# 171-03-73 1:171 ### Lettre à Monseigneur "le Père François Marty" *cardinal-archevêque de Paris\ président de la conférence épiscopale française* 26 janvier 1973 *Monseigneur le Cardinal,* *Le* «* Nouveau Missel des dimanches *» *que l'épiscopat français a mis en circulation pour l'an­née 1973 est hérétique, vous ne pouvez pas l'igno­rer, et ses auteurs sont anathèmes : en vertu du premier et du troisième canons du concile de Trente sur le saint sacrifice de la messe.* 2:171 *Voici donc venu le temps où, allant jusqu'au bout de son immanente et serpentine apostasie, l'épiscopat français inculque officiellement aux fidèles, dans leur missel même, et au titre de* « RAPPEL DE FOI INDISPENSABLE »*, que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe* « IL S'AGIT SIM­PLEMENT DE FAIRE MÉMOIRE DE L'UNIQUE SACRIFICE DÉJA ACCOMPLI ». *Ce missel hérétique est épiscopalement ap­prouvé depuis le 10 octobre. Il est répandu chez les libraires et parmi les fidèles, à dizaines ou centaines de milliers d'exemplaires, depuis le mois de novembre. Il y a aujourd'hui 26 jours exactement que je l'ai publiquement mis en accu­sation. Malgré l'énormité du crime, malgré l'ur­gence de s'y opposer, aucun pasteur ni aucune commission pastorale n'a prévenu les fidèles con­tre un missel qui assassine les âmes. L'indifférence ou l'incompétence des évêques, ou les deux à la fois, demeurent entières, inentamées. On peut enseigner en leur nom, comme un dogme, que la messe n'est pas un sacrifice, cela leur paraît un lieu commun sans importance, qui ne suffit pas à les tirer de leur somme somnambulique et post­conciliaire.* 3:171 *Faisant ou laissant nier de par leur autorité, dans le missel qu'ils procurent aux fidèles, que la messe soit un sacrifice, ils ne sont donc plus ca­tholiques. Qu'ils s'en aillent alors, ou qu'on les chasse ; ou qu'enfin ils se convertissent. A com­mencer par leur président, qui se prétend respon­sable, vous-même, Monseigneur.* *L'apostasie s'en moque et vous supporte, bien sûr. Accepter sans rien dire la direction spiri­tuelle d'un Père François Marty est même devenu le test certain de l'indifférentisme religieux.* *Mais la foi réclame votre rétractation publique ou votre destitution.* *Confessez que la messe est, d'une manière non sanglante, le même sacrifice que celui du Cal­vaire, avec le même prêtre et la même victime ; réprouvez votre missel qui le nie ; ou bien dis­paraissez.* *Daigne ou ne daigne pas, peu importe désor­mais, Votre Éminence comprendre qu'il ne m'est plus possible de vous saluer*. Jean Madiran. 4:171 ### La messe française est invalide depuis 1969 I. -- Témoignage contre un épiscopat\ et contre une messe Dès 1969, pour la nouvelle messe en français, l'épisco­pat fit établir à l'intention des fidèles un NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES : le missel à fleurs, surnommé *le missel hippie *; ou missel-agenda, que l'on jette à la fin de l'année. Dès ce premier missel « pour l'année liturgique 1969-1970 », l'épiscopat français inculquait aux fidèles, comme «* rappel de foi *», que la nouvelle messe n'est plus un sacrifice, et qu'à la nouvelle messe «* il s'agit seulement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *». Nous portons témoignage contre cette messe et contre cet épiscopat. Nous portons témoignage que, par la trahison de cet épiscopat, la nouvelle messe française, célébrée dans cette pensée et dans cette intention, est invalide pour ce motif. Invalide dès l'origine : mais nous ne le savions pas, car nous n'usions pas de ce Nouveau Missel et nous n'allions pas à cette messe nouvelle. 5:171 La messe française a été imposée par l'ordonnance épiscopale datée du 12 novembre 1969. Nous avions im­médiatement objecté que cette ordonnance était juridi­quement schismatique : sans référence à rien d'autre qu'à leur propre autocratie, « les évêques de France réunis en assemblée plénière » décrétaient la messe française obliga­toire à partir du 1^er^ janvier 1970. C'était interdire du même coup la célébration de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Nous avons refusé de nous soumettre à cet abus de pou­voir ; on connaît nos raisons. Mais voici une raison sup­plémentaire qui, sans rien changer, aggrave tout : la situation de la messe en France est encore plus pourrie, et depuis plus longtemps, que nous ne le pensions. II\. -- La découverte En feuilletant au mois de décembre, en feuilletant à peine et du bout des doigts le NOUVEAU MISSEL DES DIMAN­CHES pour l'année 1973, j'étais tombé sur la page 383. Aussitôt, publiquement, j'avais mis ce missel en accusa­tion : dans le numéro 169 d'ITINÉRAIRES, paru le 1^er^ janvier (pages 212 et suivantes). Notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR nu­méro 4, paru le 15 janvier, répercutait l'accusation et la mise en garde : «* Un missel ouvertement hérétique répan­du dans le peuple chrétien par l'épiscopat francophone. *» Les évêques restant immobiles et silencieux, tous sans ex­ception, j'écrivis le 26 janvier une mise en demeure à leur soi-disant président, qui se prétend responsable, le « Père Marty », comme il se fait appeler de bureaux en bistrots. Car dès lors il n'y avait plus d'autre issue : *con­cernant nos évêques, nous ne pouvions déjà plus réclamer que leur rétractation publique ou leur destitution*. C'est alors que je trouvai dans mon courrier une lettre qui disait : -- La même hérésie figurait déjà dans le NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES pour l'année liturgique 1969-1970. Déjà en 1969 ! Découverte capitale. 6:171 Bien entendu, j'ai vérifié. C'était en sa page 332. Oui, la page 332 du premier NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES, en 1969-1970, disait la même chose, exacte­ment dans les mêmes termes, qu'aujourd'hui les pages 382 et 383 du NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES pour 1973. Ce texte contient certes plus d'une hérésie. Nous n'en retenons qu'une, celle que nous soulignons en gras, sou­lignant aussi qu'il ne s'agit pas d'une incidente anecdo­tique, descriptive ou phénoménologique, mais d'un énoncé en forme, qui se présente et s'affirme comme un *rappel de foi indispensable*. En voici la reproduction intégrale : La lecture de l'épître aux Hébreux A des croyants, à des chrétiens qui participent régulièrement à l'eucharistie, qui offrent leurs actions, leurs prières pour les intentions les plus louables, l'épître aux Hébreux apporte des *rappels de foi indispensables.* Il ne s'agit pas de marcher vers l'éternité, de plus en plus riches de fidélité, de prières, de mérites. Il s'agit tout au con­traire de nous tourner avec foi vers le Christ à partir de notre misère. Il nous connaît, Il est associé à notre faiblesse, et il est capable, lui et lui seul, de pénétrer jusqu'au « saint des saints » auprès de Dieu le Père et de nous obtenir le pardon et le salut. Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes, exté­rieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtien­nent de Dieu sa grâce. *Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà* *accompli*, du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même, et de nous y associer, d'y communier ensemble, en faisant nôtre l'oblation qu'il a faite à Dieu de sa propre personne pour notre salut. La prière, la messe, la vie même n'ont de valeur, aux yeux d'un chrétien, que par la foi au Christ et grâce à l'importance unique et définitive de sa mort sur la croix. Je l'ai dit, de ce texte riche en contre-vérités, je n'en retiens qu'une : *l'enseignement dogmatique sur la messe donné aux* *fidèles, dans leur missel même, par l'épiscopat français depuis 1969.* 7:171 L'épouvantable endurcissement de nos évêques dans le crime rend fort douteux que leur rétractation éventuelle, d'ailleurs improbable, puisse désormais suffire à éviter leur destitution. III\. -- Célébrants et pratiquants\ ne se son**t** aperçus de rien Ah ! comme Henri Charlier a eu raison de proclamer, parlant des évêques français : -- *Nous ne pouvons plus croire qu'ils aient encore la foi.* Aucun d'entre eux, pas même le bon Mgr Guyot, pas même le zélé Mgr Puech, n'a rien trouvé à redire au nou­veau missel de la nouvelle messe : *il s'agit simplement de faire mémoire.* Mais quel abîme, et ou les évêques ne sont pas seuls. Aucun des célébrants, aucun des pratiquants du rite vernaculaire, aucun des enthousiastes ni aucun des ralliés, personne, dans ce nouveau missel, *n'a rien aperçu qui lui semble contraire à sa foi*. Personne, rien, depuis 1969. Ou encore, quel autre abîme s'ajoutant au précédent, ceux qui d'aventure ont aperçu quelque chose sont restés silencieux, comme il convient de l'être *dans un pays occupé par l'ennemi*. L'Église militante se tait sous la botte, comme un pays occupé. IV\. -- L'hérésie qui n'est plus moderniste Mais quelle clarté. Sur un point au moins, mais un point décisif, nous voici sortis des défilés crépusculaires du modernisme. On ne nous dit plus que la messe est un sacrifice mais... On nous dit noir sur blanc qu'elle ne l'est plus du tout. 8:171 Le modernisme avait toujours quelque interprétation agile, quelque tour de physique amusante ou de théologie relax pour embrouiller le simple fidèle. Seulement l'embrouiller ce n'était pas suffisant, ce n'était pas le faire apostasier. Il fallait donc en venir à lui inculquer ouvertement : -- *Non, la messe n'est pas un sacrifice, c'est une simple commémoraison.* Il s'est passé quelque chose d'analogue avec la con­traception subtile et savante. Ceux qui la réclamaient comme remède à l'avortement, voici que, l'ayant obtenue sous ce prétexte du ministre et de l'évêque, ils veulent maintenant l'avortement lui-même, l'avortement tout net l'avortement libre, en attendant l'avortement obligatoire. On pouvait, par ignorance, hésiter devant l'emballage-ca­deau de la contraception nouvelle. Même par ignorance, et fût-elle, religieuse et morale, aussi forcenée que celle des jésuites de la revue *Études*, on ne peut hésiter à com­prendre que l'avortement est un meurtre. On pouvait hésiter devant la messe française. Un ca­tholique ne peut plus hésiter devant l'aveu officiel, devant le « rappel de foi » épiscopal qu'à la messe française *il s'agit simplement de faire mémoire*. V. -- Pour l'évêque Matagrin\ et quelques autres indiscrets M. Gabriel Matagrin, évêque de Grenoble, fait beaucoup de bruit avec ses opinions sur le communisme. Mais il est victime d'une méprise, qui le gonfle sans mesure. Ce ne sont point, comme il le croit, les opinions du penseur Ma­tagrin, de l'écrivain Matagrin, de l'orateur Matagrin qui font tout ce bruit : ce n'est ni leur densité propre ni le talent de leur auteur qui retient l'attention. 9:171 Ce qui im­pressionne les gens, c'est qu'ils imaginent que ces opinions sont celles *d'un évêque catholique.* Et c'est en quoi ils se trompent. Car c'est en septembre 1969, tout juste à temps, que M. Gabriel Matagrin fut nommé évêque de Grenoble : et tout au long de l'année 1970, le missel le plus répandu parmi les fidèles du diocèse, de par l'autorité de l'évêque, fut le *missel hippie*, le missel à fleurs, le missel-agenda, le NOUVEAU MISSEL qui enseignait que la messe n'est plus un sacrifice. L'évêque de Grenoble persévère : si vous allez dans les églises de sa ville épiscopale et de tout son diocèse, vous constaterez qu'en 1973 encore, le missel que l'on y voit le plus souvent dans les mains des fidèles est toujours le NOUVEAU MISSEL, affirmant dogmatiquement qu'à la messe *il s'agit simplement de faire mémoire de* *l'unique sacrifice*. Telle est la doctrine reçue dans le diocèse de Grenoble, de par la volonté ou la permission de l'ordinaire du lieu. En cela et dans cette mesure, il n'est évidemment plus catholique. Ou il n'est pas évêque, il n'est pas episko­pos, il n'a pas surveillé ce qu'il devait surveiller d'abord. Avant d'aller faire le saltimbanque politique dans les ma­gazines, les radios, les télés et les assemblées, M. Gabriel Matagrin avait le devoir prioritaire d'assurer à ses diocé­sains une messe garantie et surveillée par lui-même. C'était sa charge. Il l'a trahie : par hérésie formelle ? ou par in­différentisme religieux ? Qu'il s'explique. Mais sur la messe et sur le missel. Ce n'est pas sur le communisme qu'il faut interpeller M. Matagrin : mais sur sa qualité d'évêque, sur l'idée qu'il s'en fait, sur son abandon de la foi dans le saint sacrifice. La même interpellation, la même mise en demeure qu'au cardinal Marty. Et qu'à tous les autres : *en commençant par les plus indiscrets*, c'est-à-dire par les évêques qui parlent le plus souvent et le plus fort de tout et de rien, des merveilles du sexe et des merveilles de la bouffe, des merveilles de la technique et des merveilles de la science : il faut les ramener à la messe catholique, il faut leur réclamer la RÉTRACTATION PUBLIQUE de leur missel empoisonné, il faut leur réclamer la PROFESSION SOLENNELLE des canons du concile de Trente sur le saint sacrifice de la messe, il faut ensuite les INVITER AU SILENCE convenant aux évêques-traîtres qui ont tellement trompé, et jusque sur la messe, le peuple chrétien. 10:171 VI\. -- L'Église de France\ comme frappée d'interdit Si, dans son actuel collapsus, le Saint-Siège n'avait re­noncé en fait à gouverner l'Église universelle, la question y serait certainement posée de savoir combien de temps il sera possible d'attendre encore pour frapper d'interdit une Église qui depuis trois ans déjà inculque au peuple chrétien qu'à la messe *il s'agit simplement de faire mé­moire*. Il n'appartient évidemment pas aux simples fidèles de suppléer à ce collapsus, sinon par la prière. Mais tout baptisé, instruit dans la foi catholique, ne peut plus désormais avoir de relations avec les évêques de France que par voie de réclamation ; de mise en demeure ; de sommation. J. M. 11:171 ## ­ÉDITORIAL ### L'Église dispensatrice des sacrements par R.-Th. Calmel, o.p. « Ce que l'on demande du dispensateur,\ c'est qu'il soit trouvé fidèle. »\ (I Cor. IV, 2.) IL N'APPARTIENT PAS à l'Église de fonder des sacrements. Les sacrements sont des signes sacrés ; ils produisent la grâce qu'ils signifient : donc leur institution relève directement du Seigneur. Lui seul pendant son ministère d'ici-bas pouvait décréter de lier le don de la grâce, méritée par sa Passion, à des signes matériels précis ; lui seul en­core, siégeant désormais à la droite du Père, est en mesure de conférer la grâce par les rites sacramentels, voulus par lui et accomplis par ses ministres. Encore que le don de la grâce ne soit pas resserré et limité à l'usage des sacrements, il est certain que les sacre­ments sont le moyen normal par lequel le Seigneur nous donne part à la vie divine, forme et façonne le corps mys­tique de ceux qui croient en son nom, conduit par degrés les fidèles de son Église à leur plein développement spiri­tuel ([^1]). 12:171 La seule Église qu'il ait fondée est l'Église catho­lique, gardienne non seulement de la vérité révélée mais encore dépositaire des sept fontaines de la grâce, les sept sacrements qui sont ordonnés au plus grand d'entre eux le sacrement de l'eucharistie. Il n'existe pas l'Église qui négligerait ou rejetterait les sacrements et serait la gar­dienne en tout et pour tout de la seule Écriture ; une telle Église en effet trahirait l'Écriture même, puisque celle-ci rend témoignage du septénaire sacramentel. **I** Il n'existe pas non plus d'Église qui s'arrogerait un pouvoir autonome, indépendant, non subordonné, arbi­traire et despotique à l'égard des réalités sacramentelles. Dans ce domaine comme dans celui de la révélation, l'Église est intendante et dispensatrice et ne saurait être plus ([^2]). Sur les signes qui sont cause de la grâce elle n'a pas, elle ne peut avoir d'autorité principale et plénière. Ce qui exprime de la façon la plus obvie son pouvoir subor­donné de dispensation c'est l'ordonnance des rites. 13:171 Le ri­tuel catholique a manifesté dès l'origine et manifestera jusqu'à la fin que l'Église n'intervient que dans la dépen­dance du Christ et dans l'humble reconnaissance de son autorité de souverain prêtre. C'est en effet son unique sa­cerdoce qui fonde l'institution qu'il a faite des sacrements dans le passé de même que son action présente, par ces signes de grâce *ex opere operato*. L'Église du Christ étant une dispensatrice très sage et très sainte, mais une simple dispensatrice, jusqu'où s'éten­dra le pouvoir qui lui est réservé ? Il ne peut pas s'étendre à la substance des sacrements ; celle-ci appartient au Sei­gneur, lui-même, lui seul l'ayant établie une fois pour toutes. Cependant cette substance étant composée à la fois d'un signe matériel et d'un énoncé qui indique et précise la juste et pleine signification surnaturelle du signe, autre­ment dit la substance des sacrements étant composée de *matière* et de *forme*, serait-il permis à l'Église, sans toucher en rien à la substance, d'user de son pouvoir de dispen­sation par rapport à la matière et à la forme ? La tra­dition et la pratique ecclésiastiques apportent à cette question une réponse suffisamment claire mais qui cepen­dant n'est pas simple. Pour les deux sacrements majeurs, le baptême et l'eu­charistie, le Seigneur lui-même a fixé la substance avec tant de précision qu'il en a édicté la matière et la forme jusque dans le détail. Matière et forme étant déterminées par le Sauveur, l'Église n'avait à intervenir que dans le domaine du rite. Pas plus. Il n'a jamais été question par exemple pour le baptême que l'Église admette un autre liquide que l'eau ordinaire et d'autres paroles que la for­mule qui se rapporte explicitement à la Sainte Trinité. Si elle eût fait autrement, elle serait allée à l'encontre de l'institution. Pour l'eucharistie d'autre part il n'a jamais été sérieusement question de recourir à une autre matière que le pain de blé et le vin de la vigne ni de prononcer d'autres paroles que celles du Seigneur en personne. Pas d'autre matière possibles ni d'autre forme pour offrir en toute vérité, *hic et nunc*, le même sacrifice que celui du Calvaire. Ainsi donc pour le baptême et l'eucharistie, pour les deux sacrements majeurs, l'Église est dispensatrice, uniquement en ce qui touche le rite. 14:171 **II** Remarquons du reste que, même sur ce point, elle n'a le droit d'intervenir qu'en faveur du sacrement, c'est-à-dire en vue d'honorer le sacrement, de le mettre en lumière, d'y préparer les fidèles. Il serait absurde et blasphématoire de soutenir que, même en ce qui regarde le rite et sans intervenir dans la matière ni la forme, l'Église pourrait être dispensatrice des sacrements contre leur nature et pour complaire aux hérétiques qui les nient. Supposez qu'il y a de cela vingt ou trente ans un archevêque ou un cardinal ait combiné avec quelque pasteur calviniste de forger un *Ordo Missae* qui, sans invalider nécessairement la Messe, eût servi aussi bien pour la Messe de l'un que pour la cène de l'autre. Il y a de cela vingt ou trente ans aucun catholique n'aurait pensé que l'archevêque ou le cardinal en question, même s'ils eussent combiné un *Ordo* qui ne fût pas forcément invalide, auraient représenté dans leur invention étrange la sainte Église en tant que dispensatrice des sacrements. Il eût paru très clair qu'il usurpait sur les pouvoirs de l'Église. On eût crié bien fort que cette fabri­cation « œcuménique » ne pouvait être attribuée à l'Église. Elle eût été faite dans un sens contraire à la Messe, parce qu'elle eût favorisé l'équivoque du fait de s'aligner sur un rite anticatholique. Nul n'aurait accepté de reconnaître l'Église intendante fidèle dans cette manigance ecclésias­tique suspecte. Pourquoi modifier notre appréciation, même si la manigance est venue après le concile et s'est réclamée de l'autorité la plus haute ? L'Église donc a bien un pouvoir d'intendance sur les sacrements mais pour les servir non pour les dissoudre ; en faveur des fidèles non au bénéfice des négateurs ; en conformité avec l'intention du Christ, non contre son intention. 15:171 Or il est trop clair que l'intention du Christ a été d'instituer les signes sacramentels pour ceux qui ont la foi, non pour ceux qui s'en moquent. **III** Mis à part le baptême et l'eucharistie, ces sacrements majeurs au sujet desquels le pouvoir de l'Église ne s'étend pas au-delà du rite, et encore dans les limites de la sages­se surnaturelle que j'ai rappelées, il semble bien que pour les cinq autres sacrements l'Église ait apporté, même après les temps apostoliques et donc la révélation étant close, certaines déterminations accidentelles -- toujours la sub­stance étant respectée -- certaines précisions accidentelles qui concernent la matière ou la forme et non seulement le rite. -- Mais pour la substance, on ne saurait trop y insister, elle vient directement du Seigneur, elle ne peut venir que de son autorité souveraine de sauveur, de roi, de prêtre elle est pour cela même intangible. Toutefois, en dehors du baptême et de l'eucharistie, il ne semble pas que le Seigneur, pour les cinq autres sacrements, ait voulu indiquer toutes les modalités de la forme et de la matière qui composent la substance. Il a laissé à l'Église ce soin et ce pouvoir. Il assiste son Église par le Saint-Esprit pour qu'elle exerce ce pouvoir avec un soin tout surnaturel. Si l'exercice de ce pouvoir se faisait dans des vues mondaines on ne saurait l'attribuer à l'Église ni au Saint-Esprit. L'Église agit en effet comme épouse saintement soumise, comme intendante éclairée d'en haut. Si elle agissait comme une femme émancipée qui aurait mis la main sur le patrimoine de l'époux pour le dissiper au gré de ses caprices et de ses liaisons, elle cesserait, quelles que soient les apparences, d'être encore la sainte Église. On ne saurait reconnaître l'Épouse du Christ dans des extra­vagances criminelles. 16:171 **IV** Vous me direz peut-être que, dans la pratique, il n'est pas si facile de s'y retrouver. Vous vous ferez peut-être à vous-même l'objection suivante : « J'admets que dans la période immédiatement post-apostolique, lorsque l'Église établissait que l'onction du Saint-Chrême (c'est-à-dire l'onction d'huile d'olive mélan­gée de baume et rituellement consacrée) devait s'ajouter à l'imposition des mains comme matière du sacrement de confirmation, j'admets que dans cet établissement de la matière l'Église agissait comme fidèle dispensatrice, com­me assistée par l'Esprit du Seigneur et donc avec des vues toutes naturelles. Eh ! bien, comment savoir que la modi­fication récente de la matière du sacrement de confirma­tion qui introduit une si grande latitude, comment savoir que ce changement important, inattendu, imprévisible, ne procède pas également de la prudence de l'Esprit, ne mani­feste par la fidélité de la sainte Église à Notre-Seigneur ? Qu'est-ce qui nous autorise à voir dans ce changement tout autre chose que l'exercice honnête du pouvoir de dispensation ? » Ce qui nous autorise ce sont les paroles mêmes du décret qui prétend légitimer le changement. L'Esprit Saint ne souffle à l'Église ni à personne des niaiseries, ni des contre-vérités. Or lorsque la congrégation romaine pour le culte divin s'arroge le droit d'élargir la matière du sacre­ment de confirmation, elle ose présenter un motif ridicule et qui n'est pas vrai, essayant de faire valoir la difficulté actuelle de transporter l'huile d'olive ([^3]). 17:171 On nous ment et on se moque de nous. Or l'Église ne se moque pas de ses fils, l'Église ne ment pas ; l'Esprit Saint ne lui apprend pas à mentir. *In ore ejus non est inventum mendacium* ([^4]). Si, dans le changement que nous examinons, la sainte Église était en cause, si elle avait exercé son pouvoir d'in­tendante assistée par le Saint-Esprit, elle aurait donné des raisons de sagesse surnaturelle ; elle ne nous aurait pas trompés. Que le pouvoir de dispensation s'étende jusqu'à changer la matière d'un sacrement alors que cette matière, malgré de réelles difficultés, est restée inchangée depuis l'âge apos­tolique, que la délégation que l'Église tient du Seigneur s'étende jusque là, je ne saurais en décider. Mais que la dispensation soit admissible lorsqu'elle s'autorise de motifs mensongers, je n'hésite pas à dire que non. *Théoriquement*, que ce changement demeure dans les attributions de l'Église, c'est sans doute possible mais *je n'en sais rien*. Que, *de fait*, le changement en question ([^5]) vienne de l'Église comme telle, c'est impossible. S'il venait de l'Église il ne se déguiserait pas sous de faux prétextes. **V** Si l'on nous trompe sur le vrai motif du changement c'est que ce motif n'est pas avouable. S'il n'est pas avouable c'est qu'il ne procède pas de la foi catholique. Nous sommes fondés à conclure que le changement vient de l'hérésie, c'est-à-dire d'une conception protestante des sacrements et qu'il va vers l'hérésie, c'est-à-dire vers une protestantisation de l'Église catholique. Étant fondés à tirer cette conclusion redoutable au sujet des changements actuels, nous avons des raisons tout à fait justes et sur­naturelles de refuser ces changements, puisqu'ils tendent à aligner l'Église catholique sur les actes du protestan­tisme. 18:171 **VI** L'intention du Christ *sur l'ordre sacramentel* en gé­néral peut être méconnue par le ministre sans qu'il tra­hisse nécessairement son intention relative au sacre­ment qu'il donne *hic et nunc*. Or le ministre démontre et rend suffisamment sensible son intention d'être ministre du Christ *hic et nunc* lorsqu'il se conforme au rite tradi­tionnel, précis et non équivoque, de l'Église du Christ. Dans ce cas le sacrement est valide. Cependant, si la droite intention du ministre se restreint au rite qu'il accomplit, je veux dire si son intention *ne s'unit pas à celle du Seigneur sur l'économie sacramentelle en général*, alors le sacrement donné *hic et nunc* se trouve placé dans une situation instable ; mais cette situation s'est présentée au cours de l'histoire et peut se présenter encore. Lorsque le trop fameux Talleyrand sacrait des évêques constitutionnels il trahissait sans doute l'intention du Seigneur sur l'économie sacramentelle, car le Seigneur a institué les sacrements en général et le sacrement de l'Ordre en particulier pour la vie, la cohésion, la croissance de son Église, non pour introduire le schisme et la division. Malgré tout, l'intention de Talleyrand en tant qu'elle portait sur le point précis et formel de conférer *hic et nunc* à de simples prêtres le pouvoir épiscopal ne s'opposait pas à l'intention du Christ sur ce point ; elle coïncidait au contraire, comme on pouvait du reste s'en apercevoir par l'observation scrupuleuse du rituel authentique. 19:171 Il reste que nous serions dans l'illusion en pensant que les choses soient toujours aussi claires. Bafouer l'intention du souverain prêtre relative à l'ordre sacramentel en général conduit inévitablement, quoique plus ou moins vite, à ne plus même respecter son intention relative à tel ou tel sacrement ; par suite on modifiera tellement le rite que le sacrement cessera d'exister. Nous le constatons chaque jour un peu plus pour la Messe. Par une épou­vantable trahison du Seigneur Jésus au sujet du *Myste­rium Fidei*, les novateurs ont manipulé de telle sorte le rite de la Messe catholique qu'il donne maintenant satis­faction aux négateurs de la Messe. L'intention certaine des novateurs a été de complaire aux négateurs. Du reste ces négateurs, par exemple les messieurs de Taizé, ont exprimé tout haut leur contente­ment. Cette intention des novateurs qui trahissaient outra­geusement l'intention du Christ sur le *Mysterium Fidei* devait aboutir assez vite à ce à quoi elle a abouti ; c'est-à-dire à bouleverser rites et formulaires. Tant et si bien que les nouvelles Messes, sans être certes toutes, de soi, inva­lides, le deviennent quand même de plus en plus souvent. Les rites et le formulaire ayant été rendus a-typiques et équivoques, l'intention des prêtres ne se trouve plus assez soutenue ni défendue ; un certain nombre de prêtres en arrivent donc à changer la Messe catholique en assemblée religieuse protestante. Parfois les fidèles en ont des preuves certaines ; plus souvent ils sont dans le doute ; ils se demandent avec angoisse ce que signifient et ce que valent les nouvelles messes. Ils ne veulent ni ne peuvent assister à des messes douteuses. J'ai fait allusion à Talleyrand et à ses consécrations valides. Mais supposez un évêque d'aujourd'hui qui s'en­gagerait nettement et jusqu'à son terme logique dans la voie de perdition, ouverte par le discours de Mgr Guy Riobé à l'assemblée collégiale lourdaise d'octobre 1972. Supposez quelque évêque *réduisant* la fonction du prêtre à pourvoir au « besoin (de la communauté) d'être *présidée,* en parti­culier quand *elle* célèbre l'eucharistie ». Si quelque évêque conduisant à son terme logique la pensée de Monseigneur d'Orléans, n'hésitait pas à soutenir cette hérésie, un tel évêque aurait fait naufrage dans la foi, sa volonté aurait cessé d'être conforme à l'intention du Seigneur quand il institua l'ordre sacramentel en général et le sacerdoce catholique en particulier. 20:171 Si par malheur un tel évêque faisait des ordinations de prêtres il est vraisemblable que, d'une manière ou d'une autre, il finirait par infléchir ostensiblement le rite d'ordination dans un certain sens hérétique ; il manifesterait que, même sur ce point précis de la collation du sacrement de l'Ordre, son intention est opposée à celle du Seigneur ; *même sur ce point précis* de l'ordination il laisserait voir qu'il ne veut pas faire ce que veut l'Église, qui est cela même que le Seigneur veut. Ce serait alors un cas tout autre que celui de Talleyrand ; nous en reviendrions aux ordinations nulles de l'angli­canisme ; nulles, parce que le rituel d'ordination contient un formulaire qui trahit l'intention du Seigneur précisé­ment sur le sacerdoce. Voilà pourquoi ce n'est pas le Seigneur qui ordonne lorsque c'est un évêque anglican qui ordonne. Cela pourrait fort bien arriver avec des évêques se disant encore catholiques pour peu qu'ils s'enferment dans les positions de Mgr Guy Riobé. Et il serait pour sûr très imprudent que des séminaristes, qui aspirent à devenir de vrais prêtres du Seigneur, acceptassent d'être ordonnés par un évêque qui laisse entendre que la fonction du prêtre consisterait formellement à pourvoir au « besoin (de l'assemblée) d'être *présidée*, en particulier quand *elle* célèbre l'eucharistie ». Nous avons parlé des ordinations anglicanes. Certai­nement elles sont nulles. La faute n'en revient pas évidem­ment à l'autorité la plus haute de la sainte Église. Ce sont les manipulations de quelques évêques anglais relatives au rituel catholique qui rendirent les ordinations invalides. Le rituel catholique tel qu'il avait été formé par la tradi­tion de 1'Egilise, et tel qu'il était gardé par le Vicaire du Christ, demeurait entièrement conforme à l'institution divine de la substance du sacrement de l'Ordre, c'est-à-dire à l'institution par le Christ d'un signe sacré déterminé qui confère premièrement le pouvoir d'offrir le saint Sacrifice. 21:171 Or depuis Vatican II la manipulation des rites (et une manipulation universelle) n'est plus le fait de quelques évêques d'un pays. Elle engage la responsabilité de l'auto­rité la plus haute. Cette manipulation se fait selon une orientation et selon des procédés si nouveaux qu'on voit de moins en moins si l'intention du Christ sur l'ordre sacramentel en général et sur chacun des sept sacrements en particulier se trouve encore respectée. Ce qui est arrivé pour la Messe est en train de se passer pour les sacre­ments. La manipulation universelle n'a pas introduit sans doute l'invalidité universelle, mais elle va certainement dans ce sens. Nous savons qu'elle n'aboutira pas parce que l'Esprit de Dieu suscite et suscitera dans son Église des témoins des sacrements de la foi. Mais l'orientation vers la nullité des sacrements est déjà un fait. Et encore une fois cette orientation est acceptée, peut-être même voulue, par l'autorité supérieure. Le péril de l'Église est beaucoup plus redoutable qu'au début de l'anglicanisme. Ainsi la validité des sacrements se présente de quatre manières assez diverses. Les manuels envisagent surtout la première, lorsque le sacrement est rendu invalide par la distraction, même involontaire, ou par la négligence du ministre. Supposez à la rigueur un évêque fatigué assisté par un vicaire général non moins fatigué, qui, faisant une ordination non solennelle dans son oratoire particulier, ne néglige aucune cérémonie, excepté celle qui est indis­pensable : il oublie d'imposer les mains et de prononcer les paroles formellement prescrites dans *Sacramentum ordinis* ([^6]). Le rite est altéré dans sa nature ; il faut donc le refaire. L'intention du ministre de faire ce que veut le Christ ne laissait pas le moindre doute, mais il manquait le signe matériel suffisant. -- Cependant un cas beau­coup plus grave peut arriver. Tel ministre de l'Église, ou peut-être un groupe collégialisé de ministres de l'Église, n'adhèrent plus à l'intention suprême du Christ relative à l'ordre sacramentel en général. Dès lors, deux situations. 22:171 Ou bien celui qui a le pouvoir de faire tel sacrement garde encore l'intention du Christ sur tel sacrement déterminé et il en donne la preuve par l'accomplissement du rite traditionnel, lequel est entièrement sûr. C'est le cas de Talleyrand quand il consacre les évêques révolutionnaires. Le sacre était valide ; l'évêque d'Autun agissait comme instrument indigne mais comme instrument efficace. -- Ou bien celui qui a le pouvoir de faire tel sacrement s'oppose à d'intention du Christ, même en ce qui touche ce sacrement déterminé, et il déforme gravement le rite dans le sens de son opposition. Le sacrement est invalide ; les ordinations anglicanes sont nulles. -- Ou bien enfin celui qui a le pouvoir de faire tel sacrement, sans prétendre s'opposer formellement à l'intention du Christ, adopte un rituel suspect, introduit par un abus de pouvoir de l'auto­rité ecclésiastique. Dans ce cas, on ne voit pas comment éviter le glissement vers un sacrement douteux. Nous som­mes de jour en jour plus exposés à ce très grave péril... Pour comprendre cette question de la validité des sacrements et de l'intention du ministre, il faut donc se souvenir que c'est le Christ qui tient en main les sacre­ments ; lui, le souverain prêtre, il est le ministre principal ; ces signes sacrés il les a voulus et institués lui-même et il les fait par son Église. Son Église, dis­pensatrice fidèle, est toujours en accord avec son intention ; il agit sûrement par elle, par le rite qu'elle a fixé conformément à l'institution divine. Mais lorsque des hommes d'Église en viennent à avoir sur les sacre­ments une autre idée, une autre intention que celle du Christ, par exemple l'intention de complaire aux héréti­ques, ils risquent non seulement de manipuler les rites mais de les déformer de telle sorte que l'intention du Christ en tant qu'elle porte sur la substance même du sacrement est niée et rejetée. Par suite le rite qui conte­nait et exprimait en sa substance l'institution divine se trouve bientôt tellement changé de sens et de nature que le sacrement n'existe plus. 23:171 **VII** On peut imaginer, et c'est même ce qu'a fait l'hérésie du protestantisme, que le Christ, prêtre souverain et éter­nel, remonté à la droite du Père et régnant dans la gloire des cieux, a cessé parmi nous d'offrir son sacrifice et de conférer les sacrements ; il aurait cessé par exemple de communiquer, par un certain rite, le Saint-Esprit avec l'abondance de ses dons, d'absoudre par un autre rite les péchés commis après le baptême. Ainsi à la sainte Messe, lorsque le prêtre refait les gestes et redit les paroles de la cène du Jeudi-Saint, ce ne serait pas le Christ qui con­tinuerait d'offrir son sacrifice unique, se rendant substan­tiellement présent comme hostie véritable et vrai pain de vie ; ce ne serait pas davantage le Christ qui confirmerait lorsque l'évêque confirme soit par lui-même soit par un prêtre délégué ; ce ne serait pas le Christ qui continuerait de pardonner lorsque le prêtre donne l'absolution. Dans tout cela il n'y aurait que gestes et paroles d'homme, donc rites sans efficacité intrinsèque. Ce ne seraient pas gestes et paroles du Christ par ses ministres, donc gestes et paroles efficaces *ex opere operato*, puisque le Christ est *principalis operans*. Le Christ aurait cessé d'être présent dans son Église, d'agir lui-même par son Église, par le moyen des signes qu'il a institués. Ces signes n'auraient d'autre portée que d'exciter le sentiment religieux ou de développer le sens de la fraternité. Le Christ ne nous sanctifierait pas lui-même, *ex opere operato*, par les signes qu'il a remis à son Église. Il suit de là que de tels signes étant chose tout humaine chaque communauté en ferait ce qu'elle voudrait et des manipulerait selon son bon plaisir ou d'après les vicissitudes de l'histoire. Ces rites qui, par définition, ne seraient pas du Christ, il n'y aurait pas de sens à régler leur ordonnance conformément à l'institution du Christ puisque, par définition, il ne les aurait pas institués, et puisque son action sanctifiante ne s'exercerait pas *ex opere illo operato*. 24:171 Pour nous, nous croyons que les sept sacrements sont du Christ. Non seulement, c'est trop clair, le baptême et l'eucharistie, mais encore les cinq autres signes sacrés qui apportent à ceux qui croient et sont bien disposés d'autres grâces de la rédemption, achevant de conformer les fidèles que nous sommes à notre chef et notre rédempteur. Les sept sacrements sont du Christ en ce sens qu'ils viennent directement de lui par leur institution dans le passé, de même qu'ils viennent directement par lui, par son action dans le présent, à travers le ministre qui fait le rite véri­table gardé par la tradition catholique. L'action du Christ, efficace par elle-même, s'exerce par le moyen des signes sacrés, à la condition toutefois qu'ils demeurent tels que le Christ les a faits et tels qu'il les veut. L'Église est sans doute dépositaire et dispensatrice mais rien d'autre. C'est le Seigneur qui agit par elle. Et comment agirait-il par ces signes si elle traitait à la légère son institution et cessait de faire sienne son intention ? L'Église donc au cours de son histoire, ayant pleine conscience de la nature, de l'étendue, des limites de son rôle en matière de sacrement est intervenue avec une discrétion toute surnaturelle, en rapport avec leur essence surnaturelle, dans une totale conformité à l'intention du Christ. C'est toute l'histoire du rituel jusqu'à ces dernières années. Pour saisir avec quelle délicatesse l'Église, dans le rituel catholique, s'est conformée à l'intention du Christ et n'a cessé d'honorer l'institution qu'il a faite lui-même, on peut étudier l'histoire de chaque sacrement ([^7]) ; on peut considérer pour tous la solennisation des rites et, pour certains, la détermination des modalités de matière et de forme ; on ne découvrira pas de rupture sauvage avec la coutume primitive, on n'entendra pas des allégations qui trahissent la légèreté ou l'irrespect, on ne relèvera rien qui évoque un langage comme celui-ci : 25:171 pour la confirmation, étant donné la difficulté qu'il y a à transporter de l'huile d'olive on peut prendre une huile d'une autre sorte ; -- ou bien au sujet de l'Ordre : l'Ordre majeur du sous-diaconat est désormais supprimé pour satisfaire *aux néces­sités d'aujourd'hui*, mais vous pouvez toujours *appeler sous-diacre un acolyte* ([^8]). Le contexte ne porte pas il est vrai : *vous pouvez le faire si ça vous amuse *; mais cette interprétation désinvolte n'en est pas moins suggérée. De même que le contexte sur la matière de la confirmation laisse assez comprendre que la stabilité de la matière de ce sacrement, et peut-être des autres, est une question sans intérêt, anachronique et relevant du folklore. **VIII** Jusqu'à Vatican II, tout dans le rituel, c'est-à-dire dans la dispensation des sacrements par l'Église du Christ, tout : la manière et les motifs, porte la marque de la foi catholique en opposition radicale avec l'hérésie protes­tante. Depuis Vatican II au contraire les changements, ou plutôt les bouleversements, se font de telle sorte que nous ne pouvons éviter de nous poser la question : est-ce encore la foi catholique dans les sacrements qui commande ce genre de réforme ? Comment penser par exemple que la foi dans le Christ comme seul auteur des sacrements per­mettrait de bafouer l'intention du Christ sur l'économie sacramentelle en général ? Or c'est bafouer son intention que d'aligner les sacrements, établis pour ceux qui ont la vraie foi, sur les rites d'invention humaine de ceux qui sont hérétiques. 26:171 Pour être assurés que les sacrements que nous pouvons donner ou recevoir sont en réalité ceux de l'Église, c'est-à-dire ceux du Christ par son Église, nous en resterons aux dispositions antérieures au dernier concile. Et nous de­manderons à Notre-Dame de nous obtenir de son Fils, prêtre souverain et éternel, que le pape Paul VI ou, à défaut, son successeur veuille enfin confirmer ses frères dans la foi *et dans les sept sacrements de la foi*. R.-Th. Calmel, o. p. 27:171 ## CHRONIQUES 28:171 ### L'impôt sur le capital par Louis Salleron L'IDÉE DE L'IMPÔT SUR LE CAPITAL est « dans l'air » ; et nous savons que quand les idées sont dans l'air elles ont hâte d'atterrir. Aussi bien l'impôt sur le capital est promis par les uns, probable de la part des autres. On en parle peu ce­pendant parce qu'il fait peur, chez les uns à la large frange d'hésitants dont il s'agit de capter les votes, chez les autres à la masse des fidèles qu'il importe de conserver. Je ne me rappelle l'avoir entendu évoquer qu'une seule fois à la télévision. Le partisan du « programme com­mun » qui en parla incidemment déclara qu'en toute hypothèse il s'agirait d'un impôt très léger « 0,50 ou 1 p. 100 ». Une paille ! Si vous avez une maison estimée à 300 000 francs (nouveaux), vous aurez 3.000 francs à verser. D'où les tirerez-vous ? Et si vous avez 300 000 francs de valeurs mobilières vous rapportant quelque 3 p. 100 net, vous aurez à vous contenter de 2 p. 100, c'est-à-dire à payer un impôt supplémentaire de 33 p. 100 sur votre revenu. \*\*\* Pourquoi l'idée de l'impôt sur le capital est-elle dans l'air ? Parce qu'il s'agit de punir le capital, qui est mauvais en soi, et honorer le travail, qui est bon en soi. Nous vivons toujours, en effet, sur l'image du XIX^e^ siècle. Il y a deux facteurs de la production, le travail et le capi­tal. Les travailleurs produisent sans recevoir leur juste part de la production. Les capitalistes se partagent les produits sans travailler. 29:171 Cette image correspondait, malheureusement, assez bien à la réalité de l'époque, mais ne concernait qu'une fraction minime de la société, le monde industriel étant naissant et quatre-vingt-dix pour cent de la population y étant étrangers. Aujourd'hui la situation est inversée. Nous sommes dans la « société industrielle » et à l'aube de la société « post-industrielle ». Dans tous les pays modernes, l'im­mense majorité de la population -- de 75 à 80 p. 100 -- est salariée, et ceux qui ne le sont pas travaillent seuls ou n'emploient qu'un petit nombre de personnes. Quand ils sont propriétaires de terres, de maisons, d'actions, d'obligations ou de rentes, c'est une propriété patrimoniale, ce n'est pas une propriété capitaliste, au sens d'instrument d'exploitation du travail d'autrui. La catégorie des propriétaires capitalistes est difficile à chiffrer. Si on l'étend à tous ceux qui emploient moins de cinquante salariés, elle atteint peut-être 4 ou 5 p. 100 de la population. Si on la restreint a ceux qui ont plus de cinquante salariés, elle n'atteint certainement pas 1 p. 100. Ce sont ces derniers, dira-t-on, qu'il s'agit d'atteindre. Nous voulons bien. Mais qu'arrivera-t-il ? S'il s'agit de frapper les propriétaires des grosses fortunes, ils ont tous les moyens de aire fuir ce qui leur appartient en propre. Si c'est le capital lui-même qu'on veut frapper, on ne touche que l'investissement et les porteurs d'actions. Il faut voir les choses telles qu'elles sont. Le revenu du capital global n'atteint certainement pas 3 p. 100. Un impôt de 1 p. 100 sur le capital est un impôt supplé­mentaire de 33 p. 100 sur le revenu. Il ne peut aboutir qu'à la socialisation générale du capital, c'est-à-dire à la suppression de la propriété privée des moyens de produc­tion, autrement dit au communisme. La propriété immobilière, par répercussion -- nul n'étant assez riche pour payer en permanence le droit au titre de propriétaire -- est vouée également à la dispa­rition. On arrive ainsi au régime soviétique. L'appartement et la datcha sont réservés aux privilégiés du régime. \*\*\* Parler de l'impôt sur le capital n'est d'ailleurs que parler d'un *nouvel* impôt sur le capital car nous avons dès maintenant une série d'impôts sur le capital. 30:171 Le premier, et le plus énorme, est l'inflation. Quand vous avez 100 francs au début de l'année et que le pouvoir d'achat de ces 100 francs est réduit à 93 francs à la fin de l'année, vous avez payé 7 p. 100 d'impôt sur le capital. Il peut y avoir des compensations. Si vos 100 francs sont en valeurs mobilières, ils ont pu devenir 120 francs. C'est vrai, mais ils ont pu aussi devenir 80. Les hausses et les baisses s'équilibrant, l'impôt sur le capital fonctionne dans tous les cas. Et il fonctionne de manière caractéristique pour les plus pauvres qui, ne connaissant guère que l'obligation, la rente, l'intérêt de la caisse d'épargne sont les payeurs privilégiés de l'impôt sur le capital. Les partisans de l'impôt sur le capital devraient bien se persuader (mais ne l'espérons pas) que leur impôt, présenté pour frapper les « gros capitalistes » ne sera jamais supporté que parles « petits ›. Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi, parce que la fortune anonyme et vagabonde se moque de toutes les fiscalités. En dehors de l'inflation, tous les impôts qui ne sont pas assis sur les revenus ou les transactions sont des impôts sur le capital : impôt foncier, patente, contribution mobilière, impôt sur les signes extérieurs de la richesse, taxes locales multiples, vignette de l'automobile, redevan­ce pour l'O.R.T.F., etc. etc. Ce sont de petits impôts ? Ils sont payés sur les revenus ? Mais un impôt sur le capital ne peut être payé que sur le revenu. Quand vous n'avez pas le revenu, vous êtes obligé de vendre (à bas prix) le capital pour le convertir en revenu. Quand cela ne suffit pas, quand vous avez été saisi, quand vous continuez à devoir de l'argent au fisc, vous allez en prison ou vous vous suicidez. Un autre impôt sur le capital est celui que le fisc a introduit un beau matin, par circulaire probablement, quand il n'a plus admis que le propriétaire d'une maison qu'il habite personnellement déduise de ses revenus les dépenses d'entretien de la maison. Si vous refaites le toit (on sait le prix des toitures), ce n'est pas une dépense dé­ductible. Comme tout capital foncier a besoin d'être entre­tenu, ne pas admettre en déduction les frais d'entretien est un impôt considérable sur le capital. \*\*\* 32:171 N'épiloguons pas. L'impôt sur le capital existe, massi­vement, et ne peut être qu'augmenté, massivement. L'idée « dans l'air », c'est l'abolition de la propriété privée. Elle est facile à réaliser parce que le scandale des enrichissements gigantesques qu'on observe de tous côtés la rend (relativement) populaire. Mais, répétons-le, on ne touchera pas, parce qu'on ne le peut ni ne le veut, à ceux qui s'enrichissent « sans cause ». On touchera tous les autres, faciles à saisir parce qu'ils ont un domicile, un métier et une famille. C'est le programme de tous les partis. M. Peyreftte, secrétaire général de l'U.D.R., nous l'a dit le 30 janvier dernier : « Dans l'action, nous avons repris à notre compte l'essentiel des ambitions des socialistes. » Nul n'en a jamais douté. La seule différence avec les champions du « programme commun », c'est que ceux-ci feraient vite, en affichant la couleur, et radicalement. Louis Salleron. 32:171 ### Le Chili ravagé par la gestion socialiste par Jean-Marc Dufour LE DESSINATEUR SEMPÉ a intitulé l'un de ses albums de caricatures : « rien n'est simple ». Le suivant porte pour titre : « tout se complique ». Ce sont là les deux caractéristiques de la situation politique chilienne. Elles ont ceci de particulier que l'on peut à volonté com­mencer par celle que l'on préfère, et continuer par l'autre -- les ennuis et les complications se succédant comme l'œuf fait suite à la poule. Dans cet amoncellement de catastrophes que représen­te la gestion socialiste de l'État chilien, je commencerai par la plus récente : le rationnement des produits de première nécessité. Non pour rappeler qu'il fut annoncé dans ITINÉ­RAIRES, dès 1971, que l'on en arriverait inévitablement là, mais pour rapprocher deux enchaînements historiques : a\) début janvier 1960, Fidel Castro prenait le pouvoir à La Havane ; début mars 1972, le gouvernement socialiste cubain instaurait le rationnement. *Il s'était écoulé 27 mois ;* b\) début octobre 1970, Salvador Allende prend le pou­voir à Santiago du Chili ; début janvier 1973, le gouvernement socialiste chi­lien instaure le rationnement. *Il s'est écoulé exacte­ment 27 mois*. Ce n'est pas une coïncidence fortuite ; cela résume par­faitement la doctrine économique socialiste : la première année, on mange les réserves ; la deuxième année, on racle les fonds de tiroirs ; la troisième année, on ferme boutique. 33:171 Au Chili, on n'a pas tout à fait fermé boutique, on a seulement baissé le rideau de fer et commencé la distribu­tion au compte-gouttes. Le gouvernement de la Gauche Unie en profite d'ailleurs pour étendre les pouvoirs de ses comités de base : c'est *Le Monde* qui nous l'apprend tout innocemment : « Dans chaque région, des commandos spéciaux, comprenant des travailleurs locaux, seront char­gés d'organiser le ravitaillement » ; cette mesure corres­pond tout simplement à l'officialisation de ce qui existait en fait jusqu'à ce jour. Les journaux chiliens non mar­xistes, *El Mercurio* en tête, regorgent de détails sur ces « travailleurs locaux ». Aux environs de Noël, la rubrique avait pour titre « la guerre du poulet ». Le scénario était toujours le même : lorsqu'une distribution de poulets était annoncée, une bonne partie des volatiles était, tout d'abord, réservée aux « camarades » ; la distribution du reste s'ef­fectuait sous la surveillance d'une commère -- membre du parti socialiste la plupart du temps --, qui relevait les noms et adresses des acheteurs. Jusqu'ici, cette manière de procéder était illégale ; maintenant ce sera parfaitement régulier. Dans quelques endroits, l'exaspération en est arrivée à un point tel que des coups de feu ont été échangés. La presse des autres pays d'Amérique latine a carac­térisé la situation économique chilienne comme le règne du « no hay » -- « il n'y a pas ». C'est, en effet, l'expression qui revient le plus fréquemment. Une bande dessinée du *Mercurio* mettant en scène le petit bonhomme qui repré­sente dans ce journal le « Chilien moyen » est plus élo­quente qu'un long discours. On voit le petit bonhomme se hâter vers le guichet d'un bureau de tabac au-dessus du­quel se trouve une pancarte. Lorsqu'il arrive assez près pour lire, on voit que la pancarte porte seulement : « On achète des cigarettes. » Puisque j'ai commencé en parlant de Cuba, je ne sau­rais mieux terminer ce chapitre qu'en citant ce quatrain cubain : « *Peindre un pigeon* « *se fait avec facilité* « *là où commence la difficulté* « *c'est pour lui peindre le bec, et qu'il mange. *» Ces vers me furent cités par Juan Marinello, alors rec­teur -- combien marxiste ! -- de l'Université de La Havane. Le vieil homme n'avait pas l'air de savoir qu'il me livrait la clef de l'économie socialiste. 34:171 #### Le voyage de Salvador Allende Salvador Allende a effectué le premier voyage de sa présidence. Il s'est rendu en Union Soviétique, à Cuba, à l'O.N.U. pour ne citer que les étapes les plus importantes. A l'O.N.U., il a fait entendre, dit-on, « la voix du Tiers-Monde ». Le Tiers-Monde n'ayant pas protesté, on peut admettre que les paroles du chef de 1'État chilien repré­sentaient les vœux des gouvernements intéressés. On eut droit à l'habituel réquisitoire contre les pays développés, accusés de rançonner les pays du Tiers-Monde, et à l'affir­mation que les richesses minières de ces derniers leur appartenaient exclusivement. Dans la bouche d'Allende, il s'agissait avant tout du cuivre chilien, et sa protestation s'élevait contre les plaintes déposées par la compagnie américaine Kennecott. La thèse chilienne peut se défendre. On peut admettre que l'égoïsme sacré soit la loi suprême de la coopération internationale. Dans ce cas, il ne faut pas l'appliquer dans un seul sens. Si les ressources minières des pays sous-développés sont la propriété exclusive de leurs détenteurs, alors la technologie, les découvertes scientifiques et médi­cales des pays développés sont, elles aussi, leur bien et uniquement leur bien. Si chacun reprend ses billes, je ne vois pas pourquoi les nôtres feraient partie du patrimoine commun. Depuis longtemps je pense que le système actuel de prêts et d'aides ne peut conduire qu'à des frictions de plus en plus vives. La seule solution serait de faire une croix sur les prêts que les nations développées ont ac­cordés aux pays pauvres, et de rayer du même trait de plume les aides multiples qui leur sont consenties. Comme cela, la situation serait nette, on repartirait à zéro de part et d'autre, et on verrait bien en fin de compte ce qui émergerait. Ce ne serait qu'une prudente sagesse, car les choses risquent de se gâter de tout autre manière. Le discours prononcé par Allende à Cuba en témoigne : « *Les peuples ne peuvent plus continuer à vivre en supportant le poids brutal des dettes qu'on les a poussés à contracter *», s'est-il écrié. Pour peu que les mots aient un sens, cela veut dire que, demain, le Chili (qui se plaint amèrement que les États-Unis aient coupé les sources de crédits dont le gouverne­ment Allende espérait profiter) va refuser de reconnaître les dettes contractées par les gouvernements qui ont pré­cédé celui de l'Unité Populaire. 35:171 *Il ne fera d'ailleurs que suivre l'exemple de l'Union Soviétique*. Celle-ci ne s'en porte as plus mal, il faut l'avouer. Il ne viendrait à l'idée aucun homme d'État américain de refuser un prêt aux Soviets. L'affaire devient farce lorsqu'on voit les Soviétiques emprunter du blé aux Américains -- car les récoltes russes sont déficitaires --, et en prêter aux Chi­liens -- car l'U.R.S.S. veut soutenir les pays en marche vers le socialisme. Aussi serait-il plus sage de prendre les devants. Puis­qu'il est évident que les pays développés céderont, autant en profiter pour apurer les comptes et ne plus traîner le double fardeau des dettes qui ne seront jamais rembour­sées et des aides qui sont devenues des droits. D'autant que le rôle de créancier n'est jamais agréable, et qu'il y a certains pays qui ne savent pas le tenir. Il y a près de vingt ans, un ancien premier ministre japonais écrivait en substance dans un journal obscur de l'Asie du Sud-Est : *Il ne faut pas qu'un pays trop riche prête de l'argent à un pays trop pauvre, cela ne fait qu'exaspérer les rancœurs. D'ailleurs, les pays riches ne savent pas ce qu'il faut prê­ter : ils offrent des smokings à des mendiants*. C'était la sagesse. Puissions-nous nous en convaincre. En dehors de l'O.N.U. et de Cuba, Allende est allé à Moscou. Le voyage terminé, le ministre des affaires étran­gères, Almeyda, « rendit compte » du déplacement devant le sénat chilien. Ce fut une curieuse séance. M. Almeyda commença par souligner les résultats ma­gnifiques obtenus par la diplomatie chilienne et par le camarade président. Le précédent gouvernement n'avait obtenu que des résultats ridicules, le montant des accords commerciaux avec l'U.R.S.S. ne s'élevait qu'à 40 pauvres petits millions de dollars. Cette fois-ci on avait fait beau­coup mieux. Dans les secteurs de la pêche, de l'énergie, des chemins de fer, de la sidérurgie, l'aide soviétique allait déferler sur le Chili. On lui en demanda le montant. On avança le chiffre de 80 millions de dollars. Allons donc ! Il ne s'agissait pas de si petites sommes. Emporté par le débat, M. Almeyda précisa que, lorsque l'aide soviétique jouerait à plein, les 400 millions de dollars seraient lar­gement dépassés. A ce moment le sénateur Bulnes Sanfuentes demanda que fussent, conformément à la Constitution, transmis au Congrès, pour examen, le texte des traités qui avaient été signés. Il ne put pas l'obtenir. Brusquement, ces accords mirifiques se transformaient en « déclarations de princi­pe », échanges d'amabilités, amplifications du précédent traité, toutes formules qui permettaient à Almeyda d'affir­mer que rien de nouveau n'avait été signé à Moscou. 36:171 Il se peut que cela soit exact, bien que la transformation d'un prêt de 40 millions en une aide de plus de 400 mil­lions soit une opération qui change la nature des choses. Mais ce qui est inquiétant c'est l'acharnement d'Almeyda à refuser la communication de textes, selon lui, innocents. J'en aurai fini avec le voyage d'Allende lorsque j'aurai signalé que Fidel Castro et les Cubains, entraînés par un enthousiasme tropical, ont décidé de faire cadeau aux Chiliens d'une quantité de sucre importante. Cela est drôle ; d'autant plus drôle que, au même moment, l'U.R.S.S. -- sans doute lasse d'attendre les arrivages problématiques de sucre cubain -- vient de passer un marché pour s'ap­provisionner en sucre... au Brésil, pays capitaliste, fasciste même selon certains, mais sérieux. #### Un bilan de l'économie chilienne Les chiffres que je vais citer sont tirés des rapports présentés à la réunion de la Confédération de la produc­tion et du commerce qui s'est tenue à Santiago de Chile le 13 décembre 1972. Cette organisation réunit les secteurs patronaux de toutes les branches de l'activité économique chilienne. ##### a) *Politique budgétaire.* Les dépenses budgétaires en 1972, d'après les chiffres fournis par le ministre des Finances, ont atteint 59.757 millions d'écus -- ce qui représente une augmentation de 79 % sur 1971. Le total des dépenses est financé par 35.800 millions d'écus de recettes courantes, principalement des impôts ; le reste -- 23.900 millions d'écus -- correspond au déficit effectif qui se comble avec une émission de billets. Ce dé­ficit équivaut à 40 % des dépenses totales : c'est l'un des plus élevés de l'histoire financière du Chili. Si l'on analyse les dépenses du gouvernement, on s'aper­çoit que les frais de fonctionnement ont augmenté de 95,9 %, tandis que les rentrées augmentaient seulement de 54,5 % ; les impôts ne suffisent donc pas à couvrir les frais de fonctionnement du gouvernement. Quant aux dé­penses d'investissement, elles ne se sont accrues que de 28,7 %. 37:171 De 1960 à 1970, les rentrées courantes ont été supé­rieures aux dépenses de 26.056 millions d'écus, ce qui veut dire que les gouvernements étaient parvenus à économiser, en dix ans, 26.056 millions, dépensés en investissements (en écus 1972). En revanche, le gouvernement de l'Unité Populaire a dû émettre en deux ans 17.000 millions pour faire face à ses frais de fonctionnement. Pour 1973, le ministre des Finances a déclaré que le budget conserverait l'orientation de l'année précédente. Les dépenses budgétaires sont estimées devoir s'élever à 110.000 ou 124.000 millions d'écus, ce qui représente une augmentation de 107 % par rapport à 1972 et entraînera un déficit d'au moins 50.000 millions d'écus. Les rentrées en monnaie étrangère sont passées de 220,9 millions de dollars (moyenne 1968/70) à 47 millions de dollars. Pour 1973, on estime qu'il faudra dépenser 307,3 millions de dollars, dont 75 millions en paiement d'intérêts, et 125 millions pour amortir les dettes ; les entrées cor­respondantes sont évaluées à 66,7 millions ; résultat : il faudra trouver plus de 240 millions de dollars. ##### b) *Situation monétaire.* Le déficit en 1972 atteindra 23.940 millions d'écus, ce qui entraînera l'émission des billets correspondants. Le montant des billets émis au 31 décembre 1971 s'étant élevé à 20.224 millions d'écus, la masse monétaire a doublé au cours de l'année. Pour 1973, on prévoit un déficit de 50 000 millions d'écus. *Cela veut dire que la masse monétaire doublera pour la troisième année consécutive*. Je pense qu'il est inutile de poursuivre l'examen du bilan économique de « l'expérience socialiste » chilienne. #### Un général de plus en plus républicain Il s'agit du général Prats. Depuis qu'il est devenu mi­nistre de l'Intérieur, il ne se sent visiblement plus de joie. La reconnaissance qu'il éprouve pour Salvador Allende dé­borde par tous les pores de son visage ingrat. Son dévoue­ment à la « légalité » est sans bornes. Il le pousse jusqu'à ne pas s'apercevoir que cette chère légalité est tant soit peu violée dans les coins par les tenants de la Gauche Unie chilienne. 38:171 Un exemple entre bien d'autres : la « Papelera » (c'est-à-dire l'unique fabrique de papier journal et de cartons que possède le Chili) se trouvait, du fait du gouvernement, dans une situation critique. On augmentait systémati­quement les salaires et on refusait toute hausse de prix. Cela faisait partie d'une stratégie visant à contrôler la production de papier journal, donc les journaux. L'affaire a fait grand bruit. Au Chili et à l'étranger. Au point que Salvador Allende a dû faire machine arrière : un accord est intervenu entre le gouvernement et la « Papelera ». Là-dessus, des fonctionnaires subalternes ont, de leur propre initiative, saisi les comptes de la « Papelera ». On me dira que c'est une affaire économique et que le général Prats est ministre de l'Intérieur. Bon, voyons un autre exemple. De violents incidents ont lieu dans une ville de province (Chillan) à l'occasion des élections uni­versitaires. La Gauche étant battue, les gauchistes déchaî­nèrent immédiatement la bagarre ; celle-ci s'étendit si bien que le centre de la ville fut le théâtre de combats acharnés. Les gens de l'Unité Populaire en profitèrent pour aller attaquer le local du Parti National où se tenait une réunion. Nouvelles bagarres et, cette fois-ci, un mort : un membre du Parti National, tué d'un coup de feu. Pendant ce temps, l'Intendant, membre du MAPU (chrétiens de gauche), dî­nait au restaurant et refusait de se déranger pour envoyer des renforts de police. Il prit pourtant des mesures : il fit perquisitionner chez les assassinés. Aux dernières nouvelles, l'Intendant est toujours intendant ; l'assassin a été identifié comme un membre de la garde prétorienne d'Allende, « Le Groupe des Amis du Président ». Tout cela n'empêche pas le géné­ral Prats de considérer que la légalité est respectée sur le territoire chilien. Il a fait des déclarations au Sénat : « Le gouvernement, a-t-il dit, ne tolérera pas une autre grève comme celle du mois d'octobre. » Et comme un sénateur se permettait quelque remarque qui n'eut pas l'heur de lui plaire, il fit immédiatement allusion au respect de son uni­forme. C'est toujours l'ennui avec ces généraux qui jouent à la politique : dit-on quelque chose qui les gêne, aussitôt ils sortent l'uniforme soigneusement rangé dans la naphta­line pendant qu'ils endossaient la redingote de ministre. On ne sait jamais à qui on a affaire : à un militaire dé­froqué, ou à un ministre qui rengage. Remarquez que c'est le travers de notre époque. Dernièrement je regardais une photographie brésilienne représentant des gens en habits sacerdotaux et derrière eux des policiers à cheval. Légende : la police charge des prêtres en surplis. 39:171 C'est ma­gnifique, car ces curés -- qui diraient volontiers la messe en blue-jeans -- mettent des surplis pour manifester. Tartuffe a toujours été à gauche, et le « prince ennemi de la fraude » de droite. Mais aujourd'hui, on omet de l'en­seigner aux petits enfants. Restons dans le domaine des photographies : il ne semble pas que celle publiée le 22 novembre 1972 par le quotidien socialiste *La Nacion* ait ému si peu que ce soit le général-ministre de l'Intérieur. Prise lors de la mani­festation qui marqua le départ d'Allende pour son voyage autour du monde socialiste, elle représente sept ouvriers juchés sur un char de carnaval figurant un bateau. Des inscriptions s'y distinguent : « Bon voyage, Président ! » et « Le navire reste en bonnes mains, les travailleurs le garantissent ». Jusque là, rien d'anormal. En regardant de plus près, on s'aperçoit que six des membres de « l'équi­page » tiennent des mitraillettes et que le septième bran­dit un bazooka. C'est tout. Les activités et déclarations du général Carlos Prats ne sont pas pour rassurer ceux qui espéraient que sa pré­sence procurerait un minimum d'ordre dans le pays. L'une de ses sorties, pendant l'absence de Salvador Allende, fut pour visiter le bidonville Che Guevara, et assurer les « po­bladores » de l'amicale compréhension du gouvernement. A une autre occasion, il tint à préciser que, contrairement à ce que tout le monde croyait, il ne se sentait nullement responsable de l'exécution des accords qui mirent fin à la grève d'octobre dernier. Les choses allèrent si loin que *El Mercurio* estima né­cessaire de publier dans sa page d'éditoriaux une longue étude sur « La fonction constitutionnelle des Forces Ar­mées ». Il en ressort que, en droit constitutionnel chilien, ni les Forces Armées, ni les Carabiniers ne dépendent ex­clusivement du Président de la République, mais tout au­tant des autres pouvoirs : législatif et judiciaire. Cela ne changera sans doute pas grand-chose à la position person­nelle du général Prats. Mais peut-être ses subordonnés, eux, réfléchiront-ils. Jean-Marc Dufour. 40:171 #### Un document. *Le texte dont nous publions ci-dessous de larges extraits est un rapport rédigé par M. Franz Taelemans, ancien ambassadeur de Belgique au Chili. Nommé ambassadeur de Belgique en Pologne, M. Taelemans y résume son expérience chilienne. Ce rapport fut publié par un journal hollandais ; une traduction en a été donnée par* El Tiempo *de Bogota dans son édition du 10 décembre 1972. C'est ce texte que nous traduisons ici. Il s'agit donc d'une* « *traduction de traduction *» *avec les quelques risques d'approximation que cela comporte. Toutefois, le sens est suffisamment clair pour que ce texte ne perde rien de son éloquence.* (...) « 2 -- Il résulte de son actuelle politisation -- qui n'a pas commencée précisément hier -- que le Chili se trouve être un pays politiquement détruit, totalement divisé par la haine. La conduite désastreuse du présent régime et ses efforts pour s'emparer de la totalité du pouvoir politique sont à la fois diaboliques et effrénés. Le pays est tombé dans les filets de l'anarchie économique et de l'impuissance financière ; il tend à s'isoler, bien malgré lui, du reste du monde. Il a toujours vécu plein d'orgueil de sa démocratie, mais l'expérience Allende est d'un très improbable succès. Le gouvernement assaille tous les jours la démocratie. Il trompe le peuple de façon perverse tandis qu'il se proclame le défenseur de ses intérêts. « 3 -- Tous ces facteurs ont un point de convergence, à savoir : Tous les pays qui traditionnellement ont sympathisé avec le Chili se verront obligés de réexaminer leur position. Après tout, le Chili se trouve dans un processus de putréfaction ; il s'est « cubanisé » dans un complet désordre, dans un au­thentique chaos. Les observations que j'ai pu faire dans le laps de temps compris entre novembre 1968 et septembre 1972 me conduisent à cette conclusion. Malgré tout, cela ne doit pas empêcher de revoir quelques-unes des causes de cette situation. Le groupe choisi qui a accompagné Frei lors de sa prise du pouvoir devrait atteindre la position à laquelle il a droit. En examinant tous les éléments positifs et négatifs, on se voit obligé à prononcer un jugement défavorable sur la commu­nauté chilienne et à émettre des doutes sérieux quant au peuple chilien. « 4 -- Je n'écris pas cela parce que je vais quitter le pays. Mon départ coïncide, simplement, avec l'évolution extrême­ment mauvaise de la situation du Chili. Peu de semaines après mon arrivée au Chili je m'étais fait une idée de la situation ; elle s'est vue confirmée par la réalité. Mon jugement ne peut être que sévère. Allende a totalement échoué. La minorité qu'il dirige veut en finir avec la majorité et la priver de sa liberté. La coopération avec ce pays est impossible, même pour une période limitée. Devant la mauvaise foi et l'impuissance chi­liennes, qui exigent de nouvelles méthodes, il ne nous reste qu'à adopter une attitude sceptique. (...) 41:171 « 7 -- L'avenir immédiat est très incertain, avec un Prési­dent qui ne maîtrise déjà plus les événements. Ce dernier est un dirigeant incapable, un tacticien raté, le contraire absolu d'un homme d'État. En vain, il tente de contrôler un régime dépourvu d'unité. S'il ne le retient pas, son régime se transfor­mera en régime totalitaire. Sans lui, ou contre lui. « 8 -- Tout a commencé bien avant les années 1970-72. Ce qui touche au Chili est spécial. Une démocratie au milieu de dictatures de hauts bords, capable de résister à quelques rudes coups, mais, en réalité, trop faible et bien plus inclinée vers le mal que vers le bien. Dans cette démocratie, tous parlent en son nom, et le terme s'interprète selon les désirs et les espoirs de chacun. Ce concept se transforme ainsi en une sorte de trique qui permet de taper sur la tête des autres. La plus stricte légalité coexiste avec les abus. Ceux-ci, dans de nombreux cas, sont habilement couverts par celle-là. « 9 -- Jusqu'à présent, on a pu éviter la plus extrême vio­lence, mais la banqueroute ne saurait tarder. On peut même craindre que le sang coule. « 10 -- Il y a une énorme différence entre la situation de novembre 1968 et celle de septembre 1972. Au début, la si­tuation empirait tous les jours ; maintenant elle est sur le point de faire explosion. Il est permis de se demander quel bénéfice le Chili va tirer d'une démocratie que l'on peut considérer comme la couveuse de l'imbécillité, et dont tous -- mais spécialement Allende -- profitent. Le Chili est dans les transes du suicide collectif. (...) « 11 -- Tandis que l'opposition intellectuelle fait quotidien­nement usage d'une rhétorique grandiloquente, les commu­nistes et leurs servants occupent les usines et cherchent à s'as­surer des positions politiques. Le Chili souffre d'une maladie congénitale qui est devenue cancéreuse sous le régime d'Al­lende et à la suite de l'agitation communiste. Le mal consiste dans la myopie de la droite, la frustration des réformistes, la charlatanerie byzantine, la frivolité des paroles et des œuvres. On peut attribuer à tout cela le fait que le Chili n'ait pas beaucoup avancé intellectuellement -- par manque d'orienta­tion -- en comparaison de son développement économique, qui, lui a été un facteur favorable. En d'autres termes : beaucoup d'éclat pour tant de pauvreté. 42:171 « 12 -- Les interminables discours des politiciens ; leur travail d'agitation, paralysant le pays ; la calomnie, la négli­gence, l'illégalité et le complet désordre de la presse ; le man­que de respect de la parole écrite ; la malhonnêteté, la corrup­tion et l'immoralité menacent le régime d'Allende. Résultat la démoralisation du peuple. « 13 -- Durant quatre ans, j'ai été témoin de toutes ces fautes. Or, je crois que ce pays mérite un meilleur sort. Au Chili, démocratie signifie désordre et libertinage. Les anti-démocrates, en même temps qu'ils exaltent la démocratie, ont toutes les possibilités d'en finir avec elle. (...) « 15 -- Le Chili va vers le collapsus. Résultat d'un tel échec : les Chiliens se détestent mutuellement. Dans les villes comme dans les campagnes. La situation est identique à celle de l'Espagne de 1936, lorsque le peuple appelait de ses vœux -- comme aujourd'hui les Chiliens -- la guerre civile. On n'en arrivera peut-être pas, par bonheur, à une telle extrémité. Mais il n'y a pas non plus de solution en vue. « 16 -- Les éléments habituellement modérés du régime (les communistes) et de l'opposition (les démocrates chrétiens) assument les attitudes les plus violentes. Dans quelques secteurs, le chaos ambiant a dégénéré en authentique terreur. L'aile gauche du Parti Socialiste n'a rien de commun avec la sociale-démocratie européenne, le socialisme ou le travaillisme. C'est un mouvement de groupe insensé et incompétent qui lutte avec les communistes pour parvenir à contrôler la révolution. Les communistes exploitent habilement cette attitude romantique vers un pouvoir plus grand. Allende passe presque complète­ment ignoré, comme celui qui ne compte pas dans d'aussi dramatiques circonstances. L'opposition devrait opter pour plus de modération, tandis que la situation empire. Mais cela est extrêmement difficile. Ainsi le cercle est bouclé. « 17 -- Le régime est incapable de se maintenir au moyen d'un système électoral normal. A peine lui sera-t-il possible de limiter sa déroute. La classe moyenne ne soutient plus Allende. Pour elle, le régime est presque condamné. Ceux qui soutien­nent encore le régime ce sont les pauvres, naïfs fanatisés à qui on parle continuellement de l'aventure castriste. En réalité, Allende a imposé un régime instable, incapable de conjurer le sinistre avenir chilien. Il y a là quelque chose de définitif, d'irréversible : tous jouent avec le feu, et la plus légère étin­celle peut avoir les plus terribles conséquences. Les change­ments sociaux sont passés au second plan, dans cette lutte pour le pouvoir politique grâce au contrôle de d'économie. 43:171 « 18 -- Peut-on espérer une solution démocratique du pro­blème chilien ? Il faut prêter une attention spéciale aux élec­tions parlementaires de mars 1973. Unie, l'opposition peut obtenir 60 % des suffrages. Et alors, quoi ? Pour arrêter Al­lende, il faut 67 % des votes et cela paraît impossible. Pour­quoi, dans ces conditions, une majorité normale, puisque le gouvernement se moque du parlement et de la constitution en jouant de ses habituelles ruses, continue à conspirer contre ce même parlement au moyen de mesures économiques et de manifestations de rues ? Il ne reste plus aux opposants à Al­lende qu'à espérer un miracle qui leur assurerait 67 % des suffrages. Je crains que, l'une après l'autre, toutes les entre­prises tombent sous le contrôle de l'État et que, résultat de pressions économiques directes ou indirectes, la liberté des moyens de communication disparaisse. Je ne vois pas de so­lution au problème consistant à faire du Chili une véritable démocratie. « 19 -- Et l'Armée ? En dépit de certaines rumeurs, on ne doit pas attendre qu'elle prenne quelque initiative que ce soit. L'Armée est traumatisée par ses « concepts constitutionnels », et ses généraux se sont laissés gagner par les cadeaux, les soldes substantielles et les flatteries. Si la situation empire, l'intervention de l'armée deviendra nécessaire. Reste, dès lors, à savoir si les élections de mars auront lieu -- étant donné l'état critique de la situation. Certains disent qu'il n'y aura pas d'élections. Pour le moment, les ultra-gauchistes semblent comp­ter sur des positions décisives et tentent d'étendre leur influence aux dépens des communistes orthodoxes. Le danger réside dans le fait que le régime, y compris les communistes, est prêt à un « auto-coup d'État » pour s'assurer par la suite le soutien d'une armée affaiblie. Prague 1948 ? Impossible de le prédire. « 22 -- Bien sûr, les États-Unis font le blocus du Chili pour ce qui touche au cuivre. Il est insensé qu'Allende et son équipe n'aient pas offert une quelconque compensation pour la confis­cation des mines. Le Chili a perdu la sympathie et les crédits américains, c'est-à-dire deux éléments dont il avait le plus impérieux besoin. Des exigences claironnantes furent exprimées de l'UNCTAD, qui s'est récemment tenu à Santiago du Chili ; mais le mot « travail » fut très soigneusement évité par les Chiliens et les latino-américains. (...) Quant à la position eu­ropéenne, elle est faible, et par là même, dangereuse. Les privi­légiés, dans tous les domaines, sont les pays socialistes. L'irré­sistible « cote d'amour » s'est déplacée vers les pays de l'Eu­rope de l'Est, et cela est assez explicable : le Chili a contracté de nombreuses dettes en Occident. 44:171 Dans l'opinion des Chiliens, il faut reprocher aux Occidentaux d'avoir eu le courage de dé­fendre leurs intérêts et leurs investissements, tandis que le bloc de l'Est, sans aucune de ces entraves, fait maintenant tout ce qui lui est possible pour pénétrer ce marché fermé. Par suite, le bloc oriental est en train d'apporter une aide considérable, quoique l'on ne sache pas si les pays socialistes ont l'intention de répéter l'erreur cubaine. (...) » 45:171 ### La prolifération des sectes aux U. S. A. par Thomas Molnar Au Moyen Age, les grandes sectes proposant des hé­résies qui culminaient dans l'ambition de détruire Église et société trouvèrent leur terrain d'élection sous les climats doux. La Provence, la Calabre, la vallée du Rhin furent les centres les plus populaires pour *fra­ticelli*, Cathares, Beghards et autres mouvements sembla­bles prêchant un mysticisme de mauvais aloi qui débou­chait sur la mendicité comme mode de vie, souvent la nudité et la débauche. D'ailleurs, si l'on remonte encore d'un millénaire, on trouve, selon Leisegang et autres au­teurs, des sectes sur le littoral de l'Afrique du Nord qui, elles aussi, prétendaient connaître directement l'enseigne­ment « secret » du Christ et adoptèrent un mode de vie difficile à décrire en termes décents. Or, la Provence et la Calabre des États-Unis, c'est la Californie. D'un climat doux et caressant, cet État est aussi le lieu de rendez-vous d'une population qui repro­duit en plus petit le fameux « creuset » américain de races, de religions, de couleurs, permettant toutes les excentricités, encourageant le dévergondage aujourd'hui, la « conversion » spectaculaire, demain, à un credo le plus souvent éphémère et grotesque. La ligne de séparation entre l'enthousiasme et l'absurde n'y est jamais claire, le nouvel arrivé -- et on y arrive tous les jours du pays entier -- peut commencer, si le cœur lui en dit, par le « fondamentalisme » le plus puritain pour déboucher sur l'abandon de soi-même au nom de la sexualité libératrice. C'est l'État des chercheurs d'or de 1849 et de Hollywood, de Disneyland et des résidences de luxe pour étoiles de cinéma, résidences aujourd'hui abandonnées par leurs pro­priétaires en chômage (l'œuvre de la télévision et des syndicats qui ont sonné le glas de l'industrie du film) ; 46:171 c'est aussi le pays des immigrations : Chinois qui cons­truisirent les grandes lignes de chemin de fer au XIX^e^ siècle, Noirs du Sud qui envahirent la Californie après 1945, cherchant à se débrouiller sous un climat semblable au leur, ouvriers agricoles mexicains (dénommés aujour­d'hui « Chicanos » afin de marquer leur identité ancienne et nouvelle), et puis et toujours les *retraités*, race composée de toutes les races, venus des climats moins caressants pour terminer leurs jours en se faisant caresser par le so­leil et en employant leurs loisirs à des pratiques occultes. Il n'est pas étonnant que la Californie soit à présent la patrie des cultes para et pseudo-chrétiens, l'endroit où poussent les « Jesus people », les « Children of God », les « Jews for Jesus » et autres sectes d'un jour mais que sociologistes, psychologues, conseillers de toutes sortes prennent davantage au sérieux qu'elles ne le méritent. Oui, certes, elles sont sérieuses dans le sens où les phénomènes aberrants le sont toujours, car ils indiquent les maux dont souffre la société, et le désordre de l'âme, comme le dit Platon. En tant que phénomène religieux, cependant, l'ob­servateur allemand a raison qui m'avait parlé, peu avant l'ouverture des Jeux Olympiques de Munich, d'une véri­table descente sur la ville de ces sectes, cherchant sans le savoir la terre de Luther qui reste favorable à l'éclosion de la nième version de la contestation. Il m'a confié le fruit de ses observations : les sectes venues des USA sont peu préparées à une vie religieuse, les fondements ra­tionnels et les connaissances y manquent, et dès que le leader charismatique abandonne ces groupes ils se désa­grègent, chacun des membres s'en allant à la recherche d'autres excitants, souvent la drogue. Il n'en reste pas moins que certains d'entre eux sont récupérés par telle ou telle Église, le plus souvent évangélique. \*\*\* Mon séjour pendant une partie de l'été 1972 en Califor­nie m'a permis d'étudier la question sur place et de parler avec des gens bien avancés dans l'observation de ces grou­pes et sectes mouvants, comme des nomades, à travers l'État. J'ai commencé par dire qu'il s'agit d'un phénomène aussi vieux que le christianisme ; cela est vrai mais c'est aussi un phénomène typiquement américain car le principal moteur en est une inquiétude jamais satisfaite, une obsession de ce qui est toujours en agitation, un désir de toujours tout recommencer, de ne jamais bâtir sur un fonds de civilisation déjà acquis. 47:171 Je n'abandonne pas mon sujet en mentionnant qu'en face, disons, d'un Balzac dé­crivant des gens sédentaires et enracinés, tous les grands écrivains américains ont des héros nomades, se déplaçant sans cesse, qu'ils soient cow-boys ou commis voyageurs, vagabonds ou femmes divorcées. Que de fois m'arrive-t-il que dans les conversations « profondes » avec les étu­diants, quand je pense que nous avons enfin abouti à telle certitude sur tel problème, mon partenaire se fait angoissé et m'adresse, le visage tout enveloppé de soucis : « Mais, Monsieur le Professeur, comment définissez-vous Dieu ? » Voilà donc situé dans son « contexte » le groupe cali­fornien dont on parle le plus ces temps-ci, les Enfants de Dieu (*Children of God*). Suivons-les d'abord dans leur mode de vie. Nous dissions que la Californie est un État sociolo­giquement instable. En plus, dans cette nation aux mœurs aujourd'hui totalement relâchées (20 millions de drogués et le taux d'augmentation annuelle est de 6 à 7 %, la récu­pération étant négligeable), les liens de parenté, les rap­ports entre parents et enfants, sont minimes. Ce n'est pas le *generation gap*, c'est la totale « permissivité » partout, dans la famille, dans l'armée, dans les écoles, devant les tribunaux. Les enfants, qui ne connaissent pas une autorité saine, se tournent, mi-désespérés, mi-cyniques, vers des formes d'autorité usurpée. Les « Enfants de Dieu » consistent en communautés (ils rejettent le terme *communes* comme rappelant les hippies et autres mouvements dévergondés) ayant, cha­cune, un « ancien » (*elder*), à sa tête ; un ancien qui, en moyenne, a l'âge de 22 ans. Ce garçon est davantage qu'un chef ou un prophète, c'est Dieu même car on lui obéit sans murmurer, en toutes choses. Non seulement il dis­tribue à chacun sa nourriture et l'endroit où coucher ; c'est encore lui qui a le droit de désigner tel garçon et telle fille en leur ordonnant de se marier -- car tout lui vient d'une révélation personnelle. La secte vit dans la convic­tion que la fin du monde est imminente et que les *élus*, tels que les membres de la secte, ne doivent avoir aucun commerce avec le monde qui appartient, lui, au diable. Le diable, c'est les parents, le travail, l'Église, bref le monde extérieur à la secte. Partant, personne ne tra­vaille, et l'existence est assurée par la cueillette (doux cli­mat et abondante végétation de la Californie !), la nourri­ture en passe de se gâter que jettent les supermarchés et les ménages, et l'aumône. On loge où l'on peut, dans des terrains vagues, des maisons abandonnées, parfais dans des cabanons mis à la disposition de la secte par des parti­culiers, surtout lorsque ces derniers ont eux-mêmes un enfant dans le groupe, enfant qui appartient corps et âme au groupe plutôt qu'à ses parents. 48:171 Lorsqu'un adolescent se présente devant les « Enfants de Dieu », on le conduit chez l'ancien qui lui enjoint de donner tout ce qu'il possède à la secte. Dès lors les posses­sions que le candidat a chez ses parents (vêtements, argent, gramophone, etc.) appartiennent également à la commu­nauté -- laquelle dispose, par conséquent, de biens consi­dérables. Le candidat est le plus souvent envoyé dans le Texas pour trois mois « d'entraînement », sans avoir revu ses parents, sans même la permission d'écrire à ces « agents du diable ». Pendant cette période, ainsi que pen­dant six mois ensuite, le candidat vit avec un garçon ou une fille que l'ancien lui assigne comme conseiller. Ils ne se quittent point : le conseiller surveille le novice même dans ses moments intimes (il n'y a pas de porte devant les toilettes), il s'étend à ses côtés la nuit sans commerce sexuel), et le novice a l'obligation de réveiller son surveil­lant dès qu'il ne dort plus, même au milieu de la nuit, afin qu'il ne reste pas seul en face de Dieu. La journée d'une communauté est très simple. Huit heures par jour de lecture de la Bible que chacun est tenu d'apprendre par cœur au bout de quelques années. Le reste du temps les membres s'engagent dans les activités assi­gnées par l'ancien. Ils ne font pas de prosélytisme, mais transmettent leur message à travers le réseau des bas-fonds, en direction des adolescents vagabonds, d'abord, ensuite des enfants de parents économiquement « avan­cés ». Toujours suivant la Bible, la secte fait très bon accueil aux gens de couleur (car l'Église des élus est uni­verselle), et surtout aux Juifs car, d'après l'Évangile, leur conversion est le signal du Jugement dernier. Il y a une sorte de compétition entre les communautés pour avoir le plus de Juifs, l'honneur suprême revenant à celle dont l'ancien est lui-même israélite. On comprend que cela inquiète les Juifs de Californie, essentiellement bonne « middle class », car dans la der­nière décennie le judaïsme américain a commencé à subir, à son tour, les effets néfastes de la désintégration sociale : d'une part le militantisme pro-Israël et anti-Noir sécula­rise les jeunes et les détaxe, de la religion proprement dite, d'autre part les mouvements radicaux et hippies commencent à décimer la jeunesse israélite, l'orientant vers l'athéisme ou vers les formes non-orthodoxes chré­tiennes. Le Professeur Edward Ericson, de Westmount College à Santa Barbara, auteur d'un livre sur les sectes nouvelles, m'a parlé des invitations qu'il reçoit de rabbins soucieux qui cherchent à en savoir davantage afin de mieux protéger les familles. \*\*\* 49:171 L'observation faite sur ces sectes hérétiques se confirme dans le cas des « Enfants de Dieu » : l'ancien, incapable de refouler ses instincts sexuels dans un milieu finalement très différent d'un monastère, devient l'amant d'autant de concubines qu'il daigne en choisir. La débauche commence, et avec elle la rivalité entre mâles, la jalousie entre fe­melles. De telle sorte que certains « anciens », scandalisés de ce qui se passe au nom du Christ, quittent la commu­nauté, soit pour chercher ailleurs, soit pour se joindre à une Église protestante quelconque. Ils y apportent un zèle nouveau qui devrait aider la congrégation en question à renouveler les flammes de sa propre foi. La même obser­vation a été faite en Allemagne où les Églises luthériennes et évangéliques ont plus d'ossature que les Églises « non-conformistes » aux U.S.A., mais qui, elles aussi, sont suffi­samment desséchées pour avoir besoin d'éléments nova­teurs. Le professeur Ericson pense que les sectes en question -- et les « Enfants de Dieu » ne sont pas la seule -- pré­sentent des dangers à plusieurs niveaux. D'abord celui de la criminalité. En effet, qu'est-ce qui empêche les « com­munautés » nomades et méprisant la « civilisation » con­sidérée comme la Prostituée de Babylone, de se convertir en bandes de malfaiteurs et même d'assassins, comme la bande de Charles Manson qui a défrayé la chronique sexuelle-criminelle de Hollywood il y a quatre ans. Entre l'existence plus ou moins pure d'aujourd'hui et la débauche fanatisée, il n'y a que la mince barrière de la conscience de « l'ancien ». Mais celui-ci peut déchaîner n'importe quand les passions exacerbées par la « commu­nauté » de tant d'êtres jeunes, vivant une existence primi­tive. L'autre danger est pour la sécurité publique. Au fond, les « Enfants de Dieu » pourraient être accusés, dans une société moins « permissive », d'enlever des adolescents et de les empêcher de rejoindre la maison de leurs pa­rents. La police, alertée de temps en temps, mais pas tou­jours, par des parents, ne sait pas très bien ce qu'elle doit faire devant la décision des enfants de ne plus ren­trer, de ne plus fréquenter l'école, de mener une vie de vagabond et même de voyou. 50:171 Il y a ensuite le danger que ces jeunes personnes ne soient exploitées par des forces occultes qui se cachent derrière leur naïveté. Il paraît, mais les preuves manquent, qu'un homme d'une cinquantaine d'années est celui qui tient les fils de tous les « Enfants de Dieu », par le tru­chement de ses deux garçons et leurs femmes. Il a déjà ramassé une fortune considérable, dit-on, mais il est im­possible de savoir s'il s'agit d'un escroc ingénieux ou bien d'un « croyant ». Le fait qu'il se fasse appeler « Moïse » ne veut rien dire dans une société protestante où les noms bibliques sont très fréquents. Ni la police, ni les journa­listes n'ont pu jusqu'ici retrouver ses traces ; il paraît que « Moïse » se déplace souvent et fait de longs voyages, notamment en Scandinavie. Le quatrième danger, le plus tragique, est que les membres désenchantés des communautés abandonnent même ce maigre filet qui donne un sens momentané à leur existence, et s'engagent dans un nième voyage (*trip*) en dehors des confins de la raison et de la foi. Pour pas mal des « enfants », la secte que nous décrivons est en effet le dernier *trip*, après avoir goûté au militantisme politique, au sexe, à la dégradation hippy, à la drogue, et, finalement, à la « religion ». « Qu'est-ce qui me reste ? » demande un garçon ou une fille de 17 ans seulement, et, à moins d'un miracle, ils s'enfoncent dans une dégénéres­cence d'où il n'y a plus de retour. C'est pire que la clo­chardisation car bientôt le nirvana engloutit ce qui reste du misérable. \*\*\* Les « Enfants de Dieu » ne sont qu'une des sectes les plus en vue. Il y a les *Jesus People*, le *Teen Challenge*, et, dernier venu, les *Jews for Jesus*, « Juifs pour Jésus ». Cela inquiète plus directement les israélites, et les affiches de cette organisation, collées sur les murs des campus ca­liforniens en très grand nombre, sont défigurés par des contre-inscriptions comme : « traîtres », « souviens-toi d'Auschwitz », « chrétiens pour Moïse », et ainsi de suite. Bref, c'est une guerre de religions qui ne dit pas son nom, mais acerbe et vindicative quand même. Les *Jews for Jesus* ne sont pas seulement un groupe­ment de jeunes et ils ne sont pas limités à la Californie. La désintégration de l'Église catholique et, sur les points mentionnés, du judaïsme américain encourage des combi­naisons et innovations. L'argumentation de ces Juifs est logique : nous restons des Hébreux, disent-ils, du point de vue de la race et de la nation. La seule différence avec nos ex-coreligionnaires est que nous croyons en Jésus qui est venu, d'après les Testaments, nous apporter -- et abord à nous, Juifs -- la bonne parole de sa divinité et de sa promesse. 51:171 Nous croyons que le salut vient par Jésus le Messie, et nous l'adorons -- d'ailleurs sans dogmes et d'une façon plus ou moins libre. Nous n'imitons en rien les chrétiens, bien que nous nous appelions « *Hebrew Chris­tians *». En d'autres temps, l'Église catholique y enverrait ses missionnaires, et la Synagogue, comme au temps d'Uriel d'Acosta et de Spinoza, les excommunierait. De nos jours, les *Jews for Jesus* ne sont qu'une des sectes qui pullulent sur la terre spirituellement dévastée de l'Amérique, d'une Amérique qui, d'autre part, court après le dollar et nie officiellement, par la bouche de ses dirigeants, qu'il y ait quoi que ce soit d'inquiétant dans le fonctionnement sans accroc de la société démocratique. Qu'arrive-t-il lorsque ces sectes et mouvements descendent sur l'Europe ? Com­me le montre l'exemple de l'Allemagne, le climat plus tra­ditionnel et plus sobre de l'Europe effectue dans leurs rangs une sélection salutaire. Les « anciens » et même les membres se rendent souvent compte de leur ignorance, de leur insuffisance, de la fragilité de leur enthousiasme. Les groupes américains ont alors tendance à s'effriter ou bien à se réformer dans la direction d'une responsabilité accrue. En tout état de cause, il est trop tôt pour en juger, surtout parce que ces phénomènes engendrés par une Amérique précaire se situent dans une succession de modes parasitaires et cèdent rapidement la place à plus saugrenu que soi. La grande question qu'il faut nous poser, en Europe, en Amérique, dans le monde, est celle-ci sommes-nous témoins des dernières vagues d'un matéria­lisme stupide et qui nous domine depuis le XVIII^e^ siècle, ou bien sommes-nous devant les phénomènes, encore spo­radiques et « inexplicables », d'une volonté de re-spiri­tualisation ? Nous n'en savons pas grand-chose, et nous ne pouvons que poser la question. Thomas Molnar. *52*:171 ### L'enseignement "rénové" du français *dans les Universités* par Étienne Malnoux Les deux articles précédents d'Étienne Malnoux sur le nouvel enseignement du français ont paru dans notre numéro 168 de décembre 1972 et dans notre numéro 169 de janvier 1973. L'accès aux enseignements supérieurs est ouvert à des bacheliers médiocres mal et insuffisamment sélectionnés, victimes d'un enseignement secon­daire et d'un enseignement élémentaire insuffisants. Nous mettons évidemment à part la très petite élite, de plus en plus réduite, que l'incapacité des maîtres et l'ineptie de la pédagogie ne sont pas encore parvenus à étouffer complètement. On peut même admirer qu'elle subsiste envers et contre tout. Il faut ensuite distinguer deux grandes catégories : -- ceux que nous appellerons, en gros, des littéraires, c'est-à-dire ceux dont l'activité professionnelle est condi­tionnée principalement par une pratique correcte, aisée et si possible élégante du français, aussi bien écrite qu'orale, ainsi qu'une connaissance sérieuse de la littérature au sens le plus vague et le plus vaste du terme ; -- ceux que par opposition nous qualifierons de «* non-littéraires *», c'est-à-dire ceux dont l'activité profession­nelle n'est pas directement liée à une pratique correcte, aisée, élégante du français, et pour qui la littérature n'est au mieux qu'un luxe et un passe-temps. 53:171 A cette dernière catégorie appartiennent non seule­ment des cadres à formation spécifiquement scientifique, ingénieurs, techniciens, etc., mais aussi les cadres admi­nistratifs et commerciaux des entreprises, les techniciens de l'économie, du « marketing », de la publicité, etc. S'ils n'ont que faire de la littérature, si le français n'est pour eux qu'un moyen de communication, ils sont néan­moins constamment obligés, de par leur profession, de rédiger des rapports, des études, des enquêtes, des notes de service, de faire oralement l'exposé de leurs recherches ou de leurs travaux, de donner des ordres. Or on constate, depuis plusieurs années déjà, qu'ils sont incapables de s'exprimer clairement et correctement, incapables de conduire logiquement l'exposé de leurs idées, incapables de résumer clairement et simplement une étude. A tel point que de nombreux « cadres », conscients de leurs lacunes, doivent et souhaitent se « recycler » en français, et choisissent de préférence les stages de for­mation permanente prévus à cet effet. Ces fâcheuses conséquences d'un mauvais enseignement du français au cours des études secondaires ne pourront aller qu'en s'aggravant. A la première catégorie appartiennent ceux qui se des­tinent à l'enseignement et tout spécialement à l'enseigne­ment secondaire. Parmi eux, certains enseigneront l'his­toire et la géographie ; leur enseignement n'aura sa pleine efficacité que si la formulation en est faite dans un fran­çais clair, précis, correct, élégant. La science y gagnera, en même temps que la qualité du français lu, entendu, appris par les élèves. Car l'enseignement du français est aussi l'affaire du professeur d'histoire et de géographie qui doit veiller comme tous ses collègues, y compris ceux des disciplines scientifiques, à la qualité de l'expression écrite et orale. Les professeurs qui enseignent une langue étrangère à des enfants dont la langue maternelle est le français, doivent avoir du français une connaissance au moins aussi bonne que de la langue étrangère enseignée. C'est en effet à partir de la grammaire française qu'est étudiée la grammaire et la syntaxe de la langue étrangère ; au vocabulaire français que se réfère et doit se référer la connaissance du vocabulaire étranger. Mais c'est évidemment au professeur de français, au professeur de lettres, qu'incombe la tâche magnifique et exaltante, noble entre toutes, mais aussi écrasante de responsabilité, de faire connaître aux enfants de France leur langage et leur patrimoine littéraire. 54:171 Comment ces professeurs y sont-ils préparés dans nos Universités ? En quoi consiste, que vaut, dans nos Univer­sités, l'enseignement du français ? Sans remonter au temps où les connaissances du fran­çais et du latin étaient, dans les Facultés des Lettres, obli­gatoirement sanctionnées par l'obtention du Certificat d'études littéraires classiques, la « propédeutique », sanc­tionnée par le Certificat d'études littéraires générales ren­dait obligatoire pour tous les étudiants des Facultés des Lettres un minimum de connaissance du français : une dissertation en français (à option littéraire, philosophique ou historique) en était l'épreuve principale. Les jurys de l'agrégation d'histoire et de l'agrégation de géographie tiennent encore largement compte des qualités du fran­çais. Les agrégations de langues vivantes (auxquelles se présentent de nombreuses étrangères devenues françaises par mariage) maintiennent sagement au nombre des épreuves écrites une traduction de la langue étrangère en français, et une dissertation en français (l'autre étant rédigée en langue étrangère). Mais si, en dépit des attaques et des complots, l'agré­gation subsiste grâce à l'activité incessante et courageuse de la Société des Agrégés et de son président, M. Guy Bayet, tout l'enseignement littéraire menant à la licence en pas­sant par le DUEL (Diplôme universitaire d'études lit­téraires) s'est effondré. L'adoption des «* unités de valeur *» (U.V.) ([^9]) par la plupart des universités rend facultative l'étude du français dans tous les DUELS et Licences, à l'exception de ceux de Lettres classiques et modernes. Aucune réglementation ministérielle ne définit, à d'heure actuelle, les diplômes universitaires littéraires nationaux : DUELS et Licences. Si bien que les universités autonomes sont parfaitement libres de mettre dans ces diplômes nationaux indéterminés le contenu qui leur convient, c'est-à-dire n'importe quoi. La nature et la qualité des études de français varie donc considérablement d'une université à l'autre. Il ne saurait donc être question, dans cette étude, d'offrir un tableau absolument complet et exhaustif de l'enseignement du français dans toutes les universités « autonomes » de l'État. La réforme Fouchet (1966) prévoyait en première an­née du DUEL de Lettres classiques et modernes un pro­gramme d'auteurs allant de 1700 à nos jours ; en deuxième année l'étude de la littérature avant 1700. 55:171 Tout se passait comme si un étudiant bachelier de l'enseignement secon­daire classique, encore censé à cette époque avoir étudié le classicisme français et avoir des notions sur le XVI^e^ siècle et le Moyen âge, devenait incapable de comprendre la littérature française antérieure au XVIII^e^ siècle. Ce système subsiste dans certaines universités, même lorsqu'il est aménagé en Unités de valeur. C'est le cas notamment de l'université de Paris-Sorbonne (Paris IV), qui correspond en gros à l'ancienne Faculté des Lettres de la Sorbonne. Pour des raisons diverses, plus administra­tives et politiques que proprement pédagogiques, le dépar­tement de Français s'est scindé en deux Unités d'Ensei­gnement et de Recherche (U.E.R.), l'une de langue fran­çaise (grammaire, linguistique, phonétique, philologie, his­toire de la langue, etc.), l'autre de littérature. Les étudiants de lettres classiques et modernes doivent obligatoirement obtenir en première année du DUEL une unité de valeur de grammaire française et une unité de valeur de littéra­ture française (postérieure à 1700). La première comporte une initiation à la linguistique, ainsi que des notions élé­mentaires de grammaire, d'analyse grammaticale et logique. Il a paru en effet nécessaire de consacrer trois heures heb­domadaires de cours et travaux dirigés pendant un an, pour enseigner aux futurs licenciés de lettres des connais­sances de grammaire élémentaire que l'on tenait naguère pour acquises au niveau de la classe de seconde. Pour la seconde unité de valeur, celle de la littérature, les étudiants ont le choix entre plusieurs programmes traités par différentes « équipes » d'enseignants, et qui comportent chacun un certain nombre d'œuvres rattachées à un certain thème ([^10]). 56:171 C'est l'équivalent de ce qui est dé­sormais pratiqué dans l'enseignement secondaire sous le nom gracieux de « parcours » et « d'espace », mais limité aux XVIII^e^, XIX^e^ et XX^e^ siècles. Les étudiants de Lettres modernes ont en plus une U.V. de deux œuvres avec pos­sibilité de choix entre trois programmes. En deuxième année du DUEL, les programmes se spécialisent et se limitent davantage, sous forme de petites U.V. : stylistique de la langue française moderne, étude de la langue française du Moyen âge. En littérature, une U.V. comporte l'étude approfondie de deux œuvres du XVII^e^ siècle (avec trois programmes différents) ; l'autre com­porte l'étude littéraire de deux œuvres du Moyen âge et de la Renaissance (avec trois programmes différents). En troisième année (Licence), trois U.V. sont proposées : -- *Moyen âge et Renaissance :* Froissart : *L'espinette amoureuse*. Marguerite de Navarre : *L'Heptaméron* -- Journées 2 et 3. 57:171 -- *Littérature classique :* La Rochefoucauld. *Maximes et réflexions diverses*. Diderot : *Jacques le Fataliste*. *-- Littérature moderne et contemporaine :* Deux pro­grammes au choix : 1\) Stendhal : *La chartreuse de Parme*. Breton : *L'Amour fou*. Eluard : *Choix de poèmes*. 2\) Balzac : *Béatrix*. Giraudoux : *Électre, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Ondine*. Les étudiants de lettres peuvent compléter éventuel­lement leur connaissance de la littérature française par des excursions en littérature comparée sur les programmes suivants : -- Première année : *La comédie baroque :* Shakespeare : *Le songe d'une nuit d'été ;* Corneille : *L'illusion comique ;* Calderon : *La vie est un songe.* -- Deuxième année (au choix) : *La littérature fantastique ; la Métamorphose :* Apu­lée : *L'âne d'or ;* Lautréamont : *Les chants de Maldo­ror ;* Kafka : *La métamorphose ;* Asturias : *Hommes de Maïs.* *La première guerre mondiale dans le Roman con­temporain :* R. Dorgelès : *Les croix de bois ;* E.-M. Re­marque : *A l'ouest rien de nouveau ;* E. Hemingway : *L'Adieu aux armes.* -- Troisième année : *Certificat de Littérature générale et comparée :* -- Le cosmopolitisme littéraire de 1815 à 1830. -- Le théâtre romantique et ses problèmes. -- Le cosmopolitisme musical. L'intérêt de ces programmes est évident et la qualité du corps enseignant en garantit l'incontestable valeur. Toutefois, si l'on considère l'ensemble on ne peut pas ne pas remarquer qu'il s'y trouve de nombreuses et vastes lacunes. Un étudiant de Lettres classiques n'est tenu d'ac­quérir que quatre U.V. de français pour obtenir le DUEL, parmi lesquelles seules les U.V. de grammaire et de littéra­ture de première année sont obligatoires ; 58:171 en seconde année il lui faut acquérir une U.V. de langue ou de littérature médiévale, une U.V. de littérature classique ou de stylistique. En troisième année une seule U.V. de Français est obligatoire. Si bien qu'un licencié de lettres classiques peut fort bien n'avoir étudié par exemple en littérature française que l'autobiographie littéraire de Rousseau à J.-P. Sartre, la fin du Cligès, quatre essais de Montaigne, le Francion de Sorel, l'Athalie de Racine, l'Épinette amou­reuse de Froissart et les journées 2 et 3 de l'Heptaméron. Que de phares laissés dans l'ombre ! Que d'œuvres mineures mises en lumière ! Or il s'agit là de l'Université considérée à juste titre comme la plus sérieuse des Universités parisiennes. C'est à l'UER de Langue française de l'Université de Paris-Sorbonne que l'Association pour l'Enseignement du Fran­çais a son siège. Le président, M. Georges Matoré y professe la linguistique. Un des plus farouches et actifs adversaires de la « Réforme » de l'enseignement du français, est M. Frédéric Deloffre, directeur de l'UER de langue fran­çaise. C'est dire que la majorité des professeurs de français de cette université s'efforcent de maintenir un enseignement sérieux du français et de former des profes­seurs compétents et sensés pour l'enseignement secondaire. \*\*\* On ne saurait en dire autant des autres universités de « Paris-Centre » où le français est enseigné : Sorbonne-Nouvelle (Paris III) et Paris VII. L'institut de Littéra­ture française de Paris III ne prépare que les DUEL, Licence, Maîtrise, CAPES, Agrégation de Lettres modernes. Un enseignement de latin, fourni d'ailleurs par l'UER de latin de Paris IV est prévu à cet effet. Le livret de l'étu­diant précise que «* l'Institut assure une initiation à la pra­tique des nouvelles méthodes de la critique littéraire *» (p. 97)... que «* l'Institut attache une grande importance à la formation des futurs maîtres de l'enseignement secon­daire : il s'intéresse à la pédagogie nouvelle, à la rénova­tion de l'enseignement du français et au recyclage *». Nous avons donc là une Université dans le vent, et qui prépare les maîtres selon les vœux des réformateurs mi­nistériels. 59:171 Le DUEL comporte seize U.V. réparties sur deux an-nées, parmi lesquelles, quatre de langue française, six de littérature, trois de langue vivante, trois libres. Les U.V. de langue française sont dispensées par le «* Centre de linguistique et de langue française *», lequel fait partie de «* l'Institut d'études linguistiques et phoné­tiques *» qui comporte, en outre, un «* Institut de linguisti­que et phonétique générales *», un «* Institut de linguisti­que africaine *», un «* Institut d'études finno-ougriennes *». Ainsi l'étude de la langue française est séparée de celle de la littérature française, et, considérée comme phénomène linguistique, rattachée à l'étude des langues nègres, du finnois et du hongrois, avec lesquelles elle a des rapports linguistiques évidents. « *L'enseignement s'inspirera des principes et des mé­thodes qui, à l'heure actuelle, gouvernent l'étude scienti­fique des langues ;* *1*) *Il dispensera... les notions de linguistique indispensa­bles à quiconque veut comprendre -- soit qu'il parle, soit qu'il écrive -- ce qu'est la langue et comment fonc­tionne un idiome.* *2*) *Ces connaissances acquises seront appliquées...* *a. -- à l'étude du français moderne, c'est-à-dire à l'analyse du fonctionnement d'une langue vi­vante ;* *b. -- à l'étude corrélative des étals révolus du français* (*ancien français, moyen français, français clas­sique*)*.* *Un partage se fait donc entre les techniques propres à la description d'un état de langue en synchronie et celles qui conduisent à décrire l'histoire du français. Dans le cursus, la priorité revient aux premières, d'une part en vue de reconnaître au français le statut d'une langue vivante à laquelle est dévolu le rôle d'exprimer maints aspects de la civilisation contemporaine, d'autre part parce que l'intelligence des problèmes posés par l'évolution du français passe par une connaissance précise des conditions et des mécanismes qui permettent à une langue de fonc­tionner alors même que ceux qui la parlent ignorent son passé autant que son avenir. *» Il n'est guère besoin d'être grand clerc en stylistique pour reconnaître le jargon basique commun utilisé par M. l'Inspecteur général Marcel Rouchette. Vadius et Tris­sotin, Bélise et Philaminte communiquent par le même truchement. 60:171 Les quatre U.V. obligatoires de linguistique française ont les intitulés suivants : -- Introduction aux structures linguistiques (premier semestre). -- Les structures du français : les constituants de la phrase simple (deuxième semestre). -- Initiation à l'analyse morpho-syntaxique du français (morphologie et syntaxe du verbe). -- Initiation à l'étude synchronique \[!!\] de l'ancien français. Les U.V. majeures obligatoires de littérature sont les suivantes : *• Première année :* *1*) *Lecture de cinq ou six œuvres :* -- Cyrano de Bergerac : *Voyages dans la lune.* -- Choderlos de Laclos : *Les liaisons dangereuses.* -- Musset : *Lorenzaccio.* Complément pour étudiants à dérogation (ayant choisi l'examen) : -- Verlaine : *Poèmes saturniens.* -- Breton : *Arcane 17.* (En fait, pour les étudiants qui choisissent le contrôle continu, la lecture de cinq ou six œuvres se ramène à trois.) 2 et 3) (*U.V. bloquées*) -- *Deux œuvres et une question de littérature postérieures à 1700 :* -- Première équipe : -- Question : Racine et la nouvelle critique. -- Auteurs : Stendhal : *La Chartreuse de Parme.* Rimbaud : *Une saison en Enfer.* -- Deuxième équipe : -- Question : La poésie de 1900 à 1920. -- Proust : *Du côté de chez Swann.* -- Molière : *Dom Juan.* (Apparemment par ignorance délibérée de la chrono­logie et de l'histoire littéraire, Racine et Molière sont posté­rieurs à 1700.) 61:171 *• Deuxième année :* 1 et 2) (*U.V. bloquées*) -- *Études de trois œuvres ou questions XVI^e^ et XVII^e^ siècles.* -- Première équipe : -- Montaigne : Essais, III, chap. 9 à 13. -- Mme de La Fayette : *Le Princesse de Clèves et la Comtesse de Tende.* -- Radiguet : *Le bal du Comte d'Orgel.* -- Deuxième équipe : -- Ronsard : *Poésies choisies*. -- Question : Le héros tragique et la liberté (étude fondée sur *Sertorius* et *Attila* de Corneille et sur *les Mouches* de Sartre). (Toujours par souci d'ignorer l'histoire littéraire, Radi­guet et Sartre font partie de la littérature des XVI^e^ et XVII^e^ siècle.) 3\) *Civilisation et Sémantique du Moyen Age* en col­laboration avec les enseignants de l'UER de langue française : -- La mort Artu. -- Aucassin et Nicolette. (Il n'est pas question de littérature, mais de civilisation et sémantique.) Nous ne dirons rien des trois U.V. de langue vivante qui ne nous concernent pas ici, mais les trois U.V. libres attireront tout spécialement notre attention : -- *deux d'entre elles peuvent être choisies en littérature sur les programmes suivants :* *-- Exercices écrits et oraux faits dans les travaux diri­gés -- Les textes sont fournis aux étudiants.* -- Marguerite de Navarre : *Heptameron* (1^e^ journée). -- Beaumarchais : *Le Barbier de Séville.* -- Barbey d'Aurevilly : *Les Diaboliques.* Œuvres complémentaires pour étudiants à dérogation : -- Balzac : *Le curé de Tours.* -- Claudel : *Partage de midi.* Elles peuvent être choisies parmi une demi-douzaine d'U.V. de linguistique : 62:171 -- Phonétique : 1\. -- Bases physiques et physiologiques. 2\. -- Matériel phonique. -- Communication linguistique morphosyntaxe : tech­niques descriptives. -- Phonologie. -- Initiation à la sémantique. Il est recommandé d'en choisir certaines dans l'UER de littérature générale et comparée, dans l'Institut d'études théâtrales et dans le département d'études cinématogra­phiques (DECAV). Nous allons donc donner un aperçu -- seulement un aperçu ! -- de cette multitude d'unité de valeurs aussi variées que spécialisées offertes à l'appétit des candidats au DUEL de la bienheureuse Université de la Sorbonne-Nouvelle. A l'UER de littérature générale et comparée, « *les enseignements sont groupés en* «* secteurs *» *correspondants à des objectifs dominants :* LITTÉRATURE GÉNÉRALE : *L'accent est mis sur l'étude des formes, genres tech­niques, thèmes, etc., pris dans des domaines linguistiques différents, qu'il y ait ou non filiations, échanges ou con­comitances.* LITTÉRATURE COMPARÉE : *L'accent est mis sur les diverses relations où sont im­pliquées les œuvres littéraires :* *-- relations diachroniques : filiations, évolutions, inter­prétations successives, découvertes, résurgences, perma­nences, etc. ;* *-- relations synchroniques : littératures nationales et lit­tératures étrangères. Littérature officielle et littérature parallèle, littérature et beaux-arts, littérature et mouve­ments d'idées, littérature et société ;* *-- traduction et adaptation des textes littéraires.* INITIATION A LA LITTÉRATURE UNIVERSELLE : *Avec l'accord et le concours de diverses UER de Paris III, on propose des U.V. d'initiation aux littératures dif­ficiles d'accès* (*langues peu répandues dans l'enseignement secondaire ; phénomènes culturels particuliers ; problèmes sociaux-culturels spécifiques*)*.* 63:171 Parmi ces U.V., citons en quelques unes à titre d'exem­ples : FORMES ÉPIQUES CONTEMPORAINES : *-- David de Sassoun, épopée traduite de l'arménien par F. Feydit.* *-- Homére : Odyssée.* *-- Virgile : Enéïde.* *Souvent négligée ou mal identifiée de nos jours, l'épo­pée, sous ses formes diverses,* *représente le genre littéraire le plus anciennement attesté, souvent le plus archaïque et* EN MÊME TEMPS LE PLUS ACTUEL ; la tradition épique de l'Occident commence à Sumer, SE POURSUIT SOUS NOS YEUX GRACE AU FAIT DIVERS, AU MYTHE, AU FILM, A LA BANDE DESSINÉE, AU COMPTE RENDU SPORTIF, ETC. ELLE SOULÈVE DES PROBLÈMES DE TOUS ORDRES : HISTORIQUES ET RADICAUX, PSYCHOLOGIQUES ET POLITIQUES, ESTHÉTIQUES ET LITTÉRAI­RES. *A l'occasion de deux œuvres classiques, l'Odyssée et l'Énéide -- et d'*UNE ŒUVRE MOINS CONNUE *mais d'un niveau comparable -- l'épopée sumérienne anonyme de* « *David de Sassoun *» *--, la comparaison à tous les niveaux fait apparaître des convergences et des constantes, des thèmes et des procédés et même parfois des structures millénaires du récit héroïque, témoins d'une continuité ininterrompue, moyens d'une beauté demeurée pleinement perceptible.* FORMES ÉPIQUES : *-- *Homère : *L'Iliade.* *-- *San kuo : *Les trois royaumes, roman historique du XIV^e^ siècle relatant des événements du III^e^ siècle : la Chine divisée en trois états rivaux après la désagré­gation de l'empire des Han* (*les textes seront fournis par l'UER*)*.* *A partir de deux œuvres produites par des civilisations très différentes, est-il possible de définir les constances du génie épique ?* *Thème du héros, place du mythe et de la religion, for­mes de compositions, techniques narratives, rapport entre vision héroïque et réalité historique, fonction idéologique de l'épopée... tels sont, entre autres, les problèmes qu'on se propose d'aborder au cours d'une étude qui s'inscrit dans une perspective à la fois littéraire et anthropologique.* 64:171 ÉCRIVAINS FRANÇAIS ET MAGHRÉBINS D'EXPRESSION FRANÇAISE EN AFRIQUE DU NORD : *-- Anthologie des écrivains maghrébins d'expression française* (*Présence africaine 1965*)*.* *-- Anthologie des écrivains français du Maghreb* (*Pré­sente africaine 1969*)*.* INITIATION AU TIERS-MONDE : *-- *Frantz Fanon : *Les damnés de la terre* (*Maspero 1968*)*.* *-- *Jomo Kenyatta : *Au pied du Mont Kenya* (*Maspero 1972*)*.* *-- *Aimé Césaire : *Une tempête* (*Présence africaine*)*.* *-- *Molgan Kesterloot : *Anthologie négro-africaine* (*Ma­rabout-Université 1967*)*.* UNE EXPRESSION DES ANNÉES TRENTE *:* LE ROMAN DE LA VILLE : *Trois œuvres* (*texte français*) *au programme :* *--* J. Dos Passos : *Manhattan transfer.* *-- *A. Dublin : *Berlin Alexanderplatz.* *-- *L.-F. Céline : *Voyage au bout de la nuit.* *Une époque* (*les années 30*) *exprime ses bouleverse­ments et ses angoisses par un renouvellement des struc­tures et de l'écriture romanesque. Ce renouvellement s'ins­crit dans un genre littéraire nouveau, : le roman de la ville.* (M. Y. Guérin, maître-assistant, responsable de cette U.V., est si étroitement spécialisé dans le roman de la ville des années trente, qu'il semble tout ignorer de Balzac, de Zola, des Goncourt, de Dickens, de Dostoïevski, etc. et croire que le roman de la ville commence en 1930.) POÉSIE DANS LA GUERRE : *-- *Paul Eluard : *Au rendez-vous allemand.* -- René Char : *Les feuillets d'Hgpnos.* -- César Vallejo : *Doce poemas.* -- Miguel Hernandez : *Vientos del Pueblo. -- Gottfried Benn : Gedichte.* -- Bertold Brecht : *Svendberger Gedichte.* 65:171 *Comment une circonstance historique précise, ici, le fascisme* (*à l'origine de la guerre d'Espagne et de la guerre 39-40*) *suscite une parole écrite nouvelle et agit sur les poètes, les déroute de leur ligne première et les engage vers d'autres formes, d'autres voix.* (La responsable de cette U.V., Mme F, Delay, assistante, dont les sentiments antifascistes ne se dissimulent pas, feint d'ignorer que la guerre d'Espagne est sortie du Frente Popular, comme la guerre de 39-40 du Front populaire et de son incapacité à s'opposer en temps utile au nazisme.) LE TIERS-MONDE : L'INDIEN (TEXTES FRANÇAIS) *Cette U.V. n'abordera pas l'étude de l'Indien en Amé­rique par le biais de la littérature. Ces recherches dont le but est de délimiter le problème de l'Indien tel qu'il se pose aujourd'hui aux gouvernements latino-américains par­ticulièrement au Pérou, où la densité de la population indienne est la plus forte, problème essentiellement écono­mique et politique, s'appuieront donc sur des textes de sociologues, d'économistes et d'historiens. Pour bien comprendre l'exploitation des Indiens depuis la conquête, et la* « *vision des vaincus *»*, il sera nécessaire de consi­dérer ce qu'ils étaient avant la colonisation à travers une civilisation* (*celle des Incas*)*, des écrits d'historiens de la conquête, le grand texte sacré des Mayas-Quichès, le Popol-Vuh, des enregistrements de folklore* (*les flûtes indiennes*) *enfin à travers quelques mythes analysés par Lévi-Strauss. Des textes de romanciers* « *indigenistes *»*, Miro Alegria, Jorge Icaza, José-Maria Arguedas seront, dans cette opti­que, mis à contribution.* (La responsable de cette U.V., Mme Baldran, maître-assistante, reconnaît ingénument, que cette U.V. n'a rien à voir avec la littérature. Le véritable intitulé devrait être : « L'Indien en tant que mythe révolutionnaire, exploité à des fins de guérilla subversive en Amérique latine ».) *L'UER d'études théâtrales* offre aussi son étalage d'U.V. libres au choix des étudiants de Lettres modernes : « *Elle a pour objet les différents modes d'approche du fait théâ­tral et de l'expression dramatique. Son enseignement vise à concilier la théorie et la pratique du théâtre. Il porte d'une part sur les problèmes historiques et littéraires du théâtre ; d'autre part sur les techniques des différentes professions théâtrales* (*dramaturgie, architecture théâtrale, scénographie, adaptation, critique*)*... L'UER d'études théâtrales n'est pas une école d'art dramatique et ne forme pas de comédiens...* (son enseignement s'adresse particu­lièrement) *aux futurs enseignants et animateurs scolaires*. 66:171 Parmi les 15 U.V. proposées : INITIATION A LA DRAMATURGIE (« LECTURE » du théâtre) : Séminaire : 2 h par semaine ; Atelier : 3 h par quinzaine. *A partir de 3 ou 4 œuvres qu'ils auront lues et/ou vues représenter, les étudiants acquerront une méthode de* « *lecture *» *des textes dramatiques et une méthode d'ana­lyse de la représentation théâtrale...* (Alors qu'on insiste sur le caractère spécifique de la littérature dramatique, l'expression « LECTURE du théâtre » est évidemment impropre et absurde.) THÉATRE ET SCIENCES HUMAINES : ... *Initiation à l'acquisition d'un certain nombre de notions apportées par les sciences humaines et suscep­tibles d'être utilisées pour une approche du théâtre*. STRUCTURES DE LA VIE THÉATRALE ACTUELLE : *Étude, d'après des exemples précis, des différents types de théâtre d'aujourd'hui : privés, publics, semi-publics,* « *marginaux *»*. Implantation dans la Cité. Lieu théâtral. Gestion, public... Cette U.V. se propose d'aborder dans une perspective concrète les problèmes qui se posent aujour­d'hui à ceux qui* « *produisent *» *des spectacles comme à ceux qui les* « *CONSOMMENT *»*. Elle nécessite une partici­pation active, des enquêtes devant être effectuées dans les théâtres de Paris et de la périphérie.* LES GRANDES TENDANCES DE LA MISE EN SCÈNE DEPUIS BRECHT : -- Le Théâtre dans l'enseignement en France : *Place des arts et des activités d'expression dans le système d'enseignement français, situation générale et perspectives de réformes : le cas particulier du théâtre. L'animation théâtrale dans les établissements.* -- Sociologie du théâtre : *Les réseaux d'information et de diffusion. Le public et ses diverses pratiques culturelles. Composition du pu­blic.* Aspiration des ouvriers en matière de théâtre (*opérette, opéra, théâtre classique, Boulevard, théâtre* « *engagé *»*...*)*. La fonction du théâtre pour le spectateur. La participation. Éléments de sémiologie.* 67:171 -- LECTURE et analyse de spectacles : *A partir de quelques spectacles observés au cours de plusieurs représentations et étudiés en détail* (*description des éléments constitutifs,* lecture des différents signes), *on expérimentera des méthodes d'analyse qui permettent de saisir le* « *discours *» *tenu par le spectacle...* *-- Théâtre allemand contemporain* *-- Théâtre chinois :* Séminaire : *étude sur l'évolution des textes drama­tiques et des jeux scéniques du X^e^ siècle à nos jours et leurs rapports avec les transformations de la société chinoise*. Atelier : *Adaptation des pièces du théâtre chinois à la scène française*. -- *Économie et gestion théâtrale :* *Rôle historique et fonction moderne de l'administrateur. L'appareil d'organisation. Discipline administrative et souci artistique. La philosophie comptable. Les échanges écrits. Fiscalité, droits d'auteurs...* Au niveau de la licence de Lettres modernes, pour 8 U.V., la Sorbonne-Nouvelle offre une carte encore plus abondante et variée, avec de nombreuses combinaisons : Au moins une, au plus trois U.V. de langue française. Au moins une, au plus trois U.V. de littérature française. Deux U.V. obligatoires de littérature générale et com­parée. Deux U.V. libres. \*\*\* En littérature française, les choix des U.V. obligatoires est le suivant : *Histoire des idées : aspects littéraires du problème de la formation de l'esprit scientifique aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles.* -- Pascal : Opuscules scientifiques. -- Fontenelle : Histoire des oracles. -- Diderot : Lettre sur les aveugles. *Problèmes de la création romanesque du XVII^e^ au XX^e^ siècle.* 68:171 On pourrait étudier entre autres (on admirera au passage le doute et le scepticisme exprimés par ce condi­tionnel) : -- Scarron : *Le roman comique.* -- Sade : *Sur les romans.* -- Diderot : *Jacques le Fataliste.* -- Gide : *Journal des Faux-monnayeurs.* -- Robbe-Grillet : *Pour un nouveau roman.* -- Sartre : *Préface du Planétarium de Nathalie Sarraute.* *Littérature classique :* -- Molière et la comédie-ballet (étude fondée sur le Bour­geois gentilhomme, le Malade imaginaire). -- Question proposée à l'occasion du tricentenaire de la mort de Molière. -- Bayle. Œuvres diverses (extraits) par Niederst, Éditions sociales. Dictionnaire (extraits dans « Bayle polémiste » par Solé, Laffont, collection Libertés). Ouvrages à acheter à la librairie Libre-Élire, rue de Santeuil à Paris Ve. \[Les Éditions sociales sont com­munistes. Curieuse cette réclame pour la librairie Libre-Élire ?\] -- Diderot : Jacques le Fataliste. -- Michelet : La sorcière. -- Rimbaud : Les Illuminations. -- Becket : Fin de partie et Oh les beaux jours (Éd. de Minuit). Ajoutons-y un certain nombre d'U.V. *libres :* *Méthodologie et critique :* -- Première équipe : -- Cazotte : *Le diable amoureux.* -- Flaubert : *Trois contes*. -- Pieyre de Mandiargues : *Le Musée Noir.* -- Deuxième équipe : -- Racine : *Phèdre*. -- Baudelaire : *Petits poèmes en prose.* -- Gide : *Les faux-monnayeurs*. *Relations de l'art et de la littérature à l'époque moderne :* 1\. La mise en musique de la poésie française de Marot à Char. 69:171 2\. L'art versaillais \[qu'est-ce ?\] : thèmes idéologiques et littéraires. N.B. -- La préparation de cette U.V. n'exige nullement des étudiants qu'ils possèdent quelque qualification plas­tique ou musicale que ce soit, mais seulement qu'ils soient disposés à aborder des domaines et des méthodes qui ne leur sont pas nécessairement familiers. \[Il est néanmoins nécessaire qu'ils ignorent tout de l'histoire littéraire, de façon à situer Marot à l'époque moderne.\] *Psychopédagogie et sociopédagogie :* -- Psychologie de l'adolescent. -- Problèmes de l'échec scolaire. -- Méthodologie du contrôle en milieu scolaire. -- Sociologie des enseignants. -- Sociologie des enseignés. *Pédagogie pratique du français :* 1\. Exposés théoriques. 2\. Stage d'une semaine dans des établissements sco­laires. 3\. Discussion et débats après les stages. *1^er^ semestre :* L'enseignement dans le premier cycle du secondaire. *2° semestre :* L'enseignement dans le deuxième cycle du secondaire. \*\*\* Le Centre de linguistique et de langue française a un choix plus modeste, plus classique, du moins pour les U.V. obligatoires : -- Problèmes de syntaxe du français moderne. -- Lexicologie française. -- Histoire de la langue française. -- Ancien français : étude approfondie. -- Phonétique du français contemporain. Les U.V. libres par contre donnent davantage dans la pédagogie rénovée : -- Analyse des structures linguistiques. 70:171 -- Grammaire générative et transformationnelle. -- Histoire des théories linguistiques. -- Théorie générale de la linguistique comparée. \*\*\* L'U.E.R. de littérature comparée offre des U.V. extrê­mement spécialisées et limitées : -- *Problèmes de la traduction : Poésie et traduction :* Traduction des poèmes d'Edgar Poe. -- *Problèmes de la traduction : traductions de théâtre :* Les traductions romantiques de Shakespeare. -- *Théorie et pratique du monologue intérieur* (U.V. dou­ble) : on étudiera... les origines du monologue inté­rieur, tentative confinant à la gageure pour exprimer l'irrationnel à l'état brut ou supposé tel. Les textes sont choisis de manière à jalonner l'évolution du pro­cédé. Programme : En anglais : W. Faulkner : *The sound and the fury*. V. Woolf : *The Waves*. En français : E. Dujardin : *Les lauriers sont coupés.* V. Larbaud : *Amants, heureux amants.* J. Joyce : *Ulysse*. (Nous croyons comprendre que Joyce est étudié en traduction.) -- *Théorie de la Littérature : Analyse du récit* (deux U.V. bloquées). A partir des textes théoriques français ou étrangers et d'œuvres littéraires françaises ou traduites en français pour le séminaire, dans le texte original pour les travaux dirigés de langue, on se propose d'étudier la structure des formes littéraires narratives et les procédés de la prose narrative. Trois groupes fonctionnent avec deux heures de sémi­naire et une heure de travaux dirigés sur le texte étranger (anglais, espagnol, italien ou russe). 71:171 *Un quatrième groupe étudiera les mêmes problèmes à propos du conte africain et les travaux dirigés de ce groupe seront réservés aux étudiants connaissant l'an­glais*. \[La nécessité de connaître l'anglais, langue colo­nialiste par excellence, pour étudier le conte africain a quelque chose d'éminemment plaisant.\] *Programme de ce dernier groupe* \[et le seul indiqué\] : -- *Le conte berbère : Laoust : Contes berbères du Maroc.* *-- Choix de contes berbères.* *-- Le conte africain : Amos Tutuola : The Palm-Wine Drinker*. Lectures conseillées pour l'ensemble de l'U.V. : Théorie de la littérature (Textes traduits par Todorov, éd. Le Seuil), Revue Communications, n°, 4 et 8. Revue poéti­que. \[L'imposante montagne de la théorie de la littérature accouche de deux minuscules musaraignes : le conte ber­bère et le contre africain -- en anglais --\] -- *Aspect de la littérature fantastique au XIX^e^ siècle* (2 ou 3 U.V. bloquées) 1\. Auteurs français (programme commun) -- Nodier : *Contes*. -- Th. Gautier : *Contes fantastiques*. -- Nerval : *Aurélia et autres contes fantastiques.* 2\. Auteurs étrangers (au choix) -- Hoffmann : *Märchen*. -- Poe : *The portable Poe* (Tales and Poems). -- *Idées, Lettres et Musique sous la Monarchie de Juillet :* Ce programme élargit la notion traditionnelle d'histoire littéraire en proposant l'étude du cosmopolitisme musical et intellectuel à Paris dans une période choisie en raison de sa richesse et de son unité : Cours (incluant des séances audio-visuelles) -- La vie musicale à Paris. -- Les émigrations à Paris. Travaux dirigés : -- Heine : *Lutezia*. -- Thackray : *Paris sketch book* (extraits). -- Larra (choix d'articles). -- Herzen : Lettres de l'avenue Marigny. Texte en lecture : Berlioz : *Mémoires*. 72:171 Assez curieusement, les certificats au niveau de la maîtrise, qui portent habituellement sur des sujets très précis, sont à l'inverse des U.V. de licence, de grandes perspectives, par exemple : -- *Le monde slave et l'Occident,* -- Histoire littéraire européenne des XVII^e^ et XVIII^e^ siècles. Il semble que les dirigeants de l'U.E.R. de littérature générale et comparée aient pris un malin plaisir à mettre systématiquement la charrue avant les bœufs, le haut en bas et le devant derrière. C'est un des aspects de la subversion de l'intelligence. \*\*\* L'Institut d'études théâtrales ne pouvait demeurer en reste. Il offre donc un choix de douze U.V. de troisième année aux candidats à la licence de Lettres modernes, groupées sous deux rubriques : « dramaturgie » et « l'ac­teur, la création collective ». DRAMATURGIE *Étude dramaturgique de pièces françaises et étran­gères.* *Sont étudiés les problèmes techniques sur la composi­tion et la structure d'une œuvre* (*le personnage, l'action, le lieu et le temps, la continuité, le langage, etc.*)*.* -- Première série : • Groupe 1 -- *Le théâtre français avant la période classique :* *-- La farce de Maître Pathelin.* -- Turnèbe : *Les Contes.* -- Rotrou : *La Sœur.* • Groupe 2 -- *Théâtre classique :* -- Euripide : *Hélène*. -- Molière : *Dom Juan*. • Groupe 3 -- *Théâtre moderne :* -- Strinberg. -- Maeterlink. -- Beckett. -- Deuxième série : • Groupe 1 -- *Théâtre classique :* -- Tirso de Molina : *Le Trompeur de Séville*. -- Corneille : *Surena*. 73:171 • Groupe 2 -- *Théâtre moderne :* -- Anouilh : *Le voyageur sans bagage.* -- O'Casey : *Coquin de coq.* -- Rezvani : *Capitaine Schelle, Capitaine Ecco.* • Groupe 3 : -- Ionesco : *Jacques ou la Soumission* et *Les Chaises.* -- Genet : *Les Nègres* et *Le balcon.* -- Brecht : *Homme pour homme.* -- Benedetto : *Emballage.* -- *Mythe et théâtre* *Recherches sur les liens entre la pensée mythique et le théâtre, en particulier au niveau du rapport au temps et à l'espace, et de la structure des mythes envisagés comme archétypes, comme expressions* (*ou refus*) *d'une situation historique, comme expressions d'une situation psychique.* -- *L'adaptation théâtrale* *L'activité théâtrale, c'est de plus en plus une grande consommation de textes dramatiques d'autres époques et d'autres sociétés. On étudiera, sur divers types d'exem­ples, la manière dont ces textes sont transformés, adaptés ou respectés pour être représentés devant un public d'au­jourd'hui.* L'ACTEUR -- LA CRÉATION COLLECTIVE. On a toujours reconnu que l'acteur constituait un des éléments sinon l'élément essentiel du théâtre. Mais l'étude du travail de l'acteur et de sa part dans la création théâtrale en est encore à ses débuts. Les enseignements regroupés sous la rubrique : *L'ac­teur -- la création collective* ont pour objet d'amener les étudiants à amorcer une recherche plus systématique dans ce domaine, sur le plan théorique comme sur le plan pratique. Ces enseignements ne prétendent pas couvrir tout le champ des recherches possibles. Ils por­tent sur l'étude et l'expérience de diverses techniques de jeu, dans le passé et actuellement. Ils tiennent compte aussi de la part toujours plus grande que peut prendre l'acteur dans l'élaboration globale du spectacle et des nouveaux rapports qui s'établissent entre l'acteur et tous les autres éléments de la production théâtrale, y compris le public. 74:171 *L'acteur au XVIII^e^ siècle.* Comment ÉTUDIER des techniques de jeu qui ne sont plus pratiquées ? Quelle réalité recouvrent les textes théoriques con­temporains ? Différents types de jeu du XVIII^e^ siècle (forains, italiens, tragique français, opéra et ballet), étude de leur inter­action et de l'évolution générale de la représentation théâtrale pendant ce siècle. *La théâtralisation du quotidien.* Ce séminaire-atelier portera sur la production « cri­tique » d'un projet de réalisation de groupe, dont les différentes étapes (choix du sujet, établissement du dos­sier de documentation, détermination de la fable, options dramaturgiques, écriture textuelle et scénique) seront questionnées à la lumière des pratiques déjà existantes et des recherches théoriques auxquelles elles ont pu don­ner lieu. *L'acteur et l'expression corporelle.* Les recherches partiront autant que possible d'une analyse de spectacles. « Vocabulaire gestuel », les tech­niques gestuelles, sémiologie, technique vocale, analyse à partir de témoignages d'acteurs. *Récit et théâtre.* En constatant la présence croissante, au théâtre, de modes de narration qui pouvaient sembler propres aux récits romanesques, on étudiera la transformation des structures dramaturgiques et les nouvelles formes de représentation théâtrale qu'un tel phénomène suppose. L'accent sera mis sur la fonction de l'acteur à la fois comme interprète ou créateur du personnage et comme narrateur. *L'acteur contemporain : techniques de jeu.* Orientation vers les autres média que le théâtre (radio, télévision, etc.). L'acteur et le langage verbal. *Le théâtre pour enfants et la création collective.* Séminaire (une heure et demie par semaine ou trois heures semestrielles). On s'attachera d'abord aux problèmes posés par le théâtre pour enfants dans son ensemble, et, dans la mesure où des troupes feront des créations collectives dans la région parisienne, on étudiera leurs méthodes de travail et leurs réalisations. 75:171 *La création collective dans le théâtre américain contem­porain.* Séminaire (une heure et demie par semaine ou trois heures semestrielles). Les conditions socio-économiques de la naissance et du développement des expériences de création collective. Les différents modes de création, des happenings aux actes du Teatro Campesino. Le rôle respectif de l'acteur et des autres participants. Ce programme énorme ne manquera pas de surprendre le lecteur candide, ignorant des choses universitaires, par sa masse chaotique (rudis indigestaque moles), où même les initiés du sérail ont du mal à se retrouver. Par le jeu des U.V. obligatoires et libres il est possible à un licencié de n'avoir effleuré que des questions mineures, secondaires et marginales, étudié que des écrivains mi­neurs, ou des œuvres mineures de grands écrivains ; et, fi­nalement être totalement ignorant des chefs-d'œuvre et des aspects majeurs de la littérature française. Les écrivains mineurs de troisième, dixième et vingt-cinquième ordre y figurent abondamment : Marguerite de Navarre, Turnèbe, Rotrou, Cyrano de Bergerac, Carron. Fontenelle, Bayle, Diderot, Cazotte, Sade, Nodier, Pieyre Mandiargues, Maeterlinck, Radiguet, Eluard, René Charr, Robbe-Grillet, sans compter les écrivains maghrébins d'ex­pression française, F'rantz Fanon, Aimé Césaire, Émile Dujardin, Valéry-Larbaud, Genet, Brecht, O'Casey, Be­nedetto, Rezvanl, etc. Des grands, on choisit de préférence des aspects ou des œuvres secondaires : des « Opuscules scientifiques » de Pascal ; Sertorius, Attila, Surena de Corneille ; *Racine et la nouvelle critique* c'est-à-dire la Nouvelle critique à propos de Racine ; la comédie-ballet de Molière ; etc. De Pascal on ne retiendra donc que le crève-tonneau et la brouette, mais on ignorera « les pensées » à la ma­nière des municipalités radicales et franc-maçonnes qui ont toujours une « rue Blaise-Pascal, mathématicien » ; de Corneille on ignore *Le Cid, Nicodème, Polyeucte, Le Men­teur ;* de Racine on n'étudie que *Phèdre, à la lumière de Freud et de la nouvelle critique* (le complexe d'Œdipe dans Racine) ; *le Bourgeois gentilhomme* et *le Malade imaginaire* figurent en tant que comédies-ballets, etc. Parmi les grands oubliés, dans ce vaste éventail inco­hérent et égalitaire : *la Chanson de Roland*, les Fabliaux du Moyen Age, Marot, du Bellay, et la Pléiade, Boileau, La Fontaine, Le Sage, Voltaire, Marivaux, Chénier, Cha­teaubriand, Vigny, Lamartine, Hugo, Anatole France, Pé­guy, Barrès, Maurras, Giraudoux, Cocteau, Mauriac, Ber­nanos, Montherlant, Marcel Aymé etc. 76:171 Un nivellement résolument égalitaire étête les chefs-d'œuvre, écrase les grand écrivains. C'est une pétition de principe conforme à la démocratisation de l'enseignement du français et de l'Université. Au nom de quels critères aristocratiques, réactionnaires et dépassés, de goût, de qualité, d'intelligence, de beauté, de vérité, un écrivain serait-il grand, une œuvre majeure ? Sociologiquement tout se vaut, et la littérature n'est qu'une superstructure d'un certain état d'une certaine société. « David de Sassoun » (qui n'a que le malheur d'être une épopée arménienne) vaut bien l'*Odyssée*, « San Kuo » égale l'*Iliade* et nous dispense de connaître *la Chanson de Roland.* Ces motifs noblement idéologiques sont complétés par des raisons plus terre à terre. Nos professeurs, maîtres-assistants, assistants sont d'abord des chercheurs qui ont terminé, vont terminer, ont commencé, vont commencer une thèse de doctorat. L'épuisement des grands sujets et la mode orientent « la recherche universitaire » vers des sujets de plus en plus étroits. Le chercheur bêche obstiné­ment et aveuglément son petit bout de champ, sans se préoccuper du reste (tant que le voisin ne vient pas empié­ter dessus ou y jeter traîtreusement des pierres), et s'étant lancé tête baissée dans la recherche approfondie, sans avoir aucune vue d'ensemble sur le vaste monde, il est souvent fort ignorant de tout ce qui ne se rapporte pas à son sujet de thèse, qui lui paraît être le nombril du monde. La paresse naturelle aidant, il s'arrange pour que son cours, ses travaux dirigés, son séminaire, coïncident le plus étroitement possible avec l'objet de sa recherche. D'où, à la lecture de ces programmes, la curieuse impression d'un ramassis incohérent de petites pièces et de petits morceaux rassemblés au petit bonheur la chance, sans aucun ordre, sans aucun dessein, sans aucun plan d'ensemble. Au mieux, ce bric-à-brac universitaire pourrait-il com­bler les curiosités intellectuelles de vieilles dames érudites, oisives et un peu fofolles, qui viendraient là prendre un air d'Université sur des sujets bizarres, entre une visite aux puces ou à Paco Rabanne et une soirée à Oh ! Cal­cutta. L'esprit de cet enseignement est bien dans le vent de la réforme. Il faut motiver l'étude de la littérature par l'ac­tualité, faire moderne à tout prix. C'est en raison des voyages spatiaux que :1'on a sans doute choisi comme œuvre obligatoire de première année un immortel chef-d'œu­vre de littérature scientifique : *les Voyages dans la Lune* de Cyrano de Bergerac. 77:171 Racine n'est abordé que par le biais de la « nouvelle critique ». On s'initie à la littérature du Tiers-Monde (révolutionnaire évidemment), aux écri­vains maghrébins, à la poésie dans la guerre (révolution­naire), la mise en scène depuis Brecht, au théâtre allemand contemporain, à la structure de la vie théâtrale actuelle, à la sociologie du théâtre, au théâtre dans l'enseignement en France, à l'adaptation des pièces du théâtre chinois à la scène française, etc. Ce qu'on fait à l'Institut d'études théâtrales correspond très exactement à ce qui est préconisé par le texte d'orien­tation concernant l'enseignement du second degré ([^11]). C'est dans une telle officine que le futur « enseignant » de français peut s'initier à la « lecture » du « discours tenu par le spectacle » et à seconder ainsi l'œuvre de décompo­sition de l'intelligence et du goût qui incombe aux Maisons de la Culture. Le texte d'orientation de la Commission de Réforme de l'enseignement du français (**11**) concluait (p. 37) que « *la mise en application d'un nouveau type d'enseignement du français... implique... que la formation des étudiants se destinant à l'enseignement soit profondément et rapidement modifiée *». A l'Université de la Sorbonne Nouvelle « *l'Ins­titut de littérature française attache une grande importance à la formation des futurs maîtres de l'enseignement secon­daire : il s'intéresse à la pédagogie nouvelle, à la réno­vation de l'enseignement du français et au recyclage *». Nous avons pu voir par le menu que les professeurs préparés par l'enseignement supérieur, du moins dans cer­taines universités, correspondent très exactement à ce que le ministère attend des « enseignants de français » dans l'enseignement secondaire. Ce n'est pas une vague menace pour un avenir incertain, mais la réalité immédiate et tan­gible. Il n'en existe pas moins une importante catégorie d'aveugles et de sourds volontaires qui continueront de refuser l'aveuglante et criante vérité ; pour ne rien dire des deux naïfs qui se félicitent de l'ouverture d'esprit offerte par de tels programmes. L'ouverture de l'esprit présuppose l'existence d'un esprit, lequel a besoin d'être formé, et même charpenté avant d'être ouvert. Encore une fois, même en mettant les choses au mieux, on s'obstine à placer la charrue avant les bœufs. 78:171 L'Université de Paris III (Sorbonne-Nouvelle) représente le cas-type moyen de l'enseignement universitaire du français, ce qu'apprend, ce qu'apprendra, ce qu'enseignera la moyenne des « enseignants de français » dans l'ensei­gnement secondaire. \*\*\* Mais d'autres Universités vont encore plus loin, par exemple celle de Paris VII. Cette Université nouvelle est sans doute la plus conforme à la loi d'orientation de l'en­seignement supérieur de M. Edgar Faure. La pluridiscipli­narité y est poussée à l'extrême, comme il apparaît par la liste de ses U.E.R. et départements. C'est là que se sont regroupés les éléments les plus révolutionnaires de l'en­seignement supérieur. Enfin, le président en est M. Alliot, ancien chef de cabinet de M. Edgar Faure, père putatif et rédacteur de la loi d'orientation. On est donc en droit de considérer Paris VII, non pas, comme une expérience un peu folle à la manière de ce qui se passe à Vincennes, mais comme l'Université pilote la plus conforme à l'orientation de l'enseignement supérieur votée par la quasi-totalité du Parlement en 1968, et dont l'application n'a cessé de se poursuivre et de s'étendre depuis lors. Les études de Lettres modernes sont dispensées par le « S.T.D. » : l'U.E.R. « Sciences des Textes et Documents », qui cohabite, dans les tours de l'ancienne Halle aux vins, avec l'Université de Paris VI. Le programme de 1972-73 a perdu quelque peu du caractère naïvement et agressive­ment marxiste affiché les années précédentes. La publicité qui en fut donnée a incité les dirigeants de Paris VII à quelque prudence dans la forme, sans que rien ne soit changé dans le fond. L'orientation générale en est nettement exprimée. Le style employé en dit long sur le jargon enseigné dans cette U.E.R. qui prépare au professorat de français. \*\*\* #### ORIENTATION GÉNÉRALE 1° L'U.E.R. « Sciences des Textes et Documents » pré­pare au DUEL de lettres modernes, maîtrises, CAPES. agrégation de lettres modernes, doctorats de 3° cycle. 2° L'intitulé « Sciences des Textes » doit être entendu comme définissant une orientation particulière à un cer­tain nombre d'enseignants et de chercheurs. Il ne sup­pose aucunement qu'une « science des textes » existe à l'heure actuelle, mais implique que l'étude de la littérature peut et doit être menée à partir des instruments fournis par des disciplines comme la linguistique, l'histoire des idéologies, l'histoire de la psychanalyse et qu'en retour ces divers discours doivent être mis à l'épreuve des textes. 79:171 3° La visée d'un tel horizon ne peut être uniquement théorique. Elle implique une pratique pédagogique qui soit déjà une mise en question du lieu, du statut, de l'objet et du fonctionnement de chaque enseignement aussi bien que de l'U.E.R. prise dans son ensemble. 4° Étant donné cette orientation, seront menés de front : a\) une initiation aux disciplines constituées (linguis­tique, histoire, psychanalyse, philosophie) ; b\) un examen des problèmes posés par l'application aux textes (littéraires, théâtraux, picturaux, cinémato­graphiques...) des méthodes propres à ces différentes disciplines et une interrogation en retour sur ces disci­plines ; c\) une application aux divers textes des méthodes de lecture et d'interprétation peu à peu dégagées. Cette étude, méthodologique pour l'essentiel, n'est pas réservée aux unités de valeur dites « méthodologiques » ; elle est menée aussi bien dans les enseignements dont l'objet ne se donne pas comme théorique (cinéma, théâ­tre). 5° En vue de la préparation aux concours de recrute­ment de l'enseignement secondaire (CAPES, agrégation) est prévu un travail de recyclage.., aux méthodes tradi­tionnelles (U.V. de rhétorique des concours). 6° Pour chaque unité de valeur (unité d'enseignement d'une heure et demie hebdomadaire pendant un an ou trois heures hebdomadaires pendant un semestre), l'en­seignement est assuré par des enseignants travaillant en équipe. Ils réunissent au début de chaque année ou de chaque semestre les étudiants inscrits à l'U.V. pour établir avec eux les orientations, les programmes, les modalités de contrôle, les dispositions particulières aux salariés, bref pour définir l'ensemble de la pédagogie. 7° Les non bacheliers sont accueillis dans l'U.E.R. après examen... Nous attirons tout spécialement l'attention du lecteur sur les paragraphes 2, 6 et 7. 80:171 Le DUEL comporte 20 unités de valeur qui se répar­tissent comme suit : ---------------------------------------------------------- ------------------------------------------------------------------------------ ----------------------------------------- ----------------------- ------------------------------------------------------------ U.V. Obligatoires U.V. au Choix 8 U.V. de méthodologie littéraire assurées dans l'U.E.R. 2 U.V. de linguistique française assurées par le Département de linguistique 2 U.V. de Langues vivantes ou anciennes 1 U.V. de philosophie 7 U.V. à option à prendre dans l'U.E R. ou hors de l'U.E.R ---------------------------------------------------------- ------------------------------------------------------------------------------ ----------------------------------------- ----------------------- ------------------------------------------------------------ En voici les programmes : -- LITTÉRATURE ET LINGUISTIQUE. *Il s'agit de mettre en relation théories du langage et littérature, c'est-à-dire non seulement de considérer la linguistique comme modèle mais aussi d'interroger en retour la linguistique sur ses présupposés et ses méthodes, notamment dans la rencontre du texte littéraire.* *Programme commun :* -- Céline : *Voyage au bout de la nuit* (coll. Folio). -- Laforgue : *Œuvres complètes* (Folio). *D'autres textes seront choisis dans chaque groupe.* *Notions étudiées :* -- *Théorie du signe : nom, chose, concept.* -- *Le sujet linguistique ; énonciation / énoncé ; connota­tion / dénotation.* -- *Linguistique et littérature : langue / parole / discours / écriture ; les rhétoriques ; poétiques,* *théorie du récit.* -- *Sémiologie du langage.* -- LITTÉRATURE ET IDÉOLOGIE. *Programme commun :* -- Shakespeare : *Coriolan*. -- Diderot : *Le Neveu de Rameau*. -- Hugo : *Quatre-Vingt-Treize*. -- Brecht : *Arturo Ui*. *D'autres textes seront éventuellement choisis dans chaque groupe.* *Notions étudiées :* Une formation « théorique » sera proposée, dans chaque groupe et dans des réunions communes, autour de cer­tains concepts du matérialisme dialectique. ([^12]) 81:171 -- LITTÉRATURE ET PSYCHANALYSE -- PSYCHOCRITIQUE. Essai de théorisation et pratique d'une méthode de lecture à partir des travaux de Charles Mauron. -- Problèmes méthodologiques, Lectures de Freud : *l'In­terprétation des rêves, le Mot d'esprit, Essais de psychanalyse appliquée...* -- Lecture psychocritique : *Petits poèmes en prose de Baudelaire*, et autres textes choisis en T.P. -- Problèmes méthodologiques. Lectures de Freud : textes choisis en T.P. -- Lecture psychocritique : œuvras d'Apollinaire (*Alcools, l'Enchanteur pourrissant...*). -- TEXTES PSYCHANALYTIQUES. Par une mise en question de la distinction entre textes littéraires et textes psychanalytiques, on se propose de rendre son tranchant à la découverte de Freud et de l'arti­culer aux problèmes de la lecture, de la parole, du texte. Ce groupe d'U.V. répétées (deux fois trois heures semes­trielles) est ouvert aux étudiants de 2^e^ et 3^e^ années et, après entretien, aux étudiants de 1^er^ année. Il comporte deux types d'enseignement : 1\) *Textes littéraires :* *Programme :* La parole, textes à choisir parmi : Lacan, *Écrits *; Ba­taille, *L'Abbé C*. ; Blanchot, *L'Arrêt de mort *; un texte de Beckett ; M. Duras, le *Ravissement de Loi V. Stein, Détruire, dit-elle.* 2\) *Textes freudiens :* • Groupe 1 : *Programme *: L'objet du groupe. Texte : *Trois essais de psychanalyse* (surtout *Psychologie collective et Analyse du moi*) ; et autres textes freudiens. 82:171 • Groupe 2 : Programme : Les « cas » psychanalytiques, leur rédac­tion. La théorisation du concret et sa description ; détails et rebuts. Dramatisation et dédramatisation. Le temps analytique. Textes à choisir parmi : Freud, *Études sur l'hystérie ; Psychopathologie de la vie quotidienne ; Cinq psychanalyses.* *Lectures de Barthes :* *Lecture détaillée de quelques textes de Roland Barthes pris dans la liste suivante : le degré zéro de* *l'écriture, le Système de la mode, S/Z.* \[Une U.V. pour la lecture détaillée de quelques textes du maître de la nouvelle critique !\] -- HISTOIRE ET LITTÉRATURE. *Littérature, Histoire et Idéologie -- 1^er^ semestre.* *Qu'est-ce que le roman historique ?* *Une double approche historique et littéraire permet-elle de lire le fonctionnement d'une idéologie particulière à ce genre de grande consommation ?* *Programme :* Textes à choisir parmi les titres suivants : W. Scott : *Ivanhoé *; A. Dumas : *Les trois mousquetaires ;* Hugo : *93 *; J. Roy : *Les chevaux du soleil *; H. Troyat : *La lumière des justes*. *Littérature et Histoire -- 2^e^ semestre.* *Problèmes théoriques posés par l'approche historique du discours littéraire. Analyse de textes, du* *feuilleton au poème.* -- LECTURE THÉMATIQUE ET LECTURE MYTHOLOGIQUE. Sémantique et thématique. *Programme 1^er^ semestre :* -- Apollinaire : *Alcools*. -- Eluard : *Le Phénix*. -- Sarraute : *Le Planétarium*. *Programme 2^e^ semestre :* -- Laforgue : *Les Complaintes*. -- Nerval : *Aurélia, Les Chimères*. 83:171 Cette U.V., dans une brochure antérieure, était pré­sentée en ces termes : « *La* « *lecture thématique *» *est un instrument d'analyse qui effectue un parcours de l'œuvre afin de rendre compte d'un imaginaire. D'autre part, elle propose une interpré­tation de l'œuvre considérant que celle-ci comporte ses propres références et sa propre glose. Elle peut déboucher sur une* « *lecture mythologique *»*.* « *Étant donné le flou de ce type d'approche, on s'efforce­ra de préciser aussi rigoureusement que possible un certain nombre de termes et de concepts* (*thème ; motif ; subs­tance ; réseau, ; structure, etc.*)*. On vérifiera constamment par l'étude effective des textes la valeur et l'intérêt des points de vue théoriques, mais on marquera également leurs dangers et leurs limites. *» -- GÉNÉTIQUE LITTÉRAIRE. *Instrument plutôt que méthode, la Génétique littéraire étudie les étapes d'une œuvre depuis son premier projet et à travers les successifs états manuscrits et imprimés.* *On s'attachera à montrer les diverses utilisations pos­sibles des indications ainsi obtenues.* *Programme :* -- Marcel Proust : *Du côté de chez Swann* ; 2^e^ texte à préciser. -- *Apprentissage de la dissertation et du commentaire littéraire.* *Rhétorique des concours -- 1^er^ semestre.* *Cet enseignement vise à permettre à des étudiants qui suivent le cursus méthodologique de S.T.D. d'acquérir* (*ou de ne pas perdre*) *le code commun aux concours natio­naux.* *Il sera distingué deux niveaux :* *-- étudiants du D.U.E.L.* (*1^er^ cycle, de préférence 2^e^ année*) ; *-- étudiants de 3^e^ année* (*en vue de la préparation au C.A.P.E.S.*)*.* *L'enseignement de 1^er^ cycle sera donné au 1^er^ et au 2° semestres, celui de 2° cycle au 2° semestre seulement. Les étudiants inscrits à cette U.V. devront remettre quatre travaux écrits, dont un* « *sur table *»*. Ces travaux donneront lieu à des notes chiffrées.* *Idées du programme : Apprentissage de la* « *dissertation générale *» *à propos de textes précis : par exemple le goût, la poésie, le style, qu'est-ce qui fait la caducité d'un auteur, l'humanisme, les* *générations littéraires, l'idée de perfection, les* « *grands auteurs *»*, de quoi est faite la culture ?* 84:171 *Il sera fait des explications de textes sur :* *-- théories littéraires des* « *grands auteurs *»* ;* *-- textes purement* « *littéraires *»*.* *Les enseignants responsables de cette U.V. tenteront d'intégrer l'acquis* (?) *des approches méthodologiques de notre cursus dans un* « *code élargi *» *qui répondrait aux exigences actuelles du discours universitaire.* -- ÉTUDES THÉÂTRALES. *Problèmes de la représentation contemporaine.* -- ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES. *Initiation à l'histoire du cinéma et à la lecture des films.* A cela s'ajoutent deux U.V. obligatoires de linguistique : -- LINGUISTIQUE FRANÇAISE : initiation à la linguistique (1^e^ année). *Programme :* *Critique de la grammaire telle que l'enseignent les manuels classiques ; étude des procédures formelles per­mettant d'identifier les unités de fonctionnement de la langue ; application à des questions de sens et de lexique.* *--* INITIATION A LA PHILOLOGIE ROMANE (2^e^ année). *Programme : Étude descriptive d'un état de la langue par­ticulier* (*XII^e^ siècle*) *à partir du Lai de Lanval,* de Marie de France (éd. Droz). Deux U.V. de langues vivantes ou anciennes sont obliga­toires. La langue vivante est l'anglais, pour les langues anciennes, il s'agit surtout, en latin comme en grec, grec d'un enseignement d'initiation pour débutants, ce qui implique évidemment qu'on ne fait plus de langues anciennes dans l'enseignement secondaire, et qu'on se contente d'une très sommaire initiation dans le supérieur. Il existe néanmoins une U.V. de *Littérature grecque* « *à l'intention des étudiants ayant soit fait du grec dans le secondaire ou le supérieur, soit achevé le cursus d'ini­tiation. *» « *Le programme a pour thème :* « *Les ambiguïtés de l'adolescence *»*, à travers des textes grecs, regroupés autour de l'Hippolyte d'Euripide. *» 85:171 L'U.V. de philosophie intitulée : LECTURE DE TEXTES PHILOSOPHIQUES offre les quatre programmes suivants au choix des candidats : • Groupe 1 : Textes sur la théorie de la connaissance : Kant, Lénine, Mao. Théorie de la politique : Spinoza, Rousseau, Lénine, Mao. • Groupe 2 : Textes cosmologiques anciens : Platon, Aristote... • Groupe 3 : Logique de la connaissance : Hegel, Marx, Mao. Du politique : Saint-Just, J. de Maistre, Lénine, Gramsci. • Groupe 4 : Aliénation et fétichisme : Marx : Manuscrits de 44 et Capital. Archéologie du savoir et encyclopédie : Foucault, Serres... A titre d'option, figurent deux U.V. de pédagogie : -- PÉDAGOGIE DU FRANÇAIS. *Cette U.V. a été créée à la demande d'enseignants* (*du primaire, du technique, du secondaire et du supérieur*) *et d'étudiants qui se destinent à l'enseignement.* *Elle se propose, entre autres choses, de définir à partir de la pratique de chacun, enseignants et enseignés, la fonction idéologique de la classe de français dans l'insti­tution scolaire.* -- PÉDAGOGIE INSTITUTIONNELLE ET ENSEIGNEMENT LITTÉ­RAIRE. *Dans cette U.V. annuelle ouverte aux étudiants de 1^e^ et 2^e^ années, on réfléchira sur la pratique pédagogique ac­tuelle* (*dans tels murs, avec tels élèves, tels administrateurs, tels enseignants*) *et on étudiera sous quelles conditions un sujet désirant peut ou ne peut pas y prendre la parole. On tentera d'analyser, d'utiliser et de créer des objets institutionnels* (*journal, etc.*)*.* 86:171 Pour la licence (3^e^ année) le « S.T.D. » (comme l'ap­pellent les initiés) requiert dix U.V. réparties comme suit : ----------------------- ------------------------------------- --------------------------------------- --------------------------------------------------- U.V. Obligatoires U.V. au Choix 3 U.V. de « Textes ». 1 U.V. de Linguistique Française. I 1 U.V. de Langue ancienne ou moderne. 5 U.V. à Option dans l'U.E.R. ou hors de l'U.E.R. ----------------------- ------------------------------------- --------------------------------------- --------------------------------------------------- Une U.V. double obligatoire, celle de « *lecture plu­rielle *», dont voici le programme : « *Il est prévu, dans le cadre de cette U.V. double, de confronter les pratiques et les discours des enseignants et étudiants de l'U.E.R., au­tour d'un programme et d'un examen communs. *» Les autres « U.V. de textes » proposées aux étudiants sont les suivantes : -- LITTÉRATURE MARGINALE. Programme 1^er^ semestre : *La science-fiction.* *La littérature populaire* (*A. Dumas, Erckmann-Cha­triann. H. Malot, E. Sue*)*.* Programme. 2^e^ semestre : *La science-fiction. Le roman policier* (*J.-H. Chase, A. Christie, Ch. Himes,* *A. Simonin, etc.*)*.* -- TEXTE ET IMAGE. Disjonctions et tentatives de synthèse ou de transposition entre le visuel et le discursif. TEXTES THÉORIQUES COMMUNS : E. Panofsky : *L'œuvre d'art et ses significations* (Gal­limard). M. Foucault : *Les mots et les choses* (Gallimard). J. F. Lyotard : *Discours, figure* (*Klinsksieck*). TEXTE COMMUN : G. de Chirico : *Hebdomeros* (*Flammarion*). Des réunions communes aux quatre options auront lieu sur les problèmes théoriques. 87:171 Option A : PEINTURE ET LITTÉRATURE. 1^er^ niveau : Initiation (1^er^ semestre pour le 2^e^ cycle, 2^e^ semestre pour le 1^er^ cycle) -- Les données matérielles de la peinture. La repré­sentation du réel. « Signification du tableau ». -- La critique d'art (Baudelaire : Curiosités esthéti­ques). -- Les techniques de la transposition en poésie (A. Bertand, Gautier, Baudelaire, Verlaine). 2° niveau : *La poésie moderne et la peinture : cubisme* (Apollinaire, Reverdy), *surréalisme* (Breton, Eluard), *peintres-poètes* (Chirico, Michaux). TEXTES THÉORIQUES PARTICULIERS : R. Passeron : L'œuvre picturale et les fonctions de l'ap­parente. E. H. Gombrich : L'art et l'illusion. Communications 15 (L'analyse de l'image). Option B : TEXTE DU FANTASME/TEXTE DU RÊVE : -- *Représentation du texte dans le tableau : réécriture du tableau.* -- *Statut du fantasme et du rêve comme représentation de coupure.* -- *Censure, pouvoir, transgression.* TEXTES : *Pièces condamnées des Fleurs du Mal, Le Procès des Fleurs du Mal, Justine ou les infortunes de la vertu* (*Sade*)*. Littérature interdite, Eden Eden Eden* (*Guyotat*)*. Les malheurs de Sophie* (*Comtesse de Ségur*)*. L'Exo­tisme, les larmes d'Eros* (*Bataille*)*.* THÉORIE : Textes de Freud, J. L. Schefer, *Scénographie d'un ta­bleau.* Option C  -- *Problèmes du* « *langage plastique *»*.* -- *Le visuel comme texte. Les résidus.* -- *Texte du visuel, texte du rêve.* TEXTES : Paul Klee. Max Ernst : *Le collage* (*La femme 100 têtes. La semaine de bonté*). Marcel Duchamp (*La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ; Notes sur la Mariée*). Eluard et Breton (*L'immaculée conception*). 88:171 Option D : LA BANDE DESSINÉE (option indépendante). -- *Approche sémiologique : définition, historique, lan­gage* ­-- *Approche sociologique : univers.* -- HISTOIRE DES INTERPRÉTATIONS. *Étude des lectures d'une œuvre, de ses* « *effets *» *et de ses significations.* • Groupe 1 : *Programme :* Rabelais : *Tiers livre*. Joyce : *Ulysse*. • Groupe 2 : *Programme *: Montaigne : *Essais III*. Flaubert (œuvres à préciser). -- ÉTUDES THÉÂTRALES. *Théoriciens du XX^e^ siècle.* *Le Théâtre épique.* -- ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES. *Deux sous-groupes d'une heure trente :* *-- La théorie du montage* (*Gisenstein, etc.*) ; *la théorie de Bazin ; la sémiologie du cinéma.* *-- Analyse de films* (*Godard, Bunuel, Renoir*)*.* *--* PRATIQUE THÉÂTRALE. *Par une pratique de l'expression corporelle, mettre en question l'enseignement traditionnel du théâtre et pro­poser dans l'U.E.R. un nouvel objet de groupe.* L'U.V. de *grammaire et linguistique française* obliga­toire offre les deux options suivantes : -- GRAMMAIRE ET LINGUISTIQUE FRANÇAISE. A Option A : LINGUISTIQUE : Linguistique française approfondie. 89:171 *Application des théories grammaticales à certains points de langue choisis pour leur généralité : négation, moda­lités, énonciation.* B Option B : GRAMMAIRE : *A partir de la théorie linguistique aborder les problèmes traditionnels de la grammaire* (*voire de la grammaire des concours*)*.* Pour les langues anciennes, il y a une U.V. d'*études pratiques de Latin*. Quant au Grec, il propose une U.V. « ouverte aux non hellénistes et aux non latinistes » in­titulée : -- MODÈLES INTELLECTUELS DE L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE. *Étude des structures de récit à l'aide de méthodes ins­pirées par l'ethnologie et la psychanalyse.* *Tite-Live I* (*et éventuellement Odyssée*)*.* *Recherche et définition des structures mentales impli­quées par l'ouvrage considéré comme un document sur l'attitude religieuse des Romains* (*ou des Grecs*)*.* En philosophie, deux U.V. sont proposées : -- LECTURES DE TEXTES PHILOSOPHIQUES. *1^er^ semestre :* *Textes à fixer avec les étudiants.* *2^e^ semestre :* Phèdre : *Zarathoustra.* -- PHILOSOPHIE POLITIQUE. *Politique et stratégie chez Machiavel.* Le tout est couronné par une singulière U.V. : -- *Histoire de la culture et de la civilisation québécoise, de 1764 à nos jours : La société et la politique, la langue et la littérature, la peinture et la musique*. Pauvre Canada français ! Sa présence à l'Université de Paris VII témoigne tristement de sa déliquescence intellec­tuelle. \*\*\* Résumons les caractéristiques principales de l'ensei­gnement du français à l'Université de Paris VII. 90:171 1\. Tout l'enseignement est « orienté ». Il baigne dans une atmosphère de marxisme et de freudisme évidente. La langue et la littérature françaises ne sont pas des fins en elles-mêmes, mais seulement le champ d'application de théories, d'hypothèses, de méthodes, d'idéologies, de doctrines a priori, du marxisme, de la psychanalyse et du structuralisme. 2\. L'enseignement semble cantonné dans une métho­dologie dont on ne sort jamais. On apprend à faire quel­que chose, mais on ne fait jamais rien. On apprend éter­nellement à apprendre sans jamais rien savoir. 3\. Aussi les programmes de littérature française sont-ils d'une singulière indigence. Si l'on exclut les différentes superfluités méthodologiques, les auteurs étrangers (que viennent faire les traductions de Shakespeare, Swift, Brecht, Kant, Marx, Freud, Lénine, Mao, etc. dans un programme de littérature française ?), on obtient en accumulant toutes les U.V. la liste suivante : • Céline : *Voyage au bout de la nuit,* • Laforgue : *Œuvres complètes,* • Diderot : *Le Neveu de Rameau.,* • Hugo : *Quatre-vingt-treize,* • Baudelaire : *Petits poèmes en prose* -- Pièces condamnées des *Fleurs du Mal,* • Apollinaire : *Alcools -- L'enchanteur pourrissant,* • A. Dumas. *Les trois mousquetaires* (extraits), • J. Roy : *Les Chevaux du soleil* (extraits), • H. Troyat : *La lumière des justes* (extraits), • Éluard : *Le Phénix,* • Sarraute : *Le Planétarium,* • Nerval : *Aurélia -- Les Chimères,* • M. Proust : *Du côté de chez Swann -- Sodome et Go­morrhe,* • Marie de France : *Lai de Lanval,* • Rousseau : *Confessions* (VIII, IX), • Michaux : *Un barbare en Asie,* • Sade : *Justine ou Les Infortunes de la vertu,* • Comtesse de Ségur : *Les Malheurs de Sophie,* • Bataille : *L'Exotisme -- Les Larmes d'Éros,* • Paul Klee, Marx Ernst : *La femme 100 têtes -- La se­maine de bonté,* • Marcel Duchamp : *La mariée mise à nu par ses célibataires,* • Eluard et Breton : *L'Immaculée conception,* • Rabelais : *Tiers Livre,* • Montaigne : *Essais III.* 91:171 Bien entendu une bonne partie de ces textes ne sont là qu'à titre d'illustration de théories ou méthodes, ou « dis­cours » ou « lectures ». Seule l'étude d'une demi-douzaine de ces œuvres est obligatoire pour chaque étudiant. On remarque qu'il n'y a que trois auteurs antérieurs à Diderot et aucune œuvre, aucun auteur du Grand Siècle, ce qui, sur trois ans d'études supérieures de lettres mo­dernes, constitue vraiment une gageure. Les œuvres étudiées sont en grande partie mineures, secondaires, souvent choisies en raison de leur caractère pornographique ou surréaliste. Il est vrai que les « théories littéraires des grands auteurs » font partie de la « rhé­torique des concours ». 4\. La langue française, et plus spécialement la gram­maire sont d'abord un objet de contestation. On s'interroge sur sa pédagogie, sur les méthodes utilisées à l'heure ac­tuelle dans les écoles publiques. Bref on entraîne à la révolution par la linguistique, c'est-à-dire, la démolition de la pensée par le langage -- ou la destruction du langage --. Ce qui coïncide parfaitement avec les directives du rapport Rouchette et avec celles du texte d'orientation de la Commission de Réforme de l'enseignement du français. 5\. Il est plaisant de constater que le « STD » se trouve contraint de préparer ses étudiants à la rhétorique des concours de recrutement de l'Éducation nationale. Il serait évidemment utile de savoir les résultats pra­tiques de cette préparation. Il apparaît en tout cas que pour l'instant les programmes et l'esprit du CAPES et de agrégation de Lettres modernes ne coïncident pas avec l'inexistence et l'orientation des études de lettres de Paris VII. Bon nombre des enseignants de Paris VII (et de Paris III) furent et sont demeurés d'ardents militants et parti­sans du « Mode unique de recrutement ». C'est-à-dire en fait l'abolition de l'agrégation, et une profonde réforme du CAPES afin de le faire coïncider avec l'enseignement don­né dans les Universités progressistes. La campagne fut sur le point de réussir sous le ministère Guichard. L'agré­gation ne fut sauvée de justesse, que par l'action très ferme de M. Guy Bayet, Président de la Société des Agrégés, et, semble-t-il, l'intervention personnelle du Président de la République, lui-même agrégé des Lettres. 92:171 L'agrégation constitue à l'heure actuelle le dernier ver­rou qui empêche l'envahissement de l'enseignement public par les hordes de barbares entraînées dans les universités telles que Paris VII. Il faut donc tout faire pour qu'il tienne. Ne pouvant la forcer, le « STD » doit ruser et biaiser. Il avoue naïvement sa duplicité. Il inculque ses doctrines, ses méthodes, son esprit ; mais doit aussi entraîner ses étu­diants à la « rhétorique des concours ». Sans l'assurance de cette préparation, un certain nombre d'étudiants, mar­xistes, mais néanmoins prudents et prévoyants, déserte­raient l'Université de Paris VII pour aller ailleurs préparer ces concours. On peut ainsi saisir sur le vif une des mé­thodes de noyautage utilisées par les marxistes, pour tour­ner le barrage qu'ils n'ont pu encore renverser. Pour combien de temps ? Il est certain que la réforme de l'enseignement du français va à l'encontre des pro­grammes et de l'esprit du CAPES et de l'agrégation. La commission de réforme de l'enseignement du français conclut que la « mise en application d'un nouveau type d'enseignement du français... implique que la formation des étudiants se destinant à l'enseignement soit profon­dément et rapidement modifiée ». Les veux de la Commission sont déjà exaucés : les bonnes et fidèles Universités de Paris III et de Paris VII font de leur mieux pour fabriquer des enseignants de français conformes aux directives ministérielles. Mais la transformation ne sera profonde, rapide et complète que par l'abolition de l'agrégation et l'alignement du « mode unique de recrutement » sur les programmes du « STD » de Paris VII, afin d'éviter aux camarades enseignants de perdre, à la préparation de la rhétorique des concours, un temps précieux qu'ils pourraient utiliser à des « lectures » marxistes et freudiennes de littérature marginale. Étienne Malnoux. 93:171 ### Le cours des choses par Jacques Perret JARDIN DES PLANTES (suite). Avant de retrouver l'élé­phant de mer, quelques mots sur les conditions atmos­phériques. Il y est sûrement très sensible, autant que le loup de mer dont l'espèce en voie de disparition n'est pas représentée au Muséum. Les voyageurs océaniques ont naturellement intérêt à s'informer du temps qu'il fait et qu'il va faire. Le loup de mer était jusqu'ici renseigné par son pifomètre, organe semi-légendaire, essentiellement conjectural, et souvent péremptoire. Il tire son nom du nez où la science immémoriale a fait le siège de tout ins­tinct prémonitoire. Ainsi le loup de mer pouvait-il annon­cer l'aimable noroît pour étaler fièrement une rafale de suroît. Ce n'était là qu'erreur d'interprétation mais il pré­fère aujourd'hui s'en remettre à toutes sortes d'organes étrangers à son corps, moyennant quoi son pifomètre au rancart n'est plus que sources d'ennuis comme notre appendice. L'éléphant de mer, lui, n'a toujours besoin de personne pour traverser les tempêtes sans perdre sa route. On lui prête un système de pilotage automatique dans le coli­maçon de l'oreille, le fond des sinus, les poils de moustache enfin que sais-je. Le sens de l'orientation chez les bêtes est beaucoup plus commun que chez les hommes. Nous n'avons pas intérêt à en découvrir le secret. Il y aura tou­jours parmi nous un citoyen volontaire pour dégager le bon sens national et nous orienter ou nous ponanter selon les périls dont il est mystérieusement averti. Toujours est-il que, pour la question météorologie, nous deux le phoque avons quelque raison de sympathiser. Lui, animal de mer en captivité chez les terriens, moi terrien que jadis un instant la mer a captivé. Lui, comme laissé dans une flaque au jusant de l'Antarctique et frémissant des narines au ras du bassin rond, il persiste à guetter le retour du flot dans le vent de marée ; moi, tiré au sec entre cour et jardin 5^e^ à gauche, accoudé à la fenêtre comme au fronteau de dunette, je continue d'observer le ciel du matin, et veiller le vent dans les bruits de la nuit. 94:171 Regrettez-vous le temps où d'un souffle léger s'en allait le zéphyr apaiser du poète les nuits enfiévrées ? Or, l'autre nuit, le vent a tourné. Virant d'Ouest au Sud il a trans­porté son lit dans l'axe du mien par la fenêtre ouverte. Mes nuits ne sont pas fiévreuses, ma poésie est courte et dans la zone où nous sommes les brises caressantes se font rares. Nous respirons une atmosphère adulte et sa­vante. L'épopée du vent, ses joujoux, ses chansons, ses drames et fredaines, ses ailes de moulin, ses jupes envolées, ses bœufs décornés, ses harpies plumées, ses bébés souf­fleurs, son industrie, sa fable et sa mythologie, terminé, chassé de sa mémoire. Il se consacre humblement au trans­port des odeurs, et ce n'est pas de sa faute si la rose et la verveine ont disparu de ses chemins. Il a poussé dans mon sommeil un gros flocon de puanteur mazouteuse : réveille-toi, dormeur avachi dans ses rêves surannés, le vent tourne au Sud, remplis-toi de tous les parfums de la cité labo­rieuse. Lève-toi sybarite, exercices respiratoires, bout au vent, ranime ton courage aux senteurs de l'économie en expansion et rend grâce au progrès qui ne connaît ni jour ni nuit. Bien. Fermons la fenêtre. Allons ouvrir celle de la cui­sine qui est au nord, sur une cour assez profonde, au ras des toits couronnés de fumées bourgeoises et néanmoins poisseuses. Elles sont en principe raflées au passage par le vent du sud, mais à l'orifice de la cour il y a des remous et des rabats sur cinq étages de relents gastronomiques paresseusement attardés, odeurs de choux et de harengs qui me sont amicales et familières depuis Charlemagne environ. Mais leur combinaison avec le fuel prétendu domestique fait un gâchis nauséeux et le nez du chrétien se rebiffe. Retour à la chambre et rouverture de la fenêtre. Soyons raisonnable : c'est un vent de Sud, il faut humer les mots, remonter aux sources et retrouver la fraîcheur. Ce vent-là est peut-être venu des brûlantes garrigues où jadis l'aromatique lapin dressait l'oreille aux ïambes de Chénier que chantonnait Maurras en barbichette et pana­ma. Il avançait dans une odeur de lavande et de thym, les sauterelles ouvraient la marche et les petits lézards se carapataient en zigzag au bruit de sa canne tapant sur les pierres plates. Sa canne avait peut-être une allure de thyrse mais les bottines à boutons ne chaussaient pas un pied de chèvre. 95:171 Sous le soleil un peu grec il transpirait déjà de toutes les sueurs de la France mais les anges croisaient encore dans un air aussi pur que le jour où fut béni l'union de la chaste oxygène et du bel azote. Il chantait Dryas et Chloé mais son col dur ne mollissait pas aux rayons de Phoebus ; miraculeusement écartelé un nuage lui découvrait le royaume d'azur et l'abeille alour­die de pollen impollué lui fredonnait sa chanson, aimable ouvrière pour qui le monde est tapissé d'hexagones miel­leux. Il ne savait pas que le pétrole timide et lampant tiré au fût chez l'épicier était l'avant-coureur d'une barbarie délétère. L'olivier était seul à savoir les sombres marécages où s'élaborait nos lendemains puants. Il en gardait le se­cret, c'était la honte de la famille : la branche pourrie des Oléagines, précipitée aux séjours infernaux, commençait à se liquéfier pour corrompre la surface de la terre et confondre les hommes par l'infinité de ses métamorphoses. Et lui l'olivier, il savait de quelles vapeurs schisteuses enivrées, d'arrogantes chimères allaient péter le tonnerre pour voler plus haut que l'Olympe, plus vite que la colombe et putrifier plus d'air pur en une heure que n'en respirent en un mois tous les poumons de l'Hellade. Il sa­vait de quelle asphalte complaisante seraient moulés tous pareils les brocs, les amphores et les jouets hélas et de quelles horribles couleurs ils prétendaient nous égayer. Il savait que fatigué de cueillir la rare hysope et l'absinthe fugitive le liquoriste improbe irait chercher dans les trous naphteux de l'Arménie tous les parfums imités de l'Hymette, et si bien qu'à l'ombre des platanes les débardeurs du Pirée croyant se ranimer d'un divin pastis boiraient du bitume. Telles étaient les informations de l'olivier sur les sinistres desseins de sa parentèle enterrée. De ses racines quêteuses dans l'interstice des cailloux lui venaient la rumeur d'un flot sépulcral. Une mer d'huile se gonflait d'impatience. Enfin délivrée de sa condition caverneuse et prétendue mi­nérale on la verrait s'offrir aux deux mondes comme la source même des magies noires. On la verrait, monstre liquide, vider ses poches dans les déserts et les océans, jaillir dans les prairies, suinter dans les jardins, et les deux mondes s'égorger pour la possession de ses charmes. Et lui, l'olivier toujours renaissant du rameau de la colombe, lui, le fournisseur élu des saintes huiles, baumes et lumières, lui qui disputait à la vigne et au froment l'intendance des corps et âmes de la chrétienté, il n'aurait bientôt plus d'autre office que réjouir les estomacs de luxe à la table des apostats, ni d'autre espoir que finir ses jours dans les serres du Jardin des Plantes. Fin d'élégie. 96:171 Mon trouble est dissipé mais j'ai l'impression que les fumées du Sud ont dû s'enrichir de quelques bouffées de chanvre indien. Cette brise à vrai dire est plutôt du Sud-Est. Venue de Charenton pour entrer dans ma chambre elle a traversé le Jardin des Plantes qui, tout de même, au pas­sage, aurait pu lui confier un je ne sais quoi de salubre et ravigotant. Chargée comme elle est de sulfures et carbones je veux bien qu'elle n'ait pu retenir le moindre message de ce condensé botanique, mais l'odeur d'un mouflon est aisément transportable. Au mois d'août en effet, quand l'industrie à regret prend ses vacances, le vent du Sud, un peu délesté de ses ordures, me fait parfois la surprise d'un fumet de ménagerie mais si bref et si fragile qu'aussi­tôt évanoui, même pas le temps de savoir s'il me vient des lions ou des zébus. Il est vrai que par vent nul, au plus chaud de l'été, au plus feuillu de ce jardin, au plus fleuri de ses parterres, le plus sagace des renifleurs ne peut en­core identifier que le bouquet troublant de la gazoille mé­dicinale qui serait, paraît-il, une reproduction synthétique de l'empyreume des anciens. En revanche l'oreille est mieux servie. Aux heures pri­vilégiées, quand le troupeau des gracieuses décibelles ne fait plus que ronronner en attendant l'aurore nous avons quelquefois des aubaines. Est aubaine tout ce qui fait un peu scandale dans la rumeur des machines, tout bruit du dehors laissant deviner la présence et l'initiative de quelqu'un. Évidemment, là où nous sommes, pas de fe­nêtre sur rue, aucun espoir de prêter l'oreille aux deux noctambules en conversation sur le trottoir, aucune chance de m'associer au ravissement du piéton siffleur tout glo­rieux des faveurs de l'acoustique. Je me contente alors de l'accélération paroxystique d'un vélomoteur en mission pu­nitive dans le sommeil des bourgeois. Évidemment ce n'est pas un privilège, l'aubaine est partagée, ne soyons pas égoïstes et disons-nous que des milliers de dormeurs sa­turés, abrutis de tintamarres anonymes, seront touchés eux aussi par la sérénade. On a beau dire, la musique concrète, même en solo, ne nous rend pas la fraîcheur de ses sources. Mais l'autre nuit, virant au Sud et balayant le jardin, le vent nous a fait si j'ose dire la fleur d'un cri. Un grand cri tout vivant tout chaud, celui du gibbon. Ce n'est d'ail­leurs pas une rareté. Le gibbon est sans doute le plus haut crieur de la ménagerie et le plus abondant. Même au plein des jours ouvrables il arrive à se faufiler dans le brouhaha pour me surprendre et même pour me déranger ; en effet ce cri est un peu déchirant. Naguère, tartinant une bluette ou méditant sur l'avenir du cabinet Ramadier, la mouche qui vole suffisait à me distraire. Il n'y a plus de mouches hélas mais le cri du gibbon traversant nos vacarmes est assez perturbateur aussi. 97:171 Je ne confonds pas bien sûr le cri du gibbon qui est celui d'un catarhiniens asiate avec celui de ses cousins arboricoles de l'Amérique équatoriale et si beaux hurleurs que, d'accord avec la science, ils ont pris l'épithète pour nom de famille. Le singe hurleur est appelé singe rouge par les habitants de la Guyane. On peut mettre l'accent sur la couleur quand elle s'accorde aussi bien au ton de la voix. Je les ai bien connus ces rouquins criards et même fréquentés au plus touffu de leur environnement, bien que nous ne vécussions pas au même étage. De la naissance à la mort en effet ces singes-là ne quittent pas le plafond de la forêt, à croire que l'atterrissage proprement dit leur est défendu. J'ai tou­jours dans l'oreille et je pourrais imiter, entendus de loin, les tonitruants gargouillis de leur assemblée crépusculaire. Chorale itinérante elle peut stationner dix minutes, se produire dans les environs, s'étouffer dans les profondeurs et revenir avant l'aurore. La coutume de se réunir ainsi en quelques milliers d'orphéons nocturnes et répartis sur cinq millions de kilomètres boisés, dépasse évidemment la mémoire d'homme. L'hypothèse est néanmoins admise que les grands bois du crétacé tout luxuriants de sève et de chlorophylle verdoyaient dans les vapeurs irisées du déluge quand une bande de séraphins, déchus de très haut, se ramassèrent tout velus de rouge dans les frondaisons de l'Amazonie. La forêt sans doute fit bon accueil à sa cou­leur complémentaire, ce dont les singes n'avaient cure. Depuis lors en effet, tous les soirs, en chœur, ils voci­fèrent leur obscure et troublante complainte. Mais de quoi se complaignent-ils, les avis sont partagés : rugissent-ils de douleur au souvenir du céleste séjour, braillent-ils d'impatience aux lenteurs de la convergence évolutive, ou alors gémissent-ils ignoblement de ne pouvoir descendre plus bas. Je ne connais ni la mythologie ni les mœurs du gibbon. Il est sylvestre évidemment, une morphologie d'arboricole ; et s'il avait coutume de vivre en société rien ne dit qu'il n'ait trouvé ici la solitude qu'il cherchait en même temps qu'un public. On peut n'aimer la solitude qu'en présence de té­moins. Nous le voyons céans remarquablement solitaire car sa cage est très grande et très haute. Il en fait le tour inlassablement, toujours au plus haut, se déplaçant à la force des bras en mouvements alternatifs d'une souplesse et d'une précision quasiment inhumaine et devant laquelle j'ai l'impression que certains visiteurs se croient encore humiliés par l'exhibition d'un grand-père gymnaste. Dans ce genre-là pourtant, vers 1913, on voyait au cirque de Paris, avenue de la Motte-Piquet, un équilibriste-acrobate qui, sur deux pieds de chaise et du haut d'un trapèze, chantait la Traviata debout la tête en bas. 98:171 Je ne doute pas que s'il y avait ici des chaises, des branches et des tra­pèzes le gibbon ne sût varier ses numéros. En effet sa voltige circulaire est bientôt monotone et si parfaitement réglée que le public, abandonnant l'espoir d'un raté, se fatigue d'admirer. Les deux enfants que je menais voir le singe n'ont manifesté qu'un intérêt de complaisance, ils aiment mieux les clowns, ce n'est pas mauvais signe, et ils sont trop petits pour s'émouvoir intelligemment au cri de la bête. A intervalles réguliers, comme si la tête lui tournait d'arpenter main sur main une forêt si petite, si ronde et réduite à lisière, le gibbon fait soudain la pause. Tantôt c'est le corps plaqué à la cage qu'il empoigne à quatre mains, le front sur les barreaux, la position est bien de chez nous ; tantôt c'est croché d'un orteil et d'un pouce, le reste abandonné à 45 degrés, position familière aux perchistes. Tout le monde sait qu'il va chanter. Ce ne sera pas la Traviata. On croit d'abord à des essais de voix mais c'est bien le grand air qui démarre. Il prend son élan, la respiration se fait pressante, le mode est majeur, c'est une gamme filée, crescendo, hurlée jusqu'aux ex­trêmes limites de l'exaspération, pour finir sur trois notes époumonées, souffreteuses, enfantines. Pour quiconque ne doute pas d'un langage inarticulé commun, c'est bou­leversant. Ames compatissantes, épargnez-vous cette épreu­ve, les incrédules eux-mêmes sont gênés. Mais le gibbon est déjà reparti, élastique, infaillible, et dix fois le tour de la société avant la pause gueulante. L'éléphant de mer, lui, ne chante ni ne crie, c'est son côté un peu poisson. Il ne barrit pas non plus et décidé­ment il n'a rien d'un éléphant. Je redis mon peu de foi dans une science qui se permet de tromper aussi grave­ment le public, et je rends hommage au savant qui ne craint pas d'accréditer ici et là un sobriquet farceur, loua­ble manière d'aller au peuple. L'éléphant de mer est donc muet, il est même silencieux et à mon avis le silence lui sied. Pourtant, à certaines heures, son visage et son atti­tude sont de celles qui font dire d'un toutou qu'il ne lui manque que la parole. Entre parenthèses la distribution des aptitudes vocales dans les espèces animales a des rai­sons qui nous échappent. La nature qui pourtant n'est pas chiche de fantaisie eût comblé ses admirateurs en donnant à ces phoques-là les trilles de l'alouette, au moins quelque mugissement océanique. Elle a bien doté le vilain crapaud d'une flûte angélique et souvent consolé l'obèse d'une voix de sylphide. Reste l'hypothèse où nos phoques s'ex­primeraient par langage ondulatoire ultra-sonique ou au­tre tel que dit-on leurs frères dauphins en usent couram­ment. 99:171 C'est un procédé dont l'économie nous confond. Il paraît qu'un dauphin nous réciterait les œuvres complètes de l'abbé Prévost (45 volumes) en un millième de seconde. Étant admis que vitesse fait progrès nous serions amené à dire, comme on le fait depuis longtemps à la SPA, que les frères inférieurs c'est nous. Mais je ne prêterai pas plus longtemps ma plume à ce propos de révolution caté­gorique, ontologique, blasphématoire, et j'en ai déjà trop dit, oublieux de la parenthèse ouverte plus haut. Pourtant la malice et les pièges de cet agrément typographique, je croyais en avoir une certaine expérience, et voilà, une fois de plus : on s'y croit à l'abri, on traînaille, la pente est savonnée, on déraille, clac on ferme la parenthèse, trop tard, l'idiotie est dedans, elle ne sera pas rendue (à suivre). \*\*\* L'accorte orientale qui, au lycée de Belfort, professait l'érotisme individuel, collectif et familial a été blanchie au bénéfice du doute. Le tribunal a fait sienne la conclu­sion du procureur admettant qu'il pouvait s'agir « d'une méthode pédagogique particulière sans intention délibérée d'outrage à la pudeur ». Un hasard providentiel faisait coïncider le pois de la sentence avec celui de la pression atmosphérique. En effet, toutes les sortes de consciences, morale, politique, professionnelle, nationale et universelle se trouvaient là, en délégations doctorales et commandos opérationnels pour envoûter l'ambiance et délivrer du même coup Éros de ses chaînes, Thémis de ses ombres. N'em­pêche que la sentence fut correctement rendue selon la ju­risprudence instaurée en toutes affaires depuis les affaires d'Algérie à savoir : l'héritage franco-chrétien étant tête de liste des nuisances majeures, ses conservateurs et dé­fendeurs seront, dans le meilleur des cas, déboutés au bénéfice de l'Histoire et de son hygiène. Sauf pour une minorité infime autant que dérisoire, l'arrêt fut accueilli comme un carillon de victoire. Le soleil se levait sur une société enfin adulte et raisonnable, le sexe opprimé avait secoué le joug. Arraché aux ténèbres de la famille il allait tout ébloui effectuer en public sa prise de conscience avec l'aide et les conseils de tous les doyens de faculté. Cependant que les vainqueurs poussaient leur avantage en toutes directions, les autorités de tutelle, pour la dignité de leur état, ont dû faire la part des choses, de telle sorte qu'en toute impartialité le cadavre de la pudeur fût arrosé de quelques sanglots. Juridique­ment classé, le dossier de Belfort était transmis à l'Édu­cation Nationale. 100:171 Le commentaire qu'elle en a fait nous propose un joli morceau de rhétorique pré-électorale indignation devant les ravages de l'érotisme, sanctions annoncées, larmes d'impuissance, trémolos de sollicitude à l'égard de cette jeunesse qui etcetera, hommage et con­fiance aux maîtres qui etcetera mais auront à charge de se dépatouiller dans les gluaux de Vénus. Nous avons bien compris que, sur ce point comme sur les autres, les maîtres continueront d'enseigner ce qu'ils voudront comme ils voudront et je vous laisse imaginer le pandémonium. Pandémonium obligatoire et protégé par décret de nationalisation. Un Conseil National de la Sexua­lité sera mis en place. On y retrouvera l'ordinaire cocktail de sages et d'experts qui font les conseils de régence des familles françaises. Vingt siècles de civilité gauloise et française se tiendront les côtes. Et j'oserai dire sans blas­phémer que de saint Louis à Casanova, de Priape au curé d'Ars en passant par Jeanne d'Arc et Pétrone on va bro­carder cinq minutes les pédagogues d'Éros en bonnet carré. \*\*\* En fait, les vocations de sexualiste magistral n'ont pas attendu la sentence de Belfort pour s'exercer dans les établissements publics, privés et confessionnels. L'initia­tive de la sirène orientale est un enfantillage comparée à certaines leçons et exercices qui auraient eu lieu ici et là sous les chastes jupes de l'Alma Mater. On a préféré d'un commun accord les soustraire aux indulgences même de la justice. Mis à part les éléments incontrôlés on a pu croire qu'un mot ordre s'était propagé au cours du premier trimestre : accélérer l'information sexuelle en l'introduisant, autant que faire se peut, dans toutes les disciplines enseignées. Consciencieusement appliquée la méthode se présente comme un bachotage érotique sous couvert du programme. Les prof de math. y auront eu quelque mérite encore que les notions de binôme, de bissectrice, d'angles homologues et de fonctions analytiques peuvent offrir des ouvertures. En revanche, pour les littéraires et les philosophes, c'est du gâteau. Passer du génitif des imparisyllabiques aux par­ticularités des organes géniteurs, un jeu d'enfant. Les cours de français pouvant n'avoir de français que les apparences de la francophonie leurs disciplines sont très variées ; c'est le cirque, le cœcodrome, la cartoucherie, le salon de Mao, le chenil, l'omnisport, le cuirassé Potemkine, Brecht, le foutoir, le tir à volonté, le bar Molotov et même, pour les scrupuleux, une leçon de français, le français classique n'étant plus qu'une langue morte, véhicule de concepts morts. 101:171 Tel professeur a choisi pour son programme de qua­trième Knock et Le Cid. La comédie lui donne, je ne sais comment, l'occasion d'exposer les principes élémentaires de la pédérastie et l'ordinaire de ses pratiques. La tragédie lui fait un devoir de commenter le processus physiolo­gique qui ferait passer Chimène de la condition d'amou­reuse à celle d'amante. Assez de précisions. D'autres pro­fesseurs en ont dit bien d'autres et de plus jeunes élèves entendus de pires. Des parents ont murmuré, certains élevé la voix, baroud d'honneur, et la sentence de Belfort met fin à l'escarmouche en désignant le vaincu. C'est la coutume en l'occurrence de ne pas désigner le vainqueur tant que le vaincu est encore debout. Et nous voilà une fois de lus orgueilleux vaincus, si maigre parti qu'on le dirait de fantômes ou d'allégories, increvables que nous sommes, libres que nous sommes et tranquillement attentifs à la débâcle des esclaves, ce soir ou demain, car ils ont déjà leurs chaînes, elles sont ré­glementaires dans le fourbi du parfait libérateur. \*\*\* Le professeur en question est, paraît-il, un homme très gentil, évidemment de gauche mais disposé à la conver­sation. Aux parents scandalisés qui viennent lui demander raison il explique avec gentillesse. Il s'agit probablement de la gentillesse qu'on doit avoir en présence d'un aliéné non furieux, lequel d'ailleurs en a autant à son service. Les arguments qu'il avance pour justifier son en­seignement, vous avez pu les trouver dans quelque bulletin paroissial. Je les répète quand même : 1° Je ne suis pas un obsédé mais l'environnement obsessionnel de l'érotisme dont je ne suis pas responsable réclame l'intervention d'un conseil éclairé suppléant à la carence ou maladresse de la plupart des familles. 2° En attendant que la loi précise nos obligations et limites je me borne à répondre aux questions qui me sont posées par les élèves. Je ne satisfais pas alors un goût personnel, j'ai la conviction de remplir mon devoir d'en­seignant. 3° Ma position n'est pas celle d'un prosélyte érotique. Je suis tout simplement pour la libre satisfaction des exigences de la nature, le droit de chacun au plaisir et à chacun son plaisir. Je constate comme une évidence la péremption des interdits de la morale et quoique élevé dans la religion catholique, la notion de péché m'est tota­lement étrangère. 102:171 Enfin, l'humanisme aidant, il ajoute que si des élèves lui sont signalés comme appartenant à des milieux non libérés de a morale oppressive ou lui paraissent affectés d'un complexe de pudeur, il s'efforcera de les ménager dans la mesure où les droits de la majorité n'en pâtiraient pas. \*\*\* On voit assez que je rapporte ici le cas d'un professeur particulièrement modéré dans l'exercice des nouvelles tâ­ches que sa conscience lui a imposées avant que la loi n'en décide. Aucune raison de lui refuser la sincérité qui est aujourd'hui la panacée gratuite et absolutoire. Il est un peu dans le cas des prêtres dont la sincérité suffirait à valider la nouvelle messe, et de fil en aiguille à valider n'importe quel casse-croûte pop, rock ou noir. Pour d'au­tres que lui nous disons que la pourriture accomplie ne se connaît pas en tant que telle, qu'il est donc de sincères pourritures, que la sincérité n'a jamais fait que la caution bourgeoise de la pourriture, que la sincérité aggrave l'er­reur en la galvanisant, et autres maximes qui dénonce­raient une incurable aliénation aux très chères balançoires du vrai et du faux, du bien et du mal etcetera. Moyennant quoi nous sommes flétris sous le nom de « manichéens », version pastorale du « bachibouzouk » du capitaine Haddock. Il reste qu'à tous les échelons de ce poutche érotique, du doctoral au porno, il y a une bande de pourrisseurs fieffés, gagés ou simplement passionnés ; à proprement par­ler boucs émissaires des cochonneries préalables à la révo­lution. Belle audace que réveiller le cochon qui sommeille quand les gardiens font la noce. -- Vous admettez sans doute qu'une France immobili­sée toute seule dans les techniques de papa disparaîtrait du concert des nations, et vous imaginez, vous souhaitez qu'elle, puisse garder les mœurs de grand-papa. Vous na­gez dans l'inconséquence. -- Que ma patrie se reboutonne un peu je n'y verrais pas d'inconvénient en effet, les libertins non plus, ils y retrouveraient les prestiges du scandale. Ne me faites pas dire que la vertu a partie liée avec le vice, mais enfin celui-ci aura bonne mine quand vous aurez tué celle-là, il en crèvera d'ennui. 103:171 Ce sont des choses qu'on soupçonnait déjà bien avant Socrate. Quant à prêter aux mœurs et aux tech­niques une espèce de solidarité fatale, c'est nager dans la confusion des genres. Je ne vois pas pourquoi ni comment l'usage d'un briquet automatique et d'une machine à laver m'obligerait à montrer mon derrière au premier venu des inconnus. \*\*\* Disons que l'Aurore dont l'israélisme chronique nous agace un peu, est au moins à conseiller pour ses infor­mations morales et religieuses. C'est le seul quotidien qui ait vu clair dans l'histoire de Belfort, ses implications, ses suites, et autres chienlits en cours. Dans la conclusion de son article et autant qu'il m'en souvient M. Malherbe écrivait en substance : *Ne vous braquez pas sur les gau­chistes, ils amusent le tapis, tout le branle est bel et bien donné par les communistes*. Il faudrait ajouter qu'une fois le præsidium suprême installé à l'Élysée, il nous sera défendu de nous embrasser dans le métro. \*\*\* Le dévergondage n'est que l'expédient provisoire et né­cessaire de la Révolution, mais la liberté sexuelle est la raison à peine cachée de l'Hérésie. Il y a beau temps que les catholiques, je veux parler des catholiques, ne confient plus leurs enfants à l'école paroissiale sans y avoir regardé de près. L'instruction sexuelle à l'ombre de la croix leur paraît déplacée. Ils ont choisi l'école laïque. Avec un peu de chance on y trouve un petit restant de civilisation, quelques traces des disciplines, méthodes et bonnes ma­nières dont la patrie naguère avait lieu de se féliciter. L'éducation sexuelle n'y est encore ni obligatoire ni facul­tative ni même que je sache permise. Mais bien sûr, elle est à la porte. \*\*\* Les zélateurs du dessalage précoce et accéléré nous disent en souriant que les enfants eux-mêmes en deman­dent et redemandent. Ben voyons. Mais peut-être bien qu'ils n'en demanderaient pas tant s'ils ne flairaient chez le maître la complaisance et l'instigation. Et en cela les maîtres offensent lâchement une pudeur qui peut compter, elle aussi, au nombre des penchants ou même des exi­gences de la nature. 104:171 L'argument qu'ils avancent là ne sera donc pas retenu à la décharge des libérateurs. Et pas davantage le fait que j'ai le regret de porter à votre con­naissance, à savoir que, dans leurs associations, la très grande majorité des parents se déclare pour Éros à l'école. Se déclarer pour, c'est caresser l'envie de faire comme. Si la tournure est incorrecte, que la grammaire aille se faire affranchir elle aussi. \*\*\* A l'honneur de Corneille nous constatons que le Cid est l'homme à abattre, à l'école comme au théâtre. Il incarne à lui seul tous les sentiments honnis et les devoirs odieux. C'est l'honneur, la famille, la patrie, le pur amour, la hiérarchie, la réaction, le racisme, l'impérialisme, la ty­rannie, le Ciel, la contrainte, le maintien, la tenue, enfin c'est l'hydre. Effectivement ses têtes repoussent. \*\*\* Mme Golda Meir a fait la tournée des valeurs occi­dentales, du socialisme à la religion catholique en passant par la négritude, autrement dit M. Mitterrand, S.S. Paul VI, et M. Houphouët Boigny en sandouiche dans sa villa de Genève. Interviewée à son retour sur sa visite au Vatican, elle a déclaré d'abord « n'avoir pas baissé les yeux devant le Pape ». Je ne savais pas qu'Il fût coutume de le faire et je n'aurais pas cru qu'il fût si méritoire de ne pas le faire et si avantageux de le proclamer. Mme Golda Meir a révélé ensuite qu'à plusieurs reprises Paul VI lui avait assuré que la journée était historique ; c'est beaucoup plus intéressant. On comprend bien que l'histoire ne saurait aller sans l'impulsion de quelques journées historiques. Elles ont passé inaperçues jusqu'au moment où elles furent décou­vertes par les historiens, qualifiées comme telles et mises en valeur. Les conditions de leur qualification et l'ordre de classement font encore l'objet de fructueux débats. C'est à la Révolution française que les journées historiques ont pris leur véritable essor et leur production n'a cessé de croître en même temps que s'instaurait le culte des anniversaires et les avantages y attenant. On s'aperçut bientôt que l'Histoire fabriquait ses journées un peu n'im­porte comment et qu'elle laissait échapper de très belles occasions. Du même coup le soin de les choisir et homo­loguer fut retiré à l'arbitraire, aux scrupules et aux len­teurs des historiens. 105:171 C'était de la gloire qui dormait, un capital improductif. Il importait que la journée historique fut élaborée en connaissance de cause, proclamée comme telle en même temps qu'elle se déroulait, introduite aussi­tôt à la bourse des valeurs et immédiatement rentable. Sont apparus alors des entrepreneurs de journées historiques dont les méthodes n'ont cessé de se perfectionner. C'est une corporation très ramifiée, un peu secrète comme il se doit. Mais celle des conservateurs et exploitants qui lui est adjointe est forcément constituée d'hommes publics. Elles ont pratiquement éliminé les journées historiques de type spontané, mais le contrôle des coïncidences peut encore leur échapper. Les proclamations simultanées de deux journées historiques de rang égal peuvent s'additionner ou s'annuler. Il est évident que nous ne parlons pas des qualifications historiques distribuées à gogo par les jour­nalistes, les présidents de congrès, et les spiqueurs du parc des princes. Le conseil suprême de l'Histoire ne retient que les J.H. de classe nationale et mondiale. Je ne me souviens pas si l'entrevue Paul VI Golda Meir s'est trouvée en concurrence avec une ou plusieurs J.H., de toutes manières sa classe mondiale ne sera pas contes­tée. Affirmée à plusieurs reprises au cours de la conver­sation par la bouche d'un pontife tout particulièrement attentif au cours de l'Histoire et promoteur soi-même d'un nombre important de journées historiques à travers le monde, nous devons croire que celle-ci, quoique promul­guée dans le privé, pèsera quelque part d'une façon ou de l'autre et de son juste poids. Le général de Gaulle, dont beaucoup estiment encore qu'il a pesé dans l'histoire autant et plus que le pape, nous a laissé un catalogue surabondant de journées historiques. Le cours même de l'histoire en a déjà emporté le plus grand nombre comme épaves, trognons de choux, peaux de lapins, débris de carnaval et détritus anonymes. Seul peut-être le 20 mars 1962 (Évian) peut-il espérer une qualification historique de classe mondiale dans la série des minables, au même rang que le 14 avril 1452 (chute de Constantinople) dans la série des honorables. \*\*\* JARDIN DES PLANTES (note marginale). C'est pour une rectification. Dans la dernière chronique, parlant des îles Kerguelen, je disais que les chasseurs de phoques y avaient installé une base. Or je viens d'apprendre que mon infor­mation est périmée depuis plusieurs années. C'est une chose qui peut m'arriver encore de temps en temps. 106:171 A suivre le cours des choses on a vite fait de s'essouffler, on prend des retards sur les unes pour rattraper les autres. Donc il n'y a plus de chasseurs de phoques aux Kerguelen, peut-être bien faute de phoques et celui-ci serait le dernier. Toujours est-il que la pêcherie est remplacée par une station scientifique plus au moins internationale. On y étudie les astres, toutes les sortes d'orbites et de satellites, mais aussi les cailloux de l'endroit, la flore, la faune, les pingouins, les manchots et leurs maladies. Je veux seule­ment vous faire part de la trouvaille amusante faite là-bas, aux îles Kerguelen, mers australes, 45° latitude sud : il y a du DTT dans les carcasses de manchots. \*\*\* Deuxième trouvaille. Dans les *Propos* mensuels qu'il tient à la Revue des deux Mondes, M. Vladimir d'Ormesson ayant fait le tour des actualités pré-électorales, conclut par ce cri : « Ah que tout cela est pitoyable !... Où est-il, où est-il, Celui qui, par sa seule présence, mettait la France à l'abri ?... » On l'embrasserait. Jacques Perret. 107:171 ### Pitié pour nos églises par Michel de Saint Pierre Le prochain livre de Michel de Saint Pierre, qui va bientôt paraître chez Plon, est intitulé : *Pitié pour nos églises*. C'est un cri d'alarme pour nos églises de pierre et un réquisitoire contre l'indifférence et la barbarie officielles. Nous en publions ici le chapitre où Michel de Saint Pierre interroge Pierre de Lagarde, le défenseur des chefs-d'œuvre, en péril. PIERRE DE LACARDE est un homme au front large -- autour duquel s'organise un début de calvitie -- au rire juvénile, au visage vigoureux. On se dit immé­diatement en le voyant pour la première fois, considérant son regard et ses traits bien forgés : « Voilà du moins un personnage qui sait ce qu'il veut. » -- Comment en êtes-vous venu à vous préoccuper des monuments en péril ? PIERRE DE LACARDE : Eh bien, pour entrer dans le vif du sujet, la chose s'est passée d'abord au village d'Allouville-Belle­fosse (Seine-Maritime). Il y avait là deux communes, avec deux très belles églises gothiques. L'unification des communes s'est effectuée. Mais à partir de ce moment, l'une des églises a été désaffectée ; si bien que l'on s'est empressé de faire passer les statues d'une église à l'autre. Un beau jour, le curé ressent le besoin d'électrifier les cloches ; il va voir le maire : « Pourquoi ne pas vendre certaines statues, puisque j'en ai plusieurs en double ? » 108:171 Il brade alors les statues « en double » sans savoir, ou en sachant, qu'elles sont anciennes et peut-être classées. Il s'en moque, *parce que les curés vivent dans l'illégalité en France, et qu'ils restent presque toujours impunis*. Ils ne veulent pas connaître la loi de 1905 -- et sur ce plan le maire, pour des raisons électorales, n'ira pas contre le curé. Or le curé, je le rappelle, n'est que le gardien des œuvres d'art, alors que trop souvent il agit purement et simplement en propriétaire. D'accord avec le maire (l'affaire se passe en mars 1962), on vend donc ces statues au-dessous de leur valeur à un marchand d'antiquités, lequel, pressé par le curé, consent à ne pas tenir compte du classement. Ne nous en étonnons pas. Les antiquaires sont coutumiers du fait. Eux aussi, bien trop. souvent, négligent de prendre les précautions les plus élémentaires, touchant l'ori­gine des objets qu'ils acquièrent. Souvenez-vous -- l'histoire est assez récente -- de ce cambriolage dans un château fameux, dont les fauteuils volés ont été bel et bien retrouvés non pas chez un receleur ou chez un vague brocanteur plus ou moins clandes­tin, mais chez l'un des plus grands antiquaires de Paris. Dans le cas d'Allouville-Bellefosse, maire et curé ont été obli­gés de reprendre les statues à leurs acheteurs, mais l'église de Bellefosse a été rasée en 1964 ou 1965 par ordre de la munici­palité, Les Affaires culturelles ont laissé massacrer cette église qui aurait pu être classée à temps pour être sauvée. Inertie, in­curie administratives ! Ce qui démontre à quel point nos alarmes sont fondées (ajoutons que le classement, vous le savez, n'inter­vient sauf exception qu'avec l'accord du propriétaire qui se trouvait être, ici, la commune). En ce qui concerne l'abbaye cistercienne de Clermont en Mayenne, le propriétaire l'a laissée se dégrader. En 1924, il a même voulu la raser. Rien à faire, puisqu'elle était classée. Mais qu'à cela ne tienne ! Un conseiller général a obtenu le déclasse­ment. N'oubliez pas cela, qui est important si l'on veut com­prendre bien des choses en ce domaine : *presque chaque fois qu'un propriétaire se trouve gêné par un classement, il obtient le déclassement au moyen d'appuis politiques*. C'est devenu la règle générale, alors que de pareils passe-droit devraient être l'infime exception. Et le ministère des Affaires culturelles, qui se laisse faire trop souvent dès que la pression s'accentue, assume dans cette conjoncture les plus lourdes responsabilités. 109:171 -- Sans autorisation, un propriétaire ne peut pas dé­truire un monument classé. Mais le même propriétaire -- par exemple, une municipalité s'il s'agit d'une église pa­roissiale -- peut-il purement et simplement détruire sur décision du conseil municipal une église désaffectée même ancienne, même précieuse, quand cette église n'est pas classée ? La même municipalité pourrait-elle vendre léga­lement les statues dont vous parliez tout à l'heure si elles n'étaient pas classées ? PIERRE DE LAGARDE : La protection, il convient de le rappe­ler, est issue de la loi de 1913 -- protection au maximum qui est le classement, ou protection moins importante qui est l'inscrip­tion à l'inventaire. Dans ces deux cas, le propriétaire, qu'il soit une collectivité publique ou une simple personne privée, n'a pas le droit en principe de toucher à l'objet classé, sauf accord des Affaires culturelles dont je vous ai dit plus haut qu'elles pou­vaient, elles, déclasser. Si l'église ou les statues ne sont pas classées, eh bien, le pro­priétaire peut faire ce qu'il veut. Les Affaires culturelles, au­raient théoriquement le droit d'intervenir avec célérité pour pro­noncer le classement ; si elles ne le font pas, c'est souvent, là encore, par suite de pressions politiques. Voilà pourquoi il con­vient d'être extrêmement vigilant. En fait, les lois que nous avons sont très suffisantes, mais elles ne sont pas appliquées. -- Et pourtant, ces lois ne contraignent pas le pro­priétaire privé ou public d'un monument ou d'un objet classé à les entretenir -- ce qui est dommage, me semble-t-il, nonobstant l'idée qu'on se fait en France des libertés individuelles. PIERRE DE LAGARDE : Là encore, nous avons une loi protec­trice qui devrait suffire. Cette loi fut votée non sans difficultés en 1966, *permettant dans certains cas l'expropriation*. Lorsque Malraux l'a présentée à l'Assemblée, elle a soulevé d'énormes réticences ; par la suite, le Sénat l'a beaucoup adoucie ; enfin, nous avons attendu au moins quatre ou cinq ans le décret d'ap­plication. 110:171 Aujourd'hui, on attend toujours qu'elle soit appliquée. Pourtant il y a un cas tout à fait frappant : celui de Retz à côté de Paris, qui appartient à un propriétaire très riche, lequel saccage ce haut lieu depuis bientôt 30 ans : les fonctionnaires de la rue de Valois n'osent toujours pas exproprier. -- Par quelles autorités cette expropriation est-elle prononcée ? PIERRE DE LAGARDE : Par le directeur de l'Architecture, rue de Valois. Ou bien alors, par le préfet à la requête du repré­sentant régional des Bâtiments de France. -- Comment avez-vous commencé ? Pouvez-vous nous donner des indications sur la suite et l'historique de votre action depuis onze ans -- cette question intéressant l'en­semble des monuments à sauvegarder, c'est-à-dire, égale­ment, ales églises ? PIERRE DE LAGARDE : Je cherchais à faire quelque chose. Je me suis battu pour avoir une émission. J'ai eu droit à trois minutes de radio par semaine, ce qui a fait que j'ai obtenu déjà une base de renseignements ; ensuite j'ai commencé ma véritable campagne. J'intervenais, je me battais contre ce qui pouvait se produire ; ainsi, j'ai fait des expériences plus ou moins difficiles. Nous avons attaqué non seulement des particu­liers, mais des administrations ; par exemple, en Ardèche, tel ingénieur des Ponts et Chaussées, coupable d'avoir concassé des tombes gallo-romaines pour les faire disparaître. Dans une belle envolée à la radio, j'avais dit : « La nationale 7 est plus large, mais la nationale 86 est bien plus luxueuse. Vous y mar­chez, vous y roulez sur des tombes antiques et vénérables. » Et j'avais dénoncé l'ingénieur responsable. Voyez encore ce qui se passe pour l'autoroute du Nord. Le nombre de tombes gallo-romaines retrouvées au fur et à mesu­re des travaux est fabuleux. Mais l'on se garde bien de signa­ler leur présence, de peur que l'examen et le sauvetage de ces tombes ne retardent les chantiers -- ou même, éventuellement, ne provoquent une modification d'itinéraire. Voyez-vous, nous passons à côté d'une très belle attitude, qui serait à porter au crédit de notre civilisation : 111:171 imaginez, à la limite, qu'une belle stèle de pierre soit placée au bout d'une autoroute sans issue avec cette inscription : « Ici s'arrête l'autoroute numéro tant, par respect pour les tombes gallo-romaines qui y furent re­trouvées. » Ce serait, en cette fin du XX^e^ siècle, le salut et le re­noncement de la matière devant l'esprit. Vous riez ? Mais, tout récemment, un fait presque analogue s'est produit en Suisse. Les travaux d'une autoroute ont stoppé devant un arbre tricentenaire, qu'il fallait couper. Les gens du lieu ont alors déclaré : il faut conserver l'arbre. Et l'au­toroute en a fait le tour. Pourquoi n'agirait-on pas ainsi lors­qu'il s'agit de témoignages humains, tellement plus importants que le plus beau chêne du monde ? Autre exemple : j'ai attaqué un sous-préfet en Bretagne. On volait des menhirs. Je vais sur place et ma brève enquête me révèle que le ou plutôt la coupable n'est autre que la femme du sous-préfet, friande de pierres levées. Le sous-préfet lui ayant assuré qu'il allait lui trouver ça, un entrepreneur fut requis pour arracher les menhirs en question, dont quelques-uns sont toujours, sauf changement récent, à la sous-préfecture. Le site était cependant classé. Un haut fonctionnaire donnait donc l'exemple de la violation d'une loi. Le lendemain, l'Igamie de Rennes demandait à qui de droit de ne pas passer mon reportage, qui, d'ailleurs, est passé quand même. -- Est-ce que le sous-préfet a subi un blâme ? PIERRE DE LAGARDE : Oh non ! Il est devenu préfet peu après. Mais qui dira les méfaits impunis de nos hauts fonction­naires ? En somme, ces premières expériences nous ont montré qu'il ne s'agissait pas simplement d'un manque de culture de la part des coupables, mais bien d'une sorte d'indifférence officielle, doublée d'un superbe mépris de la loi. Heureusement, le populaire n'approuve pas ces illégalités ni ces saccages. L'esprit du peuple français évolue favorable­ment. On aime de moins en moins, chez nous, les technocrates. 112:171 Mais lesdits technocrates dédaignent le peuple, autant qu'ils méprisent les œuvres d'art. -- De fil en aiguille, votre action en est arrivée à son aspect le plus positif et, notamment, sous forme d'une émission régulière télévisée, « Chefs-d'œuvre en péril » ? PIERRE DE LAGARDE : C'est exact. J'ai voulu prouver qu'avec rien on pouvait faire quelque chose, et qu'avec des gens qui ne représentaient rien, peu à peu, nous sauverions des monu­ments. Nous avons donc travaillé, aidés par des bénévoles, par des types désintéressés. Voyez quelques exemples, hautement significatifs : c'est Pierre Pottier, ouvrier ajusteur, qui sauve l'abbaye du « Lieu restauré » (ainsi nommée parce qu'elle avait fait l'objet d'une restauration au XII^e^ siècle). Il s'agissait d'une belle église gothique, avec une rose du XVI^e^ siècle. Appartenant à un particulier, elle était menacée de ruine. Le propriétaire ne voulait rien savoir pour la sauver. Le locataire-fermier, pas davantage. Pierre Pottier a donc sacrifié ses vacances ; il a commencé à travailler seul ; puis il a convaincu des jeunes de venir l'aider. Peu à peu, ému, le propriétaire a avancé 600.000 anciens francs pour étayer les voûtes. Le ministère des Affai­res culturelles a fini par l'inscrire à son inventaire et par don­ner des crédits. C'est donc le travail d'un seul homme qui peut arriver à changer une opinion publique, et même une attitude officielle. Actuellement, Pottier s'occupe à plein temps de tous les monuments de l'Oise ; il est payé par la préfecture. Et il se donne à fond. -- Pourquoi ne pas faire quelque chose d'analogue dans toutes les préfectures et dans tous les départements ? PIERRE DE LAGARDE : C'est une question d'hommes. Ce serait possible, mais c'est, je le répète, une question d'hommes. Créer des postes nouveaux revient trop souvent à rémunérer des gens inutiles, nommés par l'État et qui ne font rien. Il ne faudrait pas que les postes en question correspondissent à des froma­ges pour rats de préfecture et de sous-préfecture. 113:171 Déjà nous voyons que les architectes des Bâtiments de France ont trop souvent une action extrêmement décevante parce qu'ils se contentent de rester dans leur bureau à signer des permis de construire et à régler des tâches administratives -- au lieu de se déplacer un peu partout pour voir, pour agir, pour œuvrer utilement au sauvetage des monuments menacés. Mais voici un autre exemple d'initiative individuelle : il s'agit cette fois de l'église de Marquemont (du XIII^e^ au XV^e^ siècle) dans l'Oise. Là nous trouverons un charpentier, Henri Cosnay, qui ne sait même pas écrire, qui sait tout juste signer son nom. Depuis 1870, les municipalités successives voulaient raser ce bel édifice gothique. Un déplacement de la population, consécutif à l'avènement de l'industrie, avait provoqué la cons­truction d'une nouvelle église, et l'ancienne, celle dont je parle, avait été désaffectée. Les Beaux-Arts ne parvenaient pas à obli­ger la municipalité à entretenir la vieille église, qui était cependant classée ; d'autre part, ladite municipalité ne pou­vait faire raser le monument. Henri Cosnay s'est ému de pitié à l'égard de ce malheureux sanctuaire qui devenait une ruine. Il le faisait visiter, afin de récupérer un peu d'argent ; puis il trouva des jeunes pour y travailler, et réussit à se faire élire au conseil municipal. A partir de ce moment, il put renverser la tendance en faveur de la vieille église de Marquemont. La commune a même trou­vé quinze millions en trois ans pour la restaurer, ce qui va entraîner automatiquement une générosité de l'État. Il est trop clair que si des exemples tels que ceux de Henri Cosnay et de Pierre Pottier se multipliaient, les crédits se mul­tiplieraient aussi par la force même des choses -- ce qui obli­gerait l'État à l'amélioration de ses crédits globaux, du fait que l'opinion publique l'y pousserait. Il s'agit d'une sorte de noria que nous devons simplement amorcer. En bref, il ne faut pas dire « il n'y a qu'à », mais « aide-toi, le ciel t'aidera ». -- Parlez-nous de votre émission de télévision ? PIERRE DE LAGARDE : Nous y présentions des cas divers et significatifs : Mme Hurault qui ranime les ruines de Veuil, les sauveteurs du château de Goutelas qui sont des syndicalistes ou­vriers, ou ceux de l'église de Pléhérel (Côtes-du-Nord) qui sont des agriculteurs. 114:171 Nous voulions montrer, clairement et d'une ma­nière impressionnante, que ces gens étaient des témoins parce qu'ils consacraient leur vie aux chefs-d'œuvre en péril, et des martyrs parce qu'ils étaient persécutés. Oui, ils étaient tous persé­cutés plus ou moins, pour cette simple raison que leur action se trouvait en marge de la sacro-sainte administration, qui n'aime pas que l'on agisse sans son contrôle ; persécutés aussi par les collectivités publiques ; par les soucis d'argent et le manque de moyens. En sorte que chacune de leurs opérations de sauvetage représentait un petit miracle. Nous avons, sans aucun doute, capté l'attention des téléspectateurs, et nous leur avons donné mauvaise conscience. Chaque émission obtenait six à sept millions d'anciens francs, ce qui ne représentait pas grand-chose pour un architecte des Monuments historiques, mais permettait la plupart du temps de sauver un château, une église, une chapelle... Reprenons ici le cas du château de Goutelas (Forez) : pour le restaurer, le devis de l'architecte des Monuments histori­ques était à l'époque de 180 millions d'anciens francs. Il faut entendre par là que la restauration aurait exigé en réalité 300 millions d'anciens francs, telle que les services officiels la con­cevaient. Or cette restauration n'en a coûté que 30 millions, soit dix fois moins, grâce, il est vrai, à certains concours béné­voles. Mais la différence reste infiniment significative. En cinq ans, grâce à la télévision, nous avons trouvé un milliard d'anciens francs. Or il faut vous dire que notre émission a été plu­sieurs fois supprimée, notamment depuis cinq mois. Pourtant, elle n'occupait le petit écran que trois quarts d'heure chaque mois, avec des crédits que l'on peut dire à tout le moins très modérés. -- Parlez-nous de votre revue « Monuments en Péril » ? PIERRE DE LAGARDE : J'ai senti le besoin d'aller plus loin dans la réflexion. Nous avons donc réalisé une revue qui vise un auditoire plus averti, et qui ne soit pas pour autant réser­vée aux spécialistes. Cette publication, illustrée en noir et en couleurs, est tri­mestrielle et nous en sommes à préparer le numéro six. Vu la difficulté que toute nouvelle revue sans matelas financier peut trouver aujourd'hui pour s'implanter, nous avons com­mencé à dix mille exemplaires, et nous tirons actuellement à cinquante mille. 115:171 Notre force, c'est de réaliser « Monuments en périls » avec des gens qui, pour une grande part de leur activité, sont bénévoles. Ces gens-là nous permettent, par exemple, de dé­fendre Vézelay. Oui, notre force, lorsque nous parlons aux gens, c'est que nous sommes David, en face des Goliath administratifs, industriels ou immobiliers. Ainsi, nous avons osé nous heurter au complexe super-industriel et milliardaire de Péchiney. C'était bien Goliath pour nous, puisqu'il s'agissait de la deuxième industrie française et que ses implantations menaçaient directe­ment Vézelay -- après avoir partiellement détruit la vallée de la Maurienne et le site admirable des Baux de Provence. Voyez cette progression dans la barbarie : Péchiney s'attaque d'abord à la vallée de la Maurienne, qui n'est qu'un site -- puis aux Baux de Provence qui sont davantage, évoquant le temps pres­tigieux des troubadours -- puis enfin à Vézelay même, illustre dans le monde entier, haut lieu de la Première Croisade et témoin de la grande voix de saint Bernard. Ajoutons que les saccages commis par cette société géante sont européens. Le Dieu des chrétiens, en effet, ne lui suffit pas, elle s'attaque aux dieux grecs, et Péchiney a déjà extrait dix millions de tonnes de minerai dans le mont Parnasse, ce qui représenterait la contenance d'un train allant de Marseille à Lille... Notre revue « Monuments en périls » est donc pour nous une arme de combat, avec des opérations de commandos dans différentes directions, puisqu'il s'agit d'aller au secours de monuments immédiatement menacés. Nous voulons en faire aussi un organe d'information. Nous projetons, au mois de mai prochain (à partir de quoi nous tirerons à cent mille exemplaires) de *dresser l'inventaire na­tional des monuments en* *péril avec l'appui de tous les Fran­çais*. Nous avons d'ores et déjà obtenu le concours de douze quotidiens régionaux ; nous nous sommes procuré l'argent nécessaire pour réaliser ce projet et nous allons, avec l'appui de quatre ministères, créer un bureau permanent d'information présidé par M. Dannaud qui est actuellement haut-commissaire au Tourisme, sous le sceptre de M. Olivier Guichard. 116:171 Il s'agit, en quelque sorte, d'orchestrer les opérations de sauvetage. Car enfin, il n'est pas question pour nous des seules églises qui font l'objet de votre enquête : nous pensons encore aux trois millions de maisons rurales que l'exode des campagnes va pratiquement désaffecter. -- Puisque les pouvoirs publics vous aident, parlez-nous un peu des insuffisances du budget officiel ? PIERRE DE LAGARDE : Les ministres ne cessent de faire des déclarations fracassantes et même triomphalistes, mais ces déclarations ne sont jamais suivies d'effet. C'est ainsi que Mal­raux, en 1962, avait décidé de faire un effort particulier pour les monuments français. Il avait dit en substance : nous sau­verons sept édifices d'une façon exemplaire, les plus grands d'entre eux parmi lesquels Versailles, Fontainebleau, Chambord. Des crédits importants furent donc affectés à ces châteaux, et ils devaient être pris en dehors du budget ordinaire par un tour de passe-passe. Mais les Finances, au dernier moment, ont remis ce budget particulier dans le budget ordinaire, si bien que 40 % dudit budget ordinaire ont été affectés simplement à sept monuments pendant tous le IV^e^ Plan qui va de 1962 à 1966. Au cours du V^e^ Plan (1966-1970), on s'est avisé de la néces­sité de sauver des monuments de moyenne importance, appar­tenant aux collectivités locales. L'État finançait 50 % du mon­tant de ces opérations. On pensait alors qu'on aurait beaucoup de mal à convaincre les municipalités ; or c'est l'inverse qui s'est produit. Les collectivités qui se sont déclarées prêtes à restaurer un ou plusieurs monuments ont été si nombreuses que l'État s'est trouvé débordé. L'administration s'est donc vue forcée de réduire sa participation à 40 %, et les conseils municipaux ont continué à marcher. *On n'aurait* *pas vu ça voici 20 ans !* Il s'agit d'un phénomène nouveau et vraiment réconfor­tant, car ce mouvement vient des profondeurs mêmes du pays et c'est à ce titre qu'il doit être stimulé, multiplié -- *l'État, en fin de compte, étant de beaucoup le plus indifférent et le plus inefficace des partenaires en* *cause.* 117:171 Pour le VI^e^ plan (1970-1974), une tendance fort intéressante s'est manifestée. Permettez-moi de vous montrer ce que j'en ai dit dans ma revue. \*\*\* Pierre de Lagarde ouvre devant moi le numéro 4 de « Monuments en Péril » (été 1972), et je lis son éditorial -- un texte capital que je veux reproduire en entier : En déclarant il y a un an à la remise des prix du con­cours « Chefs d'œuvre en péril » : *Il vaut mieux sauver mille monuments pour cinquante ans que cinquante monuments, pour mille ans*, M. Jacques Duhamel a fait naître chez tous les passionnés des monuments un immense espoir. Enfin, grâce à lui, le service des Monuments historiques allait être obligé d'abandonner les conceptions malthusiennes qui depuis plus de 50 ans sous-tendaient son action, pour en­visager le sauvetage de l'ensemble du patrimoine français et appliquer ainsi que l'y invitait la commission du VI^e^ Plan « *un plan d'urgence permettant d'éviter l'irréparable. *» Mais, pour que ce plan ait quelque chance de réussite, encore faut-il que l'esprit du service chargé de l'appliquer et principalement des architectes des Monuments historiques soit modifié. Le ministre plus que tout autre en est conscient. Ne dé­clarait-il pas, toujours dans le même discours : « *Je dis qu'il faut un renouvellement et une modification des méthodes* »* ?* C'est lui encore qui dénonçait les vices du système : a\) Lenteur des travaux et coût très élevé : (« *Je ne voudrais pas critiquer les architectes des Monuments historiques, mais il est certain qu'un effort est à faire pour que le goût de la perfection qui les anime ne conduise pas en réalité à des dépenses trop élevées et à des retards trop évidents. *») b\) La politique malthusienne et corporatiste qui préside au choix des entreprises et qui amène immanquablement à faire monter les prix : (« *Nos entreprises sont peut-être remar­quables, mais chères et rares. A côté des entreprises spécialisées, il nous faut prospecter des entreprises artisanales. *») 118:171 c\) La domiciliation des architectes regroupés tous à Paris pour des raisons de commodité personnelle et ne pouvant surveiller que de loin leurs chantiers : (« *On ne peut plus pen­ser aujourd'hui que tout peut être vu et réglé de loin, il faut au contraire d'une manière exemplaire assurer une certaine déconcentration pour que sur place il puisse y avoir des contacts plus faciles entre les architectes, les services et les artisans. *») Mais au-delà de ces critiques, ne peut-on pas dire que les vices essentiels du système sont le monopole territorial qui met les architectes à l'abri de toute émulation, l'inspection toute théorique puisque les inspecteurs sont en même temps les ins­pectés, le mode de rémunération enfin des architectes qui les pousse à multiplier les travaux et à poursuivre la restauration au delà du raisonnable ? Ces critiques faites à la compagnie des architectes des Mo­numents historiques ne datent pas d'hier. N'est-ce pas Pierre de Nolhac qui déclare : « Il est notoire que la méthode habi­tuelle qui sert à déterminer les honoraires des architectes dans l'exercice de leur profession ne devrait pas être appliquée aux travaux des Monuments historiques » ? N'est-ce pas André Hallays, approuvé par Maurice Barrès et Louis Réau, qui ajoute : « Notre mode de paiement est absurde Il encourage les architectes à laisser les édifices tomber en ruine afin de se ménager un jour l'occasion de travaux con­sidérables et lucratifs » ? Plus près de nous, n'est-ce pas la commission du VI^e^ Plan qui réclame : « *que l'on reconstitue une inspection architec­turale qui inspecte, c'est-à-dire qui exerce un contrôle rigou­reux sur le terrain *» ? N'est-ce pas le Comité central d'enquête sur le coût et le rendement des services publics, la Commission des Affaires culturelle du V^e^ Plan, la Commission des Finances de l'As­semblée, le Ministre des Finances lui-même, M. Giscard d'Es­taing qui multiplient les critiques contre le statut actuel des architectes des Monuments historiques ? N'est-ce pas M. Michel Denieul, ancien Directeur de l'ar­chitecture, qui affirmait dans un rapport resté jusque là con­fidentiel : 119:171 « *L'expérience de dix mois à la tête de la Direction de l'architecture et les nombreuses inspections faites sur le ter­rain, m'ont apporté la confirmation objective de la nocivité de l'état de choses actuel comme de l'absolue nécessité d'y por­ter très rapidement remède *» ? Enfin n'est-ce pas le Ministre des Affaires culturelles lui-même qui déclarait publiquement à la Maison de l'O.R.T.F. : « *J'indique qu'une modification du statut des architectes des Monuments historiques va intervenir. Ce n'est pas vouloir contester le travail qu'ils ont fait que de vouloir s'occuper de leur renouvellement *» ? Cette réforme que tant d'écrivains, d'archéologues, d'ama­teurs d'art réclament depuis plus d'un siècle, ce renouvelle­ment qu'exigent tant d'experts et de tant de fonctionnaires (les rapports secrets que nous publions sont révélateurs) va-t-elle enfin aboutir ? Malgré les promesses d'un ministre, la bonne volonté des responsables de l'administration, nous craignons que cette réforme si nécessaires ne soit une fois de plus ajournée. Car la faculté de résistance de la compagnie des architectes des Mo­numents historiques est prodigieuse. N'ont-ils pas tenu en échec dans le passé tant d'écrivains et de spécialistes et ne sont-ils pas aujourd'hui en train d'ignorer la politique d'écono­mie si clairement définie par le ministre ? Arcisse de Caumont, fondateur de la Société française d'Archéologie, qui les connaissait bien, écrivait déjà sous le second Empire : « Ces messieurs finissent toujours par faire le contraire de ce qu'on leur demande et de ce qu'ils pro­mettent. » \*\*\* Il s'agit donc, avant tout, d'être vigilants. Puisqu'un projet de réforme est dans les esprits, nous devons l'aider à passer dans les faits. Pierre de Lagarde me répète une fois encore le slogan, devenu désormais fameux : « *Il vaut mieux sauver mille monuments pour cinquante ans que cinquante monuments pour mille ans. *» \*\*\* 120:171 Reste le sujet -- toujours brûlant -- du financement, à propos duquel une question me vient inévitablement aux lèvres : -- Parlez-nous un peu des nouveaux crédits -- qui, je crois, avaient été dégagés ? PIERRE DE LAGARDE : Eh bien, c'est exact : un emprunt avait été décidé et le budget augmenté. Mais durant l'année 1972 les crédits ont à nouveau considérablement diminué (puisque leur augmentation ne suit pas celle du coût de la vie, et qu'une part très importante de ces crédits a dû être affectée à la cathé­drale de Nantes, récemment brûlée). -- On a souvent parlé des fameux 0,40 %. Comment se situe le budget des Affaires culturelles -- et l'entretien des maisons de la culture est-il inclus dans ces ressources déjà si maigres ? PIERRE DE LAGARDE : Le budget en question n'atteint en effet que 0,40 % du budget total de la France ; et malheureusement, les fâcheuses et vaines maisons de la culture y représentent une part beaucoup plus grande que celle qui avait été prévue à l'origine. -- Vous avez parlé d'emprunt. Qu'attend-on pour lancer un véritable emprunt national en faveur de nos monuments en péril ? D'autre part, ne pourrait-on monter une opéra­tion spéciale au bénéfice d'un certain nombre de nos villes d'art les plus remarquables (notamment quelques-unes de celles qui ont été martyrisées pendant la dernière guerre) ? Il y aurait là un effort à entreprendre, auquel on associerait une population de plus en plus favorable à ce genre de campagne. Faisons pour nous à tout le moins ce que nous faisons pour Venise ! J'aime beaucoup Venise, mais préférerais que l'on reconstituât le célèbre plafond de la salle des pas perdus au Palais de Justice de Rouen, et que l'on aménageât enfin Avignon et Villeneuve qui continuent d'attendre nos soins. Nous souffrons, de la part des Pouvoirs publics, d'un manque d'imagination et d'un manque de cœur... 121:171 PIERRE DE LAGARDE : Je suis de votre avis. Reconnaissons pourtant que des crédits énormes ont été affectés à la recons­truction de nos villes martyres, en particulier dans la région normande. Mais je comprend votre irritation pour ce qui tou­che les lenteurs et l'indifférence officielles. La France appauvrie de 1947-1948-1949 accomplissait davan­tage d'efforts pour les monuments en péril qu'elle n'en fait au­jourd'hui alors qu'elle est riche. Je sais bien que cela tient no­tamment au budget des dommages de guerre et de la recons­truction ; il n'en est pas moins vrai que le paradoxe existe. Quant à Venise, je m'y intéresse d'autant plus que je suis à l'origine d'une campagne pour son sauvetage. Je conçois fort bien que l'on dise : d'abord nos monuments, et après, les mo­numents des autres. Mais c'est surtout une campagne d'informa­tion européenne qu'il faudrait mener. Il n'y a pas de frontières pour la protection des monuments. Venise était menacée par les industriels du pétrole ; et là-bas, personne ne faisait rien parce que cette puissance financière est si grande qu'elle obli­geait le gouvernement à se taire. Notre campagne, irritante pour les Italiens, a cependant permis de déclencher le sau­vetage -- et le Parlement italien vient de voter des sommes importantes pour sauver Venise. -- Heureuse Venise ! Quand lancera-t-on un mouve­ment d'opinion européenne pour sauver la plus riche col­lection de cathédrales qui existe au monde, c'est-à-dire celle des cathédrales françaises -- dont j'entendais récem­ment un inspecteur me dire qu'elles étaient encore mena­cées ? Sans parler de nos églises de dimensions plus mo­destes que la raréfaction de nos prêtres va faire désaf­fecter par milliers. Est-ce qu'un mouvement d'opinion française et d'opinion européenne ne se justifierait pas pour cet ensemble de monuments religieux français en péril ? 122:171 PIERRE DE LAGARDE : Certainement oui. -- Donc, j'ai raison de plaider pour NOS MONUMENTS ? PIERRE DE LAGARDE : Bien sûr, vous avez raison ! Et nous avons besoin des étrangers : si les journaux des autres pays dénoncent chez nous le scandale des églises et des châteaux à l'abandon, cela peut émouvoir notre gouvernement. -- Alors, qu'est-ce que nous attendons, puisque nous n'avons jamais rien fait de sérieux pour nous-mêmes ? PIERRE DE LAGARDE : Je peux vous répondre là-dessus. Je peux même vous annoncer pour 1975, car il faut que cela se prépare, une grande année d'ores et déjà décidée en faveur de nos monuments. Sur le plan européen, il n'y a guère eu jusqu'ici que le con­seil de l'Europe qui ait fait des études intéressantes ; mais il ne s'agit encore que de vœux pieux. Cependant aujourd'hui, ce qui est tout à fait nouveau, des avances du marché commun peuvent affecter des crédits importants aux monuments, ce qui ne s'était encore jamais vu. Je peux même vous dire qu'un texte d'ensemble, d'une grande ampleur, est à l'étude, au niveau de la Commission des communautés européennes. Le problème, c'est qu'en fait je ne pense pas que la France puisse sauver à elle seule ses propres monuments. Mais je pense qu'à l'étage de l'Europe tout peut être sauvé. Prenons un pays comme l'Allemagne par exemple : l'affection que les Allemands éprouvent pour l'architecture bourguignonne romane pourrait les conduire à prendre partiellement en charge la première étape de sa restauration. Une telle action aurait sa répercussion sur le plan politique -- puisque, sachant qu'ils sont frères sur le plan artistique, les pays d'Europe prendront plus facilement conscience du fait souverain qu'ils sont frères sur tous les plans. Du point de vue législatif européen, il serait temps de pro­mouvoir une loi de péréquation : en prélevant un impôt sur les régions non classées en faveur des régions intéressantes du point de vue protection des sites ou de celle des monuments, ainsi que de leurs alentours. 123:171 (En effet, il est trop clair qu'en imposant à certaines contrées la protection de leurs sites et la création d'auréoles non industrialisées, ou en diminue la rentabilité matérielle immédiate qu'il faudrait alors compen­ser -- ne serait-ce que pour entraîner et convaincre une bonne fois l'opinion publique.) -- Votre idée à cet égard rejoint tout à fait la mienne, puisqu'elle aurait chez nous une application immédiate. Dans ma propre région, C'EST LA RIVE GAUCHE DE LA SEINE QUE NOUS VOUDRIONS AINSI SAUVEGARDER, la rive droite étant d'ores et déjà industrialisée jusqu'à la moelle. Mais revenons-en à nos églises menacées... Quels moyens préconisez-vous, en dehors de l'initiative privée, pour défendre notre patrimoine -- et singulière­ment, puisque c'est mon objet, notre patrimoine architec­tural d'art sacré -- compte tenu des innombrables églises anciennes qui vont être désaffectées dans les 20 ans à venir, par suite de la chute vertigineuse des vocations sacerdotales -- et donc du manque tragique de prêtres qui nous attend ? PIERRE DE LAGARDE : Tout d'abord, permettez-moi de vous faire observer que le danger est double pour nos églises : man­que de prêtres, comme vous le dites ; et déplacement de la population rurale. Or il existe déjà un contre-courant bienfai­sant -- car, tandis que les campagnes se dépeuplent de leurs agriculteurs au profit des villes et es banlieues, les mêmes régions « vertes » s'enrichissent d'un nouvel apport à chaque fin de semaine, lorsqu'elles voient affluer vers elles les citadins avides d'air pur. Ce sont peut-être des gens des villes en « week-end » qui sauveront nos églises rurales. Je l'ai déjà constaté en maints endroits. Dans l'Yonne déchristianisée, par exemple, je connais de très jolies églises que les paysans abandonnaient à leur sort, et que les Parisiens en congé ont commencé à res­taurer. Que faire, pour encourager ce courant ? L'exode en fin de semaine des villes vers les campagnes, s'accomplit tout seul, et de plus en plus. Mais pour le mettre à profit et sauver les églises, nous devons *nous adresser directement à l'opinion publique*. A elle, d'abord ! Nous pouvons toujours, parallèlement, émouvoir les ministres et tenter de remuer la conscience impénétrable des architectes officiels. 124:171 Nous pouvons toujours appeler à l'aide les Présidents ou les mécènes. Mais j'ai bien réfléchi depuis quelques années, et j'en viens à cette certitude que le sauvetage des monuments, chose essentielle pour la défense de la civili­sation elle-même, dépend de nous tous. -- Et les prêtres ? PIERRE DE LAGARDE : Les prêtres n'ont pas droit de faire n'importe quoi. Je pense qu'emportés par les courants actuels, la plupart des prêtres, même excellents, sont tentés un jour ou l'autre de procéder à des abandons ou des transformations qu'ils croient légitimes. Or, eussent-ils raison sur le plan reli­gieux -- (et l'on peut gloser à l'infini pour savoir si tel style est plus ou moins spirituel -- si l'art baroque est à cet égard discutable, ainsi que l'art gothique, etc.) -- ils n'ont pas le droit de sacrifier des œuvres qui, sur un plan artistique, repré­sentent des témoins de première importance et des témoins qui sont le bien de tous. Des témoins, enfin, qui n'ont pas été faits pour la joie de quelques esthètes, mais qui forment la base même de la civilisation. En sorte que, chaque fois que l'on sacrifie l'une de ces œuvres, c'est notre société tout en­tière qui s'en trouve mystérieusement mutilée. L'art est à coup sûr, vous le savez, l'une des dernières va­leurs qui nous permette de lutter contre la déshumanisation. (Le positivisme dessèche le cerveau, comme la machine des­sèche l'élan vital.) -- Pouvez-vous nous parler un peu de cette déshuma­nisation que les prêtres subissent comme nous ? PIERRE DE LAGARDE : Certes, oui ! Sur ce plan-là, nous sommes des victimes. Victimes de l'automobile isolante et agres­sive ; victimes de la machine qui finit par exercer sur l'hom­me une étrange pression ; victimes de l'ascenseur, de l'immeu­ble aveugle et sourd, de l'ordinateur (devant les diagnostics et les décisions duquel on est trop. heureux de s'effacer) ; de la photocopie, du téléphone, de tous les automatismes en action. Mais qui donc ose le dire clairement ? Qui donc en est pleine­ment conscient ? 125:171 Et quels sont les responsables ? Vous le rappe­liez vous-même : le prêtre risque à son tour de se « déshu­maniser » -- de devenir peu à peu le technocrate du spirituel. Trop souvent, et à tous les niveaux de hiérarchie, il ne s'inté­resse plus à ce qui lui paraît désormais inutile : l'architecture sacrée. Une église aujourd'hui -- sous la pression des méca­nismes évoqués -- tend à se définir uniquement par le nombre de ses places et le coût de ses matériaux. Point, c'est tout. -- Oui, et le phénomène se rencontre même dans les mots, dans le vocabulaire. Autrefois on bâtissait des églises, des chapelles, des basiliques, des cathédrales. Aujourd'hui, on implante des lieux de culte... PIERRE DE LAGARDE : Rigoureusement exact, hélas ! -- Me faisant l'avocat du diable, nous est-il possible de penser qu'après tout, aujourd'hui, l'art n'a plus sa place ? PIERRE DE LAGARDE : C'est ce que beaucoup de responsables, laïcs ou ecclésiastiques, croient en effet -- qu'il s'agisse du profane ou du sacré. Pour eux, l'art doit être relégué dans les musées. Comment peuvent-ils ignorer que l'art en question est à la fois l'expression et le fondement de notre société ? Car il est garant d'un équilibre fragile entre l'individu et la collectivité, entre le corps et l'âme, entre les divers groupes sociaux, entre les pulsions contraires de l'être humain. D'un côté, l'ordre, la forme plastique, l'harmonie. Et de l'autre, le mouvement, l'évo­lution. L'art -- l'architecture en particulier -- se trouve au centre même de notre dynamisme, de nos aspects si violemment contradictoires. Et son rôle, si nous voulons aller jusqu'au bout du propos, se résume peut-être à dominer la tension humaine jusqu'à en faire jaillir une perpétuelle renaissance. -- J'en reviens à nos églises. Pratiquement, et compte tenu de ces divers éléments, quelles solutions préconisez-vous ? PIERRE DE LAGARDE : Mes suggestions sont d'ordres variés, mais tout se tient : 126:171 1° Que messieurs les architectes des Monuments historiques consentent à visiter leur département pour en connaître à fond les monuments, alors que trop souvent ils se contentent de se déplacer une journée par mois. 2° Que ces mêmes architectes veuillent bien s'intéresser aux monuments et aux églises plus modestes que leurs habituels « chevaux de bataille » (châteaux illustres et cathédrales). 3° Que le clergé ne pèche plus par orgueil technocratique ; et qu'il ne croie plus, en présence de l'exode rural, à l'inutilité religieuse des petites églises de campagne. 4° Que les municipalités des communes rurales ne se décou­ragent pas devant la désertion de leurs sanctuaires, qui peut n'être que provisoire. Il y a là une sorte de « cap » à passer... 5° Que l'ensemble des Français sache bien qu'au sein même des rassemblements européens la réalité de la France doit sub­sister -- que cette réalité s'exprime d'une façon privilégiée dans nos beaux édifices religieux et civils -- et qu'il faut donc, à tout prix, les garder et les défendre. 6° Que les pouvoirs publics acceptent enfin de promouvoir un minimum d'éducation artistique à tous les échelons du pri­maire, du secondaire et du supérieur -- thème capital autour duquel j'ai d'ailleurs lancé, sur France-Inter, une série d'émis­sions qui a duré plus d'un an. Sans aucun résultat jusqu'ici, en dépit d'un nombreux courrier. Comment s'en étonner, puisque la pente actuelle de notre enseignement va vers l'esprit de géo­métrie et jamais vers l'esprit de finesse -- et puisque la France, justement fière de sa littérature, a toujours méprisé solidement les arts plastiques : au contraire de ce que font notamment l'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne ? 7° Que les mesures adéquates soient prises (scellement des statues, renforcement des portes des églises, dépôt des œuvres trop. précieuses et trop vulnérables dans un musée régional, si pénible que cela soit...) pour stopper le « pillage galopant » de nos sanctuaires. 8° Que le clergé, à tous les échelons, honore cette vérité légale qu'il n'est en aucune façon le propriétaire des œuvres d'art, des ornements et du mobilier de ses églises -- et que tout prêtre coupable à cet égard d'avoir violé la loi soit inexora­blement puni comme un simple citoyen. 127:171 Quant au moyen pratique le plus efficace pour parvenir à ce résultat, je vous le répète, C'EST LA CAMPAGNE D'OPINION. Les Français réagissent de mieux en mieux aux cris d'alarme que nous jetons en faveur des monuments en péril. Il faut lancer cela sur une grande échelle. Pour moi, mon réconfort sera d'avoir, au fil des années, éveillé à l'amour de l'art une petite foule de gens humbles, sans instruction ni grade, qui témoi­gnent d'une étonnante ferveur. Cependant que ceux qui ont le pouvoir et qui disposent de la science, restent le plus souvent immobiles et sceptiques. Michel de Saint Pierre. 128:171 ### De la justice *suite et fin* par Marcel De Corte #### La "religion" communiste : Le dopage de la conscience par inoculation de stimu­lants artificiels et de psychotoniques à haute teneur socia­liste ne peut pas ne pas déboucher sur le prosélytisme et sur le fanatisme religieux. Le phénomène de la désacra­lisation de la vie publique et de la déposition de la Transcendance que nous avons vu à l'œuvre dans la démocratie moderne s'accompagne, ici comme là, mais avec une intensité accrue, du phénomène compensatoire de sacralisation de la nouvelle « société » en genèse et de l'intronisation de l'immanence propre à toute chimère. L'instinct religieux mis à nu par négation de son objet s'intériorise radicalement et exige satisfaction. Or, comme le remarque avec une perspicacité géniale Simone Weil, « le collectif est le seul *ersatz* de Dieu », la seule entité qui soit le *moi* parce qu'elle n'existe qu'en lui, et qui en transcende par définition l'individualité, imitant ainsi, de façon consommée, la nature de l'Être divin qui pénètre et dépasse à la fois tous les êtres. D'autre part, la religion, de par son essence spirituelle, est le lieu de l'invérifiable. Une vraie table se reconnaît tout de suite parce qu'elle est un objet matériel. Sans doute le christianisme n'est-il pas irrationnel et son apologétique millénaire a aiguisé à l'extrême les raisons de croire chez ses fidèles. Mais en dernière analyse, le jugement émis dans l'acte de foi n'est rendu évident par aucune de ces raisons. Il n'en exprime nullement la nécessité contraignante. Son contenu n'est pas davantage démontrable. Il résulte d'un acte libre de volonté qui le commande. Pour que l'intelli­gence s'incline devant l'objet de l'acte de foi comme elle le fait devant les évidences ou devant les conclusions d'une démonstration rigoureuse, il faudra qu'elle attende le face à face avec Dieu au-delà de la mort. 129:171 Le Dieu de la foi n'est vérifié au sens fort ou reconnu par l'expérience que dans l'éternité. Le domaine de la religion est celui de l'incontrôlable. C'est pourquoi le communisme est une religion, non point seulement parce qu'il est un prolon­gement hérétique et totalement désurnaturalisé du ju­daïsme et du christianisme, mais surtout parce qu'il échap­pe par là à toute vérification. Il n'est pas seulement un mythe, un produit de l'imagination, il est une mythologie, un discours qui vise à rendre le mythe crédible et qui se termine en un acte de foi. On n'adhère pas en effet au communisme par raison démonstrative ni en vertu d'une évidence. Il faut un acte de la volonté. La preuve en est donnée par lui-même qui rejette *dans l'avenir*, dimension incontrôlable par excellence du temps, sa propre réalisation et celle de l'homme nouveau. Les « lendemains qui chan­tent », l'Éden ici-bas, Salente, l'abbaye de Thélème, ce n'est pas aujourd'hui. Maintenant c'est la peine, l'effort, la construction d'une maison qu'on n'habite pas encore et qu'une génération future --, laquelle ? nul ne le sait -- habitera un jour. Quand Marx écrit que « *l'homme* -- \[tel qu'il le conçoit : comme la plus haute divinité\] -- *est l'avenir de l'homme *», son assertion est incontrôlable parce que l'avenir est incontrôlable. Pour en être sûr, il faut y croire. Les « certitudes » du marxisme se fondent toutes sur un acte de foi dans l'avenir. Nous l'avons montré plus haut : l'homme libéré de toutes ses aliénations est au-delà du communisme, lequel est lui-même pour demain. Toute la substance du communisme appartient à l'avenir dont le propre est de ne pas exister présentement. Le communisme est une religion où l'avenir tient la place de l'éternité dans le christianisme, à deux différences près. D'un côté, la foi chrétienne porte sur un objet qui n'est pas intrinsèque­ment contradictoire tandis que la foi communiste repose sur la réalisation future d'un homme qui sera simultanément et sous le même rapport individu et être social, séparé de *l'autre* que soi par la suppression des *aliénations* et coïncidant avec l'espèce humaine tout entière, à jamais puisque l'histoire sera désormais achevée. D'un autre côté, les raisons positives de croire que le christianisme n'a cessé d'invoquer depuis sa naissance sont autrement solides que celles que le communisme avance lorsqu'il exhibe ses œuvres. Il faut être aveugle en effet pour ne point constater que les pays dits communistes sont précisément ceux où le communisme n'existe pas et n'a jamais existé. 130:171 #### Le communisme n'existe pas Cela se montre et se démontre : il n'est que de se ré­férer aux analystes du dedans que la religion du socialisme a imprégnés jusqu'aux ultimes circonvolutions cérébrales, et aux observateurs du dehors, pour constater irrécusa­blement, preuves en main, que le communisme n'a encore reçu nulle part le moindre commencement d'exécution et que le système en vigueur dans les pays qui se réclament de lui est tout bonnement l'éternel produit de tout régime démocratique qui franchit les étroites limites communales. où il est applicable : l'avènement d'une oligarchie qui remplace l'ancienne aristocratie des notables disparue dans la tourmente révolutionnaire, et couronnant le tout, la tyrannie d'un seul, fruit vénéneux de la *dissociété des seuls.* Quand la justice générale ne parvient plus à maintenir moralement ensemble dans le service du même bien com­mun les parties organiquement hiérarchisées d'un tout, la clef de voûte de la communauté s'écroule et l'édifice se re­constitue selon les lois imprescriptibles de la seule *phy­sique* des corps : *par la force matérielle*. Cette *physique* sociale n'a plus rien de conforme à la nature de l'être humain. Elle est une construction *artificielle* qui ne pro­longe pas la nature, *mais l'évacue et la supplante*, selon la double logique du système où le pouvoir nu et le mythe associés déroulent implacablement leurs conséquences. C'est le propre du pouvoir nu, comme le remarquait déjà Thucydide dans le discours fameux qu'il met dans la bouche du porte-parole d'Athènes aux Méliens, d'aller jusqu'au bout de la force dont il dispose, comme c'est le propre du mythe de déraciner l'homme de ses commu­nautés naturelles qui empêchent le pouvoir politique de s'évader dans la pure et simple contrainte extérieure et de se confondre avec la mécanique des forces régissant les corps matériels. La philosophie marxiste mise en œuvre par Lénine a automatiquement engendré un système qu'Isaac Deutscher appelle le *substitutionnisme* et qui détermine la structure permanente, inchangée et inchangeable du régime selon l'axe de quatre équivalences arbitraires et parfaitement conformes au mépris dans lequel le marxisme tient le principe d'identité. La première confond peuple et prolétariat, la seconde prolétariat et parti, la troisième parti et appareil du parti, la quatrième appareil du parti et chef de l'appa­reil, si bien que l'équation « multitude égale unité » ou « tous équivaut à un seul » se trouve établie et n'a jamais été remise en question dans « la plus grande démocratie politique, économique et sociale que l'histoire ait connue ». 131:171 Trotski le remarquait lorsqu'il accusait les méthodes de Lénine de créer un État où « l'organisation du parti pren­drait la place du parti, le comité central celle de l'orga­nisation et enfin le Dictateur celle du comité central ». Le plus fort est que Lénine a été contraint à ce tour de prestidigitation dialectique et pratique par la situation ré­volutionnaire qu'il avait lui-même provoquée et par la con­ception de l'homme et de la société qu'il tenait de Marx. Ce stratagème n'était nullement prémédité : il est la con­séquence *nécessaire* d'une philosophie de la justice qui a pour fin d'anéantir, pour cause d'aliénation, tous les types de sociétés connues et de rebâtir une « société nouvelle » à partir d'une *dissociété*. Il importe donc de l'affirmer une fois de plus : ce n'est que par la violence révolutionnaire qu'on y parvient. Étant donné que l'animal social et l'animal raisonnable sont convertibles ([^13]), on n'y arrive qu'en paralysant l'exercice de l'intelligence chez l'homme. Le procédé le plus éprouvé est l'emploi de la terreur qui stupéfie la raison, la sépare de sa tendance naturelle à se conformer au réel, et la prépare, ainsi vidée, à s'emplir d'une imagerie compensa­trice qui la libère de l'atonie où la crainte de la désagré­gation sociale la fige. Aussi bien Lénine ne doute-t-il pas un seul instant de l'inertie des masses. Pour les mettre en branle, la minorité prolétarienne dont la passivité est analogue ne suffit pas. Il faut une minorité restreinte qui active cette minorité incapable, disait-il, de « dépasser la conscience trade-unioniste ». Cette minorité seconde est le parti porteur de l'idéologie réparatrice des ressorts sociaux distendus et immobilisés par la peur. Il faut une minorité troisième : l'appareil du parti, armature de l'orthodoxie qui maintient dans un corset d'acier administratif et policier qu'il sécrète l'illusion qu'une « nouvelle société » est en train de naître et la conviction qu'il importe de la protéger. Enfin l'ultime minorité est le tyran déjà décrit par Platon comme le produit du décloisonnement social et qui joue exactement le rôle de la Divinité dans les sociétés tradi­tionnelles : il est la dernière instance de l'idéologie cons­tructrice de la « nouvelle société », l'incarnation de la vérité sociale immuable dont aucune société, fût-elle ima­ginaire, ne peut se passer. La peur d'être perdu dans la masse comme un naufragé solitaire sur l'océan se trouve ainsi exorcisée. 132:171 Mais si l'idéologie est sauve c'est au détriment de la construction du communisme lui-même. Pour préserver l'idéologie *et ses dépositaires*, il faut bâtir une « société » terriblement hiérarchisée dont les niveaux sont dotés de privilèges étendus et croissants à mesure qu'ils s'approchent sommet, et qui contredit sans détour la structure de la « société » communiste dont la réalisation est indéfiniment dans l'avenir. Loin d'avoir aboli les classes sociales, la violence révolutionnaire déclenchée par l'idéologie a eu pour conséquence de les reconstituer. #### La nouvelle classe dirigeante Il est clair que le phénomène d'exploitation d'une classe par une autre, que la doctrine marxiste dénonce avec la vigueur que l'on sait, s'est renforcé en U.R.S.S. d'une manière fantastique. Selon l'économiste polonais Oskar Lange, la plus-value réalisée par le sur-travail que le régime impose à la masse de ses ressortissants a pris des proportions énormes. C'est ainsi qu'en 1935, l'État soviétique achetait le quintal de seigle à ses paysans à huit roubles le quintal et le revendait nonante-trois roubles à ses boulangeries qui en réclamaient une somme plus élevée encore aux consommateurs. Il en était de même dans les autres secteurs de l'économie. Rien n'a changé depuis lors. La plus-value réalisée va toujours à l'État. Or une nouvelle classe sociale, colle des *apparatchiki*, à la fois bureaucratique, policière et sacerdotale, s'est emparée de l'État et, Gilles Martinet le montre dans son livre *Les cinq communismes*, elle agit comme si elle était proprié­taire des moyens de production. Sans doute cette propriété n'est-elle pas juridique, mais elle est effective, si l'on s'en tient aux faits et à l'interprétation marxiste de ces faits eux-mêmes. Qu'il s'agisse de la Russie soviétique, de la Yougoslavie, de la Chine, de la Tchécoslovaquie ou de Cuba, la même constatation s'impose : « L'histoire du mouvement com­muniste est tout entière dominée par l'apparition d'une nouvelle classe dirigeante qui aurait dû être, *mais qui n'est pas le prolétariat. *» 133:171 Plus exactement encore et sans recourir à une termi­nologie marxiste qui risque de dérouter l'observation et l'analyse, le phénomène est d'une rare monotonie : le refus d'observer la loi suprême d'union et de servir le bien com­mun, en observant la justice générale ou, le cas échéant, de renforcer par une réforme intellectuelle et morale la communauté de destin, provoque une désagrégation sociale ; celle-ci entraîne une chute du niveau de la raison dans le marécage de l'idéologie, laquelle, à son tour, précipite le délitement de la société ; la révolution destructrice de toutes les assises sociales naturelles en arrive rapide­ment à son apogée ; la dissociété fait aussitôt place à une reconstruction artificielle de la vie en commun selon le schéma idéologique ; cette « société » nouvelle privée de ses fondements de justice ne peut tenir en équilibre que grâce à ce que Nietzsche appelle « les crochets d'acier » d'un État sans société ; et ce dernier, surplombant la multitude, est colonisé par une celasse parasitaire de diri­geants nouveaux animés par la seule volonté de puissance qu'un tel État, pourvu d'un pouvoir sans limites, provoque infailliblement ; une nouvelle hiérarchie basée sur les seuls rapports de force se recrée ; des inégalités surgissent que la justice générale n'oblige plus au concours réciproque dans un même bien commun ; l'idéologie « démontre » que ces stratifications ne sont que transitoires ; la promesse de les voir disparaître un jour les évacue du camp de la conscience ; et le système *se stabilise* dans un mensonge permanent : une société nouvelle serait en train de naître alors qu'il n'y a que l'illusion d'une société. En transposant une formule de Bergson, on peut dire que le mécanique s'est substitué au vital dans les rapports sociaux. La dialectique de la lutte des classes, loin de susciter au-delà de l'affrontement de la thèse et de l'an­tithèse une synthèse salvatrice, a débouché sur la plus inamovible des prothèses : celle dont l'enlèvement entraîne­rait la chute du système et le retour au chaos. Alors que toutes les sociétés humaines se développent d'une manière régulière et continue, sans grands accrocs, si la prudence politique qui les gouverne veille sans désemparer sur l'ac­cord de leurs éléments, la « société » communiste est condamnée à l'immobilisme : l'étau de la classe dirigeante ne peut se desserrer sans mettre en cause l'existence de ses membres et celle du système. Comment relâcher l'oppres­sion que la propriété collective des moyens de production et le planisme intégral font peser sur l'ensemble des citoyens sans retirer aux détenteurs des leviers de commande à chaque niveau de la machine pyramidale les privilèges qu'ils détiennent de l'étreinte qu'ils exercent ? La « libéralisation » du régime peut être une ruse temporaire et contrôlée, telle « la campagne des cent fleurs » en Chine, elle ne se traduira jamais dans les faits. Un « socialisme à visage hu­main » est une chimère. 134:171 On en arrive ainsi à déceler dans l'État soviétique une contradiction essentielle qui le conduira à sa ruine à brève échéance, selon Amalrik : pour que le régime se maintienne, il doit se transformer (car le propre de tout régime est de changer au cours des siècles tout en restant fidèle au principe qui l'anime), mais pour que ses dirigeants se main­tiennent au pouvoir, il faut que tout reste stationnaire. La mobilisation permanente dans laquelle les *apparatchiki* des démocraties populaires tiennent les masses ne doit pas faire illusion, car elle est elle-même un art de créer l'il­lusion de la vie sociale là où il n'en existe plus que la contrefaçon. Lorsque les parties d'un tout violent le pacte social originel et ne rendent plus à ce tout ce qui lui est dû, comme dans les démocraties libérales, ou lorsqu'une partie d'un tout se substitue au tout lui-même et trans­gresse à son profit l'ordre exigé par la justice générale, comme dans les démocraties populaires, il n'y a plus que l'apparence de la société. Qu'il s'agisse du *moi* romantique et solitaire ou de « citoyens » entassés les uns à côté des autres dans des collectivités où chacun imagine se multiplier et s'agrandir, c'est toujours l'insurrection de l'individu contre l'espèce dont parle Auguste Comte et le soulèvement des intérêts privés contre l'intérêt général qui continuent aujourd'hui. Jamais la justice générale, abusivement appelée « justice sociale », n'a été plus exhaustivement vidée de sa signifi­cation. Ce qu'on nomme actuellement « justice sociale » n'est autre que son inversion. C'est l'opération par laquelle l'individu isolé ou groupé exige son dû d'autrui au lieu de rendre à autrui son dû. Une telle exigence n'est assu­rément pas illégitime, mais à la condition que chaque individu (ou du moins la majorité d'entre eux) joue son rôle et occupe sa place dans la société. Nous l'avons déjà souligné : la justice particulière n'a de sens que par la jus­tice générale puisque les parties ne sont parties que dans leur rapport au tout qui spécifie leurs fonctions respec­tives et leur position propre. Jusqu'au XVIII^e^ siècle, comme le remarque Jules Monnerot, « l'idée de société dans la pensée européenne ne se distingue pas de l'idée de société acceptée », et l'acceptation de la société implique néces­sairement et indiscutablement l'acceptation par chacun de la place qu'il occupe dans la société. L'Antiquité, le Moyen Age, le début de l'ère moderne sont des époques de *consentement à l'être social*. 135:171 #### Société et hiérarchie postiche Ce n'est pas seulement en raison d'un décret du Destin ou d'une décision de la Providence qu'il en est ainsi, c'est avant tout parce qu'il n'y a pas de société sans hiérarchie et que toute hiérarchie, comportant des niveaux, comporte des individus à des niveaux différents M. de la Palisse ne dirait pas mieux ! La Fatalité et la Divinité ne sont ici que l'expression, à la hauteur du bien commun absolu, de la nécessité immanente au bien commun de toute société : sans diversification des êtres humains, il n'est point de communauté. La mystique égalitaire qui sévit depuis la Révolution française dans les régimes libéraux aboutirait, si elle passait dans les faits, à la plus com­plète indifférenciation sociale, à la désintégration de la communauté en individus étanches, à l'anarchie. La même eschatologie égalitaire anime de son merveilleux la pré­dication marxiste, mais si la « nouvelle classe dirigeante » des pays communistes reste verbalement attachée à cette apocalypse, elle n'en tient aucun compte dans les faits. Le libéralisme et le socialisme ne peuvent dépasser l'ap­parence où ils prospèrent qu'en caricaturant dans la réa­lité l'ordre social qu'ils nient et en construisant une pseudo-société dont la hiérarchie purement matérielle, fondée sur le nombre, l'or ou la force, pastiche les hiérar­chies antérieures disparues. Reprenons donc notre refrain : *la raison et l'expérience prouvent que la négation de la justice générale et du bien commun objectif entraîne la disparition de la justice distributive* dont les fondements, la portée et surtout les bénéficiaires sont de plus en plus contestés. Le sort des pseudo-hiérarchies de remplacement est d'être perpétuel­lement remplacées par d'autres, comme en témoigne l'his­toire du parlementarisme et des « purges ». Déjà Rivarol avait remarqué qu'à la façon dont on distribuait la gloire en son temps, « celle-ci n'était plus un piège pour la vertu ». Que dirait-il aujourd'hui ? Il est inutile d'insister sur ce point. Quant à la justice des échanges, elle est aban­donnée à la loi du plus fort et le plus fort est toujours celui ou ceux qui occupent, directement ou par personnes interposées, la chambre des machines de l'État sans société. Le capitalisme d'argent et le capitalisme d'hommes, la « grosse finance » et les syndicats sont ici à renvoyer dos à dos. L'État sans société, représentant du domaine public, se trouve de la sorte en face des seuls échanges entre particuliers dont l'immense majorité, à une époque où le bien commun n'exerce plus son influence spirituelle et morale sur les individus, est constituée par des activités économiques productrices et consommatrices de biens matériels. 136:171 Que l'État soit faible ou fort, qu'il soit colonisé par tel groupe de pression ou par tel autre ou par leur association occasionnelle, qu'il devienne entre les mains de la nouvelle classe dirigeante ou du parti unique un instrument d'une puissance immesurable, il n'importe : il n'y a plus de dis­tinction verticale entre le domaine public et le domaine privé, entre l'État et l'économie, mais un syncrétisme hori­zontal, une fusion partielle ou complète entre les deux secteurs de la vie humaine. Nous sommes en présence de l'événement le plus caractéristique de l'histoire contem­poraine : l'apparition et l'extension sur la planète entière d'États sans société qui absorbent, progressivement ou to­talement, d'une manière insidieuse ou brutale, par voie de persuasion, de séduction, de contrainte ou de violence, les seules sociétés que la Révolution ne peut pas détruire parce qu'elle anéantirait ainsi toute vie humaine : celles que forment les producteurs et les consommateurs et qui passent de la situation plurielle où la nature privée de leurs tâches les astreint à la condition de société nationale, su­pranationale ou universelle dont l'État assume la direction. *On a toujours les conséquences*, disait Bainville : si l'État n'est plus le gardien du bien commun, il devient le fournisseur, le comptable et le responsable des biens ma­tériels particuliers dont chaque individu a besoin pour as­surer sa subsistance. De leur naissance à leur mort, il assure à ses ressortissants le vivre, la nourriture, la subsis­tance, la santé, le bien-être physique, et il y joint, suprême raffinement, la diffusion de la culture et des connaissances nécessaires à cette existence quasi animale, y compris l'organisation des loisirs, comme il distribue l'eau et le gaz à domicile. Du *mieux vivre* et de franchir l'abîme que Pla­ton discerne « entre le nécessaire et le bien », il n'en a cure. Avec la justice générale et les justices particulières, le souci de la *vie vertueuse* et de la *vie humaine* selon ce qu'il y a de plus excellent en elle et selon les objets de ses activités excellentes, s'est évanoui dans l'État moderne. 137:171 #### "Mutation" de l'homme Ne nous étonnons donc pas de la tolérance que cet État moderne professe vis-à-vis de la plus abjecte porno­graphie : puisque le domaine privé disparaît et que le domaine public est le seul qui soit accessible désormais à l'homme, il est normal, si l'on peut dire, que l'obscénité, naguère encore refoulée dans les coulisses obscures du théâtre de monde, s'exhibe impudiquement et impuné­ment sur le devant de la scène. Un strip-tease moral se généralise dans tous les secteurs de la vie humaine. Cette mise à nu du fond même de l'être prend toutes les formes : l'autocritique et les aveux « spontanés » sont courants dans les pays totalitaires et la fange politique qui remonte ainsi à la surface n'est pas moins nauséabonde que l'autre. La monopolisation par l'État de la vie économique dont la finalité est toujours privée puisqu'elle est axée sur le consommateur en chair et en os, seul capable d'utiliser les biens matériels produits, provoque une véritable *mutation* du sens de la vie humaine. L'homme n'est plus un animal *intelligent* et *volontaire* dont l'activité spéculative et l'ac­tivité morale peuvent s'épanouir dans un environnement politique et social qui lui assure de *bien vivre* selon les vertus intellectuelles et morales qu'il possède. C'est un animal *laborieux* dont l'intelligence et la volonté sont mises au service de l'intelligence poétique, transformatrice de la matière et fabricatrice d'objets matériels dont il use et dont il devient ainsi la fin. Mais comme il est un élément à côté de centaines de milliers ou de millions d'autres dans l'État sans société, il ne dispose plus des protections ni des garanties que ses communautés naturelles ou semi-naturelles lui accordaient naguère avec générosité contre les excès du pouvoir. Il peut de moins en moins trouver refuge et assistance dans le domaine privé dont l'État assume de plus en plus la charge. Il en résulte que l'État dirige directement ou indirec­tement la consommation selon les régimes et que le con­sommateur ne finalise plus guère l'économie. Le dirigisme, le planisme, le socialisme ont partout réduit le libéralisme économique à la portion congrue. Dans les pays prénom­més libres, l'État colonisé par les producteurs de tous ni­veaux renverse la finalité de l'économie et l'ordonne au seul bien particulier des producteurs ou de la minorité qui les mène, comme dans les pays totalitaires où la puissance de l'État dont le prolétariat est le dictateur nominal et les membres de l'appareil les autocrates effec­tifs constitue la fin de toutes les activités laborieuses. L'État devient une immense usine dont l'unique fonction est d'aug­menter indéfiniment le produit national brut. Il est un État de travailleurs, un État dont le seul ressort est le travail, un État qui, sous couleur d'exalter l'activité labo­rieuse, n'a d'autre fin que s'étendre sans mesure et d'assu­rer un pouvoir illimité à celui qui siège à son sommet. 138:171 #### L'unique, substitut de l'union Sans doute ce point asymptotique n'est-il jamais atteint, même dans la conception stalinienne de l'État. Mais il est dans la logique du système. Un État industriel, un État dont la politique s'identifie avec l'économie ne peut pas ne pas être centralisateur et concentrer tous les pouvoirs dont il dispose en un seul Moi. La formule de Goethe est définitive à cet égard : « Un cerveau suffit pour mille bras. » Pour coordonner efficacement tous les secteurs de l'acti­vité économique, « l'équipe » et le pouvoir « collégial » ne suffisent pas, car les mécanismes du système ne se coordonnent pas automatiquement entre eux : la synthèse ne peut s'opérer que dans le cerveau d'un seul. Comme le dit quelque part Simone Veil, « un » placé dans un cer­veau et « un » placé dans un autre cerveau ne feront ja­mais « deux ». C'est un seul esprit qui est capable de ras­sembler toutes les données d'un problème. L'histoire ré­cente montre superbement qu'il en est bien ainsi. Lorsque la dernière guerre mondiale transforma les États en de gigantesques entreprises industrielles d'armements où tous les citoyens étaient impliqués à des titres divers, chacun d'eux se couronna du pouvoir d'un seul, les démocraties aussi bien que les autres. Les kilomètres de rues, jalon­nées de par le monde des noms « prestigieux » de Roose­velt, Staline, Churchill, sans parler de De Gaulle ni, par prétérition, de Hitler et de Mussolini si leurs usines avaient pu évincer la massive concurrence des autres, le prouvent à suffisance. Nous retrouvons sans cesse la loi sociologique première, qui domine toutes les autres et que notre aveugle époque n'aperçoit plus : lorsque les hommes ne vivent plus les uns par les autres dans l'obéissance à la justice générale inscrite dans leur nature et regravée dans leurs conduites par des institutions saines, ils ne peuvent plus que projeter leurs chétives individualités, juxtaposées et gonflées par l'idéologie, sur un seul individu *qui les représente et dans lequel ils se retrouvent comme en leur image divine dilatée*, récupérant ainsi dans l'Unique leur union perdue. 139:171 Le « culte de la personnalité » est inhérent à l'État industriel anonyme qui fonctionne à la manière d'une armée moderne dont toutes les composantes sont soumises à un comman­dement unique, et le « personnage » qui en émerge à la cime est la réplique du « capitaine d'industrie » que l'économie sans finalité du XIX^e^ siècle a essaimé sur le globe. C'est pourquoi, depuis que Napoléon tenta de « con­jurer », selon ses propres paroles, les effets de la Révo­lution qui renversa l'Ancien Régime sans le remplacer, les États industriels modernes sont également des États mili­taires à vocation impérialiste. Ils ne peuvent fonctionner sans déborder au-delà de leurs frontières puisque leur seule fin est leur constante expansion. l' « égoïsme » sociologique où la disparition de la justice générale accule leurs ressortissants, se répercute en « égoïsme » national et en un *Ego* qui fait corps avec lui. Sans doute ce mou­vement n'a-t-il pas une vitesse homogène partout et ne peut-il pas, par définition, en avoir, puisqu'il est conqué­rant, mais le pangermanisme, le panslavisme, le panaméri­canisme, le panarabisme, le panafricanisme, et tant d'au­tres impérialismes avoués, dissimulés, temporairement réussis ou avortés, momentanément disparus ou en ges­tation, répondent tous à cette structure que nous venons de dégager, à la fois économique et stratégique, propre à une sorte de cône dont la base s'étendrait sous la pres­sion d'une nécessité interne jusqu'à ce qu'il rencontre un obstacle infranchissable de la part d'un autre cône simi­laire. C'est toute l'histoire des deux derniers siècles qui se trouve ici condensée. Elle obéit à une logique implacable. Pour en observer le cheminement, il faut la débarrasser des brumes idéologiques qui l'entourent et qui en cachent le mécanisme, éternellement le même et que le système engendre par nécessité interne, aussi infaillible que celle qui régit la chute des corps : dès que l'on quitte le domaine social proprement *humain*, soumis à l'impératif de la justice générale, on entre, en dépit de toutes les reluctances, en flèche ou à saccades, dans le domaine du déter­minisme physique où il n'est plus ni bien ni liberté. 140:171 #### Une nouvelle idole : le travail Le refus d'accepter « la primauté invincible du Vrai et du Bien » accule l'homme moderne non seulement au sub­jectivisme et à toutes ses séquelles individualistes, libé­rales, libertaires, collectivistes et communistes, déjà en proie aux déchirements, aux sectionnements et aux conflits que leur principe engendre sans lassitude, mais aussi à se trouver, seul Robinson sans Vendredi, en présence d'un monde dont il ne pénètre plus les profondeurs intelligibles et dont la finalité ultime, comme, par conséquent, toutes les finalités intermédiaires, lui sont devenues opaques. La distinction chrétienne entre le monde intérieur et le monde extérieur s'est en quelque sorte sclérosée. Son symbolisme détourné de son sens et imaginé géométriquement plutôt que pensé et vécu, le *moi* de l'homme n'a plus eu en face de lui qu'un monde qu'il ne pouvait plus comprendre ni aimer comme une voie conduisant de degré en degré à Dieu, mais une sorte de chaos, de masse confuse, désor­donnée, une entité inintelligible dans laquelle il n'avait d'autre ressource que de projeter *ses propres besoins phy­siques* organisés de telle sorte qu'elle puisse être soumise à son intelligence et à sa volonté avides de récupérer un objet. Le monde n'est donc plus pour l'homme moderne un ensemble de réalités auquel son intelligente avide de vérité et sa volonté braquée vers le bien doivent se sou­mettre, mais une sorte de matière plastique, extérieure à lui-même, amorphe quant aux exigences qu'il veut satis­faire, pourvue de déterminations dont il doit vaincre les résistances, et en quoi il pose son empreinte victorieuse et prédatrice pour en *faire* quelque chose qui lui soit utile. Que l'homme se considère de la sorte comme un *artifex* qui travaille le monde à la manière dont l'ouvrier travaille des fragments de ce monde pour en tirer des *objets indus­triels* qui *dépendent* de lui et dont il *constitue la fin*, voilà qui est évident. Et ce procès, ce mouvement par lequel il modifie le monde par son travail est indéfini. L'homme en est la fin, c'est trop clair, car l'utile est avantageux à l'homme et à personne d'autre, mais les objets ainsi produits par l'ar­tifice humain deviennent eux-mêmes, directement ou in­directement, des *instruments*, des objets fabriqués qui *lui servent* à exécuter d'autres opérations de maîtrise et de conquête du monde, d'autres activités laborieuses par lesquelles il s'affirme *possesseur de l'univers*, si bien que le Travail qui les récapitule est, dans cette perspective, *la caractéristique essentielle de l'homme*. Son intelligence est le *moyen* par lequel il introduit l'intelligibilité qu'il a de ses besoins dans l'univers ; sa volonté est le *moyen* par lequel il exerce sa puissance sur l'univers pour les satisfaire. *Son œuvre n'est jamais achevée*, car l'objet de d'intelligence et celui de la volonté sont d'une amplitude infinie. 141:171 L'intelligence s'étend à *tout* ce qui est, la volonté désire *tout* ce qui est bien, et même rivées sur le seul axe de l'activité poétique, elles gardent ces caractéris­tiques : l'intelligence aura pour tâche de produire *sans cesse de nouveaux* objets industriels et la volonté de les utiliser *sans lassitude* pour accroître son emprise sur l'univers. La *totalité* de l'être et du bien se transforme ainsi en une *production* interminable, toujours renouvelée, de l'activité laborieuse de l'homme. Elle trouve en lui sa cause et sa fin. Parce qu'il a jeté l'interdit sur ses deux activités pro­prement *humaines *: l'activité contemplative, apanage de son intelligence, l'activité pratique ou morale, domaine de sa volonté, l'homme est acculé dialectiquement à devenir le démiurge du monde, non pour le contempler et pour l'aimer en sa splendeur achevée comme dans la fable du *Timée*, mais pour le transformer à l'infini et, puisque ses besoins se ravivent sans cesse à mesure de ces métamor­phoses, à se transformer à l'infini à son tour. Marx a donné la charte de ce nouvel *humanisme du travail :* « l'homme est l'avenir de l'homme » : par le travail saisi en sa radicalité métaphysique, l'homme devient, selon la prophétie de Marx encore, « la plus haute divinité », il est un dieu qui se *fait*, un dieu en devenir. A l'encontre de toutes les civilisations du passé, les plus frustes comme les plus hautes, et surtout en oppo­sition avec celle qui naquit à Athènes, à Jérusalem et dans les deux Rome, l'époque moderne est placée sous le signe de l'*action*, entendue non plus au sens antique d'ac­tivité proprement humaine, émanant de la raison pratique, de l'intelligence désirante ou du désir intelligent et donc l'objet est le Bien, mais en tant qu'opération productrice d'un effet extérieur et qui entreprend de modeler une matière située dans l'espace hors de l'agent en exerçant sur elle une contrainte transformatrice capable de satis­faire les besoins de l'agent lui-même. Sur son drapeau se trouve inscrite la formule de Faust : « Au commence­ment était l'Action », *Am Anfang war die Tat*, à l'inverse du prologue de l'Évangile selon saint Jean : « Au com­mencement était le *Logos *», l'Intelligence, le Verbe. Son équivalent est *Am Anfang war die Kraft*, « au commen­cement était la Force », la Puissance de l'homme créateur qui se substitue à toute cause créatrice transcendante. C'est normal, si l'on peut dire : le nouveau dieu ne doit-il pas être plus puissant que Celui qu'il chasse de la scène du monde ? Le Travail devient ainsi la première vertu de l'homme, plus précisément sa seule vertu, celle qui remplace toutes les autres et les rend inutiles. Il n'est plus ressenti com­me une nécessité physique dont l'implacable cycle s'impose à l'homme : 142:171 travailler pour vivre, vivre pour travailler, comme à l'animal à la recherche d'une subsistance qui lui permet de vivre pour en rechercher une autre. Il est la qualité humaine par excellence, la force par laquelle l'homme tend au bien, au seul véritable bien. la réalisa­tion de son être. Il est l'essence même de l'homme qui s'actualise, la loi morale suprême. Le Fabuliste lui-même s'y laisse prendre : *Travaillez. prenez de la peine,* *C'est le fonds qui manque le moins.* Les classes laborieuses, la bourgeoisie d'abord, le pro­létariat ensuite, sont les classes supérieures, sinon en fait, du moins en dignité. Dérivé de *tripalium*, instrument de torture, et vécu jadis comme une peine, le Travail est désormais la fin ultime que l'homme doit atteindre, s'il veut être homme. « Si tu ne travailles pas, tu ne seras jamais rien », c'est la menace que brandissent sur la tête de leurs enfants tous les parents depuis l'ère nouvelle. Le Travail a aujourd'hui absorbé toute la Morale, toute la Politique. Le seul homme digne de ce nom est le Tra­vailleur. La seule cité véritable est la communauté des Travailleurs. On en arrive alors à ces stupéfiantes déclarations d'in­tellectuels qui n'ont jamais mis la main à la pâte, mais qui aspirent secrètement à être « les cerveaux, qui diri­geront les mille bras », telle celle de Jean Lacroix, reprise et théologiquement orchestrée, avec toutes les astuces et les sophismes d'un vieux dominicain chevronné, par le R.P. Chenu : « Le travail exprime le fond même de la condition humaine... En humanisant la nature, le tra­vailleur devient plus homme et en devenant plus homme, il devient davantage un avec l'humanité entière et con­quiert son être objectif : le labeur du prolétaire humanise l'univers matériel qui l'universalise en retour. Aussi faut-il dire que c'est par le travail que l'homme est démiurge de d'homme. » On reconnaît la thèse même de Marx, hâti­vement badigeonnée de christianisme : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous et vous serez par là-même catholiques », ou encore : « L'Internationale des Travail­leurs sera le genre humain et, en même temps, la Chré­tienté nouvelle. » L'attraction de cette idolâtrie du Travail est telle sur les esprits que l'Église catholique elle-même, naguère encore axée sur la connaissance et sur l'amour surnaturels de Dieu, s'est mise à son tour à délirer et à vouloir battre le marxisme sur son propre terrain. 143:171 Selon les nouveaux théologiens inspirateurs de Vatican II, il s'agit désormais d'inciter les chrétiens (rassemblés dans un vaste mouve­ment œcuménique avec tous les croyants des autres reli­gions) à construire et à organiser, progressivement ou mieux encore par des moyens révolutionnaires, un monde nouveau où le Travailleur puisse revendiquer le titre de « coopérateur de Dieu » dans l'œuvre de la Création. La foi prolongée en politique, selon les exigences de l'Incar­nation, deviendra ainsi « crédible » aux yeux des prolé­taires que le progrès technique, bâtisseur d'une civilisation nouvelle, a rendus « maîtres et possesseurs de la nature » et séparés en apparence, et en apparence seulement, du « vrai » Dieu présent dan leur travail. Tirons-en la con­séquence soigneusement dissimulée : les clercs de toutes les religions qui ont perdu leurs fonctions dirigeantes dans la société moderne, les retrouveront en s'associant à la « nouvelle classe » que le marxisme engendre et dont nous avons décrit plus haut le mécanisme. #### Le travail détrône la justice Dans une « société » où règne despotiquement le féti­chisme du Travail, il n'y a plus la moindre place pour la justice générale. Travailler, c'est toujours travailler pour soi (*finis sui*), pour assurer sa subsistance et pour vivre. Celui qui ne fait que travailler et dont l'horizon se borne à son travail s'enferme dans sa subjectivité. Une société de travailleurs est contradictoire : elle ne pourrait être composée que d'individus juxtaposés. Pour que son travail puisse avoir une valeur sociale, il faut que le travailleur soit inséré, au préalable, dans des communautés de destin qui le font sortir de sa subjectivité, le soumettent à un bien commun et l'unissent aux autres membres, telles la famille, l'entreprise, la commune, la région, la nation, où il entre en relation avec les autres parties dans un tout qui les dépasse et qui leur donne l'occasion de communi­quer les unes avec les autres, constituant ainsi une société véritable. Le travailleur ne sort de son isolement que s'il parvient à donner l'existence à un produit qu'il puisse échanger avec autrui qui se trouve dans la même situation que lui. Mais cela ne suffit pas encore pour qu'il y ait société, le produit échangé étant immédiatement finalisé par l'individu qui en a besoin et par lui seul. 144:171 Pour que le travail, l'ensemble des travailleurs et, en bref, l'écono­mie ait une signification sociale, il faut qu'elle soit im­plantée dans un ordre supérieur au domaine privé où elle se colloque par nature et qui l'intègre dans sa propre réa­lisation. Autrement dit, *vivre* chez l'homme, anima social, n'a de sens humain que s'il est finalisé et en quelque sorte aspiré par le *bien vivre*, par le *vivre-selon-le-bien*. Alors, et alors seulement, l'échange entre producteur et consom­mateur, réglé par la justice commutative, acquiert une valeur sociale. Ce n'est plus seulement par le consomma­teur *en tant que tel* que l'activité économique, créatrice d'utilités matérielles, se trouve finalisée, mais par le con­sommateur en *tant qu'homme, en tant qu'animal raison­nable et animal social*. L'utile ne sert plus uniquement à vivre, mais à bien vivre, et se trouve réglé par la justice sociale. Nous entrevoyons ici la fonction que la justice générale devrait exercer dans la « société » contemporaine dominée par la pseudo-démocratie individualiste et égalitaire, qu'elle ne pourra remplir aussi longtemps que l'homme d'aujour­d'hui sera englobé dans un système politique dont le point de départ est tout ce qui sépare ou oppose les individus et les groupes, et dont le point d'arrivée fatal est l'État sans société, dirigé par une oligarchie de parasites, mais qu'elle *peut* réamorcer, avec le temps et le cours d'heureuses cir­constances, en partant des humbles et inéluctables réalités de la vie quotidienne qui imposent l'union comme préa­lable à toute œuvre commune. #### L'économie au stade de l'abondance Eh effet, la « société » industrielle, soumise à la supré­matie de l'activité laborieuse, dans laquelle nous entrons à reculons, et dont on peut dire qu'elle se caractérise par la profusion des moyens et par l'oblitération de toute fin autre que la croissance indéfinie, n'a de la « société » que le nom. Elle est, de par sa fixation sur le bien particulier des individus, producteurs et consommateurs qui la com­posent, une *dissociété* qui oscille sans cesse entre la foire d'empoigne et la chiourme, avec une propension, lente ou rapide selon les cas, pour la galère et le knout. Mais il n'est pas de mal qui n'ait son corrélatif. 145:171 L'empire démesuré de la Technique sur les activités de l'homme a fait passer l'économie du stade de la pénurie ou de la rareté qui l'a caractérisée durant des millénaires, à celui de l'abondance et même parfois de la surabondance. Le Tiers-Monde lui-même aspire à entrer dans la « civilisation » technique : il est, comme on dit, « en voie de développement ». Le dynamisme de l'économie contemporaine a au moins le mérite de libérer l'homme de la hantise de la subsistance et, en lui assurant le *vivere*, de lui permettre d'accéder au *bene vivere*. Cette possibilité exige, pour passer à l'acte, que l'abondance ne soit pas sans cesse remise en question et ne régresse pas vers la pénurie à laquelle la condamne l'État parasité par les groupes de pression économiques qui détournent à leur profit les richesses engendrées par le dynamisme économique général. Le terme de ce proces­sus de vampirisation est d'ores et déjà présent dans les faits : c'est la prise du pouvoir politique par un seul groupe de pression qui étatise, nationalise, planifie le dynamisme économique à son profit. La « nouvelle classe dirigeante » qui monte à l'horizon de l'histoire et conduit les masses à la conquête de l'État sans société, est d'une voracité sans limites. Les pays socialisés ou en voie de socialisation ré­gressent tous vers l'économie de rareté. Pour tenter d'en sortir, ils n'ont d'autre ressource que de mettre en œuvre, sous le couvert des sophismes les lus éclatants, un impé­rialisme sans limites : ces nuées de sauterelles téléguidées font plus de ravages que n'importe quelle horde isolée de fauves « capitalistes ». La colonisation du monde par l'État à prétention universelle est en route. Pour renverser cette évolution en apparence inéluc­table, il n'est que d'essayer, vaille que vaille, avec les moyens dont nous disposons, de mettre l'intérêt privé au service de l'intérêt général. Le dynamisme de l'économie, s'il n'était entravé et s'il ne réagissait à ce freinage par une recrudescence désordonnée de puissance productrice, est notre meilleur atout. Malgré toutes les jérémiades à propos des « retombées » de la « civilisation » technique et de ses « pollutions », il n'est guère d'hommes sur la planète qui en répudient les bienfaits et reviennent, à l'instar de Gandhi, à l'économie de la galette de maïs et du rouet. Les hippies ne fuient pas au désert pour y vivre en ermites, mais s'agglomèrent dans des villes dont ils utilisent bon nombre de commodités : s'ils voyagent d'un continent à l'autre, ce n'est pas à pied. Il faut être Tartufe pour déblatérer contre la « société » économique de notre temps à cause de son opulence alors qu'on cède chaque jour à ses attraits : *Cachez ce sein que je ne saurais voir.* 146:171 Bon nombre d' « intellectuels » s'y emploient au coin du feu, en pantoufles. Mais pour l'homme de bon sens, la « société » industrielle contemporaine n'est pas à décrier parce qu'elle produit plus de biens matériels et plus rapi­dement que dans le passé, mais parce qu'elle n'est pas assurée sur ses bases et qu'elle exige de a'État, son som­met, de garantir sa sécurité, sans s'apercevoir qu'il la transforme en termitière. Or le dynamisme qui l'anime ne va pas sans la présence de facteurs positifs dont le plus visible, mais le plus méconnu, est la solidarité *matérielle* établie entre ses membres. Que ceux-ci *dépendent de plus en plus les uns des autres*, d'un bout à l'autre de la pla­nète, pour vivre et pour survivre, est une évidence solaire. Il suffit d'évoquer ici la grande crise de 1929 et ses épou­vantables séquelles pour en être convaincu. Une dévalua­tion ici en amène une autre là. Le système économique international est devenu une immense toile d'araignée qui frémit tout entière au moindre choc en n'importe quel endroit. Il en est de même à l'intérieur de chaque nation ou de chaque région. Tout se rattache à tout par des rap­ports matériels dont la présence se fait sentir au sein de la vie quotidienne des hommes. Le dynamisme de l'économie moderne est conditionné à tous les niveaux par une division du travail qui établit entre les individus qu'il englobe à chaque étage, de l'entre­prise à l'ensemble du monde, une sorte de communauté de destin *qui, pour n'être que matérielle, n'en existe pas moins*. Le phénomène est visible à l'échelle de l'entre­prise où tous les membres vivent si bien les uns *par* les autres, tels les organes d'un même corps, que tous béné­ficient de son essor comme tous pâtissent de son marasme (y compris les bailleurs de fonds), en dépit du virus de la « lutte des classes » que l'esprit déboussolé du temps introduit en elle à doses massives, en se heurtant toujours à la résistance que la solidarité *de fait* lui oppose *maté­riellement*. A côté de la famille où la solidarité *physique* du sang et des gènes héréditaires résistera toujours à la folie des « classes d'âge » prétendument opposées que la folie de l'époque tente de lui inoculer, l'entreprise se dé­fend avec force contre les tentatives de dissociation qui l'assaillent. L'homme moderne, saoulé d'autonomie, d'éga­litarisme, de personnalisme, ne peut détruire ces derniers remparts que la nature dresse devant son rêve insensé de libération, sans se rayer lui-même de la surface de la terre. Les conditions de renaissance de la famille et de l'en­treprise à partir de leurs bases matérielles dépendent également du milieu. 147:171 Il est certain, à cet égard, que le dynamisme écono­mique propre à notre temps constitue une circonstance favorable. La recherche de l'avantage personnel inhérente à l'activité économique n'a plus le même sens dans un régime d'abondance que dans un régime de rareté où les intérêts particuliers divergent davantage. En effet, lors­que le travail humain multiplié par la technique parvient à produire beaucoup plus de biens matériels que n'en exige la simple conservation de l'existence, il se cons­titue une sorte de bien commun quantitatif au maintien, à la continuité, sinon à l'accroissement duquel chacun se trouve intéressé. On ne peut nier en effet que la prospérité d'une nation soit un élément du bien commun de ses ressortissants, qui obéissent, à leur insu la plupart du temps, à la justice générale lorsqu'ils travaillent à le créer. Sans doute est-ce là un bien commun qui ne vaut pas celui que l'on entend d'ordinaire sous le nom de Civili­sation, mais qui n'en existe pas moins et dont toute la communauté souffrirait si chacun, par une sorte de jansé­nisme ou de puritanisme indifférent aux nécessités de la vie, venait à le mépriser. La poursuite de cette prospérité matérielle rentre dans le cadre de l'intérêt général auquel la justice nous commande d'obtempérer. Une conjonction s'opère ici entre l'intérêt particulier dont la production des biens matériels est indissociable et le devoir qui in­combe à l'animal social. Cette coïncidence entre l'intérêt et le devoir déjà inscrite dans la structure des sociétés économiquement faibles, comme le souligne la sagesse du Fabuliste : *Si ton voisin vient à mourir,* *C'est sur toi que le fardeau tombe* l'est peut-être davantage dans une société qui n'a plus que la nécessité matérielle de vivre et de survivre à sa dis­position pour ne pas succomber à la dissociation totale dont le terme est le totalitarisme étatique. La prospérité matérielle ne se confond assurément pas avec l'ordre social et avec la civilisation, mais elle en est, comme en témoigne l'histoire, le présupposé. A plusieurs conditions toutefois, dont la première, et sans doute la plus négligée parce qu'elle est la plus difficile à réaliser, est le redressement des mentalités. #### Première condition : redressement des esprits L'homme moderne est entré dans une ère de dyna­misme économique et de développement technique, démuni des lumières qui émanent de la justice générale, pénètrent à leur insu les comportements des citoyens, 148:171 et subordon­nent leurs biens particuliers les plus légitimes au bien de d'ensemble hiérarchisé selon leurs capacités, leurs dons, leurs fonctions et les devoirs d'état qui s'y rattachent. Aussi longtemps qu'on n'a pas compris que l'époque mo­derne est celle où l'homme se libère de ses attaches na­turelles au monde, à autrui, à Dieu, il est impossible de saisir corrélativement qu'elle est *aussi* celle de la Tech­nique souveraine et qu'elle *doit* l'être par nécessité interne, plus puissante que toutes les volontés. C'est *parce que* l'homme s'est affranchi de ses solidarités ontologiques qu'il veut transformer le monde et, à mesure de ses prouesses techniques, consolider sa libération, sinon la rendre totale. A l'encontre des périodes antérieures caractérisées par une économie de pénurie, mais où le lien social (et religieux) était si puissant qu'il obligeait les détenteurs des techni­ques à en mettre les produits au service de l'ensemble des consommateurs, notre époque nous montre que l'économie d'abondance est le terrain de chasse des égoïsmes des producteurs pris individuellement ou en groupes. Le slogan bien connu : « Le client est roi » a été remplacé par « le règne des producteurs » prévu par Saint-Simon. Nous abordons « l'ère de l'opulence » avec le préjugé des épo­ques de pénurie privées de leurs freins et selon lequel « l'homme est un loup pour l'homme ». Au-dessus de la solidarité *de fait* que l'économie dynamique, fille de l'in­vention technique, crée entre les hommes se superposent des attitudes *mentales* fondées sur l'antagonisme et que la nécessité physique de l'association dément sans relâche. La *lutte des classes* dont nous souffrons est *une création de l'imagination* à laquelle l'économie dynamique refuse l'existence, mais dont les conséquences ne sont que trop réelles et la font passer pour indéniable. En réalité, il est vrai que la vie humaine orientée pour son entretien vers la production et la consommation de biens matériels ne va jamais sans difficultés. Le propre des biens matériels est d'être *divisibles*, et, du coup, ame­nuisables, épuisables même, s'ils restent quantitativement fixes et si le nombre des convives augmente. Au cours de son histoire millénaire, l'homme n'a jamais cessé d'être hanté par le spectre de la famine. Celui-ci ressurgit de nos jours : l'accroissement de la population mondiale ne rend-elle pas sa perspective prochaine, sinon immédiate ? On nous assure que les hommes ne cesseront jamais de lutter entre eux pour la possession de leur pain quotidien. On ajoute que les tensions qui règnent entre eux, leurs antagonismes, leurs conflits, voire leurs guerres inévi­tables sont en fin de compte bénéfiques. La pression qu'ils exercent est source de dynamisme. C'est en les surmontant que la vie rétablit l'équilibre qui est son essence. Ils sont donc indispensables à l'existence de l'homme. 149:171 Un tel raisonnement est inexact et sophistique. Si nous le transposions dans d'autres domaines, nous aboutirions à cette conclusion ahurissante que les disputes, voire les menaces constantes de divorce, sont des éléments favo­rables à l'épanouissement et à l'équilibre des familles ! En fait, ce paralogisme repose sur la conviction que l'éco­nomie d'abondance ne diffère en rien de l'économie de pénurie. Bien au contraire, l'expérience le prouve, la pros­périté est un facteur positif qui atténue considérablement les antagonismes entre les hommes. Lénine le savait qui enseignait que l'augmentation des richesses dans une société détourne le prolétariat de la lutte et « l'embour­geoise ». Aussi longtemps que l'Angleterre sera prospère, écrivait-il, « il n'y aura rien à faire avec les ouvriers anglais ». Maurice Thorez à son tour a défendu, malgré toutes les évidences et avec un acharnement non pareil, la thèse de la « paupérisation croissante du prolétariat ». C'est le contraire qui est vrai : pourquoi cette émigration vers les villes commerçantes et industrielles, vers les pays à dynamisme économique intense, sinon parce qu'on peut y vivre alors que l'endroit que l'on quitte ne le permet plus ? Le bidonville où l'homme subsiste vaille que vaille des reliefs de l'économie dynamique, vaut mieux, pour celui qui s'y trouve, que la terre qui ne nourrit plus son homme. *Primum vivere*. Il faut dire, avec Henri de Lovin­fosse, que les biens matériels engendrés par le dynamisme de l'économie contemporaine deviennent pareils aux biens spirituels qui ne s'épuisent point en se partageant. S'il existe encore une « géographie de la faim » et de vastes régions sous-alimentées, les grandes famines, qui rava­gèrent jadis des peuples entiers, ont disparu. Si des con­flits surgissent partout, c'est souvent parce qu'ils sont provoqués à des fins politiques et pour satisfaire les volontés de puissance des empires idéologiques. La fameuse « conscienciation » sud-américaine est typique à cet égard. Loin de porter remède à la situation économique incri­minée, elle l'aggrave, comme le montre l'exemple du Chili. Les tensions qui secouent l'économie dynamique ne l'amé­liorent pas, tant s'en faut, et, si l'union fait la force, la désunion fait la faiblesse. On ne peut pas espérer que l'association sera plus vigoureuse si la dissociation s'intro­duit en elle. Dans l'allégorie des membres et de l'estomac, Ménénius Agrippa l'a dit mieux que personne : leur conflit aboutit à leur commun épuisement. 150:171 #### Deuxième condition : coïncidence de l'intérêt et du devoir Cette constatation élémentaire fait apparaître la se­conde condition. En effet, si l'union est le principe de toute association durable et si l'on présume que les hommes de notre temps n'ont point l'intention de rétrograder à l'épo­que antérieure au néolithique où s'amorça la première révolution économique par l'invention de l'agriculture, il importe de constater que la concorde ne s'obtient jamais sans l'adhésion des esprits et surtout sans mettre en jeu l'intérêt particulier. Opposer l'intérêt particulier à l'intérêt général est au­jourd'hui entré dans les mœurs intellectuelles et de là dans bon nombre de conduites journalières. Comment donc réformer les mentalités ? Les conceptions politiques libérales et collectivistes qui se partagent le monde pré­supposent le conflit des intérêts. Les religions chrétiennes incorporent à toute allure à leur *credo* le dogme de la lutte des classes et son postulat : de l'antithèse surgira la synthèse et du carré le rond, merveilleux paralogisme qui voile la vieille tactique : *divide ut imperes*, et la volonté de puissance politico-cléricale. Puisque ceux-là même qui ont pour mission dans l'ordre *social* et *religieux* d'animer la recherche du bien commun ne le font qu'en s'appuyant sur le principe qui lui est directement opposé, avec la conséquence prévisible que ce bien commun ne sera jamais atteint, il ne reste plus qu'à s'appuyer sur l'intérêt parti­culier dont le domaine propre est *l'économie*, et qu'à montrer inlassablement, par une sorte de contre-propa­gande et grâce aux résultats que la guérison des esprits ainsi opérée obtient à l'intérieur et à l'extérieur des entre­prises, qu'il s'articule, *en économie dynamique*, à l'intérêt général. Si l'on veut surmonter « l'égarement des con­traires » et l'évolution irréversible du libéralisme au socia­lisme, il n'est point d'autre moyen. Mais encore faut-il que ce moyen obéisse aux règles de la justice et soit sanctionné par la loi. Or la justice générale ou sociale qui consiste à rendre à la communauté dont on est membre tout ce qui lui est dû selon la place que l'on occupe dans ladite communauté, ne se sépare jamais de la justice particulière distributive où ce qui est dû à chacun dépend précisément de la fonction qu'il exerce dans la société. 151:171 Il n'est point de justice sociale sans une hiérarchie dont tous les éléments sont ordonnés, selon leur gradation, au bien commun de l'ensemble. Une société égalitaire est irréalisable et injuste : il n'y a pas d'injustice plus grande, nous dit Aristote, que de traiter également des choses inégales. Mais il n'y a as davantage de justice complète si ce bien commun de l'ensemble n'est pas redistribué à chacun selon la part qu'il a prise à l'élaboration du bien commun. La société n'est pas un tout substantiel, une sorte d'individu géant, c'est un tout formé, en dernière analyse, de relations naturelles, semi-naturelles et institu­tionnelles entre des personnes. La justice sociale oblige le citoyen de rendre à chaque membre de la cité son dû en accroissant ou à tout le moins en maintenant le bien com­mun de tous, lequel est alors à répartir proportionnel­lement entre tous selon leur contribution audit bien com­mun et selon la règle de la justice distributive. « C'est ainsi, écrit saint Thomas, que lorsqu'on partage entre les membres de la communauté un bien commun, chacun reçoit en quelque façon *ce qui est à lui. *» La justice sociale et la justice distributive sont inséparables. Le bien com­mun est le meilleur et le plus réel de tous les biens parti­culiers. Le devoir et l'intérêt coïncident. C'est en accom­plissant mon *devoir* d'état, le devoir de servir le tout à la place que j'occupe en ce tout, que je sers mon intérêt propre. En économie dynamique, le problème de la production des biens matériels ne se pose plus guère ni en quantité ni même en qualité. Leur ensemble constitue une sorte de bien commun à l'édification duquel tous les membres d'une société à dominante industrielle collaborent selon la place qu'ils occupent dans la hiérarchie des entreprises et selon la place que les entreprises elles-mêmes occupent dans la société. C'est un bien commun inférieur à tous les autres, mais il unit *matériellement* les hommes : il est impossible en effet de produire en abondance sans diviser le travail, répartir les tâches, les ordonner entre elles et les unir sous un même commandement en vue d'une même fin. Il les unit même plus formellement, dans l'ordre de l'intention, puisque tous ont le même intérêt à rendre l'entreprise et la société prospères. Le problème est de distribuer ce bien commun. C'est là que commence la difficulté : l'égoïsme individuel et collectif propre à l'acti­vité économique risque ici de bouleverser l'ordre du bien commun imposé par la justice générale puisque celle-ci est inséparable de la justice particulière distributive qui en est la projection inversée. S'il y a injustice dans la distribution du bien commun, il y a du même coup injustice dans la constitution du bien commun, et inversement. De même, s'il y a justice dans la répartition du bien commun, il y a justice dans son élaboration, et vice versa. 152:171 Qui déterminera s'il y a justice ou injustice en l'occur­rence ? A l'intérieur des entreprises, seul le chef respon­sable de l'ensemble peut procéder à la répartition du bien commun entre ses membres. Mais dans la société elle-même ? Les intéressés, les producteurs ? Ne seront-ils pas juges et parties ? Ne seront-ils pas tentés de s'attribuer arbitrairement la place qui leur semble due dans la société ? Le milieu *objectif* de la justice ne sera-t-il pas livré aux déchirements des intérêts *subjectifs* des individus et des groupes ? Comment affirmer alors qu'il ont obéi aux pres­criptions de la justice générale selon leur devoir d'état ? Si la justice distributive est faussée, la justice générale l'est à son tour. C'est trop clair. En réalité, le producteur n'est jamais la même personne que le consommateur dans une économie quelque peu développée. Il l'est encore moins dans une économie dyna­mique qui s'adresse à un grand nombre de clients. Ceux-ci sont seuls capables de juger s'ils ont été bien ou mal servis par le producteur. Ils sont en effet les seuls capables d'ap­précier les biens matériels qu'on leur présente. Personne ne peut le faire à leur place. On rougit d'avoir à rappeler cette évidence. Ils se situent du reste au terme du proces­sus économique. Ils en sont la fin dans les deux sens du mot. On ne produit jamais pour produire, mais pour consommer. Puisqu'ils sont ceux *pour* qui la production existe, ils en sont le principe : en toute activité, c'est la fin qui est principe, c'est elle qui *juge* tout le mouvement qui aboutit en elle. Les consommateurs sont donc les juges qui déterminent la place que doivent occuper les producteurs dans la société et les obligations qu'ils ont à l'égard du tout, parce qu'ils sont les seuls à pouvoir évaluer les produits que les producteurs leur présentent *et à les payer* s'ils les acceptent. La justice commutative déclenche le processus de la justice distributive et celle-ci révèle les obligations que chaque partie du tout a, en stricte justice sociale, à l'égard de l'ensemble. Les trois justices ne sont pas séparées, mais complé­mentaires. L'une ne va pas sans les autres, mais il va de soi que l'établissement de la justice sociale dont l'État assume la garde et qui impose à tous les citoyens de servir le bien commun reste, par son éminence même, la fin de toutes les activités humaines prises comme telle. Il suit de là que l'État ne peut abandonner à son propre jeu le marché où se forment les relations entre producteurs et consommateurs. D'où la troisième condition. 153:171 Si le propre de l'État est de faire régner la loi dont l'observation rend vertueuses les conduites des citoyens au for externe, sinon, par une sorte de capillarité morale, au for interne lui-même, et si sa fonction est d'assurer la justice sociale, reine de toutes ales autres vertus, il ne peut tolérer que la concurrence sait faussée par les égoïsmes des individus et des groupes, et il doit veiller à ce que les intérêts parti­culiers coïncident dans toute la mesure du possible avec l'intérêt général. Renoncer à cette fonction serait pour l'État un véritable suicide. On remarquera ici que le libé­ralisme économique intégral et le communisme orthodoxe ont la même intention : abolir complètement l'État. Or pour exercer son rôle de gardien de l'intérêt général dans une société à dominante économique, l'État ne peut, en bonne et droite justice à laquelle il doit lui-même obéir pour veiller impartialement à son application, être juge et partie. #### Troisième condition : réforme de l'État C'est pourquoi la troisième condition qui permettra la réalisation de la justice sociale la plus ample est que l'État se débarrasse de « la graisse économique » dont il ne cesse de s'alourdir depuis des décennies sous l'influence des groupes de pression : l'obésité dont il souffre lui inter­dit de faire ce qu'il doit faire et le détermine à faire ce qu'il ne peut pas faire. L'État gardien du domaine public ne peut s'insérer *dans* le domaine du privé qui est celui de l'économie sans devenir un producteur gigantesque de­vant lequel les consommateurs démunis du pouvoir qu'il leur a ravi se trouvent impuissants. Détournant vers soi la finalité de l'économie, son pouvoir démesuré et démesu­rément vacant en démocratie est tôt ou tard accaparé par le groupe de pression le plus fort dont la volonté de puis­sance l'aura conquis : la socialisation de l'économie est totalitaire par définition puisqu'elle porte à la fois sur le domaine public et le domaine privé, ne tolérant en l'hom­me que sa conscience la plus intime à la condition formelle qu'elle soit inerte et muette. Cette cure d'amaigrissement restituera au pouvoir politique son énergie propre. Elle lui permettra de fixer les limites contiguës du domaine public et du domaine privé. 154:171 A cette fin, la promulgation d'un *code de l'économie* se révèle nécessaire ainsi que la création de tribunaux *ad hoc* chargés d'*arbitrer* les inévitables litiges qui s'élèveront entre les individus ou entre les groupes en matière écono­mique, et les infractions aux lois publiées. L'essentiel de ce code devra garantir la prévalence du bien commun sur les biens particuliers sans laquelle aucune société n'est possible et protéger l'union des citoyens contre les forces dissolvantes qui s'exercent en toute communauté, parti­culièrement lorsque le facteur économique y prévaut. Il devra d'autre part préserver contre les perturbations in­ternes et externes le système d'échanges réglé par la jus­tice commutative qui sert de support à la justice générale et à la justice distributive. Saint Thomas pose en principe que le prix d'une chose se définit en justice par sa valeur réelle et que ce juste prix est déterminé *par l'estimation commune* qui traduit le jugement de tous les membres de la société, non pas en tant qu'individus isolés et pris un à un additivement, mais *en tant qu'unis les uns aux autres et solidaires*. Il n'est pas le fruit d'un simple compromis entre les individus et les groupes qui se trouvent engagés dans la relation d'échange, ni d'un simple calcul mathé­matique réglé par la seule loi de l'offre et de la demande sur le marché, mais il est fixé par un marché *dont le fonc­tionnement se conforme à des règles qui visent toutes air bien de tous et qui, loin de s'inspirer des intérêts indi­viduels ou des intérêts de classe, ajustent leur application au bien commun de la société*. Le juste prix et tout ce qu'il détermine : salaires, traitements, bénéfices, investis­sements, part de l'impôt, etc. *doivent naître de l'union et renforcer l'union*. Dans le fonctionnement d'une société donnée, si l'on ne part pas de là, il est inutile de com­mencer. Sinon, faute de société préalable, on glissera dans le socialisme qui n'a jamais un visage humain. #### Solvuntur objecta L'objection généralement faite à tout essai de reconsti­tuer la société *en s'appuyant* -- nous ne disons rien de plus -- sur les facteurs économiques qui prévalent dans la vie contemporaine, est que les biens matériels sont toujours particuliers, que leur abondance ne résout pas le problème, l'envenime même, et qu'il est vain de les additionner, fût-ce à l'infini, pour constituer le bien com­mun, objet de la justice sociale. Un tel argument n'a de valeur que pour un esprit qui dissocie arbitrairement les conduites économiques de l'homme de ses conduites supé­rieures. 155:171 En fait et nonobstant toutes les tentatives effec­tuées par les économistes modernes pour les isoler et pour les étudier en vase clos, comme si elles constituaient un système autonome, les conduites économiques de l'homme ne sont jamais purement et simplement économiques et les biens matériels sont toujours imprégnés, même chez l'être le plus fruste, d'éléments moraux. Il n'est pas d'être humain qui mange comme un animal. Si loin que nous remontions dans l'histoire, la production et la consom­mation des biens matériels ont toujours été entourées d'une auréole *religieuse*, et donc *sociale*, si ténue qu'elle soit. Il faut attendre le XIX^e^ siècle pour les voir s'en défaire, mais c'est pour la remplacer par un nimbe idéologique, libéral ou collectiviste, qui vise, mais en vain, à leur donner une destination sociale déjà impliquée dans leur connexion avec les autres comportements de l'homme ouverts sur autrui. S'il est vrai que l'homme est un animal social, sa dif­férence spécifique ne peut pas être totalement absente de ses conduites économiques. L'art de vivre en société a toujours été d'infléchir les égoïsmes irréductibles des hom­mes vers la vie en commun. La société la plus élémentaire en témoigne : si la communauté conjugale n'était fondée que sur le seul plaisir sexuel, le plus incommunicable de tous, il n'y aurait jamais eu d'institution matrimoniale. A tous les niveaux de la société, les biens supérieurs qui se partagent vraiment en raison de leur nature spirituelle épurent et subliment les biens inférieurs qui, à la limite, ne se partagent pas. C'est un bien pour moi d'avoir un corps -- sinon je ne serais pas -- mais ce corps mien est strictement incommunicable. C'est pourtant sur lui et par lui que l'intelligence peut s'élever dans la sphère propre­ment humaine de la communicabilité. Qu'il s'agisse là d'une opération difficile en ce qui concerne les biens matériels, nos pères l'avaient tout de même menée empiriquement à bonne fin parce qu'ils ob­tempéraient spontanément aux impératifs de la justice sociale et que, même en économie de rareté, les forces d'union l'emportaient chez eux sur les forces de désagré­gation. La preuve est la durée même de l'Ancien Régime. Il n'y a pas d'autre issue que celle-là, même dans la société de style économique : restaurer l'union, le bien commun, par une prise de conscience *de sa nécessité et de ses bienfaits, sinon de ses avantages au sens le plus pro­saïque et le plus positif du terme*. Les biens particuliers sont plus que jamais précaires, instables, incertains, s'ils ne s'articulent vitalement au bien commun. L'État sans société, sans bien commun, dresse alors sa pompe toujours plus aspirante et foulante qui remplace la justice générale disparue. 156:171 Ce « monstre froid » ne nous ouvrira-t-il pas les yeux ? Ce que nos pères faisaient naturellement, nous de­vons maintenant l'opérer volontairement, à peine de som­brer dans « cette socialisation générale » de toutes choses, caricature horrible de la justice sociale, contre laquelle, naguère encore, Pie XII s'élevait « avec la dernière énergie ». Devant le spectre du Léviathan, l'instinct de conservation déclenchera-t-il un sursaut de sagesse et de lucidité ? #### Changement de la doctrine sociale de l'Église On en pourrait douter à voir l'évolution de la seule puissance morale capable d'influencer bon nombre de conduites humaines et de les replacer dans la voie droite, comme elle s'efforça de le faire au cours des siècles anté­rieurs : l'Église cathodique. Il est douteux que la primauté du bien commun « plus beau et plus divin que le bien d'un seul », qui fut le pilier de la sagesse sociale de l'Église pendant près de deux millénaires, soit aujourd'hui reconnue par la plupart des clercs, du bas en haut de la Hiérarchie. Alors qu'il est constant chez saint Thomas et dans la tradition de l'Église de proclamer que « l'homme tout entier est ordonné comme à sa fin à l'ensemble de la communauté dont il est une partie » (S. Th., II-II, 65, 1), on s'étonne de lire dans l'encyclique *Divini Redemptoris* la formule tranchante et catégorique que voici : *Civitas homini non homo civitati existit*, « la Cité est pour l'hom­me, et non l'homme pour la Cité ». Le contexte apporte sans doute une précision impor­tante : « Ceci ne doit pas être entendu à la manière des libéraux qui, en raison de leur doctrine individualiste, mettent la communauté au service de profits sans mesure pour les hommes pris isolément : il faut comprendre bien plutôt que tous les hommes, du fait qu'ils sont organique­ment associés, peuvent sur la terre, par une collaboration mutuelle, atteindre une véritable prospérité ; il faut com­prendre encore que dans la vie sociale, les dons naturels de chacun, d'ordre privé ou d'ordre public, s'épanouissent et se fortifient : ces dons naturels dépassent l'intérêt per­sonnel du moment ; dans l'organisation politique, ils ma­nifestent la perfection de Dieu. Cette manifestation est impossible si les hommes restent isolés les uns des autres. 157:171 Elle est elle aussi ordonnée à l'homme : reconnaissant cette image de la perfection de Dieu, il la reçoit et la fait remonter vers de Créateur par la louange et l'adoration. Car c'est seulement l'homme et non point aucune com­munauté humaine, qui est doué de raison, de volonté, de libre-arbitre. » De même Pie XII déclare, le 14 septembre 1952, que « l'homme dans son être personnel n'est pas ordonné *en fin de compte* à l'utilité de la société, mais au contraire la communauté est là pour l'homme », ce qu'il faut com­prendre à la lumière de l'Encyclique *Mystici Corporis *: « Toute société humaine, pour peu qu'on fasse attention à la fin dernière de son utilité, est ordonnée en définitive au profit de tous et de chacun de ses membres, car ils sont des personnes », ou encore dans celle de l'encycli­que *Sapientiae christianae* de Léon XIII : « La nature n'a pas institué la société pour que l'homme la prenne pour but, mais pour qu'il trouve en elle et par elle les secours propres à la conduire à la perfection. » Comme le remarque Jean Madiran dans son précieux opuscule : *Le principe de Totalité* ([^14]), selon le Magistère pontifical « la Cité est pour l'homme en ce que l'homme est PARTIE D'UN AUTRE TOUT, un tout supérieur au tout de la Cité ». De plus, selon le même auteur, ces déclarations pontificales doivent être lues et interprétées dans leur pers­pective propre : la lutte contre le totalitarisme moderne que saint Thomas ignorait. La société n'est pas un tout substantiel, une espèce d'individu colossal, dont le bien, étant particulier, se trouverait étranger à ses membres et s'imposerait à eux du dehors, comme dans les régimes totalitaires ; la personne humaine n'est pas une matière plastique dans laquelle la société « met son moule », comme dit Mao, par une propagande adéquate d'endoc­trinement et d'intégration destinée à créer une parfaite conformité d'esprit et d'action entre tous les citoyens. Saint Thomas sait qu'il y a une hiérarchie des biens com­muns : « L'homme n'est pas ordonné à la communauté politique selon tout son être ni tout son avoir, mais tout ce que l'homme est, tout ce qu'il peut avoir et qu'il a, est ordonné à Dieu » (*S. Th.,* I-II, 21, 4, *ad* 3). Les papes n'ont rien voulu dire d'autre : Dieu, bien commun de l'univers, est supérieur au bien commun de la famille. 158:171 Il n'empêche que des formules à l'emporte-pièce comme celle de Pie XI engendrent un malaise chez l'historien de la doctrine sociale de l'Église et chez le philosophe pour qui la justice générale draine vers elle toutes les vertus, étant seule capable, par la puissance unificatrice de son commandement, d'empêcher que la justice particulière, tant distributive que commutative, n'isole les individus dans le seul souci de leur bien particulier, et de renforcer l'ordre, l'harmonie et la paix sociale d'où elle émane et qui la rendent vraiment juste. Comme l'écrit avec perti­nence le R.P. Louis Lachance : « La politique instaure un ordre qui a pour effet de modeler directement, non les individus, mais leur agir. Elle saisit les hommes précisé­ment dans ce qui leur permet de venir en contact et de collaborer, à savoir, l'action. Or l'action appartient en propre aux personnes individuées, elle est leur chose (*actiones sunt suppositorum*). Elle se rapporte à elles comme à des acteurs responsables... Dès lors, si nous considérons que la fonction spécifique de la politique est de diriger l'action, *nous ne voyons pas qu'elle puisse arri­ver à l'exercer sans se soumettre les personnes*. Ce sont celles-ci qui disposent en propre de l'action, qui en sont les principes et les maîtres. Si donc, à titre de personnes, elles sont au-dessus de l'ordre politique, si à ce titre elles peuvent refuser à l'État juridiction sur leurs actes, nous ne voyons plus à quoi pourrait servir un ordre politique... La politique est un savoir pratique ayant pour objectif l'instauration de l'ordre dans l'agir concret des personnes individuées. Pour diriger l'agir, *elle doit se saisir des êtres qui en disposent, à savoir les personnes. *» Ou encore : « *Le progrès des individus n'est pas la fin de l'organisation de la vie en société, mais son effet propre.* En cherchant à produire des conditions générales du bien-vivre et en met­tant en œuvre les causes qui peuvent les réaliser, l'État se trouve à exercer sur les citoyens une pression morale une contrainte *qui a pour effet propre* de les améliorer en eux-mêmes. » L'inquiétude s'accroît lorsqu'on lit dans *Mater et Magis­tra* de Jean XXIII que « l'Église apporte et annonce aux hommes une conception toujours actuelle de la vie sociale ; suivant le *principe de base* de cette conception... les êtres humains *sont et doivent être fondement, but et sujets de toutes les institutions où se manifeste la vie sociale* (*sin­gulos homines* -- il s'agit donc bien des individus ! -- *necessarie fundamentum, causam et finem omnium socialum institutorum*) ». Comme on s'en aperçoit, le texte latin est beaucoup plus fort encore que la traduction française dite officielle. Dans *Pacem in terris*, le même pape revient sur le même point et y ajoute même une précision qui semble faire de la primauté de la personne sur le bien commun une des caractéristiques du monde mo­derne qu'il adopte purement et simplement : 159:171 « Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors le rôle des gouvernants consiste *surtout* à garantir la reconnaissance et le respect de ces droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et *en conséquence* à faciliter à chaque citoyen l'accomplis­sement de ses devoirs. » En clair, un tel texte ne peut signifier que le contraire de la philosophie sociale antérieurement accréditée dans l'Église : désormais les justices particulières, la distribu­tive et la commutative, *sont prioritaires* par rapport à la justice générale qui impose aux citoyens le devoir de ser­vir le bien commun, chacun à sa place, selon ses qualités et ses dons. Ce renversement implique que les intérêts particuliers, individuels et collectifs, *ne sont plus au préalable réglés par la justice sociale* qui les subordonne, les lie à l'intérêt général et les légitime. Il n'est plus pos­sible de faire coïncider l'intérêt et le devoir si la justice générale n'est pas *d'abord* respectée. C'est précisément parce que le bien commun et tous les modes possibles d'union en quoi il consiste sont communément oubliés sinon méprisés de nos jours, que « les droits de l'homme » sont si souvent violés, que la justice distributive fonc­tionne au bénéfice des individus et des groupes de pres­sion qui refusent d'être au préalable les parties d'un tout, chacune à leur place, et que la justice commutative sacrifie presque constamment l'intérêt des consommateurs, fin morale de l'économie, aux intérêts opposés ou concertés des producteurs. Si « la société est au service des droits imprescriptibles de la personne », selon Mgr Bernard Lalande, délégué général international du Mouvement in­ternational *Pax Christi* et commentateur attitré de l'ency­clique, il est évident que ladite société est au service de la dissociété, ce qui est personnel étant de soi incommuni­cable et impartageable. Autrement dit, une telle « société » ment à son nom. Elle se nie et se détruit perpétuellement elle-même, et comme il faut quand même « vivre » en « société », les personnes seront tôt au tard forcées de s'entasser les unes à côté des autres dans le produit de remplacement de la société qu'est le socialisme : elles seront attirées vers lui comme les papillons vers la flamme qui les dévore. C'est le sort de tout personnalisme de virer vers le collectivisme. Toute l'histoire récente du per­sonnalisme dit chrétien en fait foi. 160:171 Le glissement « vers la gauche » de l'Église catholique contemporaine proclamant par la voix de Vatican II que « la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d'une vie sociale, est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions », le manifeste à son tour. Dès que l'on érige la personne en fin, il est impossible d'éviter la nécessaire « étape » du com­munisme étatique, comme Marx lui-même n'a cessé de le dire et de le redire. Lui aussi était parti de la personne dont « la conscience est la plus haute divinité » et il avait pour fin la libération radicale de toutes les aliénations dans lesquelles pouvait tomber la personne pour réaliser pleine­ment son être. Mais il était assez lucide pour comprendre que l'érection de la personne en fin de la vie sociale exige l'intervention d'un Pouvoir colossal, nanti de tous les pou­voirs : l'État communiste, capable de renverser complète­ment le cours de la nature qui voue des hommes à la vie sociale, ordonne les parties au bien commun du tout dont elles sont la fin, et fait de leur union la condition de toutes leurs activités. Utopie au demeurant, car « l'étape » du communisme dure et tous les serviteurs de la personne humaine en voie de libération sont bien décidés à en rester les maîtres. L'*Umwertung*, le renversement des valeurs tradition­nellement défendues par l'Église et de la primauté de la société sur la personne constamment professée par saint Thomas, s'est encore accentué sous de pontificat de Paul VI dont l'attachement à la chimère personnaliste transparaît à travers toutes les déclarations. Il l'a logiquement conduit à « entrouvrir prudemment la porte » au socialisme, selon l'expression de Lucien Guissard, présentateur de l'édition française de la *Lettre apostolique du 14 mai 1971 sur les questions sociales*, et à « permettre aux chrétiens d'envi­sager le degré d'engagement possible dans cette voie », pourvu qu'ils usent de « perspicacité », selon les termes employés par de pape lui-même. S'étonnera-t-on alors de voir bon nombre de prêtres et d'évêques célébrer le socia­lisme comme une panacée, proclamer avec fracas que « la socialisation est une grâce », sinon même « s'engager » cauteleusement ou effrontément au-delà du marxisme dans la subversion « culturelle » ou armée la plus radicale ? On a beau dire, beau faire, tortiller sa pensée en tous les sens, la balancer du *oui* au *non, affirmer et nier* la même chose sous le même rapport d'une manière presque simul­tanée, infliger les pires entorses au principe d'identité grâce aux artifices du verbe, il y a une cohérence, un en­chaînement nécessaire entre les moyens et les fins : *si la fin de la société est la personne, le moyen ne peut être que le socialisme, et il se substitue fatalement à la fin proposée.* 161:171 L'histoire du socialisme anglo-saxon né du méthodisme et celle du socialisme latin né de la Révolution française l'attestent à suffisance : la philosophie qui les sous-tient tous deux est une forme du « personnalisme » ; elle dresse l'individu contre la société existante et lui permet de s'épanouir pleinement dans une « nouvelle société » qui le soumet en fait à la minorité qui s'est emparée des leviers de commande de l'État. #### Comment en un plomb vil... Comment ce primat de la personne s'est-il imposé au mépris des évidences les plus étincelantes ? Car c'est un fait inexpugnable, si l'on a l'esprit sain et le cœur fidèle, que je ne suis pas le « principe » de la société ni moins encore sa « fin ». Une société constituée m'accueille dès ma naissance : elle vaut ce qu'elle vaut, mais *je ne l'engendre pas*. Le moindre mouvement de la nature en moi me porte à servir, bien ou mal, la société qui m'entoure : je ne suis pas un Robinson, seul sur une île déserte, rivé de la récon­fortante présence de Vendredi ; pour vivre, il me faut entrer en relation avec autrui, me mettre d'accord avec lui, recevoir de lui la pareille ; pour mieux vivre, l'union m'est davantage encore imposée par la nécessité comme une fin. Le parasite lui-même témoigne à sa manière de la finalité sociale qui le meut. Le fat le plus délibéré qui habille son personnage devant la glace le fait en vue de la considération sociale qu'il aspire en vain à détourner vers soi. Il sert la société et la prend comme fin à sa façon. Ériger la personne en principe et en fin de la société ne peut être que la conséquence d'une anarchie mentale qui refuse le contrôle de la réalité et se repaît des représenta­tions internes qu'elle fabrique, indifférente à leur con­cordance ou à leur discordance avec l'être. C'est répéter une formule mille et mille fois démentie par le réel et toujours renaissante dans les esprits repliés sur eux-mêmes et sur leurs rêves. La personne n'est-elle pas partout le produit de la société ? Et puisqu'elle est formée par la société, n'est-elle pas du coup plus apte à la servir ? N'est-il pas de son intérêt le plus profond et le plus spontané d'imposer si­lence à ses caprices et de se dévouer au bien commun ? Si nous ne choisissons ni notre sang, ni notre patrie, ni notre langue, ni notre tradition, comment pourrions-nous être le principe de la société ? *Si nous aimons notre société natale pour elle-même au point de lui sacrifier notre vie, comment pourrions-nous en être la fin ?* 162:171 Il faut avoir rompu en visière avec le principe d'identité et avec le sens commun, normes suprêmes de nos conduites intellectuelles, pour affirmer le contraire aussi impavidement qu'on le fait aujourd'hui dans les sphères ecclésiastiques. #### Hypothèse : la sécularisation de l'Église Pour comprendre ce transfert des droits de la société à la personne, il importe d'élaborer une hypothèse que les événements contemporains confirment d'une manière irré­cusable : l'assertion que la société a pour principe et pour fin la personne humaine ne serait-elle pas la conséquence du rabattement dans le temporel du concept d'Église sur­naturelle, et cette rotation de la verticale à l'horizontale ne serait-elle pas elle-même la résultante d'une « protes­tantisation » croissante des esprits ? Il n'est pas question de traiter ici de ce sujet tans toute son ampleur, qui est énorme, mais au moins peut-on dégager les grandes lignes. S'il est faux de penser que l'Église primitive s'est constituée graduellement par l'adhésion personnelle de chaque fidèle au message du Christ et s'il faut admettre que, loin d'être une société religieuse d'origine purement humaine dont la naissance et le développement sont dus au besoin pratique de s'unir qu'éprouvent les hommes adhérant à une même doctrine, elle a toujours été, dès l'origine et dans la perspec­tive des croyants, l'œuvre même de Dieu agissant dans les âmes, il n'en est pas moins vrai que, si Dieu garde l'initiative, elle est composée, non point de micro-sociétés naturelles comme l'est toute Cité bâtie par la nature et par l'art humains, mais exclusivement d'individus ou de per­sonnes. Il faut le dire avec insistance, à l'encontre du libéra­lisme théologique sévissant dans l'*intelligentsia* cléricale de toutes les confessions chrétiennes : le Christ est celui qui « opère tout en tous », « il a commencé en chacun des frères l'œuvre de sanctification qu'il poursuivra jusqu'au jour de son retour glorieux à la fin des temps » (Paul, Phil., 1, 6 sq.) et il est par conséquent « le principe, le milieu et la fin. » de toutes choses, y compris de son Église. Il n'empêche que les membres des premières communautés judéo-chrétiennes sont appelés « les saints », c'est-à-dire ceux que Dieu a élus, ceux qu'il a *appelés* (Rm. 8, 33 ; Col., 3, 12 ; 2 Tm. 2 ; 10 ; Rm. 1, 6 ; 1 Co., 1, 24 ; Rm. 1, 7 ; 1 Co. 1, 2) par leur nom, indépendamment de toutes les conditions familiales, nationales, ethniques, où ils se trouvent impliqués. 163:171 L'Église est originellement et toujours la communauté des personnes sauvées (indépendamment de leurs relations sociales) par la volonté salvifique du Christ. Sa structure institutionnelle et les fonctions qu'elle assume ne sont pas nées de la nature prolongée et renforcée par l'art humain ni d'une nécessité naturelle à vivre en société, mais de l'amour que le Christ éprouve envers ceux qu'il a choisis. C'est si vrai que les chrétiens sont *séparés du monde* par leur qualité de saints et d'élus et que la communauté chrétienne primitive a le sentiment d'être composée d' « étrangers », de « voyageurs », « au milieu d'une génération dévoyée et perverse » (He. 11, 13 ;.1 P. 2, 11 ; Ph., 2, 15) et que la cité dont ils sont membres se trouve dans le ciel (Ph. 3, 20). Si les Chrétiens sont « dans le monde », ils ne sont « pas du monde » (Jn 17, 11, 14-16) et ne lui appartiennent pas (Jn 15, 18 sq.) parce que leur fin est ailleurs, dans l'éternité et que « la figure de ce monde ne fait que passer » (1 Co. 7, 31). Le Christ n'est pas venu pour sauver les sociétés humaines et les civilisations, car leur fondement même, la société con­jugale, disparaîtra dans l'au-delà, mais pour sauver les âmes toujours personnelles et unies à un corps individuel qui ressuscitera au dernier jour. Ce qui lie entre eux les fidèles ce ne sont pas les néces­sités de la vie ou du mieux vivre ni davantage leur volonté libre de s'engager dans telle ou telle communauté, mais la *présence même du Christ* en ceux qui ont répondu à son appel, présence d'une force transcendante et immanente telle qu'elle permet à leurs personnes, de soi incommuni­cables, de communiquer entre elles, parce que ce n'est plus elles-mêmes qui sont le principe de leurs actes, mais le Christ qui vit en elles. Ainsi forment-elles un seul corps dont la tête est le Christ, le « plérôme de Celui qui remplit tout en tout » (Eph. 1, 22 sq. ; Col. 1, 18-20). Telle est l'Église remplie et animée d'une *présence divine *: elle est une société de personnes, à l'encontre des Cités humaines qui sont toutes formées de sociétés d'ordre vital inférieur agrégées entre elles afin de mieux-vivre. Le signe de l'incor­poration du croyant au Corps du Christ est le baptême qui régénère l'âme et qui, à ce titre, est toujours personnel. L'Église est ainsi la seule société qui puisse être composée de personnes, au sens fort du terme : *naturae rationalis individua substantia*, c'est-à-dire d'êtres humains qui ne sont pas *au préalable* reliés les uns aux autres par les nécessités qu'imposent la vie et l'aspiration au mieux-vivre, mais par l'irrésistible puissance de la grâce qui les meut chacun en particulier vers le même bien commun et le fait que l'âme humaine, incapable de participer à la vie intime de Dieu, peut désormais, par la Révélation et la grâce, obéir aux injonctions salvatrices de l'universelle Justice divine. 164:171 Pour être une société de personnes et ne pas se désa­gréger aisément sous la pression turbulente de ses éléments toujours enclins par nature à se replier sur eux-mêmes, il est clair que l'Église doit détenir un pouvoir sur les âmes semblables à celui de Dieu lui-même : elle est, selon l'étonnante formule de Bossuet, « Jésus-Christ répandu et communiqué ». Elle l'est par la doctrine qu'elle enseigne, les sacrements qu'elle accorde, la liturgie qu'elle célèbre, le saint Sacrifice de la Croix, principe du salut, qu'elle renouvelle chaque jour sur l'Autel. Or détenir un pouvoir, c'est instaurer une hiérarchie, promulguer une série d'obli­gations qui assurent l'existence d'un même bien commun, inaugurer un ordre juridique. Il est manifeste, aux yeux du philosophe qui examine le fait sans préjugés, guidé par sa seule raison, que, sans l'Église hiérarchiquement constituée et institutionnalisée, une société de personnes serait rapidement emportée vers la dissociation qui guette les « natures rationnelles » en matière de vérité, lorsque la réalité à laquelle leur jugement doit correspondre se situe au-delà de leur capacité de comprendre. L'histoire de la philosophie le manifeste déjà dans ce qu'on pourrait appeler « la société des philosophes », puisque ceux-ci, toujours enclins au subjectivisme, leur tentation congé­nitale, n'ont cessé de la défaire au cours des temps. Quant au protestantisme, où chaque personne est à soi-même sa propre et unique Église, sa division en d'innombrables sectes et, corrélativement, sa relative solidité là où il cons­titue encore une société ecclésiale, sont la preuve historique de la loi sociologique en question à laquelle rien de ce qui est humain ou incarné dans l'humain ne peut échapper. Pour le sociologue qui a la tête philosophique, seule une société *surnaturelle* de personnes peut exister et durer. Si l'Église est engagée dans le temporel, c'est donc à titre de société surnaturelle, supérieure à coup sûr à tous les autres types naturels, semi-naturels ou artificiels de société, détentrice de l'*auctoritas* à laquelle toute *potestas* est sou­mise en tout ce qui concerne l'ordre du salut des person­nes, mais vis-à-vis de laquelle cette même *potestas* conserve son indépendance *en ce qui concerne l'observance de la justice générale et des deux justices particulières* qui en dépendent, qu'elle est en droit d'exiger des citoyens. L'ancienne formule de Gélase I^er^ : 165:171 *Duo sunt quibus principa­liter mundus hic regitur : auctoritas sacrata pontificum et regalis potestas*, la célèbre doctrine des deux glaives et des deux sociétés, chacune parfaite en leur ordre, la non moins fameuse thèse du pouvoir indirect de l'Église sur la Cité et de son droit à la juger chaque fois que l'ordre tem­porel entrave sa mission surnaturelle, deviennent alors compréhensibles. Il ne s'agit là que d'applications de la philosophie des divers biens communs analogiques et hiérarchisés que nous avons déjà exposée : le bien commun universel qui est Dieu est supérieur au bien commun moins universel des sociétés humaines qui est d'un autre ordre. Comme on l'a écrit, « dans une vision religieuse du monde où la foi occupe la première place dans l'ordre des valeurs et où il est recommandé de faire son salut en ce monde pour accéder à la vie éternelle, il n'est guère concevable que l'autorité détentrice des pouvoirs du salut soit réelle­ment subordonnée ». Ce serait subordonner Dieu à l'hom­me. #### Naturalisation de société surnaturelle Si nombreux qu'aient été au cours des siècles les em­piétements des détenteurs de l'autorité sacrée sur le pou­voir souverain et inversement, il n'est pas douteux qu'ils ne peuvent être graves *aussi longtemps que la structure de la société ecclésiale ne prétend pas s'imposer à la société temporelle et vice versa*, et qu'il ne s'agit que de conflits entre volontés de puissance individuelles ou collectives : une société de personnes qui se substituerait au temporel à une société de sociétés ou encore une société de sociétés qui se substituerait au spirituel à une société de personnes se détruiraient l'une et l'autre. Or si ce dernier cas n'a pas encore été observé dans l'histoire, le premier l'a bel et bien été. Nous l'avons même sous les yeux en train de se décomposer et, de conserve, de décomposer l'Église : *la démocratie moderne* de type rousseausiste, libérale et révo­lutionnaire, qui n'a rien à voir, que le nom qu'elle usurpe, avec le régime démocratique, de tout temps reconnu par les philosophes comme aussi valable dans des circonstances données que le régime aristocratique et le régime monar­chique dans des circonstances données. Un système politique qui prétend assurer le salut de la personne au tem­porel est une création récente. Il date de deux ou trois siècles. Il a proclamé lui-même mille et mille fois sa nou­veauté. Il n'est cependant qu'une projection dans le tem­porel du concept chrétien l'Église vidé de sa référence congénitale au surnaturel. 166:171 Cela se voit. En effet, si une société de personnes ne peut subsister qu'en un Dieu surnaturel assez puissant pour les exhausser à la participation de sa vie intime qui les unifie, l'intelligence que nous pouvons avoir de sa Révélation ne peut être laissée à l'arbitraire d'un chacun. Il faut qu'il y ait un médiateur entre ce Dieu et l'homme. Puisque le Christ est monté aux cieux, il faut la médiation de l'Église qui en tient lieu. La seule manière de garantir la correspondance de l'intelligence à la réalité divine révé­lée et d'assurer au croyant la vérité de sa foi est ainsi l'infaillibilité du Vicaire de Jésus-Christ. On peut cher­cher, il n'y en a point d'autre dans l'optique d'une foi qui se veut adéquate à la réalité de son objet. Un organe *étranger à toute vue personnelle* et qui certifie que la doctrine que l'Église enseigne en son *Credo* et en ses dog­mes est conforme à la réalité divine révélée, est rigoureu­sement nécessaire *pour qu'une société de personnes puisse se maintenir au niveau du surnaturel qui est le sien*. Il y a une logique surnaturelle comme il y a une logique naturelle. Leur loi commune est la cohérence. Si l'on part, comme l'histoire à elle seule l'impose, du fait que le Christ est venu sauver les personnes, il est impossible d'ar­river à une autre conclusion qui satisfasse l'intelligence. La personne, *naturae rationalis individua susbtantia*, ne peut jamais que se représenter le Dieu de la Révélation supérieur à son entendement. Qui donc lui garantira la vérité de sa représentation et sa conformité au Dieu révélé ? Elle-même ? Mais alors cette vérité ne sera jamais fondée que sur la puissance d'affirmation du sujet qui se l'exprime à soi-même. Elle sera irrémédiablement entachée de sub­jectivisme. La vérité de foi n'aura plus Dieu pour principe, mais la personne qui en est le siège et, l'ayant pour principe dans l'ordre spéculatif, elle l'aura comme fin dans l'ordre pratique. De chacun sa vérité à sa vérité pour chacun, il n'y aura plus d'autre critère de la foi que « l'expérience vécue » ou « la vie », autrement dit une évaluation incontrôlable qui, à la limite, ne correspond plus qu'à une émanation de la pure subjectivité de la personne, indépendamment de toute référence à une réalité quel­conque qui la contraindrait « du dehors ». Ce n'est plus à l'intelligence, et à la volonté qui lui prête son ultime con­cours, à s'adapter à la Parole de Dieu telle que la préserve contre toute interprétation personnelle une autorité que le Christ a déléguée à Pierre et à ses successeurs, mais c'est à la Parole de Dieu de se soumettre aux inévitables caprices d'une intelligence et d'une volonté repliées sur elles-mêmes et coupées de la réalité révélée. La personne devient sa propre médiatrice entre elle-même et le Message de salut. 167:171 Mais comme la personne est fatalement de nature rationnelle et que son objet propre n'est pas Dieu tel qu'il est en lui-même, il suit de là que la raison -- puissamment aidée par *l'imagination*, « maîtresse d'erreurs » et qui est désormais son *seul* recours -- devra *se construire*, à l'aide de pièces et morceaux empruntés à la réalité surnaturelle démantelée, une représentation mentale *dont elle est le principe et qui tiendra lieu de la divinité* dont la Révélation n'est plus garantie devant l'arbitraire. Cette représentation mentale dont la personne est la cause participera évidemment au caractère temporel dont la personne -- *individua substantia* -- est imprégnée : ELLE DESCENDRA FORCÉMENT A SON NIVEAU, et pour peu que ce mouvement se généralise, comme cela s'est vu à la Réforme dont l'objectif essentiel fut de détruire l'institution ecclésiale traditionnelle, le con­cept d'Église pris en tant que société de personnes parta­geant les mêmes croyances surnaturelles et unies sous un même chef (le Vicaire du Christ), deviendra celui d'une société de personnes qui viseront, DANS LE TEMPOREL LUI-MÊME, à s'affranchir de toute autorité supérieure à elles-mêmes. On comprend alors pourquoi les Églises protes­tantes ont engendré, partout où elles ont triomphé, des démocraties fondées sur l'autonomie religieuse de la per­sonne, tôt transformée en autonomie politique. S'il est radicalement faux de dire avec Bergson, suivi par Mari­tain, que « la démocratie moderne est d'ESSENCE évangé­lique et qu'elle a pour moteur L'AMOUR » (*sic*), *il est rigoureusement vrai de penser qu'elle est née de la lente et constante dégradation du concept d'Église pris comme société* SURNATURELLE *de personnes orientées vers leur salut personnel dans l'autre monde, en société* TEMPORELLE *de personnes groupées entre elles* POUR LEUR SALUT EN CE MONDE-CI. La démocratie moderne est l'Église, mais intégralement LAÏCISÉE. C'est la raison pour laquelle elle est une RELIGION, une religion de la personne, une religion complètement *anthropocentrique*, dont la finalité, consciente ou inconsciente, étant *catholique ou universelle* par substitution, est d'éliminer toute autre religion que la sienne. *To make the world save for democracy*, ce projet de Roosevelt con­dense toute la logique de la laïcisation progressive de la religion chrétienne depuis la Réforme. Les deux guerres planétaires que nous venons de traverser et qui furent menées pour le triomphe de l'idéologie démocratique, sont des guerres de religion, comme du reste les guerres de la Révolution française et celles de Napoléon qui scella, pour la première fois d'une façon lucide et selon ses propres paroles, « l'alliance de la *philosophie* et du sabre », entendant par là le rationalisme du XVIII^e^ siècle, résul­tante, lui aussi, de la religion chrétienne laïcisée et mon­danisée. 168:171 C'est pour cela que ces guerres furent inexpiables : elles furent conduites de part et d'autre au nom de la plus terrible et de la plus dévorante des idoles : le Moi, la personne démesurément dilatée jusqu'aux limites de la race, de la classe ou de l'humanité. #### Liberté Il serait trop long d'entrer ici dans les détails de cette histoire, mais il n'est pas douteux que la devise révolu­tionnaire : « Liberté, Égalité, Fraternité », dont le cardinal Verdier, archevêque de Paris, célébrait en 1938 à Prague, capitale de la franc-maçonnerie, la glorieuse origine évangélique, soit le produit d'une dénivellation et d'une sécularisation de l'Église comme société de personnes. La dé­christianisation de la Chrétienté qui s'est opérée au cours des siècles a précipité pour ainsi dire au fond du vase où baignait la civilisation occidentale un *caput mortuum*, une série de concepts chrétiens privés de la référence au surnaturel qui leur donne un sens, et dont notre temps n'a jamais pu se débarrasser. La religion que l'on renie subsiste *en creux* dans les âmes. On pourrait montrer que toutes les idéologies politiques apparues depuis 1789 sont le produit de la rupture et de la chute dans le temporel du rapport surnaturel qui relie chaque croyant au bien com­mun divin révélé par l'Évangile. « La Vérité vous rendra libre », lit-on dans le Nouveau Testament : c'est elle qui délivre l'homme du péché et qui, l'unissant à son Créateur et à son Sauveur, lui confère désormais son être propre, sa personne à nulle autre pareil­le, telle que Dieu la veut, libérée de toutes les apparences séductrices qui l'éloignent d'elle-même et de sa source. Projetée dans le temporel, cette liberté n'est plus que libé­ration de l'individu à l'égard de tous les biens communs naturels qui entravent son expansion et que la justice générale lui intime de respecter. La liberté devient ainsi un agent de dissolution sociale d'une puissance inouïe parce que l'homme qui en est le siège se considère tou­jours secrètement comme en relation avec la divinité, la­quelle ne peut plus être désormais que sa propre personne. 169:171 Tous les appels à la libération qui se répercutent en écho aux quatre coins de la planète en sont la preuve : ils sont tous imprégnés de *mystique*, même l'exhortation à la libération sexuelle et à la liberté de l'avortement : si « nos ventres sont à nous », comme le proclamait un calicot au cours d'un défilé d'avortées dans les rues de Paris, c'est que la personne de la femme est *causa sui*, cause de soi, contrairement à la parole de saint Paul : « Vous n'êtes pas à vous-mêmes. » On pourrait multiplier à l'infini les exem­ples dans d'autres ordres, ou désordres. #### Égalité La notion d'égalité devant Dieu subit le même sort. Dans la perspective chrétienne, il n'y a pas de privilège, de droit ou d'avantage particulier accordé à un seul individu ou à une catégorie, en dehors de la loi commune : tous les chrétiens sont assujettis également aux commande­ments de Dieu et de l'Église, à l'obligation du baptême et des sacrements, etc. Ils adhérent tous également au même *credo*. Ils doivent tous pratiquer également les mêmes rites religieux, du moins pour l'essentiel, etc. Lancée dans le temporel, cette égalité pulvérise toutes libertés particulières à des communes, des régions, des corps constitués, etc., dont l'Ancien Régime était « héris­sé » et qui formaient obstacle à l'absolutisme toujours possible du pouvoir central. Le principe d'égalité, valable pour une société *surnaturelle* de personnes unies entre elles pour un lien plus puissant que toute nécessité natu­relle, est le facteur de destruction le plus efficace de la justice sociale qui implique, comme nous l'avons vu, une hiérarchie des parties par rapport au tout, chaque person­ne humaine étant sujet d'action en ce rapport et chaque sujet d'action étant différent des autres à d'innombrables points de vue qui le différencient et le mettent, selon l'in­tensité même de son activité en vue du bien commun, à la place qui lui échoit en stricte justice sociale dans la communauté. Il n'en est plus de même si l'on transpose le principe d'égalité des personnes dans l'ordre social tem­porel : on en arrive alors à une pulvérisation de la société en atomes rigoureusement égaux qui, pour être maintenus ensemble, doivent être tenus, d'une main de fer, par un pouvoir central qui tient alors dans la vie temporelle la place qu'occupe Dieu dans la vie surnaturelle des chré­tiens : l'État devient maître à la place de Dieu et sécrète une idéologie pseudo-religieuse qui agglutine les citoyens les uns aux autres. 170:171 Il est la tête d'un « corps mystique » où la grâce divine est remplacée par une religion de « la nouvelle société » *à construire* à partir de rien (comme le Cors Mystique du Christ à partir de notre impuissance radicale à nous sauver par nous-mêmes) sous la conduite vigilante de la minorité des « super-égaux » qui occupent la chambre des machines du pouvoir central. A la vie sociale se substituent la mécanisation ou, mieux encore, la pétrification sociale de tous ceux qui sont restés plus ou moins fidèles à l'individualisme révolutionnaire et qui doi­vent suppléer par un réseau de lois et de règlements de plus en plus serre a l'obéissance spontanée à la justice géné­rale. C'est ce qui s'est produit dans tous les pays que le christianisme a imprégnés : leur puissance s'est accrue de toute la vitalité mystique qu'ils ont soutirée à la religion chrétienne, mais la démocratie égalitaire rigide à laquelle leur déchristianisation les porte les entoure peu à peu d'un appareil administratif et policier dense, pesant et coûteux, qui paralyse leur vitalité sociale et qui les dote de cette caricature de la vie sociale hiérarchisée qu'est la technocratie. #### Fraternité Quant à la fraternité, il est à peine utile d'en souligner l'origine chrétienne dégradée. La fraternité chrétienne est *exclusivement* fondée sur l'amour du *prochain* en chair et en os avec qui la foi commune, les nécessités ide la vie partagée, la volonté de la Providence nous mettent en rela­tion effective et directe, la grâce surnaturelle remédiant à l'infirmité de la personne (toujours incitée à se replier sur soi) et interposant entre le moi et le prochain la pré­sence de Dieu, au point que l'amour de Dieu, bien commun des parties ainsi mises en relation l'une avec l'autre selon la justice générale qui le leur impère, se prolonge en amour du prochain lui-même appréhendé en sa personne. La fra­ternité « démocratique » ou « l'humanitarisme » vide cet amour de sa substance surnaturelle qui rend *seule* capable la communication de personne à personne. Elle le sécula­rise et le projette sur la personne qui ne peut plus, en d'occurrence, être appréhendée comme telle, et se trouve absorbée dans sa représentation abstraite, dans son « idée », laquelle se confond avec le sujet lui-même qui se la repré­sente, si bien que, loin d'aimer autrui en tant qu'autrui, c'est soi-même que le sujet aime. 171:171 L'amour du prochain concret se dévalue ainsi en amour du lointain abstrait, ce qui est la façon la plus hypocrite et la plus odieuse de s'aimer soi-même. C'est d'ailleurs au nom de l'humanité que les crimes les plus inexpiables ont été perpétrés : qui­conque n'est pas membre de cette humanité abstraite est un sous-homme, n'est pas un homme digne de ce nom et doit être liquidé sur-le-champ. Cette longue analyse de l'aventure du surnaturel chré­tien dans le monde moderne est nécessaire pour com­prendre *combien la contamination du christianisme* (par les idéologies démocratiques, individualistes, personnalis­tes, collectivistes que l'incapacité de ses fidèles, clercs et laïcs, à se maintenir dans la verticale du surnaturel lui-même, a exsudées et qui tendent à détruire toute société comme toute justice sociale véritable) *est dangereuse pour ce qui reste de justice et de société authentiques dans le monde contemporain*. Du seul point de vue de la sociologie philosophique auquel nous nous sommes placés, la fameuse « ouverture de l'Église au monde moderne », en ce qu'il a de spécifiquement moderne, c'est-à-dire de chrétien rabaissé, avili, fermenté, ne conduit pas seulement à « l'autodé­molition » de l'Église elle-même, mais à la stérilisation de tous les germes de renaissance sociale qui peuvent exister encore. Si la doctrine et la pastorale de l'Église venaient à changer, comme trop de signes l'annoncent, « la théolo­gie de la Révolution » triomphante s'élèverait *sur les ruines de la justice sociale* et tenterait de bâtir, avec les idéologies politiques de même niveau, surgies de la même source empoisonnée par sa sécularisation, une pseudo-société uni­verselle, nantie d'un gouvernement mondial, qui ferait pas­ser le personnalisme au socialisme totalitaire et donnerait libre cours aux volontés de puissances politico-cléricales déchaînées. Ce serait l'institutionnalisation sans appel de la pire injustice : la tyrannie. Aussi longtemps que l'Église n'aura pas expulsé de son sein le ferment de décomposition engendré *par ses propres hérésies politiques*, il est vain d'espérer un remède aux maux dont souffre la société contemporaine. L'Église ne peut en effet respecter les limites qui la séparent de César qu'en rendant au Dieu surnaturel qu'elle propose aux hommes, le culte qui lui est dû. Ce n'est pas en s'ou­vrant au monde et en se portant vers lui de toute la pe­santeur dont son insertion dans le temps l'alourdit, mais en s'ouvrant au surnaturel que les communautés naturelles, aujourd'hui attaquées de tous cotés par l'individualisme et par le collectivisme, pourront renaître. 172:171 Du point de vue chrétien, la grâce guérit la nature blessée de l'homme, et par là sa nature sociale mutilée, mais elle ne le fait qu'en s'adressant aux seuls êtres capables de recevoir son don et d'agir socialement : les personnes. C'est donc en élevant les personnes à la hauteur du surnaturel que l'Église pro­meut leur sociabilité naturelle et leur tendance innée à obéir, comme parties d'un tout, à la justice sociale qui leur enjoint d'assurer *la primauté du bien commun*. Ce n'est point en devenant un « mouvement d'animation spi­rituelle de la démocratie universelle », un MASDU, comme elle en éprouve aujourd'hui la vésanique tentation. Dans la prospective étroitement sociologique que nous envisageons ici, l'Église qui détient encore, malgré son délabrement, une énorme influence, pourra, en sauvant les personnes, sauver les germes de la société à venir. #### Conclusion Rien ne se fera donc sans la lente, difficile et nécessaire *réforme des mentalités* désaxées, victime d'un subjecti­visme individuel et collectif qui se traduit dans les faits par un mépris de la justice sociale authentique sans ana­logue dans l'histoire et par le refus de voir dans le bien commun le meilleur des biens particuliers, celui autour du­quel tous les autres gravitent. La conséquence en dérive : jamais les hommes n'ont autant invoqué et exalté « la justice sociale » que depuis qu'ils ne la pratiquent plus. En fait la justice sociale est devenue pour eux ce que leur carence en a fait : une éternelle revendication qui oblige l'État sans société ou l'État couronnant une dissociété à répartir ses dons gratuits, substituts de la grâce divine, sur une masse grandissante de quémandeurs dont le moi individuel ou collectif s'exaspère. Mais rien ne coûte plus cher que la gratuité. Aussi peut-on se demander avec Bain­ville si la « société » moderne (pour autant qu'on puisse encore employer ce mot) ne périra pas parce qu'elle aura coûté trop cher. Les effroyables gaspillages des États, dans tous les domaines, tant en période de paix qu'en période de guerre, en sont les signes avant-coureurs, sans parler de la succion épuisante qu'exercent sur eux, selon leur position de part et d'autre des rideaux de fer et de bamb­ou, les *pressure-groups* ou les membres de l'*apparatchik* qui détournent à leur profit et à celui de leurs clientèles son pouvoir et ses ressources. L'inflation est leur maladie à tous. Il suffirait d'un événement imprévisible ou d'une accumulation de petits événements incontrôlables pour que les États s'effondrent ou se lancent dans une nouvelle guerre inexpiable pour se donner un sursis. 173:171 Car on aura beau dire et beau faire, on ne contrôle pas l'inflation, on ne la guérit pas sans remonter à sa source : la négation de la justice sociale véritable qui subordonne la personne et les groupes de personnes au bien commun de la société. C'est l'âme de la société qui est malade ou, si l'on veut une autre métaphore, c'est son fondement qui se trouve ébranlé jusqu'en ses profondeurs. A vue de nez comme au bout du plus puissant télescope qui puisse sonder l'avenir, il n'y a pas d'autre solution au problème, inédit dans l'histoire, de la société de style éco­nomique dans laquelle nous sommes entrés, que la restau­ration de la justice sociale véritable et le rejet vigoureux de sa caricature. Le dynamisme qui a engendré cette société économique et qui la maintient dans l'existence y pousse du reste impérativement. Il crée en effet une solidarité de fait ou une solidarité virtuelle qui ne demande qu'à passer à l'acte entre les hommes. A travers la dissociété, c'est une autre société qui se constitue à l'appel même de la vie. L'homme, animal naturellement sociable, remonte lente­ment à la source des eaux amassées par le torrent indivi­dualiste conjugué au déluge collectiviste. La division du travail et les nécessités irrésistibles de la vie lui imposent de revenir, au-delà du libéralisme et du marxisme, à l'éter­nelle justice sociale qui ordonne la subordination des parties au bien de l'ensemble et leur collaboration mu­tuelle. Des communautés naturelles et semi-naturelles dévastées par l'esprit de division et de lutte, il ne reste guère que les entreprises, surtout celles que le gigantisme, phénomène de croissance pathologique et prélude au Lévia­than collectiviste, n'a heureusement pas atteintes. En dépit de toutes les forces de dissolution qui les assaillent, elles résistent à la discorde qui signifierait leur arrêt de mort. Aucune d'elles ne pourrait survivre et fonctionner si l'ins­tinct de conservation de l'homme, plus puissant que les idéologies destructrices, n'assurait que, dans ces lieux privi­légiés, l'union l'emporte sur la désunion et le souci du bien commun sur son mépris ou sur sa parodie. Tout se passe comme si la nature sociale de l'homme s'était orientée spontanément *vers la matière qui ne ment pas* et vers *l'économie où la sanction à la zizanie est immédiate et tangible*, pour assurer son salut. Sans doute y a-t-il encore la famille, mais dans la « démocratie » individualiste ou collectiviste, elle ne joue plus aucun rôle politique, tandis que la survie des entreprises oblige l'esprit de dissension alimenté par l'idéologie égalitaire à reculer. La hiérarchie sans laquelle il n'est pas de société juste y subsiste, avec les exceptions propres, bien entendu, à tout ce qui est humain. 174:171 La réalité est ici plus forte que toute fiction : les intérêts des ouvriers, du personnel les cadres, des pa­trons convergent malgré tout vers la sauvegarde de l'inté­rêt général. A partir de là, le philosophe qui ne veut pas jouer au voyant, n'aperçoit qu'une seule direction possible. Sachant que l'homme est un animal qui édifie des cités pour *mieux-vivre* et que la cité est une société de sociétés ordonnées elles aussi au bien de l'ensemble, il est sûr que, pour situer chacune des entreprises à leur juste place dans le tout dont elles sont parties, il n'y a que la concurrence bien réglée, soumise aux préceptes de la morale et aux lois communes dont l'État surveille l'exercice. Le reste n'est plus de sa compétence propre. Si une telle société renaît, elle sera beaucoup moins stable que les sociétés antérieures. Mais il n'y en a point d'autre qui apparaisse à l'horizon. De même, elle n'assu­rera que les conditions du mieux-vivre et non le mieux-vivre pris comme tel. Mais nous savons par l'histoire que la prospérité économique n'a rien qui contredise l'apport de l'homme à un bien commun situé moins terre-à-terre. Il faut commencer par le commencement. Ainsi entrerons-nous sans doute dans un Nouveau Ré­gime, moins glorieux que l'Ancien, mais qui aura le mérite incomparable d'exister. Ainsi s'amorcera une vraie Renais­sance, une Renaissance qui ne sera plus, selon le mot de Chesterton, une Rechute. Ainsi la Justice, reine de toutes les vertus, sera-t-elle restaurée. Marcel De Corte. 175:171 ### Journal logique par Paul Bouscaren Si discuter consiste à donner chacun ses raisons de voir comme il voit, l'un blanc et l'autre noir, l'un certain et l'autre douteux, etc. ; et lorsque l'autorité demande seulement de n'être pas, quant à elle, même si la thèse et les raisons militent contre elle, traitée comme rien, ou pire, *par la manière de lui parler, hic et nunc *; est-ce l'autorité qui rend impossible la discussion en lui refusant cela, ou est-ce la prétention anarchiste à se con­duire avec l'autorité comme un abus bon à détruire L'autorité peut consentir à discuter avec qui la discute, elle ne doit en aucun cas, et d'aucune manière, *laisser agir en société comme si la société n'exigeait pas le respect de l'autorité*. Car enfin, si l'égalitarisme est un droit de s'exer­cer comme si l'autorité n'avait pas de droit, que signifie une discussion sur le principe et sur l'exercice de l'auto­rité ? Le refus de celle-ci en pareil cas est d'abord le refus d'une sottise incohérente. (Et qui ne le voit pas, jeune ou moins jeune, il a bonne mine !) La discussion n'est pas im­possible pour autant, elle reste à sa place, aidée par là même à ne pas se payer de mots, mais à les peser tous au poids de la réalité, chacun s'imposant de réfléchir après coup sur les propos échangés, chacun coutumier de l'exa­men de conscience après la bataille... Non, discuter n'est pas impossible, et n'est pas inutile, mais pris concrètement à ses conditions morales et sociales, -- comme toute autre action. \*\*\* Ou le choix de chacun par lui-même en ses actes libres a une valeur absolue, que le temps ne saurait mesurer, mais alors voilà l'éternité du ciel et de l'enfer ; ou il n'y a en nous rien que de temporel, mais alors comment fonder le respect, en soi-même et en autrui, d'une vie aussi insai­sissable que le cours des heures ? \*\*\* 176:171 Le très jeune gendre : -- Les vieux, c'est pour mourir. La belle-maman qui pourrait être sa grand-mère : -- Les jeunes qui parlent comme ça, c'est pour faire des assassins. \*\*\* La maturité philosophique, par Étienne Gilson (ITINÉ­RAIRES de juillet). L'utilité de ces pages est grande selon qu'elles inculquent aux jeunes le handicap de leur jeunes­se, au rebours de l'égalité avec les anciens, ou d'un avan­tage sur eux, quant aux sommets de la vie humaine. Mais, à prendre à la rigueur le langage d'Aristote et de saint Thomas, la difficulté soulevée s'impose-t-elle ? Supposé la disparité selon les âges de l'être humain, -- au contraire de l'égalitarisme moderne, -- il s'agit, non de l'âge qu'il faut avoir pour étudier la morale et la métaphysique, mais de l'âge dont les qualités distinctives mettent à hauteur de pareilles études, selon qu'elles impliquent, prises pour les sciences en cause, la vertu et la sagesse. *Conveniens auditor*, dit le texte cité en note (7, page 140-1). Repor­tons-nous à la *Tabula aurea*. « *Convenientia* duplex, scili­cet secundum proprietatem naturae, et secundum pro­portionem potentiae ad actum... *Contemplatio*... est operatio conveniens homini secunduin naturam ejus ut animal rationale, et magis habenti habitum sapientiae... » \*\*\* Les parents se rendent insupportables s'il ne veulent pas être des copains, et c'est-à-dire laisser toute latitude à leurs enfants de croire qu'il faut, socialement, couper la tête pour guérir de la migraine. \*\*\* « Freud, évidemment, ne savait pas que l'escargot est bisexué... » (*France-Inter*, 13 h, 18 juillet.) L'auteur du bouquin a sorti ce : *évidemment*, le parleur de service l'a reçu comme une fleur ; ni l'un, ni l'autre, évidemment, n'a jamais lu Delille, ni rencontré ses vers sur l'escargot et son bisexualisine ; Delille, passe encore, mais Voltaire, mais cité là-dessus par le Robert ? \*\*\* 177:171 « Ama et fac quod vis ? » Primo, saint Augustin a parlé d'autre sorte : « *Dilige*, et quod vis fac. » Secundo, dire que l'amour veut le bien, ce qui est la règle de l'action, parle de l'action dans l'hypothèse de l'amour ; mais quand et chez qui cette hypothèse est-elle réalisée, autre affaire ; or il ne s'agit certainement pas d'inverser la parole d'Au­gustin et de le faire croire à l'amour dans l'hypothèse de l'action quelconque, où, en réalité, l'amour bel et bon peut être impossible. Craindre les châtiments du ciel fait obéir à Dieu, obéir à Dieu nourrit l'espérance, qui amène à l'amour (Ia IIae, 43, 1) ; refuser de servir Dieu par crainte croit fort bien qu'il faut servir Dieu par amour, mais en conclut fort mal que chacun dispose immédiatement de lui-même comme d'une matière propre à aimer Dieu, et le prochain en Dieu, aux dépens de ses bras et à la sueur de son visage, comme disait Monsieur Vincent ; voire, on ne pense pas du tout que la condition humaine oblige chacun de nous, quoi qu'il veuille, et meilleur est son vouloir à travailler sa matière sous peine de rêver ce qu'il veut, et n'en pouvoir mais. \*\*\* Toute existence au monde y a ses conditions nécessaires, l'existence des hommes aussi bien que les autres ; mais l'être humain se connaît comme un devoir-être, il fait obli­gation à chacun absolument. Vouloir parler de la vie hu­maine sans égard à ce dualisme irréductible de notre existence avec notre être, de nos nécessités par priorité avec la primauté de nos obligations, c'est la grande équivoque moderne pour tout perdre. La même équivoque où se débat­tent en vain trente-six questions à l'ordre du jour : existe-t-il une politique de l'Évangile ? La politique doit-elle être scientifique, et non métaphysique ? La science expéri­mentale, et non la philosophie, est-elle la raison de plein exercice ? L'école a-t-elle pour fin de préparer la vie pro­fessionnelle ? Toutes ces questions concernent la vie humaine, il faudrait donc, pour y vraiment répondre, voir de quelle manière, quant à l'existence au monde, et quant à l'être humain, notre vie relève de l'Évangile et de la politique, de l'éducation et de la profession, et de la raison plénière, et de la science, et de la philosophie. Ces deux derniers noms, par exemple, ne parlent-ils pas assez clair ? Avec la philosophie, il s'agit de *savoir vivre en homme*, ce n'est pas séparable de *vivre en homme *; 178:171 avec la science, il s'agit seulement de savoir, et, en fait, d'un savoir arrêté par méthode à l'enchaînement des phénomènes ; et c'est dans la science qu'il faudrait voir le plein exercice de la raison ? Le même monisme fait s'écarquiller les yeux (ouverts) sur la prétention à une politique de l'Évangile, -- comme si l'Évangile nous apprenait a exister dans ce monde et non à y être avec Dieu, à la vie, à la mort ; -- sur un art de gouverner la société des hommes, qui, certes, est avec la science du côté des conditions nécessaires de l'existence, mais celles-ci, dans cet art, au service d'un être humain hors des prises de la science ; et enfin, sur une école, non pour donner des hommes dignes de ce nom à la société, mais, réduisant celle-ci à une entreprise de pro­duction et de répartition, lui préparer la main-d'œuvre et les cadres. Ces précisions feront-elles avouer le susdit monisme canularesque ? Encore deux remarques à l'appui. Les temps modernes ont vu l'essor simultané de la science galiléenne et de la politique idéologique ; nous voyons aujourd'hui es mêmes chrétiens progressistes rejeter une morale de l'Évangile et vouloir qu'il soit leur politique. Deux remarques invitant à une troisième : les excès des hommes les précipitent à des excès en sens con­traire, non seulement par la suite, comme on le dit, mais à mesure, comme l'a dit Pascal. \*\*\* Si « connaître le bien et le mal », dans le langage biblique, c'est tout avoir à sa discrétion sans autre loi que son vouloir, et si c'est en cela qu'il s'agissait d'être « com­me Dieu », le péché originel fut donc, à la rigueur, de ne pas vivre dans l'obéissance à Dieu, et il consiste pour nous à naître incapables de cette obéissance ; or, que fait la liberté au sens moderne, sinon d'ériger en premier de nos droits la soif de ne pas obéir ? Libre selon qu'il part de sa seule liberté et ne s'arrête qu'à l'égale liberté d'autrui, chacun assez stupide pour y croire, sans rien entendre du silence sur la société, avec le silence sur Dieu, de pareille balançoire de liberté pour l'être que nous sommes. Naguère encore, l'enfance respirait chaque jour l'évidence de l'or­dre social essentiel dans une famille où le père était roi. Le maître d'école redoublait l'évidence. La jeunesse d'au­jourd'hui, pour la première fois dans l'histoire du monde, n'a pu rien voir ni pressentir de l'ordre social, et on lui a fait, comme aux adultes et citoyens, un droit de liberté sans ordre que le sien ; comment voudrait-on que cette jeunesse ne se montre pas sauvage, n'ayant pas été *civi­lisée ?* 179:171 L'ancienne noblesse consistait à *être né de*, on est citoyen moderne selon que « les hommes naissent et de­meurent libres et égaux en droits » ; la société n'a plus rien d'un héritage, précieux comme héritage outre la na­ture humaine, -- celle-ci étant ce qu'elle est, non seule­ment précieux mais indispensable ; la naissance humaine sonnant ce qu'elle sonne en 1973, que peut bien être le citoyen, et la société ? \*\*\* Que veut dire « apprendre à apprendre », sinon ins­truire de façon à faire sentir du goût pour l'étude, et donner les méthodes pour étudier avec fruit ? N'est-ce pas ce que faisaient les bons maîtres d'école, mais ce qu'ont rendu impossible les programmes « démentiels » ? \*\*\* « Jamais on n'a tant usé dans le langage de fausses abstractions, ni plus dénuées de sens. C'est le résultat d'une formation trop uniquement livresque, orientée vers des examens demandant beaucoup à la mémoire. » (Henri Charlier, *L'art et la pensée*, page 38.) Il y a ce fait de langage, et ce fait de formation livresque, et ce lien entre les deux. Il y a, historiquement et politiquement, le fait des abstractions de 1789, cause toujours active de la dérai­son moderne universelle, et par l'école, et par une « in­formation » digne de cette « formation » ; comme il est naturel à l'animal raisonnable de raisonner toute sa vie, vouloir être moderne fait déraisonner *de la même manière* le citoyen socialiste et le géomètre ensembliste. Pascal vou­lait mettre son génie à convaincre de déraison la raison ennemie de la foi ; il suffit aujourd'hui de la logique d'Aris­tote pour convaincre de déraison une raison contre la na­ture qui sévit partout d'aussi peu intelligente manière. \*\*\* « C'est l'heure ! Levez-vous ! Allons ! » (Matthieu, 261 45-46.) Commentaire du cardinal Marty : « C'est toujours l'heure. Disons toujours avec le Christ : Debout ! Allons ! » Mais, primo, le Christ a parlé ainsi une fois, non pas à toute heure. Secundo, il est écrit plusieurs fois, au con­traire, que l'heure n'était pas venue pour lui. 180:171 Tertio, il s'agit en effet, dans l'Évangile, de « son heure » en un sens solennel, et non pas du tout, d'être prêt à chaque heure pour ce qu'elle demande. Nos évêques se font entendre à la radio, (*France-Inter*, 13 h., 6 août), mais lisent-ils l'Évangile ? \*\*\* Si les hommes de ce temps déraisonnent sans limite, c'est l'esprit faussé par les deux fanatismes de la démo­cratie et de la science ; qui avait des yeux pour le voir partout, excepté le domaine des beaux-arts, voici le témoi­gnage d'Henri Charlier, à ravir : « *L'art et la pensée. *» Bornons-nous à une citation : « Les erreurs (...) venaient de Léonard de Vinci. Ce grand dessinateur fut en même temps un esprit très confus, dévoré de prétentions et d'il­lusions scientifiques. « Aucune certitude n'existe », dit-il, « là où on ne peut appliquer une branche des sciences mathématiques, ou bien qui n'est relié avec lesdites scien­ces ». Et il essayait de relier la peinture à la mathéma­tique. » (Page 130.) Ainsi, après « le moine Luther et l'abbé Calvin, hommes affreux », (réponse de Jules Lemaître à l'Enquête sur la monarchie), et ces autres hommes affreux, le savant Galilée et le sauvage Rousseau, le même pilori fait bonne justice humaine du prophète selon le cœur de Paul Valéry. « Vinci portait en lui tous les défauts des temps modernes, le scientisme, le snobisme et l'aveugle­ment spirituel. » (Page 162.) \*\*\* Canaliser la pensée fait horreur, soit ; mais la liberté de la pensée ne voit pas qu'elle a choisi la liberté des tor­rents, alors, que verra-t-elle ? Pascal a dit sans image l'inévitable, et le pourquoi : « L'esprit croit naturelle­ment, et la volonté aime naturellement ; de sorte que, faute des vrais objets, il faut qu'ils s'attachent aux faux. » (BR. 81.) Mais cela échappe, à présent, même à la pas­torale d'à présent. \*\*\* Depuis toujours : la raison humaine jugeait selon l'or­dre des *choses*, et il y fallait de l'expérience ; mais nous avons affaire, aujourd'hui, à une jeunesse fascinée par l'ordre des *temps*, selon quoi le passé *ne peut pas* juger le présent, qui *doit* être jugé par l'avenir ; et c'est à-dire, concrètement, les jeunes juges naturels de parents inca­pables de les juger. \*\*\* 181:171 Un père n'a pas le droit de se laisser traiter sans res­pect par ses grands fils ; mais comment leur faire com­prendre le respect filial, après qu'on leur a fait trouver contraire au respect de soi-même de ne pas recevoir le Seigneur comme l'on casse la croûte avec les copains ? \*\*\* Saint Thomas voit dans la colère un mélange détonant de tristesse et d'espérance (Ia IIae, 46, 1) ; lors donc qu'une sainte colère fait rire le monde moderne, ou le fait crier au fanatisme, cherchez la tristesse et l'espérance dont il est incapable. \*\*\* Mon père n'était pas sage-femme, ni médecin, mais en l'absence de l'une et de l'autre, il ne fit pas moins tout ce qu'il fallait pour que son dixième enfant vînt au monde aussi heureusement que les autres ; voilà ma réponse à qui demande si l'Église peut faire de la politique : elle peut et doit faire toute la nécessaire politique dont les pauvres hommes seront privés si l'Église ne s'en charge pas ; rien de moins, rien de plus ; mais en priant pour un meilleur ordre des choses, et pour ne pas succomber à la tentation du cléricalisme. \*\*\* La mort de cinquante otages ne peut pas, ne doit pas empêcher l'action (1942), la mort de onze otages interdit l'action (1972) ; toujours au nom de l'humanité (salivaire). \*\*\* *Constatation *: « Mais comme les élèves passent dé­sormais autant d'heures, sinon plus d'heures, devant leur téléviseur qu'en classe, et qu'il est impossible de leur im­poser une sélection des émissions, le rôle du professeur devient de plus en plus difficile. » 182:171 *Conclusion *: « Il con­vient de donner à l'enfant les moyens de vivre en harmonie avec le présent. » (*Figaro*, 13 septembre, page 12.) Vous avez bien lu, mais relisez quand même ; on vous le dit sans aucun humour : n'importe s'il fait tous les *accords* impossibles, il faut « vivre en *harmonie* avec le présent ». Mais aussi bien, n'est-ce pas la formule de l'aggiornamento de l'Église ? Paul Bouscaren. 183:171 ### A propos du constantinisme par Maurice de Charette AU PONT DE MILVIUS, l'Empereur Constantin a ren­contré Dieu et ce fut la victoire. Le contrat a été proposé et accepté, puis la fidélité du prince a répondu au don bénévole du Seigneur. Ces origines, à moins de les nier délibérément, nous interdisent de voir dans le « constantinisme » seulement une marque de la rouerie de l'Empereur, soucieux de contrôler les chrétiens et de s'assurer leur amitié, ou une marque du désir de sécurité des clercs, épuisés d'alimenter les jeux du cirque. Il n'est pas acceptable, non plus, de considérer que le constantinisme fut, de soi, une catastrophe, une sorte d'immixtion perverse du temporel réalisée grâce à la complicité ou à la lâcheté des chrétiens du quatrième siècle. Il faut, plutôt, accepter d'adorer ici la main de Dieu, Sa volonté d'organiser les rapports entre l'Église et l'État, dans un équilibre et une interdépendance qu'il ne convient pas de critiquer, mais de scruter dans un es­prit filial. Dieu acceptait déjà de rendre à César païen ce qui appartenait à César, mais il Lui tardait que César fût chrétien afin que la Cité temporelle puisse apporter à l'Église sa protection, sa sécurité, sa collaboration. Telle était la condition d'un développement du christianisme après la nuit des Catacombes. Le sang des martyrs avait assez proclamé la vérité pour qu'il fût possible de réaliser dans la paix. Après le temps des semailles venait l'époque de la moisson, pour laquelle tout orage est un danger. Soucieux de faire connaître au monde Sa vérité et Son amour, Dieu acceptait donc -- sans repentance, comme toujours -- de reconnaître le droit du prince, de lui prêter Sa force et même, dans une certaine limite, de lui accor­der le soutien loyal de Son Église. 184:171 Telle est l'explication généralement fournie par ceux qui étudient les suites de la bataille de Milvius, sans se refuser à un examen objectif et loyal des faits et de leurs conséquences. Nous croyons cependant qu'il faut aller plus loin et rechercher pourquoi Dieu s'est manifesté à Constantin, comme il suscitera plus tard la promesse de Clovis à Tolbiac ([^15]). Dans ces deux circonstances, en effet, un prince, souverain héréditaire, devenu par la suite chrétien et protecteur de l'Église, a reçu la victoire et la puissance. Il ne semble pas exagéré de dire que Dieu a recherché l'alliance du bras séculier pour bâtir avec lui et sur lui la Cité chrétienne, comme Il avait bâti l'Église sur Pierre. La dualité des pouvoirs a donc été voulue, soulignée, exaltée même, alors que le prince aurait pu se convertir d'une façon discrète et privée, devenir chrétien indépen­damment de sa fonction temporelle et mettre un terme aux persécutions, devenant de surcroît bienveillant à l'égard de l'Église tout en évitant de s'immiscer dans ses affaires. S'il n'en fut pas ainsi, c'est sans aucun doute que Dieu ne l'entendait pas de cette façon et les circonstances de la conversion le montrent. Dans le cas de Constantin, comme dans celui de Clovis, le prince a reçu un surplus de puis­sance temporelle dans le temps même où il venait au christianisme, et en liaison directe avec cette venue. Dieu a voulu une autorité temporelle chrétienne indé­pendante, confirmée aux yeux de tous les hommes de bonne volonté par un fait éclatant. Pourquoi, sinon parce qu'Il avait donné à l'Église une autorité qui nécessitait une contrepartie. Elle avait reçu pouvoir sur les âmes, pouvoir de lier et de délier et l'incommensurable pouvoir de consa­crer. Mais les hommes étant pécheurs, il fallait contenir les prêtres, leur éviter certains excès et, par-dessus tout, la tentation de s'annexer la Cité. 185:171 Pour que les clercs ne soient pas portés à abuser de la puissance liée à leurs privilèges d'hommes consacrés, il devenait indispensable de les placer -- et même, en quelques domaines non directement spirituels, de placer d'Église -- dans une certaine dépendance à l'égard d'un bras séculier chrétien, lui-même soumis à la loi de Dieu et agissant sous Son regard. Telle que Jésus-Christ avait fondé l'Église, il devenait inévitable et indispensable que des Constantin, des Clovis, et d'autres encore, nous soient donnés, dès lors qu'il n'était pas dans le plan divin de vouloir une théocratie qui, dans le contexte humain résultant du péché originel, fût vite devenue la plus horrible des dictatures. La même main ne pouvait pas commander aux fîmes et aux corps, régner sur les trésors spirituels et sur les biens temporels. Nous ajouterons même que les dépassements du pou­voir spirituel sont de loin les plus redoutables puisqu'ils se dissimulent derrière une prétendue volonté de Dieu, qui serait ordonnée à la finalité de l'homme. A terme, d'ailleurs ; la confusion des pouvoirs spirituel et temporel entraînerait la ruine du plan de Dieu et celle de l'Église par la révolte des esclaves que nous serions devenus. Il est donc, assurément, conforme à la volonté divine et à Sa gloire, d'empêcher les clercs d'acquérir une trop grande puissance dans la cité. Leur redoutable pouvoir sur les âmes est exclusif du pouvoir de gouverner ([^16]). \*\*\* Partant de ces principes, l'Occident chrétien s'est dé­veloppé depuis l'édit de Milan, en 313. Il y eut, bien sûr, des hauts et des bas. Il y eut des princes abominables et criminels. Il y eut des clercs qui ne valaient pas mieux. Les prêtres ont grogné sous la férule des princes chrétiens, tandis que ces princes eux-mêmes tentaient d'échapper au pouvoir spirituel des gens d'Église. 186:171 Et pourtant, si l'on examine ces quinze siècles dans leur ensemble, et en négligeant les inévitables scories, l'Église et là Cité se sont développées harmonieusement, la dignité humaine a été reconnue plus qu'elle ne l'avait jamais été depuis les origines du monde et les grandes exactions ont été limitées dans le temps et dans l'espace. Le principe d'interdépendance entre le temporel et le spirituel s'est répandu à tous les échelons de la société, au bénéfice des deux pouvoirs qui, même en s'opposant, continuaient de se reconnaître., Ce n'est pas ici notre propos de décrire l'ancienne société et la complexité des autorités temporelles, locales ou partielles, avec lesquelles les clercs devaient compter ; du moins trouvaient-ils près de ces autorités la reconnaissance de leur fonction spi­rituelle, même si parfois ils en subissaient des tracasseries ou limitations excessives. Tout ne fut pas parfait, mais encore une fois, les principes du constantinisme ont participé au développement de l'Église et lui ont permis de convertir et de sanctifier les âmes pendant quinze siècles. Elle a eu la liberté de prêcher la vérité et a bénéficié de la reconnaissance né­cessaire à la poursuite de son action. Ce n'est pas négli­geable. Mais surtout, il semble bien que ce fut réalisé d'une manière conforme au plan de Dieu, du moins si l'on veut bien considérer les structures que nous avons évo­quées au lieu de se polariser sur les accidents et les abus inhérents à la condition humaine. Il ne faut pas hésiter, au surplus, à affirmer que Dieu a voulu le constantinisme, qu'Il a voulu la reconnaissance mutuelle des deux pouvoirs ainsi que leur interdépendance, c'est-à-dire le droit de veto spirituel des clercs et le droit de veto temporel des princes, associés au devoir chrétien de correction et de réprimande mutuelle. Mais si l'on veut une preuve supplémentaire de ce que nous disons, on la trouvera dans l'histoire de notre Pu­celle, qui se situe tout entière à la charnière du spirituel et du temporel. Il y eut un jour où Jeanne se fit donner par Charles VII le royaume de France, puis l'ayant elle-même donné à Dieu elle en nomma le Roi, lieutenant, de par Dieu, afin qu'il tienne le royaume en commande. Ce n'était pas le temps, sans doute, de la séparation de l'Église et, de l'État ! \*\*\* Et puis, enfin, ce fut la Révolution française, avec son rejet de toutes les structures antérieures. Tournant le dos à Dieu et à la chrétienté, elle voulut réinventer le monde. 187:171 Les prêtres furent pourchassés, massacrés, guil­lotinés, déportés, à moins qu'ils ne consentent à renier leur sacerdoce en devenant jureurs. Les biens de l'Église, c'est-à-dire les biens des chrétiens (et des pauvres tout spécialement) furent volés et dispersés. Mais surtout, à travers les violences et les pillages, c'est à l'Église et à la société que la Révolution s'en est prise. Elle a voulu remettre en question, et même nier radicalement, les rapports du temporel et du spirituel. Elle a rejeté Dieu et Constantin ; c'est en quoi elle est satanique et universelle. Il ne semble pas, et nous avons déjà eu l'occasion de l'écrire, que la papauté ait, dès l'abord, perçu l'événement dans sa gravité absolue. Ce n'est apparu que comme une tragique anecdote, un accident de parcours ; aussi n'a-t-on pas appliqué le remède adéquat, faute d'avoir pris la pleine mesure de cette catastrophe fondamentale. S'il y eut, depuis la Révolution, quelques grands papes pour s'opposer à ses ravages, il paraît cependant que l'Église, dans son ensemble, ait tenté de s'adapter vaille que vaille, et parfois même gaillardement, à la situation nouvelle. Elle a regardé détruire les royaumes, disperser la noblesse, la bourgeoisie, les corporations, les villes libres, détruire les multiples franchises et libertés qui étaient la sauvegarde des populations. Il faut le dire ; malgré Gré­goire XVI, Pie IX, saint Pie X et Pie XII, l'Église, dans son ensemble, n'a pas combattu, dos au mur, la totale perversité révolutionnaire parce qu'elle ne l'avait pas pleinement discernée, parce qu'elle en était déjà contami­née quelque peu. De l'oncle Fesch ([^17]), elle fit un cardinal. comme de Duval, plus tard, croyant à nouveau donner la pourpre à de simples fripons, peu dangereux, comme César Borgia. La solidité ancienne de l'édifice a pu tromper jusqu'à notre temps, mais il était inévitable que l'Église vive des jours de ténèbres, lorsque la gangrène se mettrait, chez elle aussi, à puruler. Elle n'a pas défendu comme il con­venait l'œuvre née de son alliance avec Constantin ; elle a même peut-être éprouvé quelqu'inconscient soulagement à voir se disloquer des structures temporelles qui la limi­taient à son rôle propre ([^18]). Elle a cru pouvoir maintenir dans le sillage de Dieu le magma d'individus qui a rem­placé, depuis la Révolution, l'ancienne société. 188:171 On tuait ses prêtres ; elle en ordonnait d'autres. On volait ses biens ; elle quêtait à nouveau et les reconstituait assez vite. Alors, pourquoi s'inquiéter outre mesure ? Nous savons bien que l'Église doit souffrir pour la gloire de Dieu ! Mais les gens d'Église sont d'anciens laïcs ; c'est dire qu'ils sont recrutés dans des familles et des cités détruites, parmi des individus que la Révolution a décervelés. Il était donc prévisible qu'ils finiraient par transmettre au corps clérical leur virus personnel. Il en est trop d'exemples pour qu'il soit utile de s'appesantir. Nous pensons même que les prêtres sont particuliè­rement accessibles à ce virus trop peu détecté, trop peu combattu, parce que leur générosité les prédispose à « tom­ber dans le panneau », si l'on nous permet l'expression ; parce que leur célibat les rend moins attentifs à la dislo­cation de la famille et à la disparition de toute continuité ; parce qu'ils sont davantage esprit que matière, peu enclins par formation à se préoccuper des contingences tempo­relles ; parce que le service de Dieu, qu'ils assument, er fait une cible de prédilection pour Satan ; parce qu'enfin, comme nous le disions plus haut, on ne les a pas assez prémunis contre le danger dont seuls quelques clercs ont pris conscience, avec les plus grands de nos papes. \*\*\* L'Église est donc en crise. Elle subit la Révolution et nous dirons ici que nous ne pouvons différencier 1789 de 1917, car nous croyons fermement que la Révolution russe est l'enfant obligatoire de la Révolution française. Est-ce donc, pour autant, une victoire définitive de l'ennemi ? Non, bien sûr, parce que Dieu est le Maître et que Son heure sonnera, l'heure de Sa puissance et l'heure aussi de Sa miséricorde, qui nous furent promises à Fati­ma d'une façon particulièrement solennelle, après nous avoir été annoncées dès la rue du Bac et la Salette. Est-ce même une victoire partielle et provisoire, mais éclatante cependant ? Non, encore. L'abolition de toutes structures, toutes hiérarchies, de tout ordre dans la société, a supprimé les (justes et saines) entraves qui maintenaient l'Église dans les limites de sa vocation, lui donnant, par là-même, une force et une influence nouvelle, encore que pas toujours heureuses. En passant par la guillotine et par les pontons, en subissant l'exil et en se faisant voler les biens que nous leur avions donnés pour le service de l'Église, les prêtres ont acquis un prestige extraordinaire aux yeux des chrétiens et même simple­ment, des honnêtes gens. 189:171 Il en résulte un surcroît de pou­voir, une aura de puissance et de sainteté, qui est propre aux victimes et les rend parfois redoutables. Ce surcroît de pouvoir est, en effet, toujours indépendant des qualités intellectuelles ou morales de la victime, et ne se justifie que par sa position pitoyable de victime. Le chrétien s'est porté, comme il était de son devoir le plus strict, au secours de ses prêtres. Il les a révérés et leur a, par un penchant naturel, prêté parfois des vertus qu'ils n'avaient pas. Ils sont devenus intouchables aux yeux des fidèles qui ont totalement oublié les limites dans lesquelles les contenait jadis la société, lorsqu'elle existait. Il y avait alors un anticléricalisme chrétien du meilleur aloi, dont il conviendrait que nous prenions exemple, car nous sommes devenus d'une soumission excessive dans des domaines où elle n'a que faire. Faut-il rappeler cet évêque de Liège, cousin de Louis XI, qui ne fut jamais accepté dans sa ville épiscopale, par­ce qu'il avait femme et enfants ? (Il n'entra pas à Liège, mais y interdit par mandement les grand-messes, proces­sions et sonneries de cloches, toutes défenses qui furent observées sa vie durant.) Et pour ne prendre en face de ce souvenir lointain qu'un exemple dans l'actualité la plus brûlante, jamais nos ancêtres n'auraient toléré qu'un prestaillon vint leur prêcher la révolution, la liberté sexuelle et autres fariboles. Il eût été vigoureusement fessé, dans une grande joie po­pulaire, à sortie de grand-messe. Hélas, nous-mêmes avons oublié ces leçons du passé en face de prêtres qui oublient les limites de leurs fonc­tions et de leurs onctions, sources et limites, cependant, du respect que nous leur devons. Si nous évoquons ce pro­blème c'est parce qu'il est un héritage commun à nous tous qui sommes, par un côté ou l'autre, trempés dans le bain révolutionnaire, même alors que nous nous voulons traditionalistes. C'est aussi parce que les abus d'autorité ne sont pas le privilège exclusif des prêtres progressistes, mais tendent à devenir l'apanage des personnes consacrées, par déviation inconsciente de la finalité de l'onction. Nos évêques, ayant une onction supplémentaire, s'en donnent à cœur-joie, tranchant avec superbe et naïveté de tous problèmes politiques, économiques ou sociaux, sans du tout connaître la prudente, sage -- et pourtant rigou­reuse -- doctrine de l'Église. 190:171 Il n'est pas une grève qu'ils ne soutiennent, pas un dégagement de personnel qu'ils ne condamnent, pas un ouvrier africain qu'ils ne défendent, sans même s'inquiéter des circonstances propres aux cas dont ils traitent. C'est un parti pris démagogico-chrétien, s'il est possible d'accoler ces deux mots. Leur rôle traditionnel et leur dignité épiscopale appel­leraient une intervention de l'État et, au besoin, la remise en service de la célèbre cage du cardinal Balue, ou sa fabrication en chaîne. Mais, là encore, la révolution se détruit elle-même, parce qu'elle n'est pas l'héritière de Constantin. Parce que M. Pompidou n'a rien à voir avec le Roi très chrétien, il lui est impossible de mettre, comme le faisait Jeanne d'Arc, « les curés au pas régimentaire » (Péguy). Ne se reconnaissant plus pouvoirs chrétiens, issus de Dieu, nos États modernes ne peuvent plus contenir les gens l'Église en les incitant à s'en tenir à leur vraie fonc­tion, pour le plus grand bien de la Cité et pour le service des âmes. Lors même que ces États signent des concordats, ils entendent seulement fixer par des textes administratifs les rapports entre le pouvoir civil et l'autorité religieuse. Ils cherchent à éviter d'inutiles querelles, d'aigres chicanes, qui troubleraient la paix quotidienne dans le pays ; ils se drapent dans un esprit de tolérance qui serait propre à l'ère démocratique ; ils protestent du respect des consciences individuelles et du droit de chacun à pratiquer la religion de son choix, dans un pluralisme doctrinal et philosophique total. Il n'y a pas, dans cette motivation au rabais, la moindre référence aux droits de la Vérité, ni le moindre hommage rendu à la puissance de Dieu. Ce n'est plus une société chrétienne qui s'organise par réfé­rence à la création et au Créateur, mais une société laïque obligée d'admettre l'existence de facto de l'Église et d'en tirer des conséquences pratiques. On ne peut pas toujours livrer les chrétiens aux lions ! Au surplus, ce n'est peut-être pas le meilleur moyen de régler le problème... Mieux vaut sans doute faire admettre, dans un premier temps, le principe du pluralisme et donner à entendre que le mythe démocratique n'est pas si dangereux qu'on lavait cru. Le chaperon rouge est vraiment désarmé lorsqu'il confond le loup avec mère grand. Nous ne disons pas, encore un coup, que les rapports entre l'Église et Constantin aient été toujours et partout, pendant quinze siècles, animés par le sein souci d'honorer Dieu, de le servir et de l'aimer, mais nous prétendons qu'il y avait, à la base, un esprit diamétralement, opposé à l'esprit actuel. Les concordats, tous plus ou moins conçus dans l'optique napoléonienne, ne sont que de piètres pis-aller provisoires, gros de dangers lointains. 191:171 L'Église se trouve, par leur biais, amenée à reconnaître des États chrétiennement et philosophiquement inacceptables qui, en contrepartie, tolèrent son existence et, au besoin, lui ga­rantissent une maigre pâture. Il semble d'ailleurs que l'ère des concordats, telle que nous l'avons connue, touche à sa fin et ce n'est pas meil­leur ; car l'Église devient alors (comme c'est le cas en France), une grande entreprise libre en marge de l'État, ce qui représente un danger non négligeable au plan tem­porel et un risque évident pour le christianisme. Il n'est pas douteux, en effet, que par sa nature même, l'Église ait son mot à dire dans la cité ; mais elle doit en user pour le seul service de Dieu, avec courage, charité et discernement, ce lui n'est évidemment pas le cas actuel... D'où la tentation pour l'État de mettre un terme au désordre sans aucun respect pour l'institution, ni réfé­rence à un Dieu qu'il ignore. Pour l'instant, la V^e^ République subit sans se rebiffer MM. Marty, Matagrin et autres Riobé ; de même, le roi Baudouin, dernier roi catholique (à titre privé), se voit contraint de supporter M. Suenens. Ce serait navrante fai­blesse s'il s'agissait de pouvoirs chrétiens, mais nous ne pouvons absolument pas demander à des régimes neutres ou athées, démocratiques en tous cas, de mettre de l'ordre dans l'Église. Nous disons très formellement que nous ne tolèrerons jamais, dans le contexte actuel, l'intervention du temporel en matière directement ou indirectement religieuse contre le plus mauvais de nos prêtres ou de nos évêques. Ce sont querelles de famille dans lesquelles la République n'a rien à voir et pour lesquelles nous récusons son arbitrage. Jamais, a fortiori, nous ne ferons intervenir le gendarme républicain ou le juge républicain en matière directement ou indirectement religieuse. Nous attendrons, au besoin dans la défaite temporaire, que Rome ait à nouveau saisi les clefs de Saint Pierre d'une main ferme et se souvienne qu'il n'est pas de pouvoir sans justice, pas de justice sans sanctions, pas de défense de la vérité dans le silence et l'équivoque. \*\*\* L'ère constantinienne est-elle donc définitivement révo­lue ? Nous n'en savons rien, mais s'il en était ainsi, nous devrions mettre en place, avec la grâce de Dieu et sous Son regard, un pouvoir temporel chrétien de remplace­ment, un pouvoir rivé au besoin, qui soit capable d'as­sister et de soutenir l'Église en la contraignant à accom­plir toute sa mission, mais rien que sa mission. 192:171 Il ne s'agit pas d'une nouvelle action catholique, mais d'une or­ganisation temporelle capable d'assumer ses tâches pro­pres, de préserver les clercs de leurs propres tentations de puissance et de leur éviter de se fourvoyer dans des activités annexes. Ils ont à administrer les sacrements, à enseigner le catéchisme et, par-dessus tout, à célébrer la Sainte Messe ainsi qu'à rendre gloire à Dieu dans la prière. Mais ils n'ont pas le droit de disposer des biens d'Église, ni des libéralités des chrétiens avec une désinvol­ture coupable, comme si nos dons ne représentaient pas des privations dont la dilapidation est irritante et intolé­rable. Ils n'ont pas le droit de nous imposer des cérémonies ridicules ou blasphématoires. Ils n'ont pas le droit de vider le catéchisme de sa substance doctrinale, ni de fausser ou tronquer les Saintes Écritures. Ils n'ont pas le droit d'aller travailler comme salariés alors que Dieu et nous avons besoin d'eux. Ils n'ont pas le droit, en un mot, de se conduire comme de petits potentats dégagés de toutes lois et contraintes. Il faut espérer que, passée la crise actuelle, le clergé, moins nombreux mais purifié, reviendra de lui-même à une saine vision des choses et acceptera de rétablir la dignité propre des laïcs, dans une indépendance qui en sera la garantie. Car il ne s'agit pas, bien entendu, de conti­nuer le faux semblant actuel et de confier de prétendues responsabilités à des laïcs dont on se serait assuré par avance la soumission ou la complicité. Il s'agit d'un vrai pouvoir laïc, sagement défini et loyalement accepté, à la façon dont le Roi se soumettait jadis aux franchises et libertés de ses peuples. En attendant ce jour heureux -- et en l'absence des bienfaits du constantinisme -- il nous appartient, à nous laïcs, d'inventer des formules de remplacement, partout où cela est possible. Nous n'y parviendrons que dans la prière, l'humilité et la charité, mais ce sera pour le plus grand bien de l'Église et la plus grande gloire de Dieu. Maurice de Charette. 193:171 ### Ma Mère qui boite Comment j'ai perdu la messe *récit* par Jean-Bertrand Barrère « D'où vient qu'un boiteux ne nous ir­rite pas\ et qu'un esprit boiteux nous ir­rite ?\ A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit,\ et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons ;\ sans cela nous aurions pitié et non colère. » PASCAL. #### I. -- En Californie C'est arrivé ainsi, -- pour moi. Je passais l'automne, qu'on appelle dans les universités américaines le « Fall Semester », le semestre de la chute, dans le village de Westwood. Westwood village, comme on dit là-bas. Village, c'est plutôt un quartier, Westwood, de l'immense Los Angeles. Invité à enseigner à l'Université, j'avais loué un bungalow aussi près que possible -- trois quarts d'heure de marche, mais on ne marche pas en Californie, on roule -- du Campus de l'*University of California at Los Angeles*, par abrévation : U.C.L.A., -- prononcez : *Iou ! si Elle est...* 194:171 Ce « village » était fait de quelques longues artères et de petites rues, elles-mêmes assez larges pour qu'il faille les traverser les coudes au corps. Tout au long de ces rues s'alignaient des maisons neuves, basses et blanches, au toit en terrasse, agrémentées de petites pelou­ses bien tondues et de fleurs somptueuses. Les arbres, sou­vent des eucalyptus, dégageaient une odeur térébrante à laquelle j'étais particulièrement sensible. Je le suis tou­jours d'ailleurs, et ils n'ont pas changé non plus. J'aurais été parfaitement heureux sans l'étouffante cha­leur qui les deux premiers mois me rendait l'air irres­pirable et tout effort mental un souvenir. Je louai une petite voiture, qu'on appelle « compact », avec laquelle l'après-midi je m'échappais au-delà de Santa Monica et de Malibou Beach vers une des plages étagées au long du Pacifique. Une espèce de brise y faisait une différence de quelques degrés en moins. Il n'y avait personne, ou pres­que. Là, pendant quelques heures, je respirais et je lisais un livre de Jaspers sur l'Homme que l'avais trouvé en édition de poche dans un drugstore. Seul, sur cette longue plage sauvage, je m'étais habitué à réfléchir à la suite du philosophe allemand par petites tranches de temps. Cette lecture devait se trouver en rapport avec ce qui suivit trois mois plus tard. Elle me préparait, sans le sa­voir, au triomphe de l'informe et des décadences. Quand j'avais un jour entier de liberté, je m'échappais pour des prospections plus lointaines, au nord et au sud, mais toujours en suivant la côte. Je découvris ainsi ces missions qui, en divers points du littoral, forment une attraction de la Californie. J'aimai ces missions, groupes de maisons rustiques, aux longs murs blancs et aux toits de tuiles rousses, plantées et transplantées au bord de l'Océan deux ou trois siècles avant, qui répondent aux noms de saints, San Isidro, San José, San Jeronimo, etc. Invraisemblables, mais vrais témoins du passé, fixés au sol rouge de ce pays neuf entre tous ceux de l'Amérique. Alors que tant de traces diverses rappellent les aventures espérées profitables et tentées par des Russes, des Espa­gnols, des Suisses et d'autres, ces murs modestes plaident encore que ceux du vieux pays ne sont pas tous venus chercher, mais sont venus offrir et laisser, un trésor. Ces maisons ne sont plus que d'étranges musées, pavés de carreaux de cuisine. Une curiosité obligée n'y amène plus que quelques vagues de visiteurs, qui se dispersent à travers les nombreuses chambres préparées pour des hôtes défunts. Là, des Indiens venaient frapper à la porte, et à la nuit des voyageurs égarés, dont certains débarqués d'Europe. 195:171 Ils y trouvaient des pères et des frères laborieux, qui leur donnaient le pain, l'abri et le secours de leur mo­deste science. J'imagine qu'ils devaient leur dire aussi : révérez, aimez notre Sainte Vierge, croyez en Dieu le Père et dans son Fils, qui est né du Père et de Marie, ils se signaient, et qui a souffert pour tous les hommes, hombres, sur une croix, la Croix. Ils la leur montraient dans leur humble chapelle aux murs blanchis au lait de chaux, sur lesquels elle se détache avec l'éclat de ce qui brille. Car pour elle, et elle seule, l'or a été prodigué. D'Es­pagne parfois venait un bel autel baroque, tout décoré en hauteur de fioritures dorées, de guirlandes de fleurs sculptées dans le bois peint. Cela s'était passé il y a des années et des années. Seuls les regards éblouis des visiteurs modernes semblent animer l'ombre fraîche de la demeure désertée. Dehors, dans le vaste jardin de sable gris, j'admirai des fleurs mauves de bougainvillées et les fabuleux poinsettias, dont les larges fleurs rouges ont des pétales innervés comme de grandes feuilles. Dans ce temps-là, ma Mère marchait ferme, elle cou­rait les mers du Sud et du Nord, sans sautiller oblique­ment pour éviter de poser sa jambe malade et raccourcie. Le dimanche matin, je descendais entre les petits jar­dins coquets de Westwood et me rendais au couvent proche des pères paulistes, où la Messe était dite à dix heures. La chapelle était simple et spacieuse, avec des bancs de bois clair, bien poli, mais, elle aussi, elle baignait dans une lumière d'or qui filtrait des nombreuses fenêtres aux verres uniformément jaunes. Du haut de la chaire, en attendant la Messe, un prêtre en surplis blanc faisait répéter en chœur aux fidèles de bonne volonté, qui étaient en bon nombre, les principaux répons de l'office en latin. C'était, je ne dirai pas un spectacle, puisque j'y partici­pais, mais une action réconfortante et même émouvante. Peu de temps avant mon départ, le pli était pris, les répé­titions avaient porté fruit : les fidèles répondaient ensemble aux appels du prêtre officiant, comme je l'avais vu faire en France et ailleurs, il y avait déjà quelques années : c'était ce qu'on appelait la messe dialoguée. Aussi cette pratique ne m'avait-elle pas surpris. Inutile d'ajouter que j'étais bien aise d'avoir cette chapelle à Westwood. Je ne pensais pas que ce fût un privilège, d'ailleurs, d'y entendre la même messe qu'en Angleterre ou qu'en France. Comment l'idée m'en serait-elle venue ? C'était tellement naturel. Cette mission de l'intérieur poursuivait le travail de ses sœurs des siècles précédents. 196:171 C'est vrai. Et puis c'était alors la même chose partout, sauf en Orient. Là, j'avais suivi la messe dite par des moines coptes selon le rite de saint Basile. Oui, mais, tout de même, non loin du fameux Hollywood et du plus brillant Beverley Hills, de l'interminable Sunset Bou­levard, des free-ways, ou autoroutes urbaines, avec leurs sorties de rues indiquées sur de grands placards verts, dans cette région si neuve, si riche et soupçonnée si féroce, ou mettons si dure, c'était en somme un réconfort inattendu d'avoir à sa porte, ici, la messe de là-bas. Cela se passait en des temps reculés. En 1964. #### II. -- Variations de la Messe tridentine De retour à Cambridge, quelle ne fut pas ma stupé­faction ! La messe en latin que les pères paulistes entraî­naient leurs paroissiens à dialoguer avec eux, celle même que. leurs frères missionnaires deux ou trois siècles avant avaient importée avec eux, la Messe était retouchée. Mor­ceau par morceau, lambeau par lambeau, bribe par bribe, elle allait se délabrer, se désintégrer. Mais je n'en savais rien encore. Pour le moment, il y avait par-ci par-là un bout de changé ou de raccourci. Ce sont d'abord les prières au bas de l'autel, je crois, qui furent écourtées, comme dans la messe des morts, puis finalement escamotées. Le prêtre, paraît-il, les disait pour lui en allant de la sacristie à l'au­tel. Aucune explication donnée, sinon que c'était peut-être une excroissance des siècles, dont on pratiquait en somme l'ablation. Ainsi se glissa en nous l'idée que des parties de ce corps organique, la messe, pouvaient être comparables à cet appendice du nôtre, inutile et parfois enflammé, dont on pratiquait l'excision. De là à considérer la messe com­me un organisme susceptible de maladie, comme un corps malade ! 197:171 Il y eut le Credo. On commença par là. C'était le cas ou jamais, n'est-ce pas, de savoir ce qu'on disait. Pendant trois siècles au moins, on n'avait pas su. On essaya du vernaculaire. Pour la commodité, comme souvent le Sym­bole des Apôtres est mieux su que celui de Nicée, surtout connu des habitués de la grand-messe, on remplaça l'un par l'autre. Sans crier gare. Je trouvai le fait surprenant. On me dira : quelle différence ? En effet, et l'un était même plus ancien que l'autre. C'était bien le désir de reve­nir, au-delà du concile de Trente, aux formes les plus anciennes, réputées les plus pures. Mais, pour moi, c'était la voie ouverte à l'interprétation. Depuis Trente, le credo nicéen avait figuré au missel romain, que je lisais, sur lequel, comme on disait alors, je suivais la messe. Un prêtre pouvait donc innover, comme dans cette petite paroisse de Bourdonné, pour le bien supposé de ses parois­siens. Mais, où s'arrêter ? L'Épître et l'Évangile, il y avait déjà beau temps qu'un prêtre les disait en français, en anglais, etc., pendant que l'officiant les lisait pour son compte en latin. Rien à redire. Les prières au bas de l'autel, je l'ai dit, furent escamotées entre la sacristie et l'autel. Le dernier Évangile, à l'autre bout, et les prières d'actions de grâces sombrèrent aussi dans le naufrage purificateur. Dommage ! Les prières pré­paratoires mettaient dans l'esprit voulu, le dernier Évangile rayonnait de vérité et de poésie, et les prières conclusives à Marie et à Michel semblaient vous armer pour le combat du jour. On ne pria plus pour la conversion de la Russie. A quoi bon, ils étaient chrétiens. C'est un signe, sans le dire, d'un œcuménisme de bazar, pour lequel une religion vaut l'autre. C'est-à-dire peu de chose, en fin de compte, au regard de la misère universelle ? Qu'importe la lettre, pourvu que l'esprit soit sauf et qu'on vive en paix dans la grande famille. En paix ? Était-on en guerre ? Allons, n'ergotez pas ! Point de prières et c'est assez. Comme dans la messe des morts, dont les fidèles et les infidèles appréciaient le raccourci, on passa d'emblée au Confiteor dont on abrégea du reste la liste des saints con­fesseurs. Hélas, ce Confiteor, qu'on répétait même autrefois avant la Communion, par respect pour le caractère éminem­ment sacré de l'Eucharistie, où a-t-il fini par passer au­jourd'hui ? Tout est grâce, et le péché se dissout dans le flou général où s'estompe en pratique la doctrine. Même au début, il arrive qu'on l'escamote. C'est toujours cela de gagné par la dignité humaine et pour le goût du « digest ». Malheureusement, on le remplace par la parlote, tout comme les prières de l'offertoire, devenues bergamote. Et je te prie pour le gouvernement, qui en a bien besoin, et je te prie pour la commune, pour les pauvres et pour les malades, pour Madame Périer et pour le fils Grondin, etc. L'assemblée opine en chœur : Ô Seigneur, écoute et prends pitié ! 198:171 Puis, ce fut le grand tripotage du Canon, divisé en quatre aujourd'hui comme le trèfle introuvable. On en ajouta une variante, puis deux, puis trois. D'abord sur feuilles dactylographiées, comme pour le reste. Le prêtre en visite recherchait la bonne sur la table de bois où il administrait son office. Le but de l'opération, s'il y en eut un, était de mettre de la variété là où l'esprit de routine risquait de gagner l'officiant. Ce fut en tout cas l'effet le plus net. Ainsi le prêtre distrait était-il forcé de fixer son attention par le choix. Comme avec la mar­guerite, en effeuillant le nouvel ordo, il pouvait dire « je t'aime : un peu, beaucoup. à la folie, pas du tout » ; ce dernier, pour le Canon romain. Ceux qui aimaient le silence traditionnel du canon murmuré comme une source regrettaient ce temps de recueillement. Mais on n'était pas là pour prier, on était réunis pour être ensemble, pour dire ensemble, pour manger ensemble. C'était en effet une longue tradition que celle du Canon en silence. J'ai pourtant connu, pendant l'occupation, dans la chapelle de la rue de l'Èbre, un prêtre qui semblait plus vieux que son âge et qui mâchait tous ses mots en un temps record, comme par crainte d'en laisser échapper un seul ou bien de se laisser aller à la distraction. De temps à autre, discrètement, une reli­gieuse ou bien la Supérieure s'éclipsait. Depuis on a su pourquoi. Peut-être avait-elle recommandé au prêtre de parler haut, pour couvrir le bruit causé par l'arrivée ino­pinée d'un aviateur ou d'un parachutiste de passage, dont la communauté assurait le relais. Puis, ce fut le tour du Kyrie ; cette prière préservée en grec par ces modernistes, relatifs, du IV^e^ siècle au cœur du latin. On lui substitua *God have mercy on us* ou « Seigneur, prends pitié ». La version anglaise a recours au langage de la féodalité : le vassal demande pardon au suzerain. La française, en sa présomption, a inventé une locution. On dit : avoir pitié ; et la leçon habituelle (dom Gérard et les autres) traduisait fort bien : Ayez pitié de nous. Mais cela manquait, paraît-il, de mordant pour l'at­taque des voix accordées. Avec le tutoiement obligatoire, cela aurait donné : Aie pitié, qui ne permet pas l'élan de la voix. Eh bien, il n'y avait qu'à garder le vouvoiement. Et pourquoi d'ailleurs avoir viré au Tu, sinon dans le fal­lacieux espoir de rejoindre les protestants et les anglicans ? Cependant, ceux-ci changeaient leur Tu (Thou) pour le Vous (You) ordinaire, suivis d'ailleurs par les catholi­ques, au grand regret des traditionalistes. 199:171 Quel chassé-croisé ! et où, se retrouver ? Pour nous francophones, il faut entendre ce cri mal venu dans nos paroisses de cam­pagne, ou bien au Québec, comme j'en fis l'expérience en 1966 au cœur de la Prairie, à Saint-Boniface : « Seigneur, prrrrends pitié ! » Quel nègre fou, aurait dit Verlaine, a inventé ce « prends pitié », qu'on entend « prends tes pieds » ? Qui peut dire qu'il n'avait pas d'oreille, s'il escomptait que celle de Dieu lui fût favorable. Et, au fait, pourquoi avait-on gardé ces mots d'imploration dans le grec d'origine ? J'ai lu que le latin n'avait pas son équi­valent exact, eleison désignant cette nuance aimante de pitié que le père a pour son enfant, malgré ses fautes. S'il est vrai, c'est un fait que, plus on traduit, plus on s'éloigne du sens original. Celui-ci, une fois perdu, ne sera pas retrouvé. Du même ordre fut l'exclusion de *Mysterium Fidei* des paroles de la consécration : une glose, insinuait-on, sanc­tifiée par les siècles. Elle servit encore à désigner un beau texte, le dernier peut-être du présent pape à nous rendre espoir ; mais il ne fut suivi que par un émiettement du mystère. Bientôt, nous promet-on, l'Église de Rome et celle de Cantorbéry seront d'accord, sans l'être. Oubliant les détails pour aller au résidu essentiel, elles accepteront une for­mule commune, chacune l'entendant à sa manière, mais n'étant pas tenue de le dire. Ainsi la présence du Christ dans l'hostie, symbole de la foi du charbonnier, sur laquelle mon ami Mandouze ironise gentiment pour *Paris-Match*. sera soumise à tels attendus qui formeront le « contexte » auquel se réfère l'Église d'Angleterre pour y croire. Déjà pour nous cet « examen » exigible du communiant semble ouvrir le doute pour qui ne le dit pas. Comme si le Christ avait besoin de notre consentement pour être présent ou pas ! Ces mots *Mysterium Fidei*, rejetés de la consécration pour être mis au compte de l'assemblée, étaient originel­lement destinés, je pense, à souligner l'inexplicabilité du transcendant par rapport au phénomène, incroyable mys­tère, en vérité, de l'infini se donnant par grâce au limité. Hélas, toute grandeur en est sortie, depuis que nos traduc­teurs ont voulu la dire. Il faut entendre, une fois encore, nos voix françaises, si peu douées et si mal formées au chant choral, entonner cette piètre traduction, digne d'un enfant de troisième auquel on a appris à suivre l'ordre des mots : « Il est grand, le Mystère de la Foi ! » Cette espèce de torticolis infligé à la sainte phrase en fait une bien niaise approximation pour une oreille avertie. 200:171 Un démenti donné à la foi qu'on veut par là inspirer ou déclarer, puis­qu'on se croit obligé de qualifier son mystère : « Il est grand... » Cet effort d'expertise mène tout droit à la dévaluation. Or rien ne le justifie, pas même le texte nou­veau, où il ne figure pas, si l'en crois la traduction anglaise, qui naturellement dit autre chose : « *Let us proclaim the Mystery of Faith ! *», « Proclamons le Mystère de la Foi ! » En vérité, le fait d'être là, présents à l'Élévation, le dit assez. Cette glose des siècles, si c'en était une, était mieux placée dans les paroles de la consécration, a près « *novi et aeterni testamenti *». Encore une erreur de calcul et un méfait de la traduction. On a voulu mieux faire. Au lieu de *Haec commixtio*... on a découvert cette formule : « Heureux les invités au repas du Seigneur ! » Elle a pour effet d'écarter l'idée du sacrifice. Dans le missel romain, on lisait : Préparation au sacrifice, Oblation du sacrifice, Participation au sacrifice. Cette participation eût pu séduire nos modernistes. Mais non, on a voulu mettre les pieds dans le plat : c'est un repas, une *party*, renchérit le Père McCabe, pour nous encourager sans doute à y venir. Tout de même ! derrière cet évident souvenir de la Cène se profile l'ombre de la Croix. Aujourd'hui, c'est devenu un banquet, une fête d'amour et de solidarité, pour laquelle nos liturgistes gallicans auraient pu se faire un brin poètes : *Au banquet de la vie, ô fortunés convives !* Nul doute qu'on les souhaite nombreux ! Pourquoi alors cette restriction du Gloria à « ceux que Dieu aime » ? Pour revenir, par-delà le grec et le latin, à l'hébreu, au primitif ? Comment nous faire oublier l'admirable réso­nance de *Pax hominibus bonae voluntatis ?* Formule si belle, si optimiste, que tous, chrétiens ou non, l'ont adop­tée. Elle était reprise en écho par ces accouplements dis­tinctifs : *pro nostra et totius mundi salute, pro vobis et pro multis*, mal traduit « pour la multitude ». Ah, nous avons perdu au change ! 201:171 #### III. -- Changements matériels Je ne prétends pas rappeler l'ordre exact de ces trans­formations. Elles se faisaient petit à petit et j'ai voulu indiquer là les réactions d'un fidèle un peu informé sans être théologien ni liturgiste. Elles étaient d'étonnement, puis de malaise, avant de passer à la détresse. Le goutte à goutte par lequel on croyait ranimer ce corps supposé malade, bien plutôt l'empoisonnait, en changeant la teneur de son sang. Pendant un délai assez long, chaque troisième ou quatrième dimanche apportait sa nouveauté. Quelques génuflexions de moins, l'économie de deux ou trois gestes du célébrant. Ceux qui n'avaient jamais bien suivi n'y voyaient guère de changement. Cependant, la part du latin diminuait lentement, mais sûrement. Peau de chagrin, peau de lapin, pas de latin. Ô chiffonniers de mon enfance, dans les rues parisiennes ! Sous couleur de nous rendre la messe accessible, pour­quoi donc procéder ainsi, sinon pour nous tromper sur l'ampleur du changement ? Si nous sommes adultes, comme on nous le prétend, pourquoi n'avoir pas opéré franchement le passage du latin au vernaculaire ? Et, si nous le sommes, pourquoi ne nous avoir pas d'abord consultés ? Ce mélange d'attention, qui n'était pas deman­dée, et de mépris, auquel on se heurte sans réponse, choque la logique et blesse le cœur. Pourquoi encore avoir clamé, par devant, que le latin restait la langue de l'Église, si c'était pour le chasser par derrière ? Pour la commodité des peuples ou des esprits « sous-développés » d'une autre culture, il était permis de substituer ici et là des traduc­tions en langue vernaculaire. Pourquoi de nouvelles tra­ductions puisqu'il en existait qui avaient fait leurs preuves ? Les clergés d'Afrique, tout proches encore de leurs ins­tructeurs missionnaires et pour d'évidentes raisons de diversité linguistique, furent les plus réticents. Or, c'était à eux qu'on avait d'abord pensé. On avait oublié de leur demander leur avis ? Mais non, on voulait opérer sa « mutation », ravaler la religion et imposer du neuf. Par le biais, comme au billard. Désormais, le célébrant n'offre plus, tourné vers la croix et prosterné sur l'autel-tombeau du Christ ressuscité, le saint Sacrifice de la Messe. Il « préside à l'Eucharistie », selon la terminologie nouvelle, emboîtée par Mgr Elchinger, évêque de Strasbourg, pour mettre au pas les « Silencieux ». Je connus brièvement son prédécesseur, Mgr Weber, dans une ville encore cernée par l'ennemi, au début de 1945. C'était un autre temps, et un autre prélat. Cependant, je lui fis la remarque suivante : ses prêtres disaient encore en allemand les prières. après la messe ; dans l'atmosphère de la « libération », le trouvai cela choquant ; il s'em­pressa de retourner au latin. 201:171 Aujourd'hui, dans la cathé­drale unicorne, des écriteaux font alterner messe en alle­mand et messe en français. Ailleurs, dans une paroisse alémanique, fréquentée par les polyglottes hivernants, on mélange les deux langues : c'est la messe-arlequin ! Le latin évitait bien des problèmes, on le voit. Qui croirait que l'Église a cherché à réveiller les nationalismes, quand elle nous prêche l'unité et que les peuples semblent s'y rendre. Donc, l'officiant présidait de l'autre côté de la planche à pain. Il faisait face à l'assemblée qui pouvait se rassasier l'œil et enfin voir ce qui se passait. L'avait-elle jusque là ignoré ? Ah les pauvres fidèles du temps passé, ils n'ont pas connu leur privation et tous ces progrès ! On avait pourtant écrit de beaux livres sur le sens de la Messe, et l'on avait multiplié les livres d'images montrant les étapes du saint sacrifice. Mais non, on réinventait la messe. Personnellement, j'aimais que le prêtre me montre l'anonymat de son dos au lieu de m'imposer la particu­larité de son visage. Froidement, il le tourne à la croix qui surmonte l'ancien autel et va même, de temps en temps, s'asseoir sur un siège placé tout contre, comme pour, dirait-on, s'y gratter le dos. Il montre en tout cas qu'il est chez lui dans le mystère de la foi. Vraiment, sur le plan des mots et des gestes, à quoi pensaient donc les prêtres du comité de la réforme liturgique ? Car enfin, pour en­visager une « réforme », encore faut-il espérer corriger des défauts, des erreurs, et offrir mieux que ce dont on dispose. Vraiment, y avait-il lieu, et pour instaurer cette mise en scène de pacotille ? On réduisit le nombre des génuflexions, pour le prêtre et pour les fidèles, ainsi que celui des inclinaisons et des gestes du célébrant. Je me rappelle le soin impudent qu'un prêtre de campagne, près de Paris, mit à nous expliquer que cette multiplication nuisait à la dignité de l'homme. Je compte bien qu'il était seul de son espèce. Mais on voit que la position debout, pour les fidèles, est imposée à plus d'endroits de l'office. On pourrait douter de la valeur du résultat, à voir les communiants monter à l'assaut de la Sainte Table les bras croisés, comme un chœur des cosa­ques du Don, et se tenir droits comme des piquets pour recevoir la sainte hostie, dont on peut se demander si la présence du Christ y est présumée ad libitum, puisqu'elle reste, en somme, suspendue à l'amen contractuel du com­muniant. Pas d'amen, pas de pain de vie. C'est ce qu'ont admirablement senti les membres de la commission œcuménique anglicano-romaine, acceptant le principe de l'intercommunion, « dans le contexte », ajoutent les anglicans ; commode néologisme verbaliste, qui vaut une restriction mentale. 203:171 Je ne parle pas du geste autorisé, voire recommandé en France, de la main tendue, paume ouverte pour la recevoir, geste qu'on dirait imité du singe attrapant une cacahuète, ni des fidèles faisant la queue pour tremper la lèvre dans le calice en Angleterre. Quel irrespect, dira-t-on ! Ai-je trop d'imagination ? Certes, ce n'est pas moi, ce sont nos évêques et nos prêtres à leurs trousses, qui n'en ont pas assez et qui ont donné le signal de tout faire pour désacraliser, de proche en proche, la messe, notre messe, celle d'hier. Mais ce n'est plus celle d'aujourd'hui, comme vient encore de le rappeler le car­dinal Daniélou, abandonnant avant ou après Pierre Debray l'objet de la défense aux intégristes, perdus pour l'Église, pour se garder à l'essentiel. Intégristes, c'est un beau nom après tout. C'est tout ou rien, en somme. Ils sont perdus, comme sont perdus aussi les saints rejetés du calendrier, saint Georges en tête, ce qui permet au dragon de relever la sienne, et tous ces humbles chrétiens du temps passé, qui, faute de vivre à la bonne époque, n'ont pas joui du bénéfice de la messe pauline. Cependant que cette dégradation poursuivait son cours, le Saint Père, de temps à autre, semblait s'éveiller d'une somnolence pour admonester telle partie des fidèles ou du clergé, en lui prêchant les vertus de la tradition, ou bien, à l'opposé, en sermonnant l'autre partie de ne pas suivre son pontife. Il laissait, sans rien dire, miner le texte éter­nisé par son lointain prédécesseur Pie V, sans remuer un doigt, -- sinon le pouce, en bas, comme l'empereur romain aux arènes où périrent les premiers martyrs. Il est pour moi évident que la messe tridentine, dans son texte et dans ses gestes, telle qu'elle m'avait été transmise et enseignée, avait été polie et patinée au cours du temps par la pratique, les prudentes et les inspirations de prêtres dévotieux, jus ne dans les traductions de dom Gaspar ou de dom Gérard, que ne vaut pas la traduction moderne. On dirait que, tout à coup, pour parodier les mots de Paul Claudel à Loys Masson sur la poésie mo­derne, une bande de gamins mal appris et peu doués ait envahi l'église, dont ils auraient brisé les vitraux, pour y voir plus clair et, en fait, pour jeter par là tout ce que nos édifices ont de plus cher, de plus authentique et de plus sacré. Dans ma jeunesse, on a beaucoup parlé et dit de mal de l'art dit sulpicien, de ces statues naïves en plâtre mal recouvert par des couleurs bleu de ciel, rose bonbon ou jaune d'or. Des prêtres à l'âme simple et de peu de goût allaient se procurer ces clichés dans les magasins alors nombreux de la place Saint-Sulpice à Paris, dont la plupart ont disparu, chassés par la banqueroute des missels romains et remplacés par des éditeurs dans le vent. 204:171 Or vers les années trente, je le dis pour de plus jeunes, une plus juste vue de l'art sacré fit mettre lesdites statues peu à peu à l'ombre des sacristies. Eh bien, pour le texte de la messe, nos réformateurs pensent sans doute avoir agi dans le même esprit de rénovation, de retour au pri­mitif et à l'authentique. Mais c'est, en fait, la résurgence du sulpicianisme, c'est-à-dire du faux sacré à bon marché, qui fait sa rentrée sous la forme littéraire. Tout se passe dans la liturgie réformée comme si l'on jetait les statues de la Renaissance ou de l'art baroque pour les remplacer par ces grosses poupées en sucre que les Égyptiens voient apparaître sous les tentes des échop­pes à l'approche de notre Noël. Elles se mangent aussi, comme le voulaient pour les paroles dramatiques le poète Claudel et l'acteur Barrault. Ah certes, les mots de la nouvelle messe sont des mots qui se mangent, aussi com­muns et ordinaires que le pain. Si c'est cela qu'on a cher­ché, une démocratisation de la messe, c'est-à-dire une vulgarisation de l'office, on a réussi ! Mais qu'on ne se trompe pas ! Ce n'est pas, comme on a cru, pour le mettre à la portée d'un plus grand nom­bre de ces simples, dont l'Évangile est soucieux. Ceux-ci n'y trouvent pas leur compte. Ils aimaient la distance. Le latin la leur gardait. Le mystère que pour l'attester on claironne après la consécration, ils le sentaient mieux dans celui des mots hérités de leurs anciens. *Ite missa est*, cette formule dimissive, dont le latin n'est pas si clair, n'offrait pour eux aucun doute quant au sens : ils se mettaient en branle sans attendre, pour les plus impatients d'entre eux, le merveilleux « Dernier Évangile » de saint Jean, que la commission liturgique a supprimé comme tout ce qui dépasse, tout ce qui est trop beau, trop profond, trop obscur, en même temps d'ailleurs que les prières d'actions de grâces et la prière pour la conversion de la Russie, qui peut désormais s'en passer. La raison patente était de faire plus court. Mais, on le sait aujourd'hui, la messe n'est pas plus courte. Le squelette décharné de l'ancienne est camouflé et rem­bourré de l'ouate hydrophile des commentaires superflus, comme en ont les films documentaires. Or, il est impen­sable que tout cala ait été fait à l'aveuglette. Tout porte à croire que, dès le début, un plan détaillé était prévu, qui comportait sa posologie, ses doses de nouveauté à faire avaler par mois au peuple crédule et obéissant. Un évêque de France récemment disait avec innocence ou mauvaise foi : « La messe normative ayant été acceptée... » A-t-elle seulement été mise en discussion ? 205:171 Elle a été imposée peu à peu, peu par peu, au nom du principe général que des parties de la messe tridentine pourraient être dites en langue vernaculaire pour faciliter la compréhension des masses, par définition ignorantes ou bien étrangères à la civilisation latine. Quel soudain mépris de ces peuples d'occident et de l'inspiration du Saint-Esprit ! Et pour ce résultat escompté que, cinq ans après, tout latin avait disparu et qu'il ne restait plus que les trous laissés dans le fromage vernaculaire. Quant au maître-autel, relégué au fond du chœur, ou bien enlevé, fil n'est plus que le buffet de la salle à manger. Oui, ma Mère boite, car elle savait d'avance où nous menait sa démarche oblique. Elle nous a floués, nous les fidèles, au mépris de notre foi en elle et de la constance de ses Pères. Qui me dit qu'en d'autres matières elle n'a pas agi de même ? Le doute s'est glissé, qui ronge peu à peu d'autres aspects de ma foi, comme l'acide vernaculaire a progressivement réduit à rien le texte sacré qui nous avait été transmis intact. Et, cette fois, ce n'est pas le Malin qui l'a glissé, il a suffi de laisser faire nos Pères d'aujourd'hui. #### IV. -- Différences de la messe pauline. Je rapprends mon Credo : « Je crois en un seul Sei­gneur Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu... Il est Dieu, né de Dieu... Engendré, non pas créé, de même nature que le Père. » Avant, je lisais : « Dieu né de Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel au Père. » Soit : le mot paraissait difficile, hérissé. Mais la traduction ada tee au niveau du temps prête au doute. Gilson a dit là-dessus tout ce qu'il fallait dire : deux êtres de même nature sont évidemment distincts, faits sur le même modèle, *on the same pattern*, diraient les Anglais. Ils s'en sont bien gardés. Si je lis le Credo en anglais, *consubstan­tial* est conservé. Si je le lis en français, il est remplacé. Qui croire et que croire ? Ne cherchez pas, soumettez-vous, comme disait une réponse circulaire adressée par le Vati­can à certains fidèles. Est-ce qu'à présent l'on me demande de croire des « à peu près » ? 206:171 Avez-vous bien lu la messe de l'Épiphanie, hier encore fixée au 6 janvier et aujourd'hui au « premier dimanche ordinaire », comme on dit bizarrement ? Dans mon missel romain de dom Gaspar, je lisais : « Les Rois de Tharsis et les Îles offriront leurs présents... » Qu'est-ce que cela voulait dire ? Il était permis d'y rêver et Félix de Cha­zournes s'en servit pour titre d'un roman. Escamoté ce passage des Psaumes, autrefois choisi pour l'offertoire. Parce qu'il gênait, on le supprime, et avec lui la poésie, le mystère. A-t-on la prétention de nous faire un catholicisme à la mesure de l'homme moderne, et du plus méca­nisé, du plus obtus au mystère ? On le dirait. Encore : c'est au moment où le dogme de l'Assomption a été solennellement proclamé qu'on voit le manteau bleu de la Sainte Vierge s'envoler de nos chapelles et sa pré­sence céleste de nos textes, ou s'y faire discrète. Ainsi : « Je confesse à Dieu tout-puissant, je reconnais devant mes frères... », mais non à ou devant la Vierge Marie, je la supplie seulement de prier pour moi, comme les anges, comme les saints. Sans doute, mais il reste : avant, après. Voilà notre confiteor réformé, sans doute dans le vain espoir d'atténuer les différences avec les protestants et d'abord avec les anglicans. Est-ce bien sûr ? La même raison, ou quelle autre, a fait aligner le compte des di­manches, jusque là fait « après la Pentecôte », sur l'ordre anglican fondé sur la Trinité : ainsi le 22^e^ dimanche ordi­naire correspond-il, sans qu'on ait attiré l'attention là-dessus, au « *twenty-second Sunday after Trinity *» de mon agenda, pardon de mon *diary !* Pourquoi, pourquoi, comme disait Verlaine ? Je m'assure qu'on ne m'en a jamais rien dit. Si nos jeunes prêtres contestataires trou­vent qu'on ne fait pas assez de progrès dans l'adaptation aux temps modernes, que dirions-nous, nous, vieux protes­tataires ? Qu'on nous traite, ainsi disent-ils, comme des enfants de chœur ? Or, ce qui se cache sous ces quelques exemples, -- et de mieux informés en énuméreraient beaucoup d'autres, -- c'est au fond toute une politique. Il s'agit en somme d'un pari dont un groupe au pouvoir cherche, je veux croire pour le bien de l'Église, mais cela reste à démontrer, à adapter les rites, ales conceptions et même les dogmes, bref le « programme » aux temps actuels. Ainsi tel évêque peut-il résumer la question des séminaires en celle-ci : comment préparer des prêtres pour l'an 2000 ? Et de se frotter les mains, car cela *fait moderne*, comme fait moder­ne la vision présidentielle d'un Arc de triomphe à l'ombre des tours de la Défense. 207:171 Depuis qu'un Berger inventa le mot de prospective, nos marins d'eau douce ont eu les yeux fixés à l'horizon, mais ils en oublient de regarder à leurs pieds. Autre mot, l'Église, pour ne pas être en reste, a piqué celui d'*aggiornamento*. Et ce mot italien, nous l'a-t-on assez commenté son sens, non d'ajournement, comme la langue française le donnerait, faussement bien sûr, à croire, mais d'adaptation au jour actuel. Ou bien au jour le jour ? Car la tâche entreprise, il faudra donc la continuer. Cela, de fait, revient à dire : tout ce qui cause problème ou seulement difficulté, est effacé, éliminé. Tout, sauf le mariage des prêtres et la consécration de la pilule ; mais comme dit le commentateur du *Monde*, ce n'est qu'une question de temps ; il pourrait mieux dire avec Apollinaire : *.. Ô nuit je vois tes cieux* *S'étoiler calmement de splendides pilules.* Là, obstinément, le Vatican ou le pape actuel s'accroche. Car c'est renier tout un passé d'un coup et retoucher tout le concept, cher à l'Église, de nature. Mais nos subtils théologiens nous montrent du doigt les médecins : mort, où est ta victoire, au cœur ou au cerveau, au souffle expiré ou dès la congélation ? Comme on ne sait plus où com­mence la mort, on hésite où s'arrête la nature. On en veut assez au Saint-Père de cet ultime et irraisonné retranche­ment. A bon droit, car s'il a cédé sur la messe de saint Pie V, pourquoi de proche en proche ne pas céder sur tout le reste et rendre le catholicisme romain plus amène, plus facile ? L'aménager, en quelque sorte. C'est bien là l'ambiguë traduction d'*aggiornamento*, l'aménagement du catholicisme, comme on dit l'aménagement du territoire pour le traverser plus aisément, et plus vite. En fait, on cherche, semble-t-il, à atténuer d'avance les différences comme pour le cas prochain où les Églises se réuniraient. Ce serait une sorte de Marché Commun, où l'on sait que chaque membre doit accepter quelques sacri­fices : c'est à qui s'en tirera au mieux. Mais cependant qu'on s'approche d'un anglicanisme cru à l'eau rose, l'Église orthodoxe gravement recule à l'horizon et se plaint. Il ne faut pas oublier que le fondement de l'anglicanisme est moins d'obéir à une doctrine que de suivre sa conscience. J'ai bien étonné un ministre ami en lui disant que je croyais ce que l'on m'avait enseigné, c'est-à-dire transmis. Quoi ? pas la moindre discussion, quelque réserve de l'esprit, une manière personnelle de repenser ceci ou cela ? Mais oui, sinon je me croirais dehors. 208:171 Or, c'est bien là ce qui gêne aujourd'hui les catholiques semblables à moi, c'est que, instruits et habitués à obéir, nous nous trou­vons placés dans la situation alternative ou d'être dedans à la condition de suivre nos nouveaux bergers en reniant les anciens, ou d'être dehors, c'est-à-dire de n'être plus rien, en restant fidèles à nos anciens maîtres que les nouveaux ont trahis. Et pour nous qui avons vécu la période de la guerre où tous mots changeaient de sens, il y a là un affreux dilemme. Quoi ! Bossuet avait tort, évêque colérique et têtu, quand il disait aux nouveaux convertis que la vertu de l'Église était de ne pas changer, de transmettre son héri­tage intact, tel qu'elle l'avait reçu ? au point d'ébranler, trois siècles après, un esprit aussi rétif que celui de Gide ? Quoi, mon aumônier de lycée, l'abbé René Wehrlé, fils ou neveu de Johannès, avait tort quand il nous expliquait, jeunes philosophes, la supériorité infinie du Saint Sacri­fice de la Messe sur les sacrifices des autres religions, puis­que le Seigneur s'offrait à l'élévation au Père ? Et tous ces bons vieux curés dévots aux charmantes pratiques, comme celui de ce village de Savoie haut perché près d'un col, qui nous faisait entonner au moment de l'élévation cet acte d'amour et de reconnaissance : Seigneur, je Vous adore et je Vous aime ! Eh bien, ils avaient tort ! Car ils ignoraient le progrès dont l'Église comme la Science, le Commerce et l'Industrie veut prendre sa part. Ils avaient tort d'être nés avant la Messe Normative, comme il est dit bizarrement, au lieu de messe normale ou ordinaire, je suppose, par cette méconnaissance des valeurs qui fait d'instinct choisir aux nouveaux liturgistes le mot qui a un autre sens. Ai-je besoin de rappeler, sans avoir l'air pédant, mais pour remettre les choses au point, que ce mot appartient au langage des philosophes, pour qui il signifie : concernant les jugements de valeur. S'il s'agit de compétition, c'est vraiment mal tombé pour la nouvelle Messe, car il apparaît qu'elle perd à la comparaison. Or, l'on voudrait que ce soit ces maîtres de mon enfance et de ma jeunesse que j'abandonne pour suivre ces nou­veaux guides incertains de leur vérité, qui s'embrouillent dans un jargon prétentieux pour cacher la confusion de leur pensée et dont l'œuvre mal ébauchée n'a pas subi l'épreuve du temps ? Vraiment, je ne reconnais plus ma Mère. Ce temps humain, nous l'a-t-on assez dit, n'existe pas pour Dieu, si bien qu'il m'est permis de les voir tous contemporains, du saint Curé d'Ars à Mgr Marty, du Père Lacordaire à l'abbé Laurentin ; et je devrais regarder ceux qui avaient la vérité hier, qui l'ont donc encore au­jourd'hui, comme s'ils s'étaient trompés ? Rien ne me le suggère. Ou plutôt, tout me prouve le contraire, jusqu'à ces timides et intermittents rappels à l'ordre qui vous échappent, Saint-Père. 209:171 Saint Père, éveillez-vous ! Et au lieu de parcourir la misère spatiale que vos irruptions apostoliques ne pour­ront pas plus réduire que les visites-éclairs d'un premier ministre, regardez la misère spirituelle de la liturgie que vous avez laissé remplacer la liturgie de nos pères, trans­mise jusqu'à vous par vos prédécesseurs depuis saint Pie V, et ne couvrez pas de votre sainte autorité, au nom de la tradition, les nouveautés qui la nient. Quel est ce pape dont un malin prélat dit qu'il conduisait la barque de saint Pierre « à la gaffe » ? Ce n'est pas votre cas. Un coup à droite, un coup à gauche, à la godille, la barque sacrée louvoie. Vous, le pilote, ne le voyez-vous pas que notre Mère boite ? #### V. -- Inconséquences du nouvel ordre Certes, c'est pitié que l'Église du Christ soit divisée, qu'une rue du côté de Sloane Square à Londres sépare une St Mary anglicane d'une St Mary catholique, encore romaine par l'étiquette. Mais il y a quelque inconsistance à rester intraitable sur le célibat des prêtres et à laisser se transformer la Messe, à l'imposer sous une nouvelle forme qui, à la langue près, offrirait peu à changer, vous pouvez croire, lors de la grande réunion des Églises. Cer­tes, vous avez reçu l'archevêque de Cantorbéry, mais vous l'avez invité sans Madame ! Le moment, l'an dernier, était mal choisi pour canoniser ces pauvres martyrs catholiques d'Angleterre, qui se sont sacrifiés pour un mot, par fidé­lité a notre Mère. Eh bien, ce n'était pas la peine, vous l'avez, superlativement, montré ! Cet *ajournement* tant invoqué depuis le concile de Vatican II, loin d'être une remise à plus tard des réformes envisagées, -- et Dieu sait comment votées, -- est comme on l'a su une mise à jour de la religion catholique par rapport aux nécessités du monde moderne. D'un mot à l'autre, ce qui n'était que possible devient obligatoire, le projet se fait loi, et pas assez vite au gré des avocats de cette transformation. 210:171 En effet ! Ils sont le nombre, faut-il croire, ou du moins ce sont eux qu'on entend le plus souvent, qui parlent le plus fort, grâce aux divers média de la publicité moderne. Encore récemment, les journaux se sont empressés de nous faire savoir qu'une religieuse s'était plainte au pape de son attitude anti-féministe en ce qui concerne la prêtrise. En effet, si la femme devient prêtre, pourquoi pas le couple, et quel travail ne feraient-ils pas ensemble, sans compter l'espoir que leur progé­niture des deux sexes entre dans la carrière, etc. etc. La crise sacerdotale serait ainsi résolue. De proche en proche, la religion catholique serait complètement remise à neuf, et pour le dire, nouvelle. Quel avantage dans le monde actuel ! La Presse, ai-je dit, se presse, comme son nom l'in­dique, de faire écho à ce genre de réclamations, parce qu'elles sont, comme on dit, nouvelles, parce qu'elles rompent la monotonie, parce qu'elles apportent cet élément sensationnel sans lequel son information lui paraît mor­ne et sans appel. Rares sont les journaux qui se font l'écho d'une majorité ou d'une minorité silencieuse. Il faut qu'elle soit tapageuse pour qu'ils lui accordent leur attention et la place dans leurs colonnes. Mes lettres, au moment de l'abandon du latin, ont été poliment éconduites, que ce soit par *le Monde*, *la Croix*, ou tout autre journal intéressé à ce genre de questions. En revanche, on ne comptait pas de jour, il y a quelque temps, qu'on ne nous informât des pensées et des actes de tel abbé qui voulait se marier en France, en Angleterre ou en Hollande. On publiait en livre l'expérience de ces nouveaux martyrs, qu'ils fussent théologien, chanoine ou aumônier d'uni­versité. De ceux-là on acceptait ce luxe de détails que méritait une information de choc. Mes réclamations à moi et à d'autres sont demeurées lettre morte, tel rédacteur en chef compatissant me disait la bataille perdue d'avance et, s'il n'y avait pas eu *l'Aurore* pour publier les chroni­ques du Père Lelong, tout se passerait dans la presse quo­tidienne comme si les catholiques de France étaient com­plètement d'accord. On peut bien croire, à ce compte, que la réforme de la messe a été « acceptée » et même accueillie avec faveur. Assez souvent, le pape nous invite à taire nos différends et à le suivre aveuglément. Qui ? lui ou ceux qui inter­prètent sa pensée ? S'il s'agit de lui, ses paroles rappro­chées les unes des autres font apparaître cette ambiguïté qui tient au caractère essentiellement alternatif de sa pensée et de sa conduite. S'il s'agit de ses interprètes, leur chœur discordant nous donne cependant l'impression qu'on ne va pas assez loin dans ce qu'ils appellent « l'esprit du concile », qui de loin dépasserait la lettre. 211:171 Or, ce concile, comment croire qu'il n'eut pas ses « silencieux » ? tous ces prélats qui par fidélité au pontife et par habitude d'obéissance ont à son invite tacite refoulé leurs scrupules ou tu leurs dissentiments ? Et quand les croire ? Faut-il croire Mgr Elchinger quand il nous dit dans la cathédrale de Strasbourg que toute cette histoire de latin n'est rien comparée à la pollution ou à la misère du monde ? ou quand il prêche, plus récemment, que la tradition a tout de même du bon et que, le pape l'a assez dit, l'Église repose sur la tradition. Vérité d'évidente, qu'on s'étonne de devoir être rappelée il a même dit qu'elle avait quelque chose de positif. On aurait pu croire qu'elle avait donc un caractère négatif. Le sens commun est, de nos jours, si déficient que de telles déclarations sont nécessaires. Mais à qui la faute ? aux moutons prêts à brouter telle ou telle herbe, ou au berger qui îles a changés de pâture ? C'est toujours la marche en crabe. Moi, de réponds qu'il n'est pas besoin d'être catholique pour déplorer la pollution et la misère du monde. Même les communistes sont d'accord là-dessus. Mais de même que ceux-ci ont leurs questions de doctrine qu'ils discutent entre eux, d'ailleurs en imposant la saine doctrine dictée par le Kremlin, de même les catholiques ont leurs problèmes propres que Rome devrait trancher en accord avec la tradition dont elle est la gardienne, que dis-je, qu'elle est. Or, sa manière de décider en ces temps-ci n'est pas plus consistante que celle de Moscou, et ses condamnations sont beaucoup plus hésitantes. On comprend, certes, que seul compte aux yeux des progressistes cet alibi, l'esprit de Vatican II, lequel ne s'es d'ailleurs prononcé sur la messe qu'indirectement en pensant aux jeunes nations africaines ou asiatiques. Aux yeux de tels prêtres, c'est toujours « l'esprit » qui prête a l'interprétation et suscite l'innovation déguisée. Les protestations timides ou indignées de quelques cardinaux, aussitôt dits rétrogrades, sont largement couvertes par la clameur de réprobation et de réclamation publiée et radio­diffusée d'une bonne minorité agissante suivie par « le silence de la mer ». C'est toujours ainsi qu'ont procédé les mouvements d'opinion politique dénués de scrupules dans leur assaut du pouvoir. Il est regrettable, et en même temps stupéfiant, que ces mœurs de terrorisme intellectuel aujourd'hui régnantes se soient aussi installées au chœur de l'Église catholique. 212:171 Au surplus, ce terrorisme progressiste est favorisé par une longue tradition d'obéissance et d'humilité, qualités es­sentiellement chrétiennes, qui ont fait taire la masse des fidèles, habitués à suivre leurs pasteurs, même lorsqu'ils étaient troublés par des changements qui avaient l'appa­rente autorité du prêtre, de l'évêque, si ce n'est du Vatican, concept aussi vague et menaçant que celui de gouverne­ment, où les responsabilités attribuées à la tête sont par­tagées entre de multiples individus. La responsabilité ir­responsable refoule alors vers le haut, qui, faute de dire non et de tout reprendre à la base, l'assume. Le pastorat, il faut bien le dire, se perd dans l'administration, dont toute collectivité importante ne peut plus se passer. Ainsi telle décision peut émaner d'un groupe de fonctionnaires, mais à qui s'en prendre, sinon à la tête ? On nous annonce que l'archevêché de Paris, après avoir troqué ses fauteuils Louis XVI contre des chaises de paille ou de plastique, va se transférer dans un immeuble près de la Madeleine. Pourquoi pas au rond-point de la Défense ? Ce serait mo­derne et symbolique, plus près du futur Centre des affaires, des fameuses tours promises, et, pour le meubler, je sug­gère le style potiron instauré à l'Élysée Palace. Mais après tout, ce qui importe est la pauvreté en esprit. Cependant, on prêche la religion à ras de terre, la charité immédiate, l'amour du prochain plus que l'amour de Dieu. Je sais que l'un ne va pas sans l'autre. Mais cer­tains donnent la prime à l'immédiat et au visible. Fini le *In secreto*, le fond du cœur ouvert au seul Père. Seul le bon Samaritain paraît en vedette. Si bien que le pape, de temps à autre, émet un rappel de sagesse, prône un temps d'arrêt et de méditation, invoque la vertu de la prière intérieure. Lui-même est assez voyageur. C'est aussi un changement. Il a promené sa robe blanche parmi les négritudes et jusqu'au siège des nations, où il parut à la tribune. Ce faisant, fait-il plus que ses prédécesseurs, en­fermés dans la prison de la ville sainte ? Je me demande. Je crois qu'il cède à une grande illusion moderne, qui veut que plus on est vu et en plus d'endroits, plus on croit agir et plus de bien on pense faire. L'agitation ré­conforte de l'impuissance de la pensée. Mais l'organisation anatomique de l'être humain nous montre que toute pensée se concentre dans cette matière fragile emprisonnée dans la boîte crânienne et non dans ces membres qui s'agitent en tous sens avec ordre ou désordre. Saint-Pierre de Rome est ce cerveau de l'Église. Les images du monde entier y concourent, plus ou moins déformées par la distance, mais la grâce de l'Esprit Saint supplée aux déficiences de l'information, du moins on aime à le croire. Le reste est démonstration, réservée aux gou­vernements temporels, non aux directions spirituelles. 213:171 Le pape n'est pas un représentant en charismes, il n'a pas à répandre sa personne à travers le monde, il lui suffit d'y faire rayonner sa pensée. Que gagne l'Église à ce qu'il soit pressé dans la cohue de Jérusalem ou de New Delhi ? Car c'est bien ce pape-ci qui a opéré ce change­ment radical d'attitude, qui a donné le signal du voyage et inauguré la pérégrination. Or, plus l'Église marche, plus elle boite, c'est-à-dire plus se manifeste sa claudication. Je m'explique. C'est en se déplaçant, en reconnaissant la différence des églises nationales par le sacrifice d'une langue unique ancienne inmodifiable et par l'admission de la plurivernacularité, mot horrible comme la chose, que le pape, anticipant un Vatican III, a aboli d'un coup plusieurs siècles d'histoire religieuse pour revenir à une pratique qui, si elle conve­nait à une Église missionnaire primitive, ne pouvait que faire courir à l'Église des temps modernes les risques retrouvés de la division et de la perplexité. En laissant aux membres des synodes la discrétion de leur choix pour le bien présumé de leurs fidèles, la tête, -- puisqu'on dit bien *cum capite*, -- renonçait à intervenir dans ce qu'on pour­rait appeler les affaires intérieures des églises et, en leur accordant cette autonomie rendue audible par l'usage de la langue nationale dans la liturgie, abdiquait, lorsque rien ne l'y contraignait, l'autorité de l'unité visible attachée au commun latin de Rome. Ainsi, ce que la Réforme au XVI^e^ siècle n'avait point fait, l'Église du XX^e^ siècle, sans aucune pression des fidèles, a pensé pouvoir le réaliser, dans le vain espoir d'une réu­nion sans doute souhaitée, mais plus que jamais impossible sur des termes aussi vagues de doctrine. Ici et là, en Hol­lande, en France ou au Brésil, chacune à partir de cir­constances particulières, les églises nationales, sous la conduite de quelques guides plus avertis de leur but pro­pre, rêvant de Marx, de Freud ou du Zen, partaient à la recherche de nouvelles formes de culte et de méditation, voire de dogme, et naturellement de liturgie, pour la plus grande confusion de l'Église catholique, c'est-à-dire uni­verselle, comme on le traduit parfois dans les nouveaux textes, et même des églises séparées ou protestantes, qui ne savent plus bien où saisir dans cette multiplicité di­versifiée la position dernière de l'Église regrettée romaine. C'est la messe latine de saint Pie V qui cimentait cette unité. Il l'avait, en des temps de contestation, voulue per­pétuelle. Il aura suffi d'y toucher pour que l'édifice de l'Église romaine en soit ébranlé dans son entier. Tout ce qui afflige le Saint Père aujourd'hui et qui nous a d'abord atterrés vient de là. 214:171 Une pierre enlevée, la clef de voûte, on a démantelé la bâtisse, dont les autres pierres une à une se détachent : c'était à prévoir. #### VI. -- Conséquences Tout est parti de là. De temps en temps, la presse pu­blie des communiqués du front. La fréquentation de la messe a, paraît-il, baissé dans le diocèse de Lille de 27 % à 17 % de 1949 à 1971 (avec deux poussées en 1957 et 1967). Je suppose qu'il s'agit de la messe dominicale. Car, pour la messe de semaine, il est difficile d'en trouver ailleurs que dans les grandes villes et encore est-il plus facile d'en trouver le soir que le matin. L'horaire des messes, en vérité, est devenu un peu partout d'une haute fantaisie, comme si les nouveaux prêtres avaient voulu décourager ces derniers fidèles de la messe quotidienne et matinale, en les faisant passer de 8 h 1/2 le mardi matin à 7 h 1/2 le vendredi soir pour aboutir au samedi à 5 ou 6 h du soir, interchangeable avec dimanche midi. Car la messe dominicale est surclassée par le sabbat noc­turne. C'est bien commode, pense-t-on, pour les paroissiens ou pour les prêtres. On dirait que ceux-ci ne savent plus se lever ? Où est passé ce vieux prêtre paysan qui se levait avec le jour, travaillait son carré de jardin, disait sa messe, visitait ses malades, etc. ? Il en existe encore je pense, mais la race s'en éteint, peu à peu remplacée par celle des petits bourgeois ou ouvriers, à mentalité de fonctionnaires, à l'esprit revendicateur, comme ceux-ci de Toulouse pétitionnaires du mariage, qui en maillot noir à col roué, je pense, enfourchent leurs pétarettes pour courir de place en place et d'assemblée en assemblée. On a voulu, sans doute, rendre les choses plus faciles, la communion après manger, la messe à l'heure qu'on veut comme une loterie, le lit pour tous et pour tout, aussi longtemps que possible. Le nombre des fidèles diminuait, aussi bien que celui des séminaristes. La dernière confé­rence de Lourdes, relayée par la presse, en compte cinq en moyenne là où il y en avait quinze, dix ans auparavant. Dans certains séminaires, on les compte sur les doigts de la main. Pourtant, tel séminaire de fidèle observance ne sait comment accepter tous les candidats, sans doute attirés par cette fidélité même. 215:171 On a refait le catéchisme, bien difficile en vérité, pour instituer un « catéchisme du bonheur » ? Bien sûr, mais je crains que ce ne soit un leurre. De tout temps, la religion catholique a paru difficile à suivre. Ce n'est pas en la rendant faussement acces­sible qu'on attirera au Christ ceux que la difficulté ap­pelle. On va au Christ parce qu'il est. L'Évangile l'a annoncé, il y aura beaucoup d'annelés et peu d'élus. Ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est le chemin. Et Dieu sait qu'on y tombe et retombe sans cesse. Mais c'est à Dieu de peser la qualité de nos efforts, ce n'est pas à l'homme d'en édulcorer les termes, fût-ce pour étendre au monde cette catholicité souhaitable. L'Église semble avoir été victime de ce travers aujour­d'hui répandu, se mettre à la page. Est-il besoin de dire qu'elle n'y sera jamais. Tout la retranche des facilités du monde, son but, qui n'est pas celui-ci, et sa démarche, qui doit être droite à travers les embûches et les diver­sions. Bien sûr, on a rappelé que la religion, c'est dire le lien, est amour. De là l'illusion que tout amour rap­proche du Christ et les clameurs des jeunes clercs pour le substantifier. C'est là encore le mystère du jugement divin. Mais sans doute pas n'importe quel amour, hélas ! bien qu'il attendrisse notre dureté personnelle, mais celui qui L'atteint à la limite. De là, on a même cru que la né­gation, le manque d'amour était la suffisante identité du démon, du prince de ce monde. On imagine le Christ tenté sur la colline par ce rien. Le pape Paul VI a dû récem­ment rappeler que cette puissance actuelle est quelqu'un. Partout présent, il joue de nos meilleures intentions pour les tourner en méfaits. Hugo l'a dit magnifiquement : *Satan, ce braconnier de la forêt de Dieu.* Eh bien, lui aussi a modernisé ses méthodes, on le sait assez depuis la dernière guerre. Il exulte d'être nié. A l'abri de cet anonymat, son œuvre continue. Nous y con­tribuons. Pour éviter de faire son jeu, n'était-il pas plus raisonnable d'épargner notre foi, si fragile, attachée à ces mots de toujours que notre Mère nous avait appris, et de ne pas nous laisser glisser dans la détresse et le doute, faute de les conserver ? Car, comme a dit Bossuet, « on énerve la religion, quand on la change ». Le même Bossuet a dit en termes encore plus nets : « Nous n'avons jamais condamné nos prédécesseurs et nous laissons la foi des Églises telle que nous l'avons trouvée... Dieu a voulu que la vérité vînt à nous de pas­teur en pasteur et de main en main sans que jamais on n'aperçût d'innovation. 216:171 C'est par là qu'on reconnaît ce qui a toujours été cru et par conséquent ce que l'on doit toujours croire. C'est pour ainsi dire de ce toujours que paraît la force de la vérité et de la promesse, et on le perd tout entier dès qu'on trouve de l'interruption en un seul endroit. » Hélas, cette rupture s'est produite. Elle n'a pas été appelée d'en bas, mais elle a été imposée d'en haut. Il suffisait d'une volonté, la plus haute, pour l'interdire. Cette volonté ne s'est pas alors manifestée. Elle devait à l'Église, comme Bossuet s'en réclamait, de maintenir sa tradition. A l'opposé, elle a laissé croire que ce mouve­ment d'innovation émanait d'elle. Aux questions, elle a répondu par le silence ; aux visites, par l'absence. Il suf­fisait d'un geste, que cette tolérance, gardée aux prêtres vieillissants, fût étendue, en toute logique, à leurs fidèles contemporains. Mais à cette détresse, qu'elle pouvait de­viner et même partager, à ce ferment de doute, qu'elle devait prévoir, elle a seulement opposé le silence. Cette charité tant prêchée, cette sollicitude toute paternelle ne s'est pas émue. Or ces fidèles touchés sont aussi les brebis perdues, et le Pasteur ne s'est pas détourné de son chemin pour les retenir ou pour les aller chercher. Il les a laissées sur le bord comme Agar remâcher leur amertume. De celles-là, comme des autres, il aura à rendre compte. \*\*\* Au lieu de quoi, ces mêmes fidèles ont pu recevoir le document suivant, les exhortant à « faire confiance à l'aggiornamento liturgique » : Du Vatican, 17 octobre 1969. La Secrétairerie d'État a le plaisir de faire savoir à Mme M. B. que sa récente lettre à Sa Sainteté est bien parvenue à destination. Elle l'exhorte à faire confiance à l'aggiornamento liturgique qui se fait sous la responsa­bilité du Souverain Pontife -- comme le montre le texte ci-joint prononcé par le pape Paul VI le 17 mars 1965 -- et lui transmet volontiers la Bénédiction Apostolique du Saint-Père, Signé : S. San... (illisible). (avec annexe) Chers Fils et Filles de langue française, La constitution conciliaire sur la sainte Li­turgie est en train, vous le savez, d'entrer pro­gressivement en application. 217:171 Cela demande de chacun un effort pour abandonner des habitu­des chères, et parfois respectables. Mais il faut être dociles, et avoir confiance dans l'autorité de l'Église qui veut ainsi, tout en gardant la profondeur et l'authenticité de la doctrine, ain­si que la pureté et la richesse des éléments cul­turels et artistiques, mieux répondre au carac­tère et aux besoins de l'homme moderne. Accueillez cette exhortation du pape, et vous ferez une fois de plus l'expérience de la fé­condité et du bonheur qu'apporte l'obéissance à l'Église, et à ceux qui (*sic*), en elle, ont la tâche d'éduquer les croyants à adorer le Père « en esprit et en vérité ». Tels sont notre recommandation et notre vœu : Nous les con­firmons par notre Bénédiction Apostolique. Il faut en convenir : responsabilité du Souverain Pon­tife, adaptation aux temps modernes, application progres­sive, docilité réclamée des fidèles, tout y est. S'il faut en croire ce document, comment le pape Paul VI a-t-il pu prendre, ou laisser croire qu'il prenait, la responsabilité de changer la liturgie figée pour toujours par saint Pie V ? Comment de plus a-t-il pu ne pas penser qu'en demandant d'ABANDONNER DES HABITUDES (quel mot, s'il désigne la liturgie !) CHÈRES ET PARFOIS (*sic*) RESPECTABLES, il don­nait le signal d'autres abandons que le premier, couvert de son nom, semblerait autoriser, sans qu'on sût s'ils venaient de lui ou non ? Autant de questions sans réponses. Ou bien le Saint Père a cru un groupe de conseillers particulièrement orientés, et il a manqué de foi en la tradition de l'Église dont il se réclame, ou bien il a pris de soi cette décision, et il a manqué de jugement et de respect de ses prédé­cesseurs : dans les deux cas, on peut se demander s'il était inspiré ou abandonné de l'Esprit Saint, car il s'est divisé. Il reste que la suppression de la liturgie annoncée pour le I^er^ dimanche de l'Avent de 1969 l'a été de fait, mais ne l'a pas été de droit, et qu'elle ne peut l'être. Car, comme Il est dit dans l'Évangile du 3^e^ dimanche de Ca­rême : « Tout royaume divisé en lui-même se ruinera et ses maisons crouleront les unes sur les autres. Si donc Satan s'est, lui aussi, divisé en lui-même, comment son royaume se maintiendra-t-il ? puisque vous dites que c'est par Belzébuth que je chasse les démons. Et si moi c'est par Belzébuth que je chasse les démons, vos fils par qui les chasseront-ils ? Aussi seront-ils eux-mêmes vos juges. » (Luc, 11, 14 sq) 218:171 Le Seigneur dit encore : « Mais si c'est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, alors le Royaume de Dieu est arrivé jusqu'à vous. » Et dans ce cas, on le sait, « les aveugles voient, les boiteux marchent ». *Claudi am­bulant*. C'est dire, ils marchent droit. Il y a encore de l'espoir. Jean-Bertrand Barrère. 219:171 ### Tempête sur l'Église par Louis Salleron Texte inédit d'une conférence donnée à Bordeaux le jeudi 11 janvier 1973, dans le cycle des « Jeudis et samedis littéraires de Bordeaux ». LE JEUDI 11 octobre 1962, devant 2.500 évêques réunis dans la basilique de Saint Pierre, Jean XXIII pro­nonçait l'ouverture du deuxième Concile du Vatican. Son discours respirait l'optimisme. Il se défendait d'être en accord « avec ces prophètes de malheur qui n'annoncent que des catastrophes, comme si la fin du monde menaçait ». Pour lui, en cet instant de l'Histoire, la Providence nous conduisait « vers un nouvel ordre des rapports humains » ; et d'ailleurs « tout, même les ad­versités humaines, arrive pour le plus grand bien de l'Église ». Deux jours plus tard se tenait la première « Congré­gation générale ». Les Pères du Concile devaient élire les 160 membres des dix commissions prévues. On envisageait une longue séance : deux ou trois heures. C'est alors que le cardinal Liénart se leva, demandant que les Pères aient le temps d'examiner attentivement les listes de candidats et que le vote fût remis à une prochaine séance. Satis­faction lui fut donné par le cardinal Tisserant, qui pré­sidait, et la séance fut levée. Elle avait duré moins d'un quart d'heure. Personne ne se trompa sur la signification de ce minus­cule incident. L'initiative des « opérations » passait des mains des membres de la Curie à celles des évêques. La « Révolution d'octobre », comme l'appela le P. Congar, venait de commencer. 220:171 On sait la suite. Jean XXIII avait dit son espoir de pro­noncer la clôture du Concile à Noël. Dix semaines suffi­saient pour voter, avec les amendements nécessaires, des textes soigneusement élaborés au cours des trois années précédentes. Le Concile dura trois ans. Que s'était-il passé ? Il s'était passé que dès janvier 1959 Jean XXIII avait annoncé le Concile, qu'en juin de la même année il avait adressé à ce sujet une lettre aux évêques du monde entier et qu'il avait aussitôt mis en train les travaux de prépa­ration. Le 2 février 1962, il avait fixé au 11 octobre la date d'ouverture du Concile. Tout étant ainsi disposé, il était facile à de petits groupes d'évêques et d'experts de préparer leurs batteries. Si l'on s'en aperçut dès le premier jour du Concile, on s'en aperçut mieux encore par la suite. Les experts de Jean XXIII étaient prêts, mais ceux des évêques l'étaient également. Seul, semble-t-il, Jean XXIII avait ignoré la manœuvre. Sans doute ne pouvait-il y croire, car si les secrets des délibérations épiscopales étaient bien gardés, la conspira­tion se poursuivait en quelque sorte à ciel ouvert. Dans les premiers jours d'octobre 1962, une agence de presse belge publiait un communiqué : « Le temps où des ini­tiatives étaient le domaine du pape et du secrétariat du Concile est passé. A partir de maintenant, ce sont les évêques qui prennent les affaires en mains. C'est ce que semble indiquer la réserve dans laquelle s'enferment le Saint Père et le Secrétariat, aujourd'hui où le grand événement est imminent. Le pape se montre particuliè­rement discret et, contrairement à ce à quoi certains s'at­tendaient, il n'a pas établi de calendrier pour le Concile. Il s'est limité à faire connaître par le canal de ses colla­borateurs la ligne qu'il voudrait lui voir suivre. Mais les évêques restent libres de la suivre ou non ». ([^19]) A Rome, ces propos, surprirent et choquèrent. Mais on n'y vit qu'une impertinence de journaliste. Qui aurait imaginé la possibilité d'un complot épiscopal contre le bon pape Jean, que tout le monde aimait tant ? C'était faire peu de cas de l'histoire et de la nature humaine. C'était oublier les secousses du modernisme au début du siècle. Déjà Pie XI avait eu d'intention de rouvrir le Concile du Vatican (simplement interrompu, mais non clos, par la guerre de 1870). Il y avait renoncé après une consultation étendue. Les arguments du cardinal Billot, notamment, semblent alors l'avoir impressionné. 221:171 Le célèbre théologien lui avait représenté l'énorme difficulté d'une assemblée de tous des évêques, en notre temps de journa­lisme tapageur. Les modernistes, ajoutait-il, s'apprêtent déjà « à profiter de la tenue des États généraux (de l'Église) pour faire la révolution, le nouveau 1789, objet de leurs rêves et de leurs espérances » ([^20]). C'était négliger les ressentiments accumulés au temps de Pie XII, en raison de sa fermeté doctrinale. C'était enfin méconnaître les formidables répercussions de la guerre mondiale. L'Église, certes, semblait y avoir échappé. Mais un concile ne pouvait que l'y soumettre. Ce qui était prévisible ne fut pas prévu par Jean XXIII. Il voulait profiter d'une disponibilité générale des esprits au changement pour faire entrer un peu d'air frais dans l'Église. Il déchaîna la tempête. C'est d'ailleurs Paul VI lui-même qui l'a dit, dans son homélie du 29 juin 1972 « On croyait qu'après le Concile, le soleil aurait brillé sur l'histoire de l'Église. Mais nous avons eu les nuages, la tempête, les ténèbres... » \*\*\* Nous n'allons pas faire ici l'histoire du Concile et de l'après-concile. Le détail en importe peu. Nous voudrions plutôt tenter, après dix années d'ère conciliaire, de dis­cerner les principaux courants dont est faite cette tempête qui secoue durement la barque de Pierre. Il y a d'abord *ce qui se voit*. En soi, c'est sans doute le moins important. Mais ce qui se voit est significatif, est le signe de quelque réalité profonde qui, elle, importe. Qu'avons-nous donc vu depuis dix ans ? Nous avons vu d'abord les prêtres quitter la soutane. Voilà un fait mineur, apparemment le plus *insignifiant* qu'on puisse imaginer. Il est, au contraire, merveilleuse­ment *signifiant*. Les prêtres ont été autorisés à troquer la soutane contre de « clergyman ». Il est « signifiant » qu'au lieu du cos­tume civil ordinaire ce soit un costume d'origine anglo-saxonne et protestante qui ait été proposé aux prêtres catholiques français. La tenue de clergyman comporte cependant le col « romain ». 222:171 Quelle image de l'œcuménisme ! C'est le fameux pâté d'alouette : un cheval (le costume anglo-saxon) et une alouette (le col romain). En second lieu, cette conversion de la soutane au clergyman était simplement « autorisée ». Nous avons vite compris que l'autorisation était un ordre. Tel est le nouveau langage ecclésiastique, auquel nous avons tant de mal à nous habituer. Naguère on définissait le totalita­risme politique comme le régime où tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire. Un peu différent, le régime ecclé­siastique est celui où ce qui est autorisé est obligatoire et où l'obéissance à la loi est considérée comme une désobéis­sance. En troisième lieu, il est apparu qu'une autorisation accordée par l'Église n'était que la satisfaction d'une pra­tique instituée par les novateurs, dont il est admis qu'ils sont « l'aile marchante » de l'Église, c'est-à-dire les meil­leurs chrétiens. Une minorité de prêtres s'étaient, depuis un certain temps déjà, débarrassés de la soutane. Tous les prêtres étaient donc « autorisés » à en faire autant. Du coup, l'autorisation prenant figure de règle, les nova­teurs ne pouvaient l'accepter. Ils se costumèrent à leur guise. Selon le genre qu'ils tenaient à se donner, les uns adoptèrent des costumes à la coupe élégante avec une jolie cravate ; d'autres choisirent le blouson, le chandail à col roulé, n'importe quoi qui pût les faire ressembler à un type d'homme ne ressemblant pas à un prêtre. Une petite croix placée au revers du veston, quand il y avait veston, rappelait, au début, le caractère presbytéral de l'intéressé. Elle a généralement disparu. Le caractère civil et anonyme du costume du prêtre signifie qu'il n'est plus un « séparé », un « mis à part ». Il est « comme les autres », un homme parmi les hommes, ce qui est conforme, nous dit-on, à l'esprit du Concile. En quatrième lieu, l'évêque a suivi le prêtre. Il conti­nue de le suivre, avec un léger décalage dans le temps, l'impulsion, qui vient de « la base », n'étant pas immédia­tement sensible à l'étage supérieur. Une seule exception demeure à ce jour. On n'a pas encore vu le pape en veston et en pantalon. C'est tout à fait illogique. Il paraît que Paul VI aurait voulu se prêter à l'évolution à l'occasion d'un de ses voyages en avion. Son entourage l'en aurait dissuadé. Ce n'est vraisemblablement que partie remise, car il n'y a aucune raison que les prêtres et les évêques soient en civil et que le pape ne le soit pas. Il aurait l'air d'être le seul séparé du monde dans une Église ouverte au monde. On peut donc prédire que nous verrons un jour le pape en civil, comme l'est, par exemple, le Dr Ramsay, chef de l'Église anglicane. 223:171 Ne prolongeons pas ces réflexions sur l'abandon de la soutane. Elles ont pour seul objet de montrer que, dans un climat donné, le moindre fait est chargé de *signification*. Mais qu'avons-nous vu encore depuis dix ans ? Nous avons vu le grand chambardement des églises. Les statues, les stalles, les chaires étaient brisées, ou je­tées dans un coin, ou vendues aux puces. Les vases sacrés, les ornements précieux étaient dispersés. Les bibliothèques des couvents et des séminaires étaient fréquemment brû­lées ou, elles aussi, vendues à vil prix à qui voulait bien de vieux livres poussiéreux. Simple iconoclasme ? Pour une part seulement, car l'iconoclasme ne s'en prend qu'aux images du Christ, de la Vierge et des Saints. Cette fois, tout y passait. Le sens du mouvement était confus. C'était bien, certes, un refus de l'idolâtrie, mais c'était, plus généralement, un refus du sacré, un refus du passé et de la tradition, un refus de la richesse ou des apparences de la richesse, un refus pour tout dire du « triomphalisme ». L'Église, pour se montrer « pauvre et servante » devait manifester quelques signes de barbarie. Et quoi donc d'autre avons-nous vu ? Nous avons vu toute la liturgie bouleversée. L'autel est devenu table. Le prêtre au lieu de se tourner vers Dieu s'est tourné vers les fidèles. Le latin a disparu pour faire place au français. Au chant grégorien se sont substitués les cantiques les plus variés, qui font mal au cœur et aux oreilles. Les hommes et les femmes ont envahi les alentours de la table-autel, lisant la Bible ou des auteurs pro­fanes, proclamant leurs intentions de prière, généralement politiques, distribuant le pain et le vin à tout le monde. Des « célébrations » extraordinaires nous ont été offertes avec guitare, tam-tam, chants d'Afrique et d'Amérique, danses gracieuses de demoiselles en collant noir. Pour éviter de donner à ces cérémonies un nom latin on les a baptisées du nom très français de « gospel-night ». Que n'avons-nous pas vu et entendu ! Nous avons vu et entendu une armée de théologiens expliquer aux fidèles, aux prêtres, aux évêques et au pape ce qu'est la véritable Église de Dieu. Balayant la suite des conciles, ils nous ont enseigné le « retour aux sources », battant sur nos poitrines la coulpe d'un catholicisme qui, depuis seize cents ans et plus, a perdu l'Évangile. Ils nous proposaient un beau christianisme tout neuf qui était celui du « peuple de Dieu » dépositaire des secrets du Très-Haut. Après l'ère de l'Ancien Testament et celle du Nouveau, une troisième ère commençait qui allait cons­truire sur la terre le Royaume des Cieux. 224:171 Ce coup-là, la Tour de Babel serait menée à son terme. Les architectes du XX^e^ siècle s'y entendent en matière de tours. Ne prolongeons pas cette énumération de tout ce qui défile sous nos yeux depuis quelques années. C'est dé­tailler un spectacle que tout le monde ne connaît que trop. Tâchons plutôt de comprendre ce qui se passe afin de trouver quelques raisons d'espérer, parmi tant de ruines où nous nous débattons. \*\*\* Prenons d'abord les choses telles qu'elles se présentent dans leur aspect temporel et sociologique. Même pour le plus croyant, c'est une approche tout à fait licite. Si l'Église est une réalité spirituelle, c'est une réalité incar­née dans l'épaisseur terrestre. Or ici un fait éclate. Avec son siège fixé à Rome, l'Église s'est développée dans le contexte méditerranéen, puis européen. Son his­toire et son espace ont été liés depuis son origine à l'his­toire et à l'expansion de l'Europe. Rien d'étonnant donc que la dernière guerre l'ait secouée. Non seulement les nations d'Europe perdaient toutes leurs colonies mais ces nations elles-mêmes étaient plus ou moins colonisées par les deux nouvelles puissances maîtresses du monde : les États-Unis et l'U.R.S.S. En principe, cette mutation politique n'avait pas de quoi toucher l'Église. Elle était déjà partout à la surface du globe, et le fait même qu'elle ait été violemment atta­quée par les gouvernements européens depuis la Renais­sance et surtout depuis la Révolution française assurait à son destin temporel une grande autonomie. Bien mieux, après le désastre, c'est elle qui apparut à l'Europe comme sa meilleure chance de reconstitution. Les noms du trio Schuman-Adenauer-Gasperi prirent alors valeur de sym­bole. Mais ce ne fut là qu'un moment de répit. Une histoire planétaire nouvelle s'ouvrait à laquelle l'Église devait faire face. Aurait-elle pu y faire face par une adaptation souple et progressive ? C'est possible. Mais le fait est qu'il y eut le Concile et que ce fut l'explosion. Tous les problèmes intérieurs à l'Église et qui, depuis toujours, constituent pour elle autant de menaces de rupture par le schisme et l'hérésie, se posèrent à la fois, dans la lumière d'un uni­vers aux dimensions inédites. 225:171 La réaction des animateurs du Concile fut de délester l'Église de son passé européen pour lui donner plus d'ai­sance dans ses mouvements. La réaction contraire eût été apparemment plus normale. Quand un bateau est secoué par la tempête, il se débarrasse de ses voiles et de ses mats plutôt que de ce qu'il a dans ses soutes. Toujours est-il que c'est de son poids d'histoire que l'Église crut devoir se débarrasser. Mais faut-il dire « l'Église » ? ou même « le Concile » ? Nous avons dit à dessein : « les animateurs du Concile ». On discutera longtemps pour savoir, dans tout ce que nous voyons, ce qui est de l'Église, du Concile, des anima­teurs du Concile, des évêques, des théologiens et des Bureaux. Nous nous abstiendrons ici de faire la ventilation des responsabilités dans tout ce qui nous afflige. Le passé de l'Église, c'était d'abord le latin. A lui seul, il affirmait une continuité de quinze ou seize siècles. Quand la menace qui pesait sur lui commença à se préciser, Jean XXIII décida de frapper un grand coup. Rap­pelez-vous ! C'était le 22 février 1962, huit mois avant l'ouverture de Vatican II. Ce jour-là, le bon pape Jean promulguait la Constitution « Veterum sapientia » où il énumérait les mesures prises par lui « pour que l'usage ancien et ininterrompu du latin soit maintenu pleinement et rétabli là où il est presque tombé en désuétude ». Il ordonnait aux évêques et aux supérieurs généraux des or­dres religieux de veiller à ce que les jeunes gens se pré­parant au sacerdoce « aient tous à cœur d'obéir à la volonté du Saint-Siège sur ce point » et « observent scrupuleuse­ment » les prescriptions qu'il édictait. Évêques et supé­rieurs devaient veiller « à ce qu'aucun de leurs subordon­nés, par goût de la nouveauté, n'écrive contre l'usage du latin, soit dans l'enseignement des sciences sacrées, soit dans la liturgie, ou bien, par préjugé, n'atténue la volonté du siège apostolique sur ce point ou n'en altère le sens ». Le latin, disait-il, est « la langue vivante de l'Église ». Une Constitution, c'est l'acte juridique le plus impor­tant de l'Église. La Constitution « Veterum sapientia » a donc une extrême importance. Jean XXIII, pour lui donner le maximum d'éclat, tint à la promulguer per­sonnellement dans la basilique Saint-Pierre, en présence de quarante cardinaux, de douzaines d'évêques et de cen­taines de prêtres, de séminaristes et d'étudiants. Chacun sait ce qu'il en est advenu, comme d'ailleurs de la Constitution conciliaire sur la liturgie qui prescrit que « l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins » (art. 36), les langues vulgaires se voyant simplement accorder une « plus large place » que précédemment. 226:171 Quand des catholiques, lisant la Constitution « Vete­rum sapientia », nullement abrogée, et la Constitution conciliaire, pas abrogée davantage, demandent timidement à leur curé, voire à leur évêque, si les lois de l'Église ne pourraient pas être respectées, ils se font rabrouer et on leur dit même qu'ils n'ont qu'à obéir, ce qui est para­doxal puisque ce qui leur est enjoint c'est de désobéir à l'Église. Cette situation est générale. Elle s'étend à tous les domaines de la vie religieuse et constitue très précisément la crise de l'Église. En ce qui concerne le latin, nous ne connaîtrons que progressivement les effets de son abandon, mais nous en savourons déjà les prémices. La volonté de rupture avec le patrimoine propre du catholicisme souligne, en effet, sa volonté d'ouverture au monde -- c'est-à-dire d'abord au monde des vainqueurs de l'Europe. Toujours, en effet, des armées victorieuses propagent des idées et des institutions, même quand elles n'asservis­sent pas les peuples, même quand elles ne font que passer, même quand elles sont elles-mêmes à la fin vaincues. Na­poléon a été détesté de toute l'Europe, mais l'Allemagne et l'Italie ont subi profondément son empreinte au XIX^e^ siècle. Après 1870, la France endolorie par la perte de l'Alsace et de la Lorraine et dès le premier jour tendue Vers l'idée de la revanche, n'en voyait pas moins son Université s'im­prégner de la science et de la philosophie allemandes. Après 14-18, le prestige de notre pays fut immense en Europe et dans le monde. Comment après la dernière guerre l'U.R.S.S. et les États-Unis n'auraient-ils pas mar­qué l'Europe et l'univers entier ? Nos libérateurs n'étaient as nos vainqueurs, mais ils étaient les vainqueurs. Pour première fois l'Europe ne sortait pas d'une guerre civile par la victoire d'une des nations qui la composent. Elle ressuscitait, d'ailleurs coupée en deux, par d'intervention de nations étrangères, des nations qui étaient des con­tinents. Au plan religieux, l'U.R.S.S. et les U.S.A. étaient des rameaux du vieux tronc chrétien. Mais sur le christia­nisme orthodoxe de la Russie s'était implanté l'athéisme marxiste (issu lui-même du germanisme judéo-protestant), et l'Amérique était principalement protestante. En aban­donnant le latin, l'Église catholique signifiait sa volonté de dialogue, dans le langage de la modernité, avec le com­munisme et le libéralisme pour poursuivre, en opposition... sans doute mais aussi en symbiose avec eux, un dialogue plus général avec la révolution mondiale. 227:171 C'est dans ce tourbillon que nous évoluons depuis dix ans. Sur les structures intérieures de l'Église nous mesurons l'impact américano-soviétique à tous les niveaux. Tout d'abord, Amérique et U.R.S.S. professent également le dog­me démocratique. Certes la démocratie est libérale d'un côté et totalitaire de l'autre, mais il est entendu que le Pouvoir vient d'en bas. Dans l'Église, le Pouvoir vient de Dieu. Cette conception théologique ne préjuge pas né­cessairement des modes de désignation des titulaires du Pouvoir, mais elle les influence et influence surtout les modes d'exercice de l'autorité. Depuis le Concile, un cou­rant se dessine dans le sens de l'élection des membres de la Hiérarchie -- élection des curés et des évêques, élar­gissement du collège prévu pour l'élection du pape. D'au­tre part, on assiste à une majoration de la notion de « peuple de Dieu ». Enfin le sacerdoce commun des laïcs tend à atténuer voire à absorber le sacerdoce ministériel des prêtres. En dehors de cette influence commune, celle du com­munisme soviétique se manifeste dans deux directions principales. La première s'exerce au niveau des structures proprement dites : développement de l'idée de « com­munauté » chez les laïcs, d' « équipe » chez les prêtres, de « collégialité » chez les évêques. Cette socialisation générale s'accompagne de son sous-produit habituel : la « bureaucratie », avec son cortège permanent d'assemblées, fédérations, sessions, congrès, recyclage, formation perma­nente, etc. La seconde pénètre les structures à travers les idées et le vocabulaire : lutte de classes, libération de l'homme, révolution, politisation de l'Évangile, etc. L'influence du libéralisme américain se manifeste dans toutes les directions où le primat de la liberté sur l'auto­rité se répercute dans les structures. La conscience l'em­porte sur la loi, la théologie sur le magistère, la conférence épiscopale nationale sur la curie romaine. La conjonction de ces tendances diverses aboutit au résultat escomptable : diminution de l'autorité compensée par le renforcement de l'autoritarisme. Le Syllabus de 1864 condamnait la proposition selon laquelle « le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Le Syllabus conciliaire, ou post-conciliaire, érige cette pro­position sinon en dogme du moins en programme. Ainsi tous ceux, laïcs, prêtres, voire évêques, qui témoignent de leur zèle dans le sens du progrès, du libéralisme et de la civilisation moderne (capitaliste ou socialiste) ont carte blanche pour dire, écrire et faire ce qui leur plaît. 228:171 Ceux qui, au contraire, veulent s'opposer à ce genre. L'ouverture au monde se voient condamner au nom de leurs propres principes : « Puisque vous êtes pour l'obéissance, obéis­sez ! » « Puisque vous êtes pour l'autorité, soumettez-vous ! » « Puisque vous êtes pour la Hiérarchie, dites, écrivez, faites et pensez ce qu'elle vous dit, sinon par elle-même du moins par ses Bureaux, de dire, d'écrire, de faire et de penser. » Ces bouleversements, principalement sociaux, trouvent leur correspondance, plus grave, dans le domaine de la foi. Ici, nous sommes en pleine confusion. Il est évident que l'Église ne peut répudier ses dogmes. Elle ne peut dire aux fidèles : « Brûlez ce que vous avez adoré et adorez ce que vous avez brûlé. » Mais elle peut substituer l'ambiguïté à la clarté. C'était le trait le plus caractéristique de l'Église catho­lique que la netteté, voire la rigueur de ses définitions dogmatiques et de son enseignement moral. Un catholique savait ce qu'il devait croire et ce qu'il devait faire pour être chrétien. Maintenant nous nageons dans le brouillard. Tout a commencé avec la nature du Concile. On nous a expliqué, à longueur de journée, qu'il n'était pas « doc­trinal » mais « pastoral ». C'était la première fois dans l'Histoire. Mais justement il fallait rompre avec l'Histoire. Nous vivions du passé ; il fallait vivre de l'avenir. Bref, c'était une nouvelle doctrine, la doctrine du non-doctrinal, la doctrine du pastoral remplaçant le doctrinal. On avait ainsi les coudées franches pour faire des ré­formes que le doctrinal empêchait constamment et que le pastoral allait rendre aisées. La plus ambitieuse prit le nom d'*œcuménisme*. Elle naquit donc dans l'ambiguïté et continue de se développer dans l'ambiguïté. De quoi s'agit-il ? De refaire l'unité chré­tienne. C'est un objectif qui ne peut faire que l'accord de tous les catholiques. La division des chrétiens est le plus grand scandale du christianisme et la violation la plus expresse du commandement du Christ : *Sint unum*. Mais la reconstruction de l'unité chrétienne est forcément dif­ficile et ne peut être opérée en un tournemain. Elle se heurte aujourd'hui aux effets d'une précipitation où les bonnes intentions, sans parler des moins bonnes, se trou­vent aux prises avec des réalités que le sentiment ne peut balayer comme si elles étaient infimes ou inexistantes. 229:171 On crut qu'en se débarrassant de la soutane et du latin on se débarrasserait du même coup de la doctrine et de l'Histoire. L'idée directrice était la suivante. Puisque les divisions chrétiennes sont nées au cours des siècles, tirons un trait sur ces siècles et retournons aux sources. Au temps de saint Paul et des Pères de l'Église, il n'y avait ni catholiques, ni protestants, ni orthodoxes. Comme nous confessons tous l'enseignement de saint Paul et des Pères de l'Église, et d'abord, bien sûr, l'enseignement du Christ, inscrit dans l'Évangile, retrouvons-nous ensemble dans la pureté de notre commune origine et refaisons l'Église une, sainte et apostolique. Ce n'est malheureusement pas si simple. Car les divi­sions actuelles, comme toutes les divisions antérieures, ne sont pas nées de la volonté de rompre avec l'Évangile, mais de la volonté au contraire de l'affirmer dans son intégrité. Avec le temps, certes, les oppositions peuvent s'atténuer. Les adversaires peuvent reconnaître qu'ils ont exagéré dans leurs prises de position respectives. Mais ces conces­sions faites, on se retrouve au point de départ, et si l'ori­gine de la division est doctrinale (elle ne l'est pas tou­jours), il faut bien que la position de l'un soit meilleure que celle de d'autre, même si cet autre n'a pas complète­ment tort. C'est ainsi qu'aujourd'hui nous butons sur l'infaillibi­lité pontificale, le sacrifice eucharistique, la Tradition et différentes questions de ce genre et de cette ampleur. Les plus audacieux continuent d'aller de l'avant, dans la con­viction que le « praxis » déterminera la « theoria ». Mais pendant que les accords de théologiens se multiplient, les discours de Paul VI dressent des barrières ; si bien que l'impasse est totale. Du côté catholique, on a pourtant été loin. La nou­velle messe a été bâtie de telle manière qu'elle pût être acceptable aux protestants. Mais le même rite couvrirait deux Fois différentes et l'acte central de l'unité chrétienne risquerait de devenir l'instrument d'une division nouvelle, tant chez les protestants que chez les catholiques. On n'est donc pas beaucoup plus avancé. Ajoutons que la notion même d'œcuménisme s'est embrouillée. De l'unité des chrétiens on est passé à l'unité des croyants de toutes les religions, quand ce n'est pas à l'unité de tous les hommes. Au nom de l'œcuménisme, juifs et musulmans sont invités à s'associer aux chrétiens. Les athées sont considérés comme des croyants de l'in­croyance. 230:171 Une sorte de religion universelle se lève qui devrait être de nature à réconcilier tous les hommes. Cette religion a un nom ; ce n'est plus l'œcuménisme, c'est le syncrétisme. Son temple est le Panthéon. Comment le catholicisme y trouverait-il sa place ? Il suffit d'ouvrir n'importe quelle publication catho­lique, n'importe quel livre, n'importe quel catéchisme, nous constatons aussitôt que le catholicisme s'est mué en humanisme. Jésus-Christ est partout, dans cette littérature, et on ne peut que s'en féliciter, mais il y est comme l'homme parfait, comme l'homme-Dieu. La catéchèse se réduit à la philanthropie, tout comme la théologie se réduit à l'anthropologie. Aux enfants, Jésus est présenté comme l'ami et le modèle à imiter ; ce qui en soi est excellent, mais certainement insuffisant. Les vérités à croire sont estompées ou passées sous silence. Il s'agit de bannir le « mythe » de l'esprit des enfants afin que leur religion soit purement naturelle. Le mystère et le miracle sont parti­culièrement redoutés. C'est la religion du Vicaire Sa­voyard. Cela donne des résultats curieux dans certains cas. Comme il y a des douzaines de catéchismes -- ou du moins de livres en tenant lieu puisque le mot « catéchisme » a disparu -- je ne jurerais pas que ce que je vais dire soit vrai pour tous. Mais enfin beaucoup. d'entre eux, et en tous cas ceux que j'ai eus dans les mains, ne font mention ni d'Adam ni d'Ève. On se demande d'abord pourquoi. En y réfléchissant, on trouve l'explication. Parler d'Adam et Ève, c'est plonger dans les mythes -- le paradis, le serpent, la pomme, etc. Et puis, c'est attenter à un dogme : l'évolution. Enfin c'est se mettre dans la quasi-obligation d'évoquer le péché originel. Tant d'obstacles découragent nos modernes catéchètes. Ils prennent donc la solution simple et radicale de biffer Adam et Ève de leur ensei­gnement. Les enfants, grâce à eux, n'auront plus la cer­velle encombrée d'images déshonorantes. Leur christianis­me aura la pureté du cristal. Adam et Ève, c'est le passé, mais un passé très lointain. Le passé récent ne connaît pas un sort plus heureux. On aurait pu penser qu'un catholicisme tout orienté à l'amour du prochain serait truffé de l'histoire des saints. Et puisque nous sommes en France, sainte Clotilde, sainte Geneviève, saint Louis, sainte Jeanne d'Arc, saint Vincent de Paul sembleraient avoir de quoi nourrir le cœur et l'imagination d'enfants à qui l'on veut inculquer un chris­tianisme existentiel. Mais ce sont là des saints de l'Histoire, suspects à cet égard. On cherchera donc des modèles à imiter et des exemples à suivre chez nos contemporains. 231:171 Ce seront Gandhi, Che Guevara et Martin Luther King. Ils ont tout pour eux. Ils ne sont pas catholiques, ils ne sont pas Français et, par des voies diverses, ils ont appelé leurs concitoyens à la révolution. Telle est la catéchèse moderne qui, à elle seule, suffit à illustrer l'état de l'Église catholique en France. Les choses iraient-elles mieux à l'étranger ? Ce que nous en savons permet de penser que c'est un peu partout la même chose. Il suffit de rappeler l'affaire du catéchisme hollandais. C'est un livre pour adultes, fort intelligent d'ailleurs, et comportant d'excellents passages, mais glis­sant de tous côtés au modernisme le moins dissimulé. Malgré tous les « avertissements » de Rome (on n'ose plus parler de « condamnation »), il a été diffusé dans monde entier et donne le ton à la catéchèse universelle. Parlons net : on ne croit plus aux dogmes chrétiens. Non seulement l'Assomption, la virginité de Marie, l'As­cension sont des mythes, mais la Résurrection elle-même en est un. Quant à Jésus-Christ, c'est l'homme exemplaire. On peut dire qu'il est Dieu, mais comme on peut le dire de tout homme qui travaille à la libération des hommes. Quant à la messe, c'est le partage du pain, où Dieu est présent par la foi des fidèles assemblés. Cette nouvelle religion, propagée par les mass media, aboutit, dans le domaine sacerdotal, aux résultats qu'on sait, à propos desquels Mgr Fretellière a donné quelques chiffres en octobre dernier : De 1963 à 1971, voici les diminutions : -- Séminaires ou foyers de jeunes : 65 % ; -- Séminaires d'aînés : 89 % ; -- Grands séminaires : 47 % ; -- Entrées au grand séminaire : 61 % ; -- Ordinations : 58 %. Quant au nombre global des prêtres diocésains, il était de 40 994 en 1965 ; on prévoit qu'il sera, en 1975, de 31. 820, soit 22 % de moins. Cette situation dramatique apparaîtrait plus dramatique encore si nous connaissions la moyenne d'âge des prêtres, leur activité et leur prédi­cation. Quoi qu'il en soit, il est clair que d'ici quinze ou vingt ans les trois quarts des paroisses encore desservies ne le seront plus. Lorsque cette débandade commença à être entrevue, il y a quelques années, elle jeta un certain trouble dans les esprits. Le « printemps de l'Église » était-il un autom­ne ? 232:171 Cependant on se rassura vite. A Lourdes, en octobre dernier, Mgr Fretellière et Mgr Riobé nous ont dit les raisons de leur optimisme. Si les prêtres disparaissent, c'est que la formule traditionnelle est périmée. N'est-ce pas celle du Concile de Trente ? La formule de demain est toute tracée. On autorisera le mariage des prêtres, ce qui ne manquera pas de multiplier les vocations. Et surtout on ordonnera des hommes mariés, sans parler des femmes si c'est nécessaire. Ainsi nous regorgerons de prêtres ; et les communautés de base, qui auront remplacé les parois­ses -- formule également dépassée -- seront florissantes. Voilà où nous en sommes -- en France du moins ; mais toutes les informations que nous avons de l'étranger nous permettent de dire qu'il en est de même un peu dans tous les pays. \*\*\* Alors, indéfiniment, nous nous interrogeons. D'où vient ce désastre ? Nous avons nommé les causes immédiates : les boule­versements opérés par la dernière guerre, l'influence des puissances victorieuses, le déferlement des ressentiments modernistes comprimés depuis Pie X. Mais pour que les ravages atteignent le degré que nous observons, il doit y avoir des causes plus profondes. Quelles sont-elles ? Je crois que les causes profondes sont difficiles à déceler comme causes. Elles se confondent plutôt avec une évolution qui a simplement connu un moment de mutation brusque due à la conjoncture. C'est donc l'évolution du christianisme qu'il faudrait analyser. La tache est malaisée, car une telle analyse peut être faite dans des perspectives très différentes et égale­ment défendables. La première idée qui vient à l'esprit, c'est de considérer l'évolution du christianisme comme on ferait celle de toute religion, de toute civilisation, de toute société -- avec les phases habituelles de la naissance, de la crois­sance, de l'apogée, des crises, du déclin et de la mort. Dans cette otique, nous verrions l'Europe en train de mourir avec la religion catholique, de la même manière qu'il y a 1.500 ans mourait l'empire romain avec ses dieux chassés par le Christ. C'est ainsi qu'on voyait les choses au XIX^e^ siècle, bien avant la crise actuelle. Louis Bouilhet nous a exprimé là-dessus le sentiment commun de son époque dans un poème que m'a fait connaître Gustave Thibon, il y a quel­ques années : 233:171 « Quand chassés, sans retour, des temples vénérables, « Tordus au vent de feu qui soufflait du Thabor, « Les grands Olympiens étaient si misérables « Que les petits enfants tiraient leur barbe d'or ; « Durant ces jours d'angoisse où la terre étonnée « Portait, comme un fardeau, l'écroulement des cieux, « Un seul homme, debout contre la destinée, « Osa, dans leur détresse, avoir pitié des dieux. « C'était un large front -- un Empereur -- un sage, « Assez haut sur son trône et sur sa volonté « Pour arrêter du doigt tout un siècle au passage, « Et donner son mot d'ordre à la divinité. » Il s'agit, vous l'avez reconnu, de Julien que nous appe­lons « l'apostat » et que les vieux Romains appelaient peut-être « le religieux ». Il lutte pour maintenir l'Empire auquel il essaye de redonner ses dieux traditionnels. Or une nuit qu'il fait étape dans ses chevauchées guerrières, il aperçoit un vieux temple abandonné et envahi par les lianes. « Et comme il restait là, perdu dans ses pensées, « Des profondeurs du temple il vit se détacher « Avec un bruit confus de plaintes cadencées, « Une lueur tremblante et qui semblait marcher. « Cela se rapprochait et sonnait sur les dalles, « C'était un grand vieillard qui pleurait en chemin. « Courbé, maigre, en haillons, et traînant ses sandales, « Une tiare au front, une lampe à la main. « Il cachait sous sa robe une blanche colombe ; « Dernier prêtre des dieux, il apportait encor. « Sur ce dernier autel la dernière hécatombe... « Et l'Empereur pleura, car son rêve était mort. » Ici, Bouillhet fait l'application de cet épisode, lu proba­blement dans quelque auteur, à l'époque moderne. « Il pleura jusqu'au jour, sous cette voûte noire. « Tu souriais, ô Christ, dans ton paradis bleu, « Tes chérubins chantaient sur les harpes d'ivoire, « Tes anges secouaient leur six ailes de feu ! » 234:171 « Mais tu ne savais pas le mot des destinées, « Ô toi qui triomphais, près de l'Olympe mort ; « Vois : c'est le même gouffre... Avant deux mille années « Ton ciel y descendra, sans le combler encor ! « Tu connaîtras aussi, ployé sous l'anathème, « La désaffection des peuples et des rois, « Si pauvre et si perdu que tu n'auras plus même, « Pour t'y coucher en paix, la largeur de ta croix ! « Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une tombe ; « Ta porte n'ouvre plus sur le vaste Avenir ; « Voilà que le jour baisse et qu'on entend venir « Le vieux prêtre courbé, qui porte une colombe ! » Cette image de l'évolution du christianisme, et de sa fin imminente, c'est celle de tout le XIX^e^ siècle. Depuis lors, elle s'est, en un sens, accentuée, en un autre sens atténuée ou transformée. Elle s'est accentuée, car au XIX^e^ siècle, elle n'est guère le lot que des « élites » -- les intellectuels, écrivains, les savants. Le peuple demeure en grande partie chrétien. Aujourd'hui, la déchristiani­sation englobe « les masses » et, plus généralement, toutes les structures sociales. C'est le phénomène bien connu de la « sécularisation ». Mais à l'inverse, la bourgeoisie vol­tairienne est devenue pour une bonne part chrétienne. Et dans les couches supérieures de l'intelligence et de la science, s'il n'y a pas retour au christianisme, il n'y a plus, sauf chez les marxistes (eux mêmes assez touchés dans leur foi) une croyance générale au Progrès. C'est une sorte d'agnosticisme, généralement indifférent, parfois désespéré, qu'on ne peut en tout cas caractériser par un antichristianisme radical. Il semble donc que l'analyse simpliste d'une évolution purement biologique du christianisme ne puisse être retenue. Personne, d'ailleurs, ne sait plus ce que c'est que l'évolution, et la Science se refuse à prédire l'avenir. C'est, soit la foi, soit l'intuition qui nous permet de nous forger quelque image du futur, et les raisons que nous pouvons nous en donner sont emportées en peu d'années par des changements dont nul n'avait entrevu la forme. Il faudrait d'ailleurs, pour apprécier correctement la situation actuelle, distinguer soigneusement « religion », « christianisme » et « catholicisme ». La *religion* est un phénomène naturel. Elle est l'ensem­ble des pensées et des attitudes qui résultent, chez l'hom­me, du sentiment de sa dépendance à l'égard d'une réalité qui lui est supérieure. 235:171 L'homme au contact avec la nature, le primitif, le paysan, le marin est spontanément religieux parce que la fragilité de sa personne et de ses actes en face de la puissance de la nature lui est constamment présente. A mesure qu'il s'urbanise, il se sent plus en sécurité. La religion diminue. La mort subsiste, mais à un horizon lointain. Quand les cités sont fortement secouées, la reli­gion apparaît mais Plus affectée encore du caractère superstitieux que dans le cadre de la nature. D'où le ruissellement de superstitions qui, sur un fond d'in­croyance caractérisent la vie des citadins à toute époque et notamment de nos jours. Le *christianisme* étant la religion de l'Occident, l'in­quiétude de la civilisation moderne donne à nos supersti­tions une coloration fréquemment chrétienne. Si l'espèce de vaudou qui, aujourd'hui, s'étale dans la presse, à la radio, à la télévision et jusque dans nos églises, a une si­gnification, c'est celle-là. Les gens ont peur. Ils ont peur de tout : de la bombe atomique, de la pollution, de la montée démographique du Tiers-Monde, de d'extrême pré­carité de leur sécurité sociale et politique, de la mort sur les routes, de la Révolution, etc. Ils se divertissent de tout cela par les gadgets et tous les délices de la société de consommation, mais ils se refusent à regarder les pro­blèmes en face. C'est donc le paganisme généralisé, et au sens exact du mot : une absence totale de foi chrétienne mêlée à un éventail d'innombrables superstitions. Cependant des germes nouveaux de christianisme ap­paraissent sous ces ruines de la chrétienté. Il y a les saints prodigieux : des Thérèse de Lisieux, des Charles de Fou­cauld, des Padre Pio et tant et tant d'autres. Il y a tous les martyrs inconnus d'en deçà et d'au-delà du rideau de fer. Il y a ce mélange de nostalgie et d'aspiration chrétienne qui, sans aller jusqu'à la foi, est une démarche de foi, chez tant de poètes, d'écrivains, de jeunes, plus sensibles que le grand nombre au drame du monde moderne. Certes nous ne savons pas du tout ce que sera l'an 2000 et moins encore l'an 2050 ou l'an 2100. Mais nous savons que nous sommes entrés non seulement dans l'ère du monde *géographiquement* fini, mais dans celle du monde *naturellement* fini. L'homme est désormais aux prises avec lui-même. Il lui faut désormais, pour agir, connaître sa nature et ses fins. L'âge physique se résorbe dans l'âge métaphysique. C'est un fait, auquel nous serons d'autant plus rudement ramenés que nous prétendrons l'ignorer ou le nier. Le christianisme flotte, dans beaucoup d'esprits, comme une réponse possible aux mille questions que pose un temps qui peut se révéler soudain comme le temps de d'apocalypse. 236:171 Le *catholicisme* est inclus dans le christianisme, mais présente des réactions spécifiques à la crise actuelle. Plus fortement structuré que l'orthodoxie et le protestantisme, il souffre d'un plus grand ébranlement de ses structures. Si, en ce domaine, sa grande force est la papauté, celle-ci, jusqu'à présent intacte, mais très diminuée dans ses pouvoirs par la collégialité épiscopale, peut être demain menacée. Bien des signes permettent de penser qu'elle le sera. Ne passons pas en revue les hypothèses diverses de ce qui peut arriver. Ce qui est sûr, c'est que l'ensemble de l'appareil hiérarchique de l'Église, déjà très secoué, le sera davantage encore. Le Droit canon, dans sa forme actuelle, n'existe pratiquement plus. La nature sociétaire de l'Église en exige un. On ne peut préjuger de sa forme à venir. Il y a deux problèmes propres à l'Église. Le premier, c'est la mise en question du principe d'autorité. Nous l'avons déjà dit, mais il faut le répéter. Le fait qu'elle est fondée par Jésus-Christ, et qu'elle a érigé en vérité dogmatique la primauté et l'infaillibilité pontificales, la met en contradiction avec ce qu'il faut appeler la religion démocratique qui est la religion du monde moderne. On en voit dès maintenant les effets, tant dans son organisation propre qu'au plan œcuménique. Mais ces effets seront plus sensibles demain qu'aujour­d'hui. Le second, c'est la mise en question des dogmes. Le catholicisme évolue vers le protestantisme libéral et tend à évacuer le mystère. C'est une évolution qui ne pourra pas durer. Au plan de la foi, c'est évident. Au plan hu­main, ce ne l'est pas moins ; car un catholicisme qui renierait tout ce qu'il a cru cesserait d'exister. Sa raison d'être est ce qu'il est, c'est-à-dire ce qu'il a toujours été. Ne peut-il donc évoluer ? Il peut évoluer dans les limites de ce qui n'est pas certainement vérité dogmatique. Et c'est en ce point que réside aujourd'hui la grande incertitude. On ne sait plus exactement ce que croit l'Église, ni ce qu'elle enseigne comme vérité de foi. L'ombre de Teilhard de Chardin plane sur la foi de l'Église. Relisons-le : Un Christ dont les traits ne se plieraient pas aux exigences d'un Monde à structure évolutive sera de plus en plus éliminé...  237:171 Autour de nous et en nous, par rencontre de son Attraction et de notre Pensée, Dieu est en train de « changer »... Une seule voie reste ouverte devant nous nous fier à l'infaillibilité et à la valeur in­finiment béatifiante de l'opération qui nous englobe. En nous l'évolution du Monde vers l'esprit se fait consciente... Une forme encore inconnue de religion (...) est en train de germer, au cœur de l'Homme moderne dans le sillon ouvert par l'idée d'Évolution... Bref, toujours, en tout, partout, l'Évolution. Alors, le christianisme ? le catholicisme ? Teilhard répondait : Très sincèrement (...) je ne vois que dans la tige romaine, prise dans son intégralité, le support biologique assez vaste et assez différencié pour opérer et supporter la transformation attendue ([^21]). Telle est la foi de Teilhard. Il est passé de mode, mais le teilhardisme domine toujours la pensée ecclésiastique. On garde les mots : miracle, mystère, Virginité de Marie, Assomption, Incarnation, Rédemption, Ascension, Résur­rection, mais on les garde entre parenthèses en attendant que la vie évoluante décide de leur signification. L'Église n'est plus que le « phylum » où se cache et d'où surgira la vérité de demain quand l'Homme, le Cosmos et le Christ se rencontreront au terme de leur évolution dans l'unité du point Oméga. Toutes les vérités catholiques étant ainsi plongées dans le brouillard, il ne resterait qu'une vérité à laquelle le cathodique devrait croire : la. vérité de l'Église elle-même en tant que porteuse privilégiée de la vérité de l'Évolution. Un seul dogme subsisterait : l'obéissance à l'Église -- pour les catholiques, s'entend, les autres chré­tiens (et les autres hommes) ayant leurs propres impé­ratif s. La crise actuelle de l'Église catholique est donc, tout ensemble, une crise de la foi et une crise de l'intelligence. 238:171 Crise de la foi, puisque dans la contestation générale de tous des dogmes les catholiques ne savent plus quel est l'objet de la foi, ni même s'il y en a encore un. Crise de l'intel­ligence pour la même raison. Si tout change, si tout évolue, si, tant du côté de l'être que du côté de l'esprit humain, il n'y a plus rien de fixe et de permanent, le Vrai disparaît, et la notion même de vérité. L'intelligence ne signifie plus rien. Voilà où nous en sommes, qu'illustrent tragiquement la décadence du sacerdoce, l'abandon de toute morale et la chienlit liturgique. A vue humaine, l'Église est condamnée à mort. Elle n'apparaît plus devoir être qu'une bureaucratie sans âme gérant les débris d'un héritage saccagé, avec une prolifération parallèle et en quelque sorte compensatrice de sec­tes dévorées par l'illuminisme. Mais cela, c'est seulement ce qui se voit. Là-dessous il y a l'invisible, où un œil perçant peut tout de même discerner l'Église éternelle, qui résistera à ce que le pape a appelé l' « autodestruction ». Bien sûr la « fumée de Satan », comme dit encore Paul VI, brouille, tout et risque de nous asphyxier, mais derrière ce rideau de fumée nous retrouvons les réalités inchangées de la foi et de la sainteté. Ces réalités sont de plus en plus réduites à leur seule dimension spirituelle. Disons-nous que c'est tout de même ce qui compte. Nous n'avons qu'à regarder autour de nous. Partout nous rencontrons des chrétiens, prêtres ou laïcs, hommes ou femmes, dont la foi nous émerveille, dont la charité nous fait honte. Ils sont peu nombreux, mais on les découvre dans tous les milieux. Ils constituent « ce petit reste » dont parle la Bible et qui est le gage de toutes les renaissances. Sous l'apostasie généralisée, l'Église continue de vivre. Pour l'instant, c'est l'hiver et le grain meurt en terre. Mais nous savons que s'il ne mourait pas, il n'y aurait pas de moisson. Nos enfants ou nos petits-enfants connaîtront la moisson. Louis Salleron. 239:171 ### Protestantisation d'une sépulture et leçons d'un scandale par R.-Th. Calmel, o.p. L'ABBÉ BECKER, qui fut curé de Sainte-Rufine, au diocèse de Metz, ne célébra jamais d'autre Messe, durant les 65 ans de son sacerdoce, que la Messe catholique latine dite de saint Pie V. Il enseigna toujours la sainte doctrine dans la pure conformité au catéchisme romain. Or à ce très digne prêtre, grand dévot et grand ami de Notre-Dame, quelques confrères qui avaient ma­chiné les choses à l'avance, ont infligé une sépulture ([^22]) qui, si elle n'était pas encore de tous points protestante, était du moins intégralement protestantisée. Et cela dans son église paroissiale même. Nous ignorons si Monseigneur l'évêque avait donné son accord au préalable. Ce dont nous sommes sûrs c'est que durant le long déroulement du scandale il n'a pas réagi. C'est protestantiser les funérailles que d'en exclure les grandes prières d'intercession qui sont utiles non seulement au défunt mais à toutes les âmes du Purgatoire. Si vous faites un enterrement sans absoute ni Libera, donc sans invoquer solennellement l'absolution du Sou­verain Juge ; 240:171 si vous ne chantez plus le *Dies irae* qui de­mande si humblement la grâce d'une bonne mort, si vous enlevez le *Subvenite* en entrant à l'église et le *In Paradi­sum* en partant pour le cimetière, bref si vous faites dis­paraître des cérémonies ces chants traditionnels, connus de tous, qui implorent la miséricorde divine pour le jour de la mort et pour le temps d'après la mort, alors vous laissez entendre assez clairement que vous méconnaissez le dogme catholique et la foi véritable tant sur l'existence du Purgatoire que sur la communion des saints ; en parti­culier la communion des saints au titre d'intercession de bise militante en faveur de l'Église souffrante. Il peut arriver sans doute que malgré ces omissions considérables vous ne soyez pas encore passé au protestantisme. Mais par le silence systématique et organisé sur les vérifiés de la foi vous êtes fort exposé à tomber dans cette hérésie. Lors de l'enterrement de l'abbé Becker les prêtres qui officiaient ont empêché l'assistance, malgré le désir qu'elle en avait, de chanter le *Dies irae* et le *Libera*. L'excellente organiste paroissiale qui, depuis plus de trente ans, jouait à chaque sépulture les mélodies traditionnelles a été éjectée de son siège. Le prêtre qui s'est substitué brutale­ment à l'organiste de la paroisse a tout juste concédé le chant du *Requiem*, du *Sanctus* et de l'*Agnus Dei* en inter­calant du reste des cantilènes d'une platitude intégrale. Ce même prêtre, habillé en civil, avait commencé ses exploits un peu avant la Messe. Il s'était mis à jouer on ne sait quels morceaux pour interrompre la récitation du chapelet par un groupe important de fidèles qui se pré­parait au saint sacrifice en invoquant la Vierge Marie. Le chapelet est une dévotion beaucoup trop catholique pour les prêtres toujours plus nombreux qui ne croient pas à la maternité divine et virginale de Marie parce qu'ils ont cessé de croire à la divinité de Jésus. Donc à la sépulture de l'abbé Becker la volonté de protestantisation fut sensible dès le début de la cérémonie et même un peu avant. Monseigneur l'évêque était là dès le début et il laissait faire ; il laissa faire jusqu'au bout. Monseigneur de Metz doit croire au Purgatoire ; il doit croire également que la grâce de la bonne mort est une faveur insigne qu'il convient de demander chaque jour : 241:171 *nunc et in bora mortis nostrae *; pourquoi donc a-t-il laissé faire des prêtres qui ont empêché le peuple chrétien de chanter *Dies irae* et *Libera ?* \*\*\* Et Monseigneur de Metz doit aussi avoir gardé la foi catholique dans la présence réelle -- je dis la foi catholique et non pas *les hypocrites réinterprétations de l'œcuménisme ;* -- pourquoi donc, à la Messe, au moment de la communion, a-t-il laissé faire certains de ses prêtres quand ils se sont comportés en pasteurs protestants ? Pourquoi n'est-il pas intervenu lorsque ces prêtres ont vidé dans les plateaux de la quête les ciboires des hosties consacrées, exactement comme ils auraient vidé un paquet de biscottes dans une corbeille à pain ? On ne saurait alléguer l'ombre d'une excuse à ces manières sacrilèges, car les ciboires ne faisaient pas défaut et la distribution de la communion n'en pouvait être avancée. D'ailleurs même pour aller plus vite, il serait intolérable de ne pas *discerner le corps du Seigneur.* Seulement il y avait là des prêtres décidés à faire progresser par une innovation appropriée la destruction de la foi catholique dans l'eu­charistie. Trop de prêtres aujourd'hui on perdu cette foi. Ayant une fausse croyance et une mentalité de simples pasteurs protestants, ils n'ont pas la franchise de se donner pour ce qu'ils sont. Dans leur rage et leur ressentiment ils sai­sissent toutes les occasions pour détruire dans l'âme des fidèles la foi véritable qu'ils ont déjà tuée dans leur âme. A Sainte-Rufine l'occasion était privilégiée : assistance très nombreuse ; assistance qui ne se méfiait pas, étant toute à son chagrin et à sa prière, enfin présidence officielle de Monseigneur. Ces prêtres qui trahissent leur sa­cerdoce ont profité au mieux des circonstances pour don­ner à entendre au peuple chrétien que l'eucharistie n'est plus ce qui nous a été enseigné, c'est-à-dire : sous le voile de l'hostie consacrée la présence réelle et substan­tielle du Verbe fait chair qui s'immole pour nous et qui se fait lui-même notre nourriture pour la vie éternelle. 242:171 Ces prêtres qui trahissent leur sacerdoce ont fait ce qu'il faillait pour miner la foi dans la dignité et la gravité de la sainte communion, pour forcer en quelque sorte les fidèles à confondre avec du simple pain la communion au corps du Fils de Dieu ; son corps avec son sang, son âme et sa divinité. Pendant les soixante-cinq ans d'exercice de son sacer­doce, l'abbé Becker avait prêché indéfectiblement le dogme de la présence réelle ; il avait maintenu contre la pression des novateurs et des novatrices le rite de la communion à genoux, des mains du prêtre et sur les lèvres, car c'est ce rite qui empêche à tout jamais de confondre la vraie communion avec la cène protestante ou même avec un repas de pain bénit. Et voici que c'est justement la Messe de sépulture de ce prêtre catholique exemplaire qui est utilisée pour essayer de corrompre la foi des fidèles dans le dogme eucharistique et pour abolir le rite de communion qui en rend témoignage. Voilà le genre d'infamie dont sont capables les prêtres quand ils ont cessé de croire à leur dignité. Chrétiens trop confiants, méfiez-vous des mauvais prêtres. Ils se multiplient et vous êtes de plus en plus exposés à leurs manœuvres. \*\*\* Les ciboires renversés dans les plateaux de la quête, l'invitation à prendre l'hostie consacrée comme on ferait d'un bout de biscotte, toute cette ignoble mise en scène traduisait un dessein diabolique de protestantisation. Monseigneur voyait et acceptait. Il n'était pas le seul. Des prêtres respectables, qui furent dans leur jeunesse et leur âge mûr des apôtres de la sainte eucharistie, assistaient eux aussi paisiblement et laissaient faire cette profana­tion organisée. Ni Monseigneur, ni ces graves ecclésiasti­ques ne se seraient sans doute permis de renverser per­sonnellement les ciboires dans les plateaux de la quête ni d'inviter les fidèles à se servir comme on fait passer une corbeille de pain. 243:171 Mais lorsque d'autres prêtres poussent jusque là les innovations dans le sens du protestantisme ils n'estiment pas, en conscience, devoir intervenir. En réalité ils ne savent plus s'ils ont encore le droit d'intervenir. On pourra donner comme raison leur inertie, la peur et la lâcheté. C'est une explication partielle qui est insuffisante. La cause principale de leur inertie c'est un affaiblissement, une obnubilation de la foi, un obscurcissement du sens du sacerdoce qui les fait hésiter sur leur devoir. Et la cause principale de l'obnubilation de la foi c'est la pratique quotidienne, depuis sept ou huit ans déjà, des rites nouveaux qui sont calculés tout exprès pour obscurcir la foi et pour gagner à l'hérésie ceux qui les adoptent. Et bien petit hélas ! le nombre de ceux dont la foi est assez éclairée et d'amour assez brûlant pour les refuser net. Beaucoup de prêtres se sont pliés à des formules et des rites inventés tout exprès pour acheminer au protes­tantisme. Le jour, comme cela s'est passé à Sainte-Rufine, le jour inéluctable où ils se trouvent mis devant le fait d'une manifestation certaine de protestantisme ils demeu­rent là hébétés et passifs, démunis et incertains. Ils ne voient plus. Ils sont incapables de dire, et d'abord de se dire à eux-mêmes, si après tout cela n'est pas une simple adaptation pastorale. Ils sont incapables de dire si c'est l'Église, oui ou non, qui veut et qui fait cela ; si c'est l'Église, ou si c'est l'appareil mis en place pour protestantiser l'Église. Ayant courbé l'échine depuis sept ou huit ans sous le joug des rites nouveaux et des formulaires fuyants et équivoques, inspirés par l'hérésie protestante, un très grand nombre de prêtres catholiques en 1973 ne sait vraiment plus distinguer ce qui est rite et prière catholique, sacre­ment véritable, efficace par lui-même, de ce qui est céré­monie protestante vide et prière protestante opposée au Credo. Ayant consenti à mettre en œuvre systématique­ment, en vertu d'une obéissance illusoire, les moyens de la protestantisation, un grand nombre de prêtres catho­liques, sans être (encore) devenus protestants, se dépêchent de rallier cette fausse croyance et ce culte vide. 244:171 Leur foi s'est obscurcie par la pratique quotidienne de rites obs­curcissants. L'obnubilation de la vraie foi, plus encore qu'un sentiment de peur, telle est la raison principale de l'inertie déconcertante des clercs lors de la profanation publique de l'eucharistie pendant cette Messe de sépulture. \*\*\* Donc, bon nombre de clercs, encore catholiques, mar­chent en réalité vers le protestantisme ou le laissent avancer sans opposer de résistance. Marcherons-nous avec eux ? Nous laisserons-nous entraîner ? Assisterons-nous à leurs nouvelles messes, ces messes équivoques dont le formu­laire et le rite sont adoptés tels quels pour la cène héré­tique et vide de ces messieurs de Taizé ? Conduirons-nous nos enfants à ces messes nouvelles ? Chercherons-nous un compromis ? Car enfin c'est un fait qu'il se rencontre encore des prêtres qui, tout en célébrant des messes pro­testantisées, tout en distribuant, parfois, la communion selon un rite protestantisé, restent cependant de vrais prêtres, disent encore une messe valide et peut-être pieuse, ne sont pas encore descendus à la condition de pasteurs. Mais c'est un autre fait que ces prêtres deviennent toujours plus rares parce que leur position est trop instable. Et c'est un troisième fait que de tels prêtres n'arrivent plus à soutenir la foi, à mesure que la protestantisation s'étend et progresse. La preuve de leur manque de consistance sacerdotale ils nous l'ont fournie, bien au-delà de ce que nous pouvions redouter, par leur absence de réaction lorsque des confrères, sous leurs yeux, ont traité l'eucharistie adorable comme du simple pain bénit. Demain, lors­que leurs confrères iront plus loin dans l'entreprise de protestantisation universelle, eux-mêmes seront-ils deve­nus plus courageux pour affirmer et défendre la foi ? Eux-mêmes s'arrêteront-ils de glisser sur la pente de la religion nouvelle ?... 245:171 L'expérience de Sainte-Rufine paraît concluante. Pour les catholiques qui veulent, pour eux-mêmes et pour leurs enfants, garder la foi véritable, traiter la vraie Messe comme elle doit l'être et s'approcher des sacrements com­me des catholiques doivent s'en approcher, une seule voie reste ouverte, : ne pas aller à d'autres messes que la Messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, selon le missel romain de saint Pie V ; ne recevoir les sacrements que d'après le rituel de Pie XII. Il est évident qu'on ne forme des enfants à la religion chrétienne que si on les met dans les conditions de savoir que la Messe et les sacrements sont un absolu. Ce ne sont pas les messes protestantisées, même valides et pieuses, qui peuvent leur donner le sens de l'absolu de la Messe. Si l'on ne dispose d'autre Messe que les messes nouvelles, qui, sous mille formes, sont destinées de soi à protestan­tiser la Messe, je ne vois pas ce qui permettrait d'y con­duire un petit baptisé. Je sais que tous les bons chrétiens ont été élevés d'après le principe : à tout prix la Messe le dimanche, et autant que possible la communion. Nous avons interprété, sans chercher plus loin : *la Messe* *le dimanche, donc n'importe quelle messe pourvu que ce ne soit pas du jazz ;* autant que possible la communion, *pourvu que le prêtre ne nous contraigne pas à prendre nous-mêmes la sainte* *hostie*. Nous avons dit : n'importe quelle messe, sans penser vrai­ment que le prêtre pouvait faire une messe tellement désor­ganisée de l'intérieur, dans la texture de son formulaire, qu'elle doit aboutir, à brève échéance, à une cène protes­tante. Nous avons dit : autant que possible la communion, sans penser *vraiment* que si l'un des prêtres consent en­core à donner la communion sur les lèvres pendant qu'une dame présente une corbeille où chacun se sert, la sainte communion est en train, par là-+même, de changer de signification ; elle évolue vers un simple repas ; un repas où ce qui est reçu ce n'est pas le corps de Dieu ; un repas qui n'a rien de surnaturel et n'exige pas l'état de grâce ; un repas simplement pieux mais non pas la man­ducation du *pain vivant pour la vie éternelle.* 246:171 Les chrétiens qui, pour eux et leurs enfants, veulent préserver la foi dans l'eucharistie et préparer le chemin pour un renou­veau, n'ont plus le droit de se dire, peut-être inconsciem­ment : la Messe le dimanche, *quelle qu'elle soit pourvu qu'elle soit pieuse *; autant que possible la communion, *pourvu que sur les deux ou trois files de communiants* il s'en trouve une où l'on pourra recevoir la sainte hostie de la main du prêtre. La poussée de protestantisation me paraît trop violente, trop bien organisée, trop contagieuse, pour que les catholiques qui veulent garder la foi et vivre de cette foi ne soient pas obligés désormais de se dire : la Messe, mais la seule Messe catholique tradition­nelle, platine et grégorienne, salon le missel romain de saint Pie V. Les dimanches où, malgré tous nos efforts, cette Messe ne nous est pas accessible ([^23]), nous la lisons chez nous et nous prions davantage. Cette attitude requiert une vie intérieure toujours grandissante. D'autre part ne pas prendre cette attitude c'est se mettre dans l'occasion certaine d'être broyé par le processus infernal à mesure qu'il va se renforcer. Car il ne semble pas qu'il doive être brisé de si tôt ; l'autorité hiérarchique paraît de plus en plus chloroformée et con­ditionnée. Nous voyons en effet dès maintenant quelles perversions se machinent dans l'ombre : intercommunion ; « eucharisties » confiées à des diacres mariés ou des dia­conesses mariées ; « eucharisties » présidées par des laïcs, hommes ou femmes, chargés de « ministère » par un quel­conque Riobé de notre épiscopat collégial : en un mot cérémonies ayant un vague rapport avec la Messe mais, en réalité, abolition de la seule Messe véritable. \*\*\* 247:171 Certains prêtres concèdent aux fidèles l'usage de l'ancien Kyriale alors qu'ils célèbrent de leur côté l'une des nouvelles Messes. Cette concession ne laisse pas de cons­tituer un réel danger. Cette concession risque fort d'égarer le peuple chrétien en le trompant sur le sens de la solennisation qu'il entend maintenir pour honorer le Saint-Sacrifice. Si les paroissiens veulent solenniser la Messe par le chant de l'ancien Kyriale, c'est qu'ils pensent que la Messe célébrée par le prêtre est toujours la même. Ils n'imaginent pas que le prêtre dise une Messe qui sans être encore devenue une cène protestante, a quand même été réformée pour conduire à ce terme. Alors que la partie de la Messe qui regarde principa­lement les fidèles, c'est-à-dire le chant du Kyriale, demeure inchangé, la partie qui regarde le prêtre, la partie qui est essentielle et constitutive, qui est la raison du chant et de toute solennité, cette partie primordiale a considérablement varié ; elle est devenue équivoque du fait de changement *de langue, de formulaire et d'attitude.* Les paroissiens continuent de chanter comme avant le Kyrie des Anges ou de Dumont. Le prêtre laisse faire. Mais de son côté fil va dire un offertoire nouveau, un nou­veau canon qui conviennent aussi au pasteur protestant. Or pour le pasteur le Christ est bien, sans doute, celui qui a pitié : *eleison*, mais il n'est aucunement celui *qui va venir là, offert réellement pour nous, afin d'avoir pitié* et de nous faire miséricorde. Les fidèles chantent le *Kyrie* pour se disposer à recevoir les grâces du sacrifice du Christ qui va s'immoler sur l'autel ; ils demandent au Christ qui va se rendre présent comme immolé de les envelopper de sa douce pitié, de la pitié infiniment efficace de son sacri­fice : *eleison*. Mais le prêtre, lui, récite un offertoire et un canon qui ne sont plus en rapport, ou du moins qui n'en­tretiennent qu'un rapport assez vague, avec l'actualité du saint sacrifice sous les signes sacramentels, avec la pré­sence par transsubstantiation, dans laquelle le Sauveur, immolé *hic et hunc*, nous apporte actuellement sa miséri­corde. A la vérité du Kyrie chanté par les fidèles ce qui correspond ce n'est plus, dans les nouvelles messes, la vérité de l'offertoire et du canon récités par le prêtre ; 248:171 c'est l'équivoque d'un formulaire dont se servent les pro­testants. -- Vous chantez le *Benedictus qui venit in nomine Domini*. Mais la seule question est de savoir s'il viendra le *Béni* du Père. Et s'il doit venir pourquoi le prêtre récite-t-il un canon qui est adapté aux hérétiques qui nient sa venue, parce qu'ils nient la transsubstantiation ? -- Vous chantez Agnus Dei. Mais est-elle donc sur cet autel la di­vine victime du Calvaire, *le vrai Agneau de Dieu qui porte le péché du monde ?* Si vraiment il est là, pourquoi ce rite de communion qui n'a rien de vénérateur ni de religieux ? De la part des prêtres qui concèdent l'ancien Kyriale, que les fidèles exigent au moins la récitation de l'offertoire et du canon romains en latin, et tels qu'ils furent officiel­lement en usage jusqu'en 1969. Que les fidèles ne soient pas dupes. Ils chantent pour solenniser. Pour solenniser quoi ? La Messe de toujours ; non une Messe fuyante, a-typique, adaptée au protestantisme. \*\*\* Je ne voudrais contrister ni blesser en quoi que ce soit ces très dignes prêtres, mes aînés dans le sacerdoce, dont l'existence sacerdotale, si religieuse, si zélée, fut tout entière sans faille et sans faiblesse, et qui ne se sont ralliés aux nouveaux rites et formulaires que dans l'incer­titude et l'angoisse et une véritable nuit de l'âme. Malgré la terrible pression administrative et le mépris des con­frères, ils reviennent encore de temps à autre, et en es­sayant de passer inaperçus, au canon et à l'offertoire de leur Messe d'ordination. Ils essaient de se convaincre que les bouleversements postconcilaires, le changement simul­tané dans *la langue, le texte et les cérémonies* ne peuvent procéder de l'intention que je disais : protestantiser la Messe, donner un autre sens à la sainte communion, chan­ger le prêtre en pasteur. A ces aînés à l'égard de qui j'éprouve un sentiment de vénération et de gratitude, je me permets de dire : *jugez l'arbre à ses fruits.* 249:171 Si les chan­gements que vous vous contraignez vainement à justifier n'avaient point pour objet de profaner puis de supprimer la Messe, et par là de détruire le prêtre, comment donc se fait-il que ce soit le seul résultat obtenu ; comment ex­pliquer que ce résultat se trouve atteint si vite ? -- J'ajoute encore : cher Père, cher Monsieur le Curé, ne vous créez pas un devoir d'obéissance qui n'existe pas. M. l'abbé Dulac, ce canoniste bien connu pour son érudition, sa gravité, sa mesure a démontré, sans que personne ne lui ait fait l'ombre d'une objection, que rien ni personne ne nous oblige à rejeter la Messe de saint Pie V, car elle est juridiquement protégée par un *privilège* insigne. De par votre formation, qui fut sérieuse, mon cher Père, vous êtes accessible à la force d'un argument juridique et canonique : après la démonstration de l'abbé Dulac vous pouvez donc comprendre qu'il n'existe aucune obligation fondée d'abandonner cette Messe que vous avez dite pen­dant quarante ou cinquante ans ou même plus. -- Je me permets encore de faire appel à la pitié, à la compréhen­sion sacerdotale de ces vénérables prêtres. Qu'ils écoutent les inspirations de cet Esprit de miséricorde qui fut mis dans notre cœur avec la dignité sacerdotale. Qu'ils ne se ferment pas à l'imploration désolée de ces humbles chré­tiens qui viennent leur demander la Messe dite de saint Pie V, la seule qui se trouvait dans tous les missels jusqu'à la fin du règne de Jean XXIII. Ces chrétiens mendiants ne sont ni des fanatiques, ni des exaltés, ni, comme on le dit, les résidus sociologiques d'une religion et d'une civilisation dépassée. Ils appartiennent au tout venant des fidèles ; ils ne s'estiment pas meilleurs que les autres ; ils n'ont rien de sectaire. Simplement ils veulent vivre en chrétiens. Ils savent que c'est impossible sans la Messe. Ils ont compris qu'en leur transformant la Messe, sous mille et mille pré­textes, les hommes d'Église étaient en train de la faire disparaître et de les en priver. Par pitié pour ces simples fidèles dans le désarroi, cher Monsieur le Curé, cher Père, daignez leur accorder ce qui est toujours en votre pouvoir : la célébration de la Messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, selon le Missel romain de saint Pie V. 250:171 Ne soyez donc pas immiséricordieux à mesure que vous vous rapprochez du dernier jour et du juste Juge. Achevez dans la religion et la miséricorde une existence de prêtre com­mencée dans la pratique fervente de ces vertus. Les chré­tiens qui vous implorent sont dociles ; si les chants gré­goriens par lesquels ils veulent honorer la vraie Messe sont décidément trop monotones, ils veulent bien élargir leur répertoire, ajouter au Kyriale *de Angelis*, le Kyriale *Alme Pater* ou *Lux et origo* et d'autres encore. Simplement ils vous supplient de répondre par la vérité de ce que vous faites, par la vérité des oraisons, de l'offertoire et du canon à la vérité de ce qu'ils font. La vérité de leur *Kyrie*, de leur *Sanctus* et de leur *Agnus*. \*\*\* La perversité, la force du processus sont difficiles à imaginer. Voici trois années à peine qu'il débutait officiel­lement ; or en ces trois années (fin 1969, début 1973) es­sayez d'évaluer l'étendue des ravages ; faites le compte de ceux qui, entrés dans le processus, en se tenant quand même sur leurs gardes, sont demeurés jusqu'à maintenant tout à fait indemnes et intègres ; n'ont pas été touchés dans la vigueur de leur foi ni la ferveur de leur piété. Une prise de position qui affirme aux yeux de tous notre volonté inflexible de rendre témoignage à la seule Messe catholique traditionnelle et au seul rituel catholique des sacrements, cette position n'est quand même pas ef­frayante, si nous grandissons dans la prière, si nous dé­fendons la bonne Messe dans le désir profond d'en rece­voir les fruits de sainteté ; si nous devenons plus dévots à Notre-Dame ; si nous essayons d'éclairer notre foi par l'étude de la doctrine sacrée. La netteté, la force, la tran­quillité dans la résistance est d'abord une question de foi éclairée et de progrès dans l'amour du Seigneur. Car l'amour de Dieu est plus fort que tout. R.-Th. Calmel, o. p. 251:171 ## NOTES CRITIQUES #### Ennemond Boniface : Padre Pio le Crucifié (Nouvelles Éditions Latines) M. Boniface était l'auteur du premier livre publié en France sur la persécution du père Pio. Avec ce second ouvrage, il apporte une nouvelle moisson de documents et de témoignages sur la vie du capucin stigmatisé -- le premier prêtre qui ait reçu les marques visibles de la passion du Christ. Les lecteurs d'ITINÉRAIRES ont pu lire dans la revue depuis 1966, plusieurs études sur ce saint homme persécuté. Saint ? Au sens exact et restreint du terme, c'est à l'Église d'en juger, mais un saint moine, sûrement : de multiples témoins en sont ga­rants, qui l'ont approché de près. Grâce à eux, nous pouvons sa­voir le trait essentiel de la vie du Père Pio : la haine dont il fut victime jusqu'à sa mort et au-delà, de la part de ceux-mêmes qui devaient être ses frères et ses gardiens, ses supérieurs capucins, des évêques, des hommes du Vatican. Il y a là quelque chose d'épouvantable et devant quoi on recule. Et cela justifie le titre de M. Boniface : le Père Pio ne fut pas crucifié seule­ment par les stigmates, mais par les tourments infligés durant un demi-siècle. Deux grandes périodes de persécution dans cette vie : les années vingt et les années soixante. Dans les deux cas, ce qui apparaît d'abord, c'est la cupidité des bourreaux. Les aumônes affluaient vers le Père, et son Ordre, ainsi qu'une bonne part du clergé séculier, voyaient avec regret se déverser de son côté des sommes qui ne faisaient pas tourner leurs propres moulins. Mais au-delà de cette cupidité, plus forte, plus irré­pressible, on découvre une haine, une envie, une fureur devant les grâces accordées au Père Pio avec surabondance. Ce prêtre mystique vécut cinquante ans portant imprimées dans sa chair les mêmes plaies que le Christ : ses mains et ses pieds étaient percés, et son torse (mais sur le côté droit). Du sang s'en écou­lait chaque jour. Cet homme qui vivait dans la souffrance et la prière ne mangeait presque pas, ne dormait presque pas, mais il vivait si constamment accordé à la Passion de Notre-Seigneur que cela devenait visible à tous. A tous les simples en tous cas -- simples ignorants ou simples savants -- qui révéraient en lui les signes d'une élection particulière. Pour d'autres, ces marques étaient au contraire un sujet de répugnance ou d'effroi. 252:171 Et il se trouve que nombreux parmi ces derniers, ont été, sont des hommes d'Église. Pour eux, comme le dit M. Boniface : « Tout est rationnel, et il n'existe pas de phénomène surnaturel. Telle était bien la position de ce supérieur élevé du Padre Pio que j'ai cherché à interviewer en 1957, donc avant la deuxième per­sécution, que nul ne pouvait alors pressentir, et qui s'est borné à me dire avec un large sourire : « *Surtout, rien de surna­turel. *» Tout y est, à commencer par le sourire. Mais il suffit de regarder autour de soi en France, pour voir et entendre cela. Évêques, prêtres, moines sont (presque) tous à glapir : « Sur­tout, rien de surnaturel. » Mais alors que représentent-ils, en quoi nous importent-ils ? S'il s'agit de répandre les idées du P.S.U., nous préférons avoir à faire directement à M. Rocard, c'est plus franc. Ils sont pourtant ainsi. Devant une manifesta­tion trop visible du divin, ils voient rouge. Ils persécutent, ils s'acharnent, ils veulent tuer. C'est ce qui est arrivé pour le Père Pio. Un avocat italien, M^e^ Augenti, écrivait en 1962 dans une re­vue juridique : « Nous désirons simplement qu'à la suite de nos dénonciations, celui qui en a la possibilité intervienne une bonne fois et agisse de manière à stopper « l'assassinat » qui se prépare contre le Père Pio pour des raisons pécuniaires (...) Quant à nous, nous avons mieux à faire que de brasser de la boue, mais nous y sommes contraints lorsque l'on s'y installe, en laissant « mourir » P. Pio, le privant de cette autorité concrète qui est faite de charité et d'amour envers les pécheurs. » Revenons-y. Pour des raisons pécuniaires, dit M^e^ Augenti et il a raison. Le rayonnement du Père Pio attirait inépuisable­ment des aumônes du monde entier. Elles lui ont permis de créer la maison du soulagement de la souffrance. Le pape Pie XII, qui le connaissait bien, l'avait par un rescrit relevé du vœu de pauvreté, de manière à faire du Père le seul respon­sable des sommes reçues. Ce flot d'or tentait les capucins. Ils n'eurent de cesse qu'ils ne l'aient capté : obéissant, le Père Pio finit par céder à ses supérieurs qui violaient ainsi sciemment la volonté du pape. Mais l'essentiel est ailleurs, et ce n'est pas seulement à l'argent qu'en voulaient ses ennemis. Ils le montrèrent par la guerre cruelle et sournoise qu'ils firent au capucin. Vexations incessantes, interdictions saugrenues ou odieuses. Ils lui im­posèrent un médecin qui abrutissait son patient de pilules, somnifères ou calmants, sorte de torture scientifique tout à fait moderne : la chimie contre une âme. Le Père Pio fut aussi calomnié de façon grotesque. Il avait 73 ans quand un certain Mgr Macari déclara que c'était péché d'impureté de la part d'une femme que de regarder le vieux prêtre disant sa messe. On ne lui épargna pas non plus les souffrances phy­siques. 253:171 Il y eut pire. On installa des micros dans son confessionnal. Violation sacrilège du secret de la pénitence, voilà une faute grave. Mais il est dans l'ordre que des fautes graves soient commises ; les hommes sont pécheurs et pervers. Ce qui n'est plus dans l'ordre, ce qui, vraiment, donne le frisson, c'est que le crime fut connu, et ses auteurs découverts. Punis ? Pas du tout. Au contraire : ils furent récompensés. « Le P. Bonaventura da Pavullo (dit « le père des micro­phones ») est supérieur de l'Hospice international des capucins à Rome. « Le R.P. Giustino da Lecce, le Judas installateur des micro­phones et traducteur des bandes enregistrées est vice-président du séminaire des capucins de la province du Trente. Il a été choisi (dernière injure au P. Pio) pour concélébrer la messe avec le plus impitoyable des persécuteurs, le R.P. Clemente da S. M. in Punta. » C'est ce que nous apprend E. Boniface. C'est une des pages qui rendent son livre terrible -- mais ce mot ne suffit pas à qualifier cet ouvrage. Ce livre terrible est aussi un livre joyeux. Car au-dessus de cette Église sombre qu'il nous montre, rayon­nent la foi et la charité du petit capucin qui dès l'enfance s'était donné au Christ et à saint François, et resta fidèle jus­qu'au bout. Écoutons-le. Écoutons ces mots qu'E. Boniface rap­pelait dans un entretien avec Louis Salleron : « Le poisson pourrit par la tête... Ce monde sera bientôt en feu, il faut prier et faire pénitence pendant qu'il en est encore temps... » C'est le langage de quelqu'un qui a choisi le Christ. Ce n'est pas le langage de nos maîtres clercs, qui ont choisi la Révolu­tion et la Mutation. Ils brillent et trônent, ils jouissent de la gloire du monde. Mais ils savent si bien qu'elle n'est rien que la seule mémoire du vieux moine suffit à les faire grincer des dents et vomir des injures. Cela aussi est dans l'ordre. Georges Laffly. 254:171 ## AVIS PRATIQUES ### Informations et commentaires ### La révélation : la messe française est invalide Pour la messe, tout est donc parfaitement clair depuis le 1^er^ janvier. Notre numéro 169 (pages 212 et suivantes) a publiquement produit *la preuve *: la soi-disant nouvelle messe n'est plus une messe du tout. Telle qu'elle se pré­sente elle-même, la messe française est une réunion où *il s'agit simplement de faire mémoire*. Démasqués, les coupables, évêques en tête, demeurent silencieux jusqu'à présent. Silencieux aussi, silencieux encore à l'heure où nous écrivons ces lignes, beaucoup d'autres sortes de silencieux qui s'étalent ralliés à la nouvelle messe et qui usaient du « Nouveau Missel » sans y rien apercevoir de contraire à leur foi, ce qui montre jusqu'où cette foi était donc tombée. C'est pourquoi la première réaction des uns et des autres a été d'organiser le silence autour des révélations de la revue ITINÉRAIRES. Réaction sotte et impuissante, car nous avons déjà commencé d'avertir *par distribution massive de tracts* l'ensemble du peuple chrétien, et nous mobilisons tous nos amis, et les amis de nos amis, pour donner l'ampleur né­cessaire à cette action urgente (voir plus loin, rubrique « Annonces et rappels »). D'autre part, déjà quatre organes de presse ont fait connaître nos révélations à leurs lecteurs. Dans l'ordre chronologique : 255:171 ##### 1. -- Louis Salleron dans "Carrefour" Sous le titre : « La débâcle de la messe », Louis Salleron écrit dans *Carrefour* du 15 janvier : Certains de nos lecteurs ont peut-être en leur possession le « Nouveau Missel des di­manches 1973 », le fameux « agenda-missel » qui a « l'originalité » de « ne pouvoir servir qu'une fois ». C'est le plus officiel des nou­veaux missels, dont la première édition était tirée à 800.000 exemplaires... Nous n'avons pas acheté ce Nouveau Missel, mais si nous en croyons Jean Madiran (dans ITINÉRAIRES de janvier 1973, p. 213), voici ce qu'on peut y lire à la page 383, entre le 26, et le 27, dimanche du temps ordinaire... Louis Salleron cite le texte du Nouveau Missel, le commentaire d'ITINÉRAIRES, les premier et troisième canons du concile de Trente sur le saint sacrifice de la messe, et il ajoute : Tout cela, diront certains, c'est de la théologie qui nous dépasse. Peut-être, mais c'est justement pourquoi nous sommes en droit, quand nous ouvrons un missel pourvu de toutes les bénédictions épiscopales, d'y trouver la doctrine catholique. Car ceux qui ont fabriqué ce missel sont, eux, des théo­logiens. Alors, de deux choses l'une : ou bien ils trahissent leur foi catholique pour nous conduire au protestantisme, ou bien ils sont eux-mêmes déjà devenus à ce point protestants qu'ils ne connaissent même plus la doctrine catholique. Mais il ne s'agit pas de la défaillance de quelques théo­logiens, ou d'un missel parmi d'autres. Il s'agit de *la nouvelle religion*. Ce n'est pas seulement « la débâcle d'un missel ». C'est bien « la débâcle de la messe », -- de la messe nouvelle, spécialement française, celle qui est *obli­gatoire* en France depuis le 1^er^ janvier 1970 en vertu de l'ordonnance (illégale et juridiquement schismatique) de l'épiscopat français en date du 12 novembre 1969. 256:171 Et c'est pourquoi Salleron ajoute : Toute la littérature de la nouvelle reli­gion nous le dit et le redit : la messe n'est plus qu'une célébration « festive », un repas partagé où l'on fait simplement mémoire du sacrifice accompli à la Croix, une dévote as­semblée présidée par un ministre permanent ou temporaire. Elle a une grande valeur, cer­tes, mais non pas telle qu'elle ne puisse être avantageusement remplacée par une grève de la faim ou une veillée œcuménique. » « Si l'on ajoute à la dénaturation de la messe et du sacerdoce les « intercommu­nions » et les « intercélébrations » qui se multiplient et qui commencent à recevoir la bénédiction des évêques, on est obligé de conclure que l'apostasie, naguère « immanen­te », est devenue un fait patent et officiel. ##### 2. -- L'abbé Emmanuel des Graviers dans le "Courrier de Rome" Dans le numéro 111 du *Courrier de Rome*, daté du 15 janvier mais paru aux environs du 20, l'abbé Emmanuel des Graviers traite de « l'affaire Riobé ». Ce Riobé est un certain évêque, non encore destitué, mais suspect d'hérésie, déjà publiquement mis en accusation par l'abbé de Nantes, et qui maintenant veut changer le sacerdoce catholique. L'abbé Emmanuel des Graviers montre de quelle hérésie protestante s'inspirent de tels projets, puis il ajoute : Nous venons de lire le numéro 169 de la revue ITINÉRAIRES où Jean Madiran sou­ligne que la même hérésie est entrée dans le « Nouveau Missel des dimanches 1973 » à la page 383. On y lit en effet : «* Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes, ex­térieurement et intérieurement si bien célé­brées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice* (etc*.*)*. *» Et Jean Madiran de souligner : Dire qu'à la messe il s'agit simplement de faire mémoire... c'est évidem­ment dire qu'à la messe on n'offre pas un sacrifice véritable et authentique. 257:171 ##### 3. -- "Lumière" Nos lecteurs se souviennent bien de *Lumière*, « bulletin mensuel pour une information objective » qui est publié par M. Duchochois (Boîte postale 508 ; 62311 Boulogne sur Mer). Il fut notre compagnon de charrette quand le communiqué épiscopal de juin 1966 croyait nous envoyer à la guillotine. Ce vaillant bulletin est rédigé notamment par Paul Scortesco, Hubert Philippe, Bernard Wacongne. Nous sommes toujours heureux de le retrouver à nos côtés dans le combat spirituel ; et nous lui sommes re­connaissants de citer explicitement ITINÉRAIRES chaque fois qu'il utilise des informations ou des travaux tirés de notre revue. *Lumière* a été le troisième organe de presse, dans son éditorial de février, à faire connaître les révélations et accusations d'ITINÉRAIRES. Et l'éditorialiste en conclut, en substance comme nous : Donc, officiellement, institutionnellement, cette messe n'est plus catholique ; elle n'est donc pas valide : une messe hérétique ne peut pas être valide ! Car s'il n'y a pas de Présence réelle à chaque messe, substantiel­lement identique à celle du Sacrifice de la Croix, il n'y a pas non plus de Présence réel­le dans l'Hostie ; elle n'est plus qu'un mor­ceau de pain à partager comme en un repas ordinaire ; et cela les nouveaux prêtres ne se privent pas de le manifester en traitant \[ce qui devrait être\] les Saintes Hosties de la manière désinvolte et profanatrice que l'on connaît (debout, dans la main, dans les pa­niers, etc.). Il s'agit donc de réveiller les fidèles qui se laissent endormir par l'illusion rassuran­te qu'en assistant à la nouvelle messe ils as­sistent à une messe catholique et romaine... Messe mortelle pour les âmes et pour l'Église ; beaucoup plus encore que le nou­veau catéchisme -- trop grossier et contre lequel on réagit -- le poison de cette messe étant plus perfidement dosé et plus insensi­blement ingurgité par les fidèles qui finis­sent ainsi par perdre la foi. 258:171 ##### 4. -- L'abbé Louis Coache dans "Monde et Vie" Dans *Monde et Vie* du 6 février, l'abbé Louis Coache -- qui vient de subir l'odieuse agression d'un cardinal nommé Gouyon (voir plus loin) -- fait à son tour écho aux révélations d'ITINÉRAIRES et les commente en ces termes : La preuve que la nouvelle messe est très dangereuse, mauvaise et donc à éviter, nous l'avons encore dans le « Nouveau Missel des dimanches 1973 » ; la doctrine de Luther y éclate purement et simplement, excluait toute idée de sacrifice et toute valeur sacrificielle : « Il ne s'agit pas, affirme ce Missel paru avec imprimatur, d'ajouter l'une à l'autre des mes­ses, extérieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâ­ce. Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli... et de nous y associer en faisant nôtre l'oblation qu'il a faite à Dieu... » Ce texte est formellement hérétique, car la messe *est* un sacrifice, le Seigneur y accomplit une oblation actuelle ! Notez bien d'ailleurs que Notre-Seigneur a dit, à la Cène, non pas : « Faites mémoire du sacrifice », mais : « *Faites ceci* en mémoire de moi. » Ce Nouveau Missel -- et c'est une honte -- explicite donc officiellement les relents d'hérésie qui s'exhalent de la nouvelle messe (si les évêques nous contredisent en cette matière, ils sont obligés de rayer le concile de Trente de l'histoire). D'ailleurs les célé­brations actuelles sont autant de nouveaux types de messes qui bientôt n'auront plus rien à voir avec les textes (prétendus obliga­toires) de la nouvelle messe. \*\*\* Tel était donc l'état de la question au début du mois de février ; tel fut l'accueil fait aux premières révélations d'ITINÉRAIRES pendant le premier mois qui suivit leur publication. 259:171 Mais il y eut ensuite les secondes révélations. Elles ont été publiées dans notre SUPPLÉMENT-VOLTI­GEUR numéro 5, paru le 15 février. Elles sont commentées et développées dans le présent numéro, pages 4 et suivantes. \*\*\* L'affirmation qu'à la messe française *il s'agit simple­ment de faire mémoire* n'est pas une nouveauté introduite en 1973. C'est la doctrine explicite, officiellement affirmée, qui préside à la messe française depuis 1969. \*\*\* Ces secondes révélations d'ITINÉRAIRES, ce n'est point la rédaction de la revue qui en a fait la découverte. Elle nous a été apportée par un de nos lecteurs dont nous ne dirons rien : « *Je tiens*, nous a-t-il écrit, *à ce que mon nom ne soit pas communiqué. *» L'Église militante est sous la botte d'une occupation ennemie, pour que l'on puisse continuer à accomplir ses devoirs d'état, il arrive de plus en plus souvent que l'on soit contraint à la dis­crétion, voire à la clandestinité ; nous sommes bien d'ac­cord, nous avons été les premiers à le dire, qu'il convient de mettre nos prêtres à l'abri plutôt que de les mettre en avant. Mais nous pouvons, sans communiquer le nom de l'auteur, citer la lettre de notre correspondant, qui contient toutes sortes d'utiles précisions. D'abord ce point : la réédition dans le Nouveau Missel de 1973 du texte hérétique n'est pas une reproduction mécanique, elle a valeur de confirmation consciente, réfléchie, volontaire : L'introduction à l'épître aux Hébreux n'est pas une nouveauté : elle est la reproduction exacte de celle du Missel 1969-70, page 332. Il faut ajouter que le Missel 1973 a été profondément remanié par rapport à celui de 1969-70. En ce qui concerne les intro­ductions aux livres de la Bible, il faut re­marquer que certaines ont été totalement re­faites (ainsi celle de l'épître de saint Jac­ques, page 363, pour y faire découvrir une « violence presque révolutionnaire » !) ; 260:171 d'au­tres sont reproduites sans modification : cette reproduction est donc le résultat d'un choix, d'une CONFIRMATION, d'une approbation nou­velle du texte en question ! Ce n'est d'ailleurs pas le seuil livre liturgique où l'on trouve une lecture protestante de l'épître aux Hébreux : A côté du texte que vous critiquez, il existe aussi, pour les fidèles également, une AUTRE INTRODUCTION A L'ÉPÎTRE AUX HÉBREUX à la page 116 du Lectionnaire de semaine à l'usage des fidèles, tome I : « La réflexion chrétienne précisera ensuite comment en liaison avec le Christ Prêtre unique, tous les chrétiens sont un peuple de prêtres (sacerdoce universel) tandis que cer­tains d'entre eux, par l'annonce de la *Pa­role*, par l'*Eucharistie et les autres sacre­ments*, par la *conduite* du peuple, sont char­gés de rendre présente dans l'Église l'ac­tion unique du Christ Prêtre (sacerdoce ministériel). » Il est difficile de fausser davantage le sens de l'épître aux Hébreux et de TAIRE *plus volontairement l'*EXISTENCE *de la messe*, tant du point de vue du prêtre que du point de vue de l'Eucharistie, qui st plus considérée que comme sacrement ! Et quelle différence y a-t-il alors entre le prêtre et le pasteur ? Et là aussi, malheureusement, la res­ponsabilité est aggravée par le fait qu'il s'agit d'une confirmation de ce texte : bien que le Lectionnaire « ad experimentum » soit tota­lement différent du texte définitif, on trouve nette même introduction à l'épître aux Hé­breux au tome II, page 36 ! Les choses étant ainsi, il serait coupable de ne pas regarder en face les conséquences qui en découlent : Dans ces conditions, on est en droit d'exi­ger une précision au sujet de l'Eucharistie en tant que sacrement : si la Présence réelle est entendue au sens de l' « Accord des Dom­bes », il ne s'agit pas du sens catholique : cf. le commentaire du cardinal Journet dans *l'Homme nouveau* du 2 juillet 1972. Et ceci fait poser des questions au sujet de la signification de ce texte français du début de la nouvelle messe : « Préparons-nous à célébrer l'Eucharistie... » 261:171 Comme ils le feront tout au long de la messe, il est certain que beaucoup, encore formés par le catéchisme traditionnel, voudront se prépa­rer à prendre part à une vraie messe ; mais il semble bien qu'ils ne peuvent le faire qu'en forçant le sens du texte ! Et quand il s'agit du célébrant, on re­trouve le problème de la validité de la messe. A propos il existe une édition Laber­gerie de l'ordinaire de la messe (du 22. XI. 1969) : on y trouve, page 21, à la suite des diverses Préfaces, une dernière Préface, in­troduite par la mention suivante : « *Les Pro­testants ont aussi une Préface de l'Unité. *» Cela veut-il dire que ce livre peut aussi servir dans une assemblée protestante ? La falsification liturgique de l'Écriture sainte n'est pas accidentelle mais systématique ; elle provient d'une mé­thode aberrante, explicitement avouée : les nouveaux exégètes soi disant catholiques prennent pour *critère de vérité* non plus l'accord de la tradition ou du magistère, mais *l'accord des hérétiques* et *l'accord des incroyants !* Notre correspondant fait là-dessus plusieurs observations de première importance : A propos de ces influences protestantes jusque dans les textes liturgiques, je note votre critique si justifiée de la TRADUCTION ŒCUMÉNIQUE DE LA BIBLE (TOB), complétant heureusement l'étude précédente du même texte des Thessaloniciens dans ITINÉRAIRES de novembre 1971. Vous critiquez la valeur de cette tra­duction : or, malheureusement, nos traduc­teurs de textes liturgiques avouent *officielle­ment* leurs LIENS AVEC LA TOB : dans l'Intro­duction du « Lectionnaire dominical T » (Édition Desclée, page VIII) : « Dans le ca­dre de ce travail, IL IMPORTE DE DIRE TOUT CE QUE CETTE TRADUCTION DOIT AUX ÉQUIPES D'EXÉGÈTES catholiques ET PROTESTANTS qui élaborent actuellement la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) ; sans leur aide, cette traduction ne serait pas ce qu'elle est. Non qu'il y ait emprunt de textes tels quels : la première élaboration s'est faite en beaucoup de cas indépendamment de la TOB ; et lorsque celle-ci a été le point de départ de ce travail, on a souvent jugé nécessaire de s'en écarter pour répondre aux besoins de la lecture liturgique et aux exigences d'auditoires très divers au dou­ble plan de la culture humaine et de la formation religieuse. 262:171 Mais, sur chacun de ces textes ou presque, *s'est engagé entre les traducteurs du Lectionnaire et ceux de la TOB un dialogue serré, grâce auquel on pense avoir maintenu une fidélité authentique au message de la Parole de Dieu*. Chaque fois que cela a été possible (en fait dans la très grande majorité des cas), les traducteurs de la TOB ont eu entre les mains le nouvel état du texte, et ont pu formuler sur sa fidélité au message des remarques dont on a toujours tenu comp­te pour établir le texte définitif, dont les équipes du Lectionnaire demeurent les seu­les responsables. Nous voudrions exprimer NOTRE RECONNAISSANCE AUX NOMBREUX MEM­BRES PROTESTANTS DES ÉQUIPES DE LA TOB QUI ONT CONSACRÉ BEAUCOUP DE LEUR TEMPS ET DE LEUR ATTENTION A CE LIVRE DESTINÉ AUX COMMUNAUTÉS CATHOLIQUES ; et nous croyons à la signification profonde de cette aide pour l'avancée commune de nos Églises vers l'unité. » Vous démontrez, sur un exemple précis, comment la TOB fausse le sens du texte de saint Paul ; et c'est par un dialogue avec les traducteurs de la TOB que les traducteurs du Lectionnaire pensent garantir leur fidélité au message divin ! Sans commentaire ! Sinon Luc, VI, 39. Dans ma lettre (...), j'exprimais l'espoir d'une amélioration possible : je me fondais sur cette phrase de la page 21 de l'Ordo li­turgique de la région parisienne 1972 (reprise page 26 de l'édition 1973) : « La traduction du Lectionnaire férial Carême-Temps pascal, comme celle du Lectionnaire férial des temps ordinaires, seront reprises dans quel­ques années. » Ce n'était qu'un faux es­poir : le travail sera refait dans le même sens. L'intention en est exprimée dès 1971 dans l'Introduction (page 5) du Lectionnaire férial pour le temps ordinaire, tome I : « Si le choix des textes est définitif puisque conforme à l'Ordo lectionum romain, la traduction est provisoire : on ne pouvait réussir à publier dès 1971 une traduction de cet important ensemble, établie avec la MÊME MÉTHODE et le MÊME SYSTÈME DE RÉVISION que le Lectionnaire dominical. La traduction définitive sera achevée ul­térieurement. 263:171 Il faut d'ailleurs noter que la présente édition reproduit en version définitive tous les textes qui étaient déjà réalisés à la date de la publication. » Ici se trouve sans doute la réponse à votre hy­pothèse (en haut de la page 219 de votre nu­méro de janvier) sur les *vases communi­cants*. Mais en tout cela nous sortons de l'équivoque, nous sortons du polyvalent. L'Église de France *fait schisme*, dans et par ses livres liturgiques : elle le fait visiblement. Elle SE SÉPARE de l'Église catholique ; elle se sépare de tous les conciles Œcuméniques antérieurs à Vatican II. Et sa séparation va jusqu'à l'hérésie déclarée. D'un bout à l'autre de la France, un seul mot d'ordre désormais à l'égard de l'épiscopat : -- *Halte aux évêques hérétiques ! Rétractation ou destitution !* ### Odieux appel au bras séculier contre l'abbé Coache : Gouyon, démission ! Au mois de janvier, l'abbé Louis Coache a comparu devant le tribunal civil de grande instance de Rennes, sur plainte du curé de la cathédrale. L'abbé Coache en effet, comme d'ailleurs de son côté l'abbé de Nantes, a donné la consigne à ses adhé­rents de nettoyer les églises des journaux soi-disant catholiques, en réalité immoraux, inciviques et mécréants qui incitent direc­tement ou indirectement leurs lecteurs à la révolution. Selon *Le Monde* du 20 janvier : « L'abbé Coache condamne tout à la fois le modernisme, le communisme et même l'érotisme de publications chrétiennes qui, sauf rares exceptions, sont toutes dans le vent conci­liaire. La protection de saint Michel, capitai­ne des armées célestes, qu'il invoque constam­ment, suffira-t-elle à lui assurer la victoire dans cette bataille d'arrière-garde ? » 264:171 Robert Solé, auteur de ce commentaire ironique, tient donc pour certain, et pour conciliaire, et pour normal, que le moder­nisme, et même le communisme, et même l'érotisme aient partie gagnée dans la presse dite catholique ; au point que s'y opposer ne puisse plus être que « combat d'arrière-garde »... Mais de toutes façons, une telle question concerne indu­bitablement la foi et les mœurs : elle échappe à la compétence des tribunaux civils. Cela, même Robert Solé l'a noté, et en termes sévères, dans le même numéro du *Monde :* « Jusqu'à présent, aucun curé n'avait été autorisé par son évêque à déférer un de ses collègues devant la justice. Cela est, en effet, interdit par le droit canonique de l'Église catholique. En donnant le feu vert à un de ses curés, le cardinal Paul Gouyon, archevêque de Rennes et président de la commission épisco­pale française de l'opinion publique, a créé un précédent. » Ce monsieur Gouyon, ou ce père Gouyon, cardinal-archevêque de Rennes, a publié peu après (dans son Bulletin diocésain du 3 février et dans *La Croix* du 9 février) un long communiqué, interminablement haineux, au nom bien sûr de la charité contre ceux qui s'opposent à la diffusion de la presse dans les églises. « Je puis témoigner », dit ce monsieur Gouyon, parce que « j'ai été moi-même pendant six ans au service d'un hebdo­madaire catholique » : cependant il ne dit pas lequel ; c'est peut-être en servant comme journaliste qu'il a oublié que la messe est un sacrifice, mais nous allons le lui rappeler dans un instant. Il ajoute qu' « en sa qualité de pasteur », il ne peut consentir à laisser « entraver la diffusion » de la presse vendue dans les églises, car cela aboutirait, « à la longue », à « en compromettre l'existence ». C'est donc l'aveu : la presse vendue dans les églises, si elle n'y était plus vendue, ne pourrait pas exister. « *Aussi est-ce avec tristesse mais fermeté que j'ai pris la responsabilité de permettre que soit mis fin à de tels agis­sements, non sans m'être assuré au préalable que le droit canonique ne pouvait d'aucune manière les couvrir. *» Le droit canonique peut encore moins couvrir le père Gouyon autorisant, dans une affaire qui concerne la foi et les mœurs, des poursuites contre un prêtre devant les tribunaux civils. Il a PERMIS, sans doute, et il aura à en rendre compte ; mais il ne METTRA FIN à rien du tout. Ce dont il a réellement PRIS LA RESPONSABILITÉ, c'est l'appel au bras séculier, Et *Le Monde* l'a bien vu : IL A CRÉÉ UN PRÉCÉDENT. 265:171 Les évêques prévaricateurs se disposent à faire systémati­quement appel à la répression policière et judiciaire contre les fidèles qui veulent demeurer catholiques. Dans ce dessein, une gouvernement socialo-communiste les arrangerait bien. Mais alors, qu'ils fassent très vite. Car ce père Gouyon qui prétend parler en sa qualité de pasteur, c'est précisément en sa qualité de pasteur que, parmi les premiers, et tout de suite, on va le prendre à la gorge. De par son autorité d'archevêque, le missel le plus répandu dans son archidiocèse est le « Nouveau Missel des dimanches », qui inculque aux fidèles, et notamment aux enfants, que la messe n'est plus un sacrifice et qu'à la messe, désormais, « *il s'agit seulement de faire mémoire *». Tout au long de l'année liturgique 1970, par la volonté ou la permission du père Gouyon, ce fut la doctrine liturgiquement reçue et enseignée à Rennes. Et cela recommence en 1973. Ce crime, qui assassine épiscopalement la foi dans les âmes, appelle la desti­tution de l'ordinaire du lieu. Il se souciait bien de la messe ! Il était occupé ailleurs pendant ce temps-là. Il s'occupait de la presse. Pour un évêque, pour un archevêque, pour un cardinal, cette circonstance est beaucoup plus aggravante qu'atténuante. Le pèse Gouyon fait toujours mine de parler de la presse, mais c'est une diversion qui ne prend plus. Il s'agit bien de la presse ! Il s'agit de la messe. Et de la trahison du pasteur, « en sa qualité de pasteur », à l'égard de la messe. Qu'il s'explique, mais sur la messe, et pour se rétracter ; et qu'il s'en aille. *Gouyon, démission !* C'est le cri le plus indulgent par lequel l'accueillir désor­mais. ### L'éducation des hommes Du 13 au 15 avril se tiendra le 8^e^ congrès de Lausanne (9^e^ congrès de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien). La question de « l'éducation des hommes » y sera traitée par Marcel Clément, Jacques Trémolet de Villers, Gilbert Zoppi, Michel de Penfentenyo, Gustave Thibon, Ignacio Gutierrez Laso et Jean Ousset. Nous souhaitons à ce congrès un bon travail et un plein succès. *266*:171 L'Office international rappelle à ce sujet son strict avertis­sement : « *Réunissant des laïcs spécialement préoccupés par les pro­blèmes civiques, le Congrès évite de s'immiscer dans des ques­tions purement spirituelles, liturgiques ou ecclésiastiques. *» Tout au contraire, comme on le sait, la revue ITINÉRAIRES est engagée, essentiellement et avant tout, dans un combat spirituel (et liturgique ; et pleinement d'Église). C'est pourquoi nous n'avons, au titre du combat qui est le nôtre, aucune raison et aucune possibilité de prendre place parmi les congressistes de Lausanne, bien qu'ils soient nos amis. Si d'ailleurs il nous avait été demandé d'exprimer notre point de vue sur « l'éducation des hommes », nous aurions rappelé qu'elle est principalement « spirituelle, liturgique et ecclésias­tique » : SPIRITUELLE, en ce que c'est l'âme surtout qui est à éduquer, en vue de sa liberté surnaturelle ; LITURGIQUE, en ce la prière et le saint sacrifice de la messe sont au centre de l'éducation ; ECCLÉSIASTIQUE, c'est-à-dire d'Église, parce que hors de l'Église il n'y a pas de salut pour l'éducation. L'éducation a toujours été religieuse, même chez les païens qui n'avaient encore (et souvent mêlée de diverses impuretés) que la religion naturelle. La loi naturelle elle-même est essentiellement reli­gieuse : privée des trois premiers commandements du Déca­logue, elle serait mutilée, elle ne serait plus qu'une caricature de loi naturelle. Avant l'athéisme moderne, qui est une nouveauté contre nature dans l'histoire du monde, il n'a jamais existé d'éducation qui aurait été « laïque » ou simplement « civique » par distinction d'avec religieuse ou spirituelle. De plus, depuis la venue du Christ, tout baptisé a besoin d'une éducation chré­tienne. En éducation plus encore qu'ailleurs s'applique le mot de Chesterton : « Ôtez le surnaturel, il ne reste que ce qui N'EST PAS naturel. » Voilà ce que nous aurions voulu dire si nous en avions eu l'occasion. Il est donc évident que nous n'aurions pu accepter la règle que tout congressiste s'engage à respecter du seul fait de son inscription au congrès de Lausanne ; encore moins aurions-nous pu aller à Lausanne sans avoir la loyauté de respecter la règle du congrès : la règle d' « éviter de s'im­miscer dans des questions purement spirituelles, liturgiques ou ecclésiastiques ». Nous n'arrivons même pas à comprendre que s'occuper de telles questions puisse être considéré comme une IMMIXTION. Spécialement aujourd'hui, où le précepte énoncé par Dom Guéranger appelle tous les chrétiens, et d'une manière si pressante, à l'action religieuse : 267:171 « *Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau de se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute, la doc­trine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée. *» Non, ce n'est pas une *immixtion*, c'est au contraire, pour tout baptisé instruit dans la foi catholique, un devoir certain de combattre sans trêve et sans merci le mortel « Nouveau Missel », répandu par l'épiscopat parmi les enfants pour leur inculquer qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire *». Ce Nouveau Missel attaque le plus essentiel des points essentiels dont tout chrétien, selon Dom Guéranger, a la *connaissance nécessaire* et la *garde obligée*. Ce qui ruine le plus profondé­ment, aujourd'hui, l'éducation des enfants et l'éducation des hommes, c'est la messe française, qui n'est plus une messe. Nous n'avons pas cessé d'espérer qu'un jour Jean Ousset nous permettra de dire ces choses-là au congrès de Lausanne ; ou plutôt, mieux encore, qu'il les y dira lui-même. En attendant ce jour, nous ne voyons que des avantages techniques et civiques, pour ceux de nos lecteurs qui le désirent, à ce qu'ils participent au congrès de Lausanne et s'y instruisent de beaucoup de choses socialement très utiles A la condition toutefois, bien entendu, qu'ils soient au préalable suffisam­ment formés et solides en doctrine religieuse pour ne point risquer de s'y laisser persuader qu'il vaudrait mieux éviter de « s'immiscer » dans les questions ecclésiastiques (c'est-à-dire concernant L'ÉGLISE), liturgiques (c'est-à-dire concernant la PRIÈRE et le SAINT SACRIFICE) et spirituelles (c'est-à-dire concer­nant LA GRACE DE DIEU DANS LES AMES). Hormis cette condition, nous ne voyons non plus aucun empêchement civique ou tech­nique à ce que les membres des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, dirigeants nationaux ou locaux, délégués et correspondants, prennent part au congrès de l'Office international : à titre strictement personnel, naturellement, sans y représenter ou y engager les COMPAGNONS ; et à la condition supplémentaire d'y respecter la règle du congrès, de ne point la contester, ni même de se laisser entraîner à des discussions qui la mettraient en cause. Il n'est pas admissible en effet de pénétrer chez quel­qu'un en faisant semblant d'accepter la règle du jeu pour en­suite, une fois dans la place, la transgresser ou la faire sauter *de l'intérieur*. Une telle ruse serait (peut-être) de bonne guerre contre des adversaires ; elle est inacceptable quand il s'agit d'amis. Il est bien clair que les congressistes de Lausanne, quelles que soient les incompréhensions éventuelles (ou les écarts de lan­gage) de plusieurs d'entre eux à l'égard de notre œuvre, demeu­rent des amis et non point des adversaires. Les inscriptions au congrès doivent être faites avant le 31 mars. Tous renseignements au Secrétariat des congrès, 49, rue des Renaudes, 75017 Paris ; téléphone : 924.77.86. 268:171 ### Jacques Duclos à l'Institut catholique D'Édith Delamare, dans *Rivarol* du 18 janvier : « La campagne, électorale a été ouverte, le 10 janvier, par M. Jacques Duclos à l'Institut catholique. Il devait inaugurer un cycle de conférences. Malheureusement, nous ne pou­vons vous rapporter les propos du conférencier : celui-ci, réfugié dans les appartements privés, attendait en mangeant des petits fours que le tumulte provoqué par sa présence s'apai­sât. « Des jeunes gens avaient, en effet, estimé que le représentant d'un parti qui veut exclure les prêtres de d'enseignement n'avait pas sa place à l'Institut catholique de Paris. » L'apposition était menée par le groupe *Étudiants catholiques*, dont de siège est 56, avenue Kléber (Paris 16^e^). Leur communiqué déclarait notamment : « *L'attitude débonnaire et les équivoques de langage de M. Duclos ne sauraient faire oublier les crimes et le martyre dont nos frères catholiques des pays de l'Est sont victimes. A plus forte raison quand une telle réunion se tient à l'Institut catholique. *» L'Institut catholique du père Marty et de ses collègues... Qui donc est "membre"\ d'une Église ? A propos de cet épisode, Édith Delamare rappelle dans le même numéro de *Rivarol* que le programme commun socialo-communiste comporte l'*interdiction* à TOUT MEMBRE D'UNE ÉGLISE d'exercer des fonctions dans l'État et, en particulier, dans l'Éducation nationale. Cette clause avait suscité l'émotion, pen­dant d'été 1972, de *Témoignage chrétien*, de Georges Hourdin dans la *Vie catholique illustrée*, et tutti quanti. 269:171 Mais leurs protestations montrent que, par une extraordi­naire bizarrerie, ils avaient tous compris, ces catholiques, que seuls *les prêtres* étaient visés par l'exclusive contre *les membres d'une Église.* Ces laïcs, on peut relire tout le débat, ne se considèrent pas eux-mêmes comme *membres* de l'Église. Et tout le monde s'est mis à bavarder, comme eux, de l'ex­clusive portée contre « les prêtres ». C'est l'effet, sans doute, de la grande rénovation conciliaire. Grâce à laquelle plus personne ne sait rien. Pas même le sens des mots. Lettre au Directeur\ de la "Documentation catholique" Quatrième publication La *Documentation catholique* avait, au mois d'août 1972, porté une accusation fausse et diffamatrice contre « les oppo­sants au nouvel Ordo Missae ». Elle les accusait de jeter le trou­ble chez les simples par une tromperie, consistant à publier seulement la « clause de style » finale de la bulle Quo Primum de saint Pie V promulguant le Missel romain. Jean Madiran avait, dès le 9 août 1972, envoyé la lettre sui­vante à M. Jean Gélamur, directeur de la Documentation catho­lique, 5, rue Bayard à Paris 8° : Monsieur le Directeur, Dans votre numéro 1614 daté des 6-20 août 1972, on lit en page 733 « Depuis quelque temps, les opposants au nouvel Ordo Missae mettent en avant un argu­ment propre à jeter le trouble chez les gens simples. Ils publient la clause de style de la bulle Quo Primum et déclarent que puisque le pape saint Pie V a dit que personne, jamais, ne devait changer quoi que ce soit au Missel de 1570, la décision du pape Paul VI est nulle et non avenue. » \[...\] 272:171 ### Annonces et rappels ##### Pour avertir un peuple trompé Les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ont déjà commencé. Ne les laissez pas seuls. Aidez-les à distribuer partout le tract de 4 pages qui avertit, qui alerte, qui met en garde contre le Missel vénéneux. Voici le texte de ce tract : Votre Missel\ est empoisonné\ ouvrez-le aux pages 382-383\ et faites attention Prenez garde. Vous avez peut-être le plus répandu des nouveaux missels : celui que sa cou­verture fleurie a fait surnommer le missel hippie. C'est le dénommé « NOUVEAU MISSEL DES DIMAN­CHES ». Comme un agenda, il ne sert qu'un an ; au bout de l'année on le jette et on achète le suivant. 273:171 Pour l'année 1973, le « NOUVEAU MISSEL DES DIMAN­CHES » n'a pas exactement une couverture à fleurs ; mais ce sont toujours des couleurs voyan­tes. L'apparence est grosso modo la même ; il se présente comme un livre de poche et il est aisé­ment reconnaissable. Pages 382 et 383, en invoquant la « lecture de l'épître aux Hébreux », le Nouveau Missel énonce ce qu'il nomme des « rappels de foi indispensa­bles ». Il y déclare : Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes extérieurement et intérieurement si bien célé­brées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. *Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli*, du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même, et de nous y associer, d'y communier ensemble, en faisant nôtre l'oblation qu'il a faite à Dieu de sa propre personne pour notre salut. Non, cela n'est pas la foi catholique ; c'en est la négation. \*\*\* La foi catholique de toujours a été, en ce qui concerne le saint sacrifice de la messe, irréfor­mablement définie par le concile de Trente : -- la messe est *un sacrifice véritable et au­thentique ;* -- anathèmes ceux qui prétendent que la messe serait une simple commémoraison du sa­crifice accompli à la Cr*oix*. \*\*\* 274:171 Déjà en 1970, exactement dans les mêmes termes qu'en 1973, le « NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES » enseignait en sa page 332 comme «* rappel de foi *» que la messe n'est pas un sacri­fice, et qu'à la messe «* il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accom­pli *». Ce n'est donc pas une étourderie. Une étourderie ne dure pas trois années. C'est un enseignement dogmatique, obstiné­ment maintenu et répété sans changement depuis trois ans. Ne vous laissez pas empoisonner. Regardez les choses en face : 1° Le Nouveau Missel est hérétique ; il assas­sine la foi dans les âmes ; défendez-vous et défen­dez votre prochain. 2° La messe française, célébrée dans la pensée et l'intention qu'*il s'agit simplement de faire mémoire*, est forcément INVALIDE : elle est une fausse messe, elle n'est plus une messe du tout ; elle est une tromperie. \*\*\* Demeurez fermes dans la foi catholique. Instruisez-vous dans un catéchisme auquel vous puissiez faire une confiance absolue. Le *Catéchisme de S. Pie X* enseigne : 275:171 ■ L'Eucharistie n'est pas seulement un sacrement ; elle est aussi le sacrifice permanent de la nouvelle loi, que Jésus-Christ a laissé à son Église, afin de s'offrir à Dieu par les mains de ses prêtres. ■ La sainte Messe est le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ, offert sur nos autels sous les espèces du pain et du vin en souvenir du sacrifice de la Croix. ■ Le sacrifice de la Messe est substantiellement le même que celui de la Croix en ce que c'est le même Jésus-Christ qui s'est offert sur la Croix et qui s'offre par les mains des prêtres, ses ministres, sur nos autels ; mais dans la manière dont il est offert, le sacrifice de la Messe diffère du sacrifice de la Croix, tout en gardant avec celui-ci la plus intime relation. ■ Entre le sacrifice de la Messe et celui de la Croix, il y a cette différence et cette relation que, sur la Croix, Jésus-Christ s'est offert en répandant son Sang et en méritant pour nous ; tandis que sur les autels, il se sacrifie sans effusion de sang et nous applique les fruits de sa Passion et de sa Mort. ■ On offre à Dieu le sacrifice de la sainte Messe pour quatre fins : 1° pour lui rendre l'honneur qui lui est dû, et à ce point de vue le sacrifice est « latreutique » ; 2° pour le remercier de ses bienfaits, et à ce point de vue le sacrifice est « eucharistique » ; 3° pour l'apaiser, lui donner la satisfaction due pour nos péchés, soulager les âmes du purgatoire, et à ce point de vue le sacrifice est « propitiatoire » ; 4° pour obtenir toutes les grâces qui sont nécessaires, et à ce point de vue le sacrifice est « impétratoire ». (*Fin de la reproduction du tract.*) 276:171 Comme on le voit, le texte du tract reproduit en substance l'article qui avait paru dans notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 4. C'est pourquoi ce tract s'intitule : « SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 4 bis. » \*\*\* Ce tract, le « Voltigeur 4 bis », on peut le commander à nos bureaux : seulement par mille ou par multiples de mille, au prix de 40 F franco le mille. Ceux de nos lecteurs qui en désireraient des quantités inférieures à mille pourront éventuellement se les procurer en s'adressant aux correspondants locaux des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ; à défaut, en écrivant au siège central des COMPAGNONS, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint Cloud. \*\*\* Le Missel empoisonné est aisément reconnaissable, et de loin, aux couleurs voyantes de sa couverture. A toute personne que vous voyez, le dimanche (ou le samedi soir), circuler avec ce Missel à la main, il faut donner le tract le Voltigeur 4 bis. Il faut le distribuer autour de vous à tous ceux qui hési­tent encore ou ne savent pas. Et surtout, aux parents des enfants du catéchisme. Car en général, ce Missel empoisonneur, c'est surtout aux en­fants qu'on le fait acheter. En même temps qu'on leur impose de communier dans la main, on leur inculque qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Nous ne sommes pas en mesure d'EMPÊCHER ce crime. Mais nous pouvons et nous voulons avertir les parents, réveil­ler les consciences, montrer quel crime est commis, afin que chacun, à sa place et à son niveau, prenne ses responsabilités. \*\*\* On remarquera que notre Voltigeur 4 bis ne dit pas un mot des coupables. Il se contente d'alerter le peuple chrétien sur les faits eux-mêmes : -- le Nouveau Missel est empoisonné ; -- la messe française, célébrée selon l'intention définie par le Nouveau Missel, est forcément invalide, elle n'est plus une messe du tout. 277:171 C'est là ce que chacun a le devoir de constater et de faire constater, -- quelle que soit d'ailleurs son opinion personnelle sur les causes de ce drame et sur les moyen d'y faire face. Notre Voltigeur 4 bis est fait pour que le peuple chrétien tout entier puisse être mis en garde. ##### A Lyon : nos cours de latin Pour apprendre (ou rapprendre) le latin, langue vivante de l'Église, les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES de Lyon ont organisé des cours réguliers qui ont lieu deux fois par mois sur la langue de la Vulgate. Ces cours sont dirigés par Henri Rambaud. Pour tous renseignements, écrire aux COMPAGNONS D'ITINÉ­RAIRES, 10, rue de la République, 69001 Lyon (cette adresse n'est valable que pour le courrier) ; ou bien se présenter à la permanence ouverte à 20 h 30 les deuxièmes et derniers ven­dredis du mois : 19, place Bellecour (mais ne pas écrire à cette adresse). ##### L'activité des Éditions DMM Les ÉDITIONS DOMINIQUE MARTIN MORIN communiquent : Nouveautés 1\. Sur la messe, deux brochures -- *La messe ancienne et la nouvelle*, par Henri Charlier. 278:171 La prise de position publique et complète d'Hen­ri Charlier apporte dans le combat un élément nouveau de première importance. La brochure que nous éditons est la reproduction d'un article publié dans ITINÉRAIRES (numéro 168 de décembre 1972), augmentée d'une note complémentaire sur l'Offertoire qui jette une vive clarté sur ce qu'il est, sa place et son sens dans la messe catholique. Une brochure : 4,00 F. -- *La querelle de la nouvelle messe a-t-elle encore un sens ?* par Louis Salleron. « Oui, il y a un problème de la messe ; oui, la querelle de la nouvelle messe garde tout son sens » affirme L. Salleron à la fin de cette étude où il fait la synthèse des positions qu'il défend depuis le début de la subversion liturgique. Reproduction de l'article publié dans ITINÉRAIRES (numéro 168 de décembre 1972). Une brochure : 5,00 F. 2\. Les Mystères du Royaume de la Grâce -- tome 1 : Les dogmes, par R.-Th. Calmel, o.p. Introduction en sept chapitres aux principaux mystères de la doctrine chrétienne. Dans une épo­que d'amoindrissement de toutes choses, de rela­tivisation universelle, ce précis de théologie res­pecte dans toutes ses pages l'élévation des mystères révélés ; il propose une étude de la doctrine de toujours dans la ligne du combat mené par s. Pie X contre le modernisme. 158 pages, 18 24, broché : 29,00 F. 279:171 *Note*. Comme nous l'avions annoncé, le prix du livre du P. Calmel a été porté, lors de la mise en vente, de 20,00 F (prix de souscription) à 29,00 F. Nous en profitons pour faire remarquer que nous ne cessons pas de procurer les plus larges facilités pour l'acqui­sition des ouvrages que nous publions. Pour toutes nos publications en effet (à l'exception des plaquettes les plus minces) nous proposons à un moment ou à un autre un prix peu élevé ; le plus souvent au moment de la souscription les conditions sont inté­ressantes (c'est actuellement le cas pour les opuscules doctrinaux du P. Emmanuel) ; parfois au contraire la souscription nous permet d'établir un prix de vente moins élevé -- ce fut le cas de « L'art et la pensée » -- pour une édition dite courante. Nous disons bien nettement à cette occasion que nous en avons un peu par-dessus la tête d'entendre parler du prix des livres ; et du fait qu'ils sont chers. Ils sont au contraire stupidement bas : c'est ce qui fait que toutes -- nous disons bien toutes -- les maisons d'édition dont on parle dans les quotidiens habituels, sont en difficulté. La quasi-totalité d'entre elles appartiennent à des banques, en partie (non négligeable) du moins ; et il y a belle lurette que le directeur financier est le principal personnage qui surveille si la rotation de l'argent est satisfaisante. La fonction des sociétés éditrices, comme dit M. Gillon, est de produire un tonnage de papier imprimé, défini à l'avance, et de le faire tourner le plus vite possible. Au reste l'édition tend à ne plus être l'activité principale desdites sociétés qui, pour faire honneur à leur récente promotion au stade indus­triel (ah mais ! ces messieurs du bâtiment et des aciéries n'ont qu'à bien se tenir), s'occupent de mes­sageries, de télécommunications, de jouets d'enfants, d'audiovisuel et de gestion de stock et font dans l'ordinateur. Pour bien mesurer le ridicule de la chose, il faut savoir que le chiffre d'affaires de toute l'édition proprement dite, en France, c'est quelque chose comme celui de l'Oréal. Ça fait une fameuse puis­sance industrielle. Il y a beaucoup à dire sur le com­merce des idées -- le jeu des mots de cette expression disant assez bien la situation ambiguë de notre mé­tier. Nous y reviendrons. 280:171 Ce sur quoi nous ne reviendrons pas, parce que nous allons y venir tout de suite -- encore que nous y reviendrons s'il le faut et aussi souvent qu'il le faudra -- c'est sur cette extraordinaire proposition que nous entendons souvent et qui nous est adressée comme un reproche : ON ne parle pas de vos livres. Nous avons (confions-le) acquis une forte envie de rire à l'énoncé de cette réflexion et de ses innombra­bles petites sœurs. Car nous avons découvert un jour qu'à chaque fois, infailliblement, l'honorable Monsieur ON, c'est tout le monde, sauf, précisément, chacun de nos interlocuteurs. Ce point établi, nous croyons que l'on peut aller hardiment de l'avant et proposer quelque chose qui pourrait changer cette situation. C'est que chacun des lecteurs des livres que nous publions en parle. Comme ça nous contribuerons tous à donner l'air fâcheusement ignorant à Monsieur ON. Et qui sait, nous réussirons peut-être à lui inter­dire de se satisfaire béatement de l'absence d'opinion de Madame l'Opinion publique sur l'œuvre d'Henri Charlier, de Claude Franchet, du Père Calmel ou du Père Emmanuel. De surcroît, ce seul changement d'attitude introduira une certaine fantaisie dans les conversations. Parler aux innombrables amateurs de Malraux, de Huyghe, d'Élie Faure, du livre d'Henri Charlier permet, nous l'assurons, de donner une vivacité certaine à la conversation la plus terne sur les beaux-arts. A l'occasion, un dimanche d'hiver, lire des Contes de Claude Franchet aux affreux petits démons que sont les enfants du cousin Gilbert, leur fait découvrir un autre monde que celui d'Astérix et de Walt Disney. Le *Catéchisme des* *plus petits* et les *Lettres à une Mère* peuvent aider et instruire une jeune maman, et donc un bébé qui, lui, au moins ; aura entendu parler du P. Emmanuel assez tôt dans sa carrière. 281:171 3\. Les opuscules doctrinaux du P. Emmanuel. Nous avons ouvert une souscription pour ces opuscules qui durera toute l'année 1973. La sous­cription garantit le prix d'achat pour tous les fascicules à tout moment de l'année. Nous deman­der les bulletins de souscription. La sortie des fascicules sera annoncée au fur et à mesure de leur mise en vente. Vient de paraître : *Le natura­lisme *: une brochure de 70 pages. Prix : 8,00 F. 4\. L'édition « A la mémoire de Charles Péguy » de POLYEUCTE, MARTYR, -- tragédie chrétienne, par Pierre Corneille. Nous avons expliqué notre propos dans le nu­méro 169 d'ITINÉRAIRES ; on pourra s'y reporter si on le désire. Pour être tenu au courant de la publication de cette édition il suffit, mais il est nécessaire, de nous demander de l'être. Nous in­diquerons en temps utile aux personnes intéressées, dont nous aurons les noms, les conditions d'acqui­sition. (*Fin du communiqué des Éditions DMM*.) \[...\] 285:171 ### Le calendrier #### Tous les jours sont des jours de fête L'Antiquité païenne -- païenne mais formée aux vertus naturelles de piété et de religion -- disait déjà : *Pour le sage, tous les jours sont des jours de fête*. A cette piété naturelle, à cette vertu naturelle de reli­gion, la religion chrétienne ajoute le saint sacrifice de la messe de chaque jour (et tout l'office du jour) : par quoi il devient infiniment plus vrai que tous les jours sont des jours de fête pour l'homme racheté. \*\*\* La joie quotidienne puisée dans la participation au saint sacrifice de la messe est une joie liée à l'acceptation de la croix : *ecce enim propter lignum venit gaudium in uni­verso mundo*, ainsi qu'on le chante le vendredi-saint : c'est par la croix qu'est venue la joie dans le monde entier. \*\*\* Dans l'organisation de la vie moderne, et dans l'organi­sation moderne de l'apostasie, il n'est pas donné facile­ment à tout le monde d'avoir chaque jour à sa disposition une messe catholique, et la possibilité matérielle d'y as­sister. 286:171 *Mais il est toujours à la portée de tout le monde* de lire et méditer chaque jour la messe du jour. \*\*\* Le propre de la messe du jour, ce sont sans doute les « lectures » : l'épître et l'évangile. On ne les négligera point. Mais attention : *il n'est pas vrai que nous puissions lire l'Écriture sainte sans connaître le catéchisme*. Il n'est pas vrai que nous puissions lire l'évangile sans l'Église : sans le guide de l'interprétation traditionnelle, de l'ensei­gnement permanent de l'Église, résumés dans le catéchis­me romain. *L'Écriture n'est pas livrée à l'interprétation de chacun selon son humeur ou ses lumières personnelles*. C'est pourquoi, dans le propre de la messe du jour, il con­vient de recevoir et de méditer avec un soin particulier l'enseignement contenu dans *les oraisons *: selon leur texte véritable, bien entendu, et non point selon les éditions trafiquées, atténuées, gauchies qu'en donnent les nou­veaux livres liturgiques. Le P. Emmanuel disait que la doctrine « *non de telle ou telle école, mais la doctrine de l'Église, se trouve renfer­mée surtout dans les oraisons du Missel et du Bréviaire *». Il se réclamait de « *l'enseignement traditionnel de l'Église consigné dans ses oraisons *» (15 mars 1898). « Les orai­sons, ajoutait-il, sont une mine inépuisable de doctrine. N'imitez point ceux qui récitent toute leur vie ces oraisons sans les comprendre. Au siècle dernier, on vit même des ecclésiastiques corriger, supprimer les oraisons de l'Église romaine ; ils y voyaient sans doute des erreurs. Hélas ! Quelle vanité ! Leur réforme a passé ; il n'y en a plus trace. » 287:171 Il ne restera pas trace davantage des fabrications de ceux qui recommencent aujourd'hui à vouloir « perfec­tionner », en la mutilant, *la prière* traditionnelle de l'Église, qui est *règle de foi*, selon la parole du pape saint Célestin « *Legem credendi statuat lex supplicandi. *» \*\*\* \[...\] 289:171 *Pour les notices qui accompagnent les fêtes du calendrier, nous allons au plus pressé, insistant en général davantage ou d'abord sur ce qui est le plus menacé de disparition ou d'oubli. Dans d'au­tres cas, c'est simplement l'état de nos travaux qui explique qu'une fête fasse l'objet d'un plus ample développement qu'une autre. S'il se trouve donc que des fêtes soient mentionnées sans explication ni commentaire, cela n'a aucune signification particulière concernant leur importance.* *Certaines notices très détaillées, occupant plusieurs pages, ne sont pas forcément reproduites chaque année ; et même des notices plus courtes ; il nous arrive de renvoyer au numéro où elles ont paru..* #### Mars -- Jeudi 1^er^ mars : messe du dimanche de la Sexagé­sime, ou messe votive. -- Vendredi 2 mars : idem. 290:171 -- Samedi 3 mars : idem. -- Dimanche 4 mars : *Quinquagésime*. Ornements vio­lets. Mémoire de *saint Casimir*. -- Lundi 5 mars : messe du dimanche précédent ou messe votive. -- Mardi 6 mars : *saintes Perpétue et Félicité*, mar­tyres. Ornements rouges. -- Mercredi 7 mars : *mercredi des Cendres*. Ornements violets. Voir notice dans notre numéro 160 de février 1972, pp. 220-221. Le mercredi des Cendres étant une « férie majeure privi­légiée », *on ne doit pas* faire mémoire de saint Thomas d'Aquin, dont la fête se trouve cette année empêchée (sauf droits parti­culiers). -- Jeudi 8 mars : *jeudi après les Cendres *; ornements violets. *Saint Jean de Dieu*, confesseur ; ornements blancs. On peut au choix dire la messe de la fête avec mémoire de la férie ou bien l'inverse. -- Vendredi 9 mars : *vendredi après les Cendres *; or­nements violets. *Sainte Françoise romaine*, veuve ; orne­ments blancs. Même remarque que le 8 mars. -- Samedi 10 mars : *samedi après les Cendres*. Orne­ments violets. Mémoire des *quarante martyrs de Sébaste*. Il n'est pas permis de dire la messe de la fête (qui est « simple »). -- Dimanche 11 mars : *premier dimanche de Carême*. Ornements violets. -- Lundi 12 mars : *lundi de la première semaine de Carême *; ornements violets. *Saint Grégoire le Grand*, pape et docteur de l'Église ; ornements blancs. 291:171 Même remarque que le 8 mars. *Notice liturgique de saint Grégoire le Grand :* « Grégoire le Grand, fils du sénateur Gordien, étudia la philosophie dans sa jeunesse et exerça la charge de préteur. Après la mort de son père, il fonda six monastères en Sicile ; il en établit un septième à Rome, sous le patronage de saint André, dans sa propre maison, près de la basilique des Saints-Jean-et-Paul, sur la pente dite de Scaurus. Là, sous la direction d'Hilarion et de Maximien, il professa la vie monastique ; en­suite il fut abbé. Peu après, il fut créé cardinal-diacre, et en­voyé par le pape Pélage à Constantinople, en qualité de légat auprès de l'empereur Tibère-Constantin. Ce fut là qu'eut lieu cette conférence mémorable dans laquelle il convainquit d'er­reur le patriarche Eutychius (qui avait écrit contre la résurrec­tion corporelle des morts), à tel point que l'empereur jeta au feu le livre du patriarche. Et d'ailleurs Eutychius lui-même, tombé malade peu après et se voyant proche de la mort, tenant la peau de sa main, dit en présence de plusieurs personnes : « Je confesse que nous ressusciterons tous dans cette chair. » « Il revint à Rome. Pélage mourut de la peste. Il fut alors élu pape par le consentement de tous. Mais il refusa cet honneur aussi longtemps qu'il le put. Déguisé, il alla se cacher dans une caverne : une colonne de feu révéla sa retraite, on se saisit de lui, il fut consacré dans l'église Saint-Pierre. Durant son pontificat il a laissé à ses successeurs de nombreux exemples de doctrine et de sainteté. Il recevait tous les jours des voya­geurs à sa table ; parmi eux, il lui arriva de recevoir un Ange et même le Seigneur des Anges sous la figure d'un pèlerin. Il nourrissait avec bonté les pauvres, tant de la ville que du dehors, et il en tenait une liste. Il rétablit la foi catholique en beaucoup d'endroits où elle avait été bouleversée. Il réprima les Dona­tistes en Afrique et les Ariens en Espagne. Il chassa les Agnoïtes d'Alexandrie. Il refusa le pallium à Syagrius, évêque d'Autan, jusqu'à ce qu'il eût chassé de la Gaule les hérétiques dénommés Néophytes. Il obligea les Goths à renoncer à l'hérésie des Ariens. Il envoya en Grande-Bretagne Augustin et plusieurs autres moi­nes, tous hommes saints et savants, par lesquels il convertit cette île à la foi de Jésus-Christ : ce qui l'a fait appeler avec raison *l'apôtre de l'Angleterre* par le prêtre Bède. Il réprima l'audace de Jean, patriarche de Constantinople, qui s'arrogeait le nom d'évêque œcuménique de l'Église. L'empereur Maurice ayant défendu aux soldats d'embrasser la vie monastique, il lui fit révoquer ce décret. « Il a orné l'Église de plusieurs institutions et lois très saintes. Dans un synode rassemblé à Saint-Pierre, il établit entre autres choses qu'on répéterait neuf fois *Kyrie eleison* à la mes­se ; qu'on dirait *alleluia* hors le temps qui sépare la Septuagé­sime de Pâques ; qu'on ajouterait au Canon ces mots : *diesque nostros in tua pace disponas*. 292:171 Il augmenta le nombre des pro­cessions et des stations et il compléta l'Office ecclésiastique. Il voulut qu'on honorât à l'égal des quatre évangiles les quatre conciles de Nicée, de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcé­doine. « Il a composé plusieurs livres. Pierre Dacre atteste avoir vu souvent pendant qu'il les dictait le Saint-Esprit en forme de colombe sur la tête du saint. « Les choses qu'il a dites, faites, écrites, décrétées, sont ad­mirables : et d'autant plus qu'il souffrit constamment des ma­ladies et des infirmités dans son corps. Après avoir fait beau­coup de miracles, il fut appelé au bonheur céleste après treize ans, six mois et dix jours de pontificat, le 12 mars 604, date que les Grecs eux-mêmes célèbrent avec une vénération particu­lière à cause de l'insigne sainteté de ce pontife. Son corps fut enseveli dans la basilique Saint-Pierre, près du secretarium. » \*\*\* Pape de 590 à 604, premier moine à être pape, saint Gré­goire I^er^ le Grand « *donna au monde*, dit Bossuet, *un parfait modèle du gouvernement ecclésiastique *». Il est l'un des « quatre grands » parmi les Pères de l'Église latine, avec saint Ambroise, saint Jérôme et saint Augustin. \*\*\* Il devient pape au moment où le monde civilisé d'Occident achève de s'effondrer. L'Italie est ravagée par les inondations, par les épidémies, par les Lombards qui mettent tout à feu et à sang ; l'empereur de Byzance est trop loin quand il s'agirait de défendre et de pacifier la chrétienté occidentale ; mais par l'exarquat de Ravenne l'administration impériale fait peser sur Rome et sur toute la vie sociale une tutelle ombrageuse, tracas­sière, paralysante. L'Église est en pleine autodémolition : selon l'expression de saint Grégoire, elle n'est plus qu' « une vieille barque vermoulue, suspendue sur l'abîme, craquant comme à l'heure du naufrage ». La désintégration intellectuelle, politique et morale est universelle : au point que saint Grégoire suppose que la fin du monde n'est plus très éloignée. Mais il n'a point la fausse piété de « laisser au Christ le soin d'apaiser la tempête ». Au contraire, il prend tout en main et il fait face sur tous les fronts. 293:171 Parce qu'il refusa de « s'ouvrir au monde », c'était comme aujourd'hui un monde en décomposition, il fut par surcroît le fondateur d'un monde nouveau, celui de la chrétienté médiévale. \*\*\* Romain de vieille race et de tradition patricienne, saint Grégoire le Grand est né vers 540. Deux sœurs de son père étaient entrées en religion elles étaient honorées comme saintes ainsi que sa mère Silvia. En un temps où la culture intellectuelle en arrive partout aux derniers degrés du déclin, Grégoire sera l'un des hommes les plus instruits de Rome. Pourtant il ne saura jamais le grec, qu'il négligea d'apprendre même pendant son séjour de six années à Constantinople : c'est qu'il n'est pas un spéculatif, il n'est pas attiré par le trésor philosophique et théologique de la pensée grecque. En revanche sa culture scripturaire et patristique (latine) est vraiment étendue et pro­fonde, fruit des studieuses années de sa vie monastique. Il avait commencé une carrière politique et il fut préteur urbain à Rome ; il eut ainsi la formation aux affaires qui était encore, malgré la décadence, celle des grands magistrats ro­mains. Mais il se sentait déjà appelé à la vie religieuse. A la mort de son père, il vendit une partie de ses biens au profit deus pauvres, il en consacra l'autre partie à des fondations : il ins­talla six monastères sur ses propriétés de Sicile ; à Rome, il transforma la maison paternelle en monastère bénédictin, le monastère Saint-André, retraite silencieuse au milieu du bruit de la grande ville. Ce monastère était au Clivus Scauri, rue qui mettait en communication la Via Appia avec le haut du Monte Coelio : sur l'emplacement actuel de l'église San Gregorio (église dite Saint-Grégoire-le-Grand, ou Saint-Grégoire-au-Coe­lius, où l'on monte par un escalier prenant au bas de l'actuelle rue *clivo di Scauro*). Grégoire ne fut pas l'abbé du monastère Saint-André, il voulut pratiquer l'obéissance sous la conduite de l'abbé Valentio. Le jeûne lui était très pénible et le lui sera toute sa vie, en raison de sa faible santé et de ses maux d'estomac. En 579, le pape Pélage II l'envoie à Constantinople en qua­lité d'apocrisiaire (nonce) auprès de l'empereur Tibère II Cons­tantin : il y reste jusqu'en 585, s'efforçant, avec quelques moi­nes venus de Rome, d'y mener la vie monastique dans toute la mesure compatible avec ses obligations diplomatiques ; c'est alors qu'il commence son grand commentaire du livre de Job. Puis il rentre au monastère Saint-André du *Clivus Scauri*, et cette fois il ne peut éviter d'en être élu abbé. A la mort de Pélage II, le 15 janvier 590, au milieu des catastrophes de toutes sortes, Grégoire est appelé au pontificat suprême par la voix unanime du sénat, du peuple et du clergé romains. Mais il se dérobe autant qu'il le peut. 294:171 L'empereur est alors Maurice (Flavius Mauricius Tiberius, empereur depuis 582 : Tibère II Constantin l'avait en mourant choisi pour gen­dre et successeur ; il sera assassiné en 602) ; Grégoire avait connu Maurice pendant son séjour à Constantinople : il lui écrit, l'implorant au nom de leur amitié de ne pas ratifier son élection. (Depuis Justinien, l'élection pontificale était soumise à la ratification de l'empereur ; néanmoins on n'avait pas attendu cette ratification pour le sacre de Pélage II.) Mais sa lettre est interceptée par le préfet de Rome qui transmet à l'empereur seulement les vœux du peuple romain réclamant Grégoire comme pape. Maurice ratifie aussitôt l'élection. Gré­goire tente encore autre chose, il se cache ainsi qu'il est raconté dans sa notice liturgique. Il est finalement sacré le 3 septembre 90. \*\*\* Pape, Grégoire inaugure le visage médiéval de la papauté. Il est surtout un homme de gouvernement. Et justement, il dispose d'importants moyens matériels. A la fin du VI^e^ siècle, l'évêque de Rome est le plus grand propriétaire de l'Italie, avec des domaines dans toute la péninsule, et en Sicile, en Sardaigne, en Corse, en Dalmatie, en Illyrie, en Gaule et en Afrique. Ce pa­trimoine lui procure des revenus considérables qui lui per­mettent de secourir les pauvres, d'aider les faibles, et qui lui confèrent une autorité sans rivale au milieu de l'universelle désintégration politique. C'est en l'exerçant en tous domaines que Grégoire affirme et établit l'autorité pontificale. Il maintient et développe le droit d'appel au Saint-Siège contre toutes les sentences épisco­pales ; il intervient dans la discipline de tous les évêchés. Il est le principal organisateur de la liturgie romaine : il recueille, met en ordre et canonise les prières, les cérémonies, et les antiques mélodies de l'Église qui, distribuées par ses soins selon les besoins du service divin, porteront désormais son nom et s'appelleront *grégoriennes*. Son œuvre écrite est importante. Outre son *Antiphonaire* et son *Sacramentaire*, son ouvrage le plus populaire est celui des *Dialogues*, où il raconte au diacre Pierre la vie et les miracles des saints d'Italie (quatre livres ; c'est le second qui contient la vie de saint Benoît de Nursie) ; ces *Dialogues* furent traduits en grec, en arabe et en anglo-saxon. Son *Pastoral*, presque aussi populaire (*Regulae pastoralis Liber*), fut lui aussi traduit en anglo-saxon et en grec. Sa théologie est fidèlement celle de saint Augustin. Son exégèse recherche principalement le sens spi­rituel et l'application morale. Il n'a jamais pensé que l'autorité hiérarchique devait consister à donner systématiquement raison aux évêques, quels que soient leurs crimes : au contraire, il dénonce publiquement, avec une extrême vigueur, leur violences injustes au temporel, leur tiédeur au spirituel, leur empresse­ment servile auprès des puissants de ce monde, leur odieux trafic des choses saintes (voir notamment la 17^e^ homélie du pre­mier livre de ses *Homeliae in Evangelia*). 295:171 Homme de chrétienté, il réclame que les pouvoirs temporels défendent l'Église contre les attaques des hérétiques et des schismatiques : dans toute la mesure et dans la seule mesure de la nécessaire et légitime défense. Car, homme de chrétienté en cela aussi, il interdit les sévices injustes contre les personnes ; il garantit aux Juifs la jouissance paisible de leurs synagogues. Dans sa lettre à l'évêque Pierre de Terracina, il enseigne : « Ceux qui sont en désaccord avec la religion chrétienne, c'est par la mansuétude, la bonté, les sages remontrances, la persuasion qu'il faut les rattacher à l'unité de la foi. Un ensei­gnement de douceur, joint à la crainte des jugements d'outre-tombe, peut les amener à la foi, tandis que les menaces et la terreur les rejettent loin d'elle. » \*\*\* Voici ce qu'en a écrit Bossuet, en la onzième époque de la première partie du Discours sur l'histoire universelle : « Au milieu des malheurs de l'Italie, et pendant que Rome était affligée d'une peste épouvantable, saint Grégoire le Grand fut élevé malgré lui sur le siège de saint Pierre. Ce grand pape apaise la peste par ses prières ; instruit les empereurs, et tout ensemble leur fait rendre l'obéissance qui leur est due con­sole l'Afrique, et la fortifie ; confirme en Espagne les Visigoths convertis de l'arianisme, et Recarède le Catholique, qui venait de rentrer au sein de l'Église ; convertit l'Angleterre, réforme la discipline dans la France, dont il exalte les rois, toujours orthodoxes, au-dessus de tous les rois de la terre ; fléchit les Lombards ; sauve Rome et l'Italie, que les empereurs ne pou­vaient aider ; réprime l'orgueil naissant des patriarches de Constantinople ; éclaire toute l'Église par sa doctrine ; gou­verne l'Orient et l'Occident avec autant de vigueur que d'humi­lité ; et donne au monde un parfait modèle du gouvernement ecclésiastique. » -- Mardi 13 mars : *mardi de la première semaine de Carême.* -- Mercredi 14 mars : *mercredi des quatre-temps de Carême.* 296:171 Chacune des quatre saisons de l'année est inaugurée par un temps liturgique, appelé quatre-temps, composé de trois jours de pénitence (le mercredi, le vendredi et le samedi), institués pour consacrer à Dieu les diverses saisons et pour attirer par le jeûne et la prière les grâces célestes sur ceux qui vont rece­voir le sacrement de l'Ordre. L'institution des quatre-temps s'est faite progressivement, à Rome, du IV^e^ au VI^e^ siècle ; c'est une institution propre à l'Église latine. En 769, un capitulaire de Charlemagne ordonne à tout l'empire franc d'observer les qua­tre-temps et de les annoncer aux peuples. Le jeûne et l'absti­nence des quatre-temps avaient notamment pour intention de demander à Dieu de dignes pasteurs. De nos jours, le jeûne et l'abstinence ne sont plus obligatoires ; la dignité des pasteurs non plus. Catéchisme de S. Pie X : « *Le jeûne des quatre-temps a été institué pour consacrer chaque saison de l'année par une péni­tence de quelques jours ; pour demander à Dieu la conservation des fruits de la terre ; pour le remercier des fruits qu'il nous a déjà donnés, et pour le prier de donner à son Église de saints ministres, dont l'ordination est faite les samedis des quatre-temps. *» Dieu n'étant quasiment plus prié de donner à son Église de saints ministres, désormais il s'abstient presque com­plètement de lui en donner, comme on peut le constater chaque jour davantage. -- Jeudi 15 mars : *jeudi de la première semaine de Carême*. Propre de France : *sainte Louise de Marillac*. -- Vendredi 16 mars : *vendredi des quatre-temps de Carême*. -- Samedi 17 mars : *samedi des quatre-temps de Ca­rême*. -- *Saint Patrick, évêque.* Même remarque que le 8 mars. -- Dimanche 18 mars : *deuxième dimanche de Carême*. -- Lundi 19 mars : *saint Joseph*, époux de la T.S. Vierge, patron de l'Église universelle. Ornements blancs. Mémoire du *lundi de la deuxième semaine de Carême.* Saint Joseph a été proclamé par Pie IX, le 8 décembre 1870, patron et protecteur de l'Église universelle ; il a été proclamé par Pie XI, le 18 mars 1937, patron et protecteur de la résis­tance chrétienne au communisme intrinsèquement pervers. (Il a été proclamé en outre par Pie XII, en 1955, modèle et pro­tecteur des travailleurs : mais sous le titre de « saint Joseph artisan » fêté le 1^er^ mai.) 297:171 *Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) *:* « L'Église célèbre avec une solennité spéciale la fête de saint Joseph parce qu'il a été un des plus grands saints, l'époux de la Vierge Marie, le père putatif de Jésus-Christ et qu'il a été proclamé le Patron de l'Église. -- Ces mots : *saint Joseph fut le père putatif de Jésus-Christ*, signifient qu'il était regardé communément comme le père de Jésus-Christ, car il accomplis­sait à son égard tous les devoirs d'un père. -- Saint Joseph demeurait ordinairement à Nazareth, petite ville de la Galilée. -- Bien qu'il fût de la famille royale de David, il était pauvre et réduit à gagner sa vie par le travail de ses mains. -- La pauvreté de la famille de Jésus-Christ nous enseigne à détacher notre cœur des richesses et à souffrir volontiers la pauvreté si Dieu nous veut dans cet état. -- Nous croyons que Dieu a élevé saint Joseph à un très haut degré de gloire, tant ont été émi­nentes sa dignité et sa sainteté sur la terre. -- La protection de saint Joseph envers ceux qui lui sont dévots est très puissante, car il n'est pas croyable que Jésus-Christ veuille refuser la moindre grâce à un saint auquel il a voulu sur la terre être soumis. -- La grave spéciale que nous devons espérer de l'in­tercession de saint Joseph est celle d'une bonne mort, parce qu'il eut lui-même le bonheur de mourir entre les bras de Jésus et de Marie. -- Pour mériter la protection de saint Joseph nous devons l'invoquer souvent et l'imiter dans ses vertus, et surtout dans son humilité et dans la parfaite résignation à la volonté divine qui fut toujours la règle de ses actions. » -- Mardi 20 mars : *mardi de la deuxième semaine de Carême*. -- Mercredi 21 mars : *mercredi de la deuxième semaine de Carême*. -- *Saint Benoît, abbé.* Même remarque que le 8 mars. Lecture recommandée : *Saint Benoît de Nursie, le père de famille*, par Claude FRANCHET (édition Eise à Lyon, 1963). -- Jeudi 22 mars : *jeudi de la deuxième semaine de Carême*. -- Vendredi 23 mars : *vendredi de la deuxième Se­maine de Carême*. 298:171 -- Samedi 24 mars : *samedi de la deuxième semaine de Ca­rême*. -- *Saint Gabriel, archange.* Même remarque que le 8 mars. -- Dimanche 25 mars : *troisième dimanche de Carême*. Le troisième dimanche de Carême étant un dimanche « dou­ble de première classe », la fête de l'Annonciation, elle aussi « double de première classe », est renvoyée au lendemain. -- Lundi 26 mars : *Annonciation de la Sainte Vierge*. Mémoire du *lundi de la troisième semaine de Carême*. *Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) *:* « Dans la fête de l'Annonciation de la Sainte Vierge, on cé­lèbre l'annonce que lui fit l'ange Gabriel qu'elle avait été choisie pour être la Mère de Dieu. Quand l'ange Gabriel lui apparut, la Vierge Marie se trouvait à Nazareth, ville de Galilée. -- Il lui adressa ces paroles par lesquelles nous la saluons tous les jours : « Je vous salue, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes. » -- Aux paroles de l'ange Gabriel, la Sainte Vierge se troubla, s'entendant saluer par des titres nouveaux et glorieux dont elle s'estimait indigne. -- Dans son Annonciation, la T.S. Vierge nous montre spéciale­ment : une pureté admirable, une humilité profonde et une obéis­sance parfaite. -- Elle nous fait connaître son grand amour de la pureté par sa préoccupation de conserver sa virginité, préoc­cupation qu'elle manifeste au moment même où elle apprend sa vocation de Mère de Dieu. -- Elle nous fait connaître sa profonde humilité par ces paroles : « Voici la servante du Seigneur », qu'elle dit en devenant Mère de Dieu. Elle montre sa foi et son obéissance en disant : « Qu'il me soit fait selon votre parole. » -- Au moment où Marie consentit à être la Mère de Dieu, la seconde Personne de la sainte Trinité s'in­carna dans son sein, prenant un corps et une âme comme les nôtres, par l'opération du Saint-Esprit. -- Dans son Annoncia­tion, la T.S. Vierge : 1° enseigne en particulier aux vierges à faire une très haute estime du trésor de la virginité ; 2° elle nous enseigne à tous à nous disposer avec une grande pureté et une grande humilité à recevoir en nous Jésus-Christ dans la sainte communion ; 3° elle nous enseigne à nous soumettre promptement à la volonté divine. -- En la solennité de l'Annonciation de la Vierge Marie nous devons faire trois choses : 1° adorer profondément le Verbe incarné pour notre salut, et le remercier d'un si grand bienfait ; 2° nous réjouir avec la T.S. Vierge de la dignité de Mère de Dieu à laquelle elle a été élevée et l'honorer comme notre maîtresse et notre avocate ; 3° prendre la résolution de réciter toujours avec un grand respect et une grande dévotion la Salutation angélique, appelée communément *Ave Maria. *» 299:171 -- Mardi 27 mars : *mardi de la troisième semaine de Carême*. -- *Saint Jean Damascène*, docteur de l'Église. Même remarque que le 8 mars. -- Mercredi 28 mars : *mercredi de la troisième se­maine de Carême*. -- Mémoire de *saint Jean de Capistran*. -- Jeudi 29 mars : *jeudi de la troisième semaine de Carême*. -- Vendredi 30 mars : *vendredi de la troisième semaine de Carême*. Dernier vendredi du mois. -- Samedi 31 mars : *samedi de la troisième semaine de Carême*. ============== fin du numéro 171. [^1]:  -- (1). Voir IIIa Pars, questions 62 à 65 inclusivement. [^2]:  -- (1). Voir notre livre : *Les Mystères du Royaume de la Grâce* (D.M.M.), le chapitre sur l'Église. [^3]:  -- (1). Voir notre article d'ITINÉRAIRES, numéro 167 de novembre 1972 : « L'Église et les sacrements ». [^4]:  -- (1). Apocalypse XIV, 5. [^5]:  -- (2). Voir *Docum. Cathol*., 21 mars 1971, sur les Saintes Huiles. [^6]:  -- (1). Constitution Apostolique de Pie XII du 30 sept. 1947. (Voir Dumeige, *La Foi Catholique*, édit de l'orante, à Paris, au Sacrement de l'ordre, à la fin.) [^7]:  -- (1). Voir, par exemple, le *Dictionnaire de Théologie Catholique* (Letouzey, Paris) les honnêtes monographies historiques, fort détail­lées, aux mots : Baptême, Chrême (saint), Communion, Épiclèse, Messe, Ordinations, Sacrements, etc. [^8]:  -- (1). Motu proprio de Paul VI, *Ministeria quaedam* (Doc. cath. du 1^er^ oct. 1972, page 853). [^9]:  -- (1). Ce terme bizarre désigne un programme d'enseignement com­plet (unité) comportant en principe un cours et des travaux dirigés annuels ou semestriels. [^10]:  -- (2). \[Dans l'original, les notes 2, 3, 4 et 5 indiquent les œuvres figurant dans les différents programmes des deux premières années.\] [^11]:  -- (6). *Itinéraires*, n° 169, janvier 1973, pp. 158-159. [^12]:  -- (7). Dans les années passées, le programme était beaucoup plus imposant et explicite. Il comprenait une formation marxiste de base avec, entre autres, l'étude de Marx, Engels, Lénine, Mao-Tsé-Toung, Gramsci, Althusser, Goldmann, Lukacs, Trotski. Cette année, on est plus discret, mais la « formation théorique » ne peut évidemment porter que sur certains concepts du matérialisme dialectique. Une par­tie de ce programme figure parmi les U.V. de philosophie, dont une, au choix, est obligatoire. [^13]:  -- (1). Convertibles au sens logique du terme : c'est-à-dire que les deux expressions « animal social » et « animal raisonnable » peu­vent à bon droit être employées l'une à la place de l'autre. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^14]:  -- (1). Jean MADIRAN : *Le principe de totalité*, Nouvelles Éditions Latines, 1963. Voir aussi, du même auteur : *De la justice sociale*, Nouvelles Éditions Latines, 1961. [^15]:  -- (1). Remarquons au passage une présence féminine dans les deux événements que nous évoquons. Sainte Hélène et sainte Clotilde dans leur rôle primordial, encore que discret et modeste, nous rappellent la Vierge. Comme Marie à Cana, ou au Golgotha, elles n'agissent pas directement mais elles participent à l'événement en lui fournissant un éclairage particulier. Femmes fortes, elles illustrent le caractère féminin sans le déformer et nous pouvons y puiser un motif d'ad­miration, une garantie de conformité au vouloir de Dieu. Cette pré­sence semble beaucoup plus qu'anecdotique, c'est pourquoi il con­venait de la souligner tout spécialement à notre époque où la femme ne croit plus devoir se cantonner dans le rôle que l'on s'accordait naguère à considérer comme spécifiquement sien. [^16]:  -- (1). Il y eut parfois des exceptions apparentes, telles que Richelieu ou Mazarin ; mais à y bien regarder, c'est l'homme et non le prêtre qui fut le sujet de l'exception, par ses talents personnels, ou sa réussite humaine. La confusion n'existerait que si les deux fonctions s'exerçaient l'une pour l'autre et l'une par l'autre. Ce fut parfois le cas et l'on n'eut jamais à s'en féliciter. Nous mettons à part le cas très particulier du pape, souverain parmi les souverains, prêtre parmi les prêtres ; son pouvoir temporel unique en son genre trouve sa justification dans sa nécessaire indépendance totale à l'égard de tous. [^17]:  -- (1). Joseph Fesch, oncle de Napoléon, primat des Gaules sous l'Empire et dont on raconte qu'il n'avait pas la foi. \[cf. Fesch archevêque de Lyon, 169:110 note de 2002 [^18]:  -- (2). Cf. les ambitions de Léon XIII qui souhaitait gouverner une Italie fédérale. [^19]:  -- (1). Carlo FALCONI : *Vu et entendu au Concile* (p. 97). [^20]:  -- (1). Cité par Jacques NOBÉCOURT dans *Le Monde* (nous avons perdu la date du numéro). [^21]:  -- (1). Toutes ces citations dans notre « Contre Teilhard », pp. 45-47. [^22]:  -- (1). Le 29 décembre 1972. [^23]:  -- (1). Sur le cas-limite : canon romain latin, rite inchangé de com­munion, voir ITINÉRAIRES numéro 157 de novembre 1971, pp. 8 et suiv. : « L'assistance à la messe ». -- Le chrétien dont je parle ne se prive pas de messe plus ou moins souvent ; il ose voir, sans se faire illusion, qu'il en est plus ou moins souvent privé. Il y supplée autant qu'il peut. Aucune solution de facilité.