicite à les soutenir de notre assistance. Voilà un heureux préambule à son voyage à Rome. Sa résolution est prise en effet de se rendre aux pieds du Saint Père et de lui présenter respectueusement l'ultimatum d'avoir à se démettre ou condamner urbi et orbi l'hérésie pullulante et dont voici le catalogue. Nous eussions préféré qu'une pareille démarche eût été déjà faite et par un évêque ; mais il est encore temps et la prêtrise d'un abbé n'est pas inégale à celle d'un évêque. Nous prierons pour lui et qu'une réponse lui soit faite quelle qu'elle soit.
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Mgr de Lille n'a pas dit expressément qu'il se faisait missionnaire de l'Islam in partibus fidelis. Il a seulement dit, à l'occasion d'une chapelle gracieusement offerte aux musulmans de son diocèse pour en faire ce qu'ils voudront, simplement dit que les chrétiens auraient intérêt à découvrir les vérités de l'Islam et en prendre de la graine. Facile à dire. Encore des vœux. Toutes ses brebis n'ont peut-être pas les moyens et loisirs de s'évertuer à la recherche de ces vérités-là. S'il les croit sincèrement utiles et bienfaisantes, que ne va-t-il s'enquérir d'un séminariste arabisant qui ferait des conférences à la salle paroissiale, ou de quelque sainte femme qui enseignerait le nouveau catéchisme à la lumière de ces vérités méconnues. Ou alors, qu'il aille sur les chantiers s'enquérir d'un marabout qui viendrait, après le travail, semer le bon grain de paroisse en paroisse. Il serait même courtois de rétablir en sa faveur l'usage aboli de monter en chaire. Du haut de ce minaret et devant le crucifix que, non moins courtois le muezzin n'aurait pas voulu qu'on retournât, le cri d'Allah rameuterait les chrétiens comme chiens battus à l'appel de leur maître. Je ne suis pas tellement sûr de plaisanter.
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De son côté Mgr de Marseille ne cache pas son admiration pour les 70.000 Juifs qui font de sa ville la quatrième du monde pour la densité de sa communauté israélite. Il invite ses ouailles à considérer plus attentivement la ferveur et les pratiques de cette communauté exemplaire. Si nous avons grand tort de dédaigner les salades coraniques il est bien vrai qu'en général et en principe, nous sommes plus avertis des leçons de l'Ancien Testament qui sont tout de même un peu les nôtres ; mais les Marseillais auraient avantage à prendre exemple sur des concitoyens aussi fidèles et attentifs aux antiques prescriptions de leur religion. C'était la fête du Rosh-Hashanah, dix jours après c'était le Yom Kipur et, dans l'intervalle, cette émouvante coutume de se demander entre eux pardon de ses fautes. Et Monseigneur d'évoquer les innombrables appels téléphoniques échangés de Juif à Juif pour se demander pardon. Que les Marseillais n'en font-ils autant ! On suppose évidemment que leur évêque fut le premier à donner l'exemple. Pendu au téléphone et priorité sur toutes les lignes aux communications pénitentielles de l'évêché. Les pieds-noirs, les petits colons et les gros, les intégristes, les ultras, les colonels grecs de passage et toutes les victimes d'une pastorale échauffée par la rudesse des circonstances, tous à l'écoute du pardon épiscopal, et vice-versa, bien sûr. Un torrent de médisances, de calomnies, de malédictions et d'injures encore tièdes se vidait à gros bouillons dans les eaux glacées du Lethé.
Enfin Monseigneur a formulé des vœux de bonne année et prospérité pour la communauté juive de son diocèse « si heureusement augmentée des rapatriés d'Afrique du Nord enrichissant de leurs rites particuliers le vieux noyau provençal ». Assurément ce noyau nous est cher, nous le tenons de très vieil héritage, sa fidélité au royaume très chrétien nous touche sincèrement ; offenseur endurci et pacifique de la rédemption il peut stimuler notre foi et nous sommes toujours attendri quand Nostradamus honore la Sainte Vierge ; enfin ce vieux noyau nous est cher en tant que noyau. S'il devait ne pas rester noyau, le seul vœu que nous puissions faire pour lui c'est de germer, croître et fructifier dans la reconnaissance et l'amour de Jésus. Mais aujourd'hui que les catholiques sont peu à peu dépouillés de leurs vérités et pratiques importunes, le vœu de Monseigneur nous laisse croire qu'il serait juste et bon que partout dans les villes et les campagnes de son diocèse retentît la corne de bélier du Rosh-Hashanah, signe du réveil. Et qu'en fin de compte notre carême en désuétude fût remplacé par le Yom Kipur. L'intégrisme des autres, comme le racisme des autres, n'est pas seulement respecté, il est honoré, envié.
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JARDIN DES PLANTES (*note marginale*). -- A propos des demoiselles de Numidie je me souviens brusquement d'une affaire d'autruche. Évidemment le rapport n'est pas étroit si les autruches ne sont pas échassières. Je ne sais trop ce qu'elles sont. L'appellation d'oiseau coureur généralement admise ne me paraît pas très scientifique et je n'ose leur dire qu'elles font à mes yeux l'effet de gallinacés emphatiques. Mais j'ose dire aussi que mon incertitude est celle même de la science pour qui la classification des oiseaux est encore un casse-tête. Quoi qu'il en soit les volatiles décrits plus haut m'ont réveillé le souvenir de cette autruche qui mourut l'an passé au zoo de La Flèche (Sarthe). Le décès avait paru suspect et justifié l'autopsie, mais il est toujours bon de faire l'autopsie d'une autruche. On lui a découvert dans l'estomac 35 pièces de monnaie, un jeton de téléphone et une montre sertie de diamants. Étant admis que le jeton est monnayable, il est normal que, faute de pain, l'autruche accepte les aumônes en espèces ; vraisemblable aussi qu'un enfant ait pu confier son argent de poche à ce bec en tirelire. En revanche, la montre sertie de diamants posait un problème quasiment policier, présomption de recel. L'enquête suit son cours. En attendant, le comité national de contrôle des locutions proverbiales a décrété la famille autruche déchue de son privilège d'estomac.
Même au Jardin des Plantes il y a des gens assez indisciplinés pour offrir aux bêtes morceaux de journal et bâtons de sucette. Elles font semblant de s'en amuser ou les crachent avec dépit mais peu s'y laissent prendre encore. En tous cas, l'enclos des oies et canards étant abordable sans bourse délier, on comprendra que la projection de pièces de monnaie et articles de bijouterie ne soit pas à craindre pour les bêtes. Si l'une d'elle vient à mourir et que l'autopsie en soit décidée nous n'allons pas soupçonner d'abord une arrière-pensée d'aubaine ou de lucre.
Cela me fait penser au troisième canard dont je notais plus haut la disparition. S'il est mort je ne serais pas étonné qu'il fût mort au service de la science. En effet, je viens d'apprendre à l'instant que M. de Montesquieu rôdait dans les parages. Ce gentilhomme et philosophe accompli. a reçu, comme tous ses pareils, le don et le goût des sciences naturelles. Il s'est acquis dans les milieux scientifiques du Bordelais un certain renom pour quelques expériences bien conduites et notamment celle-ci : choisissant un canard en bonne santé, il le plongeait dans l'eau pour l'y maintenir jusqu'à ce que mort s'en suive, montre en main. Il calculait ainsi le temps que mettait à mourir un animal donné dans des conditions données.
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Toute observation chiffrée ayant un caractère scientifique, il est hors de doute que M. de Montesquieu n'ait contribué à la connaissance des choses de la nature et aux lumières de son siècle. La montre était probablement fournie de M. de Beaumarchais horloger. De telles expériences justifiaient alors une réputation d'homme de progrès hardi et éclairé. On peut se réjouir ou déplorer que Montesquieu ait abandonné cette voie, pour se consacrer à la grandeur et décadence des Romains, lesquels au demeurant sacrifiaient eux aussi des volailles à la science des lendemains heureux.
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Quelqu'un m'a raconté cette histoire fantastique arrivée le matin même et dont il commençait tout juste à sourire. Il se trouvait dans le hangar d'exposition d'un marchand d'articles funéraires et sépultures de série. Il n'était pas là pour discuter de la mort et de son prix mais par hasard et peu importe. L'employé était sociable et mon quidam s'entretenait avec lui du monde et de son train parmi les stèles, les dalles de porphyre glacé, les vases et les bordures, les granits opalins, les allégories figuratives en porcelaine polychrome pour les amateurs de classique et les abstractions hermétiques en ciment granité pour les amateurs de néant. Machinalement, pour se dégourdir la jambe, il posa le pied sur une pierre très massive et sobrement moulurée, polie au dernier grain, de couleur austère et jaspée, enfin tombale au possible, à décourager toute tentative d'évasion ou d'effraction. Posant le pied dessus il en éprouva simultanément deux effets absolument imprévus : un son de creux et un léger fléchissement du point d'appui. Son visage ayant exprimé successivement la surprise et le désarroi, l'employé lui expliqua que les « tombales plastiques » étaient maintenant sur le marché. Ce disant il balança un petit coup de pied dans le monument qui sursauta comme d'une pichenette une boîte à chaussure. D'après ce que m'en a dit la personne ainsi éprouvée, son état d'âme, sur le coup, ne fut pas celui d'un homme saisi d'inquiétude par l'éventuelle précarité de son repos éternel, mais celui d'un insouciant pêcheur de crabes irrémédiablement surpris par un flot d'équinoxe (*à suivre*)*.*
Jacques Perret.
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### L'Impôt-Moloch
par Louis Salleron
En juin 1971, nous parlions ici de l'Impôt-Providence. C'était à propos du premier volume de l' « Histoire de l'impôt » de M. Gabriel Ardant. Ce premier volume comprenait 640 pages. Il s'étendait « de l'Antiquité au XVII^e^ siècle ».
Le second volume vient de paraître. 874 pages : « du XVIII^e^ au XXI^e^ siècle ».
Passons sur les compliments que mérite cette œuvre considérable. On ne peut qu'en louer la science et la clarté. Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas l'aspect technique de l'impôt, c'est son aspect politique, éthique et philosophique.
Or à lire M. Gabriel Ardant, on a le frisson.
Comme tous les experts, il est passionné par son sujet. L'impôt est pour lui la plus belle invention de l'humanité. Il est, en effet, l'instrument privilégié du progrès social, et c'est un instrument « libéral ». A la contrainte physique -- esclavage, corvées, réquisitions, prélèvements en nature -- il substitue une cotisation en argent. « Technique libérale », la fiscalité développe la liberté des individus tout en renforçant l'autorité de l'État.
C'est pourquoi nous avions intitulé notre article de 1971 : « L'Impôt-Providence », tout en faisant d'expresses réserves sur ce caractère providentialiste et en disant notre curiosité de ce que M. Ardant allait nous révéler sur l'impôt de l'avenir.
Maintenant nous sommes fixés. La cinquième partie du second volume s'intitule « Vers l'impôt de l'avenir. Du XX^e^ au XXI^e^ siècle » -- de la page 479 à la page 866. Cette cinquième partie comprend beaucoup de choses, mais le chapitre XI de la section II du Titre I répond directement aux questions que nous nous posons. Il a pour titre : « L'impôt de l'avenir » (14 pages).
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Nous n'en résumerons pas les données techniques, assez rapides d'ailleurs. Contentons-nous de savoir qu' « il y aura toujours des impôts », ce dont on se doute, et que les objectifs de l'impôt seront, avec plus de précision que jamais, l'emploi, la croissance, la productivité et le plan. Les systèmes fiscaux seront de plus en plus parfaits. « Devenue rare, la fraude fiscale sera punie au même titre que l'intoxication (?) et le vol. » -- « Les comportements des contribuables, ceux du passé et du présent, seront analysés et psychanalysés. Tout mouvement de résistance à l'impôt fournira sa leçon. » -- « La fiscalité fera l'objet d'informations constantes. On commencera à l'école primaire. Les problèmes d'impôts auront remplacé les problèmes de robinets... » -- « Pour parler net, l'enseignement fiscal sera une branche d'un enseignement civique qui ne visera qu'à informer, mais de façon très complète. » etc.
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Tout cela est probable, en effet. Mais il faut comprendre ce que cela signifie.
L'impôt étant une perception d'argent, la fiscalité moderne est aujourd'hui gênée par les *activités* ou même simplement par les *faits* où l'argent n'apparaît pas. Dans ce cas, M. Ardant estime que l'impôt doit être perçu quand des activités analogues ou des faits analogues donnent lieu à circulation monétaire.
Par exemple, si je suis propriétaire d'une maison et que je la loue, je paie un impôt sur le loyer que j'encaisse. Si je l'habite au lieu de la louer, je devrai payer un impôt analogue.
De même, si une mère de famille travaille à l'extérieur, elle paie un impôt sur le salaire qu'elle touche. Si elle reste chez elle, elle devra payer un impôt analogue. Sans quoi « une certaine forme d'activité se trouve ainsi encouragée, au détriment de telle autre » -- « pour des raisons purement fiscales », ajoute M. Ardant.
Le raisonnement est parfaitement logique. Dès que l'impôt est considéré comme une « technique libérale » *dans son essence,* l'équation « impôt = liberté » pousse à développer l'impôt pour développer la liberté. Mais comme l'impôt est un prélèvement en argent, il ne peut exister que si l'argent existe. Pour qu'il y ait *argent,* il faut qu'il y ait *échange,* et échange de biens ou services appréciables en argent.
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La *fiscalité* va donc consister à développer les *échanges monétaires.* Là où il n'y a pas échange, on créera un impôt compensateur, c'est-à-dire un impôt sur le *capital* ou sur la *personne,* pour l'obliger à entrer dans le circuit monétaire, ou à disparaître. C'est la condamnation de toutes les activités familiales et autarciques. C'est la condamnation des activités désintéressées. C'est la condamnation du loisir, du repos, de la stabilité. Il faut que tout circule, que tout bouge, que tout change de mains, et cela dans un circuit mercantile.
Le paysan devra acheter pour vendre. La mère de famille devra louer ses services. L'écrivain, l'artiste, le chercheur devra trouver une source de revenu dans la production de biens qui ne l'intéressent pas ou dans la location de ses services. La carmélite devra travailler en usine.
Tel est l'*esclavage* auquel nous mène -- et nous y sommes déjà entrés -- l'impôt libéral, celui du capitalisme mercantile.
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Alors ? Le communisme ?
M. Ardant fait une incursion dans « le système fiscal des régimes collectivistes » (pp. 737 à 833). Il constate, avec satisfaction, que « en définitive, le système fiscal collectiviste doit ressembler à celui qu'instaurerait un État « libéral » soucieux de prélever tous les revenus « non gagnés » des individus. Cela n'a rien d'étonnant puisque le souci du rendement doit conduire un État collectiviste à réintroduire la rémunération de tout ce qui provient de l'activité des individus. La technique de l'impôt est donc liée, dans ce régime, comme en toutes autres circonstances, à l'effort pour maintenir la plus grande liberté possible des individus tout en assurant la réalisation des objectifs de la collectivité » (p. 832).
Traduisons : le *collectivisme* de l'U.R.S.S. est trop esclavagiste ; le *libéralisme* des États-Unis assure un collectivisme de fait supérieur à celui du communisme, parce qu'il est fondé sur l'*impôt.* C.Q.F.D.
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Ce que nous voyons fort bien, quant à nous, c'est que, s'il est exact que les U.S.A. l'emportent sur l'U.R.S.S. dans la rivalité des deux systèmes, parce qu'en mettant la *liberté* de l'*individu* à la base de leur politique ils sauvent tout de même des valeurs fondamentales, les deux régimes ont en commun un *matérialisme* foncier.
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Le matérialisme du *bien-être* (U.S.A.) est peut-être supérieur à celui de la *puissance* (U.R.S.S.), parce qu'il assure à la fois le bien-être et la puissance, tandis que l'autre a de la peine à greffer le bien-être sur la puissance ; mais l'un et l'autre sont consommateurs des valeurs et des vertus qui leur permettent de vivre et qui, manifestement, commencent déjà à s'épuiser.
Nous sommes entrés dans l'ère de l'État-Moloch. L'impôt ne sert plus que le couple *Individu-État,* dans une giration toujours accélérée où la *Personne* est de plus en plus broyée.
On n'en sortira que par une réflexion sur la nature et les fins de la personne et de la société -- réflexion qui mènera à une refonte radicale de la fiscalité.
Malheureusement nous en sommes loin. Il y faudra des esprits philosophiques et politiques suffisamment puissants pour s'imposer à nos légistes et à nos technocrates.
L'Église catholique offrait, à cet égard, de précieuses réserves. Hélas ! elle est en train de les brader à la foire aux puces. C'est avec les cosaques, vraisemblablement, que le Saint-Esprit fera sa réapparition.
Louis Salleron.
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### La communion solennelle
*rite de passage ?*
par Marcel De Corte
JE NE CONNAIS PAS le curé de ma paroisse pour la simple raison que nous n'avons jamais pu nous rencontrer, sauf au passage, dans la rue, sans échanger autre chose qu'un salut réciproque. Les messes sirupeuses dont il assume « la présidence » me révulsent ; son vicaire dominical, frotté de « théologie » louvanesque et imbibé jusqu'à l'os de prétention moderniste, m'horripile : je vais donc ailleurs entendre la sainte Messe de saint Pie V et y prier aussi dévotement que je peux. Et comme mon curé a perdu l'habitude qu'avaient ses prédécesseurs de rendre visite, chaque année, à tous ses paroissiens, pratiquants ou non, nos chemins ne se croiseront jamais. On me le décrit toutefois comme un prêtre pieux, préoccupé du salut des âmes qui lui sont confiées.
La confiance que je lui fais vient d'être ébranlée par un petit incident qui a cristallisé en mon esprit une suite de réflexions qui ne sont peut-être pas indignes d'être soumises à celles du lecteur.
Je le raconte avant de le dépasser. Une brave mère de famille s'inquiète un beau jour de ne pas voir son gamin, qui fréquente pourtant l'école Sainte-Marie de la paroisse, appelé à suivre le cours de catéchisme préparatoire à la Première Communion Solennelle. Le lecteur a deviné la suite.
Je poursuis cependant mon récit, car les petits faits qu'il contient sont révélateurs. La dite mère de famille s'en va donc chez son curé et lui demande tout ingénument de bien vouloir inscrire son fils au cours de catéchisme.
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« *Vous n'y songez pas, madame*, lui est-il répondu. *Il n'y a que trop d'enfants au catéchisme. Je suis débordé. Cette coutume de faire une Première Communion Solennelle est ridicule. La suivre n'est nullement une obligation. Ne pas la suivre vous épargnera de la dépense. La religion actuelle vous le permet : faites comme elle, flanquez ces vieux usages à la poubelle. Du reste, je ne vous vois jamais à l'église. Votre enfant fera comme vous. Dès lors, il est inutile de me faire perdre mon temps. *»
La maman s'obstine : « Monsieur le Curé, j'ai reçu de mon curé pendant deux ans l'instruction religieuse, à raison d'une heure par jour après la messe et d'une heure le dimanche après les vêpres. Je veux que mon fils la reçoive pareillement. Quant à mon devoir dominical, comment pouvez-vous prétendre que je ne l'accomplis pas puisque vous ne me connaissez pas et que vous ignorez dès lors que je vais à la messe ailleurs. »
La passe d'armes se termine. Mon curé « débordé » ne fait évidemment pas lui-même le cours d'instruction religieuse. Il renvoie l'opiniâtre maman à une « maman catéchiste ». Celle-ci la reçoit, écoute ses doléances, approuve sa décision de voir son enfant instruit dans les choses de la foi, mais ajoute aussitôt : « *On enseigne maintenant une nouvelle religion. Il faudra que votre fils participe avec les autres à une grande enquête sociale que nous entreprenons dans la paroisse. Il ira questionner tel ou tel commerçant et lui demandera pour quelle raison il travaille. Est-ce pour gagner de l'argent ? A-t-il un autre motif ? On analysera ensuite, tous ensemble, les réponses. *»
Cette petite histoire, comme il y en a des dizaines de milliers aujourd'hui dans l'Église, n'est pas une anecdote. Elle est chargée d'une signification inépuisable.
Voici un prêtre qui passe pour pieux, à tout le moins pour croire -- ce qui s'appelle croire -- en Dieu, et qui devient, sous ce couvert, un agent de la subversion la plus profonde qui soit : celle qui élimine le surnaturel de l'âme des hommes. Dans cette conversation avec une mère de famille accompagnée de son fils, il n'est pas question un seul instant de la grâce, de cette avance silencieuse de Dieu dans une âme, dont le prêtre, s'il croyait lui-même de toute son âme au surnaturel, doit être le témoin émerveillé.
Un mère s'alarme de ne point voir son fils au catéchisme préparatoire à la Communion Solennelle. Pour un prêtre qui croit *de toute son âme* à la Providence, ce DOIT être le signe -- le vrai signe -- que Dieu frappe à la porte d'un cœur, *en dépit même* des apparences contraires, si elles existent. Le prêtre est l'homme voué, par le sacrement de l'Ordre qu'il a reçu, *à faire à chaque instant crédit à Dieu*, au prix même d'une réputation de candeur, d'excès de confiance, voire de crédulité.
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Que sait-il en effet du dessein de Dieu dont le proverbe portugais nous dit qu'Il écrit droit avec des lignes courbes ? Comment préjuger ici de *l'événement* dont Dieu seul, *si l'on croit en Lui*, est le Maître ? Comment se substituer à Dieu ? A supposer que les parents de l'enfant ne fussent point pratiquants, à supposer même qu'ils fussent incroyants, comment éteindre la mèche qui fume encore sans commettre un sacrilège ? *A priori*, devant un tel cas, le prêtre, *s'il a la foi*, la foi qui transporte les montagnes, DOIT croire à l'intervention de Dieu.
Le prêtre de naguère s'alarmait de la brebis perdue. Il demandait chaque année à l'administration communale la liste des enfants nés à telle date et faisait le compte des présences au catéchisme préparatoire. Il enquêtait discrètement sur les absences, rendait visite aux parents négligents et leur rappelait leur DEVOIR. J'en ai connu auxquels des impies, insensibles à leur zèle surnaturel, fermaient la porte au nez. N'importe ! Ils faisaient leur DEVOIR DE PRÊTRE, D'HOMME DE DIEU, DE COURRIER DU SURNATUREL. Cela échouait, parfois, même souvent, dans certaines paroisses. Ils supportaient en patience les humiliations, les avanies, les affronts reçus, *par imitation du Divin Maître*. *Viæ meæ non sunt tuæ*, mes voies ne sont pas les tiennes. Ils ne désespéraient pas. Ils savaient que *rien ne se perd* dans la communion des Baptisés et qu'un jour, à la grâce de Dieu, leur acceptation de l'insulte entrerait dans le plan du salut de l'enfant et de ses parents en révolte. *Ces prêtres n'avaient pas de respect humain. Ils craignaient Dieu*.
Maintenant ils craignent les hommes et leur jugement. Ils ont peur, une peur basse, ignoble, malsaine, de *paraître des sorciers* « à l'âge de la Science ». Ils serrent les fesses à la seule pensée d'être pris pour des messagers de la grâce. On leur apprend au séminaire la sociologie, la SOCIOLOGIE, reine de tous les savoirs humains, bavarde, prétentieuse, sotte. On leur enseigne la RÉVÉLATION sociologique par excellence : la Première Communion Solennelle est un « rite de passage » de l'enfance à l'adolescence où ils font office de magiciens chargés de révéler aux postulants les moyens de triompher des redoutables épreuves qui vont les assaillir. La sainte Hostie rétrograde à leurs yeux fascinés par ces comparaisons de pacotille au rang de gri-gri, d'amulette et de fétiche.
Le relativisme théologique qui sévit dans les mêmes séminaires les a convaincus qu'il n'y a plus de vérité permanente, ni de dogme immuable, ni de rite inaltérable. Tout change en fonction de l'évolution sociale.
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L'Église ne survit qu'en allant de mutation en mutation. Il faut qu'elle se débarrasse de ces cérémonies vieillottes qui ne sont que des fêtes païennes que le christianisme a vainement essayé de récupérer au cours des siècles, et qui le sont restées, alourdies de pharisaïsme bourgeois : « Ça pose une famille, m'a dit un jour un séminariste au col roulé, d'exhiber le gamin ou la gamine dans les atours de communiant empesés. Ça fait pleurer la maman d'émotion. Le papa lui-même a les yeux embués. Il faut rendre le prêtre disponible à d'autres tâches que ces pompes inutiles. »
Je connais un prêtre, professeur de collège et curé dominical, dont la préparation à la communion solennelle se résume à des « échanges de plaisanteries », à des « dialogues », à des jeux avec les enfants qui lui sont confiés. Il leur enseigne que les miracles sont des fariboles, que l'assistance à la messe n'est pas obligatoire (il ne faut y aller que lorsqu'on en a envie) et, le comble, que le signe de la Croix est une superstition !
Le salopard ! Ne croyant évidemment pas en Dieu, il ne croit plus à la seule société qui tienne : la société surnaturelle où l'adolescent va renouveler la profession de foi de son baptême, participer au Sacrifice du Christ, devenir un autre Christ par la Sainte Communion, et prendre conscience, devant la communauté paroissiale qui en est témoin, de son caractère indélébile de chrétien. La grâce pourra disparaître de son âme, chassée par le péché. Sa place subsistera en creux, en abîme, que rien ne pourra désormais combler, en dépit de toutes les apparences. Un tel prêtre ne croit plus au pouvoir de réfection radicale, de CONVERSION invisible, de la Première Communion Solennelle. Ma qualité de moraliste m'a fait parfois recevoir des confidences de jeunes gens à ce sujet : plusieurs d'entre eux m'ont déclaré que le démon de l'impureté n'avait plus eu de prise sur leurs âmes à partir de ce jour-là. Il faut le dire bien haut : être l'intendant du surnaturel est pour ces prêtres une corvée. Ils ne font pas fructifier la pièce d'or donnée par le Maître. Ils ne l'enfouissent même pas dans le sol. Ils ne la voient pas. Être homme de Dieu les embête. L'Éternel, l'Inépuisable, le Toujours Nouveau leur donne une impression de vide. Et pour le combler, ils se précipitent dans l'innovation perpétuelle dont leur faconde est l'image.
Ce qu'il y a d'atroce en ces prêtres, c'est qu'ils s'érigent secrètement en CAUSE de l'efficacité des sacrements, alors qu'ils ne sont que l'INSTRUMENT de la grâce divine. Parce qu'ils ne croient plus au surnaturel, ils se considèrent alors comme une cause stérile, improductive et vaine. Sans le savoir ou en le sachant, ils subordonnent l'action divine à leur volonté propre.
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C'est pourquoi ils abandonnent en toute hâte tout ce qu'il y a de proprement divin dans leurs activités. Leur refus quasi unanime d'enseigner encore aux enfants le catéchisme dont les vertus théologales se nourrissent, fait partie de ce lâchage prodigieux du surnaturel au bénéfice du social qui caractérise bon nombre de prêtres aujourd'hui : soutane, ornements d'église, chapelet, processions, visite des malades, assistance aux mourants, anges gardiens, dévotion aux saints, pèlerinages, etc., sans parler du Saint Sacrifice de la Messe où leur rôle instrumental éclate et qui se trouve aujourd'hui dégradé par eux en un repas communautaire dont ils assument (modestement) « la présidence ».
Ils veulent être *des hommes comme les autres.* Combien de fois ne leur ai-je pas entendu le clamer ? Je ne crois pas exagéré de prétendre que le « personnel ecclésiastique » contemporain est plus radicalement laïcisé que la société elle-même. Je n'excepte *aucun* degré de la hiérarchie. Comment inciteraient-ils encore les adolescents à entrer en toute conscience dans une *société surnaturelle* par l'acte de la Communion Solennelle, alors qu'ils ne se sentent plus membres de cette *société surnaturelle ?* Celle-ci n'est plus à leurs yeux qu'une « communauté fraternelle » dont ils sont les *Big Brothers* et leur évêque « le Père » humain, trop humain. Leurs paroles, leurs caquetages se sont substitués au Verbe divin. A la limite, on en arrive à l'énormité où se résume un récent article d'un certain R.P. Moingt, S.J. : c'est aux laïcs d'assumer les tâches des prêtres et aux prêtres celles des laïcs ! Un monde à l'envers. Une Église de fous.
D'où leur incohérence, leur irrespect du principe d'identité. L'Église, disent-ils, est « en état de mission ». Elle doit épouser les us et coutumes des pays où elle se trouve, parler leur langue, adopter leurs traditions, s'intégrer dans leur culture. Mais que fait-elle en Occident, en ce continent de vieille chrétienté qu'est l'Europe ? A supposer même que le jour de la Communion Solennelle soit voué aux ripailles et à la beuverie, s'ils avaient la moindre dose de logique, ils s'empresseraient de le canaliser, de l'épurer, d'en faire quelque chose de naturel que la grâce surélève. Les Blancs ont-ils moins de droit que les Noirs ou les Jaunes à voir leurs usages se christianiser ? Ces prêtres nous parlent sans cesse de retour à la primitive Église (à la glossolalie qui y sévissait, on le sait). Pourquoi ne pas en revenir simultanément aux sociétés primitives et à leurs fameux « rites de passage » ? La vérité toute simple est qu'ils refusent le naturel comme ils refusent le surnaturel. Ils ont en haine ces fêtes de famille où les liens du sang se resserrent, où Dieu est présent comme il le fut à Cana.
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Voyez encore leur inconséquence : « On profane Dieu en ce rite désuet », avancent-ils. En quoi l'innocente chansonnette poussée en fin de soirée blesserait-elle Dieu plus que les tintamarantes musiques pop dont ces zélotes des modes les plus grotesques tympanisent les oreilles des fidèles dans leurs églises ?
On n'en finirait plus d'énumérer les maux dont souffre l'Église *de la part de ses prêtres,* parfois indignes, le plus souvent faibles, qui se laissent emporter, *à la suite de leurs évêques, les vrais responsables du chaos,* par le courant d' « autodémolition » qu'un Concile écervelé a lancé contre elle. Mais pour peu qu'on les rassemble en un seul et même diagnostic, on s'aperçoit qu'*ils proviennent tous de la désaffection à l'égard de la Sainte Messe, renouvellement liturgique immuable du Sacrifice du Calvaire.* Supposez la Sainte Messe maintenue en sa langue propre, *inaltérée* selon l'*irrévocable* décision de saint Pie V, tous les maux engendrés par le Concile, malgré leur virulence, eussent été facilement guéris. Car la Sainte Messe est *tout entière* le Message évangélique, la doctrine chrétienne, les Sacrements, l'Église et sa Tradition, par ce qu'elle dit et par les présupposés nécessaires de son dire. *Tout :* l'essentiel et les détails eux-mêmes. Tout pouvait à nouveau converger vers elle.
La Communion Solennelle ne fait pas exception. Pour m'en convaincre, je n'ai qu'à évoquer l'image d'un vieux curé de ma paroisse, l'abbé Lempereur, un des prédécesseurs de l'abolitionniste actuel. Je le verrai toujours, le visage fatigué, mais éclatant de joie *surnaturelle,* à la tête de ses premiers communiants impeccables, dans son église comble. C'était pour lui, soigneur des âmes, responsable d'une paroisse devant Dieu, la Messe la plus « communautaire » de l'année. Le berger renouvelait son troupeau. Il n'ignorait pas que des brebis tomberaient sous la dent du loup ravisseur. Son âme en souffrait déjà. Mais il avait fait son DEVOIR de PRÊTRE, son DEVOIR SURNATUREL. Il avait rassemblé en une Messe universelle, en communion avec les fidèles rassemblés dans les autres paroisses, tous ses paroissiens dans la véritable Église de Jésus-Christ. *Sicut in cælo et in terra*.
Marcel De Corte.
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### Les sacrements demeurent ?
par R.-Th. Calmel, o.p.
POUR FAIRE PASSER les changements d'après Vatican II -- ces changements universels orientés vers une nouvelle religion -- donc pour faire accepter la révolution conciliaire notamment en matière liturgique, les évêques irlandais qui, visiblement, ne tiennent pas, en fait de sottise, à demeurer en reste avec la collégialité épiscopale gauloise, l'ensemble des évêques d'Irlande déclare dans une lettre commune (d'après *la Croix* du 12 octobre 1972) : « *sans changement il n'y aurait pas de croissance *». C'est tout. C'est la seule et unique justification des chambardements post-conciliaires. Raison plutôt courte. La croissance est bien liée au changement, on s'en doute. Sans changement, Monseigneur de Dublin n'aurait pas crû jusqu'à devenir adulte. Mais il s'en faut que le changement soit toujours en rapport avec la croissance. Si dans les mois qui viennent Monseigneur de Dublin se casse les côtes dans un accident d'auto ou se trouve réduit à se faire amputer du bras ou de la jambe, ce sera bien un petit changement. Et si Monseigneur de Dublin parvient, comme tel de ses confrères dans l'épiscopat français, à une malheureuse vieillesse -- que je ne lui souhaite certes pas ! -- ces changements si pénibles seront-ils croissance ou décroissance ?
Vous insinuez, Messeigneurs, que les changements commencés il y a dix ans sont une croissance ; l'idée semble-t-il, ne vous effleure même pas qu'ils pourraient être décroissance ou excroissance. Les novateurs ont tout changé : le calendrier et le rituel, le bréviaire et la Messe, le canon, la communion. La seule quête n'a pas bougé.
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Quel accroissement de vie intérieure et de dévotion avez-vous constaté ? Les prêtres dans l'ensemble seraient-ils plus pieux ? Le libertinage des clercs aurait-il diminué ? Les communions seraient-elles plus ferventes ? Les enfants seraient-ils mieux instruits de leur religion, et la jeunesse prendrait-elle davantage au sérieux les abbés en civil, les soi-disant sœurs en minijupes, Monseigneur Marty en complet Veston et le Père Daniélou en régisseur de grand-théâtre ? Le recrutement des religieux et religieuses aurait-il augmenté ? Allons, Messeigneurs, cessez de nous raconter vos fariboles sur le changement signe certain de croissance et une bonne fois jugez l'arbre à ses fruits ! Si les changements de Vatican II avaient été la croissance normale de la bonne vigne, ne pensez-vous pas que nous irions couper aujourd'hui de magnifiques raisins là où nous ne trouvons que des piquants et des épines ? Si le Vatican second avait fait autre chose que d'essayer d'étouffer la croissance de la vigne sous des plantations vénéneuses nous commencerions à cueillir de belles grappes. Or il n'y en a pas une, pas la queue d'une ; parce que, dit le Seigneur, *on ne cueille pas des raisins sur des ronces.*
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Les Irlandais continuent : « *Les cérémonies et les prières ont changé, mais le mystère qu'elles expriment est le même que jadis. *» En d'autres termes : les attitudes et les formulaires changent, mais la Messe reste la même. -- Vraiment, c'est tout ce que vous avez à dire ? Même lorsqu'un certain Cranmer, que vous êtes assez bien placés pour connaître, entreprit de réviser la Messe et, tout en maintenant les paroles de la consécration, changea les attitudes du prêtre et le canon romain, même alors par hasard la Messe demeura valide ? Même lorsque les novateurs anglicans, tout en gardant l'ordination des prêtres par les évêques, changèrent un tant soit peu -- mais ce peu était tout -- les formules d'oraison qui avec l'imposition des mains de l'évêque font le prêtre, confèrent le pouvoir et la grâce sacerdotales, même alors vous pensez que le caractère et la grâce étaient conférés ? Allez donc un peu voir les conclusions de Léon XIII sur l'invalidité des ordinations anglicanes.
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Si la validité des sacrements, en particulier la validité de la Messe, est *totalement* indépendante du contexte des prières et des cérémonies ; si ce que nous appelons *la forme* du sacrement résiste si bien à n'importe quel changement des attitudes qui la manifestent et des prières qui l'expliquent, en un mot si le sacrement peut tenir, *quel que soit le rite, quel que soit le formulaire,* du moment qu'il y a la matière et la forme, alors Messeigneurs expliquez-nous, s'il vous plaît, pourquoi pendant 1500 ans les papes n'ont pas touché au Canon romain ? Ils ont bougé certaines choses bien sûr, mais ils ont voulu absolument la langue latine, les marques très explicites d'adoration, les signes de croix, les cinq prières d'avant le *Qui, Pridie* et cinq prières d'après le *Haec quotiescumque.* C'est quand même assez curieux. Ils ont touché à certains éléments mais il est d'autres éléments qui pourtant, nul ne l'ignore, ne sont pas ce qu'on appelle la forme, il est un ensemble de prières et d'attitudes qui ne sont pas la consécration, et à quoi cependant ils se sont interdit de toucher. Qui croirait que ce fut par *immobilisme intégriste* ? Saint Léon II était un pape pour le moins aussi énergique que Paul VI ; saint Pie V avait au moins autant de zèle apostolique que le pèlerin de l'O.N.U. ; saint Pie X aimait le menu peuple fidèle au moins autant que son successeur qui a vendu sa tiare pour faire je ne sais quelles aumônes. Eh ! bien, ni saint Léon II, ni saint Pie V, ni saint Pie X, ni aucun pape en quinze siècles, que ce pape fut un grand pape ou un médiocre, un impétueux ou un timide, un lâche, un menteur, un rêveur, un réaliste ou un saint, aucun, absolument aucun jusqu'à Paul VI, n'a laissé toucher au Canon de la Messe ; je ne dis pas les paroles de la consécration, mais les cérémonies, les formulaires, la langue du Canon romain. Il a fallu Paul VI. C'est apparemment que, jusqu'à Paul VI, les papes ont estimé que le fameux argument massue, Messeigneurs, n'était pas vrai comme cela, purement et simplement, sans distinction, l'argument qui dit « *rites et prières changent, mais les sacrements demeurent *». Ils pensaient, et nous nous joignons à eux, n'en déplaise au Pontife qui gémit de nos jours sur *l'autodémolition*, ils pensaient que : lorsque c'est DANS UN CERTAIN SENS que changent prières et rites, DANS UNE CERTAINE DIRECTION ET PAR CERTAINS PROCÉDÉS, alors le sacrement ne demeure pas ; ou du moins il est en grand danger de ne pas demeurer.
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Car, Messeigneurs, *les changements de la Messe se sont faits* DANS LE SENS *de ceux qui une croient pas à la Messe.* C'est-à-dire dans le sens des protestants et à l'encontre de ceux qui croient à la Messe c'est-à-dire nous ; nous autres qui croyons à la transsubstantiation, au Sacrifice, à la présence réelle et substantielle ; nous autres, prêtres véritables et non pas ces farceurs de Taizé, nous autres prêtres régulièrement formés et régulièrement ordonnés, qui voulons continuer à célébrer la Messe d'après un formulaire explicite, traditionnel, catholique, fixe et non pas dans des traductions infiniment variables, caoutchouteuses, avec des oraisons sans franchise et honteusement étriquées, avec des textes et des rubriques sortis de sous terre avec la dernière pluie et fabriqués dans les bureaux fonctionnels de spécialistes à la manque. Si c'est dans le sens de la dévotion des prêtres que le pape Paul VI, seul de toute la lignée des papes, a osé changer la Messe, comment se fait-il qu'il y ait maintenant parmi les prêtres beaucoup plus d'indévotion et d'inconduite et d'apostasie qu'il y en avait avant les règnes de Jean XXIII et Paul VI ? Et vous-mêmes, Messeigneurs, qui dites je ne sais laquelle des 36 nouvelles messes, si votre célébration garde encore, en plus d'un cas, une dignité relative, c'est parce que vous avez derrière vous 10 ans, 15 ans, 20 ans de Messe romaine ; de Messe personnellement célébrée selon les textes du Canon romain latin et les rubriques traditionnelles pour exprimer la piété et l'adoration. Mais avez-vous pensé à ce que sera la Messe des rarissimes jeunes qui montent et qui n'auront connu que des messes de foire... Pourquoi n'en dites-vous rien dans votre *lettre commune ?* Vous avez derrière vous 10, 15, 20 ans de calendrier catholique, avec les oraisons et les hymnes du temporal et du sanctoral traditionnel ; 10, 15, 20 ans de bréviaire catholique avec le psautier chaque semaine ; 10, 15, 20 ans de sépulture catholique -- avec *Dies irae* et absoute -- ; 10, 15, 20 ans d'extrême-onction catholique ; de confessions normales, de sermons orthodoxes, de saluts du Saint-Sacrement pieux... Mais les jeunes qui montent et qui n'auront eu, de tout cela, rien et pire que rien, des caricatures inconsistantes en perpétuelle recherche de plus de bêtise et de plus de laideur ?
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Imaginez des prêtres, des évêques, un pape qui d'ici 70 ans n'auraient reçu, par impossible, que ce que transmet l'Église d'après Vatican II : cette théologie incertaine, cette liturgie douteuse, cette discipline de hippies, ce gouvernement d'irresponsables. Le pape de maintenant a pour lui, a derrière lui, la formation théologique du temps de saint Pie X et Benoît XV, la formation à la tenue et à la prière, les habitudes de vie et les mœurs cléricales héritées de cette phalange innombrable de saints prêtres qui n'aspiraient qu'à vivre de la tradition, qui ne Voulaient que la transmettre (*tradere*) et non pas la renverser (*et non permutare*)*,* -- comme dit saint Vincent de Lérins. Mais imaginez dans trois quarts de siècle quelque pape de cauchemar qui, par impossible, n'aurait reçu d'autre héritage que celui que lui prépare dans l'ombre le pape Montini. Il ne saurait même plus ce que c'est d'être catholique. Joli pape en vérité. Aussi bien l'Église issue de Vatican II n'est plus viable ; elle va crever de sa mauvaise mort parce que sa loi constitutive (si on peut dire) est de rompre toujours plus sournoisement avec la tradition apostolique, avec les dogmes, les rites et les mœurs de l'Église d'avant Jean XXIII.
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Si nous écoutions les pasteurs qui, en se réclamant du pape, prétendent nous faire adopter les changements d'après le Concile, nous cesserions d'être en accord avec les évêques et les papes qui ont gardé l'Église depuis deux mille ans. Car ces évêques et ces papes avaient certes fait des changements mais limités, modérés et surtout ordonnés uniquement par la foi et la piété. Aucun pape ni évêque catholique n'avait renversé *tous les rites,* tous, sans exception ; encore moins aucun n'avait-il inventé de nouvelles messes ; et cela à toute allure et en prenant des procédés obliques. Si les bergers novateurs étaient de fidèles ministres du Pasteur souverain, s'ils étaient des intendants fidèles dans la succession apostolique quel besoin avaient-ils de faire une rupture si brusque, si brutale, si étendue avec tous les pasteurs catholiques qui ont précédé le second concile du Vatican ? L'Église jusqu'au Vatican II s'est-elle donc trompée ? « Pais mes agneaux, pais mes brebis. »
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Mais, c'est évident, le Seigneur veut dire : mène-les paître dans les bons pâturages que j'ai clôturés une fois pour toutes. Lorsque, sous prétexte d'élargir et d'adapter, les pasteurs de maintenant prétendent mener le troupeau dans des pâturages qui font mourir, notre devoir est de ne pas les suivre, si du moins nous voulons suivre le Bon Pasteur et, avec lui, les trop rares pasteurs qui lui restent fidèles. Méfiez-vous des mauvais bergers.
R.-Th. Calmel, o. p.
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## DOCUMENTS
### Les fondements du socialisme
*selon Claude Harmel*
Ces jours-ci paraît aux Nouvelles Éditions Latines un volume intitulé : *L'Église et le socialisme*. C'est la sténographie des interventions (assez hétérogènes quant à leur pensée, et fort contrastées par leur qualité) à un colloque organisé par le « Centre d'études de la doctrine sociale de l'Église » : interventions de Luc Bourcier de Carbon, Claude Harmel, Jacques Garello, Achille Dauphin-Meunier, le religieux dominicain Boyer (celui-ci spécialement mauvais), Marcel Clément et Albert Garaud.
Nous en reproduisons l'exposé de Claude Harmel : *Les fondements intellectuels et moraux du socialisme*. La pensée de Claude Harmel, elle-même d'origine et de tradition socialistes, est en matière sociale l'une des plus pertinentes de notre époque. Sa connaissance de l'histoire des mouvements socialistes est probablement sans égale. Nos lecteurs se souviennent qu'ils ont toujours étudié avec profit les textes de Claude Harmel que nous avons reproduits ici au cours des dernières années.
Le mot socialisme a été si galvaudé, tant de gens s'en réclament et s'en parent aujourd'hui alors que de toute évidence leurs opinions divergent, tant d'autres s'en sont réclamés et parés depuis bientôt cent cinquante ans entre qui les divergences n'étaient pas moins grandes, le mot désigne à la vérité tant de choses, d'idée primitive ou essentielle qu'il exprime a été grossie de tant d'apports divers, dès son apparition et au cours d'un siècle et demi d'un alluvionnement incessant, qu'à la fin on ne sait plus très bien ce qu'on désigne quand on use de ce terme et l'on voudrait pouvoir en proposer un autre.
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Le poids de la tradition est tel, et (j'ai tendance à le croire) la valeur expressive du mot est si forte qu'il est impossible de s'en passer, de lui substituer quoi que ce soit d'autre.
Il n'y a donc rien de mieux à faire que d'en définir avec précision la signification, de le débarrasser autant que faire se peut de toutes les marchandises de contrebande qu'on a fait passer sous son pavillon, et c'est, je crois, ce qu'on m'a demandé en me priant de chercher quels sont les fondements intellectuels et moraux du socialisme.
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Ce serait une solution de facilité, et qui ne mènerait pas loin, que de répondre à la sempiternelle question : « Qu'est-ce que le socialisme ? » en invoquant la formule à laquelle la majeure partie des socialistes, après s'être abondamment chamaillés, s'étaient à peu près mis d'accord à la fin du XIX^e^ siècle et au début de celui-ci : *la société socialiste est celle dans laquelle les instruments de production et d'échanges auront cessé d'être la propriété privée des capitalistes pour devenir la propriété collective de la société tout entière.* Ceux des socialistes qui se réclamaient de Marx assuraient qu'il n'était pas besoin d'en dire davantage pour définir la société future (et qu'il ne serait pas « scientifique » d'essayer de le faire), puisque, selon Marx, dans toute société, le mode de propriété et les rapports de production et d'échange qu'il engendre déterminent de proche en proche toutes les structures sociales, y compris les structures culturelles, le droit, la morale, la sensibilité esthétique, les croyances religieuses elles-mêmes.
A la vérité, le *collectivisme* -- c'est là le terme qui convient le mieux pour désigner cette conception du socialisme -- le collectivisme ne résume pas tout le socialisme, s'il en contient une très grande part, et mieux vaut essayer de saisir celui-ci avant son incarnation collectiviste, assurément la plus répandue.
Peut-être inventé au début du XIX^e^ siècle, le mot a commencé à servir vers 1830, avec le sens -- très général ou très confus -- que nous lui donnons aujourd'hui. Le mot communisme existait déjà depuis nombre d'années. Il était connu, semble-t-il, de ceux qui parlèrent les premiers de socialisme, et qui, bientôt, sinon tout de suite, se servirent du vocable nouveau pour se démarquer des communistes. Le socialisme prétendait donc être autre chose que le communisme. Je dis tout de suite, anticipant beaucoup sur mon développement, que les socialistes entendaient sauvegarder les libertés, des originalités, voire les inégalités individuelles dont les communistes paraissaient faire bien peu de cas.
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On retrouve quelque chose de cela dans la distinction que proposent aujourd'hui assez arbitrairement les communistes eux-mêmes entre le socialisme, phase première du communisme, durant laquelle les hommes sont encore payés « selon leur travail » c'est-à-dire selon leur capacité individuelle, et le communisme, sous lequel chacun recevra de la société « selon ses besoins », -- ce qu'on appellerait aujourd'hui à la C.F.D.T. le salaire collectif ou la consommation collective ayant intégralement remplacé le salaire individuel, la consommation individuelle.
Pourquoi les idées ou les sentiments socialistes sont-ils apparus dans des cercles intellectuels et quelques milieux ouvriers en ce temps où commençait l'industrialisation sous le signe du capitalisme ? Est-ce parce que le système économique et social qui se développait alors poussait plus loin que les autres, au-delà du supportable, ce que la pompeuse formule des saint-simoniens appelait « *l'exploitation de l'homme par l'homme *» ?
Marx devait prétendre quelque vingt ans plus tard que tout avait sa source dans l'existence de « la plus value », le sur-travail, le travail non payé, et il a accumulé les volumes pour démontrer que le socialisme plongeait là sa racine.
La part de vérité contenue dans cette affirmation est vraiment marginale.
Il n'y aurait jamais eu en Europe occidentale de mouvement socialiste si le socialisme n'avait pas eu d'autre aliment que la protestation, voire la révolte, des salariés réclamant une plus large part du produit de leur travail, des richesses produites par leur travail. Il n'y aurait pas eu plus de socialisme européen qu'il n'y a de socialisme américain (au niveau ouvrier) ; nous aurions connu seulement, selon toute vraisemblance, un mouvement syndical réformiste, jouant le jeu du capitalisme, épousant ses principes, très apte à défendre les intérêts du travail dans le cadre de l'intérêt commun, mais parfaitement insensible aux greffes ou aux déviations idéologiques que notre mouvement syndical a connues.
Autrement dit, contrairement aux affirmations de Marx, le socialisme, les aspirations qui se sont concrétisées dans l'idée socialiste (autant qu'on puisse se concrétiser dans une nébuleuse) ne sont pas le produit du capitalisme, du conflit d'intérêts suscité au sein du système capitaliste par le prélèvement d'une plus value de plus en plus forte sur la valeur produite par le travail des ouvriers.
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Où donc le courant socialiste a-t-il pris sa source ? Henri de Man, à qui il faut toujours revenir quand on parle de « *la psychologie du socialisme *», estimait qu'il était le produit de la réaction provoquée par le contact entre un système économique et social nouveau, le capitalisme, et une mentalité sociale précapitaliste, laquelle, selon lui, avait été formée par l'expérience sociale du régime féodal et de l'artisanat, la morale du christianisme et les principes juridiques de la démocratie.
J'avoue que, si j'estime que le sens de la recherche est juste, je crois qu'Henri de Man n'est pas allé assez « au-delà du marxisme » et qu'il a laissé échapper une partie de la réalité quand il a affirmé que la réaction psychologique dont il fait état, a été provoquée par l'apparition du capitalisme industriel dans une société fondée sur une conception de l'homme, des rapports sociaux, de la vie elle-même fort différente de celle que le capitalisme supposait. C'est vrai, et nous sommes d'autant plus enclins à le croire que nous assistons de nos jours à des « traumatismes » du même genre dans les nouvelles couches de la classe ouvrière, c'est vrai, mais ce n'est là qu'une partie d'un phénomène plus vaste.
Il serait passionnant (mais il y faudrait trop de temps) de passer en revue les sentiments et les croyances que les formes nouvelles des rapports sociaux ont violemment heurtés en provoquant non seulement la révolte, mais aussi (et cela compte pour notre sujet) cette évasion dans l'espérance d'une société plus juste, cette attente eschatologique du « Grand Soir » qui ont donné à diverses reprises au mouvement. socialiste les aspects d'un mouvement religieux.
Pour ma part, je pense que *le socialisme est né d'une réaction contre la philosophie individualiste de la Révolution française,* ou, plus largement et plus exactement, *d'une réaction contre le désencadrement et le déracinement* social engendrés par les nouveaux statuts juridiques inspirés de cette philosophie individualiste et par les prodigieux bouleversements provoqués par les désordres révolutionnaires, la guerre civile, vingt-trois ans de guerre étrangère, par la constitution de masses urbaines de plus en plus nombreuses, enfin, mais en dernière position, par les débuts de l'industrialisation.
Du haut en bas de l'échelle sociale, cette « massialisation » de la société a provoqué un sentiment d'inquiétude, d'insatisfaction, de désespérance dont le célèbre « *mal du siècle *» est une des manifestations les plus connues. Les hommes se sont sentis seuls, seuls dans la foule comme on dit aujourd'hui, et ce sentiment de déréliction, un des plus éprouvants, a sus-cité le désir de restaurer des communautés, des groupes sociaux dans desquels les individus ne seraient plus abandonnés à eux-mêmes, mais réconfortés par le contact humain, la communion, protégés par tout un ensemble d'institutions, enveloppés, réchauffés, rassurés, dans une chair maternelle.
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Quand Henri de Man remarque, par exemple, que dans la société précapitaliste, les seigneurs et les maîtres se taillaient la part la plus belle dans les produits du travail mené en commun, mais que cette répartition inégale des produits ne provoquait pas le sentiment d'exploitation parce que le seigneur et le maître assuraient des fonctions visibles de protection, d'assistance, de prévoyance, alors que le chef industriel de l'époque capitaliste ignore le salarié qu'il emploie dès que celui-ci a quitté la fabrique ; quand de Man rappelle que « *les premières revendications ouvrières n'eurent d'abord pour but que de faire assumer au patron les devoirs d'assistance et de prévoyance hérités de l'époque précapitaliste ainsi que d'établir le droit du travailleur à un minimum vital en temps de crise *», il est évidemment tout près de l'explication que je propose : les individus libérés trop brutalement (peut-être aussi trop complètement) des protections (voire des servitudes) sociales d'autrefois ne savaient que faire d'une liberté qui n'était que souffrance physiquement et moralement, moralement encore plus que physiquement.
Sans doute, Henri de Man a-t-il été empêché de le voir par son attachement aux idéaux de la Révolution française. Il ne voulait pas convenir que la cause du mal qu'il dénonçait résidait pour l'essentiel dans la philosophie des révolutionnaires de 1789 et ans les prodigieuses secousses sociales qu'ils avaient provoquées.
Les premiers socialistes souffraient de la même contradiction. Ils voulaient conserver les libertés individuelles (au moins certains d'entre eux) tout en recréant la communion sociale : beaucoup répudiaient à cause de cela les formules communistes et cherchaient dans l'idée d' « *association *» le moyen de concilier la nécessaire communauté et la non moins nécessaire autonomie des individus.
A l'autre bout du siècle, ce qu'on appelle la « synthèse jauressienne » répond à cette même préoccupation. Quand Jaurès dira que le socialisme, c'est l'individualisme, mais logique et complet, quand il assurera que le socialisme vient accomplir les promesses de la Révolution française, donner son sens plein et une réalité concrète à la déclaration des droits de l'homme, il ne résoudra pas la contradiction (il s'en faut de beaucoup), mais il témoignera de la persistance dans toute une branche du socialisme de deux courants de pensée opposés ou au moins divergents.
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Un besoin obscur, mais puissant, de la communauté du groupe travaille donc les hommes en ce temps où l'idée socialiste fait son apparition, mais le socialisme n'est pas sa seule manifestation. On en trouve une expression indéniable dans ce qu'on appellerait aujourd'hui le paternalisme capitaliste, la tentative de certaines industries de reconstituer non plus sur la base du domaine agricole, mais sur celle de l'entreprise industrielle, une communauté seigneuriale où chacun se sentirait chez lui à son rang. Et c'est aussi une expression de ce besoin de communion que le patriotisme ou nationalisme populaire qui se développe alors (et qui fut longtemps un obstacle aux progrès de l'idée socialiste) : « *Les pauvres n'ont que la patrie *», devait dire plus tard Jaurès, et il est parfaitement vrai, que les êtres perdus dans la foule retrouveraient dans l'exaltation du sentiment patriotique cette satisfaction profonde que donne la sensation de l'appartenance au groupe.
Michelet a parfaitement vu que les masses souffraient d'être inorganisées, de camper hors de la cité. Et c'est pour exprimer leur sentiment qu'il évoquait ces vers de Virgile que j'appellerais volontiers la prière de la ville : « *Urbem orant *»*.* Le vieil Anchise apparaît en songe à Énée qui s'attarde dans les délices de Carthage et il lui rappelle les désirs de ceux qu'il a emmenés de Troie avec lui : « *Urbem orant *»*.* Ils veulent une ville. Ils prient, ils supplient pour qu'on leur donne une ville, pour qu'on crée une société qui, si exigeante, si marâtre soit-elle, sera cependant protectrice.
Le socialisme, c'est d'abord cette prière de la ville, cette aspiration à l'intégration dans la société protectrice. C'est là son fondement positif.
On pourrait s'étonner que cette soif de la ville ait conduit si souvent, encore aujourd'hui, à des révoltes antisociales, destructives de tout ordre social ; mais il est souvent arrivé dans l'histoire que les barbares aient détruit en les prenant par la force les cités dans lesquelles ils rêvaient de vivre.
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Mais cette aspiration, il faut, si j'ose dire, l'habiller. Il faut proposer des institutions sociales aptes à la contenter... Alors, comme il arrive toujours, théoriciens et praticiens du socialisme naissant n'ont pas inventé vraiment, ils ont cherché, trouvé autour d'eux des formes propres à incarner leur rêve communautaire.
Deux -- pour simplifier -- se sont présentées à eux.
La propriété commune. Si soucieux que soient certains d'entre eux, Proudhon notamment, de ne pas sombrer dans l'enlisement communautaire, la nostalgie subsiste de la propriété commune d'autrefois, des droits que chacun avait à des degrés divers sur la terre et ses dons.
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Il y a, chez Rousseau, chez les sermonnaires de tous les temps, des diatribes toutes prêtes contre les méfaits de la propriété privée. On les reprend. On essaie de créer des colonies, des « *phalanstères *», comme dit Charles Fourier, des unités économiques et sociales se suffisant à elles-mêmes, où le travail productif de chacun s'exerce dans l'intérêt de tous, où sont niées les lois naturelles de l'économie, où l'on produit sans souci des coûts, en se préoccupant seulement des besoins et de la justice.
Marx dénoncera ces utopies : il montrera qu'il est insensé de croire qu'on pourra un jour obtenir des travailleurs individuels qu'ils se groupent ainsi dans des ensembles communautaires. Son originalité sera de prétendre que cette organisation collective de la production, fondement de la société socialiste, impossible à réaliser par l'appel aux bonnes volontés et aux bons sentiments, le sera par le capitalisme, la mission historique du capitalisme étant précisément de détruire la production individuelle et de construire un immense appareil de production où le travail ne pourra être que collectif. Ainsi, quand le capitalisme aura amené la société à un certain niveau de concentration industrielle, le temps de la propriété collective sera venu. Le socialisme sera non seulement possible, il sera inéluctable.
Autre forme propre à créer, à recréer la communauté : l'État. Il est l'unité, et il doit communiquer l'unité qui est sienne à la société. Non pas seulement arbitrer les conflits entre les groupes et les forces. Absorber en lui toute la société, devenir l'organisateur de la production et de la répartition : tel doit être son rôle. Et tant pis si la société ainsi intégrée dans l'État ressemble à une immense caserne : nombre de socialistes n'ont pas reculé devant des idées de ce genre. Rousseau les y avait préparés : ce n'est pas en vain qu'il s'était réclamé de Sparte et qu'il se prenait pour un nouveau Lycurgue.
Le mouvement socialiste a été ainsi divisé entre deux courants (qui bien entendu se mêlent souvent) : un courant antiétatique (Vandervelde a intitulé un de ses livres : « *Le socialisme contre l'État *»), un courant étatique. Les uns veulent absorber l'État dans la société, donner à la société les fonctions de l'État, et donc à la limite faire disparaître cet État, les autres cherchent au contraire à absorber la société dans l'État, la société devenant quelque chose comme un immense service public, ou une immense armée.
Marx, avec sa manie dialectique, a prétendu concilier les deux : il y aura d'abord une période où l'État deviendra tout -- c'est celle de la « dictature du prolétariat » -- puis, quand il sera devenu tout, il disparaîtra en tant qu'État, il dépérira ses fonctions seront assumées par la société, et sa place sera désormais, selon le mot fameux d'Engels, « *au musée des antiquités, aux côtés du rouet et de la hache de bronze *».
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Aujourd'hui encore, les communistes soviétiques prophétisent toujours le dépérissement de l'État. Ils précisent seulement que l'État ne disparaîtra que lorsque le communisme se sera répandu, sinon sur la terre entière, du moins sur toutes les grandes nations industrielles. En attendant...
Telle est la malédiction du socialisme. Il a prétendu non seulement sauver les libertés individuelles au sein du collectivisme, mais encore les exalter, les porter plus haut grâce au collectivisme, et partout où le collectivisme a été réalisé, les libertés individuelles ont été anéanties, l'être personnel atteint dans son existence et, si l'on peut dire, ans sa légitimité.
\*\*\*
Il est permis de penser que l'instinct communautaire, blessé profondément par l'atomisation sociale, aurait pu trouver d'autres expressions que le collectivisme ou l'étatisme. Ces erreurs d'aiguillage sont dans l'ordre des choses. Ce qui étonne c'est la persistance dans l'erreur, l'obstination dans l'égarement.
L'explication réside sans doute dans la philosophie de l'homme empruntée pour l'essentiel aux rationalistes du XVIII^e^ siècle.
L'homme pour eux est essentiellement un *être raisonnable,* un *individu calculateur.* Ils sont près d'admettre, comme Rousseau, que la société n'est pas une donnée de nature, mais une association d'individus qui, un beau jour, ont passé un contrat, compris qu'ils auraient intérêt à vivre en commun. Eux qui sont, en tant que socialistes, le produit d'une réaction de l'*instinct communautaire,* on peut dire de l'*instinct grégaire* de l'être humain, ils n'ont pas conscience ou ils ne veulent pas admettre l'antériorité de la société sur l'individu, l'enracinement, jusqu'aux fondements animaux de l'homme, de l'instinct de société.
Comment, selon eux, arriver à la solidarité des hommes ? Non en s'appuyant sur ces forces primitives de la sensibilité, mais, au contraire, *en substituant un ordre rationnel à l'ordre naturel,* en substituant des calculs et les constructions de la raison aux impulsions de l'instinct, aux élans de la vie. Certains d'entre eux convenaient dès le XIX^e^ siècle que le libre jeu des lois naturelles de la vie économique déchaînait les forces productrices et était plus capable que toute autre méthode de porter la production des biens matériels au niveau le plus élevé ; mais ils étaient heurtés avant tout par cette guerre de tous contre tous que provoquaient selon eux la liberté d'entreprendre, la liberté du marché.
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*La liberté économique est à leurs yeux l'ennemi majeur de la communauté.* Elle sépare les êtres, elle les oppose, elle les isole. Aussi convient-il de la faire disparaître, d'organiser la production et la distribution sur des bases rationnelles, sans faire appel ni à l'appât du gain, ni à la volonté de puissance, à peine à l'émulation qui devient trop vite rivalité, mais essentiellement au sentiment du devoir social éclairé par le bon sens et la raison.
Peut-être en effet la production s'en ressentira-t-elle. On s'en console volontiers. *Le rationnement permettra de donner à tous quelque chose.* Il suffit que chacun ait de quoi vivre. Qu'on réduise la production des objets de luxe, et l'on en supprimera le goût, et la satisfaction des besoins *raisonnables* des hommes sera dès lors facile à assurer.
Un penchant naturel incline les socialistes aux lois somptuaires. Les marxistes, fidèles à leur démarche dialectique, essaieront de montrer que, bien entendu, il faut d'abord créer un appareil de production capable de satisfaire convenablement la totalité des besoins humains -- des besoins raisonnables, bien sûr, et selon eux, c'est au capitalisme d'assumer cette tâche ; mais un jour doit venir où cet appareil sera parvenu au terme de son développement utile, où le problème de la production sera résolu et où il ne restera plus à résoudre que celui de la répartition. Le collectivisme alors s'en chargera. Et, chose symptomatique, depuis un siècle, les socialistes sont toujours enclins à croire que le moment où l'appareil de production aura atteint le niveau des besoins est déjà arrivé ou sur le point d'arriver. Jules Guesde écrivait déjà en 1885 que ce moment-là était venu.
\*\*\*
Dès lors, on peut donc se passer de ces mobiles immoraux ou amoraux qui animent l'activité économique dans le capitalisme. La répartition des tâches et la distribution des produits ne s'effectueront plus en vertu des lois naturelles de l'économie ; la raison claire présidera à l'une et à l'autre. Et substituer la raison au hasard et aux impulsions de l'instinct, n'est-ce pas le progrès ? Durkheim écrivait : « *On appelle socialiste toute doctrine qui réclame le rattachement de toutes les fonctions économiques ou de certaines d'entre elles, qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société. *» C'était là déceler très exactement ce besoin de rationalité universelle que les socialistes doivent à une conception de l'homme qui me semble en parfaite contradiction avec l'idée profonde du socialisme.
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Paul Lafargue, le gendre de Marx, exprimait la même idée quand,. au terme d'une polémique célèbre avec Jean Jaurès, il déclarait qu'avec l'avènement du socialisme, « *l'ère de l'inconscient serait close *». Et c'est la même idée que propose la formule célèbre d'Engels sur la révolution socialiste qui ferait passer l'humanité du règne de la nécessité dans celui de la liberté. La nécessité, c'est le règne des impulsions et des forces, la liberté, celui de la raison.
Il ne serait pas inutile de montrer que cette raison, ce sera finalement la raison d'État, la volonté du pouvoir, expression de la volonté générale. Il suffira pour conclure d'insister sur cette idée fondamentale à mes yeux : les socialistes ont voulu finalement substituer un ordre abstrait artificiel à l'ordre vivant.
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Qu'on m'entende bien ! Même pour les plus optimistes des libéraux, le libre jeu des forces naturelles ne suffit pas à la création ou au maintien de l'ordre social. Seulement, selon une image fameuse, le faiseur d'ordre intervient à la manière du jardinier qui taille, attache, dirige, qui contraint les forces végétales à s'orienter dans tel ou tel sens (et pour le faire, il doit respecter les lois intimes de leur être) -- et il aura des pommiers en espaliers et des fusains en boules. L'ordre socialiste n'est pas l'ordre du jardinier. Ce n'est pas l'ordre où il faut tondre la pelouse deux ou trois fois la semaine : c'est l'ordre où la pelouse en herbe vivante est remplacée par une imitation en matière plastique. Et celle-là, bien sûr, est éternellement verte.
Ainsi s'explique la tentation socialiste de créer un homme nouveau, adapté à l'ordre anti-naturel que les socialistes veulent imposer à la société. Tantôt, à la manière de Rousseau (sommairement interprété), ils s'imaginent qu'en replaçant l'homme dans une société juste et rationnelle, ils lui permettront de retrouver sa bonté naturelle. Tantôt avec Marx, ils estiment que, l'homme étant le produit des rapports sociaux où le place le système économique, la société communiste engendrera le type d'homme dont elle a besoin. Tantôt, à la manière de Staline, combinant Pavlov et Lyssenko, ils croient possible de monter dans les individus qui les transmettront à l'espèce des réflexes adaptés à la société communiste.
Dans tous les cas, on sent chez tous les socialistes, plus ou moins explicite, ce désir, pour bâtir la cité de justice, c'est-à-dire de raison, dont ils rêvent, le désir d'un autre homme que l'homme.
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Les catholiques sont aisément séduits et même fascinés par cette formule de l'*homme nouveau* que les communistes emploient volontiers. Elle leur rappelle quelque chose. Mais ils s'égarent gravement s'ils croient trouver entre les deux notions une autre parenté que la profanation, car, pour emprunter au Moyen Age une comparaison qui est peut-être plus qu'une comparaison, l'homme nouveau des communistes, ce n'est pas l'homme nouveau des chrétiens, c'est *l'homunculus* des alchimistes.
Claude Harmel.
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### "Matraquage" : Ortf, avortement et cetera
Extraits d'un article de Marcel CLÉMENT dans *L'Homme nouveau* du 3 décembre :
Les Français en ont assez de voir un univers artificiel celui de la presse, de la radio et plus encore -- beaucoup plus -- celui de la télévision, être substitué à l'univers réel.
Regardez une émission de nos télé-journaux. On y traite six ou sept sujets. Choisis et sélectionnés. Souvent, l'un d'eux est développé. Il se transforme en documentaire. On y interroge trois, quatre, cinq personnes. Le dosage est subtil. Ou bien, il n'y a pas de dosage dru tout. Bref, on impose à quelque vingt millions de téléspectateurs (il y avait, au 30 septembre dernier, 12 205 988 récepteurs de télévision en France) la méditation de deux ou de trois sujets. On le fait, en sauvant ou sans sauver les apparences, de façon unilatérale. Le mensonge prend parfois de telles proportions qu'un esprit droit, mais peu informé, ne peut guère y échapper.
C'est ce qui vient de se produire pour l'avortement. Prenant prétexte d'un procès douloureux, face auquel tout cœur respectueux d'un tel drame aurait fait silence, on a vu des sommités scientifiques venir témoigner pour la mort. On n'a même vu que ceux-là.
\*\*\*
Or, la science existe. La génétique, l'embryologie existent. Cette science est univoque. Elle enseigne que l'œuf fécondé, la cellule initiale de toute vie humaine contient toute « l'information », tout le patrimoine héréditaire nécessaire pour produire un individu humain complet. Elle enseigne qu'aucune « information, nouvelle n'est reçue dans l'œuf après la fécondation. Cette « information » est donc définitive. Elle ordonne non seulement les caractères propres à l'espèce humaine, mais aussi les caractères individuels.
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En outre, ces caractères sont *nouveaux.* Ils n'ont pas « toujours existé ». Car la synthèse originale qui, dans l'œuf fécondé, préside au développement de l'individu humain n'a pas la moindre chance d'être transmise à la génération suivante. C'est à l'instant même de la fécondation, alors que le dédoublement de l'A.D.N. produit une nouvelle synthèse, qu'apparaît le patrimoine héréditaire complet et original, ou comme disent les généticiens, la nouvelle « information ». Propre à l'embryon, elle préside à tout le développement de l'individu.
Par conséquent :
*a*) Il n'y a aucun doute quant à l'autonomie de l'œuf fécondé. La cellule initiale constitue une unité propre, une unité VIVANTE.
*b*) Il n'y a aucun doute quant au caractère spécifiquement HUMAIN de cette unité vivante.
*c*) Il n'y a aucun doute sur l'INDIVIDUATION de l'embryon, laquelle se produit au plus tard une vingtaine de jours après la conception (après cette période, une division accidentelle ne saurait produire des jumeaux homozygotes, mais entraîne au contraire la destruction de l'embryon).
*d*) Il n'y a aucun doute sur l'ÉVOLUTION CONTINUE ET SANS FAILLE d'un même être humain depuis la conception jusque nombre d'années après la naissance.
C'est cela que les médecins -- EN TANT QUE MÉDECINS -- peuvent et doivent dire. Or, on nous produit des médecins qui nous laissent croire LE CONTRAIRE en expliquant qu'il sont contre la destruction de la vie humaine... mais partisans de l'avortement !
Nombreux sont les savants -- et non des moindres -- qui en droite ligne avec l'évidence scientifique, affirment que la destruction directe de l'embryon ou du fœtus est un infanticide. Nombreux sont les juristes, nombreux (nous l'espérons du moins) sont les prêtres capables d'affirmer cette même évidence devant le petit écran.
Les Français ignorent à peu près que ces témoins-là existent. Ou bien, on les introduit dans les discussions, mais à dose homéopathique. Ou encore, on les met en difficulté psychologique, à cinq contre un, et en les interrogeant brutalement au moment où ils vont répondre sur un point capital.
Faire cesser cette tyrannie n'est pas chose aisée. D'avance le programme commun Mitterand-Marchais nous promet une législation selon laquelle la radio et la télévision deviendront « *un véritable service public *». On imagine !... En outre « *la législation répressive concernant l'avortement sera abrogée *». Le programme commun de la gauche va dans la même direction que l'actuelle propagande télévisée, mais plus vite, plus brutalement et de manière plus irréversible.
211:169
A qui fera-t-on croire en effet qu'à l'O.R.T.F. entièrement renouvelé, dont les structures ont été remodelées, le personnel modifié, le président changé, le matraquage quotidien que nous subissons est : le résultat du hasard ; ?
Bref ! La France -- et pas seulement la France ! Je l'ai senti, il y a quinze jours, au Québec --, aspire à la liberté. A la liberté de retrouver le droit de ne pas hurler avec les loups ! A la liberté d'être informée autrement que de façon unilatérale. A la liberté de vivre dans les rues, et surtout chez soi, autrement qu'avec la compagnie d'une conception de la vie qui oscille en permanence entre l'exaltation de la jouissance et l'appel à la révolution -- l'une conduisant d'ailleurs à l'autre.
La France -- et pas seulement la France -- aspire à la liberté de parler d'autre chose que de coucheries et de pilules, d'avortements et du mariage des prêtres, d'autre chose que de casseurs et de drogués, d'autre chose que de marxistes et de léninistes, d'autre chose que de lycées ou de C.E.G. en fermentation et d'universités en révoltes.
Pour cela, il nous faut aider beaucoup plus efficacement TOUT ce qui est en train de remonter le courant de la décadence. Trop d'hommes et de femmes, trop de jeunes, trop de familles qui souffrent de ce climat digne de Sodome et Gomorrhe se replient dans une attitude purement défensive, et ne comprennent pas qu'en ne faisant rien, ils aident les démolisseurs.
Marcel Clément.
dans "L'Homme nouveau".
212:169
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
*Encore du nouveau dans le "Nouveau Missel"*
Leurs messes nouvelles, on ne sait plus si seulement elles sont valides : c'est bien la question de leur *validité* qui maintenant est posée en effet, et de plus en plus.
On avait cru régler la question en l'esquivant : on constatait que « même les théologiens traditionalistes » reconnaissaient valide (quoique mauvaise) la nouvelle messe de Paul VI.
Mais justement : il s'agissait de « la » nouvelle messe de Paul VI, la polyvalente, rien de plus que polyvalente, et qui donc pouvait être catholiquement valide, telle qu'elle avait été publiée en latin à Rome en 1969, et *telle qu'elle n'est célébrée quasiment nulle part* aujourd'hui, du moins dans les pays francophones.
Nous avons en fait non plus « la » messe nouvelle : mais « des » messes nouvelles, de plus en plus différentes et de plus en plus impies.
C'est en parlant non pas de « la » messe nouvelle théorique, celle de 1969, tombée en désuétude, c'est en parlant de la situation réelle et des messes nouvelles réellement célébrées qu'Henri Charlier a fait ce constat :
-- *On ne sait plus si la messe est valide* ([^40]).
213:169
La déclaration d'Henri Charlier est venue à son heure. Il est temps de tirer de leur somnolence ceux qui se laissent anesthésier par l'illusion rassurante que la nouvelle messe serait *mauvaise mais valide.* C'était vrai, en général, il y a deux ou trois ans. Ce n'est plus vrai des messes nouvelles telles qu'elles sont célébrées en fait, aujourd'hui, dans la plupart des cas : *il est pour le moins téméraire d'affirmer d'avance avec certitude leur validité.* Beaucoup d'entre elles ne sont pas, ou pas encore, CERTAINEMENT INVALIDES : mais elles ne sont plus CERTAINEMENT VALIDES. Leur validité est devenue douteuse : et à mesure que la révolution liturgique poursuit son cours, cette validité incertaine devient de moins en moins probable. Surtout depuis la dernière invention du « Nouveau Missel des dimanches 1973 ».
#### Le Nouveau Missel l'avoue : « il s'agit simplement de faire mémoire »
Le « Nouveau Missel des dimanches 1973 » est la nouvelle version, pour cette année, du fameux missel annuel à couverture à fleurs : il est tout à fait officiel. C'est le Missel que l'épiscopat destine et recommande aux fidèles ; c'en est l' « édition liturgique collective », réalisée en commun par tous les éditeurs catholiques-sic, à la demande de l'épiscopat-sic. L'*imprimatur* a été donné, le 10 octobre 1972, personnellement par M. René Boudon, évêque de Mende, président de la commission liturgique francophone : personnage tristement célèbre par toutes les falsifications de l'Écriture auxquelles il a déjà donné sa caution.
Voici donc ce qu'on peut lire, sournoisement placé en la page 383 de ce Nouveau Missel officiel (sournoisement, oui car, hors la sournoiserie, il n'y avait aucune raison d'aller dissimuler cette profession de foi hérétique entre le 26^e^ et le 27^e^ « dimanche du temps ordinaire »). C'est nous qui soulignons en gras :
Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes, extérieurement et intérieurement si bien célébrées, qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. *Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli,* du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert. lui-même, et de nous y associer, d'y communier ensemble, en faisant nôtre l'oblation qu'il a faite à Dieu de sa propre personne pour notre salut.. »
214:169
Un épiscopat comme l'épiscopat français, et des prêtres comme ceux qui obéissent religieusement à cet épiscopat, les voilà donc qui croient, qui professent par écrit, qui inculquent à leurs fidèles qu'à la messe *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice.* Quelle est donc la validité des messes qu'ils célèbrent avec cette intention et dans cet esprit ? Nous posons la question.
Et nous la répétons.
Pour que le lecteur de ces lignes, du simple chrétien jusqu'au souverain pontife, soit incité à y arrêter sa pensée :
-- *Quelle est donc la validité des messes qu'ils célèbrent avec cette intention et dans cet esprit ?*
\*\*\*
Pour la foi catholique, la messe ne consiste pas à *simplement faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli ;* la messe est elle-même un sacrifice, *substantiellement identique,* quoique de manière non sanglante, au sacrifice de la Croix.
Le « Nouveau Missel des dimanches 1973 » invoque pour son hérésie la « lecture de l'épître aux Hébreux ». Eh oui cette nouveauté n'en est une que dans un Missel qui se dit catholique (dans un Missel que la hiérarchie ecclésiastique destine impérativement au peuple catholique !). C'est la vieille *lecture hérétique de l'Épître aux Hébreux,* la fausse interprétation constamment invoquée depuis la Réforme par presque toutes les branches de protestantisme : *la messe n'est pas un sacrifice mais simplement le mémorial du sacrifice unique,* -- l'unique sacrifice accompli par le Christ une fois pour toutes.
L'hérésie comprend, ou feint de comprendre, que la messe catholique, en se disant un sacrifice, s'érigerait comme *un autre* sacrifice, venant (idolâtriquement) s'ajouter au sacrifice unique déjà accompli.
La foi catholique répond à l'hérésie que la messe est un sacrifice, mais point un autre : le même et l'unique, substantiellement identique, quoique rendu présent sur l'autel d'une manière non sanglante.
Oui, l'unique et parfait sacrifice est déjà accompli.
Oui, la messe est le mémorial de ce sacrifice unique.
Mais elle n'en est pas *simplement* le mémorial.
Dire, comme le Missel de l'épiscopat francophone, qu'à la messe *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice,* c'est équivalemment dire qu'*à la messe on n'offre pas un sacrifice véritable et authentique.*
215:169
Celui qui dit cela est anathème : concile de Trente, premier des canons sur le très saint sacrifice de la messe.
\*\*\*
*Si quis dixerit... anathema sit*. L'anathème tombe non pas seulement sur la proposition hérétique, mais directement sur la personne qui énonce une telle proposition.
Sont personnellement et nommément responsable du Nouveau Missel des dimanches (page 2) :
« Un groupe d'auteurs français et belges : Noël Bompois, Raymond Castanié, Yvan Daniel, Henri Delhougne, Dieudonné Dufrasne, Antoine Dumas, José Feder, Charles Michel-Jean, René Mouret, François Refoulé, Claude Rozier, Joseph Windey. » Douze auteurs. Peut-être, sur les douze, n'y a-t-il eu qu'un seul Judas pour écrire que la messe se limite à *simplement faire mémoire de l'unique sacrifice.* Si les onze autres ont été surpris, ils ont le devoir de se désolidariser publiquement de la proposition hérétique contenue dans leur ouvrage commun. Faute de quoi, ils en resteront co-responsables.
Co-responsables, ces « éditeurs catholiques » qui, sur l' « édition liturgique collective » du Nouveau Missel des dimanches, ont inscrit le nom de leur firme ou celui de leur personne :
« Brepols, Centurion, Chalet, Cerf, Desclée de Brouwer, Desclée et Cie, Droguet et Ardant, Mame, Proost, Tardy. » Mais bien plus responsables encore, assurément, les évêques francophones qui donnent au peuple chrétien cette nourriture spirituelle empoisonnée, un Missel qui enseigne l'hérésie.
Responsables collégialement ? Responsables individuellement aussi. Rien n'oblige aucun évêque à accepter le Missel vénéneux. Tout fait un devoir à chacun d'entre eux d'en interdire l'usage dans son diocèse : *et d'abord de ne plus l'y laisser recommander ou imposer de par son autorité.* Combien d'évêques le feront ?
Vous pouvez engager des paris. En tout cas, compter leur nombre.
Qui jusqu'à présent, dans les occasions semblables, demeure toujours égal à zéro.
C'est pourquoi Henri Charlier a écrit à leur sujet : -- *Nous ne pouvons croire qu'ils aient encore la* foi.
Ils n'ont plus la foi catholique, puisqu'ils font ou laissent inculquer aux fidèles, officiellement, *de par leur autorité,* que la messe consiste « simplement à faire mémoire ».
216:169
Si, contre toute apparence, il y a encore quelque part, à la tête d'un diocèse francophone, *un évêque catholique,* c'est maintenant qu'on va l'entendre.
#### La misérable traduction soi-disant œcuménique du Nouveau Testament
Paru à la fin de l'année 1972 (l'achevé d'imprimer est du 15 septembre, mais l'apparition effective en librairie est de fin novembre, début décembre) : le premier volume de la « traduction œcuménique de la Bible », en abrégé : T.O.B. Éditeurs les « Éditions du Cerf » et « Les Bergers et les Mages ». Le Cerf est catholique ; les Bergers et les Mages sont protestants.
Ce premier volume est l' « édition intégrale » du Nouveau Testament. La publication de la Bible entière est prévue pour 1975.
Cette traduction est appelée « œcuménique » parce qu'elle est le fruit de la collaboration de catholiques, de protestants et d'orthodoxes, dénommés par eux-mêmes « exégètes compétents des diverses Églises ». Il est spécifié que ce travail « n'engage pas les Églises ».
Nous aurons l'occasion de parler en détail de ce massacre.
Dès l'abord et sans attendre, nous voulons indiquer un seul point.
La première épître de saint Paul aux Thessaloniciens, IV, 3-4, est ainsi traduite :
« La volonté de Dieu, c'est que vous viviez dans la sainteté, que vous vous absteniez de la débauche, *que chacun d'entre vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté* et dans l'honneur. »
C'est l'ignoble trouvaille des « exégètes compétents contemporains ; c'est une interprétation qui, en dix-neuf siècles, n'avait jamais été soutenue, proposée ni imaginée. C'est inventer que saint Paul *donne à tous l'ordre de prendre femme,* ou plutôt qu'il révèle et atteste que *cela est un ordre divin.*
217:169
Une telle interprétation est à la fois une sottise et une infamie.
Et en tout cas, elle n'est pas une *traduction.*
Les « exégètes compétents » de la TOB précisent *en note *de bas de page que *littéralement* le verset 4 signifie :
« *Que chacun d'entre vous sache acquérir* ([^41]) *son vase à lui dans la sanctification et l'honneur. *»
On se demande comment, de leur traduction littérale, ils ont pu passer à :
« *Que chacun d'entre vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté et l'honneur. *»
Toute l'explication donnée en note est à côté. Elle explique pourquoi TO SKEUOS KTASTHAI (*vas possidere*) signifie « prendre femme ». Mais c'est TO EAUTOU SKEUOS KTASTHAI (*vas suum possidere*) qui est dans le texte. Si l'on ne veut pas traduire par « posséder son propre corps », c'est par « prendre la femme qui est à lui » qu'il faut traduire. Prendre femme et prendre sa femme, ce n'est pas la même chose (*uxorem suam possidere*)*.* On a toujours discuté le point de savoir si TO EAUTOU SKEUOS (*vas suum*) désignait pour chacun son propre corps ou son épouse. Il est une traduction française qui, comme le texte grec et comme la traduction latine, peut être entendue des deux manières : *que chacun sache user dans la sainteté du corps qui lui appartient*. Mais quoi qu'il en soit, l'essentiel est dans la conjonction du « prendre femme » avec le fait d'avoir ajouté au texte les deux mots : *pour vivre.*
Ainsi, et pour la première fois dans l'interprétation de ce verset, on a fait de « prendre femme » une condition universelle et obligatoire de la sainteté.
Si une chose est certaine, c'est que saint Paul n'a pas dit cela.
Et qu'il est odieux de lui faire dire une absurdité aussi manifestement contraire à sa pensée.
Et qu'un ouvrage qui, sur un point aussi grave et aussi clair, se permet une telle offense à la vérité, est en cela jugé.
\*\*\*
Les « exégètes compétents » de la TOB expliquent en note :
« Paul oppose à la licence sexuelle des païens non la maîtrise de soi (posséder son corps), mais le mariage... »
218:169
Nous tenons ici la preuve.
Nous avons affirmé déjà plusieurs fois que la traduction odieuse du verset 4 avait été machinée par un clan d'ecclésiastiques à l'imagination enfiévrée de luxures.
Ils l'avouent.
Ils disent : *non pas la maîtrise de soi, mais le mariage.*
Selon leur doctrine très explicite, la maîtrise de soi est donc une chose et le mariage en est une autre.
C'est un mariage sans maîtrise de soi qu'ils proclament condition obligatoire de la sainteté : *le mariage plutôt que la maîtrise de soi.*
Leur explication est décisive. Elle vient nous confirmer dans la pensée que cette traduction-là est véritablement la signature du Diable dans les œuvres et monuments de la nouvelle religion.
\*\*\*
Une traduction réellement « œcuménique », faite par des exégètes au titre de leur honnête « compétence », c'est dans le texte même la traduction qu'elle aurait dû donner la « traduction littérale » : *que chacun d'entre vous sache acquérir* (ou : posséder) *son vase à lui dans la sanctification et l'honneur*. Et c'est en note qu'éventuellement elle aurait mentionné les diverses interprétations existantes.
Mais non. Le parti étranger qui occupe l'Église veut imposer scripturairement, liturgiquement et doctrinalement qu'*il est révélé de Dieu que pour pouvoir vivre saintement il faut prendre femme :* qu'il faut cela *et non pas* la maîtrise de soi. Et les rares hommes de science honnête qui se trouvent, comme otages sans doute, au nombre des 120 « exégètes compétents des diverses Églises », auront eu beau protester, *ils auront obtenu seulement que la vérité soit mentionnée en note :* au milieu des mensonges et sottises de la note, inscrire tout de même la vérité de la « traduction littérale ». Honneur malgré tout à leur courage malheureux. Mais, plutôt que d'obtenir seulement cela, ils auraient mieux fait de claquer la porte, de ne pas rester complices. Parmi eux, nous relevons le nom de « P. Mamie ». Est-ce Mgr Pierre Mamie, qui est évêque en Suisse ? Si c'est lui, comme évêque il est déshonoré. Il est vrai que le déshonneur épiscopal est chose tellement courante aujourd'hui que plus personne n'y fait attention ([^42]).
219:169
On remarquera aussi que le parti qui tient présentement l'Église sous la botte de son occupation étrangère avait déjà imposé dans la liturgie francophone, dès 1971, ce *prendre femme pour vivre* *saintement* tiré en quelque sorte par avance d'une traduction œcuménique qui n'était pas encore publiée.
Les bureaux et commissions ont beau être nombreux et divers, ils sont des vases communicants, et ils constituent l'instrument de la domination qu'exerce le parti de l'apostasie.
(*A suivre*.)
#### Lectures interparoissiales
Voici un numéro des *Carillons de Millau*, « bulletin interparoissial mensuel », daté de septembre 1972. Le Millau en question est « Millau, Aveyron », comme on disait naguère ; ou, comme on code aujourd'hui : « 12100 Millau ».
Nous y lisons en page 2 :
Dans une perspective d'échange et de service, comme prêtre « Fidei donum », l'abbé Raymond Gonzalez qui était Aumônier de secteur J.O.C. A.C.O. pour Millau, Saint-Affrique, est mis à la disposition de l'Église d'Amérique Latine pour y travailler à l'éveil et au soutien des militants ouvriers.
C'est sur la demande de prêtres de Mexico et après une étude de l'A.C.O. française et du M.O.A.C. latino-américain, que l'implantation a été décidée dans cette ville par le C.E.F.A.L. (Comité Épiscopal France-Amérique Latine) que préside Mgr Bardonne, auxiliaire de Rouen. La même proposition a été faite à Gilbert Creissier, Aumônier A.C.O. à Charleville. Il s'agit d'assurer :
1° -- un travail dans les quartiers populaires, en lien avec les prêtres et laïcs du Monde Ouvrier jeune et adulte ;
2° -- une aumônerie pour ces Mouvements de laïcs « qui ont pour but une transformation radicale de l'homme et de la société ». (Cette aumônerie se faisant à titre amical et non à titre officiel) ;
220:169
3° -- une recherche sur la forme que doivent prendre aujourd'hui dans ce pays les Mouvements apostoliques.
Cette délicate mission, qui est tout à l'honneur de celui qui l'a acceptée, mérite soutien bienveillant et prière de la communauté chrétienne et tout spécialement de ceux qui furent les bénéficiaires de son zèle sacerdotal au cours des six années passées à Millau.
Cela se passe le plus tranquillement, le plus ouvertement du monde.
On envoie un prêtre en Amérique latine *pour y travailler à l'éveil et au soutien des militants ouvriers.* A titre « amical » et « non officiel », ce prêtre sera *aumônier des mouvements marxistes.* Le mot « marxiste » n'est pas prononcé. Simplement : *ces mouvements de laïcs qui ont pour but une transformation radicale de l'homme et de la société.*
« Délicate mission. » Combinée par l'internationale révolutionnaire à l'intérieur de l'Église. On remarquera que l'A.C.O. française (c'est-à-dire la supposée « Action catholique ouvrière », en réalité groupement révolutionnaire de collabos du Parti communiste et de sa C.G.T.) intervient avec autorité dans les mutations de prêtres en vue de la Révolution mondiale.
Quant à nommer encore cela des « prêtres Fidei donum », c'est une imposture supplémentaire. *Fidei donum* est le nom d'une encyclique du pape Pie XII, en date du 21 avril 1957, sur les Missions catholiques, notamment en Afrique. Nulle part n'y était énoncé le dessein de *travailler à l'éveil des militants ouvriers* ou d'aider *ces mouvements de laïcs qui ont pour but une transformation radicale de l'homme et de la société.* Il y était question de religion, de foi, de charité, de civilisation chrétienne. Pie XII y rappelait aux peuples en voie de développement qu'ils doivent « *reconnaître à l'Europe le mérite de leur avancement : sans son influence, étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l'esclavage *» ; Pie XII demandait d' « *étendre à ces populations les vraies valeurs de la civilisation chrétienne qui ont déjà porté tant de bons fruits en d'autres continents *».
Ce n'est plus pour les objectifs de *Fidei donum* que le clergé de Millau et l'abbé Raymond Gonzalez réclament aujourd'hui « soutien bienveillant et prière de la communauté chrétienne ».
Tout cela est sans doute devenu bien ordinaire.
Mais nous avons beaucoup d'amis et de lecteurs à Mexico. Il est bon qu'ils apprennent par ITINÉRAIRES comment est présentée à Millau la « délicate mission » de l'abbé Raymond Gonzalez, et dans quel esprit ce « prêtre Fidei donum » leur est envoyé.
221:169
#### Un appel de Michel de Saint Pierre
Le *Secours de France* a pour but le secours aux victimes des événements d'Algérie. Sa présidente-fondatrice est Mme Clara LANZI. L'adresse du *Secours de France* est 9, rue Bernouli, 75008 Paris. Téléphone : LAB. 71.68. Chèques postaux : Paris 16.590.11.
Le *Secours de France* vient de publier un appel de Michel de SAINT PIERRE que nous reproduisons intégralement :
« Au moment des accords d'Évian, il y avait sous nos drapeaux une armée de harkis, et le Bachaga Boualam devait reprocher plus tard au gouvernement du Général de Gaulle, lors d'une séance mémorable à l'Assemblée nationale, de les avoir lâchement désarmés, puis abandonnés et livrés à leurs ennemis qui étaient aussi les ennemis de la France : honte unique sans doute, dans les annales de l'histoire humaine.
Or, que sont devenus ces harkis depuis dix ans ? La plupart d'entre eux -- ceux que nous avions laissés en Algérie -- sont morts égorgés, atrocement mutilés ou brûlés vifs par le F.L.N.
Mais les autres ? Je veux dire : le petit nombre de ceux que des officiers exemplaires ont pu faire passer en hexagone, et sauver ? Quelques-uns ont été « reclassés » dans les métiers agricoles ou répartis dans des secteurs variés. Hélas, une proportion notable de ces harkis rescapés, serviteurs héroïques de notre cause et de notre ingrate patrie, sont devenus chez nous, aujourd'hui, de véritables clochards. Nouvelle honte pour la France. Allons-nous laisser pourrir sur place de tels hommes qui se battirent à nos côtés ?
« Et ce n'est pas tout. En ce qui concerne, d'une manière générale, les défenseurs de l'Algérie française, la loi de notre pays persiste à se montrer d'une sévérité inhumaine et scandaleuse. N'oublions pas qu'à cette même époque d'Evian, non seulement les tueurs du F.L.N. qui avaient avoué avec cynisme et en riant leurs propres crimes ont été rapatriés sur les ailes françaises en Algérie devenue « algérienne », mais, de surcroît, les frais mêmes des procès afférents aux atrocités commises par eux furent pris en charge par notre administration métropolitaine. Cependant que, touchant les partisans de l'Algérie française, lorsqu'un procès lié à l'affaire algérienne s'est conclu par condamnation et amendes, lesdits partisans ont dû ou doivent encore s'acquitter en principe, intégralement, de cette « dette ». Ainsi, beaucoup de patriotes fidèles restent à l'heure où j'écris menacés d'avoir à payer de lourdes sommes par nos tribunaux.
222:169
On a parlé d'amnistie. La moindre des choses -- nous disons bien : «* la moindre *» -- serait qu'une *amnistie totale* réglât définitivement ces questions. Décidés à l'obtenir, en lançant cette lettre, nous n'hésitons pas à invoquer pour la seconde fois les grâces et traitements de faveur octroyés aux égorgeurs et tortionnaires du F.L.N. rebelle. Et nous disons tout net à nos pouvoirs publics : tant que l'on n'aura pas pris, en faveur des harkis rescapés, les mesures qui s'imposent -- tant que la moindre amende continuera de peser sur les défenseurs de l'Algérie française, condamnés pour crime d'amour, d'honneur et de fidélité -- par ailleurs, tant que les rapatriés spoliés n'auront pas reçu les indemnités promises -- les pages sanglantes que nous vous montrons du doigt ne seront pas tournées.
Lettre au Directeur\
de la "Documentation catholique"
*Troisième publication*
\[cf. It 169, p. 192\]
224:169
#### Bien décidé à faire taire les catholiques réputés traditionalistes
Concernant les « catholiques réputés traditionalistes » qui n'ont pas le même optimisme que lui au sujet de « notre pape Paul », Pierre Debray a déclaré dans son discours de Rome (novembre 1972) : «* Nous sommes bien décidés à les faire taire. *» ([^43])
Nous n'avons eu connaissance de cette déclaration d'intentions que par le numéro 22 du magazine *Les Silencieux de l'Église* qui, daté de novembre, nous est parvenu seulement en décembre.
Le titre complet de ce périodique est d'ailleurs : -- *Les Silencieux de l'Église prennent la parole*.
Non seulement, donc, les Silencieux éprennent la parole, mais ils veulent l'enlever aux autres ?
Nous avions bien remarqué que, dans quasiment toutes ses déclarations publiques, Pierre Debray attaque en termes acrimonieux et méprisants les « intégristes », les « traditionalistes », les « conservateurs », les « catholiques de droite », etc. Dans son discours de Rome, il met dans le même sac, ce qui est au moins une erreur, catholiques de droite et de gauche, modernistes et intégristes, conservateurs et progressistes.
Pierre Debray est allé plus loin encore. *Dans son Courrier hebdomadaire de Pierre Debray*, il a déclaré apercevoir des francs-maçons, relevant du Grand Orient italien (sic) parmi ces catholiques réputés traditionalistes qui ont l'audace de ne pas acclamer son lyrisme hyperbolique et chimérique sur « notre pape Paul ». Il ne nommait personne. L'abbé de Nantes lui écrivit pour lui *demander de préciser nommément de qui il parlait*. Pierre Debray fit la réponse classique (et sans scrupule) du vieux routier de tribune : «* J'avoue que je ne pensais nullement à vous, mais votre réaction m'oblige à me poser des questions. *» Voilà bien un coup de spadassin. L'abbé de Nantes a publié cet échange de lettres ([^44]) et, sous l'outrage, il n'a prononcé que ce sobre commentaire :
225:169
«* L'homme qui se joue ainsi de la réputation de son prochain, tant qu'il n'aura pas nommé ceux qu'il accuse d'être à la solde du Grand Orient italien* (*!*)*, je le tiendrai pour un misérable. *»
(Parenthèse. Pierre Debray ferait infiniment mieux de ne pas trop parler de franc-maçonnerie à propos du pape. Il semble oublier que les représentants de la franc-maçonnerie la plus élevée, le *B'nai B'rith*, ont été reçus en audience publique par Paul VI : comme les Silencieux, mais avant les Silencieux. Comme aux Silencieux, Paul VI a adressé aux représentants du *B'nai B'rith* une allocution, mais plus aimable, et où il daignait les appeler par leur nom de *B'nai B'rith*, ce qu'il n'a pas fait pour les Silencieux. Pierre Debray tonitrue que « personne ne semble se soucier de faire entendre la voix » de « notre pape Paul », que c'est une « carence scandaleuse » : « il va bien falloir que nous nous en chargions », ajoute-t-il dans son discours de Rome, « ce sera l'une des tâches essentielles à laquelle nous nous consacrerons ». Fort bien. Qu'il s'y consacre donc. Qu'il s'en charge. Qu'il fasse entendre. Car il n'a jamais fait connaître à ses lecteurs et militants les paroles de Paul VI aux représentants du *B'nai B'rith *: pourtant ces paroles auraient puissamment intéressé les lecteurs de Pierre Debray. On peut retrouver cette allocution en première page de *L'Osservatore romano* du 3 juin 1971 ; et sa photographie dans ITINÉRAIRES, numéro 156 de septembre-octobre 1971, page 255. Fin de la parenthèse.)
Critiquer, polémiquer, c'est une chose.
Diffamer, calomnier, c'en est une autre.
Toutes deux pourtant ont en commun d'être physiquement beaucoup plus faciles que la troisième, à laquelle Pierre Debray est *bien décidé* à se consacrer maintenant : *faire taire*.
Pour « faire taire », il ne suffit pas d'en brailler l'intention dans un micro de meeting.
Il faudrait que Pierre Debray invente des moyens vraiment fort extraordinaires pour arriver, simplement parce qu'il l'a *bien décidé*, à *faire taire* des hommes tels que Louis Salleron ([^45]), Marcel De Corte, Jacques Perret, Henri Rambaud, Alexis Curvers, le P. Calmel, le P. Guérard, l'abbé Dulac ou l'abbé de Nantes, pour ne nommer qu'eux parmi les vingt ou trente écrivains, philosophes, théologiens de premier plan qui ne cachent pas leur pensée sur la manière déplorable dont l'Église est actuellement gouvernée.
226:169
Pierre Debray parlait à Rome au nom du mouvement des Silencieux et au nom de la Fédération internationale Pro Fide et Ecclesia. Ce sont donc ces deux groupements qui, par la bouche de leur porte-parole qualifié, se déclarent *bien décidés à faire taire* les catholiques réputés traditionalistes. Avertissons gentiment ces deux groupements que, pour une telle entreprise, ni l'un ni l'autre ni les deux ensemble ne font le poids.
Mais faut-il prendre la menace de Pierre Debray comme elle se présente, c'est-à-dire comme une provocation ?
Elle n'est peut-être qu'une tartarinade. Pour le bien de la paix, souhaitons-le.
227:169
### Annonces et rappels
La diffusion de la lettre à Paul VI
*Nous avions de toutes façons l'intention de faire connaître la lettre à Paul VI : la lettre au cardinal secrétaire d'État en date du 29 octobre* (*page 1 du présent numéro*) *annonçait cette publication.*
*Mais la proclamation par leur porte-parole que les Silencieux sont* BIEN DÉCIDÉS A NOUS FAIRE TAIRE *est une raison supplémentaire de mobiliser tous nos amis pour un effort maximum de diffusion massive.*
*L'intention déclarée des Silencieux d'imposer silence aux catholiques réputés traditionalistes, nous en avons parlé aux pages immédiatement précédentes sous son aspect général. Elle a aussi un aspect particulier qui nous concerne plus directement.*
*Voyez les dates.*
*Notre lettre à Paul VI est du 27 octobre. Notre lettre au cardinal secrétaire d'État est du 29 octobre. C'est le 10 novembre que la Secrétairerie d'État nous écrit que ces deux lettres sont bien parvenues à leurs destinataires respectifs. Or Pierre Debray est à Rome, allant d'antichambre en* *bureau et de couloir en cagibi, précisément au même moment : au moins depuis le 7 novembre, ainsi qu'il ressort de son discours. Et voici qu'en conclusion de l'* « *Assemblée de Rome *»*, c'est-à-dire aux environs du 12 ou du 13 novembre* (*la date exacte de son discours n'est pas indiquée dans le magazine des Silencieux*)*, il prononce cette harangue où il annonce, en des termes qu'il n'avait jamais employés auparavant, que les Silencieux sont* BIEN DÉCIDÉS A FAIRE TAIRE *ceux qui n'approuvent pas leurs fariboles dithyrambiques sur le merveilleux gouvernement de Paul VI. Oui, c'est au moins une coïncidence chronologique. Une coïncidence fâcheuse.*
228:169
*Il est douteux que Pierre Debray ait eu l'illusion de frapper de terreur la direction de la revue* « *Itinéraires *»*.*
*Mais probablement escompte-t-il paralyser par ses menaces tonitruantes une partie aussi grande que possible de nos lecteurs et de nos amis.*
*A nos amis, à nos lecteurs de répondre comme il convient à cette insolente tentative d'intimidation.*
*Répondre sans provocation à sa provocation. Répondre pacifiquement à sa déclaration de guerre. Mais fermement. Et activement. En assurant sous ses deux formes, le tract et la brochure, une diffusion sans précédent de la lettre à Paul VI. Il sera bon de montrer et démontrer ainsi aux prélats du Vatican que pour terroriser les catholiques français, Pierre Debray n'est pas un Croquemitaine suffisant. Si vraiment les Silencieux ont été créés pour imposer silence aux catholiques réputés traditionalistes, eh ! bien c'est raté. L'ensemble du public catholique doit en être averti ; et l'ensemble des Silencieux doit être amené à constater que, malgré eux, notre réclamation à Paul VI circule partout autour d'eux et parmi eux.*
Deux éditions
Pour cette diffusion massive, vous disposez de deux éditions distinctes de la lettre à Paul VI :
1\. -- La lettre seule, en tract de 4 pages : vous pouvez commander ce tract à nos bureaux *seulement par mille ou multiple de mille,* au prix de 40 F le mille. Utiliser (ou recopier exactement) le bulletin de commande qui figure parmi les dernières pages du présent numéro.
2\. -- La lettre accompagnée de l'explication des raisons et circonstances : une brochure de 16 pages constituée par les 16 premières pages du présent numéro. Prix : 1 F l'exemplaire. Utiliser (ou recopier exactement) le bulletin de commande.
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Sur la messe : trois brochures nouvelles
Nos réclamations contre les nouvelles messes, notre refus motivé du soi-disant « nouvel ordo » figurent très probablement au premier rang des raisons pour lesquelles on est désormais BIEN DÉCIDÉ A NOUS FAIRE TAIRE.
Trois nouvelles brochures paraîtront prochainement. Vous pouvez les commander dès maintenant. Elles vous serviront à informer et éclairer les catholiques qui, de plus en plus nombreux autour de vous, se disent et disent que *ce qui se passe dans l'Église, et notamment* « à la messe »*, n'est décidément plus supportable :*
1\. -- Jean MADIRAN : *La messe. État de la question.*
2\. -- Henri CHARLIER : *La messe ancienne et la nouvelle.*
3\. -- Louis SALLERON : *La querelle de la nouvelle messe a-t-elle encore un sens ?*
Pour chacune de ces trois brochures, utiliser (ou recopier exactement) le bulletin de commande correspondant, qui se trouve à la fin du présent numéro. Attention : comme on le verra par les bulletins, la première de ces trois brochures est à commander à nos bureaux, mais les deux autres chez DMM.
L'activité des Éditions DMM
Vient de paraître : le tome I de l'ouvrage du P. Calmel sur *Les Mystères du Royaume de la Grâce.* Ce tome I concerne *Les Dogmes.* Il introduit en sept chapitres aux principaux mystères de la doctrine chrétienne. Dans une époque d'amoindrissement de toutes choses, de *relativisation* universelle, ce livre de théologie respecte dans toutes ses pages l'élévation surnaturelle des mystères révélés.
Un volume de 152 pages 18 24, broché : 29 F.
\[...\]
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### Le calendrier
\[cf. n° 159\]
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-- Vendredi 26 janvier : dernier vendredi mois. *Saint Polycarpe* évêque et martyr ; ornements rouges. Ou *sainte Bathilde*, reine et moniale ; ornements blancs.
*Saint Polycarpe,* disciple de saint Jean, fut évêque de Smyrne, en Asie Mineure : condamné au bûcher en 156, à l'âge de 86 ans. (Ce sont des disciples de saint Polycarpe qui ont apporté la foi chrétienne à Lyon : voir saint Pothin et ses compagnons, notice dans notre numéro 164 de juin 1972, pp. 417-419.) *Sainte Bathilde :* épouse de Clovis II, régente pour son fils Clotaire III, bienfaitrice des pauvres et des églises, morte en 680 au monastère de Chelles (Seine-et-Marne) où elle avait été reléguée.
-- Samedi 27 janvier : *saint Jean Chrysostome*, évêque et docteur de l'Église (344-407). Ornement blancs. Saint Jean Chrysostome est l'un des « quatre grands » parmi les Pères de l'Église d'Orient, avec saint Athanase, saint Grégoire de Naziance et saint Basile.
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Notice liturgique :
« Jean, que les flots d'or de son éloquence firent surnommer Chrysostome (bouche d'or), était né à Antioche. Des travaux du barreau et des soucis du siècle, il passa à l'étude des saintes Lettres, dans laquelle il acquit une grande réputation par ses dons naturels et son travail. Ayant été initié aux choses saintes, puis fait prêtre de l'Église d'Antioche ([^46]), il fut préposé malgré lui à l'Église de Constantinople par l'intervention de l'Empereur Arcadius, après la mort de Nectaire. Ayant donc reçu la charge pastorale, il se mit à réprimander avec véhémence la corruption des mœurs et la vie licencieuse des grands. Cette liberté lui fit beaucoup d'ennemis. Il offensa gravement l'impératrice Eudoxie, parce qu'il l'avait reprise de s'être emparée de l'argent de la veuve Callitrope et du champ d'une autre veuve.
« C'est pourquoi elle fit rassembler quelques évêques à Chalcédoine : Jean ayant été cité devant eux ne voulut pas s'y rendre, protestant que ce concile n'était ni public ni légitime. Il fut alors envoyé en exil, surtout en raison de l'hostilité d'Eudoxie. Mais peu de temps après, le regret de son absence provoqua une révolte du peuple, et il fut rappelé d'exil aux grands applaudissements de la population. Mais comme il ne cessait d'invectiver les mauvaises mœurs et qu'il s'opposa à des jeux qui avaient lieu devant la statue d'argent d'Eudoxie, sur la place Sainte-Sophie, une nouvelle conspiration des évêques qui le détestaient le fit encore condamner à l'exil, malgré les larmes des veuves et des pauvres qui pleuraient le bannissement de leur père commun. Ce qu'il eut à souffrir pendant son exil est extraordinaire ; extraordinaire aussi le nombre de ceux qu'il convertit à la foi de Jésus-Christ.
« Le pape Innocent I^er^ ordonna son rétablissement par un décret porté dans un concile. Mais les soldats qui le gardaient l'accablèrent de maux et de souffrances. Comme on le conduisait par l'Arménie, il s'arrêta une nuit pour prier dans l'église du saint martyr Basilisque. Celui-ci lui apparut et lui dit : « Jean mon frère, nous serons ensemble demain. » Il prit donc, le lendemain, le sacrement de l'Eucharistie, et s'étant muni du signe de la croix, il rendit son âme à Dieu.
« Après sa mort, une effroyable grêle tomba sur Constantinople et, quatre jours plus tard, l'impératrice mourut. Théodose, fils d'Arcadius, fit apporter le corps du saint à Constantinople avec une pompe magnifique et une grande affluence du peuple, et le fit ensevelir avec honneur ; puis, ayant vénéré ses reliques, il demanda pardon pour ses parents.
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« Par la suite, ce saint corps fut transféré à Rome et enseveli dans la basilique vaticane. Tout le monde admire le nombre, la piété, la beauté de ses sermons et de ses autres écrits, sa manière d'interpréter l'Écriture en s'attachant à la signification littérale des Livres sacrés... »
*Compléments historiques. --* Saint Jean Chrysostome est mort le 14 septembre 407. Le 27 janvier est l'anniversaire de la translation de ses reliques à Saint-Pierre-de-Rome. Le surnom de *Chrysostome* n'apparaît qu'au VII^e^ siècle ([^47]) selon Duchesne, au VI^e^ selon Bardy.
Lorsqu'en 398 Jean d'Antioche est intronisé, l'évêque de Constantinople n'avait encore ni le rang ni le titre de métropolitain. « Il n'en était pas moins le chef de l'Église impériale, et le concile de 381 avait défini qu'il avait droit au premier rang après l'évêque de Rome, parce que Constantinople est la nouvelle Rome ». ([^48])
Le jeune empereur Arcadius avait succédé à Théodose en 395. En 398, c'est sur le conseil de son premier ministre, l'eunuque Eutrope, qu'il avait choisi pour évêque Jean d'Antioche, prêtre qui n'était jamais venu à Constantinople mais qui était déjà célèbre dans tout l'Orient par son éloquence. Il s'agissait principalement, dans l'esprit de l'empereur et de son ministre, d'empêcher que le siège de Constantinople tombât entre les mains d'une créature du patriarche d'Alexandrie Théophile, lequel nommait et révoquait à sa guise et avait sous sa coupe tous les évêques égyptiens, mais rêvait d'étendre son despotisme à tout l'Orient.
Jean succédait à l'évêque Nectaire (lui-même successeur de saint Grégoire de Naziance), honnête fonctionnaire s'appliquant principalement à rester en paix avec tous. Maintenant, « Constantinople avait pour évêque un homme de grande éloquence. C'est pour cela qu'on l'avait choisi ; mais c'était aussi un saint, et un de ces saints intransigeants aux yeux de qui les principes sont faits pour être appliqués. » ([^49]) Il réforme sa maison épiscopale, cesse de donner de grands dîners aux notabilités, comme faisait Nectaire ; il ne reçoit personne et mange seul. Il exige de ses prêtres qu'ils se séparent des « sœurs spirituelles » avec lesquelles trop d'entre eux habitaient. « Aux moines, qui ne cessaient de courir la ville, il imposa la retraite dans leurs cellules et monastères (...). Il faisait la guerre au faste insolent des riches, aux pompes de l'hippodrome, aux vices de la cour. » ([^50]) Il eut très vite contre lui la cour, la ville et le clergé ; pour lui, le peuple chrétien.
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Il est intéressant de noter que s'il est privé en 399 de la protection du ministre Eutrope, c'est en raison de l'influence des ariens. L'importance et la longue survivance de l'arianisme sont généralement sous-estimées. « Il y avait encore beaucoup d'ariens à Constantinople ; d'après les lois théodosiennes, leurs églises se trouvaient en dehors des murs (...). Une grande force des ariens survivants, c'est qu'ils étaient coreligionnaires des Goths, si puissants dans l'armée. » ([^51]) En 399, une révolte des Goths imposa à l'empereur la « liquidation physique » d'Eutrope, malgré deux discours de l'évêque Jean. L'influence passe alors à l'impératrice Eudoxie.
Après de multiples péripéties, où le patriarche d'Alexandrie Théophile joue un rôle de premier plan par son ambition, son habileté et sa fourberie, Jean est exilé une première fois en 403 ; rappelé à Constantinople, il est exilé une seconde fois l'année suivante, d'abord à Nicée (juin 404) puis en Arménie mineure, puis (printemps 407) au pied du Caucase : « C'était décréter sa mort... Sans égard pour l'âge et les infirmités de Jean, les soldats qui le gardaient l'obligeaient à marcher par tous les temps en de pénibles chemins de montagne... On marcha de la sorte pendant trois mois... » ([^52])
Son œuvre est très abondante, comportant un grand nombre d'homélies qui n'ont pas été écrites par lui, mais notées telles qu'il les avait prononcées. Leur diffusion a été très rapidement universelle. Ces écrits sont surtout des « homélies exégétiques », c'est-à-dire des homélies commentant l'Écriture sainte : plus de 600 nous ont été conservées. Il s'y ajoute plus d'une centaine d'homélies diverses. Quelques traités, en général assez courts, sur la vie monastique, la virginité, la continence, le sacerdoce, l'éducation, etc. Et 240 lettres qui datent toutes de son second exil.
Quand on fait honneur à saint Jean Chrysostome (comme dans sa notice liturgique citée ci-dessus), de s'être attaché à la signification « littérale » de l'Écriture, on ne veut pas dire qu'il s'y soit limité ; mais il s'opposait aux démesures de l'école exégétique d'Alexandrie qui voyait des allégories dans presque tous les passages de la Bible. Il partait toujours d'une explication littérale des textes sacrés, attentif aux difficultés grammaticales, aux variantes entre les manuscrits, aux circonstances historiques ; mais après avoir exactement déterminé le sens littéral d'un passage, il sait montrer, quand il y a lieu, quelle en est l'interprétation allégorique.
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Il sait surtout y trouver le thème d'un enseignement moral. C'est que sa prédication est principalement celle d'un moraliste et d'un homme d'action : il n'a participé à aucune controverse dogmatique, n'en ayant eu ni l'occasion ni le goût. Il a vécu à une époque et dans un milieu ou les problèmes n'étaient pas principalement doctrinaux ; et lui-même n'était pas un esprit spéculatif. « Tout entier à ses devoirs de pasteur, Jean n'avait en tête que la religion commune et simple, dégagée de toute spéculation théologique. » ([^53])
Si ce docteur n'a aucunement fait progresser la théologie dogmatique, en revanche il a remarquablement mis en relief la portée pratique des leçons morales contenues dans les récits de l'Ancien et du Nouveau Testament. -- La fougue de son éloquence l'emporte parfois à des formules obscures ou prêtant à controverse, jusqu'à contraindre saint Thomas d'Aquin à écrire : « In verbis illis Chrysostomus excessit. » (Sum. theol., III, 27, 4, ad 3.)
Il existe une magnifique édition en français de saint Jean Chrysostome : c'est l'édition Jeannin, publiée en onze volumes, par L. Guérin et Cie, éditeurs à Bar-le-Duc (1864-1866) : « Œuvres complètes traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Jeannin, licencié ès-lettres, professeur de rhétorique au collège de l'Immaculée-Conception de Saint-Dizier ». Le tome onzième et dernier contient une table générale alphabétique par matières et une table des passages de l'Écriture cités ou commentés par saint Jean Chrysostome. -- Bien sûr cette édition ne se trouve plus en vente (sinon, éventuellement, d'occasion). Mais elle figure dans toutes les bonnes bibliothèques publiques : universitaires, municipales ou ecclésiastiques.
-- Dimanche 28 janvier : *quatrième dimanche après l'Épiphanie*. Ornements verts. Mémoire de *sainte Agnès* pour la seconde fois et de *saint Pierre Nolasque*.
*Sainte Agnès pour la seconde* fois. Voir l'explication dans notre numéro 159 de janvier 1972, page 179.
*Saint Pierre Nolasque :* voir au même endroit.
-- Lundi 29 janvier : *saint François de Sales*, évêque et docteur de l'Église. Ornements blancs.
-- Mardi 30 janvier : *sainte Martine*, vierge et martyre. Ornements rouges.
-- Mercredi 31 janvier : *saint Jean Bosco*. Ornements blancs.
============== fin du numéro 169.
[^1]: -- (1). Voir à la fin du numéro les « Annonces et rappels », deuxième partie de la rubrique des « Avis pratiques ».
[^2]: -- (2). Discours en français du 5 octobre 1957 (au second congrès mondial de l'apostolat des laïcs).
[^3]: -- (1). Littéralement authentique : ces termes, affreusement comiques en l'occurrence, ont bien été employés par M. Alexandre Renard, archevêque de Lyon, primat des Gaules et cardinal de la sainte Église romaine. A ceux qui accusaient le nouveau catéchisme français de falsifier l'Écriture, le cardinal Renard répondit dans un communiqué officiel que, tel qu'il est, ce catéchisme nouveau correspond parfaitement aux « *intentions mûrement réfléchies de l'épiscopat *» (communiqué contresigné par MM. Ancel, Matagrin et Rousset, et paru dans *l'Écho-Liberté* de Lyon en date du 19 avril 1969 ; voir à ce sujet ITINÉRAIRES n° 134 de juin 1969, pages 12-13 et 16-20).
[^4]: -- (1). Voir les textes falsificateurs reproduits dans notre brochure : *Le catéchisme sans commentaires.*
[^5]: -- (2). Cela est dans les « ORIENTATIONS DOCTRINALES » officiellement adoptées et publiées en novembre 1968 par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français. (Voir à ce sujet ITINÉRAIRES, n° 129 de janvier 1969, pp. 33-37.)
[^6]: -- (3). Voir *L'hérésie du XX^e^ siècle,* pp. 40 et suiv.
[^7]: -- (4). Rapport doctrinal (*sic*) officiellement adopté en novembre 1968 Par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français. Voir à ce sujet ITINÉRAIRES, numéro 135 de juillet-août 1969, pp. 152 et suiv.
[^8]: -- (1). Louis Dominique GIRARD : *Mazinghem ou la vie secrète de Philippe Pétain*. Édité par l'auteur : Boîte Postale 212-08, 75008 Paris.
[^9]: -- (2). Une excellente vie d'Azélie Martin a été écrite par Louise ANDRÉ-DELASTRE (chez Téqui) : c'est la vie très humaine d'une sainte, mère d'une sainte.
[^10]: -- (1). *Le catéchisme des plus petits enfants par le P. Emmanuel*, Dominique Martin Morin
[^11]: -- (1). *Vocation de Charles Péguy,* p. 28. Marcel PÉGUY, 1925.
[^12]: -- (1). Conseils et Souvenirs, dans *l'Histoire d'une Ame, -- *la grosse édition antérieure à la publication des *Manuscrits autobiographiques* (1957). Nous nous référons, sauf avis contraire, à la *grosse édition de l'Histoire d'une Ame,* celle qui contient les *Conseils et Souvenirs,* les *Lettres* et les *Poésies :* trois sortes de documents qui ne se trouvent plus dans les *Manuscrits Autobiographiques. -- *Notez aussi, pour éviter les confusions, que certaines récentes éditions de ces *Manuscrits* s'intitulent *Histoire d'une Ame.*
[^13]: -- (1). Dans les *Manuscrits Autobiographiques.* \[manque l'appel de note dans l'original -- 2002\]
[^14]: -- (1). *Manuscrits Autobiographiques :* dernière page du manuscrit adressé à Mère Marie de Gonzague.
[^15]: -- (2). *Histoire d'une Ame,* chapitre XII, à la fin.
[^16]: -- (1). *Manuscrits Autobiographiques : un peu avant* la section intitulée dans les tables de matières de toutes les éditions que j'ai pu voir, *Grâce de Noël.* Les éditions diverses des *Manuscrits,* outre la différence de pagination, n'introduisent pas de divisions dans le texte pour la raison que Thérèse n'en avait point mises. Les divisions sont seulement indiquées en sous-titre à la table des matières, mais les sous-titres changent avec les éditions. Ces scrupules critiques compliquent les références.
[^17]: -- (1). Je cite d'après la grosse édition de l'*Histoire d'une Ame* antérieure à la publication des *Manuscrits* (1957) ; cette édition, on le sait, qui a été sans doute arrangée par sœur Agnès, mais sur la demande expresse de Thérèse. Cette édition est vraiment fidèle, et de plus elle est très commode parce qu'elle contient des documents très importants qu'on ne trouve plus dans les *Manuscrits* (édité en 1957), c'est-à-dire : le récit de la maladie et de la mort (chapitre XII,), les Conseils et Souvenirs, les Lettres les plus représentatives et un grand nombre de Poésies. Le seul petit ennui c'est que la pagination de cette grosse édition n'est pas la même d'un tirage à l'autre.
[^18]: -- (1). *Histoire d'une Ame,* chapitre XII^e^.
[^19]: -- (1). *Manuscrits Autobiographiques,* la lettre à sœur Marie du Sacré-Cœur.
[^20]: -- (1). Histoire d'une Ame (grosse édition), Lettre V^e^ à Céline.
[^21]: -- (2). Lettre VI^e^ à Sœur Marie du Sacré-Cœur (même ouvrage).
[^22]: -- (3). *Histoire d'une Ame* (grosse édition), chapitre 12^e^.
[^23]: -- (1). *Derniers entretiens,* p. 525.
[^24]: -- (2). *Id.,* p. 356.
[^25]: -- (1). *Id.,* p. 786.
[^26]: -- (2). *Id.,* p. 371.
[^27]: -- (3). *Id.,* p. 564.
[^28]: -- (1). Afin que là d'où venait la mort, de là resurgisse la vie.
[^29]: -- (1). « Les beaux esprits auxquels le prophétisme de Joseph de Maistre donne des nausées et qui nous soutiennent gravement que l'animal humain a donné depuis longtemps la mesure de sa méchanceté, se préparent à d'étranges surprises... Vous saurez ce que c'est qu'une certaine paix -- non pas même celle qu'entrevoyait Lénine... mais celle qu'imagine, en ce moment peut-être... le futur maître d'une planète standardisée, ce Dieu que l'univers attend, le Dieu d'un univers sans Dieu. » p. 453-454 dans la conclusion de la *Grande Peur des Bien-Pensants*, Édouard Drumont (Grasset, à Paris, 1931).
[^30]: -- (1). Unité d'Enseignement et de Recherches l'équivalent (selon les cas) d'un département ou d'une faculté.
[^31]: -- (2). Toujours dans l'Académie de Paris, l'incurie administrative étant directement proportionnelle au nombre des étudiants.
[^32]: -- (3). Rappelons que l'année universitaire en compte bien rarement plus de six.
[^33]: -- (4). A noter que M. le Comptable n'a plus cette année l'apanage du traitement sur ordinateur : tous les Services de Scolarité en utilisent, qui contraignent l'étudiant à assimiler neuf ou dix pages d'explications par « fiche à lecture optique » à remplir (il y en a plusieurs dans chaque dossier).
[^34]: -- (5). D'après M. Olivier Guichard, *Journal Officiel* du 8 août 1970, qui précise :
-- 2.714 F pour le salaire des divers personnels,
-- 1.369 F pour les dépenses de fonctionnement,
-- 883 F pour les aides sociales.
[^35]: -- (6). Rapporté par J. BOUZERAND dans *Le point*, n° 8 du 13 novembre 1972. (Les chiffres officiels ne paraîtront qu'en août, mais l'ordre de grandeur n'en sera certainement pas modifié.)
[^36]: -- (1). On remarquera au passage que le souci de l'actualité efface la notion de littérature nationale, et que sont mis sur le même plan des traductions d'œuvres étrangères et des œuvres originales écrites en français. Nous y reviendrons plus loin.
[^37]: -- (1). Ce type d'exercice est désormais d'application courante : voici, à titre d'exemple, un exercice proposé à des élèves de seconde de l'enseignement public, à propos d'un texte-bateau de Montesquieu intitulé l'*Esclavage des Nègres :*
« Essayez de définir en quoi ce texte est encore *bien vivant*. Comment vous y prendriez-vous pour l'illustrer *par un montage audio-visuel ?* (Faites part de vos suggestions : images et accompagnement musical). »
[^38]: -- (1). La stupidité du jargon de la pédagogie a toujours été consternante. C'est un signe. Une science qui ne peut s'exprimer que par un vocabulaire obscur ne peut être que mauvaise, imparfaite. La médiocrité du langage révèle toujours l'indigence de la pensée. Les pédagogues qui ont inventé ce charabia ne peuvent qu'être les arrière-neveux de Vadius, de Trissotin et de Bélise.
[^39]: -- (1). Voici à titre d'exemple un sujet de baccalauréat donné l'an dernier dans une académie de province : « L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune, parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce celle de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d'écrivain. » « Quelles réflexions vous suggèrent ces lignes que Sartre écrivait en 1948 ? Est-ce là ce que personnellement vous attendez d'un écrivain ? Ou bien pensez-vous, comme l'écrit Flaubert en 1852, que l'homme de lettres doive « vivre pour sa vocation, monter dans sa tour d'ivoire, et là, comme une bayadère (1) dans ses parfums, rester seul dans ses rêves » ? Vous appuierez votre opinion d'exemples précis.
\(1\) Bayadère : Danseuse sacrée de l'Inde. »
\[L'appréciation d'un tel devoir risque fort d'être fonction de la conformité des idées politiques du candidat et du correcteur et l'on ne connaît que trop l'orientation de la majorité des enseignants.\]
[^40]: -- (1). Voir Henri Charlier : *La messe ancienne et la nouvelle,* dans ITINÉRAIRES, numéro 168 de décembre 1972.
[^41]: -- (1). Pour être exacte, cette traduction « littérale » devrait préciser : « Acquérir » ou « posséder ». Les « exégètes compétents » contemporains semblent ne plus savoir que KASTHAI n'a pas exclusivement le sens d'acquérir mais aussi celui de *posséder.*
[^42]: -- (1). Le même Pierre Mamie, ou bien l'autre (ou un troisième ?) avait publié dans *Nova et Vetera*, numéro 1 de l'année 1967, un article contenant entre autres des observations sévères sur l' « équivoque » d'une traduction œcuménique « sortie de la sphère purement scientifique pour être immédiatement diffusée dans le public ». -- Si c'est le même Pierre Mamie qui est aujourd'hui archevêque, et le même aussi qui est au nombre des auteurs responsables de la TOB, son article de *Nova et Vetera* montre que ce n'est pas la clairvoyance qui lui a manqué.
[^43]: **\*** -- sur P. Debray cf. 55:14-06-57.
[^44]: -- (1). Dans la *Contre-Réforme catholique,* numéro 63 de décembre 1972, page 11.
[^45]: -- (1). Pierre Debray avait (probablement sans l'avoir lu) inscrit l'ouvrage de Louis Salleron : *La nouvelle messe* sur la liste des livres recommandés par les Silencieux aux Silencieux. Nous avions remarqué et honoré cet acte courageux, sans rien dire qui pût laisser supposer que nous le présumions moins courageux qu'inconscient (cf. ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août 1971, page 9). Mais depuis lors, le livre de Salleron a été silencieusement rayé de la liste. Pierre Debray s'imagine peut-être qu'ainsi il a « *fait taire *» Salleron.
[^46]: -- (1). A l'âge de 42 ans.
[^47]: -- (1). Cf. DUCHESNE, *Histoire ancienne de l'Église,* tome III, page 106, note 1. -- Nous utilisons principalement le chapitre III de cet ouvrage, et le chapitre V (par G. Bardy) du tome IV de l'*Histoire de l'Église* de Fliche et Martin.
[^48]: -- (2). FLICHE et MARTIN, *op. cit.,* p. 130.
[^49]: -- (1). DUCHESNE, *op. cit.,* pp. 73-74.
[^50]: -- (2). DUCHESNE, p. 74.
[^51]: -- (3). DUCHESNE, pp. 75-76.
[^52]: -- (1). G. Bardy, dans Fliche et Martin, volume cité, p. 143, démarquant (à peine) Duchesne p. 104.
[^53]: -- (2). DUCHESNE, p. 84.