# 172-04-73
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Ci-contre\
pages 1 à 4
Reproduction intégrale\
du tract-voltigeur 4 bis
Appel à tous\
pour donner l'alerte partout\
et mettre en garde\
contre le Missel empoisonné
Voir pages 5 et suivantes\
pourquoi et comment\
diffuser ce tract
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### Votre Missel est empoisonné
ouvrez-le aux pages 382-38\
et faites attention
Le Nouveau Missel enseigne, comme « rappel de foi », que la messe n'est pas un sacrifice véritable, et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ».
Prenez garde. Vous avez peut-être le plus répandu des nouveaux missels : celui que sa couverture fleurie a fait surnommer *le missel hippie.* C'est le dénommé « NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES ». Comme un agenda, il ne sert qu'un an ; au bout de l'année on le jette et on achète le suivant.
Pour l'année 1973, le « NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES » n'a plus exactement une couverture à fleurs ; mais ce sont toujours des couleurs voyantes.
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L'apparence est grosso modo la même ; il se présente comme un livre de poche et il est aisément reconnaissable.
Pages 382 et 383, en invoquant la « lecture de l'épître aux Hébreux », le Nouveau Missel énonce ce qu'il nomme des « *rappels de foi indispensables *». Il y déclare :
...Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes extérieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli, du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même, et de nous y associer, d'y communier ensemble, en faisant nôtre l'oblation qu'il a faite à Dieu ; de sa propre personne pour notre salut.
Non, cela n'est pas la foi catholique ; c'en est la négation.
\*\*\*
La foi catholique de toujours a été, en ce qui concerne le saint sacrifice de la messe, irréformablement définie par le concile de Trente :
-- la messe est *un sacrifice véritable et authentique ;*
*-- *anathèmes ceux qui prétendent que la messe serait *une simple commémoraison du sacrifice accompli à la Croix.*
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Déjà en 1970, exactement dans les mêmes termes qu'en 1973, le « NOUVEAU MISSEL DES DIMANCHES » enseignait en sa page 332 comme « *rappel de foi *» que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *».
Ce n'est donc pas une étourderie.
Une étourderie ne dure pas trois années.
C'est un enseignement dogmatique, obstinément maintenu et répété sans changement depuis trois ans.
Ne vous laissez pas empoisonner.
Regardez les choses en face :
i° Le Nouveau Missel est hérétique ; il assassine la foi dans les âmes ; défendez-vous et défendez votre prochain.
2° La messe française, célébrée dans la pensée et l'intention qu'il s'agit simplement de faire mémoire, est forcément INVALIDE : elle est une fausse messe, elle n'est plus une messe du tout ; elle est une tromperie.
\*\*\*
Demeurez fermes dans la foi catholique.
Instruisez-vous dans un catéchisme auquel vous puissiez faire une confiance absolue.
Le *Catéchisme de S. Pie X* enseigne :
• L'Eucharistie n'est pas seulement un sacrement ; elle est aussi le sacrifice permanent de la nouvelle loi, que Jésus-Christ a laissé à son Église, afin de s'offrir à Dieu par les mains de ses prêtres.
• La sainte Messe est le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ, offert sur nos autels sous les espèces du pain et du vin en souvenir du sacrifice de la Croix.
• Le sacrifice de la Messe est substantiellement le même que celui de la Croix en ce que c'est le même Jésus-Christ qui s'est offert sur la Croix et qui s'offre par les mains des prêtres, ses ministres, sur nos autels ; mais diffère du sacrifice de la croix, tout en gardant avec celui-ci la plus intime relation.
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• Entre le sacrifice de la Messe et celui de la Croix, il y a cette différence et cette relation que, sur la Croix, Jésus-Christ s'est offert en répandant son Sang et en méritant pour nous ; tandis que sur les autels, il se sacrifie sans effusion de sang et nous applique les fruits de sa Passion et de sa Mort.
• On offre à Dieu le sacrifice de la sainte Messe pour quatre fins : 1° pour lui rendre l'honneur qui lui est dû, et à ce point de vue le sacrifice est « latreutique » ; 2° pour le remercier de ses bienfaits, et à ce point de vue le sacrifice est « eucharistique » ; 3° pour l'apaiser, lui donner la satisfaction due pour nos péchés, soulager les âmes du purgatoire, et à ce point de vue le sacrifice est « propitiatoire » ; 4° pour obtenir toutes les grâces qui nous sont nécessaires, et à ce point de vue le sacrifice est « impétratoire ».
Si vous voulez être tenu au courant de l'action religieuse d'ITINÉRAIRES, abonnez-vous au « Supplément-Voltigeur » 5 F par an, prix unique pour la France et pour l'étranger, à adresser à Itinéraires, 4, rue Garancière, 75006 Paris. Chèques postaux : Paris 13.355.73.
Le « Supplément-Voltigeur » est le supplément mensuel de la revue ITINÉRAIRES, pour ceux qui n'ont pas le temps ou pas le courage de lire la revue elle-même. Il dit, bien entendu, les mêmes choses que la revue ITINÉRAIRES, mais il les dit courtement. Le « Supplément-Voltigeur » n'est pas vendu au numéro. Les abonnements entrent en vigueur 15 jours après leur réception ; ils ne peuvent porter sur les numéros parus avant ou pendant ce délai.
Directeur : Jean Madiran. Imprimé par les Presses Bretonnes à Saint-Brieuc\
Numéro d'impression : 1524. Dépôt légal : 1^er^ trimestre 1973.
Fin de la reproduction\
du tract-voltigeur 4 bis
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*Depuis le début de l'année, exactement depuis le 1^er^ janvier, nous nous efforçons, sur un point précis, d'alerter un peuple trompé : tout un peuple chrétien trompé, sur la messe, par son missel. On vient de lire aux pages précédentes le* « *tract-voltigeur *» *dont nous avons entrepris la diffusion massive. Il faut le distribuer autour de vous à tous ceux qui hésitent encore ou ne savent pas. Et d'abord aux parents des enfants du catéchisme : car c'est aux enfants surtout qu'on impose le Missel empoisonneur. En même temps qu'on leur fait prendre l'habitude de communier dans la main, on leur inculque qu'à la messe* « *il s'agit simplement de faire mémoire *».
Ce tract, le « Voltigeur 4 bis », est à commander à nos bureaux : seulement par mille ou multiples de mille, au prix de 40 F franco le mille.
Ceux de nos lecteurs qui en désireraient des quantités inférieures à mille pourront éventuellement se les procurer en s'adressant aux correspondants locaux des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ; à défaut, en écrivant au siège social des COMPAGNONS, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint Cloud.
*Inculquer aux fidèles, dans leur Missel, et de par l'autorité épiscopale, qu'à la messe* « *il s'agit simplement de faire mémoire *»*, cela est un crime abominable.*
*Nous ne sommes pas en mesure d'empêcher ce crime, qui s'est installé dans les cœurs et dans les esprits depuis décembre 1969.*
*Mais nous pouvons avertir les fidèles, réveiller les consciences, montrer quel incroyable abus est commis, afin que chacun, à sa place et à son niveau, prenne ses responsabilités.*
*Assurément, il est temps maintenant que chacun écrive d'une part à son évêque, d'autre part à son journal catholique.*
*Pour demander à l'un et à l'autre de prendre position.*
*Sont-ils donc d'accord avec la doctrine qui nie que la messe soit un sacrifice ?*
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*Ou bien sont-ils indifférents à l'installation de cette doctrine dans les esprits et dans les cœurs ?*
*Cette réclamation est nécessaire.*
*Il importe qu'elle soit appuyée par une intense circulation du* « *tract-voltigeur *»*, le* « *4 bis *»*.*
La découverte de cette doctrine sacrilège dans le « Nouveau Missel des dimanches » constitue un fait nouveau qui vient modifier les termes du débat sur la messe nouvelle.
Quand la messe française est célébrée dans l'intention, explicitement et officiellement annoncée depuis 1969, qu' « il s'agit simplement de faire mémoire », n'est-il pas devenu évident que cette messe française est autre chose que le « Nouvel Ordo » de Paul VI dont elle se réclame et dont elle se couvre ?
Elle s'en réclame, elle s'en couvre pour bénéficier de l'axiome unanimement admis, au moins en gros, nous dit-on, par les « théologiens traditionalistes » :
*-- La messe nouvelle n'est pas invalide, la messe nouvelle n'est pas hérétique.*
Cela est vrai sans doute de la nouvelle messe latine selon Paul VI. Cela n'est pas vrai de la messe nouvelle à la française.
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Il est vrai que le *texte latin* de la messe nouvelle de Paul VI ne contient aucune proposition qui soit positivement hérétique. Il est vrai que la messe nouvelle célébrée selon ce texte latin n'est pas forcément invalide. Mais il serait téméraire d'en dire autant des messes nouvelles en français dont le texte est incertain, changeant, souvent renouvelé : ce sont des messes *issues* de la nouvelle messe de Paul VI, ce n'est plus la messe du « Nouvel Ordo » tel qu'il avait été publié à Rome au printemps de 1969.
Si variées que soient, en France, les messes vernaculaires issues, elles ont un trait commun de moins en moins implicite, de plus en plus affiché : la négation du saint sacrifice.
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C'est en ce sens que l'on peut parler de *la messe française.*
A travers ses formes les plus diverses, elle trouve son unité dans la conviction qu' «* il s'agit simplement de faire mémoire *», comme l'épiscopat français, depuis 1969, l'inculque au peuple chrétien par le « Nouveau Missel des dimanches ».
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Que chacun d'entre vous en écrive donc à son journal catholique, s'il en a un.
Et, d'autre part, à son évêque, s'il lui en reste un. Pour lui en demander raison.
J. M.
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## CHRONIQUES
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### La messe et le feu
par Luce Quenette
COMMENT CETTE SOCIÉTÉ, la nôtre, rongée de révolution, n'est-elle pas encore égorgée dans la guerre civile ou passée à l'ordre de mort du communisme ? C'est que, sur quelques points de la terre, l'Église de toujours est *encore obéie* dans la vraie messe, le vrai catéchisme et l'authentique Écriture. C'est aussi qu'il y a des saints. C'est que les saints du passé ont payé le retardement de notre destruction et que des saints actuels continuent leur intercession. Hors de ces petits postes de tradition, et contre eus, s'étend l'oppression de la puissance occupante qui tient l'Église militante sous sa botte.
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Le signe essentiel de la Terreur, c'est la défiguration de la messe. Le sacrifice de propitiation violé, la grande supplication : Mon Dieu, épargnez-nous, Parce Domine, se tait peu à peu sur nos autels.
Les signes de la Terreur sociale, conséquence de la violation de la messe, nous percent de toutes parts. Mais le plus effrayant, c'est *la corruption des enfants :* la société chrétienne occidentale est contrainte d'avoir peur de ses enfants : ses enfants la BRÛLENT.
De partout, on m'écrit que se révèle au sein des familles un petit, un grand, une grande, un adolescent révolutionnaire, qui fait peur, et dont on ne peut venir à bout. On me demande une méthode, on nous dit : « Vous, vous avez une méthode ! »
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Oui, en effet : la surnaturelle : la messe *intacte,* centre de l'éducation ; la communion, *intacte ;* les sacrements, *intacts ;* le catéchisme, *intact.* A partir de là : la conversion.
Les parents convaincus nous écrivent : « Nous sommes isolés, moqués, discutés. Les « *ménages amis *» \[cette engeance !\] ne peuvent concevoir que la messe soit si importante, si près, si dedans la vie, ni que le catéchisme soit le gouvernement des âmes. » Eh bien, c'est qu'ils n'ont jamais eu la foi, c'est qu'ils sont, malgré leurs plaintes et leurs soupirs, d'accord avec la puissance occupante. Prophétisez à leurs oreilles avec assurance, dites-leur :
-- *Vous élevez des* INCENDIAIRES, *au moins de vos cœurs, de vos vertus, de vos espoirs, si ce n'est de vos maisons. L'impureté est enseignée aux enfants par toutes les entrées possibles dans leurs oreilles, leurs yeux, leurs âmes. L'impureté durcit le cœur, produit l'exaltation et le désespoir, tous les deux essentiellement destructeurs.*
Dites-leur : -- Vous cherchez des recettes morales. Vous échouerez. Il faut rétablir l'absolue religion et, à son centre, le saint sacrifice de la messe. Si vous aviez la foi, vous comprendriez que l'altération progressive de la messe (que suivent inconsciemment les familles sous le stupide prétexte d'une obéissance au vide) désagrège l'autorité des parents et la pureté des enfants.
*L'absolu du culte d'adoration, seul, conserve la société chrétienne.* L'évêque Boudon, en garantissant officiellement comme « rappel de foi » que *la messe n'est pas un sacrifice,* est un plus efficace agent de révolution, un inspirateur de pornographie et d'incendie mieux placé (parce qu'assis à la source de tout l'ordre chrétien surnaturel et naturel) que tous les empoisonnements organisés : revues, livre rouge, drogue, spectacles qui ne sont puissants que parce que la grande défense contre Satan, la grande Présence réelle, le Sacrifice sans tache est démantelé.
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Mais les « ménages amis » vous répondront, parents fidèles, que cette vue de foi, étant troublante et bouleversante, il leur faut de toute nécessité chercher au plus vite de quoi « rassurer leurs consciences, apaiser leurs inquiétudes, retrouver la tranquillité » : tâche urgente, de première importance.
Le Missel officiel garantit que la messe n'est plus un sacrifice, donc garantit l'hérésie que pas un évêque de France ne dément. Soyons tranquilles, cependant, sur les célébrations d'eucharistie de tous calibres, tant que le président n'annonce pas que c'est un goûter communautaire. Pourtant, tous ces célébrateurs nous crient ce que le Père Calmel entend crier par les ministres des nouveaux baptêmes : « *Nous voulons faire autre chose que ce que faisait l'ancienne Église ou même les sectes hérétiques régulières et structurées. Notre intention est de faire ce que fera l'Église en gestation. *»
Est-ce assez clair, assez tonitruant ? Est-ce assez inquiétant ? Et l'inquiétude, la crainte, quand le danger est RÉEL, est-ce le mal majeur, ou l'avertissement indispensable ? Faut-il à tout prix « rassurer » les braves gens, en plein incendie ?
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Ce n'est pas par le baptême qu'ils ont commencé leur gestation, mais, bien entendu, par la messe. Vous le savez chronologiquement, mais aussi logiquement. Car le catéchisme enseigne que l'eucharistie est le plus grand des sacrements, puisque tous se rapportent au sacrement de l'autel comme à leur centre.
Tout le surnaturel de la terre part de la messe comme d'une source jaillissante et retourne à la messe pour en recevoir sa pleine signification et son couronnement.
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La messe trahie, toutes les âmes sont trahies. Mais pour croire que le mal vient de là, et que *les enfants deviennent criminels* PAR *la messe trahie,* il faut une foi ardente, vivante. Il faut croire que seul l'Agneau immolé peut ouvrir le livre du Jugement.
Il n'y a de méthode pédagogique pour sauver les enfants qu'à partir du centre surnaturel d'où vient la grâce la messe, le catéchisme, l'Écriture, mais ces trois sont un : *la messe est le catholicisme.*
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Quand on nous donne un enfant à convertir, nous commençons par le mener à la vraie et pure messe, il n'y communie pas, il voit, il suit, il s'imprègne : dès qu'il aime la messe, le repentir naît dans son cœur, le désir de la confession se fait ardent, l'âme s'est retrouvée, le travail des vertus peut être entrepris.
Contre-épreuve : les enfants qui ne goûtent pas la messe (intégrale) et s'y ennuient opiniâtrement sont pervertis.
Est-ce que la peur des enfants dont les vengeances sont des incendies et des assassinats pourra éclairer ces innombrables « ménages amis » dont vous me parlez, parents fidèles, avec désespoir, et qui continuent à croire que quelques mesures morales bien appliquées suffiraient (dans une patrie fille aînée de l'Église) et que messe et catéchisme ne touchent pas directement l'ordre temporel des familles !
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Encore qu'il ne faut pas mener les enfants à la vraie messe POUR éviter le feu. Pas plus qu'il ne faut prêcher la vraie doctrine POUR se protéger du communisme. Dieu est jaloux : la messe est à Lui d'abord pour l'adoration en esprit et en vérité, la doctrine est à Lui d'abord pour la révélation de sa Sainteté infinie.
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Ces biens de Dieu sont notre royaume des Cieux qu'il faut chercher d'abord, et nous sera donnée par surcroît la sécurité en société et en famille...
Mais on veut la paix du cœur avec la messe douteuse (ou nettement invalide comme celle de l'évêque Boudon) et de bons enfants sages avec des recettes pédagogiques, avec le Missel-Calendrier hérétique et le catéchisme hérétique...
Il reste les extincteurs !
Luce Quenette.
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### De la référence à la Somme de théologie
par R.-Th. Calmel, o.p.
CERTAINS AUTEURS, pour expliquer que, malgré les nouveaux rites, la Messe « *ne risque rien *», ont recours à une comparaison aussi séduisante qu'elle est étrangère au sujet. Le sujet, sujet vraiment nouveau dans l'Église, est celui d'un missel peu précis et même *polyvalent.* Or la comparaison avancée pour résoudre cette difficulté d'un missel aussi étrange laisse justement de côté ce point crucial du missel. Voici la comparaison : « Le curé qui annonce que la célébration sera remplacée par un pique-nique ne fait qu'un pique-nique. Mais si, à la fin d'un pique-nique sur l'herbe, il dit : pour terminer on va faire la célébration eucharistique et qu'il prononce les divines paroles sur du pain et du vin, il fait une vraie Messe. » Admettons-le à la rigueur ; admettons-le à la condition qu'il n'ait pas manifesté expressément qu'il prononçait les divines paroles avec une intention différente de celle de l'Église. De toute façon, comme ce curé ne s'est servi d'aucun missel, ce n'est pas un formulaire ni des cérémonies marquées sur le missel qui auront risqué de l'induire à prendre une intention différente de celle de l'Église. Cependant, si le curé en question avait utilisé un missel fabriqué avec la collaboration d'hérétiques, utilisé par des hérétiques qui ne croient pas à la Messe, bref si le curé s'était servi d'un missel polyvalent, serait-il aussi certain que son intention n'aurait pas été infléchie ?
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Certes nous savons tous que l'intention de faire ce que fait l'Église suffit pour assurer les sacrements valides, la matière et la forme étant, sauves dans tous les cas. Encore faudrait-il que cette intention fut manifestée d'une manière claire, formelle, indubitable dans le rituel ou le missel utilisé par le ministre. Il en fut ainsi jusqu'au novus ordo Missae*.* Le prêtre entrait comme nécessairement dans une intention qui était exprimée avec toute la clarté désirable, sans la moindre ambiguïté ; l'un des signes que la vraie intention de la vraie Église s'exprimait en toute franchise était le suivant : les hérétiques repoussaient farouchement la Messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Il n'en est plus de même depuis le *novus ordo Missae.* L'exemple du pique-nique n'est donc pas en situation s'il s'agit des célébrations selon le *novus ordo.*
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Il est certes courant et normal de recourir à la *Somme de théologie* pour résoudre les points difficiles de l'invalidité des sacrements. Encore faudrait-il s'apercevoir, en maniant la *IIIa Pars*, que la « problématique » du *Docteur commun* n'est pas celle qui nous occupe lorsque nous luttons contre le modernisme. Saint Thomas met admirablement en relief la valeur de l'intention de l'Église et la coïncidence, aimante et fidèle, de cette intention avec l'intention de celui qui est le souverain prêtre ; mais saint Thomas, et pour cause, n'envisage point le cas, si pénible et très récent, d'un missel ou d'un rituel qui fournirait de l'intention de l'Église une expression peu caractérisée, fuyante, atypique, finalement équivoque, et donc pas nécessairement accordée avec l'intention du prêtre souverain et éternel. Dans toute la IIIa Pars on ne relèvera pas un seul article consacré au missel ou au rituel.
Une expression décidément fuyante et atypique de l'intention de l'Église offre au célébrant une possibilité redoutable de trahir l'intention de l'Église, de rendre le sacrement nul.
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Une expression de qualité aussi douteuse ne relève certainement pas de l'Église comme telle. Malgré les apparences l'Église de toute vérité n'est pas engagée par une manifestation équivoque de son intention.
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On trouve ce qu'il faut dans saint Thomas pour répondre aux erreurs modernes ; encore faut-il avoir saisi ce qui fait le caractère typiquement moderne de ces fameuses erreurs, lorsqu'on essaie de les situer sous l'éclairage du Docteur angélique. -- C'est ainsi que les principes thomistes sur l'autorité expliquent l'iniquité essentielle de toute société de type révolutionnaire ; encore faut-il, pour le comprendre, s'apercevoir que des sociétés de ce type se caractérisent par la mise en place d'autorités parallèles, plus ou moins occultes. De même en matière de sacrements les principes thomistes sur l'intention de l'Église permettent de résoudre, en tout temps, les questions d'invalidité ; encore faut-il avoir considéré, pour notre temps, la nouveauté moderniste d'une expression incertaine (même si elle se prétend officielle) de cette intention de l'Église.
Il ne serait point sage de recourir à saint Thomas pour répondre aux difficultés qui accablent l'Église à notre époque si l'on ne voyait pas que ces difficultés tiennent à la pénétration du modernisme *in sinu et gremio Ecclesiae* et si d'autre part on ne savait pas que le modernisme est une hérésie qui se distingue de toutes les autres, non seulement par les thèses mais par le procédé. L'un de ces procédés consiste évidemment à utiliser les expressions fuyantes et les silences intentionnels dans les documents que l'on dit couverts par l'autorité suprême ; sans toutefois oser les dire irréformables ni garantis par l'infaillibilité...
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Voici venus les temps de grand malheur et de profonde désolation où dans la France entière, probablement sans excepter un seul diocèse, des prêtres peuvent dire impunément aux fidèles pour les inviter à communier : *venez recevoir le symbole du Corps du Christ ; venez partager le pain de l'amitié.* Tout aussi impunément les mêmes prêtres expliquent dans leur « catéchèse » ou dans leurs homélies : Vous n'allez point penser tout de même que je mets Dieu dans un bout de pain, -- (à les écouter la Messe serait une impossible impanation), -- ce que je fais est bien plus simple et rien ne vous empêche de le faire avec moi, au contraire ; je rappelle la cène d'autrefois pour raviver notre sens communautaire ; ensemble nous prenons conscience par un certain rite de l'intervention décisive, faite par Jésus-Christ en vue de la transformation du monde ; ensemble donc nous dirons : *ceci est mon corps, ceci est mon sang.* Cependant de bonnes âmes essaient de se convaincre que les prêtres qui font ces professions de non-foi et ces déclarations de non-intention catholique offrent encore validement le Saint-Sacrifice, comme si les paroles de consécration, prononcées par eux, avaient à voir quoi que ce soit avec l'intention de l'Église. Et certains viennent rassurer ces chrétiens qui essaient de se tromper eux-mêmes en leur affirmant, la *Somme de théologie* en mains, que même dite par ces prêtres « la Messe ne court aucun risque ».
D'autres chrétiens par ailleurs ont le courage de s'avouer le malheur qui les frappe, c'est-à-dire que, bien souvent, les prêtres des nouvelles messes les privent de messe. Ces prêtres leur fournissent encore un culte vaguement protestant mais c'est un culte qui a cessé d'être une Messe. Le fait qu'ils prononcent les paroles de la consécration n'y change rien. Il est évident que leur intention ne coïncide plus avec celle de l'Église du Christ. En présence du scandale des prêtres félons, en présence du scandale encore plus dangereux de leur impunité totale, des chrétiens arrivent à désespérer. Jamais encore, pensent-ils avec raison, on n'avait vu une telle épidémie de protestantisation se répandre à travers tous les diocèses, cependant que les évêques, désormais muselés par les collégialités souveraines, enseignent officiellement sur la Messe l'hérésie même du protestantisme : la Messe n'est qu'un mémorial, inefficace de soi, pas du tout le même sacrifice que celui du calvaire avec le même prêtre et la même victime.
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Nous en sommes là. Ce n'est certainement pas une raison de désespérer, car *pour qui a la foi rien n'est un motif de manquer d'espérance.* C'est le moment ou jamais de nous blottir tout près de notre Dieu et notre rédempteur. Comme la poule rassemble les poussins sous ses ailes alors que tourne bas dans le ciel la buse ou le faucon ; comme le berger défend son troupeau et n'hésite pas à fracasser la gueule de ces loups à deux pattes, couverts de peaux d'agneaux, qui tentent de lui dérober les plus belles brebis ; comme le *pélican pieux* s'ouvre lui-même le flanc pour que ses petits ne périssent pas de faim, le Seigneur Jésus-Christ, vrai Fils de Dieu, vrai Fils de la Vierge, notre sauveur et notre roi, notre docteur et souverain prêtre, l'Époux mystérieux de la Sainte Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur ne veut pas, ne peut pas nous laisser perdre. Il reviendrait plutôt sur les nuées, abrégeant le temps du monde afin qu'aucun de ses élus ne périsse. Et s'il diffère sa Parousie il ne différera pas son assistance. Il gardera à son Église le minimum indispensable pour qu'elle demeure l'Église : la bonne Messe, même si elle devient rare, et pour cette Messe quelques prêtres fidèles, quelques évêques libres du guignol collégial et du noyautage romain ; puis, sans trop tarder, un grand et saint Pape qui, détenteur des clés, en usera enfin *en intendant fidèle* pour ouvrir ce que la tradition a toujours ouvert et pour fermer ce que la tradition a toujours tenu fermé.
D'ici là : tenir en toutes choses la tradition antérieure à la révolution moderniste, recourir à Notre-Dame du Rosaire, veiller et prier.
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Histoire vraie
par Alexis Curvers
LE VIEUX PÉCHEUR ALLAIT MOURIR. Cette crise cardiaque serait la dernière, qui venait de le terrasser au beau milieu de la réunion du PLIS (« *Pour la Liberté Intégrale du Sexe *») Ce nom définissait parfaitement le programme et les activités du club, que fréquentaient régulièrement des gens de tout âge et de toute condition. La plupart s'étaient octroyé depuis longtemps en privé la liberté entière qu'ils continuaient néanmoins à revendiquer en public, et nul n'en avait usé plus largement que l'homme qui allait mourir. Il était tombé de sa chaise au moment où, le film érotique se terminant à peine, on rallumait pour le débat qui devait suivre.
Aucun médecin ne se trouva dans l'assistance. Pendant qu'on téléphonait pour en chercher un, deux jeunes homosexuels très maniérés transportèrent le mourant dans l'une des chambres particulières que le club tenait prêtes à toutes fins utiles. Ils se révélèrent excellents infirmiers, non plus maniérés mais soudainement sérieux, pratiques et délicats, habiles aux premiers soins qu'ils dispensèrent à l'homme après l'avoir étendu, gémissant et lucide, sur les coussins fatigués du divan.
-- Tâchez de vous reposer. Respirez lentement. Ne parlez pas. Encore un peu de patience, on attend le docteur.
-- Laissez le docteur tranquille, dit l'homme. Il ne peut plus rien pour moi. Ce qu'il me faut, c'est un curé.
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Il y en avait au moins un dans la salle. Ils ont beau se mettre en civil, je les reconnais rien qu'à l'odeur. J'aurais repéré celui-là aux petits yeux gourmands dont il regardait le film, d'ailleurs bien moche. Appelez-le avant qu'il s'en aille. Dépêchez-vous, je vous en prie. Depuis qu'ils bravent le scandale, ces gaillards-là fichent le camp à la moindre alerte.
Non sans s'être fait prier, le prêtre enfin parut dans la chambre, vêtu à la diable comme il était, contrarié mais sauvant la face.
-- C'est que je n'ai rien sur moi, dit-il. Je ne prévoyais évidemment pas...
On se doutait bien qu'il n'avait pas les saintes huiles en poche. Ni d'hostie glissée, selon le nouvel usage, entre les pages du livre qu'il tenait à la main, et qui n'était rien moins qu'un ouvrage de piété.
-- Je n'en voudrais pas, de votre hostie, dit l'homme. Vous n'êtes pas plus digne de l'avoir consacrée que moi de la recevoir. Il n'y a qu'un seul sacrement que vous ayez le pouvoir de m'administrer, même sans y croire, et que j'ai le droit de vous demander dans l'état où je suis. Vous êtes prêtre, serait-ce malgré vous, et je vais mourir. Entendez-moi en confession. Votre absolution en tout cas sera valide.
C'est que...
Il n'avait pas non plus sur lui le rituel dont il n'avait jamais eu le temps d'apprendre par cœur les formules pourtant simplifiées à l'extrême. De plus, il se rappela brusquement sa Renault qu'il avait laissée peu en sûreté dans la rue. Et il avait encore un rendez-vous ce soir, à l'issue d'un meeting anticolonialiste dont il avait promis de parler le lendemain à la télévision. Il consulta sa montre.
-- Rien du tout, dit le mourant. Faites votre métier, pour une fois, monsieur l'abbé. Ce sera court. Mes péchés sont tous ceux que vous imaginez. La vie que j'ai menée me dégoûte. J'ai toujours espéré que Dieu me pardonnerait au dernier moment.
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Vous êtes l'instrument de cette grâce. Mais je ne la désire pas n'importe comment. Je me souviens très bien des paroles sacramentelles. Si vous ne les connaissez plus, je vous soufflerai. Vous n'aurez qu'à répéter après moi. J'ai été enfant de chœur, du temps que l'Église existait... Surtout ne vous inquiétez pas : l'étole n'est pas indispensable en cas d'urgence.
Et, d'autorité, il commença de réciter le *Confiteor* en latin. Quelques personnes étaient entrées dans la chambre et, le souffle coupé, furent témoins de la contrition de celui qu'elles savaient endurci dans ce qui passait maintenant pour n'être plus le péché. Le pénitent d'ailleurs ne larmoyait pas. Il parlait d'une voix claire et ferme, avec une sorte de courage dont sa respiration haletante ne rompait pas l'élan. D'autres, en bas, pour ne rien dramatiser, avaient mis le juke-box en marche. Des couples dansaient peut-être. Et les échos du jazz montaient, se mêlant dérisoirement à la récitation sacrée :
--... *Orare pro me ad Dominum Deum nostrum.* Le prêtre ignorait ce qu'il avait à répondre. Après un silence, le mourant fit lui-même le répons :
-- *Misereatur mei omnipotens Deus...*
Pas de réponse encore. Et de nouveau le mourant suppléa :
-- *Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum meorum tribuat mihi...* Ou plutôt... *Peccatorum nostrorum...*
Il hésita, regarda le prêtre et chacune des personnes présentes, avant de poursuivre :
*Tribuat nobis...* (il se les associa tous d'un geste)... *omnipotens et misericors Dominus.*
Encore un silence. Mais enfin cette fois la mémoire et la voix revinrent assez au prêtre pour qu'il balbutiât :
-- *Amen*.
22:172
-- Maintenant, dit l'homme, écoutez-moi bien. L'absolution proprement dite, je ne peux vraiment pas me la donner moi-même. C'est à vous de jouer. Mon salut éternel est dans votre bouche. Tracez de la main droite le signe de la croix, et dites comme je dis, en latin, s'il vous plaît : *Ego te absolvo...*
*-- *Mais ce serait une comédie ! s'écria le prêtre tout à coup hors de lui. A quoi cela rime-t-il ? J'ai même oublié ce que ces mots signifient...
-- Ça ne fait rien, du le mourant. Je traduirai après, si Dieu m'en laisse le temps. Vite, vite, mon Père, marchez, n'ayez pas peur. Je répète : *Ego te absolvo a peccatis tuis...*
Et le prêtre s'exécuta.
Alexis Curvers.
23:172
### Les accords de Paris
par Jacques Dinfreville
LES TRAITÉS précédemment signés à Paris évoquent de pénibles souvenirs : 1763 (la perte des Indes et du Canada), 1814 et 1815 (la fin de l'épopée napoléonienne)... Nous craignons fort que les accords de Paris conclus entre les États-Unis et la République démocratique du Vietnam aient, eux aussi, une fâcheuse résonance historique -- du moins pour les Occidentaux -- et nous nous demandons si nos gouvernants ont été bien inspirés en accordant notre capitale et leurs bons offices aux négociateurs. N'aurait-il pas été préférable de les encourager à se réunir sur les bords du lac Léman ? Jamais deux sans trois... Non loin de Genève et d'Evian, il ne manque pas de localités propices à la conclusion de ce genre d'accords : ceux qui consacrent le déclin des nations occidentales et leur repli vers des berceaux de style étriqué mais convenant parfaitement aux grands esprits géométriques et technocratiques du siècle.
##### Les concessions d'Hanoï
Ceux-ci nous reprocheront cet exorde d'un optimisme mitigé. Tout d'abord, nous diront-ils, les accords de Paris procurent la paix -- un bien inestimable -- aux malheureux peuples de la péninsule indochinoise, soumis depuis tant d'années aux épreuves d'une guerre sans issue militaire possible.
24:172
En outre, ces doctes et bon apôtres, de part et d'autre de l'Atlantique, nous assurent que le gouvernement d'Hanoï s'est montré conciliant. A cette occasion, ils vantent la modération des négociateurs tels que Mme Thi Binh, la distinguée bourgeoise du Vietcong déguisée en prolétaire. Hanoï a cessé d'exiger comme préalable l'éviction du général Thieu, président du Sud-Vietnam. La fameuse commission de réconciliation à trois composantes, qui risque d'être dominée par les marxistes, n'aura, paraît-il, que des pouvoirs limités, ceux-ci s'exerçant non pas à l'échelon des villages, comme le désiraient les communistes, mais seulement des provinces. Enfin l'État sud-vietnamien a obtenu le maintien provisoire de la ligne de démarcation du 17° parallèle et de la zone démilitarisée adjacente.
Ce sont là certes des concessions non négligeables mais il est probable que celles-ci n'ont été obtenues que grâce à la pression exercée par l'U.R.S.S. sur Hanoï. Si nous en croyons un témoin récemment de retour en Italie après un long voyage en Russie, le gouvernement de Moscou, désireux d'améliorer son potentiel économique, ne veut en aucun cas se priver de l'assistance américaine promise en échanges de ses bons offices à Hanoï. Les concessions de la République démocratique du Vietnam ont donc été payées au plus haut prix. L'aide U.S. permettra à l'U.R.S.S. de s'équiper à des fins non seulement économiques mais aussi militaires.
##### Des accords désavantageux pour le Sud-Vietnam
Par ailleurs, les accords d'Hanoï contiennent des clauses inquiétantes pour la sécurité du Sud-Vietnam. Les États-Unis reconnaissent l'unité du Vietnam, la réunification des deux républiques « devant se faire pacifiquement et pas à pas, à la suite d'élections libres et démocratiques ». Les problèmes ne sont donc pas réglés par les accords de Paris.
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Du fait de ces accords, le rapport des forces en présence risque d'évoluer en faveur d'Hanoï. Alors que les Américains ne poursuivront pas leur engagement militaire et cesseront d'intervenir dans les affaires du Sud-Vietnam (article 4), retireront, dans les soixante jours suivant la signature du cessez-le-feu, leurs troupes, conseillers militaires et personnel militaire (article 5), démantèleront, dans le même délai, toutes leurs bases du Sud-Vietnam (article 6), la république du Nord-Vietnam maintiendra ses troupes régulières (évaluées à plusieurs centaines de mille hommes) aux côtés du Vietcong au sud du 17° parallèle. Non sans ironie, elle persiste à ne pas reconnaître l'existence même de ces troupes régulières. Le G.R.P. (le gouvernement Vietcong) continuera à coexister face au gouvernement de Saïgon. Les journalistes qualifient de « peau de Léopard » cette imbrication des troupes adverses au Sud-Vietnam. Il s'agit là plutôt d'une véritable tunique de Nessus que le président Thieu devra supporter : une lourde menace, étant donné la présence à 50 kilomètres de Saïgon d'une division de l'armée de Giap.
Dans de telles conditions peut-on parler de paix ? En fait les Américains ont accepté de substituer à une guerre classique une guerre révolutionnaire.
Il est vrai qu'une commission de contrôle internationale, comprenant 1160 personnes, fournies par le Canada, l'Indonésie, la Pologne et la Hongrie, veillera au respect des dispositions militaires de l'accord. Ayant moi-même appartenu à un organisme du même genre (en Palestine, au cours de l'année 1948), on me permettra de douter quelque peu de l'efficacité d'une telle commission... Au moment où nous écrivons (huit jours après la signature des accords de Paris) les cas de violation du cessez-le-feu de la part des Nord-Vietnamiens sont déjà très nombreux.
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Aussi, bientôt, à la suite du désengagement américain, qui ressemble à un départ sur la pointe des pieds, le Sud-Vietnam ne pourra plus compter que sur ses propres moyens pour tenir en respect les forces marxistes.
##### Une guerre coûteuse et mal conduite
L'opinion américaine a accueilli non sans soulagement la nouvelle de la signature des accords. On le conçoit. La guerre d'Indochine n'a jamais été populaire aux États-Unis. Le président Lyndon Johnson l'a menée à son corps défendant, sans conviction, et d'une façon décousue. Ce conflit interminable a coûté des pertes sensibles : 40 000 morts, 200 000 blessés, sur les deux millions et demi d'hommes qui ont servi en Indochine. L'Amérique a dépensé 200 milliards de dollars pour aboutir au désengagement. Cet insuccès s'explique par de multiples raisons. Les Américains se sont vus contraints de mener une guerre défensive. De crainte d'être entraînés à un conflit avec la Chine, ils n'ont pas débarqué au Tonkin que le maréchal de Lattre qualifiait de « clef de voûte du Sud-Est asiatique ». Les puissants moyens des États-Unis ont été engagés en pratiquant trop lentement le système de l'escalade, dans le but d'éviter un conflit mondial. En particulier le blocus par mines des ports du Nord-Vietnam, depuis longtemps préparé par la marine américaine, aurait dû être réalisé beaucoup plus tôt.
La jeunesse du contingent U.S. s'est montrée peu apte à combattre sur un théâtre d'opérations lointain, au climat pénible, dans cette jungle inextricable dont les anciens combattants français du C.E.F.E.O. connaissent les maléfices. Le moral de cette jeunesse a souffert des atteintes d'armes nouvelles, telles que la drogue, employées par l'adversaire non sans perfidie. L'aviation de bombardement des Américains ne semble pas avoir réussi à pallier complètement une certaine déficience des moyens terrestres face à un ennemi beaucoup plus à l'aise sur son sol. La D.C.A. soviétique, utilisant en masses les fusées nouvelles, a infligé aux armadas aériennes U.S. des pertes sévères.
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Les moyens techniques de déforestation et de défoliation (la bombe « Daisy Cutter » et les bulldozers géants) n'ont pu venir complètement à bout des obstacles de la jungle. Enfin l'opinion mondiale, habilement conditionnée par la propagande marxiste, n'a cessé de réagir défavorablement lorsque les B 52 ont effectué leurs bombardements massifs sur le Nord-Vietnam.
En définitive, s'il a su éviter des pièges tels que Cao-Bang et Dien-Bien-Phu, le commandement américain, durant cette longue guerre, a réalisé un score moins satisfaisant que le commandement français disposant de moyens très limités. Il y a là matière à réflexion pour les experts en stratégie...
##### Une situation préoccupante mais non désespérée
Après avoir fait ce bilan plutôt pessimiste, faut-il conclure que « la page est tournée » et que le gouvernement d'Hanoï a définitivement gagné la partie ?
Tout en nous gardant d'exprimer, comme Maurice Schumann « notre satisfaction profonde » au lendemain des accords de Paris, nous voulons conserver de l'espoir pour un avenir qui appartient au Dieu des Armées, et non aux disciples de la religion marxiste. Les Vietnamiens encore libres ont mérité son assistance par leur courage et leur résolution.
Certes la réconciliation des frères ennemis d'Hanoï et de Saïgon, accompagnée d'une paix dans l'honneur et la liberté nous semble peu probable. Mais si préoccupante soit-elle, la situation du Sud-Vietnam n'est pas désespérée. Les forces armées du Nord-Vietnam ont subi des pertes énormes (1 million de morts, d'après certains experts). Du fait des bombardements U.S., le potentiel d'Hanoï apparaît considérablement diminué. Les communistes devront sans doute, comme après les accords de Genève, marquer un temps d'arrêt dans leur poussée agressive.
28:172
Sur le plan international, il semble que la Chine ne serait pas éloignée de souhaiter le maintien à Saïgon d'une certaine présence U.S. Celle-ci pourrait faire contrepoids à l'influence exercée à Hanoï par Moscou dont la Chine redoute l'expansionnisme et la politique d'encerclement. Et Saïgon conserve des atouts : une armée de 500 000 hommes qui a donné récemment des preuves de sa valeur combative ; une aviation que les experts considèrent comme la troisième du monde, un chef énergique et résolu. Tout dépend en dernier ressort de l'altitude des États-Unis à l'égard de Saïgon. L'honneur et le prestige de la grande république américaine sont engagés dans cette partie dont l'issue pèsera lourd pour l'Occident tout entier. A notre connaissance, l'Oncle Sam n'a jamais joué dans l'Histoire le rôle de Ponce-Pilate. Nous sommes de ceux qui veulent lui garder leur confiance.
Jacques Dinfreville.
29:172
### L'avenir de la famille
par Louis Salleron
PAUL VI a créé récemment, pour trois ans, un « Comité pour la famille ». C'est une heureuse initiative. Je lirai avec intérêt les travaux de ce Comité.
Sa tâche est difficile. Sans doute va-t-il s'atteler aux problèmes du divorce, de la contraception et de l'avortement. Ce sont les problèmes qui viennent naturellement à l'esprit quand on parle de la famille.
Ces problèmes-là existent. Ils ont toujours existé. Simplement ils ont pris une ampleur nouvelle. Pourquoi ? On ne pourra tenter d'apporter des solutions aux problèmes moraux de la famille que si l'on a une claire conscience des multiples données qui conditionnent l'évolution du phénomène familial.
\*\*\*
On dit : « la famille » -- comme s'il s'agissait d'une réalité parfaitement définie. Mais la réalité familiale a connu, et connaît encore selon les civilisations, des formes multiples. Pour nous elle évoque le mariage monogamique indissoluble et le noyau de personnes qui en résulte : le père, la mère, les enfants. Quand l'image de la famille s'élargit, c'est encore autour de ce noyau : les grands-parents, les petits-enfants, les arrière-petits-enfants, les cousins, les alliés, etc. L'arbre généalogique exprime bien cette conception de la famille.
Cette famille-là, c'est la famille de la civilisation occidentale (et de beaucoup d'autres). C'est la famille chrétienne. Quoique très atteinte dans les faits, elle subsiste si fortement dans les esprits qu'aucune image de remplacement n'en existe.
30:172
Si nous cherchons à analyser le contenu de la famille, nous trouvons plusieurs éléments :
1\) D'abord une certaine *unité*. Les individus qui composent une famille y sont reliés comme à une *réalité* sociale. Ils font « partie » de la famille. Le « nom de famille » reflète cette réalité. Le Droit la reconnaît de mille façons.
2\) Ensuite une certaine *hiérarchie.* Cette hiérarchie suit la nature. Question d'âge, de force, de responsabilité. Là encore, le Droit reconnaît diversement le fait.
3\) Une certaine *division du travail*. Le père est orienté à l'extérieur, la mère à l'intérieur. Les enfants apprennent la vie.
4\) Un *foyer.* Parents et enfants vivent normalement ensemble, du moins tant que les enfants sont jeunes. Contentons-nous de ces quatre traits, qui sont tous en prolongement du mariage *monogamique.*
Ce qui caractérise l'évolution actuelle, c'est l'effacement progressif de tous ces traits, corrélativement à la dissolution accentuée du mariage.
Autrement dit, l'*individualisme* est en train de dévorer la famille. Il la dévore directement, en substituant l'individu à la famille, et indirectement, par le socialisme, en substituant la société à la famille comme lien premier et protection première de l'individu.
Le *mariage indissoluble* devient essentiellement soluble. Nous entrons dans l'ère de l'union libre, qui n'a même plus besoin du divorce pour affirmer sa légitimité. Si cependant le mariage reste encore l'institution de référence, c'est d'une part à cause de la résistance coutumière, d'autre part à cause de l'État qui, jusqu'à présent, trouve dans l'union officielle de l'homme et de la femme des facilités pour établir ses statistiques, ses impôts et ses lois.
L'unité se désagrège de toutes les manières et notamment par la désagrégation des éléments qui la constituaient.
La *hiérarchie,* en effet, craque à une allure accélérée. Le mari n'est plus le chef de famille. L'homme et la femme sont à égalité, entre eux et vis-à-vis des enfants -- lesquels sont a égalité avec leurs parents dès le berceau.
*La division du travail* s'évapore avec la hiérarchie. La femme travaille à l'extérieur. Elle a accès à tous les emplois. Elle met encore les enfants au monde, mais elle les élève de moins en moins, ne pouvant à la fois s'en occuper et vaquer à ses occupations professionnelles.
31:172
Le *foyer* subsiste comme logement. Il faut loger quelque part. Mais les logements excluent les familles dites nombreuses, c'est-à-dire ayant plus de deux enfants. Les maisons individuelles sont rares. Les appartements des grands ensembles sont minuscules, et il n'y a, pour les enfants, ni jardins, ni salles de jeux.
\*\*\*
On pourrait dire, pour résumer, que « l'espace vital » de la famille se restreint de jour en jour, soit qu'on prenne l'expression au sens du mètre carré et du mètre cube, soit qu'on la prenne plus largement au sens des conditions juridiques, sociales et financières de l'existence de la famille.
Prenons deux exemples, que chacun peut observer à foison autour de soi et qui illustrent admirablement la situation actuelle de la famille -- situation de transition vers l'inconnu.
Le *jeune ménage* s'installe dans un « studio » ou dans un petit appartement. Avec ses deux salaires, il ne s'estime pas malheureux. L'arrivée d'un enfant, puis de deux, ne rompt pas trop l'équilibre. Les lois sociales permettent de tenir le coup. Mais au-delà, que faire ? Pour les quatre cinquièmes des ménages, les difficultés sont considérables, voire insurmontables.
Les « *vieux *», -- le « troisième âge » -- ne savent que devenir, ni même souvent comment vivre. Beaucoup n'ont as de retraite. La retraite du plus grand nombre est infime. Où se loger ? Comment faire face aux problèmes de la vie quotidienne -- le marché, la cuisine, le ménage -- quand on n'en a plus la force et que souvent on a besoin de soins ? Naguère la famille était la solution de la vieillesse. Maintenant, neuf fois sur dix les enfants ne peuvent apporter à leurs parents ni le logement, ni l'argent, ni l'aide domestique.
\*\*\*
On attribue communément la décadence ou l'affaiblissement de la famille à la corruption des mœurs. Mais il y a eu des époques aussi corrompues que la nôtre. La corruption des mœurs ne joue contre la famille que quand elle s'inscrit dans un cercle d'idées qui s'opposent à la nature de la famille.
Ces idées sont aujourd'hui nombreuses. Si on peut toutes les référer à l'*individualisme* et au *socialisme*, elles ont trois fers de lance : l'*égalité*, le *travail* et l'*économie de répartition*.
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L'*égalité* ronge la famille en détruisant les équilibres naturels de la hiérarchie et de la division des tâches dans la famille et dans la société. Le terme de l'égalité, c'est l'identité. Il n'y a ni mariage, ni fécondité entre termes identiques.
Le *travail* ronge la famille, tant dans son aspect de source unique de la vie sociale que comme justification unique de droit à l'existence. La « mère au foyer », les enfants et les vieillards sont tous considérés comme des charges de la société. C'est par « faveur », par « privilège » qu'ils subsistent, grâce à des « transferts sociaux » qui sont autant de systèmes de « compensation ».
L'*économie de répartition* (opposée à l'économie de « capitalisation ») substitue la redistribution sociale de la fortune à l'épargne et au patrimoine. Elle valorise, pour les individus, la notion de revenu par rapport à celle de durée. Dans son concept et dans ses moyens elle « socialise » et « défamilialise ».
\*\*\*
Au total, c'est l'économisme, dans sa double exaspération productiviste et « consommativiste », qui contredit à la famille dont les fins premières ne sont ni de production ni de consommation. En insérant le *matérialisme* au cœur de l'institution familiale, l'économisme égalitaire, travailliste, productiviste et consommativiste, la tue.
C'est pourquoi la famille d'un ou deux enfants est aujourd'hui la règle. Un ou deux enfants, ce sont des « individus », aussi bien « sociaux » que « familiaux ». Comme, d'une part, ils répondent à l'instinct de procréation chez l'homme et la femme, et que d'autre part l'État a tout de même besoin de futurs travailleurs, le système social est organisé pour les intégrer. Au-delà, rien ne va plus.
Or il faut bien se rendre compte que, même en s'en tenant au seul équilibre de la société, la diversité du nombre des enfants par famille est très importante.
Par exemple, on peut avoir 200 enfants avec 100 familles de 2 enfants. Et on peut avoir 200 enfants avec 50 familles de 2 enfants, 10 de 3, 5 de 4, 3 de 5, 2 de 6 et plus.
Le second équilibre est infiniment plus sain que le premier pour d'innombrables raisons.
33:172
On va vers le premier. On ne risque pas d'y parvenir car il est contraire à la nature. Mais les idées et la législation le favorisent dès maintenant à l'excès. C'est donc du second qu'on doit se soucier.
Est-ce possible ? Oui.
En attendant la réforme des idées, qui ne peut être qu'extrêmement lente, il est possible d'utiliser ce qui reste de mœurs pour assurer les conditions légales de survie de la famille. L'instinct de vie est trop fort pour qu'il ne puisse pas être orienté à un certain redressement des institutions. La morale y aidera ; et surtout elle en bénéficiera.
Louis Salleron.
34:172
### Misère et folies des Beaux-Arts en France
par Michel de Saint Pierre
Nous publions un second chapitre de l'ouvrage encore inédit de Michel de Saint Pierre : *Pitié pour nos églises*. Nous en avons publié un premier chapitre dans notre numéro 171. Le livre paraîtra prochainement aux Éditions Plon.
LA FRANCE possède l'un des plus beaux patrimoines architecturaux qui soient au monde -- le plus beau, sans doute. La France est un pays riche. La France dispose, pour la conservation de ses monuments et de ses trésors artistiques, d'un budget de pays sous-développé.
Telle est la vérité, à laquelle se sont résignés depuis plus d'un siècle nos ministres successifs des Beaux-Arts et des Affaires culturelles, nos fonctionnaires trop souvent passifs et notre bon peuple ébahi. Pour être juste, tout le monde s'intéresse, en France, à notre patrimoine. Mais personne -- ou presque -- ne s'en préoccupe. Nous nous trouvons devant une situation très claire : ou bien quelque chose va changer radicalement en ce qui concerne notre budget, nos mœurs, notre attentisme sempiternel -- ou bien, dans vingt ans, le tiers de nos églises actuelles aura disparu, une autre part de nos sanctuaires menacera ruine, et le dernier tiers, plus ou moins mal entretenu, sera présenté à l'admiration -- puis à la pitié des foules. Je n'exagère pas. Si nous continuons de glisser sur notre erre, c'est exactement cela qui se passera.
Dorme qui veut sur ses deux oreilles dans ces conditions. Moi, je l'avoue crûment : cette perspective m'empêche de dormir.
35:172
Davantage, elle m'indigne, et toute cette passivité autour de moi m'exaspère. J'ai entendu, parmi les fonctionnaires (souvent très sympathiques) responsables du patrimoine en question, des phrases empreintes d'une résignation telle qu'elle en deviendrait accablante. J'ai entendu dire, rue de Valois et ailleurs : « Sauvons nos cathédrales et nos illustres châteaux, et tant pis pour le reste ! » J'ai entendu dire : « Ce problème des crédits, nous n'y pouvons rien. Débrouillons-nous avec ce que nous avons. » J'ai entendu dire : « Oui, beaucoup d'églises vont disparaître, mais il y en a tant... »
Et encore, il s'agit là de personnes qui, pour blasées qu'elles soient touchant les malheurs de nos trésors d'art, n'en veillent pas moins avec des soins de gouvernantes sur nos monuments historiques. Je regrette qu'elles ne protestent pas davantage et plus fort, beaucoup plus fort. Mais enfin, vaille que vaille, elles font leur métier.
Quant aux autres braves gens, ils n'ignorent absolument pas les menaces dont il s'agit. Mais pour eux, la situation est pareille à celle du Biafra. En ouvrant son journal, en buvant son café au lait du matin, en écoutant sa radio à certaines heures, on se sent traversé par un courant de commisération et de pitié. On communie quelques minutes avec tel ami des pierres qui lance un appel, avec telle petite église qui agonise, avec tel vieux château dont la pluie traverse les toits comme une lance... De même que l'on communiait entre poire et fromage avec le peuple Ibos massacré au Nigeria par les Haoussas. Une bouffée de chaleur, puis d'indignation -- puis enfin, peut-être, de honte -- monte à la tête de ceux, de celles qui dans la suite ne feront pas un geste, ne pousseront pas un cri, pour sauver le Vieux château ni la petite église -- de même qu'ils se sont copieusement tus lorsque mouraient les Ibos au Biafra.
De bonnes âmes se plaindront peut-être de la comparaison : comment peut-on évoquer parallèlement le massacre d'un peuple et le massacre des pierres vivantes ?
A ces interlocuteurs, et je sais qu'ils existent, je me contenterai de répondre : « Si vraiment un jour vous avez pénétré dans intérieur d'une église en ruine, et si vraiment vous ne comprenez pas ce que je dis, alors, moi, je renonce pour de bon à vous en expliquer davantage... »
Mais je reviens à ce vaste champ mort de l'indifférence générale. Bien sûr, et j'en parlerai dans ce livre, il y a les « appelants » de la prière et de la pitié, les voix qui crient dans désert, des gens qui se dévouent pour sauver nos pierres avec un esprit merveilleux de gratuité. J'en connais qui ont consacré leur vie à cet effort -- d'autant plus méritoire et dangereux qu'il risque de s'effondrer dans la désespérance.
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Bien sûr, il y a des ministres lucides, des fonctionnaires courageux et perspicaces. Il y a même -- encore aujourd'hui -- des prêtres qui aiment leurs églises. Je répète cependant que dans le brouhaha moderne, 99 pour cent de mes contemporains n'entendront pas le bruit que font en s'écroulant une église, un manoir. Je dis encore que ces 99 pour cent ont acquis, pour surmonter la pointe de douleur ou de remords que leur apporte çà et là tel appel mal entendu, un entraînement qui m'effraie. Et si rien ne change, nonobstant l'effort de ceux qui ont compris, la France aura perdu, avant la fin du siècle -- au bénéfice de je ne sais quelle lèpre immobilière -- sa royale parure de châteaux et son blanc manteau d'églises. Écoutez bien : elle est en train de les perdre chaque jour, sous vos yeux.
Mais alors, me direz-vous, quel remède ? Des remèdes, ce livre est écrit pour en proposer. Ce livre est écrit pour souligner, en faveur de notre patrimoine, toute action d'une valeur profonde et féconde. Mais il faut se placer devant la réalité des choses -- et particulièrement, des choses modernes. Nous sommes encore si riches, nous Français, en monuments historiques et en trésors d'art, que nul effort improvisé, pour magnifique et généreux qu'il soit, que nulle initiative privée, que nulle campagne d'un homme seul, ne suffiront à les préserver. Il y a même -- déjà -- une distance effroyable entre ce qu'il faudrait faire et ce qui peut être fait. Je ne crois pas que l'on se « débrouillera ». Je ne crois pas que les « bonnes volontés » suffiront. Je suis un Normand qui vit en l'an 1973 -- et pour ce qui nous occupe aujourd'hui, *j'ai pu mesurer qu'il nous faut des crédits.* Il nous faut des sous. Et je voudrais que le ministre des Finances fût en même temps, pour la durée d'une législature, ministre des Beaux-Arts et du Tourisme (cette appellation d' « Affaires culturelles » me semble décidément ridicule). Il pourrait peut-être faire valoir ainsi que *le Tourisme et les Beaux-Arts ne devraient pas être dissociés,* puisque les uns engendrent l'autre. Il pourrait expliquer à ses collègues que les 0,40 pour cent du budget français actuellement réservés aux Affaires dites « culturelles » constituent en soi, par leur modicité, un attentat au bon sens. De même, *a fortiori,* que les 0,90 pour mille (je dis bien : 0,90 pour mille du budget de l'État) affectés aux Monuments historiques sont tellement dérisoires -- dans un pays comme le nôtre -- qu'il devrait suffire d'énoncer ce chiffre pour mettre fin au scandale. Enfin, le ministre conterait peut-être à ses concitoyens certaine histoire de poule aux œufs d'or que par ignorance, par sottise, par haine ou mépris de la Beauté, on est en train de tuer sous leurs yeux.
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Je disais que la France est riche. Je viens d'entendre, à la veille des élections législatives, les différents partis dresser des constats, avant d'affirmer leur programme. Eh bien, sur ce point précis, je les vois tous accord : *notre pays et en pleine expansion économique et financière ;* Europe entière nous envie ; nous dépassons l'Angleterre et nous talonnons l'Allemagne ; et nous figurons parmi les grandes puissances commerciales du monde...
Dans ces conditions, et quels que soient les gagnants aux élections, je dis aux futurs gouvernants comme aux futurs élus : « Puisque vous songez à une meilleure gestion de cette prospérité, à la plus juste répartition de nos richesses économiques, alors, dans vos largesses futures, usez au patrimoine d'art français Vous ne risquez pas vous tromper, de jouer une mauvaise carte, de faire un placement périlleux. Si vous bloquez ensemble, sous la même férule, le Tourisme et les Beaux-Arts, si vous augmentez leur budget, si vous multipliez les crédits faméliques alloués aux Monuments historiques, vous retrouverez votre argent -- le nôtre -- au centuple. Il n'y a pas, dans le monde moderne, de valeur plus sûre que les créations de l'art ancien -- ni de meilleur investissement que leur mise en valeur et leur conservation. Imaginez ce que représentera, dans cinquante ans, une vieille place avec une cathédrale bien dégagée, un beau site avec un château de jadis. Imaginez quelle fringale, dans un demi-siècle, poussera nos fils à rechercher de telles oasis parmi les taupinières F2, F3, F4 et que sais-je encore ? d'une Europe, d'un monde où les maisons seront partout les mêmes, affligées de la même absence d'âme et de la même aride pauvreté ; où les rares églises neuves seront définitivement aplaties, sans croix et sans clocher ! »
Donc, il nous faut des sous. Un haut fonctionnaire des Monuments historiques déclarait, en 19711 : « Il y a cent quarante ans que des fonctionnaires des services des Monuments historiques, dont les premiers furent Vitet et Mérimée, se battent pour sauvegarder notre patrimoine -- hélas, avec des moyens limités. En comptant large, les 0,90 pour mille du budget de l'État qui nous sont alloués font 130 millions de nouveaux francs par an. Si l'on ajoute à cette somme les fonds de concours des collectivités et des propriétaires privés, nous disposons d'environ 180 millions. » ([^1])
38:172
Le même personnage, qui a fait abondamment la preuve de son courage et de sa lucidité, estimait que pour sauver les seuls monuments classés et inscrits, *il faudrait pendant cinq ans 600 millions de nouveaux francs par an.*
Encore ne disait-il rien des innombrables merveilles qui ne sont ni inscrites, ni classées ! De celles-là, on ne parle point. Le haut fonctionnaire en question se déclarait non pas pessimiste, mais réaliste. Il affirmait -- avec une inquiétude justifiée -- qu'il semblait « très difficile de sauver l'ensemble du patrimoine monumental français ». Et dans cet ensemble, je le répète, il ne comprenait pas les sanctuaires, les manoirs et les châteaux qui ne figuraient pas dans ses registres. Il confessait, enfin, pour ne pas s'abandonner à l'amertume, qu'il avait fait une constatation bien simple : « Le produit national brut a doublé en trente ans. Il devrait encore doubler d'ici vingt ans. Ce que nous n'avons pas les moyens de faire, nos descendants le feront. »
Je me mets à sa place, et je comprends son état d'esprit. Mais enfin, si nous attendons vingt ans l'expansion économique, en supposant même que nous puissions nous réfugier dans cet étrange calcul, eh bien, 180 millions multipliés par deux ne feront même pas les 600 millions immédiatement nécessaires. Et j'ai montré que les 600 millions ne suffiraient à sauver qu'une partie de nos monuments. Au surplus, il n'est pas question d'attendre vingt ans, alors que de toutes parts des cris d'angoisse nous parviennent des châteaux blessés et des sanctuaires agonisants.
Alors, de quoi s'agit-il ?
-- de mieux organiser l'usage des crédits affectés à notre patrimoine ;
-- de trouver d'autres sources de crédits pour nos beaux-arts ;
-- d'augmenter les crédits officiels et de mettre fin à certains caprices exorbitants des Princes qui nous gouvernent, dans le domaine des affaires dites « culturelles ».
##### I. -- Il faut parer à la mauvaise utilisation des crédits
Je voudrais ici reprendre une à une en les développant les critiques -- officielles ou non -- que Pierre de Lagarde évoquait devant moi ([^2]) pour dénoncer les vices du système actuel :
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-- *Lenteur des travaux, goût excessif de la perfection, coût beaucoup trop élevé.*
En fait, les exemples de cet abus de « fignolage », et des somptuaires dépenses qui en résultent, abondent. J'en choisis quelques-uns, puisés dans un dossier de « Monuments en péril » (été 1972). C'est ainsi que le propriétaire du château de Culan (Cher) -- un professeur de musique dont des sacrifices financiers touchant la restauration de son château étaient déjà considérables -- s'est vu imposer pour la moitié de sa toiture un devis de trois millions (trois cents millions d'anciens francs). L'architecte responsable avait décidé de démonter les éléments de la charpente, et de les remonter au sol ! Pour les douves d'un château, proche de Paris, le devis de l'architecte en chef prévoyait une dépense supérieure à 60 000 nouveaux francs et le travail fut effectué de la manière la plus satisfaisante pour une somme inférieure à 8 000 francs. Autre exemple, et je cite textuellement « Monuments en péril » : « A Hambye, récemment, la restauration de la Maison des Converts risque de coûter fort cher. Un premier projet, assez aberrant, de l'architecte en chef, avait été arrêté par l'administration des Monuments historiques. Un second, plus modeste, coûte encore plus de 500 000 francs », alors que, s'agissant d'un bâtiment très simple, les mêmes travaux « traités par un entrepreneur normal ne devraient pas atteindre plus de 150 000 francs ». Et partout sévit cette « disparité de prix effarante » entre les devis des architectes des Monuments historiques et ceux de leurs confrères privés. A Dampierre, elle a trouvé une illustration qui peut laisser rêveur ; en effet, refaisant les balustres du parc, le duc de Luynes a eu la surprise de constater que le coût de chaque balustre était deux fois plus élevé dès qu'il passait par les services des Monuments historiques. Le scandale, d'ailleurs, risque de continuer. Ne parle-t-on pas de *reconstruire entièrement,* d'après de nouveaux modèles, la tour qui se trouve à la croisée du transept de la cathédrale de Strasbourg ? Notons au passage que cette même tour, au XIX^e^ siècle, avait été déjà reconstruite par le précédent architecte des Monuments historiques, lequel l'avait imaginée à sa façon. Et c'est ainsi que les millions s'envolent. A telle enseigne que dans un rapport, M. Michel Denieul, qui était alors l'efficace et vigoureux directeur de l'architecture, faisait, en 1971, cette constatation désabusée :
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« Travaux chers, travaux lents, travaux dont les interruptions incohérentes laissent pendre aux flancs des édifices des échafaudages sans emploi ([^3]), devis dont les dépassements ne sont plus une surprise pour les initiés, travaux enfin de grande qualité mais qui sont menés avec un souci de perfectionnisme que ne justifie pas toujours la classe du bâtiment, telle est l'image de marque que présente aujourd'hui le service des Monuments historiques. »
Ajoutons que dans sa lutte contre les abus du corps des architectes, M. Denieul n'eut pas -- hélas ! -- le dessus...
-- *Politique malthusienne et corporatiste qui préside au choix des entreprises* et qui aboutit immanquablement à la hausse des prix, puisqu'il y a bel et bien monopole.
Plusieurs architectes des Monuments historiques, mis en cause sur ce point, ont objecté que le recours aux entreprises locales et artisanales se répandait de plus en plus -- précisant que les entreprises spécialisées sont nécessaires pour la restauration d'un vaste château ou d'une cathédrale. Ils disent également que ces sociétés choisies pour les travaux sont sélectionnées très régulièrement sur appel d'offres. Nous ne mettons pas en doute leur bonne foi. Mais ils ne nous ont pas convaincus. D'autant moins que je lis dans le même riche dossier publié par « Monuments en péril », sous la plume de M. Michel Denieul :
« Les entreprises des Monuments historiques, les plus notables, ont acquis du fait de la spécialisation, de la qualité de leur main-d'œuvre, *de la demande des architectes, une vocation monopolistique* dont les exemples sont notoires. »
-- *Domiciliation des architectes regroupés tous à Paris pour des raisons de commodité personnelle et ne pouvant surveiller que de loin leurs chantiers.*
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Comment, dans ces conditions, un réel contrôle des travaux peut-il être effectué ? La conduite d'un chantier implique une présence fréquente de l'homme de l'art, et de hauts fonctionnaires sont de cet avis. A quoi les responsables des Affaires culturelles, interrogés sur ce point, répondent assez naïvement : « Ce n'est pas nous qui maintenons les architectes des Monuments historiques. S'ils sont à Paris, c'est qu'ils le veulent bien. » Ils le veulent bien -- et tant qu'on n'exigera pas d'eux une résidente régionale dans le lieu même dont ils sont responsables, qui souffrira de cet état de choses ? Nos monuments historiques, bien entendu...
\*\*\*
Outre ces critiques officielles -- et d'ailleurs, parfaitement justifiées -- on peut considérer comme vices capitaux du système le *monopole territorial* qui met les architectes à l'abri de toute émulation, *l'inspection toute théorique,* puisque les inspecteurs sont en même temps les inspectés, *le mode de rémunération des architectes,* enfin, « qui les pousse à multiplier les travaux et à poursuivre la restauration au-delà du raisonnable ». ([^4])
Dans l'enquête précédemment citée de « Monuments en péril », je puise une déclaration de M. Jean-Paul Pigeat « Il est vrai que l'Administration détruit souvent ce qu'elle construit (...) Nombreux sont, d'autre part, les travaux que rien d'impératif ne justifie. Ainsi, très récemment, au Mont Saint-Michel, un autel construit il y a quarante ans par un architecte des Monuments historiques, a été remplacé par un autre autel construit, cette fois, par l'actuel responsable du monument. (...) En fait, il serait pourtant injuste de faire porter à l'Administration une responsabilité qui le plus souvent ne lui incombe pas. »
M. Pigeat souligne qu'aujourd'hui, dans la majeure partie des cas, *les architectes gouvernent. Donc, ils sont les véritables responsables.* « L'affaire du Dorat, précise-t-il, est à cet égard révélatrice. Le clergé de cette église s'était permis de saccager un autel Restauration, malgré l'opposition formelle de l'Inspecteur des Objets mobiliers, M. Feray. En réunion de la Délégation permanente, les archéologues demandèrent qu'une sanction fût prise. Curieusement, les architectes présents ne s'associèrent pas à cette déclaration et souhaitèrent que fût étudié un nouveau maître-autel « répondant aux besoins de la nouvelle liturgie ».
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Étonnement de l'assistance, jusqu'au moment où l'on apprit que c'était l'un d'entre eux qui était chargé de ladite étude. Dès lors, la Commission résignée se rallia à la suggestion de la compagnie. »
On pourrait aligner sans fin les exemples, pour aboutir à cette conclusion que DEPUIS PRÈS DE 60 ANS LES ARCHITECTES EN CHEF DES MONUMENTS HISTORIQUES ONT ACQUIS UNE PLACE QUE PERSONNE N'OSE LEUR DISPUTER. *Leur monopole est étendu pratiquement à tout le pays,* divisé en « chasses gardées ». Et ce monopole, à partir duquel essaiment les situations les plus anormales, a pour effet de mettre ces architectes officiels à l'abri d'une surveillance plus étroite.
Quant à *l'Inspection des Monuments historiques,* Pierre de Lagarde fait observer à son sujet (1972) : « On pourrait au besoin tolérer les structures imparfaites, si le contrôle de l'Inspection générale était efficace. » Il se demande, d'autre part, si ce corps d'inspection peut dresser pour l'Administration centrale un constat exact de ce qui se passe, puisque les inspecteurs sont en même temps architectes, à la fois juge et partie, confondant sur leur tête les deux états d'inspecteur et d'inspecté. Il pose, non sans bon sens clairvoyant, la question suivante : « Est-il vraiment indispensable que ces inspecteurs soient architectes ? Voici plus d'un siècle, Mérimée n'était pas architecte, et pourtant Mérimée était inspecteur des Monuments historiques. Il surveillait et contrôlait. »
Enfin, il est indispensable que soit remis définitivement en question, change, réformé, *le mode de rémunération des architectes des Monuments historiques.*
Achille Carlier a fait en ce domaine, voici une trentaine d'années, la terrible déclaration suivante ([^5]) :
« La faute capitale, la faute déterminante (il s'agit des restaurations abusives) incombe aux carences de la loi qui permet aux professionnels de trouver un intérêt quelconque à la plus grande ampleur des travaux. Et certes on devine que dans l'établissement de ce régime, de grands architectes influents ont mis la main et que ces mêmes influences persistent encore à entretenir un état de chose qui ne pouvait manquer d'être aussi lucratif. Il suffirait que l'Administration n'ait *qu'un personnel à gages fixes* pour supprimer *les risques d'exploitation odieuse que courent les anciens monuments.* Sans l'intérêt des architectes qui sont tout-puissants, celui des entrepreneurs et des ouvriers aurait beaucoup moins de chance de compromettre les grandes obligations de la conservation intégrale. »
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Serait-ce la solution ? Oui, selon André Hallays (1859-1930). Nous devrions, disait-il -- cinquante ans ont passé depuis lors -- « imiter la coutume des Anglais, qui *donnent des honoraires fixes et non un tant pour cent sur les travaux aux architectes chargés de conserver les monuments du passé.* Du moment que ces architectes sont des fonctionnaires recevant un traitement annuel, ils n'ont plus aucun intérêt à négliger l'entretien des édifices ; ils n'exécutent que les réparations absolument nécessaires ([^6]) ; ils ne rêvent plus de reconstruire, de resculpter ni de faire du vieux neuf. » Maurice Barrès abondait dans ce sens. Et voici quelle était l'opinion de Pierre de Nolhac (mort en 1936) : « Cette réforme qui donnerait aux architectes la sécurité dont jouissent les fonctionnaires leur rendrait service en les dégageant de certaines tentations. »
DEPUIS LORS, LA QUESTION CONTINUE DE SE POSER : LA RÉFORME ATTENDUE VERRA-T-ELLE LE JOUR ?
Achille Carlier, déjà cité, se montrait amer et sceptique à ce sujet, lorsqu'il osait écrire : « Si la nécessité d'une réforme ne peut faire aucun doute pour tout esprit indépendant et de bonne foi, *si c'est, pour les vrais défenseurs des monuments, un point particulièrement net, clair, incontestable,* c'est aussi celui sur lequel les architectes intéressés ont toujours porté leurs efforts de la manière la lus âpre *pour défendre des statuts qui leur sont si profitables.* C'est le long scandale que les hommes les plus réfléchis n'ont cessé de dénoncer. Toujours en vain ! »
Il faut ajouter ceci, du même Carlier, que je livre aux réflexions de tous les amoureux de nos chefs-d'œuvre en péril :
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« LE SCANDALE DÉFIE L'ÉVIDENCE ET SURVIT A TOUTES LES CATASTROPHES. IL RÉSISTE A TOUTES LES PROTESTATIONS. IL TIENT EN ÉCHEC LES PLUS GÉNÉREUX ESPRITS DE FRANCE. LE SCANDALE EST FERMEMENT, ATTENTIVEMENT ET JALOUSEMENT DÉFENDU. »
Je ne vois, pour ma part, aucune raison de nous soumettre plus longtemps à ce « déterminisme scandaleux ». Il n'y a pas de problèmes sans solution, ni de mal sans remède. Le mal est dénoncé. Le remède, de grands esprits nous l'ont suggéré. Messieurs les architectes des Monuments historiques -- dont la valeur technique n'est pas en cause, répétons-le -- ne forment pas une corporation aux volontés inviolables, à la prépotence définitivement installée. Maintenant, nous savons avec une clarté aveuglante quels sont à leur égard les devoirs impérieux du « patron », c'est-à-dire du ministre : accomplir la réforme et porter la hache. Nous ne disons pas que pareille tâche sera facile. Nous disons simplement que le salut de nos monuments, pour une large part, en dépend. Et cela se suffit.
##### II. -- Il faut trouver d'autres sources de crédits pour nos Beaux-Arts
Ce problème est capital, et cependant nous ne ferons ici que l'évoquer.
En effet, nous savons que des projets sont à l'étude, dans ce sens.
Mais nous savons aussi ce qu'il faut penser des projets administratifs, qui semblent relever de la technique du ralenti. Nous en voyons les phases se mouvoir devant nos yeux avec une incomparable nonchalance, comme les gestes de ces plongeurs que l'on peut observer à travers les vitres des aquariums géants.
Ce qu'il faudrait, nous ne cesserons pas de le dire, c'est beaucoup d'imagination -- et c'est un peu de cœur.
LA ENCORE, NOUS PARTONS DE CET AXIOME INVULNÉRABLE : « IL EST POSSIBLE A LA FRANCE, IL DEVRAIT MÊME LUI ÊTRE FACILE, DE PROTÉGER SES MONUMENTS ET SES ŒUVRES D'ART. »
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Vous savez comment sont les Français : de beaux temples égyptiens sont mis en péril par les travaux du barrage d'Assouan, Venise meurt lentement, et les voilà émus de compassion jusqu'à faire les dons les plus généreux, sur un simple appel télévisé -- alors qu'ils bronchent à peine devant les menaces qui pèsent sur Versailles, devant le spectacle de leurs cathédrales qui se lézardent et qui s'écaillent, devant les incroyables insuffisances et lenteurs de la reconstruction de Rouen...
Mais sait-on vraiment s'adresser aux Français jusqu'à toucher leur cœur, lorsqu'il s'agit de *nos* monuments en péril ? Pourquoi un ministre des Affaires culturelles ne prend-il pas l'Initiative d'une énorme conférence de presse avec tambours et cymbales, dont la rumeur, le fracas, seraient relancés grâce à l'appui de tous ses collègues ? Sans parler du grand écho de nos moyens audio-visuels. Pourquoi ne lance-t-on pas, sur ce plan, un emprunt national que ladite conférence de presse aurait dûment préparé ? Et je repense au petit écran ; pourquoi ne consacre-t-on pas à nos chefs-d'œuvre en péril une forte émission de télévision hebdomadaire, aux heures de pointe, avec de puissants moyens de tournage -- au lieu de réduire les crédits de Pierre de Lagarde et de faire taire cette voix à laquelle, cependant, il était déjà largement répondu ? Car enfin, si je critique la quiétude des bonnes gens, le matelas d'indifférence du Français moyen, je sais qu'on peut soulever tout cela, si l'on veut bien s'en donner la peine. L'indifférence, la quiétude, ce sont des masses colloïdales bien difficiles à déplacer. Mais, je le répète : sous cette gélatine, on peut trouver une âme française qui ne demanderait, devant un grand appel, qu'à s'exprimer généreusement. Nous voulons que les crédits officiels soient élargis ; qu'ils soient mieux employés -- et nous y reviendrons. Mais il faut associer le peuple français lui-même au sauvetage de ses monuments historiques. En lui réclamant sa part des subsides propres à sauver nos trésors d'art, on l'aiderait à sauver son âme.
J'ai dit que ceux de nos responsables qui négligent cette exigence manquent d'imagination. Je dis aussi que le problème ne les a pas atteints profondément. En d'autres termes, je répète qu'ils manquent de cœur.
##### III. -- Il faut augmenter les crédits officiels, et, dans le même temps, mettre fin à certains caprices exorbitants des princes qui nous gouvernent, dans le domaine des affaires dites « culturelles ».
Nous affirmons d'abord ceci. Le 0,40 pour cent représentant l'infime et ridicule budget des Affaires culturelles ne peut en aucune façon être considéré comme suffisant dans un pays comme la France.
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Et l'entretien des vaines et ruineuses maisons dites « de la Culture » -- on le sait -- vient encore grever ces piteuses ressources. Sans parler de tout le reste.
A telle enseigne qu'il ne subsiste, pour les monuments historiques, qu'une somme infime représentant, nous j'avons dit, moins du quart de ce qu'il nous faudrait pendant plusieurs années pour sauver les 12.000 édifices classés et les 18.000 inscrits -- en négligeant la foule des autres monuments qui n'ont pas eu la grâce d'être élus.
Quel vide, quelle effrayante absence de moyens ! Sommes-nous donc un pays pauvre, réduit à la famine artistique, à la mendicité culturelle ?
En tout cas, nous serions fondés à penser que les grands patrons de la France ne peuvent se permettre d'engager -- sur le plan culturel -- la moindre dépense inconsidérée ; qu'ils veillent jalousement sur les cordons de la maigre bourse.
Eh bien, bonnes gens, il n'en n'est rien ! En France, nos Princes gaspillent avec somptuosité. Un peu dans tous les domaines, nous le savons. Et spécialement dans celui qui nous occupe aujourd'hui, hélas !
Pour vous le démontrer, je n'ai que l'embarras du choix. On me permettra de me référer, pour limiter le sujet, à un beau cas précis, que je trouve hautement significatif : -- l'Exposition « 72-72 ». au Grand Palais.
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Au mois de juillet 1972, je me rendis au Grand Palais pour y visiter une exposition intitulée « 72-72 » qui prétendait sans modestie aucune -- et selon ses présentateurs -- exprimer *douze ans d'art* *contemporain en France*. Dans l'opinion publique, tout le monde appelait cette manifestation « l'Exposition Pompidou ». Les journaux avaient publié, sans démenti, que le président de la République lui accordait son patronage, et qu'elle avait l'appui du ministre chargé des Affaires dites « culturelles ».
A l'entrée du Grand Palais, on achetait une sorte de journal explicatif abondamment illustré et, de surcroît, « édité par la Réunion des musées nationaux ». On y trouvait aussi un guide énorme, fastueux et fort cher, dont la préface définissait ladite exposition comme une entreprise d'origine « officielle », une opération « de prestige », visant à faire connaître « les voies actuelles de l'art en France ».
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La même préface notait avec simplicité que « le nouveau réalisme fait éclater la condition humaniste de la bonne peinture ». Et que « la morphologie de l'art change de structures ». Donc, je vais voir la chose de près. L'ensemble occupe un espace énorme, emmenant le visiteur, par des itinéraires interminables, d'absurdités en absurdités. Voici d'abord des glaires géantes, blanchâtres et coagulées, dont l'une sort d'une caisse de bois et dont une autre a été acquise par le « Fonds national l'art contemporain ». (On nous explique à ce sujet que lesdites glaires sont « une mousse de polyuréthane expansé ». Je n'y contredis pas.) Un peu plus loin, une motocyclette comprimée, laissant Voir un compteur, des débris de guidon et des moignons de pot d'échappement, s'intitule tout bonnement, tout uniment : « Compression de motocyclette. » Un peu plus loin encore, des billes (oui, des billes, pas autre chose que des billes d'acier) présentées sur un socle cylindrique, portent cette inscription simplette : « *Monument horizontal numéro 3 dédié à 12 000 billes, 1971. *»
Ici une table est empaquetée dans une sorte de bâche -- et des photographies nous signalent d'autres « œuvres » de ce champion de l'empaquetage, qui a couvert de bâches 7 hectares de falaises, liées à 55 kilomètres de corde, et qui ne rêve pas moins que d'empaqueter les Champs-Élysées avec l'Arc de Triomphe au bout.
Puis, tout à coup, c'est Luna Park : un tunnel formé de quatre parties disparates, exigeant une incontestable souplesse de qui prétend le franchir, est présenté comme un « travail collectif », réalisé par quatre artistes, qui tend « à détruire la notion de l'œuvre l'art traditionnelle ». On le croit sans peine !
Je note qu'entre le troisième et le quatrième élément du tunnel, de perfides billes de bois sont disposées sur lesquelles on se casse inévitablement la figure si l'on n'a pas éventé le piège : Non sans quelque sournoiserie, j'observe durant plusieurs minutes la chute d'un certain nombre de visiteurs imprudents. (Je me trouve alors en compagnie de trois ou quatre gamins hilares, auxquels un bon pépère de mon âge de mon âge déclare, constatant lui aussi les dégringolades successives : « C'est épatant, hein ? »)
Tout cela n'est encore que poncifs et classicisme désuet. J'en arrive maintenant au sérieux de la chose. Car l'un des peintres, ou sculpteurs, ou chimistes, ou mécaniciens -- appelez-les comme vous voulez -- occupe à lui seul un certain nombre de vastes panneaux et de pancartes.
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Sur une plaque noire, d'un noir uniforme et sans histoire, il écrit en lettres blanches : « *Toile noire *». Il écrit sur une surface tout aussi noire : « Je suis noir et beau. » Et chacune de ces pancartes (on ne sait vraiment pas quel autre mot employer) est une « œuvre artistique ». Non loin de là, un tube rempli d'un liquide jaune-verdâtre nous est offert par le même auteur : « Mon urine, 1962. » Que dire encore ? Que j'ai parcouru consciencieusement, observant et notant, l'infernale galerie de ces mystifications et de ces cauchemars ; que le bruit s'ajoutait à l'horreur ou à l'insignifiance des formes ; que, mises à part quelques belles réalisations, quelques vigoureux dessins, quelques essais de sculpture harmonieux, ces rafraîchissantes oasis -- dans un désert de canulars hideux -- étaient rarissimes ; que j'ai vu, exposés sous verre, des linges de femme souillés et tachés de sang ; qu'une large vitrine était remplie de mégots, de tasses à moitié vides où croupissait Dieu sait quoi, et des camemberts, oui, de vrais camemberts aplatis dans leur propre pourriture...
Alors, qu'il me soit permis de le rappeler, en écrivain qui étudie et qui aime l'art moderne : dans « canular », n'y a jamais eu « art » -- et cette exposition du Grand Palais était un scandale par action comme par omission. Par omission, parce qu'à de très rares exceptions près, aucun des véritables artistes de notre époque n'y figurait. Par action, parce que l'on osait y présenter un ensemble de « gadgets ». à peine dignes de la Sorbonne en mai-juin 1968.
Sur ce thème, et pour exprimer mon indignation, j'écrivis dans le journal *L'Aurore* une « lettre ouverte à M. le Président de la République » -- dans laquelle je déclarais à M. Pompidou, *in fine :*
« Aussi bien, Monsieur le Président, il semble temps pour vous de mettre les choses au point -- de vous dégager personnellement de ce qu'on appelle encore, je vous l'ai dit, l'exposition Pompidou -- d'user de votre autorité pour que l'on cesse de prostituer officiellement les mots « art » et « artiste ». *Notre bon peuple est désormais fondé à se demander, non sans anxiété, ce qu'on lui réserve au futur* « *Plateau Beaubourg *»* !*
« Et si d'aventure vous doutiez de l'effet désastreux produit sur la majorité des spectateurs français et étrangers par des cocasseries funèbres du Grand Palais, je vous invite à venir consulter le livre l'or de l'exposition : 90 pour cent des signataires expriment sans fard une colère et un émoi dont vous ne pouvez que vous montrer solidaire.
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« Au fil des pages de ce livre d'or, vous rencontrerez à plusieurs reprises une question que nous nous posons tous : s'agissant d'une manifestation officielle, qui donc a financé ce mauvais rêve ? ET COMBIEN DE MILLIONS VA NOUS COUTER CETTE « MANIFESTATION ARTISTIQUE » OU FLEURISSENT LES INSOLENCES BÉBÊTES, LES VIEUX CAMEMBERTS ET LES URINES MILLÉSIMÉES ? »
J'ajoutais, parce que j'aime bien le président Pompidou, avec qui j'ai travaillé autrefois durant trois ans qui furent d'excellentes années :
« Ne vous méprenez pas, enfin, sur le véritable sens de cette lettre. Chamfort disait : « *Avertir les puissants, c'est être leur ami. *»
Bien sûr, il n'est guère dans les mœurs des présidents de faire amende honorable, même lorsqu'ils sont sympathiques et même lorsqu'ils se trouvent dans leur tort.
En octobre de la même année dernière 1972, M. Pompidou répondait « exceptionnellement » aux questions posées par un journaliste du *Monde,* touchant ses conceptions artistiques. Et je ne puis passer un tel document sous silence, car il permet -- à lui seul -- d'expliquer bien des choses. Le président Pompidou m'y désigne nommément, se référant à ma lettre ouverte du mois d'août. Mais, élargissant le débat, c'est tout le problème de l'art moderne qu'il soulève.
Je me contenterai, pour l'instant, de citer ce qui se rapporte, dans les déclarations présidentielles, à l'onéreuse exposition 72-72. Tout d'abord, M. Georges Pompidou reconnaît « *le caractère volontiers provocateur de l'art le plus récent *». Par là, dit-il, « *il risque de déconcerter le public qui n'est pas familier des galeries d'avant-garde, c'est-à-dire presque tout le monde *».
Puis le président arrive à l'extrême limite de ses concessions : « J'en viens aux critiques telles qu'elles se sont manifestées par des articles, des déclarations publiques, exprimant avec violence une véritable indignation devant les œuvres exposées. Je précise tout de suite que je me suis abstenu volontairement de visiter l'exposition. Je ne voulais, étant donné les querelles qu'elle avait provoquées, ni l'avouer ni la désavouer. J'ai bien étudié le catalogue et lu les critiques. Ainsi que je l'avais craint, la partie retenue (...) conduisait à donner trop de place à des formes l'art brutal, souvent provocant et d'une qualité parfois incertaine, comme toujours quand on se limite aux contemporains et aux contemporains les plus jeunes. De plus, les regrettables incidents de l'inauguration ont incité quelques exposants à accentuer ce caractère, et les organisateurs à tolérer des excès pour manifester leur libéralisme.
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« *Enfin, je comprends que l'on puisse être choqué par certaines des tendances qui se manifestent actuellement dans la recherche artistique, mais je n'ai pas pu ne pas être frappé par ceci : en lisant par exemple l'article de M. Michel de Saint Pierre j'ai pensé que beaucoup de ses lecteurs devaient l'approuver. Et pourtant, je demande à M. Michel de Saint Pierre d'y songer, les termes qu'il emploie pour fustiger les œuvres exposées, sont presque littéralement ceux que la critique quasi-unanime employa lors de la parution des* FLEURS DU MAL. *Je ne prétends pas qu'il y avait au Grand Palais des œuvres ayant, dans le domaine des arts plastiques, la valeur des Fleurs du Mal en poésie. Mais enfin, n'y aurait-il que trois ou quatre artistes réellement importants, ce serait déjà considérable ! Je le répète, la similitude des critiques inquiète et donne à réfléchir.*
« *Cela mène d'ailleurs plus loin. Il est exact que l'art récent s'épuise à chercher la nouveauté, n'importe quelle nouveauté. Qu'est-ce après tout, sinon l'amère constatation que* « *tout est dit et que l'on vient trop tard *» *-- et l'effort pour se dépasser à tout prix ?*
« *Il est exact aussi que l'art récent tend souvent vers la laideur systématique, vers une saleté agressive, morale et matérielle. Mais regardons autour de nous, jusque dans l'habillement et le comportement d'une partie de la jeunesse. N'y a-t-il pas là qui donne à réfléchir ? *»
Dès le lendemain, je répondais dans *L'Aurore* au président Pompidou.
Touchant Baudelaire, je citais « La Revue des Deux Mondes » et « La Revue européenne » de l'époque, Leconte de Lisle, Flaubert, Victor Hugo, Barbey d'Aurevilly, Vigny, Sainte-Beuve lui-même -- unanimes à louer les Fleurs du Mal. Et je concluais : « Je crois que nous voilà loin de la dépréciation générale dont vous parliez... »
Mais c'est principalement à l'exposition 72-72 que je pensais dans ma réponse : « Cette exposition, disais-je au président, s'explique bien plus clairement à mes yeux depuis que j'ai pris connaissance de vos théories artistiques. Vous admettez -- convenons-en -- *le caractère volontiers provocateur de l'art moderne.* Vous parlez de *formes d'art brutal d'une qualité parfois incertaine.* Hélas ! ces euphémismes représentent votre seule concession aux remous indignés que cette exposition 72-72 a soulevés, dans le peuplé comme chez les bourgeois, de la part des visiteurs français comme de nos hôtes étrangers. (Sur ce point, je vous l'ai dit, il suffit de parcourir le livré d'or.)
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Tout se passe comme si, dans votre esprit, le problème se résumait à éclairer nos consciences obscures, à diriger vers l'art nouveau nos réactions retardataires, en apportant à cette mission la volonté charitable de ménager nos petites âmes endolories. Or, je vous le demande : comment peut-on parler encore sérieusement *d'art moderne* dans ce désert-72 où ne pousse que le canular ? Et si le MOT signifie encore quelque chose, en quoi les fromages pourris, le tableau noir intitulé « Toile noire », les urines millésimées et les géants empaquetages, les billes d'acier, les lingeries souillées de crasse et de sang, les tunnels-attrapes et les machines ferraillantes achetées à grand frais par nos musées, en quoi ces choses qui forment 95 pour cent de votre exposition peuvent-elles être définies comme des *formes d'art brutal ?* Où est l'art ? Où se cache-t-il dans ce laborieux enfer ? Voyez-vous, c'est cela lui est en question. Cela, et rien d'autre. Je ne trouve pas d'art dans l'urine, même en bouteille... »
Au vrai, ce qui m'inquiétait le plus dans les déclarations présidentielles, c'était, nonobstant les réserves habiles, *le côté inéluctable, irréversible,* qu'elles prêtaient à ce que M. Pompidou appelle *l'art contemporain.* En dépit de la belle allure du texte et de la fine culture qu'il supposait, je sentais là quelque chose d'éminemment technocratique. Je devinais le fatal : «* Vous n'aimez peut-être pas cette évolution, mais elle est en marche, et nous ne pouvons plus l'arrêter. *» Et derrière cela, derrière d'autres affirmations du président touchant l'art moderne, que je ne citerai pas longuement car elles ne sont pas immédiatement dans mon propos -- (« *La Défense est un ensemble architectural tout à fait exceptionnel *», « *le résultat obtenu sera meilleur si l'Arc de Triomphe se détache sur une forêt de tours *», « *pour le plateau Beaubourg je tiens à ce que l'État garde sa liberté de décision *», « *au total, l'architecture moderne est internationale *», « *l'architecture moderne de la grande ville se ramène à la tour *», « *oserai-je dire que les tours de Notre-Dame sont trop basses ? *») *--* oui, derrière tout cela, je pressentais la justification implicite de dépenses somptuaires, présentes et futures, en faveur de ces nouvelles « formes d'art » présentées par une voix souveraine, et qui sont à faire frémir.
Et pour en revenir au début de l'histoire, c'est-à-dire, plus pratiquement, aux innombrables millions qu'a pu coûter l'absurde exposition 72-72, *c'est en vain que j'en ai demandé le bilan.* Nous ne sommés pas riches, nous lésinons sur nos églises et nos châteaux historiques, mais nous gaspillons des sommes fabuleuses pour exposer les gadgets d'un art soi-disant contemporain, en polluant le goût du public.
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Quant à celui-ci, une fois de plus, il ne saura rien. Les sous, il les aura donnés. Mais personne ne lui dira combien cette exposition 72-72, qui a déshonoré si longtemps le Grand Palais, lui a coûté. J'ai posé cette question aux plus hautes instances -- et je n'ai pas reçu de réponse.
Michel de Saint Pierre.
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### Les hérésies biologiques du transformisme
par Hugues Kéraly
L'ILLUSION transformiste se porte bien ; l'infirmité, les contradictions, l'âge, ne semblent rien pouvoir y changer. S'il en allait autrement, les « Grands » de l'édition ne se proposeraient pas cette année encore d'inonder d'une telle fable le marché des livres... Témoin, dans mon courrier, et sans doute dans le vôtre, ce luxueux dépliant du trust TIME-LIFE qui annonce la publication d'une nouvelle collection d'ouvrages sur les origines de l'homme. Voyez en effet la passionnante « aventure » dont seront assurés, dès le premier versement, les souscripteurs de ce « nouveau projet ambitieux de publication » : *Le premier volume* (Les débuts de la vie) *vous montrera que l'homme et, en fait, que toute la vie s'est développée à partir d'un être vivant unicellulaire. Cette cellule se modifiera sous vos yeux pour devenir poisson, reptile, mammifère, primate ; tantôt un muscle ou un os feront leur apparition, tantôt ils disparaîtront. De nouveaux organismes surgiront de ces mutations, d'autres, existant déjà, s'affineront. Au terme de cet itinéraire, vous vous trouverez face à face avec l'homme moderne...* et avec vous-même, ami lecteur !
Au secours des extrapolations transformistes du scientifique ou des imaginations évolutionnistes du philosophe, toutes deux plus que centenaires, voici donc maintenant à l'œuvre le mirage publicitaire de la « nouveauté », de l' « authenticité » garanties. Que ces hypothèses n'aient jamais pu être *validées* par les voies normales de la recherche et de la preuve, et aujourd'hui peut-être moins que jamais, pourquoi les éditeurs s'en soucieraient-ils ? L'impératif commercial n'a certes rien à y gagner.
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Nous ne reviendrons pas ici sur la nécessaire critique philosophique des théories de l'Évolution, fruit supposé de la « mutation » progressive des espèces : elle est donnée dans ITINÉRAIRES ([^7]) à l'occasion du livre d'Étienne Gilson sur *quelques constantes de la biophilosophie*. Cette critique d'ailleurs devrait suffire, les argumentations transformistes n'ayant bien souvent de « scientifique » que certaines de leurs prémisses, voire simplement le nom... Mais le prestige de la physique et de la biologie contemporaines paraît trop grand pour que nous soyons dispensés d'examiner en outre si les prétendues bases « expérimentales » de l'Évolution sont seulement compatibles avec les découvertes les plus actuelles de ces sciences, sur la matière et sur la vie.
Or cette entreprise a été tentée, et je crois magistralement réussie, dans un ouvrage volumineux de Georges Salet intitulé *Hasard et certitude* ([^8]). Quelque 450 pages de mises au point, démonstrations et calcul serrés, pour aboutir à cette seule mais décisive conclusion : plus les sciences de la nature progressent dans l'explication des mécanismes de la vie, et plus elles s'avèrent impuissantes à percer -- en vertu des seules lois de la matière -- le mystère de son *origine*... « C'est fort ennuyeux mais qu'y puis-je ? » s'exclame quelque part ce vrai scientifique : il faut bien « se rendre à l'évidence » des faits, et conclure que *les premiers êtres vivants proviennent nécessairement d'une Intelligence antérieure à la* *vie :*
« Je n'ignore pas la répugnance de beaucoup d'hommes de science à une telle conclusion. Elle admet, en effet, qu'il y a eu dans le déroulement des phénomènes quelque chose d'*imprévisible,* quelque chose de *libre* échappant par conséquent à toute détermination scientifique et même à toute loi (...) Mais cette conclusion est tout de même la seule qui ne fasse appel à aucun « miracle », à aucun processus naturel qui ne soit connu ; elle suppose, en effet, que les êtres vivants ont été *inventés* et *fabriqués* par des processus fondamentalement analogues à ceux par lesquels l'intelligence humaine invente, puis façonne des outils.
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Car c'est un fait que l'ingénieur est capable de concevoir une machine et que l'ouvrier a le pouvoir d'obliger la matière ambiante à en constituer une réalisation. Et c'est *une certitude* que la matière abandonnée à ses seules forces ne s'assemble jamais en un objet hautement finalisé et très peu probable. Ce ne sont donc pas ceux qui pensent que les êtres vivants ont été suscités par une Intelligence qui font appel au miracle, ce sont ceux qui le nient. » (pages 327 et 328)
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Les philosophes savent depuis longtemps que les questions sur le mécanisme de la vie, et celles sur son origine, doivent être soigneusement distinguées dans l'ordre de la connaissance humaine : expliquer *comment* « fonctionne » la vie n'a jamais suffi à résoudre la question de savoir *pourquoi* elle est telle et *d'où* elle vient... On peut, de même, s'exprimer fort correctement en une langue sans rien entendre aux divers traités sur les fondements du langage. Mais l'inverse n'est pas vrai, et il est au moins demandé à la linguistique qu'elle ne contredise pas la grammaire. Pourquoi se montrerait-on plus indulgent pour les extrapolations de certains scientifiques sur les origines de la vie -- alors même qu'ils prétendent l'expliquer « scientifiquement » ? Si leurs opinions s'avèrent, par quelque côté que ce soit, inconciliables avec ce que leur Science nous apprend par ailleurs de certain sur la matière et sur la vie, on doit les rejeter sans autre examen de ce qu'ils proposent.
Par chance, il se trouve que l'explication des mécanismes de la vie a accompli ces vingt dernières années des progrès tout à fait considérables ; 1953, année de naissance de la biologie moléculaire, marque en effet pour toutes les sciences de la vie (cytologie, histologie, embryologie, génétique, biométrie, etc.) « un renouvellement du même ordre que celui apporté à la Mécanique céleste par la découverte de la gravitation universelle » (p. 3). D'un mot, une impressionnante suite de recherches couronnées de succès établit que les principes constitutifs de toute vie peuvent et doivent être décelés au niveau des éléments ultimes de l'être animé, c'est-à-dire de l'organisation moléculaire de ses cellules.
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Rappelons du moins les principales étapes de cet extraordinaire dévoilement : découverte de la structure en « double-hélice » des acides fixés sur la cellule (A.D.N. et A.R.N.), et par suite du procédé chimique au cours duquel ceux-ci se recopient eux-mêmes pour transmettre à la génération suivante toute l' « information » dont ils sont porteurs (Crick et Watson) ; découverte du mécanisme de synthèse des protéines conformément à des « plans » matérialisés sur l'A.D.N., et déchiffrement du « code » de cette correspondance (Niremberg et Khorona) ; découverte enfin que l'ensemble des activités de « régulation », autrement dit le pouvoir chez les êtres vivants d'exercer leurs fonctions dans des conditions de milieu variables, résultent de « programmes » également inscrits sur l'A.D.N. (Jacob et Monod, en 1960).
Ce prodigieux A.D.N. (*acide désoxyribonucléique*) apparaît donc aujourd'hui comme la substance chimique QUI INFORME dans ses moindres détails, non seulement l'activité cellulaire d'assimilation et de régulation, mais encore le processus de sa propre duplication -- qui est bien le plus étonnant : l'A.D.N. est une macromolécule « codée ». Or, l'activité cellulaire est elle-même d'une inimaginable complexité : la plus simple bactérie représente un véritable consortium de laboratoires chimiques capable de fabriquer plusieurs milliers ou dizaines de milliers de produits, pour les besoins de la vie. On peut ainsi comparer l'A.D.N. à un immense discours, issu d'un alphabet de quatre « lettres » (*nucléotides* pour le biologiste), dont l'ordre de succession dans la cellule est strictement *déterminé :*
« Les nucléotides, rangés dans un ordre prédéterminé, peuvent être considérés comme matérialisant une phrase composée avec un alphabet de quatre lettres seulement. Une phrase est d'ailleurs trop peu dire : la totalité des filaments d'A.D.N. inclus dans les 46 chromosomes d'une cellule humaine comporte en effet *quelques milliards de lettres.* Si l'on considère qu'un livre de format moyen comprend à peine un million de lettres, on voit que c'est en réalité *le contenu d'une bibliothèque de plusieurs milliers de volumes* que représente l'A.D.N. d'une seule cellule humaine. » (p. 13)
Ces découvertes, aucun philosophe ni même aucun homme cultivé n'a le droit désormais de les ignorer. Georges Salet en tire, comme il convenait en effet de le faire, la NOUVELLE POSITION du « problème transformiste » : *comment un mécanisme de duplication rigoureusement agencé pour transmettre d'une génération à l'autre des* « *copies conformes *» *a-t-il pu, sans l'intervention d'une véritable avalanche de* MIRACLES, *donner naissance à des* « *textes *» *entièrement* NOUVEAUX ?
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« *Mutations, longue évolution, sélection naturelle* ne peuvent plus être considérées comme des réponses suffisantes. » (p. 80)
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De manuel de biologie contemporaine, le livre de Georges Salet se fait alors cours d'histoire des idées : aucun des rappels nécessaires ne sera escamoté pour les besoins de la critique. Inutile d'ajouter que nous nous contenterons ci-dessous de quelques aperçus très succincts.
Au sens strict, le transformisme est la théorie « biologique » qui explique l'existence des espèces actuelles par la mutation progressive, au fil des ères géologiques, d'espèces plus simples : de l'amibe à l'homme, en passant par toutes les variétés observables ou supposées de poissons, reptiles, mammifères, primates... Cette théorie est si communément, si aveuglément admise qu'on ne recule pas à l'imprimer de nos jours dans certains manuels scolaires -- sans la faire suivre d'aucune réserve ; à en tirer pour l'instruction du grand public des schémas, des encyclopédies ou des romans-photos.
Certains même entendent aller plus loin, dans l'usage de l'argument transformiste, et faire de l'évolution *biologique* la seconde phase d'une explication plus générale sur la formation de l'univers terrestre tout entier, dite théorie de l'évolution *moléculaire :* la matière initiale, inorganique, se serait (d'elle-même) lentement organisée, « complexifiée », pour donner un jour naissance (toujours en vertu de son dynamisme et de ses lois propres) aux premiers êtres vivants. Alors l'Évolution ne fournit plus seulement l'explication de la vie et de ses variétés ; elle impose une réponse dogmatique, et définitive à presque toutes nos questions sur les origines. Philosophiquement, on le voit, c'est un *naturalisme intégral* qui se trouve postulé par cette interprétation. On comprend mieux ainsi que notre siècle scientiste et athée ait fort peu à cœur de s'en détacher, malgré tant de si belles raisons.
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Les arguments invoqués à l'appui de l'une ou l'autre de ces thèses (ou des deux à la fois) sont d'inspiration très diverse : matérialiste, spiritualiste ou proprement « scientifique »... Pour des raisons expérimentales sur lesquelles tous les biologistes actuels (même transformistes) tombent d'accord, les argumentations des deux premières catégories appartiennent désormais au répertoire des théories erronées, et généralement reconnues comme telles. Il n'en va pas de même semble-t-il des justifications prétendument scientifiques de l'évolution, que plusieurs ouvrages récents ([^9]) entendent remettre à l'honneur. La réfutation de Georges Salet ne pouvait donc éviter de leur être principalement consacrée.
Le dogme de l'Évolution n'est pas mort, il change simplement de défenseurs, et d'appareil dialectique.
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Ce n'est d'ailleurs pas sans de solides raisons que les arguments purement MATÉRIALISTES en faveur du transformisme commencent enfin à être rejetés par (presque) tous les scientifiques. Le « matérialisme dialectique » toujours enseigné dans la littérature officielle du Parti Communiste attribue en effet explicitement ou implicitement à la Matière des pouvoirs... réellement mirifiques, mais que : 1°) l'observation ou l'expérimentation n'y ont jamais révélés, et 2°) les théories actuelles excluent de la façon la plus nette. Par exemple, le pouvoir pour la matière inerte de se constituer en matière organique, et ce *en vertu de son seul dynamisme interne.*
Ce que la physique moléculaire nous apprend sur la structure et les lois de la matière inanimée, et la biologie sur celles de la matière vivante, ne laisse subsister aucun doute sur l'absurdité radicale d'une telle hypothèse : la matière inorganique ne présente à l'observation que des séries d'éléments homogènes -- la matière organique, d'éléments hétérogènes ; l'objet inanimé ne peut être caractérisé que par la persistance d'une substance constitutive -- l'être vivant, par celle de sa structure ; le physicien enfin ne rencontre dans ses expériences que des molécules symétriques -- le biologiste, des molécules dissymétriques ([^10])...
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Comment donc expliquer, en fonction des seules lois de la matière inerte, le « saut qualitatif brusque », c'est-à-dire le mystérieux et radical changement d'organisation moléculaire, qui aurait permis à l'inanimé de faire soudainement place à la vie ? Gilson rapporte, dans « Linguistique et philosophie », qu'un scientifique illustre -- interrogé sur la probabilité de voir une simple cellule vivante surgir d'une matière régie par la physique des quanta -- n'avait trouvé à répondre que ceci : « Pour le physicien, la vie est une colossale improbabilité. » Et dans le langage d'un scientifique l'improbabilité (surtout si elle est « colossale ») définit, exactement, une radicale impossibilité d'apparition...
Georges Salet en fournit, parmi bien d'autres, une démonstration a contrario assez inattendue, mais étonnante surtout de rigueur et de clarté :
« Le mystère est alors le suivant : si la vie provient d'une évolution naturelle de la matière inerte, celle-ci étant symétrique, il n'a jamais pu apparaître que des mélanges racémiques \[c'est-à-dire\] dans lesquels les deux formes optiques des molécules dissymétriques \[lévogyres ou dextrogyres, selon qu'elles dévient à gauche ou à droite le plan de polarisation de la lumière\] ont toujours figuré en quantités égales. Il faut alors pousser la logique jusqu'au bout : si la vie résulte d'une évolution de la matière inerte selon les seules lois de cette matière, il n'a jamais pu apparaître que des mélanges racémiques : mélanges racémiques d'alanine, mélanges racémiques de protéines, mélanges racémiques de protobionte, mélanges racémiques de cellules très simples, mélanges racémiques de lapins. Le lapin dextrogyre avait une probabilité d'apparition rigoureusement égale à celle du lapin lévogyre. Pourquoi n'en existe-t-il aucun ? » (p. 290)
Bref, les théories matérialistes du transformisme (moléculaire) se réduisent à un amoncellement d'explications verbales : elles s'accordent généreusement dès le départ ce qu'elles prétendent démontrer -- dans une affirmation implicite, gratuite et permanente du « fait » de l'Évolution. Mais la Matière qui en est chez elles le support n'est à ce jour connue d'aucun scientifique digne de ce nom. Aussi n'y a-t-il galère que les auteurs de manuels marxistes, désormais, pour s'en contenter.
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Plus explicites, et en un sens plus séduisants pour l'esprit, les arguments SPIRITUALISTES consistent à soutenir que l'Évolution est provoquée (et reste constamment dirigée dans chacune de ses bases présumées) par un principe vital *de nature immatérielle.* Celui-ci reçoit, selon les écoles, des désignations assez variées : « Vie », « Ame », « Esprit » (rationalistes), « Élan vital » (Bergson), « Loi de complexité-conscience » ou « processus d'Hominisation » (Teilhard), etc. ([^11]) La biologie moléculaire oblige tout philosophe respectueux du réel à abandonner également ce point de vue : les *mécanismes* de la vie sont, pour l'essentiel, aujourd'hui connus ; ils relèvent d'une interprétation purement « physico-chimique » des faits (biologiques) ; ils n'impliquent à aucun moment de leur développement l'intervention d'une « force vitale » extérieure ou supérieure à la matière organique elle-même.
« Tout esprit objectif doit reconnaître la défaite scientifique du *vitalisme*. Une cellule vivante apparaît aujourd'hui comme une petite machine physico-chimique dont le fonctionnement est gouverné par un ensemble de gènes de structure et de régulation constituant l'A.D.N. L'hypothèse d'une « force vitale » présidant au fonctionnement d'une cellule est devenue scientifiquement inutile. Il n'est donc pas scientifiquement absurde, aujourd'hui, de penser qu'un organisme vivant peut se passer d'un principe spirituel interne pour le faire fonctionner. » (p. 262)
On a reproché ici à Georges Salet de s'élever contre les facilités et les contradictions du « vitalisme » en vertu d'une interprétation intégralement « mécaniste » de la vie -- excès sans doute aussi condamnable, aux yeux du philosophe... L'auteur, pourtant, n'emploie jamais ce mot : il qualifie exclusivement de *machiniciste* la conception que les biologiste actuels se forment de la vie : ce barbarisme est précisément destiné à éviter, dans la mesure du possible, l'équivoque avec le « mécanisme matérialiste », qui sous couvert de Science exclut l'existence de l'âme humaine et de la liberté. Georges Salet s'en défend absolument (pages 403 à 415).
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Il serait même prêt à reconnaître l'existence d'une « âme » végétale et animale, mais à la condition semble-t-il de la comprendre comme Aristote et saint Thomas -- c'est-à-dire comme une *forme :* « On peut aimer ou ne pas aimer le mot AME pour des raisons sentimentales, c'est-à-dire à raison d'associations d'idées que l'on estime agréables ou désagréables : là n'est pas la question. La seule évidence hors de conteste, c'est que tout vivant organique est vivant *par une forme d'existence, qui n'est* *rien d'autre que l'état actuel pris par les particules chimiques dont il est composé* (...) l' « âme » du vivant organique n'est évidemment pas autre chose que le vivant lui-même : elle est cela d'Intérieur au corps vivant qui lui donne d'être précisément un organisme de telle espèce ». ([^12])
Depuis Aristote, tous les biologistes affirment que le vivant *fonctionne comme une machine* autorégulatrice ; ils ajoutent même que rien ne vaut, pour comprendre le fonctionnement des organes, l'analogie fonctionnelle des mécanismes automatiques conçus par l'intelligence humaine. Les récentes découvertes sur le rôle de l'A.D.N., « poste de commande » de tout l'organisme, apportent à ce principe une confirmation à la fois expérimentale et théorique qu'on peut considérer comme éclatante.
Cette assurance pourtant n'autorise pas le scientifique (et encore moins le philosophe) à conclure que le vivant *n'est pas autre chose* qu'une machine : « ...si l'on affirmait que la vie se réduit à un simple enchaînement de phénomènes physico-chimiques, on irait au-delà des faits constatés et l'on en négligerait même quelques-uns » (p. 407). Il reste en effet dans les manifestations de la vie, humaine ou animale, une quantité considérable de choses qui ne se mesurent pas ; ces « données objectives de l'expérience » seraient-elles, pour si peu, moins *directes* et moins *réelles* que les autres ?
Encore une fois, si les théories de la biologie moléculaire paraissent bien fondées, expérimentalement, elles n'en sont pas pour autant universelles ; elles ne se prononcent même que sur *une* seule catégorie de phénomènes : les mécanismes d'assimilation, de régulation et de reproduction du monde vivant. Comment le biologiste pourrait-il ne point abandonner à la réflexion du philosophe, s'il ne veut pas s'égarer hors des voies de la Science contemporaine, toute question sur le pourquoi de la vie, son commencement et sa fin ? Et après tout, ce ne devrait pas être un problème pour le monde scientifique en tant que tel, s'il n'y a pratiquement plus d'authentique philosophie pour s'y intéresser...
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Gilson (*D'Aristote à Darwin et retour*) : « La description et l'interprétation scientifique des ontogenèses et des phylogenèses reste identiquement ce qu'elle est sans qu'il soit besoin de recourir aux principes premiers, trans-scientifiques, de mécanisme ou de finalité. La science naturelle ne ruine la finalité ni ne la démontre (...) Ce que les savants, comme savants, peuvent faire de mieux pour éclaircir le problème de la finalité naturelle, c'est de ne pas s'en occuper. » (p. 31)
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Les arguments « SCIENTIFIQUES » en faveur du transformisme jouissent naturellement, auprès de nos contemporains, d'un tout autre prestige que les spéculations des philosophes matérialistes ou vitalistes. Ce n'est pas une raison suffisante pour se laisser impressionner, et leur épargner au vu de la seule étiquette tout examen critique.
La première tentative de justification scientifique de l'évolution des espèces, on le sait, remonte à Lamarck (*La philosophie zoologique*, 1809 -- ce titre déjà en dit long...) Elle part de cette observation, d'ailleurs banale, que le genre de vie imposé par la nature à une espèce donnée est parfois capable de modifier certaines de ses conformations physiques dans le sens d'une meilleure adaptation au milieu ambiant : ainsi le singe et l'homme des bois s'adaptent-ils à la marche pieds nus par un durcissement de la plante des pieds. Bien. Mais comment déduire de là toute une théorie de l'Évolution, c'est-à-dire de l'apparition successive et progressive d'espèces nouvelles, *d'organes nouveaux,* sans tomber dans l'imaginaire pur et simple ? Le « milieu ambiant », à moins d'en faire une sorte de Génie lucide et omnipotent (ce qui ne serait pas très scientifique), ne crée en vérité pas plus d'organes qu'il n'en détruit. Il favorise indirectement le développement de certaines espèces *existantes* au détriment de certaines autres moins bien pourvues, voilà tout ce qu'on peut en dire.
Autre difficulté, et non des moindres, le Lamarckisme ou ses variantes supposent *l'hérédité de tous les caractères* acquis (on imagine ici un instant que l'influence du milieu ambiant a su créer chez certains individus de nouveaux organes). Or, « il résulte de plus de 100 ans d'expérimentation que les caractères acquis par l'individu sous l'influence du milieu ne se transmettent pas à la descendance » (p. 69).
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Expériences que vient d'ailleurs corroborer une considération théorique plus récente, liée aux découvertes de ces vingt dernières années sur l'A.D.N. : l'immutabilité des caractères *génétiques* essentiels de chaque espèce (ch. III). Ainsi se trouve enfin expliquée cette particularité, banale en apparente seulement, que les Lapins engendrent toujours des Lapins, et les Souris toujours des Souris.
Quant aux théories transformistes anciennes ou modernes ([^13]) issues des recherches de Darwin (*De l'origine des espèces*, 1859), leur base « expérimentale » peut se résumer en deux lignes :
1 -- Les espèces vivantes se modifient « au hasard » ;
2 -- la sélection naturelle retient les modifications « avantageuses ».
Il n'y a d'ailleurs rien à objecter aux prémisses ainsi énoncées, et Salet admire à ce propos que les Darwinistes ([^14]) aient pu développer une pareille suite de sophismes sur deux constatations aussi fondées. La biologie moléculaire confirme en effet que les êtres vivants, dans la mesure où l'on constate réellement qu'ils peuvent changer, se modifient *au hasard :* toutes les « mutations » observées jusqu'ici (par exemple sur la pigmentation de la robe des Souris) résultent de modifications minimes et aléatoires de l'A.D.N. au moment de la duplication cellulaire -- telles que le meilleur copiste finit un jour ou l'autre par en introduire lui-même dans ses travaux. (N'oublions pas que chaque A.D.N. est porteur d'une « information » dont le dixième ne tiendrait pas dans la collection complète d'ITINÉRAIRES) Si ces modifications (infimes, répétons-le) de l'état d'un A.D.N. doivent bien être considérées comme des « accidents » de la vie, c'est que rien d'*extérieur* aux lois de la matière organique elle-même ne suffit à les expliquer :
« On a vu comment les rayonnements augmentent le taux des mutations. On a donc pensé un moment que les mutations spontanées étaient déclenchées par les rayonnements naturels (rayons cosmiques, radioactivité terrestre).
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Mais on a dû reconnaître que, compte tenu de la loi expérimentale de proportionnalité du taux de mutation à la dose des rayons, les radiations naturelles ne paraissaient pas avoir une intensité suffisante pour expliquer les mutations. spontanées. Celles-ci paraissent donc véritablement dues à des « *accidents *» dans le déroulement des processus biologiques complexes où les chromosomes sont impliqués. » (p. 59)
D'autre part, il semble assez évident que la « sélection naturelle », c'est-à-dire tout simplement l'influence du milieu ambiant sur le développement des espèces, encourage (à supposer qu'on lui en fournisse la matière) les modifications « avantageuses » au détriment des autres. Ce n'est point là une théorie, mais une simple conséquence mathématique de la définition darwinienne de *l'avantage* « mutation » qui, compte tenu du milieu, entraîne une augmentation du taux de fécondité ou une diminution du taux de mortalité dans une espèce donnée.
La sélection automatique des modifications « avantageuses » d'une espèce n'est donc pas une idée qui fait difficulté. Mais c'est une idée vide, et scientifiquement inutile, si l'on reste incapable de démontrer que le « milieu ambiant » a effectivement eu *quelque chose* (d'important) à sélectionner :
« La sélection ne peut retenir que *ce qui est* effectivement apparu. La sélection opère un tri parmi les mutants \[supposés\] mais ce n'est pas elle qui provoque les mutations. Il est exact que la sélection aurait retenu les êtres vivants qu'une série de mutations. aurait dotés d'un organe de vision aussi primitif que l'on voudra. Mais à une condition, c'est qu'une telle série de mutations se *produise.* Prétendre, comme Darwin, gaie les êtres vivants varient dans tous les sens et que la sélection a retenu ceux qui avaient ainsi acquis quelque organe sensible à la lumière, *c'est supposer que c'est le HASARD qui a fait cet organe.* La sélection n'aurait pu louer qu'un rôle : éviter *l'encombrement* en supprimant la cohorte des aveugles complets. » (p. 210)
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Mais, pensera-t-on, tout se tient au contraire dans le néo-darwinisme : on vient de voir que la matière organique peut subir *au hasard* certaines modifications... En effet, mais lesquelles ? De mémoire d'homme, toutes les « mutations » observées dans le monde vivant sont *indifférentes* (la souris grise donne naissance à une souris banche), voire *régressives* (telle race de bœufs perd ses cornes) ; elles ne sont *jamais progressives :* le monde vivant connu n'offre à l'observation des hommes aucune ébauche d'organe nouveau.
La « micro-évolution » inscrite depuis toujours dans certains faits de l'Histoire des animaux, et aujourd'hui expliquée par les découvertes de la biologie moléculaire, n'a donc aucune commune mesure avec la « macro-évolution » postulée dans l'hypothèse transformiste. Il est même clair qu'elle la contredit :
« On pense souvent qu'il n'y a entre micro et macro-évolution qu'une différence de degré et que de l'existence de la première, on peut inférer celle de la seconde. En réalité, il y a *une différence de nature* entre ces deux types de transformation : (...) la première *exclut* toute apparition d'organes nouveaux alors que la seconde la *postule. *» (p. 63)
On objectera encore, les transformistes du moins ne s'en privent pas, que nos observations en la matière portent sur une durée beaucoup trop *courte* pour être considérées comme décisives. Que signifient en vérité, au regard des centaines de millions d'années des ères géologiques, les quelques millénaires de notre Histoire ? Le processus « mutations-sélection » ne peut être compris, comme facteur d'évolution biologique progressive, que sur des périodes de vie fantastiquement allongées.
Salet répond -- et c'est l'argument central de sa réfutation -- que le problème en effet essentiel du *temps nécessaire à l'Évolution* n'a jamais été scientifiquement abordé dans le Darwinisme, ancien ou nouveau : « Un milliard d'années ou même un milliard de milliards d'années sont-ils suffisants pour permettre aux mutations. aidées par la sélection naturelle de fabriquer un Poisson ou un Homme à partir d'une Amibe ? Je pose la question » (p. X). Le livre de Georges Salet fait d'ailleurs bien mieux que de la poser ; il consacre 153 pages captivantes (mais difficiles) à la résoudre, et par l'instrument « scientifiquement » le plus rigoureux. *le calcul mathématique des probabilités.*
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Le problème du temps nécessaire à l'Évolution, en effet, n'est pas exclusivement biologique. Les découvertes récentes sur le rôle de l'A.D.N., sa duplication et ses accidents éventuels ont permis d'établir -- répétons-le, c'est essentiel -- que toute modification intervenant dans l'organisation moléculaire des cellules vivantes devait être attribuée au seul *hasard :* ainsi n'y a-t-il pas d'explication physico-chimique possible du « pourquoi » des mutations. moléculaires... Cette base sera peut-être considérée comme décevante, mais elle est sûre, même pour Jacob et Monod. On ne peut donc en faire fi et continuer à se vouloir « scientifique ».
Cependant le hasard, s'il n'évoque que continence pour le biologiste et plus encore le commun des mortes, ne tient pas toujours en échec le mathématicien. Il est exact qu'on doit s'interdire toute prédiction sur la probabilité de réalisation d'un événement unique, s'il « dépend » -- comme on dit -- du hasard (par exemple : serai-je ou non victime d'un accident sur les routes, au prochain week-end ?) Mais lorsqu'un phénomène global résulte d'un *très grand nombre* d'événements minimes individuellement aléatoires, on peut alors formuler à son sujet quelques prédictions tout à fait certaines : pas de week-end en France sans victimes sur les routes... Paradoxalement, le hasard appliqué aux « grands nombres » obéit à des LOIS qui ne souffrent pas plus d'exceptions que les lois de la Physique ou de la Mécanique céleste cela est suffisamment démontré par l'exactitude de toutes leurs applications ([^15]). Parmi ces lois, il en est une qui fonde toutes les autres, et qui peut s'énoncer ainsi : « Un événement remarquable de probabilité suffisamment faible ne se produit jamais dans les limites de temps et d'espace donnés. » On aura reconnu ici la « loi unique du hasard » formulée par le mathématicien Émile Borel (1871-1956).
Or les limites de temps et d'espace de la vie sur notre planète, et donc aussi de son éventuelle Évolution, sont établies par la Science ; on se disputera peut-être encore longtemps sur les centimes, l'ordre de grandeur est bien assuré. Il fournit une base largement suffisante à la spéculation mathématique pour conclure que, *compte tenu de l'extraordinaire complexité moléculaire de la moindre cellule vivante, l'apparition* «* au hasard *» *chez une espèce quelconque* D'UN SEUL dispositif nouveau est un événement *de probabilité* P = 10^-50^ (soit : 1/10^50^), *ce qui correspond à une* «* impossibilité cosmique *». Les sceptiques pourront consulter, pages 81 à 244 de l'étude de Georges Salet, le détail de cet hyperbolique mais nécessaire calcul.
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« On doit conclure que la durée des périodes géologiques devrait être multipliée par *10 suivi de plusieurs* centaines ou milliers de zéros, au moins, pour permettre l'apparition d'un organe nouveau si modeste soit-il. »
« Si des durées aussi fantastiques sont nécessaires, c'est, en deux mots, parce que si le nombre des éléments d'une structure fonctionnelle croit en progression arithmétique \[comme 1, 2, 3, 4, 5...\], le temps nécessaire pour la réaliser *par hasard* croit en progression géométrique \[comme 2, 4, 8, 16, 32...\]. » (p. X)
La « macro-évolution » biologique postulée dans l'hypothèse transformiste aurait donc eu à peu près autant de chances de se réaliser que M. Dupont en a de « toucher » le tiercé dans l'ordre, tous les jours et pendant toute sa vie, en prenant à chaque fois un unique billet... C'est vraiment bien peu, pour continuer d'y voir autre chose qu'une fumée !
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Faute de bases scientifiques suffisantes pour le déloger scientifiquement, le dogme de l'Évolution progressive est longtemps resté l'impatiente *illusion métaphysique* de certains « savants ». Un vrai philosophe, Étienne Gilson, a dit récemment ce qu'il convenait d'en penser.
Le voici en outre dénoncé, grâce à la lumineuse mise au point scientifique de Georges Salet comme, une sorte d'*hérésie biologique* caractérisée. Dont acte.
Les mondains, les romanciers et les éditeurs d'aujourd'hui ne bouleverseront certainement pas pour si peu leurs bonnes dispositions à son égard... Mais Jacob ? Et Monod ?
On attend du moins la réponse, s'il en est une.
Hugues Kéraly.
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*Pour donner au lecteur une vue plus complète des questions traitées dans l'importante étude de Georges Salet, dont notre chronique n'a retenu que les plus accessibles, nous reproduisons ci-dessous les* *principaux titres du* Sommaire :
Première partie :
LES DÉCOUVERTES CONTEMPORAINES
Ch. I. -- *Les mécanismes biologiques fondamentaux :*
-- La Vie.
-- La Cellule.
-- Duplication de l'A.D.N. et synthèse de l'A.R.N. messager.
-- La synthèse des protéines codées.
-- L'autorégulation.
Ch. II. -- *Les mécanismes de la reproduction :*
*--* La reproduction cellulaire : mitose.
-- La reproduction des pluricellulaires : ontogenèse.
-- La reproduction sexuée.
-- Répartition statistique des caractères : mutations.
-- Les virus.
Ch. III. -- *Les variations du monde vivant :*
-- Non-hérédité des caractères acquis.
-- Les mutations.
-- La micro-évolution.
-- Micro et macro-évolution.
Deuxième partie :
LE TRANSFORMISME DEVANT LA BIOLOGIE MOLÉCULAIRE\
GÉNÉRALITÉS
Ch. IV. -- *Les hypothèses explicatives de l'Évolution :*
-- Les explications scientifiques.
-- Les explications spiritualistes.
-- Les explications seulement verbales.
-- Tout dans l'Amibe ?
-- L'origine de la vie.
> Ch. V. -- *Position nouvelle du problème transformiste : la formation et la transformation de l'A.D.N. :*
*-- *Processus de constitution des A.D.N. des êtres vivants.
-- Explication de l'ordre fonctionnel.
-- Conclusion.
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Troisième partie :
HASARD -- MUTATIONS -- ÉVOLUTION
Ch. VI. -- *Les lois du hasard :*
-- Généralités.
-- Probabilités et certitude.
-- Seuils d'impossibilité.
-- L'incompréhension de la loi de Borel.
-- Une confirmation : la valeur pratique du calcul des probabilités.
Ch. VII. -- *Probabilités et mutations :*
-- Difficultés inhérentes au problème des mutations.
-- Définitions préliminaires.
-- Probabilités réelles.
-- Probabilités intrinsèques.
-- Théorème fondamental sur la sélection naturelle.
-- Remarque sur l'indépendance des mutations génétiques.
-- Résumé-conclusion.
Ch. VIII. -- *Le problème de l'Évolution et les probabilités :*
-- Manières incorrectes ou illusoires d'aborder le problème.
-- Une méthode correcte et praticable.
Quatrième partie :
LE NÉO-DARWINISME DEVANT LA BIOLOGIE MOLÉCULAIRE\
ET LES LOIS DU HASARD
Ch. IX. -- *Enchaînements métaboliques :*
-- Probabilités.
-- Sélection naturelle.
-- Organes et fonctions.
-- Fonctions constructives.
-- Enchaînements métaboliques et directeurs.
-- Probabilité intrinsèque d'apparition d'un enchaînement métabolique nouveau.
-- La réponse de Darwin.
-- Synthèse des acides aminés et sélection naturelle.
-- Résumé-conclusion.
Ch. X. -- *Les enchaînements directeurs :*
-- Généralités.
-- Probabilité d'apparition par mutations d'un enchaînement directeur de degré.
-- Conclusion.
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> Ch. XI. -- *Impossibilité de l'établissement par mutations de l'embryogenèse d'un Métazoaire porteur d'un organe nouveau :*
>
> *-- *L'ontogenèse et l'embryogenèse.
-- Organes nouveaux, ontogenèse et mutations.
-- Degré minimal de l'enchaînement directeur nécessaire à la construction d'un organe nouveau.
-- Caractère de la démonstration précédente.
-- L'objection darwinienne.
-- Conclusion.
Ch. XII. -- *Impossibilité que le nouvel être soit viable :*
*--* Généralités.
-- Les régulations.
-- Conclusions.
Ch. XIII. -- *Sélection naturelle et néo-darwinisme :*
*--* Généralités.
-- Les deux sophismes du darwinisme.
-- Le rôle stabilisateur des mutations. létales et de la sélection naturelle.
-- Le temps et la place manquent.
-- Conclusions.
Ch. XIV. -- *Néo-darwinisme et probabilités -- Discussion directe :*
*-- *Le Néodarwinisme.
-- Événements indépendants et événements en corrélation.
-- Ensembles de séries de mutations.
-- Discussion de l'indépendance.
-- Généralisation.
-- Conclusion.
Ch. XV. -- *Tout dans l'Amibe ?*
Ch. XVI. -- *L'indépendance probable des groupes supérieurs de la classification systématique.*
Cinquième partie :
ÉVOLUTION MOLÉCULAIRE ET ORIGINE DE LA VIE
Ch. XVII. -- *Évolution moléculaire et A.D.N. :*
*-- *Position du problème.
-- Grandes lignes des théories actuelles.
-- Les deux carences fondamentales.
-- L'origine de la machine à monter les protéines.
-- Remarques sur la complexité des dispositifs biologiques.
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-- Le point de vue de M. Monod.
-- L'hypothèse d'une formation conjointe et progressive des A.D.N. et des protéines.
-- La formation des protobiontes en cellules.
-- Conclusions.
Ch. XVIII. -- *La dissymétrie moléculaire chez les êtres vivants.*
Ch. XIX. -- *La croyance aux martingales.*
Ch. XX. -- *La troisième voie : la loi naturelle.*
Sixième partie :
LES TRANSFORMISMES SPIRITUALISTES
I. -- Le transformisme créationniste.
II\. -- Le transformisme déiste mécaniciste.
III\. -- Les transformismes spiritualistes proprement dits.
IV\. -- Conclusions.
Septième partie :
SCIENCE ET PHILOSOPHIE
I. -- Science et philosophie.
II\. -- Les rapports de l'intelligence et de la matière.
III\. -- L'origine des êtres vivants.
IV\. -- Conclusions.
(Suivent quelques dix *Annexes* où Georges Salet examine notamment, à la lumière des principes établis dans son ouvrage sur les probabilités d'apparition d'organes nouveaux, les principales hypothèses complémentaires du néo-darwinisme. Les lecteurs de MM. Jacob et Monod ne pourront au moins se dispenser de prendre connaissance de cet examen.)
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### L'enseignement "rénové" du français
par Étienne Malnoux
#### Conclusions
LE PROJET ROUCHETTE et « l'expérience en cours » ont désormais la sanction officielle d'une circulaire ministérielle (circulaire n° 72-474 du 4 décembre 1972, publiée au bulletin officiel de l'Éducation Nationale du 7 décembre 1972, p. 3978 à 4015). On peut tout d'abord s'étonner que des décisions aussi graves que celles-ci, qui concernent l'enseignement, et donc l'avenir de notre langue nationale, puissent être prises par une simple circulaire ministérielle.
Il eût semblé normal, dans une République (puisque République il y a, et démocratique de surcroît), que les instances législatives et représentatives constitutionnelles du peule souverain fussent au moins saisies d'un choix si lourde conséquences. Le corps législatif n'a pas même été consulté sur une aussi piètre affaire que l'enseignement de la langue française à la jeunesse de France. Un ministre de passage, une commission de pédagogues irresponsables rassemblés au petit bonheur la chance, ont pu en toute quiétude, en toute impunité, se livrer au plus scandaleux des attentats contre l'être même de la Nation.
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Mais il est également vrai en contrepartie que ce qu'une circulaire a fait, une autre pourrait le défaire tout aussi aisément à supposer u'il se trouvât un jour, par chance, un ministre assez lucre, assez sensé, assez courageux pour prendre une décision de salut public.
En vérité dans ce domaine comme dans les autres, le « *politique d'abord *» trouve son application. Il faut d'abord un État, un État national au service de la Nation, et non un simulacre d'État, une bande d'aventuriers et de démagogues sans scrupules qui « bazardent » le patrimoine tout en prétendant le défendre du communisme.
La circulaire de M. Jean Fontanet dilue dans un long discours à la Rousseau le poison du projet de la commission Emmanuel. Des phrases vagues et onctueuses dissimulent dans leurs replis ondoyants les sottises primaires et péremptoires du rapport Rouchette. Mais il ne s'agit que de clauses de style, d'un « *rewriting *» où la substance nocive se trouve assez bien enrobée pour ne pas éveiller les soupçons de l'électeur moyen, l'éternel M. Gogo de toutes les républiques. C'est en fait la même farine à quelques détails près. Tels propos sensés concernant l'écriture et l'ultime exercice de la copie ne sauraient faire illusion sur l'essentiel, la reprise sous une forme édulcorée, mais d'autant plus pernicieuse, des plus dévastatrices dispositions du rapport Rouchette. En fait, l'utopie demeure fondamentalement la même, si son absurdité et ses contradictions sont moins flagrantes : il ne s'agit toujours que des mêmes rengaines : créativité, motivation, groupes de classés, vie de classe, textes d'élèves, structures, enquêtes, etc. Prudent, le Ministre se borne à des conseils et s'abstient d'ordonner. On est en plein dans la « nouvelle loi », la loi facultative, la loi-cadre... Les maîtres finalement peuvent faire ce qu'ils veulent. Les instructions n'ont rien de contraignant ; les applique qui veut. Il n'est pas interdit d'enseigner encore l'orthographe et la grammaire, de donner dès dictées, de corriger les fautes, mais cela n'est pas tellement recommandé. Le bien n'est pas interdit, le mal n'est pas obligatoire, il est cependant chaudement conseillé.
Il semble vain de préconiser des remèdes au niveau de l'État, quand le Ministre de l'Éducation Nationale décide de mettre en application le plus funeste projet de destruction de l'enseignement du français. Or, M. Fontanet passe pour être le meilleur des Ministres de l'Éducation Nationale possible en V^e^ République. On a d'ailleurs vu les autres à l'œuvre. Nous écrivons ces mots à la fin de février 1973 : que serait-ce si au lieu d'un ministre catholique on en avait un marxiste, « laïc », ayant reçu pour expresse mission d'accélérer la destruction de la France, de la langue française, de la civilisation française ?
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A la vérité, nous récoltons les fruits atroces et monstrueux d'un siècle de Républiques acharnées à détruire la France encore plus du dedans que du dehors. Maurras a magistralement analysé ce processus de destruction. Que nos lecteurs veuillent bien se reporter à l'article publié dans les *Cahiers Charles Maurras,* n° 42, sous le titre *Charles Maurras et l'enseignement* ([^16])*.*
Pour nous borner à la V^e^ République, nous ne pouvons qu'admirer la constance et l'efficacité de la politique de l'Éducation Nationale :
- démocratisation de l'enseignement et prolongation de l'obligation scolaire jusqu'à seize ans,
- démantèlement de l'enseignement secondaire divisé en collèges d'enseignement Secondaire et en lycées,
- abolition des études classiques par la quasi-disparition de l'enseignement du latin et du grec,
- destruction de l'enseignement supérieur par la Réforme Fouchet puis par la loi d'orientation de l'Enseignement supérieur de M. Edgar Faure, mise en place de vive force par M. Olivier Guichard.
- Enfin, la circulaire de M. Fontanet concernant la réforme de l'enseignement du français.
Qu'attendre d'un tel régime ?
Les propositions de remèdes, pour simples et évidents qu'ils soient, supposent, impliquent, nécessitent, un *politique d'abord,* un État restauré, un État français, sensible à l'intérêt supérieur et permanent de la France et ayant d'autres Soucis que les obligations électorales et démagogiques inhérentes à toute démocratie.
Nous supposons ce problème résolu : un Ministre de l'Éducation Nationale ayant lu nos articles dans ITINÉRAIRES, animé du désir de bien faire, de servir honnêtement son pays, et par conséquent de défendre la langue française par un enseignement approprié.
Il commencerait évidemment par se défaire, par débarrasser son ministère, de MM. Emmanuel, Rouchette, Barberis et autres mauvais conseillers du même tabac, qui ne sont d'ailleurs qu'une infime minorité, dont on ne s'explique guère qu'ils aient pu usurper une telle puissance. Il pourrait par contre prendre l'avis d'autres académiciens, tels MM. Pierre Gaxotte, Thierry Maulnier, Jean Mistler, recourir à l'aide de professeurs éminents, fondateurs de l'Association pour l'Enseignement du Français, tels MM. Matoré, Deloffre, Lathuillière, Picard, Robert, entre autres.
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Une circulaire de quelques pages, abolissant la précédente, suffirait à ramener l'ordre et à encourager le bon sens, aussi bien dans l'enseignement primaire que dans l'enseignement secondaire. Le corps des Inspecteurs généraux du français soutenu par le Ministère pourrait désormais faire son métier, encourager et promouvoir les bons professeurs, sanctionner, et éliminer au besoin, les autres : quelques mauvaises notes pédagogiques, voire quelques « exemples » auraient tôt fait de ramener dans le droit chemin ceux que la défaillance et la carence ministérielles auraient pu dévoyer ; le Souci de la promotion étant, il ne faut pas l'oublier, le principal mobile de la majorité des fonctionnaires. Cela pourrait être complété par quelques mises à la retraite, mutations, promotions, nominations d'inspecteurs d'Académie, inspecteurs primaires, proviseurs, directeurs et directrices de C.E.S. et d'écoles normales. Certes cela ne changerait pas du jour au lendemain la nature de l'enseignement public, n'abolirait pas en un jour son extrême imprégnation marxiste. Néanmoins les professeurs de Français qui veulent honnêtement faire leur métier n'en seraient pas découragés, ni systématiquement et officiellement brimés par la hiérarchie qui soutient le pouvoir parallèle des syndicats marxistes. Au lieu d'être découragés et désespérés dans leur travail, ils seraient officiellement et ouvertement approuvés, honorés et récompensés par l'État et leurs supérieurs hiérarchiques.
Une des causes du mal étant, comme on l'a vu ([^17]), la substitution des maternelles aux mères, et la démission de la famille notamment en matière d'éducation et pour le premier et naturel enseignement de la langue maternelle, il faudrait de toute urgence S'efforcer de rétablir l'ordre de la nature.
Là encore, hélas, le rôle essentiel, en notre Société socialiste et étatiste, revient à l'État démocratique et totalitaire. C'est l'État qui, disposant des plus puissants moyens de propagande, peut s'en servir pour expliquer aux parents, aux jeunes mères en particulier, le mal qu'elles font à leurs enfants en les abandonnant trop tôt à l'école au lieu de les élever et de les éduquer elles-mêmes. On sait le rôle persuasif et dissuasif que peuvent jouer télévision et radio, souvent pour le pire. Pour une fois, elles pourraient servir au bien.
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En outre des dégrèvements d'impôts ou autres avantages fiscaux, s'ils rendaient d'un faible intérêt financier le travail des mères de famille, inciteraient celles-ci à se consacrer plus volontiers à leurs tâches d'état. Les sommes actuellement englouties dans les constructions et le fonctionnement de garderies et de maternelles seraient reversées aux familles qui s'occupent de l'éducation de leurs enfants et ne les envoient pas en classe avant l'âge scolaire normal, l'âge de raison de sept ans. Loin de scolariser à outrance -- à partir de deux ans et demi, comme l'envisage le Président de la République -- c'est l'inverse qu'il convient de faire : *déscolariser,* afin que l'enfant s'imprègne naturellement, Spontanément de tous les bienfaits civilisateurs, notamment sa langue maternelle, que lui apporte son soutien naturel, la cellule sociale de base : la famille -- et non le « groupe-classe » avec ses fausses « situations d'expression et d'apprentissage ». Il faut que l'enfant sache parler le français, qu'il aura appris au milieu des siens, tout seul, avant d'aller à l'école apprendre à le lire et à l'écrire, à l'orthographier, à en avoir finalement une certaine maîtrise.
Le Ministre de l'Éducation Nationale le reconnaît d'ailleurs fort honnêtement dans sa circulaire (p. 3989 du bulletin officiel cité en commençant) : « *L'École ne commence qu'à sept ans dans divers pays fort évolués. *»
La raison pour laquelle l'enfant doit être si tôt enlevé à Sa famille est avouée (p. 3981) ; elle est sociale et elle est ignoble : c'est le nivellement démocratique par le bas, l'égalitarisme le plus féroce. Tous à la maternelle, afin u'il n'y ait plus d'enfants privilégiés de l'affreuse grâce d'avoir des parents qui S'occupent d'eux et Savent le français ! L'orphelinat pour tous les petits Français ! Voilà l'idéal pédagogique et culturel de la V^e^ République, en attendant les communes populaires du totalitarisme socialo-communiste.
L'école maternelle ne devrait être qu'un pis aller, pour les parents qui ont le malheur de ne pouvoir faire autrement, et pour les enfants d'étrangers fixés en France qui étudient le français comme la langue étrangère qu'il est pour eux.
La situation des Universités où Sont formés les professeurs de français serait au cœur des préoccupations d'un État digne de ce nom.
Deux solutions sont possibles :
Une solution autoritaire et étatique, avec une définition précise et nette de la nature et du contenu des diplômes nationaux. En d'autres termes une limitation, pour ne pas dire l'abolition, de l'autonomie des Universités, ce qui impliquerait la mise en cause de la loi d'orientation de l'Enseignement Supérieur.
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Ainsi pourrait-on espérer limiter l'extravagance et l'insignifiance des programmes de français (cf. ITINÉRAIRES, n° 171 de mars 1973) et former de nouveau des professeurs de lycées convenables. Il va de soi qu'une telle solution implique un État ferme et autoritaire, prêt à en découdre avec les universités dirigées par des majorités marxistes nullement décidées à abandonner le plus important de leurs privilèges. Des grèves et autres manifestations ne manqueraient pas de se produire. L'issue d'une telle confrontation dépendrait évidemment de la détermination du pouvoir.
L'autre solution, que nous qualifierons de libérale, consisterait à tirer de la loi d'orientation ses conséquences logiques. L'autonomie pédagogique des universités suppose la disparition des diplômes nationaux. Les diplômes des universités ne seraient que des diplômes d'université et non des diplômes nationaux. Dénationalisés, ils ne bénéficieraient plus de la garantie de qualité uniforme décernée par l'État quelle que soit leur valeur réelle. Une compétition réelle pourrait jouer entre les différentes Universités de l'État et les Universités libres. On saurait qu'une licence de Lettres de Paris VII ou de Paris III ne vaut rien, si ce n'est pour constituer les cadres Subalternes du P.C. ou du P.S.U.
Mais il conviendrait évidemment que l'État tienne très sérieusement les concours de recrutement de l'Éducation Nationale et veille avec le plus grand soin aux choix des jurys et aux programmes. C'est par ce filtre que s'opérerait le recrutement d'un personnel enseignant qualifié. Les universités comme Paris VII, Paris III ou Vincennes, qui sont les principales bénéficiaires de l'équivoque des diplômes nationaux, Seraient contraintes de Se conformer à la « rhétorique des concours » ou bien à ne faire que du « discours marxiste ». En ce cas-là, les étudiants de ces universités voyant les débouchés publics ou privés Se fermer à leurs diplômes sans valeur déserteraient ces officines de conditionnement dont les crédits de fonctionnement seraient peu à peu réduits, en attendant leur suppression définitive.
La pire erreur serait d'espérer pouvoir remédier à la situation par la réalisation, si ardemment souhaitée par les Syndicats de gauche et leurs agents au ministère, de centres ou instituts de formation pédagogiques des maîtres, qui Seraient de véritables ghettos où s'effectuerait la ségrégation et le conditionnement des futurs professeurs de l'enseignement du Second degré.
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Ces écoles normales du second degré subiraient inévitablement le sort des écoles normales d'instituteurs : livrées aux pédagogues marxistes, elles seraient les écoles de cadres révolutionnaires de l'Éducation Nationale, et assureraient la formation de professeurs de français selon les vœux du texte d'orientation de la commission de réforme de l'enseignement du français.
Mais comme toute amélioration *politique* semble exclue, il faut, devant la carence ou la malfaisance des pouvoirs publics, organiser « *par tous les moyens, mêmes légaux *», une résistance privée, afin de maintenir vaille que vaille, dans le déferlement général de la sottise et de la barbarie, des îlots de terre, de langue, de civilisation françaises.
Mis en garde de l'extrémité et de l'urgence du péril, ce sont les personnes directement intéressées qui doivent d'abord organiser la résistance : les parents et les professeurs. C'est le devoir impérieux des parents, et plus particulièrement des mères, de ne pas céder aux tentations de la facilité, de ne pas se débarrasser lâchement de leurs enfants en les mettant dès qu'ils savent marcher, à la maternelle. L'éducation familiale, et plus particulièrement maternelle, dans la petite enfance est un irremplaçable bienfait.
Le choix des écoles doit être fait avec discernement. Le nombre des écoles sérieuses, y compris les écoles libres, est extrêmement limité. Beaucoup de parents se trouvent devant ce dilemme : mettre l'enfant dans une école voisine dont ils n'ignorent pas que l'enseignement est déplorable ; ou les envoyer en pension dans une école lointaine dont la qualité est reconnue, mais avec tous les inconvénients qui résultent de la séparation prolongée de la famille et de l'internat.
Les parents doivent surveiller de très près l'enseignement de la langue et de la grammaire puis de la littérature française qui est dispensé à leurs enfants, afin de pouvoir suppléer aux éventuelles carences ou malfaçons. Les associations de parents devraient pouvoir jouer un rôle important dans cette affaire, à condition que des chefs de famille prennent la peine de s'en occuper. Ces associations, ces groupes de pression peuvent inciter, voire obliger tels directeurs ou professeurs à enseigner correctement et honnêtement, contraindre tels autres à s'en aller. Redisons-le : le contrôle des études des enfants par les parents est un droit naturel et un devoir élémentaire et primordial.
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Les éducateurs, maîtres d'école, professeurs, aussi bien dans l'enseignement public que dans l'enseignement libre, doivent avoir le courage de résister à la tyrannie des crétins malfaisants qui ont rêvé la réforme de l'enseignement du français. Sans doute n'y a-t-il guère de résistance à attendre dans l'enseignement élémentaire public, où le monolithisme syndical et la pression de l'Inspecteur sont écrasants. Mais nous n'ignorons pas que de nombreux instituteurs pédagogiquement honnêtes et sérieux considèrent les réformes qu'on leur propose comme une sinistre fumisterie. En revanche il est rare qu'il ne se trouve pas dans un établissement du second degré plusieurs professeurs de français réfractaires. S'ils demeurent isolés en présence de l'équipe enseignante révolutionnaire en place, souvent avec la complicité du proviseur ou du directeur, ils ne peuvent rien faire et ils seront tracassés. S'ils se concertent, s'organisent, constituent eux aussi une équipe réfractaire, ils seront craints et respectés, ils pourront enseigner comme il convient la langue et la littérature françaises. L'appartenance au Syndicat National des Lycées et Collèges, ou au syndicat C.F.T.C. ou C.G.C. de l'enseignement libre constitue un appui et un soutien supplémentaire.
Que les enseignants sachent bien que le seul texte officiel concernant la réforme de l'enseignement du français est la circulaire du 4 décembre 1972. Ces instructions ne concernent que l'école élémentaire, et de surcroît n'ont valeur que de conseil, et non d'injonction impérative. Il est donc vivement recommandé de n'en tenir aucun compte.
Parents et professeurs peuvent et doivent unir et concerter leurs efforts, et, dans l'anarchie générale, maintenir un enseignement convenable du français. Il n'est pas inconcevable que dans un lycée, ou un collège libre, alors qu'une partie de l'école s'abandonne à l'enseignement rénové, une autre continue de dispenser un enseignement traditionnel de bonne qualité.
Les groupes de pression jouent un grand rôle dans les démocraties modernes comme la V^e^ République. Les parents et les enseignants qui refusent la réforme de l'enseignement du français devraient constituer un très puissant groupe de pression, dont le noyau pourrait être l'Association pour l'Enseignement du Français ([^18]).
La formation de professeurs de Lettres de qualité est une nécessité nationale impérative, et nous avons dit ce qu'il fallait attendre, à rares exceptions près, des Universités de l'État.
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Un rôle capital peut être joué par les Universités libres, et plus spécialement par la FACLIP (Faculté Libre Internationale Pluridisciplinaire) qui est d'abord une Faculté des Lettres. Les dirigeants de cette faculté ont si bien senti l'importance de l'enseignement du français qu'ils ont rendu obligatoire pour tous les étudiants de première année, quelle que soit l'option choisie, l'obtention d'une unité de valeur de grammaire française et de littérature française. Un des objectifs de la FACLIP, c'est la formation d'une élite de professeurs pour l'enseignement libre et pour l'enseignement public, et tout spécialement de professeurs de Lettres. L'appareil qui peut permettre de rompre le cycle infernal de la désintégration de l'enseignement du français à des fins révolutionnaires existe et progresse. Il faudrait désormais qu'une élite plus nombreuse de jeunes gens et de jeunes filles, conscients du péril que court leur pays et leur civilisation, vienne y acquérir la formation intellectuelle qui lui permette à son tour de dispenser un enseignement réparateur. La lutte contre la barbarie se livre dans les écoles, et son enjeu c'est le français. Que la jeunesse de France, qui n'a pas perdu le goût des nobles causes et de l'amour de la patrie, s'arme donc pour ce difficile combat contre-révolutionnaire, et vienne grossir nos rangs à ce créneau, si dangereusement menacé.
Il faut à la France, et de toute urgence, de bons professeurs de français pour sauver la langue française. Le français est en danger.
Étienne Malnoux.
#### Extraits de la circulaire n° 72-474 du 4 décembre 1972
ACTIVITÉS DE COMMUNICATION (au niveau du cours préparatoire ou élémentaire).
« Dans une classe active, les occasions d'échanges oraux se présentent d'elles-mêmes, qu'il s'agisse de préparer un questionnaire, communiquer des renseignements, faire part d'un événement, rendre compte d'une enquête ou d'une lecture, commenter une projection ou une émission, critiquer un travail, expliquer le mode d'emploi d'un appareil, débattre d'un choix à faire, etc. »
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« Un pas de plus est fait quand le maître suscite des dialogues entre élèves. Le travail par groupes facilite et appelle de tels échanges, soit qu'un groupe en interroge un autre, soit qu'il lui communique les résultats d'une enquête. Une situation plus complexe, et plus féconde encore, se crée quand la classe devient le lieu de communications multiples, questions et essais de réponse se croisant. Le maître intervient pour faire brièvement le point, éviter que la recherche s'égare, et proposer au besoin une nouvelle orientation. »
« Si les activités d'éveil sont particulièrement propres à faciliter les échanges oraux, puisqu'elles permettent, plus que d'autres, de laisser libre cours à la curiosité enfantine, l'entraînement oral n'en fait pas moins partie intégrante de l'enseignement du français. Entre le langage que l'enfant parle en cour de récréation -- spontané, mais en même temps rudimentaire et tributaire étroitement de l'intonation, du cri de la mimique -- et le langage des livres, privé de ces auxiliaires, il faut des transitions ! »
« En dehors des exercices systématiques qui seront examinés dans les prochains chapitres, l'entraînement oral, détaché d'une étude particulière, par exemple d'ordre lexical ou grammatical, se caractérise par une liberté plus grande. Comme il s'agit avant tout de communiquer, le maître se garde de rectifier sur le moment le langage spontané : pour que les enfants parlent, pour qu'ils usent peu à peu de formes plus variées et plus justes, il ne faut pas commencer par les reprendre. »
« Cet entraînement oral peut prendre bien des formes, dont la plus simple est l'entretien. Particulièrement utile au maître pour lui permettre d'apprécier les ressources et les déficiences du langage dont disposent ses élèves, l'entretien ne joue pas seulement un rôle important au début de la scolarité et de chaque année scolaire. Pratiqué d'une façon régulière, mais non systématique, il aide à créer dans la classe un climat de confiance et d'amitié. Il offre aux élèves, en la personne du maître, un interlocuteur qui sait écouter et qui, sans se départir du naturel et de la simplicité qu'une telle conversation exige, emploie un langage bien articulé, précis, dépouillé de gesticulation, exempt de vulgarité... »
« Il a pu paraître ambitieux d'introduire l'exposé oral à l'école, puisqu'il est fréquent de voir des adultes, même instruits, le remplacer par la lecture d'un texte écrit ou l'énonciation d'un texte appris par cœur. Mais l'expérience montre que l'enfant accepte volontiers de traiter sous forme d'exposé un sujet qui lui plaît, et le fait avec assez de confiance pour s'aider seulement de quelques indications écrites.
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La motivation, ici encore, est décisive. Aussi convient-il d'admettre et au besoin de suggérer des sujets d'exposés très variés. Il va sans dire que l'exposé peut s'insérer au cours ou au terme d'une étude. Il n'y a pas lieu de le regarder comme une prouesse, il n'est pas souhaitable qu'il prenne l'aspect d'un événement rare, il peut le partager entre plusieurs élèves. A la suite de l'exposé, le dialogue entre l'auteur et ses camarades offre une excellente occasion d'échanges (questions, critiques, précisions et justifications), et n'exige que peu d'intervention de la part d'un maître expérimenté. »
« Le journal scolaire imprimé en classe et diffusé dans le voisinage de l'école exige, tout comme la correspondance interscolaire, un travail d'équipe et met en jeu des motivations stimulantes. Elles avivent l'attention portée à l'écriture, à l'orthographe, aux illustrations, à une belle présentation, à une rédaction claire et intéressante. »
« Mais les grandes sources de sujets sont les travaux de la classe, collectifs et individuels, actuels, passés ou en projet, les lectures, les enquêtes, les découvertes des activités d'éveil, les performances sportives ; ce sont les activités et distractions hors de l'école, les congés, les vacances, les voyages, les fête, les spectacles, les émissions de télévision ; c'est tout ce qui intéresse, émeut, intrigue, et que le maître connaît par ses entretiens avec la classe ; bref, tout ce qui est vécu ou imaginé par les enfants. »
Il s'agit bien d'enfants en début de scolarité et non étudiants de Faculté.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
STATISTIQUE. En 1970, à l'incorporation du contingent, 23 229 conscrits ont été reconnus insuffisamment scolarisés ou franchement illettrés. Or les recruteurs ont trouvé moyen de les rejeter comme inaptes au service. Ils incorporent des schizophrènes par millions et les illettrés sont exclus. On croit rêver.
D'autre part, un grand nombre de confrères a crié au scandale des illettrés, déshonneur de la République, et le bruit a couru que Jules Ferry se retournait dans sa tombe. C'est pourtant vrai que la proportion des illettrés dans l'armée française est descendue si bas qu'un équilibre est rompu dans les valeurs fondamentales de la troupe. C'est le niveau d'alarme.
Qu'on me les donne un peu ces 23 229 inaptes, et j'en ferai la division de fer, le corps des ultimes interventions à l'heure où il ne sera plus besoin de savoir lire, où mieux vaudra ne pas savoir. Le jour qu'il s'ébranlera, quand les armes savantes auront flambé leur savoir avec leur kérosène, avalé la consigne et bousillé leur électronique, vous verrez la pâleur, la tremblote, la débandade : sauve qui peut, v'la les ILLETTRÉS !
Élevé à Brienne par les soins de Louis XVI et selon le principe qui fait de l'ignorance publique la force principale des tyrans, l'aspirant Bonaparte est devenu premier consul et fin lettré par un effet de la Révolution. Cela dit pour mémoire. Signée de sa main, une note de service envoyée à tous les chefs de corps stipulant que dorénavant à l'avenir ils eussent à confier la garde du drapeau à des militaires illettrés. Il en donnait pour raison que « beaucoup d'instruction ne pouvant qu'éloigner du devoir, nulle instruction ne peut qu'y maintenir ».
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A propos de Louis XVI un supplément d'information nous est venu de M. de Coursac, auteur d'un ouvrage intitulé *L'éducation d'un roi* (Gallimard). Il nous invite à réviser entièrement l'opinion reçue d'un prince mal élevé, mal instruit, paresseux, lourdaud, glouton, aboulique et tout au plus brave homme.
La réputation de Louis XVI a été faite en son temps et dès l'enfance par les intrigants de la cour et les beaux esprits de la ville. Le parti des cadets Provence et Artois, la clique des Orléans, la coterie des philosophes, sa clabaudière de salonnards et d'étourneaux complotaient pour l'aggiornamento préalable à la révolution. La déchéance de Berry faisait partie du programme. Pour l'écarter du trône il fallait s'y prendre de bonne heure. Le duc de Bourgogne n'était pas mort que le réseau intox faisait savoir à toute l'Europe que si le jeune dauphin, comme il était probable, se révélait inapte à régner, la Providence lui avait donné deux frères de grand talent et tout remplis de promesses. Ainsi fabriquée pour les besoins de la cause, au bénéfice des cadets, l'image du dauphin, aussi truquée que sommaire, ne fut jamais retouchée. L'histoire jacobine et officielle n'en voulait pas davantage et les historiens de droite eux-mêmes, pour la plu-part, n'ont pas cherché plus loin. D'un côté comme de l'autre, perfide ou bienveillant, chacun brodait sur une demi-douzaine de témoignages, toujours les mêmes. Constatant le fait, M. de Coursac a cherché d'autres sources, les unes dédaignées de ses prédécesseurs, les autres inconnues. Bornant sa curiosité aux seuls documents relatifs à l'éducation du prince, il examine ses devoirs, ses programmes, ses horaires, ses jeux, ses goûts, ses dégoûts, ses attitudes, la qualité de ses maîtres, la malice de ses ennemis et les effets de l'entourage. Il nous montre alors et preuves en main un adolescent très doué pour l'étude, sachant à treize ans tout ce que pourrait savoir aujourd'hui un élève de terminale, appliqué enfin et même acharné à l'apprentissage de son métier de roi très-chrétien. On est tout heureux de s'en convaincre, on se frotte les mains : cette fois, me disais-je, les choses ne se passeront plus pareilles. Mais l'heure venue, les faits ne veulent rien savoir et la déception est grande.
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Ce n'est pas que nous exigions des rois qu'ils fussent tous exemplaires en toutes circonstances. Mais, comme en usent parfois les historiens les plus sérieux, nous jouons à refaire les coups en modifiant la distribution des rôles. On imagine alors que Philippe le Bel ou Louis le Gros, chacun à sa manière, eût envoyé promener le bonnet rouge avec un petit mot historique. Ce n'est pas qu'il manquât de courage physique, il -- en avait à revendre. Mais tout admiratif et imprégné qu'il fût de l'exemple de ses aïeux, sa nature même le faisait perméable aux miasmes philosophiques. Et l'adversaire était monstrueux.
M. de Coursac nous prépare un deuxième ouvrage qui sera l'histoire de Louis XVI jusqu'à la fin. Il aura sûrement des choses à m'apprendre sur un roi que nous aimons tous et du même amour désespéré qu'hormis la crapule tous les Français lui portaient alors. Je souhaite de tout cœur que l'historien nous découvre un document, nous propose un syllogisme qui ferait du bonnet rouge coiffant la couronne de France un geste heureux, nécessaire, ou simplement raisonnable. Sinon il nous faudra nous contenter de l'argument selon lequel en rejetant le bonnet il abandonnait au massacre des milliers de prêtres réfractaires. Et puis après ? On n'est pas réfractaire pour sauver sa peau, ils avaient tous prévu le martyre, ils y étaient prêts.
Louis XVI est mort en odeur de sainteté. Je suppose que la canonisation ne lui a été refusée qu'en raison de ce bonnet coiffant du coup la couronne et la croix. Or, ledit bonnet régnant aujourd'hui sur les autels de l'esprit nouveau, une requête en canonisation serait opportunément présentée par le collège épiscopal, et le cardinal Daniélou bien placé pour introduire la cause. Que la mémoire du roi me pardonne ce propos, elle en a entendu et entendra bien d'autres.
D'autre part, en effet, la télévision se propose d'organiser une consultation populaire nationale sur la question de savoir une bonne fois si oui ou non Louis XVI était coupable. L'émission est au programme de cette année. Il y aura sans doute l'exposé des faits, le débat, le vote, le verdict et ses attendus, la moralité étant fournie par les grandes consciences habituellement requises pour ce genre de salade... L'opération se déroulera dans la sérénité habituelle aux émissions historiques et si le peuple consulté en fait une dramatique nous y verrons un bon signe. Je n'apprendrai rien aux promoteurs en leur disant qu'ils vont commettre l'imprudence même que la Convention a toujours su éviter avec le plus grand soin, avertie qu'elle était par les sondages donnant le peuple français pour dangereusement exorable à son roi. Bien sûr, la population n'est plus la même. Le coup raté de l'île d'Yeu, dans la pure tradition des fiascos de l'extrême-droite, n'a pas su nous éclairer sur la fermeté de son attachement aux immortels principes. Toutefois, au dernier gallup, il y a deux ans je crois, le maréchal Pétain s'était vu réhabiliter à 75 % dans le cœur des Français, à plus forte raison le serait Louis XVI, attention. Il est vrai que sa dépouille, éliminée encore chaude, ne donnerait pas de souci.
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Toujours est-il que le divertissement impie qu'on nous prépare à la Télé n'aurait, dit-on, d'autre but qu'une deuxième exécution de Louis XVI. Elle ferait suite à l'exécution de Philippe le Bel, réalisée en couleurs par M. Druon, barnum enrichi dans l'histoire de France. L'émission serait administrée au public comme une dose de rappel en confirmation des bienfaits de la Révolution et pour en finir une bonne fois avec le mythe agaçant du père qui aurait tendance à jouer les increvables.
Un comité pour l'étude et la défense de Louis XVI vient de se constituer à Paris, 149, rue de Rennes. M. Gabriel Marcel en est le président, M. François d'Harcourt, vice-président, M. et Mme de Goursac secrétaire et trésorière. On devine que ce comité pourrait éventuellement intervenir dans cette reconstitution judiciaire, soit pour dénoncer les faux témoignages et l'indignité des juges, soit pour s'incliner avec tristesse devant la pitoyable mascarade où la descendance des parricides vient tromper son inguérissable inquiétude.
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Ils ont aménagé une chapelle dans un local de fortune qui pourrait être garage ou étable. Ni le goût du folklore ni l'attrait du clandestin n'en sont la cause. Le lieu est ouvert au public et la réunion licite. Sans quitter pour autant le sein provisoirement glacé, obscur et sulfureux de l'Église, nous en sommes tous au même point qui cherchons ici et là un rai de lumière, une poche d'air pur. Je n'ai pas besoin de préciser ici les événements et circonstances qui nous réduisent à pareille extrémité ; mais n'en rajoutons pas, ce n'est là qu'un commencement d'extrémité. Telle qu'elle est d'ailleurs et d'où elle vient, l'épreuve est autrement perfide et périlleuse qu'un pogrom, une dragonnade, une Terreur, et ses martyrs non sanglants seront inconnus ici-bas.
Le prêtre a commencé la messe dite de toujours. Il est revêtu des ornements qu'il faut et l'autel est paré, illuminé. L'inconvenance première du local est totalement oubliée, il s'est converti au premier tintement de sonnette. Une trentaine de fidèles chantent. Pour ce qui est de chanter en chœur, les Français ne valent pas grand-chose dans les chansons de route, mais à l'église ils se débrouillent assez bien et d'autant mieux que le psaume ou le cantique fait provocation aux ritournelles bêtifiantes de l'ordre nouveau.
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Ils s'appliquent d'ailleurs à faire oublier le défi à force de ferveur. Tout le monde est debout, on chante le gloria. Il y a des vieux et des vieilles bien sûr, mais aussi des jeunes gens et des enfants. Pour la plupart de condition modeste ou pauvre et s'il y a quelques riches, ils le sont discrètement. Au banc qui est devant moi, sur la gauche, un couple avec deux fillettes sages à la droite de leur père. Il doit avoir une quarantaine d'années à peine, sa femme guère moins. J'ai distingué leur voix qui pourtant ne cherche pas à se faire valoir, et je continue de tendre l'oreille sans les quitter des yeux. Je regarde l'un, j'écoute l'autre et les deux en même temps car je m'avise que leurs voix sont réellement mariées. Les deux n'en font qu'une, animées semble-t-il d'un même souffle, animées au sens théologique, et j'en déduis raisonnablement que leurs anges gardiens ont décidé qu'un seul devait suffire. Les créatures célestes ont aussi leur économie. Je me trouve donc en présence d'un couple, non pas idéal mais simplement uni au sens où un et un font un. J'oserai dire que voilà une bénédiction nuptiale qui n'a pas raté son coup. Ce n'est pas dire que le phénomène soit rarissime mais le souvenir que j'en garde est celui d'une aubaine. Ils chantaient le gloria comme tout le monde et dans ce gloria unanime c'était quand même un peu leur gloria, non pas secret mais suffisamment particulier pour qu'il soit reconnu en haut lieu. Leur condition est modeste, lui travaille, sa femme je ne crois pas, avec deux fillettes elle a de quoi s'occuper. Il est vêtu d'un complet de série, cravaté d'un lainage écossais. Vu de trois quarts, son visage est osseux, du genre têtu sympathique ; elle, n'est pas laide du tout, plutôt gentille que jolie, et tout le temps que je les regardais ils se ressemblaient, d'expressions et d'accents. Toutes les paroles visiblement articulées en connaissance de cause, pas besoin de savoir le latin pour chanter le gloria et savoir ce qu'on chante. Sur le mouvement des lèvres exactement accordées, je lisais tour à tour l'affirmation de la vérité, de l'adoration, de l'espérance. Ils ont connu des mauvais jours, mais toujours ensemble et la main dans la main c'était encore du bonheur, merci mon Dieu, pour l'instant ça ne va pas trop mal, on n'a pas tout vu bien sûr mais unis que nous sommes et pourvu que vous soyez là, Pater omnipotens, tu solus, et pour finir, d'un même souffle exhalé de leurs âmes conjointes les voici en présence de la Trinité en gloire gratias agimus ambo. Sur ce j'ose dire qu'en dépit de leur discrétion, je crois avoir été témoin d'une petite transfiguration.
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On se fait quelquefois des idées, bien sûr, mais je vous raconte la chose comme je l'ai vue et entendue. Je ne vous cacherai même pas que c'est la version d'un homme qui devient un peu dur d'oreille et qui a toujours chanté faux comme trente six jetons. Je me rattrape avec 1'œil, il est souvent plus sagace que l'oreille. Il surprend au visage ce que la voix pourrait cacher, mais ces deux-là ne prenaient garde à rien. Ils étaient seuls avec Dieu, trop attentifs à lui montrer que le couple béni était toujours là, solide au poste, invulnérable aux entreprises des malins et même des imbéciles.
Ce n'est pas dire, loin de là, que les saint-saint-saint et les prends-pitié où le troupeau en est réduit par autorité ou violence pastorale sont écartés de la divine audience. Justice sera rendue à la bonne foi des fidèles trompés. La question est de savoir si de telles dévotions ne seront pas avant peu reçues comme le bêlement des Niam-Niam et autres invocations aux puissances invisibles de la nature. Une bienveillance attristée leur sera consentie.
En décrivant la petite scène qu'un dimanche matin j'ai surprise dans une chapelle de série noire, je voulais seulement rendre hommage à l'intelligence et à la charité de nos évêques. Charité d'autant plus méritoire que déguisée sous les apparences de la persécution. Ils auront en effet mutilé, défiguré la sainte liturgie de nos pères, rejeté, profané le latin en attraction de luxe et curiosité touristique et tout cela pour exalter l'immuable vérité dont ils sont véhicules et nous rendre ces trésors plus précieux, plus chéris, plus jalousement veillés, plus féconds que jamais. C'est là un procédé si ancien que nos évêques auront pu l'ignorer mais férus comme ils sont de praxis orientale ils auront compris à quel point le gloria peut se fortifier sous le bâillon.
Méfions-nous pourtant. Disons-nous quand même que toutes les répressions ne ratent pas leur but, que nous avons le devoir d'y résister, à celle-ci d'abord et d'autant plus que sa vanité nous est garantie par Jésus.
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Une maison d'édition avait sorti *Le Rouge et le Noir* en 2 700 mots, soit environ sept pages d'ITINÉRAIRES. Cet exploit de sublimation faisait la publicité de la brochure.
Deux ans plus tard, l'année dernière, un autre éditeur, M. Hachette, plus habile extracteur de quintessence, utilisait le français basique pour sortir le même ouvrage en 1 300 mots. La langue française est toujours honorée par les exercices de concision.
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Plus habile encore, Georges Fourest utilisait la poésie pour sublimer le Cid en douze pieds : *Qu'il est joli garçon l'assassin de papa*. Que M. Hachette en fasse autant pour Stendhal.
Tout le monde a le droit de s'amuser sur le dos des grands hommes, chacun selon ses moyens et ses fins, qui pour son plaisir et qui pour sa fortune. A noter que les aide-mémoire et les manuels de littérature se font un devoir de nous résumer en quelques lignes Homère et Victor Hugo.
Pour ce qui est de Stendhal et dans les deux cas cités plus haut, l'amusement est couronné par la mention relative à la punition des contrefacteurs selon la loi de 1957 sur la propriété littéraire. En l'occurrence évidemment l'auteur propriétaire est le récriteur soi-même. A ce détail, il est vrai piquant, la Société des gens de lettre a sursauté. Elle en fait « un abominable cauchemar ». Au nom de l'univers francophone une action est engagée en justice pour la défense et le respect de son héritage littéraire. Courageuse initiative car il ne s'agit de rien de moins que de faire obstacle aux nécessités de la mutation qui n'aurait d'autres fins que mercantiles.
Ce n'est pas que *Le Rouge et le Noir* soit mon livre de chevet. Mais si je comprends bien le génie de l'entreprise, elle doit abandonner aux riches le texte intégral d'un ouvrage pourtant assez court, et n'en faire pulluler qu'une digestion à bas prix pour les pauvres. Ils n'auront ainsi de Stendhal que le mauvais, s'ils n'ont pas que du faux. Ce n'est pas juste.
La situation est un peu la même pour les Saintes Écritures qui sont confiées elles aussi à d'habiles récriteurs en français basique ; non moins bénéficiaires eux aussi de droits d'auteurs, non moins protégés par la loi et punisseurs éventuels de tous contrefacteurs. Les autorités préposées au respect des textes sacrés n'en font pas un abominable cauchemar mais de joyeux imprimatur signés des deux mains.
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A l'heure où j'écris, la campagne électorale bat son plein dans la fièvre des sondages. Quel qu'en soit le résultat pour le régime, culbute ou statu quo, l'inhumation de l'affaire Aranda aura lieu dans la plus stricte intimité. La bataille terminée, ce genre de courtoisie est de routine. Avant la bataille le procès aura traînaillé, c'est aussi la coutume.
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Réunis chez le juge d'instruction comme pour tuer le temps, M. Aranda, dit l'archange, et Chalandon, ex-ministre, ont fait un exposé sur les relations du chef de cabinet et de son patron. Exposé parfois contradictoire dans les détails mais dont l'essentiel à mon avis se résume ainsi : le ministre ayant libre disposition des papiers de son département, il en fait généralement trois parts. L'une est destinée au pilon, la deuxième est confiée au sous-sol d'une banque privée, la troisième abandonnée aux archives du ministère. Le chef de cabinet, par définition homme de confiance et averti des affaires, procède aux diverses opérations de tri et de classement. Commencées par l'ouverture du courrier à l'heure innocente et primesautière où la ruche s'éveille, elles se termineront par l'ouverture du coffre dans le silence des profondeurs blindées. Nous laisserons de côté les initiatives que M. Aranda, abandonnant les impératifs de la confiance pour ceux de la conscience, a cru devoir prendre au cours de ces manipulations. Elles n'ont d'ailleurs entraîné le suicide ni le déshonneur ni l'amendement ni la ruine de personne. Nous savons d'autre part que les vraies grosses pièces ne se laissent pas photographier comme ça. Le serviteur de l'État ne prend plus la corbeille à papier pour tombeau des bordereaux où viendra nuitamment les repêcher un autre serviteur de l'État. La photocopie a remplacé la lanterne sourde, c'est le Minotaure embusqué dans les tournants du labyrinthe, on lui abandonne les vierges maigres. Pourtant, à l'exercice prolongé du pouvoir et de ses privilèges quotidiens, la prudence à la longue se fait légère.
« Il y a là de quoi faire sauter le régime », disait M. Chalandon en désignant une caisse entreposée au seuil d'une chambre forte ; propos articulé en présence du directeur de la banque et de M. Aranda qui le rapporte. Sans pouvoir le démentir, M. Chalandon, haussant les épaules, a révélé qu'à l'occasion et en cas de besoin il pratiquait l'humour au troisième degré. Les degrés de l'humour faisant les marches du pouvoir et M. Pompidou restant le sublime prince du royal humour, il va de soi qu'un chef de cabinet ne pouvait au plus qu'être admis au deuxième degré. M. Aranda ne savait donc pas tout et Dieu soit loué, un archange au parfum eût offensé le ciel.
Il semblerait qu'en matière de papiers la distinction entre le public et le privé soit aussi aléatoire et confuse qu'en matière de deniers. Dans le cas fréquent où le papier implique denier, la distinction tendrait à s'abolir au bénéfice du privé. Il faut croire que tout cela n'a guère d'importance, constater que la coutume fait loi si le jabot de nos seigneurs est toujours pétant d'honneur et de prospérité.
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Parlons plus sérieusement encore. Je comprends bien que dans la mesure où la paix de son foyer contribuerait à la dignité de ses fonctions, un grand commis soit tenté d'ouvrir un dossier personnel pour les missives de Titine et d'Aglaë reçues, décachetées et lues sous le toit du ministère. Je comprends encore que ces chemises-là soient serrées en tiroir du mobilier national fermant à clef, en attendant le transport au pilon sous l'œil attendri des huissiers tous rompus à ces manèges de sûreté familiale. Je comprends même que le volume atteint par une telle correspondance et l'attachement qu'on lui porterait puisse exiger son transfert en réduit blindé, sans frustrer pour autant les archives publiques d'une documentation indispensable à l'histoire du siècle.
Ce n'est pas le cas dans le différend qui oppose M. Chalandon à son chef de cabinet. M. Aranda ne s'intéressait qu'à la moralité professionnelle de son patron, occasionnellement à celle de quelques autres personnages lourds. Il est clair que la plupart d'entre eux, comme le faisait M. Chalandon et pour des fins qui après tout nous échappent, ont pilonné ou casematé des archives qu'un peu à la légère ils auront tenues pour intimes, personnelles, absolument dénuées d'intérêt public.
Que M. Chalandon soit au-dessus ou au-dessous de tout soupçon, peu importe, il est en droit de se dire au-dessus de tout reproche. Il est couvert jusqu'au menton par l'ombre du général de Gaulle. Sa grandeur en a raflé bien d'autres, pour les besoins de son processus, l'intérêt de ses Mémoires et l'honneur de sa mémoire. Compte tenu des illusions qu'on peut se faire aujourd'hui sur leurs vertus, les présidents de la Troisième, au terme d'un mandat qui n'était pas toujours dénué de scandales, quittaient l'Élysée avec les bagages qu'ils y avaient apportés, comme on quitterait la villa d'un ami prêtée pour les vacances. Mais de Gaulle est parti en vidant le palais comme le ferait un général battu, ne laissant à l'ennemi qu'un désert. On a vu passer sur la route de Colombey le convoi de ses bagages prétendus personnels. Je dirai encore pour mémoire qu'au plus épais de ses machinations algériennes et la victoire de ses alliés battant de l'air, une entreprise de fumisterie proprement dite fut requise à l'Élysée pour y mettre en place un incinérateur de grande capacité. Quand la situation devient critique on brûle ses papiers et ses drapeaux, c'est la règle. De ce côté-là, M. Chalandon a été pris de court, trop sûr de lui, trop sûr des siens.
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Une bouteille entre nous, j'ai posé la question à un ami qui est retraité des archives de l'État :
-- Parmi les plis et documents adressés à un ministre en son ministère, en est-il que le destinataire puisse considérer comme plis et documents personnels ?
-- Oui. En principe la part personnelle ne peut qu'être assez mince, en général elle est modeste, en fait elle est devenue assez importante, en certains cas elle est considérable.
-- Quels cas ?
-- Les cas qui attirent l'attention.
-- Exemple ?
-- M. Robert Schumann a emporté de gros paquets. Dans ces cas-là nous attendons la mort de l'excellence pour tenter la récupération de ce qui revient à l'État. Ce n'est pas toujours commode, les héritiers se figurent détenir des liasses de mystères négociables. A la mort de Caillaux, le confrère qui s'est présenté au domicile du défunt, à Mamers, fut reçu très gentiment par les nombreux héritiers avertis de sa visite. On a ouvert des placards vides, tiré des tiroirs où roulait un crayon, constaté les habits dans la penderie, le linge dans les armoires, la *Revue des deux mondes* ficelée dans une malle. Cela fait, on a bu le champagne. A la faveur de l'ambiance, un type qui pouvait être le jardinier s'est penché à l'oreille de mon confrère pour lui dire : « La buanderie, monsieur. » Il y est allé, elle en était bourrée, le nécessaire fut fait sur-le-champ.
-- Existe-t-il un règlement, une coutume qui préciserait les caractères distinctifs du papier d'État et du papier personnel ?
-- Non. L'appréciation est laissée au ministre. Il est maître chez lui. Il peut s'en aller avec une serviette, une valise, un train de paniers, je n'ai, quant à moi, jamais été requis pour examiner les contenus.
-- Ma foi, si ce n'est que d'attendre un peu, autant vexer le défunt que le vivant ?
-- Encore faut-il que la carrière du mort fasse présumer quoique ce soit d'intéressant qui justifierait le déplacement. J'attendais d'autres exemples tirés de personnages plus illustres et d'une actualité plus brûlante mais j'eus l'impression que le rideau était tiré. Mon ami est un serviteur de 1'État aussi scrupuleux dans la retraite que dans l'activité. Je n'ai pas insisté car j'ai peu de goût pour le tirage des vers du nez, le soutirage des secrets et autres jeux qui me trouvent maladroit.
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Tout naturellement d'ailleurs mon ami s'engagea sur le terrain historique où nous savons nous divertir en déambulations fraternelles, et le déminage n'y présente pas de gros dangers. Il m'apprend que Louis XIV fut le premier à faire valoir les droits de l'État sur l'héritage papier d'un grand commis. Au décès de Hugues de Lyonne, il envoya chez lui pour voir un peu ce qu'il laissait et faire prendre les dossiers relatifs à son ministère. Heureuse initiative selon mon ami qui, la mort dans l'âme, évoqua le fabuleux trésor d'archives abandonné aux rats et au pillage aveugle dans les donjons d'une féodalité où s'exacerbaient les funestes prétentions de la chose privée. Belle matière à discussion, échauffée de partis pris et tempérée de beaujolais.
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JARDIN DES PLANTES (suite). L'éléphant de mer est toujours au sec. Je n'oublie pas qu'il me reste à le célébrer dans sa gloire aquatique, mais le temps est à la neige, il est heureux, il patientera. Je veux d'abord vous annoncer une bonne nouvelle : la fosse aux ours est habitée. L'attraction la plus populaire de ce jardin nous est enfin rendue. Il y a une dizaine d'années on y voyait encore un ours blanc, le plus écologiquement frustré de tous les animaux de céans, mais si gourmand de cacahouettes que l'image des banquises avait fondu dans sa mémoire. Mais tel était le délabrement de la fosse qu'à sa mort il ne fut pas remplacé. Le salpêtre et la rouille, la mousse, les lézardes, les grilles descellées et les herbes folles se hâtèrent de confirmer l'inaptitude à l'hébergement des bêtes sauvages. Au point de vue zoologie, pédagogie, standing urbain et hygiène habitationnelle, c'était la déchéance. D'un autre côté le charme discret des civilisations crépusculaires n'arrêtait pas de prospérer. Il attirait les vieillards qui venaient compatir à la fragilité des constructions humaines, se réconforter aux témoignages des forces de la nature indéfiniment renouvelées, s'émouvoir enfin à l'harmonie des écroulements indéfiniment solidaires. Ayant eu en effet sous les yeux une de ces compositions qu'Hubert Robert intitulait *Ruines habitées*, ils admiraient maintenant une ruine désolée, la mélancolie gagnait en profondeur. Mais les prestiges de la décrépitude et leurs leçons n'attiraient pas que les décrépits. Un demi-siècle de jeunesse romantique s'est penché plus ou moins respectueusement sur la fosse abandonnée pour applaudir aux déprédations artistiques de la vétusté. Zazous et hippies ont découvert ici un genre de pittoresque assez rare et d'aucuns s'abîmaient en remâchant leur gomme dans la poésie des ménageries en ruine enrichie de la fascination des cavités.
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Il faut préciser que la fosse n'est pas de béton armé. La muraille est de maçonnerie, tous matériaux d'avant-guerre y compris 1870 et probablement 1815, le fond de gros pavés, les niches voûtées et leurs barreaux de fer forgé. L'ouvrage remonte à Louis-Philippe au moins et daterait-il de Louis XV que je n'en serais pas étonné.
Si l'héritage tombe en ruine, l'urbaniste malin apaisera les tordus de l'antiquaille en proclamant que toute restauration est sacrilège et allez-y, amenez les péniches, embarquez les gravois, nivelez, creusez, parking, centre culturel et quarante niveaux en parallélépipèdes polystyrène expansé. Je n'ai pas pour les vieux murs les yeux gourmands d'un promoteur ou d'un nécrophile, mais ceux d'un témoin navré de son impuissance devant le corps d'un délit lâchement perpétré. Il faut prêter assistance aux personnes en péril de mort et j'ai la manie de prêter aux choses qualité de personne. C'est un petit jeu qu'il faut avoir à l'œil car il peut vous reconduire au paganisme et vous relancer jusqu'à Teilhard en passant par Pan. Toujours est-il que la déréliction de la fosse aux ours me faisait de la peine sans douter d'ailleurs qu'elle ne fût partagée par les directeurs du Muséum. L'entretien d'une ménagerie est une fantaisie réputée royale et je comprends bien que la République soit ici ménagère de ses deniers. D'une façon générale les dépenses de prestige ne vont pas de bon cœur aux vieilleries, c'est le complexe des nations arriérées saisies par la mutation. Quand l'État s'occupe de tout, subventionne en Languedoc des Florides de plastique, renfloue les sociétés véreuses du gaullisme, construit des palais roses pour les démocraties arboricoles et subventionne les films cochons, je comprends aussi qu'il rechigne à payer pour faire figure de montreur d'ours.
Enfin, quand même, un peu d'argent est venu pour réparer la fosse. Il a dû se distribuer au compte-gouttes, un billet de mille par-ci par-là, car le chantier s'est ouvert il y a deux ans. Il est vrai que les entrepreneurs, on sait ce que c'est, ils arrivent, déposent une brouette, deux sacs de ciment, un petit tas de sable, on ne les revoit plus avant deux mois. Un moment j'ai cru qu'on allait profiter de l'excavation pour faire un parking, mais non, c'était bien pour les ours. Bel ouvrage, consciencieux et le style respecté comme il convenait pour des ours qui n'ont guère changé depuis la Révolution.
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En passant par là avec mes petits enfants nous constations de loin en loin l'avancement des travaux, le jointoyage des moellons, la réfection du pavage et du bac, la mise en place des nouvelles grilles, les recrépissages des niches caverneuses et des couloirs de service et enfin, dans le milieu de la fosse, le scellement d'un tronc de chêne ébranché, pour les ours faire leurs griffes. Si la tournure vous semble offenser la grammaire vous avez tort, elle dit correctement ce qu'elle veut dire. Et si vous lui trouvez un petit air de germanisme, inutile de chercher si loin, c'est le raccourci spontané, le prime-saut de la logique, tout le génie populaire dans un tour de langue elliptique. Je l'ai adopté le jour où, à l'étalage d'un oiseleur, j'ai vu l'étiquette suivante sur une corbeillée de je ne sais quelle matière fibreuse : Pour les oiseaux *faire leurs nids.* Toute une soirée entre amis nous avons cherché en vain la construction qui pût dire la même chose et n'avons pu que patauger dans le macaroni des périphrases. Le cas de l'oiseau est confirmé par celui de l'ours.
L'ours a disparu de nos montagnes et de nos foires mais l'imagerie enfantine s'obstinant à le présenter comme animal assez familier pour déjeuner à table, enfiler un pardessus ou monter en voiture, j'espère ne pas les traumatiser en leur montrant l'ours vrai, quand il sera là. A mesure que les travaux avancent, ils demandent des explications et je crois bien qu'ils se font maintenant des idées sur l'extrême bizarrerie de l'animal qui justifierait des préparatifs aussi bizarres. Le jour venu, le plus petit des petits a eu peur et m'a tiré par le bras, le plus grand des petits a réclamé des cacahouettes pour la bête et la petite sœur qui ne se pique de rien l'a regardée distraitement comme si elle l'eût quittée la veille.
Malheureusement, de l'endroit où nous sommes, qui est le Jardin public, il devient difficile de voir ce qui se passe dans la fosse. Ils ont surélevé le parapet, tendu un fort grillage et planté des troènes très serrés. Au mois de mai on n'y verra plus rien du tout. Tout de suite un mauvais esprit m'a fait ronchonner que sous l'empire de la liberté les spectacles gratuits ne tardent pas à disparaître : contentez-vous de l'éléphant de mer et des oies, c'est déjà bien beau, mais pour les bêtes vraiment rares et intéressantes, payez-vous la ménagerie. Une fois de plus je calomniais le régime. Un vieux souvenir ayant alerté ma bonne foi, j'ai compris qu'en interdisant de grimper sur le muret qui jadis était fait pour ça, l'administration ne songeait au contraire qu'à la sécurité du public non payant plus difficile à surveiller. Je me rappelais le drame dont un soldat permissionnaire fut victime en 1916 ou 17.
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Accoudé à la main courante et muni de son couteau de poche, vraisemblablement un « Pradel », mais peut-être un « Laguiole » ou un « Opinel », il cassait la croûte en regardant la bête et lui jetant par-ci par-là une bouchée de pain. Le couteau lui échappa, tomba dans la fosse. Qu'à cela ne tienne, plonger dans les trous, on en a vu bien d'autres, il enjamba la rampe, sauta dans la fosse et fut dévoré sous les yeux des badauds horrifiés. Je sais toutes les bêtises qu'on peut faire pour la récupération d'un couteau fidèle. J'imagine les misères, gloires, trouilles et aubaines qu'ils avaient connu ensemble, et qu'on ne va pas laisser dans le crottin d'un bestiaux de cirque un couteau qui a fait Verdun.
L'administration a donc fait en sorte qu'un malheur pareil ne se reproduise pas, même en temps de paix. J'ai d'ailleurs observé chez nos militaires, pour autant qu'on les voit en uniformes dans les wagons de chemin de fer ou à la terrasse des cafés, que le couteau de poche n'est plus la pièce maîtresse et nécessaire de leur fourbi personnel. Ils auraient plutôt la brochette de stylobilles ou l'appareil photo. Ils jouissent au réfectoire ou snack régimentaire du couvert complet avec le couteau de table. Je me garderai d'en déduire pour si peu que le moral des troupes n'est plus gonflé à bloc.
Les troènes ne sont pas encore assez feuillus pour qu'à certains endroits, en se dressant sur la pointe des pieds, on ne découvre pas le dos d'un ours, voire son museau de chien s'il fait le beau. Je ne doute pas que les gamins ne s'ingénient d'une façon ou de l'autre à élargir leurs points de vues. Toujours est-il que nous avons vu les ours. Ils sont deux en effet, l'un grand et gros de couleur de lièvre, l'autre plus petit et brun comme sur les images. Ils me paraissent en bonne santé, ils n'ont pas l'air de s'ennuyer encore, tout beau tout nouveau. Ils attrapent gentiment les cacahouettes jetés par-dessus le grillage, ils barbotent dans le bassin comme dans un torrent des Pyrénées, ils se font les dents et des griffes sur le chêne cimenté de Rambouillet qui n'a déjà plus d'écorce mais ils s'attaquent à l'aubier, ils ont de quoi s'y amuser un moment. J'ai dit Pyrénées pour Caucase ou Carpates. Au fronton de la fosse en effet une étiquette nous apprend que l'un d'eux vient de l'Iran, un don du Shah au Muséum. L'autre n'est pas mentionné. Je n'ai pas supposé un instant que la science pût ignorer son origine et identité. Or, quand la science se tait dans ces cas-là, on est en droit de penser qu'une raison d'État lui ferme la bouche. La pullulation des raisons d'État m'en a ôté la curiosité, mais tout de même, celle-là sortait un peu de l'ordinaire et je me suis renseigné.
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L'ours innommé fut donné à l'état d'ourson par Khroutchev à de Gaulle. La presse de l'époque en fit mention dans une quelconque liste de cadeaux, sans commentaire, et la chose est passée sous les yeux du public, aussi banale qu'une selle de Touareg, une bosse de zébu, une tête de Chivaros, un zoum-zoum de guerre en peau d'arpak et autres gages d'amour de l'univers gaulliste. Or, de potentat à potentat, l'envoi du totem vivant de son peuple est un geste capital, suprême, sans commune mesure en l'occurrence avec un tonnelet ou un cargo de caviar. Un ourson d'U.R.S.S. né du sein de l'ourse mère des destinées soviétiques et dans l'antre héréditaire du Kremlin, c'est tout même un sacré cadeau exhaustif, définitif. Désormais tout le charme slave enchanterait notre destin qui lors se trouvait incarné. Nul n'a pu me dire comment le général a rendu la politesse, de quel animal spécifiquement représentatif M. Khroutchev fut payé de retour : coq, phénix, gypaète ou paon, peu importe. Ce que je sais c'est qu'au déménagement l'ourson prenait le chemin de Colombey avec le convoi des affaires personnelles si tante Yvonne n'avait pas fait une scène sur de perron ; moyennant quoi la bête est ici, croquant des cacahouettes à l'ombre d'un de ces chênes qu'on abat et qu'on scelle dans le ciment pour les ours faire leurs dents. Mais tout cela est peu de chose encore. Je vous précise en effet que l'ours, comme tout ours, est arrivé muni de son pavé. Je ne voudrais vous laisser dans l'inquiétude, mais qu'est devenu le pavé, nul ne le sait.
(*A suivre*.)
Jacques Perret.
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### L'Évangile et la mission des apôtres
par Paul Bouscaren
LES RÉFLEXIONS QUE VOICI ont eu pour point de départ la lecture des « cahiers d'un prêtre en mission ouvrière », parus en librairie (Cerf) sous le titre : « La flamme qui dévore le berger » et sous le nom de Paul Xardel. Il y a là un témoignage recommandé à juste titre par Louis Salleron (dans sa chronique de l'hebdomadaire *Carrefour*)*.* Plus précisément, il s'agit des pages 232-233 de ce livre, où le désarroi de l'apôtre devant « l'énormité de (son) impuissance et de (son) inutilité » fait dire au Père Jacques Loew, selon sa propre expérience : « Le combat de Jacob avec Yahvé, c'est cela : un corps à corps non avec des œuvres ou l'institution ou des hommes, mais avec Dieu et qui doit se terminer par la demande de Jacob : « Je ne te lâcherai pas que tu ne m'aies béni. » Le combat n'est victorieux que s'il aboutit à l'espérance en Dieu seul. »
Relevons aussitôt ces autres lignes au même endroit : « Port-de-Bouc, Roubaix, Rüsselsheim : l'homme pris dans l'idéologie ou plutôt l'ambiance du communisme, le pauvre type pris dans l'engrenage du travail et de la machine, l'ouvrier qui a tout et ne désire plus que se maintenir dans le confort, trois types d'hommes aboutissant à la même indifférence devant Dieu. » Ce fait d'un athéisme d'indifférence à Dieu, indifférence de l'esprit, et non seulement de la vie quotidienne, comme elle traîne à terre, -- au rebours des contemporains du Christ, pauvres ou riches, -- ce fait, à quoi tient-il ? Quoi de commun à ces trois sortes d'ouvriers ? Ne serait-ce pas qu'ils ont tous l'âme sans âme du riche qu'est à ses propres yeux l'homme moderne, en tant que moderne, ce dont témoigne le mot dédaigneux de cette ouvrière allemande, touchant la résurrection du Christ : « Oh, mais vous le croyez, ça ? C'est trop ancien. C'étaient des hommes primitifs qui ont dit ça. » (Page 196.)
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Ouvrier ou non, tel est le terrain moderne où il faut semer l'Évangile. Or il y a la parabole du semeur (Matthieu, 13 et parall.) : le grain tombe partout, il porte fruit seulement dans la bonne terre, seule à le recevoir de façon réelle. Ainsi l'apôtre doit-il porter partout la parole de Dieu, mais qu'elle soit entendue, c'est à d'autres conditions, -- celles qui font l'oreille pour entendre l'Évangile, la bonne terre pour que le grain fructifie.
Quelles sont ces conditions ? L'Évangile y insiste avec force, aussi bien du côté de Dieu. « Nul ne peut venir à moi si mon Père ne l'attire. » (Jean, 6/44.) « Nul ne peut être sauvé que par Dieu. » (Marc, 10/26-27.) -- que du côté des hommes : « Si vous ne devenez semblables aux enfants... observer les commandements, faire la volonté du Père... se renoncer soi-même, prendre sa croix et suivre Jésus... aimer Dieu par-dessus tout, et, en conséquence, le prochain comme soi-même... avoir la foi et persévérer jusqu'au bout... »
Toutes ces conditions supposent en effet la foi, supposent la bonne terre où la semence porte fruit. L'apôtre peut-il quelque chose pour que sa parole soit écoutée ? Du côté de Dieu, oui : la prière de toute sa vie donnée au règne de Dieu. Mais du côté des hommes ?
Les apôtres peuvent avoir à constater, et alors doivent témoigner, qu'ils ne sont pas reçus (Matthieu, 10, Marc, 6, Luc, 9) ; ils ont à se garder de jeter les perles de l'Évangile à des pourceaux (Matthieu, 7/6) ; mais si l'on ne se déclare pas contre leur apostolat, on est donc pour eux (Luc, 9/50), car, s'il faut être, nécessairement, avec Jésus ou contre lui (Matthieu, 12/30), on n'est pas contre le salut des autres en Jésus si l'on ne fait pas d'opposition à la prédication de l'Évangile.
Comparons alors un tel salut selon l'Évangile à ce que les hommes peuvent attendre sous le nom de salut, disons au contraire de se perdre eux-mêmes. De la façon la plus générale, on verra sans doute qu'il y a deux pôles : celui de la vérité, celui de la vie heureuse. Or, quant à la vérité, le Sauveur la donne pour la raison même de sa présence dans le monde : cette présence vraiment royale, dit-il à Pilate, est témoignage à la vérité (Jean, 18/37) ; mais quant au bonheur de la vie, les Béatitudes le mettent là même où les hommes ne peuvent voir que vie malheureuse, et c'est la réalité ; mais ce réel malheur sur la terre mène au Royaume des cieux (Matthieu, 5/3-12), -- non certes par sa nature de malheur, mais par la grâce de la foi et de l'espérance ainsi plus accessible aux pauvres hommes.
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Un mot de l'Évangile joint les deux pôles de la vérité et de la vie heureuse : « La vérité vous délivrera. » (Jean, 8/32.) Car la vérité de l'être humain est dans la vocation éternelle à Dieu d'une vie terrestre qui a, sans doute, son bonheur et ses malheurs propres, mais à la manière d'une traversée océanique, bonne ou mauvaise jour après jour, autant en emporte le vent, qui doit aboutir au port et non finir dans un naufrage.
Que résulte-t-il de la comparaison du salut chrétien à ce qu'il est humain d'attendre sous le nom du salut, si ce n'est que l'Évangile répond à l'attente humaine de la vérité en tant que vérité, mais, quant à la soif de vivre des hommes, le même Évangile ne peut leur être en effet leur vie que vécu par eux dans la foi, l'espérance et la charité ? Autant dire, et le dire importe souverainement, que si le salut en Jésus-Christ ne contredit pas, *ce salut étant obtenu,* à la soif de vie, de paix, de joie, des hommes en ce monde même, il est contradictoire à ce salut de le lier, fût-ce à titre partiellement préparatoire, à l'humaine soif de vivre comme elle veut s'étancher en ce monde, et comme elle le peut, même dans la meilleure hypothèse individuelle ou collective, voire universelle. L'hypothèse de la vie chrétienne est celle d'un riche pauvre en esprit, l'autre hypothèse est celle d'un pauvre qui a l'esprit de richesse ; on donne à celui qui a, prononce l'Évangile, on ôte à celui qui n'a pas ce qu'il faut avoir : le don de Dieu, reçu, vivant, donnant son fruit. Tentation redoutable de l'apôtre, par conséquent, et sans aucun doute, que de vouloir, pour ainsi dire, sauver l'Évangile par le salut du monde, -- le monde à hauteur de la foi par assez de honneur sans la foi, l'apôtre voyant là le premier travail de sa mission !
Un sophisme donne cette tentation pour la logique de la charité : les hommes que sont les chrétiens ont toutes sortes de besoins, individuels et sociaux, de leur existence terrestre, à quoi leur vie doit pourvoir ; or toute la vie des chrétiens doit être chrétienne, donc... Il est certain qu'il faut la vérité chrétienne de toute la vie du chrétien, mais comment cela ? Selon qu'il s'agit de lui, qui est chrétien, quoi qu'il fasse et qu'il vive ; non pas selon qu'il s'agit de telle activité, même nécessaire à l'homme qu'il est, car -- voici où prend le sophisme, -- si être chrétien est chose simple, être homme est chose double : selon les exigences de être, et selon les nécessités de l'existence ; et alors, impossible d'être chrétien sans satisfaire à l'humain, tandis qu'il faut être chrétien à la vie, à la mort, sans confusion tolérable du Royaume qui appartient aux pauvres avec n'importe laquelle de nos activités en vue des richesses de ce monde, même les moins matérielles, toutes et toujours de surcroît par rapport à la vie éternelle (Matthieu, 6/33).
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On est chrétien avec Jésus-Christ, roi de vérité selon le témoignage de sa vie, et, son heure venue, de sa mort, non l'un des rois de ce monde qui ont des soldats pour combattre leurs ennemis (Jean, 18). Faire de pareil besoin des rois de ce monde un besoin du Roi Sauveur, c'est « effacer la croix du Christ » (1 Corinthiens, 1/17). De même, toute politique où se confond le besoin des hommes (voire un besoin aussi artificiel que celui de l'égalité démocratique), avec la vocation évangélique.
Autre sophisme voisin. Jésus a multiplié les guérisons des malades, l'Église a fait beaucoup pour restaurer la vie sociale après les invasions barbares ; n'est-ce pas suivre aujourd'hui cet exemple, que de prêter main-forte à une politique de libération des prolétaires, soit de classe ou de peuple ? N'examinons pas ce que vaut cette politique révolutionnaire (qui ne vaut rien, politiquement), mais la seule prétention de suivre l'exemple du Christ et de l'évêque defensor civitatis*.* Prétention bien digne de ce temps ! Car Jésus n'a pas fait des guérisons pour amener à la foi, mais n'a cessé de redire qu'il accordait la guérison à la foi. Quant à l'Église des temps barbares, elle a pris une place qui restait vide, catastrophiquement. Aujourd'hui, de quoi s'agit-il, sinon d'une action politique identifiée à l'action apostolique, à l'instar de la prétention démocratique à être l'unique politique humaine, en tous lieux où vivent des hommes ?
Jésus de Nazareth a sauvé le monde en prêchant 1'Evangile aux seules brebis perdues de la maison d'Israël (Matthieu, 15/24), selon sa mission particulière d'homme entre les hommes. Il faut le voir et en faire oraison, il a là une conception du salut en accord immédiat avec l'ancienne mentalité, -- au point que le Mystère de Jésus fait dire à Pascal : « Il me sauvera en se sauvant. » -- mais que la mentalité moderne *devait* inverser conformément à son universalisme abstrait : non pas sauver le monde en se sauvant soi-même parla fidélité à sa mission personnelle, mais se sauver soi-même en sauvant le monde par une action aux dimensions du monde. Mentalité moderne, selon que le citoyen, c'est, croit-on, l'homme même, citoyen du monde (la France pour la liberté de tous les peuples, la France, Christ des nations...). Quoi de plus manifeste que la filiation humanitariste du mondialisme actuel de l'apostolat, même abstraction faite de ses formes politiques et révolutionnaires ? Comment s'exprimait l'ancien esprit apostolique ?
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En disant de chaque apôtre ce que Pascal ose dire de Jésus. « Il ne prétendait point convertir l'univers, mais ce tout petit village dont Dieu lui confiait les âmes. » (*Le curé d'Ars,* par F. Trochu, page 138.) « Il faut exercer l'immensité de la charité dans les bornes de son emploi, d'un cœur grand, d'une âme qui veut. » (Saint Garicoïtz.) « Je marche pour un missionnaire. » (Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus.) « On fait du bien, non dans la mesure de ce qu'on dit et de ce qu'on fait, mais dans la mesure de ce qu'on est, dans la mesure en laquelle Jésus vit en nous. » (Charles de Foucauld.) « Toute âme qui s'élève élève le monde. » (Élisabeth Lesueur.) Redisons-le d'un mot : sauver le monde en se sauvant soi-même ; et redisons que la mentalité moderne devait prétendre, au rebours, et au rebours de tout bon sens : se sauver en sauvant le monde. Tout un chacun à la dimension historique de pareil salut ! Le Sauveur du monde est inconnu de l'histoire, voilà plutôt le vrai, à parler strict, et du monde, et de son histoire, et de son Sauveur.
Et Dieu est inconnu, cette vérité historique du monde actuel. « Ce qui est le plus étonnant, ce n'est pas l'athéisme, c'est la foi. Car nul n'a jamais vu Dieu. » (*Ibid.,* page 369.) Ce qui n'étonne pas, hélas ! c'est pareille sophistique, aujourd'hui. Primo, n'avoir jamais vu Dieu s'oppose à le connaître, non à savoir qu'il existe ; l'athéisme consiste à ne pas croire ou à nier cette existence, il n'y a rien de tel dans le prologue de l'évangile selon saint Jean (1/18). Secundo, se voir soi-même, ce qui s'appelle voir, de ses yeux voir, la vie qui est proprement et entièrement la sienne (et non celle qui est commune avec les bêtes), a toujours amené l'homme à croire en Dieu, à voir que Dieu existe (au sens où l'entomologiste Fabre a pu dire qu'il voyait Dieu dans la vie des insectes) ; il faut la déshumanisation moderne pour voir le contraire, des yeux aveugles de la science, qui tant fait de l'homme un riche. Tertio, quoi de si aveugle en effet, que d'énoncer le fait que des hommes croient en Dieu, et ne pas s'aviser que, par là même, si l'homme peut croire en Dieu, l'athéisme doit étonner monstrueusement ? Quarto, il n'y a pas d'exception à faire pour l'athéisme du communiste donné à sa cause (*Ibid.,* page 383), qui ne le laisse pas moins dans l'état monstrueux de l'être humain vide de Dieu, de l'être humain vide, absolument.
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Le salut de l'homme moderne est le salut d'un homme riche, à ses propres yeux, tout comme il est moderne ; il faut donc lui mais les versets de l'évangile entre tous célèbres, mais inutilement : « ...Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des Cieux.... Qui donc peut être sauvé ? disaient-ils.... Jésus leur dit : Pour les hommes c'est impossible, mais pour Dieu tout est possible. » (Matthieu, 19/23-26.)
Paul Bouscaren.
#### Notes complémentaires
La politique consiste à satisfaire *historiquement* au besoin naturel des hommes de vivre en société ; l'évangile consiste à satisfaire *surnaturellement* au besoin et à la vocation des hommes de *vivre pour* *Dieu *; voilà pourquoi, et de quelle manière irréductible, rendre à César et rendre à Dieu se distinguent non par la nature humaine et par la transcendance divine, mais selon l'ordre révélé de la grâce et du Don de Dieu. Vouloir une politique de l'évangile réduit à zéro l'évangile, qui est un divin *fait du prince,* alors qu'une société des hommes selon l'Homme, voire selon « la loi d'amour universel », ce n'est qu'une gnose d'inconcevable mélange d'un droit naturel humain sur définition abstraite de l'Homme, et d'amour également abstrait, idole en place du vrai Dieu, sous le prétexte que « Dieu est amour ». Opposons à cette gnose abstraite l'évangile en son plus concret : c'est Jésus-Christ Sauveur, qui a refusé d'être le roi de ce monde attendu par son peuple ; comment l'Église pourrait-elle prétendre à une politique de l'évangile, c'est-à-dire à une politique de Jésus-Christ ?
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Si le mot aliénation dit « l'état de l'homme en partie privé de son humanité par suite des conditions sociales, et d'abord économiques » (supplément au Robert), je demanderai tout d'abord quelle est cette humanité, concrète ou abstraite, indépendamment des conditions sociales, et s'il peut s'agir pour elle d'être *aliénée* par ces conditions sans être aussi *constituée*, vaille que vaille. Voilà pour l'homme. Quant au chrétien, de fait ou de vocation, je peux comprendre que l'on oppose à l'aliénation des hommes leur libération par Jésus-Christ, mais non sans difficulté, puisque, bref, Jésus-Christ est notre libération moyennant le renoncement de chacun à lui-même ;
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et c'est-à-dire quoi, sinon l'aliénation évangélique au lieu et place de l'universelle aliénation d'humanité, pour chacun, par *lui-même attaché à lui-même, --* cette aliénation première aujourd'hui inconnue... comme le péché originel ? Jésus-Christ nous désaliène en nous faisant siens, cela semble échapper à nos chrétiens marxifiés.
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Si la vie de l'homme a des besoins temporels, et si le chrétien est un homme, vivant avec les hommes la vie de l'homme, il est clair qu'un chrétien ne peut se désintéresser du temporel, comme l'on dit. Il ne le peut pas en tant qu'il demeure un homme, et un homme avec les hommes, puisque la vie éternelle de la grâce en Jésus-Christ ne l'a pas enlevé du monde, puisque la grâce ne nous fait pas quitter la nature ; et il ne le peut pas en tant que chrétien, puisque la grâce est charité envers tout homme, à l'imitation du Père qui fait briller son soleil sur toute vie terrestre.
Mais comment le chrétien s'intéressera-t-il au temporel en tant que chrétien, au nom de Jésus-Christ et de par son Évangile ? Non pas à la manière des païens, répond l'Évangile, mais au rebours, c'est-à-dire avec une âme de pauvre, indispensablement ; Matthieu, 6/19-34 développe la première des Béatitudes, Matthieu, 5/3 : heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car ils sont libres au service de Dieu, chose impossible à l'homme au service des richesses du monde, Matthieu 6/24. Nos besoins temporels sont la nourriture et le vêtement dont prend exemple le Sermon sur la montagne, ils sont aussi la société des hommes avec ses conditions propres, et, bref, la politique ; puisque celle-ci dit un besoin de la vie temporelle, le chrétien doit s'y intéresser, il ne le peut, étant chrétien, à la manière des païens, comme au service des richesses en concurrence avec Dieu ; comme si la vie sociale n'avait pas la vie éternelle pour fin indispensable aux chrétiens, non aux païens, -- oui est oui, non est non.
Mais cela dit et retenu pour la politique comme richesse temporelle, reste qu'il y a là un besoin temporel des hommes, et l'obligation chrétienne touchant ce besoin., Soulignons-le : ce besoin, *selon que besoin des hommes il y a,* non point ce que peut en faire quelque déraison des hommes. Si les hommes ont besoin de vivre en société, ils ont besoin de toutes es conditions de leur vie en société ; il en est d'universelles, sans doute, mais aussi de particulières, selon temps et lieux ; c'est à l'homme de discerner les unes et les autres, c'est au chrétien de l'aider, envers et contre toute déraison, à se mettre et se garder à la hauteur de cette tâche temporelle comme de toute autre ; non pas de prétendre à un art politique tiré de l'Évangile.
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Ce n'est pas à dire que l'Évangile ne nous donne, en fait, aucune leçon politique. D'abord, il reconnaît le besoin politique, avec la réponse fameuse : « Rendez à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu.. » Ensuite, la politique étant distinguée de l'Évangile avec les autres besoins de la vie temporelle, nous savons de reste, aujourd'hui, que les chrétiens peuvent céder à la tentation d'un volontarisme de la charité, se vouloir citoyens du monde sans se demander ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas ; illusoire justice jugée à mesure, pour certains esprits, chrétiens ou non, mais qui peut paraître l'Évangile même à la foule des autres ; or l'Évangile parle assez net contre ce volontarisme, lorsque, s'agissant du vouloir évangélique et d'être disciple du Christ, les conditions requises nous valent les deux paraboles de la tour à bâtir et du roi qui part en guerre (Luc, 14/-28-33).
Autres leçons politiques dans l'Évangile : royaume divisé, royaume en perdition ; vivre en sûreté, question de force ; joindre la prudence du serpent à l'innocence de la colombe ; qui n'est pas contre vous est pour vous ; se tenir en garde contre les hommes ; qu'il n'arrive pas de scandales, hypothèse chimérique...
Une leçon entre toutes est étrangement ignorée à notre époque futuriste : que peut-on se promettre, de bâtir sur l'Évangile, sinon les vents et les tempêtes de ce monde où l'on bâtit, mais sans force pour détruire l'éternel (Matthieu, 7/24-27) ? Rien n'est plus contraire à l'Évangile que d'en attendre pour ce monde des lendemains qui chantent ; si notre temps ne peut se passer de pareille drogue, autant prêcher l'Évangile au cadavre d'un païen !
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Pressé de questions par Hérode, Jésus ne répond rien à ce pourceau, selon la règle donnée à ses disciples : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux... » (Matthieu, 7/6.) On manque à cette règle, on agit au contraire du Christ, on laisse l'Évangile pour la politique, et la plus mauvaise, lorsque l'on procustise le témoignage à la vérité aux dispositions des gens les moins compatibles avec cette vérité, sous prétexte de la rendre recevable où il n'est pas possible de la recevoir ; lorsque l'on jette les perles de l'Évangile devant les pourceaux en parlant le langage à la mode : langage du scientisme, sans autre vérité qu'à partir de ses postulats ; langage du démocratisme, sans roi de vérité par définition, au mépris de la réponse de Jésus à Ponce-Pilate ; langage du matérialisme dialectique, sans autre monde pour un royaume qui ne soit pas de ce monde ;
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langage du socialisme et de la guerre contre tout pouvoir de la richesse dans le monde, mais de la seule richesse privée, -- langage d'une politique très contestable en principe et en fait (toute richesse de ce monde est une force dans le monde ; il y a incohérence à refuser tout pouvoir à la richesse, pour la raison sophistique des abus de ce pouvoir en régime libéral) ; mais bien pis, d'une politique on ne peut moins soustraite à la malédiction des mauvais riches : l'avarice des biens de ce monde, n'importe qu'elle soit collective ; enfin, langage de justes, et Jésus a dit : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. » (Matthieu, 9/13.)
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Le chrétien doit-il être d'abord un homme ? Oui et non ; oui, selon qu'il s'agit d'un homme chrétien, d'un manière d'être homme qui présuppose l'être humain ; non point qu'il s'agisse de commencer par vivre en homme sans vivre en chrétien comme si l'homme suffisait à l'homme, alors que l'homme perdu se sauve étant chrétien ; comme si l'homme non chrétien pouvait être l'homme que doit être le chrétien ! L'illusion contraire méditerait utilement cette remarque de saint Thomas, que, privée du contrôle de la raison, notre vie peut abonder, par là même, jusqu'à une perfection dans l'homme qui n'est pas, il s'en faut, la perfection de l'homme. (Ia IIae, 55, 3.) Demandons alors si pareille illusion ne fait pas du baptême par étapes, à longueur d'adolescence, une *hérésie* à l'encontre de l'humanité aussi bien que du christianisme.
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Deux autres articles de la Somme de théologie sont aussi à méditer pour répondre à deux questions connexes à la précédente. Quel rapport de la politique à l'Évangile, si la politique est prudence accomplissant la justice, et l'Évangile notre sagesse en la Sagesse de Dieu incarnée ? Ia IIae, 66, 5, surtout vid. 1 et ad 1. L'amour des hommes l'emporte-t-il sur la foi et l'espérance en Dieu ? Ia IIae, 66, 6, impose de répondre oui, l'amour des hommes qui est l'amour de Dieu, oui, l'amour de charité, dans la foi et l'espérance (I Corinthiens, 13/13) ; mais autrement, non, -- à moins de faire de l'homme ce qu'il y a de plus grand au monde, observait Aristote en son Éthique.
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-- Les communistes sont des hommes, ils le sont au sens fort des militants de la libération de l'homme, ils nous font voir de quoi sont capables les hommes pour l'être dignement ; ils témoignent, de la sorte, à l'instar de tous les prophètes.
-- Soyons donc chrétiens avec eux comme avec les autres, sachons les reconnaître à leurs fruits pour les faux prophètes qu'ils sont (Matthieu, 7/15-16), n'importe s'ils ne disent pas « Seigneur, Seigneur », mais : « l'Homme, l'Homme ».
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D'évidence et indispensablement, la vie humaine a besoin de croire, d'espérer, de fraterniser avec les hommes. C'est un fait de toutes les époques et de tous les lieux, de voir satisfaire à ce besoin sous des formes religieuses, par la croyance en un monde invisible et le recours suppliant à ce monde ; mais aussi sous des formes magiques, cherchant à se servir de l'invisible comme du visible, par de moyen du visible. Prier l'invisible pour vivre n'est pas toute la religion mais est bien religieux, prétendre travailler sur l'invisible de même sorte que sur le visible c'est pervertir la religion en magie. Chose remarquable que la magie se montre aussi ancienne que la religion, car force est bien d'en conclure que les hommes n'ont pas attendu la science pour vouloir dominer le monde d'un vouloir illimité, au point d'y assujettir d'invisible lui-même. Contraire à la prière et à l'adoration, la magie a pourtant pu mêler ses pratiques aux cultes religieux, témoignant au long des millénaires d'une volonté de puissance invincible à la crainte divine ; mais enfin, on ne peut dire qu'elle rendait impossible toute vérité de la vie religieuse chez les humains adonnés aux pratiques magiques. De nos jours d'athéisme au nom de la science, non seulement la volonté de puissance triomphe, mais elle interdit au besoin de croire, d'espérer, de fraterniser avec les hommes, le recours à la prière et à toute religion comme à des pratiques enfin reconnues pour insensées. Il ne s'agit donc plus, comme avec la magie, d'une perversion de la religion voisinant avec la religion même, il s'agit de la religion rendue impossible par la même impossibilité que le non soit le oui. Parler d'une religion de l'athéisme au nom de la science réduit la religion à des conduites humaines, où non seulement il n'y a rien de divin, mais où la foi en Dieu est si peu requise que l'athéisme en prenne la place ; qu'est-ce à dire, sinon un instinct religieux sans objet nécessaire hors de l'homme, ce qui justifierait l'athéisme en cause (et la volonté de puissance, aussi bien, et la magie), puisque toute religion serait explicable, dans les hommes, par cet instinct religieux sans rien de religieux, -- si ce n'est, scientifiquement, cette explication même des phénomènes religieux ?
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Ainsi, pas d'autre monde que le monde scientifique des phénomènes expliqués comme phénomènes ; alors qu'il n'est pas de religion sans un autre monde, invisible, et supérieur au monde visible ; alors que cet autre monde, selon l'Évangile, est celui des Béatitudes, et c'est-à-dire du bonheur en Dieu promis aux maux de la vie présente portés comme la croix du Christ. Au lieu de cela, parler d'une religion des lendemains qui chantent, et la dire une religion chrétienne, quelle religion et quelle vérité de l'Évangile peuvent souffrir pareil langage ?
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Plutôt l'égale misère universelle que l'inégalité des riches et des pauvres, les individus et les peuples : je veux bien qu'il ne s'agisse pas de cela en principe, mais en fait, lorsque l'expérience n'arrive pas à poser la question ? Et lorsque la mentalité égalitariste fait la souffrance intolérable, et non pas la mort -- pour l'abominable raison que voici, sur les lèvres d'une malade parlant à un prêtre : « Que l'on meure, c'est normal, tout le monde doit mourir, mais de souffrir c'est pas normal. Tout le monde ne souffre pas. C'est terrible de souffrir. » (Paul Xardel, *La flamme...,* page 118.) Je peux bien mourir avec les autres, je ne peux pas souffrir si tout le monde ne souffre pas : l'enfer, c'est les autres qui ne souffrent pas comme moi de maladie ou de pauvreté ?
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L'Évangile est pour tous les hommes, -- c'est vrai, -- si pauvres hommes soient-ils, c'est vrai, -- non pas du tout à la seule condition toujours obtenue d'être les hommes qu'ils sont ; c'est un mensonge abominable de faire cette équivoque du salut des hommes avec les hommes perdus. S'il faut le dire en termes philosophiques, l'universalisme de l'Évangile est au contraire de l'humanitarisme, il distingue, et ne cesse pas de mettre en opposition fondamentale, avec la nature humaine, *ce qu'en font les personnes,* depuis le péché originel.
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Aider les hommes dans tous leurs besoins est humain et chrétien, pas du tout de prétendre par là, comme aujourd'hui, les mettre en repos, leur donner la paix, les rendre heureux ; il n'y a de repos pour le cœur des hommes qu'en Dieu seul, leur paix en Jésus-Christ n'est pas la paix de ce monde, l'espérance du ciel est le bonheur des Béatitudes, voilà pour l'Évangile ; quant à l'expérience humaine, quoi de si aveugle que de vouloir le repos, la paix, le bonheur, à passer de la nécessité (cette terre ferme), à l'angoisse (ce vide où l'on tombe) ?
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Si le témoignage de la vie peut évangéliser, la vie cachée de Jésus à Nazareth le faisait parfaitement ; or il en est sorti pour annoncer la Bonne Nouvelle ; et alors, il a scandalisé ses compatriotes et sa parenté. (Matthieu, 13/53-58 ; Jean, 7/5 ; Marc, 3/21.) Être chrétien dans toute ma vie me semble aller de soi, puisque je me trouve moi-même dans toute ma vie ; mais toute ma vie chrétienne en toutes ses formes, est-ce concevable ? Que vent dire un travail de logique, ou un nettoyage, chrétien ? Quel témoignage chrétien à travailler dans une usine, pour un prêtre, sinon dans une mentalité de lutte des classes, où ce travail range dans cette classe pour sa guerre ? Jésus aurait-il été ouvrier, en un tel état des esprits et des choses ? Le fait est qu'il n'a pas vécu en esclavage, et qu'il a quitté la condition d'ouvrier pour annoncer le salut, qu'il en a arraché ses apôtres, faisant déjà son Église visible.
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Qui a des yeux pour voir, et qui peut comprendre ce qu'il entend, lorsqu'il s'agit des mystères du Royaume de Dieu ? Les seuls disciples de Jésus-Christ, (Matthieu, 13/10-17, Marc, 4/10-13, Luc, 8/10), c'est-à-dire ceux qui donnent à ce Royaume leur foi et leur vie. Cela ne condamne pas « ce besoin de comprendre pour croire », qui peut avoir un autre objet que les mystères, cela impose formellement de vouloir croire pour comprendre. La mentalité moderne en laisse-t-elle capable ?
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S'il ne fallait pas vouloir sauver sa propre vie, pourquoi Jésus-Christ parlerait-il de la sauver en la perdant pour lui (Luc, 9/24 et parall.) ? Ce qu'il ne faut pas, c'est de prétendre sauver, par soi même, sa vie en ce monde.
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Il va sans dire que l'amour a faim et soif de la justice entre les hommes, l'hypothèse de l'amour suffit à cet évangile, on le prêche à l'applaudissement du monde ; l'amour de Dieu faim et soif de cette justice envers Dieu qui est l'homme religieux et faisant la volonté du Père, -- ce véritable Évangile de Jésus-Christ, tout un avec Jésus-Christ lui-même, -- où sont pour l'entendre les oreilles de ce temps ?
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Adapter le langage, ou exiger la vie ? Fagus l'a dit avec humour : « Dieu gagne à être connu » ; or aucune adaptation de langage ne peut le faire connaître, mais la vie en grâce avec lui ; si pauvrement que ce soit quant à elle, c'est toujours l'incomparable richesse quant à connaître son Seigneur. Dieu seul sait parler de Dieu, un chrétien ignore-t-il cela ? Un apôtre peut-il témoigner d'autre sorte ?
P. B.
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## NOTES CRITIQUES
### Révolution et contre-révolution
Thomas Molnar s'est proposé, dans un livre qui vient de paraître sous le titre *La Contre-Révolution*, de montrer que celle-ci « n'a jamais été systématiquement étudiée, que ce soit comme partie intégrante de l'histoire, comme philosophie, comme corps de doctrine ou même comme attitude psychologique ». On étudie bien certaines périodes contre-révolutionnaires, tel le soulèvement de Vendée ou la guerre d'Espagne. On analyse pareillement les œuvres de Burke, de Maistre, de Bonald, de Donoso-Cortès ou de Maurras. Mais jamais la pensée contre-révolutionnaire n'a été considérée dans son ensemble ni quant à l'influence qu'elle a pu exercer sur le cours de l'histoire depuis deux ou trois siècles.
Thomas Molnar recherche les raisons de ce silence. Corrélativement, il se demande pourquoi la pensée contre-révolutionnaire n'a jamais été capable de peser « d'une manière décisive sur les événements politiques, sociaux et culturels de notre époque ».
Selon lui, l'échec de la contre-révolution, attesté par les faits, n'est pas dû au manque de cohérence de la philosophie qui l'inspire ni aux lacunes de sa critique, mais « à sa trop grande préoccupation du *concret *» (entendant par là « le pays réel » et ses conditions naturelles d'existence) et, par voie de conséquence, à l'absence d'un dynamisme politique capable d'utiliser les techniques modernes de mobilisation de l'opinion publique et de conquête du pouvoir. « La restauration contre-révolutionnaire a régulièrement échoué, non en raison de quelque faiblesse intrinsèque dans la philosophie contre-révolutionnaire, mais parce que les contre-révolutionnaires étaient largement incapables d'utiliser des méthodes modernes, une organisation des slogans, des partis politiques et la presse, Le processus publicitaire était abandonné aux révolutionnaires, si bien que les contre-révolutionnaires se sont toujours montrés (vis-à-vis de l'homme de la rue) sous une lumière défavorable, quand du moins ils parvenaient à se faire connaître. »
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En se privant ainsi des moyens d'accéder au pouvoir sous prétexte que la souveraineté populaire n'est qu'un mythe et l'élection une supercherie, les contre-révolutionnaires se sont vus peu à peu acculer au rôle « vaticinatoire et apocalyptique » de Cassandres qui prophétisent l'effondrement de la société à la manière de leurs adversaires marxistes, apportant paradoxalement de l'eau au moulin de ceux-ci.
Cette déficience politique se double d'une faiblesse culturelle qui peut se définir comme un refus de constituer une *intelligentsia* au sein du régime démocratique et d'arracher celui-ci aux forces d'attraction du gauchisme qui le sollicite sans désemparer.
Quant à « la société industrielle » qui apparaît à l'époque révolutionnaire et qui s'étend aujourd'hui aux limites de la planète, on ne voit pas la pensée \[contre-\]révolutionnaire s'y intéresser vivement, alors que la philosophie révolutionnaire s'en empare pour justifier sa mystique du progrès et sa volonté de domination de l'univers ainsi que sa maîtrise de la destinée humaine.
Il ne reste plus aux contre-révolutionnaires qu'à se réfugier dans le passé pour y découvrir dans le corporatisme par exemple le moyen d'encadrer cette société nouvelle. Comme la tentative est à son tour vouée à l'échec, le seul recours qui soit pour des contre-révolutionnaires privés au surplus de la guidance de maîtres prestigieux depuis la fin de la dernière guerre mondiale, sera « l'homme providentiel » qui joue le rôle de radeau de la Méduse où s'accrochent tous les naufragés d'un monde inéluctablement voué à la perdition, et à partir duquel la vie pourra continuer. C'est le cas d'un de Gaulle, d'un Paul VI, d'un Nixon.
Mais ces « héros » qui sont les porte-parole de la « majorité silencieuse » que les contre-révolutionnaires invoquent constamment, *sont aussi* les sous-produits de la Révolution qui les a portés au pouvoir par une de ces « ruses de l'Histoire » où elle affecte de se mettre en contradiction avec elle-même. L'exemple de Napoléon, salué comme un sauveur par bon nombre de contre-révolutionnaires est typique à cet égard : n'a-t-il pas réalisé, selon ses propres paroles, « l'alliance de la philosophie et du sabre » dont nous ne cessons de contempler les ravages dans le monde ? Ni de Gaulle, ni Paul VI, ni davantage Nixon n'ont endigué le péril révolutionnaire : ils lui ont permis, au contraire, de s'infiltrer dans les derniers bastions où, en France, aux États-Unis et dans l'Église catholique elle-même, la Contre-Révolution résistait encore, et d'en démanteler les remparts.
Malgré ces critiques, dont la sévérité ne s'atténue point de page en page, Thomas Molnar conclut que la pensée contre-révolutionnaire, si elle a adopté constamment « une attitude de réaction, et non d'initiative », ne laisse pas d'avoir ses avantages, son utilité, sa nécessité même :
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« Elle n'est en aucune manière une paralysie, elle peut réussir et arrêter indéfiniment, et même pour toujours, l'entreprise révolutionnaire ». Cependant, « elle n'en appellera guère à l'enthousiasme populaire, elle sera menacée d'érosion, elle paraîtra précaire ». La Révolution suivra son cours. « Notre civilisation s'achèvera sans doute le jour où l'Église catholique et les États-Unis rejoindront la Révolution. Cela est, d'ailleurs, en train de s'accomplir dans l'Église, depuis le Concile du Vatican II, aux États-Unis depuis 1967-1968. » Puis tout recommencera, sans aucun doute, à partir des éléments dont la pensée contre-révolutionnaire a mission de garantir la permanence : « les principes d'une communauté d'ordre ».
« Ce n'est pas une tâche spectaculaire, elle ne connaît pas de victoire finale, elle obtient ses succès dans le cœur et l'esprit plutôt que sur le forum. C'est une tâche sans fin, un fardeau quotidien. C'est ainsi qu'elle doit s'accomplir : jour après jour. »
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Telle est la substance amère, tonique, irritante parfois et glacée, de ce livre dont la méditation s'impose à quiconque voit dans la Révolution le principe des maladies infectieuses qui conduisent à la mort les « sociétés » modernes ou du moins ce qu'on appelle encore de ce nom, en vertu d'une sorte de vitesse acquise par le langage.
Mais la position contre-révolutionnaire est-elle, comme l'écrit Thomas Molnar, celle de passagers qui ne peuvent ni arrêter le train où ils se trouvent ligotés et bâillonnés ni en sortir, alors que la machine, surchauffée par les idées fausses que ses conducteurs fous y enfournent, roule à tonte vitesse vers le précipice ? Sont-ils acculés à la critique perpétuellement négative de la situation, à la seule défense des débris de la société minée par la Subversion, au seul rappel des principes de l'ordre social ?
Nous ne le croyons pas.
Pour étayer cette assertion, il importe de remonter jusqu'à la cause première de la Révolution et d'en redescendre ensuite jusqu'à son ultime conséquence.
Si la révolution est bien, selon la formule d'Auguste Comte, « la sédition de l'individu contre l'espèce » ou, plus exactement, contre la société, accompagnée du projet de construire une société neuve à partir des volontés individuelles libérées des contraintes de l'ancien ordre social, il est clair que « la Cité personnaliste et communautaire » qu'elle se propose comme fin est le décalque sécularisé de l'Église.
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De fait, l'Église est la seule société qui soit composée de personnes. La grâce que chaque chrétien reçoit à son baptême est *strictement personnelle.* Elle ne lui est pas donnée « en tant que Juif ou Grec », ni en tant que membre d'une communauté quelconque, naturelle ou occasionnelle, mais en tant qu'il est *cette personne-ci,* élue par Dieu en son insondable conseil.
Si l'on définit la personne comme « la substance individuelle d'une nature pourvue d'intelligence », *persona proprie dicitur naturae rationalis individua substantia,* la nature comme l'essence d'un être prise en tant que principe de ses diverses activités, et la raison enfin comme la racine de tous les actes libres (*tota radix libertatis in ratione est*)*,* on s'aperçoit immédiatement que la personne est essentiellement l'être en tant que doué d'une existence propre et incommunicable, exempt de toute contrainte extérieure, ne subissant aucune nécessité interne, maître d'agir ou de ne pas agir et d'agir de telle ou telle façon.
Il suit de là que la personne, prise comme telle, ne peut entrer en relation qu'avec elle-même et que, pour la faire sortir de son isolement, il ne faut rien de moins que la grâce de Dieu : c'est Dieu qui nous a aimés le premier, nous assure l'Évangile. Il s'ensuit également que la personne ne peut entrer en communication avec autrui qu'au niveau surnaturel. C'est par et pour l'amour de Dieu qu'une personne peut aimer une autre personne qui lui est proche. Pour qu'il y ait relation effective de personne à personne, il faut aimer surnaturellement Dieu. L'amour de Dieu est la cause et la source de tout amour authentique du prochain. Sans lui, il est impossible d'aimer autrement qu'en imagination. Sans lui, la personne se projette sentimentalement en autrui : elle ne fait que s'aimer subrepticement elle-même. Saint Augustin a perçu avec l'intuition du génie cette présence de Dieu en tout amour véritable : c'est Dieu lui-même, *intimior intimo meo,* qui agissant par sa grâce à la racine de la personne, l'incite à aimer surnaturellement l'autre. *Quelqu'un qui soit en moi plus moi-même que moi,* ainsi que traduit Claudel.
L'Église n'est autre à cet égard que le rassemblement des fidèles, autrement dit des personnes dont la foi en Dieu, effective ou larvaire, accordée au plus grand des pécheurs, s'il l'accepte ou la recherche avec nostalgie, est le lien surnaturel. Les fidèles communiquent entre eux et forment une société, distincte de toute autre et inimitable, par le baptême, les sacrements, la prière, l'adoration de l'Hostie, et surtout par le saint Sacrifice de la Messe. En d'autres termes, ils sont associés parce que Dieu est surnaturellement présent entre eux. Entre la personne et les autres, il y a une Présence invisible qui noue leur relation surnaturelle, *qui est cette relation même,* si bien que le second commandement est semblable au premier.
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Mais, à ce niveau, le *moi* ne peut atteindre Dieu que s'il reconnaît *sa radicale dépendance* par rapport à Dieu, non seulement quant à la grâce qu'il reçoit, mais quant à tout son être qu'il a reçu et que la volonté divine maintient dans l'existence. *Le christianisme n'est pas une religion de la subjectivité.* Il fait appel à la personne, au *moi,* mais pour que le *moi* s'offre à Dieu, s'ouvre à son action divine, s'efface devant elle : « Que votre volonté se fasse et non la mienne. » Don gratuit de Dieu, *rien n'est plus objectif,* plus indépendant de la volonté de l'homme, plus transcendant à son intelligence, *que le salut.* Ce qui vaut dans l'ordre de la grâce vaut également dans l'ordre de la nature. La fin surnaturelle de l'homme est en même temps sa fin naturelle. Par son appétit naturel le plus profond, l'homme tend à voir Dieu, Créateur de son être. Il n'y a donc pas deux fins superposées pour l'homme. Une fin qui se situerait au-delà de l'homme est une contradiction dans les ternes. L'homme s'évaderait de son espèce s'il était élevé à une fin plus éminente que celle à quoi il tend en vertu de sa nature d'animal raisonnable. La grâce ne transforme donc pas l'homme en surhomme : elle le fait accéder à sa plénitude humaine. Elle ne se substitue pas à la nature de l'homme : elle s'y ajoute comme un accident qui la surélève quant à ses puissances d'opération. *Gratia perfectio naturae,* va jusqu'à dire saint Thomas. « La gloire la plus haute de l'homme, commente le R.P. de Finance, c'est d'être naturellement incliné vers une fin qui dépasse son pouvoir. »
Comme toute créature et comme toute la création, la nature humaine n'aspire qu'à retourner à Dieu son Créateur, mais il faut la grâce surnaturelle pour que cet élan qui meut l'intelligence et la volonté dont elle est pourvue trouve une issue. Il faut que les facultés les plus hautes de l'homme reconnaissent leur totale dépendance à l'égard de Dieu et s'arrachent à la force centrifuge qui les tourne vers le monde matériel où elles sont enracinées et qui risque de leur faire oublier la source transcendante d'où la nature humaine tire son origine. Il faut que le *moi* livré par Dieu à son propre conseil renonce à la tentation d'autonomie qui le sollicite et confesse sa totale subordination à l'égard de l'Absolu.
*Non estis vestri,* vous n'êtes pas vous-même, vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à Dieu, cette parole de saint Paul (1 Cor., 6, 19) est la clé du christianisme. Dieu s'adresse à chaque être humain *personnellement* et lui demande d'abdiquer son *moi,* à l'imitation du Christ, *factus est obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis,* qui s'est rendu obéissant à son Père jusqu'à la mort même de la Croix (Phil., 2, 8). La tâche des chrétiens est d'annoncer aux hommes qu'ils doivent assujettir leur intelligence au Christ et lui obéir : *in servitutem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi* (2 Cor., 10, 5).
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C'est ainsi que le Christ devient pour tous ceux qui lui obéissent, pour tous ceux qui renoncent à leur *moi* propre, le principe du salut éternel : *et consummatus factus est omnibus obtemperantibus sibi causa salutis aeternae* (Hebr., 5, 8).
Ainsi le christianisme ne fait appel à la personne que pour qu'elle se dessaisisse d'elle-même et pour qu'elle remette entre les mains de Dieu cela même qui la constitue radicalement. « Renonciation totale et douce », écrit Pascal, à « Celui qui a versé telle goutte de sang pour *toi *». Dieu s'adresse à la personne autonome pour qu'elle avoue son hétéronomie et pour qu'elle se lie à lui en se dépouillant d'elle-même. Qu'as-tu que tu n'aies reçu, dit saint Paul au chrétien : *quid autem habes quod non accepisti* (1 Cor., 4, 7) ? La personne n'a rien qui lui appartienne. Elle est constituée par son refus d'exister ou de posséder quoi que ce soit en dehors de Dieu. Cela est naturel, mais cela n'est conforme au vœu de la nature que par la grâce surnaturelle qui le révèle à celui que Dieu a élu.
Il n'est donc pas étonnant que les anciens philosophes aient à peine fait place à la notion de personne dans leur anthropologie. Sans la Révélation, *sa nature toute surnaturelle* nous serait restée inconnue. De fait, comme le remarque Étienne Gilson, « presque tout ce que nous savons de la philosophie de la personne se trouve chez les penseurs du Moyen Age dans les questions qu'ils consacrent à la théologie de la Trinité ». La fameuse définition de Boèce se lit dans le traité *De duabus naturis* du Christ. C'est pourquoi elle ne joue aucun rôle dans la morale médiévale. Elle appartient tout entière au domaine du surnaturel. Il n'y a de personne qu'en Dieu et par la grâce de Dieu qui fait participer la nature de l'homme à la vie des Personnes divines à la stricte condition que nous venons d'analyser. Dès lors, il n'y a de personne que dans l'Église. C'est seulement dans cette société surnaturelle qu'est l'Église que la personne accède à la plénitude de son être en reconnaissant sa relation radicale à Dieu, auteur de la nature et dispensateur de la grâce. Sa condition pour l'être varie selon le don divin, mais elle reste fondamentalement immuable : c'est dans la mesure où la personne devient un enfant, un être dont tout l'être dépend de son père, qu'elle entre dans le Royaume des cieux : *amen dico vobis nisi conversi et efficiamini sicut parvuli, non intrabitis in regnum caelorum ; quicumque ergo humiliaverit se sicut parvulus iste, hic est major in regno caelorum* (Matthieu, 18, 3-4). La personne ne se réalise qu'en se donnant surnaturellement à Dieu : la Vérité nous accorde la liberté surnaturelle de la personne, la liberté des enfants de Dieu, et, comme le chante Maurras,
*L'attachement qui nous rend libres*
*A l'ombilic dont nous vivons.*
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L'Église est ainsi une société universelle de personnes où chacune se trouve appelée non point en tant que membre d'une catégorie sociale quelconque : famille, métier, patrie, etc.. mais en tant que sujet individuel. Mais une telle société n'est possible que si l'attraction de la grâce s'exerce sur ses membres et, les faisant converger vers Dieu, les unit tous en un seul corps mystique dont la tête est le Christ, le Premier Né d'entre les morts. Seul Dieu est capable par sa puissance surnaturelle de révéler à la personne que le plus intimement personnel en elle n'est pas sa personne elle-même, son *moi,* mais Dieu, puisqu'il en est le Créateur et le Sauveur. Toutes les personnes communiquent entre elles parce qu'elles communient en Dieu, pareilles aux rayons d'un centre, tous distincts et cependant tous rassemblés en leur centre. La religion chrétienne est ainsi *la religion la plus personnelle qui soit et la moins subjective,* celle qui permet le moins au *moi* de se replier sur soi parce qu'elle est de fond en comble *théocentrique.* La vision de Dieu où elle culmine le montre bien : Dieu y est *à la fois l'objet* de la vision et *le moyen* par lequel la vision s'accomplit : *ut sit in tali visione essentia divina et id quod videtur et quo videtur,* écrit saint Thomas (Contra Gent., III, 51). Tout y est don, tout y est grâce, tout y est surnaturel. Chaque personne y parvient au comble de sa perfection en recevant tout de Dieu, de Celui qui est essentiellement autre qu'elle-même, inaccessible à ses prises.
C'est le rôle de l'Église ici-bas de faire accéder les hommes à cette fin d'une manière anticipative *dans les vérités dogmatiques* dont elle a la garde et *dans les sacrements* que Dieu lui a confiés pour manifester sa divine présence.
Il semble banal d'affirmer que l'Église est par essence une société surnaturelle. Rien n'est plus profond que cette banalité. La clef de voûte de l'Église, société de personnes, est le surnaturel. Dès que « la substance individuelle de l'être raisonnable » est coupée du surnaturel, il n'y a plus de personne, *il n'y a plus d'Église, il n'y a plus de société, il n'y a plus que dissociété, entassement d'êtres repliés chacun sur soi, sur leur individualité, sans communication les uns avec les autres, sinon imaginaire.*
C'est la tragédie du monde moderne dont on ne finira pas de sonder la terrible profondeur. Le monde moderne est né dans le giron de l'Église. Il a été imprégné de christianisme dès sa naissance. Ses institutions n'ont de sens que dans la lumière de l'Église catholique qui, d'une humanité plongée dans le chaos à la suite de l'écroulement de la société antique, a fait lentement sortir une nouvelle société marquée de son empreinte indélébile. Ici comme partout la grâce, loin d'abolir la nature, la *surélève.* Tout ce que la *nature* sociale de l'homme dénudée par le cataclysme d'une fin de civilisation, a pu faire germer, reçut l'appoint et le réconfort, l'assistance et le soutien de l'Église, société *surnaturelle*. Les liens sociaux rompus furent patiemment renoués sur ses exhortations continues.
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On ne dira jamais assez que la société médiévale est à l'image de l'Église. A l'instar de la personne qui se vide de sa subjectivité dans l'ordre surnaturel pour adhérer avec toutes les autres à un Bien commun transcendant : le Dieu de la Révélation représenté par l'Église. Les individus abandonnés à eux mêmes dans les ruines de la société antique se sont peu à peu dépouillés de leur égoïsme vital pour accorder leurs intérêts privés au bien commun des multiples groupes sociaux que l'invincible nature les incitait à fonder. La foi catholique rassemblait ces innombrables communautés bariolées sous la tunique sans couture du Christ et l'immutabilité de l'Église fondée par un Dieu immuable garantissait la pérennité de l'ordre social.
La preuve inverse peut être administrée : à mesure que l'Église fut contestée apparut la contestation sociale à l'aube des temps modernes. Les guerres religieuses furent des guerres civiles et les guerres civiles furent des guerres religieuses.
Le déclin de l'Église s'accompagna d'une régression du sens du surnaturel objectif dans les âmes. Le Dieu de la Révélation ne fut plus l'Être devant lequel le moi s'incline sans réserve lorsqu'il entend son appel par la voix de l'Église. La personne se libéra du pôle naturel et surnaturel d'attraction qui l'astreint *dulce et suaviter* à sa transcendance. Elle se replia et se recela en soi-même, en son incommunicabilité. De théocentrique et d'hétérocentrique, elle devint de plus en plus homocentrique et anthropocentrique. Comme le dira plus tard Kant tirant en toute assurance et en toute clarté la conclusion de ce renversement radical, il s'opéra *une révolution copernicienne :* au lieu de graviter autour de la réalité et du Principe du réel, la conscience désormais libérée se soumit la réalité et son Principe et les fit tourner autour d'elle-même selon les lois de sa subjectivité autonome.
L'exigence révolutionnaire s'inscrivit au centre même de la personne et elle y est restée jusqu'à nos jours où elle se porte à son point culminant. La « Société » -- si l'on peut encore employer ce mot -- *se composa de plus en plus de personnes* closes sur elles-mêmes, amputées de leur relation constitutive au Dieu de la nature et de la grâce et *devint la projection par en bas*, dans le temporel de plus en plus soustrait à l'éternel, *de la structure même de l'Église*. Ce monde moderne ne s'est pas libéré de l'Église. Il ne le pouvait pas. On ne peut rompre avec le passé, surtout si ce passé a pénétré aussi profondément dans le corps social que l'âme dans la chair de l'individu qui en reçoit la vie. Renier le passé, c'est en assumer la caricature, le faire descendre du niveau supérieur où il maintenait sa forme à un niveau inférieur où il se déforme.
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Abjurer la civilisation dont on dépend, c'est la contrefaire, la falsifier. Nous avons renoncé à la philosophie grecque. Nous n'étudions même plus le grec qu'au titre d'une langue accessible à quelques rares érudits : tel le hittite ou l'égyptien. Il n'empêche que toute notre science est grecque par son origine et que nous pervertissons la science et la détournons de sa fin de pure connaissance lorsque nous en faisons, à l'encontre du refus catégorique des Grecs de l'avilir, la docile servante de la technique triomphante. Ainsi de l'Église et du surnaturel. *La* « *société *» *moderne est simplement l'Église parodiée, sécularisée, laïcisée et couronnée par une idéologie qui n'est rigoureusement autre qu'un christianisme inversé dont la polarité passe de Dieu à l'homme individuel ou collectif. Elle est fondée sur un système abusivement décoré du nom de* « *démocratie *»*, dont le propre est de n'avoir aucun antécédent dans l'histoire grecque, romaine ou médiévale, et dont la caractéristique, évidente et méconnue, est de tenter sans cesse d'exister et de n'exister jamais.*
Il est impossible en effet qu'une société soit composée d'individus, à moins que ceux-ci ne soient unis les uns aux autres par les liens du surnaturel dans le Bien commun universel qui est Dieu, et non dans les sociétés temporelles, œuvre des hommes. Une société politique est faite de familles rassemblées en vue de mieux-vivre et de s'élever au-dessus du maintien et de la transmission de la simple vie biologique à laquelle la communauté familiale prise comme telle est ordonnée par nécessité de nature, exactement comme chez les animaux. La famille est la cellule sociale fondamentale et tout ce qu'elle véhicule de biens supérieurs à la vie pure et simple provient de son association *organique* avec d'autres familles mise en forme par l'intelligence de l'animal raisonnable : l'homme. C'est pourquoi la famille se défait à mesure que la société où elle baigne se disloque : elle retourne alors, comme on le voit trop souvent de nos jours, à la promiscuité animale où les géniteurs et les rejetons n'ont entre eux que des liens biologiques.
Une « société » composée d'individus « libres et égaux endroit » est un rond-carré. On ne fait pas du social avec de l'asocial, c'est trop clair. Il faut donc que les individus soient au préalable reliés les uns aux autres par le projet de la « société » nouvelle qu'ils ambitionnent de construire et à laquelle ils se donneront. Après quoi, selon la formule célèbre de Rousseau, « ils seront aussi libres qu'auparavant ». C'est ce qu'on appelle aujourd'hui « la Cité personnaliste et communautaire », dont le récent Concile a proposé la chimère aux hommes. Il est clair que les individus, libres à l'origine, ne pourront s'unir entre eux que *par le liant d'une idéologie qu'ils auront eux-mêmes sécrétée et qui joue le rôle du surnaturel dans la société religieuse.*
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C'est pourquoi *toute idéologie moderne est une hérésie chrétienne.* Il n'est pas une seule exception à cette règle qui gouverne toutes les variétés du libéralisme et toutes celles du socialisme qui en sont l'aboutissement logique et réel à la fois, la multiplicité des exigences de chaque moi devant se réduire à une exigence collective pour faire société. Or comme le liant de l'idéologie ne tient pas, il faut le remplacer par un autre : c'est la *révolution permanente.* On ne finit jamais de construire un rond-carré. La tentative est à reprendre sans cesse.
L'esprit révolutionnaire n'est autre que l'esprit du christianisme dévoyé, « naturalisé » comme on disait au siècle dernier, plus exactement *artificialisé* à l'extrême. « Ôtez le surnaturel, affirme Chesterton avec une incroyable profondeur, il ne reste plus que ce qui n'est pas naturel », il ne reste plus que l'artifice, la poudre aux yeux, l'imaginaire, l'utopie. A l'ordination de la personne au Dieu de la nature et de la grâce fait place désormais l'ordination de toutes choses à la personne ou à l'agrégat de personnes agglomérées dans le ciment des idéologies. La « démocratie » moderne, libérale ou communiste, est le christianisme à l'envers : le *moi* individuel ou collectif usurpe la gloire de la Divinité. Michelet l'a dit mieux que personne dans son *Histoire de la Révolution française* qui *continue* et qui *remplace* selon lui le christianisme. Le *moi* est désormais perpétuellement en quête de son salut, mais il le cherche fatalement dans une société imaginaire où le bonheur (si l'on peut dire) lui sera distribué à domicile, comme l'eau ou le gaz, comme l'*ersatz* du surnaturel disparu.
Que l'Église catholique en vienne, depuis Vatican II, à cautionner de son autorité *surnaturelle* -- elle l'est au moins d'une manière diffuse, quant à la masse des fidèles qui l'acceptent comme telle -- la « démocratie », le socialisme, voire le marxisme lui-même, montre que la Révolution a vaincu la Contre-Révolution. L'Église ne peut être en effet que contre-révolutionnaire, s'il est vrai, comme nous venons de le prouver, que la Révolution est son *hérésie spécifique.* Le Pape Paul VI, spectateur impassible et, à ce titre, complice du désastre, l'avoue lorsqu'il constate *l'autodémolition* de l'Église et qu'il tolère l'action des démolisseurs en son sein.
Mais il est impossible que la Révolution et l'Église fusionnent complètement : l'hérésie ne peut se muer en orthodoxie, le refus de la grâce en grâce. C'est sur ce point que je serais beaucoup plus optimiste que Thomas Molnar. L'Église en reviendra, tôt ou tard, à sa fonction organique qui est de refouler toutes les hérésies et donc l'hérésie par excellence : la Révolution. L'Église redeviendra tôt ou tard contre-révolutionnaire, comme elle l'est *par essence.* A moins que nous assistions à la fin du monde.
\*\*\*
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La Révolution c'est la Contre-Église, c'est le christianisme sans l'Église et dont le sel s'est affadi, c'est *le christianisme en putréfaction.* Avec son prodigieux génie verbal, avec sa propre expérience de « chrétien révolutionnaire », Hugo l'a vu mieux que personne :
*Nous portons dans nos cœurs le cadavre pourri*
*De la religion qui vivait chez nos pères.*
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En contre partie, « une société qui enfante des saints est, selon Bossuet, marquée du signe infaillible de la régénération ». La Contre-Révolution passe par la médiation de la sainteté. J'aurais insisté plus que Molnar là-dessus.
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D'autre part, la pensée contre-révolutionnaire n'est pas acculée à la seule critique négative de la Révolution, comme semble l'estimer Thomas Molnar. Rien n'est plus positif que le moindre pas dans la voie du surnaturel. Mais rien n'est plus positif aussi que le moindre pas dans la voie de la nature. Le surnaturel lui-même y invite l'homme : *gratia perfectio naturae.* Si la prière, les sacrements, la vie intérieure, la tension de l'âme vers Dieu sont des activités contre-révolutionnaires dont l'influence et le rayonnement sont incomparables, il faut ajouter que l'homme qui se nourrit de la parole divine se nourrit également de pain.
A cet égard, on méconnaît trop, surtout dans les milieux chrétiens qui ont subi l'emprise du jansénisme et d'une fausse ascèse basée sur un mépris manichéen du corps -- et c'est le cas de presque toute la bourgeoisie catholique européenne -- la portée contre-révolutionnaire du dynamisme économique contemporain. Il suffit d'observer toutes les économies socialistes engendrées par les révolutions : elles raréfient les biens matériels. Tous les gauchistes vitupèrent l'économie d'abondance. Les chrétiens progressistes, avec l'habituelle mauvaise conscience de marxisme qui les empoisonne, n'ont à la bouche que « l'Église des pauvres » dont l'état de pénurie -- matérielle et non pas spirituelle, bien sûr -- doit être cultivé et, si j'ose dire, alimenté, exploité, afin d'y allumer le brasier de la Révolution. A un journaliste qui l'interroge sur la situation désastreuse de l'économie de son pays, le ministre chilien de l'Économie répond tout à trac, avec un cynisme effarant : « Ce qui pour vous est une crise, pour nous, c'est la solution. »
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De fait, la Révolution, nous l'avons dit -- c'est la « libération » de la personne humaine à l'égard de tous les biens communs des sociétés naturelles et de la société surnaturelle où elle se trouve. En face de la violence révolutionnaire, la personne est dès lors sans la moindre défense. Elle est une proie facile pour tous ses « frères » qui aspirent à la placer sur l'orbite de leur volonté de puissance laïque ou cléricale. La « société » de personnes que ces *big brothers* veulent créer de toutes pièces pour remplacer celle qu'ils ont démolie, ne peut durer que par un appareil de coercition d'une rigueur implacable : l'État collectiviste est au bout de toute éthique qui exalte « l'éminente dignité de la personne humaine ».
Pour se consolider, l'État collectiviste *doit* entretenir une économie de rareté : distributeur des biens matériels, il sait que les citoyens dépendront toujours étroitement de lui par une nécessité physique aussi contraignante que la propagande qu'il lui associe. Pour y parvenir, il suffit de ne jamais franchir le niveau de l'abondance qui, permettant le choix des biens matériels mis sur le marché, développerait un dangereux esprit de liberté. La pauvreté de tous est la condition de survie de l'État révolutionnaire. De plus, la mainmise de d'État sur une économie qui s'adresse à l'être humain en tant que pourvu d'un corps et, par là, radicalement individualisé, permet aux manipulateurs des leviers qui en commandent la machine de pénétrer dans le sanctuaire le plus intime, indivisiblement biologique et spirituel, de leurs esclaves. Lorsque le pouvoir culturel, lui-même centré sur le primat absolu de l'économie, et le pouvoir économique se trouvent concentrés dans les mêmes mains, la « personne » prétendument libérée voit sa malléabilité portée à incandescence. Le surnaturel outragé tient alors sa vengeance : l'État anonyme, protéiforme, 1'État Moloch, l'État Léviathan, devenu maître à la place de Dieu, est un seigneur qui châtie ou récompense infailliblement ce monde. La Révolution ou la mort. La raison d'État ou l'asile psychiatrique.
Mais Dieu ne change pas la nature humaine qu'il a créée. En dépit de cent cervelles épiscopales déboussolées proclamant unanimes que la conception de la nature humaine « a bien changé depuis le Moyen Age », la nature de l'homme est faite pour voir Dieu et reçoit les secours de la grâce pour accomplir sa destinée. Dès la création de l'homme, il en fut ainsi. Il en sera ainsi jusqu'à la fin des temps. Voir Dieu est la fin que visent les fidèles dans l'accomplissement de leurs humbles tâches terrestres. La poursuite des biens matériels n'a de sens qu'en fonction de cet appétit naturel immuable, indépendant de l'intelligence et de la volonté. Elle est inscrite elle aussi dans la nature de l'homme.
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Si déréglée qu'elle soit par le péché originel, elle n'en est pas moins naturelle et drainée par la fin suprême de l'homme, à un titre inférieur sans doute, mais réel. Dès lors, si l'homme, en sa folie, vient à rompre le lien qui le suspend à Dieu, sa nature offensée n'en continuera pas moins de s'attacher à l'infini, mais elle mettra l'Infini dans les choses que l'homme produit pour vivre.
Le dynamisme déréglé que déploie l'économie moderne n'a point d'autre origine. Ce qui n'est que moyen s'érige ainsi en fin. Les biens utiles envahissent la place naguère encore occupée par les biens spirituels. Eux qui, par essence, doivent aider l'homme et lui faciliter l'accomplissement de sa destinée en le libérant des obsessions vitales et en lui permettant d'exercice de la vertu et de ses facultés spirituelles les plus hautes, deviennent son unique souci et son tourment. L'homme produit pour produire. L'économie dévie de sa fin propre : la satisfaction des besoins du consommateur, être *individuel*, pourvu d'un corps qui lui appartient en propre et qui est seul capable d'absorber les biens matériels. Elle devient une économie dont la finalité est la productivité sans terme. On ne produit plus pour consommer, mais pour produire, pour faire en sorte que les producteurs soient *assurés* de produire sans cesse.
La moindre défaillance dans le système est une catastrophe à laquelle tous les producteurs veulent échapper. Tous recherchent avec fièvre *la sécurité.* Mais pour faire fonctionner l'économie à contresens de sa finalité naturelle, il faut une puissance gigantesque : celle de l'État moderne. L'économie, de *privée* qu'elle est par sa destination puisqu'elle a pour fin le consommateur en chair et en os, devient *publique.* L'État se transforme en producteur national et la « société » en une immense usine. L'économie libérale soustraite à la régulation du Bien universel de la nature humaine se mue en économie collectiviste soumise aux contraintes de l'État, avec toutes les conséquences que nous apercevons depuis cinquante ans dans tous les pays du monde et dont l'inflation aussi bien psychologique que monétaire est la plus visible.
La tâche de la pensée contre-révolutionnaire en matière économique n'est pas seulement de prédire l'éclatement d'un tel système : qui dit inflation dit enflure, et l'enflure est promise à la crevaison. Elle est surtout de la prévenir et de corriger le dynamisme naturel de l'économie du dérèglement où le plonge la sécularisation du christianisme à laquelle nous assistons depuis plusieurs siècles et dont le communisme de « la parfaite et définitive fourmilière » est la dernière étape. Replacer l'économie dynamique dans l'axe de sa finalité : le service du consommateur qui n'est pas une machine à consommer, mais un *homme* dont l'être se perfectionne à travers une série de fins superposées, et dans le *domaine du privé* qui est *irréductiblement le sien,* est la mission propre de la Contre-Révolution dans l'ordre des urgences.
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Pour peu que l'on considère le siècle dans sa perspective providentielle, on s'aperçoit que le réel s'y raréfie de plus en plus. La Révolution le détruit sans lassitude et le remplace *par la fiction,* par les constructions de l'esprit que « la personne humaine » privée de sa fin naturelle, de sa relation aux divers biens communs qui vont de la famille à Dieu, élabore dans les cornues de l'imagination, sevrant l'intelligence et la volonté de leur nourriture propre, les débilitant, les tuant peu à peu. Nous vivons, nous faisons semblant de vivre *dans un monde d'illusions :* une *démocratie* dont la chimère masque la volonté de puissance des féodalités qui en occupent la salle de projection ; une *Église* dont l'image désincarnée en philanthropie et en « servante de l'humanité » dissimule la volonté de puissance d'un clergé qui utilise les derniers lambeaux de son prestige pour prêcher à ses derniers fidèles ahuris les béatitudes du socialisme et du sexe ; une culture de masse où l'évasion du robot humain dans le rêve et dans le mensonge est téléguidé par la volonté de puissance d'une *intelligentsia* moralement ou effectivement vendue aux groupes de pression. Nous entrons pas à pas, à reculons, dans le plus vaste *désert social* que l'histoire ait jamais connu. *Le christianisme dégradé en mythologie sociale mystificatrice a tout dévoré.* On ne répétera jamais suffisamment que *la Révolution c'est la robe sans couture du Christ muée en tunique de Nessus qui détruit la société réelle et la transforme en société imaginaire, sans cesse reportée dans l'avenir.* Le mal dont l'essence est privation d'un bien réel requis par notre nature ne nous laisse plus *que les biens économiques,* biens infimes sans doute, mais sans la réalité desquels l'humanité mourrait. En dépit de toutes les réticences que notre nostalgie des biens supérieurs perdus attise en nous, malgré le dualisme dépréciatif du corps qu'un faux christianisme nous a inoculé, ce sont les seuls biens réels qui restent pour l'immense majorité des hommes, et c'est à partir d'eux que la société reprendra vie.
*Übers Niederträchtige*
*Niemand sich beklage,*
*Denn es ist das Mächtige,*
*Was man dir auch sage.*
« Des réalités inférieures, que nul ne se plaigne ; chante Goethe, car ce sont les plus puissantes, on aura beau dire. » C'est le seul point fixe qui résiste encore à la « mutation » du bien en mal. Il n'y a plus que ces humbles réalités-là que la Providence nous tend. Nous nous engageons de plus en plus dans la voie qui conduit à la « société industrielle » universelle, parce qu'aucune autre issue ne s'offre à la nature sociale de l'homme.
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La nature y maintient la cohésion du tissu social contre la Révolution. Il faut même ajouter que l'entreprise résiste aussi bien, sinon mieux que la famille, aux coups de boutoir qui tentent de la disloquer. Transposer le schéma démocratique dans l'entreprise équivaut à la paralyser. Les nécessités de la division du travail et de la mise en place des individus qui composent l'entreprise selon les dons qu'ils possèdent, y perpétuent, malgré les assauts du dehors et les secousses du dedans, *la réalité sociale de l'union et de la subordination des personnes au bien commun de l'ensemble.*
Mais l'entreprise prospère ou périclite selon l'ambiance de la société plus vaste où elle s'intègre. Pour que chaque individu et chaque entreprise soient à leur place *réelle* dans la société économique qui, bon gré, mal gré, est la nôtre, pour que les organes de cette société servent réellement le bien commun de ses membres, il faut qu'ils soient récompensés selon leurs mérites réels. Dans une société économique, comme du reste dans toute société, il est impossible, il est néfaste d'éliminer l'intérêt, la recherche de l'avantage personnel. Mais il faut que cet intérêt coïncide avec le devoir, avec le véritable service rendu. Au principe de la société économique où nous nous trouvons par le destin de la naissance, il n'est que l'économie concurrentielle fondée sur le libre choix du consommateur et régie par les lois morales coulées en un code économique.
« Il est évident, écrivons-nous ailleurs, que cette politique concurrentielle loyale exige une réforme profonde et parallèle de l'État. Décoloniser l'État du parasitisme des partis politiques et des groupes de pression, restituer l'État à sa fonction propre de gouvernant, de juge, d'arbitre, le rendre indépendant des intérêts particuliers pour qu'il puisse sauvegarder le bien commun, est la condition *sine qua non* du salut. Il est de l'essence même de l'État de faire régner l'ordre et, dans une société économique, de veiller à l'ordre économique concurrentiel et à en faire respecter les normes. »
Si la pensée contre-révolutionnaire veut sortir de la critique négative et s'engager dans l'action, laquelle est toujours positive, c'est là, au point où nous en sommes, qu'elle devra prendre son point de départ. Son *réalisme* l'y contraint. Elle a trop négligé l'aspect économique de la *réalité* sociale. Le porter sur la place publique est de la plus extrême urgence. Préconiser une politique économique contre-révolutionnaire répond trop aux aspirations de la nature sociale de l'homme étouffée dans le brouillard des illusions pour qu'elle ne rencontre pas d'écho. Il y a là un immense travail à entreprendre.
Sans cela, le risque est grand de voir la pensée contre-révolutionnaire virer à *l'idéalisme* et devenir révolutionnaire à son tour.
Marcel De Corte.
126:172
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### La messe à la française
*Avant d'en venir, s'il le faut, à l'appel nominal des publications et écrivains catholiques qui se taisent, contentons-nous encore, pour le moment, de reprendre et de mettre à jour l'état chronologique de la question.*
*Nous parlons de* « *découverte *» *et même de* « *révélations *», *bien qu'il s'agisse d'un fait qui n'était pas caché : mais ce fait capital demeurait inaperçu. Ceux qui utilisent le Nouveau Missel n'en avaient rien dit.*
1\. -- Premières révélations :\
le Missel pour 1973
C'est le 1^er^ janvier que notre numéro 169 (pages 212 et suivantes) met publiquement en accusation le « Nouveau Missel des dimanches » pour l'année 1973 : il inculque aux fidèles, comme « *rappel de foi *», la doctrine que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *».
Le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 4, le 15 janvier, répercute l'accusation et reprend la mise en garde : « *Un missel ouvertement hérétique répandu dans le peuple chrétien par l'épiscopat francophone. *»
127:172
2\. -- Louis Salleron dans « Carrefour »
Le premier, sous le titre : « La débâcle de la messe », Louis Salleron reproduit nos mises en garde dans *Carrefour* du 15 janvier. Voir son article cité dans ITINÉRAIRES, numéro 171, pages 255-256.
3\. -- L'abbé Emmanuel des Graviers\
dans le « Courrier de Rome »
L'abbé Emmanuel des Graviers est le second : dans le numéro 111 du *Courrier de Rome *; article cité dans ITINÉRAIRES, numéro 171, page 256.
4\. -- « Lumière »
L'éditorialiste de *Lumière* est le troisième. Article cité dans ITINÉRAIRES, numéro 171, page 257.
5\. -- L'abbé Coache\
dans « Monde et Vie »
L'abbé Louis Coache est le quatrième. Article cité dans ITINÉRAIRES, numéro 171, page 258.
6\. -- « Courrier de Rome » :\
lettre aux évêques
Revenant une seconde fois sur la question dans son numéro 112, le *Courrier de Rome* y publie une *Lettre ouverte* à chaque évêque de France :
128:172
Monseigneur,
Régulièrement nous vous envoyons le *Courrier de Rome.* Vos occupations ne vous ont peut-être pas permis de lire jusqu'à sa fin l'article paru en tête de notre numéro 111 où notre collaborateur relevait une très fâcheuse erreur du Nouveau Missel des fidèles 1973.
Voici le texte de ces pages 382-383.
(...)
Ce texte est profondément hérétique, ils est d'inspiration protestante puisqu'il commande *simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice* déjà accompli et nie par le fait même que la messe est le renouvellement et la continuation du Sacrifice de la Croix. Le Saint Concile de Trente déclare anathème celui qui enseigne une telle doctrine !
De plus, toujours selon la doctrine luthérienne, il semble faire fi de la valeur de nos mérites et nous met sur le chemin de la « justification par la seule foi ». Nous espérons respectueusement que Votre Excellence voudra bien, dans son propre diocèse, rappeler la vraie doctrine à ses fidèles, et par ailleurs intervenir auprès de la Conférence épiscopale de France, dans les plus brefs délais, afin qu'une note officielle, largement diffusée, évite aux catholiques de tomber dans l'hérésie.
Daigne Votre Excellence agréer l'expression de notre très religieux respect.
LE COURRIER DE ROME.
7\. -- « Nouvelles de chrétienté »
*Nouvelles de chrétienté :* bulletin mensuel de CIVITEC (civilisation et techniques), dirigée par Charles-Pierre Doazan et Lucien Garrido.
Cet excellent bulletin, qui avait suspendu quelque temps sa parution, vient de la reprendre en février (toujours à la même adresse : 134, rue de Rivoli, 75001 Paris).
Dans son numéro 533, il est le cinquième à mentionner la découverte d'ITINÉRAIRES :
Le « Nouveau Missel du dimanche 1973 » est la nouvelle version, pour cette année, du fameux missel annuel à couverture à fleurs : il est tout à fait officiel. Cela ne rend que plus troublante cette « profession de foi hérétique », dit « Itinéraires » (janvier 1973), qui se dissimule entre le 26^e^ et le 27^e^ « dimanche du temps ordinaire ». Nous y soulignerons ce qu' « itinéraires » souligne :
129:172
« Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes, extérieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtiendront de Dieu sa grâce. IL S'AGIT SIMPLEMENT DE FAIRE MÉMOIRE DE L'UNIQUE SACRIFICE DÉJA ACCOMPLI, du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même, et de nous y associer, d'y communier ensemble en faisant nôtre l'oblation qu'il a faite à Dieu de sa propre personne pour notre salut. »
Il s'agit là de l'erreur professée « par presque toutes les branches du protestantisme », écrit J. Madiran : « la messe n'est pas un sacrifice mais simplement le mémorial du sacrifice unique... Pour la foi catholique, la messe ne consiste pas à simplement faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli ; la messe est elle-même un sacrifice, substantiellement identique quoique de manière non sanglante, au sacrifice de la Croix ».
Celui qui prétend le contraire est anathème, selon le Concile de Trente.
8\. -- Secondes révélations :\
déjà le Missel de 1969-1970...
Le 15 février, notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 5 rend publiques les secondes révélations, reprises ensuite et développées dans ITINÉRAIRES, numéro 171 du 1^er^ mars (pages 1 à 10).
L'affirmation qu'à la messe française « il s'agit simplement de faire mémoire » n'est pas une nouveauté introduite en 1973. Elle figurait déjà, exactement dans les mêmes termes, dans la première édition du Nouveau Missel « pour l'année liturgique 1969-1970 ».
Nous en demandons compte, pour commencer :
1° à l'évêque Boudon qui, depuis 1969, garantit personnellement et officiellement, par ses « imprimatur » répétés, que la messe n'est pas un sacrifice ;
2° au père Marty, président (qui se prétend responsable) de la conférence épiscopale française.
\*\*\*
Au moment où nous achevons ces lignes, les secondes révélations d'ITINÉRAIRES n'ont encore eu aucun écho dans la presse. On comprend leur portée : elles rendent insoutenable la thèse de l' « étourderie » ou de l' « erreur ». Une étourderie, une erreur de cette sorte ne peuvent pas durer plus de trois ans tout en gardant leur innocence.
130:172
Il faut donc en revenir, concernant les évêques responsables, à la déclaration d'Henri Charlier :
-- *Nous ne pouvons plus croire qu'ils aient encore la foi.*
Les journalistes catholiques, informateurs et commentateurs, sont donc fort embarrassés.
Nous avons déclenché le chronomètre pour mesurer la longueur du silence de chacun d'eux. La compétition est ouverte. Combien faudra-t-il de semaines ou de mois pour qu'un Louis-Henri Parias, directeur de la *France catholique,* pour qu'un Robert Serrou, ornement religieux de *Paris-Match,* pour qu'un Jean Guitton, lieu (théologique) commun à *La Croix* et au *Figaro,* se sentent enfin « concernés » par la diffusion épiscopale, dans le peuple chrétien, d'un missel inculquant dogmatiquement aux fidèles qu' « il s'agit simplement de faire mémoire » ?
Les noms des journalistes Guitton, Serrou et Parias ne sont mentionnés qu'à titre d'exemples, pêchés au hasard. Il y a tous les autres, « informateurs religieux » et compagnie. En outre tous les abbés-journalistes et tous les moines-chroniqueurs.
Nous ne manquerons pas de les interroger nommément. Et tous ceux qui protestaient que *l'hérésie des évêques,* c'est en Hollande, pas chez nous...
Ils ont la preuve, maintenant. Que vont-ils en faire ? On les regarde et on attend. Le chronomètre tourne.
#### Un agent communiste (un de plus) est nommé évêque
Article d'Édith DELAMARE dans *Rivarol* du 8 mai 1973 :
Au cours de l'audience hebdomadaire du mercredi, le Saint-Père a annoncé lui-même, le 28 février, la nomination de quatre évêques en Tchécoslovaquie. « *Après tant de négociations, de démarches et d'études, a déclaré Paul VI, l'ordination épiscopale de quatre évêques tchécoslovaques est devenue possible. L'Église était en passe de perdre complètement son Épiscopat. En Slovaquie, il n'existe plus. Maintenant, trois évêques recevront l'ordination épiscopale la semaine prochaine et, à dessein en Tchécoslovaquie, des mains de Mgr Casaroli. *»
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Le premier mouvement de tout catholique serait de se réjouir avec le Saint-Père. La Tchécoslovaquie n'avait plus d'évêques, elle va en avoir quatre, sacrés par Rome même en la personne de Mgr Casaroli. Les négociations menées depuis 1966 ont enfin abouti. Voilà ce que l'on se dit. On se dit cela, avant de se demander ce que sont devenus les évêques tchécoslovaques et tout d'abord le cardinal Beran. Si onze sièges sur douze sont vacants en Tchécoslovaquie, il y a une raison. Si, selon les propres paroles du Pape, « *l'Église était en passe de perdre son Épiscopat *», où sont passés ses évêques ?
Deux d'entre eux sont morts. On le sait de façon certaine. En juin 1972, Mgr Giovanni Cheli, de la Secrétairerie d'État, spécialiste des questions de l'Europe de l'Est, s'était rendu à cette époque en Tchécoslovaquie pour assister aux obsèques de Mgr Hlouch, évêque de Ceske Bujedovice (Bohême), et de Mgr Pobozny, évêque de Roznava (Slovaquie). « Convoqué » à Prague, Mgr Cheli avait rencontré M. Karel Hruza, président de l'Office des Cultes. Celui-ci lui avait proposé de nommer des évêques choisis parmi les « Prêtres de la paix ». Mgr Cheli s'était opposé à de telles nominations.
C'était en juin dernier, et il faut croire que l'idée a fait son chemin à Rome puisque le président des « Prêtres de la paix », l'abbé Joseph Vrana, figure parmi les quatre élus, étant nommé évêque d'Olomouc (Moravie) et administrateur apostolique.
Commentant cette nouvelle pour la presse, M. Alessandrini, porte-parole du Saint-Siège, a précisé que « Mgr Vrana avait renoncé à toute participation à « ce mouvement » dès sa nomination ». Espérons que cette renonciation rassurera ses ouailles. Les « Prêtres de la paix » étaient si impopulaires en Tchécoslovaquie que l'un des premiers gestes du gouvernement Dubcek, lors du « printemps de Pragues », avait été de dissoudre ce mouvement d'espions communistes.
De même, l'un des premiers gestes du gouvernement qui lui succéda fut de rétablir les « Prêtres de la paix » sous le nom d' « Association Pacem in terris ». Le 21 novembre 1971, au moment des élections, notre abbé -- pardon, Monseigneur -- Vrana, vicaire capitulaire d'Olomouc, invitait les catholiques à voter pour les candidats du gouvernement, « *en témoignage des bonnes relations de l'Église et de l'État *». (Invitation parue dans le journal « catholique » KATOLICKE NOVINY, du 21 novembre 1972.) Deux jours plus tard, le 23 novembre (les élections se déroulaient le 26), on put voir à la télévision le président Svoboda recevoir « avec amitié » une nombreuse délégation de prêtres de « Pacem in terris ». C'était l'époque où Mgr Horak, évêque de Bratislava (est-il le seul survivant de l'Épiscopat tchécoslovaque ?), s'immortalisait en déclarant à la télévision :
« *La mère de Dieu a rempli sa mission civique en mettant le Christ au monde. Nous aussi, nous voulons remplir notre mission civique en allant voter. *» Le peuple tchécoslovaque alla voter à 99 % pour 99,79 % des candidats du Parti.
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L'abbé -- pardon, Monseigneur -- Vrana félicita alors ses fidèles d'avoir « *apprécié à sa juste valeur l'acte électoral qui sera l'événement social le plus important de l'année. *»
On ne sait quel bien le Saint-Siège espère tirer de ces nominations dans un pays où l'enseignement religieux est interdit, où le nombre des prêtres et des religieuses emprisonnés est inconnu, et où l'on saisit le livre des Évangiles dans les bagages des touristes. Mais on voit très bien, en revanche, la haine et le mépris que s'attirera l'Église catholique en choisissant pour Gardiens du troupeau des traîtres et des espions.
(Fin de la citation de l'article d'Édith Delamare paru dans « Rivarol » du 8 mars 1973.)
**Lettre au Directeur\
de la "Documentation catholique"**
*Cinquième publication*
Au mois d'août 1972, la *Documentation catholique* a porté une accusation fausse contre « les opposants au Nouvel Ordo Missae ».
Elle les a accusés de jeter artificieusement le trouble dans l'esprit des simples par une tromperie : une tromperie consistant à publier *seulement* la « clause de style » finale de la bulle Quo Primum de saint Pie V promulguant le Missel romain.
Le 9 août 1972, Jean Madiran envoyait la lettre suivante à M. Jean Gélamur, directeur de la *Documentation catholique,* 5, rue Bayard à Paris 8^e^
\[cf. It. 167, p. 192...\]
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#### Le calendrier d'avril
-- Dimanche 1^er^ avril : *quatrième dimanche de carême*, ou dimanche de « Laetare ». Ornements roses ou violets. Père Emmanuel :
« *Leatare Jerusalem :* réjouis-toi, Jérusalem ! L'Église est en deuil, elle appelle ses enfants à la pénitence, et voici qu'au milieu de son carême, une voix retentit d'un bout du monde à l'autre et lui dit : Réjouis-toi Jérusalem ! Et l'Église, encore qu'elle souffre, encore qu'elle pleure, encore qu'elle fasse pénitence, l'Église répond : *Laetatus sum,* je me suis réjouie. Et elle chante sa joie, elle la proclame à la face du monde entier.
-- Lundi 2 avril : *saint François de Paule*. Ornements blancs. Mémoire du lundi de la quatrième semaine de Carême.
-- Mardi 3 avril : *mardi de la quatrième semaine de Carême*.
-- Mercredi 4 avril : *saint Isidore de Séville*, évêque et docteur de l'Église. Ornements blancs. Mémoire du mercredi de la quatrième semaine de Carême.
-- Jeudi 5 avril : *saint Vincent Ferrier*. Ornements blancs. Mémoire du jeudi de la quatrième semaine de Carême.
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-- Vendredi 6 avril : *vendredi de la quatrième semaine de Carême*.
-- Samedi 7 avril : *samedi de la quatrième semaine de Carême*.
-- Dimanche 8 avril : *dimanche de la Passion*.
-- Lundi 9 avril : *lundi de la Passion*.
-- Mardi 10 avril : *mardi de la Passion*.
-- Mercredi 11 avril : *saint Léon le Grand*, pape et docteur de l'Église. Ornements blancs. Mémoire de la Passion.
*Notice liturgique :*
« Léon I^er^, Toscan, gouverna l'Église au temps où Attila, roi des Huns, surnommé le Fléau de Dieu, ayant envahi l'Italie, pilla et brûla la ville d'Aquilée, qu'il prit après un siège de trois ans. Entraîné ensuite sur Rome par une ardente fureur, il se préparait déjà à faire traverser à ses troupes l'endroit où le Mincio décharge ses eaux dans le Pô, lorsque Léon, touché des maux dont l'Italie était menacée, alla au-devant de lui et par une éloquence toute divine persuada au barbare de revenir sur ses pas. Attila interrogé par les siens pourquoi, contre sa coutume, il obéissait avec tant de soumission aux ordres du Pontife romain, répondit que pendant que Léon lui parlait il avait vu près de lui un homme revêtu d'habits sacerdotaux, se tenant debout avec une épée nue et le menaçant de mort s'il n'obéissait pas à Léon. C'est pourquoi il s'en retourna en Pannonie.
« Léon fut reçu à Rome avec une joie singulière par toute la population. Peu après, Genséric ayant envahi la ville, il lui persuada par son éloquence et obtint par l'estime que le barbare avait de sa sainteté, que l'on épargnerait l'incendie, les violences et les meurtres.
« Voyant l'Église attaquée par plusieurs hérésies, principalement par les Nestoriens et par les Eutychiens, et voulant la purger de ses erreurs et l'affermir dans la foi catholique, il convoqua le concile de Chalcédoine, où se trouvèrent réunis six cent trente évêques. Eutychès, Dioscore et pour la seconde fois Nestorius y furent condamnés, et Léon confirma par son autorité les décrets de ce concile.
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« Le saint Pontife s'appliqua ensuite à la réparation et à la construction des églises. Ce fut par son conseil qu'une pieuse femme nommée Démétria bâtit sur ses possessions l'église de Saint-Étienne, sur la via Latina, à trois milles de Rome. Lui-même en éleva une sur la via Appia sous le nom de Saint-Corneille. Il en répara plusieurs autres et fit refaire les vases sacrés pour leur usage. Il fit construire des voûtes dans la basilique Saint-Pierre, dans la basilique Saint-Paul et dans la basilique constantinienne. Il bâtit un monastère près de la basilique Saint-Pierre et il établit aux tombeaux des Apôtres des gardiens auxquels il donna le nom de Cubiculaires.
« Il ordonna d'ajouter au canon de la messe ces mots *Sanctum sacrificum, immaculatam hostiam.*
« Il décréta aussi que l'on ne donnerait aux religieuses le voile sacré qu'après qu'elles auraient gardé la virginité jusqu'à quarante ans.
« Ayant fait encore beaucoup de choses avec piété et éloquence, il s'endormit dans le Seigneur, ayant siégé sur la chaire pontificale vingt ans, dix mois et vingt-huit jours. »
\*\*\*
Pape de 440 à 461, saint Léon I^er^ le Grand a vu pendant sa vie Rome mise deux fois à sac : en 410 par les Wisigoths d'Alaric, en 455 par les Vandales de Genséric. Et il empêcha lui-même de justesse, en 452, le sac de Rome par les Huns d'Attila.
C'est la fin de l'Empire d'Occident.
La fin officielle de l'Empire ne surviendra que quinze ans après la mort de saint Léon, quand Odoacre, en 476, détrônera Romulus Augustule sans même le tuer et renverra à Constantinople les insignes impériaux. Mais dès la mort de Théodose le Grand, qui en 395 laissa l'Empire aux mains débiles de ses deux fils Arcadius et Honorius, l'Italie impériale ne fait plus que survivre misérablement au désastre de ses provinces.
Le pontificat de saint Léon I^er^ est contemporain de l'épuisement de la descendance théodosienne : pâles personnages, comme Honorius (empereur d'Occident de 395 à 423) et comme Valentinien III (de 423 à 455), mais aussi figures attachantes comme Galla Placidia, dont le mausolée bleu de nuit, édifié par elle-même, est à Ravenne, et dont le portrait, admirable, est au Museo cristiano de Brescia : elle fut impératrice d'Occident, impératrice régente et impératrice-mère, de 423 à 450 ; morte à Rome, et sans doute point inhumée sous les mosaïques de son mausolée constellé d'étoiles. Et même grandes et saintes figures comme Pulchérie, impératrice d'Orient de 414 à 453, nous en parlerons tout à l'heure.
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C'est aussi l'époque du dernier grand homme de guerre romain, le patrice Aèce (ou Ætius, si vous préférez), homme de confiance de Galla Placidia ([^19]) ; tant qu'il vécut il mit un peu d'ordre dans la débâcle de l'empire d'Occident et il en fut l'ultime rempart : il oblige Attila à lever le siège d'Orléans, il le défait ensuite aux Champs catalauniques, près de Troyes (451) et délivre la Gaule des Huns. Mais c'est bien la fin. Après la mort de Galla Placidia, son fils l'incapable Valentinien III, manipulé par une intrigue de ses eunuques, fait assassiner Aèce six mois avant d'être lui-même assassiné.
Alors la flotte vandale de Genséric, venue d'Afrique pour profiter de la situation, se rue au pillage de la Ville éternelle maintenant sans État et sans armée. Saint Léon s'interpose, comme il l'avait fait devant Attila ; accompagné de tout son clergé, il rencontre Genséric à la Porta Portuensis : il obtient seulement que Rome ne sera pas brûlée ni ses habitants massacrés. Pendant quatorze jours les Vandales chargent sur leurs bateaux tout ce qui peut s'emporter, y compris des milliers de prisonniers et les filles de Valentinien. Ils rentrent en Afrique : ils en sont complètement les maîtres ; de 457 à 481, il n'y aura même plus d'évêque catholique à Carthage.
A Constantinople, Pulchérie était morte en 453 ; Marcien son époux meurt en 457. A ce moment, la descendance de Théodose le Grand est éteinte, à l'exception de quelques femmes captives en Afrique dans le gynécée du roi des Vandales. Les deux moitiés de l'Empire sont aux mains de deux officiers barbares, ariens l'un et l'autre, Ricimer en Occident, Aspar en Orient. L'Empire romain d'Orient pourra cependant renaître et survivre jusqu'en 1453. L'Empire romain d'Occident, sans attendre Odoacre, n'existe déjà plus.
Mais Clovis va naître en 466.
C'est dans ces circonstances que saint Léon I^er^ le Grand eut à gouverner l'Église, à réprimer les turbulences cléricales en Gaule et en Orient, à diriger le IV^e^ concile œcuménique, à restaurer et à édifier le dogme de l'Incarnation.
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On ignore l'année de sa naissance. Toscan d'origine, il devint très vite Romain : son influence dans l'Église de Rome était déjà assez grande en 431 pour que Cyrille d'Alexandrie recherche son appui. A la renommée théologique du diacre Léon s'ajoutait sa renommée diplomatique : il était en Gaule, chargé de mon par Galla Placidia, lorsqu'en 440 il fut élu souverain pontife. Élu *malgré son absence,* soulignent les chroniqueurs qui savent ce que parler veut dire, et quelles intrigues déjà dignes des conclaves de la seconde moitié du XX^e^ siècle pouvaient présider aux élections pontificales. Il reçoit la consécration épiscopale dès son retour de Gaule, le 29 septembre 440.
La plus grande crise religieuse de son pontificat est provoquée par l'hérésie d'Eutychès, chef de file des moines de Constantinople, souvent tumultueux et dissipés, comme on le sait.
L'hérésie nestorienne affirmait *deux personnes* en Jésus-Christ. L'anti-nestorianisme d'Eutychès affirme *une seule nature*.
L'hérésie eutychienne est dénoncée d'abord par le vigilant Eusèbe : mais oui, le même, c'est bien lui, le laïc intégriste qui avait le premier résisté à l'évêque hérétique Nestorius. Il se dresse maintenant contre l'anti-nestorianisme aberrant d'Eutychès. Il est toujours aussi sainement intégriste, mais il n'est plus laïc, il est devenu évêque de Dorylée. Il dépose une plainte devant le tribunal de l'évêque de Constantinople, Flavien, futur saint, qui pour l'heure ne se soucie nullement d'avoir une affaire avec un aussi grand personnage que le moine Eutychès, chef des moines (archimandrite), puissant à la cour impériale... Flavien veut s'esquiver, Eusèbe tient bon, protestant que la foi est en cause. Alors Flavien avance en sainteté, réunit un concile particulier en 448, somme Eutychès de professer les deux natures de Jésus-Christ et, sur son refus, le condamne, le dépose de la prêtrise et de sa charge d'archimandrite, l'excommunie et demeure définitivement inflexible malgré les démarches pour le faire revenir sur son jugement.
Eutychès est protégé par l'eunuque Chrysaphe, grand chambellan de l'empereur depuis 441. L'empereur de Constantinople est Théodose II le Jeune, petit-fils du grand Théodose. C'est un prince doux, religieux, cultivé, pacifique, bon et un peu faible. Il avait sept ans en 408 quand il est devenu empereur romain d'Orient, et il est longtemps. resté sous l'influence de sa sœur l'impératrice Pulchérie, qui n'avait que deux ans de plus que lui ; mais le crédit de Pulchérie s'est usé à la longue ; et Théodore voulait de moins en moins avoir l'air d'être mené par ses sœurs (ce sont toujours les caractères faibles qui s'imaginent être forts en refusant d'*avoir l'air* de subir une influence) : c'est ainsi qu'il tombe sous la coupe de son favori Chrysaphe, et y restera désormais jusqu'à sa mort.
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Le brigandage d'Éphèse.
Puisque saint Flavien résiste, Théodose II convoque un concile général pour le mois d'août 449. C'est le *brigandage d'Éphèse,* le mot est de saint Léon I^er^ : *latrocinium Ephesinum,* à ne pas confondre avec le concile d'Éphèse de 431, troisième concile œcuménique (sur le concile d'Éphèse, le vrai, voir ITINÉRAIRES, numéro 170 de février 1973, pages 166-170).
Saint Léon, invité à Éphèse, y envoie quatre légats, porteurs de lettres au concile et à Flavien. Sa lettre à Flavien ou *tome à Flavien* (13 juin 449) est celle où il expose la doctrine de l'Incarnation et qui sera la base du concile de Chalcédoine. DEUX NATURES, conservant ce qui leur est propre, s'unissent en LA SEULE PERSONNE de Jésus-Christ ; chacune des deux natures opère en union avec l'autre ce qui lui est propre ; ce n'est pas la même nature qui peut dire : « Le Père et moi nous ne sommes qu'un » (Jean, X, 30), et : « Mon Père est plus grand que moi » (XIV, 28). Après le brigandage d'Éphèse et en vue du concile de Chalcédoine, saint Léon ajoutera à sa lettre une série de textes justificatifs tirés des Pères grecs et latins : saint Hilaire, saint Grégoire de Naziance, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, saint Cyrille.
8 août 449 : Ouverture du brigandage d'Éphèse. L'évêque-traître Dioscore, nommé président par Théodose II, ouvre le soi-disant concile, écarte les légats romains qui demandent en vain de donner lecture des lettres du pape, fait réhabiliter Eutychès et condamner Flavien.
Flavien, Eusèbe et leurs partisans sont frappés, blessés, emprisonnés ; Flavien lui-même meurt peu après, des suites de ses blessures au assassiné à nouveau, on ne sait. Mais avant de mourir il a rédigé un appel au Siège apostolique. Eusèbe s'évade de sa prison et arrive à Rome au mois de septembre 449.
Les légats du pape n'avaient rien pu tenter : ils ne connaissaient pas le grec, que plus personne ne savait à Rome ; saint Léon lui aussi l'ignorait. D'ailleurs le latin était la seule langue officielle, aussi bien dans l'Empire romain d'Orient que dans l'Empire romain d'Occident. Dans les conciles, même s'il n'y avait que des évêques grecs, les lettres du pape et celles de l'empereur, ou leurs discours, étaient prononcés d'abord en latin, puis traduits en grec ([^20]).
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A Éphèse, en 449, dit Pie XII, « tout fut livré à la violence : on refusa aux légats apostoliques la première place dans l'assemblée ; on ne permit pas la lecture des lettres du souverain pontife ; on arracha les suffrages des évêques par la tromperie et la menace... » (Encyclique *Sempiternus Rex* du 8 septembre 1951.)
En octobre 449, ayant entendu les récits de ses légats et ceux d'Eusèbe, saint Léon annule tout ce qui a été décrété à Éphèse ; et il écrit à Théodose II pour lui réclamer la convocation d'un concile universel en Italie. Car, nous l'avons déjà dit ([^21]), jusqu'au IX^e^ siècle ce sont les empereurs chrétiens qui ont convoqué les conciles : ainsi en a-t-il été des huit premiers conciles œcuméniques, qui se sont tous tenus en Orient (tous les conciles œcuméniques tenus ensuite en Occident oint été convoqués par le pape). Seuls les empereurs disposaient des moyens matériels nécessaires à la réunion d'un concile universel ; pour le pape, c'eût été une entreprise pratiquement irréalisable. En convoquant les conciles, les empereurs avaient la conviction d'user d'un droit inhérent à leur charge, et ils le faisaient sans aucune allusion à une délégation de pouvoir explicite ou implicite de la part du pontife romain. Mais s'ils réunissaient le concile, ils ne prétendaient nullement l'investir eux-mêmes de son pouvoir religieux : leur convocation était purement matérielle, pour mettre l'autorité spirituelle en mesure de s'exercer.
Saint Léon renouvelle ses démarches auprès de Théodose en décembre 449. En février 450, il fait écrire dans le même sens par Galla Placidia et par Valentinien. Théodose, qui s'est abstenu de répondre au pape, répond à Valentinien que c'est non. Encore en juillet 450, sans se lasser, saint Léon écrit une nouvelle fois à Théodose pour qu'un concile soit réuni ; il écrit aussi à Pulchérie qui n'en peut mais, n'ayant plus d'influence.
Mais, le 28 juillet 450, Théodose meurt d'un accident de la circulation.
Pulchérie reprend aussitôt le pouvoir impérial. Elle fait exécuter l'eunuque Chrysaphe. Elle place Eutychès en résidence forcée. Pris de peur, les évêques-traîtres qui étaient à Éphèse se mettent à déclarer qu'ils y ont cédé à la violence.
Le concile aura lieu.
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Pulchérie.
Née à Constantinople en 399, fille d'Arcadius, petite-fille de Théodose le Grand, « *admirable figure d'une femme, d'une sainte,* écrit Dom Guéranger, *qui fut, quarante années durant, la terreur de l'enfer et, par deux fois, au nom de la Reine du ciel, écrasa la tête de l'odieux serpent *». Ces deux fois sont les deux conciles œcuméniques d'Éphèse (431) et de Chalcédoine (451), où elle joua un rôle déterminant en faveur de la doctrine catholique et de la primauté du Siège romain. « *En un siècle de ruines,* poursuit Dom Guéranger, *chargée à quinze ans des rênes de l'Empire, Pulchérie arrêtait par sa prudence dans le conseil et son énergie dans l'exécution les troubles intérieurs, tandis que par la force de la divine psalmodie, avec ses sœurs vierges comme elle, elle contenait les Barbares. Lorsque l'Occident s'agitait dans les convulsions d'une dernière agonie, l'Orient retrouvait dans le génie de son impératrice la prospérité des plus beaux jours. En voyant la petite-fille du grand Théodose consacrer ses richesses privées à multiplier dans ses murs les églises de la Mère de Dieu, Byzance apprenait d'elle ce culte de Marie qui devait être sa sauvegarde en tant de mauvais jours, et lui valut du Seigneur fils de Marie mille ans de miséricorde et d'incompréhensible patience.* »
Saluée par les conciles généraux comme « gardienne de la foi », Pulchérie eut, dit saint Léon lui-même, *la part principale à tout ce qui se fit dans son temps contre les adversaires de la vérité divine ; deux palmes sont en ses mains, deux couronnes sur sa tête : l'Église lui doit la double victoire sur l'impiété de Nestorius et d'Eutychès.*
A 15 ans, le 4 juillet 414, Pulchérie avait été associée à l'Empire avec le titre d'Augusta : dès lors elle avait qualité pour prendre part à la direction des affaires. Elle ne se maria pas, ses sœurs Arcadie et Marine non plus : ayant fait vœu de virginité perpétuelle, elles vivaient toutes trois, dans le palais impérial, d'une vie austère et pieuse, et aussi retirée que le permettaient les obligations politiques.
L'influence de Pulchérie sur Théodose s'était de plus en plus estompée de 441 à 450. A la mort de son frère, écrit Duchesne ([^22]), « avec résolution l'impératrice Pulchérie se saisit du gouvernement et, sans tarder, fit exécuter le grand chambellan Chrysaphe (...). Toutefois l'impératrice ne se sentait pas la main assez forte pour gouverner toute seule ; elle s'associa un sénateur, Marcien, qui avait des états de service comme militaire. Bien qu'ils ne fussent plus jeunes ni l'un ni l'autre (elle était dans sa 52^e^ année, il avait 58 ans), elle l'épousa en réservant sa virginité ; puis elle le fit proclamer empereur et l'investit elle-même comme dépositaire de la tradition théodosienne ».
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Pulchérie et Marcien : « Tous deux sont célèbres pour leur piété et leur sagesse. » (Pie XII, encyclique *Sempiternus Rex*.)
Le concile de Chalcédoine.
Le concile s'ouvre le 8 octobre 451 à Chalcédoine, ville de Bithynie près du Bosphore de Thrace, en face de Constantinople. Il y a plus de 520 évêques, tous orientaux ; les légats romains ; deux évêques africains ; et « *en plus,* écrit Duchesne, *la tourbe ordinaire des moines, venus sans convocation de Constantinople et de Syrie *». Cette « tourbe ordinaire des moines » est celle des experts, compères et informateurs religieux que l'on a vus à Vatican II.
Chalcédoine est le triomphe doctrinal du pape : « Pierre a parlé par la bouche de Léon », s'écrie le concile qui prend dans le « tome à Flavien » la substance et les termes de son formulaire dogmatique.
Mais à la fin du mois d'octobre 451, le concile adopte aussi, derrière le dos des légats pontificaux, des décrets disciplinaires qui n'étaient pas à son programme, et parmi eux le 28^e^ canon : réfection du 3^e^ canon du concile de 381 attribuant à l'évêque de Constantinople la primauté en Orient, « parce que Constantinople est la nouvelle Rome ». Le siège de Constantinople reçoit ainsi le second rang dans l'Église universelle, après Rome, mais avant Antioche et Alexandrie. Les légats romains, dès qu'ils connurent ce 28^e^ canon, c'est-à-dire le lendemain, le refusèrent ; saint Léon ne l'acceptera pas. Mais cette primauté de Constantinople en Orient est déjà passée dans les mœurs ; le sénat, toute l'opinion publique orientale, bien entendu la « tourbe ordinaire » des moines experts et informateurs religieux, et même le sage empereur Marcien sont ardemment partisans du 28^e^ canon. Ce sera une source de grandes difficultés. Pie XII le rappellera en 1951 : « Ce canon 28, composé en l'absence des légats pontificaux et contre leur volonté, et par là-même clandestin et subreptice, est destitué de toute valeur juridique. »
Le 28^e^ canon de Chalcédoine ne niait pas la primauté romaine ; mais il ne lui assignait pas pour fondement la succession de Pierre ; il en faisait une conséquence du rôle politique joué par Rome capitale de l'Empire ; il en concluait que Constantinople, devenue capitale de l'Empire d'Orient, « nouvelle Rome », devait de ce fait avoir en Orienta une primauté religieuse. Cf. Duchesne, *Hist anc. de l'Église,* tome III, p. 465 : « A l'antique conception de la fraternité chrétienne présidée par l'Église apostolique de Rome, on était en voie d'en substituer une autre, celle de l'Église dirigée de la capitale par un prélat que sa situation, souvent aussi son origine et ses tendances d'esprit, plaçaient sous l'influence immédiate de la cour et du gouvernement. Sans doute le gouvernement, c'était aujourd'hui Pulchérie ; mais demain ? »
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De fait, l'évêque de Constantinople eut la primauté en Orient, parce que tout l'Orient et l'empereur le voulaient. Il n'en sortit aucun bien.
\*\*\*
Le 8 septembre 1951, Pie XII a célébré le 15^e^ centenaire du concile de Chalcédoine par l'encyclique *Sempiternus Rex.* En voici quelques extraits, concernant la portée doctrinale du concile :
« Il convient de rappeler que la lettre capitale de Léon à Flavien fut lue dans la troisième session du concile. A peine le lecteur eut-il achevé que tous les Pères présents, d'un seul cœur et d'une seule voix, s'écrièrent : *Telle est la foi de nos pères, telle est la foi des apôtres. Ainsi nous croyons tous, ainsi croient ceux qui sont orthodoxes. Anathème à qui ne croit pas ainsi. C'est Pierre qui a parlé par Léon.*
« Après cela, tous d'un commun accord convinrent que le document de l'évêque de Rome s'accordait aisément et parfaitement avec les symboles de Nicée et de Constantinople. Toutefois, à la cinquième session, sur les instances répétées de Marcien et du sénat, une commission élue d'évêques de diverses régions, réunie dans l'oratoire de la basilique Sainte-Euphémie, formula une nouvelle définition, qui comprend un prologue, les symboles de Nicée et de Constantinople (celui-ci étant ainsi promulgué pour la première fois), et une condamnation solennelle de la doctrine eutychéenne. Cette règle de foi fut approuvée à l'unanimité par les Pères du Concile. »
(...)
« La définition dogmatique du concile de Chalcédoine prononce avec clarté et précision qu'il y a dans le Christ deux natures distinctes et une seule personne. Voici en quels termes : « *Le saint, grand et universel concile condamne ceux qui imaginent deux natures dans le Seigneur avant l'union, et une seule après l'union. Suivant les saints Pères nous enseignons tous unanimement un seul et même fils, notre Seigneur Jésus-Christ, complet quant à la divinité et complet quant à l'humanité, vrai Dieu et vrai homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps consubstantiel au Père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l'humanité semblable à nous en tout hormis le péché ;*
155:172
*engendré du Père avant les siècles selon la divinité et, selon l'humanité, né pour nous et pour notre salut dans les derniers temps, de la Vierge-Marie, Mère de Dieu ; un seul et même Christ, Fils, Seigneur, Fils unique, en deux natures, sans mélange, sans transformation, sans division, sans séparation ; car l'union n'a pas supprimé la différence des natures ; chacune a conservé sa manière d'être propre, et s'est rencontrée avec l'autre dans une unique personne et subsistance : non point séparé et divisé en deux personnes, mais un seul et même Fils unique, Dieu, Verbe, Seigneur Jésus-Christ. *»
« Si l'on demande comment il se fait que, pour combattre l'erreur, les formules du concile de Chalcédoine ont tant d'éclat et d'efficacité, cela vient surtout de l'extrême propriété des termes employés, toute ambiguïté étant évitée. En effet, dans la définition de la foi de Chalcédoine, les mots de « personne » et d' « hypostase » ont le même sens ; tandis que le mot de « nature » a un autre sens, pour lequel on n'emploie jamais les premiers mots. »
« (...) Certains s'attachèrent avec obstination à la fameuse formule : « Une seule nature du Verbe incarné », qu'avait employée saint Cyrille d'Alexandrie, la croyant de saint Athanase, et d'ailleurs en un sens orthodoxe, puisque, par « nature », il entendait la « personne » elle-même. Les Pères de Chalcédoine supprimèrent tout ce que les mots représentaient de caduc et d'incertain : donnant aux termes de la théologie trinitaire le même sens qu'à ceux employés pour parler de l'Incarnation du Seigneur, ils identifièrent d'une part « nature » (PHUSIS) et « essence » (OUSIA), et d'autre part « personne » et « hypostase », distinguant absolument ces derniers mots des premiers, tandis que les dissidents font la « nature » équivalente à la « personne » et non à l' « essence ». Selon le langage traditionnel et exact, il faut donc dire qu'il y a en Dieu une nature et trois personnes ; et dans le Christ une personne et deux natures. »
(...)
« Que personne, séduit par les déviations d'une humaine philosophie, ou trompé par les détours du langage, n'ébranle par des doutes ou ne corrompe par des innovations le dogme défini à Chalcédoine, à savoir que dans le Christ sont deux vraies et parfaites natures, la divine et l'humaine, qu'elles sont unies, non confondues, et qu'elles subsistent dans l'unique personne du Verbe. »
\*\*\*
Grandeur et misère. C'est l'année même du concile de Chalcédoine qu'Attila est battu aux Champs Catalauniques. Mais c'est l'année suivante que, chassé de Gaule, il marche sur Rome sans défense : Aèce est encore au-delà des monts avec l'armée.
156:172
Le pape Léon se porte au-devant du Barbare. La rencontre a lieu à l'automne 452, comme il est raconté dans sa notice liturgique, près de Mantoue, au confluent du Mincio et du Pô. Attila promet la paix, évacue l'Italie et se retire derrière le Danube. Mais déjà les Vandales se rapprochent...
\*\*\*
Saint Léon I^er^ le Grand est célèbre en outre par ses sermons. Il n'est pas ale premier pape qui ait prêché, puisque saint Ambroise nous a conservé un sermon de Noël du pape Libère ; mais il est le premier dont nous ayons une grande collection de sermons (qui d'ailleurs appartiennent presque tous aux dix premières années de son pontificat). Ce ne sont pas des sténographies, mais des textes qui ont été soigneusement écrits par lui-même avant ou après avoir été prononcés. Il en existe une édition accessible (latin-français) dans la Collection Sources chrétiennes, aux Éditions du Cerf.
C'est sous le nom de saint Léon que nous est parvenu le plus ancien sacramentaire de l'Église romaine. Si le manuscrit en est du VII^e^ siècle, contenant un recueil qui n'a pas été compilé avant le milieu du VI^e^ siècle, la langue en est plus ancienne, le style est souvent celui de saint Léon, il n'y a pas lieu d'en contester l'attribution traditionnelle.
Ce style de saint Léon, Dom Guéranger le définit : « Une éloquence que l'on pourrait appeler papale, tant elle est empreinte de majesté et de plénitude. La langue latine expirante y retrouve des accents et un tour qui rappellent parfois l'âge de sa vigueur. »
On ne connaît pas avec certitude la date exacte de sa mort, mais seulement celle de l'ordination de son successeur, Hilaire 19 novembre 461. La vacance passant pour avoir duré sept jours, Léon a dû mourir le 10 ou 11 novembre. La date du 11 avril est probablement celle de la première translation de ses restes.
C'est Benoît XIV, en 1754, qui lui a décerné le titre de docteur de l'Église.
-- Jeudi 12 avril : *jeudi de la Passion*.
-- Vendredi 13 avril : on peut dire la messe de *Notre-Dame des Sept-Douleurs* (ornements blancs), avec mémoire du vendredi de la Passion ; ou bien la messe du *vendredi de la Passion* (ornements violets) avec mémoire de Notre-Dame des Sept-Douleurs. Mémoire, en outre, de saint Herménégilde, martyr.
157:172
Saint Herménégilde est le saint canonisé pour avoir refusé -- et refusé jusqu'au martyre -- de faire ses Pâques.
Fils du roi des Wisigoths d'Espagne Léovigild, saint Herménégilde était né dans l'arianisme comme tous les siens. On le maria en 579 à une jeune Française, descendante de sainte Clotilde : Ingonde, fille de Sigebert, roi des Francs d'Austrasie, et de Brunehaut.
Sous l'influence d'Ingonde, Herménégilde abjura l'arianisme ; il se convertit et fut baptisé par son maître et ami saint Léandre, évêque de Séville. Bientôt tous les espoirs catholiques se rassemblèrent sur le jeune prince héritier. Son père Léovigild le fit jeter en prison et *la nuit de Pâques,* il lui fit *porter la communion par un évêque arien.*
Herménégilde *repoussa avec indignation* cet évêque hérétique : il fut *pour cela mis à mort* (décapité) le 13 avril 586. Trois ans plus tard, toute l'Espagne adhérait à la foi romaine. On y vit un fruit du martyre de saint Herménégilde, qui pour cette raison est appelé « le Clovis de l'Espagne ». Son corps repose à Séville dont il est le patron.
Ainsi donc, contrairement aux doctrines honteusement opportunistes des actuels recyclés, *il n'y a pas lieu d'accepter les yeux fermés n'importe quelle messe, n'importe quelle communion, n'importe quel évêque, sous prétexte d'obéissance et de précepte.*
*-- *Samedi 14 avril : *saint Justin*, martyr ; ornements rouges. Mémoire du samedi de la passion et des saints martyrs Tiburce, Valérien et Maxime.
-- Dimanche 15 avril : *dimanche des Rameaux*. Ornements rouges pour la procession et violets pour la messe.
-- Lundi 16 avril : *lundi saint*.
-- Mardi 17 avril : *mardi saint*.
-- Mercredi 18 avril : *mercredi saint*.
-- Jeudi 19 avril : *jeudi saint*. Ornements blancs.
*Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) *:*
« Le jeudi saint on célèbre l'institution du T.S. Sacrement de l'Eucharistie. -- Du jeudi saint au samedi saint, on ne sonne pas des cloches en signe de grande affliction pour la passion et la mort du Sauveur. -- On conserve le jeudi saint une grande hostie consacrée :
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1° afin de rendre des adorations spéciales au sacrement de l'Eucharistie au jour où il fut institué ; 2° pour qu'on puisse accomplir la liturgie le vendredi saint où le prêtre ne fait pas de consécration. -- Après la messe on dépouille les autels pour nous représenter Jésus-Christ dépouillé de ses habits pour être flagellé et attaché à la croix, et afin de nous enseigner que, pour célébrer dignement sa passion, nous devons nous dépouiller du vieil homme, c'est-à-dire de tout sentiment mondain. -- On fait le lavement des pieds : 1° pour rappeler le souvenir de cet acte d'humilité auquel Jésus-Christ s'abaissa en lavant les pieds à ses Apôtres ; 2° parce que Lui-même exhorta les Apôtres et, en leur personne, les fidèles à imiter son exemple ; 3° pour nous enseigner que nous devons purifier notre cœur de toute souillure et exercer les uns envers les autres les devoirs ide la charité et de d'humilité chrétienne. -- Les fidèles vont, le jeudi saint, visiter le T.S. Sacrement dans plusieurs églises en souvenir des douleurs endurées par Jésus-Christ en plusieurs lieux comme au jardin, chez Caïphe, chez Hérode et sur le Calvaire. -- On doit faire les visites du jeudi saint non par curiosité, par habitude ou pour se distraire, mais avec une vraie contrition de nos péchés qui sont la véritable cause de la passion et de la mort de notre Rédempteur, et avec de vrais sentiments de compassion pour ses peines, méditant sur ses diverses souffrances ; par exemple, dans la première visite, sur ce qu'il souffrit au jardin ; et ainsi de suite. »
-- Vendredi 20 avril : *vendredi saint*. Ornements noirs ; à la communion, violets.
*Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) *:*
« Le vendredi saint, on rappelle la passion et la mort du Sauveur. -- L'Église prie le vendredi saint d'une façon toute particulière pour toute sorte de personnes, même pour les païens et pour les juifs, afin de montrer que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes et pour demander en faveur de tous les fruits de sa passion. -- On adore solennellement la Croix parce que Jésus-Christ y ayant été cloué et y étant mort ce jour-là, il la sanctifia par son sang. -- L'adoration n'est due qu'à Dieu, pourquoi donc adore-t-on la Croix ? On ne doit l'adoration qu'à Dieu seul : aussi quand on adore la Croix, notre adoration s'adresse à Jésus-Christ qui y est mort. »
-- Samedi 21 avril : *samedi saint*. Ornements violets, puis blancs.
*Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) *:*
« Le samedi saint on honore la sépulture de Jésus-Christ et sa descente aux limbes et, après la sonnerie du Gloria, on commence à honorer sa glorieuse résurrection. »
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Père Emmanuel :
« Au sein du Père, Jésus naît une fois qui dure toujours, et par cette naissance il est Dieu immortel.
« Au sein de Marie, Jésus est né une fois pour toujours, par cette naissance il est homme mortel.
« Au sein du tombeau, Jésus naît encore aujourd'hui, une fois pour toujours, et par cette naissance, il est homme immortel.
« Le Père est Vierge, Marie est Vierge, le tombeau de Jésus est vierge.
« Ô splendeur des naissances de Jésus ! Ô Dieu né de Dieu, lumière de lumière ! Ô Dieu fait homme, né de Marie ! Ô Dieu fait homme, né du tombeau pour ne plus mourir !
« La première naissance de Jésus est pour nous la source de la gloire ; la seconde naissance nous apporte la grâce ; et celle que nous fêtons aujourd'hui nous fraie le passage de la grâce à la gloire.
« Suivons Jésus. Avec lui, soyons enfants de Dieu, avec lui soyons enfants de Marie, avec lui passons par la mort et par le tombeau ; avec lui nous entrerons dans l'immortalité. »
-- Dimanche 22 avril : *dimanche de Pâques*. Ornements blancs.
*Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) *:*
« En la fête de Pâques on célèbre le mystère de la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ou la réunion de sa très sainte âme au corps dont elle avait été séparée par la mort, et sa nouvelle vie glorieuse et immortelle. -- La fête de Pâques est célébrée par l'Église avec tant de solennité et continuée pendant toute l'octave, à cause de l'excellence de ce mystère qui fut le complément de notre Rédemption et qui est le fondement de notre religion, -- Puisque Jésus-Christ nous a rachetés par sa mort, comment sa Résurrection est-elle de complément de notre rédemption ? Par sa mort, Jésus-Christ nous a délivrés du péché et nous a réconciliés avec Dieu ; puis par sa Résurrection, il nous a ouvert l'entrée de la vie éternelle. -- Pourquoi dit-on que la Résurrection du Christ est le fondement de notre religion ? Parce qu'elle nous a été donnée par Jésus-Christ lui-même comme la principale preuve de sa divinité et de la vérité de notre foi.
« Le nom de Pâques donné à la fête de la Résurrection de Jésus-Christ est venu d'une des fêtes des plus solennelles de l'ancienne loi, instituée en souvenir du passage de l'Ange qui mit à mort tous les premiers-nés des Égyptiens et de la miraculeuse délivrance du peuple de Dieu de la servitude de Pharaon, roi d'Égypte, figure de notre délivrance de l'esclavage du démon.
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Les Hébreux célébraient cette fête avec beaucoup de cérémonies, mais surtout en sacrifiant et en mangeant un agneau ; maintenant nous la célébrons surtout en recevant le véritable agneau sacrifié pour nos péchés. -- *Pâques* veut dire passage : dans l'ancienne loi il signifie le passage de l'Ange qui, pour obliger le pharaon à laisser aller en liberté le peuple de Dieu, tua les premiers-nés des Égyptiens et passa, sans les frapper de ce terrible fléau, devant les maisons des Hébreux qu'on avait marquées du sang de l'agneau sacrifié la veille ; dans la nouvelle loi, il signifie que Jésus-Christ est passé de la mort à la vie et que, par son triomphe sur le démon, il nous a fait passer de la mort du péché à la vie de la grâce.
« Pour célébrer dignement la fête de Pâques nous devons faire deux choses :
« 1° adorer avec une sainte allégresse et une vive reconnaissance Jésus-Christ ressuscité ;
« 2° ressusciter spirituellement avec lui.
« *Ressusciter spirituellement avec Jésus-Christ* signifie que, à l'exemple de Jésus-Christ commençant par sa résurrection une vie nouvelle immortelle et céleste, nous devons nous aussi commencer une nouvelle vie toute spirituelle en renonçant entièrement et pour toujours au péché et à tout ce qui porte au péché, et en aimant Dieu seul et tout ce qui porte à Dieu.
« Le mot *Alleluia* veut dire : *Louez Dieu.* C'était le cri de fête du peuple hébreu ; aussi l'Église le répète souvent pendant ce temps de grande allégresse.
« Pendant le temps pascal, on prie debout en signe d'allégresse et pour figurer la résurrection de Notre-Seigneur. »
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Le *temps pascal* s'ouvre par les baptêmes de la vigile pascale, et se termine par la grande ordination du samedi des quatre-temps de Pentecôte (c'est-à-dire le samedi après la Pentecôte).
Durant tout le temps pascal, l'*Angelus* est remplacé par le *Regina coeli*.
A l'aspersion du dimanche, l'antienne *Asperges me* est remplacée par le *Vidi aquam* qui fait allusion aux eaux du baptême.
Le cierge pascal, symbole du Christ ressuscité, est allumé à la messe et aux vêpres jusqu'au jour de l'Ascension où on l'éteint après l'évangile de la fête.
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La *date de Pâques*, qui commande toutes les fêtes mobiles, a été l'objet de décisions conciliaires solennelles. Jésus étant mort et ressuscité lors de la Pâques juive, et la célébration de ces mystères devant remplacer les rites mosaïques qui n'en étaient que la figure, l'Église conserva pour la fête de Pâques la manière de compter des juifs. Entre l'année lunaire dont ils se servaient et l'année solaire, il y a un écart de onze jours, d'où résulte pour la fête de Pâques une variation de date qui s'étend du 22 mars au 25 avril. *Il fut arrêté par le concile de Nicée qu'elle se célébrerait toujours le dimanche après la* *pleine lune qui suit le 21 mars.*
Sur la date de Pâques, voir D. Minimus : « Clair de lune », dans ITINÉRAIRES, numéro 62 d'avril 1962.
\*\*\*
En vertu du décret de la congrégation des rites en date du 23 mars 1955, les jours de l'octave de Pâques passent avant n'importe quelle autre fête et n'admettent pas de mémoires.
-- Lundi 23 avril : *lundi de Pâques*. Ornements blancs.
-- Mardi 24 avril : *mardi de Pâques*. Ornements blancs.
-- Mercredi 25 avril : *mercredi de Pâques *; ornements blancs. Litanies Majeures, ornements violets.
Quand la fête de saint Marc tombe pendant l'octave de Pâques, elle est transférée au premier jour libre (soit, cette année, le 30 avril) ; mais la procession des litanies majeures est maintenue à son jour. Elle se fait exactement comme aux Rogations.
*Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) :
« Le jour de saint Marc et les trois jours des Rogations, l'Église fait des processions et des prières solennelles pour apaiser Dieu et nous le rendre propice, afin qu'il nous pardonne nos péchés, éloigne de nous ses châtiments, bénisse les fruits de la terre qui commencent à se montrer et pourvoie à tous nos besoins tant spirituels que temporels. -- Les processions de saint Marc et des Rogations sont très anciennes : le peuple y prenait part pieds nus dans un véritable esprit de pénitence et en grand nombre, laissant toute autre occupation pour venir s'y associer.
« Que faisons-nous par les Litanies des Saints ?
« 1° Nous implorons la miséricorde de la T.S. Trinité ; et pour être exaucés, nous nous adressons en particulier à Jésus-Christ par ces paroles : *Christe audi nos, Christe exaudi nos*, c'est-à-dire : *Christ écoutez-nous, Christ exaucez-nous *;
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« 2° nous invoquons le patronage de la Sainte Vierge, des Anges et des Saints du ciel, en leur disant : *ora pro nobis,* c'est-à-dire : *priez pour nous ;*
« 3° nous nous adressons encore à Jésus-Christ et nous le parions par tout ce qu'il a fait pour notre salut, de nous délivrer de tous les maux et principalement du péché, en lui disant *libera nos, Domine*, c'est-à-dire : *délivrez-nous, Seigneur ;*
« 4° nous lui demandons le don d'une vraie pénitence et la grâce de persévérer dans son saint service, et nous le prions pour tous les ordres de l'Église, pour l'union et la félicité de tout le peuple de Dieu, en disant : *te rogamus, audi nos*, c'est-à-dire : *nous vous en supplions, exaucez-nous ;*
« 5° nous terminons cette prière par les paroles qui l'ont commencée, c'est-à-dire en implorant la miséricorde de Dieu et en lui disant de nouveau : *Kyrie eleison,* etc. »
« Comment devons-nous assister aux processions ?
« -- Nous devons assister aux processions : 1° en bon ordre et avec le véritable esprit de pénitence, chantant lentement et avec piété ce que chante l'Église ; ou, si nous ne savons pas, nous unissant de cœur et priant en particulier ; 2° avec modestie et recueillement, ne regardant pas à droite et à gauche et ne parlant pas sans nécessité ; 3° avec une vive confiance que Dieu exaucera nos gémissements et nos prières communes et qu'il nous accordera ce qui nous est nécessaire pour l'âme et pour le corps.
« Pourquoi dans les processions met-on la Croix en tête ?
« -- On met la Croix en tête des processions pour nous enseigner que nous devons toujours avoir devant les yeux Jésus-Christ crucifié afin de régler notre vie et nos actions selon ses exemples et afin de l'imiter dans sa passion en supportant patiemment les peines qui nous affligent. »
-- Jeudi 26 avril : *jeudi de Pâques*. Ornements blancs.
-- Vendredi 27 avril : *vendredi de Pâques*. Ornements blancs.
-- Samedi 28 avril : *samedi de Pâques*, dit « samedi in albis ».
La formule *in albis,* c'est-à-dire en vêtements blancs, désigne toute la semaine qui va de Pâques à Quasimodo : autrefois les néophytes qui avaient été baptisés pendant la vigile pascale conservaient leurs vêtements blancs jusqu'au dimanche de Quasimodo, ou dimanche *in albis depositis.*
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Dimanche 29 avril : *dimanche de Quasimodo*, ou dimanche « in albis ». Premier dimanche *après* Pâques. Ornements blancs.
Sur la dénomination des dimanches *après Pâques* (et non point dimanches de Pâques) voir le P. Calmel, dans ITINÉRAIRES, numéro 147 de novembre 1970, page 257.
-- Lundi 30 avril : *saint Marc, évangéliste* (fête transférée du 25 avril). Ornements rouges. Mémoire de sainte Catherine de Sienne, vierge.
============== fin du numéro 172.
[^1]: -- (1). Les chiffres ont déjà évolué -- mais les écarts restent les mêmes.
[^2]: -- (1). Voir le précédent numéro d'ITINÉRAIRES.
[^3]: -- (1). On peut lire dans un rapport de Henry de Segogne (avril 1961) ces affirmations consternantes et qui eussent mérité, à elles seules, que l'on modifiât totalement les méthodes en vigueur : « Nous connaissons maints monuments dont l'état, certes, laissait à désirer, mais que l'on pouvait sauver par des interventions à la toiture -- et qui, faute de soins élémentaires, sont aujourd'hui condamnés, ou dont la restauration nécessiterait des dépenses exorbitantes. Entre-temps, certains édifices ont été fignolés pendant vingt campagnes successives, chacune d'entre elles ne durant que quelques semaines, entraînant chaque fois la réouverture toujours dispendieuse du chantier -- et, parfois, la location d'échafaudages permanents et onéreux. » Inutile d'ajouter que le rapport et le dossier de M. de Segogne, qui avaient été demandés par le Premier ministre d'alors, ont été jugés trop explosifs et prudemment rangés par les responsables dans les oubliettes d'un tiroir.
[^4]: -- (1). Pierre de Lagarde -- Été 1972.
[^5]: -- (1). « Les Anciens Monuments dans la Civilisation nouvelle. » Achille Carlier avait lui-même présenté le concours des architectes des Monuments historiques, pour mieux connaître ce qu'il allait dénoncer.
[^6]: -- (1). Dans « Monuments en péril » n° 5 (automne 1972), au chapitre « courrier », je relève deux réflexions d'un lecteur, qui me semblent singulièrement efficaces : « L'application d'un barème *d'honoraires* différencié, selon les catégories d'ouvrages (simple, courant, complexe, très complexe) faisant la part des « frais fixes » et des « frais professionnels » paraîtrait mieux justifiée. » « A noter, d'autre part, que les Ingénieurs des Ponts et Chaussées qui ont remarquablement rénové, en ces dernières années, l'architecture des ouvrages d'art sur routes, *s'accommodent fort bien d'être au service de l'État,* ce qui n'exclut pas, pour eux, des activités « privées » comme maîtres d'œuvres, ou conseils, lorsqu'ils prêtent leur technicité ou leur concours aux collectivités publiques, ainsi que les y autorise une loi de 1948 (honoraires à taux dégressif, répartis entre les agents). »
[^7]: -- (1). Voir notre numéro 165 de juillet-août 1972, pages 3 à 132.
[^8]: -- (2). Sous-titre : « Le transformisme devant la biologie actuelle. » Éditions scientifiques Saint-Edme (Dépôt : *Téqui-diffusion,* 82, rue Bonaparte -- 75006 Paris), 2° trimestre 1972. Prix : 29 F plus port.
[^9]: -- (1). Les plus connus sont ceux de MM. François JACOB (« La logique du vivant ») et Jacques MONOD (« Le hasard et la nécessité »), auxquels Georges Salet consacre deux importantes lettres-préfaces : « Lettre d'un élève à son professeur » et « Lettre d'un mathématicien à un biologiste ».
[^10]: -- (2). Une molécule est dite « symétrique » quand, du point de vue de la place occupée par ses atomes, elle présente au moins un plan de correspondance au noyau, et « dissymétrique » quand elle n'en présente aucun.
[^11]: -- (1). Sur les bases « scientifiques » de l'évolutionnisme propre à Teilhard de Chardin, nos lecteurs consulteront également avec profit les réponses de neuf hommes de science à l'enquête d'ITINÉRAIRES sur *Teilhard et la science :* n° 96 de septembre-octobre 1965.
[^12]: -- (1). *Les 24 thèses thomistes* de l'abbé P. B. Grenet, p. 219 (Téqui, 1962).
[^13]: -- (1). La théorie monodienne de l'Évolution ne fait que remplacer par « mutations accidentelles des A.D.N. » les « modifications » supposées du Darwinisme originel.
[^14]: -- (2). Darwin lui-même n'était peut-être pas « transformiste » au sens où Oparin le fut au début de ce siècle, où Jacob et Monod le sont aujourd'hui ; mais peu importe en définitive, car seules les contradictions du néo-darwinisme avec la biologie contemporaine nous intéressent dans cet article.
[^15]: -- (1). Qu'on songe par exemple à l'usage constant aujourd'hui du calcul des probabilités en matière de prévision électorale. A-t-on jamais vu les résultats d'une élection contredire la fameuse « fourchette » annoncée par le statisticien ?
[^16]: -- (1). Les *Cahiers Charles Maurras* sont publiés, 13, rue Saint-Florentin à Paris.
[^17]: -- (1). Dans notre article précédent : ITINÉRAIRES, n° 168, décembre 1972.
[^18]: -- (1). UER de langue française, Université de Paris-Sorbonne (1, rue Victor-Cousin -- 75005 Paris). Président d'honneur : Jean Mistler de l'Académie française ; Président : Georges Matoré, professeur à la Sorbonne.
[^19]: -- (1). La dignité de patrice a été instituée par Constantin. Elle était décernée par l'empereur à ses premiers conseillers ; elle n'était pas héréditaire. Clovis la reçut de Constantinople.
[^20]: -- (1). Cf. DUCHESNE, *Hist anc. de l'Église,* tome III, p. 442, note 2.
[^21]: -- (2). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 170 de février 1973, p. 168.
[^22]: -- (1). *Hist. anc. de l'Église,* tome II, p. 424.