# 170-02-73
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## ÉDITORIAUX
### Le baptême des modernistes est-il valide ?
par R.-Th. Calmel, o.p.
*Conditions requises de la part du ministre pour la validité du baptême : que faut-il pour qu'il soit un instrument aux mains du Christ ? N'est-il pas requis de lui un minimum qui le distingue absolument d'un robot perfectionné qui verserait l'eau pendant qu'une bande magnétique prononcerait :* « *Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit *» ?
Qu'un médecin athée baptise un bébé mourant pour complaire à la famille, nulle difficulté ; le baptême est sûr ; la foi dans la Trinité, dans la grâce et dans le péché originel n'est pas requise. Il est requis en toute rigueur de vouloir faire ce que l'Église fait.
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Or c'est bien l'intention du médecin qui veut être agréable à la famille ; qui veut pouvoir dire aux parents : *J'ai fait à votre place ce que vous auriez fait.* Ce médecin sans la foi a été un instrument véritable de l'action régénératrice du Sauveur qui a souffert la Passion ; un instrument qui, du fait de l'intention droite, offrait le minimum indispensable pour être ministre de l'action divinisante de la Trinité, la sainte humanité du Christ étant *l'instrument conjoint* de la divinité.
Mais le cas du prêtre moderniste risque d'être tout autre. Tout autre en ce sens qu'il peut arriver à ce prêtre-là de rendre impossible le rôle d'instrument qui doit être le sien pour la validité du baptême. Le médecin athée était un instrument inconscient et à qui il était bien égal d'être instrument ou non ; toutefois il n'était pas un instrument qui refuse. Cela suffit. Ce médecin aurait pu dire :
« Puisque ça vous fait plaisir, je veux bien et je le fais ; *pour ma part* je m'en moque. »
Certains prêtres modernistes s'ils traduisaient leur pensée diraient au contraire :
« Je ne veux pas du tout faire ce que vous voulez, serait-ce pour vous faire plaisir. Je veux faire autre chose que ce que voulaient faire saint Pie X, ou le Curé d'Ars, ou le vieux pasteur calviniste du canton, ou même le médecin athée de la commune qui a baptisé tant de bébés mourants. -- La mise en scène *de mon cru* à laquelle vous assistez avec étonnement vous démontre assez que j'entends faire autre chose que ce que faisait l'ancienne Église ou même les sectes hérétiques régulières et structurées.
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Mon intention est de faire ce que fera l'Église en gestation. Je prononce la formule trinitaire mais voyez donc de quelles innovations je tiens à l'entourer ! N'ayant pas encore le moyen de vivre autrement que comme ministre du culte je continue d'en remplir extérieurement les fonctions. Mais je les enrobe et les entoure de tant de *nouveautés transparentes* que vous devriez comprendre que l'intention n'est plus la même de votre côté et du mien. »
Entre la famille chrétienne et le docteur athée l'intention était identique. Désormais l'intention n'est plus la même de part et d'autre.
Les prêtres modernistes ne disent pas cela. Certains le laissent entendre. On voit de plus en plus des baptêmes nouveaux dans lesquels le prêtre entoure le rite essentiel *d'une mise en scène de son cru, tellement étrange, tellement révélatrice d'une autre intention que l'intention des parents et de l'Église,* que le doute sur la validité ne peut être évité.
Le méphistophélique évêque Talleyrand consacrant les évêques révolutionnaires, en observant du reste strictement la moindre rubrique, répondait à qui l'interrogeait sur son intention :
« J'ai agi comme un honnête homme. »
Cette réponse, pincée et indirecte, qui est bien dans le caractère du sinistre personnage, dit quand même suffisamment que l'évêque d'Autun avait « honnêtement » l'intention de faire comme l'Église.
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De fait, les consacrés de Talleyrand furent tenus pour vrais évêques : leur lignée généalogique fut heureusement épuisée, autant que je sache, vers 1850.
Seulement en 1792 s'il y avait des athées, des libertins et des hypocrites, il n'y avait pas de modernistes. L'intention de Talleyrand se référait à l'Église de toujours. L'intention des modernistes se réfère à une église mutante, une église de demain qui n'est plus l'Église des Apôtres, ni de saint Pie X, ni de Pie XII. Il arrive que la mise en scène dont le moderniste entoure les rites traditionnels, même quand il les accomplit, signifie suffisamment que lui, prêtre postconciliaire, a brisé avec l'intention du passé de l'Église qui est, nécessairement, la *même* intention que celle du présent et de l'avenir. Dans ce cas je ne vois pas comment éviter le doute sur la validité du sacrement. On peut bien me dire : le ministre n'est qu'un instrument. Je le sais. Mais comme il s'agit d'un être humain, d'un être libre, cette instrumentalité n'est possible qu'en vertu d'un minimum d'acceptation volontaire ; au moins que le ministre manifeste, par son observation du rite, l'intention de faire ce que fait l'Église, *et donc* qu'il ne donne pas à entendre que son intention est de ne pas faire ce que fait l'Église. Or dans certains baptêmes il est assez clair que par ses simagrées, ses discours, bref, par sa « créativité » liturgique, pour parler le jargon moderne, le prêtre qui, cependant, prononce la formule rituelle en versant de l'eau, a l'intention de ne pas faire ce que fait l'Église.
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Le cas, je le répète, est tout autre que celui du baptême donné par des calvinistes ou des athées. *Je ne vois pas ici ce qui permettrait d'échapper au doute et dispenserait de re-baptiser sous condition.*
R.-Th. Calmel, o. p.
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### On brade
*Les Français votent en mars*
par Louis Salleron
Alors, qu'est-ce qu'ils bradent, cette semaine ? demandait, paraît-il, à ses familiers, le général de Gaulle pendant la « traversée du désert ». S'agissait-il de l'Indochine ? ou de la Tunisie ? ou du Maroc ? ou de quelque autre territoire ? Je n'en ai pas gardé le souvenir. Mais une Quatrième République débile ne pouvait que brader.
C'est pourquoi le général de Gaulle fut accueilli avec enthousiasme en 1958 par les Français qui voyaient en lui le symbole de la résistance à l'abandon. D'ailleurs l'affaire algérienne était dans le sac. Il n'y avait plus qu'à la conclure.
Vite on s'aperçut que les desseins du général étaient autres. Il brada l'Algérie, et les Français l'acclamèrent, heureux de se retrouver peinards dans leur jardin hexagonal tout en pouvant se flatter de donner l'exemple au monde. Ils étaient, comme toujours, à la tête du Progrès, de la Démocratie, du Socialisme. Ils étaient dans le sens de l'Histoire. Ils recueillaient les applaudissements conjoints de l'Amérique, de l'U.R.S.S., du Tiers-Monde. De quoi vraiment être fiers.
Nixon, après Kennedy et Johnson, accéda à la présidence des États-Unis. Des centaines de milliers d'Américains s'épuisaient au Vietnam. Ses concitoyens étaient las. Il promit de terminer la guerre et, progressivement, rapatria les G.I.
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Quand le Sud Vietnam fut pratiquement bradé, il se présenta aux élections et fut triomphalement réélu.
Le chancelier Brandt gouvernait avec une majorité de quelques voix. Il mit sa main dans la main des Russes, reconnut les frontières de la Pologne, accepta l'existence de la R.D.A., bref reconnut de jure un état de fait imposé par l'énergie soviétique. Les Allemands n'en revenaient pas. L'humiliation du début fut vite compensée par la satisfaction de voir dénouée une situation insoluble. Un homme avait osé brader. Il fut, lui aussi, réélu, sinon triomphalement, du moins avec une majorité confortable.
Honneur aux bradeurs ! Ce sont les artisans de la paix. La difficulté où se trouve le président Pompidou, à la veille des élections françaises, c'est qu'il n'a plus rien à brader.
Il ne bénéficie même pas des positions avancées où son illustre prédécesseur avait conduit la France. Le partenaire de l'U.R.S.S. dans le monde, ce sont les États-Unis ; et son partenaire privilégié en Europe, c'est désormais l'Allemagne. Nous sommes passés en queue de peloton. L'introduction de la Grande-Bretagne n'arrange même pas les choses. Elle est d'accord avec l'Allemagne pour reconnaître la suprématie du dollar, et ce n'est pas le retour au pouvoir des travaillistes qui changerait l'orientation de sa politique étrangère !
Je dis que M. Pompidou n'a plus rien à brader. Erreur ! Il pourrait brader le gaullisme. En quoi d'ailleurs il serait dans la ligne du général qui, le connaissant bien, ne l'a évidemment pas mis en place pour être un impossible « Gaulle deux », mais justement au contraire pour digérer sa succession.
Tâche ardue !
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Dans le domaine de la politique internationale, rien ne signifie plus rien. Ni du côté de l'U.R.S.S., ni du côté de la Chine, ni du côté du Tiers-Monde il n'y a plus de politique originale à suivre. On peut encore brader la coopération, mais il n'y a pas là de quoi remuer les foules.
Dans le domaine de la politique intérieure, le gaullisme, c'est l'image d'Épinal, la bombe atomique et le socialisme auquel on coupe l'herbe sous le pied. L'image d'Épinal se vend de moins en moins. La bombe est dangereuse à manier. Le socialisme n'a pas plus de raison d'appartenir aux gaullistes qu'aux socialistes eux-mêmes.
Ce qui gênait le parti socialiste, c'était, d'une part, le communisme, qui fait peur, et d'autre part, l'inflation qui accompagne nécessairement toute politique résolument socialiste. Paradoxalement, l'inflation actuelle nuit au gaullisme, quoiqu'il soit évident qu'un gouvernement Mitterrand-Marchais lui donnerait aussitôt une superbe envolée. Quant au communisme, il se fait si gentil qu'on le craint moins.
L'audace serait de brader le socialisme, c'est-à-dire d'annoncer une politique carrément conservatrice. L'attrait qu'exercent les mouvements centristes et réformateurs est, à cet égard, caractéristique. Entre le gaullisme et le socialisme, ils ne représentent que peu de voix dans les sondages parce qu'ils sont amorphes, mais ce peu est révélateur d'une aspiration confuse qui existe certainement dans la majorité du pays. La masse des salariés désirent, en effet, consolider leurs conquêtes et les classes moyennes sont avides de retrouver l'ordre et la stabilité monétaire.
Si l'on ajoute que les États-Unis et l'U.R.S.S. ont hâte de s'installer dans une politique conservatrice, il est évident que la France aurait tout intérêt à s'accorder sur ce point avec les deux puissances dominantes. Ce serait même pour elle la meilleure manière de s'affirmer en Europe, en face d'une Allemagne à laquelle le socialisme va poser bien des problèmes, d'une Angleterre que M. Heath n'a finalement pu sortir du bourbier travailliste, d'une Italie qui a besoin de se stabiliser et d'une péninsule ibérique qui ne peut s'associer à l'effort européen que si on ne l'oblige pas à se renier elle-même.
9:170
Le drame pour M. Pompidou, c'est qu'il est coincé par le temps. Il ne peut guère miser, dans l'instant, que sur l'image d'Épinal. M. Brandt, prix Nobel de la paix, en est une autre, qui ne joue pas pour lui.
\*\*\*
L'Église, elle aussi, brade. Elle est même championne en braderie.
Elle a d'abord bradé son mobilier. Tout y a passé : les bibliothèques, les ornements et objets du culte, les statues, les chemins de croix, etc. On brade sans remplacer. Dans « Le Monde » du 19-20 novembre 1972, M. Robert Solé nous informe que l'association des fabricants et négociants en objets du culte qui comptait une cinquantaine d'adhérents en 1966 n'en compte plus que dix-sept. Telle maison a vu son chiffre d'affaires passer de 320.000 francs en 1967 à 110.000 cette année. Une autre s'est reconvertie pour la majeure partie de son activité consacrée désormais, à 60 p. 100, à la production d'objets profanes.
L'Église brade ses immeubles. Discrètement. Couvents, séminaires, propriétés diverses. Le mouvement s'accélère semble-t-il. Faute de recettes suffisantes, on commence à vivre sur le capital.
L'Église brade l'enseignement de ses conciles, de Nicée à Vatican I. Elle brade Adam et Ève, le péché originel, les anges, le latin, la tradition -- en gros, tout le catholicisme et une partie du christianisme.
Elle brade sa doctrine sociale et est en passe de brader le sacerdoce ministériel.
Elle n'a pas encore bradé la papauté. Ce nous est un motif suffisant de ne pas désespérer.
\*\*\*
Que signifie cette braderie universelle ?
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Un article de M. Alfred Grosser dans « le Monde » du 21 novembre, au lendemain de la victoire de M. Brandt, nous fournit la réponse. Le titre en est : « Un triomphe de la démocratie. » C'est clair, et même deux fois clair, puisque ce triomphe se réalise aux dépens de la démocratie chrétienne.
Les deux intertitres, qui se détachent au milieu de l'article, en première page du « Monde », ajoutent, s'il est possible, à cette lumière : « Le courage et la raison », « Une défaite pour l'Église » (« Et il y a un grand vaincu l'épiscopat allemand. On ne saurait trop le souligner celui-ci évoluait depuis deux ans exactement à l'inverse de l'épiscopat français (...) Tel sermon du dimanche avant les élections ne se contentait pas de condamner sévèrement toute atteinte à l'article 218 interdisant l'avortement, même pour sauver la mère, il affirmait qu'une telle modification montrait qu'on allait aussi sous peu sacrifier les vieillards au non de l'efficacité économique. Voici quelques années, de telles interventions auraient eu une importance décisive, aujourd'hui leur portée est fort limitée »).
On brade ! On brade !
Louis Salleron.
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## CHRONIQUES
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### Portrait et perspectives du général Prats
par Jean-Marc Dufour
LA PARTICIPATION de l'armée au gouvernement de Salvador Allende, l'acceptation par le général Carlos Prats Gonzalez du ministère de l'Intérieur, ont créé une situation toute nouvelle dans les affaires chiliennes. On peut se demander qui, de l'opposition ou de l'Unité Populaire, a gagné au change. A vrai dire, il semble bien aujourd'hui qu'il faille répondre : tout le monde et personne.
Certes, l'opposition a contraint le gouvernement d'avouer implicitement son impuissance à faire occuper ce ministère-clef par l'un des siens. Mais, de son côté, l'Unité Populaire peut se flatter d'avoir acquis le soutien, sinon de l'armée, du moins de son chef. D'ici, de France, il faut se limiter à rechercher « qui », est Carlos Prats Gonzalez et à enregistrer les réactions des partis politiques. Cela donne déjà quelques indications utiles.
Le général Prats est âgé de 57 ans. On vante ses qualités de peintre amateur, sa culture littéraire, et la lecture de sa biographie nous apprend qu'il est titulaire de 17 décorations, ce qui est beaucoup dans un pays qui n'a pas connu de guerre, même civile, depuis 1883. Sa carrière militaire est banale ; il n'eût sans doute jamais atteint le poste qu'il occupe sans les remous qui agitèrent la hiérarchie militaire après la rébellion « pour raisons professionnelles » du régiment Tacna commandé par le général Viaux et, un an plus tard, lors de l'assassinat de son ami le général Schneider.
L'arrivée au pouvoir d'Allende fut marquée par d'évidentes tentatives de l'Unité populaire pour noyauter les Forces Armées chiliennes. Ce fut l'occasion, pour Prats, de proclamer la neutralité politique de l'armée « malgré les tentatives des extrémistes pour pénétrer dans ses rangs ». Ce pluriel précautionneux permettait de tout dire sans nommer personne.
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Il y gagna un renom de « général apolitique » qui lui permit de conserver son poste avec les faveurs d'Allende. Ce dernier avait d'ailleurs tout intérêt à maintenir l'armée dans une réserve qui jouait pour lui. En décembre 1971, Prats réaffirma que « les forces armées étaient des institutions éminemment professionnelles qui n'intervenaient pas, ni n'interviendraient jamais dans la politique ».
Il mettait une jalouse vigilance à conserver, aux yeux du gouvernement, cette auréole de neutralité. Le départ forcé du colonel Labbé, convaincu de professer des sentiments « de droite », puis du général Canales qui ne cachait pas des penchants identiques, vint encore renforcer cette réputation de « général républicain ».
En résumé, le général Prats apparaît comme un de ces militaires qui soutiennent indistinctement les régimes qui entendent conserver les « institutions démocratiques » et ceux qui veulent les détruire -- pourvu qu'une élection plus ou moins légitime mette leur conscience au repos. Fidèles au pouvoir, ils sont insensibles au contenu même de celui-ci. Prats eût été colonel sous Bonaparte, général avec Napoléon, aurait servi la Restauration, pour finir Pair de France sous Louis-Philippe. L'âge seul interrompt de si belles carrières. Ajoutons que les photographies de cet officier ne plaident pas en faveur de son ouverture aux idées générales.
Il accepta le poste de ministre de l'intérieur « par devoir », ajoutant que cela ne changeait en rien l'apolitisme des forces armées -- ce qui reste encore à prouver. Il apparut à la droite et aux démocrates chrétiens comme le garant de la légalité, ce en quoi ils ont peut-être fait trop confiance -- comme toujours le fait la droite -- aux hommes en uniforme. Depuis lors, on ne peut pas dire que grand chose ait changé au Chili.
Le général Prats n'est en effet, que ministre de l'Intérieur. Son légalisme l'empêche certainement de prétendre s'occuper des domaines qui ne sont pas de sa compétence.
Il assurera l'ordre, ce qui est déjà beaucoup ; mais laissera le gouvernement développer son offensive économique et sa collectivisation de la société chilienne. On n'a pas perçu la moindre protestation de sa part lorsque le parti socialiste, le parti d'Allende, affirma qu'il fallait étendre et développer le « pouvoir populaire » -- ce qui est manifestement anticonstitutionnel. Même si ses sentiments le poussaient à la résistance, on peut craindre que sa conduite ne s'apparente à celle du général Koenig dans le cabinet Edgar Faure ; partisan de garder le Maroc, son « prestige » ne servit qu'à permettre au gouvernement de brader ce territoire.
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La seule constatation satisfaisante dans toute cette affaire, c'est la fureur manifestée par le parti socialiste chilien, comme par les chrétiens progressistes de la *Izquierda Cristiana.* Les déclarations des secrétaires généraux de ces deux mouvements sont de véritables déclarations de guerre civile.
Le secrétaire général de la *Izquierda Cristiana,* Bosco Parra, a prononcé lors de la *Rencontre Nationale de Chrétiens pour le Socialisme* un des discours les plus incendiaires qu'il nous ait été donné de lire dans la presse chilienne. Il commença par saluer l'Union Soviétique, les combattants vietnamiens (du Nord bien sûr) et le peuple cubain, après quoi suivirent une série de perles où nous relevons :
*A propos de la saisie du cuivre chilien à la demande de la compagnie nord-américaine Kennecott :* « Nous devons obtenir l'appui de vastes secteurs de l'opinion nord-américaine et demander une action concrète de nombreux organismes révolutionnaires et noirs et en outre demander l'aide de nos frères de sang « chicanos » (ce sont les travailleurs mexicains émigres aux États-Unis) et portoricains. Nous devons faire le même avec le Tiers-Monde.
« Et dans ce cadre de plus grande activité, de plus grande tension, d'agressivité accrue, la grande réserve constituée par le camp socialiste deviendra un facteur d'appui auquel nous pourrons recourir en excipant de plus de droits que si nous étions restés passifs et verbalistes. »
*A propos du Pouvoir Populaire :* « Il est certain que s'achève maintenant l'étape des mesures légales et que s'ouvre l'étape des Commandos Communaux de Travailleurs, de formes avancées du pouvoir populaire de base. »
*A propos de la participation des forces armées au gouvernement :* « Avec la franchise démocratique, comme citoyens qui n'engagent qu'eux mêmes, et exerçant le simple droit d'opiner nous voulons exprimer notre avis quant à la durée de l'actuel cabinet civil-militaire. Nous sommes partisans de ce que ce cabinet soit transitoire, que sa durée soit limitée. »
Après quoi, il réclama des sanctions contre les organisations professionnelles qui avaient osé soutenir la dernière grève.
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C'est à peu près dans les mêmes termes que s'est exprimé Carlos Altamirano, secrétaire général du Parti Socialiste. Ce révolutionnaire qui, de visage, ressemble étonnamment à Goebbels, a appelé « à renforcer et perfectionner les organisations de masse, à développer les nouvelles expressions du pouvoir de classe entre autres les « Comités de Vigilance » et les « Commandos Communaux » se préparant aux nouveaux chocs que déclenchera la bourgeoisie contre-révolutionnaire ».
De passage à Cuba, il confiait au journal *Granma* ce qu'étaient ces « Commandos Communaux » :
« Notre parti encourage dans tout le pays la création de Commandos Communaux, dont les objectifs principaux sont le contrôle du ravitaillement, du transport, de la mobilisation, de la spéculation et de la santé. Ces Commandos Communaux devront se transformer avec le temps en germes d'un authentique pouvoir populaire. »
Ces violences montrent clairement que les partis de l'Unité Populaire ont senti passer à les frôler le vent de la déroute. Elles s'expliquent d'autant mieux que la situation économique s'aggrave de jour en jour et que la faillite de l'État chilien se profile pour un avenir tout proche.
De janvier à octobre 1972, l'inflation a atteint 130,2 %. Les chiffres des mois de novembre et décembre ne nous sont pas parvenus encore à l'heure où j'écris cet article, mais l'on peut penser qu'elle atteindra au moins 150 %. *C'est là un phénomène identique à celui qui a frappé l'Allemagne au lendemain de la première guerre mondiale.* Il semble possible que nous voyions d'ici peu des lettres du Chili timbrées à 50.000.000 escudos comme nos parents ont connu les timbres allemands de 50.000.000 marks. J'emprunte aux *Informations Politiques et Sociales* quelques chiffres qui feront mieux saisir les répercussions de cette inflation sur la vie de chaque jour (prix en escudos) :
Produits Prix en décembre 1971 Prix en décembre 1972 Hausse %
Pain 2,70 6,40 137
Lait 4,30 3.50 169
Fromage 41 200 388
Sucre 4,40 12 172
Farine 1,90 3,90 105
Œufs 0,90 4 394
Nouilles 1,90 7 268
Riz 2,90 7,10 145
Filet 38,65 150 288
Poisson 3,20 10 212
Jambon 73 200 173
Lait en poudre 7 25,30 259
Lait condensé 3 8,50 183
Oignons 2 20 900
Pommes de terre 1,80 25 1288
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Ajoutons -- toujours selon la même source -- que dans le bâtiment le nombre des habitations dont la construction a commencé est passé de 58 :927 en 1971 à 12.877 en 1972 et celui des habitations terminées de 14.266 à 4.856.
Pour l'agriculture les effets tant attendus de la Réforme Araire de Georges Chonchol sont là : Salvador Allende lui-même a annoncé à Valparaiso le 22 novembre 1972 qu'il serait nécessaire d'importer l'année prochaine 1.000.000 de tonnes de blé, soit 100 kilos par Chilien, y compris les nouveau-nés.
Alors l'urgente nécessité des Commandos Communaux devient évidente. Tous les Chiliens ne pensent pas comme le gouvernement : « Ce que vous appelez crise, pour nous c'est la solution. » Devant la famine qui vient, et que n'empêchera pas une récente augmentation de 100 % de tous les salaires alors que les prix ont augmenté de 100 à plus de 200 %, devant la faillite qui pointe, il ne reste d'autre solution que de faire régner la terreur. Alors « Vivent les Commandos Communaux », qui devront, dit sans rire Carlos Altamirano, contrôler le ravitaillement. Lequel ?
Jean-Marc Dufour.
Le pape avec nous\
et le diable aussi
L'article s'intitule « *L'esprit du mal *» ; il commence ainsi :
« Consterné par les images d'une Humanité en crise, le Saint Père a alerté le monde sur la présence du démon. La déclaration du Pape doit être comprise dans le contexte des graves événements de la guerre du Vietnam, de la reprise des tensions au Moyen Orient, de la croissante dépendance des pays moins développés et autres faits d'égale importance. Tous ces éléments forment une situation qui, dans le concept du Souverain Pontife met en évidence qu'un esprit malin, d'une puissance supérieure à celles que peuvent déployer les hommes, s'est emparé de pays entiers. La prolongation de la guerre du Vietnam, lorsqu'on croyait que la paix négociée par Kissinger à Hanoï (sic) était un fait consommé, est venu assombrir le climat international.
17:170
Plusieurs fois, le Pape a exhorté au cessez le feu, mais malheureusement sa voix n'a pas obtenu jusqu'à présent la réponse qu'elle méritait. Finalement, en un acte qui a surpris les observateurs internationaux, par sa nature insolite et pathétique, il a dénoncé la présence du Diable, conseillant d'en revenir aux vieilles pratiques de l'exorcisme. » (...)
En voici maintenant la fin :
« On peut différer du Pape quant à l'existence du Diable comme responsable des maux qui affligent l'Humanité. On peut mettre en question sa déclaration sur un plan philosophique. Mais on ne peut nier que les facteurs qui l'on amené à faire une déclaration aussi déconcertante sont réels et méritent la plus grande considération de la part de tous les hommes de la terre. Que, pour les catholiques, la responsabilité de ces tristes faits revienne au Diable et, pour nous, à l'impérialisme, est en définitive secondaire. Ce qui est fondamental c'est d'affronter l'esprit du mal sur la Terre et de le battre avant qu'il ne détruise nos communes espérances de paix, de libération et de justice. »
Ce texte est tiré -- vous l'aurez sûrement deviné -- de Paio Chile journal du Parti Communiste Chilien.
J.-M. D.
18:170
### Le terrorisme avant la Terreur
par André Guès
EN 1871, la question du régime qui se posait à la France se réduisait à cette alternative : la contrerévolution avec le comte de Chambord, ce qu'il proclama clairement par son irréfragable décision de ne vouloir régner qu'avec le drapeau blanc, ou tout autre régime de révolution plus ou moins précipitée car, comme Spüller devait l'écrire en 1880 : « *La Révolution a maintenant dans le monde un organe qui la représente et est à son service : c'est l'État français. *» Les libéraux catholiques prirent parti. L'un des principaux, Victor Foblant, écrivait dans le *Correspondant,* leur revue, dont il était l'un des rédacteurs habituels : « *1789 restera une grande époque, une des grandes étapes de l'esprit et de l'honneur humain, parce que 1789 fut, en politique, une heure de foi, une heure d'espérance et d'*AMOUR, *et, ne l'oublions pas, une heure de* BONNE VOLONTÉ, ET D'APAISEMENT. » S'il faut savoir gré à M. le sénateur Prelot et à Mme Gallouédec Genuys (*Le libéralisme catholique,* Armand Colin, 1969) d'avoir exhumé ce texte qui fonde sur l'histoire la position politique du libéralisme catholique, et la fonde précisément « *vis-à-vis de l'école de la contre-révolution *», c'est parce qu'il est parfaitement erroné : les mots soulignés contredisent les faits avec une imperturbable ignorance dont il est juste de dire que ces catholiques-là n'eurent pas le monopole. Le combat pour fonder la République (1871-1877), puis pour faire du 14 juillet la fête nationale (1880), puis la campagne électorale de 1885 qui manqua de peu ramener les royalistes au pouvoir, puis la célébration du Centenaire, produisirent une abondante littérature plus lyrique qu'historique sur 1789. Car alors que libéraux, républicains modérés, radicaux et démocrates plus avancés différaient d'opinion sur la suite, tous étaient bien d'accord sur les débuts de la Révolution : la première année de l'Ère nouvelle fut comme un radieux lever du soleil par un calme matin de printemps : « AURORE PAISIBLE, écrit encore Spüller, *où toutes les* VERTUS *naissent dans l'*AMOUR*. *» Ce fut la thèse de l'histoire officielle sous la troisième République avant 1914.
19:170
Un deuxième point de l'enseignement officiel concerne plus précisément la Terreur. Certains historiens veulent bien constater en septembre 92, et par toute la France, une flambée de terrorisme auquel d'autres ne consentent point et qu'ils tiennent pour si peu que rien. Encore, ceux-là nous abusent-ils, mais avec une bien belle contradiction il ne faut pas que ces massacres aient été organisés parce que, tout de même, ce qui s'est passé là n'est pas très beau : aussi les disent-ils l'effet d'une fureur populaire, de la mentalité collective et d'un mouvement de masse. Mais il ne faut pas davantage que « le peuple » soit un criminel sadique : aussi les mêmes soulignent-ils qu'à Paris il n'y a pas eu plus de deux cents massacreurs. Sur 800.000 habitants, comme masse, c'est un peu mince... Mais qu'ils expliquent ainsi ou qu'ils ignorent cette flambée terroriste, tous font honneur à la Convention d'avoir eu le courage de sauver la patrie en danger par le moyen de la Terreur, nécessaire, et que d'aucuns, les marxistes, ne jugent pas tellement déplorable. Il est bon de savoir que le terrorisme a régné en France avant 1793, avant même la guerre, et que la Terreur mise *à l'ordre du jour* par la folle séance du 5 septembre 93 à la Convention n'a fait que donner ordre, méthode et conséquemment rendement dans le massacre.
La terreur était dans les mœurs intellectuelles des « patriotes ». La « *terreur sèche dont l'Encyclopédie fut le Comité de salut public et d'Alembert le Robespierre *» (A*.* Cochin) régnait bien avant 89, usant des plus féroces calomnies pour tuer les réputations comme l'autre les corps, frappant d'infamie qui ne pense, n'écrit ou n'agit pas philosophiquement, y compris le marin imbécile, Kerguélen, qui n'a pas trouvé, dans les îles désolées qui portent aujourd'hui son nom, l'Éden que les Philosophes avaient décrété dans les mers australes. Ce terrorisme n'est pas l'effet de la seule littérature qui, comme le disait Maurras, ajoute à la férocité naturelle de l'homme, car il sévit particulièrement en matière politique : roi, reine ni ministres n'échappent, non plus que ce qu'il y a de sain dans les deux clergés, les Jésuites en ont su quelque chose. Ce ne sont pas jeux innocents : Fouquier-Tinville n'aura qu'à fouiller dans cette poubelle pour avoir la matière suffisante à conduire ses victimes à l'échafaud.
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Puis, dès le printemps de 1789, c'est la vie des personnes qui est en danger, le terrorisme devient physique. Bonneville disait en juin aux électeurs de Paris : «* S'assembler, s'armer, rester armés, voilà une constitution. *» Sieyès en était écœuré qui, le 23 juin, disait du Club breton, père des Jacobins : «* C'est une politique de caverne. Ils proposent des attentats comme des expédients. *» Duport expliquait qu'il était désirable de «* sillonner profond *», pour ce faire préconisait des «* moyens de terreur *» et disait en juin aux frères maçons des Amis réunis : «* Ce n'est que par des moyens de terreur qu'on parvient à se mettre à la tête d'une révolution et à la gouverner. Il faut donc, quelque répugnance que nous y ayons tous, se résigner au sacrifice de quelques personnes marquantes. *» Malouet a rapporté une conversation qu'il eut cet été-là avec Duport et quelques autres du parti alors avancé : faisant allusion aux sanglants événements de juillet, ils les déploraient, mais estimaient que le terrorisme était nécessaire pour faire progresser la Révolution. De même Mme Necker regrettait qu'en octobre on ait été dans l'obligation, pour amener le roi à Paris, de faire marcher «* la canaille *», l'expression est de Voltaire et de Diderot pour dire le menu peuple. La Roland n'avait pas cette hypocrisie en réclamant «* un peu de guerre civile *» pour échauffer le zèle des «* sottes villes de province *» en retard de «* patriotisme *» sur la capitale. Marat n'a pas attendu la guerre pour réclamer «* cinq à six cents têtes *» en 1789, dix mille en juillet 1790, vingt mille en octobre et cent mille en janvier 91, ni la même Roland pour réclamer «* deux têtes illustres *» : c'était à la fin de juillet 89. Pendant la crise de Varennes, l'aimable dame ne se sent plus de joie, certaine que l'événement va produire enfin la guerre civile, «* cette grande école des vertus publiques *», et son regret sera vif que l'affaire se termine par la brève fusillade du Champ de Mars, car «* nous ne saurions être régénérés que par le sang *». Lorsque le sien propre sera impliqué dans l'affaire, ce ne sera plus, bien sûr, d'une régénération qu'il s'agira, mais d'un «* crime *». Le professeur Trahard voulut bien en convenir : «* En 1791, Mme Roland, terroriste avant l'heure -- l'heure dite par l'histoire sorbonnesque et scolaire -- parle comme parleront Marat, Robespierre, Saint-Just en 1793. Sa violence dépasse la leur. *» Ceci est écrit dans un ouvrage à la louange de *la sensibilité* révolutionnaire (Boivin 1937). M'est avis que cette sensibilité-là devait avoir quelque ressemblance avec celle de Sade puisqu'aussi bien son spécialiste G. Lély assure que : « Tout ce que signe Sade est amour » (*Introduction* aux *Morceaux choisis de Sade*, Seghers 1948). Cette rencontre de Sade et des Jacobins n'est pas accidentelle et il y aurait pour les spécialistes de la psychopathologie une originale étude à faire sur l'influence du sadisme dans les développements de la Terreur.
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Et de même sur Michelet qui louait fort la sensibilité révolutionnaire et «* le grand cœur de nos patriotes de quatre-vingt-treize *», mais dont le *Journal* (2 vol., Gallimard 1962) dévoile d'inquiétantes manifestations de coprophilie. Mais Michelet et les sans-culottes sont tabous, et l'on préfère psychanalyser Mme de Sévigné, voire sainte Thérèse de Lisieux, c'est beaucoup plus piquant et, pour cette dernière, bien mieux reçu des milieux catholiques « dans le vent ».
Le incitations de Marat à un massacre de masse se doublent de précises provocations au meurtre de tel ou tels : le 6 mars 91, les «* bonnes patriotes *» doivent «* donner une danse *» à tel club ; le 18, c'est d'un fonctionnaire qu'il s'agit : «* Je donne son adresse pour que le peuple aille l'assommer *» ; le 15 mai, consigne d'assassiner un officier de la garde nationale ; le 18 juillet, liste de vingt députés à poignarder. «* Il y a bien peu de numéros *» du journal de Marat «* qui ne se terminent par quelque provocation à l'assassinat *», écrit Avenel, historien de la presse (Flammarion 1900). Fréron s'essouffle à l'imiter qui, peu avant cette fête de la Fraternité universelle et jacobine que fut le 14 juillet 1790, préconise comme «* mesure de salut public deux coups de feu par village, un sur le curé, un sur le seigneur *». Et de même Prudhomme : à la fin de l'année, il suggère la formation d'un corps de cent «* tyrannicides *», « patriotes » éprouvés qui, après serment sur l'autel de la patrie, iraient partout où le besoin s'en ferait sentir verser le «* sang impur *» des «* monstres couronnés *» et de leurs «* vils agents *». Quant à Robespierre, c'est dès le 20 juillet 89 qu'il démontrait l'utilité de «* couper quelques têtes *» pour «* consolider la liberté publique *».
C'est avant que *sa* guerre l'amène au pouvoir que l'équipe girondine dont la Roland est l'égérie, réclame du sang. Le 31 octobre 91, la Législative discute de l'émigration : la mort, réclame Vergniaud, « pas besoin de preuves légales ». Il est constant qu'en révolution le cri public suffit. Isnard développe la thèse qu'il faut tuer les ennemis de la liberté, donc décréter passible de mort quiconque a, de l'intérieur, des correspondances avec les émigrés. Sur rapport de Guadet, troisième girondin, l'Assemblée vote la peine capitale à qui recrute pour l'émigration. Le 14 novembre, c'est contre les prêtres insermentés qu'Isnard reprend sa thèse de mort et rejoint Vergniaud sur la simplification des procédures : «* Il ne faut point de preuves *». Tous deux en sont donc déjà aux dispositions de la deuxième loi des suspects de juin 94, paroxysme de la Terreur.
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Le 19 novembre, c'est aux ministres -- royalistes constitutionnels -- qu'Isnard en a : « *Par le mot de responsabilité, nous entendons la mort. *» Ce *nous* n'est pas de majesté et il entend dire : mes amis et moi. Le 26 décembre, Gensonné demande le maintien de la constitution « *ou la mort *». Le 12, février 92, Manuel propose aux Jacobins qu'on tire au sort entre les ministres pour envoyer l'un d'eux à l'échafaud ; des cris fusent des tribunes : « *Tous !... Tous !... *» Le 10 mars à la Législative, Vergniaud lâche le mot en désignant les Tuileries proches : « *Il faut que la* TERREUR *rentre à présent dans ce palais... *» Il justifie les massacres du Comtat Venaissin « *Terminer une guerre par des supplices, c'est la justice de la victoire. *» Michelet assure que c'était « *le plus doux, le plus humain des hommes de la Gironde *». Soit : par lui on peut juger des autres. La Législative l'a suivi en votant l'amnistie et aussitôt Barbaroux écrit à la municipalité de Marseille : « *Messieurs, la journée du 19 mars sera célébrée dans l'histoire du patriotisme. Ce matin l'Assemblée nationale a prononcé une amnistie générale pour* TOUS LES CRIMES ET DÉLITS COMMIS A AVIGNON ET DANS LE COMTAT*. *» Barbaroux reprenait là le texte exact de la loi. Texte admirable, en vérité, qui constate officiellement que la Révolution n'a pu s'établir que par le crime et sans que le crime puisse être justifié par le danger extérieur. Texte non point voté par l'effet de la passion du moment, comme ceux du 4 août 89 ou du 5 septembre 93, bâclés et qui durent être modifiés, explicités et précisés par la suite, et comme il aurait pu être voté lui-même avec l'annexion du Comtat, le 8 novembre 91, mais texte pris quatre mois plus tard, après réflexion, précis, et qui distingue bien Avignon du Comtat comme ils étaient distincts dans l'administration pontificale, comme deux États différents, pour avoir été acquis à deux époques. Texte strict, enfin, qui arrête ses effets à la date de l'annexion et qui aura son imitation, mais beaucoup moins stricte, pour la fondation de la IV^e^ République : amnistie des crimes de la Libération commis jusqu'au 31 décembre 1945, date à laquelle il y avait beau temps que tout le territoire français était libéré. Avec le temps, la tradition jacobine aggrave ses caractères infâmes.
En janvier 92 a lieu entre Robespierre et Marat une intéressante entrevue que celui-ci a narrée complaisamment. Il développe ses idées politiques, qui ne sont que de tuer : après le décret contre la garnison de Nancy mutinée, il eût fallu « *décimer *» ces « *barbares députés *» *;* le Châtelet instruisant contre les émeutiers d'octobre, il eût été juste de faire brûler vifs ces « *juges iniques *» *;* la fusillade du Champ de Mars postulait que Lafayette fût poignardé, le « *despote *» brûlé dans les Tuileries et « *nos atroces représentants *» empalés sur leurs sièges.
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L'autre fut un peu éberlué d'entendre cette énumération du monomaniaque. Aussi Marat, tout en lui reconnaissant sagesse, intégrité et zèle du vrai « *patriote *», jugea qu'il manquait « *et des vues et de l'audace d'un homme d'État *». Il les aura acquises quand il rédigera sa loi des suspects, les mânes de Marat purent être satisfaites.
Les idées étant telles, voyons les faits. Taine écrit qu'il y eut plus de trois cents cas de violences populaires dans les quatre mois qui précédèrent le 14 juillet et en cite, de mars à septembre, cent vingt, avec assassinats, pillages, incendies, séditions militaires, prisons ouvertes, rôles de l'impôt, archives administratives et dossiers des tribunaux détruits. Il fallait aviser contre l'hérésiarque par rapport à la thèse officielle de la radieuse aurore d'amour. Aulard finit par se dévouer, et pensa ridiculiser la méthode historique de Taine en assurant quelle était aussi juste que si, pour donner une idée de la France en 1907, on reproduisait un choix de faits divers horrifiants extraits du *Petit Journal* ou du *Petit Parisien.* Aulard était bien l'imbécile qu'a dit Anatole France, et eut tort de s'en prendre à Taine, même après sa mort, car Taine avait des disciples. Augustin Cochin tint la gageure, et ridiculisa le titulaire de la chaire d'histoire de la Révolution tout exprès créée pour lui à la Sorbonne, en transposant à l'époque quelques-uns des faits divers aulardesques de 89. Le jeu est au demeurant facile : le commandant de la Région militaire de Dijon et celui de la subdivision de Caen sont assiégés par l'émeute ; celui de la Place de Bordeaux est obligé de livrer à la foule les armes stockées à l'arsenal ; celui de la Région de Rennes a disparu, estimant sa vie en danger ; pour la même raison les I.G.A.M.E. de Marseille et de Lille, les préfets du Doubs et de la Seine-Maritime ont levé le pied ; le président de la Cour d'appel de Rennes est emprisonné par les émeutiers, de même que le préfet maritime de Toulon avec tout son état-major ; sous menace de mort, le président du Tribunal de Besançon est contraint d'élargir les détenus et de brûler les procédures ; la maison du sous-préfet de Cherbourg est pillée et les archives de la sous-préfecture détruites ; le maire de Troyes est traîné dans la rue, les yeux crevés, et est tué à petit feu, sa demeure et quelques autres sont pillées, des citoyens qui se sont portés à son secours sont emprisonnés ; le premier adjoint à celui du Mans est massacré avec son gendre dans des conditions semblables, de même que le préfet de la Seine, le président de l'Assemblée de Paris, le premier adjoint au maire de Saint-Denis, le maire et un conseiller municipal de Strasbourg.
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Au cours d'une émeute qui fait quarante morts à Marseille, vingt sept pillards sont arrêtés en flagrant délit dans la maison d'un adjoint au maire. Des bandes de maquisards se sont formées en Bourgogne, il faut engager la troupe, l'une d'elles a vingt tués au cours d'un combat près de Cormatin, une autre attaque Cluny le même jour, en Provence le même fait se produit à Sault et à Saint-Maximin. Six légions de C.R.S. sont passées à l'émeute et la chambre des députés est assiégée en permanence comme pendant la nuit du 6 février 1934. On se demande bien pourquoi il a été jugé bon d'ériger en fête nationale l'anniversaire d'un de ces faits divers sans signification politique et tout juste bon pour un journal de concierges.
Il y avait en effet quelque contradiction à célébrer le caractère paisible et la vertu d'amour fraternel d'une période révolutionnaire, à l'occasion de l'érection en fête nationale de l'anniversaire de cet événement paisible et de cette manifestation d'amour fraternel que fut une insurrection à main armée qui fit parler la poudre et couler le sang dans des conditions très particulières de cruauté. L'incendie des barrières de Paris, le sac de la grande maison-mère des Lazaristes, la délivrance *manu militari* des prisonniers de droit commun à la Force, les pillages de l'hôtel de ville et des Invalides pour y prendre des armes l'attaque, et avec du canon, de la Bastille, le massacré d'une demi-douzaine de ses défendeurs couverts par une capitulation, le découpage de Launay et de Flesselles erg morceaux portés ensuite au bout des piques ne sont pas des faits divers banaux ni de paisibles manifestations d'amour, s'ils le sont de la Fraternité jacobine. Il y a dans l'histoire officielle des assertions et des jugements qui ne passent pas, à moins que l'on ne change préalablement le sens des mots.
A côté d'Aulard, il faut bien ici encore mettre au pilori le Père Comblin (*Théologie de la Révolution,* Éd. Universitaires 1970. -- Cf. ITINÉRAIRES, juillet-août 1971). Il divise la révolution en phases qui sont : 1° celle des « *craquements *» -- 2° celle des « *événements spectaculaires *» *--* 3° celle de la « *fête révolutionnaire *» -- 4° celle de la Terreur. Or il ne voit apparaître celle-ci, et encore sporadiquement, qu'au cours de la troisième phase, par ailleurs pleine de « *bonhomie *». Et pas d'erreur possible sur son découpage : il spécifie bien qu'en ce qui concerne la Révolution française, la deuxième phase est marquée par la prise de la Bastille et la nuit du 4 août. Il raye ainsi de l'histoire toutes les violences de l'année 89 qui couvre ses deux premières phases.
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Cette première Terreur obtenait son effet en faisant se dérober les honnêtes gens. Les commissaires du Parlement enquêtant à Manosque n'y trouvent pas un témoin de l'attentat qui a eu lieu contre l'évêque de Sisteron en pleine lumière, un jour de marché, dans la rue, et s'est poursuivi depuis le couvent où il était descendu jusqu'à l'extérieur de la ville où sa voiture l'attendait. Le prévôt Bournissac, commis pour instrumenter sur les violences dont la Provence est secouée depuis mars, trouve difficilement des assesseurs : clubs et assemblées d'électeurs ont fait savoir que quiconque collaborerait avec lui serait « *poursuivi et traqué *»* ;* ses collaborateurs, les témoins qui se rendent à ses convocations sont, bien avant 93, les « hors la loi » de la Terreur de fait. Il est de fait que Bournissac et ses assesseurs durent quitter la ville, leur vie y étant en danger ; on promena au bout d'une pique la tête du commandant du fort où il siégeait ; Ambert, colonel du Royal-Marine échappe au même sort par le secours de quelques soldats et d'un sergent nommé Bernadotte... et est emprisonné ; son juge le met en liberté provisoire, mais nuitamment, sous réserve qu'il quittera la ville, et le suit lui-même de peu. Le gouverneur de la Provence quitte lui aussi Marseille en disant qu'il y règne un état de choses qui rend sa présence inutile : cet état des choses, c'est la Terreur de fait.
La Constituante, mieux encore que tous les corps administratifs ou judiciaires, délibérait sous la terreur. A Versailles, a fortiori à Paris puisque son déménagement fut fait pour cela, la salle était en permanence cernée et les tribunes occupées par une bande de fiers-à-bras qui s'attaquaient aux députés « aristocrates » et vociféraient contre ceux qui n'opinaient pas dans le sens qu'il fallait. En juin 89 déjà l'archevêque de Paris, l'évêque de Beauvais, d'Espréménil, le garde des sceaux, l'abbé Maury sont attaqués aux portes. Dauch, seul opposant au serment du Jeu de paume, évite le coup de poignard d'un collègue, la populace le guette à la porte et il ne doit son salut qu'à un huissier qui le fait filer par les arrières. Tous les votes importants sont l'objet pendant les discussions préalables de lettres de menaces aux députés et sont acquis sous la pression des tribunes et des portes. C'est ainsi que Le Chatelier, résident du Club breton, est porté à la présidence ; qu'est tombé de 300 en privé à 90 en public le nombre des opposants au décret transformant les États-Généraux en Constituante ; que la Déclaration des droits, repoussée par 28 bureaux sur 30, passe en séance publique ; que lorsque, le 1^er^ août, Thouret est élu à la présidence, le Palais-Royal entre en effervescence, qu'on y parle d'une « *marche *» sur Versailles et qu'il refuse, apeuré ;
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qu'à la fin du mois, quand on discute du *veto,* le président reçoit une lettre de *l'Assemblée patriotique du Palais-Royal :* 15.000 hommes sont prêts à « *éclairer *» les châteaux de ceux qui le voteront, « *et les vôtres particulièrement, monsieur *». Les secrétaires de l'Assemblée en reçoivent une toute semblable : « *Vos maisons nous répondront de votre opinion, et nous espérons que les anciennes leçons recommenceront. Songez-y et sauvez-vous. *» Le Club du Palais-Royal, d'où partent les consignes « patriotiques », réclame une *épuration* de l'Assemblée dont la souveraineté n'est que très relative au regard de la sienne, et expédie Saint-Huruge pour y procéder. Peu à peu les plus « aristocrates » des députés s'éliminent : ils ne viennent plus aux séances, démissionnent, rentrent chez eux. Beaucoup de députés, terrorisés, votent au commandement. Une faction unie de trente radicaux domine par la terreur.
Le mouvement de départ s'accentue après les journées d'octobre quand il est question que la Constituante suive le roi à Paris. Des députés viennent dire à la tribune les menaces et sévices dont ils sont l'objet. Le président reçoit tant de demandes de passeports qu'il en réfère à l'Assemblée. Malouet estimait qu'alors 120 députés avaient complètement cessé d'y siéger. Quand elle est à Paris, le phénomène est encore plus net. Dumont, un des « nègres » de Mirabeau, écrit : « *Plusieurs députés, contre lesquels on avait excité la fureur du peuple, prirent la fuite... Si l'on considère les violences qu'ils avaient essuyées, avant de les accuser de lâcheté il faudrait avoir été quelque temps exposé aux mêmes outrages. *» Plusieurs députés, c'est un peu faible : plus haut il a noté qu'il s'agit de « 54 ou 56 », dont la tête a été simplement mise à prix.
Quand Baille, pour les élections à la Convention, réclamera qu'à l'assemblée électorale des Bouches-du-Rhône le vote soit public, il arguera du grand exemple historique « *Les tribunes de l'Assemblée nationale ont autant fait en faveur de la Révolution que les baïonnettes des patriotes. *» Il est de fait qu'une bande de quelques 700 hommes de main occupe les tribunes pour faire voter les députés selon les vues de leurs employeurs : « *Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir,* écrit le député suppléant Lacretelle, *qu'une grande partie des tribunes était salariée. *» Ce sont les « aboyeurs » et les « tricoteuses » que M. Ratinaud appelle des « *gueules patibulaires *» et des « *gorilles *» (*Robespierre,* Seuil 1960). Leur chef est Saule, ancien colporteur de remèdes charlatanesques, puis distributeur des billets d'entrée. Il a friponné dans cet emploi et a été remercié.
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Deux mois après, il tient bistrot près des portes et c'est de là que, trois ans durant, il régentera les Assemblées dont il est, emploi officiel, l'inspecteur des tribunes au traitement annuel de 600 livres, logement en sus. Le résultat ? Peignant l'ambiance de la Constituante en 1791, M. Ratinaud, qu'on ne saurait suspecter d'être si peu que ce soit réactionnaire, montre les bancs des « patriotes » assez bien garnis « *comme à l'accoutumée *», tandis que, « *comme à l'accoutumée aussi *», ceux de droite sont « *presque déserts *». Mais il n'a pas dit la raison de ce vide. Taine estimait qu'à la mi-juillet 91 le tiers des députés ne siégeait plus.
Ce n'est pas seulement à l'Assemblée que les députés « aristocrates » sont menacés : Mirabeau-Tonneau et Montlosier dînent souvent ensemble au restaurant ; cette banale rencontre de deux députés de droite est intolérable, des attroupements se forment et, pour avoir la paix, ils changent de quartier. Et ce ne sont pas seulement les députés, ce sont aussi les clubs « aristocrates ». L'effervescence populaire oblige le *Salon français* à déménager. Au voisinage du nouveau lieu de réunion se trouve un marché public qui, un beau jour, entre en rumeur. Bailly, que le club envoie chercher, lui conseille tout bonnement, abdiquant sa fonction de maire, de renoncer. La puissance publique se refuse à assurer les libertés proclamées quand il ne s'agit pas de jacobins patentés. Malouet fonde au début de 90 la *Société monarchique :* sa première réunion est dénoncée par une presse furieuse, la seconde dispersée par la populace. La même mésaventure arrive au *Club de 1789,* la même à la fin de 91 au *Club monarchique,* et cette fois c'est la municipalité qui, dès le lendemain, arrête qu'il lui est interdit de se réunir parce qu'il trouble l'ordre public. Les courageux membres de la droite qui demeurent ne peuvent aller et venir en sécurité, se réunir sans risquer d'être lapidés, opiner ni voter sans mettre leur vie en danger. Leur impression était celle de condamnés à mort en sursis. Malouet n'allait jamais en séance sans ses pistolets et Maury dut un jour sortir les siens à la porte.
Voici un bon exemple de la méthode et des résultats. Le 12 avril 90, dom Gerle présente inopinément sa motion sur « *la religion de la nation *». Elle eût passé sur-le-champ avec une forte majorité, s'il faut en croire deux témoins aussi peu semblables que Legendre et Molleville. Mais il est temps d'aller souper et l'affaire est renvoyée à la prochaine séance, au milieu de l'émotion générale qui gagne promptement tous les milieux politiques alertés. Dans la soirée, le Club des jacobins fait promettre au moine républicain de retirer sa motion, pendant que les principaux de la droite se réunissent aux Capucins pour aviser aux moyens de la soutenir.
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La *Chronique de Paris* du lendemain sonne l'alarme sous la manchette : « ASSEMBLÉE DES ARISTOCRATES COMPLOT DÉCOUVERT*. *» Ainsi ce qui est naturel et naturellement admis des « patriotes » ne l'est pas des autres et devient un complot. Les clubs réagissent, rassemblent leurs troupes, il faut que Lafayette et Bailly fassent protéger la séance par des forces considérables. Malgré cette mesure d'ordre, la motion est rejetée, et c'est ainsi que la religion catholique ne fut pas celle de la nation. Quand ils sortent, les députés de droite sont assaillis, Cazalès et Mirabeau-Tonneau manquent d'être tués sur place, Maury s'enfuit déguisé en garde national. Autre exemple, peut-être plus fort. Le 20 octobre suivant, une motion de défiance présentée par Menou contre le ministère est repoussée. Le 10 novembre l'Assemblée accueille, conduite par Bailly, une députation des 48 sections de Paris qui demande le renvoi des ministres : cette menace suffit pour que le ministère se disloque. Quand le mouvement ne vient pas de l'extérieur, c'est de la Constituante qu'il surgit. Pendant la crise de Varennes, 290 députés signent une motion contre la suspension du roi et leur papier n'est guère virulent : il ne fait que réclamer la stricte application de la constitution qui déclare le souverain inviolable. Quand Foucauld commence à lire son texte, il est accueilli par des vociférations, ne peut se faire entendre, et le président s'empresse de suspendre la séance.
A l'inverse, députés, journalistes et clubistes de gauche sont intouchables, la Terreur les protège. Le 12 novembre 89, Castries se bat en duel contre Ch de Lameth. Le lendemain son hôtel est entièrement vidé de son meuble par les fenêtres. Le coup a été bien organisé et il est très honnêtement exécuté, rien à dire là-dessus. L'intention première était de mettre le feu, mais quelqu'un ayant crié que Castries n'était pas propriétaire de l'immeuble, on décide du vidage ; les meneurs contrôlent aux issues et fouillent les « patriotes » pour s'assurer qu'ils n'emportent rien. La garde nationale prend soin de n'intervenir que quand tout est terminé et l'Assemblée de ne pas la blâmer de son inertie. Un nommé Estienne, diffamé par Fréron, poursuit en justice la demoiselle Colombe qui l'imprime. Elle est condamnée -- 25.000 livres d'amende et 6.000 affichages du jugement -- fait appel, et dès lors ne se laisse plus surprendre : quand son affaire vient à l'audience, le tribunal est envahi par une bande que conduit Santerre et qui rosse le plaignant. Trois fois le juge renvoie l'affaire dans les mêmes circonstances et Estienne est finalement débouté. Semblable aventure arrive à un certain Krabers semblablement calomnié par l'intouchable Fréron.
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Comme bien souvent contre les sottises de l'histoire sorbonnesque, il faut consulter les historiens locaux. En décembre 89, « *la terreur règne dans Pamiers *» du fait de la garde nationale qui empêche de siéger la municipalité point assez révolutionnaire à ses yeux. Le maire de Foix écrit que les élections municipales -- début 90 -- de Pamiers « *s'y sont faites à la pointe des baïonnettes *». Deux fois l'avocat Larrue manque d'être tué et sa maison est saccagée. L'an d'après, c'est la levée des bataillons réguliers de la garde nationale : « *Rien n'égala la turbulence des premiers volontaires. Mais que ne devons-nous pas leur pardonner pour avoir terrassé l'aristocratie ? *» (Arnaud : *Histoire de la Révolution dans le département de l'Ariège,* Privat 1904.) En février 92, les gardes nationaux de Saint-Girons, de passage à Mirepoix, y font régner la terreur, rossent les « aristocrates », saccagent l'église des Trinitaires. D'autres leur succèdent, qui manquent de mettre le feu à la ville, le maire est obligé de réclamer un détachement de la ligne pour rétablir l'ordre.
Dans les Basses-Alpes, on voit la garde nationale démolir une porte cochère pour en supprimer l'écusson, saccager des maisons, démolir un château, de Colmars faire un coup de main sur Villars pour y enlever du blé, contraindre le ci-devant seigneur de Chaffaut à donner quittances de ses fermages et à payer la taille pour tous les contribuables du pays, protéger les contrebandiers contre les douaniers. Cauvin et Barthélemy, historiens de la garde nationale dans les Basses-Alpes (Chapelot 1910), remarquent qu'au lieu de contribuer au maintien de l'ordre comme le veut sa mission, elle ne cesse de participer au terrorisme à main armée.
Dans l'ouest, le terrorisme est spécifiquement anti-catholique : expéditions de la garde nationale pour démolir des chapelles, contre des couvents, contre les gens qui vont à la messe des insermentés, comme la loi l'autorise expressément, contre les processions, seule et pacifique protestation des fidèles aux arrêtés multiplement illégaux des autorités locales qui mettent les « bons prêtres » en résidence surveillée.
A la fin de l'hiver 89-90, dans le Quercy, le Rouergue, en Limousin, en Alsace, en Périgord, dans la région de Lyon et en Bretagne, des bandes de paysans en armes attaquent les châteaux, les pillent, y mettent le feu, détruisent les titres de propriété, dressent des potences destinées à ceux qui paieront leurs fermages autant qu'à ceux qui les exigeront. Les municipalités, pourtant composées de « bourgeois », laissent faire, terrorisées. A Orléans le Royal-Comtois est engagé contre une bande de 2.000 brigands.
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En Picardie et dans la région d'Alençon, ce sont les bureaux du fisc qui sont forcés et leurs registres brûlés. La Constituante délibère sur cette flambée de jacquerie. Un député propose des mesures sévères contre les « *paysans attroupés *». Robespierre s'y oppose, soutenu par Barnave, Duport et les deux Lameth.
Le 22 mai 1790 en Avignon, trois personnes sont pendues : l'abbé Onfroy, le « pauvre » Chichourle et le vieux marquis de Rochegude qui s'agite une heure durant au bout de la corde pendant que les « patriotes » dansent la farandole autour du gibet. Puis une bande de *nervi* pénètre dans la ville : 40 à 50, personnes sont tuées. Pendant ce temps à Nîmes il y a 350 morts, certains saignés sur une claie, lentement dépecés, pendus à un croc de boucherie. A Salon-de-Provence au mois d'août, pillage de plusieurs maisons, municipalité en tête comme pour légaliser l'opération, et faits du même genre à Tarascon, Châteaurenard et Meyrargues. Le 16 décembre à Aix, trois notables sont pendus sur le cours, et le tumulte n'a pas été soudain : on est allé chercher l'un d'eux à la campagne où il s'était réfugié chez un ami. La municipalité s'est refusée à requérir pour maintenir l'ordre le bataillon d'Ernest-Suisse qui est dans ses casernes proches et 410 gardes nationaux de Marseille qui sont sur place.
Un historien de La Rochelle écrit de l'année 91 : « *Le respect de la propriété était singulièrement ébranle. Des gardes nationaux, chargés de la défendre, violaient le domicile des personnes qu'ils croyaient riches et qu'ils forçaient de satisfaire à leurs prétendus besoins. *» Un décret de la Constituante autorise, les commandants des places de guerre à désarmer la population en cas de désordre et celui de Toulon en décide ainsi. Une émeute est aussitôt organisée pour l'y faire renoncer, elle fait huit morts le 23 août 1791, on en profite pour disperser le Club Saint-Pierre qui n'est pas assez révolutionnaire, et voilà les jacobins maîtres de la ville.
Pour la province de 1790 à la guerre, Taine cite, avant de s'arrêter débordé par la matière, plusieurs centaines d'attentats contre les personnes et les biens, d'abord du même genre que les faits divers aulardesques de 89, puis, de plus en plus, ouvertement provoqués par les municipalités avancées, les jacobinières et de véritables associations de chasse à l'homme, aux prêtres, aux nobles, aux « aristocrates », aux municipalités moins avancées et aux clubs monarchistes ou constitutionnels qu'il faut mettre au pas ou disperser, et c'est principalement à cela que sert la garde nationale devenue permanente en 1791.
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Le terrorisme s'est organisé et ne lâche pas ses victimes : les citoyens quittant la campagne, où ils sont trop repérables, pour essayer de se perdre dans la grande ville voisine, y sont poursuivis par une dénonciation : ils n'ont pas la conscience tranquille, puisqu'ils se sont enfuis.
A la veille de la guerre, les campagnes sont parcourues par des bandes armées, principalement de la garde nationale, qui incendient, pillent, tuent, lèvent des taxes, destituent les administrations qui leur déplaisent, les remplacent par de purs jacobins. Le 6 mars 92, devant ce terrorisme généralisé, la Législative nomme une commission pour enquêter « *sur les troubles du royaume *» qui ne cessent pas pour autant. Dans le Gard pendant la première quinzaine d'avril, 51 châteaux sont pillés, saccagés ou incendiés en quelques jours, avec 46 maisons, sans compter nombre d'attentats mineurs, pendant qu'à Nîmes des bandes se livrent à toutes sortes de violences sur les personnes. Certaines autorités élues se refusent de requérir troupe, ou d'arrêter tel meneur notoire, au besoin en assurant que tout est rentré dans l'ordre, voire en se félicitant qu'à la suite de ces événements « *les vestiges honteux de la féodalité ont disparu de cette contrée ; le peuple doit donc être heureux de ne plus avoir sous les yeux ces objets humiliants* ». En Provence, c'est la garde nationale de Marseille qui s'occupe à des expéditions punitives à Aix (27 février) et jusqu'à Sault (13 mars) et Sisteron (23 mars). Aux Archives nationales, écrit Taine, 94 grosses liasses ne contiennent pas les deux tiers des plaintes et rapports sur le terrorisme qui précéda immédiatement la guerre. Son adversaire Aulard n'a tout de même pas pu le nier, mais voici comment il l'arrange : « *On sait quel mouvement belliqueux se produisit à Paris et dans les provinces en février et mars 1792. C'est l'époque des piques, du bonnet rouge, du sans-culottisme. C'est un sorte de déchaînement des passions humanitaires. *» Un *mouvement belliqueux,* et non pas même contre la Prusse ou l'Autriche, mais contre des compatriotes, est l'effet des *passions humanitaires ?* Il y a des contradictions qui ne passent pas, même tombant de si haut que d'une chaire en Sorbonne et de la présidence de la *Ligue des droits de l'homme :* humanitaire veut dire en français qui est fait pour le bien des hommes. Mais peut-être dans le jargon jacobin cela signifie-t-il, comme il appert, une tout autre chose.
Ainsi les idées nouvelles ont tous les droits, y compris celui de tuer, et leurs victimes tous les torts : « *Leur sang était-il donc si pur ?* » a opposé Barnave à ceux qui déploraient les morts du Quatorze-Juillet. Cette terreur est une manifestation de la justice populaire, les cadavres qu'elle fait sont des cadavres justes, et si légers que l'histoire officielle et scolaire, maintenant ecclésiastique, n'en parle guère ou même les abolit.
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Or on ne voit pas de solution de continuité ni de différence essentielle entre le terrorisme des années 89-92 et la Terreur mise « *à l'ordre du jour *» le 5 septembre 93. Les massacres d'Avignon en mai et octobre 91 -- ce dernier connu sous le nom de massacre de la Glacière a fait 110 victimes dont 32 femmes et 8 enfants --, celui de Nîmes en juin 91, sont la répétition des massacres de septembre : tout y est, même le gueuleton à la Glacière comme aux Carmes, les viols comme à la Salpetrière et les amusements sur les cadavres de femme comme lors du dépeçage de la princesse de Lamballe. Les pillages, les incendies, les viols et les tueries de Cavaillon, de Sarrians, du. Thor, de Vaison, Carpentras ou Caromb (janvier-avril 91), les expéditions des clubistes et gardes nationaux contre villes et villages « aristocrates » à la veille de la guerre préfigurent assez bien la conduite des Bleus à Jalès en juillet suivant, en Vendée de 1793 à 1800 et dans la région de Toulouse en 1799.
Mêmes intentions aussi dans la Terreur de 89-92 que dans la Terreur légale de 93-94. Les diverses jacqueries de la première sont faites contre les propriétaires fonciers ; à Nîmes et dans le Comtat, ce sont les « *papistes *» qui tombent, avec dans le Comtat une nuance plus politique puisque le terrorisme s'exerce contre les opposants, ou supposés tels, au rattachement à la France. Dans l'ouest, les expéditions de la garde nationale sont dirigées contre les catholiques orthodoxes. Le terrorisme anti-catholique joue à plein pendant les fêtes de Pâques 91, puis à nouveau pendant celles de 92. Un peu partout en France, comme par un mot d'ordre, les gens qui sortent des cérémonies religieuses, et surtout les femmes, sont assaillis, frappés, lapidés. Ce ne sont pas là des fessées symboliques : les femmes sont obligées de coudre le bas de leur chemise avant de se rendre à la messe ; à Paris en avril 91, trois religieuses sont mortes des coups reçus, et une jeune fille à Lyon, rapporte Camille Jordan qui a assisté à la scène le dimanche de Pâques à la sortie de la messe de six heures à Sainte-Claire. Il arrive que les autorités, sous prétexte de rétablir l'ordre, envoient la garde nationale, mais c'est pour piller et arrêter les honnêtes gens. Ainsi dans un village de Normandie, 400 hommes avec du canon arrivent le lundi de Pâques, pillent et ramènent en prison à Caen 15 personnes dont le maire, le procureur-syndic et quatre prêtres. A la veille de la guerre, 42 départements ont pris des arrêtés d'internement contre les prêtres insermentés et ces arrêtés sont triplement illégaux : ils se réfèrent à une loi non sanctionnée par le roi, donc non promulguée ;
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ils en aggravent les dispositions ; ils sont le fait d'organes administratifs qui n'ont pouvoir que d'exécution des lois. En analysant la Terreur légale, on lui trouve les mêmes ressorts de sadisme, d'anticatholicisme et d'anticapitalisme.
Dans l'histoire du terrorisme avant la guerre de 92, il ne faut pas oublier enfin la création d'un vaste réseau policier destiné à en permettre l'exercice. Le 28 juillet 89, sur proposition de Duport, la Constituante créa un *Comité des recherches* de douze membres, père du Comité de sûreté générale, son « *prototype *», écrit M. Soboul, historien rien moins que réactionnaire. Ce comité eut le pouvoir légal de violer le secret des correspondances et d'enfermer les gens sans les entendre. Il travailla en collaboration avec les semblables comités de la municipalité parisienne et des municipalités de province. Cette collaboration était légale puisque c'étaient là des organismes officiels. Elle l'était beaucoup moins avec les *Comités de surveillance* du réseau jacobin qui ne l'étaient à aucun titre et constituaient une *police parallèle,* celle du parti. Cochin observe que c'était rétablir à la fois le cabinet noir et les lettres de cachet deux semaines exactement après la Prise de la Bastille : l'Ère de la Liberté avait duré exactement quatorze jours. Le pauvre Loustalot, journaliste d'opinions avancées, s'en indignait, et qu'à cette époque de liberté nul honnête citoyen ne fût assuré de pouvoir coucher dans son lit. L'historien socialiste Louis Blanc partage cette indignation naïve dont, dans son arbitraire découpage de la révolution en phases, le Père Comblin nie absolument la cause : il ne consent à voir que dans la phase suivante ce qu'il appelle les « *comités de vigilance *».
L'activité de ces organismes peut être mesurée par des nombres : quand, le 1^er^ octobre 92, la Convention décida de confier à une commission *ad hoc* l'exploitation des papiers du Comité des recherches de la Commune de Paris, il lui fut remis 95 cartons, 6 boîtes dont une d'un quart de mètre cube, 20 grands portefeuilles, 34 registres, 7 liasses et des milliers de feuilles en vrac dans des sacs à blé. Le même Louis Blanc remarque honnêtement que la loi du 9 novembre 91 contre l'émigration fut le fait des Girondins « *dont la modération a été tant célébrée par des écrivains mal informés ou prévenus *» *--* coup de patte à Michelet -- et voit dans ce texte, qui portait peine de mort contre les propagandistes de l'émigration, « *le principe de la loi des* SUSPECTS*, premier pas dans la Terreur *». Ce n'était certes pas le premier, mais, quoi qu'il en soit de la priorité, c'était cinq mois avant la guerre où l'histoire ficelée par nos pédagogues voit la justification de la Terreur.
André Guès.
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### Vocations épistolaires
*et littérature personnelle*
par Jean-Baptiste Morvan
On a beaucoup parlé, dans l'immédiate après-guerre, de « message » en littérature et en art : il fallait que toute œuvre fût marquée d'une originalité prophétique. Depuis quelques années, il n'est bruit que de « culture » : une culture que rien ne définit, puisqu'on admet finalement que l'illettré s'exprime dans une forme de culture qui n'est pas celle des lettrés, mais qu'on est cependant tenu de respecter. Il y a là une confusion regrettable entre culture et modes d'expression, et la notion de culture spontanée représente une contradiction dans les termes. Le chrétien devrait se méfier des faux prophètes, et le Français, que l'on suppose doué d'esprit critique, aurait pu considérer avec davantage de prudence la notion de message ; aujourd'hui il réagirait avec profit contre l'illusion d'une culture « sauvage ». Une tendance « démocratique » conduit à s'indigner de ce que la littérature, dans sa phase créatrice, est réservée à l'initiative d'un petit nombre ; cette orientation a modifié l'idée de « participation », elle-même soumise à une extension abusive et mise à toutes les sauces.
Émile de Girardin, fondateur de la presse à bon marché, disait déjà qu'il se faisait fort de tirer un article, peut-être un seul mais au moins un, du petit ramoneur analphabète qui passait dans la rue. Excès ridicule, que d'autres ont encore accru : on arrive à la prétention de justifier moralement, au nom de l'égalité, le fait que n'importe qui puisse écrire n'importe quoi. Mais nous ne renonçons pas non plus gaiement à l'idée d'une participation active et personnelle à un mode d'intellectualité créatrice, fût-elle rudimentaire et embryonnaire, qui sanctionnerait l'indéniable importance de chaque existence humaine. Ce commun dénominateur de la littérature, il semble qu'on puisse le trouver dans la correspondance. Chacun peut y tenter l'épreuve de soi-même, avec ce qu'elle suppose de réflexion, de charité.
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Le mot « message » a pris un aspect guindé, amidonné, pétrifié. On admet que le message doive planer sur des abîmes philosophiques, ce qui est parfois et paradoxalement, la voie de la facilité. Le message le plus simple, c'est la lettre amicale, familiale, insérée dans le cours des occupations et préoccupations quotidiennes. Le plaisir de celui qui reçoit une lettre commence avant qu'il n'ait ouvert l'enveloppe. Si le contenu de l'épître est court, sec, et asservi à des formules figées, à des clauses de style, à des phrases toutes faites, la déception du destinataire sera parfois poignante. Elle tient souvent à la peur éprouvée par l'auteur, à sa crainte vaine du ridicule devant la perspective de parler des « petits riens » que précisément on attend. C'est peut-être là que commence la difficulté et qu'on observe de la part de l'auteur, plus qu'un talent, une vocation d'âme.
Madame de Sévigné était précieuse et fort lettrée ; le talent, elle le possédait. Elle aurait pu écrire des romans et le libraire Barbin regrettait qu'elle n'en fit point, comme son amie Madame de La Fayette. Mais on peut penser que ce qu'elle a mis dans ses lettres, elle n'aurait pu le faire entrer dans quelque autre « Princesse de Clèves », surtout pour ce que sa vie intérieure comporte de méditation religieuse profonde et suivie. En dépit de la variété, de la bigarrure même que réclame le développement épistolaire, elle réussit à nous faire sentir la permanence d'une perspective de piété dans le déroulement du quotidien. Elle nous permet ainsi d'étudier certains aspects du rapport entre la littérature et la religion et, à travers les complications psychologiques et les difficultés particulières au genre de la correspondance, de mesurer le caractère religieux de la vocation littéraire, sans lequel l'œuvre écrite risque de ne connaître qu'un succès passager et finalement discutable. Le travail littéraire approfondit une relation entre l'auteur et le lecteur : la communion d'esprit une fois établie, on découvre que le dialogue humain a besoin d'un élément supérieur.
Au sujet de Madame de Sévigné, on a souvent parlé de bavardage. En fait on a souvent l'impression que ce bavardage est consenti plutôt que passionnément pratiqué. Les agitations, rivalités, commérages et scandales de la vie courante ne peuvent qu'être commentés par l'épistolier ; les conversations les ont déjà brassés ; à moins vivre dans une complète retraite, et encore ! il est difficile de les ignorer et de n'en point parler : le destinataire les attend.
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Le problème réel est peut-être de négocier avec les futilités, celui qui vit dans le siècle ne peut manquer d'y mettre son intervention personnelle. Le genre de la lettre pose déjà un cas de conscience, sur le plan immédiat des réalités élémentaires, que les autres genres littéraires et le roman en particulier résolvent tant bien que mal ; mais avant la formulation écrite, il se situe déjà au niveau des conversations. Il s'agit d'abord de faire entrer dans l'évocation du futile une recherche préalable de dignité. Le charme des lettres de Madame de Sévigné tient souvent à la façon dont elle situe ses propos dans une atmosphère personnelle et recueillie : les allées des Rochers, son cabinet de travail, un coin de bois ou de parc. L'événement futile est par là-même déjà reporté à une certaine distance ; une poésie première du silence et de la solitude réduit la place de l'âpreté ou de la moquerie. Elle sait que cette ambiance d'émotion a toutes chances d'être qualifiée de radotage par la cartésienne Madame de Grignan ; elle le remarque elle-même, ne s'en excuse pas trop, et s'y tient. Elle sait que le véritable et désagréable radotage consisterait à se laisser entièrement lier aux aspects trop humains de l'agitation des personnages qu'elle dépeint. Et si certains passages ont pu être qualifiés de cinématographiques, observons en tout cas que les prises de vue sont faites à distance.
Il arrive qu'une futilité puisse en corriger une autre. On a prétendu que les Britanniques, obligés de vivre dans un peuple divisé par des croyances religieuses teintées souvent de parti pris politique, avaient fait un sort privilégié aux considérations météorologiques ou au cricket. Ces sujets, dépourvus d'implications idéologiques, écartaient les causes de conflit. Madame de Sévigné sait à merveille jouer de toutes les nuances de la pluie et du beau temps : cette diversion première est unanimement acceptée. Ce genre de propos entraîne les esquisses des paysages et avec eux les souvenirs des uns et les désirs de dépaysement chez les autres : Madame de Grignan reverra Livry. Monsieur de Coulanges et la duchesse de Chaulnes auront la révélation d'une Provence venteuse et froide fort différente de leurs imaginations euphoriques. l' « environnement » tient une place essentielle, et l'on ne peut que s'étonner de voir les programmes universitaires réduire ou négliger les lettres de Madame de Sévigné en un temps où l'on affecte de craindre un étouffement de la personnalité humaine dans un univers sans paysages.
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Les lettres qu'on aime, celles qu'on voudrait pouvoir écrire, ce sont celles qui seraient rédigées dans le style d'autrefois, avec, par-delà les mots, des échos de commérages de lavandières, des histoires de chasse, de vendanges et de mariages : lettres écrites sur un vieux secrétaire, avec un encrier de bronze ou de faïence où bien d'autres que nous auraient dans le passé trempé leur plume. C'est une littérature à la fois chargée de passé et toute gonflée du suc de l'instant, du jour présent. Les anecdotes qui s'y trouveraient narrées constitueraient un canton rustique, fussent-elles écrites au cœur des villes : un fief pittoresque. La lettre est bourgeoise, féodale, paysanne, saisonnière. De ses ailes blanches elle a déjà survolé un terroir ; plus consciente des réalités que le pigeon de la fable, elle a mesuré la valeur humaine des lieues parcourues et des heures égrenées. Elle emporte la sensation du soleil et de la brume, des odeurs de guéret, de bois brûlé et de sauvagine. Messagère d'une nouveauté apparente, elle sait qu'elle sera déjà ancienne quand elle parviendra au destinataire. Les incidents ou les drames qu'elle relate sont vus, interprétés, présentés en fonction d'une expérience humaine, celle de l'auteur, celle également que l'on suppose chez le correspondant. Le temps y retrouve un visage entier, alors que nous paraissons aujourd'hui seulement priser l'information immédiate et crue qui ne représente qu'un temps mutilé. L'imprévu même, dans la lettre, est situé dans un monde connu et connaissable ; la lettre ne consent point à l'absurde. On a prononcé le mot de journalisme à propos de Madame de Sévigné et cela n'est évidemment pas tout à fait exact. Là où un journal moderne présenterait les photographies des funérailles de Turenne, elle nous offre les mêmes scènes à travers une méditation émue sur la mort et sur la vie. La lettre véritable ne saurait être brutale, elle se réfère à un idéal directeur et intemporel de la vie. Le présent se résigne à être déjà entré dans le passé : les Latins, d'une manière ingénue mais non sans raison, écrivaient au temps du passé les verbes que dans nos lettres nous mettons au présent.
Notre littérature contemporaine se vante d'un amour profond de l'humanité, mais sans beaucoup se soucier de la charité à l'égard du public. Les marxistes ont beau jeu alors de dénoncer une littérature régie par des lois mercantiles. L'expérience de l'épistolier le contraint à un effort de perspicacité, à un examen de conscience plus apte à donner le sens des nuances parce qu'il est essentiellement obligé de respecter un lecteur unique et déterminé. Les nécessités de la situation sont parfois paradoxales : en bien des endroits, Madame de Sévigné se serait sans nul doute montrée plus sensible si elle n'avait écrit que pour elle.
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Mais elle s'adresse à des correspondants d'esprit sec, ou qui ne peuvent être émus au même degré par les épisodes qui l'affligent ou la troublent elle-même. D'où toute une stratégie d'approches, avec de feintes naïvetés, une affectation de bonhomie simplette, d'innocentes roueries de style destinées à faire passer ce qu'elle croit profondément nécessaire de faire comprendre et connaître. Ses lettres circulent, elle le sait : elle n'abdique point son franc-parler quand il s'agit de Fouquet. A propos des affaires de Bretagne, elle ne peut se permettre, sous une apparente désinvolture, que des appels discrets à la commisération dans une situation sur laquelle planait l'ombre de l'espionnage étranger et de la haute trahison. Mais nous sommes souvent amenés à juger imprudemment les lettres authentiques parce que nous avons trop présent à l'esprit l'optique du « roman par lettres » qui fausse radicalement le problème. Rousseau dans la « Nouvelle Héloïse » pouvait imaginer des destinataires continuellement et totalement réceptifs aux états d'âme des auteurs des lettres. Telle n'est pas la réalité : l'apprentissage de la lecture a le mérite de nous empêcher de substituer des êtres imaginaires aux personnes véritables et de forger un monde où toutes les facilités seraient offertes à l'homme de plume.
Du fait qu'elle se situe dans le courant de la vie réelle, la lettre appartient aux modes d'expression capables de concourir efficacement à une défense de la personnalité. On imaginerait un État totalitaire où les inquisitions officielles suivraient leur pente naturelle au point d'interdire les correspondances privées. Toute lettre n'est-elle pas porteuse d'un secret, même anodin ? Et il n'est pas de secret innocent pour un tel État : toute confidence accoutume l'individu à vivre en dehors des cadres imposés. A la limite, toute communication de faits rigoureusement personnels est séditieuse, ne concernât-elle que des histoires de procès, de terres à acheter ou à vendre, de querelles de servantes, comme ces lettres que nous retrouvons parfois dans de vieux portefeuilles au cuir devenu grisâtre et éraillé. Cette dictature mythique n'est pas entièrement une fiction ; nous nous la sommes imposée à nous-mêmes. La primauté de l'immédiat et de l'instantané, le dégoût paresseux du propos médité ont été augmentés par le téléphone, instrument fort désirable en certains cas, mais rigoureusement inutilisable dès que l'on veut évoquer quelque sentiment ou traiter à fond une affaire sérieuse. Source de maint épisode comique, cette communication où aucun des deux correspondants n'a vraiment le temps de réfléchir, est riche de quiproquos et d'erreurs. La lettre est un art de vivre qu'il faut rapprendre : une communication avec autrui doit pouvoir supprimer son premier brouillon.
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La pratique de la correspondance, dans une perspective générale de la société, est génératrice d'équilibre : elle compense et rectifie les orientations arbitraires données à l'opinion ; elle contribue à créer une opinion publique véritable -- ce qui est précisément ce dont nous manquons le plus actuellement.
La lettre suppose chez son auteur un état d'âme particulier, une certaine situation : un lieu où l'on est à l'écoute du monde, mais aussi de soi-même ; à l'affût de la vie, et non moins de la mort. Voyez chez Madame de Sévigné le curieux passage où, avec une sorte de fébrilité dans la rapide succession des phrases, des répliques, elle imagine le trépas de Louvois que la Mort vient appeler au milieu de sa partie d'échecs, douée symboliquement sur l'échiquier diplomatique de l'Europe du temps ; il y a aussi cette lettre à sa fille, du 16 mars 1672 où elle essaye de se figurer ce que pourrait être sa propre fin. Dans le cours d'une correspondance un peu suivie, on ne renonce jamais à l'anecdote pure et simple, à la futilité ; mais c'est un tissu que l'on arrive assez vite à user ; et la trame apparaît : le problème de la destinée qui se ramène au problème du salut. On le voit surgir à des moments divers : un décès illustre qui marque l'actualité, une retraite de Semaine Sainte, une heure de mélancolie toute fortuite ; en somme, toutes les fois qu'une pause dans la suite des événements de la vie crée un certain silence. La lettre est, dans sa nature profonde, compagne du silence ambiant, elle en suppose la transparence, les facultés de résonances lointaines, les jeux changeants de soleil et d'ombre, les frissons d'inquiétudes mal définies. L'auteur, immobile au milieu de tant de personnages mouvants, se situe au carrefour des inquiétudes d'autrui : position difficile à tenir de nos jours, en un temps apparemment peu spirituel pour l'Église elle-même, mais position essentielle à l'écrivain quel qu'il puisse être, quel que soit le genre où il travaille.
C'est ainsi que la vocation épistolaire nous ouvre des aperçus sur la littérature en général, au moment où nous éprouvons le besoin de lui redécouvrir un avenir spirituel. Dans la situation de l'épistolier, les contacts semblent plus proches et plus directs : avec le sujet, avec les personnages, avec les paroles rapportées, avec ce public que constitue le destinataire entouré de sa famille et de quelques amis. Les responsabilités sont plus resserrées, les devoirs plus apparents ; et tout d'abord ce devoir d'animation et de pittoresque que le roman actuel commence à ignorer dans sa nature exacte, car il emprunte des techniques au cinéma, à la télévision, à bien des choses, en oubliant le rythme humain du propos, de la conversation.
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Les faits se perdent dans un « existentialisme » accéléré et heurté, vite effacé dans la mémoire à cause de l'afflux pléthorique des impressions : la mémoire mélange les intrigues, les situations, les personnages et même les auteurs, la fiction ne parvient plus à suggérer le caractère précieux et irremplaçable d'une expérience de vie particulière. Et le sujet lui-même réclame souvent en vain une orientation métaphysique, une prise de position, une appréciation générale sur cette valeur de la destinée.
Cependant nul genre littéraire n'échappe à ce besoin primordial. Toute intention littéraire vaut par une certaine aspiration, confuse peut-être, mais dont l'élévation, l'intensité, plus ou moins estompées, donnent le prix à l'œuvre et en fournissent même les structures. Les genres mêmes qui sont réputés futiles ou légers doivent au moins offrir une certaine transparence : cela est sensible jusque dans la comédie et du reste la correspondance, en particulier chez Madame de Sévigné, ne se prive point à l'occasion de recourir aux petites scènes comiques. Ces fictions ou ces présentations scéniques reflètent de toute manière les inquiétudes et les espérances fondamentales de l'homme. Depuis le Grec Ménandre, les comédies finissent par des mariages ; ce n'est point simple commodité d'arrangement pour trouver un dénouement : les souhaits de bonheur sont métaphysiques. Le cœur appelle des tendresses désormais affranchies de l'angoisse, il formule implicitement un acte de foi devant les difficultés, les mésententes, les querelles d'intérêts, les ruptures. La comédie est un mythe projeté sur les personnages humains pour nous donner à penser qu'il faut, comme disait Socrate, garder quelque bon espoir. L'art de l'épistolier ne bénéficie pas comme celui de l'auteur comique, d'une fin de cinquième ou de troisième acte qui fasse imaginer une victoire durable du bonheur. Jusqu'au jour où la mort lui enlèvera la plume des mains, l'épistolier suivra d'un regard aimant, vigilant et inquiet, ce réseau des destinées mouvantes devant lequel il témoigne avec persévérance de la nécessité de l'espoir.
En art, est faux tout ce qui n'est pas beau, disait Anatole France. Nous ne sommes guère accoutumés à parler de beauté à propos de littérature épistolaire. Cependant il n'est que de relire maintes lettres de Madame de Sévigné pour sentir qu'on est en présence d'un type original et vivant de beauté. Les possibilités de floraison du vrai et du beau apparaissent à leurs racines dans les choses ordinaires.
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Les définitions du Beau sont souvent décevantes par l'abstraction avec laquelle on les formule ; et chacune nous semble incomplète. Dans la mesure où la vocation épistolaire peut nous en offrir une nouvelle perspective, nous sommes tentés d'ajouter une nouvelle définition : Est beau tout ce qui nous révèle soudain quelque voie nouvelle du Salut dans une situation ou dans un problème qui jusque là paraissait étranger à l'ordre spirituel.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
JARDIN DES PLANTES (*suite*). Dans le parc aux oies précédemment décrit se trouve le bassin rond habité aujourd'hui par un mammifère pinnipède officiellement désigné sous le nom d'éléphant de mer. Il est originaire des îles Kerguélen, possession encore française à l'heure où j'écris ces lignes. Sa position dans l'océan glacial du Sud, lequel parfois se contracte en antarctique, est promise à la stratégie comme elle le serait si elle se trouvait dans l'arctique. En attendant et vu la raréfaction du cheptel marin, c'est une précieuse ressource pour nos pêcheurs de cétacés oléagineux. Ce n'en est pas une pour les ministres en quête d'un mandat que la métropole leur refuserait. En effet sa population, très faible et intermittente est celle d'un lieu de passage. Administrativement parlant les Kerguélen peuvent être considérées comme inhabitées. Cela n'empêcherait pas d'y expédier une urne avec provision de bulletins adéquats, mais c'est un fait qu'il n'y a pas de bureau de vote. On comprend alors que cet archipel privé de droits civiques n'ait pu, comme les Futuna, peser gravement sur le cours des choses. Il y arrivera peut-être avec d'autres moyens. Ses côtes, en effet, sont assidûment fréquentées par de nombreux éléphants de mer. Si voyageuse et flottante soit-elle cette population-là peut être considérée comme héréditairement domiciliée sur une terre qu'elle a choisie depuis toujours comme lieu de mariage et de naissance. On imagine alors aisément de quels droits immémoriaux elle pourrait exciper à l'instigation des chalutiers soviétiques ou des envoyés de l'Unesco. Alertée par leurs soins la conscience universelle serait bientôt saisie d'émotion. Après quoi le comité international des bébés-phoques, les pétitions de solidarité, les grandes voix de l'Occident venant à la rescousse et les crédits planqués à Genève allant se dégeler dans l'Antarctique, il se pourrait qu'un Front National des éléphants de mer fut constitué avant peu pour secouer le joug de l'oppression française et passer à l'action.
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Avec l'assentiment de l'ONU, les militants pinnipèdes feraient alors usage des moyens de terrorisme que la nature leur a donnés. Les pingouins seraient d'ailleurs sur place pour les faire profiter de leur expérience politique et attirer sur eux l'Indispensable sympathie du monde littéraire. Malheureusement la nation pélago-éléphantine est victime de son pesant d'huile. Comme la poule aux œufs d'or elle n'échappera au génocide qu'en acceptant la captivité en stations d'élevage ou alors, comme le dauphin, sa conversion aux emplois tactiques.
Il va sans dire que l'éléphant de mer ici présent a déjà renoncé à tout préjugé nationaliste. En revanche, s'il a trouvé sa planque il n'a pas renié pour autant sa race. Comment la renier s'il est là en tant qu'individu typique. C'est un honneur dont il est visiblement gonflé. Je ne connais pas son nom latin, le seul qui ait pu le faire entrer dans les classifications de la science universelle. Son appellation vernaculaire, si charmante soit-elle, me paraît impropre. Éléphant de mer fait une image infidèle. Avec plus d'à-propos la réservait-on naguère au phoque à trompe des mers boréales et la créature qu'on nous montre ici est rien moins que proboscidée. Elle a le mufle rond, l'œil globuleux et de petites narines en clapet. Le corps est de ceux qu'à la légère nous qualifions d'informe, expression antiscientifique au possible et pourtant significative quand la forme est si variable qu'elle échappe au caractère définitif essentiel à toute définition. C'est un fait que hors de l'eau comme il est maintenant l'animal a perdu la forme que le bonheur de l'eau lui rendra. Mettons qu'il ressemble à un gros phoque. Si vous ne l'avez jamais vu, laissez courir votre imagination sur la saynète que voici.
Un matin de bonne heure et traversant le jardin de Buffon à Cuvier j'allais, comme d'habitude, saluer l'éléphant de mer. A vrai dire ce n'est pas exactement une habitude, cet animal n'est pas près de me devenir habituel, il n'a pas épuisé ma curiosité. A cette heure-là les gens sont rares et généralement pressés mais j'en voyais un devant le bassin, debout, les mains derrière le dos, le ventre appuyé à la clôture comme un homme installé depuis un moment déjà. Il semblait à la fois captivé par le phoque et attendre quelqu'un. Me voyant venir de loin il changea de pose comme un homme qui se prépare à l'action. Sans négliger l'animal il tourna la tête à plusieurs reprises pour surveiller ma direction et, ne pouvant plus douter que je n'allasse m'arrêter devant le bassin, son regard m'invitait encore à presser le pas.
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C'était un homme d'apparence honnête et modeste, pas de signe particulier à part l'expression d'une impatience contenue et qui ne tarderait pas à se manifester. Nous étions arrêtés à quelques pas l'un de l'autre ; voyant que mon attention était retenue par le phoque, il y reporta la sienne, par contenance me sembla-t-il comme s'il eût déjà fait le tour de la question. Sans doute voulait-il, avant de m'adresser la parole, me laisser le temps d'observer la bête et me faire une opinion. Enfin n'y tenant plus, les deux mains cramponnées au bord de la clôture et les yeux gonflés à bloc par la vision de l'animal, il engagea le dialogue d'un hochement de tête lourd et lent à croire qu'elle pesait une tonne, avec oscillations latérales de plus en plus appuyées comme pour gagner de la vigueur avec l'amplitude, le tout souligné par une espèce de rictus très mince et très serré qui lui rentrait les commissures dans les joues et, pour finir, un regard lancé haut à lui tirer les yeux blancs et suspendu au zénith comme un point d'orgue éperdu. La traduction de tout cela en langage articulé ne présentait aucune difficulté, la voici : « Croyez-moi, cher monsieur, j'ai passé beaucoup de fantaisies à la nature et j'en ai vu de toutes sortes, mais il y a des bornes et nous voici en présence de l'aberrant et de l'inadmissible. Je me sens provoqué sans raison et très inquiet pour l'avenir. Sommé aussi grossièrement de tout remettre en question je demande une dernière fois au Créateur : où veux-tu donc en venir et pourquoi abuser de tes créatures ? Et vous monsieur que je prends à témoin du scandale, dites-moi qu'au moins vous partagez ma stupeur et mon indignation. » A quoi je n'ai pu que répondre par une élévation simultanée des sourcils jusqu'aux cheveux et des épaules jusqu'aux oreilles, cependant que j'écartais les bras à 45 degrés, image angulaire de nos limites infranchissables. Puis, ayant tenu la pose un moment, je laissai retomber l'ensemble, avec assez de retenue toutefois, pour signifier qu'après tout si les problèmes de ce genre font l'impatience de la raison il font aussi l'agrément du séjour. Fin du dialogue des sémaphores.
Mon interlocuteur n'avait pas du tout l'air d'un étranger mais c'est un fait que pour traiter une question pareille les conventions de la mimique internationale sont expéditives et même exhaustives plus que tout autre langage. Ma réponse l'ayant déçu, il reporta son attention sur l'objet en cause pour s'affermir dans le bien fondé de son indignation. Or le phoque abondait dans son sens.
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Fatigué d'être au sec il s'évertuait à franchir le rebord du bassin pour plonger dedans. C'est un spectacle épuisant. Imaginez-vous homme-tronc, obèse et fin nageur, essayant de vous promouvoir jusqu'à la piscine dont le rebord a trente centimètres de haut. Imaginez vos efforts, vos attitudes, vos ratés, vos dérapages, indignez-vous enfin d'une pareille condition héritée de père en fils à travers les siècles. Notre phoque se propulse par succession de cabrades forcenées prenant appui sur deux petites nageoires visqueuses. Chaque élan est suivi d'un temps de repos qui varie de trois minutes à un quart d'heure. Un saut bien réussi lui fait gagner vingt centimètres. En pleine forme il peut exécuter trois bonds d'affilée après lesquels, si l'eau n'est pas atteinte, on le voit s'avachir comme une loche en travers de la margelle, aussi longtemps qu'un sac de suif oublié sur la rampe du palier. Le public est friand de ces exercices dont il faut bien dire que le phoque est économe. Les jeunes gens sportifs ne lui ménagent pas les encouragements, les quolibets, les ovations ni les huées. C'est la passion des sciences naturelles qui les habite.
Rien ne vaut l'observation directe. Nous savons maintenant pourquoi les phoques ne tiennent pas à s'écarter du rivage. En revanche nous continuons à nous demander si les nageoires sont d'anciennes pattes ou de futures pattes. De toutes manières le provisoire de la chose nous est garanti par la science. Le tout est de savoir si l'avancement du phoque aura lieu dans le sens patte ou nageoire. Toujours est-il que, de mémoire de phoque, il s'est toujours vu avec des nageoires dont l'utilisation à terre ne lui a jamais paru qu'un expédient hélas définitif. L'observation objective n'étant pas mon fort et la tenant même pour utopie je pratique tout naturellement la vision anthropomorphiste et je tiens là le moyen court de la connaissance. Je ne serais même pas surpris qu'un homme de science vous dise tout comme moi que la grenouille par exemple, en tant qu'amphibie, est mieux servie que le phoque. L'un et l'autre ayant été un instant habité par lui-même. Soit dit en passant et à bien regarder, si réussi soit-il, un amphibie ne pourrait qu'envier le sort d'un tribie, à son aise dans les trois milieux biologiques, sol, air et eau. Telle est aussi bien notre ambition et tels sont les progrès de nos artifices et notre persévérance que l'évolution naturelle, dans l'intérêt même de son économie et jalouse de nos expédients, les entérinera comme caractères acquis. Considérant déjà l'automobile comme organe d'héritage et transmissible, confiant dans la bonne continuation du processus, nous attendons la naissance du bipinnipède à membranes plastique avec promesse de réacteur au derrière.
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A propos de plastique je me souviens d'un chapitre inachevé du dernier numéro. On venait de m'en raconter une bien bonne sur les dernières applications de cette matière abusive. Du bout de son pied, par mégarde, un homme heureux et sûr de lui avait heurté le coin d'une dalle funéraire. Sous le choc la pierre avait plié en même temps qu'elle sonnait creux. Le granit était de plastique. Dans le genre farce-attrape la surprise fut aussi forte que le verre baveur ou la cuiller fondante mais d'un niveau nettement supérieur. L'homme ne fut pas saisi d'une angoisse véritablement métaphysique, ce n'était pas son genre ; et pourtant l'image du sépulcre blanchi éclipsée par l'éclat faussement biblique d'un polyester marbré lui traversa l'esprit. En gros, l'émotion fut celle d'un cycliste en roue libre qui, chantant un air de chasse et tout aux joies d'une vitesse indéfiniment accélérée sur une pente lisse et qui se perd à l'infini, s'aperçoit qu'il n'a plus de freins. Il fallait donc admettre qu'un produit jusqu'alors si bénéfique et commerçant, si généreusement propice et docile à tous les besoins de l'humanité avait sournoisement franchi les frontières de la prospective jusqu'à tromper la mort d'un marbre si léger qu'elle ne serait même plus respectable, que parti d'un hochet de celluloïd pour le bébé, le plastique annexait maintenant la clientèle des cadavres ; que le cycle était bouclé, l'homme coincé dans une écologie plastique de sa fabrication ; que de l'alèse au linceul tout ne serait plus que polyméthane, polydorène, polydorène et styrène, que l'unité de la matière s'accomplissait dans l'œcuméthane expansé et qu'il était probablement trop tard pour intervenir.
L'orgueil nous fait dire que la mutation est obtenue et la prudence nous la fait dire inéluctable. Dans tous les cas il est admis que la matière plastique a joué là un rôle très important. Vu que le broc de teratososthène orange sera encore dans son neuf quand le fer de la tour Eiffel sera tombé en poussière avec tous les fers et ferrailles qui auront assumé courageusement les grandeurs et misères de l'âge qui portait son nom, les préhistoriens à venir sont invités à découvrir que notre génération aura inauguré l'âge du plastique. Le pétrole dont il est l'enfant chéri aurait pu revendiquer les honneurs de l'éponymat s'il n'avait mis si longtemps à passer de la lampe à mèche aux turbo-réacteurs. Le béton aussi était candidat, oubliant qu'il avait mis trois millénaires pour marier le fer et le ciment. Il faut dire en effet que la notion d'âge elle-même a pris du vieux et que l'humanité ayant pris son élan nous irons désormais de mutation en mutation. Et le phénomène plastique a bien eu cette rapidité sans laquelle il n'est pas de mutation digne de ce nom.
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A ne considérer que la sophistique de l'emballage nous mesurons l'outrecuidance, le ridicule et l'impudeur d'une industrie qui réussit à nous vendre une pincée de clous dont l'emboîtage à coulisse, étudié par polytechnicien, a quadruplé le prix ; ou trois poires arséniquées sous collants de cellophane hygiénique scellés sur plateau de philozène polarisé, de telle sorte que les trois poires et la poignée de clous soient humiliées au bénéfice de l'emballeur. Si l'âme déjà n'a plus d'autres fins que la prospérité de l'enveloppe et qu'il faille encore qu'une pincée de clous n'ait d'autre objet que la gloire de l'emballage, c'est bien que la mutation en cours ne serait qu'un tête-à-queue, un sans-dessus-dessous général.
Plastique omnipotent, philosophal, toutes les vertus et en plus imputrescible. Fournitures imputrescibles pour l'imputrescibilité promotionnelle des ordures. Nous mettrons au compte de la mutation l'immobilisme des ordures ménagères paralysées dans l'exercice de leurs mutations traditionnelles en compost maraîcher. Encore une civilisation d'écroulée sous le poids de ses ordures. D'autre part il allait de soi que les missionnaires du plastique apportassent aux cimetières les consolations de l'imputrescible. Le cercueil de nécrophulène moulé, inaltérable autant que l'or et le plomb, ne tentera plus les voleurs de sépulture ni les vers. Nous pouvons dès maintenant exiger la plastification de notre squelette pour d'éventuels remplois. Et si la chair et les viscères doivent encore pourrir, au moins notre poussière sera-t-elle jonchée de valvules, clapets, soupapes, chevilles, broches, raccords et canaux divers en schyzophrène bidulizé, tout l'attirail de nos prothèses perpétuera notre défi. Il témoignera de notre zèle à conquérir l'immortalité de synthèse qui nous permettra de croquer impunément toutes les pommes du jardin à la barbe de l'archange.
Enfin bref, et pour tout dire, sachant que nulle part la civilisation n'est racontée plus honnêtement que dans les marchés aux puces, imaginez un peu à quoi ils ressembleront dans l'hypothèse où la brocante assumerait l'héritage du plastique. Un cauchemar.
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Républiques athéniennes et Facultés sauvages. On me dit que les Américains en ont pratiquement terminé avec leurs bousbires universitaires. Les locaux nettoyés ne sont pas resalis, les enseignants enseignent, les étudiants étudient, les chienneries font place aux fleurs bleues, Marivaux se libère de Freud et le théâtre engagé se dégage à coups de sifflets. Je vous annonce la nouvelle sous toutes réserves. Il faudra pourtant bien qu'un jour elle soit vraie si le cours et la force des choses ne sont pas de vains mots. Le même son de cloche m'est venu d'Allemagne avec ce détail piquant que les amateurs de Brecht en sont réduits à prendre un billet pour Paris, seule ville en Europe où ce dramaturge fasse encore recette. Il ne m'étonnerait pas que nos élites culturelles fussent les dernières à se le farcir consciencieusement. Mais là encore il faudrait vérifier.
Ces informations fussent-elles prématurées seront les bienvenues dans certains corps de garde et couloirs de la République athénienne. D'audacieux archontes avaient suggéré l'expédition de commissaires enquêteurs à Censier. Les voilà peut-être avec un bon motif pour surseoir à une opération supposée instructive, certifiée inopportune, foireuse à tous égards et ratée d'avance. S'il est vrai, pensent-ils, que la sagesse est en route laissons faire les dieux, et si ce n'est qu'un bouteillon, attendons le démenti.
En revanche si la rumeur se répand à Censier de la défection des jeunesses culturelles de l'Atlantique et de la Germanie, le camp peut très bien se fortifier dans l'orgueil d'une solitude héroïque. Toujours est-il que, moins turbulentes au dehors, les abeilles sauvages font notre miel de printemps et que la ruche est toute pleine de murmures et de rares odeurs. Enhardis par la frayeur qu'ils inspirent les groupes et groupuscules continuent librement leur trafic de mèche lente et détonateur, de came et chanvre indien, de mots d'ordre et ordres de mission. Quoi de plus émouvant que l'obéissance et la discipline des serviteurs de l'anarchie s'évertuant au plus épais de l'anarchie, et quelle planque est plus sûre ? Les forêts profondes par nuits sans lune, les souterrains de Babylone et le cratère des volcans éteints sont moins tutélaires qu'une belle chienlit dont les doyens font les sentinelles. Enfin si vraiment nous avons là dans nos murs, entre Saint-Marcel et Saint-Médard, la plaque tournante et le dernier carré de la révolution universelle, notre capitale une fois de plus n'aura pas volé sa réputation de mère des lois, des arts, des libérations et des foutoirs.
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Évolution du quartier latin sous le règne d'Athéna megophore. Dans la première moitié du XX^e^ siècle le quartier dit latin était borné au Nord par la fontaine Saint-Michel, à l'Ouest par Saint-Sulpice, au Sud par Sainte-Geneviève, et à l'Est par la rue des Carmes. La moitié Est du Luxembourg était comprise dedans. La rue des Écoles faisait un couloir vers le PCN mais passé la rue Monge on était un peu perdu ; passé l'école des mines le boulevard Saint-Michel s'enfonçait dans le désert jusqu'aux premières oasis de Montparnasse ; et passé la rue Bonaparte c'était le silence des vieilles familles endormies. Ainsi le quartier s'était-il un peu rétréci depuis le Moyen Age où nous le voyons déborder sur les terres de l'Abbaye et s'esbaudir comme chez lui dans les rues chaudes de Saint-Marceau. Aujourd'hui, ayant perdu Saint-Germain et quasiment Saint-Sulpice, il a reconquis tout le versant sud de la Montagne jusqu'aux rives de la Seine pour occuper la Maubert, Saint-Nicolas, Saint-Victor, s'arrêter devant Saint-Marcel et se bastionner dans Censier qui, en vérité, est une place ouverte et jusqu'ici défendue passivement comme le serait par ses vapeurs une décharge publique. Par implantation ou débordements le quartier ex-latin nous paraît s'étaler sur tout le V^e^ arrondissement et une partie du VI^e^. En fait il n'est qu'une zone d'influence où l'autochtone et l'occupant ne semblent pas impatients de se mélanger. Le nom même de quartier latin, évocateur de mœurs infantiles, d'esprit de clocher, de frondes escholières et de labeur obscurantiste est tombé en discrédit avec le latin lui-même, véhicule embourbé de l'impérialisme occidental. Le quartier n'est pas plus français pour autant, il est francophone, les pouvoirs de la francophonie restant un peu vagues et parfois inquiétants. La proportion des étrangers est donc assez forte et le météquat tiers mondain jouit d'un grand prestige. Prestige de vainqueur, et comme celui-ci a le sentiment d'une victoire octroyée par des vaincus bénévoles et repentants, il est très susceptible, à cheval sur ses privilèges, volontiers donneur de leçons. Il est aussi porteur de messages hétéroclites que nous l'aidons à découvrir et magnifier. Sans faire le détail de la question nous dirons que dans les meetings et mouvements de rue les rassemblements d'étudiants ou assimilés peuvent donner l'impression d'une vocation collective œcuménique probablement fausse et plus ou moins orientée vers un idéal révolutionnaire hégémonique dont le flambeau se transmettrait de philosophe à colonel. Il faut tenir compte aussi des infiltrations de la pédérastie dorée de Saint-Germain-des-Prés, grossie des raqueteurs et dragueurs descendus de Pigalle, mais ce flot impur ne se répand que la nuit. Son intervention dans les manifs, qu'elle soit désirée ou non, fait partie de la fatalité historique. Enfin, tout l'ensemble du quartier est surveillé, quadrillé par un piquetage stratégique de restaurants chinois et viets.
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Nous découvrons que l'installation d'une Faculté est aussi favorable à l'économie locale que l'était jadis une garnison. Jusqu'ici les étudiants n'avaient pas la réputation de fouetter le commerce. Dans les zones récemment conquises où le petit commerce vivotait humblement d'une clientèle besogneuse et parfois même illettrée, l'arrivée des étudiants a déclenché un boum mercantile comme un régiment de dragons à haute paye. C'est une surprise. Nous étions naguère encore dans ce préjugé qu'une certaine pauvreté seyait à la jeunesse et qu'un adolescent était suspect ou mal élevé s'il avait en poche plus d'un écu, et encore fallait-il que ce fût en petite monnaie. Des moralistes comme on n'en fait plus allaient jusqu'à dire que la pauvreté fait la parure de la jeunesse, et comme ils disaient la même chose de la vieillesse nous pensions que la richesse faisait la parure du quadragénaire. La morale du fric ayant dû se recycler sous l'effet de surabondance nous acceptons avec joie que les boutiquiers investissent leurs profits dans le tape-à-l'œil de leur boutique et que cette prospérité leur vienne d'une clientèle aussi jeune. Ainsi l'argent retrouve-t-il enfin sa fraîcheur proverbiale et toutes les grâces de l'innocence. D'où vient-t-il ? De papa, de l'État, des pactoles détournés de la coopération, des comptes courants de la Mésopotamie culturelle, on n'en finirait pas de se perdre dans les sources et je m'en tiendrai là. En toutes circonstances chercher d'où vient l'argent c'est le risque à courir de marcher sur la queue du diable ou de se retrouver chez le juge d'instruction.
On remarquera surtout que les boutiques de confection plus que toutes autres ont proliféré en même temps que les étudiants se multipliaient. Et j'en viens aux boutiques des surplus américains. Vrais surplus ou faux américains, peu importe, c'est l'enseigne qui fait foi, elle est féerique et sa clientèle en or. Que l'occident fournisse à l'ennemi sous-développé des armes payables en coups de pieds au cul, c'est tout à fait normal. Que l'Amérique encombrée de produits empoisonnants devenus illicites chez elle (détersifs, lessives entre autres), les refile pour pas cher à la République athénienne, rien à dire si nous fermons les yeux. Mais, chose curieuse, nous sommes plus sensibles au fait que les jeunesses gauchistes issues d'Auteuil, de Conakry ou de Poldévie et prêtes à flamber pour les panthères noires, viets et tupamaros veuillent s'habiller au décrochez-moi-ça de l'Amérique en guerre, et pour le moins de blougines portant la griffe des costumiers racistes du Kentucky ou le label des plus fameux confectionneurs sudistes.
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Il s'agit probablement de solidarité avec les coboilles maltraités du Kansas et les travailleurs opprimés du coton esclavagiste mais je ne suis pas certain que le prolétariat des ranchs et des plantations soit contraint de se vêtir d'un collant de treillis bleu pour s'y mouler le derrière à faire péter les coutures. On n'a jamais vu tant d'honnêtes et charmantes filles se révéler cagnardes avec tant de fierté.
Prévenant les désirs secrets de leur clientèle, les confectionneurs ont mis en vente les trois articles suivants :
Jeans effrangés neufs ;
Jeans rapiécés neufs ;
Jeans délavés neufs.
N'allons pas en faire un plat. N'allons pas croire que les amateurs de pantalons pareils aient l'intention d'offenser le travailleur authentique, pas plus que de lui rendre hommage. N'allons pas les envoyer à l'usine pour y défraîchir honnêtement leurs beaux effets. Ne parlons pas non plus de faux témoins de la peine des hommes ni d'ânes culottés de la peau des lions. Ce qu'il faut dire c'est que les figurants consciencieux du cinéma sociologique doivent se présenter en tenue, que les étudiants les plus distingués de Byzance avaient déjà le goût de se faire voir dans les braies du gaulois analphabète, que tout le monde s'est offert tôt ou tard le mystérieux régal de passer pour un autre et que certains y ont usé leur vie ou même trouvé la mort, que la fascination des choses qui ont beaucoup servi a donné naissance au mythe et à l'industrie du vieux-neuf, une des propositions contradictoires les plus fécondes qui soient, que la jeunesse est impatiente et qu'elle n'a ni le temps ni le goût de s'user elle-même à user les choses, qu'enfin la plupart d'entre eux s'en iront hélas effranger leurs jeans dans les offices du chômage avec un diplôme en poche qui n'aura jamais servi.
Évidemment le cas des petits crésus non délavés qui vont aux manifs en jeans effrangés neufs, c'est un cas particulier. Nous n'avons pas les moyens de les juger. Tout au plus avancerons-nous que leur initiative est prématurée. Le papa Rothschild qui, dernièrement, à l'occasion de son anniversaire, se faisait photographier en haillons de clochard, vous expliquera qu'ayant fait le tour des choses et de sa fortune et constatant que les extrêmes se touchent, il s'est offert l'humble satisfaction de joindre les deux bouts.
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Il paraît que l'autre jour, à la sortie du métro et non loin des surplus, un jeune homme évidemment pauvre et apparemment inscrit à l'université de Paris faisait le boniment à ses camarades pour un pantalon qu'il présentait avec beaucoup de savoir faire : le devant, le derrière, l'harmonieuse répartition des taches, la transparence du fond et la finesse des franges. Il jurait que c'était le sien, son jeans à lui comme le prouvait l'odeur, que ses copains de la Fac pouvaient témoigner de l'usure à la tâche, que l'article enfin, garanti hors d'âge et d'usage, était vendu au prix du neuf.
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Tout cela ne fait pas des leçons bien graves. C'est de la chose vue en surface, entendue en passant, de la chronique à la main légèrement subjective et toujours prompte à généraliser pour se donner du poids. La prochaine fois j'aurai plus d'ambition et mon propos sera moins en l'air. Il ne s'agira plus des étudiants adultes que l'État est trop heureux d'abandonner à leur bonne nature, mais des enfants qu'il se propose de dessaler. C'est un projet de loi imaginé et soutenu par M. Neuwirth, un des bouffons les plus sentencieux et tordus de la République athénienne. Nous l'avions déjà vu, tremblant et pathétique, nous vociférer le bobard que les tueurs pieds-noirs et mercenaires avaient passé les monts pour égorger les bons citoyens. Et aujourd'hui encore n'écoutant que son devoir et son courage il va conjurer le législateur d'arracher nos enfants aux démons de l'innocence et de la pudeur. Le brave homme enfonce une porte ouverte et les huissiers sont là pour faire constat de l'ouverture. Pas de mutation qui vaille ni de libération ni d'ouverture au monde si Éos n'est pas de la partie et les enfants premiers servis.
L'éléphant de mer ne sera pas oublié. Vous ne resterez pas sur impression d'un animal si déshérité qu'il n'aurait d'autre satisfaction que de parfaire l'éducation des jeunes spartiates en les faisant rigoler. J'ai cru bon de vous révéler d'abord les misères de sa condition mais la prochaine fois il vous sera présenté dans sa gloire.
Jacques Perret.
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### De la justice
par Marcel De Corte
Définitions
La vieille définition d'Ulpien : *Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum unicuique tribuens,* la justice est la ferme et constante disposition de la volonté à rendre à chacun ce qui lui est dû, a une inépuisable teneur. Sa division en *justice générale* qui ordonne l'homme à autrui considérés l'un et l'autre socialement en tant qu'ils participent au bien commun de l'ensemble dont ils sont membres, et en *justice particulière* qui ordonne l'homme à autrui considéré individuellement en ce qui concerne les biens particuliers qui lui appartiennent, est d'une importance essentielle. La subdivision de la justice particulière en *justice distributive* qui rend à chaque personne ce qui lui est dû selon la place qu'elle occupe dans la société régie par la justice générale, et en *justice commutative* qui règle les échanges de personne à personne, est également capitale. Tout ce que nous pouvons penser de la justice se trouve contenu en cette synopse. C'est ce que nous allons tenter de montrer.
Mise en garde
Dans la perspective réaliste propre à la philosophie aristotélicienne et thomiste, toute activité se définit par son objet. Dès lors ce type d'activité vertueuse que nous dénommons *juste,* et dont *l'habitus* est *la justice,* se définira de la même façon strictement objective. Rien n'est plus contraire à l'esprit moderne.
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Il nous faut donc au préalable bannir de notre vocabulaire une expression aujourd'hui courante, telle « les exigences de la justice », dont se délectent les politiciens et les clercs laïcs et ecclésiastiques de tout plumage : ses résonances subjectives sont manifestes. Qu'est-ce en effet qu'une exigence, sinon, comme la définit le dictionnaire, « ce que l'homme réclame comme nécessaire à la satisfaction de ses besoins, de ses désirs, de ses aspirations » ? Or, puisque le seul homme qui puisse réclamer est l'être individuel, la personne considérée comme le support d'une action, bref le *sujet* humain, la « justice » prise comme saturation d'un besoin ne peut être que le produit du subjectivisme. Les « exigences de la justice » sont en fait, comme le prouve trop bien l'expérience, les *exigences du moi* qui refuse de se soumettre à la *réalité* que nous appelons *justice* et qui lui substitue une *construction* de son esprit, décalquée de ses appétits et de ses passions.
Il n'est pas un mot du langage contemporain plus chargé de passion que *la justice*. Chacun l'exige selon *l'image* qu'il s'en forge et qui révélerait aussitôt son manque de correspondance à la réalité, sans le potentiel affectif dont elle est chargée et qui lui confère un contenu factice. Cette justice explosive n'est pas mesurée par son objet, mais par le sujet qui la revendique et qui en boursoufle les prétentions jusqu'à l'éclatement en appelant à son aide la morale prétendument outragée en sa personne.
C'est en effet une des choses les plus oubliées de l'esprit moderne intoxiqué par le subjectivisme que la distinction classique entre l'objet des vertus morales autres que la justice et l'objet de la justice elle-même. L'objet de la force et de la tempérance, ainsi que de leurs vertus annexes, est *le sujet* moral lui-même : il s'agit d'introduire dans les passions irascibles et concupiscibles du sujet une rectitude qui les établisse dans un juste milieu relatif au sujet. Ce juste milieu différera d'individu à individu. Les vertus proprement morales perfectionnent donc le sujet : en tant que tel, l'agent moral. Elles assurent l'excellence de la personne. Elles parfont l'être humain individuel et concret. Elles magnifient directement leur auteur et leur source. C'est pourquoi la culture intensive et exclusive des vertus morales proprement dites, telle la force et la tempérance, peut inciter à l'orgueil, à la suffisance, voire à la bouffissure, le sujet qui en est le siège : elle pousse la personne à s'attacher uniquement à elle-même, à sa propre gloire. Témoin le stoïcien, athlète de la vertu, l'œil sans cesse rivé sur soi, sur sa grandeur, à l'exclusion de tout le reste : « Moi seul et c'est assez. »
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Sans la justice qui fait sortir le sujet de lui-même, qui est toujours relative à autrui (*ad alium*), dont la rectitude se prend strictement du côté de l'objet et dont la mesure est toujours une chose (ou un service, une action) indépendante et distincte des parties en cause -- une somme d'argent à restituer par exemple -- la morale resterait prisonnière du subjectivisme et des conséquences qu'il entraîne : l'autonomie du sujet et son refus de toute règle autre que celle dont le contenu et la puissance impérative dériveraient de lui seul. Ce serait l'éclatement de toute vie sociale. Le droit n'aurait plus de fondement objectif. La justice s'enfuirait d'un siècle de fer qui la réduit à la volonté nue de l'homme, génératrice d'une pseudo-société dont chaque membre devient infailliblement le tyran et le parasite des autres.
#### La justice : vertu réaliste
Comme l'ont admirablement vu un Aristote et un saint Thomas, un *objet* s'intercale toujours en tout acte juste entre le sujet. du droit et le sujet du devoir : sa *réalité* transsubjective mesure le titre du premier et l'obligation du second, indépendamment de la bonne ou mauvaise volonté des personnes en présence. Quelles que soient les dispositions intérieures ou l'état d'âme des parties en cause, leurs activités seules importent et sont dites justes parce qu'elles se définissent par un dehors, en fonction d'une chose extérieure (*res exterior*). Le « formalisme » ou le « juridisme », qu'on pourrait reprocher à la justice ainsi conçue dérive d'une méconnaissance complète de la place éminente qu'elle occupe dans le chœur des vertus.
La justice se trouve ainsi doublement chargée d'un lest de réalité objective : celui de l'*autre*, du partenaire de la relation de justice, celui de la chose intermédiaire entre les deux termes de la relation. *Réaliser envers autrui la chose qui est juste* (*id quod justum est*)*, telle est l'œuvre de justice*. La justice noue donc entre l'homme et l'homme une relation *sociale* scellée par une *réalité* de soi indépendante des passions, toujours subjectives, dont l'obligation de justice peut être affectée de la part du créancier et du débiteur. Sans cette seconde réalité objective, il n'y aurait même pas de relation de l'homme à autrui, il n'y aurait pas de relation sociale. C'est l'être dont la relation est chargée qui fonde la relation et non les termes de la relation elle-même.
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Autrement dit, il n'y a de créancier et de débiteur que s'il est entre eux une *chose* prêtée et par conséquent due ; il n'y a de société réelle entre les hommes que s'ils se communiquent les uns aux autres des *réalités* de tous ordres : physique, moral, intellectuel, spirituel, indépendantes de l'attitude subjective qu'ils peuvent avoir à leur égard, et qui s'imposent objectivement, -- voire physiquement -- à eux. La société réelle ne se fonde pas sur les décisions des partenaires, mais sur des réalités objectives et physiques qui leur sont communes, antérieures à leurs volontés respectives qui, bon gré mal gré, doivent se régler sur elles. Ce que chacun de nous reçoit des autres au moment de sa naissance et tout au long de son existence, est incomparablement supérieur à ce qu'il peut leur donner ou qu'il leur donne effectivement, et ne dépend en aucune manière de son libre choix : outre le *vivre* qu'il reçoit du groupe radical et premier qui est la famille, et qu'il transmet à d'autres en fondant un autre foyer, c'est le gîte et la nourriture, un confort supérieur à celui des bêtes et, par delà les familles associées dans une communauté qui les dépasse et les englobe, le *bien-vivre* matériel et tous ces trésors inestimables dont la Cité et la Civilisation qu'il n'a pas élues, sont nanties et qu'il a charge de maintenir et de transmettre aux autres.
Ce *réalisme* ou ce *chosisme* de la relation sociale, visible et pour ainsi dire palpable dans le groupement binaire où l'individu est mis en rapport avec un autre individu (par exemple telle somme d'argent mise temporairement à la disposition de l'un et qui doit être restituée selon les exigences de la justice *particulière*) l'est aussi, mais accessible à la seule intelligence, lorsqu'il s'agit du rapport que chaque personne humaine soutient avec la société où il est établi, par lequel il se reconnaît serviteur de la Cité et de tous les hommes qui en font partie, et que régit la justice *générale :* ici le bien de la communauté, le *bien commun* auquel chacun est ordonné et qu'il doit rendre à la communauté ainsi qu'à ses membres, rassemble d'innombrables bienfaits et essentiellement *tout ce qui unit* les hommes entre eux. Alors que la *chose* réglée par la justice particulière est calculable et représente une quantité définie, celle dont la justice générale est le principe directeur est sans limites. La définition de la justice que saint Thomas hérite du Digeste de Justinien : « une ferme et constante volonté de rendre à chacun ce qui lui est dû », est d'une clarté solaire lorsqu'il s'agit de la justice *particulière* et des biens *particuliers* qui nous concernent *personnellement* et qui regardent d'autres *personnes* que nous : le *milieu réel et objectif* de la justice est là présent, nettement défini, borné, quantifié : tant ou tant, ni plus ni moins.
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L'objet, chose ou service, qui mesure l'obligation de l'un et le droit de l'autre, est déterminé, cerné en des contours précis. Lorsqu'il s'agit non plus de « l'autre » en tant que personne, mais de « l'autre » en tant que considéré socialement (*alius in communi*)*,* de la société et de ses membres, le bien commun, qui constitue le milieu réel, le *medium rei,* entre chacun de nous et la Cité dont nous sommes partie, n'a plus la même netteté tant il est vaste, ni l'obligation où chacun se trouve d'avoir à la rendre à la communauté, ni le droit qu'a la communauté d'en exiger l'observance de chacun de nous. Tel est le paradoxe de la justice générale. Sa réalité n'apparaît guère à cause même de sa surabondance : elle a la même extension universelle que l'objet de l'intelligence et celui de la volonté, ce qui ne va pas sans effort.
#### Le bien commun
Nous sommes en face d'une réalité qui défie l'intelligence tant elle déborde et que les Anciens, dans leur ferveur et dans leur humilité, qualifient de « divine ». De la communauté la plus élémentaire : la famille, jusqu'à la communauté totale qu'est l'univers, en passant par les multiples communautés médiatrices parmi lesquelles la société politique dont nous sommes membres est la plus chargée de largesses à notre égard et nous marque davantage, nous sommes insérés dans un « Grand Être », comme dit Auguste Comte, qui nous dépasse et qui nous constitue. Comment la partie pourrait-elle embrasser du regard et comprendre les modalités du Tout dont elle est partie et qui la comprend ? Comment pourrait-elle mesurer les divers biens communs que ces totalités charrient et auxquels leur générosité nous voue ?
Pensons derechef à l'*existence,* le plus grand des biens, racine de tous les autres, dont nous sommes redevables à nos parents, et qui nous met en relation avec les biens communs hiérarchisés dont la famille est le dépositaire. Ce n'est point par vain lyrisme romantique que Lamartine chante « la famille, abrégé du monde ». Sans doute est-elle en un sens le domaine du privé par excellence, mais en un autre, plus élevé, c'est elle, et non pas l'individu solitaire qui représente le microcosme où l'univers et son Principe se mirent. N'est-ce pas dans la famille que nous recevons ce bien commun du langage, « honneur des hommes », qui transporte tous les autres et qui noue notre première relation proprement humaine et intelligible avec autrui ?
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N'est-elle pas pour nous une sorte de matrice culturelle qui succède à celle de la mère qui nous a portés ? N'est-ce point en elle que nous sommes initiés à ces « lois hautes et salutaires de gradation qui pénètrent l'univers créé », dont parle Edgar Poe ? N'est-ce point par la médiation de sa discipline et de ses règles que nous sommes ordonnés aux autres biens communs et initiés aux devoirs qui nous incombent et qui sont enracinés eux-mêmes dans la nature des choses ? Le Père des dieux et des hommes qu'invoque Homère, le Père des Cieux que prie le chrétien ne se réfléchit-il pas dans le père terrestre, comme l'insinue Platon ?
S'il en est ainsi du bien commun séminal qu'est la famille, que doivent donc être les biens communs supérieurs dans l'orbite desquels nous entrons au cours de notre vie et dont les richesses nous pénètrent à mesure jusqu'au fond de l'être, nous astreignant, si nous observons la justice générale qui les règle, à les conserver, les accroître, les communiquer ? C'est dans la famille que nous percevons la vérité inépuisable du vieil adage métaphysique : *bonum est diffusivum sui*, le bien est diffusif de soi, le propre du bien est de se répandre et de se partager, le bien est tout ce qui unit. Grâce au caractère biologiquement fermé de la famille, nous en éprouvons pour ainsi dire la présence physique chaleureuse. Si nous ouvrons les yeux de *l'intelligence*, nous en pressentons la lumière dans les communautés supérieures où le destin de la naissance nous engage.
Höderlin a donc raison d'affirmer que « la naissance décide en majeure partie », dès qu'il s'agit du bien commun : il est antérieur à notre existence particulière dans laquelle il imprime vitalement sa forme et propage son influx intarissable jusqu'à constituer notre être en son essence même. Aussi le refus du bien commun qui accompagne le repli de la personne sur soi est-il toujours une mutilation qui engendre *toutes les illusions, sans en excepter une seule,* relatives à notre être, au monde et à Dieu, comme un membre amputé engendre son imaginaire présence. Pour apaiser l'angoisse de l'avoir perdu, il n'est alors d'autre ressource que de fabriquer *de toutes pièces* un *autre* « bien commun », à partir de la seule subjectivité dépouillée de son rapport congénital à autrui et au monde, et qui gardera toujours de son origine, en dépit des tentatives les plus cauteleuses ou les plus brutales de l'incarner dans l'existence, son caractère fantomatique et mensonger.
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Les pseudo-communautés bâties à partir du moi individuel ou collectif ne sont que des entités dépourvues d'existence réelle dont les spectres dissimulent, pour ceux qui les imaginent, l'existence terriblement réelle, mais inaperçue de leurs victimes, d'appareils de prothèse plus « vivants » en apparence et plus contraignants que nos relations naturelles avec autrui dans les diverses sociétés où nous sommes. Les mécanismes grégaires des groupements *hippies* ou, à l'autre extrême de la dissociété actuelle, les systèmes administratifs et policiers des États totalitaires en sont les exemples. La négation du bien commun libère en rêve et asservit durement en fait.
Il ne peut en être autrement. Le propre du bien commun est de ne point s'épuiser en se partageant. L'amour d'un père ou d'une mère ne tarit pas en se portant sur un plus grand nombre d'enfants. Les chefs-d'œuvre de l'art ne s'appauvrissent pas d'être contemplés par une multitude de connaisseurs à chaque génération. Mais le propre du moi coupé de sa relation constitutive à autrui, au monde, à Dieu, est de se vider instantanément parce qu'il ne s'abreuve plus aux réalités nourricières. Les produits de remplacement qu'il usine dans sa solitude afin de la peupler sont d'une uniformité lassante. Les paradis sociaux artificiels sont monotones. Rien ne ressemble plus à une utopie qu'une autre utopie. Pour échapper à la répugnance sinon à l'horreur que provoque secrètement tout essai du reste aussitôt avorté, de l'incarner dans l'histoire, il faut la répudier, en adopter une autre, tout aussi révulsive, une autre encore, à l'infini. La révolution permanente où macère l'humanité contemporaine est le substitut du bien commun dont elle ne soupçonne même plus l'existence, tant le « personnalisme » l'infecte.
Alexis de Tocqueville le notait déjà en 1848 : « La Révolution française recommence, et c'est toujours la même. » Là où elle agrège par la force les atomes humains les uns avec les autres, la machine administrative et policière est condamnée à l'immobilisme et à la plus rigide des orthodoxies. Le moindre changement pulvériserait la monolithe. La révolution moderne conserve la pseudo-société qu'elle engendre, comme une momie. Elle est incapable de progresser spirituellement et intellectuellement parce qu'elle ne transmet rien. Le progrès matériel, sauf celui des armes, lui est même interdit : l'abondance économique serait une sorte de bien commun ! Il ne lui reste que le renforcement de la coercition. Les printemps de Prague ont courte durée. En fait, rien ne peut changer dans un système totalitaire sans mettre en cause son existence totale.
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#### Unité et richesse du bien commun
La nature inépuisable du bien commun dont la justice générale est la gardienne se manifeste encore dans la multiplicité quasiment infinie des modes d'union qui rassemblent entre eux les membres d'une société vivante dans l'espace et dans le temps, et dont la lente sédimentation millénaire constitue précisément ce bien commun. Les Anciens comparent à cet égard la relation des membres de la Cité à la Cité elle-même à celle des parties d'un tout à ce tout. Le bien commun est pour eux l'être-ensemble de toutes les parties qui constituent le tout et le concert de tous les aspects de leur union. Il est un ordre, une ordination réciproque des parties entre elles qui permet leurs échanges, leur entraide, leur complémentarité. Tout ce qui favorise cette relation mutuelle appartient au domaine du bien commun. Il ne faut donc pas se représenter le bien commun comme un tout substantiel extrinsèque aux parties qui le forment et existant par soi et pour soi. Le bien commun n'est pas le bien de l'ensemble considéré comme une sorte d'être singulier. Il est le bien d'un tout accidentel qui respecte la distinction substantielle de chacune de ses parties : en l'occurrence les êtres humains, la diversité de leurs caractères et de leurs innombrables opérations propres, les différences qui les marquent individuellement, leur nature concrète. Or la concrétude humaine est inépuisable et défie toute description. Elle est d'une extrême mobilité et change à chaque instant. Le tout social n'est pas seulement fait de parties, mais de leurs activités, dont le nombre, la variété, les interférences défient toute analyse exhaustive. Tout acte qui s'inspire de la justice générale s'accomplit *hic et nunc* et s'entoure de circonstances telles qu'un autre, apparemment semblable, émanant de la même personne, ne lui sera jamais identique. Le bien commun est fait de ces innombrables alluvions ou, si l'on veut une autre métaphore, de ces minuscules madrépores qui finissent, au cours des siècles, par édifier l'immense Barrière de Corail des mers chaudes du Sud. La vie des hommes établis en société est tissée d'échanges de toute espèce, en quantité infinie, dont l'accumulation, la continuité organique, la cohérence toujours accrue unissent de plus en plus les parties du tout entre elles dans une communauté harmonieusement organisée -- ce qui ne veut pas dire parfaite ! -- dont les rapports multiformes, concrétisés dans son existence même et dans tous les biens qu'elle véhicule comme telle et qui vont du degré matériel inférieur au degré spirituel supérieur, sont le bien commun de ceux qui en sont membres.
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Tel est l'objet à l'impératif duquel chacun est tenu d'obéir et tel est le dû que, chacun à sa manière, est obligé de rendre à autrui au nom de la justice générale.
Répétons sans lassitude que sa prodigieuse variété ne laisse pas de se ramener à l'unité puisque chaque action humaine qui concourt à l'observer en l'instituant et à l'instituer en l'observant n'a d'autre résultat que de maintenir et de renforcer *l'union* des membres de la communauté. Le bien commun est *tout CE qui unit, le tiers inclus* qui rassemble les hommes entre eux, les *relations* de toutes sortes qu'ils nouent au cours des générations successives, les *réalités* immensurables que leur vie en société amasse et qui se perpétuent au-delà de leur brève existence. Au contraire, selon la formule adéquate de Claudel, *le mal ne compose pas :* il ne fait que juxtaposer ceux qu'il semble allier dans son œuvre destructrice. En fait, il sépare. Comme le dit un vieux Père de l'Église, « par le péché originel l'homme devient *séparé de lui-même et des autres *». L'expérience que nous pouvons avoir du mal le montre à suffisance. Ce n'est pas faussement que nous disons d'un mal qu'il *déchire.* C'est à la lettre. Le mal est *tout CE qui sépare.*
#### Diversification de la relation au bien commun
S'il est vrai que le bien commun est l'objet de la justice générale, vertu de la volonté ou de l'appétit rationnel dont le siège est l'homme concret, vivant en société, il suit de là que la responsabilité à son égard est strictement personnelle *et différera d'homme à homme* selon les capacités intellectuelles et volontaires dont il est pourvu et, corrélativement, selon l'objectivité de leurs actes. A l'encontre de l'égalitarisme qui sévit dans la politique moderne, il importe d'affirmer avec la plus grande énergie, car il y va du salut même de l'être humain pris comme animal social, qu'il n'y a pas de société et, par suite, point de bien commun inhérent à cette société, sans l'existence d'heureuses et fécondes *inégalités* entre ses membres.
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L'être social n'est en effet qu'un tissu de relations et d'échanges entre les hommes, qui engendrent l'union. Celle-ci suppose leur disparité. On n'unit pas des êtres identiques. Il n'y aura jamais la moindre communication entre eux puisque des êtres rigoureusement égaux n'ont rigoureusement rien à échanger. Des êtres identiques se fusionnent pour ne constituer qu'un seul être ou bien se posent, immobiles et muets, fermé chacun sur soi-même les uns à côté des autres, pour n'être qu'une multiplicité éparse de monades sans lien.
*On n'unit que le divers.* Le fort prête au faible sa force, mais la faiblesse ainsi confortée devient elle-même force, de telle sorte que cette modalité de l'union et du bien commun s'accroît des deux côtés. Il en est ainsi dans tous les autres domaines et singulièrement dans celui de la civilisation : l'initié en reçoit les bienfaits de l'initiateur et se révèle capable d'en initier d'autres, enrichissant ainsi le bien commun de son apport et consolidant l'union qui le constitue. Le vide suscite immédiatement le plein, toujours prêt à se déverser, comme dans les vases communicants, si bien que les inégalités tutélaires, protectrices, salvatrices, secourantes, coopératrices et concourantes, dont Maurras nous décrit la constante présence *physique* dans d'admirables pages de sa *Politique naturelle,* organisent elles-mêmes les seules véritables *égalités* que toute vie sociale authentique manifeste : celles de l'entraide mutuelle où la contribution de chacun multiplie le bien commun dont tous bénéficient et dont personne n'aurait tiré avantage si chacun s'était emmuré dans une chimérique égalité initiale. L'union fait la force, selon la devise nationale des Belges : elle majore l'être du tout et, par suite, l'être de toutes les parties, même des plus minuscules. Que vaut-il mieux : être en imagination l'égal exact des autres dans une société mythique ou l'être réellement d'une certaine façon, c'est-à-dire au titre équivalent de partie, dans une communauté visible et tangible ? Dans une société effective où le bien commun l'emporte sur le mal diviseur, le plus humble des participants a sa place assurée au *même* titre que le plus élevé.
Ici encore la famille, cellule et miroir de toute communauté, porte témoignage : l'enfant à la mamelle, qui ne donne rien et reçoit tout, n'en fait-il pas effectivement partie au *même* titre que l'aïeul plein d'expérience ? En dépit et à cause de son *inégalité* flagrante, ne se trouve-t-il pas sur un pied d'*égalité* avec lui ? Le bien commun que réalise l'étroite union familiale est leur lieu de convergence : les lignes sont *diverses* mais elles aboutissent au *même* point.
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La structure biologiquement et moralement hiérarchisée de la famille se retrouve transposée dans les autres communautés plus larges : partout le bien commun égalise en quelque manière les inégalités nécessaires à la formation du lien familial et qui sont inscrites dans la nature même des êtres qu'il réunit.
Il va de soi que le bien commun de la société familiale oblige différemment les membres de la hiérarchie qui la compose : enfants et parents. Il est normal, et c'est le vœu même de la nature, que le père et la mère se sacrifient à leurs enfants et s'éprouvent, plus intensément que ceux-ci, responsables du bien commun qui se perpétue dans leur descendance. L'expression : parents *dénaturés,* montre bien que le refus d'obtempérer à la justice générale est en ce cas ressenti comme une violation d'une loi immanente à la nature même de l'homme et à laquelle il *doit* se soumettre pour *être* homme. A quels actes de dévouement « l'honneur du nom » n'a-t-il pas conduit certains parents ? Dans toute société dont le bien commun est l'âme, ce sont les chefs qui s'exposent les premiers aux dangers : leur position dans la hiérarchie sociale les met en relation plus immédiate avec le tout lui-même et, par conséquent, avec l'ensemble des parties que ce tout contient et qu'il importe de protéger contre les menaces de séparation : le sommet couvre la base. Louis XIV écrivait à son petit-fils que sa mission était de sauver « le bien commun pour lequel un monarque est né ». Le panache blanc d'Henri IV a une autre allure que la fuite à l'étranger des « représentants du peuple » dont nous avons eu l'affligeant spectacle en 1940 ! Plus on est élevé dans la hiérarchie d'une société quelconque, plus le bien commun de ses membres est vécu comme *l'objet* de l'exigence fondamentale de l'être humain et comme le seul *objet* propre à en mesurer l'ampleur : *être* est essentiellement *être avec,* avec chacun des membres d'une communauté donnée, avec tous, avec leur ensemble.
#### Le bien commun de la cité
Il suit de là, dans une société organique proche des sources de la vie, telle la famille, le bien commun est appréhendé directement et préréflexivement comme le bien le meilleur du sujet, puisque sa recherche en accomplit l'être. La loi qui porte tout être en ce monde à *devenir ce qu'il est* s'applique à l'homme, non pas au titre d'individu séparé des autres, mais au titre de partie nativement et constitutivement reliée aux autres parties dans chaque communauté dont il est membre.
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Il est indéniable que le bien de la famille est pour chacun de ses membres le bien de tous les autres et non point celui que l'un d'eux garderait jalousement pour soi. On peut ici toucher du doigt pour ainsi dire la mystérieuse nature du bien commun qu'un seul mot exprime : *l'union*. Toute maison divisée contre elle-même tombera : la permanence de son être est fonction *de tout ce qui en unit les éléments*. C'est pourquoi le bien commun de la famille est l'union -- et tout ce que l'union véhicule de matériel et de spirituel -- que chacun de ses membres doit aux autres et réciproquement. Dire d'une famille qu'elle est unie, c'est dire que chacun de ses membres jouit du plus grand des biens.
Ce qui est naturel au plan familial revêt d'autres caractères aux plans supérieurs où les puissances de l'instinct n'ont plus la même spontanéité ni la même force de jaillissement. Aussi Aristote et saint Thomas qui n'avaient sous les yeux qu'un type de société domestique dont chaque membre : épouse, enfants, serviteurs et servantes, était considéré comme le prolongement même du chef de famille, vont-ils jusqu'à dire qu'il n'y a pas à proprement parler de justice ni de bien commun en ce domaine strictement privé, puisqu'il n'y a pas de relation effective avec autrui : le maître de maison y est toujours en présence de soi-même. Pour qu'il y ait un autre que soi, il faut dépasser le niveau biologique des impulsions animales et accéder à celui de la raison et de ses impératifs.
Tant au Moyen Age que dans l'Antiquité, la distinction entre le domaine privé et le domaine public était stricte. Le seuil qui les sépare et les joint à la fois ne pouvait être franchi sans dommage pour l'être humain. Si la sphère du public est envahie par celle du privé, l'homme tombe sous la tyrannie d'un seul, et si la sphère du privé est recouverte par celle du public, il est écrasé par la tyrannie de tous. Pour échapper à ce dilemme et ne pas être en proie à la crainte de se trouver seul devant autrui pris individuellement ou collectivement, l'homme doit pouvoir accéder tantôt à l'une, tantôt à l'autre de ces sphères superposées. L'existence de cette communauté restreinte qu'est la famille ne suffit pas à le protéger. La Cité seule peut, encore un coup, le faire échapper à la solitude et, *de la vie* et de la simple continuité de la vie, le faire accéder à une *vie meilleure, proprement humaine,* disposée de manière à laisser le passage à autrui au sens universel du mot.
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L'opposition entre des hommes étrangers les uns aux autres ne peut être surmontée, la peur qui en résulte dissipée et autrui apparaître à autrui avec un visage apaisé que par un acte de la raison pratique qui, prolongeant l'instinct animal impuissant, noue avec lui des liens situés au niveau de la nature *spécifique* de l'homme et de sa définition. Le domaine du privé (la famille, la maisonnée, l'entreprise, l'agriculture, les métiers, etc.) est celui de la réfection, du maintien et de la continuité de la vie et des échanges vitaux. La nature de l'homme ne s'en contente pas. Parce qu'il est doué de langage et de raison, l'être humain circonscrit ce lieu d'échanges supérieurs où sa sociabilité naturelle s'exhausse et s'épanouit en civilisation et qu'on appelle *la Cité*, société parfaite malgré toutes ses imperfections et ses tares historiques, parce qu'elle est l'œuvre de la raison et de la volonté, perfections de l'homme. Sans le secours de l'intelligence et de l'appétit du bien dont les surcroîts épousent, fortifient et surélèvent les tentatives de l'instinct social défaillant, l'homme en serait resté au stade animal supérieur où le sentiment de l'union suffit à maintenir l'union elle-même, mais se révèle incapable de lui donner de la hauteur. La transcendance de l'intellect ne se manifeste que dans la Cité qu'il engendre et qu'elle épanouit. Dans le domaine du prive, elle se subordonne aux nécessités impérieuses de la vie et de la survie dont elle devient l'instrument. Le désir de mieux vivre et d'accéder à des biens supérieurs n'a d'issue que dans une société où s'échangent des paroles, des idées, des opinions, des jugements, des créations, des sciences et des arts, des productions de l'esprit, qui, en raison même des réalités dont elles sont chargées, sont à la fois les causes et les effets de l'union effective qu'elles nouent entre les volontés.
L'art s'ajoute ici à la nature, la continue, l'approfondit, l'amplifie en créant des institutions et en promulguant des lois qui incitent les hommes à s'accomplir aussi parfaitement que possible et à s'associer pour un plus noble dessein que la perpétuation de la vie animale, *pour la vie vertueuse*, c'est-à-dire pour une existence où chacun pourrait déployer à sa mesure et selon ses dons les virtualités et les vertus de l'homme en tant qu'homme. Dans cette perspective, l'animal social et l'animal raisonnable ne font qu'un, ainsi que le prouve leur chef-d'œuvre commun : *la civilisation.*
Notre époque rongée par les excès jumeaux de l'individualisme et du collectivisme a perdu jusqu'au souvenir de cette finalité essentielle à la Cité, œuvre des hommes, qui fait corps avec elle et la constitue en société parfaite, capable de faire passer, par le bienfait de l'union, les membres qui la composent, de la recherche des *moyens* de subsistance nécessaires au maintien et à la propagation de la vie, à celle des *fins* proprement humaines.
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Nous ne savons plus que l'homme est incapable de mener à lui seul une vie vertueuse et que l'ermite dans le désert ou le stylite sur sa colonne communiquent intensément avec Dieu et, par Lui, avec l'univers : « Miens sont la terre et les cieux et toutes choses créées », s'écrie saint Jean de la Croix au terme de son ascension mystique.
« L'homme seul est une bête ou un dieu », cet aphorisme d'Aristote éclaire notre destinée. Se passer de la collaboration d'autrui, tendre à la perfection qui nous est propre en toute indépendance, ressentir la vie sociale comme une aliénation, comme une perte de substance personnelle et comme un empiètement sur notre totale autonomie, proclamer enfin que « l'enfer, c'est les autres » implique comme conséquence que la société sans laquelle l'homme ne peut tout de même pas exister, doit être *entièrement* l'œuvre des libertés individuelles.
C'est là un rond-carré. Comment des individus supposés sans relations préalables et totalement souverains pourraient-ils tisser entre eux un réseau de relations autres qu'imaginaires ? Il est impossible à l'homme de tirer de l'être hors du néant, et de construire du *social* avec de *l'individuel.* La Cité personnaliste et communautaire est un mythe, une élucubration d'intellectuels désincarnés, un être de raison *bombynans in vacuo* qui n'existe que dans la pensée qui le pense, projection purement verbale d'un moi se contemplant dans son propre miroir et s'identifiant aux autres en esprit.
Puisque l'homme ainsi amputé de sa relation congénitale et ontologique à autrui ne peut absolument pas se passer de société, celle-ci ne sera jamais qu'une construction arbitraire et artificielle imposée du dehors à des éléments séparés qu'elle agglomérera en un tout par la force. Le collectivisme totalitaire est l'inévitable contrepartie de l'individualisme et le « socialisme à visage humain » n'est qu'un rêve qui dissimule la dure réalité d'un appareil de contrainte physique, prothèse indispensable qui remplace les liens sociaux naturels disparus.
On ne fait du *social* au sens plein du terme qu'avec du *social* au sens embryonnaire. On ne fait de l'*institutionnel* qu'avec du *naturel* et, puisque le naturel se trouve originellement dans la communauté familiale, elle-même enracinée dans la vie biologique, la Cité digne de ce nom sera toujours, selon la formule de Bodin héritée d'Aristote, un rassemblement de *familles* associées entre elles pour passer du *vivre* au *mieux-vivre.* Le public ne diffère pas du privé comme son contraire et son antagoniste, mais comme son corrélatif, à la manière du supérieur vis-à-vis de l'inférieur.
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A ce titre, la Cité, œuvre des hommes, n'est pas moins une communauté naturelle que la famille, elle l'est davantage puisqu'elle imprègne d'intelligence et de volonté les pulsions unitives que la vie manifeste et qu'elle multiplie, quasiment à l'infini, les bienfaits de l'association rudimentaire.
#### Le fait capital de la naissance
C'est donc sur la *naissance* au sens le plus large du terme, sur l'originel et le natif, sur des éléments qui ne dépendent pas de la liberté humaine que repose cet appétit rationnel de mieux-être et de perfection qui incite l'homme à fonder la Cité. Le droit positif né de la volonté des hommes est greffé sur le droit naturel qui n'en relève point. Les institutions issues de la délibération humaine les plus assurées d'assurer aux sociétés qu'elles régissent et à leurs membres une vie heureuse sont celles qui perfectionnent, soulèvent, dilatent le sentiment de vivre les uns par les autres à l'œuvre dans la famille. Elles dérivent de la tendance naturelle à l'entraide et à l'union, de la subordination spontanée de la partie au tout qui caractérise la société familiale, mais sublimée, consolidée, enrichie par un effort éclairé et intelligent.
Leur histoire le démontre : les institutions théoriquement élaborées dans la pensée des hommes, les « constitutions écrites » dont parle Joseph de Maistre, projetées dans la poussière d'une « dissociété », sont presque toujours génératrices de déséquilibres, tandis que les régimes fondés sur la lente sédimentation des mœurs, des coutumes et des pratiques communes, se sont révélés, au terme d'un non moins lent processus empirique d'organisation et de législation rationnelle, accumulateurs et dispensateurs d'énergies sociales de longue durée.
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#### Fragilité du lien social
C'est que l'être de la relation sociale proprement humaine est d'une extrême fragilité. Les rallonges que l'intelligence ajoute aux sûres et fermes associations nées de la vie, loin de conduire à une vie meilleure et de renforcer l'union naturelle, ne laissent pas d'aboutir à des résultats décevants, si leur consolidation institutionnelle n'est pas soumise *au contrôle de l'expérience, laquelle, en matière sociale, est uniquement fournie par le passé*. Il n'est point d'autre référence en ce cas que la tradition et ses enseignements. *Historia magistra vitae*. Elle apprend qu'il y eut des sociétés heureuses et prospères et nous révèle les causes de leur décadence. « J'appelle utopie, dit le poète espagnol, tout ce qui n'a pas eu lieu au cours de l'histoire romaine. » Et un membre de la Chambre des Communes avertissait ses collègues au siècle dernier au cours d'un débat difficile qu'il n'y avait aucune solution au problème politique qui ne se trouvât dans Thucydide. La nature, abandonnée à elle-même, ne donne que des ronces et des épines ; la nature violentée par l'homme se transforme en désert, mais la nature, secourue et surélevée par l'art politique humain donne de bons fruits.
La réussite de l'intervention de l'homme dans la formation du lien social relève de divers facteurs dont l'importance ne peut être mésestimée. Pour que l'union soit solide et durable, il ne suffit pas que les institutions se situent dans la ligne de la nature, autrement dit que les constructions juridiques de l'intellect « poétique » soient de la main d'un bon ouvrier qui connaisse les lois naturelles dont le respect leur assure des assises stables et profondes, il faut encore que la nature elle-même qui impose l'union sous sa forme rudimentaire ne soit pas faussée par l'immixtion de l'intelligence et de la volonté humaines. L'intelligence peut être vraie ou fausse, la volonté droite ou gauchie. Les intentions de la nature peuvent donc être observées ou enfreintes. Au surplus, on peut avoir l'intellect sain et la volonté déviée. Dès lors, puisque rien n'est voulu s'il n'est d'abord connu et que rien n'est connu que dans ses causes et, en définitive, en sa Cause ultime, le destin de la Cité dépendra de ses institutions dans la mesure où celles-ci s'adosseront à une conception de l'homme, du monde et de leur Principe, à une métaphysique et à une religion naturelle implicitement et sommairement conformes au réel en leur inspiration essentielle.
De fait, il faut arriver à l'époque moderne pour voir surgir sur la scène de l'histoire des États dégagés de toute relation apparente à une métaphysique et à une religion, mais il faut arriver à la même époque pour constater irrécusablement que les « sociétés » régies par le principe du laïcisme sont instables : il n'est pas de « société » contemporaine qui ne subisse l'assaut de contestations les plus diverses et dont l'existence ne soit perpétuellement remise en question.
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La « révolution permanente » est un mythe en tant que le refus de l'union naturelle entre les hommes est incapable d'assurer leur bonheur, mais elle est une réalité en tant que sa chimère ébranle, tantôt à à coups sourds ou furtifs, tantôt par ses déflagrations volcaniques, un édifice social que le bien commun ne scelle plus.
Une société est formée de couches alluvionnaires d'*actes* de justice, et le contraire de l'acte : *la parole,* le rêve, l'utopie, l'idéologie, la mine implacablement. « Ce ne sont pas ceux qui disent : « Seigneur, Seigneur », qui entreront dans le Royaume de Dieu, mais ceux qui accomplissent la volonté de mon Père », dit l'Évangile. De même, ce ne sont pas ceux qui proclament sur tous les tréteaux à tous les carrefours : « Dialogue, Dialogue ! », qui referont le tissu social déchiré, mais ceux qui, spontanément et obscurément, par d'infimes activités d'entraide réelles, en colmateront les brèches.
#### Société et religion
A cet égard, la religion chrétienne, quel que soit le jugement qu'on puisse porter sur elle quant à sa vérité, est la seule qui ait enseigné aux hommes l'observance de la loi naturelle qui impose la concorde à l'origine de toute communauté. Lorsque saint Paul prescrit aux chrétiens de s'aider mutuellement et de porter les fardeaux les uns des autres afin d'accomplir la loi du Christ, il ne fait que reprendre à un plus haut niveau le constat de la Sagesse des nations :
*Si ton voisin vient à mourir,*
*C'est sur toi que le fardeau tombe.*
L'avertissement du Fabuliste est l'expression de la loi qui régit toute communauté naturelle et qui pénètre toute institution authentique : lorsque le père de famille meurt, c'est à la mère et au fils aîné, s'il est en âge, d'en assumer la charge. Le vieux Nisard l'avait bien remarqué : il n'était guère, de foyer, même modeste, où ne se retrouvassent jadis le catéchisme diocésain et les *Fables* de La Fontaine.
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Le christianisme est la seule religion révélée qui oblige les hommes à renforcer les liens que la nature a déjà noués entre eux et qui, en inspirant les institutions qu'ils ont créées, leur montre que la grâce, loin d'abolir la nature, la surélève. C'est à bon droit qu'un positiviste comme Maurras en a pu proclamer la bienfaisance sociale.
Aucune société n'existe donc sans un système de croyances religieuses qui consolide la précarité de la relation sociale et dont clef de voûte, désormais transcendante et inébranlable, rayonne dans le comportement de ses membres. Au cours des siècles, la fondation d'une Cité s'est toujours accompagnée d'une invocation religieuse à l'Immuable : la Constitution américaine fut proclamée au nom de la Très Sainte Trinité comme Athènes fut placée sous la protection de Pallas ou Rome sous celles de Janus et de Minerve. Jusqu'à la Révolution française, tous les peuples païens ont fait la loi en invoquant les dieux, les peuples chrétiens en invoquant Dieu. Il s'agissait pour eux de garantir le lien social, précaire par définition, en le tressant d'un fil incassable. Dans toute société qui aspire à durer, il faut qu'il existe entre les citoyens et entre leurs générations successives une force de cohésion qui transcende leur courte existence et que leurs volontés rivées au temps destructeur ne peut leur donner à elles seules. L'amour de la Patrie se rattache, selon les anciens moralistes, à la vertu de piété, à l'amour fervent de ce qui dépasse la vie humaine et sa courte durée.
L'homme est en effet, selon la formule de Nietzsche, le seul animal qui puisse faire des promesses. Comment pourrait-il entrer en relation vivante et permanente avec autrui et l'assurer de sa fidélité au-delà de tous les changements qui l'affectent, si un tiers invisible et immuable ne se trouve pas entre eux pour confirmer leur foi mutuelle ? Toute union qui se veut constante hausse en quelque manière l'homme du temps à l'Éternité. Les Anciens le savaient qui appelaient « divine » la politique ou l'art de faire durer les sociétés humaines : la Cité est le lieu de convergence des volontés des hommes rendues pérennes par un bien commun qui les oblige et les transcende parce qu'il se rattache en dernière analyse au Bien Commun universel qui est Dieu.
C'est pourquoi les « sociétés » laïques sont elles-mêmes religieuses à leur façon. Qu'elles soient démocratiques ou totalitaires, elles ont substitué le culte de l'Homme ou d'une Entité majusculaire quelconque au culte des dieux et de Dieu. C'est pourquoi il existe et il existera toujours tant de caricatures de la Cité : les idoles que l'homme fabrique pour contrefaire la Divinité sont innombrables.
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Il suffit pour qu'elles prolifèrent que les hommes substituent à la Cité entée sur la Nature la Cité des Nuées et des idéologies n'ayant plus entre eux de bien commun réel qui soit l'*objet* de leurs volontés, ils sont contraints d'en imaginer un *ersatz,* jusqu'à ce que le Moi le plus puissant et le plus rusé impose à tous le sien, sous le couvert d'une philosophie nébuleuse qui stupéfie l'intelligence et l'empêche d'exercer son acte propre : le jugement, mais qui ameute les instincts grégaires et les précipite dans la servitude. Le *culte* de la personnalité qui sévit dans tous les régimes démocratiques, libéraux ou totalitaires, et dont il est impossible d'extirper les racines, porte ici témoignage.
Le rapport de l'art politique à la nature et de l'intelligence à la vie commune à l'homme et aux animaux, tend, malgré toutes les dénégations, à se reconstituer, *mais au niveau le plus bas :* spirituellement, à celui de l'imagination, et physiquement, à celui du réflexe conditionné. Toute issue étant bouchée au réalisme du principe de causalité et à la religion naturelle qu'il alimente, la folie des homme dresse en toute hâte une construction mystique et mystifiante où la dégradation à laquelle ils sont condamnés par la nature qu'ils ont offensée les accule en remplacement de la légitime sacralisation du social disparue. C'est l'histoire de tous les socialismes et de tous les collectivismes : ils ne se soutiennent que grâce à la crédulité humaine gobeuse d'irréel et encline à rendre des vessies pour des lanternes. La valorisation de l'avenir, lieu d'élection de tous les mirages, à laquelle nous assistons actuellement en est la preuve. « A prendre par l'idéalisme », disait cyniquement Lénine des innombrables jobards de *l'intelligentsia* moderne, exilés du réel et fabricateurs de chimères.
On pourrait continuer quasi indéfiniment sur cette lancée. C'est le monde moderne, en tant que moderne, où l'actuel, le nouveau, l'éphémère ont pris la place de la sagesse traditionnelle, que nous devrions mettre ici en accusation. Le monde moderne a nié le primat de l'intelligence contemplative, réglée par sa conformité à *ce qui est,* et réceptrice de vérités immuables d'ordre *métaphysique,* il en moissonne les conséquences. Il ne peut plus assurer la moindre stabilité aux institutions sociales, pis encore, il ne peut même plus concevoir que le respect d'un bien commun, *transcendant* à la chétive personne humaine, lui est imposé pour qu'elle se dépasse elle-même et rencontre autrui en lui rendant ce qui lui est dû. Le monde moderne ignore superbement que la société est fondée sur la nature même des choses et qu'elle n'est pas une création de la volonté libre de l'homme. Il méconnaît la famille et les liens du sang qui prédisposent naturellement l'homme à l'union.
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Il oublie que l'habitude et la cohabitation historique sont une seconde nature. Il refuse d'adopter la prodigieuse formule de Rivarol qui condense les rapports entre le social et le sacré : « L'État est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le Ciel. » Il célèbre « l'éminente dignité de la personne humaine », laquelle est essentiellement *incommunicable*. Comment alors pourrait-il encore avoir une société réelle, un bien *commun* véritable, une justice générale authentique elle-même protectrice et garante de la justice particulière ? Comment encore une fois, passer de l'*incommunicable au communicable* sans coup de force et violence qui écrase et confond en une masse amorphe et anonyme les prétendus citoyens ?
#### Les conditions de l'union
Qu'il soit difficile d'arriver à l'union des esprits et des cœurs, personne n'en doute. La chose n'est toutefois pas impossible : l'empire égyptien, les cités antiques, Rome, les monarchies et les républiques médiévales le révèlent. Ces sociétés ont duré aussi longtemps qu'elles ont gardé une même conception de l'homme, du monde et de Dieu conforme en ses grandes lignes à la réalité. Telle est la condition première et nécessaire. Sans elle, il n'y aurait jamais de bien commun. Le bien commun et le sens commun, forme naïve de l'intelligence et réceptacle des vérités éternelles, tant d'en bas que d'en haut, sont inséparables l'un de l'autre.
Mais cette condition nécessaire n'est pas suffisante. Pour que l'homme obéisse aux requêtes de la justice générale qui ordonne ses actes au bien commun, il faut en outre qu'une certaine moralité commune règne dans l'espace social où se déploient ses activités. Comment être un bon citoyen lorsqu'on se livre à l'intempérance, à la seule poursuite du plaisir, toujours irréductiblement personne, ou, au contraire si, dépourvu de sensibilité, d'affection, de désir, l'on se fige dans un puritanisme à son tour invariablement égoïste ? Comment l'être encore lorsqu'on ne craint rien ou que l'on craint tout et qu'on s'abandonne à la violence ou à la pusillanimité ? L'irascible et le timoré sont pareillement rivés à leur moi, l'un brute puissante, l'autre bête peureuse.
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Comment l'être enfin si l'on ne pratique pas la vertu de prudence qui applique les principes généraux de conduite à des cas déterminés et qui imprègne de raison, de pertinence, d'ordre, tous les actes humains ? Un homme privé de raison, précipité, téméraire, irréfléchi, inconséquent, inconstant, incapable de choisir les moyens adéquats aux fins qu'il poursuit, est un perturbateur de l'ordre public et du bien commun. L'exercice de la vertu de justice générale présuppose celui de toutes les autres vertus intellectuelles et morales qu'elle porte à leur point perfection.
En effet, la justice n'a pas son siège dans la raison, prise en tant que faculté de connaissance : on ne nous appelle pas justes du fait que nous connaissons quelque chose avec exactitude, mais du fait que nous accomplissons quelque chose avec droiture. La justice tient donc nécessairement ses assises dans une puissance appétitive. Mais « l'appétit est double, nous dit saint Thomas, à savoir la volonté qui est dans la raison (*voluntas quae est in ratione*) et l'appétit sensible qui suit la perception des sens. Rendre à chacun son dû ne peut dépendre de l'appétit sensible car la perception ne va pas jusqu'à considérer le rapport d'une chose à une autre ; c'est là le propre de la raison. Il s'ensuit que la justice ne saurait avoir là son siège, mais dans la volonté. C'est pourquoi le Philosophe définit la justice comme l'acte de la volonté (IIa IIae, qu. 58, art. 4) ». Or puisque la volonté ne peut vouloir que le bien universel, le bien commun, et qu'elle imprègne de son énergie les actes des autres vertus, quels que soient leurs objets respectifs, il en résulte que la justice générale draine pour ainsi dire vers elle toute la vie vertueuse et qu'elle est la vertu par excellence, la vertu parfaite à laquelle se subordonnent la prudence, la force et la tempérance, ainsi que leurs vertus annexes.
Aristote la compare à l'étoile du soir et à l'étoile du matin, à la *stella rectrix* qui guide infailliblement la course du marin vers le port à travers l'immensité de la mer. On ne s'étonne nullement alors que saint Thomas fasse de la pratique de la religion naturelle la première des vertus dérivées de la justice générale qui l'inclut et qui la dirige la volonté, l'appétit rationnel, l'amour du bien universel et du bien commun comprend pour lui au moins de manière implicite l'amour du Bien suprême et de la Fin ultime de tous les actes humains qu'on appelle Dieu.
Les rapports de la justice générale à la morale générale sont pareils à ceux de la base d'un cône à son sommet. Dans les moindres actes des moindres vertus se révèle une attention secrète à autrui : l'homme chaste ne commettra point d'adultère ; quiconque maîtrise ses passions sert positivement le bien commun en offrant à la volonté une issue que rien n'embarrasse désormais vers sa fin propre.
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Inversement, les époques où les passions se voient octroyer toute licence sont celles où la société se trouve ébranlée. Quand Éros n'a plus de frein, les temps sont mûrs pour la révolution. Le libertinage et la manie de construire des « sociétés » artificielles invivables, à grand renfort d'encre et de salive, qui sévirent au XVIII^e^ siècle, ont plus concouru au renversement de l'Ancien Régime que toutes les fautes politiques commises par la Monarchie française : ils ont disloqué la clef de voûte de l'édifice social qui s'appuie toujours sur de bonnes mœurs et sur les certitudes du bon sens. Une civilisation aphrodisiaque enchaîne l'homme au plaisir incommunicable de la chair et l'emmure dans un égocentrisme sans porte ni fenêtre ouvertes sur le monde extérieur. L'intelligence rompt alors les artères qui l'unissent à la réalité et se repaît de ses propres élucubrations. L'animal raisonnable se mue en jouisseur compliqué d'un cérébral. L'animal social qui lui est identique se transforme en un ennemi de l'homme dont l'attachement exclusif à soi se couronne d'un amour bavard pour une humanité idéale qui n'existe que dans son esprit et se confond avec lui-même. La société s'écroule. Montaigne avait déjà remarqué que « les opinions supra-célestes » font volontiers bon ménage avec « les mœurs souterraines », mais il n'en avait pas prévu les conséquences : le sacrifice de millions d'êtres humains en chair et en os à l'idole de la Cité des Nuées. Notre siècle n'en voit pas encore la fin.
#### Les conséquences du refus de ces conditions
Que reste-t-il en effet à nos contemporains lorsqu'ils ont renoncé au primat de l'intelligence spéculative qui les réunit dans une affirmation commune des réalités fondamentales, et qu'ils ont perdu ces *habitus* vertueux, « difficilement mobiles », comme dit l'École, qui les orientent vers un même bien commun sous l'irrésistible impulsion de l'intelligence pratique ? Rien, sinon l'intelligence « poétique », l'intelligence ouvrière, transformatrice du monde extérieur, productrice de biens matériels, créatrice d'un « homme nouveau » et d'une « société nouvelle ». Le déclin inouï de la contemplation et l'immense régression des mœurs à l'époque moderne sont rigoureusement corrélatifs aux prodigieuses conquêtes de la Technique.
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Depuis la Renaissance, *connaître* pour connaître et *agir* en honnête homme, au sens pleinement moral que ce mot avait encore au XVII^e^ siècle, ont fait place à *faire.* Le monde est devenu un chantier colossal et la société une immense usine. L'humanité progresse à reculons, en s'en glorifiant, vers la termitière, forme parfaite des sociétés animales.
Ce spectacle est fascinant. Il n'y a plus d'intelligence spéculative, et son objet : le monde commun, s'est volatilisé. Il n'y a plus d'intelligence pratique : le faisceau des fins communes à tout homme civilisé s'est dénoué et chacune d'elles s'est brisée. Il n'y a plus que des mondes singuliers, accessibles aux seules sensations subjectives, des mondes irréductiblement personnels qui ne communiquent pas entre eux. L'homme moderne vit, si l'on peut dire, dans un univers sans profondeur ontologique, dont l'être et l'essence ne s'imposent plus aux intelligences naguère encore réconciliées en lui, et dont les fins ne se proposent plus irrésistiblement aux volontés. Installé dans un monde qui est le sien propre et qu'il ne partage avec personne, il est du même coup établi dans un monde d'où la vérité, terrain d'accord de tous les esprits, et le bien, lieu de convergence de tous les appétits rationnels, sont exclus. Or qu'est-ce qu'un monde sans vérité et sans bonté, sinon *un monde sans être, sans réalité,* puisque le vrai est l'être en tant que saisi par l'intelligence et le bien, l'être en tant qu'objet de volonté ? Le monde moderne est *un monde d'apparences,* qui n'*est* jamais et qui *devient* sans cesse, un monde de processus et de métamorphoses, un monde qui évolue sans discontinuer, un monde en mutation, un monde en révolution permanente.
Comment introduire en ce monde qui fuit continuellement devant l'esprit et devant le désir un élément de stabilité au moins passagère sans lequel il serait proprement invivable, sinon en conférant du dehors à sa matière amorphe et malléable des formes nées de l'industrie humaine et des déterminations surgies de la volonté de l'homme ?
Autrement dit, *le monde moderne ne peut plus être pour l'homme qu'une chose à façonner, à modeler, à transformer.* Il ne peut plus être qu'*un objet sur lequel s'exercent l'intelligence ouvrière de l'homme et sa volonté de puissance.* Le monde moderne est la création de l'homme. Il est le monde de la Technique, le monde du Travail, le monde des Moyens de transformation du monde par l'homme. Autrement dit encore, l'homme moderne privé de ses activités immanentes, spéculatives et morales, se trouve en présence d'un monde sur lequel il ne peut plus exercer que son activité transitive qui passe dans la matière extérieure pour imprimer en elle, à la manière de l'artiste, de l'artisan, de l'ouvrier, les projets de son intelligence et les desseins de sa volonté.
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Autrement dit enfin, l'homme amputé de sa relation au monde commun et aux fins communes de sa nature, placé en face d'un monde avec lequel il ne communie plus nativement, *réduit à sa pure subjectivité, à son moi solitaire, n'a plus d'autre ressource, puisqu'il ne peut vivre sans monde autour de lui, que de construire un monde nouveau, artificiel, en commun avec les autres subjectivités, de manière à établir un accord entre les pensées libres et les volontés autonomes.*
#### Disparition de la justice
La question est de savoir si une telle tentative n'est pas originellement condamnée à l'échec parce qu'elle a pour principe un *irréalisme radical*, issu lui-même (il importe de le répéter, tant l'urgence le commande) de la négation du primat de l'intelligence spéculative dans l'ordre de la contemplation et du rejet parallèle de la souveraineté de la raison pratique dans l'ordre de l'action, ainsi que de l'oubli de l'être et du bien qui spécifient respectivement ces facultés.
Le propre des subjectivités nues, dépouillées de leur relation à la diversité analogique de l'être et du bien qui, les différencie, est d'être rigoureusement semblables. Une intelligence privée de sa correspondance à l'objet qui la spécifie est l'égale d'une autre dans la même situation. Une volonté soustraite à l'attrait du bien qui la détermine est l'équivalent d'une autre dans le même cas. Un dé vide est pareil à un tonneau vide. Aussi les « sociétés » construites par l'homme à l'époque moderne n'ont-elles rien de social : comme nous l'avons déjà dit, ce sont des *dissociétés* formées d'atomes égaux qui ne pratiquent plus entre eux l'entraide parce qu'ils n'ont rien à se donner les uns aux autres, et qui n'ont dès lors aucune raison d'être unis. La notion de bien commun ou d'intérêt général, si vivante naguère encore au moment des grands malheurs publics s'efface devant la poussée des intérêts particuliers ou des intérêts de groupe, eux-mêmes additionnant et coalisant des intérêts particuliers. Les « sociétés » contemporaines n'en ont plus que *l'apparence* et la justice générale -- ou sociale, par antiphrase, sans doute -- dont elles prétendent favoriser le développement n'est que le faux nez dont s'affublent les égoïsmes ameutés.
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Nous verrons plus avant que les deux justices particulières, la distributive et la commutative, ne sont pas mieux traitées. La prodigieuse consommation verbale des mots « justice » et « injustice » que chacun effectue et qui ne lasse personne depuis deux ou trois siècles sur toute l'étendue de la planète est du reste le signe sans équivoque de cette étrange situation. Le diagnostic de Maurras est d'une terrible lucidité : « Il y a eu un Ancien Régime, il n'y en a pas de nouveau, il n'y a que des circonstances qui empêchent celui-ci de naître. »
Frappons donc sur le clou : l'essence de toute société est de *grouper des êtres inégaux* en vue de fins communes, ainsi qu'en témoigne la plus fondamentale des sociétés humaines, basée sur la différence des sexes et destinée à propager la vie, condition indispensable du mieux-vivre. Il est donc strictement impossible de bâtir une société au moyen d'éléments égaux. Comme l'écrivait en 1965 Henry Allen Moe, président de la Société Philosophique Américaine, à propos de la phrase de Thomas Jefferson qui inspira la Déclaration des Droits de 1776 à Philadelphie et la célèbre Déclaration des Droits de l'Homme de 1789, « tous les hommes sont créés égaux » : « J'ose dire tranquillement aujourd'hui que peu de déclarations absurdes ont fait autant de mal que celle-là. Dire que tous les hommes sont créés égaux est le suprême mensonge : tout le monde le sait aujourd'hui et personne n'en doute, mais personne ne le dit... » Le corollaire suit immédiatement : la société est antérieure aux individus qui la composent et qu'elle hiérarchise ; dès lors, construire *une société nouvelle*, résultant de la libre décision des futurs associés tenus pour égaux, appartient à la mythologie de notre temps ; ce projet est irréalisable.
#### La démocratie : fruit de la dissociété
Mais entre savoir et être persuadé, il y a de la marge ! Toute société, saine ou malade, unie ou disloquée, secrète des institutions politiques conformes à son état. La dissociété moderne a engendré la démocratie moderne. Il est à peine besoin de rappeler ici que ce système n'a rien de comparable aux démocraties antiques et médiévales qui présupposaient de solides fondations sociales articulées entre elles et qui ne mettaient pas en cause, *par nature*, l'existence de la société et du bien commun antérieur et supérieur aux volontés particulières.
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La démocratie moderne participe au caractère irréel de la « société » moderne. Il est de son essence même de n'exister qu'en paroles. Le principe égalitaire sur quoi elle se fonde s'évanouit dès qu'elle, se met à fonctionner. Immédiatement avant et immédiatement après l'accomplissement du rite du suffrage universel égal pour tous, il n'y a plus de démocratie : pareille au naturel, la hiérarchie, expulsée par la porte, revient par la fenêtre. Il n'y a pas égalité entre ceux qui possèdent les moyens financiers et matériels de la propagande et les citoyens qui la subissent, bénévolement ou non. Il n'y a pas égalité entre le peuple et ses représentants et ses ministres. Il n'y a pas égalité entre la majorité et la minorité. La démocratie est en réalité une « aristocratie » camouflée. Dès qu'elle s'organise, elle disparaît et se mue en son contraire. Sous le prétendu règne du Nombre et de la Masse se dissimule le pouvoir d'une oligarchie où se combinent à doses variables la puissance de l'Argent et celle du Sophisme qui ont pour but de faire prendre aux citoyens mystifiés des vessies pour des lanternes. Derrière ce régime de rois mérovingiens, il faut chercher les maires du palais. Son rabâchage égalitaire permet à quelques-uns de devenir les égaux de leurs supérieurs et les supérieurs de leurs égaux. Comme l'écrit George Orwell dans son roman *1984*, à propos des citoyens endoctrinés et stupéfiés par le mythe égalitaire, « ils étaient tous égaux, et il y en avait seulement quelques-uns qui étaient plus égaux que les autres ».
D'autre part, dans une société où le primat de l'intelligence spéculative ne s'exerce plus sous la forme fruste du bon sens populaire et où l'ascendant corrélatif de l'intelligence pratique ne rayonne plus sur les conduites sous la forme ordinaire des bonnes mœurs, il n'y a plus d'opinion publique. Comme il est impossible de vivre ensemble dans un minimum de cohérence entre les esprits, la disparition de cette manière de penser plus ou moins raisonnable, plus ou moins droite, se référant implicitement à un système de vérités immuables, a été comblée par l'apparition d'un autre type d'opinion publique, artificielle, répondant aux impératifs de l'intelligence « poétique » qui l'emporte désormais en autorité et qui, ne trouvant devant elle qu'une masse informe de jugements subjectifs sans objet, lui fournit une forme et un objet, fabriqués à la cadence industrielle dans les usines à penser et à solliciter les conduites humaines qui pullulent aujourd'hui sous la raison sociale « Information ».
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Le pays réel, détenteur de la volonté nationale, et le pays légal qui en est l'expression se trouvent dépossédés de leur pouvoir au bénéfice d'une *intelligentsia* elle-même au service de groupes de pression les plus divers -- partis, syndicats, organisations plus ou moins occultes -- qui se disputent, s'allient, se séparent, s'associent en d'autres combinaisons et s'agitent dans la coulisse pour s'emparer des leviers de commande d'un État que la dissociété dont il est le faîte voue à l'oscillation perpétuelle, jusqu'à ce qu'un partenaire plus puissant élimine tous les autres. Au citoyen taillable et corvéable à merci de l'Ancien Régime s'est substitué le citoyen malléable et manœuvrable d'un système qui n'a pas encore reçu de nom, où la nature outragée reconstitue artificiellement les hiérarchies dont l'égalitarisme l'a amputée. Un malaise diffus, provoqué par ces manipulations incessantes de l'esprit humain, et qui va de l'hésitation à la torpeur, remplace le bien commun et reconstitue, au niveau d'une sorte de névrose sociale généralisée, une espèce de justice générale dégradée.
L'obéissance aux requêtes de la justice générale et la subordination de la partie au tout sont en effet tellement enracinées dans la nature humaine que celle-ci, dans son horreur du vide, le remplit aussitôt d'un produit de remplacement dont l'efficace s'est révélé jusqu'ici souveraine : la Démocratie majusculaire, déifiée, érigée en principe absolu et irrécusable de « l'ordre social ». Mettre en doute l'excellence de la démocratie et davantage encore son existence constituent aux yeux de ses dévots innombrables, nourris d'enthousiasme ou passivement engrenés dans les mécanismes de ses liturgies politiques par les « tireurs de ficelle » du système, une sorte de crime inexpiable de lèse-humanité. Suspecter la démocratie est une atteinte à la dignité de la personne humaine, une blessure mortelle infligée à chaque *moi*.
Nous avons montré plus haut que la société est antérieure et supérieure aux individus qui la composent et que le bien commun qui en unit les membres est pour eux « quelque chose de divin » et de transcendant. Il n'y a pas de société sans le liant de la Transcendance et sans religion. La « société démocratique » n'échappe pas à cette loi. Le professeur Georges Bureau, titulaire de la chaire de droit constitutionnel à la Faculté de Droit de Paris, le déclare sans hésitation dès la première phrase du livre qu'il lui a consacré : « La démocratie est aujourd'hui une philosophie, une manière de vivre, *une religion et, presque accessoirement, une forme de gouvernement. *» Au mode classique de la démocratie axée sur la défense et l'illustration *des* libertés humaines limitées et définies s'est substituée, à mesure que la religion chrétienne dans laquelle la religion naturelle s'est sublimée en Occident perdait son empire sur les âmes, *une religion de la Liberté,* au singulier comme Dieu, et plus exactement, *une religion de la Libération de l'homme.*
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La démocratie prolonge la religion chrétienne, l'évacue et prend sa place. Elle apporte à l'homme la promesse de la libération du mal, mais pour elle le mal se situe dans l'organisation sociale qui soumet l'homme à des lois qui ne soient pas ses propres lois et l'expression de sa totale autonomie. Elle remet en question tout l'ordre social tissé d'obligations et de contraintes de toute espèce. Elle est la projection, dans l'horizontale du temporel, de la verticale du salut éternel que le Christ promet à ceux qui le suivent.
La destinée totale de chacun se trouve ainsi impliquée dans sa réalisation : chacun ne pourra être totalement homme que dans la mesure où la démocratie l'aura libéré de toute subordination à tout ce qui n'est pas lui-même. C'est pourquoi la conquête des libertés politiques n'est que très secondairement le but de la démocratie. On peut observer en plein XX^e^ siècle de nombreux pays privés de libertés publiques et qui n'en sont pas moins hautement qualifiés démocratiques. La fin de la démocratie est la construction d'une « société » nouvelle où chaque individu jouira de la plus complète liberté, où ses conduites seront sans obligation ni sanction, où chaque moi sera son propre absolu. La démocratie n'est donc jamais achevée. Il faut toujours plus de démocratie. Il ne suffit plus au système de garantir les libertés, il lui faut, par une contestation permanente de tous les liens naturels, semi-naturels et institutionnels qui unissent l'individu à autrui, créer de toutes pièces un « monde nouveau », étendu aux dimensions de la planète, où chacun ne dépendra que des injonctions de sa conscience autonome. Aussi longtemps qu'il y a encore dans le monde des hommes assujettis à d'autres d'une manière quelconque, il n'y aura pas de vraie démocratie, parce qu'il n'y aura pas de possibilité pour chacun de s'épanouir selon sa libre décision en égalité parfaite avec tous les autres. La démocratie est la forme moderne de la croisade.
Elle est aussi la forme moderne de l'œcuménisme. Une démocratie qui ne serait pas universelle est inconcevable, car elle impliquerait sa propre contradiction. La destinée de chacun ne peut être accomplie que si tous l'accomplissent. Il faut vivre en société. La personne humaine n'est pas murée en son égoïsme. Elle est communautaire. Le développement de la personne va de pair avec celui de la communauté, et sa plénitude coïncide avec celle de l'humanité enfin unifiée sous un gouvernement mondial qui assurera à tous les hommes leur rédemption, la suppression de toutes les formes de l'esclavage et leur béatitude.
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Nous n'exagérons pas. Roosevelt a formulé la charte de cette démocratie apostolique et conquérante : *to make the world save for democracy,* dont la philosophie anime notre époque. Les événements qui se précipitent et qui, de puis mai 1968, transforment la mentalité des clercs tant laïcs qu'ecclésiastiques nous le font voir à suffisance : *l'intelligentsia* contemporaine s'estime investie de la mission de propager la bonne nouvelle de la libération totale de l'homme et de faire sauter les dernières digues que maintiennent les gouvernements débiles et les hiérarchies religieuses chancelantes.
#### La démocratie comme église profanisée
La démocratie renverse de la sorte les données du problème social. Alors que pour la philosophie traditionnelle et pour les coutumes des peuples civilisés, les parties sont subordonnées au tout, c'est le tout qui se trouve désormais subordonné à ses parties. La « société » démocratique en gestation a pour fin d'accoucher d'un Absolu nouveau la personne humaine divinisée, l'homme dont l'existence, toujours concrète et singulière, coïncidera avec son essence universelle. Rousseau, parfois lucide au milieu de ses rêves, l'avait déjà compris : pour lui, la démocratie est faite pour « un peule de dieux ». La démocratie est exactement la transposition de l'Église catholique, sa profanisation, son rabattement dans l'axe horizontal de la félicité temporelle, la reconstruction terrestre du Paradis perdu, l'annonce de la Rédemption de tout individu qui, ayant cru en elle, sera baptisé en son « esprit » et en sa « vérité ». Elle intervertit les rapports de la grâce et de la nature : le surnaturel se naturalise et, du coup, se détruit lui-même et détruit la nature. Alors que le Christ distingue Dieu et César, l'Église société surnaturelle et la Cité société naturelle, selon l'axe de la verticale où, loin de s'opposer, elles composent, notifiant par là avec netteté la distinction et la complémentarité des ordres, corrélatifs et non opposés l'un à l'autre, la démocratie politise, socialise et laïcise la religion chrétienne qui se mue alors en instrument de sa réalisation, et la religion chrétienne sécularisée se convertit en démocratie où le culte de l'Homme évacue le culte de la Divinité.
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Le message démocratique est pareil à l'Évangile qui n'annonce pas leur salut aux sociétés humaines et aux civilisations et s'adresse seulement aux âmes toujours irréductiblement personnelles, mais alors que l'Évangile révèle le mystère d'un au-delà où il n'y aura plus ni mari ni femme, ni grec ni gentil, où les hommes ressuscités n'auront d'autre lien entre eux que Dieu lui-même, leur bien commun surnaturel, la démocratie qui en aplatit le contenu dans l'ici-bas temporel fait appel aux individus déracinés de leurs communautés de naissance et de destin désormais vouées à la consomption ou à la subversion, et s'érige en « corps mystique » dont elle prétend assurer elle-même la cohérence par le seul pouvoir de son idéal. Elle remplit dans le temps le rôle que joue dans l'éternité le bien commun surnaturel, seul capable, parce qu'il transcende les forces de la nature, d'unir des individus que la mort a enlevés à leurs cités charnelles. La démocratie s'approprie ainsi la place du Dieu de la Révélation chrétienne et, en dépit du laïcisme radical auquel son usurpation la condamne, Bergson va jusqu'à dire qu' « elle est d'essence évangélique ». Rien n'est plus vrai, à la condition de remarquer qu'il en va d'elle et de la foi chrétienne comme de deux figures géométriques qui ne peuvent coïncider qu'à la condition que l'une se retourne sur l'autre en pivotant complètement sur son axe. La démocratie est à la rois la contrefaçon et l'antithèse du christianisme. Il n'est pas étrange de constater que partout où elle s'installe elle chasse son modèle. C'est l'application de la loi de Gresham qui veut que la fausse monnaie chasse la bonne. La démocratie chrétienne est une contradiction dans les termes : le substantif en élimine automatiquement l'adjectif. Voyez d'une part le P.S.U. et la C.F.D.T. et, de l'autre, le Chili et l'Italie, ainsi que la « démocratisation » de l'Église depuis Vatican II.
Il n'est pas davantage étonnant de voir la démocratie proclamer son identité avec la justice. De même que la justice selon l'Évangile est un terme général qui rassemble toutes les conduites conformes à la volonté de Dieu, la justice démocratique est l'ajustement de tous les hommes au principe d'égalité et de libération à l'égard de tout ce qui affecte l'autonomie de la personne humaine. La justification paulinienne est fondée sur la conversion de l'homme qui, désormais, ne s'appartient plus à lui-même, mais à l'action rédemptrice de Jésus-Christ. Pareillement et par le renversement du pour au contre qui la caractérise, la démocratie rend justes toutes les actions qui libèrent l'homme des contraintes sociales, de toute appartenance à un autre et, à la limite, de tout objet, pour le restituer en toute propriété et en toute souveraineté à soi-même.
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Le christianisme donne pour fin à l'homme la béatitude objective : Dieu. La démocratie assigne à l'homme la réalisation de son entière subjectivité. Pour qu'il y ait justice, il faut et il suffit selon elle que tout homme soit une personne et traité comme tel, en d'autres termes, qu'il ne relève que de sa propre volonté, abstraction faite de toute relation à des fins objectives et indépendantes d'elle-même qui la détermineraient.
#### L'État sans société
Nous tenons ici la raison pour laquelle, partout dans le monde, à des degrés divers, dus aux réserves sociales que chaque peuple a pu garder et qui ne sont pas encore totalement épuisées par le système, nous nous trouvons en présence d'un *État sans société,* d'un *État surplombant une dissociété.* Il n'y a pas et il ne peut y avoir en démocratie de milieu *objectif* propre à la vertu générale de justice, ni de bien commun *réel* qui finalise celle-ci et la règle, ni d'union, d'accord, d'association *effective,* imposée par la nature des choses, entre tous les citoyens. La démocratie est une *idée,* un *être de raison* dont le propre est de n'exister que dans la pensée qui le pense, une *représentation subjective.* Elle est une sorte de plasma idéologique dans lequel baignent les individus, un mythe qui les englobe dans le culte secret que chacun professe pour son propre *moi.* Le bien commun en démocratie, si l'on peut encore ainsi parler, ne peut être que la démocratie elle-même, laquelle n'unit les hommes entre eux qu'en imagination. Pour les maintenir effectivement unis entre eux, malgré la dissociété où ils se trouvent, il ne reste que l'appareil administratif et policier de l'État. Dans toute démocratie, l'administration et la police *doivent* proliférer.
Ce n'est pas assez dire toutefois. Cet État sans société, sans bien commun véritable, dans lequel la justice générale ne joue aucun rôle politique, ne laisse pas davantage de place à la justice distributive qui la prolonge : Reste la justice commutative qui règle les échanges d'individu à individu. C'est la seule qui fonctionne encore dans les dissociétés contemporaines à côté des lambeaux de justice générale et de justice distributive propres aux communautés naturelles et sema-naturelles qui subsistent encore vaille que vaille et qui tendent à disparaître.
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Mais si elle subsiste, c'est en subissant de profondes transformations. En effet, la justice particulière, comme son nom l'indique, a trait aux échanges entre personnes et porte exclusivement sur les biens particuliers équivalents que celles-ci se cèdent les unes aux autres en contre-partie. La régulation qu'elle opère ne provient pas seulement de l'égalité qu'elle établit entre deux choses de telle façon que celui qui détient du bien d'un autre une part supérieure à celle qu'il doit posséder lui rende exactement la part qui lui revient, selon une moyenne arithmétique génératrice du juste milieu, mais de l'influence que la justice générale exerce sur elle comme sur toutes les vertus et du climat de concorde qu'elle fait régner dans la communauté entière. Les biens particuliers ne peuvent s'échanger entre personnes sans heurt ni conflit que si la justice générale chargée du bien commun s'étend par une sorte de redondance sur leurs commutations. Le domaine privé n'est préservé du désordre que si le domaine public lui impose en quelque sorte sa transcendance et son rayonnement. Les intérêts particuliers ne s'équilibrent justement que dans la mesure où tous les membres de la communauté recherchent implicitement ou explicitement l'intérêt général et sont unis entre eux. Dans ce cas, l'État, gardien de l'intérêt général, n'a jamais à faire avec les individus que pour punir les infractions toujours possibles qu'ils peuvent commettre. Le domaine privé n'est qu'exceptionnellement de son ressort. Mais là où le sens du bien commun s'émousse, où l'intérêt général cède la place aux intérêts particuliers et à leurs coalitions sous la poussée d'une philosophie égalitaire et diviseuse, l'État est contraint d'envahir le domaine privé abandonné aux appétits des personnes et des groupes, à moins qu'il ne subisse lui-même leurs assauts. Dans une perspective comme dans l'autre, *le domaine public et le domaine privé se confondent.*
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#### Conséquence pour l'économie
Il en résulte que l'économie qui, en raison de sa nature, de son origine, de sa finalité axée sur le consommateur en chair et en os, appartient depuis des siècles au domaine privé, va graviter de plus en plais autour de l'État sans société, en proie à l'atomisation, et régir le comportement des individus dans la production et l'utilisation des services et des biens matériels qui leur incombent *essentiellement* en raison même de leur individuation et de leur incarnation en un corps qui leur appartient en propriété exclusive et qui est seul capable de produire et de consommer des utilités économiques.
Ce n'est pas tout. Le propre de l'utile est de l'être à quelqu'un. Être utile à personne n'a aucun sens. Dans une économie fermée de type robinsonien, le pagne est utile à celui qui le fabrique. Dans une économie d'échanges, où le producteur se différencie du consommateur, tout objet fabriqué est destiné à ce dernier parce qu'il lui est utile, et se trouve être simultanément utile au producteur qui l'échange contre un autre produit dont la nécessité s'impose à lui. Ce processus d'utilisation bilatérale est facilité dans une économie plus développée par l'emploi de la monnaie. Quel que soit le type d'économie en vigueur, primitive ou complexe, libérale ou collectiviste, le mouvement du système des utilités va toujours de quelqu'un à quelqu'un, d'individus à individus. L'économie est nécessairement fondée sur cette relation réciproque dont la justice commutative assure la régulation.
Mais l'État sans société, sans bien commun, sans vertu de justice générale, n'en est pas moins État, gardien de la justice. Il aura donc à sauvegarder une multitude d'échanges de biens particuliers et un flux infini d'actes de commutation. Il ne pourra le faire que de deux façons, par le « laissez-faire », en laissant la relation entre producteurs et consommateurs jouer librement, convaincu que son rôle doit se borner à faire respecter les contrats passés entre individus ou entre groupes d'individus, fussent-ils draconiens, ou bien, au contraire, par l'intervention massive, en monopolisant la production et la distribution, persuadé que les individus sont incapables d'échanger entre eux ce qui leur est utile. Dans le premier cas, les individus ou les coalitions d'individus assurent *à sa place* la fonction de gardien de la justice, mais ce sont tantôt les uns, tantôt les autres qui se sont emparés des leviers de commande dans l'État dit *libéral.* Il en est de même dans le second cas, à cette réserve près qu'un certain nombre d'individus ou un seul groupe d'individus a éliminé tous les autres et exerce le pouvoir dans l'État dit *totalitaire.* L'histoire démontre du reste avec éclat que le libéralisme est l'aspect rudimentaire latent et comme endormi d'une *sociose,* d'une maladie sociale caractérisée par la disparition de la justice générale, dont le collectivisme est l'aspect patent, accéléré développé.
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Qu'il vaille mieux contracter une maladie sous sa forme bénigne que sous sa forme aiguë ne doit pas faire oublier la parenté qui existe entre les deux systèmes et leur origine commune : l'État sans société.
#### La démocratie engendre le communisme
L'État sans société, qui est la note spécifique de l'époque contemporaine, culmine dans les pays ou le communisme a conquis le pouvoir, à la suite d'une révolution, d'une désagrégation sociale provoquée par une guerre ou d'une invasion. S'il est vrai que le communisme, comme le pressentait déjà Balzac, est « la logique vivante de la démocratie », il ne peut en être autrement. L'homme témoigne de son essence jusque dans ses pires chutes et dans ses égarements les plus graves : l'idée qu'il se fait de lui-même et de l'univers, qu'elle soit consciente ou non, le guide en tous ses actes. A cet égard, il n'est guère de conception de l'homme et du monde qui ne soit plus irréelle que celle dont Marx est la source et qui s'est répandue, pareille à un torrent, dans l'*intelligentsia* déracinée du réel par le rationalisme du XVIII^e^ siècle et, par elle, dans les masses atomisées, les emportant ensemble vers l'impossible et le néant.
Ce que nous avons dit de la démocratie est également vrai du communisme, mais il importe de le redire avec force, tant il semble incroyable d'affirmer que *le communisme n'existe pas et ne peut en aucune manière exister,* alors qu'il s'impose à plus du tiers de l'humanité. Le socialisme est un phénomène de compensation imaginaire et verbale qui surgit immédiatement dès qu'une société se disloque et que ses membres n'obéissent plus aux impératifs de la justice générale qui leur commande de servir le bien commun comme le plus grand de leurs biens. Son idéologie en accélère le démembrement jusqu'à la rupture de tous les liens sociaux et jusqu'à la révolution. Mais lorsque le socialisme s'engage dans la construction de la société nouvelle conforme à sa philosophie, il est contraint de faire place à un système oligarchique qui contredit à angle droit le collectivisme dont il s'inspire. Le socialisme, soumis à l'épreuve des faits, disparaît comme réalité et redevient ce qu'il est et ne peut pas ne pas être : un *être de raison,* un phantasme, une fable, un mythe.
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C'est visible, si l'on lit les textes de la bible communiste d'abord, source de l'orthodoxie du régime, et si l'on ouvre les yeux ensuite.
S'il est vrai que toute chose se définit par sa fin, le marxisme n'est ni socialiste, ni communiste, ni collectiviste, il est un individualisme radical et, en termes techniques, on peut sans la moindre erreur, dire un solipsisme absolu, c'est-à-dire, selon l'exacte définition qu'en donne le *Vocabulaire technique et critique de la philosophie* de Lalande, la doctrine qui soutient « que le moi individuel dont on a conscience, avec ses modifications subjectives, est toute la réalité, et que les autres *moi* dont on a la représentation n'ont pas plus d'existence indépendante que les personnages des rêves ». On ne pourrait décrire plus fidèlement le marxisme théorique et pratique dont une propagande opiniâtre, qui ne rencontre à peu près aucune résistance devant elle, particulièrement chez les intellectuels des *mass-media,* a pu accréditer une image fallacieuse, la plus mensongère que l'humanité ait jamais connue.
De fait, l'intention initiale de Marx, clairement et continûment affirmée par lui, poursuivie jusqu'en ses plus extrêmes conséquences, et mise en œuvre par les régimes politiques qui se réclament de sa philosophie, est de libérer l'homme de *toutes* ses aliénations, en commençant par la première, sans laquelle les autres ne peuvent durablement subsister : l'aliénation religieuse. « La religion, écrit Marx, n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, *aussi longtemps qu'il ne se meut autour de lui-même. *» « La philosophie ne s'en cache pas, elle fait sienne la profession de foi de Prométhée : en un mot, j'ai la haine de tous les dieux. Et cette devise, elle l'oppose à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas *la conscience humaine pour la plus grande divinité *». « Sur la religion le pied vainqueur d'Épicure se pose, l'écrase, et sa victoire est *notre propre apothéose. *» « *L'homme est donc pour l'homme l'être suprême. *» « *Pour l'homme, la racine, c'est l'homme. lui-même. *» Engels est le fidèle interprète de Marx lorsqu'il écrit à son tour : « Par essence, la religion vide l'homme et la nature de tout son contenu, transfère ce contenu au fantôme d'un Dieu dans l'au-delà qui à son tour cède par grâce une partie de son superflu aux hommes et à la nature. » « L'essence que l'homme adore et déifie comme essence étrangère est donc sa propre essence. » Il ne s'agit pas ici d'une répudiation totale de la religion chrétienne ni des autres religions, mais de la religion naturelle, de la théodicée et de la métaphysique :
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Marx et Engels, Christ et saint Paul de l'athéisme, nient sans réserve le rapport essentiel et existentiel qui relie l'être contingent à l'Être absolu, ainsi que la reconnaissance, au double sens du mot, que l'intelligence et la volonté humaines en éprouvent. La toute première démarche de l'homme est d'annihiler cette aliénation.
Cette aliénation psychique se double d'une aliénation physique dont la forme sociale n'est et ne peut être qu'économique puisque l'homme, débarrassé de Dieu, se trouve devant un monde vide de Dieu, dont les signes sacrés ne sont plus à déchiffrer et qui n'est plus qu'un pur objet d'exploitation. Mais, avec la *division du travail* propre à l'activité économique depuis les origines de l'humanité, l'exploitation de la nature par les hommes, de plus en plus soumise à la spécialisation, à la segmentation et, par là-même, à une cascade de hiérarchies qui l'organisent et la structurent, se mue en exploitation des hommes par les hommes. Il ne suffit donc pas de libérer la conscience, il faut en outre affranchir l'homme de toute dépendance vis-à-vis d'autrui en tout ce qui concerne la seule vie dont il dispose : son existence terrestre de travailleur, de transformateur du monde. « Un être ne se donne pour indépendant, écrit Marx, que lorsqu'il est son propre maître et *il n'est son propre maître que lorsque c'est à lui-même qu'il doit son existence*. Un homme qui vit par la grâce d'un autre se considère comme dépendant. Je vis complètement par la grâce d'un autre quand je lui dois l'entretien de ma vie. » La seule façon de supprimer l'aliénation économique est de restituer l'homme à lui-même, à sa totale autonomie, et de supprimer toute propriété privée des moyens de production par laquelle les hommes qui en possèdent une en propre oppriment ceux qui n'en possèdent point et instaurent l'inégalité entre eux. Puisque les hommes sont par essence des êtres économiques, l'abolition de la propriété privée économique les rendra tous égaux et réalisera la vraie démocratie, laquelle est à son tour, selon Marx, « l'essence de toute constitution politique ». Dans cette démocratie de type nettement rousseauiste, où la propriété devient collective, où toutes les forces humaines « réelles » sont mises en commun, chaque citoyen n'orientant plus ses désirs vers aucun bien particulier, s'immerge dans la Volonté générale et ne se porte plus que vers le « bien commun », tout en n'obéissant qu'à soi-même et en restant aussi libre qu'auparavant.
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#### Du communisme à "l'humanisme"
*Le communisme*, pris en tant que propriété collective de l'économie par l'État démocratique, *n'est pas pour Marx une fin en soi : il n'est qu'un intermède nécessaire à l'homme dont la fin est soi-même et sa radicale désaliénation*. « Il est, nous dit le prophète, une phase réelle de l'émancipation et de la renaissance humaine, phase nécessaire pour l'évolution historique prochaine. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergique de l'avenir prochain. Mais le communisme n'est pas en tant que tel, la fin de l'évolution humaine. » La fin de l'histoire ne peut être que la réalisation de son dessein initial -- *primum in intentione ultimum in executione* -- : l'anéantissement de toutes les aliénations qui enchaînent à autrui, au monde et à Dieu, la conscience et le travail humains, *la libération du Moi*. Une fois que l'homme a tranché les artères ontologiques qui le relient avec l'Être et les êtres, et qu'il peut se mouvoir autour de lui-même et se prendre comme centre de convergence de toutes choses, sa destinée est accomplie : *il s'est approprié réellement son essence pour soi seul.*
Le communisme s'achève ainsi en un humanisme intégralement vécu. Il met fin à la querelle « *entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et d'espèce : il résout le mystère de l'histoire et sait qu'il le résout *». Chaque moi étant libre, étant l'égal de l'autre, lorsque le communisme aura parfaitement maîtrisé la nature en collectivisant la production, « lorsque les forces productives s'accroîtront *avec le développement en tous sens des INDIVIDUS* et que toutes les sources de la richesse collective jailliront », tous les hommes pris un à un seront identiques à leur ensemble, à l'humanité totale, et « la société pourra inscrire sur ses drapeaux : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! » Une fois la vie matérielle assurée à tous par l'abondance née du contrôle collectif exercé sur la production des biens matériels, la « société » exercera de moins en moins sa pression sur les individus. L'État dépérira. « Le règne de la liberté » qui, « par la nature même des choses se situe en dehors de la sphère de la production des biens matériels » commencera « là où finit le travail déterminé par le besoin et les fins extérieures ».
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« C'est au-delà de cette nécessité » dont le champ s'amoindrira de jour en jour, « que se déploieront les puissances de l'homme qui est lui-même sa propre fin ». Engels résume toute la philosophie de son maître en proclamant que, par elle, « l'homme *saute* du royaume de la nécessité dans celui de la liberté ».
On ne saurait parler plus clair : l'homme dont Marx nous annonce la venue, c'est l'individu libre de tout ce qui n'est pas lui, « sans Dieu ni maître », et la « société » nouvelle composée d'individus additionnés les uns aux autres dans la saturation de leur existence subjective, n'a plus besoin de les unir dans le respect de la justice générale et du bien commun qui les transcende. La fin de l'histoire est l'individu débarrassé de l'aliénation ultime qu'est la nécessité sociale du travail. Elle est la récupération du Moi par lui-même et la réalisation totale de son absoluité lorsque les liens ontologiques qui l'attachent aux autres *et qui l'obligent en justice* auront été enfin rompus. Le socialisme marxiste est la négation de l'homme pris en sa définition d'animal social.
C'est pourquoi la « société » communiste *n'existe pas, ne peut pas exister et n'existera jamais :* une société composée d'individus libres, égaux, sans dépendance les uns vis-à-vis des autres, sans liens réciproques, sans « aliénation » est un non-sens. Elle est absurde, contraire à la raison et au sens commun, parce qu'elle est incompatible avec la réalité, parce qu'elle est irréelle, imaginaire, chimérique, cornue et biscornue. Il en est de même de toute société « personnaliste et communautaire » à laquelle rêvent les progressistes chrétiens à la suite de Mounier. Lorsque ce dernier écrit que « le personnalisme est un effort continu pour chercher les zones où une victoire décisive sur toutes les formes d'oppression et d'aliénation économique, sociale ou idéologique, peut déboucher sur une véritable libération de l'homme », il édifie sur papier et dans les mots, la Cité marxiste des Nuées où, selon l'inoubliable formule d'*Alice au pays des merveilles,* « on aperçoit une grimace de chat alors qu'il n'y a pas de chat ». Être *ad alium in communi* caractérise tout homme vivant réellement dans une société réelle. Aussi la justice générale sans laquelle il n'est point de communauté réelle et qui subordonne les parties au tout et, par là-même, irradie sur elles les vertus morales de chacune dans une réciprocité aussi parfaite que l'est leur union, n'a-t-elle aucune place dans la prétendue société communiste.
La soi-disant société communiste n'existe pas en tant que société, et parce qu'il faut tout de même vivre dans ce qui n'en peut plus être que la contrefaçon, c'est uniquement la *force physique* qui, par compensation, unit en une masse compacte les atomes humains désaliénés les uns par rapport aux autres.
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Le mythe communiste sert de liant et il lie dans la mesure où chaque individu est en proie à l'imaginaire. La propagande, dans les pays marxistes, s'empare du cerveau humain de la naissance à la tombe au point d'être insupportable. C'est ainsi que Pasternak a pu écrire que la guerre atroce que l'Allemagne fit à la Russie fut une délivrance pour le peuple russe : « Lorsque la guerre a éclaté, la réalité de ses horreurs, du danger qu'elle faisait courir, de la mort dont elle nous menaçait, a été un bien auprès de *la domination inhumaine de l'imaginaire. *»
La société apocryphe bâtie par le marxisme à grands renforts de lavages de cerveaux et de bourrages de crâne est en fait une machine d'une perfection inégalée qui rassemble une multitude de rouages et les fait tourner selon la logique machiavélienne du pouvoir considéré purement et simplement comme lieu privilégié de la volonté de puissance, elle-même enrobée dans la logique au second degré du système qui la camoufle. C'est un jeu d'enfants de mouvoir les hommes dans n'importe quel sens lorsqu'ils sont réduits à n'être que des individus : le *moi* sevré de toute relation à autrui, au monde, à Dieu, n'est affermi par rien et cède à la moindre pression. Il suffit d'un appareil administratif et policier homogène pour les maintenir dans un ordre matériellement efficace et d'une propagande adéquate pour les inciter à l'action. Une poigne solide sait tenir ensemble des grains de sable portés par nature à la dispersion ou à l'inertie et leur imprimer une lancée dans la direction qu'elle aura choisie. Le rôle de la propagande n'est pas seulement de masquer le caractère strictement physique du régime et la fonction de contrainte matérielle plus menaçante que la plus démesurée des forces de la nature dont l'État sans société est désormais nanti, elle est encore et surtout, non point d'abolir la conscience, comme on l'assure dans un jugement un peu court, mais de remplir la conscience vidée de sa relation constitutive à la réalité *préalable,* d'un objet *préfabriqué* qu'elle prend pour la réalité elle-même. Tout l'art de la propagande est de faire passer l'imaginaire pour le réel et ainsi de transformer l'illusion tenue pour palpable en moteur de la conscience et de l'action humaines.
Rien de plus facile encore une fois lorsqu'on se trouve en face d'individus que l'anéantissement de leurs communautés naturelles et semi-naturelles, l'aveuglement vis-à-vis du bien commun qui les transcende et l'incitation permanente à devenir *autres* que ce qu'ils sont en brisant les liens congénitaux qui les unissent à *autrui* sous prétexte d'*aliénation *:
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faute d'un ordre naturel, ils se précipiteront vers n'importe quel ordre artificiel qu'on leur fabriquera, comme des affamés sur un ersatz de nourriture. La nature a horreur du vide et, en cas de nécessité, elle s'accommode de son contraire, en attendant des jours meilleurs, à moins que son appétit dépravé ne la condamne à la mort. L'histoire est un charnier de civilisations mortes pour avoir rompu leurs attaches à l'ordre naturel et s'être gavées d'artifices.
(*A suivre*.)
Marcel De Corte.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
Si l'éducation doit mettre à même de vivre avec les hommes, et non pas de se passer d'eux car « nul ne peut se vanter de se passer des hommes », que signifie de vouloir « apprendre aux enfants à se passer de leurs parents » ?
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S'il n'y a pas de vérité pour tous, que peut être, humainement, et sans guerre, la justice pour tous ? Si la recherche de la vérité se tient à la présomption favorable chez les autres, comment rechercher la justice, à moins de prétendre celle-ci de toute évidence en tous les cas ? De quelle évidence, humaine encore un coup, s'il n'y a pas d'humaine évidence de la vérité ?
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Si le souci de bien parler, si la propriété du langage est une des marques de la culture, quel siècle, jamais, fut inculte comme l'est celui-ci ?
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Ce qu'on appelle aujourd'hui révolution n'est que l'explosion sociale de la révolution déjà faite dans les esprits (dans tous les esprits sauf exceptions, au rebours du passé), révolution au sens propre d'un *renversement* de l'esprit humain traditionnel, et c'est-à-dire tel qu'il était partout, depuis toujours, tel qu'il devait être selon la nature des choses, et qu'il doit demeurer. Ce renversement de l'esprit est démocratisme, d'une part, et d'autre part scientisme, ce qui fait de l'homme moderne, à ses yeux modernes, à la fois le seul dieu réel, égal et identique à lui-même en toutes les personnes, et une chose entre les choses, de par l'athéisme de la science exigeant de n'avoir affaire qu'à des choses, voire à des relations mesurables en quoi s'analysent toutes choses pour être de fait scientifique. S'agit-il là d'une pure incohérence ?
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Non point, mais de la poussée divergente d'une pensée abstraite qui, une fois refusée la métaphysique véritable des principes de l'être en tant qu'être, objet propre de l'intelligence, verse à une métaphysique visionnaire : celle des êtres postulés par un axiomatisme qui fut d'abord l'axiomatisme de fait du contrat social des hommes selon l'Homme, (au lieu et place de leur existence moyennant l'existence de la société) ; l'axiomatisme formel, ensuite, de la science mathématique d'un réel de sa création (au lieu et place du réel où s'inscrit ce jeu d'échecs, tout comme l'autre) ; et enfin, d'un axiomatisme de mentalité universelle, assez puissant dans sa diffusion pour démolir l'Église catholique de la façon inimaginable que nous avons sous les yeux depuis dix ans. Veut-on juger pareil renversement de l'esprit en esprit moderne, celui-ci le seul esprit humain à ses propres yeux, et l'esprit du passé un manque d'esprit, -- le moyen, alors, de ne pas parler du fin fond de la stupidité où puisse descendre l'intelligence comme en sa gloire ?
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Ce n'est pas pour mettre les parents dans l'impossibilité de suivre les études des enfants que l'on réforme l'enseignement des mathématiques ; si d'aucuns l'imaginent, c'est faute de comprendre le besoin d'un langage nouveau pour des idées nouvelles. (M. le professeur Cartan à *France-Culture,* 16 juin). Comprendre ce besoin doit-il admettre un nouveau langage qui fait déparler ? Tel est le véritable débat. (V. le numéro 156 d'*Itinéraires*).
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L'éducation de la liberté, à la manière de Rousseau, c'est l'usage de soi-même comme en pleine nature, sans autres sanctions que celles de la justice immanente des conséquences physiques de cet usage ; et c'est-à-dire, en réalité, qu'il n'y a ni éducation, c'est explicite, ni liberté, inconcevable pour l'homme en dehors de la société, qui ne peut se réduire au milieu physique. C'est aujourd'hui, par exemple, la liberté sexuelle des adolescentes, avec la sanction, connue des savants, que les relations précoces entraînent 64 pour 100 des cancers de l'utérus.
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Dieu est Fils de Marie selon une relation de raison seule, et ce par impossibilité de toute relation réelle de Dieu à sa créature (IIIa, 35, 5)... Qui, aujourd'hui, rejette, ou maintient, en pareille lumière, la maternité divine de Marie, réelle en Marie ? De même, touchant la création et la providence, l'amour de Dieu pour les hommes, etc. ? Et quant aux autres démythifications progressistes, par exemple que la Résurrection du Christ n'est pas un fait historique, et c'est-à-dire n'est pas de *science* historique ? De quoi s'agit-il, sinon d'une ignorance crasse des distinctions de la théologie thomiste, doublée chez les modernistes du scientisme non moins répandu, mais en butte chez d'autres à leur fidéisme ? Le scientisme formulé par Goblot : « Ce que je ne sais pas, je l'ignore », entendez : il n'y a de connaissance que scientifique. Une fois imbécilisée par ce postulat, (*vere scire, per causas scire*, ne ferait objection que par quiproquo entre la science aristotélicienne, -- par les principes d'être, -- et la science galiléenne, -- par les conditions quantitatives du devenir), l'intelligence de la foi verse inévitablement, ou au modernisme, ou au fidéisme. Tout de même que le postulat égalitaire de la démocratie imbécilise l'intelligence politique en libéralisme et impuissance de l'État, ou en esclavagisme d'État totalitaire. La critique maurrassienne fait voir inlassablement les malheurs des Français suivre au postulat démocratique ; il nous faut, contre le modernisme, une critique thomiste inlassable à faire voir la prétendue mise à jour de la foi pour ce qu'elle est : la superstition scientiste.
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Non seulement « une certaine idée de la France » a pu être assez incertaine pour s'exprimer de la sorte par écrit ; mais les fidèles avalent assez bien les balivernes de leur héros pour nous valoir ce paisible témoignage du *Figaro* (19 juin, page 5) : « Un immense piédestal porte gravées deux citations des « Mémoires » du général... A gauche : « Il existe un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde. » Un panorama de la liberté du monde depuis deux mille ans ne manquerait pas d'intérêt, avouons-le ; mais que direz-vous de cette grandeur de la France faisant des pactes cinq siècles avant Clovis ? Faut-il une morale, j'en trouve deux : il y a des canulars qui se perdraient, faute de fanatiques pour en sortir sans le savoir ; et voilà le piédestal de justice immanente d'un pareil monument !
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« Les pièces n'ont pas à répondre aux questions, mais à les poser. » (André Roussin à *France-Inter* 13 h., 20 juin). A ce compte, l'Église ouverte au monde n'en est plus que le théâtre, -- comme il semblait bien.
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Tout le monde raisonne sur la vie et pense le faire de bonne sorte, même en professant que la vie n'est pas logique, et c'est-à-dire ne permet pas d'en raisonner ; vient alors cette question : est-il humain de parler de la vie humaine sans distinguer si elle est vécue humainement ou non, raisonnablement ou non ? Question suivante : ne serait-ce pas faute de la distinction logique entre les relations réelles et les relations purement logiques, que l'on refuse à la vie d'être logique, au lieu de dire qu'elle ne se montre pas dûment logique ?
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Chez *Figaro* du 4 mai, ce titre sur quatre colonnes : « Les évêques de la commission épiscopale du monde ouvrier estiment compatibles la foi et un système socialiste », (titre précédé d'un petit encadré : « analysant leurs entretiens avec les militants chrétiens »). Chez *Figaro* du 17 juin, titres sur deux colonnes : « Réunion du conseil permanent de l'épiscopat -- le document de la commission du monde ouvrier n'est pas une prise de position sur le socialisme ». Chez *Figaro* du 21 juin, titre sur quatre colonnes : « Les chrétiens-libéraux réagissent devant le dialogue des évêques avec les militants chrétiens engagés dans le socialisme ». Faut-il pas dire ici, comme l'autre de la chute : « La *suite* en est jolie, amoureuse, admirable » ? Mais cette suite d'information figaresque n'est pas le plus beau ; les évêques ainsi appelés protestent que leur déclaration n'était pas « une prise de position sur le socialisme » (*Figaro* 17 juin) ; et c'est-à-dire quoi, sinon que les évêques ainsi appelés n'ont pas besoin de prendre position sur le socialisme pour en parler de manière à pousser tout le monde, avec le candide *Figaro,* dans la direction dont témoigne, (le 4 et le 5 mai, selon l'édition), la même probité candide et noir sur blanc ?
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« Dieu est défini en trois mots : « Dieu est amour. » (Gilbert Cesbron à *France-Inter* 13 h., 21 juin). Monsieur, qui vous proclamez chrétien. -- « voici le temps des imposteurs », vous dites vrai, mais voici que vous dites ici la plus grande imposture : *définir,* autant dire nier Dieu ; le définir en trois mots ; et ce sont trois mots à définir, (si possible)... Et vous pensez sans doute avoir cité saint Jean !
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Il n'y a de science que selon la méthode expérimentale. -- qui est d'abord mathématique ; passant à l'axiomatisme, la prétention scientiste devient : ce que je ne sais pas selon mes postulats, j'en ignore l'existence. N'est-ce pas la même attitude mentale selon quoi le citoyen est un enfant trouvé qui meurt célibataire, de par le postulat de l'égalité de tous les individus humains, -- égalité dite sociale, ou politique, à la manière du zéro, premier des nombres en mathématique moderne et démocratisée ?
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Les mêmes hommes se récrient contre la monarchie de droit divin, qui croient et proclament la démocratie de droit naturel ; ils veulent donc celle-ci d'obligation divine selon l'ordre de la création, ne supportant pas l'idée que celle-là puisse être d'ordre établi selon une autre obéissance à Dieu. Les mêmes hommes encore, selon qui, de la sorte, la volonté de Dieu ne suffit pas à nous obliger, définissent la loi par l'expression de la volonté générale ; et c'est-à-dire que cette volonté-là nous oblige fort bien d'elle-même, à leurs yeux. J'appelle cela déisme au lieu du christianisme, d'abord, et ensuite, idolâtrie de l'État.
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Il n'y a réellement aucun droit pour les hommes sans leur droit de vivre en société, qui est le droit de la société à ses conditions d'existence. Il n'y a pas réellement de droit à la liberté pour chacun sans le droit de l'autorité sur tous. La liberté une fois comprise par opposition à l'autorité, quels rapports attendre des hommes libres de la sorte, sinon des rapports de force, et la violence inévitable ? Il faut choisir : ou la liberté respectueuse du droit de l'autorité, ou la violence au nom du droit de la liberté ; ou la destruction de l'homme par l'homme, ou le citoyen faisant sienne la protestation du psalmiste : « Si jamais je t'oublie, Jérusalem, que ma droite oublie de se mouvoir ! Que ma langue s'attache à mon palais, si je cesse de penser à toi, si je ne mets pas Jérusalem au premier rang de mes joies ! »
98:170
Quel mensonge plus éclatant à soi-même et aux autres, que de prétendre aimer la liberté, laissant quiconque et soi-même refuser de voir la Jérusalem tutélaire, la *cité de paix* de la liberté humaine, la société avec son droit d'autorité ?
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Tous également responsables du monde entier, est-il encore possible de reconnaître aux différentes autorités particulières un droit de s'exercer à la mesure de leurs responsabilités particulières ? Quoi de si généreux que la responsabilité universelle de chacun, mais quoi de si anarchiste ?
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Aucun droit n'est immédiatement le droit de s'exercer en société que pour une totale absence de sens social, qui sévit désormais partout.
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La crainte du péché n'est pas possible à proprement parler, puisque péché il n'y a que voulu par le pécheur ; mais, ajoute aussitôt le Théologien, la volonté humaine peut incliner au péché sous une influence extérieure, celle-ci peut s'exercer avec une force en effet redoutable, et, par exemple, on est trop fondé à craindre de pécher en mauvaise compagnie. (Ia IIae, 42, 3). Qui nous rendra cette vraie logique de la véritable vie des hommes ?
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Je pourrai croire à la paix du monde quand je verrai le souci général d'en être *digne,* comme la condition sine qua non de toute paix ; je constate que l'on prétend à la paix du monde tout de même sorte qu'à donner du pain au monde, -- n'arrivant d'ailleurs pas à cet autre point, si peu comparable.
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Il est dit dans l'Évangile que les putains devancent les notables dans le Royaume de Dieu et le nouvel évangile dit la même chose ; seulement Jésus parlait de pécheresses converties, et les nouveau prêtres aiment le pécheur en pleine action.
Paul Bouscaren.
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### Éléments pour une philosophie du réel
*Chap. IV -- suite et fin*
par le Chanoine Raymond Vancourt
MAIS NOTRE BUT n'est point, pour le moment, de défendre la philosophie de la nature proposée par Aristote ; il s'agit seulement de préciser le statut d'une discipline qui, si on peut ainsi s'exprimer, se superpose à la recherche scientifique. La philosophie de la nature, en effet, ne se confond point avec les sciences physiques, chimiques, biologiques, psychologiques ; elle ne consiste pas non plus en un résumé plus ou moins systématique des résultats obtenus par les savants à une époque donnée ; elle découvre les fondements sans lesquels les sciences de la nature ne seraient pas complètement intelligibles. Sans doute, les savants peuvent se contenter d'analyser les rapports entre les phénomènes ; mais ces rapports ne deviennent compréhensibles qu'à certaines conditions, pourvu qu'on les éclaire à la lumière de principes qui rendent compte de l'ordre constaté dans la nature. Le savant peut, à la rigueur, ne pas recourir à ces principes ; ils ne lui sont pas indispensables pour ses recherches. Néanmoins, s'il veut comprendre ce qu'il fait ([^1]) et accéder à la sagesse, -- on ne mérite le titre de sage que si on s'avère capable d'expliquer ce qu'on entreprend --, il devra recourir à la philosophie de la nature. Cette discipline s'enracine dans les réalités de ce monde, dont nous constatons qu'elles sont intelligibles, puisque nous en parlons d'une manière sensée et en acquérons un savoir scientifique ; il s'agit de préciser les conditions de leur intelligibilité, tâche que précisément s'assigne la philosophie de la nature. Elle cherche à découvrir les principes constitutifs des corps animés et inanimés, les aspects les plus généraux et les plus fondamentaux de leur existence.
100:170
L'enquête philosophique doit nécessairement débuter par cette étape. Nous sommes, en effet, des esprits immergés dans un corps et qui, étant donné leur situation, n'ont de contact direct qu'avec les êtres de ce monde, que nous atteignons par le truchement des sens.
La philosophie de la nature n'en dépasse pas moins, à certains égards, le domaine de l'expérience vulgaire et scientifique, car les principes auxquels elle aboutit n'ont rien de phénoménal ni de sensible. En disant que les réalités d'ici-bas ne se comprennent qu'à l'aide des quatre causes : efficiente, matérielle, formelle, finale, on transcende incontestablement les données immédiates et les résultats des sciences. Mais d'un autre côté, ces principes, bien que dépassant le sensible, sont destinés à rendre intelligibles des faits qui, autrement, ne seraient pas totalement compréhensibles. L'affirmation de la finalité, par exemple, encore que la fin ne soit pas une réalité que l'on perçoit, est rendue nécessaire par l'organisation des plantes et des animaux, organisation qui apparaît déjà au plan de l'expérience vulgaire et que les recherches scientifiques ne font que confirmer. De même pour la cause efficiente. Bref, la philosophie de la nature prétend révéler les principes qui rendent intelligibles ce que nous voyons et touchons : les êtres d'ici-bas qui se trouvent à notre niveau et auxquels nous sommes constamment affrontés. Pour cette raison, la philosophie de la nature constitue la première étape que doit franchir celui qui veut comprendre ce qui existe.
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Rien d'étonnant dès lors que cette discipline soit apparue à l'aube de la philosophie grecque. Les premiers « physiciens » l'ont ébauchée, quoique d'une manière maladroite, car ils ne prenaient pas nettement conscience des problèmes philosophiques ([^2]). -- Socrate s'est plutôt intéressé à l'étude de l'homme et, chez Platon, il n'existe pas, à proprement parler, de philosophie de la nature, le monde du devenir étant à ses yeux objet d'opinion, non de science ; quand il veut en proposer une interprétation qui dépasse la connaissance vulgaire, Platon se croit obligé de recourir au mythe.
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Aristote, au contraire, s'efforce avant tout de rendre intelligibles les êtres animés et inanimés avec lesquels les sens nous mettent en contact ; et il cherche à préciser le statut de la philosophie de la nature et à la différencier de la métaphysique. Son point de vue va dominer, sans presque rencontrer d'obstacles, jusqu'à la fin du XVI^e^ siècle. -- Au XVII^e^, on en vient à déclarer la philosophie aristotélico-thomiste de la nature inconciliable avec la physique mathématique inventée par Galilée ([^3]). -- A tort d'ailleurs. -- Cette physique n'était, après tout, qu'une science, une méthode nouvelle pour aborder l'étude des phénomènes. Cantonnée dans son domaine, elle ne devait pas entrer en conflit avec l'aristotélisme. Celui-ci, de son côté, aurait dû ne pas empiéter sur un terrain qui ne lui appartenait pas, ne point se substituer au patient labeur des sciences expérimentales et garder ses distances par rapport à une image de l'univers qu'on s'était faite depuis l'Antiquité et le Moyen-Age et qui ne découlait nullement des principes de la philosophie de la nature proposée par Aristote. Si, de part et d'autre, on avait eu le souci d'éliminer les équivoques, la physique mathématique aurait pu fort bien s'accommoder de l'aristotélisme. Malheureusement, pour diverses raisons ([^4]), ces précautions ne furent point prises et une lutte s'engagea dont la philosophie traditionnelle, et même la philosophie tout court, allait pâtir.
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Descartes, en effet, veut remplacer l'aristotélisme et il reproche à Galilée de ne l'avoir point fait ([^5]). Il réduit les réalités de ce monde, hormis la pensée, à l'étendue et au mouvement ; il assimile les plantes et les animaux à des machines et écarte toute interprétation finaliste de la vie.
102:170
Bref, il élabore une philosophie de la nature ([^6]), contre laquelle le XVIII^e^ siècle, plus sensible à l'influence de Newton, va multiplier les critiques ([^7]). -- D'autres formes de philosophie naturelle apparaîtront alors. Kant, par exemple, dans son *Histoire universelle de la nature et théorie du ciel* (1755), dans les *Premiers principes métaphysiques de la science de la nature* (1786), en propose une et la deuxième partie de la *Critique de la Faculté de juger* (1790) contient les bases d'une nouvelle philosophie de la vie. -- Les « systèmes » de la nature construits par Schelling et Hegel ([^8]) constituent la dernière métamorphose d'une discipline qui semble ensuite se résigner à disparaître devant le développement des sciences. Marx et Engels, dans certains textes du moins ([^9]), laissent entendre qu'une philosophie de la nature est dorénavant inutile. En fait, celle-ci « vers 1860..., n'est qu'un souvenir. Le *Cosmos* de Humboldt n'a même plus la forme grandiose de la philosophie de la nature de Schelling et de Hegel » ([^10]). Pendant près d'un siècle, on n'entendra guère parler de cette discipline ; beaucoup la considèrent comme définitivement éliminée ([^11]).
103:170
Il faut croire cependant qu'elle manifeste des velléités de résurrection ; autrement, comment expliquer les efforts déployés par les empiristes logiques pour établir qu'une philosophie de la nature est inutile et impossible ? On ne s'acharne pas sur un cadavre.
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La question est, en effet, loin d'être tranchée dans le sens désiré par l'empirisme logique, car les problèmes dont s'occupe la philosophie de la nature sont des problèmes authentiques et inévitables, et qui relèvent de sa seule compétence. Les êtres de ce monde, disions-nous, sont intelligibles, puisque nous parvenons à les connaître. Les conditions d'intelligibilité sont donc réalisées, mais que sont-elles ? S'agit-il seulement de conditions que doit remplir le sujet connaissant ? Ou de conditions qui concernent la structure des choses ? En d'autres termes, est-ce nous qui rendons celles-ci intelligibles ou le sont-elles en elles-mêmes, fondamentalement ? Notre pensée se règle-t-elle sur ce qui existe ou, au contraire, ce qui existe se règle-t-il sur notre pensée ? De la réponse à cette question dépend la tournure, réaliste ou idéaliste, que prend une philosophie de la nature. -- Pour Aristote et saint Thomas, les principes ultimes des êtres de ce monde : matière et forme, cause efficiente et cause finale, etc., ne sont pas seulement des exigences de notre esprit, des conditions « transcendantales », « a priori », des structures de notre faculté cognitive, mais des principes constitutifs des corps animés et inanimés avec lesquels la sensation nous met en contact. Ce sont de tels principes que la philosophie de la nature prétend dégager. Elle ne dépasse pas, pour autant, le niveau des réalités visibles et palpables offertes à nos sens et avec lesquelles notre intelligence, elle-même immergée dans la matière, se trouve de plain pied. Le philosophe de la nature, qui creuse pour trouver les fondements des choses de ce monde, ne nous transporte pas d'emblée dans un « arrière-monde », invisible, immuable et absolu ; il ne parle que des réalités individuelles et mouvantes dont nous avons sans cesse l'expérience ; il ne fait pas de la métaphysique.
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La philosophie de la nature entretient cependant avec celle-ci des liens étroits, dont il faut essayer de préciser la nature. La métaphysique peut s'entendre en un double sens. Aristote la définit d'abord « la science de l'être en tant qu'être ». A ce stade, elle ne comporte pas encore l'affirmation d'une Réalité absolue, d'une Substance immuable, incorruptible, située au-delà de tout ce qui change, et qui ferait participer à l'existence les choses de ce monde.
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Elle recherche seulement les principes valables pour toute réalité, elle construit ce qu'on pourrait appeler une ontologie générale. -- Mais, à partir de quelles bases va-t-elle l'édifier ? Pour le commun des mortels, disions-nous, ce qui existe, ce sont les êtres dont nous faisons constamment l'expérience : les corps animés et inanimés que nous percevons, sans oublier notre organisme, que nous connaissons par nos sens externes, mais aussi par une sensation interne se confondant avec le sentiment que nous avons d'exister ([^12]). Le réel nous est donné à travers ces expériences ; les seules réalités avec lesquelles nous entrons directement en contact sont celles qu'appréhendent nos sens ; les corps animés et inanimés, la matière. Elles sont, par conséquent, les seules susceptibles de nous renseigner sur ce que signifie l'existence et sur les caractéristiques générales qu'on peut s'attendre à retrouver en tout ce qui existe. N'est-on pas endroit de conclure que la métaphysique, comme science de l'être en tant qu'être, comme ontologie, doit se construire à partir des résultats obtenus par la philosophie de la nature, résultats que l'ontologie ne fait, pour ainsi dire, que généraliser, en les élevant à un degré supérieur d'abstraction ? En ce sens, la philosophie de la nature semble jouir d'une certaine autonomie par rapport à la métaphysique, puisque celle-ci se bâtit à partir d'elle et la suppose.
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On objectera sans doute que nous ne faisons pas seulement l'expérience de l'être par le truchement de la connaissance sensible des réalités naturelles, mais aussi par d'autres expériences : celles de la vie sociale, de l'art, de la religion, etc., puisque dans ces différents domaines il s'agit toujours du réel, de ses modalités, de ses structures. Pourquoi la connaissance de la sociétés par exemple, de son organisation et de son évolution, ne fournirait-elle point des renseignements dont on pourrait tirer des conclusions pour l'être en général, ses propriétés et son devenir ? N'est-ce point de cette façon que s'est constituée la synthèse marxiste, à partir d'une analyse de la vie sociale ([^13]) ?
105:170
Mais en adoptant cette perspective, on minimise le rôle exceptionnel de la perception ; on oublie que ce qui s'offre à nous en premier lieu, c'est le monde des corps, de la matière, avec lequel l'homme se trouve de plain pied, étant lui-même matière. Tout ce que nous connaissons ultérieurement repose finalement sur cette base. Dès lors, nous sommes autorisés à conclure que la recherche des principes qui constituent et expliquent les réalités naturelles doit précéder et préparer l'enquête sur les caractéristiques de l'être en général. Il faut donc accorder une certaine autonomie à la philosophie de la nature, même si l'ontologie, une fois constituée, va en quelque sorte l'absorber, les catégories de l'être s'appliquant évidemment aux corps animés et inanimés qui constituent notre univers ([^14]).
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Indépendante de l'ontologie, la philosophie de la nature l'est également de la métaphysique, de l'effort qu'on déploie pour accéder à une Réalité absolue, immuable, éternelle. Elle l'est en ce sens qu'elle peut se cantonner dans l'examen de ses problèmes spécifiques et refuser de sortir de ce domaine. Un exemple permettra de préciser la portée de cette autonomie. La philosophie de la nature, quand elle cherche à rendre intelligible l'organisation des êtres vivants, croit devoir faire appel à la finalité, qu'elle conçoit comme une finalité immanente à l'organisme, inconsciente, naturelle. Elle n'a point à se demander s'il existe ou non, à l'arrière-plan, une Intelligence transcendante qui fixe les buts et choisit les moyens pour les atteindre. Et de même que le biologiste peut, à la rigueur, se borner à rechercher les conditions physico-chimiques de la vie et se désintéresse de la finalité que le philosophe considère comme indispensable à l'intelligibilité des êtres vivants ; de même, le philosophe de la nature peut se contenter d'affirmer une finalité immanente et inconsciente et ne pas aller plus loin. -- Mais, tout comme le savant voit poindre à l'horizon le problème posé par l'ordre qui règne dans les vivants, ainsi le philosophe entrevoit que l'existence d'une finalité immanente et inconsciente soulève de nouvelles questions, car la notion de téléologie inconsciente n'est peut-être pas entièrement satisfaisante. Mais poser cette question et lui trouver une réponse, c'est l'affaire du métaphysicien.
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Il devient difficile, après ces considérations, d'admettre que les problèmes dont s'occupent la philosophie de la nature et la métaphysique constituent de pseudo-problèmes, dénués de signification, car ils naissent de la réalité même. Les empiristes logiques le concèdent finalement et « ils ne condamnent ni les travaux portant sur les premiers principes de la connaissance, ni même les systèmes philosophiques élaborés à partir des données de l'observation scientifique ou du sens commun ». Ils n'affirment plus désormais « que toutes les phrases d'un livre qui s'intitule : *Métaphysique* contiennent seulement des énoncés dénués de sens, ([^15]). Les formules excessives ([^16]) qu'ils ont parfois utilisées visaient surtout, à les entendre, « le délire spéculatif des intellectuels germaniques » : à une « philosophie ivre », ils voulaient « substituer une philosophie sobre » ([^17]).
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En d'autres termes, leurs reproches s'adressaient aux philosophes et aux métaphysiciens qui, s'appuyant sur des définitions et des principes posés en quelque sorte *a priori,* voulaient reconstruire l'univers d'une manière déductive et systématique.
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Ce défaut, qu'on appelle parfois le « constructivisme », on le décèle incontestablement dans l'idéalisme métaphysique des post-kantiens : Fichte, Schelling, Hegel. Il caractérise aussi la *Prima philosophia sive Ontologia* de Wolff, qui pourrait passer pour le type même d'une métaphysique déductive, et contre laquelle Kant a dirigé ses attaques dans la *Critique de la Raison pure.* Certes, on retrouve dans l'œuvre de Wolff maints éléments empruntés à la pensée aristotélico-thomiste ; on a même pu dire que, si on fait abstraction du principe leibnizien de raison suffisante, qui occupe d'ailleurs une place centrale dans l'ontologie wolffienne, les autres thèmes sont empruntés à la philosophie médiévale ([^18]). Mais si Wolff a peut-être le mérite d'avoir réintroduit l'ontologie et utilisé les cadres anciens, sa philosophie n'en revêt pas moins un caractère déductif et *a priori* qu'elle n'eut jamais chez Aristote et saint Thomas ; en d'autres termes, les idées puisées par Wolff dans la pensée traditionnelle sont insérées chez lui dans un autre contexte, vivent dans une atmosphère différente.
C'est dire que l'aristotélisme, pris dans ce qu'il a d'essentiel, ne se présente pas du tout comme une philosophie déductive, « constructiviste », procédant *a priori.* A partir des réalités de ce monde, des réalités les plus concrètes, des corps animés et inanimés, dont l'ensemble constitue la nature, une nature dont nous faisons partie et au sein de laquelle nous vivons ; à partir de la connaissance spontanée que nous en avons et que traduit notre langage ; à partir aussi des interprétations qui ont pu déjà en être proposées, le philosophe s'efforce de préciser les problèmes qui surgissent des choses de ce monde. Cette analyse constitue, avec la description du réel, une étape préliminaire importante dans le travail philosophique. Il s'agit de mettre en relief, pour elles-mêmes, les difficultés et les contradictions qui se rencontrent dans les phénomènes ; d'établir ce que saint Thomas appelle le *status quaestionis.* En s'attardant à la définition de la question, saint Thomas ne faisait que marcher sur le chemin tracé par Aristote, lequel peut être considéré comme le maître, sinon le fondateur, de l'aporétique, ou, si on préfère un autre terme, de la problématique.
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Aristote clarifiait les problèmes avant d'en chercher la solution et séparait en eux ce qui était à ses yeux compréhensible et ce qui ne l'était pas. On l'a dit avec raison : « Nous devons prendre exemple sur cette méthode. Elle a été trop souvent négligée et presque oubliée dans les temps modernes ; il faut la remettre à la palace d'honneur. Nous devons, nous autres philosophes d'aujourd'hui, la réapprendre complètement et bien nous persuader que, malgré tous les efforts que nous pourrons faire en ce sens, nous sommes bien loin d'être passés maîtres en aporétique. » ([^19])
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Cette étape de la recherche philosophique mène plus loin que la simple description des phénomènes. L'aporétique compare, vérifie, classe le donné ; « elle met en relief les discordances qui s'y rencontrent, leur donne le tranchant du paradoxe, ce tranchant inhérent à toute contradiction qui se constate dans le réel. Elle ne se préoccupe pas de surmonter les contradictions ; c'est l'affaire de la théorie. Elle remplit son rôle d'autant plus parfaitement qu'elle met dans un jour plus cru *l'impossibilité de penser ce qui se contredit *» ([^20])*.* Le mot « *aporie *» signifie absence de chemin ; il indique qu'on est arrêté et mis en échec devant le réel. Il faut alors chercher des voies nouvelles ; en d'autres termes trouver une explication. « L'aporétique conduit seulement jusqu'à ce point ; elle mène au seuil de la solution, mais ne franchit jamais le seuil. Elle va du donné jusqu'aux problèmes à résoudre. Les tâches qu'elle a formulées, elle en confie l'exécution à la théorie, mais n'y touche pas elle-même. » ([^21]) En se voyant confier ces tâches, le philosophe reçoit en même temps les directives nécessaires pour les mener à bien, directives qui impliquent la consigne générale suivante : ne pas se livrer à une débauche de spéculations philosophiques et métaphysiques ; ne pas vouloir édifier à tout prix et tout de suite un système ; se garder de la tentation de déduire le réel ; se mettre humblement à son écoute dans l'espoir qu'il nous révélera quelque chose des principes qui le constituent et le rendent intelligible ; se rappeler, en un mot, que les « fondements », en philosophie comme ailleurs, ne sont point visibles en eux-mêmes et qu'on les connaît seulement à partir des choses qui reposent sur eux et dont nous avons l'expérience.
109:170
Mais quand on a admis l'authenticité des problèmes philosophiques et leur enracinement dans le réel ; quand on a, par la pratique de l'aporétique, précisé leur signification et situé, pour ainsi dire, l'endroit exact des difficultés, tout n'est point dit pour autant et le principal reste à faire. Il s'agit de trouver des solutions. Que vaudront-elles ? Pouvons-nous espérer, en ce domaine, atteindre la vérité ? Il y a évidemment très longtemps qu'on s'est posé la question et sous des formes diverses. De nos jours on la tranche volontiers en proclamant que la philosophie ne peut être qu'une idéologie. Comme ce terme n'est pas sans ambiguïté, il importe de préciser ce qu'il signifie et d'en tirer les conséquences pour ce qui concerne la valeur de la philosophie.
Chanoine Raymond Vancourt.
110:170
### Lettre à un futur séminariste
par Henri Charlier
Mon cher enfant,
Vous avez l'intention de vous diriger vers les moyens d'accession à la prêtrise et pour cela d'entrer au séminaire S. Pie X ; vous avez dû être profondément étonné, il y a quelques années, de voir tant de prêtres ayant eu toujours une conduite honorable et qui enseignaient (en gros) la doctrine de l'Église comme ils la connaissaient, tourner casaque en deux ans et passer aux idées extravagantes nommées l'esprit du concile, les croyant comme on le leur disait, le fruit d'une nouvelle Pentecôte.
Hélas ! ces pauvres prêtres avaient été des hommes zélés, ayant peiné de longues années sans voir aucun résultat apparent de leur zèle. Quand on leur parla d'une nouvelle Pentecôte, d'une effusion du Saint-Esprit qui allait renouveler l'élan des cœurs pour la foi, ils crurent finie leur obscure misère, ils crurent les nouveaux apôtres et s'empressèrent d'appliquer les nouvelles méthodes qu'on leur enseignait.
Un certain nombre ont vu depuis dans quelle impasse on les menait sans se rendre compte de l'erreur oh on les avait engagés.
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Elle est bien simple : ces prêtres honnêtes avaient reçu une formation apostolique naturaliste : bon théâtre, ensuite bon cinéma, trompettes ou ballons catholiques, concerts de charité, kermesses, au besoin dispensaires, gouttes de lait, etc.
111:170
Ces moyens sont bons en eux-mêmes et nullement négligeables. Mais ce n'est RIEN si on ne peut faire pénétrer les âmes dans le surnaturel par la prière ; s'ils avaient eux-mêmes quelque teinture de cette pensée, ils n'en croyaient pas le peuple capable, ce qui est une grave erreur car le Christ a dit : « Demandez et vous recevrez, frappez et on vous ouvrira. » Pour ouvrir, la prière du prêtre est la plus nécessaire, d'abord parce qu'il doit savoir le mieux, non pas la théorie livresque, mais la pratique des œuvres de la foi.
Or, l'esprit attribué au concile (je ne dis pas « le concile » car lui, nécessairement, ne peut contredire aucun autre concile) leur offrit des moyens encore plus naturels que les anciens. Car, dans la période précédente, le clergé dans son ensemble désirait voir son troupeau marcher derrière la croix en enfant de Dieu, tandis qu'aujourd'hui il le veut se mêlant au monde ; il veut lui faire chercher Dieu, la volonté de Dieu, non dans l'Évangile et toute l'Écriture, mais dans le monde. Ce monde antichrétien nous décèlerait dans ses désirs ce qui serait la volonté de Dieu à son égard. Voilà bien le naturalisme : c'est encourager les fidèles à s'engager dans les mouvements politiques et sociaux les plus hostiles à ce qu'est la vraie foi, car celle-ci nous mène à être parfaits aux yeux de Dieu et non à conquérir le monde, ce qui fut une des tentations du diable à Notre-Seigneur. La lettre à Philémon, par où s. Paul renvoie à son maître un esclave qui s'était sauvé, montre à quel point la conduite actuelle du clergé est opposée à celle de l'Église. S. Paul renvoie l'esclave à son maître, mais il lui demande de faire avec son esclave une société chrétienne. Tout est sauvé alors. S. Paul ne lutte pas contre la loi civile de son temps, il ne veut pas changer D'ABORD les structures ; il veut qu'on s'exerce D'ABORD aux œuvres de la foi : les structures défectueuses ou mauvaises tomberont d'elles-mêmes. Au contraire, changer les structures sans changer les hommes n'aboutirait qu'à l'anarchie ou à la tyrannie.
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L'Action catholique ne manque pas de responsabilité en ces matières. Elle avait très bien commencé. Pie XI en lui ouvrant le large mettait fermement la prière à sa base. Pendant une dizaine d'années elle eut de bons résultats, mais la base sociale était ruineuse car elle dissociait complètement la famille, fondement de toute société et de toute éducation. Un père de famille nombreuse me disait : « Ah ! mon dernier fils, qui a seize ans, m'échappe complètement ; il y a un fossé entre lui et moi. » Je lui répondis : « L'avez-vous élevé vous-même ? » Bien sûr que non. Le clergé lui avait demandé d'envoyer ses filles à telle messe, ses fils à telle autre, et il y avait une messe des hommes, chacun à tel groupe ici et là. Il avait obéi, un peu par paresse, et il a vu les résultats : il n'y avait plus de Dimanche familial, et bien souvent, hélas, on se réjouissait dans des familles sérieusement chrétiennes d'être débarrassé des enfants le Dimanche. De jeunes vicaires activistes, souvent mal élevés eux-mêmes, ont détourné les enfants de l'observation du commandement de Dieu qui ordonne le respect des parents, non dans les manières seulement, mais dans l'intime du cœur. En outre ils rassemblaient le plus possible de cette jeunesse en glorifiant son action c'est-à-dire en favorisant une des concupiscences, l'orgueil de la vie. Hélas ! cette erreur funeste était en eux-mêmes. Les responsables de l'Action catholique se distinguent à peu près tous par un air de suffisance qui les fait distinguer sans les connaître. Seules, la prière et la foi peuvent prémunir la jeunesse contre l'appât de la chair et l'orgueil de la vie. Or, après avoir excité ce dernier, on en est aujourd'hui à exalter le premier.
L'excuse du clergé qui dirigeait ces mouvements est dans le fait que beaucoup de familles dont il touchait les enfants avaient perdu tout esprit chrétien ; il désirait mêler à ce tout venant sans éducation des enfants mieux élevés pouvant servir d'entraîneurs. Mais il a détruit des familles chrétiennes qu'il eût fallu à tout prix conserver et former *comme familles,* car elles sont la vraie base de toute société et c'est là que se forment dès l'âge le plus tendre les vraies vocations et les bons chrétiens destinés à être les pères et les mères de futurs saints.
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Ce clergé prêchait la morale, la morale naturelle, celle des commandements de Dieu, non les Béatitudes. J'ai eu dans ma classe, non au Mesnil, mais en Bourgogne, des jeunes filles d'une vingtaine d'années, très pieuses, élevées par une mère très pieuse, qui n'avaient jamais entendu parler de la grâce de Dieu. L'intimité avec Dieu pouvait-elle s'amorcer ? Il eût fallu une grâce bien particulière. Dans leur apologétique il y avait les mammouths et les ichtyosaures et puis que « *Voltaire a dit que si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer *». Ces prêtres étaient estimables, honorables, zélés même. La persécution religieuse était toute récente ; elle durait encore ; ils craignaient. Je parle d'années précédant la guerre de 1914. Ils étaient déjà mal formés. Je faisais partie en 1913 de la Scola Sainte Cécile, rue Monsieur, l'*editio typica* du chant grégorien venait de paraître en 1908. Le clergé de Paris tenait à son organisation de chants religieux mais mondains avec chanteurs salariés, ténors et sopranos solo, ce qui lui enlevait le soin de s'en occuper, mais le privait d'un moyen d'apostolat qu'il ne comprenait pas. Or l'*unanimité d'une assemblée ne peut s'exprimer que par le chant* et comme le disait Pie X *sur de la beauté.* Notre chef nous disait : « Il faudrait une petite révolution, et qu'il y ait une trentaine de curés de Paris fusillés, alors le chant grégorien pourrait s'épanouir. » S. Pie X avait contre sa réforme du chant religieux les mêmes adversaires qu'il combattit dans l'encyclique *Pascendi,* plus tous les imbéciles et ceux qui sont dépourvus de goût. Je me souviens d'un séminariste, en 1914, qui allait être ordonné diacre et me disait : « Pourquoi l'abbé X... tient-il donc autant à ce que les églises soient belles ? » Je ne répondis rien : pourquoi parler couleur à un aveugle ? Malheureusement il se croyait plus purement spirituel parce qu'il méprisait la recherche d'un beau dont Dieu est la source et qu'il ne voyait pas. Il n'avait jamais prêté attention aux prières de Prime qu'on appelle celles du travail manuel (ce n'était pas pour lui) et qui demandent à Dieu de diriger les fils de ses œuvres et de faire notre ouvrage sous la garde de la splendeur de Dieu.
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Continuons : en août 1914, un ami reçut une balle dans le ventre pendant la bataille qui sauva Nancy et les Vosges. Il fut abandonné deux jours sur le terrain et en profita pour se convertir ; il fit le vœu de se consacrer à Dieu s'il était sauvé. Il fut enfin ramassé et soigné dans l'hôpital d'une ville de cette région. L'archiprêtre allait très charitablement visiter les blessés et leur demandait s'ils voulaient des livres. Mon ami lui demanda la *Cité de Dieu* de s. Augustin. Le bon curé s'exclama et lui dit : « Ô mon ami ! ne prenez pas ce livre : ça n'est plus au courant ! » Cette réponse fut bien retenue et nous faisait beaucoup rire. Mais aujourd'hui c'est l'opinion générale du clergé ; la suppression du latin et le bouleversement de la liturgie ont pour but de faire oublier ces livres.
Mon ami fut réformé et rejoignit sa ville natale. Là, quand on sut qu'une vocation se dessinait chez ce jeune homme instruit, il fut invité à toutes les réunions des séminaristes du coin et à celles du clergé. Au bout de quelque temps, il me dit : « S'il faut que je devienne comme eux, j'entre au monastère, c'est plus sûr. » Il est mort abbé d'un grand monastère. Il avait été si proche du jugement de Dieu qu'il ne pouvait se contenter de l'aimable laisser-aller du clergé qu'il rencontrait. Il était aisément sarcastique. Un prêtre important et très populaire dans cette ville (pour son équipe de ballon) me demanda de faire le monument aux morts de son patronage ; mais à son goût. Mon ami me dit : « Il aimerait que ce fût fait par un artiste, mais que ce soit laid tout de même. » Ce même prêtre fit faire une retraite aux membres de son patronage. Devant leur ignorance, le prédicateur (un religieux de s. François) poussa ce prêtre à les instruire et à les rendre au moins capables de chanter les psaumes. On m'appela donc ; on était à quinze jours peut-être du dimanche où Notre-Seigneur, dans l'Évangile, dit aux pharisiens : « Si le Messie est fils de David, comment David peut-il l'appeler son Seigneur ? » Je profitai de ce voisinage pour expliquer le psaume, puis je fis chanter. A la fin, le prêtre me regarda avec une grande pitié, haussa les épaules, faisant oh ! oh ! oh ! et remuant la tête ; et il ne fut plus question de répétitions. Cet homme sans culture, même chrétienne, méprisait le peuple.
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Je continue, car de tels exemples abondent et vous montrent l'erreur du clergé de ce temps-là (1920) sur la formation des esprits et sur la prière de l'Église. Aussitôt démobilisé, j'allai tailler nos vignes. Le curé, démobilisé aussi, m'employa comme le précédent, mais avec continuité. Un jour je lui dis : les jeunes filles sont parfaitement capables de chanter l'offertoire ; je puis très bien le leur faire chanter au lieu d'un cantique. « Oh ! me dit-il, mais non, il faut bien distraire les gens pendant l'office ! » Il en avait une conception voisine pour lui-même car il invita un de ses confrères à venir réparer l'harmonium. Sur les neuf heures du soir, il nous quitta disant : « J'ai encore du bréviaire à lire. » Le confrère, qui aimait à le faire marcher lui dit : « A cette heure-ci ? Combien mettez-vous donc de temps ; à moi, il me faut trois quarts d'heure ». -- « Ah ! par exemple ! je voudrais bien vous y voir ! Je vous assure que je me dépêche, eh bien, il me faut une heure ou une heure et quart. » L'office ne tenait aucun rôle dans leur vie spirituelle : on ne les avait jamais formés à en tirer parti. Du coup je m'en allai vivre au Mesnil.
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Je dois ajouter pourtant un trait que j'ai rencontré plusieurs fois, commun à tous les hommes, mais dont un prêtre doit se garder du mieux qu'il peut. J'avais dit à ce curé : venez donc quand vous pourrez à la répétition de chant pour encourager les jeunes filles. Un jour il y vint ; j'étais malheureusement en train d'expliquer le sens de ce qu'on chantait. Je m'en serais bien gardé s'il était arrivé avant, car je connaissais les hommes. Il fit une lippe épouvantable, repartit sans avoir dit un mot et ne revint plus. Moi, laïc, je me permettais d'instruire ! d'expliquer des prières ! J'ai connu d'autres prêtres pires, car ce qu'ils ne savaient et ne pouvaient faire eux-mêmes, ils préféraient que ce ne fût pas fait.
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D'où de graves lacunes souvent irrémédiables dans une paroisse et qui viennent d'un sens mal averti ou dépravé de ce que peut être la paternité spirituelle ; ils la confondent avec une autorité temporelle.
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Longtemps après, vers 1930, je fus chargé de différentes sculptures dans une chapelle neuve, sous l'invocation d'un nouveau saint et qui était celle d'une maison religieuse contenant une quarantaine de religieux. J'avais, entre autres choses, à sculpter des chapiteaux. On me demanda quelques conférences. Après la seconde un religieux me dit : « Nous vous avons compris. Ainsi : c'est moi qui donne le point de méditation aux frères : je leur ai donné ce matin à méditer votre chapiteau de la Visitation. » Je m'inclinai avec déférence, mais je pensai à part moi : drôlement compris : c'est aujourd'hui l'Exaltation de la Sainte Croix. Chaque frère a servi trois ou quatre messes de cette fête et a dû méditer sur la Visitation. Il est vrai que ce religieux voulait simplement parler d'art : un détail de ce chapiteau les avait tous étonnés, car en art ils étaient certes *naturalistes.* On m'avait interrogé, et j'avais répondu. C'est cela qui avait été compris. Mon étonnement à moi n'était pas moindre de voir disloquer ainsi la vie spirituelle.
Vers le même temps, j'avais été appelé en consultation dans un séminaire où s'exécutaient différents travaux. Le lendemain matin, j'arrive dans la chapelle que je trouve abondamment illuminée et décorée. Je vais à la sacristie demander s'ils avaient une fête propre. Non, me dit-on, c'est la s. Bruno, mais c'est la fin de la retraite ecclésiastique de rentrée. Bien. Il y eut donc une homélie du prédicateur ; il disait : « Souvenez-vous que le prêtre doit être un homme INTÉRIEUR. » Très bien me dis-je, mais il continua : « Défiez-vous de ces vains courants de ritualisme, de formalisme... » Pan pour la liturgie, pensai-je. La preuve ne tarda pas à venir ; l'offertoire disait : « Ma vérité et ma miséricorde sont avec lui. C'est en mon nom que sera exaltée sa puissance. » Alors un séminariste d'une voix forte et grave entonna sur un air de valse : *Ô tendre Mère...*
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Or tous ces prêtres étaient de bons prêtres ; dans ce séminaire ils étaient même d'une culture non commune, mais ils avaient été formés à l'envers de ce qui peut instruire un société chrétienne.
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Il faut instruire, instruire, instruire... Un prêtre à qui je disais cela haussa les épaules et me répondit : Est-ce que je puis enseigner aux fidèles ce qu'est la connaissance et les futurs contingents ? Non, bien sûr, mais Notre-Seigneur a parlé tout autrement. Il a conté des paraboles ; ce prêtre croyait qu'instruire c'est avoir recours à l'intelligence rationnelle des concepts alors qu'il faut instruire des voies de Dieu par l'histoire de son action (c'est l'histoire de l'Église depuis Adam) et former l'esprit à saisir la grâce. C'est très subtil parfois, mais tous les baptisés en sont capables quand on les y forme, car c'est la voie même de Dieu. La parabole est une analogie, mais tous les moyens de s'exprimer sont des analogues. Et dans le monde il n'y a que des analogues ; la science elle-même est une analogie quantitative de l'*étant,* jamais tout à fait juste quantitativement, puisqu'il y a des nombres incommensurables.
L'erreur de ce prêtre avec qui je m'entretenais a conduit ses semblables où nous les voyons aujourd'hui : ils jugent la foi d'après leur philosophie au lieu que la foi juge la philosophie. Ils y perdent la foi, bien entendu, et d'autant plus rapidement que leur philosophie est plus pourrie d'idéalisme. Ils sont « *en recherche *» parce qu'ils ne partent pas de la foi, et leur recherche consiste à essayer d'accommoder la foi avec leur philosophie.
On oublie partout que la philosophie est un art du langage dont le défaut nécessaire, mais défaut tout de même, est de développer dans *l'avant* et *l'après* ce qui est *en même temps* dans l'être. Il faut trouver un ordre pour cette disposition discursive dans l'avant et l'après.
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Cet ordre est nécessité par le langage. Est-il fondé en réalité ? souvent et ce n'est pas sans inconvénients : celui de cacher l'unité et *l'interdépendance des causes.* Les arts plastiques échappent à ce défaut ; ils en ont d'autres, car ils parlent de tout en même temps.
Les très grands penseurs évitent le plus qu'ils peuvent ces défauts par des formules courtes et ramassées comme l'AMA ET FAC QUOD VIS de s. Augustin. En voici une autre qui n'a pas l'air d'être bien connue ; elle est d'un artiste. N'ayez pas peur, cet artiste est s. Bernard et voici son propos sur un sujet aussi grave que le libre arbitre : *Sans la grâce, rien qui sauve. Sans la liberté, rien à sauver.* On peut dire qu'il évite la discursion autant qu'il est possible avec le langage et ce propos est aussi lumineux qu'il est inattaquable.
« La vie spirituelle et la sacramentelle n'est pas une entreprise aride et contractée » disait Péguy. C'est même la vraie joie de l'âme qui dépend d'ailleurs tout entière de la grâce de Dieu ; notre liberté consiste à l'accepter ou à la refuser. Dieu la règle comme il veut et donne des épreuves spirituelles. La dernière année de la vie de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus fut une épreuve de la foi ; elle *n'en n'avait plus la jouissance,* tout en en faisant les œuvres. « C'est un mur, dit-elle, qui s'élève jusqu'au cieux... Je chante seulement CE QUE JE VEUX CROIRE. » Les capitales sont d'elle-même ; elle ajoute : « (Le Seigneur), ne m'a envoyé cette épreuve qu'au moment où j'ai eu la force de la supporter : plus tôt, je crois bien qu'elle m'aurait plongée dans le découragement... Maintenant elle enlève tout ce qui aurait pu se trouver de satisfaction naturelle dans le désir que j'avais du ciel... Mère bien-aimée, il me semble maintenant que rien ne m'empêche de m'envoler car je n'ai plus de grands désirs si ce n'est celui d'aimer jusqu'à mourir d'amour... » (p. 254).
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Rien ne montre mieux que toutes ces considérations quelles lumières possédait le très saint prêtre que fut le Père Emmanuel lorsqu'il demanda le titre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance (et la fête) pour la statue de son église. Car on a coutume de voir dans les œuvres de la foi surtout l'assistance au prochain, comme l'explique l'Évangile : « Ce que vous n'avez pas fait à un seul de ces petits, c'est toujours à moi que vous ne l'avez pas fait. » (Matt. 25-45.) Mais la grande œuvre de la vertu théologale de foi, c'est de nourrir la vertu théologale d'espérance. L'expression de Jésus : « Ce que vous n'avez pas fait » comprend la communication de l'espérance du ciel. Le verre d'eau offert est ce qu'il y a de plus simple ou d'accessible à tout le monde. La vertu d'espérance conduit à faire tous les actes de la journée en vue du ciel ; elle nourrit la charité. Telle est la vie chrétienne.
Le Père Emmanuel donnait pour base à son enseignement la liturgie et non la philosophie ; il le dit dans une de ses conférences à ses religieux. L'office de l'Église est manifestement l'œuvre du Saint Esprit et tous ceux qui ont pu lire son catéchisme de la famille chrétienne peuvent se rendre compte de la richesse d'un tel enseignement. Il est accessible dans son ensemble au plus pauvre d'entendement parmi les hommes ; que Dieu vous donne, mon cher enfant, de rencontrer de ces âmes dépourvues suivant le monde et si riches d'une présence de Dieu continuelle !
Car l'exercice essentiel de la foi est celui de la présence de Dieu. Une femme qui balaye peut se dire : ai-je autant soin de nettoyer mon cœur ? L'homme aux champs qui suit son cheval : hue ! dia ! peut se demander s'il obéit à Dieu aussi bien que son cheval lui obéit. Il peut douter qu'il commande à ses ouvriers avec autant de douceur que Dieu lui commande à lui-même.
Il y a des grâces pour tout cela, mais nous les laissons échapper trop souvent. Les païens les ont connues ; il est impossible à la nature blessée par le péché originel d'observer même la loi naturelle sans la grâce. Dieu a toujours voulu le salut de tous les hommes ; il les juge comme il les connaît et suivant les grâces dispensées.
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Quand ANTIGONE dit à CRÉON : « *Je n'ai pas cru que tes ordres eussent assez de force pour que les lois non écrites mais impérissables, émanées des dieux dussent fléchir sous un mortel. Ce n'est pas d'aujourd'hui, ce n'est pas d'hier qu'elles existent ; elles sont éternelles, et personne ne sait quand elles ont pris naissance. *» Et quand elle finit, s'exposant ainsi à une mort certaine, elle s'écrie : « *Je suis née pour partager l'amour et non la haine *», -- elle a tous les sentiments des martyrs. Sans doute, ANTIGONE n'est qu'une œuvre d'art ; mais comment le païen Sophocle aurait-il eu ces pensées, sinon par la grâce de Dieu ? L'essence de la foi est la croyance à un salut venant de Dieu seul. Le prédécesseur de Sophocle, Eschyle, a certainement fait partie de l'Église comme il le pouvait ; car dans sa trilogie de l'ORESTIE, c'est la pensée divine (ATHÈNA) qui absout Oreste des conséquences d'un péché héréditaire.
Quel intérêt religieux dans l'histoire de l'humanité ! Mais elle est généralement mal enseignée. On nous présente cette humanité courbée sous la fatalité. Il n'en est rien : son art ne dit rien de semblable. Seules, les statues d'Aphrodite antérieures ou contemporaines d'Eschyle ont un aspect dur et dominateur, ce qui est très bien vu. Sur les frontons du Parthénon on voit quelque chose qui ressemble à ce qu'on trouve dans les livres sapientiaux : la pensée divine, cachée dans l'esprit de Dieu, apparaît au jour et comme elle est immortelle, les Parques se reposent. Pour les anciens, la fatalité est simplement le nom de ce que nous connaissons être le péché originel.
Ceci peut vous faire comprendre la miséricorde de Dieu dans l'histoire : elle est toujours liée à sa vérité. Le vieux Tobie aveugle le dit dans sa prière : « Toutes vos voies sont miséricorde, vérité, justice. » Et le psaume 84 dit : « La miséricorde et la vérité sont allées au devant l'une de l'autre. » La vérité, dans la pensée divine, est si large et si impétueuse qu'elle place la miséricorde dans la justice ! L'orgueil nous sied mal ; Dieu fait entrer la miséricorde dans sa justice parce qu'il connaît les misères de notre faiblesse.
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*Deus, in adjutorium meum intende !* Quand vous enseignerez le catéchisme aux enfants ou aux adultes, songez à la présence de Dieu et à votre misère personnelle, alors vous enseignerez la foi et non une leçon.
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Voici un extrait des notes personnelles que Claude Franchet écrivait pour elle-même au temps d'une dure ascèse : « *J'ai repensé à la foi qu'on a quand on est petit. Les vérités de la foi ont été pour moi comme des vérités d'école, je veux dire comme des choses qu'on apprend à l'école ; j'y ai eu la même confiance, mais sans plus, la même candeur si je puis dire, mais sans qu'on m'ait appris qu'elles devaient être toute ma vie et qu'elles renfermaient tout. Il y a longtemps que j'ai compris ce que ç'avait été et n'avait pas été. *»
Ses parents étaient intelligents, bons, sages, plaisants. Ils vivaient des vertus chrétiennes reçues par tradition sans savoir d'où ils les tenaient, et il y avait toujours manqué la prière en famille qui seule peut donner aux enfants la pensée que la religion est le guide nécessaire de notre existence.
Les femmes aujourd'hui désirent être traitées comme les hommes (et les remplacer), alors qu'elles ont une tâche admirable qui leur est réservée et où les hommes ne peuvent qu'aider : elles sont *les éducatrices du genre humain.* Toute éducation manquée avant six ans, l'est généralement pour toute la vie, sauf grâces exceptionnelles. Les prêtres n'enseignent le catéchisme aux enfants qu'à partir de sept ou huit ans. Ils ne peuvent agir que sur les jeunes mères pour leur montrer la grandeur de leur tâche et les moyens de la mener à bien. Ces moyens sont toujours la prière et l'instruction, comme pour le prêtre lui-même. Mais ici, la *prière en famille.* Les enfants non seulement s'y fortifient dans la foi, mais apprennent comment ils devront faire quand ils seront grands. Quant à l'instruction, le Père Emmanuel a laissé un petit manuel pour enseigner aux mamans comme enseigner les grandes vérités de la foi aux enfants qui ne savent pas encore lire.
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Reste l'histoire sainte qui forcera les parents aussi à lire la Bible et à lire aux enfants les passages historiques qui les peuvent faire entrer dans la sainte vie des anciens Juifs. Les résumés historiques sont trop brefs et trop secs. L'onction de David par Samuel ou son départ à l'armée pour porter du grain et des fromages à ses frères tel qu'ils sont racontés dans la Bible plaira aux enfants *dans son intégrité* bien plus qu'un récit bref et ils le retiendront beaucoup mieux. (Vous aurez soin ensuite de vous méfier des essais de fronde, des lance-pierres et des carreaux cassés.) Si les parents ne peuvent le faire, le catéchiste le doit. Ne savez-vous pas que les enfants vous font répéter vingt jours de suite la même histoire et vous disent : « Tu as oublié cela ! » Il doit y avoir des extraits de ce genre pour les enfants. Ils devraient être choisis par des conteurs, et non par des femmes sentimentales ou par des philosophes.
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Il faut cependant terminer cette lettre. J'en vais demander la fin au Père Emmanuel. Le Père Maréchaux me disait qu'il était le grand homme d'Église du XIX^e^ siècle. Il y ajoutait dom Gréa dont le livre : *De l'Église et de sa divine constitution* donne une grande lumière. Voici donc la pensée et le style du Père Emmanuel. C'est dans l'introduction aux *Lettres à une mère sur la foi :*
« En notre siècle, on a beaucoup parlé d'instruction, et même d'instruction publique, et même d'instruction obligatoire.
« Mais il est un point essentiel, sur lequel, le plus souvent, on n'a porté qu'une attention superficielle. On ne s'est pas demandé avant tout qui l'on avait à enseigner.
« La chose cependant en valait la peine. Car généralement, si ce n'est universellement, les sujets que l'on a à enseigner sont des sujets baptisés.
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« Des sujets baptisés ! Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire qu'un enfant baptisé ayant reçu de Dieu à son baptême des grâces qui ont puissamment modifié les conditions de son intelligence, il faut, de ce fait, tenir le plus grand compte quand on veut parler à cette intelligence ainsi modifiée.
« Nous nous expliquons, et nous disons que Dieu ayant par le baptême versé dans l'âme de l'enfant l'habitude de la foi, il s'en suit infailliblement que cette âme a une inclination très puissante pour les vérités de la foi et un besoin très pressant de les recevoir, de les assimiler, s'en nourrir et passer, dans la foi, de l'habitude à l'acte.
« Nous avons dit un besoin pressant. On peut le constater facilement. Quand une mère chrétienne parle chrétiennement du bon Dieu à son enfant, lui livre les vérités de la foi, lui enseigne Jésus, elle entendra infailliblement son cher enfant lui dire : Encore, maman !
« Cela étant, et étant incontestable, nous disons que dans l'instruction des enfants, la première chose à faire est de leur enseigner la foi, de répondre ainsi au besoin le plus pressant de leur intelligence ; de leur livrer la *vérité*, seul aliment dont ils aient faim, seul aliment qui leur soit proportionné, seul aliment qui leur soit nécessaire. »
Le Père Emmanuel continue en expliquant qu'on peut enseigner notre religion aux enfants en s'adressant à la mémoire, ou à l'intelligence, ou à la foi, et que les deux premières manières ne valent rien. Mais, lisez cet opuscule ; il a été réimprimé. Il suffit de ces quelques lignes déjà pour montrer l'erreur de la catéchèse récente et des conseils sur le baptême tardif ; nous sommes en présence sous de faux prétextes d'une tentative pour changer des dogmes auxquels on ne croit plus.
Henri Charlier.
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## NOTES CRITIQUES
### Deux livres sur le communisme
A Odessa, une seule église demeure ouverte. Aucun prêtre ne la dessert. Mais, chaque année, *à Pâques,* un pope qui, pour survivre, travaille le reste de l'année en usine, se présente, dit la messe, et se fait arrêter.
Cette histoire de prêtre-ouvrier -- ouvrier par force -- que ne raconteront pas nos RR. PP. Cornichons (Wenger, Liégé, Blanquart, Lintanf, etc.) se déroule, au début des années trente, en pleine persécution religieuse, ordonnée par Staline pour faire escorte à la collectivisation des terres. C'est un cas de martyre typique, de martyre contemporain. Cas totalement étouffé non seulement par les *mass media* dont les « flashes » crépitent autour du derrière de M. Polnareff, mais par les bureaucraties ecclésiastiques, évêques en tête.
Cette histoire et des dizaines d'autres semblables, je viens de les découvrir dans un livre remarquable, *L'église clandestine en Union Soviétique,* de William C. Fletcher ([^22]).
Il ne s'agit nullement d'un ouvrage de propagande, voire d'apologétique, mais d'une thèse, très solide, parue en 1971 à *Oxford University Press,* appuyée de toutes les références bibliographiques souhaitables.
Ouvrage important qui relate les faits avec une sécheresse objective, s'interdit la polémique et le pathétique, emprunte la matière de son récit aussi bien aux sources soviétiques -- qui expriment naturellement les tendances du régime -- qu'aux témoignages des émigrés. De cette lecture se dégagent deux constatations irréfutables.
D'abord le fait -- déjà connu sans doute mais qu'il est toujours utile de confirmer et de préciser -- de la *persécution.* Celle-ci est concertée, constante, à la fois massive et diversifiée, amplifiée ou atténuée selon la conjoncture historique et les intérêts de l'État-athée et tyran.
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Ainsi, quand les blindés de la Wehrmacht font irruption sur le territoire soviétique, Staline est contraint par le péril de relâcher la pression anti-religieuse, car il a un besoin absolu du concours de la hiérarchie orthodoxe, pour gagner sa guerre.
Et il continuera après la guerre à ménager cette Église, parce qu'elle peut servir, cette fois, à ses desseins panslavistes.
Répit provisoire pour l'Église orthodoxe. Pause *tactique,* purement tactique pour l'État persécuteur. Elle n'est nullement contradictoire avec le grand dessein *stratégique* du régime qui est l'extinction de la foi ; dessein poursuivi avec un acharnement démoniaque, sous Lénine, sous Staline, sous le « débonnaire » Krouchtchev, aujourd'hui sous Brejnev et Kossyguine.
Sur l'ampleur atroce de cette persécution, l'ouvrage de Fletcher donne des chiffres qu'il est utile de rappeler.
A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, *quatre* évêques orthodoxes restaient en fonctions, contre 163 en 1930. Selon les statistiques officielles, 4 225 églises restaient affectées au culte sur toute l'étendue du territoire, contre 30 000.
Pratiquement, l'Église orthodoxe, en tant qu'institution, était anéantie.
Le second phénomène, dont la réalité est établie dans le livre de Fletcher, c'est *la permanence de la foi.* A travers toutes les vicissitudes de l'Histoire, la fidélité à Dieu s'est maintenue, en particulier, en empruntant les chemins périlleux de la vie clandestine.
*L'Église clandestine en Union Soviétique* est l'histoire de ce pullulement de la foi traquée pendant un demi-siècle.
Cette vie souterraine regorge d'épisodes poignants ou dramatiques.
Les églises sont fermées. Des services religieux s'organisent dans les appartements. D'autres cérémonies se déroulent la nuit, au cœur des forêts. Ou bien l'église existe sous terre, comme celle qui fut découverte dans un faubourg de Smolensk, en 1935.
On baptise dans le secret, on communie dans le secret, on se marie dans le secret, on accorde l'extrême-onction dans le secret.
Des objets du culte sont rachetés et préservés par les fidèles (nous connaissons cela chez nous, mais pas avec les mêmes risques).
Privés d'églises, expulsés de leur monastère, prêtres et moines deviennent des nomades. Ils errent à travers les campagnes de ferme en ferme, mangeant, couchant où ils peuvent, survivant grâce à des poignées de fidèles dont les logis constituent les étapes de leur vie errante, à la merci d'une dénonciation.
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Dans *L'Opposition en U.R.S.S.,* j'ai publié la photographie, infiniment émouvante, d'un de ces hommes, un très vieux pope, marchant sur la route poudreuse, son pauvre baluchon sur l'épaule, devenu le vagabond de Dieu. D'autres prêtres tournent les lois infâmes qui, à l'époque de la collectivisation, contraignaient les prêtres à travailler. Ainsi, en 1937, les autorités découvraient, au Caucase, une ferme collective composée de prêtres, de moines et d'un évêque.
L'étendue de la répression stimule une foule d'activités occultes. Des groupes de prière, des groupes d'études religieuses se forment en marge de l'Église officielle. C'est la conséquence de l'attitude adoptée à la fin des années vingt par les dirigeants de cette Église qui, non seulement se refusent à critiquer en quoi que ce soit le pouvoir, mais font preuve à son égard d'allégeance.
La coopération avec l'État athée et persécuteur a ses conséquences logiques : un jour, le métropolite Serge ordonne qu'on cesse de prier pour les prêtres arrêtés.
Il est inévitable que cette situation engendre une prolifération des sectes religieuses, déjà nombreuses sous le tsarisme. Observant des règles de cloisonnement extrêmement strictes, elles inquiètent beaucoup le régime et constituent des foyers d'opposition.
Certains de ces mouvements, qui ont commencé à apparaître vers 1925, ont disparu. D'autres persistent, en dépit des difficultés considérables auxquelles ils se heurtent. L'orthodoxie elle-même a engendré des scissions qui ont déployé une activité considérable.
*Les vrais chrétiens orthodoxes,* par exemple, subsistent depuis un quart de siècle, ce qui représente un singulier exploit, face à l'énorme « appareil » policier. *Les vais chrétiens orthodoxes* se dispensent en général de prêtres. Ils ont à leur tête des laïcs qu'ils appellent « prêcheurs », ou « frères dans l'esprit ». Ils vagabondent de village en village. Chacun des prédicants a sous son autorité une région. Les lettres « en chaîne » assurent les communications entre les différents groupes. Elles sont distribuées non seulement aux fidèles, mais aux ouvriers incroyants et aux cultivateurs des kolkhozes. Ce mouvement se poursuit. Sa structure aurait dû donner matière à réflexion au R.P. Biot, à Dom Besret, aux « apparatchiki » de *Vie Nouvelle* (qui viennent de proclamer criminelle toute critique de l'avortement) et autres révolutionnaires jacassants. Tout ce monde ne cesse de nous briser les tympans avec les communautés de base, la suppression des prêtres, l'exercice des ministères par les laïcs. Eh ! bien, ils ont un mouvement qui répond à leurs vœux, ce sont les *Vrais Chrétiens Orthodoxes.* Pourquoi n'en soufflent-ils mot ?
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C'est très simple. Cette communauté de fidèles est traquée par des policiers soviétiques. A partir de là, ils sont, pour ces messieurs, automatiquement suspects. Et, de toute évidence, le type de communauté qu'ils ont élaboré ne correspond pas à un choix, mais résulte d'une contrainte imposée par le K.G.B. et les différentes formes d'oppression.
Un autre groupe engendré par cette vie des catacombes est celui dit des « Silencieux » ([^23]). Ce mouvement a dû être lancé vers 1955 par une certaine L. Risliakova. Ses membres ont détruit leurs papiers d'identité, ne participent à aucune forme de vie collective, tissent eux mêmes leurs vêtements, n'accomplissent de travail que pour le minimum nécessaire à leur stricte subsistance.
D'une façon générale, ils s'efforcent de couper tout lien avec une société qu'ils abhorrent. Arrêtés, ils refusent de répondre aux questions. Kisliakova a été arrêtée en 1957 et internée dans un hôpital psychiatrique.
Il est beaucoup question d'hôpitaux psychiatriques en ce moment. Toute une campagne est menée contre les internements arbitraires dont furent ou sont victimes divers opposants, écrivains, savants, juifs, qui souhaitent émigrer en Israël. Je serai le dernier, naturellement, à m'étonner de l'écho soudain que prennent chez nous ces cas dramatiques. Mais je constate aussi que personne ne nous parle de Kisliakova. Que les internements psychiatriques sont un scandale, quand ils concernent le savant Medvedev, mais qu'ils ne méritent pas dix lignes dans notre presse si un chrétien en est victime en raison de sa foi. Nos évêques, qui se taisent, ont assurément une lourde responsabilité. Nous ne sommes pas non plus sans reproche. Mais c'est un autre sujet, sur lequel j'aurai peut-être l'occasion de revenir. L'ouvrage de Fletcher suffit aujourd'hui à notre propos. Nul homme qui veut connaître sérieusement les problèmes de la foi persécutée en Union Soviétique ne peut désormais ignorer ce livre.
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Quittons une vie souterraine pour entrer dans une autre, mais dont les mobiles sont tout différents : il s'agit de l'activité occulte du Parti communiste pendant la « drôle de guerre », c'est-à-dire de septembre 1939 à juin 1940.
Depuis vingt ans, un ouvrage, un seul, fait autorité sur ce sujet, *Les Communistes français pendant la Drôle de Guerre,* de Rossi. Bertrand Sorlot, qui dirige la jeune maison d'édition ALBATROS, a eu l'excellente idée de republier cet ouvrage remarquable, devenu introuvable.
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Ancien membre de l'Internationale communiste, l'Italien antifasciste Rossi (de son véritable nom Tasca) connaissait le sérail dans ses recoins. Il était en outre un chasseur et un collectionneur de documents hors pair.
Son livre décrit, semaine après semaine, l'activité défaitiste des communistes français pendant la guerre, activité qu'ils nient effrontément depuis la Libération. Il ne faut pas confondre le défaitisme révolutionnaire bolchevik avec le pacifisme. Le pacifisme est, avant tout, une réaction sentimentale contre la guerre. Il engendre des actes individuels comme l'objection de conscience. Son objet est, soit d'empêcher le déclenchement d'un conflit, soit d'y mettre fin par des voies les plus rapides. Le défaitisme bolchevik est avant tout une *technique,* et une technique *guerrière.* Il vise à transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour s'emparer du pouvoir. Pas une once d'humanitarisme dans un processus qui est la froide application d'une stratégie. Le soldat communiste fait son service militaire, suit avec discipline les cours du peloton, pour apprendre l'art d'utiliser les armes dont il aura à se servir un jour contre ses chefs. Il répond à la mobilisation générale, part pour la guerre avec le secret dessein de désagréger, le moment venu, l'appareil militaire « bourgeois », et de former au sein de cette armée une *contre-armée* révolutionnaire, qui tourne ses fusils contre ses généraux.
Voilà le schéma, appliqué en 1917 par Lénine, que les Thorez, Duclos, Frachon, et autres ont reçu ordre, donné par Dimitrov, c'est-à-dire par Staline en dernier ressort, de rééditer en France. Les dirigeants soviétiques, rappelons-le, avaient à la fin du mois d'août 1939 conclu avec d'Allemagne un pacte de non-agression qui se transforma rapidement en une alliance de fait. Cette collusion entre les deux puissances aboutit notamment au partage de la Pologne.
Dans cette phase de la « drôle de guerre », l'ennemi pour le Parti communiste était donc le gouvernement français et son armée, et il devait travailler à sa défaite militaire, sous couleur de pacifisme. Pendant des mois, ses entreprises clandestines (le Parti communiste, en raison de son attitude, avait été dissous par un décret du socialiste Sérol) a épaulé l'effort de guerre allemand. Le temps a toutefois manqué aux dirigeants communistes pour qu'ils tirent entièrement parti de leur besogne et réussissent à s'emparer du pouvoir. En un sens la Blitzkrieg de mai 1940 a eu des effets trop foudroyants pour que « l'appareil » clandestin du Parti ait eu le temps de fonctionner à plein rendement.
Après quelques semaines de désarroi (pour les dirigeants communistes français, le pacte germano-soviétique fut aussi une surprise brutale), cet « appareil » n'en a pas moins fonctionné de façon fort active contre la France :
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« Agit-Prop » sous forme de journaux clandestins, de brochures, d'innombrables tracts, d'inscriptions murales ; rumeurs diffusées de bouche à oreille ; travail de démoralisation auprès des soldats, de leurs familles, des femmes, des affectés spéciaux, des paysans ; grèves et débrayages ; et même, à partir de 1940, actes de sabotage répétés dans les usines de chars et d'avions.
Sur tous ces plans, l'ouvrage de Rossi est une mine extraordinaire. Il regorge de textes et de documents insérés dans une analyse d'une lucidité remarquable. Nous embarquons à bord du navire communiste et nous voyons fonctionner sous nos yeux une prodigieuse mécanique : poste de commandement, tourelles de tir, machinerie, cale, soute aux munitions...
Vingt années sont parfois une rude épreuve pour un ouvrage d'histoire. Mais, depuis vingt ans, personne n'a réfuté Rossi. Les tentatives de justification communistes qui évitent d'ailleurs soigneusement de le citer (je pense par exemple à la communiste agrégée Germaine Willard) sont, très exactement, *minables :* mensonges à l'usage de demeurés intellectuels.
Il est encore plus surprenant de constater qu'après vingt années presque rien n'a été ajouté aux révélations de Rossi. Je prends comme exemple la désertion de Thorez et ses suites. A ce jour, rien de ce que raconte l'auteur sur ce sujet n'a été démenti. Et les zones d'ombre (nombreuses) sur le vagabondage de Thorez entre le jour où il quitte son régiment et le moment où on le retrouve, sans doute au début de l'été 1940, à Moscou, n'ont toujours pas été éclaircies.
Rossi reste pourtant un inconnu, sauf des spécialistes. Dans sa bibliographie des ouvrages consacrés à la Résistance, l'historien Henri Michel reconnaît l'authenticité incontestable de sa documentation. Mais on ne parle pas de Rossi (y a-t-il eu une seule émission à la radio ou à la télévision pour signaler la réédition de ce livre, la commenter, la discuter ?). Il reste enfoui dans le silence. A cela deux responsables : 1° ceux qui savent, mais qui ne veulent surtout pas qu'on sache -- 2° ceux qui ne savent rien, qui ne sauront jamais rien (légion). La conjuration des coquins et des imbéciles, c'est terrible !
Roland Gaucher.
### Marcel Clément contre l'autodémolition
L'année 1972 aura été très largement consacrée, pour le Directeur de *L'Homme nouveau,* à un examen suivi, patient, sévère, toujours instructif, souvent lumineux, de l'un des dossiers certainement les plus lourds de notre actualité : celui de la trahison sociale des clercs, pendant inévitable de leur apostasie.
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Y figurent donc -- pour l'édification présente du peuple fidèle et le jugement de la postérité -- toutes les pièces vraiment marquantes de cette effroyable littérature commissionnaire, épiscopale ou synodale qui choisit pour thème unique et fin désormais inamovible les mutations sociales du monde moderne.
Marcel Clément a réuni en un petit volume très incisif, intitulé « *Le Christ et la Révolution *» ([^24])*,* les articles essentiels où il analyse, explique et apprécie à leur juste valeur les propositions contenues dans ces documents : inacceptables en doctrine, inacceptables en conscience. Certains de ces articles, on le sait, avaient été reproduits dans ITINÉRAIRES au fur et à mesure de leur parution : n° 160 de février 1972 (pages 195 à 201), n° 163 de mai 1972 (pages 235 à 247) et n° 165 de juillet-août 1972 (pages 302 à 321). Mais c'est le livre tout entier que nous recommandons aujourd'hui très vivement à nos lecteurs de lire, et de faire lire autour d'eux. Car aux sept très graves questions formulées par Marcel Clément dans son article du 2 janvier 1972 -- questions en effet torturantes pour les consciences chrétiennes livrées à la trahison sociale d'un certain clergé --, les sept chapitres de l'ouvrage apportent toutes les réponses qu'un écrivain authentiquement catholique avait le devoir de ne point esquiver... Voici comment Marcel Clément, page 13, résume lui-même la « table des matières » de son étude :
1\. Dans quel sens, et dans quelle mesure peut-on parler d'un message social impliqué dans l'Évangile ?
2\. Quelles sont les significations diverses du mot « libération » dans le contexte intellectuel et social contemporain ? Lesquelles sont accordées, et lesquelles opposées, au message social impliqué dans l'Évangile ?
3\. Le « blocage » de l'Évangile du Christ et de l'appel à la révolution est-il compatible avec ce que nous savons être la Foi chrétienne ?
4\. Peut-on du point de vue de l'annonce de l'Évangile, considérer le droit de propriété comme un obstacle objectif à l'annonce du salut ?
5\. Un socialisme « à visage humain » est-il réalisable, et compatible avec l'ordre naturel inscrit dans l'homme ?
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6\. Le socialisme « à visage chrétien » qui se propose est-il compatible avec le simple « sens de Foi » ?
7\. La menace présente du totalitarisme peut-elle nous aider à découvrir les lignes de forces d'une société moderne, digne de Dieu et digne de l'homme ?
Le seul reproche qu'on serait, un instant, tenté d'adresser au livre de Marcel Clément tient au caractère en définitive bien peu convaincant des citations du pape Paul VI choisies pour illustrer les réponses de la doctrine traditionnelle... Mais l'on se reprend aussitôt en songeant qu'à l'impossible nul n'est tenu.
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Ceux qui, malgré les falsifications de l'Écriture, malgré la dénaturation des prières, du catéchisme, malgré le saccage ou la suppression des sacrements, hésitent encore devant l'entreprise d' « auto-démolition » de l'Église, ceux-là trouveront peut-être, dans une lecture honnête et attentive du livre de Marcel Clément, à s'émouvoir du moins des conséquences sociales et même directement politiques d'une telle entreprise. Depuis en effet qu'il s'est donné tous les moyens de n'avoir pratiquement rien de mieux à faire, depuis qu'il se refuse absolument à voir que *la justice* apportée par Jésus sur la terre *c'est la réconciliation de l'homme avec Dieu,* et que la réconciliation de l'homme avec l'homme ne saurait pour le chrétien être autre chose que sa conséquence, comment donc le clerc progressiste ne se trouverait-il pas propulsé dans le « social » du premier au dernier jour de la sainte année ?
... Non d'ailleurs pour y tenter une sorte de restauration héroïque de la société chrétienne, de la cité catholique : il n'a pas la moindre idée de ce que celle-ci pourrait être, il ne sait plus rien des droits et principes naturels qui en constituent le fondement, et quant à ses fins surnaturelles... Non pas même pour y combattre, ne serait-ce que par charité simplement humaine, ces graves et réelles injustices, ce terrible écrasement que la société industrielle, le libéralisme économique, la mentalité moderne font aujourd'hui peser sur les personnes : il ne voit pas où sont véritablement ces injustices, ce dont l'homme spirituel se trouve ainsi lésé, il ignore ou feint d'ignorer l'enseignement des plus grands papes à ce sujet... C'est donc bien pour détruire, *non serviam,* que se déploie en définitive l'action sociale de ce clergé acquis à l'intelligentsia contemporaine.
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Détruire tout ce qui, sous l'inspiration de ses théoriciens préférés -- Marx, Freud, Althusser, Marcuse --, lui apparaît comme un obstacle sociologique à la « marche en avant » de l'Humanité libérée ; discréditer et dévitaliser l'un après d'autre tous les facteurs de stabilité sociale : famille, mariage même, éducation des enfants par leurs parents, écoles ou organisations professionnelles indépendantes, propriété privée des biens, notamment de production, etc., etc., etc.
Péguy : « Les curés travaillent à la démolition du peu qui reste. Ils y réussissent beaucoup. Il n'y a même que là-dedans qu'ils réussissent. Mais il faut leur faire cette justice que là ils y travaillent activement... » Parce qu'ils ont cessé de croire, tout simplement. Ou pis encore, pour ceux qui souffrent en silence et dans l'immobilité, cessé de *vouloir.* Et ceux-là même qui s'imaginent libérés de toute contrainte, ils sont -- on espère sans trop le savoir -- en simple état de disponibilité révolutionnaire : au service de la plus monstrueuse de toutes les idéologies. Ils poussent à la collectivisation systématique du genre humain, à la société sans âmes, à la société sans personnes, à la parfaite et définitive fourmilière. Inutile pour autant de s'inscrire dans un quelconque parti. Bien plus que le renversement spectaculaire des institutions, c'est en effet la silencieuse destruction des âmes, des personnes, et des petites communautés naturelles où celles-ci trouvent à s'épanouir, qui reste la condition profonde et presque suffisante d'une socialisation intégralement réussie... Un personnel, un appareil politique n'y suffit pas, c'est trop évident. Et c'est alors qu'il devient extrêmement précieux d'en appeler aux vertus charismatiques des innombrables curés ou vicaires actuellement au chômage dans la Cité.
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L'œuvre réalisée à ce jour par Marcel Clément sur la famille, l'organisation économique, la communauté civile, représente quelque chose d'assez considérable. Et point seulement en vertu de la qualité, de l'amplitude de l'enquête sociologique. Car elle est aussi, surtout, une œuvre intégralement chrétienne. Par la doctrine, cela va de soi. Mais plus encore, à ce qu'il m'a toujours semblé, par la manière, le ton, l'intelligente sensibilité de l'analyse ou de la démonstration ; et cette sorte de tranquille acharnement qui puise le principal de sa force dans la confiance et l'humilité -- tout particulièrement lorsque le professeur de philosophie sociale se fait chroniqueur d'actualité, et soumet aux lumières d'une sûre doctrine les méandres de l' « événement » quotidien.
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Or ce genre est bien le plus difficile : il y faut dissiper tant de mirages, tant de mensonges journalistiquement agencés, s'en prendre contre flous les courants à des esprits si souvent trompés...
Et par qui, oui, par qui le seraient-ils davantage, s'il s'agit du peuple chrétien, que par un clergé indéfectiblement acquis à toutes les sottises, à toutes les impiétés, à toutes les mutations -- pourvu qu'elles soient et mieux encore le fassent paraître chaque printemps plus « moderne » ? Sous le masque de quelle autorité plus imposante pouvait-on rêver d'orchestrer, dans un pays à majorité catholique, le rejet de la doctrine sociale naturelle et la campagne sans retour pour le socialisme ?
Il fallait bien toute la perspicacité, la prudence, la patience même d'un Marcel Clément pour réussir, sur un terrain aussi diaboliquement miné, cette contre-offensive de démystification ; de charité intellectuelle ; de clarté.
Hugues Kéraly.
### Bibliographie
#### Jacques Vier : Littérature à l'emporte-pièce Sixième série
*Quand vient le temps de livrer au lecteur l'équivoque pâture des prix littéraires de l'année, même avec les précautions nécessaires, on souhaite la possibilité d'y joindre quelque antidote. Ces prix arrivent tous les ans en même temps que la grippe ; dans la vie intellectuelle les virus pullulent en permanence, les œuvres primées ne recèlent pas toujours des antibiotiques, et même quand cette heureuse fortune se présente, on doit ajouter des vitamines correctrices et compensatoires. Comme à l'accoutumée, nous trouverons antibiotiques et vitamines dans les travaux de M. J. Vier* ([^25])*. La lecture de cette sixième série d'essais nous rendra d'abord la conviction consolante que la littérature française ne se réduit pas aux récentes couvées écloses dans les puissantes et parfois pesantes maisons d'édition qui se partagent le patrimoine intellectuel national comme une galette des Rois. La religion de Balzac, celle de Lamartine et celle d'Alfred de Musset inspirent certaines pages propres à hausser le plafond, décidément trop bas.*
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*Il y a aussi plaisir et profit à lire ou à relire ce qui concerne Mauriac, Bésus, Julien Green, Albert Camus et Montherlant -- encore qu'à propos de ces deux auteurs-là mon sentiment diffère quelque peu des appréciations de l'auteur. Je crois bien que j'attacherais à Camus penseur le même écriteau dont l'a gratifié M. J.-J. Brochier,* « *un philosophe pour classes terminales *» *avec un dédain presque aussi marqué bien qu'inspiré par des raisons diamétralement opposées. Je tiens Camus pour un éteignoir, ou plus exactement pour ce qu'on nommait dans les anciennes armées un* « *passe-volant *»*, faux soldat destiné à tenir une place dans les rangs pour la durée d'une revue. Camus fixe les aspirations juvéniles à l'idéal dans une condition molle velléitaire et neutralisée après quoi, l'année du bac étant passée, on pourra servir aux intellectuels persévérants les vrais vitriols subversifs. Je place Camus en compagnie de Simone Weil, de Saint-Exupéry et Teilhard de Chardin, sans me dissimuler combien ma brutale cuistrerie chagrinera et a déjà chagriné de bons esprits et de bons amis... Quant à Montherlant, il m'inspire une allergie dont je préfère ne pas trop élucider les raisons, j'admets fort que nul n'ait le droit d'entrer, avec une outrecuidance odieuse ou simplement ridicule, dans le mystère de la mort qui est le secret de Dieu, mais je pense avoir ici le droit de regretter que son suicide ait inspiré à des chrétiens trop de nobles gargouillis et cafouillantes casuistiques, en une heure où le silence seul eût été décent. Laissons ces mouvements d'humeur : M. J. Vier, par la pittoresque vivacité de son style, porte la responsabilité chronique de réveiller en moi une tendance probablement native, renforcée par la lecture de Boileau dont j'ai dévoré l'œuvre à l'âge de douze ans !... On savourera dans la* « *Littérature à l'emporte-pièce *» *la lettre ouverte au Recteur Antoine, ainsi que celle adressée à Pierre Antoine,* « *jésuite de son état *», *et en appendice le compte rendu d'un congrès de Diafoirus grammairiens en proie au fanatisme structuraliste, avec le vocabulaire adéquat. De telles séances d'exhibitionnisme universitaire me font rêver d'une nouvelle* « *Satire Ménippée *» *aussi bien pourvue que l'ancienne en* « *tapisseries parlantes *». *M. J. Vier l'évoque en ces termes :* « *Le pédantisme éhonté de la critique contemporaine, du m'oins de celle qui est issue de telle revue, prototype parfait de la boutique aux grimauds, n'a pas d'autre explication que l'éviction de l'homme et de l'art de la littérature, voulue, souhaitée, prônée, commentée par la nuée de fourmis rouges, pourvoyeuses des cimetières. Lesquelles, remontant les siècles, se jettent aussi sur les écrivains consacrés afin d'enrichir leurs nécropoles. Quand la critique littéraire tourne à l'insectologie, tout est à craindre. Mais enfin les sauterelles n'ont pas encore dévoré les Pyramides. *»
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*Néanmoins, comme on peut craindre une mutation agressive de ces bestioles, il est bon de prendre des précautions et notre auteur n'y manque pas : on trouvera comme avant-dernier chapitre l'analyse de* « *L'hérésie du XX^e^ siècle *» *de Madiran. Et le livre commence par une étude sur* « *l'Abbé de Rancé, grand écrivain monastique *», *suivie de deux autres intitulées* « *Le snobisme révolutionnaire dans les classes dirigeantes* (*1750-1789*) » *et* « *L'Église de France a-t-elle été éblouie par les* « *lumières *» *du XVII^e^ siècle ? *»*. Je gagerais volontiers que cette disposition n'est point seulement commandée par l'ordre chronologique qui règle la table des matières : les deux chapitres sur le XVIII^e^ siècle concernent trop bien aussi le XX^e^. Pour l'étude relative à Rancé, elle a une forte valeur dans la lutte contre la pollution, tout le reste du volume en est éclairé. Sans doute le nom du restaurateur de la Trappe provoque-t-il souvent un petit frisson désagréable, et l'on ressent quelque surprise amère en voyant les sévérités dont il accable les lettres et les arts, et même la théologie, à ses yeux trop souvent sources de satisfactions vaniteuses et futiles auxquelles des moines ne sauraient s'adonner. Mais à la réflexion, ce n'est pas là seulement* « *matière de bréviaire *», *comme dirait Frère Jean des Entommeures. Tout ce que nous finissons par accepter, par lassitude ou par accoutumance, dans le flot littéraire du siècle, nous laisse finalement incertains, désarmés et intellectuellement amoindris. Nous en arrivons à souhaiter qu'à l'autre pôle de la pensée, des voix, désagréables peut-être, mais salutaires, rappellent à la littérature qu'elle ne peut se constituer valablement en morale et en religion, au littérateur qu'il ne sera jamais qu'un prêcheur occasionnel et sans mission. Une prise de conscience des faiblesses, lacunes et lâchetés de la littérature présente, qui noie les principes, tarit les sources d'intérêt et corrode les réactions énergétiques des âmes, nous fait songer par contraste à une* « *légitimité littéraire *». *Nous voudrions que la littérature toujours imparfaite ait au moins conscience de cette imperfection, afin de ne pas ériger ses gauchissements en lois, ses fantaisies en dogmes, ses futilités en valeurs pures, ses aberrations en mystique. La vie intellectuelle et la création littéraire devraient au moins justifier leur principe en cherchant à situer leurs inévitables* « *divertissements *» *de manière à aménager des intervalles psychologiques, des relais et des repos, entre l'âme et les brutalités concrètes des passions diverses, et non pas de manière à creuser d'infranchissables abîmes entre l'homme et la foi. L'excès de l'inutile, la prolifération des pensées incomplètes, même si le jeu littéraire et artistique doit y consentir pour garder le contact avec l'homme, suggérerait alors une référence chronique à l'essentiel. Cette image de la légitimité intellectuelle, il faudrait en aviver périodiquement les couleurs, en retracer le dessin, en faire valoir la puissance de haute séduction. Le pourrons-nous, pendant qu'il en est temps encore ?*
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*Comme M. J. Vier, nous nous y emploierons du moins. Sans quoi, devant l'afflux des insectes, on n'oserait bientôt plus parier pour les Pyramides.*
Jean-Baptiste Morvan.
#### Christopher Frank : La nuit américaine (Éditions du Seuil)
On ne saurait traiter les prix littéraires avec la demi-satisfaction ou la relative indulgence qu'un professeur peut apporter à une classe d'élèves médiocres ; au sujet de ces récompenses annuelles, il est difficile de s'en tenir à des évaluations résignées et sceptiques et de dire par exemple que le bouquin primé est « tout de même mieux » ou « vraiment beaucoup moins bien » que celui qui un an ou deux ans auparavant, reçut le même honneur. Personne n'est obligé d'avoir des prix littéraires, et personne n'est obligé d'en décerner. « La nuit américaine » a eu en 1972 le Prix Renaudot ; on se doit d'en parler, et en tant que symptôme clinique d'une récession intellectuelle contemporaine, le livre a son intérêt. Le sujet est sous le rapport du visuel, une illustration sociale de l'audio-visuel, et ce thème majeur, impératif et encombrant de notre actualité ne nous laisse pas indifférents. Il est indispensable de révéler, comme le fait une note discrète des premières pages, que la « nuit américaine » est « un procédé cinématographique permettant de tourner le jour des scènes de nuit en sous-exposant la pellicule et en concentrant sur les acteurs une lumière supérieure à celle du soleil ». Vive la littérature sous-exposée, digne pendant des peuples sous-développés ! Le personnage central est un photographe de presse spécialisée, il est expert en particulier dans les nus féminins. Il serait trop long d'expliquer pourquoi sa passion pour une actrice de cinéma (qu'il n'avait photographiée que vêtue) suscitera en lui une vocation d'auteur dramatique, avant qu'il ne voie couronner sa flamme aux derniers chapitres. Sa pièce de théâtre est d'ailleurs indigeste et ne connaît qu'un médiocre succès : on ne peut évidemment tout avoir. Le vocabulaire du roman se rattache à deux pôles essentiels, les séductions anatomiques d'une part, le jargon technique et mécanique de la photographie d'autre part. Tous les personnages ne sont pas photographes ou acteurs, certains ne sont rien du tout, mais tous appartiennent à la catégorie des ratés, à des titres divers, et ils ont intérêt à être replongés assez fréquemment et rapidement dans les ténèbres ambiantes de la « nuit américaine ». Dévorés par la morne technique, routinière et machinale, d'activités désormais rattachées à l'art par un lien purement théorique, ils semblent n'avoir même plus assez d'énergie pour être cyniques.
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Leurs aventures érotiques ou les morts qui surviennent autour d'eux ne les frappent guère ; le problème le plus pathétique est celui de la vie ou de la mort de la chienne Dalila : encore ce souci est-il le fait d'un philosophe aussi obscur dans ses cogitations que dédaigné des éditeurs. La sexualité paraît elle-même déficiente et semble exiger perpétuellement le secours de l'appareil photographique, promu en la circonstance au rang de symbole freudien, ou de stimulant dans une psychologie de voyeur. Ces mannequins errent dans un univers dépourvu de repères et de mesures ; de temps à autre l'auteur les fait boire ou manger, ne sachant trop qu'en faire, comme on donne une barre de chocolat à un enfant oisif, geignard ou agité. Si le jury a voulu récompenser un roman de reportage particulièrement significatif, on peut reconnaître que « La nuit américaine » fournit un dossier assez accablant pour un éventuel réquisitoire contre le primat des techniques visuelles dans la vie intellectuelle. L'homme asservi à la machine industrielle, cela pouvait être tragique ; l'homme en proie à la servitude photographique nous paraît dérisoire. Le mystère de la littérature vient des surimpressions toujours inexactes du rêve et de l'idéal sur l'événement ; quand la littérature ne suppose plus aucun idéal, et quand l'événement lui-même est disséqué par la mécanique même destinée à l'étudier et le fixer, il ne reste plus grand-chose à dire. On cherchera vainement, artificiellement, à recréer un pseudo-mystère avec des recettes et des mécanismes. « La nuit américaine » démontre à la fois l'inanité de ces procédés dans un domaine artistique vidé de son enthousiasme spécifique et dans une étude psychologique désormais totalement appauvrie. Dans cette perspective, elle est, si l'on ose ainsi parler, suffisamment éclairante.
J.-B. M.
#### Maurice Clavel : Le tiers des étoiles (Grasset)
Nous savons qu'il existe une gracieuse manière d'apprécier les romans : affecter une tolérance de bon ton, considérer les personnages en tant que curiosités zoologiques, les situations du point de vue de leur audace ; créditer l'œuvre d'un préjugé favorable selon lequel tout doit y être supposé sérieux, le scandaleux accédant au rang de morale déguisée, le saugrenu devenant énigme métaphysique, l'érotique devant être senti comme suprême vibration du spirituel... J'ai de bonnes raisons de penser que les lecteurs d' « Itinéraires » attendent autre chose que cette méthode, forme mondaine de la trahison intellectuelle ; je m'en tiendrai donc à la consigne préalable d'interroger l'œuvre sur sa pensée profonde :
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si celle-ci est enveloppée d'une obscurité voulue, le lecteur éventuel doit être aidé à chercher au-delà des possibles équivoques. Si l'auteur a voulu que l'équivoque demeure, qu'il en garde la responsabilité.
Un peintre sur le point de renoncer à son art reçoit la visite d'un personnage tentateur qui va lui offrir, avec la perspective d'un renouveau de création, des risques intellectuels vertigineux. Retenons en particulier ces propos : « ...Or la religion est au plus loin du sentiment religieux, lequel est déjà loin de la religiosité. Vous voyez l'abîme ! Mieux vaut, pour sauter à Dieu, le néant, l'athéisme, le vice, le cynisme, l'abrutissement animal, que sais-je... Tandis que vous, il vous faudrait tout casser de vous, tout détruire, et d'abord la religiosité. » Le roman se développera fort exactement selon ce programme. Le narrateur aimera l'épouse du messager énigmatique qui aura tout fait pour la jeter dans ses bras ; il tuera le mari et mourra dans un monastère, suivi de peu dans la tombe par sa bien-aimée. Après quoi le prieur, le Père Gonzague Vergne, O.F.M., enverra sa confession écrite à Maurice Clavel qui aura le Prix Médicis. Ainsi passe le souffle de Dieu. On pourrait penser que le tentateur, mari débauché par fidélité à ses propres principes, était consciemment ou inconsciemment satanique mais que les intentions de la Providence ont détourné la tentation vers un but final salutaire. Ce qui nous gêne pourtant, dans le propos ci-dessus rapporté, c'est qu'il affectait consciemment une sorte de mission spirituelle ; et ce qui met le comble à notre désarroi, c'est la perplexité de Gonzague Vergne, O.F.M., qui dans les dernières lignes déclare « qu'il ne sait que penser du personnage, faute de vigueur théologique ». Encore beaucoup plus dénué de vigueur théologique, je refuserai tout simplement l'assimilation brute du spasme érotique ou du geste meurtrier à l'Apocalypse, et du feu quelque-part au feu du Ciel. La morale qu'on nous suggère, avec le clair-obscur de rigueur, est au fond assez connue : elle fut professée par des sectes aberrantes du monde slave, et Raspoutine en a été le mémorable prophète. C'est une des formes de la Subversion ; les gens qui ont cru sentir passer le Saint-Esprit en mai 68 essayeront interminablement de nous persuader que la « chienlit » est la voie métaphysique du Salut ; ils s'efforceront de fabriquer des apocalypses, ce qui ne saurait déplaire à celui qui est le Singe de Dieu. Si les circonstances se prêtent mal à ce genre de travaux pratiques expérimentaux dans la réalité, les fictions de leurs romans les en consoleront. Il n'existe pas de loi anti-casseurs dans le monde intellectuel, mais l'opinion chrétienne peut en imposer une du côté du lecteur.
Il serait étonnant qu'une intrigue aussi survoltée ne confère pas au style une apparente intensité. L'auteur d'ailleurs plaide beaucoup pour lui-même dans l'avant-propos. « Ce récit pourra donc avoir quelque prix. On comprend déjà qu'il exige des précisions érotiques. Il ne peut laisser la pornographie aux pornographes. » Pourquoi ? D'abord pour respecter le texte de la confession rédigée par l'ami. Mais on ajoute un raisonnement digne du Médecin-malgré-lui : Kant et Descartes y sont pourfendus en même temps que « l'ordre humaniste de police et de morale ». On est tenté de conclure cet amas de raisons confuses par « Voilà pourquoi votre fille est muette », ou dans un style plus faubourien : « Et en voiture Simone ! » Le charlatanisme apparaît avec l'emphase nourrie du début :
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« Ce n'est pas un roman, c'est un récit que je viens de recevoir et que je me décide à rendre public, pour des raisons que j'ose dire édifiantes malgré bien des apparences. » L'ennui, c'est que le vrai peut parfois n'être pas vraisemblable, et que nous avons pris la détestable habitude de voir dans le procédé de la confession publiée un truc aussi usé que le journal intime découvert dans le tiroir d'une chambre d'hôtel. C'est aussi connu que les reconnaissances « par la croix de ma mère » à la fin des mélodrames ; au cas où l'ami aurait réellement existé il aurait alors joué à Maurice Clavel un mauvais tour posthume digne de quelques années de purgatoire. J'ajouterai que la coexistence d'un monde conventuel tout à fait -- dans le vent avec d'innombrables coucheries est aussi une épice fort utilisée. « L'ensemble pourrait constituer un roman chrétien mais qui, Dieu soit loué, n'eût pas été conçu par un romancier catholique ». Ce serait, hélas ! encore à voir, et cette phrase empruntée à l'avant-propos avec ses multiples préambules dignes d'Oronte annonçant son fameux sonnet, nous semble une petite hypocrisie destinée à allécher le lecteur catholique par l'appât d'un fruit qui n'est même plus défendu. Le roman est placé sous la référence à un verset de l'Apocalypse : « La queue du dragon entraînait le tiers des étoiles. » Je discerne fort bien tout le reste mais pas les étoiles.
J.-B. M.
#### Roger Grenier : Ciné-roman (Gallimard)
Le héros du roman, c'est un petit cinéma de province fort malchanceux, le « Magic-Palace », qui poursuit, en symbiose avec un dancing, une carrière paradoxalement tenace dont nous revivons les épisodes au cours de l'adolescence de François, le personnage central. Le roman apporte une nouvelle contribution à l'histoire des « années trente », dont nous avons déjà noté à propos d'autres ouvrages, l'actuelle résurrection. Ce cinéma ruine infailliblement ses gérants, dont les parents de François. Mais il est réellement « magique » par plusieurs aspects. D'abord par l'attirance qu'il exerce à chaque fois sur de nouveaux acquéreurs. Il l'est aussi par le pouvoir de réunir des êtres sans vocation professionnelle initiale, paysans bohèmes (car cela existe aussi), petits boutiquiers, épaves sociales grotesques comme le clochard colleur d'affiches ou touchantes comme la danseuse Christine. On y rencontre aussi un ancien jeune premier du « muet », jadis mondialement célèbre et maintenant décrépit, des amateurs singuliers comme le professeur de philosophie Yves Fauché. Surtout, le « Magic-Palace » renferme en ses images tout le peuple des vedettes d'autrefois, Clark Gable, Joan Crawford, Laurel et Hardy.
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On pressent autour de lui l'univers politique du temps, vu par la lorgnette provinciale. Tout cela est évoqué dans un style volontairement simple, et les amours passagères de François et de Christine n'offrent que la dose relativement modérée d'érotisme exigée par le lecteur de 1972. Roger Grenier semble avoir compris fort bien le secret d'une intégration littéraire du thème du cinéma. Il nous le présente dans une perspective d'improvisation et de désuétude, désuétude déjà perceptible à l'époque même de l'action. Le cinéma y perd un prestige immédiat et brut pour en trouver un autre : un « lointain rose » enveloppant le métier et sa technique, un milieu déjà marqué par l'épreuve du temps. Les chemins de fer aussi sont entrés dans la poésie quand les tortillards poussifs des campagnes apportaient une consécration familière au monstre dont s'effaraient Vigny et Zola, monstre désormais compatriote des bovins auxquels le langage folklorique l'associa volontiers. Un vieux cinéma, de vieux films (parfois tronqués), des machines fatiguées, c'est cela sans doute qui confère aux mécanismes la sanction, l'appropriation humaine.
Le temps du « muet » est déjà dans le roman à l'arrière-plan, avec la profondeur apportée aux tableaux humains par les nostalgies. Après avoir été passionnant, puis comique parce que démodé, il devient attendrissant. De cet attendrissement mélancolique, les productions télévisées nous ont donné récemment quelques exemples qui prouvent que l'esprit ne peut se passer des dimensions de l'Histoire. Le monde de l'illusion passe à la deuxième puissance, les décors et les machines d'autrefois deviennent eux-mêmes décors folkloriques pour une nouvelle action où les acteurs jouent la vie des artistes qui les ont précédés. Tout cela est très naturel et très humain, et nous change heureusement des subversions faciles et prétentieuses. Cependant, n'y a-t-il pas là quelque essai conscient ou subconscient de diversion ? Comme si on s'était dit : « Donnons-leur ces regrets-là : Ils n'engagent pas ; le regret élégiaque du cinéma muet ou des films un peu oubliés se situe dans une absolue gratuité. Par conséquent les esprits occupés de ce raffinement d'artifice ne se tournent pas vers d'autres interrogations ou d'autres remises en question. » Cela dit, et en général, on ne déniera pas à « Ciné-Roman » le mérite d'avoir retracé un climat où, somme toute, nous nous sentons vivre et penser avec aisance, et c'est déjà beaucoup.
J.-B. M.
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#### Jean Carrière : L'épervier de Maheux (Pauvert)
Une des visions essentielles offertes par les paysages, ou plu tôt par le paysage unique de ce roman, c'est une énorme barre de montagne qui se dresse à l'horizon cévenol. Le personnage principal, en proie à l'idée fixe d'y trouver une source, travaille à grand renfort de mines le monstre rocheux et y périra écrasé sous les masses de pierre d'où il sera même impossible de ramener son corps. A la fin du roman, j'éprouve un peu l'impression d'avoir subi le même sort : l'œuvre est écrasante, les humanités médiocres qui se sont agitées dans ce décor ont en somme disparu, et il reste cette falaise invincible et stérile, aussi rebelle à toute signification humaine ou divine que la fameuse racine d'arbre évoquée par J. P. Sartre dans « La Nausée ». Tout cela est grandiose si l'on veut, mais je ne me sens guère d'humeur à le reconnaître. Il y a bien Pascal et le roseau pensant : « Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. » La nature brute écrasant un imbécile misanthrope réfugié dans la passion frénétique de l'acte gratuit (car il ne croit même plus à la source cherchée), ce n'est ni Pascal, ni même Prométhée ; quant à y voir la recherche d'un absolu, il faudrait une bonne volonté dont je me sens incapable. Tout ce qui touche à l'homme est ici volontairement avili : ce n'est pas la première fois qu'on nous présente un monde incomplet sous prétexte de nous montrer un monde élémentaire, réduit à sa base matérielle. La montagne cévenole, ses eaux, ses végétations, dégagent toujours un relent plus ou moins affirmé de charogne baudelairienne ; l'homme, encore davantage, et deux épisodes s'attachent à décrire des cadavres déjà réduits à « ce je ne sais quoi qui n'a de nom dans aucune langue ». Du protestantisme paysan, il ne reste à peu près rien : les personnages expriment souvent le même mépris rageur à l'endroit des pasteurs que nous lisons chez nos progressistes envers les prêtres « établis » et « installés ». Nous ne sommes même plus au stade de l'homme préhistorique, nous arrivons à l'animal fouisseur. Un personnage des « Abeilles de Verre » de Jünger soupire dans son ivresse : « Je retournerai à mon cher Néandertal. » Le Néandertal était encore trop bourgeois. L'obsession nostalgique de l'homme du Cro-Magnon a elle-même fait place à l'espoir d'une découverte d'un monde antérieur, celui de l'homme-cloporte. Un esprit satirique serait tenté de voir là des symboles à psychanalyser : l'homme, lassé de chercher en hauteur, creuse sa caverne individuelle. La dureté verticale de la paroi rocheuse semble offrir un complément dérisoire à un monde incertain et fluent que les intellectuels n'ont plus ni le courage ni les moyens d'affronter comme tel. La montagne n'exalte plus, on ne veut d'ailleurs pas qu'elle exalte : elle doit nous convaincre de la primauté de la matière et d'une prétendue vérité de l'homme qui est une réduction au néant. Les psaumes n'inspirent que sarcasmes, les nuées du ciel n'offrent que menaces : nous savons depuis longtemps que nous sommes à une époque où l'homme n'a plus droit au luxe des crépuscules... Nous ne prétendons pas faire le procès du protestantisme à travers d'indiscrètes interprétations romancées ; mais il est tout de même inquiétant de voir avec quelle insistance on cherche dans maintes fresques de la terre camisarde les réminiscences du désespérant manichéisme albigeois, et ensuite un homme primitif illustrant un nihilisme absolu. Ce n'est plus un type particulier d'homme religieux que l'on s'efforce de peindre ; c'est un héros digne des théories de l'anarchiste Stirner :
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« L'unique et sa propriété » pourrait aussi bien être la devise du chercheur de source des Maheux. Sa propriété, il l'a trouvée, et l'on peut entendre le rire du diable à travers le fracas de l'explosion. « Voilà l'homme » -- un négatif de l' « Ecce Homo ». Que m'importe après tout, que ce roman témoigne de réelles qualités littéraires ? Nous reconnaîtrons volontiers qu'il méritait le prix Goncourt : il y a beau temps que nous n'attendons pas de cette consécration autre chose que ce qu'elle peut ordinairement signifier.
J.-B. M.
#### Patrick Modiano : Les boulevards de ceinture (Gallimard)
L'Académie française, quand il s'agit de décerner le prix du roman, affectionne les œuvres subtilement construites : « Les boulevards de ceinture » ne rompent pas avec la tradition des années précédentes. L'auteur a intitulé son livre « récit », peut-être par désir de se situer dans une perspective un peu différente du roman ordinaire. A la fin, le barman de l'hostellerie forestière dit au narrateur « qu'il est jeune et ferait mieux de penser à l'avenir ». Tout est relatif sans doute... mais si l'on tient compte de l'intrigue de manière trop réaliste, le personnage doit avoir atteint ou dépassé la quarantaine : il semble plutôt que le temps se soit mystérieusement arrêté ou que le narrateur n'ait été qu'une ombre projetée qui à la fin se replacerait sur la personne même du romancier. Le roman, avec une agréable virtuosité joue du caractère discrètement insolite, artificiel jusqu'à l'étrange, d'un monde de boîtes de nuit, de parcours suburbains, dans lesquels se déroulent, à l'époque de l'occupation, des actes inexpliqués accomplis par des personnages insaisissables. Le Centre est constitué par cette auberge du Clos-Foucré, voisine de la forêt de Fontainebleau : un tel décor ajoute une profondeur poétique à une sorte d'énigme policière évanescente à la manière de Pirandello ; nous sommes invités à chercher une vérité qui sans doute n'existe pas, une explication dont la seule importance se placerait au niveau de nos propres inquiétudes. Le lecteur peut continuer lui-même ainsi la vaine exploration des mystères irritants. Tantôt l'auteur rapproche de nous les personnages au point de nous livrer leurs fiches biographiques qui nous laisseront insatisfaits ; tantôt il les éloigne et, par des « fondus » cinématographiques estompe des gestes inexpliqués : pourquoi le père du narrateur cherche-t-il un soir à le précipiter sous une rame de métro ? C'est peut-être le fameux thème psychanalytique du « meurtre du père », Ingénieusement retourné ; et nous n'aurions alors qu'à féliciter l'auteur d'aller chercher son bien où il le trouve, dans un domaine pseudo-scientifique, et de l'utiliser comme il l'entend.
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Il reste assez de vérité humaine dans le personnage du jeune apatride, aventurier assez cynique comme les « picaros » des romans espagnols et pourtant douloureusement conscient de sa situation. Nous serons plus réticents à propos de la constitution d'une mosaïque où, pour composer son milieu de truands de presse et de marché noir, l'écrivain collectionne un certain nombre de noms et de portraits empruntés à la presse « collaborationniste » du temps. La notice nous avertit que, né en 1947, Patrick Modiano n'a pas connu cette époque ; et on reconnaîtra qu'il a beaucoup transposé, élaboré, soumis ces éléments à l'alchimie de la fiction.
Il n'empêche qu'on cherchera des « clefs ». Sans vouloir entamer à ce propos une polémique historique ou politique, je ne puis m'empêcher d'en être gêné dans ma participation à l'atmosphère romanesque : ces échos me semblent trop percutants, cette orchestration de réminiscences trop partisane. Peut-être les lecteurs de la génération de l'écrivain seront-ils beaucoup moins sensibles, et même très indifférents à ces résonances trop grinçantes à mon gré, et en désaccord avec une atmosphère embrumée où la réalité flotte, où les vivants sont déjà morts et qui donne parfois à penser qu'on lit les « Mystères de Paris » étrangement revus dans l'éclairage du « Grand Meaulnes ».
J.-B. M.
#### Xavier Vallat : Le grain de sable de Cromwell
Xavier Vallat avait intitulé le premier volume de ses souvenirs « Le nez de Cléopâtre » ; au soir d'une vie déjà longue et fort remplie, l'homme qui regarde le passé n'échappe pas à certaines interrogations essentielles sur la destinée : alors les formules pascaliennes reviennent toujours à l'esprit. Vallat revoyait sa propre existence dans la lumière d'une foi solide, et la certitude intérieure qui se concilie avec l'humilité du chrétien ; mais il évoquait bien d'autres vies qui gardaient leur part de mystère, leurs ambiguïtés ou leurs contradictions. Les idéologues de la maçonnerie reprochent souvent aux chrétiens de ne plus chercher la vérité car ils croient la tenir : antinomie factice, « fausses fenêtres pour la symétrie », eût dit encore Pascal. Les souvenirs de X. Vallat suffiraient à le démontrer.
Il n'a pas voulu donner à ses expériences humaines la continuité rigoureuse et linéaire d'un enchaînement chronologique. Ainsi peut-il mettre en valeur, par un exposé particulier, les questions qui lui tenaient à cœur, ou sur lesquelles il pensait que le grand public serait toujours insuffisamment informé : c'est le cas de la justice scolaire, ou encore de la critique minutieuse (et parfois fort désagréable pour une certaine « résistance ») qu'il applique au livre de Delperrie de Bayac, « L'Histoire de la Milice ».
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Cette concentration sur des sujets privilégiés lui permet aussi de situer en pleine lumière les personnalités éminentes du Maréchal Pétain, de Maurras, du Général Weygand. Ces chapitres témoignent d'un sens parfait de la dignité littéraire : point de fausse hagiographie, mais un art de faire leur place aux détails curieux, aux anecdotes révélatrices, aux points de contestation, comme pour les dissentiments qui opposèrent les grands chefs militaires, un Foch et un Castelnau. Ces plongées soudaines dans le monde de la guerre de 1914 et de l'entre-deux-guerres montrent des aspects passionnants de cette France dont nous sommes les héritiers souvent perplexes et incertains.
Il est attiré par l'étude des caractères singuliers, par les destinées équivoques, par les intentions mal réalisées, par exemple dans les portraits de Doriot et de Laval. L'affaire Salengro donne en ses divers épisodes, le vertige de l'absurdité ; convaincu de l'innocence du ministre socialiste, Vallat ne put l'affirmer à cause de la méfiance des amis de Salengro. Il ne pense pas que la fin tragique de Mandel doive l'empêcher de faire sur le caractère de celui-ci de sévères restrictions, de même que les services rendus à la patrie par Clemenceau ne l'obligent pas à de pieuses illusions. A l'heure où le monde et la France commencent à oublier, la justice impose la vérité sans partage. X. Vallat unissait la verve du méridional à la prudente sagacité du montagnard : un réalisme authentiquement français, fidèle au sens chrétien, et non moins sensible aux dommages des vies gâchées, des âmes mal comprises et des occasions perdues.
La couverture du livre porte en noir la carte de l'Ardèche, timbrée de l'insigne de député, le fameux « baromètre ». On peut rêver longuement là-dessus. Voici un département, mais qui est de ceux où l'on discerne encore facilement les « pays » de l'ancienne France. L'insigne représente la cocarde tricolore, avec ce « R.F. » dont le R signifie république, encore que Vallat eût préféré y lire « royaume » ; le faisceau de licteur républicain est surmonté de la main de justice des anciens rois. C'est un ensemble complexe, comme la carrière politique de l'homme. Il lui arriva de figurer sur des listes composites ; il se résignait à la présence du mot « républicain » bien qu'il fût royaliste de cœur et de tradition. Admirateur de Maurras, ami de Daudet, il n'appartenait pas à l'A. F. durant ces années parlementaires. On peut, il est vrai, rappeler que sauf l'énigmatique groupe alsacien, tous les secteurs de l'hémicycle portaient l'étiquette républicaine, et la « Fédération Républicaine de France » comprenait bien d'autres députés aussi peu républicains que Vallat lui-même. Pourtant j'ai souvent entendu des remarques un peu amères : « Il est resté trop parlementaire. » C'est un point qui vaut d'être médité.
On ne vit pas dans un certain milieu sans s'attacher aux hommes qui le composent. Dans la mesure où X. Vallat était fort représentatif du « pays réel » par l'attachement ému et pittoresque qu'il montre ici du reste pour sa terre natale, il ressentait d'abord des affinités avec le méridional Daladier, comme avec le montagnard Laval qui, au début, lui inspirait pourtant une certaine antipathie. Avec une plaisante ironie, il montre Laval désemparé et gémissant toutes les fois qu'on lui prouvait l'indignité d'un de ses collaborateurs auvergnats.
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Qui donc échapperait à ces indulgences pour les enfants du même terroir ? Il n'est que de nous interroger nous-mêmes. Il faut ensuite ajouter la fraternité d'armes des anciens poilus de 1914, dans la « chambre bleu-horizon » et encore après. Pour Vallat, il y avait là quelque chose de particulièrement sacré.
Sans doute serait-il bon de tracer une ligne de démarcation nette entre les hommes et les idées. Mais les idées au Parlement semblaient bien incertaines. Et la déconfiture de la III^e^ République mit aussi sous les yeux de Vallat des républicains, des socialistes qui songeaient soudain au Comte de Paris, par crainte de voir le grand âge du Maréchal compromettre la stabilité d'un nouveau régime que pourtant naguère ils avaient été bien éloignés de souhaiter ! On pouvait assez légitimement y voir la réapparition du pays réel sous les artifices du pays légal. Le risque eût été de croire à la faiblesse totale et à la disparition de celui-ci. En 1945, le socialisme éliminait par décret d'inéligibilité un nombre considérable de ses anciens parlementaires, et, la conscience ainsi libérée, pouvait s'ériger en justicier. J'ai connu bien des gens qui en 1940, en 1941, suivaient le Maréchal, louchaient vers la restauration monarchique ; après la Libération, ils se souvinrent qu'ils étaient socialistes avant la guerre et oublièrent la phase intermédiaire avec une inconscience qu'on aurait pu prendre pour du cynisme : mais ils n'étaient pas parlementaires... En fait, si le recrutement des assemblées reflète parfois les réalités locales et ancestrales, les systèmes doctrinaux ne peuvent, le plus souvent, que les ignorer s'ils ne les combattent pas ; et sans devoir nous faire des âmes d'inquisiteurs policiers ou de juges inhumains, nous ne saurions méconnaître les nécessités de la polémique persévérante. La bonté d'un partisan n'abolit pas le mal inhérent à son parti ; le cas échéant, elle ne s'opposerait pas à ses ravages. Et chez X. Vallat lui-même, le chrétien jamais n'affaiblit le militant. Ayant souffert largement pour son compte, il pouvait, à l'heure où l'on parle des morts et du passé, réclamer le droit aux sérénités de l'indulgence, sans lesquelles on ne garderait point ce sourire ému ou amusé, indispensable à qui peint un paysage d'humaine vérité.
(Publié par l'Association des Amis de X. Vallat, Boîte postale 185, Paris 12^e^)
J.-B. M.
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## AVIS PRATIQUES
### Informations
##### Ne pas abandonner le Vietnam
Depuis plus d'un quart de siècle, l'assaut presque constamment ininterrompu du communisme ravage l'Indochine, multipliant les massacres, accumulant les ruines.
Le premier secours, le plus urgent devoir de charité était le secours du soldat.
Car le soldat est l'unique moyen temporel de défendre les pauvres et les faibles contre leurs bourreaux.
Aujourd'hui comme hier et comme toujours, ainsi que Péguy et Maurras l'ont rappelé à l'Occident démissionnaire du XX^e^ siècle, c'est le soldat qui mesure l'étendue des terres où vit une civilisation.
La première, la France abandonna la défense de l'Indochine. Il est vrai que l'Amérique, encore largement victime des impostures rooseveltiennes, trouvait beaucoup plus important de chasser la France d'Indochine que d'empêcher le communisme de s'en emparer.
Maintenant, l'Amérique hésite à nouveau sur son devoir, pendant que le « monde libre » presque tout entier, -- enfoncé chaque jour davantage dans son délire érotique, sa pourriture mentale, son autodémolition, -- hurle hystériquement à la mort contre quiconque veut encore résister les armes à la main aux agressions armées du communisme.
Pouvoirs temporels et spirituels, notamment en Europe, rivalisent de hâte pour se vautrer dans l'abjection et le déshonneur, inventant cent moyens nouveaux de faire subtilement ou grossièrement leur cour au communisme, vainqueur présumé.
\*\*\*
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Contrairement à ce que racontent et ce que font les puissants du jour, temporels et spirituels, à Rome et à Paris, à Berlin et à Londres, l'honneur chrétien consiste à ne jamais collaborer à la victoire du communisme, à ne jamais l'accepter, quoi qu'il arrive, à ne jamais capituler, le monde entier trahirait-il.
Ce ne sont d'ailleurs point les peuples qui trahissent. Ce sont les chefs apostats, temporels et spirituels, des anciennes nations chrétiennes.
D'un même mouvement, désertant sur tous les fronts à la fois, ils abandonnent en même temps et la loi naturelle, et la vérité religieuse, et la résistance au communisme intrinsèquement pervers.
\*\*\*
En Indochine, il s'agit toujours, en priorité :
1° de sauver le Sud Vietnam de l'invasion communiste ;
2° d'obtenir qu'au moins la liberté religieuse soit rendue au Nord Vietnam.
Pendant que les gouvernants occidentaux (spirituels et temporels) trahissent plus ou moins, à petits coups ou à grands coups, un certain nombre de catholiques français ont décidé de se réunir en vue *d'offrir à Dieu des prières et des actes charitables pour que le Vietnam soit sauvé du communisme.*
C'est ainsi qu'a été constituée *l'Association du vœu pour le Vietnam* ([^26])*.*
\*\*\*
L'Association s'est fixé deux premiers objectifs pratiques :
A. -- Construction à Cam-ranh, dans le diocèse de Nhatrang, d'un village (avec sa chapelle et son école) pour accueillir 200 familles de réfugiés en provenance de Cam-lo et de Gio-linh, bourgades proches du 17^e^ parallèle. Le site de Cam-ranh a été choisi en raison de sa relative sécurité et de l'assurance donnée par Mgr Thuan de surveiller personnellement le chantier. (Mgr Thuan est l'évêque de Nhatrang.) Le coût prévu de ces travaux est de l'ordre de 180 000 F.
B. -- Aide aux montagnards des Hauts-Plateaux de Kontum et Pleiku. Ce second objectif pratique a été choisi en raison de la situation désastreuse de ces populations, de la faiblesse de l'aide extérieure dont elles bénéficient, de la présence auprès d'elles d'un évêque français, Mgr Seitz, et d'un missionnaire M.E.P. avec qui l'Association a pris contact, le P. Leoni. L'aide nécessaire ici est de l'ordre de 70 000 F.
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Mgr Thuan a écrit à l'Association : « *Je suis très ému de voir des amis penser à nous dans nos souffrances... Je vous remercie de tout cœur pour ce que vous faites en faveur de notre pays si durement éprouvé : vos prières et votre aide ont une très grande valeur en ce moment difficile. *»
Pour tous renseignements complémentaires : écrire à l'*Association du vœu pour le Vietnam* 11, rue Tronchet, 75008 Paris. (Dons par chèque bancaire au nom de l'Association ou par versement ou virement postal au compte de chèques postaux : La Source 33.722.60.)
##### Une mise au point de l'A.P.S.
*L'A.P.S. est l'Association* « *Aide et Progrès spirituel *» (*adresse : B. P. 161, 75422 Paris Cedex 09*)*.*
*Elle nous a demandé d'insérer la mise au point que voici :*
« En nous reportant à un numéro déjà ancien d'ITINÉRAIRES où nous avions à puiser un renseignement -- il s'agit du numéro 155 de juillet-août 1971 -- nous avons relevé dans la rubrique « Avis pratiques », page 271, qui nous avait échappé à l'époque, que notre Association « Aide et Progrès Spirituel » est donnée comme ayant adhéré au PERC (Pro Ecclesia Romana Catholica).
« Or, s'il est bien vrai que notre Association, représentée par deux membres de son Conseil d'Administration, a participé à la réunion préparatoire du 24 novembre 1970 à la Mutualité et a donné son adhésion de principe aux objectifs que se proposait de poursuivre le PERC (fidélité à l'ordo de saint Pie V, au catéchisme tridentin et aux Saintes Écritures), nous n'avons depuis lors collaboré en aucune manière à l'activité de la Fédération ou de la Confédération prévue. Nous ignorons tout, en effet, de la suite qui a été donnée à la réunion préparatoire du 24 novembre 1970 ;
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nous ignorons complètement, en particulier, les statuts qui, seuls, ont pu conférer une existence légale à l'organisation prévue ; nous ignorons ses modalités de fonctionnement ; nous n'avons jamais été appelés à donner notre adhésion définitive et pas davantage nous n'avons reçu de directives ou d'instructions émanant du PERC, telles que cet organisme doit normalement, nous le supposons, en adresser aux mouvements adhérents.
« Nous avons donc été depuis l'origine tenus totalement à l'écart, pour des raisons que nous ne connaissons pas, de la vie et du fonctionnement du PERC, et nous sommes en droit de dire sans renier si peu que ce soit les objectifs du PERC qui sont aussi les nôtres, que nous ne sommes en rien engagés par les décisions d'un organisme dont les travaux et l'activité nous sont inconnus et dans lequel nous n'avons aucune participation effective.
« C'est pour dissiper toute confusion dans votre esprit et celui de vos lecteurs, que nous avons cru nécessaire de faire auprès de vous cette mise au point. »
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Annonces et rappels
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### Le calendrier de février
-- Jeudi 1^er^ février : *saint Ignace le Théophore*, évêque et martyr : second ou troisième successeur de saint Pierre à Antioche, martyrisé à Rome vers 107. Ornements rouges.
Voir notice dans notre numéro 160 de février 1972, page 215.
-- Vendredi 2 février : *Purification de la Sainte Vierge* et présentation de Jésus au Temple (4^e^ mystère joyeux du Rosaire). Ornements blancs ; violets à la bénédiction des cierges.
Nommée aussi *fête de la Chandeleur.* Le temps de Noël qui se termine, pour le cycle temporal, au jour octave de l'Épiphanie (13 janvier), se termine aujourd'hui pour le cycle sanctoral. C'est pourquoi en ce jour seulement on défait les crèches.
Voir notice dans notre numéro 160 de février 1972, pages 215-216.
-- Samedi 3 février : *saint Blaise*, évêque et martyr. Ornements rouges.
Voir notice dans notre numéro 160, page 216.
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-- Dimanche 4 février : *cinquième dimanche après l'Épiphanie*. Ornements verts. Mémoire de *saint André Corsini*, évêque. En France, mémoire de *sainte Jeanne de Valois*.
-- Lundi 5 février : *sainte Agathe*, vierge et martyre. Ornements rouges.
-- Mardi 6 février : *saint Tite*, évêque. Ornements blancs. En France, on peut célébrer la messe de *saint Amand*, évêque (ornements blancs ; mémoire de saint Tite), ou de *saint Vaast*.
-- Mercredi 7 février : *saint Romuald*, abbé. Ornements blancs.
Voir notice dans notre numéro 160, pages 216-217.
-- Jeudi 8 février : *saint Jean de Matha*. Ornements blancs.
-- Vendredi 9 février : *saint Cyrille d'Alexandrie*, évêque et docteur de l'Église. Ornements blancs.
*Extraits de sa notice liturgique :*
« L'éloge de Cyrille d'Alexandrie ne repose pas sur le témoignage de quelques hommes ; il a été célébré dans les actes même des conciles œcuméniques (...). Son zèle pour la foi catholique brilla surtout dans la défense qu'il en entreprit contre Nestorius, évêque de Constantinople, qui affirmait que Jésus-Christ était né de la Vierge Marie homme seulement et non Dieu, et que la divinité lui avait été conférée pour ses mérites. Cyrille, ayant vainement tenté d'amener Nestorius à résipiscence, le dénonça au pape saint Célestin. Délégué par Célestin, il présida le concile d'Éphèse dans lequel l'hérésie nestorienne fut proscrite, Nestorius condamné et déposé de son siège épiscopal ; le dogme catholique d'une seule et divine personne dans le Christ et de la maternité divine de la glorieuse Vierge Marie fut affirmé aux applaudissements de tout le peuple qui, transporté d'une joie incroyable, reconduisit les évêques dans leurs maisons avec des torches allumées. -- Ce fut la cause pour Cyrille de nombreuses calomnies, injustices et persécutions ; mais sa patience était telle que, soucieux uniquement de la foi, il tenait pour rien les paroles et les machinations des hérétiques contre lui.
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Enfin, ayant pour l'Église de Dieu accompli d'immenses travaux, publié de nombreux écrits pour la réfutation des païens et des hérétiques et pour l'explication des saintes Écritures et des dogmes catholiques, il mourut saintement en 444, en la 32^e^ année de son épiscopat. -- Léon XIII a étendu à l'Église universelle l'office et la messe de saint Cyrille d'Alexandrie. »
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Saint Cyrille, patriarche d'Alexandrie de 412 à 444, présida au nom du pape saint Célestin I^er^ le concile d'Éphèse : troisième concile œcuménique, tenu du 22 juin au 31 juillet 431. Il y fit condamner Nestorius, l'évêque hérétique de Constantinople qui refusait à la T.S. Vierge Marie le titre de THEOTOCOS (*Mater Dei,* Mère de Dieu), titre qui pourtant était déjà traditionnel dans la prière et dans l'enseignement de l'Église.
Le principal trait de génie de saint Cyrille, éclairé par la grâce, est d'avoir discerné du premier coup et en toute certitude que le refus du THEOTOCOS était la conséquence et la manifestation d'une erreur dogmatique fondamentale sur l'Incarnation. Mais sa grâce et son mérite furent aussi de défendre avant, pendant et après le concile d'Éphèse, la vérité du dogme avec une énergie farouche et une intransigeance absolue, malgré les attaques, les menaces, les pressions, les calomnies et la prison.
L'œuvre écrite de saint Cyrille est importante ; elle occupe dix volumes de Migne. Ce sont des études exégétiques, des traités dogmatiques et apologétiques, des homélies et des lettres. On y trouve un docteur d'un immense savoir, qui est avant tout un théologien : même son exégèse traite surtout de théologie dogmatique. Sa doctrine repose sur deux fondements :
1\. -- l'Écriture inspirée ;
2\. -- les Pères orthodoxes.
A toutes les époques son œuvre a exercé une profonde influence dans l'Église d'Orient ; elle a été beaucoup moins connue en Occident, les Latins ayant en général peu fréquenté les Pères grecs. Mais on le voit cité et utilisé par Alcuin, qui avait une vaste culture patristique, et abondamment par saint Thomas d'Aquin dans son *Contra errores Graecorum.*
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Encore à l'époque moderne, saint Cyrille d'Alexandrie est la pierre de touche où se révèlent les esprits mous et les cœurs flasques.
Dom Guéranger le rappelle avec bonheur :
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« *Comme toujours en pareille circonstance, il se trouva des hommes d'apaisement qui, sans partager l'erreur de Nestorius, estimaient que le mieux eût été de ne pas lui répondre, par crainte de l'aigrir, d'augmenter le scandale, de blesser en un mot la charité. A ces hommes dont la vertu singulière avait la propriété de s'effrayer moins des audaces de l'hérésie que de l'affirmation de la foi chrétienne, à ces partisans de la paix quand même, Cyrille répondait... *»
*...* Cyrille répondait selon le principe qu'il énonçait en ces termes : « Si la paix est désirable, elle ne doit pourtant pas se faire au détriment de l'orthodoxie. »
Et il répondait, dans ce cas précis, ce que cite Dom Guéranger :
« Eh quoi ! Nestorius ose laisser dire en sa présence dans l'assemblée des fidèles : « *Anathème à quiconque nomme Marie mère de Dieu ! *» Par la bouche de ses partisans il frappe ainsi d'anathème nous et les autres évêques de l'univers, et les anciens Pères qui partout et dans tous les âges ont reconnu et honoré unanimement la sainte Mère de Dieu ! Et il n'eût pas été dans notre droit de lui retourner sa parole et de dire : « *Si quelqu'un nie que Marie soit mère de Dieu, qu'il soit anathème ! *» Cependant cette parole, par égard pour lui, je ne l'ai pas dite encore. »
Dom Guéranger ajoute : « *D'autres hommes, qui sont aussi de tous les temps, découvraient le vrai motif de leurs hésitations, lorsque faisant valoir bien haut les avantages de la concorde et leur vieille amitié pour Nestorius, ils rappelaient timidement le crédit de celui-ci* (*auprès de l'empereur*)*, le danger qu'il pouvait y avoir à contredire un aussi puissant adversaire. *»
A ceux-là, saint Cyrille répondait :
« Que ne puis-je en perdant tous mes biens satisfaire l'évêque de Constantinople, apaiser l'amertume de mon frère Nestorius ! Mais c'est de la foi qu'il s'agit ; le scandale est dans toutes les Églises ; chacun s'informe au sujet de la doctrine nouvelle. Si nous, qui avons reçu de Dieu la mission d'enseigner, nous ne portons pas remède à de si grands maux, au jour du jugement y aura-t-il pour nous assez de flammes ? Déjà la calomnie, l'injure ne m'ont pas manqué ; oubli sur tout cela ! Que seulement la foi reste sauve, et je ne concéderai à personne d'aimer plus ardemment que moi Nestorius. Mais si, du fait de quelques-uns, la foi vient à souffrir, qu'on n'en doute point nous ne perdrons pas nos âmes, la mort même fût-elle sur notre tête. Si la crainte de quelque ennui l'emporte en nous sur le zèle de la gloire de Dieu et nous fait taire la vérité, de quel front pourrons-nous célébrer en présence du peuple chrétien les saints martyrs, lorsque ce qui fait leur éloge est uniquement l'accomplissement de cette parole (Eccli. IV, 33) : Pour la vérité, combats jusqu'à la mort ! »
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Saint Cyrille est la pierre de touche où se révèle l'insuffisance radicale d'un historien pourtant plein de talent, d'intelligence et de travaux estimables et utiles : Louis Duchesne dans son *Histoire ancienne de l'Église.* Son chapitre « La tragédie de Nestorius » est navrant. Il n'aperçoit, dans la controverse du THEOTOCOS, qu'une querelle de mots sans portée. Contre saint Cyrille, il manifeste une animosité haineuse, reprenant à son compte toutes les calomnies de tous ses adversaires. Il va même jusqu'à soutenir que Nestorius était orthodoxe et Cyrille suspect d'hérésie. Tant d'incompréhension sur un point historiquement et dogmatiquement aussi vital pour la foi de l'Église explique que saint Pie X, en janvier 1912, ait fait inscrire son ouvrage à l'*Index librorum prohibitorum.*
C'est sans doute en pensant à Louis Duchesne et à son influence que Pie XI, le 25 décembre 1931, dans son encyclique *Lux veritatis* pour le 15^e^ centenaire du concile d'Éphèse, énonçait avec une parfaite netteté et une grande vigueur : « *Tous doivent tenir avec certitude que Nestorius a vraiment enseigné des doctrines hérétiques ; que le patriarche saint Cyrille d'Alexandrie s'est montré un défenseur énergique de la foi catholique et que le pape saint Célestin I^er^, et avec lui le concile d'Éphèse, ont conservé la doctrine traditionnelle et l'autorité suprême du Siège apostolique. *» ([^27])
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C'est en 429 que d'attention de saint Cyrille d'Alexandrie est attirée par la prédication hérétique de Nestorius : l'évêque de Constantinople déclare que le titre de THEOTOCOS ferait croire que la divinité du Christ a son origine en Marie ; *il faut la nommer Mère du Christ et non pas Mère de Dieu.* Cela porte inévitablement atteinte à l'unité de personne dans le Christ. Pour Nestorius, il y a dans le Christ deux natures et deux personnes, dont l'union est volontaire, morale, extrinsèque ; Marie est la mère de l'une et non pas de l'autre.
La foi catholique affirme au contraire qu'il y a dans le Christ deux natures substantiellement unies en une seule personne : Marie, mère de cette unique personne, est donc mère de Dieu. Une mère est mère de la personne. Pie XI reprendra l'argumentation même de saint Cyrille pour la réaffirmer dans l'encyclique *Lux veritatis :* « On ne pourra pas rejeter cette vérité, transmise depuis les premiers temps de l'Église, en disant que la Bienheureuse Vierge Marie a bien donné un corps à Jésus-Christ, mais qu'elle n'a pas engendré le Verbe du Père céleste. Car déjà de son temps Cyrille répondait justement et clairement que, de même que toutes les autres femmes sont appelées et sont réellement mères pour avoir formé dans leur sein notre substance périssable et non pas l'âme humaine, ainsi la T.S. Vierge acquit la maternité divine du fait d'avoir engendré l'unique personne de son Fils. »
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La prédication hérétique de Nestorius s'était heurtée d'abord à l'opposition des laïcs.
On sait que Dom Guéranger amis en lumière à ce propos un point de doctrine extrêmement important : « *Il est dans le trésor de la révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la* CONNAISSANCE NÉCESSAIRE *et la* GARDE OBLIGÉE*. *»
Relisons en son entier tout le passage de Dom Guéranger :
« Le jour de Noël 428, Nestorius, profitant du concours immense des fidèles assemblés pour fêter l'enfantement de la Vierge Mère, laissait tomber du haut de la chaire épiscopale cette parole de blasphème : « Marie n'a point enfanté Dieu ; son fils n'était qu'un homme, instrument de la divinité. » Un frémissement d'horreur parcourut à ces mots la multitude ; interprète de l'indignation générale, le scolastique Eusèbe, simple laïc, se leva du milieu de la foule et protesta contre l'impiété. Bientôt, une protestation plus explicite fut rédigée au nom des membres de cette Église désolée, et répandue à à nombreux exemplaires, déclarant anathème à quiconque oserait dire : « Autre est le Fils unique du Père, autre celui de la Vierge Marie. » Attitude généreuse, qui fut alors la sauvegarde de Byzance et lui valut l'éloge des conciles et des papes ! Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute, la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée. Le principe ne change pas, qu'il s'agisse de croyance ou de conduite, de morale ou de dogme. Les trahisons pareilles à celle de Nestorius sont rares dans l'Église ; mais il peut arriver que les pasteurs restent silencieux, pour une cause ou pour l'autre, en des circonstances où la religion même serait engagée. Les vrais fidèles sont les hommes qui puisent dans leur seul baptême, en de telles conjonctures, l'inspiration d'une ligne de conduite ; non les pusillanimes qui, sous le prétexte spécieux de la soumission aux pouvoirs établis, attendent pour courir à l'ennemi, ou s'opposer à ses entreprises, un programme qui n'est pas nécessaire et qu'on ne doit point leur donner. »
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Saint Cyrille intervient donc en 429, notamment en écrivant à Nestorius « des lettres où la mansuétude de l'évêque ne le cède qu'à la force et à l'ampleur de son exposition doctrinale » (Dom Guéranger) ; « il s'efforce avec une fraternelle charité de le ramener à la norme de la vérité catholique » (Pie XI, encyclique *Lux veritatis*). Mais Nestorius ne veut voir dans ces démarches qu'une ingérence du siège d'Alexandrie dans les affaires de Constantinople.
Alors saint Cyrille s'adresse au pape. Il lui envoie au printemps 430 le diacre Posidonius avec un état complet de la question. Invoquant l'*antique coutume des Églises* de soumettre au Saint-Siège les questions les plus graves, saint Cyrille demande au souverain pontife de dire si l'on peut garder plus longtemps la communion avec un évêque tel que Nestorius.
La démarche de saint Cyrille auprès du Siège romain est d'autant plus significative qu'elle manifeste en quelque sorte une réconciliation entre Alexandrie et Rome. Cyrille en effet est le successeur immédiat et le neveu du patriarche Théophile, persécuteur de saint Jean Chrysostome dont il n'avait jamais voulu admettre la réhabilitation par le Saint-Siège. Cyrille lui-même avait mis longtemps à se laisser éclairer sur les torts de son oncle et à enregistrer cette réhabilitation.
Quand le pape saint Célestin I^er^ est en possession du dossier apporté par Posidonius, il réunit autour de lui, au début d'août 431, un synode d'évêques occidentaux où toute l'affaire est examinée. Posidonius repart pour Alexandrie avec la sentence du pape et une lettre donnant à saint Cyrille tous pouvoirs pour faire exécuter cette sentence.
La sentence pontificale déclare inacceptable l'enseignement de Nestorius, et nulles les excommunications prononcées par lui ; il doit se rétracter par écrit dans les dix jours qui suivront la notification effective et professer la doctrine commune de l'Église sans quoi il sera destitué et excommunié.
La lettre de saint Célestin ne précisait pas explicitement quels points de doctrine Nestorius devait rétracter et quels points il devait professer. Cyrille réunit donc un synode d'évêques à Alexandrie pour élaborer douze anathématismes que Nestorius devra signer. Quand tout est prêt, on est déjà en novembre : Cyrille envoie à Nestorius, au nom du pape, sommation de se soumettre.
Mais pendant ce temps Nestorius avait intrigué auprès de l'empereur Théodose II qui s'inquiétait de la discorde dans l'Église ; il lui avait représenté que le fauteur de troubles et de divisions était Cyrille d'Alexandrie, qui sans droit ni juridiction venait s'occuper de la doctrine enseignée à Constantinople. Si bien que Théodose, agissant également au nom de son collègue Valentinien ([^28]), décide de convoquer un concile général.
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La lettre impériale de convocation est du 19 novembre 430 ; elle se croise avec la sommation de Cyrille à Nestorius. Cette convocation d'un concile n'est donc pas une réplique à la sommation pontificale : on ignorait encore à Constantinople que le Saint-Siège avait rendu une sentence sur l'affaire. Théodose envoie à Cyrille une lettre particulière de convocation lui laissant entendre qu'il comparaîtra devant le concile en accusé ayant à se justifier.
Dans cette situation, Cyrille consulte à nouveau le souverain pontife. Il demande au pape « si le concile devra recevoir Nestorius au cas où il rétracterait ses prédications ; et si, le temps accordé pour la soumission étant écoulé, la sentence portée contre lui devrait être maintenue ». Célestin répond à Cyrille (lettre du 7 mai 431) qu'il convient d'accepter le concile, qui sera un répit et une occasion pour l'amendement de Nestorius ; en raison de la simultanéité des deux procédures, on considérera que la sentence romaine est comme suspendue jusqu'à ce qu'elle soit reprise à son compte par le concile. Le pape ne viendra pas en personne, mais il désigne trois légats, les évêques Arcadius et Projectus et le prêtre Philippe ; ils ont pour instructions, s'il y a des débats, de n'y point participer mais de se comporter en juges et de soutenir Cyrille en tous points.
L'ouverture du concile était fixée par la convocation impériale au jour de la Pentecôte (7 juin). Mais il y avait tellement de retardataires que l'on commença par attendre. Puis brusquement, sortant le premier de l'indécision et déclarant agir en qualité de président du concile, Cyrille décide le 21 juin d'ouvrir la session le lendemain. Cette première session est ouverte et close le même jour. Nestorius est condamné, déposé, excommunié. Quand les légats du pape arrivent à Éphèse, ils confirment les 10 et 11 juillet (seconde et troisième sessions) les actes de la première session et déclarent parfaitement canonique la condamnation de Nestorius.
La réaction de l'empereur Théodose, encore favorable à Nestorius, est de faire emprisonner Cyrille au mois d'août 431. En octobre seulement, il admettra la déposition de Nestorius et remettra Cyrille en liberté.
Un groupe d'évêques orientaux sera plus difficile à convaincre. Ils ont d'abord refusé la condamnation de Nestorius et accusé d'hérésie les douze anathématismes de Cyrille. Leur résistance se prolongera jusqu'en 433.
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Le concile d'Éphèse.
Ce concile, écrit Pie XI dans l'encyclique *Lux veritatis,* a mis en lumière « trois dogmes de la religion catholique : que la personne du Christ est une et divine ; que la Sainte Vierge doit être reconnue et vénérée par tous comme réellement et vraiment Mère de Dieu ; que le pontife de Rome, lorsqu'il traite de la foi et des mœurs, possède de droit divin, à l'égard de chacun et de tous, une autorité suprême, souveraine et indépendante ».
Concernant la personne du Christ, voici, d'après la même encyclique, la portée des décisions d'Éphèse :
« Tandis que Nestorius soutenait avec obstination que le Verbe divin ne s'unissait pas à la nature humaine dans le Christ d'une façon substantielle et hypostatique mais par une certaine unité accidentelle et morale, les Pères d'Éphèse, dans leur condamnation de l'évêque de Constantinople, professaient ouvertement la véritable doctrine de l'Incarnation qui doit être fermement acceptée de tous (...).
« En d'autres termes, celui qui a été conçu dans le sein de la Vierge par l'opération du Saint-Esprit, qui naît, qui gît dans la crèche, se dit le Fils de l'Homme, souffre, meurt cloué sur la croix, est absolument le même que celui que le Père éternel appelle d'une façon merveilleuse et solennelle « Mon fils bien-aimé », le même qui, par la puissance divine, pardonne les péchés et qui de sa propre vertu rappelle les malades à la santé et les morts à la vie.
« Tout cela montre non seulement qu'il y a deux natures dans le Christ, sources de l'activité tant humaine que divine, mais encore que le Christ est un, en même temps Dieu et homme, en vertu de cette unité de la personne qui le fait appeler THEANTHROPOS, Homme-Dieu (...).
« ...Il ne faut pas non plus affirmer qu'une perfection manque à la nature humaine de notre Rédempteur s'il n'a pas la personnalité humaine, et que, par conséquent, il nous semble inférieur en tant qu'homme. Saint Thomas d'Aquin remarque en effet avec un pénétrant discernement (*Sum*. *theol.,* III, quest. 2, art. 2, ad 2) : La personnalité n'est requise à la dignité et à la perfection d'un être que dans la mesure où cette dignité et cette perfection exigent que cet être existe par soi : car c'est cela que signifie le mot *personne.* Mais il est plus noble pour un être d'exister dans un autre plus parfait que d'exister par soi. Par conséquent, la nature humaine a plus de grandeur dans le Christ qu'en nous : car en nous, ayant une existence propre, elle possède sa propre personnalité ; mais dans le Christ elle existe dans la personne du Verbe. »
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Concernant la primauté du pontife romain, il faut retenir d'une part le déroulement lui-même du concile (qui reconnaît par ses actes, en s'y soumettant, l'autorité du pape), et d'autre part la déclaration du légat Philippe à la session du 11 juillet :
« Personne ne met en doute, bien plus, tous les siècles savent que le saint et bienheureux Pierre, prince et chef des apôtres, colonne de la foi, fondement de l'Église catholique, a reçu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sauveur et rédempteur du genre humain, des clefs du royaume ; à lui a été donné le pouvoir de lier et de délier les péchés ; c'est lui qui, jusqu'à maintenant et pour toujours, vit et juge en ses successeurs. »
Cette déclaration n'est pas une définition proprement dite. Mais elle a une valeur doctrinale certaine du fait qu'elle a rencontré une approbation (explicite ou tacite) générale aussi bien du concile que des opposants au concile. On considère qu'il y eut là une manifestation du magistère ordinaire, par le consentement moralement unanime des évêques sur un point touchant la vérité révélée. C'est pourquoi la déclaration du légat Philippe est reproduite dans la constitution dogmatique *Pastor æternus* du concile du Vatican.
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*Deux objections* ont été soulevées contre de concile d'Éphèse :
I. -- Ce n'est pas le pape mais l'empereur qui a convoqué le concile.
Jusqu'au IX^e^ siècle, ce sont les empereurs chrétiens qui ont convoqué les conciles : ainsi en a-t-il été des huit premiers conciles œcuméniques, qui se sont tous tenus en Orient (tous les conciles œcuméniques tenus en Occident ont été convoqués parle pape). Seuls les empereurs disposaient des moyens matériels nécessaires à la réunion d'un concile universel ; pour le pape, c'eût été une entreprise pratiquement irréalisable.
En convoquant les conciles, les empereurs avaient la conviction d'user d'un droit inhérent à leur charge, et ils le faisaient sans aucune allusion à une délégation de pouvoir explicite ou implicite de la part du pontife romain. Mais s'ils réunissaient le concile, ils ne prétendaient nullement l'investir de son pouvoir religieux : leur convocation était purement matérielle, elle n'était pas l'exercice d'une autorité spirituelle.
Dans le cas du concile d'Éphèse, la lettre de convocation de Théodose stipule que « le soin de la religion, de la vérité et de l'orthodoxie appartient pleinement aux évêques ». Le comte Candidien, représentant de Théodose au concile, est chargé uniquement de l'ordre extérieur et de la sécurité des personnes ; les instructions de l'empereur lui précisent qu' « à ceux qui ne sont pas évêques, il est interdit de s'immiscer dans les débats ».
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Le pape saint Célestin I^er^ a donné au concile d'Éphèse une triple confirmation :
a\) Confirmation antécédente, en ce qu'il a approuvé la réunion du concile et lui a tracé son programme, qui est d'exécuter la sentence déjà portée : « Lorsque Célestin apprit, écrit Pie XI dans l'encyclique *Lux veritatis*, que le concile d'Éphèse allait se réunir sur l'ordre des empereurs, il ne manifesta aucun sentiment d'opposition ; au contraire il envoya des lettres à Cyrille d'Alexandrie, approuvant le projet ; il désigna et envoya des légats (...) ; il confia aux Pères conciliaires l'exécution de la sentence portée par lui-même... »
b\) Confirmation concomitante : en participant par ses légats à la condamnation conciliaire de Nestorius. Les Pères du concile ont déclaré porter cette condamnation « parce que les saints canons et la lettre de Célestin les y obligent ».
c\) Confirmation subséquente, ou confirmation proprement dite, par la lettre du 15 mars 432, où Célestin déclare que le concile d'Éphèse a fidèlement exécuté ses volontés en condamnant Nestorius.
II\. -- Cyrille d'Alexandrie n'avait aucun titre à présider le concile.
Saint Cyrille s'est fait lui-même, sans aucun droit, président du concile ; il n'a pas attendu l'arrivée des représentants légitimes du pape, qui étaient les trois légats Arcadius, Projectus et Philippe. Le mandat qu'il avait reçu du pape était de faire exécuter la sentence portée à Rome contre Nestorius. A partir du moment où une autre procédure était entreprise, le mandat de Cyrille expirait.
Telle est la seconde objection.
Mais tout au contraire, le pape Célestin considérait que Cyrille d'Alexandrie était toujours chargé de l'affaire. A ses légats, il avait donné pour instructions de suivre et soutenir l'action de Cyrille. Durant les sessions du concile, Cyrille agit toujours ès-qualités explicitement invoquées d' « évêque d'Alexandrie et représentant de Célestin, évêque de Rome ». Si cela., avait été une usurpation, elle aurait pris fin avec l'arrivée des légats. En présence et avec l'accord de ceux-ci, Cyrille continue à présider le concile au nom du pape.
Ce qui est vrai, c'est que Cyrille, s'il avait été un timide et un libéral, aurait accepté de comparaître à Éphèse en accusé ; il aurait gémi, pleuré, protesté de sa bonne foi et de ses bonnes intentions incomprises ; il aurait demandé la parole à son tour, il aurait invoqué le pluralisme et supplié que l'on respectât ses opinions comme il respectait celles des autres.
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D'emblée, au contraire, il a pris les choses en main, il a retourné une situation qui lui était défavorable, il a fait triompher le bon droit et la vérité. Honneur à Cyrille ; gloire à Dieu en ses saints.
-- Samedi 10 février : *sainte Scholastique*, vierge. Ornements blancs.
Voir l'article de D. Minimus dans notre numéro 110 de février 1967.
-- Dimanche 11 février : *sixième dimanche après l'Épiphanie*. Ornements verts. Mémoire de l'apparition de la Sainte Vierge à Lourdes.
Voir notice dans notre numéro 160 de février 1972, page 219.
-- Mardi 13 février : messe du dimanche précédent ou messe votive.
-- Mercredi 14 février : *saint Valentin*, prêtre et martyr. Ornements rouges...
Voir notice dans notre numéro 160, pp. 219-220.
-- Jeudi 15 février : *saints Faustin et Jovite*, martyrs. Ornements rouges. Ou bien : *bienheureux Claude de la Colombière*, ornements blancs.
-- Vendredi 16 février : messe du dimanche précédent ou messe votive. Ou bien : *saint Honorat*, évêque d'Arles.
-- Samedi 17 février : idem.
-- Dimanche 18 février : *Septuagésime*. Ornements violets. Mémoire de *saint Siméon*, évêque et martyr, et de *sainte Bernadette*, vierge.
Sur la *Septuagésime*, voir notice dans notre numéro 159 de janvier 1972, pp. 179-181.
-- Lundi 19 février : messe du dimanche précédent ou messe votive.
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-- Mardi 20 février : idem.
-- Mercredi 21 février : idem.
-- Jeudi 22 février : *chaire de saint Pierre à Antioche*. Ornements blancs.
-- Vendredi 23 février : *saint Pierre Damien*, évêque et docteur de l'Église. Ornements blancs.
-- Samedi 24 février : *saint Mathias*, apôtre. Ornements rouges.
Voir notice dans notre numéro 160 de février 1972, pp. 222-223.
-- Dimanche 25 février : *Sexagésime*. Ornements violets.
-- Lundi 26 février : messe du dimanche précédent ou messe votive.
-- Mardi 27 février : *saint Gabriel dell' Addorolata*. Ornements blancs.
-- Mercredi 28 février : messe du dimanche précédent ou messe votive.
============== fin du numéro 170.
[^1]: -- (1). Le comprendre d'abord sur le plan théorique, c'est-à-dire en chercher les conditions ultimes d'intelligibilité. Mais le comprendre aussi du point de vue pratique. Le savant ne doit-il pas se demander à quoi, finalement, la science sert ?
[^2]: -- (1). Aristote se réfère souvent aux pré-socratiques, tout en soulignant leurs insuffisances : « Que les causes que nous avons énumérées dans la *Physique,* soient celles-là même que tous les philosophes ont semble-t-il cherchées et qu'en dehors de ces causes, nous n'en puissions nommer d'autres, les considérations qui précèdent le prouvent avec évidence. Mais ces principes ont été indiqués d'une manière vague. On peut dire, en un sens, qu'ils ont tous été énoncés avant nous, et, en un autre sens, qu'aucun d'eux ne l'a été. La Philosophie des premiers temps, jeune encore et à son début, semble, en effet, bégayer sur toutes choses » (*Métaphysique,* A, 10).
[^3]: -- (1). L'avènement de la philosophie nouvelle avait été préparé par des chercheurs isolés, tels Nicolas de Cuse et Léonard de Vinci. -- Cf. l'ouvrage collectif *Léonard de Vinci et l'expérience scientifique au XVI^e^ siècle,* Paris, P.U.F. 1953. -- Ces précurseurs se sont souvent défiés de l'aristotélisme et il leur est arrivé de montrer leur préférence pour d'autres philosophies. Mais il n'est point toujours facile de préciser l'attitude qu'ils adoptent en face des différents courants philosophiques de leur époque. On trouvera des indications à ce sujet dans Dampier, *Histoire de la science et* de *ses rapports avec la philosophie et la religion,* trad. Sudre, Paris, Payot, 1951, passim.
[^4]: -- (2). Sur les responsabilités des philosophes dans cette crise, cf.... E. Gilson, *D'Aristote à Darwin et retour,* Paris, Vrin, 1971, pp. 41 *ss.*
[^5]: -- (3). Descartes reproche à Galilée de n'avoir pas éclairé à la lumière philosophique ses thèses scientifiques, de n'avoir pas envisagé « les premières causes de la nature », de s'être borné à chercher « les raisons de quelques effets particuliers » et d'avoir ainsi « bâti sans fondements » « (*Lettre à Mersenne*, Adam-Tannery, II, 380.). -- Cf. sur cette question, Gilson, *Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien*, pp. 173 ss. : « Galilée incarnait aux yeux de Descartes l'homme qui se trompe en physique, parce qu'il n'a pas de philosophie ».
[^6]: -- (1). Alquié a tort d'écrire que « pour Descartes... il ne saurait y avoir de philosophie de la nature, mais seulement une science de la nature et une philosophie de l'esprit » (La découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, Paris, P.U.F., 1950, p. 127).
[^7]: -- (2). Sur les critiques qu'on a pu faire à la position cartésienne, cf. Jaspers, *La pensée de Descartes et la philosophie,* dans *Revue philosophique,* mai-août 1937, pp. 97 ss. -- et d'un point de vue plus aristotélicien, Duhem, *Physique et Métaphysique*, dans *Revue des questions scientifiques,* juillet 1893, p. 25 ss. Duhem conclut en affirmant qu'à cause de Descartes, l'exacte notion des rapports entre la philosophie et les sciences de la nature s'est obscurcie de plus en plus.
[^8]: -- (3). La philosophie « romantique » de la nature proposée par Schelling n'a pas été sans exercer une certaine influence sur les sciences, en particulier sur la biologie. Cf. G. Canguilhem, *La connaissance de la vie*, 2^e^ édit., Paris Vrin, pp. 5859.
[^9]: -- (4). Dans l'*Idéologie allemande* et dans l'*Anti-Dühring*, en particulier.
[^10]: -- (5). P. Naville, *Psychologie, Marxisme, matérialisme*, Paris, Rivière, 1946, p. 25.
[^11]: -- (6). « Si on s'en tient à la conception qui semble prévaloir aujourd'hui, la philosophie de la nature a pratiquement cessé d'exister. On est assez généralement d'avis que la science de la nature s'est substituée avantageusement à la philosophie de la nature » (Luyten, *Actes du XI^e^ Congrès international de philosophie,* Bruxelles, 1953, vol. VIII, p. 7.).
[^12]: -- (1). Comme le fait fort bien remarquer G. Marcel avec beaucoup d'autres.
[^13]: -- (2). Le marxisme est d'abord un *matérialisme historique,* c'est-à-dire une étude des réalités économiques et de leur rôle dans la vie sociale. C'est dans ce domaine qu'on a dégagé d'abord les lois de la dialectique pour, ensuite, extrapoler et les appliquer à tout le réel, c'est-à-dire, dans le contexte marxiste, à la matière et à son évolution, ou, si on préfère à la nature. Le matérialisme dialectique, entendu comme explication générale de tout ce qui existe, est donc venu après le matérialisme historique. C'est Engels qui a opéré cette extrapolation. Si elle avait réussi, elle aurait comme dit Engels, apporté la confirmation de la valeur du matérialisme historique, dont le matérialisme dialectique est, en quelque sorte, le prolongement et la généralisation. -- Engels, après avoir travaillé dans ce sens pendant dix ans, abandonna son projet à la mort de Marx et laissa un manuscrit composé de deux ébauches de plan, d'articles divers et d'une centaine de fragments. Ces textes furent publiés en Union Soviétique en 1925 sous le titre *La dialectique de la nature.* Dans le marxisme, c'est donc à partir de l'expérience des réalités sociales qu'on prétend construire une interprétation générale de l'être, autrement dit de la matière. -- Cette façon de procéder ne va pas sans inconvénient. Les marxistes eux-mêmes s'en aperçoivent et récemment il s'est élevé en Russie, à ce propos, une controverse intéressante dont nous dirons quelques mots plus loin.
[^14]: -- (1). La philosophie marxiste rencontre, elle aussi, ce problème, ainsi qu'il ressort d'une controverse récente, suscitée par un article paru dans le n° 3 (mars 1963) de la Revue *Questions de philosophie* et dû aux philosophes Platanov et Routkévitch. La controverse, parfois confuse, semble tourner autour des points suivants. Le marxisme est d'abord un matérialisme historique, c'est-à-dire une science de la société et de ses lois. Les lois qui se dégagent du matérialisme historique sont ensuite appliquées à la nature en général et considérées comme valables pour tout ce qui existe (matérialisme dialectique). Mais, en vertu de quel privilège, des catégories et des lois, valables, admettons-le, pour des réalités sociales, peuvent-elles s'appliquer ensuite à des réalités d'un autre ordre : les corps animés et inanimés ? Les penseurs russes qui voudraient une philosophie de la nature, marxiste sans doute, mais indépendante du matérialisme historique, sont d'autant plus conscients du problème qu'ils estiment que le matérialisme, base du marxisme, devrait conduire à privilégier le contact que nous avons avec les réalités matérielles et à chercher d'abord de ce côté les catégories et les lois de l'être et n'an pas dans les réalités sociales qui, après tout, s'édifient sur ce fond commun qu'est la matière.,
[^15]: -- (1). L. Vax, *L'empirisme logique,* p. 37.
[^16]: -- (2). De ces formules, on trouve maints exemples chez Carnap. -- Wittgenstein en porte, pour une part, la responsabilité. Cf. *Tractatus logico-philosophicus*, p. 105.
[^17]: -- (3). Vax, *Loc. cit.*
[^18]: -- (1). Cf. sur ce point N. Hartmann, *Zur Grundlegung der Ontologie*, 2^e^ éd., Berlin, De Grayter, 1941, Introduction, pp. VI-VII ; et *Neue Wege der Ontologie*, 3^e^ édit., Stuttgart, Kohlhammer, 1949, p. 8 ss.
[^19]: -- (1). N. Hartmann, *Les Principes d'une métaphysique de la connaissance*, trad. Vancourt, I, p. 82.
[^20]: -- (2). *Op. cit.,* pp. 82-83.
[^21]: -- (3). Ibid.
[^22]: -- (1). Éditions ALAIN MOREAU.
[^23]: -- (2). Qui n'ont évidemment rien de commun avec les « Silencieux » de Pierre Debray.
[^24]: -- (1). Éditions de l'Escalade, collection « La politique de l'esprit », Paris, 2^e^ trimestre 1972. A commander à la *Librairie de l'Homme Nouveau,* 1, place Saint-Sulpice, 75006 Paris.
[^25]: -- (1). Éditions du Cèdre.
[^26]: -- (1). Tous détails dans ITINÉRAIRES numéro 166, pp. 169 et suiv. ; numéro 167, pp. 190 et suiv. ; numéro 168, pp. 172 et suiv.
[^27]: -- (1). Lisons en entier ce passage de l'encyclique *Lux veritatis :* « Nous n'ignorons pas que de nos jours plusieurs historiens tentent non seulement de laver Nestorius de toute tache d'hérésie mais encore d'accuser Cyrille, le très saint évêque d'Alexandrie, d'iniques ressentiments. Il aurait calomnié Nestorius qu'il détestait, et aurait mis tout en œuvre pour provoquer une condamnation de doctrines que Nestorius n'aurait pas enseignées. Les défenseurs de l'évêque de Constantinople n'hésitent pas à porter cette très grave accusation contre Notre prédécesseur saint Célestin lui-même (qui, à cause de son ignorance, aurait été abusé par Cyrille), et même contre le concile d'Éphèse. -- L'Église universelle réclame la réprobation de ces vains et téméraires efforts ; elle a toujours considéré la condamnation de Nestorius comme juste et méritée ; elle a toujours jugé orthodoxe la doctrine de Cyrille ; elle n'a jamais cessé de vénérer, au nombre des conciles œcuméniques, le concile d'Éphèse, inspiré par l'Esprit Saint. -- Car, sans citer tous les documents, qui sont très nombreux et très clairs, il est bien connu qu'un grand nombre de partisans de Nestorius -- témoins oculaires de ce qui s'était passé, et m'ayant aucun lien avec Cyrille -- malgré l'amitié qui les attachait à Nestorius, malgré la séduction de ses écrits et malgré les passions ardentes de la controverse, abandonnèrent peu à peu, comme contraints par la lumière de la vérité après le concile d'Éphèse, l'évêque hérétique de Constantinople qui était *vitandus* selon la loi de l'Église. -- Beaucoup d'entre eux devaient être encore en vie lorsque Notre prédécesseur Léon le Grand écrivait à son légat au concile de Chalcédoine, Paschasinus de Lilybée : « Toute l'Église de Constantinople, avec tous ses monastères et de nombreux évêques, a souscrit aux anathèmes contre Nestorius et Eutychès. » -- Et dans sa lettre doctrinale à l'empereur Léon, le pape, sans être contredit par personne, montrait Nestorius comme hérétique et maître d'hérésie : « Il faut anathématiser Nestorius, qui croyait que la Sainte Vierge Marie était la mère non pas de Dieu, mais de l'homme seulement, qui distinguait une personne humaine et une personne divine, qui affirmait que le Verbe de Dieu et l'homme n'étaient pas un seul, Christ, et qui prêchait qu'il y avait en lui, séparément et diversement, le Fils de Dieu et l'homme. » Tout le monde sait que le concile de Chalcédoine, par une solennelle approbation, a réprouvé une nouvelle fois Nestorius et a fait l'éloge de la doctrine de Cyrille. -- Notre Prédécesseur saint Grégoire le Grand, à peine sur le Siège de Pierre, dans la lettre synodale adressée aux évêques d'Orient, où il rappelle les quatre conciles œcuméniques de Nicée, de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcédoine, prononce sur eux le très important jugement : « Dans ces conciles, l'édifice de la foi a été bâti sur une pierre d'angle... Quiconque n'accepte pas leur validité, même s'il paraît être une pierre, gît cependant hors de l'édifice. » Tous doivent donc tenir avec certitude que Nestorius a vraiment enseigné des doctrines hérétiques ; que le patriarche saint Cyrille d'Alexandrie s'est montré un défenseur énergique, de la foi catholique et que le pape saint Célestin I^er^, et avec lui le concile d'Éphèse, ont conservé la doctrine traditionnelle et l'autorité suprême du Siège apostolique. »
[^28]: -- (1). Théodose II le Jeune (petit-fils de Théodose I^er^ le Grand), empereur d'Orient de 408 à 450 ; Valentinien III, empereur d'Occident de 425 à 455.