# 173-05-73
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### Note complémentaire sur l'Offertoire,
Vient de paraître en brochure : *La messe ancienne et la nouvelle*, par Henri Charlier. C'est la grande étude publiée dans notre numéro 168 de décembre 1972, où Henri Charlier expose le résultat de la réforme liturgique : « *On ne sait plus si la messe est valide *», et où il déclare, au sujet des évêques qui ont fait cela : « *Nous ne pouvons plus croire qu'ils aient encore la foi. *»
L'autorité intellectuelle et morale d'Henri Charlier, la force de sa pensée, la nature des considérations qu'il développe apportent dans le combat un élément nouveau de première importance. Il faut que cette brochure soit largement diffusée et sérieusement étudiée.
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Pour la publication en brochure, Henri Charlier y a ajouté une « Note complémentaire sur l'Offertoire ».
*C'est la première fois depuis 1969 que l'on explique en termes simples, accessibles à tout le peuple chrétien*, pourquoi l'Offertoire est indispensable ; à quoi il sert ; ce qu'il exprime ; et que, témérairement supprimé par la réformation, il n'est point du tout un « doublet » et ne fait nullement « double emploi », comme le prétendent les luthériens.
Voici le texte de cette note sur l'Offertoire.
ON A PRÉTEXTÉ que les prières de l'Offertoire faisaient double emploi : elles ne font double emploi que si on veut enlever à celles de la consécration le sens d'un SACRIFICE. Nous retrouvons là l'obliquité de pensée des créateurs de la nouvelle messe ; sans le dire, ils suivent tout simplement Luther ; ce malheureux disait des prières qui suivent le Credo : «* Suit toute cette abomination à laquelle on assujettit tout ce qui précède. On l'appelle Offertoire et tout y ressent l'Oblation. *»
L'Offertoire est notre sacrifice à nous, pécheurs, laïcs, peuple de Dieu non désigné par et pour un ministère (et le prêtre, en tant qu'homme, est avec nous, à notre tête). Nous offrons humblement ce que nous avons reçu, les fruits de la terre ; c'est là notre sacrifice pour honorer Dieu et nous faire pardonner nos fautes :
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*Recevez, ô Père Saint, Dieu tout puissant et éternel, cette hostie sans tache que je vous offre, moi, votre indigne serviteur à vous qui êtes mon Dieu vivant et véritable, pour mes péchés, mes offenses et mes négligences sans nombre, pour tous ceux qui sont ici présents et pour tous les chrétiens vivants et morts, afin qu'elle serve à mon salut et au leur pour la vie éternelle. Ainsi soit-il*.
De même pour le vin. C'est un sacrifice mieux orienté, mieux adressé, et, par la grâce divine du baptême, plus pur, mais analogue à celui qu'ont pu faire les bons païens, et qu'ils faisaient réellement. Sans parler du repas rituel que faisaient chaque mois les hommes des temps anciens, lisez le début de la *République* de Platon : Socrate, au soir d'une fête, est retenu au Pirée par Polémarque. Ils trouvent au logis Céphale, le père de Polémarque ; c'est un vieillard : « *Il était assis, la tête appuyée sur un coussin et portait une couronne parce qu'il avait ce jour-là un sacrifice domestique... *» Céphale reçoit aimablement le visiteur, et après une conversation que rapporte Platon, Céphale ajoute : « *Je vous laisse continuer l'entretien ; il faut que j'aille continuer mon sacrifice. *» Et le chef de famille laisse ses fils et son hôte. Céphale était sous la loi naturelle, mais il faut déjà une grâce pour y être fidèle. Il n'y a sûrement rien dans la prière de Céphale qui soit comparable à la prière de l'Offertoire que nous venons de citer, sinon les offrandes matérielles, car nous pouvons nous offrir nous-mêmes en sacrifice aux intentions de la T.S. Trinité à qui est adressée la dernière prière de l'Offertoire.
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On comprend que tel évêque ou quelque saint personnage d'Auxerre ait fait jadis à cet Offertoire une présentation solennelle : elle n'ajoutait rien au texte de la messe car, humainement, nous ne pouvons rien plus.
Mais, au canon de la messe qui suit, ce pain et ce vin, ce que nous avons offert vont servir à UN AUTRE OFFICIANT, JÉSUS-CHRIST lui-même. Par le ministère du prêtre consacré à cet effet, Jésus renouvelle personnellement, de manière non sanglante, le sacrifice de la Croix, pour que, jusqu'à la fin des temps, les hommes puissent être présents au Calvaire et s'y offrir par Lui, avec Lui, en Lui.
Et voilà pourquoi nos hérésiarques éliminent la modeste et solennelle offrande que les créatures offrent à leur Créateur, car, pour eux, ce qui va se passer n'est autre chose qu'une offrande pour laquelle le prêtre n'est pas même nécessaire ; l'introduction à la nouvelle messe publiée officiellement puis modifiée par le Saint-Siège le disait : *le prêtre préside*. Ils ne prient pas Jésus de consacrer, ils prient le Saint-Esprit de rendre Jésus présent spirituellement. Il ne s'agit plus que d'un sacrement et non d'un SACRIFICE.
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Et voilà pourquoi l'offertoire est inutile aujourd'hui.
#### Pour vérifier vos connaissances sur la messe catholique voici votre arsenal
Depuis le 1^er^ janvier 1970, l'épiscopat français impose une *fausse obligation *: celle de célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain traditionnel.
Mais cet épiscopat, dans sa nouvelle liturgie, fait proclamer comme parole de Dieu des mensonges et des blasphèmes : par exemple, que *la volonté de Dieu est que, pour vivre saintement, chacun sache prendre femme !* Ce mensonge, ce blasphème a été, par ordre de l'épiscopat français, liturgiquement proclamé à toutes les messes nouvelles le 27 août 1971 : c'était la « première lecture » du « vendredi de la 21^e^ semaine ordinaire » pour les « années impaires ».
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Ce même épiscopat, depuis 1969, inculque aux fidèles, et surtout aux enfants, comme un « *rappel de foi *», qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *». Il inculque cette doctrine hérétique au moyen du « Nouveau Missel des dimanches » (page 332 de l'édition de 1969-1970 ; page 383 de l'édition pour 1973) : ce missel-agenda est celui qui est partout le plus répandu, de par la volonté ou la permission des évêques français.
Nous avons donc un épiscopat qui s'endurcit dans le blasphème et la prévarication.
Il n'y a *aucune obligation* de suivre cet épiscopat dans sa prévarication et son blasphème. Il y a, au contraire, une *obligation certaine* de ne pas l'y suivre. Son nouveau catéchisme, sa nouvelle liturgie contiennent d'évidentes falsifications de l'Écriture sainte et des hérésies manifestes : quand on va jusqu'à inscrire dans un missel qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire », voilà bien l'hérésie que tout baptisé instruit dans la foi catholique peut identifier avec une pleine certitude. Des hérésies, des falsifications aussi visibles, reconnaissables par tous, sont l'énorme et provocante signature de Satan inscrite au cœur du nouveau catéchisme et de la nouvelle liturgie. *Nul ne pourra prétendre qu'auront manqué les signes les plus manifestes et les plus décisifs*.
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Mais, cette constatation faite et bien faite, il ne faut pas s'en tenir là.
Il faut *s'instruire et s'éclairer* sur ce drame de la messe, qui est le plus grand drame de notre temps.
Il faut aider son prochain à s'instruire et à s'éclairer.
Vérifiez premièrement si votre *arsenal sur la messe* est bien au complet. Et secondement, vérifiez si vous l'avez suffisamment *étudié*. Et troisièmement, *faites-le connaître autour de vous*.
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Voici la liste des *onze publications de base* qui composent votre arsenal sur la messe :
1\. -- Le saint sacrifice de la messe :\
numéro spécial de la revue « Itinéraires ».
Ce numéro rassemble les principales études sur le problème de la messe publiées au cours des six premiers mois de l'année 1970 dans ITINÉRAIRES par le P. Calmel, l'abbé Raymond Dulac, le P. Guérard des Lauriers, Luce Quenette, Henri Charlier et Jean Madiran.
C'est un document historique sur *l'opposition* et sur *les raisons* de l'opposition à la nouvelle messe : il prouve que les pseudo-promulgations qui prétendaient rendre « obligatoire » une messe artificielle et équivoque *ont été rejetées comme arbitraires dès leur apparition*. Ce numéro rassemble les motifs que la revue ITINÉRAIRES a énoncés dès le début : la nouvelle messe est celle du nouveau catéchisme, et le nouveau catéchisme est celui de la nouvelle religion.
En outre, ce numéro contient des indications pratiques détaillées :
1\. -- pour s'établir et se maintenir dans la possession légitime, paisible et habituelle, chaque dimanche, de *la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V ;*
2\. -- pour réapprendre le latin de la Vulgate et de la liturgie (dans le cas des adultes qui l'ont oublié ou qui ne l'ont jamais bien su) ;
3\. -- pour apprendre le latin aux enfants ;
4\. -- pour leur apprendre le grégorien.
Numéro 146 de septembre-octobre 1970.
2\. -- Le « Bref examen critique »\
présenté à Paul VI\
par les cardinaux Ottaviani et Bacci.
Tout le monde en a plus ou moins entendu parler, mais souvent sans en avoir le texte complet. En voici la traduction intégrale. Ce sont les sévères observations -- de véritables remontrances -- que les cardinaux Ottaviani et Bacci ont présentées à Paul VI, en octobre 1969, sur le texte latin du Nouvel Ordo Missae.
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Nous y avons ajouté en annexe des extraits du *Catéchisme du Concile de Trente* et du *Catéchisme de S. Pie X* sur la messe et sur l'eucharistie.
Une brochure de 56 pages.
3\. -- Déclarations sur la messe\
faites par le Père R. Th. Calmel,\
l'abbé Raymond Dulac,\
le Père Maurice Avril,\
le Père M. L. Guérard des Lauriers.
Le monument de la fidélité dans le clergé de France quatre prêtres français parlent pour tous les prêtres silencieux. C'est l'indispensable vade-mecum du catholique français.
Une brochure de 60 pages.
4\. -- La nouvelle messe,\
par Louis Salleron.
Sur ce livre, Henri Rambaud a écrit dans le Bulletin des Lettres, numéro du 15 avril 1971 :
« *Véritablement un grand livre, le plus utile sans doute, avec* L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE *de Jean Madiran, pour comprendre ce qui divise aujourd'hui les chrétiens : c'est l'essence même de la foi qui est en jeu*. »
Un volume de 192 pages.
5\. -- Le chant grégorien,\
par Henri et André Charlier.
Henri et André Charlier ne sont pas nés dans une famille chrétienne. Ils sont des baptisés de l'âge adulte. Ils sont *venus du monde moderne à la foi chrétienne *: contrairement à l'itinéraire de capitulation qui voudrait imposer aux catholiques de rétrograder *de la foi chrétienne au monde moderne*. Dans ce livre, Henri et André Charlier témoignent d'une chose capitale, qu'ils n'ont pas inventée, mais expérimentée ; et ils l'expliquent : une chose qui appartient à la tradition, à la sagesse, à la pédagogie de l'Église, et que dans l'Église on est en train de méconnaître et d'oublier. A savoir qu'*en matière d'éducation chrétienne, le grégorien est plus surnaturel, plus simple, plus universel, plus populaire que tout le reste*.
Un volume de 158 pages.
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6\. -- L'assistance à la messe,\
par le Père R. Th. Calmel,\
suivie de l'Apologie pour le canon romain.
Comment et pourquoi les nouvelles messes *ne respectent pas les conditions de l'obligation dominicale*.
Comment et pourquoi l'Église ne s'est jamais contentée de messes *simplement valides*.
En quoi consiste le minimum : les deux garanties *objectives* indispensables : 1. -- le canon romain latin d'avant 1969 ; 2. -- la communion de la main du prêtre et sur les lèvres.
Une brochure de 52 pages.
7\. -- La Bulle « Quo primum » de S. Pie V\
promulguant le Missel romain.
Introduction (avec une brève histoire du Missel romain), traduction française intégrale, notes et commentaires par l'abbé Raymond DULAC.
Une brochure de 36 pages.
8\. -- La communion dans la main.
État de la question. Reproduction intégrale des textes officiels. Leur commentaire détaillé par Jean Madiran : « *Le ouï et le non y coexistent comme si l'on enregistrait avec impartialité les pensées opposées de deux papes concurrents. *»
Une brochure de 24 pages.
9\. -- La querelle de la nouvelle messe,\
par Louis Salleron.
Texte d'une conférence prononcée par Louis Salleron au mois de novembre 1972 et parue dans le numéro 168 d'ITINÉRAIRES : -- *La querelle de la nouvelle messe a-t-elle encore un sens ?* Réponse : -- *Oui, la querelle de la nouvelle messe garde tout son sens.*
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Louis Salleron fait ici la synthèse des positions qu'il défend depuis le début de la subversion liturgique. Cet opuscule vient compléter son ouvrage sur *La nouvelle messe* paru en décembre 1970 (voir plus haut, numéro 4).
10\. -- L'ancienne messe et la nouvelle,\
par Henri Charlier.
Cet opuscule reprend -- en le complétant par une note inédite sur l'offertoire -- l'ouvrage d'Henri Charlier paru dans notre numéro 168 de décembre 1972.
C'est là que, pour la première fois, Henri Charlier a pris publiquement et catégoriquement position sur « l'ancienne messe et la nouvelle ». C'est là qu'il explique pourquoi le résultat le plus clair de la réforme de la messe est que, de plus en plus souvent, *on ne sait plus si la messe est valide *; c'est là qu'il explique pourquoi, concernant les évêques français, *nous ne pouvons plus croire qu'ils aient encore la foi*.
L'autorité intellectuelle et morale d'Henri Charlier, la force de sa pensée, la nature des considérations qu'il développe, apportent dans le combat un élément nouveau de première importance. Il faut *étudier* et il faut *faire connaître* cet opuscule.
11\. -- La messe. État de la question.
LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V, *n'est pas interdite *: les quatre arguments A, B, C et D qui le démontrent, exposés par Jean Madiran.
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Le dernier état des débats sur la messe. Les « lignes de conduite » proposées.
Une brochure de 32 pages. \[cf. It. 193-bis\]
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*Le combat continue contre le mensonge épiscopal selon lequel, à la messe,* « *il s'agit simplement de faire mémoire *». *La protestation grandit contre le Missel hérétique que les évêques répandent depuis 1969 dans le peuple chrétien. Voir le dernier état de la question à la rubrique :* « *Informations et commentaires *» (*à la fin du présent numéro*)*.*
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### Le champion épiscopal de l'anti-tridentinisme français
UN CERTAIN MONSIEUR BOUGON s'en prend aux « messes tridentines ». Je parle bien d'un certain monsieur Bougon, Francis Bougon, et non pas du célèbre M. Boudon (René) ; ne confondons pas. M. René Boudon est évêque de Mende depuis 1957. M. Francis Bougon, lui, est évêque de Moulins depuis 1956. L'un et l'autre évêques de Pie XII ; l'un et l'autre au nombre de ces évêques de Pie XII qui ont tourné le dos à Pie XII : comme le plus illustre d'entre eux. Et comme les cardinaux de saint Pie X, préoccupés presque tous, au conclave de 1914, d'élire un anti-Pie X. L'impiété filiale est la note propre de l'Église moderne au XX^e^ siècle.
M. René Boudon, évêque de Mende, président de la commission liturgique francophone, est celui qui garantit par son « imprimatur » les falsifications, les blasphèmes, les hérésies des livres nouveaux de la nouvelle liturgie. A ce titre de récidiviste endurci -- et impénitent -- il est suffisamment célèbre. Ce n'est pas lui qui est en cause pour le moment.
C'est son presque homonyme, M. Francis Bougon, évêque de Moulins : il était beaucoup moins connu mais il vient de s'aviser que ses pareils à deux fois ne se font point connaître, et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître. Il sort brusquement de son trou et s'avance sur le champ de bataille. Ce n'est pas nous qui allons le chercher, c'est lui qui nous cherche. Il s'attaque aux « messes dites tridentines », et par sentence personnelle il les déclare inacceptables. Il incrimine jusqu'à la *sincérité* des chrétiens qui préfèrent s'en tenir à la messe traditionnelle plutôt que de suivre le bon plaisir subjectif de l'évêque.
Voyons cela de plus près, puisque ce monseigneur évêque vient nous provoquer.
Son agression contre les « messes dites tridentines » avait été imprimée dans le Bulletin diocésain de Moulins, le 11 février. Mais voici que, sur sa demande ou au moins avec son accord, elle prend une importance nationale par sa publication dans la *Documentation catholique* du 18 mars (page 286).
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M. Francis Bougon est, à notre connaissance, le premier parmi les évêques de France à se prononcer ouvertement, personnellement, explicitement, officiellement contre la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V.
Il se désigne ainsi lui-même comme le champion épiscopal de l'anti-tridentinisme français.
S'il a voulu attirer l'attention publique sur sa personne, eh, bien, il a réussi, -- et sans doute très au-delà de ce qu'il escomptait.
Voici le texte intégral de son agression :
Une question vient de m'être posée sur la légitimité de certaines messes dites « tridentines » et célébrées sans l'accord de l'évêque.
Au même moment, le Pape Paul VI m'exprimait sa gratitude pour mon souci d'éduquer chez les fidèles « le sens de la communion avec l'évêque de Rome ».
Comment dès lors ne rappellerais-je pas tout d'abord une allocution du Pape sur la réforme liturgique ?
Cette réforme -- a-t-il dit -- est « une preuve de fidélité et de vitalité qui requiert de nous tous une prompte adhésion... Nous ferons bien de l'accueillir avec un joyeux intérêt et de l'appliquer ponctuellement et unanimement ». (19 novembre 1969.)
La question qui m'a été posée concerne particulièrement la messe.
Je vous ai dit en mon message de Noël que les évêques de France réunis à Lourdes avaient encouragé les rencontres fraternelles des chrétiens réunis pour exprimer et célébrer leur foi en Jésus-Christ.
Ces rencontres, ont-ils précisé, « peuvent être facteurs de renouveau dans la mesure où la parole de Dieu est reçue en Église, où *l'Eucharistie est célébrée en lien avec l'évêque*... » (Résolution finale de l'Assemblée de 1971.)
Je me dois de vous rappeler l'enseignement traditionnel de l'Église affirmé dès l'origine par l'évêque saint Ignace d'Antioche (Épître aux chrétiens de l'Église de Smyrne) : « La seule Eucharistie qui puisse être regardée comme légitime est celle qui se fait sous la présidence de l'évêque ou de celui qu'il en aura chargé. » C'est pour cette raison que la liturgie eucharistique demande qu'il soit toujours fait mention de l'évêque du lieu.
Les chrétiens ne peuvent donc accepter des messes célébrées sans l'accord de l'évêque. Je leur demande de manifester la sincérité de leur fidélité à l'Église.
Francis BOUGON,\
*évêque de Moulins.*
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M. Francis Bougon n'a pas l'audace de prétendre que la messe catholique traditionnelle est *interdite* en droit.
Il a une autre audace : celle de l'interdire en fait, de l'interdire lui-même, en vertu du bon plaisir souverain de l'évêque. La première audace, qui eût été celle du mensonge, à l'imitation du président épiscopal suisse M. Adam, non, il ne l'a pas eue : dont acte. Il a eu la seconde, celle de l'arbitraire. Sans invoquer aucune loi, sans se référer à aucun canon, sans énoncer aucune raison, l'évêque de Moulins refuse que la « messe tridentine » ait « l'accord de l'évêque ».
On peut célébrer la messe *n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas de la manière tridentine*. Seule, la manière tridentine met l'évêque en mouvement, pour la proscrire. L'important pour lui est que la messe ne soit plus celle du concile de Trente : à cela, à cela seulement, il tiendra la main. Cette unique condition remplie, vous pouvez bien faire comme vous voulez, ce n'est pas *l'accord de l'évêque* qui vous manquera.
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De fait, le Missel des fidèles qui est le plus répandu, et de très loin, dans le diocèse de Moulins, est le Nouveau Missel des dimanches, le missel-agenda. Il est répandu, en cette année 1973, comme il l'était en l' « année liturgique 1969-1970 », de par la volonté, la permission ou la tolérance de Francis Bougon : il est répandu *avec l'accord de l'évêque*.
Par ce Nouveau Missel, M. Francis Bougon inculque au peuple chrétien, comme RAPPEL DE FOI, que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe IL S'AGIT SIMPLEMENT DE FAIRE MÉMOIRE DE L'UNIQUE SACRIFICE DÉJÀ ACCOMPLI : page 383 de l'édition pour cette année, page 332 de l'édition 1969-1970.
Depuis 1969 donc, l'évêque de Moulins inculque dogmatiquement à son peuple la cène protestante à la place de la messe catholique.
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En conséquence de quoi, il apparaît que *la foi de l'évêque Francis Bougon est manifestement suspecte*. C'est LE MOINS qu'on en puisse dire.
L'évêque Francis Bougon, depuis 1969, répand dans son peuple une doctrine de la messe qui est une négation de la messe, et qui est condamnée par le premier et le troisième canons du concile de Trente sur le saint sacrifice.
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Le champion national de la lutte contre la messe du concile de Trente enseigne à ses fidèles, comme rappel de foi, dans le Missel qu'il leur procure, la doctrine de la cène protestante. Naturellement.
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Dès lors, en raison de cette suspicion légitime, chaque fidèle a le droit d'interpeller cet évêque pour lui demander compte de sa foi.
Si, par une sorte de miracle, contre toute vraisemblance et contre le témoignage de ses actes, il a encore la foi catholique, alors il doit sans tarder en faire la profession publique : confessant explicitement les articles de foi qu'il a offensés.
Il doit professer expressément le premier et le troisième canons du concile de Trente sur le saint sacrifice.
Il doit rétracter, réprouver, interdire le Missel qui, depuis 1969, *avec l'accord de l'évêque*, inculque aux fidèles que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe il s'agit simplement de faire mémoire.
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Ah ! il est joli, aujourd'hui, en France, *l'accord de l'évêque !* C'est une fameuse garantie ! L'évêque de Moulins est vraiment bien inspiré de se rengorger et de se jucher là-dessus !
Qu'il rétracte son Missel hérétique et qu'il professe la foi catholique : tout baptisé, et spécialement tout baptisé du diocèse de Moulins, a le droit manifeste d'adresser cette demande à l'évêque Bougon.
Si cette demande restait sans effet, elle deviendrait sommation.
J. M.
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### Éclaircissements et réitérations
AUX PAGES immédiatement précédentes on a donc vu le nom de Sa Grandeur l'évêque de Moulins, Mgr Francis Bougon, venir s'ajouter à la liste des évêques qui ont été personnellement interpellés sur l'hérésie de leur Nouveau Missel à l'usage des fidèles. Interpellés avant lui : le père Marty, comme il se fait appeler, en sa qualité de président de l'épiscopat ; l'évêque Boudon René, en sa qualité de président de la commission épiscopale ; M. Matagrin, évêque de Grenoble ; et le cardinal Gouyon.
Quelques mots sur celui-ci.
*La Croix* des 25 et 26 mars nous apportait cette nouvelle :
« *Le conseil presbytéral, représentant le clergé du diocèse de Rennes, tient à se déclarer solidaire de son archevêque à qui il renouvelle son fidèle attachement. *»
Le clergé du diocèse de Rennes ferait mieux d'être fidèlement attaché à l'Église, à la messe catholique, au catéchisme romain, à l'Écriture sainte, plutôt qu'à un cardinal-archevêque dont la foi est suspecte : s'en déclarer solidaire est d'une singulière imprudence.
Ce père Gouyon a été publiquement interpellé dans notre numéro 171 du 1^er^ mars, dans les termes que voici :
De par son autorité d'archevêque, le missel le plus répandu dans son archidiocèse est le « Nouveau Missel des dimanches », qui inculque aux fidèles, et notamment aux enfants, que la messe n'est plus un sacrifice et qu'à la messe, désormais, « *il s'agit simplement de faire mémoire *». Tout au long de l'année liturgique 1970, par la volonté ou la permission du père Gouyon, ce fut la doctrine liturgiquement reçue et enseignée à Rennes. Et cela recommence en 1973. Ce crime, qui assassine épiscopalement la foi dans les âmes, appelle la destitution de l'ordinaire du lieu.
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Il se souciait bien de la messe ! Il était occupé ailleurs pendant ce temps-là. Il s'occupait de la presse.
Pour un évêque, pour un archevêque, pour un cardinal, cette circonstance est beaucoup plus aggravante qu'atténuante.
Le père Gouyon fait toujours mine de parler de la presse, mais c'est une diversion quine prend plus. Il s'agit bien de la presse ! Il s'agit de la messe. Et de la trahison du pasteur, « en sa qualité de pasteur », à l'égard de la messe. Qu'il s'explique, mais sur la messe, et pour se rétracter ; et qu'il s'en aille. *Gouyon, démission !*
C'est le cri le plus indulgent par lequel l'accueillir désormais.
Gravement suspect dans sa foi, clairement interpellé sur sa foi, le père Gouyon n'a pas confessé sa foi. Il s'est dérobé. Il n'a pas rétracté la doctrine hérétique enseignée à ses fidèles. Il n'a pas fait profession publique des canons du concile de Trente sur le saint sacrifice.
Il faut lui redire en chaque occasion :
*Gouyon, démission !*
\*\*\*
Quant à l'évêque Boudon, qui est chronologiquement le premier dans l'ordre de la trahison (ou du moins, de cette trahison-là), il n'a pas agi par inadvertance en donnant son « imprimatur ». Il croit et il professe, oui vraiment, qu'à la messe *il s'agit simplement de faire mémoire*. Il persiste et signe, même après les avertissements qui lui ont été donnés. Quand on l'interroge sur le texte hérétique de son Nouveau Missel, il répond :
*-- Ce texte ne peut pas être hérétique. Si vous connaissez l'Évangile, vous y retrouvez les paroles mêmes du Christ qui n'a pas dit autre chose :* « *Faites ceci en mémoire de moi. *» *En* « *faisant mémoire *» *comme le Christ l'a demandé, l'Église rencontre l'unique sacrifice du Christ, sous le pain et le vin consacrés et devenu son corps et son sang : ce qui permet de* « *communier *» *à cet unique sacrifice. Ce qui est stupéfiant, et ahurissant, c'est la façon dont on accuse les évêques d'être hérétiques !!!!*
QUATRE POINTS D'EXCLAMATION, quatre d'un coup, qui sont de la main même de l'ahuri et du stupéfié. Et certes il a raison de dire qu'il l'est. Il donne là sans doute la clef de son personnage : il n'arrive pas à concevoir que l'on puisse oser imaginer un évêque hérétique. L'évêque est infaillible en général, et l'évêque Boudon en particulier.
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Infaillible et impeccable. Ce savant docteur n'a jamais ouï dire qu'on ait rencontré un évêque qui soit hérétique. Comme on en trouve à chaque page de l'histoire de l'Église, il faut donc conclure qu'il n'en connaît pas une. Sans quoi il se serait aperçu qu'il n'a existé aucune hérésie, -- aucune hérésie de quelque volume historique, -- qui n'ait eu pour *auteurs* ou pour *fauteurs*, ou les deux, des évêques ([^1]). Si on le condamnait à faire la recension nominale des évêques qui, au IV^e^ et au V^e^ siècles, ont embrassé l'hérésie arienne, niant la divinité de Jésus-Christ, on serait à coup sûr débarrassé de lui pour un bon moment. Le pensum suivant serait de faire le même recensement pour l'hérésie nestorienne : la liste nominale des évêques ayant embrassé ou soutenu l'hérésie de l'évêque Nestorius, niant que la Sainte Vierge soit Mère de Dieu. Viendrait ensuite le même pensum concernant l'hérésie eutychienne, niant les deux natures du Christ. Et ainsi de suite, jusqu'au luthérianisme, au calvinisme et maintenant au *boudonisme.* Ah ! ils en disent long, ces QUATRE points d'exclamation de l'évêque Boudon à la seule pensée, inouïe, qu'un évêque puisse être accusé d'hérésie !
L'évêque Boudon ne connaît pas mieux la doctrine que l'histoire ni l'Évangile que la liturgie :
1. -- Dire : FAITES CECI (en mémoire), ce n'est pas dire : FAITES MÉMOIRE. Et c'est encore moins dire : Faites SIMPLEMENT mémoire. Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a pas ordonné de « faire mémoire » (il a ordonné de « faire ceci » : *ceci* qui est un *sacrifice*, qui est l'*unique sacrifice*). Il a encore moins ordonné de faire « seulement mémoire », par un simple « récit de l'institution ». Cf. saint Luc, XXII, 19 ; et aussi saint Paul : I Cor. XI, 24.
2. -- Sa fausse lecture de l'Évangile, l'évêque Boudon l'oppose témérairement aux canons du concile de Trente. *Ce texte est hérétique*, dit le troisième canon sur le saint sacrifice. *Ce texte ne peut pas être hérétique*, rétorque l'évêque Boudon, *parce qu'il est conforme à l'Évangile *: mauvaise raison ; raison illicite. Un catholique N'A PAS LE DROIT d'opposer sa lecture et son interprétation personnelles de l'Évangile aux définitions irréformables de l'Église. Une telle opposition est *absurde* pour quiconque a la foi.
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Car quiconque a la foi, la foi catholique, la foi théologale, et non pas simplement un vague sentiment religieux, -- quiconque a la foi théologale sait par la foi et croit de toute son âme que *les définitions irréformables de l'Église sont la vraie lecture et l'interprétation véritable de l'Écriture sainte*. C'est dans la lumière des définitions de l'Église qu'un catholique lit et comprend l'Évangile. Pratiquement, dans la plupart des cas de la vie ordinaire, et même de la vie ordinaire d'un évêque, cela veut dire qu'on lit l'Écriture sainte à la lumière du catéchisme (romain). Cette vérité est tellement capitale, et elle est tellement méconnue par l'analphabétisme spirituel grandissant du monde moderne, que nous la répétons désormais dans chacun de nos numéros :
-- *Il n'est pas vrai que nous puissions lire l'Écriture sainte sans connaître le catéchisme. Il n'est pas vrai que nous puissions lire l'Évangile sans l'Église : sans le guide de l'interprétation traditionnelle, de l'enseignement permanent de l'Église, résumés dans le catéchisme. L'Écriture n'est pas livrée à l'interprétation de chacun selon son humeur ou ses lumières personnelles*.
L'évêque Boudon, au contraire, fait de l'Écriture une lecture « sauvage », c'est-à-dire subjective et arbitraire, pour l'opposer et s'opposer illégitimement aux définitions du concile de Trente. Le troisième canon sur le saint sacrifice déclare :
Si quelqu'un dit que le sacrifice de la messe n'est qu'un sacrifice de louange et d'action de grâces, ou *une simple commémoraison du sacrifice accompli à la croix*, mais non un sacrifice propitiatoire... qu'il soit anathème.
Dire qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *» est bien exactement la même chose, substantiellement et littéralement, que définir la messe comme «* une simple commémoraison du sacrifice accompli à la croix *».
Affirmer, comme l'évêque Boudon, qu'une telle assertion « ne peut pas être hérétique », c'est être soi-même hérétique, c'est être anathème, c'est avoir quitté la foi catholique.
3. -- Prétendre «* simplement* faire mémoire », prétendre faire « une *simple* commémoraison », cela signifie une mémoire ou commémoraison qui ne serait pas elle-même un sacrifice. C'est nier que le saint sacrifice de la messe soit substantiellement le même sacrifice que celui de la croix, avec le même Prêtre et la même Victime.
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L'évêque Boudon, donnant son « imprimatur » au Missel empoisonné, n'a donc pas agi par étourderie ; il n'a pas signé les yeux fermés, sans contrôler, sans vérifier, par une paresseuse confiance dans le travail des « bureaux » ; il n'a pas été surpris ; plus de trois ans après son « imprimatur » de 1969, il affirme toujours que sa conviction est bien qu' «* il s'agit simplement de faire mémoire *», que telle est la pensée et la parole du Christ lui-même. Il lit pourtant : *Faites ceci en mémoire de moi*, mais son âme aveuglée comprend : *Faites mémoire de ceci*. Et sa garantie, et son approbation obstinée demeurent acquises à : *Faites simplement mémoire*.
Nous n'avons pas à juger à quel degré de « pertinacité » ([^2]) peut ainsi atteindre l'évêque Boudon. Mais il est trop évident que le malheureux s'enfonce ; entraînant ans le naufrage de sa foi tous ceux qu'enchaîne à lui et à ses pareils une fausse conception de l'obéissance.
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Contre cette fausse conception nous invoquons la doctrine et la pratique traditionnelles de l'Église, résumées en ces termes par Dom Guéranger :
« Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau de se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute, la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la Révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée. »
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Que la messe catholique N'EST PAS UNE SIMPLE COMMÉMORAISON, mais qu'elle est un SACRIFICE véritable, *le sacrifice permanent de la nouvelle loi que Jésus-Christ a laissé à son Église afin de s'offrir à Dieu par les mains de ses prêtres ; que la sainte messe est le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ offert sur nos autels sous les apparences du pain et du vin ;* que l*e sacrifice de la messe est substantiellement le même que celui de la croix *: tel est assurément le plus essentiel des points essentiels dont tout chrétien a la CONNAISSANCE NÉCESSAIRE et la GARDE OBLIGÉE.
\*\*\*
21:173
Au nom de quoi, nous faisons sommation publique à l'évêque Boudon.
S'il a péché par ignorance matérielle, qu'il s'instruise et qu'il professe la foi catholique.
Sinon, qu'il dépose son épiscopat.
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## ÉDITORIAL
### De l'Église et du pape
*en tous les temps et en notre temps*
par R.-Th. Calmel, o.p.
MON PAYS M'A FAIT MAL... écrivait un jeune poète en 1944, en pleine épuration, lorsque le chef d'État que nous savons poursuivait implacablement la sinistre besogne préparée depuis plus de quatre ans. *Mon pays m'a fait mal*... ce n'est point là une vérifié que l'on proclame à son de trompe. C'est plutôt une confidence que l'on se fait à soi-même, avec grande douleur, en essayant malgré tout de garder l'espérance. Quand j'étais en Espagne, dans les années 55, je me souviens de l'extrême pudeur que mettaient des amis, quelle que fût par ailleurs leur préférence politique, à laisser filtrer quelques maigres précisions sur *la guerra nuestra*. Leur pays leur faisait encore mal. Mais quand il s'agit non plus de la patrie charnelle, quand il s'agit, non sans doute de l'Église considérée absolument, car à ce titre elle est de tous points indéfectible et sainte, mais du chef visible de l'Église ; quand il s'agit du détenteur actuel de la primauté romaine, comment nous y prendrons-nous et quel est le ton qu'il faudra trouver pour nous avouer à nous-mêmes tout bas : *Ah ! Rome m'a fait mal*.
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Sans doute le journal quotidien de la dénommée bonne presse, ne manquera pas de nous dire que, depuis deux mille ans, l'Église du Seigneur n'a jamais connu de pontificat aussi splendide. Mais qui prend au sérieux ces maniaques incorrigibles des encensements officiels ? Quand nous voyons ce qui s'enseigne et ce qui se pratique dans l'Église entière sous le pontificat d'aujourd'hui, ou plutôt lorsque nous constatons ce qui a cessé d'être enseigné et d'être pratiqué et comment une église apparente, qui se donne partout pour la véritable, ne sait plus baptiser les enfants, enterrer les défunts, célébrer dignement la sainte Messe, absoudre les péchés en confession, lorsque nous regardons attentivement grossir la crue empoisonnée de la protestantisation générale, et cela sans que le détenteur du pouvoir suprême donne l'ordre énergique de fermer les écluses, en un mot lorsque nous acceptons de voir ce qui est, nous sommes obligés de dire : *Ah ! Rome m'a fait mal*.
Et nous savons tous qu'il s'agit d'autre chose que d'une de ces iniquités, en quelque sorte privées, dont les détenteurs de la primauté romaine furent trop souvent coutumiers au cours de leur histoire. Dans ce cas les victimes, plus ou moins mises à mal, avaient une relative facilité de s'en tirer en veillant davantage à leur propre sanctification. Nous devons toujours veiller à notre sanctification. Seulement, et voilà ce que dans le passé l'on n'avait jamais vu à ce degré, l'iniquité que laisse se perpétrer celui qui, aujourd'hui, occupe la chaire de Pierre, consiste en ce qu'il abandonne aux manœuvres des novateurs et des négateurs les moyens de sanctification eux-mêmes ; il admet que soient minés systématiquement la saine doctrine, les sacrements, la Messe. Cela nous jette dans un péril nouveau. Si la sanctification n'est certes pas rendue impossible, elle est beaucoup plus difficile. Elle est aussi beaucoup plus urgente.
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Dans une conjoncture si périlleuse, est-il encore possible au simple fidèle, au modeste prêtre de campagne ou de ville, au religieux prêtre qui se trouve de plus en plus étranger dans son institut, est-il possible à la religieuse qui se demande si elle n'a pas été jouée et mystifiée au nom de l'obéissance, est-il possible à toutes ces petites brebis de l'immense troupeau de Jésus-Christ et de son vicaire de ne pas perdre cœur, de ne pas devenir la proie d'un immense appareil qui les réduit progressivement à changer de foi, changer de culte, changer d'habit religieux et de vie religieuse, en un mot changer de religion ?
*Ah ! Rome m'a fait mal*. On voudrait se redire avec tant de douceur et de justesse les paroles de vérité, les simples paroles de la doctrine surnaturelle apprises au catéchisme, que l'on n'ajoute pas encore au mal mais plutôt que l'on se laisse profondément persuader par l'enseignement de la révélation, que Rome, un jour, sera guérie ; que l'église apparente bientôt sera démasquée d'autorité. Aussitôt elle tombera en poussière, car sa principale force vient de ce que son mensonge intrinsèque passe pour la vérité, n'étant jamais effectivement désavoué d'en haut. On voudrait, au milieu d'une si grande détresse, se parler en des mots qui ne soient pas trop désaccordés d'avec le discours mystérieux, sans bruit de paroles, que l'Esprit Saint murmure au cœur de l'Église.
\*\*\*
**1. **-- Mais par où commencer ? Sans doute par le rappel de la vérité première touchant la seigneurie de Jésus-Christ sur son Église. Il a voulu une Église ayant à sa tête l'évêque de Rome qui est son vicaire visible en même temps que l'évêque des évêques et de tout le troupeau. Il lui a conféré la prérogative du roc afin que l'édifice ne s'écroule jamais. Il a prié d'une prière efficace pour que lui, au moins, parmi tous les évêques, ne fasse point naufrage dans la foi de sorte que, *s'étant ressaisi après les défaillances dont il ne sera pas nécessairement préservé, il confirme à la fin ses frères dans la foi *; ou alors, si ce n'est lui en personne qui raffermit ses frères dans la foi, que ce soit l'un de ses premiers successeurs.
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Telle est sans doute la première pensée de réconfort que l'Esprit Saint suggère à nos cœurs en ces jours désolés où Rome est partiellement envahie par les ténèbres : il n'y a pas d'Église sans vicaire du Christ infaillible et doté de la primauté. Par ailleurs quelles que soient les misères, même dans le domaine religieux, de ce vicaire visible et temporaire de Jésus-Christ, c'est Jésus lui-même qui gouverne son Église, qui gouverne son vicaire dans le gouvernement de l'Église ; qui gouverne de telle sorte son vicaire que celui-ci ne puisse pas engager son autorité suprême dans des bouleversements ou des complicités qui changeraient la religion. -- Jusque là s'étend, en vertu de la Passion souverainement efficace, la force divine de la régence du Christ remonté aux cieux. Il conduit son Église à la fois de l'intérieur et du dehors et il domine sur le monde ennemi. Il fait sentir sa puissance à ce monde pervers, même et surtout lorsque les ouvriers d'iniquité, avec le modernisme, non seulement pénètrent dans l'Église mais prétendent se faire passer pour l'Église elle-même.
Car l'astuce du modernisme se déploie en deux temps d'abord faire confondre les autorités parallèles hérétiques avec la hiérarchie régulière dont elle tire les ficelles ; ensuite se servir d'une soi-disant *pastorale* universellement réformatrice qui tait ou qui gauchit par système la vérité doctrinale, qui refuse les sacrements ou qui en rend les rites incertains. La grande habileté du modernisme est d'utiliser cette *pastorale* d'Enfer, à la fois pour transmuer la doctrine sainte confiée par le Verbe de Dieu à son Église hiérarchique, et ensuite pour altérer et même annuler les signes sacrés, porteurs de grâce, dont l'Église est la dispensatrice fidèle.
Il est un chef de l'Église toujours infaillible, toujours sans péché, toujours saint, ignorant toute intermittence et tout arrêt dans son œuvre de sanctification. Celui-là est le seul chef car tous les autres, y compris le plus élevé, ne détiennent d'autorité que par lui et pour lui. Or ce chef *saint et sans tache, absolument à part des pécheurs, élevé au-dessus des cieux*, ce n'est point le pape, c'est celui dont nous parle magnifiquement l'épître aux Hébreux, c'est le Souverain Prêtre : Jésus-Christ.
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Jésus, notre rédempteur par la croix, avant de monter aux cieux, de devenir invisible à nos regards mortels, a voulu établir pour son Église, en plus et au-dessus des nombreux ministres particuliers, un ministre universel unique, un vicaire visible, qui est seul à jouir de la juridiction suprême. Il l'a comblé de prérogatives : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle. » (Matt., XVI, 18-19.) -- « Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit Pais mes agneaux... Pais mes brebis. » (Jo., XXI, 16-18.) -- « J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas, et toi, une fois converti, confirme tes frères. » (Luc, XXII, 32.)
Or si le pape est le vicaire visible de Jésus qui est remonté dans les cieux invisibles, il n'est pas plus que le vicaire : *vices gerens*, il tient lieu mais il demeure autre. Ce n'est point du pape que dérive la grâce qui fait vivre le corps mystique. La grâce, pour lui pape aussi bien que pour nous, dérive du seul Seigneur Jésus-Christ. De même pour la lumière de la révélation. Il détient, à un titre unique, la garde des moyens de la grâce, des sept sacrements aussi bien que la garde de la vérité révélée. Il est assisté à un titre unique pour être gardien et intendant fidèle. Encore faut-il, pour que son autorité reçoive, dans son exercice, une assistance privilégiée, qu'elle ne renonce pas à s'exercer... Par ailleurs, s'il est préservé de défaillir quand il engage son autorité au titre où elle est infaillible, il peut faillir en bien d'autres cas. Qu'il défaille, en dessous bien entendu de ce qui relève de l'infaillibilité, cela n'empêchera pas le chef unique de l'Église, le souverain prêtre invisible, de poursuivre le gouvernement de son Église ; cela ne changera ni l'efficacité de sa grâce, ni la vérité de sa loi ; cela ne le rendra pas impuissant à limiter les défaillances de son vicaire visible ni à se procurer, sans tarder trop, un nouveau et digne pape, pour réparer ce que le prédécesseur laissait gâter ou détruire, car la durée des insuffisances, faiblesses, et même partielles trahisons d'un pape ne dépasse pas la durée de son existence mortelle.
27:173
Depuis qu'il est remonté aux cieux Jésus s'est ainsi choisi et procuré deux cent soixante-trois papes. Certains, un petit nombre seulement, ont été des vicaires tellement fidèles que nous les invoquons comme des amis de Dieu et de saints intercesseurs. Un nombre encore plus réduit est tombé dans des manquements très graves. Cependant que le grand nombre des vicaires du Christ fut à peu près convenable. Aucun d'eux, tout en restant encore pape, n'a trahi et ne pourra trahir jusqu'à l'hérésie explicitement enseignée, avec la plénitude de son autorité. Telle étant la situation de chaque pape et de la succession des papes par rapport au souverain prêtre Jésus-Christ, par rapport au chef de l'Église qui règne dans les cieux, il ne faut pas que les faiblesses d'un pape nous fassent oublier, si peu que ce soit, la solidité et la sainteté de la seigneurie de notre Sauveur, nous empêchent de voir la puissance de Jésus et sa sagesse qui tient en sa main même les papes insuffisants, qui contient leur insuffisance dans des bornes infranchissables.
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**2. **-- Mais pour avoir cette confiance dans le chef invisible et souverain de la sainte Église sans nous contraindre pour cela à nier les défaillances graves dont n'est pas de soi exempt, malgré ses prérogatives, le vicaire visible, l'évêque de Rome, le clavigère du Royaume des cieux -- pour mettre en Jésus cette confiance réaliste qui n'élude pas le mystère du successeur de Pierre avec ses privilèges garantis d'en haut comme avec sa défectibilité humaine -- pour que la détresse qui peut nous venir par le détenteur de la papauté soit absorbée par l'espérance théologale que nous plaçons dans le souverain Prêtre, il faut, de toute évidence, que notre vie intérieure soit référée à Jésus-Christ et non au pape ; que notre vie intérieure, embrassant le pape et la hiérarchie, cela va sans dire, soit établie non dans la hiérarchie et le pape, mais dans le Pontife divin, dans ce prêtre-là qui est le Verbe incarné rédempteur, dont le vicaire visible suprême dépend encore plus que les autres prêtres ;
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plus que les autres, en effet, il est tenu dans la main de Jésus-Christ en vue d'une fonction sans équivalent chez les autres. Plus que tout autre, à un titre supérieur et unique, il ne saurait laisser de *confirmer ses frères dans la foi*, lui-même ou son successeur.
L'Église n'est pas le corps mystique du pape ; l'Église avec le pape est le corps mystique du Christ. Lorsque la vie intérieure des chrétiens est de plus en plus référée à Jésus-Christ ils ne tombent pas désespérés, même lorsqu'ils souffrent jusqu'à l'agonie des défaillances d'un pape, que ce soit Honorius I^er^ ou les papes antagonistes de la fin du Moyen Age ; que ce soit, à l'extrême limite, un pape qui défaille selon les nouvelles possibilités de défaillance offertes par le modernisme. Lorsque Jésus-Christ est le principe et l'âme de la vie intérieure des chrétiens ils n'éprouvent pas le besoin de se mentir sur les manquements d'un pape pour demeurer assurés de ses prérogatives ; ils savent que ces manquements n'atteindront jamais à un tel degré que Jésus cesserait de gouverner son Église parce qu'il en aurait été efficacement empêché par son vicaire. Tel pape peut bien s'approcher du point-limite où il changerait la religion chrétienne par aveuglement ou par esprit de chimère ou par une illusion mortelle sur une hérésie telle que le modernisme. Le pape qui en arriverait là n'enlèverait pas pour autant au Seigneur Jésus sa régence infaillible qui le tient encore en main lui-même, pape égaré, qui l'empêche de jamais engager jusqu'à la perversion de la foi l'autorité qu'il a reçue d'en haut.
Une vie intérieure référée comme il se doit à Jésus-Christ et non au pape ne saurait exclure le pape, sans quoi elle cesserait d'être une vie intérieure chrétienne. Une vie intérieure référée comme il se doit au Seigneur Jésus inclut donc le Vicaire de Jésus-Christ et l'obéissance à ce vicaire, mais *Dieu premier servi *; c'est dire que cette obéissance, loin d'être inconditionnelle, est toujours pratiquée dans la lumière de la foi théologale et de la loi naturelle.
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Nous vivons par et pour Jésus-Christ, grâce à son Église, laquelle est gouvernée par le pape, à qui nous obéissons en tout ce qui est de son ressort. Nous ne vivons point par et pour le pape comme s'il nous avait acquis *la rédemption éternelle *; voilà pourquoi l'obéissance chrétienne ne peut ni toujours ni en tout identifier le pape à Jésus-Christ. -- Ce qui arrive ordinairement c'est que le Vicaire du Christ gouverné suffisamment dans la conformité à la tradition apostolique pour ne point provoquer, dans la conscience des fidèles dociles, des conflits majeurs. Mais il peut en être quelquefois autrement. Encore que ce soit très exceptionnel, il peut arriver au fidèle de se demander légitimement : comment garderais-je encore la tradition si je suivais *les directives* de ce pape ?
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La vie intérieure d'un fils de l'Église qui mettrait de côté les articles de foi relatifs au pape, l'obéissance à ses ordres légitimes et la prière pour lui, une telle vie intérieure aurait cessé d'être catholique. D'autre part une vie intérieure qui inclut d'être agréable au pape inconditionnellement c'est-à-dire à l'aveugle, en tout et toujours, est une vie intérieure qui est nécessairement livrée au respect humain, qui n'est pas libre à l'égard de la créature, qui s'expose à bien des facilités et des complicités. Dans sa vie intérieure le vrai fils de l'Église ayant reçu de tout son cœur les articles de foi qui se rapportent au vicaire du Christ prie fidèlement pour lui et lui obéit volontiers, mais seulement dans la lumière, c'est-à-dire étant sauve et intacte la tradition apostolique et bien entendu la loi naturelle. -- Il paraît certain que, trop souvent, on a prêché un type d'obéissance à l'égard du pape plus soucieuse d'efficacité, de réussite dans les mouvements d'ensemble que de simple fidélité à la lumière, quoi qu'il en soit des réussites spectaculaires. Non sans doute que fût absent le souci de rester dans la tradition apostolique et dans la fidélité à Jésus-Christ. Mais ce qui était le plus important, le plus actif, le plus pressant, c'était quand même de donner satisfaction à un homme, de s'attirer ses faveurs ; parfois de faire carrière, de préparer sa tête pour le chapeau cardinalice ou de donner du lustre à son Ordre ou sa Congrégation. Mais Dieu ni le service du pape n'ont besoin de notre mensonge : *Deus non eget nostro mendacio*.
30:173
Souvenons-nous de la grande prière du début du canon romain, ce canon que Paul VI n'a pas hésité à ravaler au niveau de prières polyvalentes accommodées aux cènes calvinistes. (Or équiparer de la sorte le canon romain n'a pas le moindre fondement dans la tradition apostolique et s'oppose de front à cette tradition imprescriptible.) Donc le prêtre dans le canon romain, après avoir instamment supplié le Père très clément par son Fils Jésus-Christ, de sanctifier le sacrifice sans tache offert en premier *pro Ecclesia tua sancta catholica*... continue ainsi : *una cum famulo tuo Papa nostro... et Antistite nostro*... L'Église n'a jamais envisagé de faire dire : *una cum* SANCTO *famulo tuo Papa nostro et* SANCTO *Antistite nostro* alors qu'elle fait dire : *pro Ecclesia tua* SANCTA. Le pape à la différence de l'Église n'est pas saint obligatoirement. L'Église est sainte avec des membres pécheurs, dont nous-mêmes ; des membres pécheurs qui tous hélas ! ne tendent pas ou ne tendent plus à la sainteté. Il peut bien arriver que le pape lui-même figure dans cette triste catégorie. Dieu le sait. En tout cas, la condition du chef de la sainte Église étant ce qu'elle est, c'est-à-dire n'étant pas nécessairement la condition d'un saint, il ne faut pas nous scandaliser si des épreuves, parfois de très cruelles épreuves, surviennent à l'Église par son chef visible en personne. Il ne faut pas nous scandaliser de ce que, sujets du pape, nous ne puissions quand même pas le suivre en aveugles, inconditionnellement, en tout et toujours. Dans la mesure où notre vie intérieure sera référée au chef invisible de l'Église, au Seigneur Jésus, souverain Prêtre ; dans la mesure où notre vie intérieure sera nourrie de la tradition apostolique avec les dogmes, le missel et le rituel de la tradition, avec la tendance à l'amour parfait qui est l'âme de cette tradition très sainte, dans cette mesure même nous accepterons beaucoup mieux d'avoir à nous sanctifier dans une Église militante dont le chef visible, s'il est préservé de faillir dans certaines limites précises, n'est point toutefois soustrait à la commune condition du pécheur.
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**3.** -- Le Seigneur, par le pape et la hiérarchie, par la hiérarchie soumise au pape, gouverne en telle manière son Église que celle-ci soit toujours assurée dans sa tradition, intelligente sur la tradition qui est la sienne, jamais inconsciente ni amnésique. Sur les vérités du catéchisme, sur la célébration du saint sacrifice et sur les sacrements, sur la structure hiérarchique fondamentale, sur les états de vie et sur l'appel au parfait amour, disons *sur tous les points majeurs de la tradition*, l'Église est assistée de telle sorte que tout baptisé ayant la foi, qu'il soit évêque, pape ou simple fidèle, sait nettement à quoi s'en tenir. Ainsi le simple chrétien qui, se référant à la tradition sur un point majeur, connu de tous, refuserait de suivre un prêtre, un évêque, une collégialité, voire un pape qui ruinerait la tradition sur ce point, ce simple chrétien qui, dans ce cas précis, refuserait de se laisser faire et d'obéir ne donnerait pas pour autant, comme d'aucuns le prétendent, des signes caractérisés de libre examen ou d'orgueil de l'esprit ; car ce n'est pas orgueil ni preuve d'insoumission soit de discerner la tradition sur les points majeurs, soit de refuser de la trahir. Quelle que soit par exemple la collégialité d'évêques ou le secrétaire de congrégation romaine qui manigance en dessous pour que les prêtres catholiques en viennent à célébrer la Messe sans donner aucune marque d'adoration, aucun signe extérieur de foi dans les saints mystères, tout fidèle sait qu'il est inadmissible de célébrer la Messe en faisant cette manifestation de non-foi. Celui qui refuse d'aller à cette Messe ou plutôt à ce culte qui, le plus souvent, a cessé d'être une Messe, ne fait pas de libre examen, n'est pas un révolté ; il est un fidèle établi dans une tradition qui vient des apôtres et que nul dans l'Église ne saurait changer. Car nul dans l'Église, quel que soit son rang hiérarchique et ce rang serait-il le plus haut, nul n'a le pouvoir de changer l'Église et la tradition apostolique.
32:173
Je sais qu'il passe souvent pour un farceur ou un maniaque le prêtre qui, n'ayant pas adopté le bouleversement du missel et du rituel entrepris par le pontife romain de maintenant, ose toutefois affirmer : *je suis avec Rome ; je me tiens à la tradition apostolique gardée par Rome*. -- Vous êtes avec Rome, me disent certains : allons donc ! Mais quelle est votre manière de baptiser, de dire la Messe ? -- La manière, leur dis-je, de Paul VI lui-même jusqu'en 1970 ; la manière plus que millénaire sanctionnée par les papes d'avant Paul VI ; la manière pratiquée par eux, par les évêques et par les prêtres de l'Église latine. Je fais ce qu'ils ont fait unanimement lorsque je maintiens les exorcismes au baptême solennel, lorsque j'offre le saint sacrifice selon un Ordo Missae consacré par quinze siècles et qui ne fut jamais accepté par les négateurs du saint sacrifice. Si nous, du reste, nous les ministres de Jésus-Christ qui traitons de la sorte la Messe et les sacrements avons brisé avec Rome, avec la tradition dont Rome est garante, pourquoi ne sommes-nous point frappés de sanctions canoniques *dont la levée soit réservée exclusivement au vicaire du Christ ?* J'écris ceci parce que c'est vrai et parce que j'espère conforter quelques fidèles qui n'arrivent pas à comprendre cette contradiction manifeste : être avec Rome ce serait adopter en matière de foi ou de sacrement ce qui détruit la tradition apostolique et ce en quoi, du reste, nul ne peut préciser jusqu'à quel point le pontife romain actuel a prétendu engager son autorité. (De même que dix ans après Vatican II nul ne sait au juste jusqu'à quel point ce concile «* pastoral *» fait autorité.) Encore une fois sur tous les points majeurs, la tradition apostolique est bien claire. Il n'est pas besoin d'y regarder à la loupe, ni d'être cardinal ou préfet de quelque dicastère romain pour savoir ce qui s'y oppose. Il suffit d'avoir été instruit par le catéchisme et la liturgie, antérieurement à la corruption moderniste.
33:173
Trop souvent quand il s'agit de ne pas se couper de Rome on a formé les fidèles et les prêtres dans le sens d'une crainte en partie mondaine de sorte qu'ils soient pris de panique, qu'ils vacillent dans leur conscience et n'examinent plus rien, aussitôt que le premier venu les accuse de *ne pas être avec Rome*. Une formation vraiment chrétienne nous enseigne, au contraire, à nous préoccuper d'être avec Rome non dans l'épouvante et sans discernement, mais dans la lumière et la paix, selon une crainte filiale dans la foi.
**4.** -- Que nous importe si des adversaires se moquent de nous parce qu'ils nous accusent de ne savoir pas distinguer dans la tradition une partie contingente et variable d'avec l'essentiel qui est irréformable. Leurs moqueries ne pourraient nous atteindre que si nous avions le ridicule d'accorder même valeur à tout ce qui se réclame de la tradition. Il n'en est rien. Nous disons seulement, et c'est la seule chose qui nous importe, que d'abord sur les points majeurs la tradition de l'Église est établie, certaine, irréformable ; ensuite que tout chrétien, tant soit peu instruit de sa foi, les connaît sans hésiter ; troisièmement que c'est la foi, non le libre examen, qui nous les fait discerner de même que c'est l'obéissance, la piété, l'amour non l'insubordination qui nous fait maintenir cette tradition ; quatrièmement que les tentatives de la hiérarchie ou les faiblesses du pape qui tendraient à renverser ou laisser renverser cette tradition seront un jour renversées, cependant que la tradition triomphera. Nous sommes tranquilles sur ce point : quelles que soient les armes hypocrites mises par le modernisme entre les mains des collégialités épiscopales et du vicaire même du Christ, -- armes d'Enfer sur lesquelles ils se font peut-être illusion, -- eh ! bien, quelle que soit la perfection de ces nouvelles armes, la tradition par exemple du baptême solennel qui inclut les anathématismes contre le *diable maudit* ne sera pas écartée longtemps ; la tradition de n'absoudre en principe les péchés qu'après la confession individuelle ne sera pas longtemps évincée ;
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la tradition de la Messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne avec langue, canon et ensemble d'attitudes qui soient fidèles au missel romain de saint Pie V, cette tradition sera bientôt remise en honneur ; la tradition du catéchisme de Trente, ou d'un manuel qui lui soit exactement conforme, refleurira sans tarder. Sur les points majeurs du dogme, de la morale, des sacrements, des états de vie, de la perfection à laquelle nous sommes appelés, la tradition de l'Église est connue des membres de l'Église quel que soit leur rang. Ils y tiennent sans mauvaise conscience, même si les gardiens hiérarchiques de cette tradition prétendent les intimider ou les jeter dans le doute ; même s'ils les persécutent avec les aigres raffinements des bourreaux modernistes. Ils sont très assurés qu'en tenant la tradition ils ne se coupent point du vicaire visible du Christ. Car le vicaire visible du Christ est gouverné par le Christ de telle sorte qu'il ne puisse transmuer la tradition de l'Église, ni la faire oublier. Que par malheur il essaie le contraire, eh ! bien, lui ou les successeurs immédiats seront obligés de proclamer bien haut ce qui demeure à jamais vivant dans la mémoire de l'Église : la tradition apostolique. L'Épouse du Christ ne risque pas de perdre la mémoire.
Quant à ceux qui disent à ce propos que tradition est synonyme de sclérose, ou que le progrès se fait en s'opposant à la tradition, bref tous ceux que font délirer les mirages d'une absurde philosophie du devenir je leur recommanderai de lire saint Vincent de Lérins dans son Commonitorium et d'étudier d'un peu près l'histoire de l'Église : dogmes, sacrements, structures fondamentales, vie spirituelle, pour entrevoir la différence essentielle qui existe entre : « aller de l'avant » ou « aller de travers » ; avoir « des idées avancées » ou « avancer selon des idées justes » ; bref distinguer entre *profectus* et *permutatio*.
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**5. -- **Plus qu'en des temps de paix, il nous est devenu utile et salutaire de méditer dans la foi sur les épreuves de l'Église. Nous serions peut-être tentés de réduire ces épreuves aux persécutions et attaques venues de l'extérieur. Or, les ennemis de l'intérieur sont quand même bien plus à redouter : ils connaissent mieux les points vulnérables, ils peuvent blesser ou empoisonner au moment où on s'y attendait le moins, le scandale qu'ils provoquent est bien plus difficile à surmonter. C'est ainsi que, dans une paroisse, un instituteur anti-religieux ne parviendra pas, quoi qu'il fasse, à gâter aussi profondément le peuple fidèle que le prêtre jouisseur et moderniste. De même le défrocage d'un simple prêtre, encore qu'il éclate davantage aux yeux de tous que l'incurie de l'évêque ou sa trahison, n'a pas des conséquences aussi funestes.
Quoi qu'il en soit, il est certain que si l'évêque trahit la foi catholique, même sans défroquer, il impose à l'Église une épreuve beaucoup plus accablante que le simple prêtre qui prend femme et qui cesse d'offrir la sainte Messe. -- Faut-il parler après cela du genre d'épreuve dont peut souffrir l'Église de Jésus-Christ par le pape lui-même, par le vicaire de Jésus-Christ en personne ? A cette seule question, beaucoup se voilent la face et ne sont pas loin de crier au blasphème. Cette pensée les met à la torture. Ils se refusent à regarder en face une épreuve de cette gravité. Je comprends leur sentiment. Je n'ignore pas qu'une sorte de vertige peut s'emparer de l'âme lorsqu'elle est mise en présence de certaines iniquités. *Sinite usque huc* (Luc, XXII, 51), disait aux trois Apôtres Jésus agonisant, lorsque s'avançait la soldatesque du grand-prêtre venue pour l'arrêter, pour traîner au tribunal et à la mort celui qui est le Prêtre souverain et éternel. *Sinite usque huc *; c'est comme si le Seigneur disait : le scandale peut atteindre jusque là ; mais laissez ; et selon ma recommandation : VEILLEZ ET PRIEZ CAR L'ESPRIT EST PROMPT MAIS LA CHAIR EST FAIBLE. *Sinite usque huc *: par mon consentement à boire le calice je vous ai mérité toute grâce, alors que vous étiez endormis et que vous m'aviez laissé tout seul ; je vous ai obtenu en particulier une grâce de force surnaturelle qui soit à la mesure de toutes les épreuves ; à la mesure même de l'épreuve qui peut venir à la sainte Église par le fait du pape. Je vous ai rendu capables d'échapper à ce vertige même.
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Au sujet de cette épreuve extraordinaire il y a ce que dit l'histoire de l'Église et ce que ne dit pas la révélation sur l'Église. Car la révélation sur l'Église ne dit nulle part que les papes ne pécheront jamais par négligence, lâcheté, esprit mondain dans la garde et la défense de la tradition apostolique. Nous savons qu'ils ne pécheront jamais en faisant croire directement une autre religion : voilà le péché dont ils sont préservés par la nature de leur charge. Et lorsqu'ils engageront leur autorité au titre où elle est infaillible c'est le Christ lui-même qui nous parlera et nous instruira : voilà le privilège dont ils sont revêtus dès l'instant où ils deviennent les successeurs de Pierre. Mais si la révélation nous affirme ces prérogatives de la papauté elle ne porte cependant nulle part que lorsqu'il exerce son autorité au-dessous du niveau où il est infaillible, un pape n'en viendra pas à faire le jeu de Satan et à favoriser jusqu'à un certain point l'hérésie ; de même, il n'est pas écrit dans les Saintes Lettres que, encore qu'il ne puisse enseigner formellement une religion autre, un pape ne pourra jamais en venir à laisser saboter les conditions indispensables à la défense de la religion véritable. Une telle défection est même considérablement favorisée par le modernisme.
Ainsi la révélation sur le pape n'assure nulle part que le vicaire du Christ n'infligera jamais à l'Église l'épreuve de certains scandales graves ; je parle de scandales graves non seulement dans l'ordre des mœurs privées mais bien dans l'ordre proprement religieux et, si l'on peut dire, l'ordre ecclésial de la foi et des mœurs. De fait, l'histoire de l'Église nous rapporte que ce genre d'épreuve venue par le pape n'a point fait défaut à l'Église, encore qu'il ait été rare et ne se soit jamais prolongé à l'état aigu. C'est le contraire qui serait surprenant, lorsque l'on constate le tout petit nombre des papes canonisés depuis saint Grégoire VII, le tout petit nombre des vicaires du Christ qui sont invoqués et vénérés comme des amis de Dieu, des saints de Dieu.
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Et le plus surprenant est encore que des papes qui subirent des tourments très cruels, par exemple un Pie VI ou un Pie VII, n'aient été priés comme des saints ni par la *Vox Ecclesiae* ni par la *Vox populi*. Si ces pontifes, qui eurent pourtant à souffrir tellement au titre de pape, ne supportèrent pas leur peine avec un tel degré d'amour qu'ils en soient des saints canonisés, comment s'étonner que d'autres papes, qui envisageraient leur charge d'un point de vue mondain, ne puissent commettre des manquements graves, ni imposer à l'Église du Christ une épreuve particulièrement redoutable et déchirante ? Quand ils sont réduits à l'extrémité d'avoir de tels papes les fidèles, les prêtres, les évêques qui veulent vivre de l'Église ont le grand souci non seulement de prier pour le Pontife suprême, qui est alors un grand sujet d'affliction pour l'Église, mais ils s'attachent eux-mêmes d'abord, et plus que jamais, à la tradition apostolique : la tradition sur les dogmes, le missel et le rituel ; la tradition sur le progrès intérieur et sur l'appel de tous au parfait amour dans le Christ.
C'est ici que la mission de ce frère prêcheur qui est, sans doute, de tous les saints, celui qui a travaillé *le plus directement* pour la papauté, c'est ici que la mission du fils de saint Dominique Vincent Ferrier, est particulièrement éclairante. Ange du jugement, légat *a latere Christi*, faisant déposer un pape après avoir usé à son égard d'une infinie patience, Vincent Ferrier est aussi, et du même mouvement, le missionnaire intrépide et plein de bénignité, débordant de prodiges et de miracles, qui annonce l'Évangile à l'immense foule du peuple chrétien. Il porte dans son cœur d'apôtre non seulement le pontife suprême, si énigmatique, si obstiné, si dur, mais encore tout l'ensemble du troupeau du Christ ; la multitude de ce menu peuple désemparé, la *turba magna ex omnibus tribubus et populis et linguis*. Vincent a compris que le service authentique de l'Église est loin d'être le souci majeur du vicaire du Christ ;
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le pape fait passer avant tout la satisfaction de son obscure volonté de puissance. Mais si, au moins parmi les fidèles, le sens de la vie dans l'Église pouvait être réveillé, le souci de vivre en conformité avec les dogmes et les sacrements reçus de la tradition apostolique, si un souffle pur et véhément de conversion et de prière déferlait enfin sur cette chrétienté languissante et désolée, alors sans doute pourrait enfin venir un vicaire du Christ qui serait vraiment humble, aurait une conscience chrétienne de sa charge suréminente, se préoccuperait de la remplir au mieux dans l'esprit du souverain prêtre. Si le peuple chrétien retrouve une vie en accord avec la tradition apostolique, alors il deviendra impossible au vicaire de Jésus-Christ, quand il s'agira de maintenir et défendre cette tradition, de tomber dans certains égarements trop profonds, de se laisser aller à certaines complicités avec le mensonge. Il deviendra nécessaire que, sans tarder, un bon pape et peut-être un saint pape succède au pape mauvais ou égaré.
Mais trop de fidèles, de prêtres, d'évêques, voudraient que dans les jours de grand malheur, lorsque l'épreuve vient à l'Église par son pape, les choses se remettent en ordre sans qu'ils aient rien à faire ou presque rien. Tout au plus acceptent-ils de murmurer quelques oraisons. Ils hésitent même devant le rosaire quotidien : cinq dizaines chaque jour offertes à Notre-Dame, en l'honneur de la vie cachée, de la Passion et de la gloire de Jésus. Ils ont très peu d'envie, en ce qui les regarde, de s'approfondir dans la fidélité à la tradition apostolique : dogmes, missel et rituel, vie intérieure (car le progrès de la vie intérieure fait évidemment partie de la tradition apostolique). Ayant à leur propre place consenti à la tiédeur, ils se scandalisent néanmoins de ce que le pape, à sa place de pape, ne soit pas, lui non plus, très fervent quand il s'agit de garder pour l'Église entière la tradition apostolique, c'est-à-dire de remplir fidèlement la mission unique qui lui est confiée. Cette vue des choses n'est pas juste.
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Plus nous avons besoin d'un saint pape, plus nous devons commencer par mettre notre vie, avec la grâce de Dieu et en tenant la tradition, dans le sillage des saints. Alors le Seigneur Jésus finira par accorder au troupeau le berger visible dont il se sera efforcé de se rendre digne.
A l'insuffisance ou à la défection du chef n'ajoutons pas notre négligence particulière. Que la tradition apostolique soit au moins vivante au cœur des fidèles même si, pour le moment, elle est languissante dans le cœur et les décisions de celui qui est responsable au niveau de l'Église. Alors certainement le Seigneur nous fera miséricorde.
Encore faut-il pour cela que notre vie intérieure se réfère non au pape mais à Jésus-Christ. Notre vie intérieure qui inclut évidemment les vérités de la révélation au sujet du pape doit se référer purement au souverain prêtre, à notre Dieu et Sauveur Jésus-Christ, pour arriver à surmonter les scandales qui viennent à l'Église par le pape.
Telle est la leçon immortelle de saint Vincent Ferrier au temps apocalyptique de l'une des défaillances majeures du pontife romain. Mais avec le modernisme nous sommes en train de connaître des épreuves plus terribles. Raisons plus impérieuses pour nous de vivre encore plus purement, et sur tous les points, de la tradition apostolique ; -- sur tous les points, y compris ce point capital dont on ne parle presque jamais depuis la mort du père dominicain Garrigou-Lagrange : la tendance *effective* à la perfection de l'amour. Et pourtant, dans la doctrine morale révélée par le Seigneur et transmise par les apôtres, il est dit que nous devons tendre à l'amour parfait, puisque la loi de croissance dans le Christ est propre à la grâce et à la charité qui nous unissent au Christ.
\*\*\*
**6. -- **Transcendance et obscurité du dogme relatif au pape le dogme d'un pontife qui est vicaire universel de Jésus-Christ et qui, toutefois, n'est pas à l'abri de défaillances, mêmes graves, qui peuvent être fort dangereuses pour les sujets.
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Or le dogme du pontife romain n'est lui-même que l'un des aspects du mystère plus fondamental de l'Église. On sait que deux grandes propositions nous introduisent à ce mystère ([^3]) : d'abord l'Église, recrutée parmi les pécheurs, dont nous sommes tous, est cependant la dispensatrice infaillible de la lumière et de la grâce car infailliblement du haut des cieux son chef et sauveur l'anime, la soutient et la gouverne ; cependant que, sur la terre même, il offre par elle son sacrifice et la nourrit de sa propre substance. Ensuite l'Église, Épouse sainte du Seigneur Jésus, doit avoir part à la croix, y compris la croix de la. trahison par les siens ; -- elle ne laisse pas pour autant d'être assez fortement assistée dans sa structure hiérarchique, à commencer par le pape, et d'être assez brûlante de charité, en un mot elle demeure en tout temps assez pure et sainte, pour être capable de participer aux épreuves de son Époux, y compris la trahison de certains hiérarques, en conservant intactes sa maîtrise intérieure et sa force surnaturelle. Jamais l'Église ne sera livrée au vertige.
Si, dans notre vie intérieure, la vérité chrétienne au sujet du pape est située comme il faut à l'intérieur de la vérité chrétienne au sujet de l'Église, nous surmonterons dans la lumière le scandale du mensonge qui peut survenir à l'Église par le vicaire du Christ ou par les successeurs des apôtres. En cela, du moins quant aux évêques, sainte Jeanne d'Arc est un modèle incomparable. A notre tour, et selon notre chétive mesure, nous essaierons d'être fidèles à ce qui fut l'une des grâces particulières de sainte Jeanne d'Arc.
**7. -- **Lorsque nous pensons au pape de maintenant, au modernisme installé dans l'Église, à la tradition apostolique, à la persévérance dans cette tradition, nous en sommes de plus en plus réduits à ne pouvoir considérer ces questions que dans la prière, dans une imploration instante pour l'Église entière et pour celui qui, de nos jours, tient en ses mains les clefs du royaume des cieux.
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Il les tient en ses mains mais il ne s'en sert pour ainsi dire pas. Il laisse ouvertes les portes de la bergerie qui donnent sur les chemins d'approche des brigands ; il ne ferme pas ces portes protectrices que ses prédécesseurs avaient invariablement maintenues closes avec serrures incassables et cadenas infrangibles ; parfois même, et c'est l'équivoque de l'œcuménisme postconciliaire, il fait semblant d'ouvrir ce qui, à jamais, sera tenu fermé. Nous voici réduits à la nécessité de ne penser à l'Église qu'en priant pour elle et pour le pape. C'est une bénédiction. Cependant penser à notre Mère, penser à l'Épouse du Christ dans ces conditions de grande pitié, ne diminue en rien la résolution d'y voir clair. Au moins que cette lucidité indispensable, cette lucidité sans quoi se détendrait toute force, soit pénétrée de tant d'humilité et de douceur que nous fassions violence au Souverain Prêtre pour qu'il se hâte de nous secourir. *Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum me festina*. Qu'il lui plaise de charger sa très sainte mère, Marie immaculée, de nous apporter au plus tôt le remède efficace.
R.-Th. Calmel, o. p.
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## CHRONIQUES
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### Après les élections en France
par Louis Salleron
LES ÉLECTIONS sont passées et les Français sont, semble-t-il, satisfaits des résultats. Probablement sont-ce les meilleurs qu'on pouvait escompter, mais je n'en suis pas sûr. Personnellement, certes, je ne suis pas partisan de la politique du pire. Je la crois dangereuse. Encore faut-il savoir où est le pire, ce qui n'est pas toujours facile. A la guerre, un recul stratégique peut être indiqué en certaines circonstances. Dans le domaine de la santé, une intervention chirurgicale peut être préférable à de simples soins médicaux.
Si l'opposition avait eu la majorité, son « programme commun » se fût imposé à ses auteurs, même si ceux-ci avaient décidé de choisir la prudence. Sinon tout de suite, du moins après quelques mois, les désordres monétaires et sociaux se seraient additionnés de telle manière que le gouvernement n'aurait pu tenir et que les idées socialo-communistes en auraient été définitivement compromises. Il y aurait alors eu place pour une politique vraiment nouvelle, c'est-à-dire purgée du venin collectiviste.
Je reconnais-cependant que le risque d'une telle aventure était grand et qu'il vaut sans doute mieux ne pas avoir eu à le courir.
Mais le risque de la situation actuelle est, lui aussi, considérable parce qu'il est avéré que le gouvernement de la majorité ne conçoit pas d'autre politique *sociale* que *socialiste*. Il y a aujourd'hui dans les esprits un consentement général au socialisme qui est une véritable démission de l'intelligence et de la volonté, car c'est le consentement à une désagrégation permanente de la société, dont le terme ne peut être que le communisme ou la réduction du pays, à un état comateux de basse-République, très inférieur a celui que l'Histoire nous présente dans le bas-Empire.
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Que faut-il donc entendre par *socialisme ?* Laissons les mille définitions du mot et toutes les conceptions théoriques ou doctrinales. Le socialisme d'aujourd'hui et celui de demain, dans un pays comme la France, c'est d'abord l'*étatisme*, sous les espèces d'un développement continu de la *bureaucratie*, réglant tout, envahissant tout, se substituant à toutes les initiatives et à toutes les gestions autonomes. C'est ensuite l'*égalitarisme*, qui tend à niveler et à uniformiser non seulement les situations financières, mais les situations sociales, pour qu'il n'y ait plus en face de l'État que des individus, identiques les uns aux autres, interchangeables, et de moins en moins reliés à leurs communautés naturelles, familiales, locales, professionnelles et électives. C'est enfin l'*érosion* puis la *suppression de la propriété* -- propriété des moyens de production pour commencer, puis propriété patrimoniale. L'instrument de la socialisation, c'est 1) la *fiscalité*, toujours plus lourde, toujours plus précise, permettant la répartition des revenus selon la plus grande égalité et absorbant le maximum du revenu national pour asseoir la puissance de l'État, 2) l'*inflation*, qui détruit les patrimoines et les classes moyennes, au seul bénéfice de l'État et des grosses sociétés.
Le drame du socialisme, c'est que quand il a atteint un certain développement il s'engendre lui-même automatiquement par un processus inéluctable. Nous en sommes à ce stade. Quand la situation des citoyens demeurés libres -- paysans, artisans, commerçants, professions indépendantes -- est devenue intenable, ils sont obligés de devenir salariés et de ce fait, directement ou indirectement, les « clients » de l'État vers lequel ils se tournent pour obtenir des augmentations de salaires et une « sécurité » (sociale) qu'ils ne peuvent plus trouver dans leur épargne et leurs communautés naturelles. Deux faits traduisent parfaitement cet état de chose : 1) Alors que, traditionnellement, le Parlement et la presse luttaient *contre l'augmentation des impôts*, ils luttent maintenant *pour l'augmentation des ressources* en provenance directe, ou indirecte de l'État (salaires, allocations, subventions, sécurités sociales multiples). 2) Alors que les « vieux » trouvaient en général les conditions d'une fin de vie possible dans leur épargne et leur famille, ils sont aujourd'hui, dans tous les milieux, suspendus à la bienveillance de l'État pour ne pas mourir de faim et. même pour savoir où poser un corps devenu inutile à la société..
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Ce socialisme-là, c'est probablement l'Angleterre qui nous en offre aujourd'hui la plus parfaite image. Deux raisons à cela : 1) L'Angleterre est le plus ancien pays capitaliste. Or le socialisme est le stade avancé du capitalisme sénescent. Le marxisme peut le favoriser mais n'est pas nécessaire ; il n'a eu aucune influence dans l'évolution britannique, du moins jusqu'à ces dernières années. 2) L'Angleterre est un pays où le civisme est très développé. Elle a donc joué la règle du jeu électoral sans broncher, et le travaillisme s'est implanté fortement.
Quand le parti conservateur a repris le pouvoir, il était probablement trop tard. Les efforts courageux de M. Heath n'ont abouti a rien et il est probable que l'Angleterre va retourner à ce travaillisme qu'elle a maintenant dans la moelle.
Résultat : la plus faible expansion de tous les pays occidentaux, la fuite des élites à l'étranger et une sorte d' « acedia » généralisée dont on ne voit pas les symptômes de guérison.
Si l'Angleterre tient encore, c'est grâce à ses traditions, aux beaux restes d'une fortune immense et à un grand capitalisme qui, coincé entre l'étatisme et la disparition du petit capitalisme, ne pourra pas durer éternellement.
Or c'est l'exemple de l'Angleterre que nous commençons à suivre. Le gouvernement de la majorité se flatte, en chaque occasion, d'être aussi socialiste que les socialistes, et il l'est effectivement, et même davantage car il n'est pas gêné par l'hypothèque communiste. Il est aux mains de la bourgeoisie traditionnelle qui, en développant le grand capitalisme et l'étatisme (associés), -- et le capitalisme sauvage des innombrables margoulins nouveaux riches, -- écrase toutes les activités indépendantes moyennes.
Il met en avant ses beaux succès économiques. Mais ceux-ci sont identiques dans tous les pays, à peu de chose près. Il ne dit pas ou ne voit pas que l'expansion, chez nous, a été due à deux facteurs : le premier étant le retour successif des capitaux et des hommes de l'Indochine et de l'Algérie, le second, l'arrivée massive de bataillons de jeunes dus à l'augmentation de la natalité dans un pays désolé par le vieillissement. Le second facteur va continuer de jouer quelques années ; le premier a donné ses effets.
Ce qui, jusqu'ici, a sauvé la France de la dose intolérable du socialisme, c'est l'anarchie larvée, engendrée par un goût viscéral de l'épargne et de la propriété individuelle qui compense partiellement la passion morbide de l'égalité. Dans cette confusion, une liberté relative soutient encore la société.
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Aurions-nous le moyen de nous sauver ? Oui, par la *décentralisation* et la *diffusion de la propriété mobilière*. Si non seulement de petits pays comme la Suisse, la Belgique et la Hollande, mais de grands comme l'Allemagne et les États-Unis sont, quoi qu'on dise, en bien meilleure posture que nous, c'est par l'usage de ces moyens. Il n'y a qu'à comparer d'un côté l'Allemagne et les États-Unis, de l'autre côté l'Angleterre et l'U.R.S.S. pour voir de quel côté est le progrès et de quel côté la vérité politico-économique. Plus la société devient complexe, plus il est évident que le monolithisme la condamne à une mort lente. A la complexité doit répondre un « système nerveux » développé (décentralisation et diffusion de la propriété), sans quoi l'on débouche dans la rigidité d'un gigantisme ossifié et extrêmement vulnérable.
Le gouvernement de la majorité avait agité les idées de *régionalisation* et de *participation*. C'étaient, ce sont des idées d'avenir. Mais elles ont été à peine ébauchées et semblent définitivement enterrées, au bénéfice du socialisme.
Louis Salleron.
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### Après les élections au Chili et en Argentine
par Jean-Marc Dufour
EH BIEN, ça y est. Nous l'avons eu. Le scrutin chilien a accouché d'un petit monstre, aussi sournois qu'un oracle de Delphes, capable de donner raison aux interprétations les plus opposées.
La « victoire » de Salvador Allende n'a jamais existé que dans les titres des journaux et la propagande de l'Unité Populaire. Il n'y a pas eu, non plus, de victoire de l'opposition. Chacun couche sur ses positions et ce n'est pas le modeste succès électoral de l'Unité Populaire -- quelques députés de plus et deux sénateurs -- qui y changera quoi que ce soit.
Reste qu'Allende a évité la déroute, que l'opposition ne s'est pas montrée capable d'enlever les deux sièges de sénateurs qui lui eussent permis de mettre le Président de la République en accusation et de renverser le gouvernement marxiste-léniniste. Une telle opération aurait, d'ailleurs, rencontré sans aucun doute opposition des démocrates-chrétiens...
Mais, me dira-t-on, il y a les chiffres. Allende, ou du moins l'Unité Populaire, a obtenu plus de voix en pourcentage que lors des élections présidentielles. Les chiffres, on leur fait dire ce que l'on veut : il est certain qu'Allende a obtenu 36,2 % des voix lors des élections présidentielles, et que l'Unité Populaire en totalise 43,39 % cette fois-ci ; mais il y a eu, dans l'intervalle, *les élections municipales de 1971 et, là, l'Unité Populaire avait obtenu 48,6 % des voix*. On peut donc, à volonté, selon que l'on prend comme référence 1970 ou 1971, annoncer que l'Unité Populaire a gagné ou perdu des électeurs. Ce qui est faux dans un cas comme dans l'autre, car comparer une élection PRÉSIDENTIELLE, une élection MUNICIPALE et une élection LÉGISLATIVE, c'est faire courir un lézard contre un escargot.
48:173
Cela dit, il y a tout de même quelque chose de suprêmement agaçant dans le résultat de ces élections. Comment ! Voilà un pays en état de banqueroute virtuelle, doté de ces cartes de rationnement -- même si le gouvernement trouve des à peu près linguistiques pour déguiser la vérité -- qui sont la marque de l'économie de guerre ; où l'industrie textile étatisée a enregistré plus d'un milliard d'escudos de pertes en un an ; où la moitié des terres expropriées sont envahies par la broussaille et les herbes folles -- c'est le journal des gauchistes du M.I.R., lui-même, qui le dit -- ; un pays qui doit importer le blé qu'il ne produit plus et qui y brûle ses dernières ressources de devises : malgré tout cela, le gouvernement responsable obtient quelques sièges de plus dans les deux assemblées parlementaires.
Pourtant, les journalistes qui ont décrit la situation chilienne n'étaient ni des fous ni des menteurs. Tout ce qu'ils disaient était exact. Seulement, voilà, ce qui nous semblait évident ne l'était pas pour le manœuvre non spécialisé de Valparaiso, ou le paysan mapuche des confins andins. La situation de la balance des paiements laissait indifférent l'analphabète qui votait pour la première fois dans ce pays où, jusqu'ici, l'instruction, même élémentaire, semblait indispensable pour faire un citoyen conscient. Alors, il faut reprendre le problème par l'autre bout, et essayer de comprendre pourquoi l'ouvrier de Valparaiso ou de Santiago de Chile a néanmoins voté Allende.
Prenons le cas des analphabètes. Ils sont nombreux dans les provinces du sud, où l'Unité Populaire a gagné des voix. A partir de quelles informations pouvaient-ils se faire une opinion ? Pas celles diffusées par la presse, bien sûr ; restent la radio et la télévision. La télévision chilienne comporte plusieurs chaînes et seuls peuvent en créer et en gérer une, l'État ou les diverses Universités. Parmi les chaînes « universitaires », celle de l'Université catholique était anti-gouvernementale. Malgré la loi et la constitution, le gouvernement a refusé systématiquement à l'Université Catholique du Chili la possibilité d'installer les relais qui lui auraient été nécessaires pour diffuser ses programmes sur l'ensemble du pays. D'autres opérations, qu'il serait trop long d'expliquer ici, ont permis au parti communiste de contrôler de nombreux postes radios. Dès lors le mystère se dissipe : une partie importante du Chili en est arrivée, quant à l'information, à ce stade bienheureux que l'on nomme « démocratie avancée » et auquel nous venons d'échapper de justesse.
49:173
Je passe sur le cas de ces paysans qui, depuis la nationalisation des terres, en laissent la moitié en jachères perpétuelles. Ils ne tiennent évidemment pas à reprendre l'ancien rythme de travail. Bon. Mais il y a autre chose : tous ceux qui, entraînés, forcés, ou enthousiastes (je laisse le choix) ont participé aux occupations de domaines n'ont aucune envie de voir revenir les anciens propriétaires. On se trouve ici en présence d'une situation identique à celle que créèrent les « acheteurs de biens nationaux » -- à cela près qu'au Chili d'Allende il n'y a pas eu à acheter. Cela explique encore un certain nombre de votes.
Pour les ouvriers, ou les employés, le problème se présentait d'une manière très simple : l'arrivée de l'Unité Populaire au pouvoir s'est traduite par une augmentation massive des salaires. Par la suite, il y a eu pénurie et inflation, les mêmes ouvriers se sont trouvés avec de l'argent plein les poches et rien à acheter ; ou, lorsqu'il y avait quelque chose dans les magasins, les prix étaient prohibitifs. Que ces augmentations de salaires aient été réglées par « la maquinita de los billetes », la petite machine à billets, combien s'en sont rendu compte ? Pour la majeure partie, Allende a augmenté les salaires et « les gros » ont organisé la pénurie et le marché noir pour reprendre aux travailleurs l'argent que le gouvernement leur avait donné. C'est si simple. Et puis, d'ailleurs, c'est ce que dit le gouvernement, ce qu'il impose par un matraquage constant dans ses journaux, à la radio, à la télé. Enfin, ce raisonnement a l'immense avantage d'être à la fois faux et simple.
Dans ces conditions, comment s'étonner du résultat ? Un journaliste écrivait, après le scrutin, qu'Allende avait fait le plein des voix prolétariennes et que l'opposition avait rallié les suffrages des classes moyennes. Cette explication est en partie vraie ; pourtant, il suffit de voir, sur les photographies de la campagne électorale, les « da-dames » bourgeoises lever « avec le peuple », dans un geste mutin, leur poing révolutionnaire derrière Carlos Altamirano, pour se rendre compte de ce qu'elle a d'insuffisant. Je dirai, pour ma part, que se sont retrouvées dans le panier de l'Unité Populaire les voix de tous ceux qui, pour une raison quelconque -- sectarisme, aveuglement, manque d'information, ignorance, intérêt, n'ont pas fait le rapprochement entre la situation où se trouve le pays et la politique gouvernementale. Soit, un peu plus de 43 % des électeurs.
Cela fait beaucoup ? Pas tellement, lorsqu'on se rend compte de l'énorme machine à « bourrer le crâne » dont dispose le gouvernement. Un exemple entre cent : celui du réajustement des salaires.
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L'idée d'un réajustement des salaires, tenant compte de la hausse du prix de la vie, fut lancée par l'opposition dans le courant du mois de janvier 1973. La réaction du gouvernement d'Unité Populaire fut immédiate : il refusa. Pendant un mois, les experts gouvernementaux étudièrent la situation ; puis, les élections approchant, ils offrirent « quelque chose ». Il s'agissait de verser un « bon » de 800 écus, qui fut aussitôt baptisé le « bon-aumône » par les travailleurs. La Centra Unica de los Trabajadores -- la C.G.T. chilienne -- étudia les propositions gouvernementales ; après des débats confus, elle rejeta l'offre du bon-aumône.
Le gouvernement envoya alors au parlement un projet de loi de réajustement des salaires ; il prévoyait, d'une part, le réajustement ; d'autre part, le financement de opération. Il demandait en même temps que la loi fût votée de « toute extrême urgence » -- ce qui laissait 48 heures, en pleine période électorale, aux parlementaires pour examiner le projet.
Évidemment, ils refusèrent, accordant au projet « la simple urgence », ce qui leur permettait d'examiner en détail un texte qui augmente les salaires, mais fait retomber sur les seules entreprises non-étatisées le coût de l'opération.
Alors, déchaînement de la presse de gauche et de tous les moyens d'information aux mains du gouvernement. Titre de « *La Nacion* » (socialiste) : «* La droite affameuse s'oppose au réajustement *», en caractères de cinq centimètres de haut sur toute la largeur de la première page. Voilà. Le tour est joué.
Et maintenant ? Que va-t-il se passer dans les mois qui viennent ? J'ai dit, au début de cet article, qu'il n'y avait pas de « victoire » pour Allende ; ce n'est pas uniquement l'étroitesse des gains réalisés par l'Unité Populaire qui me conduisait à cette affirmation. Je sais bien que, depuis les résultats, Allende a souligné que Frei et Alessandri, eux aussi, ont gouverné avec des majorités parlementaires adverses et qu'ils n'ont pas cru que la majorité des suffrages leur était indispensable pour demeurer au pouvoir. C'est vrai. Mais cela n'a rien à voir avec le problème actuel.
Lorsque Frei ou Alessandri étaient présidents de la République, ils ne se proposaient pas de renverser la constitution, de remplacer les deux assemblées par une Assemblée du Peuple, de changer la composition du Tribunal Suprême, de substituer au pouvoir de la loi un « pouvoir populaire », dont on ne sait que trop ce qu'il recouvre.
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Or, toutes ces modifications -- déjà contenues dans le programme électoral de l'Unité Populaire -- Allende en a proclamé à nouveau la nécessité et l'urgence dans un discours dénommé par la presse marxiste « La Plate-forme de la Victoire ». Son but était donc de disposer d'une majorité qui lui permît d'instaurer le « pouvoir populaire » aux lieu et place de « l'État bourgeois ». Eh bien, c'est manqué.
Pour imposer au Chili ce « pouvoir populaire », Allende devrait disposer : soit de la majorité à la Chambre et au Sénat (il ne l'a pas) ; soit de la majorité dans le pays, qui lui permettrait d'agir par référendum : il ne l'a pas non plus. *Il ne lui reste que la voie du coup d'État*. Ce n'est, d'ailleurs, pas moi qui le dis. C'est son fidèle adjoint -- enfin, fidèle si on veut -- Carlos Altamirano, secrétaire général du Parti Socialiste (le parti d'Allende).
Il ne s'agit pas d'une parole échappée dans le feu de la discussion. C'est dans un entretien avec un journaliste de la revue « *Punto Final* » (revue des gauchistes du M.I.R.) que, à la question «* Croyez-vous qu'un affrontement soit possible, évitable, ou inévitable ? *», le sénateur Carlos Altamirano répondit par ces simples mots : « *Il est inéluctable. *»
Je sais bien qu'un seul Altamirano ne fait pas l'Unité Populaire ; mais enfin, jusqu'à présent, Salvador Allende n'a pas, que je sache, pris le contre-pied de l'affirmation du secrétaire général du Parti Socialiste Chilien : un affrontement -- entendez : un affrontement armé -- est inéluctable.
Est-ce à dire que le Chili va se trouver en état de guerre civile à brève échéance ? Personnellement, je ne le crois pas. Je pense que les choses vont évoluer très différemment ce que nous avons connu jusqu'ici, ou du moins qu'elles ont chance d'évoluer différemment. Au mois de novembre 1972, je soulignais l'attitude curieuse du Parti Communiste Chilien qui semblait tendre la main aux démocrates chrétiens, par-dessus la tête de Salvador Allende ; ce ne fut ni un geste innocent, ni un geste perdu. Recevant l'envoyé spécial de « L'Aurore », le sénateur Pedro Ibañez (Parti National) faisait état de contacts entre les démocrates chrétiens et les communistes. Les pourparlers s'effectuant sous l'égide du président (démocrate chrétien) de la Chambre des Députés.
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Plus intéressante encore, l'intervention du sénateur démocrate chrétien Osvaldo Olguin, dans le programme « A cette heure, on improvise » de la Télévision chilienne. *El Mercurio* en publie la sténographie sous un titre indiquant qu'Olguin a réglé son compte au gouvernement. C'est le côté le plus spectaculaire de compte Mais si l'on gratte bien, on trouve autre chose. Toute une partie des déclarations d'Olguin porte sur « l'occasion perdue » d'une entente entre le gouvernement d'Allende et la démocratie chrétienne décidée à constituer « l'opposition constructive » du Soviet suprême.
« Dans la première période nous ne fîmes pas une opposition absolue et complète au gouvernement. Parce que le programme de l'Unité Populaire coïncidait en grande partie avec celui de Tomic. Cela est certain. (...) C'est ainsi que, peu de temps après avoir assumé la vice-présidence de mon parti, j'allai avec le bureau national de l'époque saluer le Président Allende et lui dire que si, selon le désir de la démocratie chrétienne, il appliquait son programme en respectant la loi et la Constitution, nous nous tiendrions dans une opposition sans obstruction. »
Après quoi, bien entendu le gouvernement Allende, sûr de son fait, en prit à son aise avec la loi et la Constitution. Questionné sur la question cruciale -- à savoir si la Démocratie Chrétienne renouvellerait son pacte avec le Parti National (il vient à expiration le 20 mai) --, Olguin définit ainsi la position de la D.C. :
« Nous sommes dans l'opposition à ce gouvernement et nous continuerons à y rester tant qu'il sera un gouvernement sectaire, inutile et inefficace. »
Je ne veux certes pas faire dire au Vice-Président de la Démocratie Chrétienne plus qu'il n'a dit en réalité ; cependant, il est certain, pour qui a lu son intervention que, si son parti est hostile au « style de gouvernement » de l'Unité Populaire, il est beaucoup moins hostile au contenu même du programme marxiste-léniniste. Bien sûr, il leur serait difficile de collaborer avec Salvador Allende et ce serait impossible avec Carlos Altamirano -- celui-ci ne le voudrait d'ailleurs pas. Mais, avec Luis Corvalan, le secrétaire général du P.C. ? Un si petit homme ! Et avec Pablo Neruda ? Un si grand poète ! Et un homme de précaution : il vient de se faire voler quelque 500 bouteilles de whisky qu'il gardait dans sa cave -- ce qui tendrait à prouver qu'il ne croit pas tellement aux vertus du ravitaillement socialisé.
Et le général Carlos Prats ? Quand il était ministre de l'Intérieur, les gauchistes avaient bloqué pendant plus de six heures une des plus importantes avenues de Santiago ; et comme on lui demandait combien de temps le gouvernement tolérerait cette situation : « Aussi longtemps qu'il sera nécessaire pour convaincre les occupants de changer d'attitude », dit-il.
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Ce qui est une nouvelle version de la maxime de Mac Mahon : « Ils y sont, qu'ils y restent. » C'est moins héroïque, peut-être, mais tellement moins risqué.
\*\*\*
L'Argentine, c'est tout autre chose. Ici, la victoire de Peron est indiscutable, au point que le général Lanusse n'a même pas estimé nécessaire de faire procéder à un second tour de scrutin. L'affaire est tellement extraordinaire que l'on cherche dans l'histoire un équivalent à ce « retour de Sainte-Hélène ». Il n'y en a justement qu'un : la survie de la légende de Juan Domingo Peron ne peut se comparer qu'à celle de Napoléon Bonaparte.
Il y a dix-sept ans, le général Peron partait clandestinement sur un bateau paraguayen tandis que, pour donner le change, son avion vide s'envolait en direction, lui aussi, du Paraguay : Ses partisans étaient contraints à la fuite, ou mis en prison. Les « gorilles » triomphaient -- l'usage du mot « gorille » pour désigner des officiers musclés vient de là. Depuis lors, les péronistes n'ont jamais eu le droit de former un parti politique ; le nom de Peron resta en exécration dans les sphères officielles. Rien n'y fit.
Pendant dix-sept ans, l'électorat péroniste a regroupé, bon an mal an, de 20 à 30 % des Argentins : cette persistance a rendu la vie politique du pays impraticable. L'intervention des militaires n'y a rien changé : il a fallu reconnaître l'existence de ce que le temps n'était pas parvenu à effacer.
Dans un livre qu'il consacre à la chute de Peron, Bonifacio del Carril raconte que, dans les jours qui suivirent celle-ci, les nouveaux gouvernants eurent l'idée d'une élection qui ne serait pas une véritable élection mais qui permettrait de « prendre le pouls » de l'opinion argentine. Il ne trouva pas cette idée de bonne venue et dit à ses interlocuteurs : souvenez-vous qu'une élection générale dépasse toujours le but qu'on a voulu lui fixer. Et il citait le cas de l'Espagne, où des élections municipales firent tomber la monarchie.
Les actuels gouvernants de l'Argentine auraient dû méditer ces paroles et bien comprendre, avant de convoquer le peuple à des élections libres et honnêtes, qu'ils enclenchaient un mouvement dont ils ne seraient plus les maîtres au lendemain du vote.
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Il semble qu'ils n'y aient pas pris garde ; et que, ensuite, pris de stupeur devant l'ampleur brusquement révélée du mouvement justicialiste, ils aient songé -- tard, trop tard -- à dresser des garde-fous : ce furent les cinq conditions que signèrent tous les officiers généraux argentins. Que deviendront demain ces cinq conditions -- parmi lesquelles l'interdiction d'une amnistie générale des faits de violence, la nomination par les diverses armées (terre, air, mer), de leurs propres ministres et l'inamovibilité des juges -- il est encore trop tôt pour le dire. Mais ce qui est certain c'est que si le futur gouvernement décide de ne pas en tenir compte, les militaires n'auront aucun recours contre les représentants du peuple souverain : on ne fait pas un coup d'État, on ne déclenche pas une guerre civile, lorsque le gouvernement dispose de l'appui de 50 % de la population. D'ailleurs ce chiffre est faible : demain il y aura tous les ralliés, encore plus frénétiques que les militants de vieille souche.
Ces derniers constitueront simplement un nouvel apport au magma péroniste. En effet, la principale caractéristique du Front Justicialiste et des troupes péronistes est l'extrême diversité qui préside à leur recrutement. Quiconque pense qu'il puisse exister le moindre trait commun entre l'ex-radical Frondizi et le péroniste « godillot » Campora plonge du coup dans des abîmes d'erreur. Néanmoins, ils ont tous deux partie du Front.
Pour les troupes, il en va de même. Le noyau le plus solide est formé par la C.G.T. ; plus exactement, par les cadres syndicalistes. Ce qui est parfaitement naturel : le syndicalisme argentin actuel doit tout à Peron. Les syndicats furent partie intégrante du mouvement péroniste -- ceux qui n'étaient pas d'accord avec le grand chef avaient été éliminés. Contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres pays, les cadres syndicalistes sont restés fidèles à celui qui avait tant fait pour eux. Les deux positions extrêmes entre lesquelles évolua cette fidélité furent respectivement : celle de Vandor, qui -- bien que péroniste -- accepta de négocier avec le gouvernement militaire, à la suite de quoi il fut assassiné ; celle de Raimundo Ongaro, que son opposition constante et violente au gouvernement conduisit de nombreuses fois en prison.
Que l'on n'imagine surtout pas les dirigeants syndicalistes argentins comme des répliques de Georges Séguy ou d'Edmond Maire. « *El lider* » sud-américain ressemble davantage au «* boss *» des centrales ouvrières nord-américaines qu'à nos dirigeants confédéraux. Grosses affaires, gardes du corps, habitude de régler « directement » les oppositions internes : on est très près de la maffia.
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Il ne faut pas oublier non plus l'extraordinaire importance de l'immigration italienne : Peron est le fils de Peroni ; Carmona vient de Gênes ; Frondizi est un nom qui se passe de commentaires. On pourrait continuer à énumérer les patronymes d'origine italienne qui truffent la vie argentine ; le type physique même, comme on le constate aisément sur n'importe quelle photo, est bien plus proche de la Lombardie que de la Castille. J'en dirais autant du style des manifestations.
En dehors des syndicalistes, il y a les « jeunes péronistes », les « muchachos », qui semblent jouir de la faveur amusée de l'exilé de Madrid. Dans un mouvement qui s'est forgé, autour des années 50, dans une opposition au socialisme et au communisme, les « muchachos » représentent un élément nouveau. Ils ont subi l'influence de John William Cooke, un Argentin de Rosario, ami du « Che » Guevara et de Fidel Castro. Mort en 1969, Cooke a offert aux jeunes Argentins un mythe de remplacement : celui de la révolution cubaine et de la lutte armée. Ce sont ses élèves directs ou indirects qui hachaient les discours d'Hector Campora de slogans, au sens originel du terme, c'est-à-dire de véritables cris de guerre : «* Duro, Duro, Vivan los montoneros que mataran Aramburu ! *» (Tapez dur, dur, Vivent les montoneros qui tuèrent Aramburu) ou encore : « Sanchez - Berisso, el pueblo asi lo quiso ! » (Sanchez - Berisso, le peuple le veut ainsi) Les généraux Aramburu, Sanchez et l'amiral Berisso ont tous trois été assassinés par divers commandos révolutionnaires.
Entre le bloc syndicaliste et l'agitation étudiante, il y a tous les autres. Tous les autres, dont Campora est le représentant. Et ce « tous les autres » va de la droite à la gauche dans un désordre du plus bel effet. Cela surprend. mais un tel état de chose est habituel au péronisme. Déjà, en 1945, lorsque Peron prit le pouvoir, le désordre des troupes n'avait d'égales que les querelles des dirigeants. Felix Luna, journaliste argentin qui vient de publier un excellent ouvrage sur l'histoire de l'Argentine pendant ces trente dernières années, analyse ainsi cette caractéristique péroniste et l'attitude de Peron :
« Peron savait que son pouvoir s'affirmerait à partir du triomphe électoral et, pour y parvenir, il toléra le chaos interne sans en manifester beaucoup de préoccupation. Il avait l'intuition que son poids politique ne venait pas tant de la structuration des partisans qui acclamaient son nom, que de la ferveur des masses dont il était le chef indiscuté. »
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Ce qui était exact en 1945 est encore plus vrai aujourd'hui. Peron se moque de l'organisation du Front Justicialiste, Peron se moque de savoir qui l'emportera dans la querelle partisane qui se déroule à Buenos Aires. Ce qui l'intéresse visiblement c'est de garder le contact avec les éléments actifs du mouvement : « muchachos », curés progressistes de « Tercer Mundo », éléments durs du syndicalisme, ceux qui crieront le plus fort le nom de Peron et lui permettront de déborder le plus sûrement les respectables représentants des classes moyennes.
Pourtant, lorsqu'on lit avec attention ses déclarations, lorsque l'on suit d'un peu près les marches et contremarches précautionneuses du chef du Front Justicialiste, on ne peut s'empêcher de penser que Juan Domingo Peron a peut-être bien des ambitions encore plus étendues. L'homme qui regrettait de ne pas avoir fait tuer un million de ses compatriotes pour rester au pouvoir, qui confiait à un journaliste que « si l'U.R.S.S. avait été plus puissante en 1956 », il fût devenu le premier Fidel Castro d'Amérique latine, rêve de toute évidence d'un rôle continental. L'Argentine est trop petite pour lui. Les échos des déclarations de ses partisans ne laissent aucun doute dans l'esprit de Juan Peron la victoire justicialiste du 11 mars n'est qu'une étape. Tandis que certains parlent déjà de sauver le Marché Commun en l'affranchissant du joug américain, les autres rêvent d'une fédération bolivarienne des pays de langue espagnole du Nouveau Monde.
On peut parler de délire. Mais ce délire ne manquera pas de trouver en d'autres pays des laudateurs zélés. L'ennemi d'une nouvelle croisade est déjà trouvé : il n'est que de lire les articles des correspondants les plus engagés pour constater que, depuis la victoire de Peron, « 1'impérialisme brésilien » est mis sur la sellette avec une fréquence accrue.
L'idée d'une grande alliance anti-brésilienne qui grouperait l'Argentine, le Chili (bien sûr), les pays du groupe andin (parmi lesquels le Pérou et l'Équateur plus ou moins progressistes) est certainement dans la nature des choses. Il est certain que les projets économiques brésiliens -- barrage sur le Parana, exploitation des gisements de fer du Mutun en Bolivie -- vont être attaqués avec la lus grande violence : les Nations Unies seront un terrain favorable et la session du Conseil de Sécurité tenu à Panama est une excellente répétition pour l'opération anti-brésilienne à venir. D'autant que, cette fois-ci, les adversaires du gouvernement de Brasilia joueraient sur le velours : le Brésil ne possède pas de droit de veto et, si les États-Unis interviennent en sa faveur, l'occasion sera trop belle de rassembler dans une même exécration les « gringos » et les Brésiliens.
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Les alliés ne manqueront pas : tous les sous-développés chroniques qui ne peuvent pardonner au Brésil de réussir ce qu'ils n'arrivent même pas à concevoir se donneront la main avec joie.
Il existe pourtant une autre possibilité que l'on ne peut écarter. Celle du chaos triomphant. Il y a 27 ans, Juan Domingo Peron a pu négliger un certain nombre de contingences et faire confiance en son magnétisme. Oui. Mais 27 ans ont passé. L'exilé de Madrid n'est plus le colonel triomphant : c'est un vieillard -- vert encore mais vieillard -- de 77 ans. Le simple déclin des forces physiques peut jouer un rôle décisif. La victoire du péronisme pourrait alors amener un retour à l'âge des « montoneros », ces troupes de gauchos insurgés dont les jeunes péronistes ont repris le nom. Des gauchos qui auront troqué le cheval pour la jeep ou la moto, mais qui rapporteront avec eux arbitraire, l'instabilité, les massacres fratricides.
C'était le lot de l'Argentine il y a seulement un siècle. Pourquoi ce mauvais sort serait-il conjuré ?
Jean-Marc Dufour.
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### Épidémie de rage égalitaire aux U. S. A.
par Thomas Molnar
COMME SUITE aux événements universitaires de mai 1968, bien des gens, en Europe, professeurs et étudiants surtout, se sont tournes vers les États-Unis afin de prendre comme modèle les Universités américaines privées, c'est-à-dire indépendantes du gouvernement fédéral ou de celui des États. L'argument, surtout en France où le déchaînement des gauchistes a été le plus spectaculaire, était qu'il fallait se séparer et d'une administration centralisée et de lois dites réformistes, comme celles d'Edgar Faure, et que pour y parvenir il fallait imiter les Universités américaines, dont la plupart ne risque pas de succomber à l'interventionnisme gouvernemental car elles sont des fondations particulières et préservent jalousement leur indépendance économique.
Comme c'est le cas si souvent chez les Européens, leur connaissance de l'Amérique est fondée sur un préjugé (favorable ou défavorable). Moi-même, ai mis en garde un certain nombre de mes visiteurs contre un optimisme trop évident en ce qui concerne les conditions d'existence des Universités américaines, optimisme d'autant plus invincible qu'il était nourri par la décadence chaque année plus irréversible qu'observaient mes visiteurs dans leurs propres pays, décadence académique, bien entendu. D'où le désir de s'émanciper de la tutelle de l'État.
Or, il est vrai que dans les temps légendaires, et encore au début de ce siècle, les innombrables Universités fondées un peu partout aux États-Unis étaient, dans leur très grande majorité, auto-administrées et auto-financées, ce qui fut relativement facile car chaque institution enseignante dans ce pays est ipso facto exempte d'impôts.
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Après la dernière guerre, la vie académique devint une immense industrie, ouvrant les portes des Universités à des millions d'étudiants. Les Universités s'endettèrent très vite à cause de leurs programmes de constructions et d'élargissement de leurs activités, de sorte que le gouvernement (fédéral, d'État ou municipal) se vit dans l'obligation de créer des campus gigantesques, financés, bien entendu, par le contribuable. Avec l'accroissement des pouvoirs fédéraux, phénomène ultra-rapide aux États-Unis, la symbiose entre Washington, les Universités publiques et la grande industrie se développa en faveur du premier partenaire. Pour deux raisons : la première, c'est que les Universités géantes, publiques *et* privées, ne résistèrent pas aux contrats juteux que leur offrit Washington, soit directement, soit par l'intermédiaire des grandes compagnies elles-mêmes bénéficiaires des contrats du Pentagone ou d'autres branches d'un gouvernement aux dimensions immenses. Plus ces contrats devenaient partie intégrante du budget académique, et plus les Universités se lancèrent dans des programmes ambitieux, et finirent par dépendre des millions de dollars accordés par Washington, surtout pendant la guerre du Vietnam. Deuxième raison : déjà sous la présidence de Kennedy, non seulement on avait ouvert la porte des Universités aux Noirs, qualifiés ou non, mais par le truchement de quelques ministères, justice et bien-être (H.E.W. = health, education, welfare), on commença à faire pression sur ces mêmes Universités pour qu'elles engagent des professeurs noirs, puis pour qu'elles mettent en chantier des programmes d'études « afro-américaines » et autres, lesquels passèrent presque inaperçus. dans l'espèce de bazar que sont les Universités américaines même à l'état « normal ».
Voilà l'arrière-plan de la situation actuelle. Le nouveau est l'intensification de la pression qui s'exerce sur les Universités privées. Les institutions publiques ont depuis longtemps succombé à cette pression : de plus en plus tout y est décidé et réglé par le gouvernement : l'engagement des professeurs, le système des quotas (pour les Noirs, les Chicanos -- originaires du Mexique, les Portoricains, les femmes, les femmes noires, les jeunes, etc.), le programme des études, le budget et le reste. A présent c'est le tour des Universités privées. Voici les détails du processus qui ne fait que commencer.
La loi sur les droits civiques interdit la discrimination raciale, religieuse, nationale et de couleur. Cette loi, promulguée en 1964, n'était pas valable pour les institutions d'enseignement. Depuis 1972 pourtant on a décrété (H.E.W.) une « action affirmative » qui prescrit l'emploi du personnel enseignant selon la proportion des races, des femmes, etc., dans le pays.
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Une immense bureaucratie contrôle l'exécution de ces mesures, et les contrôleurs ont un droit de regard dans tous les détails de la gérance des Universités. « Nous avons à notre disposition des pouvoirs quasiment sans limite », déclare M. Stanley Pottinger, chef de la section en question de l'H.E.W. Et il continue : « Nous avons des preuves que la discrimination existe dans presque toutes les institutions, et nous ferons en sorte qu'elle disparaisse sans laisser de traces ». Évidemment, si l'on veut trouver de la « discrimination », on en trouve toujours. Notamment, le nombre de Noirs, etc., universitaires n'est pas tellement élevé, bien sûr, pour des raisons historiques, mais aussi à cause d'une orientation différente. Washington ne tolère pas cet état de fait : les Universités ont récemment reçu l'oukase d'aller recruter sur place (disons à Porto-Rico) des enseignants, et de favoriser, toute chose étant égale, la nomination des gens de couleur de préférence aux Blancs. Les autorités universitaires étant faibles, l'oukase est interprété de la façon la plus radicale afin de ne pas mécontenter Washington : on engage le Noir même lorsqu'il est notoire que son concurrent blanc pour le même poste possède des qualifications supérieures. Ou bien on demande aux professeurs blancs de prendre prématurément leur retraite afin de céder leur place aux femmes, aux jeunes, aux peaux rouges ou basanées, etc.
Le plus drôle de l'histoire est qu'on est en train de réhabiliter le langage raciste de l'Allemagne hitlérienne. Certains professeurs s'adressent à Washington pour savoir comment il faut définir la race, est-ce qu'un seul grand-parent ou deux suffisent pour entrer dans telle ou telle catégorie, est-ce qu'il faut donner la préférence à un Indien sur un Noir ? et ainsi de suite. Mais Washington ne semble pas comprendre, il est saisi de la passion la plus forte du siècle, la passion égalitaire. Les directives sont claires : « *Étant donné que certaines institutions prétextent que les membres des groupes minoritaires et les femmes qu'elles voudraient engager ne possèdent pas les qualifications nécessaires, il leur est rappelé qu'il est interdit d'exiger d'eux des qualifications plus élevées que celles du membre de la Faculté le moins qualifié. *» Cette énormité, cet effort gouvernemental pour rabaisser le niveau des enseignants et des études au dénominateur le plus bas se passe de commentaire.
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Des décrets qui interdisent, le H.E.W. passe aisément à ceux qui enjoignent, qui commandent. Ainsi Davidson College dans la Caroline du Nord, collège aux idées progressistes où les Noirs professent et étudient depuis avant l'ère Kennedy, vient de recevoir l'ordre d'élever le nombre des étudiants noirs à 10 % du total, d'abaisser le niveau de sélection à l'entrée, et de faire en sorte que les étudiants (noirs) de faible aptitude aient leur diplôme assuré (c'est-à-dire qu'on ne les renvoie pas pour échec aux examens).
L'obligation de réorganiser la structure administrative afin de mettre à la disposition des contrôleurs H.E.W. les détails dont ils ont besoin dans leur travail d'inspection coûte des sommes très élevées aux Universités car il faut reprogrammer les ordinateurs et engager un nouveau personnel connaissant le labyrinthe des oukases émanant de la bureaucratie. Cependant, l'administration universitaire est tenue d'obtempérer, notamment d'engager le personnel technique et administratif déjà exigé par Washington, car autrement elle est menacée de l'annulation des contrats dans l'avenir. Le document que j'ai sous les yeux émanant de Washington et adressé à l'Université de l'État de New-Mexico, précise que si les transformations requises ne sont pas mises en marche dans les trente jours, le contrat promis de deux millions de dollars pourrait ne pas être accordé.
Oui, dira le lecteur, mais cette pression ne peut s'exercer que sur les grandes Universités qui collaborent de toute façon avec Washington et en dépendent. Les centaines de petits et moyens collèges, privés depuis leur fondation, et qui ont toujours refusé d'accepter des cadeaux de Washington (*timeo Danaos et dona ferentes*...), voient leur attitude intègre justifiée. La bureaucratie n'a pas de prise sur eux. Eh bien, ce n'est pas le cas. Le Dr George-C. Roche, président d'une de ces institutions, Hillsdale College dans le Michigan, vient de présenter un dossier sur ce problème devant la réunion de ses pairs, présidents des autres collèges indépendants. Selon le Dr Roche, le gouvernement entame à présent le même processus à l'égard des Universités privées de dimensions modestes, en se servant de leur privilège d'exemption d'impôts. C'est inouï en Amérique, où l'instruction a toujours été considérée comme sacrée, et où les collèges, ainsi que les Églises, menèrent leurs opérations à l'abri de l'interventionnisme fédéral. A présent, deux collèges qui n'avaient jamais voulu profiter des largesses de Washington, ont déjà eu leur attention attirée par les contrôleurs du H.E.W. sur la possibilité, en cas de résistance aux « *guide-lines *» (directives) du gouvernement dans toutes les matières que je viens d'énumérer, de perdre leur statut d'exemption.
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Ce serait soit l'effondrement financier, soit l'obéissance à la « puissance tutélaire », l'État, ainsi nommée par Tocqueville qui voyait bien, il y a cent vingt-cinq ans, que le régime démocratique, même dans une Amérique non-jacobine, mènerait à la centralisation et à l'étatisation. Les étapes en sont plus lentes et moins brutales que sous les régimes franchement totalitaires. Mais le danger est tout aussi grand, précisément parce que le langage et les procédés sont plus déguisés, et parce que les victimes succombent moins spectaculairement, mais une à une.
Thomas Molnar.
63:173
### Mémoires d'un gendre
par Christian Langlois
Avertissement. -- Voici plusieurs extraits d'une œuvre qui est une satire des mœurs actuelles, et plus spécialement des pseudo-raisonnements par lesquels elles prétendent se justifier. Naturellement, le lecteur doit s'attendre à rencontrer dans ces pages un genre littéraire particulier, qui est le genre satirique.
« On a dit : *On peut faire tout sauf ça*. Je pose la question : *Et pourquoi pas ? *» (Louis Malle, cinéaste contemporain.)
#### Prophylaxie
Ça y est, j'ai tué ma belle-mère. Cette vache l'avait bien cherché avec sa morale bourgeoise puant le pot-au-feu. Ce qui m'a décidé, c'est mon confesseur car je suis très pieux : chaque dimanche, à la sortie de la messe, je quête pour les maquis de Chaville et je vends l'hebdomadaire liturgique *Pornographie et Dialogue*.
Longtemps, j'ai hésité, un vieux reste de tabou sans doute, et puis l'encyclique *Trucidare matrimonia* qui avait un moment freiné notre marche en avant.
C'est donc mon confesseur qui m'a décidé, un extraordinaire dominicain qui fume l'opium et a épousé en secondes noces une chanteuse Pop'. Afin de poser un geste prophétique, il a d'ailleurs gardé sa première femme, une noire superbe, ce qui lui permet en outre de libérer sa libido par une catéchèse ininterrompue de la sexualité, d'autant plus qu'un usage judicieux de la pilule par ses femmes lui a évité des paternités aliénantes incompatibles avec son engagement politique.
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Il me reçut torse nu, une croix et un portrait de Mao tatoués sur la poitrine pendant que l'une de ses femmes préparait les sandwiches et le coca-cala pour la communion du dimanche et que l'autre s'appliquait du rimmel en fredonnant cette paraphrase de Mao : « Le pou noir est au bout des faux cils. »
J'expliquai mon désir d'insurrection contre le moralisme répressif de ma belle-mère. Le Père me demanda si j'avais conscience de commettre un péché. Je lui répondis qu'il n'en était rien et qu'il me semblait évident que le meurtre que je projetais constituait une simple mesure prophylactique.
« Dans ces conditions, me dit-il, vous ne pouvez commettre un péché puisque vous n'en avez nullement conscience. D'ailleurs, seul le meurtre permet à l'homme de réaliser pleinement son humanisation, et l'Église de demain devra assumer le meurtre et le valoriser comme appartenant à l'œuvre de la création. »
Convaincu par cette dialectique, je passai aussitôt à l'action.
Je me rendis chez ma belle-mère, rue des Marronniers, immeuble ridicule avec sa façade à guirlandes et son escalier façon charcuterie. La bonne m'ouvrit, je la coinçai contre le vestiaire ; se méprenant sur mes intentions, elle se laissa faire ; moi, j'ouvris le placard et l'enfermai dedans. Puis je me rendis dans le salon, j'y trouvai ma belle-mère occupée à feuilleter un album de photos. Elle n'eut pas le temps de se rendre compte de quoi que ce soit : je lui enfonçai le tisonnier dans le dos d'un seul coup. Elle fit « ouf » et s'affaissa bêtement avec un rictus stupide. Je saccageai soigneusement l'appartement, vidai le pot de chambre dans le lit et pissai dans le piano.
En partant, je prévins la concierge afin qu'elle fasse enlever le corps.
« Ah ! fit-elle, elle aussi, elle y est passée. » -- « Pour quoi elle aussi ? lui demandai-je ». -- « Parce que, hier, c'est. la femme du cardinal qui a été assassinée par son fils qui voulait épouser son beau-frère, ce à quoi elle s'opposait, sous prétexte qu'il était déjà marié avec sa sœur. »
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#### Libération
Mon avocat ayant plaidé habilement, je fus seulement reconnu coupable d'avoir administré à ma belle-mère une euthanasie préventive précoce et fus, en conséquence, condamné au minimum de la peine : deux jours de prison avec sursis, peine immédiatement couverte par l'amnistie hebdomadaire du lundi.
Ma sortie des assises fut un triomphe, une foule m'acclamait, brandissant des pancartes : « Vive Martin, le libérateur des gendres ! » « Martin au pouvoir. » « U. S. Go Home. » Les journalistes m'étouffaient et je ne pus me libérer qu'en promettant une conférence de presse pour le lendemain matin. Mon avocat, mon confesseur et ma femme me firent entrer rapidement dans la voiture d'un ami et nous échappâmes ainsi à mes trop empressés supporters.
La traversée de la ville était très instructive : pendant ma courte détention, les murs s'étaient couverts de slogans tels que :
LIBÉREZ MARTIN.
MARTIN VAINCRA.
B.-M. = S.S.
A BAS LA RÉPRESSION DES B.-M.
et même :
BELLES-MÈRES ASSASSINS.
Je fis remarquer que cette dernière inscription faisait tout de même preuve d'un certain manque d'objectivité. Mais mon Dominicain me répliqua que ce sont ceux qui provoquent la violence qui sont les vrais violents et qu'en me poussant au crime, c'est ma belle-mère qui était en fait devenue la véritable criminelle. L'impeccable dialectique du Père acheva de rassurer ma conscience qui n'était d'ailleurs guère troublée mais prévint cependant le traumatisme toujours possible après une condamnation, même légère.
Nous allâmes tous les cinq dîner au restaurant, puis ma femme proposa, pour fêter ma libération, de finir la soirée au théâtre.
Justement, on jouait « Le Marteau dans la Tête », au théâtre de l'Escargot.
#### Le marteau dans la tête
C'est du théâtre authentique, qui n'a rien de commun avec le théâtre d'Ionesco, bien dépassé, ni celui de Beckett, trop intellectualisant, ni même celui d'Arrabal dont la violence insuffisante n'est pas parvenue à faire éclater la convention bourgeoise.
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L'auteur en est ce jeune grec arménien, né en Russie d'une mère chinoise et d'un père tchèque, naturalisé français après avoir fait ses études aux États-Unis, et dont malheureusement j'ai peine à retenir le nom.
Vous savez comme moi les heureux résultats de ces mélanges de race. La pièce est remarquable : après les trois coups, le rideau se lève sur une scène vide de tout accessoire et limitée par une toile de fond représentant une cheminée d'usine surmontée d'une drapeau américain, d'un caractère hautement signifiant. Sur la scène, un seul personnage : un ouvrier en cotte bleue avec casquette, agenouillé face au public, prolonge les trois coups en frappant sur le sol à coups de marteau, régulièrement, inexorablement. C'est poignant : toute la condition ouvrière jetée au visage du public, le travailleur travaillant à genoux devant la bourgeoisie oisive repue.
Ma voisine a murmuré : « Dieu, que c'est beau ! »
Pendant plusieurs minutes, l'ouvrier frappe régulièrement, sans relâche ; alors, venant des coulisses, lentement un second ouvrier s'approche du premier, pose sa musette, s'agenouille sur le parquet et, à son tour, se met à frapper. Comble de l'art, les deux ouvriers ne frappent pas simultanément, mais avec un léger décalage, générateur de rythme, d'où naît une oppressante sensation métaphysique de durée. Puis c'est un troisième, un quatrième, un cinquième, une armée d'ouvriers, s'agenouillant l'un près de l'autre, l'un contre l'autre, sur le parquet lavé, gris, sale, et qui, frappant le sol dans leur merveilleuse communauté ouvrière, font jaillir du plancher mal joint des nuages de poussière, lancent dans la salle le cri, le hurlement scandé de leurs marteaux de plus en plus rythmés, de plus en plus désordonnés, de plus en plus fous, jusqu'à transporter la salle entière, au comble d'un enthousiasme paroxystique, psychédélique, au bord d'une crise de démence sexuelle. Avec un art prodigieux, au moment même où la foule va perdre tout contrôle, où ma voisine, les yeux révulsés, s'apprêtait à déchirer sa robe de bas en haut, d'un seul geste tous s'arrêtent de frapper.
C'est un instant de silence grandiose, doublé d'un suspense angoissant : lentement, d'un même mouvement, tous les ouvriers tournent la tête vers le fond à gauche de la scène et alors on voit entrer, avec une majesté extraordinaire, un nègre immense, vêtu en ouvrier lui aussi, un gigantesque marteau à la main. Il avance de quelques pas vers le centre de la scène ; alors, dans un silence total, tous les travailleurs se lèvent et se retirent.
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Resté seul en scène, brusquement, le nègre lève son marteau et dans une explosion de rage l'écrase sur le sol.
Et le rideau tombe.
Je ne vous décrirai pas le deuxième, ni le troisième acte de cette pièce bouleversante qui remet en cause toutes nos conceptions du théâtre. Sachez seulement qu'à la fin, l'unité prolétaire une fois réalisée, tous les ouvriers réunis avec le nègre à leur tête envahissent la salle, se jettent sur les spectateurs, les frappent, leur crachent au visage, lacèrent leurs vêtements et que le nègre viole une spectatrice sur un strapontin de l'orchestre. C'est du théâtre total où le spectateur participe de la façon la plus complète, l'environnement intégral.
Ce fut du délire.
Il y eut plus de dix rappels ; à chacun d'eux, les acteurs tendaient le poing en hurlant des slogans tels que « Bourgeois orduriers, nous irons pisser dans vos plumards », etc.
A la sortie, tandis que les sectateurs mettaient un peu d'ordre dans leur tenue, je n'ai entendu que des éloges et je crois que la pièce fera au moins vingt représentations sans entraîner plus de déficit que « Hair » ou « Les paravents. »
Si, par chance, quelques mouvements réactionnaires pouvaient se manifester, les organisateurs parviendront peut-être à équilibrer leur budget, compte tenu de la subvention de l'État.
#### Conférence de presse
Ma conférence de presse a été un succès. La salle de la Mutualité était archicomble car, en plus des journalistes, j'avais convoqué un certain nombre d'organisations progressistes :
-- Le Cercle des Gendres Traumatisés (C.G.T.) ;
-- L'Union des Jeunes Parricides (U.J.P.) ;
-- La Confédération Familiale Du Terrorisme (C.F.D.T.) ;
-- Les Partisans de la Destruction des Marâtres (P.D.M.) ;
-- L'Association Française Néo-Orgiaque (A.F.N.O.R.) ;
-- L'Union pour la Débellemérisation Radicale (U.D.R.) ;
-- Les Parricides Surineurs Unifiés (P.S.U.) ;
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-- Les Pornographes Couillonnés (P.C.) ;
-- Les Jeunes Jésuites Suceurs de Sang (J.J.S.S.) ;
-- L'Union des Étrangleurs Familiaux (U.N.E.F.) ;
-- L'Organisation pour la Nécrophagie Universelle (O.N.U.) et l'Union pour la NÉcrophagie SCOlaire (U.N.E.S.C.O.).
Malheureusement, le Père n'avait pu venir, devant bénir au même moment un mariage homosexuels. Je suivis fidèlement ses directives et, au lieu de me mettre en état d'infériorité en répondant aux journalistes, je leur demandai de poser toutes les questions à la fois et en même temps. De la sorte, on n'y comprit absolument rien. Je mis le comble à la confusion en démasquant au micro la présence dans la salle de représentants de la B.N.P. (Belles-mères Non Progressistes) et de l'U.C.B. (Union des Clubs de Belles-mères) et je hurlais des insultes à leur égard, traitant les membres du service d'ordre qui les avait laissé entrer de « valets de l'impérialisme bellomaternel ».
Une violente bagarre se déclencha aussitôt. Je quittai précipitamment les lieux pendant que la lutte faisait rage, et j'allai prévenir la police afin d'être mis hors de cause.
Ensuite je fis publier un communiqué rédigé sur un ton très digne où je déplorai que l'agression des forces de répression m'ait empêché de m'exprimer librement.
Une pétition protestant contre les atteintes à la liberté d'expression fut organisée par la Ligue des droits du gendre et signée par de nombreux Prix Nobel, Écrivains engagés et Cinéastes milliardaires d'avant-garde, ce qui acheva de consacrer ma notoriété.
L'écrivain catholique Gilles Chardon, auteur de « *Ce que je crois ? Tout sauf en Dieu *» me présenta à son éditeur, Grognard, qui me fixa un rendez-vous pour le jeudi suivant.
#### Littérature gonflable
Grognard est le directeur des Éditions « Les Bouillons de onze heures » dont les bureaux se trouvent rue Jacob, au fond d'une cour sordide encombrée de boîtes aux ordures remplies de débris de poissons. L'odeur est insoutenable, le cadre d'une rare authenticité.
En entrant, je croisai un homme de quarante-cinq ans bourré de tics, chauve, hirsute, vêtu d'un pantalon de daim et d'une chemise en laine rouge. Il chaussait des espadrilles de cordes et marchait d'un pas traînant et mal assuré.
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« Comment, me dit Grognard, vous n'avez pas reconnu Ghérasotr Hundertwalski ? C'est un garçon génial : il a fait ses études primaires dans une institution catholique et a commencé à se masturber dès l'âge de neuf ans. Il n'a jamais pardonné à une sœur fixiste de l'avoir réprimandé avec discrétion, ce qu'il considère comme le pire maternalisme traumatisant.
« Par la suite il a fait des études de zoologie, ce qui lui a permis de se livrer à la sodomie avec beaucoup de bonheur. Bien entendu il se drogue.
« Vous imaginez la richesse d'expérience et la puissance de créativité de cet être d'exception.
« Sa dernière œuvre, *Profondeur de Vrindicchu*, est géniale : c'est un livre gonflable : une paire de cuisses avec un texte écrit en Braille à l'intérieur. »
« J'ai beaucoup mieux », dis-je à Grognard, et je posai sur son bureau un parallélépipède en papier fort de 18 sur 24, très plat, environ un centimètre d'épaisseur.
« Qu'est-ce que c'est ? » me demanda Grognard.
« C'est un autodrame participationnel ; comme son nom l'indique, il est conçu de façon à entraîner la participation du lecteur à la réalisation de l'ouvrage. C'est un théâtre individualisé dans lequel le lecteur devient à la fin acteur et auteur. De plus, l'ouvrage a un caractère temporel, ponctuel ; on ne s'en sert qu'une fois : sitôt consommé, on le jette. Comme il présente un certain aspect provocateur, il en vient à symboliser la violence agressive de la société de consommation et entraîne le lecteur à prendre violemment parti contre elle et à la détruire. C'est donc l'œuvre révolutionnaire par excellence.
-- Et ça s'appelle comment ?
-- Le choc du Présent. »
Grognard regardait l'ouvrage avec une moue indéfinissable puis il lut sur le plat : « Pour faire jaillir le message, frapper violemment du poing au centre du texte. » « Allez-y », dis-je à Grognard. Celui-ci, mi-ennuyé, mi-intrigué, leva le poing et l'abattit avec force au centre du texte. Il poussa aussitôt un hurlement car il s'était enfoncé jusqu'à l'os la punaise qui se trouvait cachée, pointe en l'air, à l'intérieur.
La réaction fut conforme aux prévisions : Grognard déchira furieusement le volume et le jeta au panier. Pendant qu'il s'appliquait du mercurochrome je lui fis constater que l'ouvrage avait parfaitement atteint son but et rempli sa fonction révolutionnaire.
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Grognard ne me laissa pas achever : « C'est valable dans un certain contexte politico-social, mais ce que j'attends de vous, ce sont vos mémoires. C'est un succès assuré et il faut vous hâter avant d'être dépassé. » Je répondis que j'étais peut-être un peu jeune, à vingt-huit ans, pour écrire mes mémoires.
« Eh bien, s'emporta Grognard, si vous n'avez pas assez à dire sur vous-même, écrivez les mémoires d'un autre ! Mais surtout, faites-moi quelque chose d'engagé, et collez-moi de la fesse ! »
#### La nouvelle cuisine
En sortant de chez Grognard j'ai rencontré Champrenard, boulevard Saint-Michel : c'est un garçon de trente-cinq ans, paisible et équilibré ; il est célibataire et habite un studio au sixième étage d'un immeuble bourgeois de la rue de Boulainvilliers. Je lui avais fait connaître mon confesseur et je savais seulement qu'il avait eu plusieurs conversations avec lui. Il y avait plusieurs mois que je ne l'avais pas vu et je le trouvais très agité.
Il gesticulait, les yeux exorbités, en prononçant avec véhémence des paroles difficilement intelligibles. Je crus toutefois comprendre qu'il avait été brusquement conquis par les idées modernes du Père et qu'il était décidé à les mettre immédiatement en application et à les pousser jusqu'à l'extrême limite de leurs conséquences.
Il brandissait un livre de cuisine qu'il se mit à déchirer et à éparpiller dans le ruisseau, puis il éclata d'un rire démoniaque et m'invita à dîner le mercredi suivant avec une douzaine d'amis communs. Là-dessus, il partit en gambadant au milieu de la chaussée.
\*\*\*
Champrenard nous a reçus dans son studio : dès que nous fûmes réunis, il monta sur un tabouret et se mit à hurler :
« Mes amis, à l'époque de la conquête lunaire, de la contraception et de l'ordinateur, il est inadmissible que la cuisine en soit restée au pire conformisme bourgeois hérité de l'obscurantisme de siècles dépassés et marqués par le sceau d'un christianisme moribond.
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« A l'heure où tant de portes nouvelles s'ouvrent devant lui, l'homme doit cesser de se nourrir comme à l'époque des diligences. Il faut en finir avec les interdits alimentaires. La cuisine doit cesser d'être répressive pour devenir révolutionnaire ; elle ne doit plus être le privilège d'une classe, il faut qu'elle abandonne ses traditions périmées, qu'elle se coupe sans hésiter de tout son passé pour se tourner résolument vers l'avenir.
« La cuisine ne doit plus être rassurante, elle doit inquiéter, diviser au lieu d'unir. Il nous faut une cuisine de combat, une cuisine de choc sans cesse contestée, sans cesse remise en question, une cuisine non plus statique, mais vivante et dynamique.
« Nous ne voulons plus subir la cuisine, mais la vivre ! « Un point de non-retour a été atteint ; la nouvelle cuisine sera :
> une cuisine adulte,
>
> une cuisine engagée,
>
> une cuisine *en train de se faire !*
« IL FAUT PARLER LE LANGAGE CULINAIRE DIE SON TEMPS ! »
Là-dessus, il goba fébrilement six œufs, avala une gigantesque rasade d'huile, le contenu d'une salière et d'un poivrier, un demi-litre de vinaigre et se mit à se rouler sur le sol avec des contorsions épileptiques en hurlant :
« C'est la nouvelle mayonnaise, ah ! ah ! la nouvelle mayonnaise ! »
Soudain, son visage devint vert, il se redressa d'un bond, croisa ses mains sur le ventre et s'écria : « A boire ! » Il saisit une bouteille de Scotch et, avant que quiconque pût s'interposer, la but d'un seul trait et s'écroula. Il était mort.
#### A armes égales
« *A côté de l'étude contradictoire d'un sujet considérable, par des personnalités de premier plan*, A ARMES ÉGALES *se présente aussi comme un spectacle, comme ce jeu public de tous les temps : le combat singulier*.
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« *Que les adversaires s'expliquent à coups de lance dans un tournoi, de poings dans un ring, ou d'arguments sur le petit écran, deux hommes se mesurent devant des millions d'autres sachant que chacune de leurs passes d'armes sera enregistrée. Cela exige une mise en scène, un cérémonial, des règles aussi précises que celles du marquis de Queensburry* ([^4]). »
Aussi, pour se renouveler dans l'optique des mass media, les réalisateurs ont-ils imaginé de faire utiliser aux participants des moyens d'expression adaptés aux sujets traités.
Le thème étant « *Faut-il tuer les belles-mères ? *», le débat se déroulera cette semaine sous forme d'un combat de boxe. Ce sport constitue en effet un remarquable moyen d'expression (ne parle-t-on pas d'arguments frappants ?) et atteint même souvent à la catéchèse spirituelle grâce à son authentique sincérité.
Les partisans de la suppression des belles-mères sont représentés par CASSUS CLEF, 97 kg, champion du monde toutes catégories, et les tenants des belles-mères par un jeune vicaire traditionaliste, champion des patronages du 17^e^.
Afin que le combat soit réellement à armes égales en dépit de la différence physique existant entre les deux adversaires, ceux-ci auront le droit de frapper chacun cinq coups à tour de rôle, le vicaire donnant le premier coup et Cassus le dernier. Ce qui équilibre parfaitement le combat. C'est le Père qui m'a signalé l'émission et m'a invité à venir la suivre chez lui avec ses femmes.
Après un long retard dû à une grève surprise de protestation contre l'affiliation des Belles-Mères à la Sécurité sociale, l'émission commence enfin. Conformément au règlement, le jeune vicaire attaque le premier.
Très généreux, il donne un coup pour rien. Cassus répond par un crochet du gauche à la mâchoire qui projette le jeune homme dans les cordes où il vomit son dentier.
Étonné, le jeune vicaire lance un crochet du droit que Cassus bloque dans son gant en ricanant avant d'ouvrir l'arcade de son adversaire dont le sang éclabousse les premiers rangs de spectateurs où les habitués avaient pris soin de se protéger avec des journaux.
Dans un geste de chevalerie périmé, le jeune vicaire tend la main à Cassus pour le féliciter ; celui-ci en profite pour lui écraser le nez d'un direct du gauche qui lui met la figure en bouillie.
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Choqué de ce réalisme positif qu'il semble considérer comme déloyal, le vicaire tente alors un grand coup : il se lance poing en avant sur Cassus qui le cueille d'un uppercut, lui broie le maxillaire inférieur et l'envoie rouler par-dessus les cordes sur le premier rang, entraînant le seau du soigneur, l'éponge et le tabouret.
« La cause est entendue », dit le Père, « qui oserait désormais défendre les Belles-Mères ? ».
\*\*\*
La sœur du Père, qui est religieuse, passant outre aux directives de sa supérieure fixiste, est partie pour Saint-Tropez afin de dire la messe les seins nus sur la plage. Elle a fait le voyage dans la Rolls de Jean-Luc Grosdard, le célèbre cinéaste engagé méconnu. Celui-ci s'était vêtu conformément à ses opinions en ouvrier maçon 1930 avec le litre de rouge dans le bleu de travail. Il se rendait sur la côte pour saboter le Festival de Cannes.
Je les rencontrai chez Bocuse à Lyon. Nous dînâmes ensemble tous les trois et je proposai à Grosdard de faire un film sur les tortures infligées par une belle-mère à son gendre, son départ pour le maquis, l'organisation de la guérilla urbaine anti-belles-mères, et, pour finir, le triomphe des gendres et l'instauration d'une société gendrale. La Sœur, elle, aurait préféré que l'on parle du combat des brus avec l'instauration d'une société brutale.
Je m'excusai, peu avant l'addition, et allai retrouver ma femme qui était euthanasienne et effectuait un stage dans un institut du suicide. La journée avait été bonne : 45 pièces parmi lesquelles :
Les trois derniers Ministres de l'Éducation nationale, deux recteurs,
quatre professeurs de Nanterre,
douze contribuables qui n'avaient pu venir à bout de leur déclaration d'impôts,
trois psychiatres,
six psychologues,
ainsi qu'un théologien connu qui désirait se livrer à une expérience personnelle.
\*\*\*
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Le Père s'est fait embarquer !
Tout ça pour avoir balancé un piano à queue par la fenêtre du 6^e^ étage sur un groupe de C.R.S. qui endiguait une manifestation anti-belles-mères.
Par charité chrétienne, le Père avait crié « Gare ! » mais ces idiots-là, au lieu de se planquer, levèrent la tête et n'eurent pas le réflexe de se barrer à temps.
Bilan : trois morts bien aplatis et que la presse réactionnaire exploite honteusement avec photos de veuves éplorées, d'orphelins hébétés et de belles-mères jouant les Érynnies.
Grognard ne m'a pas caché son ennui :
« Vous avez transformé ces C.R.S. en martyrs, c'est une erreur. Si vous voulez reprendre l'avantage, il faut à tout prix vous arranger pour faire à nouveau figure de victimes. En attendant, j'arrête le tirage de vos mémoires. »
Mais Grognard sous-estimait notre capacité dialectique : dès son arrivée en prison, le Père se plaignit d'avoir été torturé et commença une grève de la faim en signe de protestation.
Craignant d'être débordé sur sa gauche, le Cardinal d'Ivry fit paraître un communiqué où il s'élevait contre l'incarcération du Père et déclarait que ce n'était pas avec des emprisonnements que l'on assurait l'avenir d'un prêtre ([^5]).
De son côté, l'hebdomadaire *L'Omnibus* publiait sous le titre « J'accuse » un violent article sur le scandale des prisons dépourvues de télévision en couleur et de terrains de sports.
Pendant ce temps, je ne restai pas inactif : avec quelques amis sûrs, nous filmions une habile « reconstitution » des tortures subies par le Père dans la salle paroissiale qu'un de ses confrères avait eu la gentillesse de mettre à notre disposition.
La bande passa aux actualités télévisées d'une chaîne périphérique et l'opinion, un moment ébranlée, bascula à nouveau en notre faveur.
Le Père dut être rapidement relâché pour éviter des troubles et Grognard reprit le tirage de mes mémoires.
\*\*\*
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Malheureusement, à peine sorti de prison, le Père vient d'apprendre que ses deux femmes l'ont plaqué. Le plus dur est qu'elles l'accusent de les avoir colonisées. Elles prétendent que la détention du Père leur a ménagé un temps de réflexion silencieuse qui leur a permis de prendre conscience de la condition aliénatoire dans laquelle le Père les avait maintenues et de leur profond désir de libération.
Je lui rendis visite et le trouvai en train de préparer de la cheddite. Il prenait très bien la chose et m'affirma qu'il ne s'opposerait nullement au divorce qui constitue une intéressante expérience d'approfondissement et d'authenticité. Je lui demandai s'il ne craignait pas d'avoir des ennuis avec la hiérarchie.
« De la part de qui ? » me répondit-il. « Pour les progressistes, ce nouveau geste prophétique marquera une étape dans la mise à jour d'un nouveau code de valeurs : quant aux intégristes, qui considèrent mes mariages comme nuls, je ne vois pas ce qu'ils pourraient trouver à dire à leur rupture.
« Ce qui m'inquiète plutôt, ce sont mes belles-mères. La noire surtout qui est assujettie à un clergé tribal regrettablement réactionnaire qui en est encore « à considérer la virginité des filles avant le mariage comme faisant partie de la bonne éducation ([^6]) ! »
\*\*\*
#### Le courrier du cœur
Ce matin, en ouvrant mon courrier, je suis tombé sur un très intéressant article de la revue *Mennie-Claire* intitulé : « Assassins et Belles-Mères » :
« Meurtrier, le gendre devient un honnête homme et il se porte bien. L'événement me paraît non seulement fructueux, mais moral parce que conforme au couple tel qu'on le conçoit aujourd'hui.
« Le premier principe peut se résumer ainsi : un gendre qui n'est pas heureux a le droit de tuer sa belle-mère. Et je crois qu'on ne trouverait plus personne pour défendre le contraire. L'équilibre d'un genre passe par la découverte du meurtre, et l'équilibre est un droit.
« L'assassinat d'une belle-mère n'est pas un crime pour un gendre. Il peut même être une vertu s'il sauvegarde une famille : ça défoule et tout rentre dans l'ordre.
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« Trouvez-moi quelque chose de plus fort et de plus sain que ces principes-là ([^7]). »
Je terminais à peine l'article que le Père entra, la semelle joyeuse.
-- « Notre cause gagne du terrain, lui lançai-je, avez-vous lu cet article ? »
-- « Je le connais d'autant mieux qu'il a été écrit par ma sœur, vous savez bien. Hâtez-vous de vous préparer, ajouta-t-il, car nous avons une rude journée en perspective : je vous emmène visiter les prisons. »
#### Mes prisons
Nous partîmes donc sur-le-champ visiter les nouvelles prisons nationales dans le parc de Parly 22, prisons classées Trois Étoiles dans le Guide Michelin.
Je m'attendais à un spectacle pénible mais crus à une méprise en apercevant de vastes terrasses fleuries où des hommes en vêtements clairs et recherchés se prélassaient dans des transatlantiques au milieu de grasses pelouses parsemées de bosquets odorants. Une piscine et des tennis disséminés parmi les bungalows apportaient une note sportive au paysage.
-- « Où commencent donc les prisons ? » demandai-je.
-- « Ici même, et cette terrasse reçoit les auteurs des crimes les plus graves : meurtres, viols, étranglements, etc., ne pouvant justifier d'aucune circonstance atténuante. »
-- « Le châtiment me semble assez doux. »
-- « Il faut proscrire une fois pour toutes le terme de châtiment qui est le corollaire de la notion de péché, laquelle est tout à fait dépassée. Les crimes sont en fait des erreurs involontairement volontaires commises par les victimes d'une société qui n'a pas su les intégrer et, en tant que telles, celles-ci ont droit à une réparation. »
Accoudés au bar du club-house, deux hommes à l'allure patibulaire prenaient un rafraîchissement après une partie de badminton.
-- « Je me demande ce qu'ont bien pu faire ces deux-là ? »
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-- « Vous pouvez le leur demander », me répondit le Père.
-- « Moi, dit le premier, j'ai égorgé une femme enceinte et ses trois enfants, sans compter celui qu'elle attendait. »
Me voyant faire instinctivement un mouvement de recul, il me dit en ricanant :
-- « Ça te choque ? »
-- « N...on, dis-je, mais pourquoi avez-vous fait cela ? » -- « J'avais besoin de fric et cette salope me dit qu'elle n'avait que 40 francs, alors, mettez-vous à ma place, ça vous fout en boule, non ? »
J'acquiesçai prudemment.
-- « Et vous ? » demandai-je à son partenaire.
Il haussa les épaules :
-- « Rapt suivi d'assassinat, une misère ; je vivais tranquillement du trafic de la drogue, et ces c...-là m'ont coupé les vivres en saisissant ma camelote. Fallait bien que je vive, pas ? »
Là-dessus, il vida son verre d'un trait.
A ce moment un serveur en blouse blanche se précipita pour le lui remplir. L'homme y trempa les lèvres, s'arrêta soudain et cracha avec dégoût.
-- « Fumier ! Je t'ai déjà dit que je ne buvais que du Scotch. Qu'est-ce que c'est que cette ordure que tu m'as versée ? Réponds ou je te casse la gueule ! »
Le serveur, tremblant, s'excusa et tenta de réparer son erreur, mais l'autre, le saisissant à la gorge, l'accula contre une balustrade, se mit à le secouer frénétiquement en hurlant :
-- « Espèce de porc ! Tu me prends pour un c... ! Elle est chouette votre justice ! Me donner du pamplemousse ! Va donc, crève, charogne ! »
Là-dessus il fit basculer le serveur par-dessus la balustrade. L'homme s'écrasa dix mètres plus bas, la tête éclatée sur les dalles. D'autres serveurs se précipitèrent pour enlever le corps tandis que le maître d'hôtel venait s'excuser auprès du détenu. Celui-ci le prit de haut et le menaça de le faire muter. Le maître d'hôtel, des larmes dans les yeux, le supplia de n'en rien faire, lui remontrant qu'il avait une femme, trois concubines et douze enfants dont huit naturels et quatre artificiels. Finalement le détenu maugréa et jeta :
-- « C'est bon pour cette fois, mais n'y revenez pas ! »
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-- « Il n'y a donc pas de gardiens pour protéger les serveurs ? » demandai-je au Père.
-- « Mais, me répondit-il, ceux que vous prenez pour des serveurs, ce sont les gardiens, et celui que vous appelez le maître d'hôtel, c'est le Directeur de la prison. »
Une certaine agitation sembla se manifester soudain parmi les prisonniers.
-- « Venez ! » me dit le Père en m'entraînant, « ne restons pas ici : les détenus vont certainement manifester contre la qualité des rafraîchissements et nous risquerions d'être pris comme otages ». Il me poussa vers un ascenseur qui débouchait au fond d'un abri en paillote et m'expliqua :
-- « Nous allons descendre directement aux niveaux inférieurs car les terrasses intermédiaires ne sont pas achevées ; les crédits ont été largement dépassés et les travaux ne pourront reprendre que lorsque l'impôt sur le revenu aura été doublé, ce qui sera fait aussitôt après les élections. »
Mais déjà une sonnerie sinistre nous annonçait que nous étions arrivés. Aussitôt sorti de l'ascenseur, je fus saisi par le caractère lugubre des lieux. Cette avant-dernière terrasse était plongée dans une obscurité presque complète par le surplomb de la terrasse supérieure. L'air était glacial, moite et poisseux. Quand mes yeux furent habitués à l'obscurité, je distinguai un homme assis presque nu sur un grabat. Je m'approchai de lui et le questionnai :
-- « Ton crime doit être bien grand pour subir un tel supplice ? »
-- « Je suis architecte et j'ai eu des dépassements. »
-- « De prix ? »
-- « Non, de hauteur : 10 cm ; de plus j'ai perdu ma vignette ».
-- « Cela me semble moins grave que les fautes des prisonniers des étages supérieurs. »
-- « Détrompe-toi : eux ont commis des crimes volontaires ; ils sont victimes de la société qui leur doit réparation car ils ont eu la malchance d'être nés stupides, méchants, paresseux et cruels, alors que moi j'ai eu la chance de naître doux, intelligent et travailleur ; de plus, mes parents n'étaient pas alcooliques. Aussi mon erreur est-elle impardonnable, d'autant plus qu'elle est involontaire. »
-- « Mais quel est le client qui t'a causé ces ennuis ? »
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-- « L'assassin que tu as vu là-haut : je suis l'architecte de cette prison. »
-- « Cela ne te serait pas arrivé si tu avais tué ta belle-mère, comme tout le monde » lui lançai-je méprisant.
Les travaux n'étant pas achevés, il n'y avait pas d'escalier pour descendre dans l'ultime cercle et nous dûmes avoir recours, le Père et moi, à l'obligeance d'un C.R.S. gigantesque qui nous fit la courte-échelle.
-- « C'est certainement cet Architecte qui a oublié l'escalier », maugréa le Père ; « il mérite bien son sort ».
En bas, un spectacle intéressant s'offrit à nous : au milieu du cercle, une cage grillagée renfermait trois individus repliés sur eux-mêmes.
-- « Le premier à gauche, m'expliqua le Père, n'est pas récupérable ; non seulement il n'est pas syndiqué, mais il refuse le logement que lui proposent les Domaines au 236^e^ étage de la Tour Saint-Lazare en échange de son studio du Bois de Boulogne qui est exproprié en vue de la construction de la Maison de la Culture Vivante. »
A ce moment des gardes extirpèrent de la cage un second prisonnier ; ils le rouèrent de coups, le jetèrent à terre, le piétinèrent pendant que l'un d'entre eux lui enfonçait des aiguilles dans la plante des pieds.
-- « Tiens ! dis-je, que lui arrive-t-il ? »
-- « Oh ! C'est un candidat de droite aux élections législatives ; il collait lui-même ses affiches et a été surpris par un groupe gauchiste qui lui a tiré dessus. Il a été condamné pour provocation. On l'interroge en ce moment pour lui faire dire les noms des membres de son parti, mais il ne peut les donner car il n'y en a aucun ! »
-- « Et qui est le troisième pensionnaire de la cage ? »
-- « C'est le mari de la femme assassinée par l'homme que nous avons vu tout à l'heure sur la plate-forme supérieure ; il a tenté de défendre sa femme et ses enfants avec une hache au risque de blesser l'assassin. »
-- « N'est-ce pas là un cas de légitime défense ? » interrogeai-je un peu ingénument.
-- « Aucune défense n'est légitime, et quelqu'un d'équilibré comme lui n'aurait jamais dû se laisser aller à suivre l'exemple de l'assassin et à utiliser les mêmes procédés que lui : car la violence appelle la violence. C'est impardonnable. »
-- « Aucune autorité ne proteste contre ces tortures ? »
-- « Il ne s'agit pas de tortures, mais de mesures administratives, et puis il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des fascistes. »
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Un peu plus loin, il me sembla entrevoir dans l'obscurité quelque chose qui ressemblait à une guillotine.
-- « C'en est une, en effet, m'expliqua le Père ; elle fonctionnera demain pour la dernière fois puisque la peine de mort vient d'être abolie. »
-- « Et qui exécute-t-on ? »
-- « Le bourreau. »
#### Français moderne
Le Père m'avait proposé d'assister au cours d'ouverture d'un de ses amis, Prix Nobel de littérature, professeur de Français Moderne à l'UP 697 de la Faculté de lettres de Paris.
J'acceptai avec joie.
L'amphi était comble, empli d'une foule beuglante composée d'individus asexués à cheveux crêpés, vêtus de blue-jeans rapiécés et de peaux de bique crasseuses. L'air était empuanti de fumées diverses où l'on distinguait un mélange de tabac, de chanvre indien et de marijuana. Le Maître fit son entrée précédé d'un appariteur coiffé d'une casquette à carreaux, un mégot pendu aux lèvres. L'éminent professeur, habillé d'un pull à col roulé et d'un pantalon de velours côtelé, était grand et maigre, grisonnant, le nez aquilin surplombé de verres finement cerclés d'or. Il se nommait son vrai nom du Vallon de Grandval des Vaux, mais se faisait appeler Bloch-Mercovitch.
Sitôt en chaire il s'écria :
-- « C'est moi le professeur de français dont auquel on vous a causé. »
Il marqua un temps d'arrêt puis enchaîna :
-- « Les gars, si qu'on étudiait Malebranche ? »
La salle se déchaîna ; parmi les hurlements, je distinguai quelques bribes de phrases :
-- « Tu nous fais ch... avec ta branche ! »
-- « Si, si, il a raison ! »
-- « D'ac pour la branche ! »
81:173
Une suspension fut décidée par les élèves pour discuter la proposition du maître. A la reprise, une heure plus tard, les survivants donnèrent leur accord avec le professeur sur l'étude proposée. Les opposants ayant été éliminés, l'assistance se trouvait réduite.
-- « Bon ! » dit le maître, « Malebranche, c'est un gars, quand c'est qu'il est mort, où c'est qu'y s'trouvait ? »
La salle explosa :
-- « Aux chiottes ! »
-- « Tu nous emm... avec tes questions ! »
-- « A bas le contrôle continu. NON à la sélection fasciste ! »
Nous nous esquivâmes discrètement pendant que la lutte se déchaînait dans l'amphi.
#### Sports d'hiver prolétariens
Ces mésaventures ayant quelque peu déprimé le Père, je lui proposai de passer le week-end à la montagne avec ma femme et moi. Il accepta d'enthousiasme et me proposa Megève. Je lui fis observer qu'il serait peut-être préférable d'éviter une station en vogue et de rechercher au contraire l'anonymat d'un village plus modeste.
-- « Pourquoi ? » me répondit-il, « à Megève, nous rencontrerons tous nos amis du Racing, et la cave des Parents Terribles est à mon avis le lieu géométrique de la méditation engagée et de l'action révolutionnaire. »
Une certaine opacité était indispensable pour promouvoir efficacement l'acte révolutionnaire. Le Père estimait qu'il ne sied pas à ceux qui se sont fixé pour objectif être le sel de la terre de se mêler trop tôt à celle-ci ce qui nuirait à leur impact et les priverait des bénéfices d'une salutaire distanciation, aussi prîmes-nous des wagons-lits : un single pour le Père, un double pour ma femme et moi.
Nous fûmes réveillés une demi-heure avant l'arrivée par l'employé des wagons-lits. Je l'insultai et le traitai de valet de l'impérialisme réactionnaire.
A part ce menu incident je me contentai de maculer les draps avec de l'encre rouge et d'écrire « Mort aux Belles-Mères » au plafond du compartiment. Ma femme, pour sa part, brisa le pot de chambre et en répandit les morceaux dans les couvertures.
82:173
Je retrouvai le Père dans le couloir ; il était tout revigoré et avait fière allure avec son pull à col roulé et son pantalon de velours côtelé.
A Sallanches, nous prîmes le car dans un souci démocratique. Nous fûmes arrêtés au centre de Megève par un embouteillage inextricable dû à l'action puissante et désordonnée d'un gigantesque chasse-neige qui manœuvrait en tous sens à vive allure dans le hurlement de son moteur.
A l'issue d'une violente marche arrière, il enfonça le coffre d'une 404, repartit brusquement en avant, éventra de sa lame droite le flanc gauche d'une DS, écrasa un chien et renversa un lampadaire.
Descendu pour mieux voir, je crus devoir intervenir en faisant observer au conducteur du chasse-neige qu'en dépit de sa prudence, il commettait tout de même quelques déprédations inutiles et évitables.
-- « J'travaillais ! M... ! » me répondit-il, la bouche tordue de haine.
Une belle-mère moustachue, à la voix mâle, drapée dans un vison argenté prit la défense du chauffeur et m'interpella :
-- « Il a raison, cet homme ! Il travaille pour vous, jeune homme ; voyez : maintenant toute la neige est dégagée. »
D'un geste large elle embrassait la place jonchée de débris et miroitante de plaques de glace. Glissant subitement sur l'une d'elles, elle s'affala brusquement et ne put se relever s'étant rompue le col du fémur et de surcroît déchiré le bras sur un morceau de pare-choc. J'appris plus tard qu'à la suite de cet incident elle avait révisé sa position au sujet des chasse-neige urbains et avait attaqué la municipalité en dommages et intérêts. Mais les médecins experts locaux ayant conclu que la chute n'avait nullement provoqué la fracture, mais que, bien au contraire, c'était la fracture qui avait entraîné la chute (chose courante chez les vieillards, et la belle-mère en question avait dépassé la cinquantaine), la plaignante fut déboutée et condamnée aux dépens ainsi qu'à un franc symbolique de dommages et intérêts pour avoir nui par sa chute à la réputation de sécurité dont jouissait la station. L'hôtel où nous avions retenu était un 4 Étoiles Nouvelles Normes et figurait sur le Michelin avec un nombre impressionnant d'étoiles et de fourchettes, aussi étions-nous très favorablement disposés.
83:173
Toutes les tables près des fenêtres étant déjà occupées, le maître d'hôtel nous plaça dans un recoin obscur près de l'office et nous demanda ce que nous désirions boire. -- « De l'eau », répondis-je.
A peine étions-nous assis que la porte de l'office s'ouvrit subitement et qu'une casserole passa en sifflant au-dessus de ma tête accompagnée d'une bordée d'injures à l'adresse d'un garçon.
Le maître d'hôtel prit notre commande avec un sourire de circonstance et nous demanda ce que nous désirions boire.
-- « De l'eau », répondis-je.
Quand il revint de la cuisine avec notre entrée, il ne souriait plus mais son œil gauche était remarquablement tuméfié.
Nous lui recommandâmes que les tournedos ne soient pas trop saignants. Il ouvrit la porte de l'office et lança :
-- « Trois Martin bien cuits ! »
Puis il revint nous demander ce que nous désirions boire.
-- « De l'eau », répondis-je.
Trois petits quarts d'heure plus tard, un garçon nous servit les trois « Martin » parfaitement calcinés. Il nous demanda ce que nous désirions boire.
-- « De l'eau », répondis-je.
Il s'éloigna prestement, la saucière d'une main, une pile d'assiettes sales de l'autre et s'effondra de tout son long après s'être pris les pieds dans la laisse du chien d'une belle-mère. Celle-ci se précipita pour voir si le chien n'avait rien. Pendant ce temps le garçon récupérait rapidement le plus de sauce possible en raclant la moquette avec une cuillère puis disparut vers la cuisine.
Quand il revint après avoir retourné sa veste, il se précipita pour s'excuser de ne pas nous avoir encore donné à boire et nous demanda ce que nous désirions boire.
-- « De l'eau ! » répondis-je.
-- « Où avais-je la tête ! Je vous l'apporte tout de suite.
Il s'engouffra dans l'office et en ressortit presque aussitôt pour nous servir trois tournedos saignants.
En nouveau désespoir de cause, je lui demandais du vin, grâce à quoi, peu après le dessert, nous pûmes savourer enfin un excellent porto.
\*\*\*
84:173
Le soir, après dîner, nous fîmes connaissance au salon d'un certain nombre de pensionnaires de l'hôtel. Il y avait là :
> un psychologue,
>
> un neurologue, un sociologue,
>
> un futurologue,
>
> un onirologue,
>
> un urbanologue,
>
> un philologue,
>
> un criminologue,
>
> un urologue,
>
> un musicologue,
>
> un gynécologue,
>
> un spéléologue,
>
> un catalogue,
>
> deux psychanalystes et trois pédodontes.
La discussion se porta sur « L'Écriture ».
Le philologue : -- « Il faut imposer un au-delà du langage, définir dans l'épaisseur de tous les modes d'expression possibles la solitude d'un langage rituel... »
L'urbanologue : -- « ...car aucune clôture ne se fonde sans une idée de pérennité. »
Le psychologue : -- « Cette sorte de front fonctionnel l'avènement d'une option nécessaire, son premier geste a été de choisir l'engagement de sa forme... »
L'urbanologue : -- « ...en assumant la circulation... »
Le sociologue : -- « ...indépendante de son économie et de son euphémie...
L'onirologue : -- « ...donnée à la fois comme rêve et comme menace... »
Le criminologue : -- « ...le poids léger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme, l'acte ultime de toutes les objectivations : le MEURTRE. »
Un pédodonte : -- « Traverser tous les états d'une solidification progressive ! »
Le criminologue : -- « Et enfin : un MEURTRE. »
Le philologue : -- « L'écriture blanche est le dernier épisode d'une Passion de l'écriture... »
Le sociologue : -- « ...qui suit pas à pas le déchirement de la conscience bourgeoise. »
85:173
Le philologue : -- « La densité d'un verbe solitaire ! »
L'urologue : -- « D'un ver solitaire ? »
Le sociologue : -- « L'étendue rassurante d'une économie... »
L'astrologue : -- « ...est le lieu géométrique de tout un langage autarcique, hypophysique, la transmutation d'une humeur, son opacité à partir d'une équation entre l'intention littéraire et la structure charnelle de l'auteur qui emporte l'homme au seuil de la puissance et de la MAGIE. »
Le philologue : -- « Et la verticalité du style ? »
Un autre pédodonte : -- « C'est un gestuaire familier à toute problématique où le continu écrit chargé d'une même intentionnalité est une réalité ambiguë... »
Un autre pédodonte : -- « ...un compromis entre une liberté souvenante et une rémanence obstinée... »
L'astrologue : -- « ...écrite comme un élément chimique... »
Le philologue : -- « ...toute une cryptographie de plus en plus dense. L'écriture est un langage durci... »
Un psychanalyste : -- « ...introversé... »
L'urbanologue : -- « ...axiologique... »
Le criminologue : -- « ...où l'alibi fut ce geste emphatique qui pouvait seul continuer l'ÉCHAFAUD quotidien... »
L'urologue : -- « ...une consécration civique du sang. »
L'urbanolque : -- « Cette sphéricité a le pouvoir de récuser l'opacité bourgeoise. »
Le criminologue : -- « La troisième personne qui, pour échapper à sa mauvaise conscience charge la modernité ! »
Le gynécologue : -- « Comme si l'acte littéraire n'accouchait qu'au moment où il réussit à détruire la densité existentielle d'une durée ! »
Le criminologue : -- « Le Roman est une MORT ! »
Le gynécologue : -- « Le temps épais d'une gestation... »
Le musicologue : -- « L'accident sonore... »
Le philologue : -- « ...ou sémantique ! »
Un pédodonte : -- « Un geste total d'intellection à la façon des valences chimiques... »
Le criminologue : -- « ...une EXPLOSION de mots ! »
86:173
Le futurologue : -- « Le discontinu y devient un discontinu terrible parce qu'il n'a que des liaisons vertuelles. »
Le psychanalyste : -- « Ce n'est pas une attitude de conscience... »
Le criminologue : -- « ...mais un acte de COERCITION ! »
Le spéléologue : -- « Il est encore possible de se perdre dans une lecture de Flaubert. »
Le catalogue : -- « Non ! »
Le musicologue (rêveur) : -- « Une nature pleine de voix secondes ! »
Un pédodonte (rêveur) : -- « Elle n'est que la convention de l'expressivité... »
Le neurologue (renchérissant) : -- « ...la structure même du suicide... »
Le criminologue (catégorique) : -- « ...un MEURTRE ! » Le sociologue (enflammé) : -- « Le dessin révolutionnaire d'un nouveau monde adamique... »
Le psychanalyste (extasique) : -- « ...où le langage ne serait plus ALIÉNÉ ! »
Nous nous levâmes subitement, le Père, ma femme et moi, en déclarant que nous exigions l'emploi du langage vernaculaire dans les discussions pluridisciplinaires et remontâmes nous coucher.
(Nota : Tout ce passage est textuellement extrait de l'ouvrage de Roland Barthès : *Le degré zéro de l'écriture*, habilement condensé par l'auteur des présents Mémoires selon un procédé sélectif basé sur les propriétés ésotérico-mathématiques de la série Fibanacci.)
#### Pétition de principe
L'hebdomadaire *Le Nouveau Voyeur* publie cette semaine un appel signé par 34 300 gendres en faveur du libre assassinat es belles-mères. Dans cet appel, on lit notamment : « Un million de gendres tuent chaque année leur belle-mère en France. Je déclare que je suis l'un d'eux. Je déclare avoir tué ma belle-mère. »
Parmi les signataires, des militants de « Libération des gendres » réclament que l'assassinat des belles-mères soit non seulement libre mais gratuit, les armes et munitions étant fournies gracieusement aux postulants.
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La liste nominative des signataires est rendue publique ; on y relève notamment les noms suivants :
Le Père Carbonari, président du « Secours aux Gendres » ;
Corvert, directeur de « Témoignage criminel » ;
Simon de l'Abreuvoir, auteur du « Troisième sexe », ainsi que diverses femmes, dont :
Francoise Satan, auteur de : « J'ai horreur de Brahms », « La belle-mère évanouie », « Bonjour belle-mère » ;
Marguerite Ras-du-bol, auteur du best-seller : « Barrage contre les belles-mères ».
Ces dernières ont tenu à préciser en outre qu'elles s'étaient fait systématiquement avorter pour éviter de devenir un jour belles-mères à leur tour.
Il semble que les assassinats revendiqués remontent à plus de cinq ans pour chacun des signataires. Le Code pénal fixe en effet à cinq ans le délai de prescription légale.
L'affaire fait grand bruit ; on ne peut faire arrêter les pétitionnaires couverts par la prescription ; leur nombre est le meilleur garant de leur impunité.
Le Conseil permanent de l'Épiscopat français, très ennuyé, vient de publier un communiqué prudent où, tout en réaffirmant son attachement filial au Saint Père et son respect pour l'encyclique *Trucidare Matrimonia*, il reconnaît que si le meurtre d'une belle-mère est toujours un désordre, il n'est pas nécessairement un péché, et que de telles préoccupations ne doivent pas faire oublier les exigences sociales primordiales et en tout premier lieu l'aide au Tiers Gendre.
Le Pasteur Veinard Molet, dans un article paru dans un grand quotidien, explique que le protestantisme, tout en condamnant le meurtre des belles-mères « admet qu'il puisse revêtir un caractère positif dans le cadre fixé par une politique non plus répressive, mais préventrice et accompagnatrice, suscitant une morale de responsabilité » ([^8]).
C'est pour nous une victoire incontestable qui va faire effectuer à notre cause un nouveau bond en avant. J'espère ne le Parlement nous donnera l'occasion prochainement de consolider notre position.
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#### L'affaire de la crèche
Notre propagande commence à porter ses fruits chez les jeunes : un enfant de 27 ans vient de mettre le feu à 5 foyers de belles-mères. Malheureusement, il a par inadvertance fait brûler à cette occasion une crèche. Bilan : 90 bébés calcinés. J'avoue avoir eu un moment de panique, vieux reste de conditionnement bourgeois.
Mais la conférence du Père à la Mutualité m'a tout de suite rassuré : après avoir rendu, en termes émouvants, hommage aux innocentes victimes d'une violence issue de la répression capitaliste, il déclara :
« Le véritable criminel, c'est la Société ; les vrais responsables, ce ne sont pas ces enfants qui ont retrouvé avec la mise à feu les gestes purificateurs de l'innocence primitive la plus authentique, mais VOUS et moi, la SOCIÉTÉ enfin, incapable d'élever les crétins aux premières places, à ces places d'honneur qui leur reviennent de plein droit, juste compensation à leur handicap.
« Qui peut se permettre de jeter la pierre à cet enfant ? Qui d'entre nous n'a, un jour ou l'autre, ressenti la tentation de foutre le feu quelque part ? Et si nous ne l'avons pas fait, n'est-ce pas avant tout par lâcheté ? Par compromission avec une morale sécurisante ? Allons-nous condamner un enfant logique avec lui-même et qui a eu le courage de mettre ses actes en accord avec sa pensée ? Une pensée au demeurant plus saine que celle de ces gamins boutonneux, froussards et sournois bêtement respectueux de la hiérarchie familiale et de l'ordre social.
« Ce jeune incendiaire est en fait un être d'élite que la société se doit non seulement de ne pas réprimer, non seulement de récupérer, mais encore de PROMOUVOIR et d'ASSUMER. Il faut lui permettre l'accès immédiat aux grandes carrières, car il recèle en lui un inestimable potentiel d'énergie évolutive. »
A ce moment une femme eut une réaction tout à fait déplacée : elle s'écria du fond de la salle dans un sanglot indigné assez ridicule :
-- « Qui me rendra mon enfant, assassins ? »
Ce fut un tollé général :
-- « T'avais ka t'faire avorter comme tout le monde, salle fliquesse ! ». cria la présidente du comité de défense des bébés phoques.
89:173
-- « Tant mieux qu'il est mort, ça f'ra un bourgeois d'moins » hurla un prix Nobel.
-- « L'assassin, c'est toi avec ta morale répressive » glapit un éthéromane.
La femme ne dut qu'à la fuite de ne pas être lynchée. Un petit vieux levait le doigt patiemment depuis fort longtemps dans l'espoir de prendre la parole.
-- « Y veu sortir » ricana un quidam qui l'aperçut.
-- « Je vous en prie ! » intervint le Père. « Ici la discussion est libre et chacun a le droit d'exprimer son opinion en toute indépendance. Monsieur, vous avez la parole. » Le petit vieux se leva non sans difficulté car son voisin s'était assis vicieusement sur un pan de son veston. Il déclara d'une voix qu'il tenta de rendre forte :
-- « Mais, Père, avec votre argumentation, vous renvoyez dos à dos le bourreau et la victime ? »
Le Père leva la main pour apaiser l'auditoire qui s'apprêtait à se déchaîner contre ces paroles blasphématoires.
-- « Monsieur, répondit-il calmement, avant toute chose il faut se mettre d'accord sur le sens des mots que l'on emploie. Vous admettez certainement que l'on peut définir le bourreau comme l'instrument de la Société dans son œuvre de répression basée sur la loi du Talion ? »
Le petit vieux commit l'erreur d'approuver par politesse.
-- « Vous êtes d'accord ! » s'écria le Père. « Mais alors le bourreau c'est vous ! » rugit-il en tendant vers le petit vieux un index veneur. « Le bourreau, scanda-t-il à nouveau, c'est vous qui voulez appliquer cette ignoble loi du Talion à un pauvre enfant généreux et pur, et cet enfant, c'est votre victime, vous qui osant prendre le parti du bourreau vous identifiez avec lui. »
Il ne put achever, un tonnerre de hurlements déferlait sur la salle. En un instant, le petit vieux fut empoigné par ses voisins, brandi à bout de bras et passé de mains en mains sans ménagements. Parvenu au voisinage de la sortie, le gorille de service l'expédia d'un revers de main sans connaissance dans une poubelle en plastique dont le couvercle se referma avec un claquement sec.
-- « C'keu ça peut êt lourd ç'bâzard ! » grommela l'éboueur en vidant la poubelle dans l'arrière-train de la Sita le lendemain matin.
-- « Les résidus de la société de consommation !... » soupira son collègue à qui l'action syndicale marxiste avait apporté culture et sagesse.
\*\*\*
90:173
-- Le jeune enfant incendiaire de 27 ans vient d'être relaxé, « attendu », dit le jugement, « que ce n'est pas lui qui a brûlé les bébés, mais les matériaux inflammables mis en œuvre par l'Architecte ».
-- L'Architecte a été relaxé, « attendu », dit le jugement, « qu'aux termes de son contrat sa mission se bornait à transmettre au constructeur l'ordre d'exécution délivré par le Ministre de l'équipement ». Il a toutefois été condamné accessoirement à une amende de 1 000 000 pour avoir signé les documents au-dessous de son nom et non au-dessus.
-- Le constructeur, important groupe financier a été relaxé, « attendu », dit le jugement, « que son système avait été retenu en toute connaissance de cause à la suite d'un concours organisé par le Ministère de l'Équipement ». Il lui a toutefois été accordé accessoirement une indemnité de 1 000 000 en compensation du préjudice moral subi.
-- Le Jury n'a pu être poursuivi, « attendu », dit le jugement, « que ses délibérations étaient secrètes et que de toutes façons, le jugement a été cassé par le Conseil d'État, la composition du jury n'étant pas conforme au programme du concours ».
-- « On ne voit donc pas bien qui pourrait être rendu responsable de ce tragique événement » a déclaré le porte-parole du gouvernement. « Il ne s'agit que de HASARD et de FATALITÉ » ; puis il a annoncé que dans un esprit de CONCORDE, le conseil des Ministres avait décidé d'octroyer une indemnité de 100 F aux parents des victimes pouvant justifier de revenus inférieurs au S.M.I.C.
#### Mourir dans la joie
C'est fait : le Parlement vient de voter la « Loi d'orientation sénile » à l'unanimité des deux Chambres.
Il faut dire que le Ministre de la Sénilité nationale a été remarquable : « Je ne viens pas vous faire un discours » s'écria-t-il en montant à la tribune, « mais réfléchir tout haut avec vous ». Là-dessus, il développa une argumentation irrésistible :
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« Tout d'abord, quelle définition donner de la naissance et de la mort ? Actuellement, on situe la naissance légale à l'instant de la délivrance, ce qui est purement conventionnel car le fœtus est viable bien avant. Il en résulte des paradoxes : avorter à 8 mois est légal si la délivrance n'a pas eu lieu, illégal dans le cas contraire ! De même, comment définir la mort ?
« Certains blessés conservent une vie végétative alors que leur cerveau a subi des lésions irréversibles. De même, on maintient en vie des vieillards sans connaissance, ce qui est cruel pour eux comme pour leur entourage, et constitue par surcroît une charge pour les travailleurs.
« En fait, le processus morbide est engagé dès que les fonctions vitales essentielles sont atteintes irréversiblement, même si la mort apparente ne doit survenir que beaucoup plus tard.
« C'est pourquoi il est vain de vouloir fixer la naissance et la mort avec précision ; on naît et l'on meurt progressivement, par étapes.
« Toute autre définition arbitraire ne peut être valable qu'à condition de revêtir une signification sociale et politique.
« C'est pourquoi je vous le dis, Messieurs, laisser vivre les plus de 80 ans est inhumain, hypocrite et antisocial. Le res ect des valeurs humaines les plus authentiques veut qu'on les fasse disparaître ; je vous propose donc, au nom du Gouvernement, les mesures suivantes :
« A partir de 80 ans, tous les citoyens perdront automatiquement leurs droits civiques et sociaux :
-- droit de vote,
-- sécurité sociale,
-- pensions de retraite,
-- prestations familiales,
-- aide et assistance médicale,
-- droit à la canne blanche pour les aveugles, etc.
« De plus, la loi les ignorera systématiquement ; c'est ainsi qu'ils n'auront plus priorité sur les passages cloutés ou dans les transports en commun et que les établissements privés tels que restaurants ou magasins pourront afficher des pancartes « Interdit aux vieillards ». Les taxis seront autorises à les rendre en charge, à condition qu'ils cèdent leur place aux jeunes à la première réquisition.
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« Pour pouvoir reconnaître sans hésitation ceux qui auront passé le cap légal, un insigne sera créé qu'ils devront obligatoirement porter bien en vue sur leur vêtement une étoile noire frappée d'une tête de mort blanche.
« En revanche, des cliniques spécialisées seront créées par l'État afin d'administrer l'euthanasie aux personnes âgées dans les meilleures conditions de confort et d'humaniser leur voyage dans l'au-delà.
« Car, Messieurs, la mort ne doit plus avoir ce caractère funèbre que nous lui connaissions, il faut en finir avec ce tabou : la mort doit être une fête, une fête pour ceux qui reçoivent la mort et pour ceux qui la donnent : nous devons apprendre à MOURIR DANS LA JOIE ! »
Les cinq députés présents en séance applaudissent à tout rompre, et l'on passe à la discussion.
Un député de la S.P.A. propose un amendement accordant une prime de 1 000 F par vieillard abattu avec le consentement de la famille.
« Il n'y a pas de raison de traiter nos vieux moins bien que des vaches laitières ! » s'écrie-t-il dans une superbe envolée.
L'amendement est adopté.
Un ancien ministre propose que le 18 juin soit cette année proclamé « Journée nationale de l'Euthanasie Joyeuse Sénile ».
Un ami de la majorité de la minorité de la majorité dépose un amendement qu'il a baptisé de mon nom « L'amendement Martin », proposant d'étendre aux belles-mères la loi d'Orientation Sénile.
C'est un tollé général sur les bancs réactionnaires où les pupitres claquent pendant que le reste de l'Assemblée applaudit bruyamment.
Le vote par assis et debout étant peu net en raison du nombre des députés en séance : 5, un scrutin à la tribune est décidé. Les 5 présents défilent à l'appel de leur nom et le pointage donne :
256 voix pour l'amendement,
257 voix contre.
« L'amendement Martin » est repoussé. C'est une grosse déception.
« Simple partie remise » me glisse mon ami député dans les couloirs après la séance. « Il faut laisser passer les élections régionales et, à la prochaine session, nous remettrons ça. »
93:173
#### Le dernier verrou
7 h. -- Les sirènes annoncent l'ouverture de la nouvelle Fête nationale.
7 h. 30. -- Chaque « plus de 80 » est visité par un employé municipal qui lui remet, enveloppé d'une faveur rose, un paquet de chocolats fourrés au LSD. Certains se méfient et les jettent. La plupart cèdent à la gourmandise et, aussitôt transportés d'allégresse par la drogue, se précipitent dehors à la rencontre de leurs bourreaux.
9 h. -- Les premiers massacres commencent : des automobilistes au volant de voitures de sport pourchassent les vieillards sur les passages cloutés et les trottoirs ; ils les écrasent contre les réverbères, les coincent contre les portes cochères, les projettent dans les devantures qui volent en éclats ou les font dégringoler par groupes entiers dans les entrées de métro.
10 h 15. -- Un groupé P.S.U. (Parti des Surineurs Unifiés) envahit le musée UBU, rue de l'Échaudée. Il s'empare de la « Machine à décerveler » qui s'y trouvait exposée et tente d'y introduire quelques patients. mais la machine, conçue pour des cerveaux normaux, refuse de fonctionner avec le modèle 1974 dont la structure bizarre ne lui convient pas et qui l'encrasse rapidement.
11 h. -- Une troupe de vieillards, corde au cou, descend la rue Gay-Lussac en chantant d'une voix chevrotante « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, nous irons tous à la lanterne. »
11 h 30.-- Une foule considérable est massée autour du bassin du Luxembourg où une longue queue de « plus de 80 » attend pour y être noyée. Plusieurs se sont munis de pliants ; des femmes tricotent.
Le rite est toujours le même : une amortie -- belle-mère de surcroît -- se présente flanquée de deux individus asexués. Assis dans un fauteuil Louis XIII près d'une table basse sur laquelle se trouve un téléphone 1900, un homme à la barbe crêpée interroge :
« Nom ? »
« Tudieu » (rires de l'assistance).
« Profession ? »
« Belle-mère » (clameur générale).
« Age ? »
« 81 ans ».
94:173
A ce moment le téléphone sonne. Le barbu décroche :
« Allo ? »
« A L'EAU ! » hurle en chœur l'assistance.
Les deux asexués s'emparent de la vieille et lui plongent la tête dans le bassin.
Le célèbre compositeur français Yaka Kuirsékuis enregistre au magnétophone les glouglous de la femme en vue de réaliser une œuvre de musique concrète.
Midi. -- Pause casse-croûte.
Dans les bosquets, les bourreaux joviaux et leurs prochaines victimes consentantes saucissonnent allègrement. Les histoires de corps de garde vont leur train entrecoupées de rasades de LSD. Après le fromage, on fume le haschish.
14 h. -- Les sirènes donnent le signal de la reprise du massacre.
Bons princes, les tueurs accordent 5 minutes à leurs proies pour se cacher, et la chasse reprend parmi les buissons et les quinconces. Un « Hourrah ! » salue chaque prise, et la mise à mort revêt la plus grande fantaisie :
-- étranglement avec des filets de tennis ;
-- empalement sur les piques des grilles,
-- piétinement par les chevaux mécaniques,
-- écrasement sous les bustes des hommes célèbres renversés à cet effet.
C'est ainsi que le buste de Verlaine à lui seul permit d'aplatir huit vieillards dont seul les pieds et les mains émergent du bloc effondré.
15 h. -- La crevaison de la vessie natatoire très dépassée a été totalement abandonnée ; en revanche un noir gigantesque saisissant les petits vieux par les pieds les fait tournoyer à bout de bras et leur éclate la tête contre la statue de la Liberté.
16 h. -- Air-France organise un lâcher de vieillards sans parachutes au-dessus de l'Esplanade des Invalides. Le spectacle est surprenant : il en tombe un peu partout : sur le terre-plein ; ça fait un bruit mat et ça éclate ; sur les toits de l'hôtel, ça rebondit avant de s'écraser au sol ; dans la Seine, ça soulève des gerbes extraordinaires. Hasard étonnant, il en tombe à califourchon sur l'un des chevaux de Marly qu'il tient embrassé à l'encolure.
17 h. -- A la Foire du Trône, des stands de tir avec des vieillards pour cibles remportent un gros succès.
95:173
19 h. -- Place Clichy, les vieux sont invités à faire fonctionner des machines à sous d'un nouveau genre lorsque le flipper envoie la bille d'acier dans son objectif, le joueur tombe foudroyé et une partie gratuite est annoncée sur un voyant lumineux pour inviter le suivant à prendre la place du mort.
Ceux qui échouent s'en vont tête basse sous les huées ; à la sortie ils sont happés par un automobiliste ou précipités dans un égout.
20 h. -- Près de la Cascade du Bois de Boulogne, des spécialistes dépècent les cadavres pour récupérer les peaux.
22 h. -- La soirée s'achève dans une ambiance révolutionnaire de cataclysme : des éclats de cor de chasse du côté du quai Malaquais, des lueurs d'incendie vers la Madeleine, un peu partout des courses précipitées, des cris étouffés, le bruit mou d'un corps qui tombe.
23 h. -- Place du Panthéon le spectacle est psychédélique : un gigantesque bûcher a été dressé au milieu de la place ; on y dette les vieux et on les y maintient avec des fourches. Autour du brasier des jeunes filles nues dansent en chantant.
Une longue théorie de vieillards est conduite sur le fronton du Panthéon d'où ils sont précipités les uns après les autres tandis que résonne la fanfare des Beaux-Arts.
23 h 30. -- On signale quelques cas de nécrophagie dans les jardins de Chaillot.
Minuit. -- Les sirènes sonnent la fin de la première Fête nationale de l'Euthanasie Joyeuse Sénile.
\*\*\*
7 h. -- L'aurore s'est levée sur une ville fourbue mais satisfaite. Dans le vent crispé du matin, les éboueurs enlèvent en sifflotant les débris de corps qui jonchent trottoirs et chaussées tandis que les arroseuses municipales lavent à grande eau le sang et la cervelle qui avaient rendu le pavé glissant.
D'après les statistiques, 70 % des plus de 80 ans auraient reçu « l'euthanasie joyeuse » dans la journée d'hier.
9 h. -- Dégrisés, les rares survivants sortent peureusement de leurs demeures et rasent les murs en dissimulant de leur mieux leur étoile. Bien peu osent traverser les rues, mais les automobilistes, repus, n'y prêtent même plus attention.
96:173
C'est vraiment l'aube d'un jour nouveau : le dernier verrou a été tiré. Demain, l'amendement Martin sera voté et les belles-mères recevront le même sort que les vieillards dont la limite d'âge sera abaissée peu à peu. Le jour est enfin proche où, dernière mutation, le meurtre de quiconque sera non seulement toléré, mais encouragé. Ce jour-là, nous aurons vraiment tourné le dos à un passé aliénant pour nous engager sur la voie lumineuse de l'avenir et de la Société Permissive totale.
11 h. -- Rentré chez moi, ma femme m'annonce l'heureuse nouvelle de ma nomination au poste de Directeur des Affaires Mortelles au ministère des Affaires Séniles.
15 h. -- J'étrenne mes nouvelles fonctions en recevant un délégation de la J.E.C. (Jeunesse Étudiante Cannibale) qui me réclame le droit d'exercer librement leurs activités dans l'enceinte de la Faculté.
Reste d'un atavisme insuffisamment évacué, j'ai un haut-le-corps et commets l'imprudence de leur dire :
« On peut faire tout, sauf ça ! »
Ils me regardent avec un drôle d'air et, après quelques instants de silence lourd de sens, leur délégué me répond lentement, en détachant ses mots :
Vous nous dites : *on peut faire tout, sauf ça.*
« Nous vous posons la question : *Et pourquoi pas ? *»
Christian Langlois.
97:173
### Le cours des choses
par Jacques Perret
JARDIN DES PLANTES (*suite*). La faune tropicale supporterait difficilement chez nous des hivers sans chauffage, mais les animaux polaires ne semblent pas souffrir de nos belles saisons. Nous les voyons même indifférents à la canicule qui fait gémir les visiteurs méridionaux. Et voilà pourquoi nous sommes destinés à conquérir l'univers, disaient les hommes du Nord. Il est bien vrai que l'ours blanc qu'on voyait naguère assis sur le pavé brûlant de sa fosse ne réclamait pas un glaçon. Le phoque est très conciliant lui aussi, la seule chose qu'il exige c'est de pouvoir nager. Il ne faudrait pas abuser de sa condition amphibie, nager est sa raison de vivre. On a ramené pour lui les mers du Sud aux dimensions d'un bassin rond, douze mètres de diamètre et deux mètres de fond, mais le régime des marées ne dépend plus des phases de la lune. Le flot et le jusant sont commandés par robinets. L'étale de haute mer a une durée de quinze jours environ. Ses derniers jours sont caractérisés par une odeur fétide où se révèle un degré de pollution sensiblement supérieur à celui de l'antarctique, et c'est alors seulement que nous voyons l'animal sombrer peu à peu dans la mélancolie. L'étale de basse mer ne dure qu'une matinée, le temps de nettoyer les fonds au balai de bouleau, rincer au jet, désinfecter au pulvérisateur. Sans ignorer qu'on le dérange pour son bien, le phoque affalé manifeste son impatience par des soubresauts de gros gardon dans sa boîte à pêche. S'il gêne le travail on lui fait comprendre à petits coups de balai qu'il faut dégager la piste. Il se déplace avec toutes les apparences de la mauvaise volonté mais nous savons de quels moyens rudimentaires et disgracieux il dispose pour sa propulsion au sol. En revanche, à mesure que l'eau montera dans le bassin nous le verrons s'agiter, barboter, onduler jusqu'au moment où le niveau lui permettra de montrer au public ce qu'il sait faire dans son milieu de prédilection.
98:173
Bien avant l'éléphant de mer il y avait là des lions de mer. Tous ces noms-là feraient soupçonner quelque désordre dans l'ordre des vertébrés, mais ce ne sont que des images dont la science n'est pas dupe. Pressés que nous étions jadis de nommer les êtres aussitôt qu'ils se découvraient à nos yeux, nous improvisâmes tout naturellement la nomenclature de l'inconnu par référence au connu. En revanche, si l'Évolution nous affirme que le phoque et l'otarie ont précédé de longue date l'apparition de l'éléphant et du lion, étonnons-nous que ceux-ci n'aient pas reçu les beaux noms de phoque de terre et otarie de terre. Enfin et Dieu merci l'usage n'a pas voulu que nos cardinaux fussent appelés homards de terre.
Donc, en 1913, nous allions voir les otaries dans ce même bassin. C'était la grande époque des otaries. Tous les cirques rivalisent d'otaries jongleuses. Il n'y a pas si longtemps que le thème de l'otarie avec son ballon sur le museau a disparu de l'iconographie populaire. Si l'otarie elle-même n'a pas tardé à disparaître, ne disons pas que le cirque a dépeuplé la banquise. Tout son malheur lui est venu de sa peau. La loutre étant devenue très rare, l'otarie tînt lieu de loutre, elle fut la loutre du pauvre et les pauvres n'étant pas rares on fit des carnages d'otaries. Ainsi la loutre étant morte au service des riches, l'otarie s'est-elle ruinée pour vêtir les pauvres ? Mais le petit tourin de nylon, carnassier d'élevage excessivement prolifique, ne devait pas tarder à fournir autant de peaux de bêtes que les hommes en pouvaient rêver.
Moins traqué pour son poil que pour son huile, notre éléphant de mer a pu sauver sa peau et venir jusqu'ici nous rappeler un peu ses cousines otaries, dans le même bassin, le même abri en manière de grotte, la même fabrique de rocher où se dissimulent les robinets, et du haut de laquelle autrefois le fonctionnaire attaché à leur service jetait aux otaries des harengs qu'elles gobaient au vol avec des grâces de naïade. L'éléphant de mer ne fait pas tant d'histoires, il mange par terre. On lui dépote un seau d'harengs sous le nez dont il se flatterait de ne faire qu'une bouchée mais la dernière douzaine a toujours du mal à passer. Il la rejette, la ramasse, la recrache, respire un bon coup, la ramasse encore une fois et prend son élan pour une déglutition herculéenne qui le laisse abruti, le mufle écrasé dans la bouillabaisse, une queue d'hareng au coin de la bouche. C'est un numéro qui fait sur le public une assez forte impression et beaucoup s'arrangent pour n'en pas rater l'heure. A première vue c'est le type même du spectacle éducatif pour les visiteurs de tout âge et condition. Il attire notre attention sur une attitude présumée consécutive au relâchement des mœurs, il nous met en garde contre les plaisirs trompeurs du défoulement et la tentation d'une pente savonnée qui nous ravalerait au niveau de la bête. Faute d'ilote on prend un phoque, mais la bestialité des bêtes ne fait pas leçon pour les hommes libres.
99:173
Je n'ai mis dans la description des côtés pitoyables de cet animal aucune intention pédagogique ou malveillante ; je ne m'y suis attardé que pour mieux le célébrer dans sa gloire aquatique.
On sait bien que l'éléphant de mer ne fut pas créé pour l'agrément d'un jardin Louis XVI et le divertissement d'une nation policée jusqu'au bout des ongles. Mais tel est le génie de la civilisation, que nous voyons parfois les plus étranges créatures intervenir avec bonheur dans l'harmonie de son décor. Comme les ouistitis iroquois suspendus aux trophées pompéiens sur le paravent chinois du cabinet de la dauphine, comme le Huron en promenade aux Tuileries, comme la licorne en tapisserie des Flandres, l'éléphant de mer a trouvé sa place au jardin du roi. Il y est venu tout exprès des mers du Sud pour jouer le premier rôle dans un paysage de Lancret.
Le bassin continue de se remplir, le flot monte à la vitesse d'un colimaçon au pas, le phoque est encore sur le fond mais visiblement heureux de sentir l'eau fraîche lui clapoter sous les nageoires, il ne tardera pas à soulager. Compte tenu de sa masse on peut dire qu'il frétille. Bientôt le principe d'Archimède joint à la densité de sa graisse, au volume de sa respiration et à l'agilité de ses mouvements lui rendra le plein emploi de ses moyens. Il attend son heure au pied de la rocaille dont j'ai parlé tout à l'heure. Un léger coup de vent lui a collé sur le dos quelques feuilles d'or tombées de l'arbre aux quarante écus (Inde). La rocaille en est couverte, on dirait une pépite énorme, pour le décor wagnérien d'un opéra western. Sur une plate-forme aménagée en conséquence une fougueuse néréide insensible aux écailles chevauche un monstre marin. De sa main gauche au petit doigt arrondi elle maîtrise la thalassique monture en lui retroussant la gencive supérieure, et sa main droite au petit doigt levé brandit une cravache de varech. Tout cela en bronze et d'un mouvement assez grec pour m'y laisser voir une composition mythologique et c'est pourquoi j'ai dit néréide. Mais à bien regarder ce n'est qu'une jeune fille, une bachelière un peu follette à dada sur un gros poisson, une scène de jardin. Le poisson n'est pas tellement monstrueux, d'ailleurs, il est scientifiquement plausible, sa forme est beaucoup plus étudiée, achevée que celle de l'éléphant de mer.
100:173
Vu de près je comprends pourquoi la cavalière s'impatiente à lui maintenir la gueule ouverte. Voilà longtemps qu'elle essaye de lui faire rendre ses eaux, mais le tuyau de plomb ne marche plus. Hygiéniques ou farceurs c'est la fin des jets d'eaux. Les mascarons cracheurs, les tritons aux joues gonflées, toutes les lèvres arrondies de pierre, de bronze et de marbre, les abreuvoirs à cariatides et toutes les fontaines enjouées d'où jaillissait l'eau claire pour rafraîchir en plein vent et débarbouiller les Parisiens de petite condition, tout est sec, archisec. Assez de gâchis, l'eau se fait rare, elle est vendue au compteur dans l'ombre des toilettes. Pour les établissements scientifiques, sportifs et culturels on fera des prix, la ration des crocodiles et du phoque sera maintenue.
Le voici à l'aise enfin, il a son tirant d'eau, sa profondeur de nage et la ronde est commencée. Le jour de sa mise en eau, après un long trajet plié en deux dans son bocal de voyage, il s'est lancé droit devant lui dans le bassin pour s'aplatir le museau sur la côte cimentée. Depuis lors, cherchant la brèche ou la direction qui lui donnerait au large une ligne droite à la mesure de ses besoins énormes et ne trouvant jamais qu'un misérable diamètre, on le voit tourner en rond, et pour ne rien perdre du rond, mouler la courbure de son corps à celle de la rive et régler au plus près le gauchissement de sa nage. Plus le large est étroit plus il rejette à la côte. Le phoque a bientôt compris qu'à ranger le rivage il pouvait nager aussi longtemps qu'il voudrait et qu'après tout l'important n'était plus qu'à nager loin mais de nager longtemps. Et c'est ainsi qu'à nager dans le temps il découvrit l'espace infini de son piège. Si la notion de circonférence ne lui est pas encore apparue avec toutes les propriétés de son être géométrique, il en a tiré un way of life très acceptable et l'invention de quelques jeux innocents. Le seul inconvénient du séjour c'est qu'à tourner en rond il est bien loin d'épuiser sa vitesse, mais faute d'emploi l'excédent finira bien par disparaître et le laisser en paix. Il y a des compensations. La surface tant soit peu dérangée d'un bassin rond vous prend aisément figure d'agitation chaotique et d'éléments déchaînés : au maximum autorisé de l'accélération il soulève un train de vagues assez flatteur, c'est la tempête dans un bol, des lames de fond déferlent sur la berge, balayent le rivage et ruissellent sur les bas-côtés. Il fera surface dans le grand clapot des retours de cyclones et le cyclone c'était lui. Le front plissé, les yeux bombés, il contrôle le travail et l'effet produit sur l'assistance, il rempécarte ses narines, remplit ses poumons, en deux coups de clapets, replonge et démarre sur le fond.
101:173
A peine distingue-t-on la masse oblongue et noire qui file 30 nœuds sous-marins, sans effort apparent, furtive et silencieuse comme un engin vivant que nul ouragan ne peut dérouter. Encore un spectacle dont le public est friand. Quelques-uns ricanent encore, mais beaucoup sont captivés, saisis d'étonnement et de vague inquiétude, ils s'exclament. Toutes les agitations tapageuses de la ville n'ont pu leur donner cette impression de force étrange et comme venue du fond des âges, pour mémoire de la création et de ses redoutables mystères.
Quand il se prolonge, un mouvement circulaire et de faible rayon est généralement plus vertigineux pour l'exécutant que pour son public mais ce n'est pas le cas ici. D'évidence le phoque n'a pas le vertige. Condamné au rond il a fini par y trouver lâchement plus d'assurance et de sécurité que dans le rectiligne. Quelquefois pourtant il éprouve le besoin de s'offrir un petit bout de ligne droite, il se paye alors un diamètre au ralenti mais l'expérience est malsaine et tout de suite il repart dans le rond. L'observateur non averti constate en passant qu'il est reparti dans le même sens, à croire que le bassin est animé d'un courant discret. D'autres fois mais plus rarement et taquiné semble-t-il par un esprit de contradiction il fait d'un coup de queue demi-tour, se déhale mollement, laisse aller sur son erre puis abat sur tribord et repart allègrement dans le sens qu'il avait quitté. Enfin, quelle que soit l'heure, la saison et le vent, ce sera toujours le même sens. On commence à douter de la liberté de son choix. A ce qu'on dit, en effet, la rotation de la Terre, le mouvement des astres, la gravitation et autres influences conjuguées, ne cesseraient de lui dicter sa route. Il semble bien que les manifestations giratoires et tourbillonnaires observées à la surface du globe ne puissent qu'être sénestrogyres dans l'hémisphère Nord, dextrogyres dans le Sud. Ici les typhons tournent dans le sens des aiguilles d'une montre et là dans le sens inverse. Les navigateurs en ont fait la remarque avant même l'invention de la montre. C'est pourquoi venant du nord ou du sud et passant l'équateur, l'ancre de miséricorde sera portée de tribord à bâbord ou inversement, de telle sorte qu'un cyclone vous surprenant au mouillage vous aurez bientôt fait de mouiller votre miséricorde au vent. Si vous n'avez pas de cyclone à portée de la main pour vérifier mes dires et que vous habitez dans l'hémisphère Nord, faites le plein de votre lavabo, tirez la bonde, observez la formation du courant jusqu'au dernier glouglou du tourbillon et répétez l'opération autant qu'il le faudra pour vous persuader que chez nous le sens des tourbillons est obligatoirement contraire à celui des aiguilles d'une montre.
102:173
Après quoi vous appelez le Carlton à Johanesbourg et le directeur vous confirmera montre en main que le bon sens contraire est scrupuleusement respecté dans tous les lavabos de l'hôtel. Ainsi l'éléphant de mer, tout natif qu'il soit des mers australes, a su prendre son parti de tourner à l'envers. Discipline oppressive ou librement consentie, je ne me battrai ni pour ni contre la liberté morale des phoques. Mais les hommes qui n'ont jamais cessé d'inventer mille moyens de tourner les lois naturelles ont bien le sentiment qu'une loi de rotation ne se laisse pas retourner comme ça. Les gens qui, dans notre hémisphère, pratiquent le tournoiement artistique ou passionnel comme les danseurs ou les derviches font généralement un effort quand ils ne tourbillonnent pas comme les cyclones dans l'Atlantique nord. Quant aux sportifs qui vont courir ou pédaler sur des circonférences ou des ellipses ils ont librement choisi de toujours effectuer le parcours en sens inverse des aiguilles d'une montre, étant bien entendu que rien n'empêcherait l'un des concurrents de démarrer dans l'autre sens, quitte à compliquer le travail des chronométreurs et des juges d'arrivée. Mais il n'est pas utile ni prudent de faire en toutes circonstances démonstration de sa liberté. Nous observons d'ailleurs que tout citoyen domicilié dans l'hémisphère Nord et convaincu de virage à droite sera considéré comme ennemi de l'ordre établi dans le sens de nos tourbillons de lavabo. Je téléphonerai demain au vélodrome de Sydney pour m'assurer que leurs cyclistes pédalent bien d'ouest en est comme il sied aux antipodes où le cycle des saisons est lui-même inversé. Il faut toujours se méfier d'un comité de planificateurs idéalistes qui sous prétexte d'ordre et d'économie viendrait à rompre l'équilibre de la Terre en mettant fin au particularisme des hémisphères.
Notre phoque ayant bouclé ses deux cent vingt tours en style de compétition et accompli son tour d'honneur, a disparu sur le fond pour ressurgir au beau milieu du bassin, assis sur sa queue, hors d'eau jusqu'aux épaules, cambré, rengorgé, la tête en arrière et le menton sur trois plis. Il écarquille ses gros yeux d'agnathe sombre et telle est la fixité de son regard que les spectateurs ont tourné la tête, cherchant à voir l'objet qui le fascine. Telle est l'immobilité de sa posture, le poli et le luisant de ses formes qu'il semble désormais coulé dans le bronze des gloires immortelles. Hiératique et triomphal mais surtout décoratif, on le dirait planté là depuis Buffon au service du paysage ; le buste vivant de la bête survit aux tribulations de son écologie. L'arbre aux quarante écus a secoué sur sa tête une pluie de feuilles d'or, la naïade écuyère lui balance une couronne de goémon et le publie fait entendre un murmure de satisfaction.
103:173
Voici comme tous les dimanches M. et Mme Philipon qui sont allés chercher leur petite fille chez les nonnes de Saint-Marceau pour la mener voir les plantes, les fleurs, les sycomores de Zanzibar et les animaux bizarres. En évitant les singes ils sont venus admirer l'éléphant de mer dont les mœurs sont réputées honnêtes et sauvages. C'est une petite fille de douze ans, très pieuse et très passionnée. Elle sera bientôt Mme Roland, sentimentale en diable et célèbre buveuse de sang. Avant de périr elle-même sur l'échafaud elle nous racontera sa vie, la piété de son enfance, le bonheur de ses promenades au paradis terrestre et l'erreur de son ami Marat qui réclamait plus de morts qu'elle n'en rêvait.
Immobile et de plus en plus sculptural le phoque a toujours les yeux braqués dans la même direction et l'assistance continue de s'interroger sur l'objet d'une attention aussi soutenue. Qu'espère-t-il et que ne voit-il vas venir ? Le bosquet de buis pourrait-il s'entrouvrir sur l'apparition d'une adorable phoquesse roulée dans les vaguelettes avant-courrières d'une marée libératrice ? La parfaite correction de son maintien et le joufflu de son visage évoqueraient plutôt quelque majordome hautain et corseté, en service commandé pour accueillir un personnage de la plus haute importance. Mais son regard est gonflé de ténèbres humides comme celui des sentinelles hébétées par les mirages de la nuit. Ce pourrait être aussi bien l'envers de ses globes oculaires tournés vers les abîmes du dedans. Méfions-nous de conjecturer, l'en-soi de l'éléphant de mer est tapissé de méduses, restons-en là. Pour tout dire je connais la raison de son guet : il attend ses harengs. Comme toujours il s'y prend beaucoup trop tôt mais quelquefois le porteur est en avance, et de toutes manières la gamelle d'harengs qui se fait attendre est un merveilleux hallucinogène. Activité cérébrale intense, moment de plénitude, c'est un banc d'harengs, un océan d'harengs, un ciel d'harengs qui tourbillonne dans un typhon d'harengs.
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Arrivé là un lecteur impatient est en droit de se demander si je n'ai pas perdu le sens du devoir en consacrant ici même et à l'heure qu'il est, une chronique tout entière au. phoque du Jardin des Plantes. S'il est bienveillant au point de m'avoir prêté quelque intention parabolique laborieusement élaborée pour en venir à la captivité de Jonas dans le ventre d'un éléphant de mer captif d'un bassin rond, il sera déçu car je n'ai plus rien à dire sur l'éléphant de mer.
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104:173
Ce n'est pas de propos délibéré que je me suis attardé sur un sujet qui jusqu'ici tenait lieu d'intermède ou de mise en train. Je me suis laissé surprendre, une vague de paresse m'a retenu éloigné des chienlits du siècle. Les marmousets protestataires de la loi Debré passaient au large sur l'air des lampions sans réussir à me distraire du phoque, et lui-même n'a cessé de m'offrir des échappées sans réussir à me décoller du bassin. La seule qui m'eût tenté concernait le processus ontologique du cours des choses : va-t-il droit son chemin, tourne-t-il en spirale ou rien qu'en rond comme on voudrait me le faire croire ici, ou n'est-il qu'un mouvement brownien dénué de sens. Comment un Français de souche gauloise, élevé dans la foi catholique, romaine, constantinienne et capétienne peut-il en arriver à se poser des questions pareilles. Ne fallait-il pas que le diable eût endossé une peau de phoque ou que mon ange gardien eût perdu le contact. M'avisant alors de pointer ma situation géographique je me trouvais non seulement aligné sur la statue de Lamarck par l'ours du Caucase, mais sur le minaret de la mosquée par la statue de Bernardin de Saint-Pierre. Il était temps de m'écarter de leur conjoncture.
A propos de ce minaret qui fait face à la maison de Buffon, il y a longtemps que je n'ai entendu la voix du muezzin. Elle nous charmait naguère en se mélangeant aux angélus de Saint-Médard pour célébrer le triomphe de l'Islam par Allah et Jésus son prophète. Bonne ambiance. Les arlequins ailés du syncrétisme voltigeaient dans le ciel de la paroisse. Mais je n'entends plus ni l'angélus ni le cri. Le sonneur électronique est peut-être en dérangement, le vociférateur est peut-être malade, mais peut-être ont-ils jugé tous deux que la piété des fidèles ou infidèles était mieux servie par les fracas de la cité laborieuse.
C'est alors que, tout naturellement, l'image de ce minaret fut balayée par la vision d'une colonne corinthienne du haut de laquelle un ascète chaleureux expliquait la Trinité aux pèlerins du Muséum et petits sociologues de la Fac Censier. A dire vrai je suis dans la banlieue d'Antioche où saint Siméon du haut de son chapiteau entretient son auditoire d'esclaves, soldats, portefaix, nobles et fonctionnaires dans l'espérance de leur salut par les mérites ineffables de la Rédemption. Et c'est là qu'un jour, des voyageurs syriens faisant halte au pied de la colonne pour demander la bénédiction du saint stylite, eut lieu ce court dialogue enregistré par l'histoire :
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Saint Siméon : « Et où allez-vous comme ça ? »
Les voyageurs : « A Lutèce. »
Saint Siméon : « Eh bien vous verrez Geneviève et vous lui porterez le salut de Siméon. »
Si vous n'êtes pas familier du V^e^ siècle je veux croire que l'incroyable banalité de ces propos vous laisse tout pantois de surprise et de ravissement. Depuis trop longtemps l'Église enseignante a dédaigné de nous faire apprendre par cœur la vie des saints, et les charlatans de l'esprit nouveau n'ont pas eu grand peine à leur substituer Marx, Éros et Luther King. Il y a quelques années, quand il fut question de déplacer la statue de sainte Geneviève, des pourparlers furent engagés entre commissaires municipaux et épiscopaux, soit pour modifier l'orientation symbolique du monument, soit pour l'expédier à Saint-Denis où les cocos la réclamaient figurez-vous. L'évêché ne cachant même pas le maigre intérêt qu'il portait à cette image laissait entendre ou dire que l'histoire de cette ville était un peu surfaite. Après quoi les jongleries et carambolages dont ils chamboulèrent le calendrier ont voulu nous faire croire qu'il n'y avait pas à se gêner avec les personnages plus ou moins fabriqués pour les besoins d'une cause désormais variable à gogo. Et Geneviève, disait-on chez les clercs éclairés, n'était jamais qu'une fausse bergère, fille de cultivateurs enrichis, sainte femme sans doute et de notoriété locale. Nous fîmes bien de n'en pas croire un mot, c'étaient eux les fumistes. Hier encore pourtant on m'aurait dit qu'à trois mille lieues de distance la bergère de Lutèce et le styliste d'Antioche s'ignoraient l'un l'autre, j'aurais trouvé cela bien naturel, et l'idée que je me faisais de la communion des saints n'en eût souffert aucun relâchement. Telle était l'image assurément dorée mais confuse et embrumée que je me faisais de ces temps prétendus lointains quand le mot de saint Siméon l'Ancien me fut rapporté très simplement par M. Louis Bréhier dans son *Histoire* de la civilisation byzantine (Albin Michel). Déjà cent pages de lecture où la discipline extrême de l'historien laissait transpirer comme un soupçon de ferveur, me préparaient à la surprise : un beau matin des années 450 et du haut de la colonne qu'il n'a pas quittée depuis 40 ans, Siméon envoie le bonjour à Geneviève. Un trait de lumière. Jamais la chrétienté dont j'ai pourtant quelques notions, ne m'est apparue dans sa réalité sensible avec autant de vérité qu'en pouvaient croire mes yeux. Il ne fallait que cette clé pour me la découvrir dans sa jeunesse, turbulente, fraternelle, infatigable, colporteuse des sacrés messages à travers les nations et les races de l'Occident.
106:173
Enfin je la vois vivre et grouiller, souffrir et s'ébaudir dans la lumière même de la résurrection. Alors maintenant, plus d'histoires : le cours des choses est rectiligne, il passe d'Antioche à Lutèce, plus question de spirale ni de rond ; déterminée par ses deux points Siméon-Geneviève, c'est la ligne droite filant à l'infini.
Jacques Perret.
107:173
### La trahison d'Espagne
*1822-1823*
par André Guès
EN UN JOUR DE BON SENS, Armand Carrel rappelait que le « patriotisme » avait eu aussi son émigration qui, aussi inglorieuse que l'autre, la seule dont s'occupe l'histoire officielle et scolaire, avait pris les armes contre la France. Excellente observation sur l'histoire, mais parallélisme inexact. Car sous la Révolution les émigrés avaient eu quelques raisons pressantes, leur vie étant en danger, et le motif de leur prise d'armes, restaurer le pouvoir légitime, était rien moins qu'injuste, si la méthode d'aide à l'ennemi était peccamineuse. Les émigrés de 1823 n'avaient ni ce motif de légitimité, ni ces raisons de sécurité. Leur vie n'était pas en danger. Trois des organisateurs de l'entreprise, le colonel Fabvier, le commandant Caron et le lieutenant Carrel lui-même avaient été impliqués dans divers complots et s'en étaient tirés nets de toute condamnation. Caron avait pu s'enfuir, prévenu par le général commandant à Marseille, chargé de l'arrêter en janvier 1823. Fabvier avait été impliqué dans le complot de la rue Cadet et, grâce à une fine manœuvre, dirigée par Broglie, des membres libéraux de la Chambre des Pairs, ne comparut devant elle que comme témoin. Une deuxième fois, il était apparu dans le complot de Belfort-Colmar avec Carrel alors en garnison à Neuf-Brisach, et aucun des deux n'avait été inquiété. Une troisième fois, Fabvier était entré dans un complot pour délivrer les « quatre sergents de la Rochelle », et avait été acquitté en correctionnelle. Puis un ministre de la Guerre très débonnaire, le maréchal Victor, avait accepté la mise en congé de Carrel alors qu'il était aux arrêts de rigueur pour avoir écrit à son colonel une lettre insultante qu'il avait communiquée à la presse. La liberté des « patriotes » qui émigrèrent n'était même pas sérieusement menacée malgré leurs graves incartades.
108:173
En vérité, le danger qu'il court dans son pays n'est pas la raison de l'émigration du « patriote », ni de ses tentatives à main armée contre sa patrie. Il suffit pour cela à la nature intellectuelle de son « patriotisme » que les Immortels Principes qui en sont l'objet ne règnent pas parfaitement sur sa terre natale. Pour amener leur règne, tous les moyens sont bons, la divinité des principes à instaurer moralise les pires d'entre eux. La nature de la cause que le « patriote » émigré soutient à l'étranger contre l'armée de son propre pays n'entre même pas dans ses considérations, il lui suffit que ce soit alors celle d'un ennemi. On va voir les « patriotes » soutenir manu militari contre l'armée française arborant le drapeau blanc la constitution espagnole que les Cortès ont votée au temps de Napoléon, et elle qualifie la religion catholique de « seule véritable », ce qui leur ferait horreur en France où d'ailleurs ne le disent ni la Charte, ni le Concordat. Voilà donc qu'en haine de la Monarchie catholique qui règne dans leur pays, les libéraux, les bonapartistes et les républicains vont se battre en Espagne pour quelque chose qui ressemble à une théocratie catholique.
L'occasion de renverser la Monarchie offerte en 1823 par l'expédition française d'Espagne est psychologiquement et techniquement bonne. C'est pour les « patriotes » un multiple défi : que l'armée française se soit reconstituée vite et bien sous le drapeau blanc -- « *ce sale drapeau *», disait Fabvier --. que sous le commandement du Dauphin de France elle ose entreprendre, et sur le même théâtre, ce que Napoléon n'a pas réussi à faire, un roi ; qu'elle agisse au nom de la Sainte-Alliance exécrée ; que cette campagne manifeste combien la France royale est à son aise dans le concert européen ; que son armée aille travailler pour un « *rey netto *» et un régime de « prétraille ». Et c'est un scandale que le drapeau blanc soit appelé en Espagne par le populaire qui y a combattu le drapeau tricolore : cela est contraire à l'ordre jacobin des choses. Ainsi tout dans la circonstance la rend psychologiquement bonne pour un complot : tout ce qui est libéral, tout ce qui est bonapartiste, tout ce qui est jacobin, tout ce qui est anticatholique, tout ce qui est républicain, tout ce qui est tricolore en un mot, tout ce qui est opposant au régime à quelque titre que ce soit est sentimentalement intéressé à l'échec de l'armée française, et par conséquent une proie désignée pour les recruteurs du complot.
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Enfin l'occasion est techniquement bonne. Il apparaît plus aisé de mutiner une armée concentrée que, comme on a échoué à le faire depuis 1815, des bataillons dispersés dans toutes les garnisons de France. On n'a obtenu que des mouvements partiels et mal synchronisés. Dans la circonstance, si l'on sait s'y prendre, on peut obtenir un soulèvement général. L'opposition le comprend, y met tous les moyens, sans le moindre scrupule, la provocation, le mensonge, l'enrôlement de l'étranger, l'argent de l'ennemi et l'incitation des militaires à la rébellion.
Si Fabvier est le principal organisateur, aucun des grands libéraux ne manque à son appel. Les riches, Lafayette ou Voyer d'Argenson, fournissent des subsides. Courier y va de son pamphlet, imprimé à Bruxelles et anonyme, mais où l'on reconnaît aisément son style caractéristique. On bat le rappel, de l'Internationale démocratique, des carbonari, des acquittés, bénéficiaires de non-lieux, libérés et contumaces de tous les complots qui ont échoué depuis neuf ans. Mais c'est surtout l'armée qui est travaillée : un flot de pamphlets, libelles, brochures, faux ordres, manifestes, proclamations et placards s'abat sur la troupe dans ses cantonnements où les agents affluent pour en faire la distribution ; une excellente organisation l'assure aussi dans les cafés ; le *Constitutionnel* publie des articles et reproduit les discours aux Chambres où l'opposition libérale proclame l'injustice de l'expédition, prédit ses difficultés et annonce son échec. Car si la plupart des historiens de notre époque insistent sur le peu de résistance que rencontra l'armée du duc d'Angoulême, les libéraux d'alors annonçaient tout le contraire, quittes ensuite à se gausser de ce qui n'avait été qu'une promenade militaire. Peut-être est-il plus juste de féliciter le gouvernement d'un succès militaire obtenu pour un si faible prix en vies humaines.
L'expérience des complots avortés est mise à profit. L'action sur les sous-officiers a montré son inefficacité : on s'en prend à la tête, officiers supérieurs et généraux. Tous ces derniers et presque tous les colonels reçoivent des lettres, sont visités, sondés, sollicités, jusque au général Guilleminot, major-général du corps expéditionnaire. Parmi toute cette littérature qui se déverse ainsi, il y a celle d'un *Quartier-général de l'armée des Hommes libres* établi « *sur le sommet des Pyrénées *» en compagnie d'un *Conseil de Régence* aussi imaginaire : Louis XVIII est proclamé illégitime et Napoléon II empereur. Un journal de langue française, l'*Observateur*, paraît de l'autre côté de la frontière et est répandu en deçà : il annonce que, si les Français envahissent l'Espagne, Napoléon II leur « *légitime empereur *» sera proclamé et la régence de Marie-Louise instituée, ce qui donne à penser que les organisateurs du complot étaient peu au courant des occupations qu'avait alors cette dame.
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Sans exagérer le succès de cette propagande auprès des troupes, il reste qu'au dernier moment avant le début du mouvement, dans la nuit du 5 au 6 avril, vingt-quatre heures avant le passage de la Bidassoa, le commandement estima nécessaire de changer l'ordre de bataille et de remplacer par des troupes plus sûres six bataillons de l'avant-garde qui, comme tels, avaient particulièrement été travaillés et où un certain nombre de désertions étaient signalées, qui faisaient craindre qu'ils ne fussent gangrenés.
Un coup contre le général Guilleminot lui-même faillit bien réussir. Quinze jours avant la mise en mouvement de l'armée, la police découvrit dans la diligence Paris-Bayonne des cocardes tricolores et des drapeaux à l'aigle impériale adressés à Lostende, aide de camp du major-général. C'était une manœuvre éhontée pour compromettre celui-ci, dont la fidélité pouvait paraître douteuse car il avait servi pendant les Cent-Jours, en même temps que le succès de l'expédition qu'il avait préparée. Il est de fait que Victor tomba dans le panneau : il fit prendre par le roi une ordonnance qui le nommait lui-même en remplacement du major-général destitué et se précipita vers les Pyrénées. Il fallut tout le caractère et toute l'énergie d'Angoulême, qui le suivit de quelques heures, pour couvrir Guilleminot et refouler le Maréchal. Le Prince en fureur devant tant de sottise menaçait de donner sa démission de commandant en chef et de rentrer chez lui. Ce fut Victor qui reprit la route de Paris.
Béranger y est allé de son inévitable chanson de circonstance, *l'ordre du jour,* dont le refrain : *Brav'soldats, v'là l'ordr'du jour : -- Garde-à-vous, demi-tour,* incitation des militaires au refus d'obéissance devant l'ennemi, eût conduit son auteur en prison sous un régime moins débonnaire. Béranger passa bien en jugement, mais il lui suffit d'affirmer que la chanson n'était pas de lui pour être acquitté. Personne n'a jamais mis en doute que ce fût un reniement, sauf son juge et son éditeur qui, pour continuer la fiction, ne la fit pas figurer dans ses *Œuvres complètes.* Le sujet du si « patriotique » morceau est celui-ci : un jeune soldat questionne un ancien sur la campagne qui va s'ouvrir. L'ancien explique à la recrue : « ...*Profitant d'not'absence -- On introduira l's'étrangers *», et qu'en conséquence l'armée française ne doit point aller en Espagne, mais faire demi-tour. Demi-tour devant l'ennemi, voilà l'ordre que le « patriote » Béranger donne à l'armée française, ce qui lui vaut cette appréciation du sénateur. historien Hamel, qui fut radical, que sa chanson était « *bien faite pour démoraliser le soldat *», ce que nul ne met en doute, mais aussi que « *la situation politique* (s'y) *trouvait admirablement dépeinte *», ce qui est plus douteux (*Histoire de la Restauration,* Flammarion, 1897).
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La thèse de l'opposition libérale, en effet, est que le gouvernement royal va profiter que le gros de l'armée est occupé en Espagne pour ouvrir le royaume à l'invasion étrangère et, sous sa protection, abolir la Charte. L'origine de cette billevesée est dans la fin du discours de Villèle, chef du cabinet. Il a dit : « *Le gouvernement se trouve dans l'alternative de faire la guerre sur les Pyrénées ou de la soutenir sur le Rhin.* » Ce qui signifie clairement : de par sa position géographique entre l'Espagne et le reste de l'Europe, la France ne peut demeurer neutre. Elle est dans l'alternative ou d'attaquer la révolution espagnole sur les Pyrénées ou de la défendre sur le Rhin contre la Sainte-Alliance.
Il faut torturer génialement le texte pour y découvrir ce que l'opposition libérale feint d'y voir. Or cette idée de l'invasion étrangère machinée se trouve écrite dans la solennelle protestation que les soixante députés libéraux ont signée contre la suspension et l'arrestation de Manuel, l'un des leurs, à la suite d'un incident de séance : « *Ce premier pas n'est que le prélude du système qui conduit la France à entreprendre une guerre injuste au dehors, pour consommer au-dedans la contre-révolution et pour ouvrir notre territoire à l'occupation étrangère.* » Dieu, que c'est bête, un libéral... Les historiens peu favorables à la Restauration le reconnaissent implicitement, et que c'était là une parfaite ineptie. J'ai nommé Malet et Grillet (*Histoire contemporaine ;* classes de 3^e^ A et B, Hachette, 1917), Malet et Desdevizes du Désert dans Lavisse et Rambaud (*Histoire générale,* t. 10, Armand Colin, 1898), Charléty dans Lavisse (*Histoire de France contemporaine,* t. IV, Hachette, 1921) et M. Jacques Droz dans la collection Clio : ou bien ils négligent de signaler l'opposition libérale à l'expédition d'Espagne, ou bien en réduisent les manifestations à l'incident Manuel. Le scolaire Albert Malet, narrant cet incident, n'a pas oublié toutefois de mentionner la protestation unanime des collègues libéraux de Manuel, mais simplement d'en dire le contenu. Contenu qui fait précisément que les députés libéraux de 1819-1823 ne sont pas sans ressemblance avec le tire-laine qui crie au voleur plus fort que les honnêtes gens : ils accusaient mensongèrement le roi de France d'avoir machiné l'invasion étrangère qu'ils avaient, eux, réellement envisagée, et pour la deuxième fois, quatre ans auparavant (cf. ITINÉRAIRES, numéro 165 de juillet-août 1972 : *Une tradition jacobine*).
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« *L'éloquent Manuel *» que Victor Hugo devait -- plus tard -- célébrer aux « *mains scélérâtes *» du vicomte de Foucauld -- n'oubliez pas l'accent circonflexe pour rimer avec « arrêtâtes » -- avait prédit au roi d'Espagne le sort de Louis XVI si l'armée française passait les Pyrénées. Ses collègues et lui prédisaient l'invasion de la France dans cette conjoncture par les armées de la Sainte-Alliance, en même temps que l'échec d'Angoulême devant l'insurrection du. peuple espagnol. Rien de tout cela ne se produisit, ce qui met en cause la perspicacité politique des libéraux s'ils y croyaient, leur moralité s'il n'y croyaient pas.
Fabvier était l'âme et fut le bras de l'entreprise sur le terrain. A la fin de 1822, il avait pris contact à Paris avec un agent des libéraux espagnols, Olivarria, mandaté par ses compatriotes pour soulever le corps d'observation rassemblé dans le midi de la France. L'activité d'Olivarria était de bonne guerre pour un Espagnol ; y correspondre l'était moins pour un Français. Fabvier estima qu'il serait impossible d'agir sur l'armée d'Angoulême une fois les opérations engagées, et que tout devrait être fait avant. Il calcula un budget, le présenta à l'Espagnol et signa avec lui une convention financière que le gouvernement de Madrid n'exécuta d'ailleurs pas, mais qui doit cependant figurer au dossier de moralité des « patriotes ». Grâce toutefois aux générosités des capitalistes libéraux les fonds ne manquèrent pas à Fabvier, l'activité des agitateurs le prouve avec l'abondance de la littérature distribuée. Fabvier se rendit de sa personne dans le midi, s'agitant dans les cantonnements autour de ses anciens camarades de l'armée. Se voyant « brûlé » par l'affaire Lostende, il fila en Espagne à la fin de mars.
Le coup paraissait donc avoir échoué. Or, loin de désespérer et montrant toutes les facultés d'adaptation d'un esprit fertile en ressources, il organise rapidement une manœuvre hardie. Le but de l'opération jusqu'alors conçue était double : éviter à la révolution espagnole l'intervention française et, en France, renverser la Monarchie par l'armée qui, partant de ses cantonnements de concentration, prendrait le drapeau tricolore, ferait « *demi-tour *» et marcherait sur Paris. Le mouvement devait commencer par l'avant-garde qui, à cet effet, avait été particulièrement travaillée et qui, remontant le dispositif, entraînerait le reste. Si l'opération a raté, elle peut être reprise par un choc psychologique sur cette même avant-garde au moment où elle passera la frontière, et le reflux se produira alors comme prévu. Si le commandement mollit ou hésite à réagir instantanément devant l'incident machiné, l'affaire peut réussir même avec très peu de moyens.
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Or ceux que Fabvier trouve en Espagne ne sont pas négligeables. Des émigrés français sont venus d'Angleterre par la Corogne et Lisbonne. Le commandant Adolphe de Marbot, Caron et Carrel sont là avec des Français républicains et bonapartistes qu'ils ont débauchés et amenés avec eux. Il y a des rescapés du complot déclenché par Fouché en mars 18114 (le général Charles Lallemand), de celui de Berton (le commandant Gauchais), de ceux de Nantes et de Colmar, avec des Piémontais, des Napolitains, des Belges et des Anglais. De Saint-Sébastien, Fabvier en conduit deux cents au bord de la Bidassoa, déguisés en chasseurs et grenadiers de la garde impériale. Quand l'avant-garde française, apparue, arrive à distance convenable, toute la bande se dévoile, agitant le drapeau tricolore, chantant la *Marseillaise* et la chanson de Béranger. Fabvier attendait des vivats et des acclamations. Ce qui vint, c'est le général Vallin, qui était à Waterloo et que cette mascarade écœura. Il fit tirer trois coups de canon et une salve de carabines par la gendarmerie. Cela suffit pour que la cohorte destinée à renverser le roi de France s'enfuie en laissant sur le terrain huit morts, plus quatre blessés qui étaient un Belge, un Piémontais et deux Français déserteurs.
Soit que Fabvier ait répugné à se battre contre son pays, soit que, le coup ayant manqué deux fois et la parole étant maintenant aux armes, il n'ait pas fait confiance aux bandes libérales espagnoles ni aux « brigades internationales », il quitta Saint-Sébastien avec Caron et quelques hommes pour gagner l'Angleterre. De la Corogne, une partie du reste fit route sur Lugo dans l'intention de faire révolution au Portugal, sous le commandement de Gauchais, du capitaine Michelet, avec un officier italien et une vingtaine d'Anglais. Ils finirent par se rendre à l'Armée de la Foi qui les remit aux autorités françaises.
Les autres n'eurent pas vergogne de se battre contre l'armée française à la Corogne. Là, diverses bandes : *Légion libérale, Lanciers défenseurs de la Liberté, Lanciers de Napoléon II, Guérillas constitutionnelles,* furent fondues dans une Légion libérale étrangère. Cette Légion y reçut encore le renfort d'un groupe formé à Madrid par le chef d'escadron Pascal Eymard sous le nom de *Défenseurs de la Liberté et de Napoléon II* et commandé par le Belge Janssens. Arriva aussi à la Corogne le général anglais, Sir Robert Wilson, qui s'était battu contre la France tout au long des guerres de la Révolution et de l'Empire, mais était devenu un ami des libéro-bonapartistes depuis qu'il avait fait passer en Belgique Lavalette après son évasion, ce qui lui avait valu trois mois de prison, sanction bénigne pour s'être occupé de ce qui ne le regardait pas dans un pays qui n'était pas le sien.
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Pendant le siège de la Corogne par la division Bourke, la *Légion libérale étrangère* tint, sous le drapeau tricolore, la hauteur de Sainte-Marguerite contre le 7^e^ Léger commandé par la Rochejaquelein. Elle fut comprise dans la capitulation de la place. Quelques autres Français, qui s'échappaient sur un brick de Saint-Sébastien assiégé, furent pris par la croisière française.
De l'autre côté de la péninsule, on trouve une Légion libérale formée d'Italiens sous le nommé de Pacchiarotti qui avait servi dans l'armée impériale, de Français sous Carrel, d'Allemands et de Polonais, avec un peloton de cavalerie dit lui aussi Lanciers de Napoléon II. Ils se sont mis à la disposition du grand homme que possède le libéralisme militaire espagnol, Mina. Une partie fut affectée à la défense de Tarragone, une autre à celle de Mataro, une troisième demeura dans Barcelone assiégée. Quand on demanda des volontaires pour secourir Figuières, tous ceux-ci y furent, dans une colonne qui sortit de nuit et par mer. Ce fut aux cris poussés par les Français de Vive Napoléon II qu'elle se heurta le 15 septembre à Llado à une brigade de la division Blacas et fut repoussée avec de lourdes pertes. Nouveau combat le lendemain à Llers, et cette fois les Espagnols lâchèrent pied. Leur commandement entra en pourparlers pour une capitulation que la Légion refusa. Fort libéralement, le lieutenant-général de Damas la rassura et écrivit dans la capitulation, article 3 : « *Tous les étrangers qui font partie des troupes constitutionnelles seront traités selon leur grade de la même manière que les autres prisonniers *», alors qu'il n'eût peut-être pas été tout à fait immérité de fusiller sur-le-champ les Français ainsi pris les armes à la main. A leur endroit, Damas continua cependant, ne pouvant, dit-il, faire plus sans engager la parole du roi : « *Quant à ceux des étrangers qui sont français, le lieutenant-général s'engage à solliciter vivement leur grâce. Le lieutenant-général espère l'obtenir.* » La capitulation fut signée en ces termes le 17.
Il faut ajouter que Damas avait d'abord proposé au commandement espagnol de laisser les Français se retirer librement. L'officier avait répondu : « *Nous ne pouvons accepter, car ils seraient aussitôt massacrés par nos paysans.* » Les garder prisonniers et les faire transférer en France sous bonne escorte était donc leur sauver la vie une première fois. Des cent soixante officiers prisonniers, vingt et un étaient français, dont Carrel qui devait dire. plus tard sa honte d'avoir participé à une aussi peccamineuse aventure que M. Gabriel Perreux, président de la *Fédération nationale des Associations et Syndicats des Journalistes français, appelle* « *sa glorieuse équipée en Espagne en 1823 *» (*Le duel du siècle* dans l'*Histoire de la Presse française,* 2 vol., Spes, 1965).
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Je suis enchanté de voir l'autorité morale et intellectuelle de M. le président Perreux glorifier ainsi l'armée de Condé. Mais c'est être plus royaliste que le roi, et M. le Président est un ultra : il manifeste des sentiments qui n'animaient pas le protagoniste lui-même, non seulement plus tard et à la réflexion, mais sur le moment et tout chaud encore du combat. Car Armand Carrel demanda à parler à Damas qui eut la cordialité de ne pas refuser et raconte : « *Il était triste. Il commença par m'assurer qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour se faire tuer. Nous causâmes. Les larmes lui venaient aux yeux : il convenait de ses torts, comprenait l'étendue de sa faute, mais disait ne pouvoir agir autrement. *»
Les deux cents Français pris les armes à la main, tant militaires que civils, et tant en Catalogne qu'en Galice, furent ou acquittés, ou bénéficiaires d'une commutation de peine et finalement graciés moins de deux ans après, à l'occasion de l'avènement de Charles X. Pour Carrel, officier d'active, un premier conseil de guerre se déclara incompétent, un second le condamna à mort et son jugement fut cassé, un troisième l'acquitta. Quant à Fabvier, il s'en fut guerroyer en Grèce et, à son retour, le roi le reçut en audience. Le régime était vraiment débonnaire. Je rappelle que sous la Révolution, et jusqu'à Brumaire, les émigres rentrés, même s'ils n'avaient pas combattu, étaient exécutés.
A Paris, les députés libéraux furent rendus furieux par l'échec du complot et de leurs prévisions. De celui-là, ils attendaient impatiemment des nouvelles, et elles vinrent vite, leur service de renseignements marchait bien. Cinq jours après l'affaire de la Bidassoa, le général Lamarque écrivait son indignation des morts et des « quatre français blessés grièvement », dont deux étaient étrangers. Il eût sans doute fallu que le duc d'Angoulême offrit à boire à ceux qui voulaient débaucher son armée et ce devait être la coutume au temps de Napoléon. Lamarque n'était pas beau joueur. Puis, faute d'autre objet, la fureur des libéraux s'exerça contre le commandement de l'armée, accusé de concussion. Lourde calomnie : rentré à Paris, Angoulême remit au Trésor ce qu'il n'avait pas dépensé de ses frais de représentation. Je ne sais pas si l'on a souvent vu pareille délicatesse.
Sept ans plus tard, l'opposition libérale fera le même genre de calomnie contre Bourmont, aussi scrupuleusement honnête en Algérie. Sept ans plus tard aussi, en s'opposant par tous les moyens, même malhonnêtes, à l'expédition d'Alger, les libéraux voudront travailler pour l'Angleterre.
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C'était déjà pour elle qu'ils s'agitaient en 1823. Car au congrès de Vérone, Wellington et Canning s'étaient opposés furieusement à l'expédition d'Espagne. Repassant par Paris au retour, le premier s'y était arrêté pour tenter auprès de Villèle une manœuvre d'intimidation qui faillit réussir. En Angleterre, l'opposition était peut-être encore plus excitée que le parti au pouvoir. Il y eut des manifestations publiques et les relations furent presque interrompues entre le Foreign Office et l'ambassadeur de France, Marcellus. Dumouriez, agent soldé de l'Angleterre où il résidait, proposa à Canning une autre sorte de complot pour mettre sur le trône le duc d'Orléans, comme « *seul moyen de sauver l'Europe du despotisme* ». Paris eut raison de ne pas mollir dans la crainte d'une guerre dont Canning menaçait Marcellus et Wellington Villèle : l'Angleterre ne pouvait pas la déclarer, pas plus qu'elle ne le pourra en 1830, n'ayant pas trouvé sur le continent le soldat qui lui était nécessaire pour la faire à sa place, sauf la bande de Fabvier.
Voici, pour finir, comment certains historiens ont raconté ces choses. Charléty (*op. cit*.) réduit l'opposition parlementaire à l'incident Manuel. Quant à la trahison des libéraux et à leur complot, les voici tout entiers : « *Une légion de cent cinquante réfugiés* -- pas émigrés, et cent cinquante seulement alors qu'ils furent deux cents faits prisonniers, sans compter ceux qui s'étaient enfuis -- français -- français seulement -- *se présenta avec le drapeau tricolore, espérant que les soldats du duc d'Angoulême s'arrêteraient* -- s'arrêteraient seulement -- *en les voyant. On dispersa la légion à coups de canon*. » Rien sur la Corogne et rien sur la Catalogne. Albert Malet, bien connu des bacheliers de ma génération, écrivant sous le patronage de Lavisse et Rambaud, ne dit pas un mot de cette affaire. Pour M. Jean Vidalenc (*La Restauration,* coll. « Que sais-je ? », P.U.F., 1968), l'attitude des libéraux s'est bornée à une erreur de pronostic : ils avaient « *laissé pressentir une défaite *» -- laissé pressentir seulement. Il est bien question de Fabvier se battant contre son pays, mais accidentellement, et au chapitre sur les affaires de Grèce ; il faut donc croire qu'il a été le seul dans ce cas. Il est bien question aussi des « *plus compromis *» dans les complots qui « *passèrent en Espagne *», mais c'était seulement « *pour y combattre paradoxalement pour le compte d'un gouvernement constitutionnel des insurgés absolutistes *». Voilà un adverbe mal placé, mais jacobin : c'étaient les insurgés qui étaient paradoxalement absolutistes.
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Quoi qu'il en soit du paradoxe, les Français qui passèrent en Espagne n'y combattirent apparemment pas l'armée française. Ces historiens n'allant pas jusqu'à penser, comme Gabriel Perreux, qu'il est glorieux de se battre contre son pays quand c'est pour les Immortels Principes, du moins je leur fais ce crédit, ont préféré se taire. Cette discrétion à elle seule établit qu'il s'est passé alors quelque chose qui n'est pas à l'honneur des libéraux.
André Guès.
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### Le jubilé de Mgr Cazaux
par Édith Delamare
EN JUIN 1972, Mgr Cazaux fêta son jubilé d'or sacerdotal. A cette occasion, le Pape lui envoya la lettre suivante, largement reproduite dans les journaux locaux :
A NOTRE VÉNÉRABLE FRÈRE
ANTOINE-MARIE CAZAUX, ANCIEN ÉVÊQUE DE LUÇON.
On a porté à Notre connaissance -- et ce Nous fut une joie de le savoir -- que vous alliez, à la fin de ce mois de juin, célébrer le souvenir d'un heureux événement : il y aura en effet cinquante ans fille vous avez reçu l'ordination sacerdotale.
La bienveillance que Notre cœur éprouve intense à votre égard, vénérable Frère, l'appréciation de haute estime que Nous portons sur votre loyale activité dans l'accomplissement du suint ministère, Nous imposent, Nous semble-t-il, comme un agréable devoir, de vous procurer, à cette occasion, par Notre prière, une joie plus pure et de vous adresser un souvenir durable de Notre geste. C'est pourquoi Nous voulons que, lors de la célébration organisée chez vous en votre honneur, Notre voix se fasse entendre pour vous apporter quelque agrément et vous exprimer Nos compliments.
Avant tout, nous vous faisons grand éloge de ce que, donné comme pasteur au diocèse de Luçon, dont la foi ancestrale est bien connue, vous vous y êtes distingué par une foi ferme, une charité véritable, une paix sincère. A votre louange, il faut ajouter, entre autres choses, que vous avez fait preuve de prudence éprouvée par une longue expérience, quand vous êtes devenu membre des commissions épiscopales françaises pour le monde scolaire et le monde de la mer, et pareillement ensuite au comité épiscopal pour les missions à l'extérieur. De plus, au deuxième Concile œcuménique du Vatican, vous avez donné des conseils avertis en vue de pourvoir au bien des séminaristes et à l'étude de a doctrine catholique.
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Voici maintenant Notre exhortation pressante : fort du secours de Dieu tout-puissant, ferme dans la foi, joyeux dans l'espérance, animé d'un profond esprit de prière, appliquez-vous à vous dépenser pour le règne du Christ et sa gloire, selon que l'occasion s'en offre à vous et que faculté vous en est donnée. Que Sion soit comblée de droit et de justice. Que vos jours se vivent dans la foi. Les richesses qui sauvent sont la sagesse et la science. La crainte du Seigneur est son trésor (cf. Is. 33-5-6). Pour que cela profite heureusement à l'accroissement et à l'honneur de la cause de l'Évangile dont vous êtes le serviteur, toujours et partout, au long des jours et des nuits, dans la solitude et au milieu des hommes, aimez la justice et nourrissez sur le Seigneur de droites pensées (cf. Sg. 1-I), « Allons ! réconcilie-toi avec lui et fais la paix : ainsi, ton bonheur te sera rendu. » (Jb 22-21.)
Que la bienheureuse Vierge Marie, étoile du ciel, miroir de justice, flambeau étincelant de toute sainteté, vous comble de ses dons maternels, puisque vous lui êtes dévoué, et vous suive toujours de son regard bienveillant.
Avec ces vœux que Nous formons du fond du cœur, à vous vénérable Frère et à tous ceux qui célèbrent avec vous le cinquantième anniversaire de votre ordination sacerdotale, Nous accordons très affectueusement la bénédiction apostolique, gage de l'assistance et de la force d'En-Haut.
Du Vatican, le 6 juin de l'année 1972, neuvième de Notre pontificat.
Paulus PP. VI.
Bénédiction apostolique mise à part, disons tout net que la lecture de cette lettre nous laisse un étrange malaise. Les bureaux ont eu beau puiser dans l'Écriture une miette de Job par ci, une once de Sagesse par là, on a l'impression que le cœur n'y est pas. Et quelle délicatesse, quel à propos, en s'adressant à Mgr Cazaux : «* Allons ! Réconcilie-toi avec le Seigneur et fais la paix : ainsi, ton bonheur te sera rendu. *» l' « ancien évêque de Luçon » serait-il un pécheur public ? Son bonheur se serait-il enfui ? Qu'est-ce que tout cela veut dire ?
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On sait bien, en tout cas, ce que cela ne veut pas dire. Sion est peut-être comblée de droit et de justice, mais pas Mgr Cazaux. On ne peut s'empêcher de supposer qu'il a du ressentir quelque amertume de ne pas trouver ne fût-ce qu'une ligne ou une phrase évoquant le combat pour la liberté scolaire qui fut la gloire de son épiscopat.
Les catholiques de France doivent beaucoup à Mgr Cazaux. Ce que le pape oublie ou omet, nous allons le rappeler. Au moins dans les grandes lignes, car l'histoire de ce combat n'est pas écrite.
\*\*\*
Sitôt la Libération, l'école libre fut menacée. Le 21 juin 1945, les comités de Libération de la Vendée se réunissaient pour rédiger des « Cahiers » destinés aux « États Généraux » de la Renaissance française. Figuraient entre autres « vœux » : « La nationalisation et la fusion de l'école publique et de l'école libre par la réquisition des locaux et l'intégration du personnel qualifié. » En termes clairs, la disparition de l'enseignement libre, présenté comme un vœu de la population vendéenne.
Le lendemain, 22 juin 1945, l'évêque de Luçon envoyait cette lettre ouverte « à Messieurs les Présidents et Mesdames et Messieurs les Membres des Comités de Libération de la Vendée » :
« Commis de par Dieu à la garde d'un diocèse dont je connais la pensée et les sentiments, je proteste avec la dernière énergie contre une motion aussi évidemment contraire à la liberté de pensée, à la justice, à la simple vérité. Contraire à la liberté de pensée dont la liberté de l'enseignement est une des formes essentielles. Contraire à la justice, car elle tend à priver les parents chrétiens de l'exercice d'un droit sacré. Contraire à la vérité, car elle n'exprime pas la volonté de la population vendéenne dans sa très grande majorité.
« La France vient d'être délivrée du joug du totalitarisme nazi. Le moment serait mal venu pour essayer de lui en substituer un autre... Aussi bien, ce qu'il y a de plus inadmissible dans la motion des Comités de Libération, c'est la prétention de représenter l'opinion de la Vendée. Il y a là -- vous voudrez bien me pardonner le mot, je n'écris pas pour vous offenser mais l'affaire est trop grave et je vous dois, je dois à mes fidèles toute ma pensée -- il y a là un véritable outrage à la volonté populaire.
121:173
« La volonté de la Vendée, elle s'est exprimée dans les résultats du référendum en faveur de l'Enseignement Libre : ce référendum a groupé 148.000 voix, soit les 70 % des électeurs présents, ou les 80 % des votants du 29 avril dernier. La volonté de la Vendée, elle s'exprime mieux encore par cette floraison d'écoles libres construites au prix des sacrifices les plus lourds et auxquelles les familles confient plus des deux tiers de leurs enfants. Il y a en Vendée, des paroisses où il n'y a que des écoles chrétiennes, des cantons entiers où la presque totalité des enfants fréquente l'école chrétienne. Que voulez-vous à ces cantons ? Que voulez-vous à ces paroisses ? Que voulez-vous à ces familles ? Les priver des institutions qu'elles ont payées très cher et qui n'ont jamais travaillé que dans la paix et pour le plus grand bien de nos enfants ? Je préfère vous en avertir : pour vous en empêcher, vous trouveriez une population tout entière debout pour la défense de ses droits et, avec elle, un évêque qui n'est pas d'humeur à trahir les devoirs de sa charge.
« Veuillez agréer, Mesdames, Messieurs, l'expression de mes sentiments distingués. »
Ce n'était qu'une première escarmouche, préliminaire de plus grands combats. Les subsides accordés à l'Enseignement libre par le gouvernement de Vichy ont été supprimés par le gouvernement du général de Gaulle (illustre fils de l'École libre). Le 10 juillet 1945, Mgr Cazaux écrit à ses instituteurs libres, pour apaiser leur inquiétude, bien compréhensible :
« ...Sans doute, nous sera-t-il impossible, tout le temps que l'État n'aura pas fait droit à nos légitimes exigences, de leur attribuer des traitements comparables à ceux des maîtres de l'Enseignement public. Mais nous voulons tout faire pour leur assurer une honnête subsistance et pourvoir suffisamment à leurs préoccupations d'avenir. A cet effet, nous n'hésiterons pas à solliciter la générosité de nos dévoués diocésains. Nous n'arrêterons pas de réclamer à l'État l'aide financière que nous sommes en droit d'exiger de lui. Et la Providence aidant, forts de son appui et de la générosité de notre magnifique Vendée, nous maintiendrons !... Bien chers maîtres et maîtresses de nos écoles et de nos pensionnats libres. vous maintiendrez. La Vendée compte sur vous, reconnaissante et fidèle. Vous pouvez compter sur elle. Grâce à elle, pas une école, pas une classe ne fermera ! »
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(Ouvrons ici une parenthèse. Il faut savoir que l'héroïsme des maîtres était digne de celui de l'évêque. En 1955, c'est-à-dire dix ans plus tard, la mensualité d'une école primaire paroissiale tenue à Paris par des religieuses de Saint-Vincent-de-Paul, s'élevait à 1200 anciens francs. A la même époque, en Vendée, l'école paroissiale tenue par deux laïques, demandait une mensualité de... trois cents francs. Les paroissiens complétaient avec du blé, du beurre et des lapins, mais tout de même ! On comprend cette réflexion du curé : « Mgr Cazaux est le plus riche évêque de France en écoles libres. C'est peut-être aussi le plus pauvre, car chaque école représente un déficit, alors, multipliez le déficit par le nombre d'écoles... » Ajoutons que le plus riche en écoles libres, Mgr Cazaux était aussi le plus riche en séminaristes. Fermons la parenthèse.)
\*\*\*
Le 4 novembre 1945, 35 000 Vendéens se réunissent aux Herbiers pour un premier meeting de protestation. L'évêque de Luçon prend la parole :
« Où donc est la différence entre l'école libre et l'école officielle ? Il faut bien l'avouer : elle réside uniquement en ce que celle-ci fait profession de taire le nom de Dieu et d'ignorer les choses de la religion, tandis que celle-là veut se souvenir que le petit chrétien a un Dieu à servir, une âme à cultiver et un ciel à gagner... Et maintenant, d'autres viendraient qui vous diraient : « Ôte toi de là que je m'y mette. » On viendrait à nouveau arracher le crucifix des murs que vous avez bâtis ?... Non ! ce n'est pas cela que vous avez voulu. Aussi bien, vous ne le permettrez pas. Sommes-nous d'accord ?... En Angleterre, en Hollande, en Belgique, au Canada, aux États-Unis, dans toutes les nations vraiment démocratiques, dans tous les pays libres, les catholiques, comme les membres des autres confessions religieuses, reçoivent de l'État les subsides qui leur permettent d'élever leurs enfants conformément à leurs convictions. Nous ne comprenons pas, nous ne comprendrons jamais pourquoi ce qui est possible ailleurs, serait impossible chez nous.
La Bretagne s'émeut à son tour. Président d'un éphémère gouvernement (16 décembre 1946 -- 16 janvier 1947), Léon Blum prophétise : « Les Chouans vont décrocher leurs fourches. » En avril 1946, 70 000 manifestants se réunissent à Quimper et 80 000 à Nantes. A La Roche-sur-Yon, ils sont 50 000 le 7 avril 1946. A l'issue de cette manifestation, des vœux furent remis au préfet à l'adresse du gouvernement.
123:173
« Les considérants, écrira Mgr Cazaux, en étaient particulièrement énergiques et on y réclamait, non seulement la liberté, mais la justice, laissant poindre dans la phrase terminale, la menace de la suspension du paiement de l'impôt. » ([^9])
Une loi de Vichy frappait de taxes les kermesses et séances théâtrales données au profit des écoles libres. Nul ne trouvait à y redire, puisque le gouvernement de Vichy subventionnait ces écoles. Mais en 1946, le gouvernement, ayant supprimé les subventions, entend percevoir les taxes. Or, les ressources procurées par les kermesses sont devenues indispensables à la survie des écoles libres. Mgr Cazaux écrit : « En 1946, spontanément, sans qu'aucune consigne ait été donnée, certains organisateurs de ces spectacles, considérant que la caisse de leur école était aux prises avec de graves difficultés financières et irrités de l'injustice de l'État en matière scolaire, refusèrent d'acquitter ces taxes, assez minimes pourtant, que leur réclamait le fisc. Ce fut cette affaire, assez mince en elle-même, qui imposa la question scolaire à l'opinion et la fit déboucher dans la presse. »
Ce n'est effectivement pas un mince événement, que de voir un évêque déposer devant les tribunaux, tandis que des milliers de personnes récitent le chapelet sur la place.
C'est le spectacle qu'offre La Roche-sur-Yon le 1^er^ juillet 1947. L'évêque de Luçon revendique hautement ses responsabilités :
« Quel est, dans cette affaire, le degré de responsabilité qui incombe aux inculpés d'aujourd'hui ? Cette responsabilité m'apparaît bien atténuée, parce que largement partagée par l'évêque de Luçon et par tout son diocèse.
« Partagée par l'évêque : j'ai reçu de M. le Directeur des Contributions Indirectes, une lettre d'ailleurs parfaitement correcte, à laquelle on a donné une publicité que je n'avais pas recherchée. M. le Ministre des Finances m'a écrit à son tour. Tous deux me priaient d'intervenir pour faire cesser les irrégularités reprochées aux catholiques. J'aurais pu le faire. Mes prêtres et mes fidèles ne m'auraient pas compris. Je crois pouvoir cependant affirmer qu'ils m'auraient obéi. Je ne suis pas intervenu. Je ne suis pas intervenu parce que je ne pouvais pas intervenir. Je une pouvais pas intervenir parce que je me serais donné trop l'air de méconnaître la justice de leurs revendications et de consacrer en quelque sorte le régime dont ils sont depuis trop longtemps les victimes...
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Aujourd'hui, Monsieur le Président, comparaît à votre tribunal, non pas M. Vrignon, M. Retailleau, etc.. mais une population tout entière. C'est à elle que s'appliquera tout à l'heure votre sentence.
« ...Nous ne sommes pas des séditieux, nous ne sommes pas des haineux. Nous ne sommes pas des séditieux et nous n'avons aucun désir de nuire à la bonne marche des affaires du pays. Nous ne sommes pas des haineux et nous ne portons au cœur aucun sentiment d'animosité contre les maîtres qui enseignent dans les écoles publiques, contre les fonctionnaires qui nous ont traduits devant ce tribunal, contre les magistrats qui nous y accueillent. Nous voulons seulement que nos écoles vivent ! Et nous réclamons à cet effet une liberté effective : une liberté effective parce qu'elle ne sert que la consécration d'un droit inviolable. Et ce droit est inviolable parce qu'il s'appuie sur le plus sacré des devoirs : le devoir du père qui croit en Dieu, en Jésus-Christ, de confier ses enfants à des maîtres capables et désireux de les initier aux devoirs et aux joies de la vie chrétienne.
« ...Pour me résumer -- je le dis sans passion, en toute objectivité, avec tout le respect que je dois à la justice de mon pays, -- l'affaire qui vient d'être évoquée devant le tribunal soulève une question qui me paraît dépasser de beaucoup la portée d'un simple procès-verbal. Le problème qui se traite ici aujourd'hui n'est pas un problème d'ordre strictement juridique, mais bien un problème d'ordre hautement et profondément humain, un problème qui réclame une solution humaine. »
Ce 1^er^ juillet 1947 laissera un souvenir ineffaçable à Mgr Cazaux. Plus tard, il l'évoquera en ces termes : « Les débats venaient de se clore devant le tribunal. Ils s'étaient déroulés dans une atmosphère de gravité et de respect presque religieux. Je venais de traverser l'immense place Napoléon en fendant les flots d'une foule frémissante et vibrante. Et je pouvais remercier les manifestants innombrables d'avoir confirmé par les faits les termes de la déposition toute fraîche : « Nous ne sommes pas des séditieux, nous ne sommes pas des haineux ! » avais-je proclamé à l'intérieur du prétoire. Et sur la place, pas un cri séditieux n'avait été poussé, pas un geste de haine n'avait été commis. Les Vendéens qui couvraient de leur masse vivante près de la moitié de l'immense esplanade n'avaient pas crié une fois : « A bas quelqu'un ou quelque chose ! »
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Mais de toute la force de leurs poumons, de toute la conviction de leur cœur, j'ose ajouter avec une extraordinaire expression de joie et de confiance, ils avaient jeté à tous les échos : « Vive nos écoles et vive la liberté ! »
La sentence apaisante rendue par le tribunal de La Roche-sur-Yon (une sentence « dilatoire » et un acquittement) laissait le problème intact et la campagne des meetings reprit. A Saint-Laurent-sur-Sèvre, le 5 octobre 1947, Mgr Cazaux développa les thèmes qu'il avait exposés au tribunal. Le 18 octobre 1947, l'hebdomadaire communiste *Le Ralliement*, organe de la Fédération du Maine-et-Loire du P.C., prétendant rendre compte à ses lecteurs de cette journée, affirmait que l'évêque de Luçon avait déclaré : « Il faut en finir avec les instituteurs laïcs et les liquider jusqu'au dernier. » Le P.C. attribuait à Mgr Cazaux le style et les méthodes de Moscou. De son côté, l'hebdomadaire communiste *L'Action* titrait : « Mgr Cazaux rêve de guerre civile. » Article illustré d'une photographie du cardinal Roques, archevêque de Rennes avec cette légende : « Mgr Cazaux, évêque de choc. » Roques ou Cazaux, quelle importance, en Sibérie, Dieu retrouve les siens.
Mais la lettre du ministre des Finances à l'évêque de Luçon indiquait que l'agitation de l'Ouest commençait à inquiéter les hautes sphères. Les cardinaux Liénart et Feltin intervenaient auprès d'Edmond Michelet. Cependant, après s'être concerté avec les évêques de Nantes, d'Angoulême et de Niort, Mgr Cazaux partait pour Rome. Pie XII ne venait-il pas de déclarer dans un discours : « C'est l'heure de l'action ? »
L'évêque de Luçon fut reçu par Mgr Montini. En dépit de son insistance, il ne parvint pas à voir le pape. Ce fut donc à Mgr Montini qu'il exposa l'affaire qui l'amenait, affaire qui n'a laissé aucune trace dans la mémoire de Paul VI aujourd'hui. Combien d'affaires tombèrent-elles ainsi dans cette oubliette ?
Tout ce qu'il était possible de faire sur le plan humain était fait. Il reste la prière, que Mgr Cazaux recommande instamment à ses diocésains :
« Les incompréhensions auxquelles nous nous heurtons sont trop profondes, nos charges sont trop lourdes pour que nous puissions nous passer du secours de Dieu... Nous faisons donc appel à la prière de tous, celle des petits comme celle des grands. La prière des âmes consacrées dont la vie entière, est comme une longue imploration et celle des chrétiens engagés dans les affaires d'un monde où leur influence doit maintenir allumé le flambeau de la foi. La prière des élèves de nos écoles qui sont les premiers intéressés à leur maintien et celle des parents qui en sont les premiers responsables. »
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Voilà comment un évêque s'adressait à ses diocésains il y a vingt-quatre ans. Chose plus remarquable encore, Mgr Cazaux ne préconisait pas la grève de la Messe pour la cause qui lui tenait à cœur ; il demandait des Messes :
« Sur le plan paroissial, MM. les curés ne manqueront pas de recommander, de temps en temps, la grande intention à leurs paroissiens. Peut être même pourrait-on instituer une messe mensuelle pour l'Enseignement Libre, un dimanche, un jeudi, ou tout autre jour du mois.
« Sur le plan familial, pourquoi ne réciterait-on pas tous les jours, ans tous les foyers, une dizaine de chapelet pour que Dieu sauve nos écoles ?
« Sur le plan scolaire, il appartiendrait aux maîtres et aux maîtresses, tout en se gardant de toute importunité, de stimuler sur ce point la ferveur et la générosité des élèves. C'est de nos enfants qu'il s'agit, de leur persévérance dans la foi, de leur initiation aux devoirs et aux joies de la vie chrétienne et, par-delà les perspectives de cette terre, de leur salut éternel. Quel est, pour peu qu'il comprenne, celui d'entre eux qui se refuserait à offrir pour nos écoles une bonne action, une dizaine de chapelet, un sacrifice quotidien, une communion de temps en temps, sans préjudice des visites au Saint Sacrement ou à la crèche ou de toute autre prière offerte, toujours à la même intention, ou par chacun en particulier, par équipes ou par tous en commun ?
« ...Il s'agit de porter au Ciel, de présenter à Dieu et de lui demander de bénir le désir, l'ardente volonté d'une population qui a su demeurer chrétienne et qui entend le demeurer à jamais. »
Le 23 avril 1950, trois meetings se tenant simultanément au Folgoët, à Pontmain et à Saint-Laurent-sur-Sèvre, réunissaient deux cent mille personnes, lesquelles décidèrent de suspendre le paiement de l'impôt avec la bénédiction des évêques de Luçon, de Poitiers, d'Angoulême, de Nantes et de Mgr Oger, Vicaire capitulaire représentant l'évêque d'Angers. Pour le coup, le gouvernement s'émut pour de bon et dépêcha à Rome. Cette fois, l'affaire ne tomba pas dans l'oubliette.
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De son côté, Mgr Cazaux venu à Rome pour la canonisation de sainte Jeanne de France, était vivement encouragé par Mgr Tardini à solliciter une audience de Pie XII. L'évêque de Luçon se rendit à ces instances et vit enfin le pape. Pie XII, dit-on, n'apprécia guère la grève de l'impôt mais il agit autrement. En août 1950, le gouvernement français créait la commission Paul-Boncour, laquelle aboutissait au vote de la loi Barangé en 1951, de la loi Marie en 1952 et de la loi Debré, le 31 décembre 1959.
\*\*\*
Dix ans plus tard, le 11 avril 1969, « un groupe de prêtres » osait présenter à l'évêché de Luçon, la « proposition » suivante :
« Nous constatons que l'Église de Vendée engage la majorité de son temps et de ses forces, de son dynamisme, à faire tourner les STRUCTURES. Ces structures, issues légitimement du passé ne sont pas forcément l'expression de la mission actuelle de l'Église en Vendée.
« Nous constatons que souvent, la hiérarchie, les prêtres et les chrétiens se reposent sur ces structures et leur accordent dans les faits, un exclusivisme regrettable comme moyen d'évangélisation. L'esprit missionnaire, le souci des plus loin, nous semblent dangereusement anémiés par cet état de fait. ([^10])
« Deux exemples typiques dans le *diocaise* (sic) :
« A. -- L'ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE
« La somme des capitaux, le nombre des prêtres et des chrétiens, les biens fonciers, le temps et les forces engagés dans l'enseignement catholique de Vendée : tout cela représente quelque chose de considérable.
« Par ailleurs, nous nous rendons compte que l'enseignement catholique parce qu'enseignement catholique, n'est pas automatiquement éducateur de la foi des jeunes.
« Ce qui est investi en argent, en personnel et en confiance globale des jeunes de Vendée, en particulier pour les élèves de l'enseignement public, montre dans les faits que ce secteur pastoral des jeunes en Vendée, est insuffisamment pris en charge.
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« Nous constatons également que la puissance de l'enseignement catholique en Vendée, confère à notre Église diocésaine un visage de puissance. Cela mérite pour le moins d'être confronté dans une réflexion sérieuse, avec le visage que l'Église a voulu se donner d'elle-même au dernier concile.
« En conséquence : incompétents pour juger de l'existence même de la structure de l'enseignement catholique dans notre *diosaice* (sic), nous n'avons pas à nous prononcer à ce sujet ni à nier la qualité de l'enseignement qu'il assure, ni du service qu'il rend. Nous nous interrogeons comme pasteurs sur sa qualité missionnaire, sur l'éducation de la foi qu'il permet réellement et sur sa capacité actuelle de collaboration avec une pastorale d'ensemble des scolaires, surtout au niveau secondaire. Nous rejetons l'importance pastorale qui lui est accordée par rapport à l'évangélisation de tous les scolaires de Vendée.
« Nous proposons qu'une pastorale des scolaires plus sérieuse se mette en place. Nous souhaitons que cette organisation pastorale des scolaires soit dédouanée par rapport à l'un ou à l'autre enseignement. Qu'elle ne soit pas décidée au niveau des instances diocésaines uniquement, mais qu'elle soit le fruit d'une réelle consultation des prêtres et des laïcs les plus proches des jeunes scolaires. Concrètement, nous proposons la formation d'une « commission des jeunes scolaires », composée d'éducateurs de l'un et l'autre enseignement, d'élèves de l'un et d'autre enseignement, tout cela en accord avec l'autorité diocésaine, *mais émanant de la base. *»
L'autre exemple, l'exemple B de la structure à démolir, est la paroisse. Mais en ce qui concerne notre sujet, ce texte contient ce paragraphe-clé : «* La puissance de l'enseignement catholique en Vendée confère à notre Église diocésaine un visage de puissance. Cela mérite pour le moins d'être confronté avec le visage que l'Église a voulu se donner d'elle-même au dernier concile. *»
Et voilà pourquoi la lettre pontificale est muette. Muette sur le combat mené par Mgr Cazaux pour l'Enseignement libre. L'Église de Mgr Cazaux n'est plus, n'est pas l'Église née au Concile. Née en 1963, mais en gestation depuis quand ?
« Oubli : fait d'oublier, de perdre le souvenir de quelqu'un ou de quelque chose. -- Négligence fâcheuse.
« Oubliette : Cachot souterrain et obscur où l'on enfermait autrefois les prisonniers condamnés à une prison perpétuelle. » (Petit Larousse.)
Le jubilé de Mgr Cazaux, ou la main dans le sac.
Édith Delamare.
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### Notions communes sur le hasard et la fortune
par André Clément
André CLÉMENT est docteur en philosophie. Il fut directeur de l'INSTITUT DE PHILOSOPHIE COMPARÉE depuis le 4 juillet 1969, date de sa fondation par l' « Association des parents pour la promotion de l'enseignement supérieur libre » (APPSEL). Le 11 mars 1971, cet institut fut érigé en FACULTÉ LIBRE DE PHILOSOPHIE COMPARÉE : André Clément en devint le premier doyen, charge qu'il assume actuellement sous la responsabilité d'un Conseil d'administration présidé par M. Hubert Le Griel, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation.
Selon l'article 2 des statuts de la Faculté : « La pensée et la lettre d'Aristote et de son commentateur Thomas d'Aquin sont la référence principale et constante sans laquelle il n'y a pas de comparaison vraie et totale en philosophie ». La Faculté se propose de « maintenir vivant l'essentiel de leur enseignement confronté à l'expérience et aux grandes découvertes de la science et de la technique selon l'exigence normale de la philosophie réaliste ».
##### Remarques préliminaires
Une réalité philosophique dont on a peu à peu perdu le sens ou l'ordre se nimbe parfois d'un caractère mystérieux qui lui redonne, un temps, quelque attrait. Cet attrait n'a plus alors beaucoup à voir avec la philosophie. Il transforme ce qui était source de recherche pour l'esprit en pâture pour sophistes. En cet état, la publicité peut alors s'en emparer et en jeter les miettes à l'opinion.
\*\*\*
Tel fut récemment le sort peu enviable du hasard, dont l'étude s'inscrit premièrement dans l'ordre de la philosophie de la nature ([^11]). Et la philosophie de la nature est, en fait, ignorée d'un grand nombre de maîtres et de savants.
Or, l'observation montre que l'ignorant a tendance à refuser ce qu'il ne comprend pas ou ce qui s'écarte de la coutume ambiante à laquelle son intelligence, par l'intermédiaire de sa volonté, avait d'abord donné son adhésion. D'où le caractère en apparence insoluble des débats en cours autour du mot : hasard.
\*\*\*
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Pour en rejoindre la réalité, il faut rappeler que seule l'acquisition des habitus intellectuels ([^12]) par la science (au sens philosophique) dispose progressivement l'intelligence à échapper à la coutume, à reconnaître la vérité ou à être forcée (*coacta*) par l'évidence de la vérité.
Telle est la voie que les anciens philosophes ont expérimentée avec bonheur en raison de cette docilité à un réel qu'ils n'entendaient pas fabriquer mais accueillir. C'est pourquoi l'histoire de la pensée grecque nous étonne en ce qu'elle paraît fréquemment se confondre avec le mouvement dialectique naturel de l'intelligence à la découverte de la vérité. Les erreurs des philosophes de cette époque représentent de ce fait des tendances naturelles de l'intelligence et donc comme les étapes nécessaires du cheminement de la pensée humaine.
A propos du hasard ([^13]) il est admirable de constater que la plupart des énoncés modernes ou contemporains se trouvent déjà dans la pensée des anciens -- et ce, indépendamment de l'état d'avancement des sciences expérimentales.
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En effet, les principes et les conclusions de la philosophie de la nature ne sont en aucune façon tributaires de tel stade d'évolution des découvertes scientifiques. Parce que certains omettent aujourd'hui de faire intervenir cette distinction dans leurs travaux, ils se coupent par là de la dimension philosophique de leur recherche. Comment leur serait-il alors possible de parler philosophiquement du hasard ?
C'est la raison pour laquelle nous évoquerons tout d'abord les opinions des anciens qui ont parlé philosophiquement du hasard avant d'en esquisser une approche commune, objet de cet article, et en dehors de toute réfutation de théories récentes ([^14]).
#### I. -- Actualité de l'opinion des Anciens
Certains ont tout d'abord nié que le hasard et la fortune soient quelque chose et qu'ils existent :
a\) soit *explicitement*, alléguant à l'appui de leur affirmation qu'il y a une cause déterminée à ce que l'on dit arriver par fortune :
Rien évidemment, dit-on ne peut être effet de fortune, mais il y a une cause déterminée de toute chose dont nous disons qu'elle arrive par hasard ou fortune ; par exemple, le fait pour un homme de venir sur la place du village par fortune et d'y rencontrer celui qu'il voulait mais sans qu'il y eût pensé, a pour cause le fait d'avoir voulu se rendre sur la place pour affaires ; de même pour les autres événements qu'on attribue à la fortune, on peut toujours saisir quelque part leur cause, et ce n'est pas la fortune. ([^15])
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b\) soit *implicitement*, et Aristote le déduit de ce que les anciens philosophes de la nature ne mentionnent pas la fortune parmi les causes de la génération et de la corruption :
D'ailleurs, si la fortune était quelque chose, il paraîtrait, à bon droit, étrange et inexplicable qu'aucun des anciens sages qui ont énoncé les causes concernant la génération et la corruption n'aient rien défini sur la fortune ; mais, semble-t-il, c'est qu'eux aussi pensaient qu'il n'y a rien qui vienne par fortune. ([^16])
On peut penser que cette première opinion correspond, chez les modernes, au déterminisme des courants rationaliste et positiviste. Ce déterminisme, négateur de toute véritable contingence, attribue à tout effet -- accidentel ou non -- une cause *per se* (cause par soi, c'est-à-dire déterminée et manifeste). Pour lui la cause étant posée l'effet doit s'ensuivre nécessairement. La réalité des choses se présente sous forme d'une consécution mécanique nécessaire -- de nécessité absolue -- de causes et d'effets ([^17]).
D'autres faisaient du hasard la cause même de la régularité des phénomènes astronomiques et de toutes les parties du monde :
Pour d'autres, et notre ciel, et tous les mondes ont pour cause le hasard ; car c'est du hasard que proviennent la formation du tourbillon et le mouvement qui a séparé les éléments et constitué l'univers dans l'ordre où nous le voyons. ([^18])
Ces deux positions résument assez complètement les courants contemporains du scientisme athée. Mais autre chose était de les énoncer il y a 25 siècles dans la démarche naturelle de l'intelligence s'interrogeant sur le monde et progressant par essais et erreurs, autre chose de les formuler à nouveau.
La troisième opinion enfin, élève le hasard à la dignité de causalité divine, car selon ceux qui la proposent, le hasard serait une cause véritable immanifeste à l'homme :
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D'autres encore pensent que la fortune est une cause, mais cachée à la raison humaine, parce qu'elle serait quelque chose de divin et au-dessus de la nature à un degré supérieur. ([^19])
Cette confusion, que l'on retrouve chez l'enfant et chez le primitif, semble être la plus naturelle à l'intelligence. Si le hasard a une place dans l'ordre des causes naturelles, si tout n'est pas soumis au déterminisme rigoureux et si, d'autre part, le hasard ne peut être assimilé à la causalité divine, qu'entendons-nous quand nous disons d'un événement qu'il est arrivé par hasard ?
Afin d'établir quelques considérations communes qui nous permettront de répondre à la question, il convient de procéder selon l'ordre même de l'intelligence qui va du plus connu de nous au plus connaissable en soi ([^20]). Quand un effet est plus connu de nous que sa cause, pour connaître celle-ci, il faut s'appliquer à son effet. Or, le hasard étant une cause moins connue que son effet, et le fortuit, d'autre part, étant plus connu de nous que le casuel dans la nature (hasard au sens strict), nous devrons examiner tout d'abord le fortuit et, par là, sa cause appelée fortune.
#### II. -- La fortune
Parmi les choses qui nous entourent dans la nature, il s'en trouve, ainsi le lever du soleil, qui se produisent *toujours*. D'autres arrivent *le plus souvent* : tel l'homme, naissant le plus souvent avec deux yeux. C'est le genre d'effets que l'on attribue à une *cause naturelle déterminée*. Certains événements enfin ne se présentent que rarement : tel l'homme qui naît avec six doigts, ou aveugle. *De telles choses on dit qu'elles arrivent par hasard*.
Il y a cependant des événement casuels (dus au hasard, au sens général) bien mieux connus de nous que ceux qui paraissent avoir cours dans la nature, savoir : les événements qu'on appelle fortuits et attribue au hasard qui affectent l'action humaine. Dans ce domaine -- qui concerne l'action humaine -- se trouvent également des effets que nous voyons se produire toujours ou fréquemment. *Tous* les hommes sont mortels et meurent effectivement.
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L'absorption d'une certaine quantité de vin entraînera *le plus souvent* l'ébriété. Il en est d'autres qui n'arrivant que *rarement*, par exception : ainsi le fait, pour tel individu, de recevoir une tuile sur la tête, ou d'être heurté par une voiture. Prenons l'exemple de Socrate qui se rend au marché, en vue de faire ses emplettes. Chemin faisant et sans qu'il l'ait prévu, il rencontre son débiteur, qui par suite, se voit obligé de s'acquitter de sa dette. *Nous appelons cet événement fortuit et l'attribuons à la fortune*. Il est tout d'abord évident que le fait de rencontrer un débiteur en allant au marché pour une toute autre fin est *rare et accidentel*. Si d'ailleurs Socrate allant faire ses emplettes au marché rencontrait toujours ou fréquemment un débiteur, on ne mettrait plus le fait sur le compte de la fortune.
De plus, *que la finalité doive faire partie de la définition du hasard*, c'est ce qui se dégage aussi de cet exemple. Le fortuit arrive, soit au cours, soit au terme d'une *action pour une fin*. Si Socrate n'avait pas eu *en vue* *un certain bien* qu'il poursuivait -- l'achat --, il ne pourrait être question de fortune, puisque précisément nous appelons fortuit *cet événement qui se produit en dehors de l'intention présente de l'agent*.
Cependant, parmi les agents qui se meuvent vers une fin, il y a non seulement les êtres doués de raison, mais encore les êtres irraisonnables qui agissent par nature ([^21]).
Cette distinction s'avère tout à fait fondamentale. Tout être tend en effet vers une fin qui est son bien, à la fois principe de son action et terme où il trouve son repos. Mais il peut y tendre de deux manières : d'une part, comme les êtres dépourvus de connaissance tendent, par nature, vers leur fin :
*Agens autem per naturam, licet agat propter finem, non tamem determinat sibi finem, cum non cognoscat rationem finis, sed movetur in finem determinatum sibi ab alio*. L'agent naturel, bien qu'il agisse en vue d'un fin, ne choisit pas cette fin. Il ne connaît pas la notion de but. S'il est mû vers une fin déterminée, c'est par un autre agent qui la lui impose de l'extérieur. ([^22])
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C'est ainsi qu'un animal carnivore se portera vers la viande qu'il désire et qu'un arbre pousse en raison d'un appétit naturel. Mais de tels êtres n'étant pas maîtres de leurs actes, on ne dit pas qu'ils agissent, au sens propre de ce mot, mais plutôt qu'ils sont agis (magis aguntur quam agant) ([^23]). Apercevant un bien déterminé, ils ne délibèrent pas, mais se meuvent, s'y portent, attirés par lui, spontanément.
D'autre part, l'être qui agit strictement pour une fin peut incliner à cette fin en la connaissant, ainsi les êtres doués de connaissance réfléchie, qui la saisissent sous la raison même de fin et de bien :
*Agens per intellectum agit propter finem sicut determinans sibi finem* (*...*) *sub ratione boni : intelligibile enim* (*non*) *movet* (*nisi*) *sub ratione boni, quod est objectum voluntatis*. L'agent intelligent agit en vue d'une fin qu'il se choisit lui-même (...) et à laquelle il se détermine sous la raison du bien : l'intelligible ne meut que sous la raison de bien, en tant que le bien est objet de la volonté. ([^24])
Ainsi l'homme pourvu de raison est maître de ses actes. C'est donc adéquatement qu'on dit de lui qu'il agit.
*Ejus autem proprie est agere quod habet dominium sui actus ;* (*...*) *et ideo actus non est in potestate ejus quod agitur, sed magis ejus quod agit ipsum*. On dit de quelqu'un qu'il agit en tant qu'il a la maîtrise de ses actes ; (...) c'est pourquoi on ne parle proprement d'acte que chez celui qui agit lui-même et non chez celui qui est agi. ([^25])
Il n'y a de proprement humains que les actes qui dépendent de la volonté délibérée. Celle-ci ne peut produire des actes qu'en raison de son objet : la fin *sous la raison de bien* (*sub ratione boni*) ([^26]). Si l'appétit naturel porte l'animal -- déterminé *ad unum* ([^27]) comme la nature -- spontanément vers sa fin, quelle motion, là contre, dans le cas de l'homme, la fin va-t-elle exercer, inclinant la volonté à agir ?
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C'est que justement dans le cas de l'agent libre, attiré par un bien connu, de même que tous les connaissants -- *nihil appetibile nisi precognitum* (rien n'est désiré qui ne soit d'abord connu), -- il y aura une fin objet (pour Socrate de se rendre au marché faire des achats), bien véritable ou apparent, mais que l'intelligence va juger convenable ou non, pour la poursuivre par les moyens qu'elle juge appropries. « *Intellectus movet voluntatem praesentans ei objectum suum*. » (L'intellect meut la volonté en lui présentant son objet spécifique, c'est-à-dire sous le rapport du bien, en tant qu'il est désirable, ayant raison de fin.) ([^28]) C'est la fin exerçant sa causalité propre, c'est-à-dire son attirance, par mode de présentation du bien, c'est elle qui, en quelque sorte, est moteur propre et premier de l'appétit, ce « *in quod tendit impetus agentis* » (ce vers quoi tend le mouvement de l'agent) ([^29]). Principe propre de l'acte humain, le *movere seipsum ad finem* (se mouvoir soi-même en vue d'une fin) -- la fin étant le bien de l'homme -- postule donc à la fois l'indétermination active du libre arbitre, et l'attirance du bien, dans l'ordre d'intention. Mais en face du bien proposé, quelle sera la réponse de l'appétit ? Car cette réponse ne saurait être déduite par inférence de la seule présence de l'objet ([^30]). Et c'est ici que s'introduit la contingence tout à fait propre à ce que l'agent intellectuel fait librement ([^31]). Avant qu'il ne se décide à se rendre au marché, Socrate, *agens a proposito* (agent libre de se déterminer lui-même, agissant de propos délibéré), se trouvait devant plusieurs possibilités auxquelles il aurait pu appliquer sa volonté : refuser d'aller au marché, ou s'y rendre pour une autre raison ([^32]).
Père de famille, il a préféré aider aux soins domestiques. La volonté libre, cause déterminée, produira donc un effet qui, par rapport à cette cause, sera dénommé contingent au sens de la contingence que l'on dit « *extrinsèque* ».
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C'est ainsi que sera contingent le fait qui, accompli, eût pu ne pas s'accomplir, ou un autre produit à sa place, selon le choix de l'agent. Un tel fait dépend de l'agent s'y déterminant de propos délibéré. Ce que je veux, j'aurais pu ne pas le vouloir. Je puis actuellement m'asseoir ou ne pas m'asseoir. On l'appelle *contingence extrinsèque* car elle n'implique, à la différence de la *contingence intrinsèque*, aucune limitation ou imperfection du côté de la cause ([^33]).
Mais cette possibilité, cette contingence, qui se définit par la libre maîtrise de sa cause extrinsèque, est elle-même extrinsèque à l'agent comme tel. Elle est à distinguer du possible qu'est *la contingence intrinsèque*, qui affecte la cause elle-même en tant qu'elle est accidentelle, et a sa racine dans le caractère imparfait de cet agent, en tant que cause limitée, par opposition à la cause absolument universelle. Un exemple de cette dernière : ayant décidé de m'asseoir, je tombe par terre. Je croyais avoir toute raison de penser que la chaise fût là ; en fait, elle ne s'y trouvait pas. Je suis la cause de cette chute, qui doit s'attribuer à mon inadvertance ([^34]).
Que faut-il donc entendre par la contingence intrinsèque, qui fait l'essence même du casuel (effet attribué au hasard) et du fortuit ? Afin d'y voir mieux, examinons d'abord le cas de l'art, où la maîtrise de l'homme est plus parfaite qu'en aucun autre. Alors que, dans la sphère de ses propres actions d'homme, il est limité par la complexité de circonstances qu'il ne saurait embrasser toutes, en raison de la limitation intrinsèque de sa causalité ; la matière extérieure à laquelle il appliquera son activité artisanale peut lui être plus soumise, et le succès de son œuvre ne dépendra pas de ses intentions, bonnes ou mauvaises. Dans le cas d'arts mécaniques, telle la menuiserie, il sera assez facile à l'artisan, compte tenu des nécessités que la matière à transformer lui impose, de réussir son dessein. Or déjà certains arts, par la complexité de la matière à ouvrer, par les circonstances très variées dont on doit tenir compte, ressemblent à ce qui est le propre de l'action humaine. La médecine et la navigation sont des arts, mais on les appelle aussi « prudence » en quelque sorte.
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Quand les circonstances varient peu, que la matière est limitée et peu différenciée, l'art réussira le plus souvent son œuvre. Mais l'art médical, qui a pour fin la santé de tel malade, ou de tel autre, mais toujours d'un individu, doit tenir compte de circonstances fort nombreuses et variables, de peur que telle ou telle intervention ou remède n'affecte le malade en pire.
En effet, former le jugement que tel remède a soulagé Callias, atteint de telle maladie, puis Socrate, puis plusieurs autres pris individuellement. c'est le fait de l'expérience ; mais juger que tel remède a soulagé tous les individus atteints de telle maladie, déterminée par un concept unique, comme les phlegmatiques, les bilieux ou les fiévreux, cela appartient à l'art. ([^35])
A l'art, c'est-à-dire quant à ce par quoi l'art ressemble davantage à l'universalité de la science. Se bornant à ce qu'il y a de général dans l'art, on risque d'administrer une purge à ce malade-ci dont, au lieu de le guérir, elle cause la mort. Il faut donc s'assurer des particularités qui pourraient entraîner dans le cas de cet homme-ci un effet désastreux.
Ce n'est pas l'homme, en effet, que guérit le médecin, sinon par accident, mais Callias, ou Socrate, ou quelque autre individu ainsi désigné qui se trouve être, en même temps, homme. Si donc on possède la notion sans l'expérience et que, connaissant l'universel, on ignore l'individuel qui y est contenu, on commettra souvent des erreurs de traitement... ([^36])
Tout au plus le médecin pourra-t-il s'employer à limiter les facteurs de contingence sans toutefois les éliminer. Et voilà pourquoi on appellera la médecine une certaine prudence. De même le pilote qui doit tenir compte des conditions atmosphériques ou autres, très variables, et toujours être prêt à affronter l'inattendu. *Cause limitée*, il devra, bon gré mal gré, s'y plier et il lui faudra, par cette manière de prudence, tenir compte de cette marge d'imprévus, dans l'exercice même de son art.
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Dans les actions humaines les circonstances seront encore plus complexes. Reprenons notre exemple : Socrate donc, ayant délibéré et choisi, s'en va au marché. Y allant, autre chose lui arrive en dehors de cette intention et qui n'était ni prévu, ni recherché dans cette action-ci : il rencontre un débiteur qui lui remet son dû. C'est que, cause imparfaite, la vertu de cet agent ne s'étend pas à tout ce qui peut lui arriver dans la poursuite d'une fin donnée. Socrate, cause propre et *per se* (par soi) de « s'en aller au marché dans le but d'acheter », n'a pas prévu cette rencontre, et ne pourrait jamais savoir tout ce qui peut lui arriver quand il fait quoi que ce soit. C'est pourtant lui, allant au marché, qui est cause dans cette rencontre, mais *cause accidentelle*. « Quod autem est per se est causa ejus quod est per accidens » (ce qui est cause par soi est aussi cause de ce qui arrive par accident) ([^37]). Or une cause accidentelle de ce genre, s'appelle infinie, en raison de l'infinité de choses qui peuvent arriver à un agent limité en raison même de son imperfection. C'est donc Socrate qui est, lui-même, *fortune : cause accidentelle de cet événement*. Et en cela il est une cause que l'on appelle « immanifeste », car on ne saurait voir ni connaître en lui tout ce qui lui peut advenir ([^38]).
Seule la cause première universelle est exempte de contingence intrinsèque.
Aucun agent créé, cause seconde par soi limitée, ne peut surmonter parfaitement la contingence intrinsèque. Il aurait pu se faire tout aussi bien que Socrate se cassât la jambe ou rencontrât un créancier. Le caractère accidentel de l'effet correspond au caractère accidentel et limité de la cause. C'est en raison de l'effet pratiquement imprévu qu'on dénomme la cause imparfaite et la liberté de Socrate restreinte.
De plus, s'il n'existe pas de rapport rationnel entre la cause et son effet fortuit -- si le fait d'aller au marché était lié à celui de recouvrer souvent ou toujours de l'argent, ou si Socrate avait été informé de la présence de son débiteur ([^39]) -- il faut cependant que l'événement se produisant en dehors de l'intention de l'agent soit pour lui un bien qu'il rechercherait ou un mal qu'il éviterait s'il le savait. Telle est la condition pour que l'on parle de fortune.
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Si Socrate avait su qu'il pouvait toucher de l'argent en allant au marché, il s'y serait rendu pour cette fin. Mais de fait il n'y est pas allé pour cette raison. De même s'il avait prévu qu'en allant au marché, il risquerait de se casser la jambe, il aurait pris les précautions nécessaires. Dans le cas où l'événement imprévu est indifférent à la cause, on n'est pas devant un effet fortuit mais devant un simple accident. En outre, suivant que ce bien ou ce mal qui se produisent de cette manière, ont une certaine grandeur, la bonne fortune s'appellera *eufortunia*, et la mauvaise, infortune ([^40]).
On peut donc résumer à propos de la fortune et de son rapport avec l'agent doué d'intelligence en reprenant la conclusion de saint Thomas où il énonce la définition de la fortune :
*Manifestum esse ex praemissis quod fortuna est causa per accidens in his quae fiunt secundum propositum propter finem in minori parte. Et ex hoc patet quod fortuna et intellectus sunt circa idem : quia his tantum convenit agere a fortuna quae habent intellectum ; propositum enim vel voluntas non est sine intellectu. Et licet ea tantum agent a fortuna, quae habent intellectum tamen quanto aliquid magis subjacet intellectui tanto minus subjacet fortunae*. Il est manifeste que la fortune est cause par accident de ces événements qui arrivent rarement à l'occasion d'une action que l'on se propose en vue d'une fin. Et cela montre que la fortune et l'intelligence concernent une même réalité puisque les événements attribués à la fortune n'arrivent qu'aux êtres doués d'intelligence ; et que d'autre part l'intention délibérée et la volonté ne peuvent exister sans l'intelligence. Et quoique seuls les êtres pourvus d'intelligence puissent être cause fortuite, il faut noter que plus ils sont intelligents et soumis à la raison, moins ils sont exposés à la fortune. ([^41])
#### III. -- Le hasard naturel
Nous avons jusqu'ici regardé le hasard et la fortune comme genre et espèce. Mais le hasard s'entend aussi comme l'une des deux espèces du genre hasard. Il signifie alors le hasard qui a lieu et se rencontre, non pas dans les actions humaines, mais *dans la nature*, dans les agents purement naturels.
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Aussi, comme on ne parle de fortune que chez les êtres doués de libre arbitre, ni les enfants, ni les bêtes, ni les êtres inanimés ne seront proprement agents de fortune. Cependant, la fortune nous étant plus familière, il arrive qu'en raison de leur ressemblance aux choses humaines, on parle de bonne ou de mauvaise fortune à propos d'êtres qui n'agissent ou ne pâtissent que par nature. Mais ce ne sera là qu'une métaphore.
Ainsi Protarque disait que les pierres dont on fait les autels jouissaient d'une heureuse fortune parce qu'on les honore, tandis que leurs compagnes sont foulées aux pieds. ([^42])
Les êtres privés de raison seront plutôt dits causes d'événements casuels ([^43]), au sens spécifique de ce terme : c'est la nature, principe intrinsèque de mouvement et de repos, et non la volonté qui est ici cause effective.
Empruntons au domaine des choses inanimées, mais fabriquées par nous, un premier exemple : « La chute du trépied est un hasard, si après sa chute, il est debout pour servir de siège » ([^44]). Nous appelons casuel ce fait que le trépied, chose inanimée mais dont nous connaissons très bien la fin, pour l'avoir fabriqué nous-mêmes, se retrouve en une position convenable, sans que cette position ait été la raison de la chute, sans qu'il soit tombe pour cette fin. Un autre exemple de pur hasard en dehors de l'action humaine, peut se prendre chez les animaux domestiques. On choisit cet exemple parce que les agissements de tels animaux nous sont mieux connus pour les avoir domestiqués : « Ainsi, on dit que la venue du cheval est un hasard, quand par cette venue il a trouvé le salut, sans que le salut ait été en vue » ([^45]). Nous pouvons ici faire le même raisonnement. Le cheval, agissant en vue d'une fin -- se désaltérer par exemple -- autre chose lui arrive, savoir : de se trouver devant une brèche dans la clôture, ce qui lui permet de fuir le camp ennemi et de revenir vers ses maîtres, résultat qui plaît au cheval, mais qui était en dehors de ce qu'il avait poursuivi en allant boire en cet endroit.
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Comme exemple d'un événement casuel, qui n'a aucun rapport à l'homme, considérons maintenant une lionne dans la jungle. Au cours d'une attaque d'éléphant, ses lionceaux se sont enfuis ; la lionne, ne pouvant les trouver, abandonne la recherche. Puis passe une gazelle, et la lionne se met à sa poursuite, traverse un ruisseau, sent la trace des lionceaux et les retrouve. Nous appelons cet événement casuel. Bien qu'il réponde ici à une intention constante dans la nature, l'instinct maternel, la découverte de ses petits était extrinsèque au but actuellement poursuivi -- la recherche d'une nourriture. Et à l'occasion de la poursuite, une autre fin s'accomplit. La lionne est cause *per se* de la poursuite de la proie, et cause *per accidens* de la découverte des lionceaux.
Dans le domaine des vivants, l'action en vue d'une fin, et l'événement casuel qui survient à l'occasion d'une telle action, sont assez manifestes ; il n'en va pas aussi manifestement dans le domaine des non-vivants. Cependant des considérations que nous venons de faire, il est possible de comprendre que dans le cas d'êtres inorganiques, il doit y avoir aussi des événements casuels, puisque là aussi il y a de l'action pour une fin. C'est que la possibilité du hasard trouve sa raison dans la limitation de la cause. Or, les agents créés ont, comme tels, une causalité limitée, et par suite il est impossible qu'ils surmontent ou dominent tout ce qui peut leur arriver, soit en plus (la découverte des lionceaux), soit contre l'intention de la nature, telle la naissance d'un monstre. Les agents inorganiques agissent pour une fin mais ont la limitation en commun avec tout agent créé. Ils seront donc, comme tels, soumis au hasard.
La contingence dans la nature qui se dit premièrement du hasard et qui s'entend au sens de contingence « intrinsèque », trouve sa racine dans l'indisposition de la matière.
*Quia defectus eius quod est in pluribus est propter materiam, quae non subditur perfecte virtuti agenti ut in pluribus, ideo materia est causa accidentis aliter* «* quam ut in pluribus *», *sciilicet accidentis ut in paucioribus.* Parce que ce qui manque à ce qui arrive le plus souvent (par référence à ce qui arrive toujours) est attribuable à la matière ; celle-ci n'est pas parfaitement soumise à la causalité de l'agent naturel dont l'effet, alors, ne se produit que le plus souvent. De ce fait la matière est cause contingente de l'accident, c'est-à-dire de ce qui se produit dans un petit nombre de cas, rarement. ([^46])
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Et parce que le propre de la matière est d'être en puissance par opposition à la forme :
*Est autem unumquodque contingens ex parte materiae, quia contingens est quod potest esse et non esse*. Toute chose est contingente en raison de la matière, parce que le contingent est ce qui peut être ou ne pas être. ([^47])
Ceci s'applique par conséquent au hasard :
*Cum materia est principium et causa rerum casualium, ut ostensum est, in eorum factione potest esse casus quae ex materia generantur*. Comme la matière est principe et cause des événements ou des êtres casuels, le hasard peut se rencontrer dans ce qui arrive ou est engendré à partir de la matière. ([^48])
Cette *indisposition de la matière*, cause de tant d'échecs dans la nature et pourtant tout à fait nécessaire à la finalité générale ([^49]), correspond chez l'agent *a proposito* (doué d'intelligence) *à la liberté et à la volonté limitées*, impuissantes à surmonter tous les empêchements que suscite la contingence intrinsèque.
Cependant, qu'il y ait un rapport entre la fortune et le hasard pris comme espèces, c'est ce que manifeste l'expérience commune ([^50]). Un agent de fortune peut appliquer son action à la nature : Callias creuse un puits dans son champ et découvre un trésor. Nous disons qu'il lui est arrivé une bonne fortune, et ce n'est que par métaphore que nous pourrions attribuer le hasard au trésor, comme si c'était un bien pour le trésor d'être utile.
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La nature, agissant comme telle, peut être cause, d'autre part, d'un événement fortuit : la pluie surprend Callias au court d'une promenade sans qu'il puisse se mettre à l'abri. Ce sera une mauvaise fortune pour Callias, qui en devient indisposé. S'il avait prévu le temps, il aurait pris ses précautions. Il y a enfin des cas où un événement casuel, c'est-à-dire dépendant d'une cause naturelle agissant pour une fin, frustrée dans son intention, peut être sous un autre rapport dit fortuit, bien qu'il s'agisse d'un même effet. Qu'Homère soit né aveugle, nous attribuerons cet accident au hasard naturel. Mais il se trouve qu'Homère est un agent doué de raison et qui agira librement. Considéré sous ce rapport, le même événement s'appellera fortuit, et dans le cas présent, ce sera une infortune.
Mais le hasard naturel en un autre sens s'oppose à la fortune. Tout d'abord, du côté des agents qui dans le cas du hasard sont « per naturam ».
*Et dicit quod maxime differt* (*casus a fortuna*) *in illis quae fiunt a natura ; quia ibi habet locum casus, sed non fortune. Cum enim aliquid fit extra naturam in operationibus naturae, puta cum nascitur sextus digitus tunc non dicimus quod fiat a fortuna, sed magis ab eo quod est per se frustra idest a casu*. C'est dans le cas d'événements qui se produisent par l'opération de la nature que se manifeste le plus la différence entre hasard et fortune. En ce cas précis on parle de hasard naturel (au sens spécifique) et non de fortune. Par exemple lorsque quelque chose arrive en dehors de ce que recherche habituellement la nature dans son opération, comme naître avec six doigts ; nous ne disons pas alors que cela est arrivé par fortune, mais plutôt par hasard. ([^51])
Aristote précise ainsi cette différence :
Par suite, on le voit, dans le domaine des choses qui ont lieu absolument en vue de quelque fin, quand des choses ont lieu sans avoir en vue le résultat et en ayant leur cause finale hors de lui, alors nous parlons d'effets du hasard ; et d'effets de fortune, pour tous ceux des effets du hasard qui, appartenant au genre de choses susceptibles d'être choisies, atteignent les êtres capables de choix. ([^52])
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Et de là vient que nous pouvons établir une autre différence du côté de la cause dont dépend efficacement l'effet casuel.
La cause de l'événement qui arrive par le hasard naturel est intrinsèque. La nature, en effet, par opposition à l'art, est un principe intrinsèque. Et cela, sans préjudice de la distinction formelle entre le hasard et la nature ([^53]). Au contraire, la cause des choses qui tirent leur existence de la fortune est extrinsèque, car ce qui arrive actuellement par fortune n'arrive que par une opération de l'agent libre en tant qu'agent volontaire. Or, la volonté et l'intellect, principes intrinsèques à celui qui agit, sont extrinsèques à la nature et principes extrinsèques des actions.
*Et sic possumus accipere aliam differentiam inter casum et fortunam quod eorum quae sunt a casu, causa est intrinseca, sicut eorum quae sunt a natura ; eorum vero quae sunt a fortune, causa est extrinceca sicut et eorum quae sunt a proposito*. Et ainsi nous découvrons une autre différence entre le hasard naturel et la fortune. La cause des choses qui se produisent par hasard est intrinsèque comme est intrinsèque la cause des opérations de la nature ; mais pour les événements qui sont dus à la fortune, la cause est extrinsèque comme est extrinsèque le principe des actions de l'agent doué d'intelligence et de volonté. ([^54])
De ces quelques remarques sur la fortune et le hasard, ainsi que des exemples que nous avons relevés, il ressort à l'évidence que rien ne peut être compris sur ce sujet sans rendre à la finalité le rôle essentiel qui est sien dans toute la doctrine qui porte sur des agents, qu'ils soient naturels ou moraux.
In naturalibus enim, et moralibus, et artificialibus praecipuae demonstrationes ex fine sumitur ([^55]).
Comment s'étonner dès lors que le hasard ne puisse trouver place au sein d'une philosophie ou d'un système scientifique rejetant a priori toute finalité comme toute contingence ? Il y a plus. La plupart des scolastiques modernes ne jugent pas même à propos de mentionner, dans les traités de Philosophie de la Nature, la notion de contingence intrinsèque, si ce n'est pour la rejeter ([^56]).
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Et niant dans le même temps les principes de la science qu'ils prétendent établir, certains n'hésitent pas à affirmer que les considérations relatives à la finalité et aux intérêts humains engagés dans l'événement fortuit -- pour prendre ce cas précis -- introduisent dans la théorie du hasard des « éléments étrangers et parasitaires ». Qu'il s'agisse de l'acte humain ou de la causalité naturelle, la contingence et la finalité sont les seuls points de philosophie capables d'en rendre compte adéquatement. Que l'on s'applique au problème du hasard et de la fortune, ces notions en constituent la définition même. Elles n'en peuvent donc être dissociées. On séparerait plutôt la chaleur du feu.
André Clément.
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### L'éducation de la pureté
par Luce Quenette
Avant d'aborder cette étude de Luce Quenette dont nous publions ce mois-ci la première partie, le lecteur voudra bien noter qu'elle comporte un indispensable préambule auquel il faut préalablement se reporter : le « Préambule à une éducation de la pureté » qui a paru en trois fois, dans nos numéros 162 d'avril, 163 de mai et 167 de novembre 1972.
J'ai traité, dans trois longues méditations, de ce que la raison, le bon sens et la foi nous apprennent sur le gouvernement des enfants : que la nature, par suite du péché originel, n'est point toute bonne, mais sujet de dressage et de redressement, de désordre naissant à réprimer et à ordonner selon la loi de Dieu, nature tentée par la concupiscence, obligée à la vertu, aux vertus, lents et pénibles perfectionnements des facultés, sous peine immédiate des mauvaises habitudes qui sont les vices, puisque les habitudes poussent et se développent dès le premier instant dans l'animal raisonnable. Nous avons même dit que l'éducation commençait pour l'enfant dans le sein de sa mère ([^57]), par ses saints désirs et sa prudente conduite.
Nous avons expérimenté cette culture des vertus dans la famille et nous l'avons résumée par l'apprentissage de *la maîtrise de soi*, ce que l'Évangile appelle la patience, « porter du fruit par la patience ». Cette expérience, nous l'avons vécue en commentant les récits d'éducation morale chrétienne réaliste des livres de la comtesse de Ségur.
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Et nous avons conclu que l'éducation était lutte continuelle contre l'orgueil de la vie et la curiosité de la chair ; par conséquent que rien n'est plus contraire à la raison et à la loi de Dieu et à la croissance surnaturelle que la satisfaction empressée de cette curiosité. C'est exciter les désirs de la chair en les légitimant ; et le faire au nom de la morale, c'est apprendre à succomber à la tentation par le plus efficace des moyens, en appelant bien ce qui est mal.
Mais afin d'éclairer la route par la vue plus nette du sommet, *la vie éternelle*, où il nous faut diriger l'enfant, nous avons consulté les vrais docteurs d'éducation : les saints enfants, les saints adolescents, et, pour plus de sûreté, ceux de notre temps, vivant dans le modernisme de notre société révolutionnaire. Ils nous ont révélé avec la naïveté, la transparente simplicité de leur âge la voie qui les a gardés du mal et menés à la sainteté. Cette voie est humble, elle est accessible. Elle ne passe pas par l'extraordinaire extérieur : apparitions, miracles, mais elle ne l'exclut pas. Elle utilise la vie quotidienne de la famille et de l'école. Sa profondeur et sa beauté ne saisissent que les cœurs préparés, bien qu'elle donne parfois la gloire d'une sainteté éclatante comme celle de Thérèse Martin, mais après la mort dans la nuit du Carmel.
J'ose encore insister pour qu'on relise la préface que j'ai répétée en tête de chacun des articles précédents, afin qu'on soit pénétré des principes qui éclairent « les histoires » et que « les histoires » éclairent. *Car la meilleure disposition pour rapprendre l'art d'élever les enfants, art si naturel et si aisé dans le christianisme, art inhérent à la civilisation chrétienne, c'est la méfiance de soi*.
La civilisation n'est plus chrétienne, donc il n'y a plus que des restes, des ruines, des traces et heureusement quelques rejetons de civilisation (*puisque tout ce qui n'est pas chrétien est, après Jésus-Christ, barbarie*).
Par conséquent, l'infiltration barbare par le cloaque du modernisme s'est faite partout dans la pédagogie. Ses formes atroces de sexualité et de pornographie sont les moins dangereuses pour nos esprits (je ne dis pas pour les mœurs et pour le nombre immense des jeunes victimes), je dis pour notre intelligence de parents chrétiens, car elles soulèvent encore nos cœurs de dégoût, mais le gauchissement, l'infléchissement, l'insinuation, l'infiltration ont gagné, au moins léché, toute famille, tout éducateur ;
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je n'en veux pour preuve que la prolifération de tous ces conseils, méthodes, initiations « à la sexualité » présentés loyalement comme antidotes à l'ignoble Petit livre rouge, et inutiles, cependant, voire nuisibles, dans une éducation *résolument, raisonnablement* chrétienne.
J'espère que, tout en restant un peu intrigués de cette affirmation, vous n'en êtes plus ni scandalisés, ni étonnés, et que cette soumission toute simple est le fruit de nos méditations, accomplies par degré jusqu'à celle de la sainteté des enfants qui a bouleversé bien des cœurs (les lettres en sont témoins) et d'abord le mien, car, en l'écrivant, j'avais l'impression d'une dictée familière de ces jeunes héros, sûrs de la droiture et de la sagesse de leur enseignement.
J'ai été surprise du très très petit nombre de ceux qui ont protesté contre nos histoires et nos commentaires... et du très grand nombre de ceux qui y ont trouvé lumière et consolation. C'est comme une « voie purgative » ne nous aurions parcourue ensemble et que nous ont remue aisée le péril effroyable évident des âmes, notre volonté définitive de les sauver, et la prière d'intercession des jeunes saints que nous avons appelés à notre aide.
\*\*\*
Je pourrais m'arrêter là, car l'essentiel, par les récits, a été donné. Les fruits d'application et d'exécution sont tout prêts à être cueillis. Et je suis bien sûre qu'ils l'ont été déjà avec discernement par telle maman très éprouvée, tel confesseur fidèle à la Messe et à toute la Tradition, tel catéchiste mis à la porte par le curé recyclé, tel professeur luttant au sein d'une école contestataire, telle religieuse qui se voit soudain complice de la corruption des âmes, telle jeune fille qui m'écrit : *J'ai fui mon cours de puériculture*, tel fiancé qui arrache sa fiancée aux « explications » du vicaire, ou tel simple chrétien intelligent qui s'écrie : *Nous allions chercher dans le freudisme quand la voie d'enfance, la petite voie nous était claire et ouverte*...
Cependant, les réfléchis sont le petit nombre ; les préjugés, les craintes engendrés par le modernisme sont tenaces : je manquerais à mon devoir en n'exposant pas maintenant, bien nettement, les principes et les applications qui découlent de notre travail antérieur.
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L'éducateur
Il est bien évident que les premières de ces applications concernent l'âme et les qualités de *l'éducateur*. Nous avons tracé les portraits vivants de toute une galerie : les mamans de Sophie, de Camille, de Madeleine, de Marguerite, la bonne Élisa, et les parents des saints dont les types représentatifs sont Azélie Martin, le « Roi de France et de Navarre », le Père du petit Herman, la Maman d'Anne de Guigné et l'humble et distinguée Demoise, son institutrice.
Je vais ramener à trois les marques authentiques de l'éducateur « capable » : la conviction, la fermeté, la tendresse.
On peut être étonné. Il y a tant d'autres dispositions et maîtrises qui semblent plus nécessaires à celui qui prend charge de jeunes âmes.
En effet ! et la description en est infinie. Tout bien dans l'éducateur sert au disciple. Celui qui instruit est toujours trop pauvre en vertus. « Je me sanctifie pour eux » doit-il dire chaque jour dans la certitude de son indigence.
Mais je crois que, bien comprises, mes trois marques : la conviction, la fermeté et la tendresse, sont bases, garanties, signes et je dirai « contenants » de tous les dons et vertus de l'éducateur chrétien.
A proprement parler, ne faut-il pas qu'un maître spirituel (et je nomme ainsi, également, le père et la mère chrétiens) pratique, dans l'état de grâce, les trois vertus théologales : la foi, l'espérance, la charité et les quatre vertus cardinales morales : la prudence, la justice, la force et la tempérance ? Sans aucun doute. Encore que, absolument parlant, le maître qui ordonne sans pratiquer doit être obéi, car l'obéissance est due à Dieu qui commande le bien par sa bouche et non relative à l'exemple qu'il donne ou qu'il refuse. « Faites ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils font. » Mais ce fondement de l'obéissance une fois rappelé, il est bien évident :
1\) que l'enfant nourrit d'exemples vivants sa volonté, son intelligence, sa sensibilité, son imagination, son étonnante faculté d'imitation ; et voilà pour la psychologie ;
2\) qu'un éducateur chrétien d'âmes chrétiennes puise en la grâce, en l'amitié divine, tout son pouvoir, toute son autorité, toute son intrinsèque valeur.
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En effet, il ordonne sans doute, mais surtout, *il mérite*. Son autorité lui vient de Dieu, parce qu'elle commande au nom de Dieu. C'est déjà le principe de la loi naturelle, mais élevé à l'ordre surnaturel. Il faut en effet que le disciple obéisse non seulement parce que c'est bien, mais par amour pour Jésus-Christ, pour une augmentation de grâce en Jésus-Christ, pour l'Imitation de Jésus-Christ.
Mériter pour être obéi
Non seulement l'ordre donné doit être donné saintement pour être efficace, mais cette efficacité lui vient aussi du *mérite* de celui qui commande. C'est une application du dogme de la Communion des Saints plus immédiate, plus simple, oserai-je dire, que le soulagement des âmes du Purgatoire ou même que la prière pour la conversion des pécheurs. Une mère qui sanctifie sa journée par la méditation, qui endure ses souffrances avec une amoureuse patience, *mérite* ce qui est communicable dans le mérite, nous dit la foi, pour l'enfant auquel vont ses ordres. Quand elle commande, son commandement apporte une grâce d'obéissance, une facilité, une onction, une inclination qu'elle a proprement méritée. On dirait, toute proportion gardée, de ses ordonnances ce que Grignion de Montfort dit plaisamment des croix que la Sainte Vierge impose à ses serviteurs, « qu'elles sont confites ». Le commandement d'une mère en état d'union à Dieu, a un goût roulé dans la grâce qui se communique, autant que la jeune volonté y consent, à la soumission de celle-ci.
Voici ce que j'ai entendu de la bouche d'une vieille religieuse qui refuse tranquillement tout recyclage :
« *Nous étions pauvres à la maison, et six enfants. Il n'y avait pas alors d'allocations familiales. Par leurs privations et par leurs sacrifices, mes parents nous faisaient tous élever dans des pensionnats chrétiens. Ma chambre, quand j'étais enfant, était située sous la chambre de maman. Tous les matins, à cinq heures, j'entendais le réveil sonner, et immédiatement deux pieds touchaient le sol, au-dessus de ma tête, dix minutes environ après, j'entendais les deux genoux se placer au pied du lit. Silence d'une demi-heure, je savais que maman faisait à genoux sa méditation, immobile été comme hiver dans la chambre sans feu ; cette méditation me traversait de grâce et d'édification ; à six heures moins un quart, maman enfilait ses gros souliers de marche, je les entendais se poser l'un et autre, puis la porte s'ouvrait, les pas dans l'escalier, la porte d'entrée : maman était à la messe de six heures*.
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« *Cette sanctification quotidienne pénétrait toute la maison. Elle perdit quatre enfants. Or, ma sœur restée à la maison peut en témoigner : le lendemain matin des jours terribles où le maire lui avait annoncé la mort à la guerre de chacun de ses fils bien-aimés, à cinq heures, après quelle nuit ! les genoux de la mère de douleur étaient au pied du lit, le cœur au pied de la croix ; et puis, les souliers, l'escalier, la porte d'entrée, la messe... ainsi jusqu'à ses trois jours d'agonie. Elle* MÉRITAIT. *Elle était la douceur même, c'est-à-dire la force*, ET OBÉIE, *pas seulement par nous, mais les femmes du village venaient chercher vers elle courage et lumière. Ainsi, elle avait part à l'éducation de tous leurs enfants*. »
La conversion, source de conviction
Je ne perds pas de vue mes trois marques : conviction, fermeté, tendresse. On comprend maintenant qu'elles témoignent d'une vie intérieure simplement crucifiée avec Jésus-Christ dans le devoir quotidien. Mais il s'agit spécialement ici d'éducation de la pureté, de préservation et de chasteté. Il faudrait donc, semble-t-il, pour mériter de protéger et de préserver de jeunes cœurs, la chasteté parfaite de ceux « qui n'ont pas terni leur robe de baptême », comme dit la poésie de l'intégrité chrétienne. C'est à décourager les éducateurs, pauvres pécheurs ordinaires de bonne volonté.
Entendons-nous, là-dessus, avec le plus de netteté possible. Et disons d'abord la doctrine : il est vrai, le péché aveugle et durcit. Nous en arrivons là au point de vue chrétien le plus contraire au point de vue du monde.
Le monde psychiatrique, freudien, bref, le monde mondain veut que l'expérience du mal enrichisse le pédagogue, comme si, pour garder effectivement des périls, il faut y être tombé.
Et encore, je cite le point de vue courant, qui « date », car le cloaque actuel légifère plus simplement : la pornographie c'est amusant et inoffensif, l'érotisme est une valeur tout à fait positive (chanoine de Locht, cité par Marcel De Corte). Mais cette horreur du temps nous répugne et le slogan, dépassé par le Livre rouge, reste le plus dangereux pour les parents chrétiens :
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« l'expérience du péché arme contre le péché ». Ce n'est pas vrai : le mal n'apprend rien. La haine du mal s'apprend par l'admiration et la pratique du bien. Le péché, par lui-même, est stérile et destructeur. Je n'insiste pas. Plus l'âme est pure, plus elle est armée pour combattre et éviter le mal.
Il semble donc que je veuille, à mon tour, achever le découragement de ceux qui, ayant charge d'enfants, ont connu le péché, et le péché de la chair et se jugent incapables et indignes de se faire les gardiens d'une chasteté d'adolescents. De ce sentiment d'infériorité vient souvent l'aveugle confiance d'un père dans les religieux et religieuses recyclés qu'il estime imprudemment plus dignes et plus capables que lui, jusqu'à ce u'un film ignoble, en classe, un cours de sexualité, en casse, lui ouvre, trop tard, les yeux. C'est pourquoi nous allons poursuivre nos réflexions. Le péché n'apprend que le mal et durcit le cœur, avons-nous dit, mais *la conversion*, la vraie, puissante, désolée, celle du fils prodigue, celle des larmes amères, celle du vase brisé aux pieds de Jésus, cette conversion contrit, attendrit, éclaire et fortifie le cœur pour toujours.
Nous n'allons pas en analyser les étapes, ou l'étape, car elle peut être unique, foudroyante et douce à la fois, mais totale comme celle de ce jeune homme dont j'ai déjà parlé et auquel la Sainte Vierge avait dit seulement « regarde ta vie ! » dans une vision intérieure ; grâce extraordinaire, semble-t-il, mais au fond familière au saint Tribunal catholique de la Pénitence.
Ce père, cette mère, cet éducateur ainsi anéanti devant Dieu, ce sont des âmes qui ont eu autrefois, dans leur enfance ou leur prime jeunesse, une intuition très vive de la beauté virginale, un appel peut-être, et puis la longue ou brève misère du péché. Il est de foi que la grâce sanctifiante est rendue au pécheur converti au degré même où il la possédait avant de tomber. Ces âmes retrouvent donc, dans la conversion, le goût de pureté qui les avait autrefois enchantées, mais elles le retrouvent avec une humilité, une crainte amoureuse qui réjouit les saints du ciel au point de rendre jalouses les âmes fidèles.
L'horreur du péché
D'autre part, il y a des êtres préservés, par la grâce, bien sûr, mais aussi par les circonstances, par leur nature et qui *n'ont point conscience* des dangers invisibles à leur somnolence.
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Que j'en ai rencontré de ces adultes souriants qui, honnêtes sans lutte, suroccupés de tâches innocentes et lucratives, ne peuvent croire aux tentations d'imaginations ardentes, de tempéraments exubérants des sept, dix ou quinze ans. Leur « charité » béate se plaît au slogan du « faire confiance », plus destructeur dans nos familles que le Petit Livre Rouge. D'un regard attendri, ils savourent les mines jolies des enfants avec une bêtise tranquille, tandis que vous essayez d'éveiller leur énergie, leur autorité, surtout leur inquiétude. Comment tant de mal, de si perverses idées, semble dire toute leur attitude, agressive pour vous dans sa niaiserie, pourrait exister au cœur de ces charmants anges blonds ?
« Mais c'est vous qui voyez malice dans ces chairs si roses et ces yeux si *fluides *» (comme dit Balzac qui n'a pas d'illusions). Ces éducateurs invertébrés n'ont pas la première marque infaillible : *la conviction.*
Sachons donc que la capacité de protection d'un maître ne se mesure pas seulement à la netteté de sa vie, bien qu'elle soit nécessaire, mais à son *horreur du péché*, puisée, si Dieu le veut, dans un repentir qui reste habituel, humble et fulgurant.
L'horreur du péché, c'est la conviction à l'envers et comme négative de celle-ci, primordiale et absolue : l'estime réfléchie *de la Virginité*, estime conforme à la foi, instruite, admirative, inébranlable.
Voilà les deux pôles, les deux pivots d'une éducation de la pureté dans l'éducateur lui-même. Sans eux, pas de garantie, pas d'expérience, pas de force, pas d'intelligence. Or la plupart des gens honnêtes du monde sont des tièdes sur ces deux points. Préservés ou non du mal, ils regardent l'impureté, l'adultère, toute l'infernale famille, en eux et dans le monde avec un dégoût ou avec un goût RELATIF. Oui, pour eux, c'est le péché, mais point la désolation. Instinctivement, ils en jugent comme la loi civile dont le code, s'il reconnaît encore, et de moins en moins, l'attentat à la pudeur, a depuis longtemps absorbé les vices cachés et le concubinage. Pour nos législations, les délits contre le sixième et le neuvième commandements n'existent pas plus que l'inexpiable oubli de Dieu.
Il est frappant qu'en rayant systématiquement le commandement absolu : « Tu aimeras ton Dieu de toutes tes forces, de tout ton cœur, de tout ton esprit », l'apostasie moderne qui veut dans son orgueil sauvegarder le fameux « amour du prochain », en viole tranquillement cet essentiel : le respect du corps, du célibat consacré en vue de l'esprit.
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Et j'en reste exprès à la mentalité courante, loin des cochonneries ruisselantes. Cette mentalité rend absolument incapable quiconque de ces braves gens d'élever un enfant jusqu'à la maîtrise de ses instincts. Tous les modes d'emploi, et les précautions oratoires, et les initiations progressives dans de telles bouches sont autant de recettes efficaces pour ingurgiter le poison en excitant les convoitises.
Estime de la Virginité
Deux dispositions complémentaires qui ont besoin de la doctrine catholique sur la *Sacra Virginitas*, étudiée et méditée. Cette étude, nous l'avons faite, en suivant l'enseignement de Pie XII. J'y renvoie : « Sacra Virginitas », ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969. Doctrine indispensable. On l'aura pressentie par tous les exemples que nous avons donnés dans les trois phases préparatoires sur l'éducation. L'atmosphère, que ce soit dans l'œuvre Ségur, que ce soit dans les familles des jeunes Croisés, est virginale.
Le célibat consacré n'est plus honoré dans la société contemporaine. Si le pape a attendu quatre ans pour dire la simple loi naturelle du couple (*Humanae vitae*) c'est qu'il avait peur, lui-même, de sa netteté. La surprise ravie des fidèles, la déception des progressistes sont contre-épreuves de cette méconnaissance. Tout le monde le sait, et tout le monde en tient compte : on ne dit plus de mal de la chair, on lui est « redevable », malgré la défense de saint Paul : « Vous n'êtes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair », et on s'en prend à l'esprit des tribulations de la chair dont la chair est seule cause, depuis toujours.
Voyez comme cela s'applique aujourd'hui à notre sujet : toujours chez les braves gens qui veulent prémunir l'enfant. De nos jours, même chez ceux-là, on accuse communément des troubles et des turpitudes de l'adolescence, non le silence sur la pureté, la chasteté, la Virginité, le péché, la concupiscence et l'Enfer, ensemble doctrinal de corrélations solidement articulées, mais au contraire, diton, il fallait se taire sur le péché, sur la garde vigilante du corps et libérer la chair, apprivoiser ses appétits, « déculpabiliser » ses faiblesses, les qualifier d'étapes, au moins exalter la grandeur et cacher la misère de ses nécessités.
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Bref, être redevable à la chair et, désormais, en vouloir à l'esprit. C'était la voie ouverte par Freud au Petit Livre Rouge, et directe. Mais la plupart des pères de famille et des mères de familles modernes ne s'en doutent pas.
Je vous entends : vous m'accusez de prêcher le silence apeuré sur les fonctions reproductrices, silence niais tant pratiqué, dit-on, dans l'éducation bourgeoise du siècle dernier. De nouveau, je vous prie de suivre sans impatience les progrès de notre méditation, cependant que je fais remarquer :
1\) que la bêtise n'a jamais été éducatrice ;
2\) mais qu'entre la bêtise qui se dérobe et la bêtise qui fonce, je choisis la première en la félicitant, elle suit sa nature.
Pour nous, efforçons-nous de devenir intelligents et reprenons ce résumé de la loi naturelle et de la doctrine chrétienne de la Virginité qui répugne à notre temps contre nature et contre beauté.
La gloire de la chasteté consacrée a ému les civilisations païennes jusqu'à faire de la vierge Iphigénie la victime protectrice de l'armée, propitiation à la colère des dieux. Marie et Jésus, l'Église ont établi sa valeur et montré son triomphe. Depuis, tous les saints Pères, dit le pape, l'ont exaltée et « ils sont une multitude, les fidèles qui, depuis le début de l'Église jusqu'à nos jours, ont consacré à Dieu leur chasteté... les uns en gardant intacte leur virginité ; d'autres en lui vouant, à la mort du conjoint, leur veuvage, d'autres, en regrettant leurs péchés, par le choix d'une vie parfaitement chaste ».
Et notre temps oblige un pape à défendre (en théorie) le célibat ecclésiastique et à défendre la nature de l'acte du mariage. La gloire de la Virginité s'est donc éteinte dans notre société.
La conviction contre le siècle
Pour que mon éducateur possède la première et indispensable marque de sa capacité, *la conviction*, il lui faut remonter le courant, boucher ses oreilles à toutes les théories « explicatives » et « compréhensives » de ce temps d'aberration, et *s'instruire*. Rétablir en sa raison, en sa foi, en son cœur la gloire de la Virginité pour la rétablir *dans la famille*, pour en pénétrer enfin l'âme de l'enfant.
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La famille chrétienne et l'éducation des enfants ont été *frappées de tristesse, d'irritation* par les concessions que la chair a arrachées à l'esprit et à la doctrine. Toute concession, en effet, contriste l'esprit, et, quand le pape proclame permis les actes conjugaux qui n'ont pas pour but la fécondité, mais le seul plaisir pourvu qu'ils n'enfreignent pas les lois de la nature, l'âme reste irritée, irritable et douloureuse et comme honteuse d'un esclavage auquel son baptême répugne ; rien n'est triste comme cette « compassion » obligatoire envers le couple.
L'enfant, même avant l'adolescence, pressent (quand il ne *sait* pas) chez ses parents, cette appréhension, cette soif de plaisir lugubre qu'il gêne, dont il est l'obstacle *naturel*.
Essence de la chasteté
J'indique maintenant les idées directrices de la philosophie et de la théologie sur la chasteté.
Vassale de la vertu cardinale de tempérance, elle est la *vertu qui corrige* la concupiscence pour la soumettre à la raison.
La chasteté est donc contrainte, châtiment, privation, retenue, *discipline afflictive*, qui ne redoute pas la diminution de la chair, mais l'ordonne et la provoque. La chasteté est l'application à notre chair de péché de cette grande loi de mesure, proprement loi de l'expression humaine. Dès que l'esprit s'incarne dans la matière, pour s'exprimer par l'art, la mesure lui est imposée. *Se borner* dans usage de la matière, c'est la loi de toute production heureuse. *A plus forte raison*, quand la chair, à l'origine, a été occasion et instrument de péché : un excès dans la matière procurée au corps, la désobéissance au *Vous ne toucherez pas*, qui nous fait tous naître irrités contre la défense, prêts à manger, à jouir, à sentir sans mesure.
La nécessité et l'obligation de la pureté sont admirablement délimitées dans ces deux maximes :
« L'esprit est rapide, mais la chair est faible. »
« Veillez et priez de peur que vous succombiez à la tentation. »
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Dans notre état de péché, *la pureté est une vertu douloureuse*. Ces deux maximes ont été trouvées pour nous en pleine agonie, au jardin des Oliviers.
\*\*\*
Toute discipline se fait par les chefs-d'œuvre. C'est la perfection qui éclaire la conscience. La perfection est l'attrait qui rend possible la fidélité ordinaire. « Pour vous, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » C'est l'admiration pour l'intact qui règle la mesure qu'exige la chasteté. Dieu n'est adoré que transcendant et absolument jaloux. On évalue les pierres fausses quand on a étudié les diamants. La Virginité prépare à tout, garde tout, garantit tout. L'estime du célibat garantit la protection de la famille. «* La suppression légale du célibat des prêtres est une injure faite au mariage, désormais considéré comme le simple assouvissement d'un instinct charnel. *» (Abbé de Nantes, Lettre 232, août 1966.)
Nous devons tous croire à la valeur éminente de l'état de Virginité, à condition qu'il soit pour le royaume des Cieux, « c'est-à-dire pour pouvoir vaquer aux choses divines », pour arriver plus sûrement un jour à la béatitude éternelle, pour pouvoir enfin plus librement conduire les autres aussi au règne de Dieu. Ainsi l'Église nous éloigne de prendre quelque résolution sublime en apparence, par orgueil ou mépris... Dans ce cas, le mariage est bien supérieur, mais il n'échappe pas à la même condition : il faut qu'il soit décidé et réalisé par amour de la volonté de Dieu.
Tout étant ainsi bien défini et bien mis en place, l'Église enseigne que *la Virginité est, de foi, supérieure au mariage*. Père et mère estimeront donc avec simplicité ceux qui ont sauvegardé leur liberté pour vaquer au service divin.
Voilà l'ensemble des convictions qui doivent vivre dans l'éducateur.
La fermeté
Cette conviction méditée, entretenue, alimentée, entraîne *la fermeté*.
La faiblesse est le pire des vices de gouvernement, il sévit aujourd'hui, il règne de haut en bas de ce qui ne mérite plus le nom de hiérarchie.
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La vertu de force est la vertu indispensable au chef. Et la faiblesse étant par nature la condition de l'enfant, le laisser à lui-même, faire confiance à sa liberté, c'est lui vouloir le plus grand mal, c'est la cruauté la plus profonde.
Mais cela, nous le savons : nous avons appris (rappris) qu'il fallait cultiver les *vertus* dans l'enfant dès le premier âge. Les saints ont trouvé la force dans leurs éducateurs. L'autorité de son maître est le bien principal de l'enfant. Le « choisis toi-même » du démissionnaire est abandon et solitude désolée pour l'ignorant démuni, surtout si on a la cruauté moderne et supplémentaire, devenue courante, de lui faire croire que c'est lui le fort, le malin, le découvreur, le supérieur de la génération qui l'a engendré. L'égorger lui vaut mieux que le trahir ainsi.
Mais « mon juste éducateur vit de la foi » : il sait tout cela jusque dans la moelle de ses os. Sa fermeté est toujours prête. Savoir exactement où l'appliquer, voilà l'objet de son étude. Et là, je suis obligée de distinguer deux applications différentes.
L'innocent, le blessé
Jusqu'à présent, nous avons pris l'enfant à son baptême et, soit dans nos exemples de bonne morale familiale, soit dans les exemples des saints enfants, nous avons supposé l'enfant préservé par son éducation de la corruption, gardé innocent du péché impur.
Or, dans notre abomination actuelle, les enfants sont contaminés, même les petits enfants. Les croire préservés en général, croire la corruption exceptionnelle, c'est vivre d'illusion et j'assure que l'éducateur dont la conviction touchant le péché et la valeur de la chasteté est ce qu'elle doit être, entière et nourrie, ne partage pas cette illusion. La conviction dirige l'observation mieux qu'une hypothèse scientifique ne dirige l'expérimentation du savant, car, qu'est-ce que la certitude de la science à côté de la certitude métaphysique et religieuse. Or, le mépris de Dieu, l'esprit de la Révolution, l'altération de la foi et de la messe, la démission de l'autorité et l'érotisme ambiant qui en est le fruit, même caché et non enseigné, ont sûrement détruit les protections naturelles ; l'enfant respire le vice que favorisent son extrême faiblesse et l'indigne flatterie d'une société idiote. L'éducateur convaincu le sait, il en a le flair et, plus il le hait, plus il l'aperçoit, plus il le sent.
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Si bien qu'il faut tenir compte de la dépravation des âmes et que *l'éducation de la pureté est, de nos jours, le plus souvent une rééducation.*
Le mieux, règle suprême
Cependant : parce que le parfait dirige le bon, parce que la Virginité absolue de la Reine des Anges gouverne les pauvres pécheurs, parce que la sainteté demeure le modèle et le but de toute éducation, parce que, commencée à temps, cette éducation reste possible, je décrirai d'abord, paisiblement, comment doit s'y prendre une mère, un père, un maître avec l'enfant tout petit que la grâce habite depuis son baptême. Et puis, quand nous l'aurons mené à l'adolescence et à la jeunesse, nous reprendrons patiemment les étapes pour les âmes tôt souillées et nous verrons à les marquer, hélas, de conversions, diverses selon l'âge, mais possibles presque toujours, je dis presque, car il est des cas où, hors la prière, et le sacrifice, il n'y a plus rien à dire ni à faire.
La sainte prudence
Mais qu'on se rende compte qu'en ce sujet où l'union de l'esprit et de la chair, de la grâce et des suites du péché originel, est la plus complexe et la plus mystérieuse, il faut un soin, une crainte, une prudence exceptionnels pour conduire conseils et enseignement : et par conséquent, combien est grossière l'erreur, je ne dis pas de l'ignoble initiation collective qui, plus qu'erreur, est crime satanique, mais de toute explication systématique livrée à père et à mère sans les initier d'abord à l'ascèse personnelle qu'ils doivent entreprendre et pratiquer SUR EUX-MÊMES.
Dans *Divini illius Magistri*, Pie XI marque sévèrement cette grave imprudence en citant Silvio Antoniano, *Della educazione cristiana*, à plusieurs reprises :
« Telle et si grande est notre misère, notre inclination au péché, que souvent ces choses mêmes que nous présentons comme remède au péché deviennent occasion et excitation à ce même péché... au lieu d'éteindre le foyer du mal, *on risque de l'allumer* et de l'activer imprudemment dans le cœur simple et *délicat* de l'enfant. Généralement parlant d'ailleurs, tant que dure l'enfance, il convient de se contenter des moyens qui, par eux-mêmes, font entrer dans l'âme *la vertu de chasteté* et ferment la porte au vice. »
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Pensez donc que nous ne faisons que méditer l'enseignement de l'Église, que « je me suis mise à genoux avant » et que, pendant que je l'écris, je reste avec crainte sous le regard de l'Auxiliatrice des Chrétiens.
Ne rien laisser passer
J'en reviens donc à cette fermeté, deuxième marque et vertu de l'éducateur. Thérèse Martin nous a dit en quoi très exactement elle consistait : « *Vous ne me passiez pas* UNE SEULE *imperfection*. »
Voilà le principe. Il est austère ? En effet ! Mais il est la sécurité et la paix de l'amour. Ne rien passer ne signifie pas sermonner sur tout, traîner des gronderies, mettre fiel et rancœur, découragement et soupirs, mais *avertir* nettement, redresser avec entrain, raison, inlassablement.
Ce continuel appel à la vertu, c'est le devoir de justice envers l'enfant, la transmission obligatoire de la loi : il faut que l'enfant soit persuadé de la loyauté sans tache de son maître ; quelqu'un est toujours là qui ne pactise jamais avec le mal, qui l'appelle au parfait, « parce que Dieu est parfait. »
Comme cette fermeté est unie à la tendresse, doublée de tendresse, elle présente tout sous forme d'amour. Sainte Thérèse nous l'a démontré. Mais plaisons-nous à nous y arrêter, justement sous cet aspect : la fermeté est un devoir d'amour. Et nous comprendrons que la plupart des enfants impurs ne sont pas tant des enfants « pas aimés » que des enfants « mal aimés ».
Il est un lieu commun ou plutôt un thème désabusé et désespéré de l'amour, c'est son aveuglement. Cupidon a les yeux bandés. Shakespeare en plaisante cruellement dans cet étrange « Songe d'une nuit d'été » où le nain Puck verse au hasard, sur les paupières des dormeurs, son philtre malicieux ; c'est ainsi que la Reine des fées trouve, à son réveil, si douces et si belles, les oreilles d'âne de l'infortuné Bottom.
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S'il est une fatalité encore plus fatale que la passion des amants, c'est bien l'amour des parents pour les fruits des entrailles. La nature, la chair et la vanité qui, dans tout amour déréglé, entrent pour les trois quarts, se chargent ici de bander les yeux, ou plutôt de transfigurer le malheureux objet d'un culte si injuste... Cette fatalité d'aveuglement, vieille comme le péché, reçoit de notre temps l'apport de la pédanterie freudienne et de la niaiserie charitable. Ainsi les pauvres petits aveugles sont conduits par des aveugles pour aller en famille à la perdition.
Quelle est la cause réelle de cet aveuglement du cœur ? Pas d'autre que la sensualité et la vanité des fausses amours.
Saint Augustin qui des fausses avait passé aux vraies, nous dit brutalement : « L'amour est un œil, aimer, avant tout, c'est voir. » Aimer, c'est comprendre, estimer, juger, PUIS sentir. Nous y reviendrons quand il faudra prémunir l'adolescent contre « les affections déréglées », mais veillons, nous éducateurs, à cette justice fondamentale de la ferme et clairvoyante tendresse.
Nous appuyons, en classe de lettres, sur la sévérité du véritable amour, quand, dans le Cid, nous en arrivons à ce vers étonnant pour notre sentimentalisme :
«* Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène. *»
Fermeté et tendresse sont toutes deux dans ces douze syllabes et toute la tragédie ne fait que les développer. Le ferme jugement qui ne laisse rien passer, c'est l'honneur de l'amour. Rien n'est plus doux et rien n'est plus terrible, selon les dispositions de notre cœur, que d'être jugé par le véritable amour.
C'est ce qui nous attend, n'est-ce pas ? Celui qui s'est livré pour nous est juge des vivants et des morts. Que répondre à un juge qui aime absolument ? si ce n'est confiance et soumission. A cet éducateur clairvoyant, ferme et tendre, l'enfant se donne tout entier, parce qu'il est faible, parce qu'il veut être aimé, parce que sa raison, son appétit de justice, son désir de savoir, l'estime de soi-même, l'intuition qu'il est appelé à l'absolu, toutes tendances fondamentales trouvent pure satisfaction, il est donc prêt à payer le prix d'une telle sécurité. Celui qui lui prouve ainsi son amour, par la *vérité*, par la tendre *sévérité* sans illusion, celui-là pourra tout lui demander. Et il y a tant et si dur à lui demander.
Ce que le petit enfant accepte si facilement, cette essence de l'amour qui est la ferme tendresse, la plupart des « grandes personnes », entre elles, ou l'ignorent ou la refusent.
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Dans les amours humaines, en effet, ce cadeau redoutable « ne rien laisser passer » ne s'offre pas, c'est qu'il est dangereux pour la paix vulgaire et, donc, comme les vrais trésors, peu apprécié. Les sens et l'amour-propre en préservent les amants. C'est pourquoi sont si rares les saintes amours. C'est pourquoi Corneille est extraordinaire et fameusement chrétien. Mais, dans ses intuitions, Molière l'est aussi. C'est au deuxième acte du *Misanthrope *; les marquis, par leurs flatteries, excitent la verve railleuse de Célimène, la pauvre petite insouciante peint à ravir les défauts des amis absents, et les flatteurs de se récrier sur tant de jolie malice dont ils se serviront contre elle. Alceste garde le silence. Silence réprobateur qui éclate soudain, dans le célèbre :
« *Allez, ferme, poussez, mes bons amis de cour ! *»
Les marquis, sucrés, coquets, pour l'embarrasser, lui répliquent :
« *Si ce qu'on dit vous blesse,*
*Il faut que le reproche à Madame s'adresse... *»
A partir de là, Molière, avec un art très sûr, s'élève, en quelque sorte, au-dessus de la comédie, jusqu'aux délicatesses morales d'un amour paternel et chrétien : Non, dit-il, le blâme est pour vous, flatteurs, qui l'aimez mal...
« ...*et vos ris complaisants*
*Tirent de son esprit tous ces traits médisants.*
*Son humeur satirique est sans cesse nourrie*
*Par le* COUPABLE ENCENS *de votre flatterie,*
*Et son cœur, à railler, trouverait moins d'appas,*
*S'il* AVAIT OBSERVÉ *qu'on ne l'applaudit pas. *»
Quelle perspicacité d'éducateur ! quelle honnêteté dans cette condamnation de l'amour complaisant !
Célimène, mutine et toujours spirituelle, le cingle de gentille ironie : il est le fâcheux, le contradicteur, le jamais content. Rires légers, moqueries qui n'arrêtent pas la sévérité de l'authentique amour...
« *Les rieurs sont pour vous, Madame, c'est tout dire,*
*Et vous pouvez pousser, contre moi, la satire... *»
Cette mondaine satire poursuit, en effet, ses fines attaques par la bouche du débonnaire Philinte. Célimène veut sen mêler
« *Mais*... » dit l'impudente,
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« *Non, Madame, non ! *» coupe le loyal bourru
« *Quand j'en devrais mourir,*
*Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir,*
*Et l'on a tort, ici, de nourrir dans votre âme,*
*Ce grand attachement aux défauts qu'on y blâme. *»
Ferme langage de celui qui voit le danger et avertit l'enfant, courageusement ; je dis l'enfant, car on sent bien que pour Alceste-Molière, l'étourdie Célimène -- Armande -- sa femme fut aimée dans une *intention éducatrice*. Il avait cru former un cœur généreux, honnête et bon, Armande l'a déçu, mais son génie lui redit sur la scène ce qu'il avait espéré. Suivons-je. Nous allons monter plus haut. Encore deux sottises des marquis et puis nous aurons notre affaire :
CLITANDRE
« *Pour moi, je ne sais pas, mais j'avoûrais tout haut*
*Que j'ai cru, jusqu'ici, Madame sans défaut ! *»
ACASTE
« *De grâces et d'attraits je vois qu'elle est pourvue,*
*Mais les défauts qu'elle a ne frappent point ma vue... *»
C'est alors que Molière fait un petit miracle. En plein salon de flatterie, où la plus sotte complaisance sourit à la coquette, le sage qui sait aimer l'emmène brusquement sur un sommet, toute seule, en quelque sorte, en face de sa loyauté, de sa manière d'aimer à lui et nous y trouverons l'exacte expression se ce que nous voulons définir.
Le flatteur a roucoulé :
« *Mais les défauts qu'elle a ne frappent point ma vue... *»
ALCESTE
« *Ils frappent tous la mienne et loin de m'en cacher,*
*Elle sait que j'ai soin de les lui reprocher. *»
Écoutez les paroles d'or :
« *Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte,*
*A ne rien pardonner, le pur amour éclate. *»
Exactement les hautes maximes de Thérèse Martin ne « rien pardonner » signifie « ne rien passer » et non pas refuser le pardon. Dieu sait si Alceste-Molière est tendre au moindre repentir. Il ajoute :
« *Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants,*
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*Que je verrais soumis à tous mes sentiments,*
*Et dont, à tout propos, les molles complaisances*
*Donneraient de l'encens à mes extravagances. *»
Mettez « flatteurs » à la place de « amants » qui ne sont d'ailleurs ici pas autre chose, quel que soit leur dessein, et vous avez la juste manière dont « on prend » un enfant trompé par de bêtes louanges, pour lui ouvrir les yeux, se mettre à sa place, « et je bannirais, moi... » en un affectueux conditionnel, pour rappeler à elle-même la jeune raison aveuglée, donner le dégoût des « molles complaisances » et reconnaître ses propres folies.
Un instant muette, Célimène réplique, boudeuse, qu'un tel grand amour n'est pas de son goût :
« *Enfin, s'il faut qu'à vous s'en rapportent les cœurs,*
*On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,*
*Et du parfait amour mettre l'honneur suprême,*
*A bien injurier les personnes qu'on aime. *»
La mondaine, suivant les règles du monde, ayant ainsi gentiment défiguré « le parfait amour », rompt le charme, et nous retombons ans les propos faciles des trompeuses passions.
ÉLIANTE
« *L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois*
*Et l'on voit les amants toujours vanter leur choix*
*Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable*
*Et dans l'objet aimé, tout leur paraît aimable... *»
parce que l'amour-propre et la vanité tissent aux trois quarts les affections qui ne sont qu'humaines...
Je suis sûre que Thérèse Martin, à 15 ans, à la veille d'entrer au Carmel, aurait goûté, aurait aimé ma leçon sur l'amour d'Alceste.
« A ne rien pardonner, le pur amour éclate ! » Comme elle eût applaudi !
Ce que les Célimène n'acceptent pas, l'enfant baptisé le reçoit avec ardeur, l'enfant bien né, réservé comme il se doit, mais les voyous de don Bosco l'acceptaient bien eux aussi, cet amour chaste et sévère de leur saint ami. Pourvu de cette conviction, de cette fermeté et de cette tendresse, toutes trois corrélatives, l'éducateur a conquis le droit de préserver et celui de tout demander. J'appuie encore sur cette corrélation des trois marques, leur union garde en l'éducateur la parfaite chasteté de son affection, car il faut toujours veiller sur son propre cœur.
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En effet, la conviction qui illumine l'intelligence et vivifie la volonté arrête les mols mouvements de mièvrerie, de chouchouterie qui souillent tant d'équivoques « dévotions » à l'enfant.
Châtiments corporels
Voyons encore ces marques inséparables dans le chapitre des châtiments corporels.
Problème compliqué à plaisir par l'école révolutionnaire, sous l'égide de son prophète Jean-Jacques Rousseau. On enlèvera à Émile le plus grand bien de l'enfance : l'autorité venue de Dieu en ses parents, on lui ôtera le bienfait de l'expérience des adultes, il apprendra à ses dépens que le feu brûle, que le froid enrhume, que les choses et les gens se vengent ; sa maladresse, laissée à elle-même, lui apportera peur, honte et déception, toutes souffrances que la bienfaisante paternité eût facilement épargnée à ses années roses, mais ses mollets n'auront jamais les marbrures d'une « bonne correction », il ne sera jamais mis au pain sec dans le cabinet noir.
Ainsi est respectée la personne humaine ! et sont respectés dès leur germe, les droits de l'homme et du citoyen ! Certes, on avait beaucoup fouetté sous l'Ancien Régime :
« Vous n'oyez que cris d'enfants suppliciés et de maîtres enivrés de colère... trognes effroyables, mais armées de fouets..., dit Montaigne (I, 24).
Les nobles élèves de la Compagnie de Jésus lassaient, peut-être, les bras du Père Fouettard. Ce n'est pas moi qui nierais l'ignoble cruauté envers les enfants, cruauté qui, ici, est hypocrisie perverse, déguisée en justice. Mais pensez-vous cette cruauté disparue des mœurs scolaires et familiales par les « vertueuses » lois laïques ? Je pourrais vous faire dresser les cheveux sur la tête en vous citant d'horribles faits physiques ; est-il besoin d'y recourir quand la terreur morale règne dans les écoles ? Si les tortures physiques sont épargnées, c'est parce que les pauvres faibles sont des lâches qui ne résistent pas au maître de marxisme, ni au maître pornographe, ni à l'aumônier corrupteur, ni au Livre Rouge... Je l'ai assez exposé : en tuant dans l'âme la pudeur, la honte, la conscience, on n'a que faire de fouailler le corps, il a drogue, impureté, suicide ; le corps est plus sûrement détruit et l'honneur de l'âme que par les cachots et les férules.
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Notre temps larmoie sur les pauvres enfants qu'il faut observer sans intervenir, et il organise le désespoir dans leur vie et leur descente en enfer. C'est comme pour les bêtes, ce sont nos vénérés ancêtres, nos égaux en évolution : on en torture indiciblement des milliers chaque jour pour une fausse médecine ou pour forcer leur sensible nature en œufs, en agneaux, en veaux, en viande.
Bien qu'il soit bon de rappeler à chaque occasion que la marâtre Révolution qui fait la douce, enfante toute cruauté, le vif de notre problème n'est pas là.
Il porte sur la légitimité et par suite sur la bienfaisance des châtiments corporels.
Qu'il y ait problème philosophique et même psychologique à ce sujet pour un éducateur chrétien m'a toujours étonnée. Il faut vraiment que le modernisme ait passé par là.
Est-il vraisemblable qu'on puisse apprendre la vertu à tout concupiscent sans châtier afflictivement sa chair ? La raison d'un papa grec ou romain fournirait la réponse.
Élever un futur légionnaire, un futur sénateur sans verges ! Ils riraient.
Mais, dira-t-on, ce sont des païens.
Alors, vous êtes sûr que les disciples de Jésus crucifié qui doivent apprendre « à crucifier leur chair avec ses convoitises » y parviendront la peau intacte de tout martinet... ? Voyons ! le bon sens ! Mais le libéralisme atrophie la spontanéité du bon sens. Et la défense de frapper, de recourir aux punitions affligeantes apparaît tellement plus noble, plus délicate, bref, plus évangélique ! Attention ! qui veut faire l'ange fait la bête. J'en ai vu de ces parents sublimes, pudiquement opposés à verges, soufflets, privations, martinets, prêts au martyre plutôt que de toucher un cheveu de leur progéniture, et, tout d'un coup, exaspérés, l'endurance démantelée, se jeter sur l'intouchable insolent et le rosser exactement comme il ne faut jamais le faire.
Après, remords, dégoût de soi-même, révolte haineuse du battu, désolation et surtout désarroi des intelligences.
Les arguments contre
Raisonnons donc, puisque c'est opportun. Quels sont les arguments des éducateurs *chrétiens* qui réprouvent le châtiment corporel ? Je les ramène à trois :
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-- Le châtiment révolte le coupable.
-- Le châtiment humilie. Précisons : le châtiment est *humiliant* (c'est une nuance).
-- Le châtiment *avilit* celui qui l'inflige.
On trouvera ces arguments par-ci par-là dans la méthode salésienne ! Dans don Bosco lui-même, que je regarde cependant comme un des plus durs éducateurs de la chasteté. Nous verrons pourquoi.
Et je ne conteste pas la valeur des trois arguments modernes ci-dessus, mais j'assure que le point de vue d'où on les tire n'est pas chrétien, il est démocratique, libéral, borné.
C'est bien vrai : le pur châtiment infligé à un coupable non contrit ni repenti excite la révolte. Vérité de La Palisse. C'est bien vrai : tout châtiment, venu soit des choses, soit de la vie, soit de la société, soit du supérieur, est une humiliation. A ce prix, toute souffrance est une humiliation. Pour savoir si elle est bienfaisante ou malfaisante, il faut savoir l'état du cœur qui la subit. S'il est sans contrition et révolté, l'humiliation l'endurcit. Évidemment !
L'éducateur emporté qui, dans ces conditions, inflige le châtiment, quand il est possible d'inspirer le repentir, cet éducateur, sans être « avili », mérite le blâme. Évidemment !
Et nous voilà bien avancés, le problème, mal posé, n'est point éclairé ! Je le pose autrement, ce vieux problème, dont la solution, en droit, en raison et en christianisme est évidente : Faut-il, devant le mal, montrer de la force ? La force, non seulement morale, mais physique, est-elle à sa place de nature, de fonction, quand elle est au service de la justice ?
Nous l'avons vu : la faiblesse est la gangrène du gouvernement. Il est dans l'ordre que ce qui est juste soit fort. Voyez Pascal ([^58]) si le simple énoncé ne vous suffit pas.
D'autre part, l'enfant peut-il être méchant ?
Jean-Jacques : il est tout bon, c'est vous, société illégitime du commandement, qui le dépravez ; je prêche la seule éducation *négative* qui consiste à protéger ce né-innocent contre la famille, la patrie, la religion qui le reçoivent. La force vous est interdite, comprenez, observez ! Seules les sacrées « choses » ont droit à le meurtrir.
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Mais si, père doué de raison, citoyen de patrie millénaire, et chrétien catholique, vous croyez au péché originel, à la concupiscence et au patrimoine que vous êtes chargés de transmettre, alors, que la force accompagne votre devoir et votre droit. Apparaissez juste et fort à cet être démuni, porté au bien, mais aussi porté au mal.
L'admiration et la confiance invincible que vous devez inspirer et sans lesquelles vous ne pouvez être le protecteur de cette âme fragile rachetée par Jésus-Christ, passe par la force. La crainte suppose toujours une reconnaissance de puissance, dit saint Thomas ([^59]). Il faut que le dirigé sache que son insolence n'intimide jamais, que sa révolte, loin d'amener la concession, fait déployer la force. Il faut que l'enfant sache *qu'il ne fait jamais peur*. Mais sur ce sujet extrêmement important et surtout dans nos malheureux jours où le supérieur lèche la contestation de l'inférieur, nous reviendrons quand il s'agira de convertir et de diriger les enfants que le siècle a contaminés.
Pour aujourd'hui, j'envisage le châtiment physique :
1\) pour le dressage des tout petits ;
2\) pour la sainte vertu de pénitence dans l'éducation des cœurs préservés.
Dressage
La raison et la foi nous font voir la passion et la grâce de ce bébé. Donc dès le premier instant, c'est une intention surnaturelle qui doit tout diriger. Mais *psychologiquement, chronologiquement*, dans l'ordre progressif de son développement, bébé est d'abord anima, donc la tâche imposée qui va me prendre *le plus de temps*, c'est le *dressage de l'animal*. Je dois organiser et dresser le corps et ses instincts de manière à ce que sa raison et sa volonté, sanctifiées par la grâce, trouvent au fur et à mesure de leur éveil un instrument corporel assoupli, habitué à la soumission.
Très particulièrement, je dois préparer *le vase fragile de la pureté* où toute action, toute habitude physique laissera sa trace. Or, rien n'est plus pratique pour mener à bien cette tâche dans le tout petit que ce qu'on appelle improprement les associations idées, qui sont bien plutôt des associations de perceptions. Sans doute, dès qu'il ouvre les yeux, je l'entoure d'esprit, de tendresse, de prière, mais j'y vais d'une bonne petite fessée quand j'ouïs dans ses cris la colère des caprices exigeants ;
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à mesure qu'il grandit, j'associe une bonne tape immédiate aux entêtements, aux refus ; mon doigt levé avertit qu'on doit cesser de tirailler, de grogner, de trépigner, mais la récidive amène aussitôt un bon coup sur les petits doigts. Je veux des moments d'immobilité relative ; excellente discipline dans les visites à l'église.
Nous avons eu sous les yeux les progrès d'une toute petite fille épanouie, joyeuse, mais dressée dès ses dix-huit mois, non pas à l'immobilité, mais au silence pendant la grand-messe ; elle a trois ans maintenant, elle s'y tient gracieusement, sans contrainte, imitant Papa et Maman, laquelle Maman m'a dit : « Ça n'a pas été sans fessée ! »
Ainsi, le bébé associe le léger mais immédiat châtiment à tel caprice, refus, mauvaise tenue, la caresse à l'obéissance. Le corps tendre se plie à *ces réflexes entretenus* et l'association psychique et mentale la plus avantageuse est celle-ci : la force est du côté qui commande. L'application à la pureté est à la fois générale et spéciale.
*Générale *: membres habitués au gouvernement. Je souffre quand je vois des parents supporter des balancements indéfinis de tête, de bras, de jambes semblables à ceux que le palefrenier doit surveiller chez les poulains ; ou des cris stridents à répétition jusqu'à l'hébétude. Tandis qu'une bonne claque remettrait l'animal en route vers la raison.
*Application spéciale* à la pureté : il est entendu que l'éducateur est CONVAINCU DU DANGER DE LA CHAIR. Alors, commençons tout de suite, procédons vite, sans douleur. LE MOINS DE NUDITÉ POSSIBLE. Ce n'est pas la première fois que je l'écris, mais je vois trop souvent que les mères les meilleures trouvent bon que, jusqu'à cinq, six, sept ans ou plus, on se promène tout nus les uns devant les autres. Chrétiennes peut-être, mais convaincues de chasteté consciente, sûrement pas ! Répétons : toilette de bébé seul avec maman seule. Pas de bain donné à bébé par jeune aîné au aînée de 10 ou 11 ans. Que l'aînée ait au moins 14 ans s'il faut absolument qu'elle aide Maman en ce devoir. Pas de bain donné à bébé fille par aucun garçon et par fille à bébé garçon.
Apprendre au petit à se déshabiller *modestement*. Il est extrêmement rare qu'un petit nouveau, à l'école, même de sept et huit ans, ait *l'idée* de cette modestie. Il se met nu sous tout regard, et l'on est en droit de supposer qu'en famille, il est aussi facilement nu devant sa sœur que devant frères et cousins ; d'où gaucherie, maladresse à quitter ou enfiler ses vêtements sans exhibition.
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On inculque, mais il est à craindre que le sans-gêne reprenne « ses droits » en famille. Je ne crois pas qu'on puisse, sans sévérité physique, bonne tape à l'appui, obtenir une modestie qui doit devenir aisée, adroite, instinctive et se muer doucement en PUDEUR.
J'espère qu'il est inutile de dire l'infamie de la liberté intentionnelle des déshabillages pour éveiller chez le tout petit la curiosité contre nature sur le sexe. Mais ceux qui n'ont pas la perverse intention peuvent pratiquer la catastrophique insouciance. Le résultat est le même.
Les bonnes petites tapes sont opportunes aussi sur les mains qui tentent de s'égarer et tripoter. Maman doit veiller aux mains jusque dans le berceau. C'est pourquoi il est si beau et bon et utile que le plus longtemps possible, des yeux vigilants président au premier sommeil, que Maman sache comment bébé s'endort. La prière aux anges, c'est bien, mais avec la présence humaine ; et même la chanson ; l'usage des berceuses est chaste.
En général, la force modérée, mesurée, doit toujours apparaître dans le dressage et la fessée dûment réfléchie, mais menaçante et exécutée (sinon elle n'est jamais menaçante) est le préservatif d'une pureté dont l'acquisition, je le répète, sera douloureuse.
Castigare carnem
Mais revenons à la légitimité des châtiments corporels quand la raison et le cœur étant éveillés, on devrait les éviter, dit-on, et même les maudire puisqu'on peut *raisonner* le petit coupable. Est-ce suffisant ? Est-ce, plutôt, suffisamment chrétien ?
Mon éducateur convaincu, ferme et tendre, devant la faute, ne commence pas par les verges, naturellement. Il avertit « sans rien laisser passer ». Et là, nous n'avons qu'à suivre don Bosco. Si l'avertissement ne suffit pas, il reproche, et, dans l'hypothèse de l'enfant préservé, sûr du cœur de son maître, le reproche motivé est châtiment suffisant, d'ordinaire. Mais il faut compter avec les natures vives, portées au plaisir et avec la soudaineté des tentations. Avertissement, reproche n'ont pas suffi. La faute est commise. Non pas une faute contre la pureté car, dans l'éducation que nous envisageons, la faute délibérée d'impureté ne nous semblera pas possible, mais cependant il y a péché : désobéissance, gourmandise, paresse, mensonge.
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Le procédé obligatoire est clair. Faire reconnaître la faute, acte de contrition. Et puis ? c'est tout ? Souvent ! si le cœur est soumis et sensible. Mais il faut vaincre la nature rebelle. Alors, c'est la PÉNITENCE.
Le châtiment, dont le beau nom vient, lui aussi, de chasteté et du castra militaire, est présenté, comme toute la vie morale, *sous forme d'amour*, en pénitence volontaire, en union à la bienheureuse passion de Notre-Seigneur. Il n'est pas besoin de longs discours, la leçon de catéchisme sur la pénitence a été expliquée d'avance. L'enfant connaît la philosophie et la théologie du châtiment. Elle est simple, en voici le résumé : qui aime bien, châtie bien. La voici tout entière : saint Paul, Épître aux Hébreux, XII, 5-11 :
« Mon fils, gardez-vous de mépriser la correction du Seigneur, et ne vous laissez point abattre quand Il vous reprend... Car le Seigneur *châtie tous* ceux qu'Il aime, et Il frappe de verges tous ceux qu'Il reçoit au nombre de Ses enfants.
« *Car quel est l'enfant que son père ne châtie pas ? Si vous n'étiez pas châtiés... vous ne seriez pas des enfants.* Nos pères terrestres nous ont châtiés et nous ne laissons pas de les respecter... ils nous châtiaient comme il leur plaisait pour une vie qui dure si peu... »
Mais les Parents chrétiens châtient au nom de Dieu « afin de vous rendre participants de sa sainteté ». « Or toute correction paraît sur l'heure sujet de tristesse, et non de joie ; mais ensuite, elle fait goûter à ceux qui ont passé par son épreuve un fruit de justice qui produit une grande paix. »
Jean repentant accepte donc volontiers, c'est-à-dire par volonté, sept « bons » coups de martinet, verge de vertu, « virgam virtutis », offerts à Notre-Seigneur ; il sait que sa Maman « prend sur elle » comme on dit, pour lui infliger cette petite mais cuisante souffrance. Maman, ferme et tendre, n'oublie pas de cingler comme par inadvertance sa propre main gauche pendant la rapide exécution ! Et puis, Jean en larmes parce que ça fait mal, et parce qu'il est content, remercie sa chère Maman. La chose est faite, on n'y pense plus, on est plus unis, plus confiant qu'avant. Le péché sera avoué en confession, mais la pénitence ainsi aimée est déjà garantie de contrition parfaite.
Je ne vous dis rien qui ne soit d'expérience. Je connais l'humble honneur du merci affectueux d'un petit homme après la correction. Mieux ! je témoigne qu'un bon enfant repentant vient spontanément dire sa faute et demander sa pénitence.
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Je viens de recevoir ces lignes d'une maman tendre et ferme d'un André de sept ans :
« Monsieur a le gémissement facile et la mine renfrognée dès qu'il faut faire un effort pour problèmes ou dictée. La séance se termine quelquefois par « Va chercher ta ceinture (de cuir). » Il s'ensuit quelques larmes et beaucoup d'amabilité pour le reste de la journée. »
Que reste-t-il des arguments indignés contre ces pauvres punitions physiques ? De révolte, plus question, puisque le châtiment est aimé. Le maître, avili ? dites, ennobli, par une telle maîtrise de lui-même, un recours si direct à la justice et à la miséricorde divine.
Il reste l'humiliation. Heureusement !
Sinon, je vous le demande, où est le repentir si l'humilité n'en fait pas partie, n'en est pas la base ? Grand bienfait que l'affliction de la chair, si elle humilie ! Mais humiliation acceptée, cherchée, allégeante, libératrice.
Nous allons revenir sur un autre aspect médicinal du fouet, du martinet, du pain sec pour la formation de la chasteté. Mais il était nécessaire, à cause de la bêtise pédagogique de notre temps, de justifier le châtiment physique dans la main ferme et douce du saint éducateur. C'est aussi, je l'ai annoncé, un bon exemple de synthèse, dirais-je, dans le même acte, de cette fermeté et de cette douceur.
Pour vous délasser, et illustrer par le contraire ma démonstration, je vais vous raconter un souvenir d'enfance qui m'a appris à moi, pour toujours, quand j'avais dix ans, comment il ne faut jamais punir.
C'était un soir de septembre. Les enfants, tous rentrés du jardin dans la salle à manger où l'on ne se hâtait pas d'apporter la lampe. Vieille maison sans électricité où se ménage le soir un long clair obscur de rêve. Notre Tante Célestine prit place sur le fauteuil devant la cheminée. Notre Tante Célestine était mère de trois garçons, peintre, musicienne et douée d'une charmante voix. Donc, personne brillante, quelque peu ombrageuse, légèrement imbue de ses multiples dons.
Une douceur flottait dans ce crépuscule, et nous priâmes notre poétique Tante de nous chanter quelque chose. Elle ne demandait pas mieux. Nous voilà, tous les six, cousins et cousines, dans les lueurs du crépuscule, tandis que les grands arbres répondaient à la brise du soir, groupés autour de l'artiste, son plus jeune fils Paul appuyé sur ses genoux.
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Auditoire conquis d'avance, le plus attentif et le plus pacifique. Ma Tante, dans cette tendre atmosphère, choisit la prière du Pigeon, celui qui n'est pas en voyage et s'inquiète pour son frère absent. La Fontaine en romance :
« Qu'allez-vous faire ?
« Vous voulez quitter votre frère
« L'absence est le plus grand des maux !
La voix émue nous émouvait, et, dans les dernières clartés du ciel, s'envolait, en roucoulements très doux, la douce plainte. Notre Tante était toute dorlotée par notre admiration. Pathétiques, ses accents annonçaient quelque grand effet final :
« Hélas, dirai-je, il pleut,
« Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
« Bon souper, bon gî... »
Là, une montée mélancolique tira en l'air la syllabe *gî*... fatale montée, trop longue... le petit Paul, poussé par une désastreuse inspiration, à ce *gî*... aéroporté qui ne voulait pas finir, lança un... «* got *» retentissant. Bon gigot ! Ce fut horrible !
« L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme.
« La mêlée en hurlant grandit comme une flamme. »
Tante Célestine se lève, ressort frénétique, empoigne en furie le malheureux, le jette par terre et, tandis qu'atterrés nous entendions retentir encore à nos oreilles ce désopilant bon gigot et que, du rêve descendus, nous luttions contre un rire inextinguible, la Tante, évadée de l'Olympe, lance les gifles, comme de dix mains, sur le coupable hurlant, auquel, terrorisés, bientôt nous joignons nos supplications. Pères et mères accourent, petit Paul est par terre, inerte. Tante Célestine reste le bras en suspens...
Et puis, troisième acte, se jette sanglotante sur la victime : « Paul, Paul... je l'ai tué ! Paul, mon petit Paul, mon Dieu, tu as mal ! réponds, Paul, réponds... pardon, pardon ! »
Il fallut expliquer à mon Père : Papa, *Tante Célestine chantait, c'était très beau, il a dit* «* gigot *»*... Bon souper, vous comprenez, bon gî...got...* et le reste.
Sur le visage de Papa, je lus tout le jugement : la grande personne avait vengé sa vanité blessée ; elle avait frappé avec... et la vanité est vigoureuse. Et puis, dégrisée, elle achevait dans le sentiment, une honteuse capitulation. La leçon s'imprima pour la vie.
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Méditez sur le détachement de toute irritation intéressée, vaniteuse, mondaine, quand vous devez dire, comme une mère du XVII^e^ siècle : « Allez au lit, Mademoiselle, vous n'aurez que du pain sec. Sortez de table, Monsieur, votre père va vous donner le fouet. »
La vraie douceur sans rémission doit commander la force, non y renoncer.
Le rempart de confiance
Mais s'il en est ainsi, si une mère, un père sont ainsi, l'enfant préservé tout petit restera toujours pur, même s'il rencontre de mauvais camarades (je n'ai pas dit : même s'il subit un cours de sexualité : attention ! ceci est d'un autre monde... le monde de l'Enfer)
Le fruit d'une douceur si forte et si bien entée sur la foi, le fruit d'une autorité si désintéressée, tout au service de Dieu et donc au service de l'âme, c'est, dans cette âme, une *confiance* que je peux dire absolue.
Ne m'accusez pas d'enseigner à l'enfant que l'homme peut se confier aveuglément en l'homme. Notre élève sait bien que son père, fût-il le Roi de la petite Thérèse Martin, est faillible et pécheur, il le voit se préparer à la confession comme lui, mais il sait que cet être est tout donné au bien surnaturel et ne désire rien autre chose. La poésie de l'enfance fait le reste et l'estime enfantine de la justice et du dévouement, biens si grands que, quand on y réfléchit, on mourrait plutôt que d'encourir le mépris d'un enfant pur.
Alors, si, père, mère, « vous vous sanctifiez pour lui », il ne craint plus rien. Le croyez-vous capable de dire, écouter, regarder, penser ce que vous désapprouvez ? Sa fidélité au bien passe par l'obéissance confiante. Je vous le dis : il est sauvé. Car vous allez continuer votre œuvre, la plus belle sur la terre, l'ars artium : élever une âme.
Demeurons quelques instants sur ce pouvoir gracieux que votre amour de Dieu et votre amour de votre enfant vous ont fait conquérir et que, par amour, vous affermissez chaque jour.
Le puissant motif de son bien obtient de nous des efforts sur nous-mêmes, un combat contre notre lâcheté que nous aurions sans doute refusé sottement pour notre seule sanctification...
Alors, tout dire à maman, ne rien lui cacher, être inquiet de son approbation, devient le climat de la jeune âme. Si l'union peut être réalisée spirituellement entre le père et la mère pour cette œuvre divine, quelle puissance acquiert leur autorité, nous l'avons compris dans la vie des saints enfants.
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Au pied de ce rocher inexpugnable qu'est la confiance envers le maître, meurent les tentations, les flatteries, les séductions dangereuses, les troubles. Thérèse nous le dit excellemment. Les compliments du monde et ses attraits n'avaient aucune prise sur son cœur, non qu'elle fut parfaite, non que la vanité fut morte en elle, mais « *je ne faisais attention qu'à vos paroles* et à celles de Marie ». Ce n'est pas que cette autorité présumant de son prestige omet de veiller et croit immunisée la fragile conscience qu'elle dirige : « Vous faisiez grande attention à ne laisser près de moi aucune chose qui pût ternir mon innocence, à ne me laisser entendre aucune parole qui pût glisser la vanité dans mon cœur. »
Voilà bien l'ascèse continuelle de l'éducateur : veiller, veiller sans cesse. Mais vous me dites avec raison : de nos jours, on aurait beau veiller, le mal s'insinue, siffle, ricane partout. Il est vrai ! Cependant, autour de votre jeune enfant, vous avez pris un bon départ, je veux dire banni la télévision, les illustrés, les jeux sans surveillance ; et vous le gardez près de vous jusqu'à l'obligation scolaire (résolution indispensable, et pour sa pureté, et pour votre autorité, sinon, tant pis pour lui et pour vous, déjà il n'est plus ce que je suppose : *préservé et confiant*). Il reste encore la flatterie stupide des parents et des amis, -- flatterie qui a toujours existé, mais qui prend de nos jours la dimension de la stupidité ambiante : « Je ne puis recevoir, me disait encore une jeune maman hier, ni cousin ni cousine et même grands-parents, sans qu'on me les gâte de compliments tout crus, avec une inconscience que je dirais animale. » Cette mère ne va pas trop loin, c'est vrai. Ce qui dépasse encore la flatterie, c'est l'indécence des propos devant les pauvres enfants et l'indécence des attitudes, garantie par l'indécence des vêtements. Eh bien, la conclusion est simplement plus absolue, plus rigoureuse que du temps de Thérèse Martin et d'Anne de Guigné. Soyez le modèle, le rocher de confiance, la norme sans défaut des jugements enfantins, en paroles, en tenue, en vêtements, en prière, en calme, en exemple. Jamais, jamais l'enfant n'eut plus besoin d'un roi, d'une reine admirables, familiers et présents, auxquels, spontanément, il compare tous des autres, près desquels il réfugie non seulement la tendresse de ses baisers, mais tous les troubles de son cœur.
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Il vous est, d'autre part, de plus en plus difficile, si vous êtes lâches devant un rôle si grand, de laisser la place à un maître, voire à un prêtre dignes de le remplir, aliénation commune, jusqu'à présent, de la sainte jalousie paternelle et maternelle. Si vous renoncez, la place sera prise, elle est assiégée de toute part, par les innombrables suppôts de Satan qui rôde autour d'elle *quaerens quem devoret*.
Si, faisant retraite en vous-mêmes, convertis comme nous devons nous convertir sans cesse, vous mesurez votre permanente et nouvelle responsabilité, vous voulez devenir en hâte ce rempart de confiance, alors vous comprendrez mon coup direct, mon moyen fondamental de sauvegarder la pureté, en brisant sans aucun accident, la curiosité de la chair que les tentations extérieures et que la concupiscence peuvent éveiller.
Prêtons attention. Il faut avoir inspiré à l'enfant une confiance telle que :
*Il apporte à son maître l'immédiate confidence du moindre trouble de son innocence*.
Premier trouble. Première preuve
Par exemple ceci :
-- « Maman, X... m'a dit quelque chose qui m'ennuie. » Vous devinez, vous interrogez le moins possible. Vous obtenez quelque chose comme : « C'est à propos des petits enfants ! » Vous ne laissez pas en dire plus, vous exprimez *à mots couverts* ce que vous ne lui laissez pas dire : « il t'a dit que tu ne sais pas comment naissent les petits enfants. « est cela ! Alors qu'as-tu répondu ? »
*Si vous êtes le rempart que vous devez être*, le refuge sans faiblesse *d'une innocence intacte*, voilà ce que vous entendrez :
-- « Je lui ai dit : tais-toi, je demanderai à maman. »
Sainte et simple réponse, fruit naturel de la véritable éducation du cœur, de la raison, de la pudeur, celle qu'aurait faite Herman, le petit Flamand, celle de tout Croisé de l'Eucharistie. Si Vous ne sentez pas qu'elle est ce fruit direct d'une droiture conservée par une droite autorité, c'est que l'enseignement de mes petits docteurs n'a pas pénétré : « Je ne donnais d'attention qu'à vos paroles », dit Thérèse. Je n'ai de certitude que par mon maître, qui. ne m'a jamais trompé et qui sait tout ce qui m'est utile. J'ai peur de ce qui est insolite, étranger à sa manière, à sa douceur, à sa fermeté.
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*J'ai l'habitude de ne m'en rapporter qu'à lui*. Ce qui vient de m'être suggéré *est peut-être mal*, quelque chose m'en avertit ; de toute manière, celui en qui j'ai toute confiance me le dira.
Voilà, je vous le dis, ce qu'obtient une mère qui, depuis avant la naissance, a conviction de chasteté, soin de décence, recueillement du cœur, sentiment permanent de la destinée surnaturelle, horreur du péché. Une mère qui, depuis la naissance, a veillé sur le *dressage* des instincts, des réflexes, comme elle veillait sur ses propres pensées, une mère qui s'est méfiée des libertés du corps, de toute nudité toujours imprudente, et, dès que la petite intelligence s'est vue dans les yeux, a parlé de Dieu, instruit, nourri des splendeurs religieuses du Catéchisme, de l'Eucharistie, de la divine Présence, de la Sainte Vierge, cette jeune raison, cette vive imagination.
Mais voilà aussi ce qu'obtient, par les mêmes travaux, un cœur contrit et repentant, du repentir absolu que j'ai dit, qui, soucieux désormais du seul royaume des Cieux, se consacre à défendre et à bien élever ses enfants.
Il obtient, aujourd'hui, cette parole excellente. « *Eructavit cor meum verbum bonum *» (Ps. 44, 1). Tais-toi, je demanderai à maman, je demanderai à la source où j'ai mis toute ma confiance.
Réjouissez-vous : *cantate Dominum canticum novum*. Et dites-vous bien que vous n'avez rien fait d'héroïque c'est le résultat d'une vertu toute simple garnie des grâces actuelles que Dieu donne à l'éducateur chrétien.
Votre réponse
Et que répondrez-vous ?
Vous êtes enchanté de la confiance, attention ! Vous en êtes peut-être fier ? Et la nature vous porte violemment à en profiter, à satisfaire cette curiosité si innocente, si bien maîtrisée, mais sous-entendue cependant.
C'est là que je prie les saints enfants, du haut du ciel, de m'assister. Car dans l'air que nous respirons, ce que je vais dire peut paraître insensé.
En effet, puisqu'il s'agit d'un petit enfant préservé, et tout jeune, la question n'ira pas plus loin, et vous pensez que vous pouvez y répondre sans aucun embarras. Il vous semble plus que légitime, en notre temps, de répondre à ces cinq, six, sept ans, que les petits enfants se forment « dans le cœur » de la maman et se développent, etc., etc., comme les petits poulets, les petits chats, les petits pois, tous les *pulli* et *pusilli* du monde.
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Des yeux, des oreilles, on vous suivra, dans un univers d'images violentes, *nouvelles*, curieuses, intéressantes et sur les pas desquelles germeront des comment, des pourquoi, des perspectives, des nuées légères, dont, à votre insu, vous aurez l'air de garantir l'innocence.
Arrêtez-vous, écoutez-moi, ne succombez pas à cette tentation subtile, en vous, de volonté de puissance. Et soyez devenu capable, avec la grâce de Dieu, de dompter, en l'enfant, *dans la paix*, cette curiosité commençante de la chair, sans cependant *offenser ni tromper la raison*. Donnez avec calme et autorité la réponse suivante :
« Cela, mon petit, *n'est pas bien important, et ne te regarde pas*. Tout ce que le Bon Dieu fait est bien fait. Quand je jugerai utile de t'expliquer là-dessus quelque chose, je le ferai et raisonnablement. En attendant, il y a de très grandes et belles vérités qui te sont nécessaires et que tu dois t'efforcer d'apprendre et de retenir, tandis que ces choses-là te sont complètement inutiles, pour le moment. »
Clé de David
Cette réponse autoritaire du don de Sagesse est la *réponse-clé*. Car elle ferme et personne ne peut ouvrir, elle ouvre et personne ne peut fermer. Ne vous indignez pas, ne criez pas à l'oppression, ne condamnez pas avant de m'avoir entendue. Je vous prie de lire sans irritation ce que je ne me dérobe jamais à démontrer.
Reprenons donc patiemment cette clé de David qui est la Sagesse de Notre-Seigneur Jésus-Christ Elle-même.
« *O Clavis David, qui aperis et nemo claudit, claudis et nemo aperit* (grande antienne du 20 déc.). Ô clé de David, qui ouvres et personne ne peut fermer, qui fermes et personne ne peut ouvrir... » A la curiosité dangereuse dont je me méfie, j'impose tout de suite la mortification et le détachement. C'est l'épreuve même de la confiance en l'autorité, épreuve nécessaire à propos de cette question ou d'une autre et qui mesure le degré de crainte du péché et d'humilité dans ce petit enfant. Mais cela va plus loin.
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Cette réponse de l'autorité amie, tendre et ferme, elle est destinée, pendant toutes les années d'éducation, *à arrêter la recherche consentie de toute représentation troublante*.
Ce n'est pas la première fois qu'en mère prévoyante, je me sers de cette clé : «* Cela ne te regarde pas. *» Mon enfant, ma petite fille l'a déjà entendue toutes les fois que son ardeur naturelle la portait à une indiscrétion. Les reproches que j'avais faits hier à son frère ne la regardent pas. Les projets de papa pour les vacances, elle les saura plus tard. Ce que dit sa tante dans cette lettre n'est pas pour les petites filles. Il est inutile de lui expliquer ce mécanisme, elle ne comprendrait pas. Ce livre est pour les grands.
Bonnement, elle sait qu'elle est beaucoup trop petite pour voir, savoir, comprendre la plupart des choses. Elle est rompue à cette aimable humilité. Ce n'est pas nouveau pour elle. Et comme elle sait, d'autre part, que maman lui explique tout ce qui peut l'intéresser, tout ce qui lui est utile et même des vérités très difficiles pour lesquelles il lui faut toute son attention, elle n'est pas étonnée de cette clé qui ferme pour le moment ce qui n'est pas bon pour elle.
Mais : *O clavis qui aperit et nemo claudit*, clé qui ouvres et nul ne peut fermer.
A cette question qui n'aura pas pour elle une réponse aujourd'hui, et *dont elle ne doit plus s'occuper*, on lui promet une réponse raisonnable dans le temps où elle sera capable de la comprendre. Dieu fait bien tout ce qu'il fait. L'enfant est certain que l'autorité servira sa raison, que tout est en ordre, qu'il n'y a plus à chercher, mais à devenir de plus en plus raisonnable pour mériter la confiance de ceux qui le dirigent.
Un exemple vivant mettra au point le double avantage de cette intelligente soumission de l'esprit. J'ai connu une petite fille qui aimait beaucoup les belles histoires. Ses parents avaient le goût du beau et voulaient développer en l'enfant l'amour de l'art ; mais ils voulaient autant garder son cœur bien pur. Par suite, ils avaient résolu d'éviter à leur fille toute lecture non seulement mauvaise, mais niaise et de ne lui donner que du « bien écrit » que la petite goûtait déjà, à huit ans, dix ans, comme d'instinct. Assurément, Mme de Ségur enchantait cette enfance, mais papa ne craignait pas de proposer les bons auteurs difficiles : Corneille, Joseph de Maistre, Homère, Molière, Balzac, Musset, Louis Bertrand, René Bazin, le *Quo Vadis* de Sirenkewiz, la George Sand des romans berrichons. Papa proposait à maman, mais maman marquait les passages que l'enfant lirait avec profit, puis épinglait ensemble les pages défendues ;
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au-delà de l'épingle recommençait le permis ; le livre était remis en toute paix à la jeune lectrice qui rend témoignage que, non seulement elle ne déplaça jamais une épingle, mais n'en eut jamais la tentation.
C'était fermé et nul n'aurait pu ouvrir sur ce qui ne la regardait pas. Mais les chefs-d'œuvre étaient ouverts ; et, qu'elle était heureuse, cette fille de dix ans, de douze ans, puis cette adolescente, de s'avancer dans la poésie que nul ne lui fermerait jamais !
J'ai pris soin de m'en tenir à l'épreuve la plus difficile qui est d'arrêter la curiosité « sur ce qui ne te regarde pas », non que ce soit mauvais, laid en soi, mais inutile, donc dangereux pour ton âge.
Nous verrons qu'il est encore bien plus aisé d'arrêter la curiosité sur ce qui est laid, sale en soi et pour tout le monde, et donc péché ou occasion de péché, quand on a conquis cette merveilleuse confiance d'un jeune cœur.
Occupés d'autres choses
Je ne serais pas étonnée que vous restiez inquiets de ce refus de répondre pour un temps à la question innocente de la confiance absolue. Vous admettez que la clé d'une formation soit cette confiance complète que l'éducateur ne cesse de mériter et qui seule peut servir de rempart à l'assaut extérieur des sollicitations impures. Mais pour la petite fille ou le petit garçon de cinq ans, six ans, sept ans que le propos « tu ne sais pas comment naissent les petits enfants » avait troublés, vous craignez que votre silence temporaire soit irritation et non apaisement.
Alors comprenez bien :
1\) que l'absolue confiance chrétienne doit trouver tout de suite, à la première épreuve facile, l'occasion de s'affirmer. Je l'ai démontré. Mais...
2\) vous vous faites illusion sur *l'importance de la question posée*. En effet, la reproduction *n'intéresse pas naturellement* les jeunes enfants. Instinctivement, ils ne s'en occupent pas. Pourquoi ? Mais parce qu'ils sont étrangers à la puberté, à l'idée même de reproduction. L'intense développement de leurs sens, de leur imagination les porte à la curiosité des choses, des plantes, des bêtes existantes, petites et grandes, des objets, des jouets, des véhicules (hélas) voire des trains, des moteurs, des poupées, des boîtes, des ciseaux, des couteaux, des livres images ;
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mais pas du tout, *s'ils ne sont artificiellement excités*, à des curiosités de sexe, d'embryon, de réflexion sur la mise au monde des vivants. Les salauds ont été bien étonnés que l'ensemble des petites filles aient montré peu d'intérêt pour les poupées sexées.
Mais patience, l'ignoble allumage d'une curiosité contre le temps de la nature est mené avec vigueur, comme on éveille leur estomac de six mois à la viande crue. De la naissance à l'adolescence comprise, il y a livre et parole et exhibition rouges. Et une usine à meules de moulin n'abonderait pas pour fournir à l'immersion de tous les drogueurs d'enfance. Laissons-les.
Et croyez que le jeune enfant préservé, s'il n'avait pas rencontré X..., ne vous aurait rien demandé du tout. Et s'il ne vous demande, là-dessus, rien du tout, puisqu'il vous demande tout ce qui l'intéresse et tout ce qui l'inquiète, ne lui dites rien du tout.
Il a le cœur, l'imagination et l'esprit naturellement occupés de bien d'autres choses. Et vous devez naturellement et surnaturellement lui occuper le cœur, l'imagination et l'esprit de bien d'autres choses. C'est ce que nous verrons dans un prochain chapitre : les « initiations » indispensables qui ne laisseront oisives, en rêve, en vadrouille, aucune des facultés.
La Révolution persécute les peuples par *l'information*. L'information, et je résume là les meilleurs jugements, consiste à nous cacher ce qui nous regarde et à nous assommer de ce qui ne nous regarde pas, -- pour que nous ne cherchions plus ce qui nous regarde. C'est, à tous les degrés de la société, l'accablement d'une charge injuste et aliénante.
C'est l'obscurantisme aveuglant de la démocratie.
On informe le citoyen de droits et de devoirs imaginaires pour qu'oubliant les droits et devoirs réels, il croie choisir lui-même le gouvernement.
Le dernier des propriétaires de télé qui ignore le schéma primaire de la circulation sanguine, a dû supporter pieusement le spectacle hautement informateur de l'opération à cœur ouvert. La première fois que je fus opérée, le chirurgien me demanda (parce que j'avais la réputation d'une personne instruite !) si je serais contente d'apprendre les pénibles phases de son travail dans mon pauvre corps, je l'assurai que j'étais au contraire trop contente de m'en remettre complètement à lui, pourvu qu'il me dît seulement en quoi consistait le rôle passif et endurant qui m'était dévolu en cette aventure.
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On charge l'écolier « informé », de décider les programmes, de punir les maîtres et la société dite de consommation. Comme cela, *il suicide son propre développement*.
Enfin, on informe l'impubère de la procréation, comme cela, *il oublie qu'il est enfant* et se fait puéril adulte dans l'esclavage du vice.
Toute cette effroyable aliénation, si elle tente effrontément la nature pécheresse, *ne se fait point selon* *la nature*. Des meneurs résolus, menés eux-mêmes, la tordent et la déforment.
J'en reste à l'enfant. Les tout jeunes enfants préservés, instruits de ce qui les regarde, ne se mettent point en peine de la façon dont viennent au monde, même leur petit frère ou leur petite sœur. C'est une merveille qu'ils acceptent comme telle. Certes, les parents ne doivent pas profiter de cette disposition pour raconter des niaiseries : les choux, le marché où on va acheter les bébés.
Je sais aussi que la grossesse à laquelle les petits enfants d'autrefois ne prêtaient pas attention, parce que les mamans étaient habillées, la grossesse fait monstrueusement saillie dans les sacs bariolés et parcimonieux où elle se promène sans pudeur, en proue d'information pour quiconque. Les mères distinguées et les pères *distingués* y peuvent seuls quelque chose !
Mais enfin, puisqu'il faut du vécu, en voici quelques traits : Nous habitions au bord de la mer, me dit cette jeune femme de trente ans. Toute beauté, toute merveille, depuis les vagues, la lumière, les tempêtes et les coquillages nous venaient de la mer. Papa et maman nous dirent un jour, sans plus : Priez bien pour avoir une petite sœur bientôt. Nous avions huit ans, sept ans, cinq ans. Sûrs que le Bon Dieu enverrait la petite sœur par la mer, chaque jour nous allions surveiller les barques à voiles blanches, surtout l'une d'elles, échouée depuis quelques jours sur la grève, avec une petite cabine vitrée, fermée. Nous devinions vraiment à l'intérieur le berceau de la petite sœur endormie que maman seule aurait le droit, une nuit, de venir chercher. Rien ne gênait notre esprit dans cette merveilleuse aventure.
Autre poème authentique : Nous habitions au bord du Léman, au pied des montagnes. Papa nous dit qu'il irait bientôt avec Maman chercher là-haut une petite sœur. Des montagnes neigeuses toute surprise pouvait venir. Ce qui arriva. Mais, seul sujet de notre étonnement : Maman, au retour, se mit au lit. Papa nous dit que le parcours, en montagne, l'avait beaucoup fatiguée. Rassurées et extrêmement occupées de la mignonne petite sœur, nous ne cherchâmes pas plus loin.
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Et cette histoire où le bon sens n'est pas du côté adulte. Il y a quelques années, un jeune père et une jeune mère m'amènent un blondin de sept ans, sympathique, ennuyé. Il viendra à la rentrée, -- mais il est si étourdi et si paresseux qu'on me demande sur l'heure une exhortation. « Dites-lui, Mademoiselle, qu'il va avoir une petite sœur et qu'il faudra qu'il lui donne le bon exemple ! » Je ne trouve pas l'argument très fort, mais je tiens à rendre service. Sans doute pour que mes conseils soient plus solennels, Papa et Maman s'éloignent de quelques pas. Alors le regard de Michel les suit avec une expression légèrement dédaigneuse qui m'intrigue extrêmement. Quand il les juge à peu près hors de portée, il se retourne et me fait signe de me pencher pour un secret. J'obéis. Alors, avec un petit haussement d'épaules, la voix couverte, le regard indulgent sur les deux éducateurs, Michel prononce : « Ils ne savent même pas si c'est une petite sœur ou un petit frère. » Il m'est aisé de comprendre que, sur une ignorance si ridicule, je ne peux baser un conseil. Sérieusement, tous les deux, nous décidons d'être sages parce que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous aime et qu'Il l'ordonne.
L'Enfant et la Création
Savez-vous pourquoi l'enfant n'est point porté à un « Comment des naissances » s'il n'y est pas incité par une information ?...
Sans doute parce qu'enfant comme je l'ai dit, rien dans sa psychologie et son organisme, s'il est pur, ne le porte à cette curiosité-là. *Mais aussi parce que poétiquement, religieusement, la création par Dieu* «* ex nihilo *» *n'embarrasse point les enfants, et même leur convient tout à fait*. L'univers et ses merveilles leur paraissent, en effet, surgir d'une Toute-Puissance. Les fleurs, les animaux, les animaux surtout, les insectes, les petits poulets, les agneaux, les petits cabris sautants, les oiseaux leur semblent si jolis, si splendidement vêtus, si gracieux qu'ils savent intuitivement que tout cela n'est point fait de main d'homme. Le récit de la Genèse leur est rationnel : Dieu dit que les herbes croissent, que les oiseaux du ciel s'élancent, que la mer soit pleine de poissons, les près de gazelles et de petits moutons. Et cela fut. Évidemment !
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Et puis, Dieu dit : Faisons l'homme à notre ressemblance, et Il prit un peu de boue... et Adam notre père fut, innocent et beau. Évidemment ! Il n'est pas étonnant que la vie soit un mystère, comme elle l'est toujours pour les plus rands savants, lesquels, en 1973, ne peuvent nous dire si c'est un petit frère ou une petite sœur qui paraîtra au monde. Ce qui trouble le vieil homme Jean Rostand ou Monod, cette merveille digne de Dieu seul, la Création, ravit une fraîche raison, métaphysicienne par nature, par foi, par plaisir.
En ce sens, la prétention *d'expliquer comment* viennent les petits enfants, comme si c'était explicable, comme si on savait, quand, *en réalité*, l'apparition de la vie est bien ce que croit l'enfant, ce mystère que la Science rend de jour en jour glus insondable, cette prétention rabaisse la grandeur du fait, coupe les ailes de la poésie et ne peut, en effet, que satisfaire *un peu* une curiosité insolite à l'âge d'enchantement.
Les enfants savent, parce que cela est révélé aux petits et caché aux infirmes physiologistes, que Notre-Seigneur « de ces cailloux peut tirer des enfants » ([^60]).
C'est pourquoi j'ai anticipé en quelque sorte sur mon développement en supposant que, déjà, le petit enfant innocent avait eu une question *positive* parce qu'un camarade, curieux ou méchant, l'y incitait. Mais il nous fallait en arriver là, pour démontrer la nécessité et la force d'une confiance complète en un éducateur qui s'en est fait digne. Condition que je regarde comme indispensable (sauf secours divin exceptionnel) pour l'éducation de la pureté.
Jésus, le fruit de vos entrailles
Et, puisque la question posée a été l'occasion de ce refus temporaire qui éprouve l'obéissance du petit disciple et la force d'âme du maître, j'en viens maintenant, pour ne pas vous laisser en suspens, à la première réponse qu'il faudra donner, au cours d'un paisible entretien familier. Je ne connais qu'une règle : *passez par la Sainte Vierge*. Du commencement à la fin de notre éducation de la pureté, nous mettrons la clé en ses mains. Elle fera tout. Elle ouvrira. Elle fermera.
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Tous les édifiants manuels d'initiation passent, je vous l'ai dit, par les graines de haricots, ou de platanes, d'autant pratiques pour les stades troublants du sexuel proprement dit, que le pollen et les étamines se chargent délicatement des rapports mâles-femelles. Ainsi, pour commencer, l'éducateur « embusqué » ne parle que d'innocents légumes et laisse au disciple le soin de faire la troublante application, fort compliquée, matérielle *et pas du tout chaste*, à son pauvre organisme humain. Je suis loin de nier l'apport avantageux du spectacle de la nature végétale et animale pour une connaissance normale, plus tard, pendant l'adolescence, de la fonction de reproduction. Mais je crois *absolument faux de commencer par en bas*. Et quand la nature parlera à l'adolescent, dans son propre corps, son langage rude et troublant, il aura été souverainement *prudent* qu'on l'ait accoutumé à comprendre la vie de la chair par l'esprit, la création par Celui de qui vient toute paternité.
C'est pourquoi je regarde l'induction qui part du sensible pour s'élever à l'intelligible, de l'animalité à l'humanité et enfin au sens divin, comme étant ici un procédé inférieur, moins prudent, moins chaste, moins pratique.
Bien supérieure, la déduction qui fait venir la lumière intelligible d'en Haut sur les choses sensibles. Et d'où faire tomber une plus juste rosée de simple explication que du cœur de la Mater admirabilis ?
Donc, prenons conseil, dès ce premier degré, de la Mère par excellence, la Mère du Bel amour et de la sainte Espérance, la Virgo Virginum, la Mater inviolata.
« *Ipsa tenente, non corruis*
*Ipsa protegente non metuis*
*Ipsa duce, non fatigaris.*
*Ipsa propitia, pervenis. *» (Saint Bernard.)
qu'il est dommage de traduire :
« *Ce qu'elle tient reste solide*
*Sous sa protection, pas de crainte*
*Sous sa direction, pas de fatigue*
*Avec son secours ou parvient au but. *»
Voyons cela « avec grâce ». Maman a récité, avec sa petite fille, une dizaine de chapelet, auprès de la statue de la Sainte Vierge, ou dans le jardin ; soleil, ombre, douceur ; ou dans sa chambre, avec la petite chaise de Jeanne à ses pieds.
-- « Ma petite fille, te souviens-tu de ce que tu m'as demandé au sujet de la naissance des petits enfants ? »
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Bien observer la réaction. Quelle bonne « note » si elle est paisible, sans empressement, simplement intéressée ! Mais enfin, peu importe, puisque la confiance a fermé la curiosité, et ouvert la raison.
-- « Que venons-nous de dire, ma petite Jeanne, en priant toutes les deux la Sainte Vierge : Et Jésus *le fruit de vos entrailles* est béni ? Tu dis cette parole chaque jour à la Sainte Vierge Elle-même, depuis que tu es toute petite. Tu as appris dans ton Catéchisme que c'est sainte Élisabeth qui l'a dite la première quand la Sainte Vierge est venue la voir après l'Annonciation. Eh bien, tout le mystère est là. Le grand mystère de l'Incarnation, par lequel le Fils de Dieu s'est fait homme et le mystère de la naissance de tous les petits enfants des hommes. A la parole de l'Ange qui lui demandait de devenir la Mère de Dieu, la Sainte Vierge a dit : Je suis la servante du Seigneur, qu'il soit fait selon votre parole. Et alors, le Fils de Dieu a pris un corps dans ses entrailles, tout petit, et, peu à peu, jusqu'à Noël a grandi ainsi mystérieusement dans son sein. Et parce qu'Il a une Mère humaine, un corps et une âme humaine, Il est vraiment homme, mais cette nature humaine est unie à la Deuxième Personne de la Sainte Trinité, comme tu le sais, comme tu l'as appris, Dieu et homme tout ensemble.
« La Sainte Vierge savait que ce Fils adorable se développait en Elle jusqu'à ce qu'Il parût dans la crèche, le plus beau des enfants des hommes. Eh bien, chaque petit enfant a son corps ainsi formé dans les entrailles de sa mère par la bonté de Dieu qui crée une âme immortelle unie à ce corps. Seulement, tandis que la Sainte Vierge était sûre que le fruit de ses entrailles était le Fruit Saint par excellence, les mamans ordinaires savent que leur petit enfant a le péché originel et qu'il a besoin du baptême pour devenir enfant de Dieu. C'est pourquoi, pendant que s'accomplit en elles cette loi qui veut que le corps de l'enfant uni à son âme se forme dans ses entrailles, la mère doit prier beaucoup pour que ce fruit, sanctifié par le baptême, devienne saint. En effet. la mère ne sera sûre que cette formation et cette naissance sont un bonheur que si l'enfant, dans sa vie, jusqu'au Ciel, répond à la Grâce. Le Bon Dieu a voulu créer les choses comme cela pour que les mères aiment plus facilement leurs enfants, et supportent mieux la peine qu'ils leur donnent. Et aussi pour que les enfants, quand ils sont assez grands, comme toi aujourd'hui, pour savoir ce mystère, aiment plus tendrement leurs parents, soient plus obéissants, plus reconnaissants, c'est-à-dire plus fidèles à leur Créateur. Le modèle c'est le divin Enfant Jésus qui ravissait le cœur de la Sainte Vierge.
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C'est pourquoi, quand Élisabeth lui dit : « Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni », transportée de joie, la Sainte Vierge se mit à chanter : *Magnificat anima mea Dominum*. Et moi, serai-je si contente des progrès de ma petite fille encore boudeuse. ou paresseuse, ou gourmande, pour pouvoir chanter avec la Sainte Vierge le bonheur d'être la maman d'une petite fille bénie ? »
S'il s'agit de répondre à un petit garçon, je mettrai dans la confidence une nuance plus sobre, *chevaleresque *:
-- « Ainsi, dirai-je, la mère doit être fière de ce que, par elle, par ses faibles forces, un homme ait paru dans le monde, comme Notre-Seigneur l'a dit lui-même. Mais pour que cette fierté soit possible, il faut non seulement que le cœur de son petit garçon soit bien pur, mais *courageux*, et que, dès qu'il sait ce mystère de la naissance, ce petit garçon devienne le petit serviteur de la Sainte Vierge et le secours de sa Maman. Or, mon petit Pierre a été jusqu'à présent si douillet, si égoïste, si peu débrouillard, même pour s'habiller, ou pour ranger ses affaires... »
C'est tout, c'est bien suffisant, vous êtes partie d'en Haut et vous avez atteint l'application morale immédiate. Vous êtes demeurée dans la Cité chrétienne. Ne craignez pas que l'enfant préservé, innocent, ne soit pas satisfait. Vous avez nourri *sa raison* au-delà de toute exigence parce que, la détachant du comment organique, vous l'avez élancée dans le divin, le spirituel et le moral. Mais si vous voulez encore plus sûrement détourner de ce comment biologique, *absolument inutile à cet âge*, et *nuisible*, prévenez par les judicieuses paroles de la mère des sept martyrs Macchabées.
Racontez cette merveilleuse histoire de maternité :
« Il arriva au jour de la persécution d'Antiochus Épiphane, qu'on prit sept frères avec leur mère et que le roi voulut les contraindre à coups de fouet à renier leur foi... Et la mère les exhortait à souffrir en disant : « Je ne sais comment vous avez apparu dans mes entrailles, ce n'est pas moi qui vous ai donné l'esprit et la vie, ce n'est pas moi qui ai assemblé les éléments qui composent votre corps. C'est pourquoi le Créateur du monde, qui a formé l'homme à sa naissance et qui préside à l'origine de toutes choses, vous rendra, dans sa miséricorde et l'esprit et la vie, parce que vous vous méprisez vous-mêmes pour l'amour de sa Loi. »
D'où conclusion de paix et d'adoration.
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Il reste à recommander à ce grand petit enfant de ne jamais parler de cette confidence à personne, ni à plus petit parce qu'il est trop petit, ni à plus grand parce qu'on ne peut avoir confiance.
Mais avec mon juste enfant, la recommandation doit être superflue.
Cependant, la merveille de la Création peut être si familière et si chère à un enfant plus tendre à la poésie, que, même prise de si haut, l'explication lui paraisse trop basse, basse comme la science, décevante en ce sens-là. J'ai vu le cas. Et la maman, étonnée, presque irritée d'une mine piteuse : « Qu'est-ce qu'il y a, Louise ? » -- « Rien, Maman, c'est que je croyais que les petits enfants, le Bon Dieu les envoyait... enfin, je ne sais pas, qu'ils venaient comme cela, du Ciel... mais je vous crois, Maman. » Celle-là, douée de grandes ressources poétiques, court des dangers d'irréalisme, mais la chair n'a pas, pour le moment, chance de l'exalter.
Le petit sage Guy de Fontgalland, dont la cause est, je crois, introduite (au moins proposée) achèvera de justifier mon recours définitif à la Mère admirable. Comme sa Maman allait bientôt mettre au monde un autre enfant, son Papa pensa bien faire d'en dire quelque chose : « Guy, tu es assez grand pour que je t'explique, au sujet des petits enfants... » -- « Ce n'est pas la peine, interrompt le petit garçon, je sais tout ce qu'il faut. » Le père inquiet : « Mais comment ? » -- « Voyons, Papa : Jésus le fruit de vos entrailles est béni. J'ai bien compris, allez ! » Et le ton était si péremptoire qu'il exigeait, cela dit, qu'on se tût absolument là-dessus.
\*\*\*
Obéissons à Guy, car, bien avant cette leçon brève et pieuse, l'éducateur chrétien aura entrepris une initiation bien plus profonde, bien plus importante, indispensable et qui ne finit pour chacun qu'avec la vie, ou même seulement au Ciel : l'initiation à la Croix de Jésus-Christ et la méfiance de la chair.
C'est ce que nous méditerons la prochaine fois, mais les saints petits docteurs nous l'avaient déjà dit.
(*A suivre*.)
Luce Quenette.
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## Enquête sur la lettre à Paul VI
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### Le questionnaire de l'enquête
LA LETTRE ADRESSÉE AU PAPE PAUL VI par Jean Madiran, le 27 octobre dernier, et parue dans ITINÉRAIRES le 1^er^ janvier 1973 accompagnée d' « explications », formule la triple réclamation qui entend exprimer l'essentiel de notre combat spirituel pour l'Écriture, le catéchisme et la messe.
La revue ITINÉRAIRES ouvre une enquête :
1° sur le contenu et sur l'opportunité de chacune de ces trois réclamations ;
2° sur le fait qu'elles sont adressées au Souverain Pontife ;
3° sur le point de savoir si, dans la situation présente, elles constituent véritablement l'essentiel.
*Enquête menée par Hugues Kéraly. Toute la correspondance concernant l'enquête est à adresser à* *Hugues Kéraly,* « *Itinéraires *» *4, rue Garancière, 75006 Paris.*
*Bien entendu, chaque réponse à l'enquête engage seulement son auteur et non point la revue* « *Itinéraires *»*.*
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### Lettre à S. Em. le cardinal secrétaire d'État
Dernier dimanche d'octobre 1972\
Fête du Christ-Roi
Monseigneur le Cardinal,
Avant-hier j'ai écrit à S.S. le pape Paul VI une lettre dont je prie Votre Éminence de bien vouloir trouver ci-joint communication.
Cette lettre est, par nature, une lettre ouverte ; mais, par déférence à l'égard du Siège apostolique, je n'ai pas l'intention de la rendre publique avant un mois.
Je m'incline profondément devant la pourpre sacrée du Cardinal Secrétaire d'État de la sainte Église romaine.
Jean Madiran.
En date du 10 novembre 1972, la Secrétairerie d'État de Sa Sainteté a bien voulu me faire savoir par écrit que mes « lettres au Saint Père et au cardinal secrétaire d'État sont bien parvenues à leurs destinataires respectifs ». ([^61])
J. M.
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### Lettre à S. S. Paul VI
*27 octobre 1972*
Très Saint Père,
Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.
Nous en sommes de plus en plus privés par une bureaucratie collégiale, despotique et impie qui prétend à tort ou à raison, mais qui prétend sans être démentie s'imposer au nom de Vatican II et de Paul VI.
Rendez-nous la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Vous laissez dire que vous l'auriez interdite. Mais aucun pontife ne pourrait, sans abus de pouvoir, frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique, canonisé par le concile de Trente. L'obéissance à Dieu et à l'Église serait de résister à un tel abus de pouvoir, s'il s'était effectivement produit, et non pas de le subir en silence. Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de la messe traditionnelle, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous la rendre, nous la rendiez. Nous vous la réclamons.
197:173
Rendez-nous le catéchisme romain : celui qui, selon la pratique millénaire de l'Église, canonisée dans le catéchisme du concile de Trente, enseigne les trois connaissances nécessaires au salut (et la doctrine des sacrements sans lesquels ces trois connaissances resteraient ordinairement inefficaces). Les nouveaux catéchismes officiels n'enseignent plus les trois connaissances nécessaires au salut ; prêtres et évêques en viennent, comme on le constate en les interrogeant, à ne même plus savoir quelles sont donc ces trois-là. Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de l'enseignement ecclésiastique des trois connaissances nécessaires au salut, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous rendre le catéchisme romain, nous le rendiez. Nous vous le réclamons.
Rendez-nous l'Écriture sainte : maintenant falsifiée par les versions obligatoires que prétendent en imposer le nouveau catéchisme et la nouvelle liturgie. En 1970, j'ai écrit à Votre Sainteté au sujet du blasphème introduit dans l'épître des Rameaux (blasphème « approuvé » par l'épiscopat français et « confirmé » par le Saint-Siège) : il a été maintenu, substantiellement identique, dans nos livres liturgiques, et simplement déclaré facultatif !
198:173
Faut-il citer encore, parmi cent autres, l'effronterie libertine qui fait liturgiquement proclamer, en l'attribuant à saint Paul, que pour vivre saintement, il faut prendre femme ? Très Saint Père, c'est sous votre pontificat que les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine. Rendez-nous l'Écriture, intacte et authentique. Nous vous la réclamons.
L'Église militante est présentement comme un pays soumis à une occupation étrangère : on fait mine de tout accepter, mais le cœur n'y est pas, oh non ! C'est le conditionnement psychologique et c'est la contrainte sociologique qui font marcher les gens. Un parti que vous avez bien connu quand il faisait l'innocent et cachait ses desseins, un parti que le succès a révélé cruel et tyrannique, domine diaboliquement l'administration ecclésiastique. Ce parti actuellement dominant est celui de la soumission au monde moderne, de la collaboration avec le communisme, de l'apostasie immanente. Il tient presque tous les postes de commandement et il règne, sur les lâches, par l'intimidation, sur les faibles, par la persécution.
199:173
Très Saint Père, confirmez dans leur foi et dans leur bon droit les prêtres et les laïcs qui, malgré l'occupation étrangère de l'Église par le parti de l'apostasie, gardent fidèlement l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique.
Et puis, surtout, laissez venir jusqu'à vous la détresse spirituelle des petits enfants.
Les enfants chrétiens ne sont plus éduqués, mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément.
Rendez-leur, Très Saint Père, rendez-leur la messe catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture.
Si vous ne les leur rendez pas en ce monde, ils vous les réclameront dans l'éternité.
200:173
Daigne Votre Sainteté agréer, avec ma très vive réclamation, l'hommage de mon filial attachement à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain, et pour votre personne, l'expression de ma profonde compassion.
Jean Madiran.
201:173
### Explications
*publiées en même temps\
*(*numéro 169 de janvier 1973*)
#### I. -- Notre réclamation
Notre lettre à Paul VI adresse au souverain pontife une réclamation dont la substance n'est pas nouvelle. Ses termes mêmes, c'est depuis l'année 1970 que nous les énonçons : -- *Rendez-nous* *l'Écriture, le catéchisme et la messe*. Chaque mois, cette réclamation est renouvelée dans cette revue et adressée explicitement *aux responsables de la hiérarchie ecclésiastique*. Ces responsables, *nous* *leur réclamons notre pain quotidien et ils ne cessent de nous jeter des pierres,* nous le constatons chaque mois, et chaque mois nous ajoutons : *Mais ces pierres même crient contre eux jusqu'au ciel.* Il ne serait pas conforme à la vérité de supposer ou de laisser croire que le premier d'entre eux soit excepté de cette réclamation et de cette constatation. Et chaque mois nous le rappelons *Notre réclamation, quand les hommes d'Église ne veulent pas l'entendre, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu*.
Mais la monotonie inévitable d'une nécessaire répétition risque d'atténuer peu à peu, au moins en apparence, le caractère extrêmement pressant de notre réclamation alors qu'au contraire sa vivacité doit augmenter à mesure que le désastre spirituel se fait plus terrible. Depuis cinq ans, les enfants catholiques sont conformés aux mensonges du nouveau catéchisme ; depuis trois ans, ils sont conformés aux impiétés du nouveau calendrier et des messes nouvelles.
202:173
Non pas tous, mais, fatalement, le grand nombre ; pour le motif que chaque mois nous rappelons : *L'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique n'auront pas spontanément le courage ou le discernement de garder l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique ; ils n'auront pas spontanément le courage ou le discernement de les maintenir coûte que coûte au centre de l'éducation des enfants. Pour qu'ils aient ce discernement et ce courage, il faut qu'ils y soient positivement incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela.* En se prolongeant, la défaillance générale de l'autorité laisse s'aggraver le massacre spirituel des enfants. Devant ce massacre, le pape reste immobile.
#### II. -- Le droit de réclamation
C'est Pie XII qui l'a enseigné :
« Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne : quand il s'agit des droits fondamentaux du chrétien, *il peut faire* *valoir ses exigences ;* c'est le sens et le but même de toute la vie de l'Église qui est ici en jeu ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre comme du laïc. » ([^62])
Ce droit de réclamation, ce droit d'*exiger*, n'est pas une sorte de tolérance ou de licence octroyée dans le cadre d'un dialogue consenti par gentillesse ou par indulgence. Ce droit, dit Pie XII, est inhérent au sens même de la vie de l'Église et à la responsabilité devant Dieu du laïc et du prêtre.
Ceux qui contestent ce droit ou qui, par ignorance, s'offusquent de l'entendre invoquer, ceux qui refusent de le reconnaître dans toute son étendue, renversent en cela l'ordre de la justice et de la charité dans l'Église, surtout s'ils y détiennent une autorité.
203:173
Ce droit de ferme réclamation, ce droit d'*exigence* s'applique à *tout ce qui est nécessaire au salut :* et donc, il s'applique en premier lieu à l'Écriture sainte, au catéchisme romain, à la messe catholique, dont le plus grand nombre des chrétiens, et surtout des enfants chrétiens, est injustement privé.
S'agissant d'un droit de cette gravité, la question n'est pas de supputer combien de chances humaines, aujourd'hui, une telle réclamation semble avoir d'être entendue.
Les fidèles portent devant Dieu la responsabilité d'adresser aux évêques, et au premier d'entre eux, cette réclamation.
La réclamation adressée à l'évêque indigne ne s'adresse pas à lui sous le rapport de son indignité personnelle, mais sous le rapport de son sacre et de sa fonction.
Ce sont les évêques, et le premier d'entre eux, qui portent devant Dieu la responsabilité des réponses que depuis le concile ils omettent de faire aux réclamations légitimes.
#### III. -- La fausse réponse
Ce n'est pas que le Saint-Siège ait été avare d'une fausse réponse, toujours identique en substance, répétée de toutes les manières par les dicastères romains et même par le souverain pontife en personne. Elle tient en deux points :
*-- obéissez à vos évêques ;*
*-- obéissez au concile.*
Deux points et c'est tout. Sans rien prendre en considération.
Réponse qui est parfaitement inadéquate : car nos réclamations n'ont jamais nié la doctrine ou refusé la pratique de l'obéissance légitimement due aux évêques et aux conciles.
204:173
Il se trouve même que nous sommes -- non pas nous autres seulement à ITINÉRAIRES, mais j'entends tous ceux qui réclament plus ou moins comme nous, et à qui l'on répond plus ou moins comme à nous -- il se trouve, dis-je, que nous sommes les derniers représentants de la doctrine et de la pratique de l'obéissance religieuse aux évêques et aux conciles. Mais ce n'est pas nous qui l'avons inventé : c'est « le concile » lui-même, le dernier en date, qui a hautement prétendu *n'être pas un concile comme les* *autres :* dans cette mesure même et pour cette raison, il ne peut s'attendre à ce qu'on lui obéisse *comme aux autres*. D'autant moins que l'interprétation de Vatican II qui prévaut partout en fait, sans que le Saint-Siège ait pu ou ait voulu l'empêcher, est l'interprétation qui le *sépare* de tous les autres conciles, et même qui l'oppose à eux, et qui prétend faire de ce concile pastoral l'unique source doctrinale désormais valable. Et qu'enfin les « fruits du concile », nous les avons devant nous, hélas, chaque jour davantage. Cela fonde une suspicion et une réserve très délibérément méthodiques à l'égard de ce qui est nommé « courant conciliaire », ou, comme a dit encore Paul VI le 12 novembre dernier, « immense effort conciliaire ». La réponse : -- *Obéissez au concile* n'est pas une réponse mais une dérobade, fuyant le vrai problème, le grave problème posé par un concile qui, en effet, n'a été « comme les autres » ni par sa pensée, ni par sa conduite, ni par ses conséquences.
La réponse : -- *Obéissez à vos évêques* n'est pas davantage une réponse.
Elle ne l'était pas, elle ne l'était déjà plus en 1969, avant même le drame de la messe nouvelle. Nous l'avons déclaré à l'époque, en une occasion singulière et sportive. Le cardinal-préfet, qui était alors le cardinal Gut, aujourd'hui décédé, de la congrégation romaine qui était alors la congrégation des rites, aujourd'hui remplacée par une autre, mais c'était déjà sous le règne actuel, alors en sa sixième année, le cardinal-préfet donc avait fait publier officiellement, au nom du Saint-Siège, dans le Bulletin diocésain de Beauvais, un communiqué qui prétendait retirer toute considération à « *un prêtre qui ne serait en parfait accord avec son évêque *».
205:173
A quoi nous opposions, en 1969 :
*Cela paraît aller de soi ? A l'heure qu'il est, avec les évêques que nous avons, c'est un propos sinistre. C'est même un propos sinistrement nouveau dans l'Église, sous cette forme absolue, universelle, péremptoire. Autrefois et naguère, la constatation du désaccord entre un prêtre et son évêque ne concluait point le litige, mais le constituait il 9 avait la possibilité d'en juger selon la justice et selon la vérité ; possibilité toujours inscrite dans le droit canon encore en vigueur ; et il y avait des dicastères romains notamment pour cela. Le parfait accord avec l'évêque n'était point requis comme un absolu, comme le seul absolu, indépendamment de toute légitimité, de toute légalité, de toute vérité. Il est tristement significatif que cette nouveauté-là vienne du préfet d'un dicastère romain. Car les dicastères ont été impuissants, pour une raison ou pour une autre, mais réellement impuissants, comme on peut le constater, à empêcher que l'on fasse voler en éclats la liturgie, la doctrine, le droit, et le texte même de l'Écriture au milieu de cette dévastation générale qu'ils n'ont pu ni prévenir, ni éviter, ni guérir, voudraient-ils donc maintenir un seul point fixe, un seul canon, tenant lieu désormais de tous les principes et de tous les rites qu'ils ont laissé mettre en morceaux : le rite unique et l'unique principe du parfait accord avec l'évêque ?*
*J'ignore si les dicastères romains ont véritablement l'intention et auront la possibilité d'imposer aux prêtres l'apparence ou la grimace de cet unique et universel* « *accord parfait avec l'évêque *» *: mais il est plus que probable que personne ne pourra réussir à en rétablir la réalité aussi longtemps que les évêques infidèles n'auront pas été déchus, remplacés ou convertis.*
206:173
L'accord parfait avec l'évêque, *aujourd'hui, en France, cela veut dire enseigner un catéchisme falsificateur et un Évangile falsifié jusque dans son texte ; cela veut dire proclamer que le passé de l'Église est fait de deux mille ans de culpabilité et d'erreur, et qu'aujourd'hui seulement il nous est donné d'atteindre la vérité religieuse, découverte entre 1958 et 1969 par des évêques d'une science sans précédent : et il faut voir quelle science, et on le voit. L'accord parfait avec l'évêque, cela veut dire que l'on rejette ce qui a toujours été la philosophie et la théologie de l'Église, et que l'on adopte la soi-disant* «* profession de foi *», *solennellement approuvée par l'épiscopat français, du P. Cardonnel : à la lumière de Marx, de Nietzsche et de Freud. L'accord parfait avec l'évêque, cela veut dire l'accord parfait avec Suenens, avec Alfrinck, avec Schmitt et son Marty, avec Pailler et ceteris. C'est à tout cela que nous faisons obstacle, c'est contre tout cela que nous combattons, c'est contre tout cela que nous portons témoignage, parce que tout cela, c'est l'hérésie radicale et généralisée, c'est l'apostasie immanente.*
*.. Pendant deux mille ans, les docteurs de l'Église n'ont jamais cessé de réfuter et de démontrer, de prouver et de justifier, de discuter toutes les objections et d'expliquer toutes les décisions. Les nouveaux docteurs de la religion nouvelle, cela aussi les démasque, fuient tout débat en forme et au fond ; ils n'ont en substance qu'une seule réponse : Silence dans les rangs.*
*-- Mais votre catéchisme n'est plus catholique !*
-- C'est une décision épiscopale.
*-- Vous y avez falsifié jusqu'au texte de l'Écriture.*
-- Ce sont les intentions mûrement réfléchies des évêques de France ([^63]).
207:173
*-- Vous avez supprimé de l'Évangile, dans votre version obligatoire du récit de l'Annonciation, la conception virginale de Notre-Seigneur.*
-- Ainsi en a décidé l'épiscopat.
*-- Vous avez trafiqué l'annonce des Béatitudes selon saint Matthieu, de manière à en réduire le nombre de huit à cinq ou même à trois.* ([^64])
-- L'autorité épiscopale en a ainsi décidé.
-- *Comment pouvez-vous concevoir, annoncer, ordonner de construire une nouvelle théologie* non plus à partir des articles de foi, mais à partir de la pastorale circonstancielle de « *Gaudium et Spes *» ? ([^65])
-- Les évêques l'ont décidé, inclinez-vous.
*-- Les concepts de* «* nature *». *et de* «* personne *», *qui sont au centre de la philosophie naturelle et de la théologie révélée, pourquoi, comment voulez-vous en changer la signification ?* ([^66])
-- C'est un décret épiscopal.
*-- Comment admettre que l'Église se soit trompée pendant deux mille ans ?*
-- Obéissez à vos évêques.
*-- Mais l'impiété, mais le blasphème de se vanter de n'aller plus demander à Dieu ce que la science moderne demande à l'engrais ?* ([^67])
-- Demeurez en parfait accord avec vos évêques.
208:173
*-- Et la loi naturelle ? La loi naturelle elle-même, que la doctrine nouvelle écarte ou met en pièces, comme survivance de la mentalité d'un autre temps ?*
-- Avec vos évêques, accord parfait obligatoire.
*-- Au moins, expliquez-vous, expliquez-nous, dissolvez nos objections.*
-- Vos évêques l'ont voulu, cela suffit.
*Ainsi donc, les catholiques anglais eurent raison de devenir anglicans, les catholiques allemands eurent raison de devenir luthériens, quand ils le firent en suivant leurs évêques les yeux fermés. Et nous entrerons semblablement dans l'apostasie immanente du XX^e^ siècle, derrière nos évêques, les yeux fermés par la rumeur du monde, par le progrès moderne et par les sages recommandations du cardinal Gut. Nous embarquerons sur le navire du rêve éveillé, à pleines voiles dans l'imaginaire, sous la conduite d'un épiscopat qui a rompu les amarres avec les réalités naturelles et avec les doctrines révélées, et qui ne mesure plus les hommes et les choses qu'à sa propre volonté de puissance : -- Nous avons ordonné selon notre volonté souveraine.*
Cette protestation de 1969, juste avant la mise en place d'un nouvel ordo de la messe et d'un nouveau calendrier liturgique, j'en ai cité un assez long extrait parce qu'il fait preuve et démonstration : preuve et démonstration que la fausse réponse était déjà fausse et nous était déjà répondue il y a quatre ans. Rien n'a bougé à cet égard : immobilité complète ; immobilisme intégral. Cela nous dispense d'expliquer davantage pourquoi nous n'avons aucune illusion sur les chances simplement humaines de voir notre réclamation entendue et comprise. Quant à l'objet de notre protestation de 1969, on ne voit pas du tout comment l'évêque de Rome se serait, à ce moment ou depuis lors, distingué des autres évêques. On ne voit pas non plus que, malgré l'urgence extrême, il ait jamais consenti à rappeler qu'on *ne doit pas obéir* *aux évêques* quand ils commandent un péché ;
209:173
qu'*on ne doit pas suivre les évêques* dans le mensonge, la falsification, le blasphème ; qu'*on ne doit* *pas accepter des évêques* qu'ils nous privent des connaissances nécessaires au salut. C'est pourquoi notre réclamation, à moins de parler désormais pour ne rien dire, ne pouvait plus éviter de s'adresser directement, explicitement, personnellement au souverain pontife ; c'est pourquoi elle ne pouvait plus éviter de réclamer de lui et même, selon le mot de Pie XII, d'EXIGER de lui qu'il sorte de son immobile neutralité et qu'*il confirme dans leur foi et dans leur bon droit* ceux qui, pour conserver l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique, résistent aux ukases des évêques et aux pirouettes équivoques de la curie vaticane.
#### IV. -- De plus en plus
Depuis notre protestation de 1969, les évêques en ont fait bien d'autres encore, et l'évêque de Rome, en cela scrupuleusement immobile, ne s'est distingué ni de ceux qui l'ont fait ni de ce qui a été fait.
La MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V a été interdite par une ordonnance (d'ailleurs juridiquement schismatique) de l'épiscopat français sans que le Saint-Siège ait démenti ou contredit d'aucune manière l'affirmation qu'une telle interdiction administrative est conforme aux volontés de Paul VI. La portée pratique de cette interdiction, on l'a vue dans les faits : c'est de donner à croire que désormais on peut, au nom du pape et du concile, célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain traditionnel. Des pitreries de music-hall ont été coprésidées et concélébrées comme « messe », par des évêques ; à Lourdes, en août 1972 ; et cela se reproduit partout, de plus en plus, à l'exemple et à la suite des « évêques en communion avec le pape ».
210:173
Le nouveau lectionnaire français, qui a fait liturgiquement proclamer, à l'épître des Rameaux, une négation de la divinité de Jésus-Christ, se prévaut d'une approbation en bonne et due forme donnée par le Saint-Siège le 16 septembre 1969, sans que cette approbation soit démentie ou, si elle fut réelle (et criminelle), sans qu'elle soit rapportée. L'épiscopat français enseigne comme vérité divinement révélée que *pour pouvoir vivre saintement, il faut prendre femme.* A ce propos...
.. A ce propos Mgr Jean Guyot, que j'ai connu autrefois, je l'ai eu comme aumônier d'un camp routier, j'en ai encore des photos où l'on voit sa brave figure, son nez interminable, ses oreilles décollées, c'était un bon petit, un prêtre pieux et zélé, évangéliquement doux, il est maintenant archevêque de Toulouse ([^68]), le voici à cette heure en difficulté avec des clercs de son diocèse qui *prennent femmes*, d'ailleurs sans mariage, et déclarent que cet exercice est indispensable à leur ministère sacerdotal... Mais enfin, que je sache, c'est bien *de par l'autorité de Mgr Guyot* que, le vendredi 27 août 1971, les prêtres du diocèse de Toulouse qui disent la nouvelle messe, suivent le nouveau calendrier et usent du nouveau lectionnaire ont liturgiquement proclamé : -- *La volonté de Dieu, c'est que chacun de vous sache prendre femme pour* *vivre dans la sainteté*. Les prêtres en question ont obéi à leur évêque, comme le recommande Paul VI, ils ont suivi l'ordo et le calendrier et le lectionnaire de leur évêque ; ils ont proclamé. Seulement, ensuite, ils ont fait ce qu'ils avaient proclamé. Et si Paul VI demeure toujours immobile dans l'absentéisme, ça continuera. Une fois tous les deux ans, toutes les « années impaires », à la « première lecture » du « vendredi de la 21^e^ semaine ordinaire », les prêtres de Mgr Guyot proclameront qu'*il faut prendre* *femme pour pouvoir vivre saintement.* Ayant ainsi proclamé par ordre de l'évêque, pourquoi n'iraient-*ils* pas ensuite faire ce qu'ils ont proclamé ?
211:173
Non point à Toulouse seulement : dans tous les diocèses de France où les prêtres auront suivi la consigne donnée par Paul VI, la consigne théoriquement vraie, mais dramatiquement inopportune et autodestructrice dans les circonstances actuelles, la consigne mortelle d' « obéir aux évêques ». Ce qui a mis en vedette le diocèse de Toulouse, c'est simplement que Mgr Jean Guyot a la chance d'y avoir quelques prêtres assez logiques et assez francs pour faire ce qu'ils disent et dire ce qu'ils font.
Je n'ai pas revu Mgr Guyot depuis des années. Je suis rarement ébloui par ce qu'il écrit. Mais je suppose que lui du moins ne croit pas qu'il soit nécessaire de prendre femme pour pouvoir vivre saintement. Je suppose aussi qu'il n'ignore pas qu'on a mis cette saleté (et beaucoup d'autres semblables) dans le nouveau lectionnaire : car lui du moins, il dit sa messe tous les jours, -- la nouvelle, selon le nouveau calendrier et avec les nouvelles lectures, puisqu'il y croit. Donc, au plus tard le 27 août 1971, il aura vu l'immonde et insupportable saloperie faite aux prêtres par la nouvelle liturgie du 21^e^ vendredi ordinaire. *Et pourtant il n'a rien dit*. Pourquoi ? Il a vu le faux ; celui-là et les autres. Il n'approuve pas les faussaires. Il n'est pas pour la falsification de l'Écriture. Mais il laisse liturgiquement proclamer dans son diocèse, de par son autorité, une Écriture falsifiée. *Et il se tait*. Pourquoi ? J'affirme que son silence, et tous les silences semblables, avec toutes les explications que l'on en donne et toutes celles que l'on voudra, sont de la même nature que le silence observé dans un pays soumis à une occupation étrangère. C'est cela aussi que j'ai dit au pape, au pape immobile en sa non-intervention, dans ma lettre du 27 octobre 1972.
#### V. -- La puissance occupante
Il y eut souvent, dans l'Église, des partis plus ou moins étrangers à l'esprit de l'Église, confisquant plus ou moins à leur profit un plus ou moins grand nombre de fonctions et de pouvoirs spirituels.
212:173
C'est le train ordinaire de l'histoire d'une Église militante composée d'hommes pécheurs. Mais jamais, non, jamais avant le présent pontificat, *un parti aussi étranger à l'Église n'avait été, dans l'Église, aussi* *puissant.*
Jusqu'à faire que le peuple chrétien soit chaque jour davantage privé de la messe, du catéchisme, de l'Écriture. Avec le consentement et de par l'autorité de la hiérarchie ecclésiastique, du dernier des évêques jusqu'au premier d'entre eux.
Il est inévitable alors, devant une situation aussi violemment anormale, que ceux qui n'osent rien dire à voix haute s'interrogent dans le secret de leur cœur, se demandant si Paul VI est prisonnier ou s'il est complice, et plus précisément : si après et malgré son élection au pontificat suprême, il est donc *resté complice* ou bien *demeuré prisonnier* du parti qui était le sien, et qui ne lui avait peut-être pas dévoilé d'abord toutes les arcanes de ses pompes et de ses œuvres. La prépotence de ce parti étranger est trop complète, trop insolente, trop liée chronologiquement au règne actuel. Pas un cardinal, pas un évêque et jamais le pape n'osent s'en prendre ouvertement à cette puissance occupante qui tient l'Église militante écrasée sous sa botte.
Trois notes, conjointement, caractérisent le parti de l'occupant et permettent de reconnaître ceux qui, agents conscients ou auxiliaires inconscients, sont en tout cas, par illusion ou par lâcheté, de bon ou de mauvais gré, ses serviteurs :
1\. -- *La soumission au monde moderne* (souvent appelée ouverture au monde) ;
2\. -- *La collaboration avec le communisme* (souvent appelée ouverture à gauche) ;
3\. -- *L'apostasie immanente* (souvent appelée ouverture d'esprit, ou mentalité évoluée).
Contre cette occupation de l'Église militante par l'Ennemi, j'ai adressé, à la grâce de Dieu, une réclamation au pape immobile.
J. M.
213:173
### Réponse de Marcel De Corte
IL N'EST PAS UNE SEULE PHRASE, un seul mot de la *Lettre à Paul VI* que je ne contresignerais.
Cette lettre porte sur l'essentiel. Son début direct, sobre, pathétique en son intelligence des trois points sur lesquels nous menons le « combat spirituel » pour la défense de notre foi en lieu et place de ceux-là mêmes qui devraient nous y inciter : « Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe », ne peut qu'entraîner l'adhésion de toute âme baptisée et qui s'efforce d'être fidèle.
\*\*\*
Ce n'est pas le moindre paradoxe de notre temps que de voir un petit troupeau de catholiques, irréductibles et invincibles parce qu'ils gardent l'*essentiel* de ce qui ne disparaîtra jamais, même au pire de l'Apostasie finale, refuser de suivre leurs pasteurs qui les mènent à la perdition, et cela non point en vertu d'une décision de leur conscience personnelle -- celle que la Hiérarchie respecte chez « les autres » -- mais en fonction de leur conscience *bien informée*, avisée de centaines de *faits incontestables*, s'appuyant sur des *réalités* éclatantes, objectives, cent fois vérifiées, dites, redites, proclamées aux quatre coins d'une Église qui ne veut ni les voir ni les entendre.
Un tel aveuglement, une telle surdité consternent. Nous avons beau nous répéter : « Frappez et l'on vous ouvrira », nous sommes là debout, depuis des années, frappant à une porte qui s'ouvre à tous, sauf à nous. Il faut avoir le cœur dur comme un caillou pour nous traiter de la sorte.
214:173
A force d'aimer tous les hommes, on finit par en oublier quelques-uns : nous sommes de ceux qui existent comme s'ils n'existaient pas.
On n'a jamais ouï un pape trompeter avec tant de tapage, sur tous les tréteaux du théâtre de ce monde, qu'il a *plus que quiconque le culte de l'homme* et manifester à notre égard tant d'indifférence. Nous ne sommes pas des hommes à ses yeux. Nous ne sommes que de pauvres catholiques. Nous avons beau pèleriner à Rome et prier nuit et jour sur la place Saint-Pierre pour obtenir cinq minutes d'audience. Rien. Le pape reçoit les criminels, hâtivement baptisés en « libérateurs de l'oppression portugaise ». Leurs mains sont rouges d'un sang innocent, il les serre avec effusion. Nous tendons les nôtres. Il est en train de laver les siennes. Pas question de nous les offrir en retour. Il aime trop, ce pape-là. Nous ne sommes même pas ses mal-aimés. S'il en était ainsi, il nous le dirait, le cœur sur la main avec une infinie miséricorde : « Je ne vous aime pas. » Non. Nous n'existons pas. Alors il n'y a plus d'autre moyen que de lui écrire une lettre. La poste ne croit pas aux fantômes qui expédient des lettres recommandées. Il n'y a plus qu'à attendre, mon cher Madiran. Je sais que votre patience est longue.
\*\*\*
La mienne est épuisée, et je vous avoue que j'en éprouve un sentiment de paix. J'ai passé par des affres, comme beaucoup d'autres, à contempler, dans la fascination et dans l'horreur, « l'autodémolition de l'Église » : parole de Paul VI lui-même. Car enfin s'il n'y a plus d'Église, comment Jésus-Christ nous sera-t-il répandu et communiqué ? Allons-nous mourir de soif auprès de la fontaine à sec ?
L'Église existe donc encore, mais elle n'est pas là où l'on croit par habitude qu'elle est. L'Église existe là où l'on ne la démolit pas, là ou l'on ne la laisse pas démolir. L'Église est dans des centaines de prêtres inébranlables, peut-être dans quelques milliers.
215:173
Elle est dans une ou deux douzaines d'évêques qui conservent « l'Écriture, le catéchisme et la messe », dans cent peut-être qui ferment les yeux à la fois devant les mainteneurs et les destructeurs, non par lâcheté, ni par faiblesse ou condescendance, ni par ignorance, mais parce qu'ils sont prisonniers de ce qu'il faut bien nommer « le Système » de Vatican II et de ses suites.
\*\*\*
L'Église existe-t-elle encore dans le pape ? J'en ai douté, non pas un peu, mais beaucoup lorsque j'ai lu la stupéfiante déclaration de Paul VI citant une page de son journal intime dans une de ses audiences du mercredi, où il avoue avoir accepté la tiare, *non pour gouverner l'Église, mais pour l'expiation de ses péchés !* Qu'est-ce qu'une Église pourvue d'un pape qui ne la gouverne pas ? Qu'est-ce qu'un pape qui ne gouverne pas son Église ? Est-il *un* vrai pape, *le* vrai pape ? Il vaut la peine d'insister sur l'article. *Le* vrai pape, oui, puisqu'il a été élu selon les règles. Un vrai pape, non. On a vu des papes de toutes sortes : des saints et, il faut bien le dire, quelques canailles, avec l'entre-deux, l'honnête tout-venant. On a même vu l'absence de pape, ou trois et quatre papes simultanés, dont aucun ne l'était. Mais on n'a jamais vu un pape qui refusait de *gouverner* l'Église, de la diriger vers son port surnaturel, d'exercer une influence déterminante sur la conduite des marins et des passagers du navire, double et indivisible activité que tous les dictionnaires accordent au verbe *gouverner*.
Ce n'est pas la première fois que nous n'avons plus d'Église visible au sens où elle l'était, disons depuis la Contre-Réforme jusqu'à Pie XII. Ce n'est pas la première fois que l'Église visible a vu sa Hiérarchie réduite à quelques membres à compter sur les doigts. Les historiens le savent. Ne nous étonnons donc pas. C'est du contraire que nous devrions nous étonner. Il est déjà prodigieux que l'Église catholique ait pu résister pendant si longtemps aux trois assauts de plus en plus puissants de la Renaissance, de la Réforme et de la Révolution, destructeurs, à des titres divers, de son essence. Il est miraculeux qu'elle subsiste depuis deux mille ans. Son « autodémolition » même et les quelques pans de murs solides qu'elle conserve encore aujourd'hui témoignent de son caractère divin.
216:173
Quand saint Pie X constate que l'hérésie s'est infiltrée *in sinu atque gremio Ecclesiae*, où elle se refuse d'être hérésie, où elle a tellement bonne conscience d'elle-même qu'elle ne parvient plus à percevoir qu'elle en est une, où elle revendique le titre de véritable Église contre l'Église de toujours, et qu'il s'agit là du danger le plus grand que le christianisme ait jamais connu au cours de son histoire, il ne s'affole pas. Il combat. Il défend l'Église contre elle-même, l'hérésie ne pouvant être « dans le sein et dans le giron de l'Église » que par la Hiérarchie elle-même de l'Église, grâce à la complicité des gens d'Église. Et ce n'était là que le commencement du drame. On savait encore alors ce qu'est l'Église et ce qui n'est pas ou n'est plus l'Église. Maintenant, on ne le sait plus.
« L'Église a pris conscience d'elle-même » au récent concile, paraît-il. C'est le signe indubitable de son détraquement. Un organisme, individuel ou social, en pleine santé, ne prend pas conscience de son être. Il ne le fait qu'en cas de maladie, de déclin :
*Automne ô transparence, ô solitude accrue*
*De tristesse et de liberté,*
*Toute chose m'est claire à peine disparue*
*Ce qui n'est plus se fait clarté.*
Nous devons nous résigner à vivre dans la plus lamentable période de l'histoire de l'Église, avec quelques rares points de repère dans la nuit. C'est la Nuit de l'Église, comme il y a la Nuit des sens et la Nuit de l'esprit, selon saint Jean de la Croix. *Contra spem in spe*. Il vaut mieux bénir les quelques chandelles allumées qui nous restent que de maudire l'obscurité.
Mais cela ne nous empêche pas de combattre tous ceux qui nous présentent la nourriture empoisonnée d'une Écriture sainte falsifiée, d'un catéchisme amputé des vérités essentielles de la foi, d'une messe corrompue en son essence. *C'est même là l'essentiel* dans la situation présente, car l'Écriture, le catéchisme, le saint Sacrifice de la messe restitués à eux-mêmes sont le feu central de l'Église, celui qui ne peut pas s'éteindre, que nous ne pouvons pas laisser s'éteindre.
217:173
Tous les fauteurs de Vatican II et de son « esprit » savent qu'il est nécessaire d'*inverser* l'enseignement de l'Église pour se maintenir dans les postes-clés de l'Église et que tout l'enseignement de l'Église se trouve condensé dans l'Écriture (interprétée à la lumière de la Tradition), dans le catéchisme et dans la liturgie de la Messe. En faussant ce triple et unique enseignement, ils sont sûrs d'avoir consolidé leur « nouvelle Église », ils sont assurés que leur volonté de puissance ne sera pas mise en échec.
\*\*\*
J'ai répondu à la troisième partie de l'enquête, à mon sens la plus importante.
Je ne dirai rien de l'Écriture ni du catéchisme sauf deux anecdotes qu'on pourrait multiplier par un chiffre pharamineux depuis le concile.
Me trouvant un soir de Jeudi-Saint à Besançon, j'ai pu mesurer, au cours de l'homélie relative à l'Évangile de la Messe, la profonde débilité mentale dans laquelle « le culte de l'homme » a plongé certains clercs d'aujourd'hui. C'est assurément la plus belle perle de mon bêtisier ecclésiastique, et je garantis qu'elle est authentique : le vicaire de service adjura les fidèles de procéder au rite du lavement des pieds non point dans une cérémonie dorénavant désuète, mais en s'affiliant au plus tôt à un syndicat de leur choix ! Le Christ transformé en *leader* syndical, il faut le faire comme dit l'autre...
Il n'est aucune sottise, il n'est même aucun crime qui ne puisse sortir de l'Évangile abandonné à la fureur subjectiviste des prédicateurs actuels. *Ôtez le surnaturel*, écrit Chesterton, *il ne reste plus que ce* *qui n'est pas naturel :* l'anormal, l'extravagant, le délire d'interprétation, la paranoïa, la surestimation pathologique du Moi qui plane au-dessus des réalités de la nature et de la grâce et les plie à ses vésanies. Les théologiens de la nouvelle vague ont systématisé cette psychose et sont en train de la répandre dans toute l'Église. Leurs élucubrations, jamais réprimées, toujours autorisées au titre de la « recherche scientifique », dégoulinent dans les homélies des clercs écervelés et nuisent plus à l'Église que le dévergondage des abbés de cour et des prélats du XVIII^e^ siècle. L'Écriture devient entre leurs mains le plus virulent des poisons, et l'Esprit Saint un empoisonneur !
218:173
Il en est de même de l'enseignement religieux. Je lis à la première page du cahier de catéchisme de ma petite fille : « Il nous faut aimer tous les hommes. » L'homme, premier servi ! Faut-il ne pas connaître l'âme de l'enfant ! Que ces pédagogues sont bêtes ! Un enfant aime ses parents, ses amis, ses amies, son instituteur, son institutrice, son parrain, sa marraine. Mais tous les hommes ? Une telle injonction ne peut que détourner leur intelligence et leur amour du prochain en chair et en os et les orienter vers une collectivité *imaginaire*. « Le pathétique de l'humanitarisme moderne, écrit justement Max Scheler, est à l'antipode de cet enthousiasme spirituel, clair et presque froid, de l'amour chrétien. La sympathie devient une sorte d'absorption dans l'état affectif d'autrui, *une espèce d'hallucination affective. *»
Le christianisme *sans surnaturel* des nouveaux théologiens et du nouveau catéchisme est destructeur de la nature, destructeur de l'homme. Leur « horizontalisme » est une élaboration de l'instinct grégaire qui existe déjà chez les animaux, raffiné ici par l'imagination. Veut-on, oui ou non, faire de nous et de nos enfants, des bêtes ? Nous ne le tolérerons pas. Que cela soit dit à la hiérarchie et au pape une fois pour toutes.
\*\*\*
Nous rendre l'Écriture, nous rendre le catéchisme, oui. Mais surtout, avant tout, nous rendre la messe.
Le malheur des temps a voulu que je lise, la plume à la main, à peu près tout ce qui a été écrit sur la prétendue messe nouvelle. J'ai voulu croire jusqu'au bout qu'il s'agissait d'une messe, très inférieure à l'ancienne, mais d'une vraie messe tout de même, d'une véritable réitération du Sacrifice de la Croix. C'est un argument, à première vue anodin, mais d'une écrasante puissance, qui m'a convaincu du contraire. *Personne*, je dis *personne*, n'a jamais répondu à la question claire et pertinente de Louis Salleron : « *Pourquoi les protestants déclarent-ils qu'ils peuvent accepter la messe dite nouvelle* \[*et de fait, le pape les a consultés sur ce point*\]*, alors qu'il leur a toujours été et qu'il leur sera toujours impossible d'accepter la messe de saint Pie V ? *»
219:173
C'est évidemment parce que la nouvelle messe répond à leur conception de la foi. Cette conception est subjective. La conception catholique est objective : le dogme de la transsubstantiation en témoigne. Les protestants se trompent, rétorquera-t-on, il s'agit d'une véritable réitération du Sacrifice de la Croix dans le mystère de la transsubstantiation ? Or personne, je dis *personne*, pape, cardinal ou évêque, n'a jamais averti les protestants qu'ils se trompent. Et j'ajoute qu'au train où vont les choses, à « l'intercommunion » qui se prépare et qui s'effectue déjà sous nos yeux, *personne* ne le leur dira. L'analyse de la nouvelle « messe » confirme du reste avec éclat la transformation de la messe de saint Pie V en célébration eucharistique protestante. Seul un esprit dévoyé dans le subjectivisme des « intentions » pourra prétendre le contraire.
Saint Thomas nous éclaire là-dessus. L'intention de dire une messe qui soit le renouvellement du Sacrifice du Calvaire ne la rend pas valide pour autant. Il faut que la messe soit conforme à ce que l'Église veut qu'elle soit et qui ne peut être *essentiellement* différent de ce que la messe a toujours été et sera toujours. L'indignité du célébrant ni même son hérésie avérée ne fait rien à l'affaire. Si le célébrant a reçu régulièrement les ordres et s'il respecte l'*essence* de la messe, celle-ci donne toutes les garanties.
La raison en est que la finesse est un acte de culte, un acte de la vertu de religion par lequel on rend à Dieu ce qui lui est dû. La vertu de religion se rattache à la vertu de justice. Le juste milieu de la justice n'a rien de subjectif. Il est radicalement objectif et ne dépend pas des sentiments intérieurs de celui qui l'observe. Je dois telle somme à quelqu'un. J'ai beau avoir tel sentiment hostile à son égard, maudire la contrainte que je subis en la lui rendant, *si je la lui rends*, la vertu de justice est satisfaite. Le tout est donc de savoir si le juste milieu de la vertu de justice étendue au culte de Dieu est observé dans la nouvelle « messe ». Il ne l'est pas. L'*essence* même de la messe est trahie puisque -- répétons-le sans lassitude -- la nouvelle « messe » est acceptée par les protestants qui ne croient pas à la présence réelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans et par le mystère de la transsubstantiation.
220:173
*Ergo*, la nouvelle « messe » n'est pas une vraie messe catholique et celui qui l'a inventée ne réitère pas ce qu'a fait Jésus-Christ, ne fait pas ce qu'a toujours fait l'Église catholique. La caution du pape et de tous les évêques (moins un, car un seul successeur des apôtres suffit pour conserver la messe traditionnelle qui durera jusqu'à la fin des temps) ne lui communique aucun caractère d'authenticité.
Bien entendu, cela signifie que l'Église catholique s'est rétrécie comme une peau de chagrin. Je sais que la conclusion est dure. Mais on ne va pas contre la logique.
Cela ne signifie pas que le pape et une bonne partie de la hiérarchie se soient mis en dehors de l'Église. Ils sont toujours *in sinu atque gremio Ecctesiae*, prisonniers de la contradiction déclenchée par eux lors du récent concile introduire dans l'Église des éléments nouveaux incompatibles avec la Tradition de l'Église. Ils ont fait éclater l'Église. Que leur hérésie soit voulue ou non, formelle ou informelle, le fait est que leur néo-modernisme n'a laissé de l'Église que quelques murs solides. Une théologie de l'*in sinu atque gremio Ecclesiae* devrait être entreprise pour établir leurs responsabilités. Il y a du pain -- ou plutôt des pierres -- sur la planche.
D'où le second point de la *Lettre*. Que les trois réclamations soient adressées au Souverain Pontife est la seule solution possible. Il s'agit d'en appeler du pape qui n'a pu agir en pape en promulguant une messe non-catholique, au pape gardien de la foi intégrale. Il n'y a pas d'autre moyen.
Quant à la réponse, c'est une autre histoire ! Mon sentiment est que Jean Madiran ne la recevra jamais.
Mais il aura fait son devoir, et nous, qui l'approuvons, le nôtre.
Marcel De Corte.
Professeur à l'Université de Liège.
221:173
### Réponse de Maurice de Charette
*Tu es Petrus*
ON PEUT ACCEPTER, tout bien pesé, d'être mobilisé pour une cause juste en soi, même si, par ailleurs, on estime que les circonstances du moment ne sont pas favorables ou que les moyens employés ne sont pas les meilleurs, car il est grave de déchirer sa feuille de mobilisation et cela demande une opposition fondamentale !
Mais c'est bien autre chose de s'engager librement, aux côtés d'un homme, dans une action à laquelle il consacre sa vie, ses forces, son intelligence, son cœur et son âme. Il y faut une adhésion sans réserve, qui soit un soutien pour celui à qui on la donne. En contrepartie, pour mettre fin à un tel engagement, il suffit d'une situation nouvelle, d'une inversion des données antérieures, en quelque sorte d'une rupture de la charte qui avait emporté l'adhésion. Ceci veut dire que si je ne croyais pas à la primauté essentielle des trois réclamations contenues dans la *Lettre à S.S. Paul VI*, je n'écrirais pas dans la revue ITINÉRAIRES, je ne serais pas l'ami de Jean Madiran, je n'affirmerais pas ma solidarité avec lui dans le combat qu'il mène.
En effet, la *Lettre à Paul VI* résume des années de combat et reproduit en quelques lignes des numéros entiers de la revue, des chapitres entiers de *L'hérésie du XX^e^ siècle*. Il n'y a ni surprise, ni nouveauté ;
222:173
je n'y trouve que redite, mais opportune, salutaire, solennelle à la mesure même où le problème se complique et où la situation s'aggrave de durer, de s'enfoncer chaque jour davantage dans le marais de l'accoutumance. Parce que les yeux s'habituent quelque peu à la nuit, on croit pouvoir se conduire dans le noir ; même si l'on se heurte à divers obstacles, cela paraît de peu d'importance. Puis, lorsque survient le jour, les vêtements salis et déchirés, les meurtrissures multiples rendent compte des aventures nocturnes. Alors, il est trop tard.
Dans la nuit spirituelle, doctrinale, pastorale, cléricale, qui est notre lot actuel, Jean Madiran promène une des ultimes lumières ; tour à tour il la dirige sur les trois sommets que sont la messe, le catéchisme et l'Écriture sainte, balisant la route à l'usage des hommes de bonne volonté.
Mais, dans cette sinistre étape, dans cette longue nuit trop noire, Madiran n'est qu'un homme, ITINÉRAIRES n'est qu'une revue française (c'est-à-dire locale) et nos phares braqués ne sont que des lumignons. C'est pourquoi tant d'âmes risquent de se perdre, et particulièrement des âmes d'enfants, fragiles, malléables, gonflées de cette « détresse spirituelle » dont nous devons avoir conscience jusqu'à l'effroi.
\*\*\*
Je n'ai aucune réserve à formuler, ni sur le contenu, ni sur l'opportunité, ni sur l'essentialité de l'appel au pape ; mais ce pape est Paul VI et je l'entends constamment se réclamer de la paix comme d'un bien en soi, valable à n'importe quel prix, achetable au détriment de valeurs indiscutables et je constate que ce pacifisme entraîne, dans les faits, une sorte de reconnaissance des droits du plus fort, même s'il est mauvais et cruel ; je vois clairement que la diplomatie vaticane et les objurgations du pape nous entraînent à la défaite plutôt qu'à la bataille, dût même en résulter l'esclavage (les positions prises à l'égard du Vietnam en sont une preuve parmi tant d'autres).
223:173
Alors, je trouve remarquable que la lettre de Madiran rappelle comment et pourquoi le désordre actuel de l'Église fera « lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément ».
Peut-on imaginer plus complet échec, peut-on envisager plus rigoureuse auto-condamnation, que de fabriquer ou laisser fabriquer des sauvages quand on se veut le parangon du pacifisme ? Il était nécessaire et chrétiennement bon de réclamer au nom des enfants, d'évoquer ce *massacre des innocents* qui se perpétue sous nos yeux.
Oh, bien sûr, il ne s'agit pas des corps, du moins pour l'instant ; mais il s'agit des âmes, et c'est mille fois pire. Demain, ces enfants « réclameront dans l'éternité » pour l'abandon perpétré et pour l'extrême sauvagerie où on les aura précipités, pour leurs dérèglements et pour leurs violences humaines, pour les vérités non transmises et les âmes assassinées.
\*\*\*
Telle est la lettre, telle en est la justification fondamentale. Reste pourtant à savoir s'il était opportun et convenable de l'adresser à Paul VI, dans sa teneur vigoureuse, dans sa réclamation ardente : « Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage *sous votre pontificat*, privés.... il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez.... Nous vous le réclamons. »
Cette supplication filiale et désolée revient à plusieurs reprises, pour la messe, pour le catéchisme et pour l'Écriture sainte. Elle est la lumineuse reconnaissance de la papauté, la fidélité extrême jusque dans la colère et le désarroi, le *Tu es Petrus* sonné dans les trompettes d'argent.
Au nom du vieux droit de remontrance, voilà le maurrassien qui en appelle au prince, voilà le catholique qui en appelle au pape, parce que dans l'ordre temporel et dans l'ordre spirituel il n'y a pas d'autorité humaine supérieure, il n'y a pas de légitimité plus totale et plus indiscutable. Au dehors et en dehors, il n'y a que le néant. De là provient que notre situation est si troublante, que ces temps deviennent si lourds à porter, si terribles à analyser.
224:173
Faut-il donc, à la manière de certains, se boucher les yeux et déclarer inadmissible toute réclamation au sommet ? Il me semble que si l'on se refuse à morigéner le pape c'est qu'on le considère comme un incapable (juridiquement parlant), un quelconque roi fainéant qui ne pourrait ni commander ni se faire obéir, tout juste bon à dodeliner des bénédictions du haut de sa sedia. « Le pape ne sait pas... Le pape ne peut pas... Le pape ne voudrait pas, mais... » Eh bien, non, ce n'est pas admissible. Nous nous refusons à considérer le chef d'une telle façon minimisante, insultante au fond, sous couleur de respect. Comme à Dieu, dont il est le représentant sur la terre, nous crions, avec la liberté de notre adhésion « Parle, commande et règne, nous sommes tous à toi ».
Mais parce que le pape est un homme, nous savons qu'il peut se refuser à sa mission, mal gérer le « talent » qui lui a été confié. Nous ne sommes donc nullement démunis devant la constatation d'une faiblesse ou d'une erreur même si, par ailleurs, elles nous est une preuve difficile à soutenir.
Il peut être apparemment chrétien et respectueux de refuser toute culpabilité possible au pape, mais c'est une position enfantine et pusillanime. C'est aussi se priver de la possibilité de voir clair dans la crise actuelle et prolonger jusqu'aux limites du ridicule, la protection que Dieu a promis d'accorder à Son Vicaire. Le pape n'est pas manipulé par Dieu à la manière d'une marionnette. Il demeure un être responsable, inspiré et protégé certes, mais libre de ses choix et de ses refus, sauf dans le cadre de son infaillibilité, telle qu'elle existe et à condition qu'il s'en réclame.
Nous n'avons donc nullement l'obligation de nous enfermer dans une approbation sans nuances, de laisser se perpétuer le désordre actuel sans murmurer ni réclamer sous prétexte qu'il s'agit du pape.
S'il était seulement prêtre, nous serions très à l'aise pour tresser les verges de notre colère. Et s'il n'était qu'évêque, nous n'aurions encore aucune hésitation à le rejeter, nous souvenant que toutes les grandes hérésies et tous les schismes ont trouvé des évêques pour les soutenir, ou même les fomenter, nous souvenant de Cauchon et de Talleyrand pour ne parler que de ces deux misérables.
225:173
Mais ici, nous avons à considérer la légitimité rigoureuse, irremplaçable et unique du Pontife romain, qui nous prive de tout droit à « lui faire le coup du Petit-Clamart ». Je ne crois même pas qu'il soit convenable de décider des conditions de sa démission ou de sa déposition, a fortiori de fixer lesdites conditions dans leurs modalités.
Il est bon que les théologiens ne se soient jamais mis d'accord sur le point de savoir si le pape peut être déposé par le Sacré Collège ou par le clergé romain. Il est bon que le droit canon n'ait pas légiféré en cette matière. Le pape, comme le roi, ne doit pas être mis en question au nom d'une loi. Et s'il advenait qu'un jour il faille trouver une solution à un drame monstrueux, il serait souhaitable que ce soit d'une manière particulière, et unique, et discrète, et qui ne fasse pas jurisprudence, sous peine de rendre longtemps fragile un pouvoir sur lequel tout repose et qui est si évidemment au-dessus de tous autres.
Ceci dit, rien ni personne ne m'empêchera de déplorer les désordres nés de ce concile et la régression de l'Église sous ce pontificat. A moins de se refuser à voir, à entendre, à comprendre, il faut bien conclure que le « parti actuellement dominant est celui de la soumission au monde moderne, de la collaboration avec le communisme, de l'apostasie immanente ». Il faut bien constater la poursuite opiniâtre des réformes malgré la grande misère de l'Église. Ces faits sont si indiscutables d'ailleurs que personne ne songe à les nier. D'un côté, les progressistes, pour se féliciter de cette orientation nouvelle quitte à estimer qu'elle est timide et beaucoup trop lente. A l'opposé, les traditionalistes, pour en reconnaître unanimement les méfaits, quitte à ne pas accepter de se prononcer sur les responsabilités.
Je ne crois pas, cependant, que nous puissions évoquer une pareille situation sans consentir à remonter jusqu'au pape pour poser avec Madiran la question essentielle : « (*Est-il*) *resté complice ou bien demeuré prisonnier du parti qui était le sien ? *» Telle est notre immense angoisse, telle est la clef du problème et tout le reste n'est que bavardage.
226:173
S'il est prisonnier, du moins n'est-il pas au secret. Alors, qu'il s'appuie sur la force de Dieu et qu'il se délivre lui-même ou nous appelle à son secours. Ce serait la fin d'un cauchemar, non seulement pour nous mais pour beaucoup d'âmes désorientées. Ce serait le triomphe de l'Église, sa nouvelle jeunesse éclatante et, peut-être, le salut de l'Occident.
Mais s'il est complice, il faut le secouer, le réveiller, le sortir de la fange, de son désespoir aussi peut-être. Nous devons prier, crier, ne pas prendre un instant de repos jusqu'à ce que, le coq ayant chanté trois fois, Pierre se ressaisisse enfin.
\*\*\*
Madiran ne fait rien d'autre dans sa lettre. Bien loin d'affaiblir la papauté, ou même le pape Paul VI, elle est un splendide hommage au trône de Pierre ; elle se situe dans la pure ligne de sainte Catherine de Sienne, et proclame tout au long de ses pages le *Civis Romanus sum*. Elle est dure, sans doute ; mais faut-il donc être mou et tortueux comme un courtisan, lorsque le débat est si immédiatement grave ?
Elle est sévère, aussi ; mais peut-on rester indulgent lorsqu'il s'agit de la défense de la vérité et de la vie Elle est frémissante enfin, de toute la passion d'un cœur qui souffre et de toute la ferveur d'une âme chrétienne.
Quelques bons esprits ne manqueront pas pourtant, de se déclarer profondément blessés par l'audace du laïc. Les imbéciles, les lâches et les fourbes feront chorus et l'on s'en ira répétant qu'il faut se garder de juger. On opérera sournoisement la confusion entre le jugement des actes qui relève de notre compétence, voir de notre devoir dans certaines circonstances, et celui des intentions qui n'appartient qu'à Dieu.
Pour moi, je ne trouve matière à scandale que dans la ruine de l'Église, causée, entretenue, sans cesse aggravée par la ruine de la messe, la disparition du catéchisme et la falsification des Saintes Écritures.
C'est pourquoi je contresigne la Lettre à S.S. Paul VI.
Maurice de Charette.
227:173
### Réponse de Louis Salleron
Cher Monsieur,
Je réponds bien volontiers à votre enquête :
1\) Je suis pleinement d'accord sur le *contenu* et l'*opportunité* de chacune des trois réclamations formulées par Jean Madiran. Je le suis moins sur la *forme* de sa lettre qui aurait dû, me semble-t-il, présenter davantage de marques de déférence au Souverain Pontife.
2\) Je suis également d'accord sur le fait que ces réclamations sont adressées au Souverain Pontife. C'est lui, en effet, qui peut résoudre les problèmes posés.
3\) Les trois réclamations formulées sont essentielles. Y en a-t-il d'autres qui seraient non moins essentielles ? On peut en discuter. Un point qui me paraît capital est celui qui concerne le *Droit* de l'Église. Le Droit canonique est en révision. Pour le moment, nous vivons pratiquement sous un régime de vacance permanente de la Loi, dans tous les domaines. Il en résulte une omnipotence de la *Bureaucratie* qui porte gravement atteinte à la vie de l'Église.
Si nous considérons les structures, les pouvoirs que s'arrogent les *Conférences épiscopales* nous mènent tout droit à la constitution d'Églises nationales qui risquent de démanteler l'Église.
Les *personnes* ne sont plus protégées. Ni les évêques, ni les prêtres, ni les fidèles ne jouissent plus des libertés personnelles qui ont fait, depuis l'origine, la force du catholicisme.
228:173
La restauration ou l'instauration d'organes ayant mission de dire le Droit -- le vrai, le juste -- est l'un des besoins les plus urgents de l'Église. Qu'il s'agisse de la foi, de la liturgie, de la morale, des institutions ou des personnes, tout aujourd'hui est livré à la Bureaucratie. On ne pourra rétablir le sens du Magistère que par une organisation de type judiciaire.
Telles sont les principales observations que me suggère votre enquête.
Bien cordialement à vous.
Louis Salleron.
229:173
### Réponse d'Élisabeth Gerstner
Mme Élisabeth GERSTNER est l'animatrice du Centre catholique européen d'Allemagne. Comme on le sait, les deux pèlerinages internationaux à Rome qui ont déjà eu lieu, en 1970 pour la fête des saints apôtres Pierre et Paul, en 1971 pour la Pentecôte, ont été l'un et l'autre organisés « sous la direction du Dr Élisabeth Gerstner ». (Compte rendu du premier de ces deux pèlerinages dans ITINÉRAIRES, second supplément au numéro 145 de juillet-août 1970, pages 56 à 66. Compte rendu du second dans ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août 1971, pages 260 à 275.)
Mme Élisabeth Gerstner a précédemment donné à la revue ITINÉRAIRES Un important article que l'on n'a pas oublié : Le drame de l'Église vécu avec nos enfants (numéro 150 de février 1971).
LA DIVISION ternaire de la LETTRE A PAUL VI : « *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe *» m'a sur-le-champ convaincue : ces trois choses constituent tout l'essentiel, et toutes les autres réclamations qui sont susceptibles de nous venir à l'esprit peuvent y être subordonnées. Avec cette lettre ouverte au pape, M. Madiran a parlé depuis le cœur même de toute l'Église agonisante. Je dirai qu'il a pris le pouls du peuple chrétien, ce peuple qui n'a pas besoin d'extravagances mais de vrai pain. *Panem nostrum quotidianum da nobis hodie*...
Quant à moi, le jour même où j'ai eu en main le numéro d'ITINÉRAIRES contenant la « Lettre à Paul VI », je l'ai traduite en allemand ; et quoique l'édition de mon journal *Kyrie Eleison* fut terminée, j'y ai ajouté deux pages supplémentaires pour diffuser sans retard ma traduction. Il faut vous dire que je traduis et diffuse beaucoup d'articles d'ITINÉRAIRES, soit en allemand, soit en anglais. Avec mes amis anglais, avec Owen Roberts surtout et aussi avec le Révérend Père Snyder, nous faisons des traductions d'ITINÉRAIRES notamment pour le journal *The Remnant* qui paraît en Amérique. Mes traductions en allemand paraissent dans *Kyrie Eleison*. C'est ainsi que par l'intermédiaire de mon journal, en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Scandinavie et un peu partout où on lit l'allemand, on a immédiatement connu cette LETTRE A PAUL VI que rien ne m'empêchera d'appeler un acte « historique ».
En outre, j'ai recommandé à mes lecteurs de bien vouloir recopier la LETTRE de leur main, et de l'envoyer au Saint Père par l'intermédiaire de la Secrétairerie d'État, avec la mention suivante :
230:173
« *La lettre de M. Jean Madiran, telle qu'elle a paru en français dans* ITINÉRAIRES, *et telle qu'elle a été traduite en allemand dans* KYRIE ELEISON, *vous exprime mes vœux pour l'année 1973*. » Comme je connais mes lecteurs, j'estime que plus de la moitié ont suivi mon conseil. Une dame de Garmisch m'a téléphoné pour me dire qu'elle avait reçu une réponse de Rome : elle croyait même avoir la signature du pape en personne sur une image de Noël...
La LETTRE A PAUL VI a eu un grand écho dans nos pays de langue allemande. Aucun doute parmi nos amis sur la justesse et le bien-fondé de cette triple réclamation adressée au souverain pontife. Mais on nous dit que toutes les lettres adressées au pape finissent «* nel sacro cestino *», et que cette sainte corbeille à papier emploierait trois hommes par jour pour transformer son contenu en confettis de carnaval.
\*\*\*
Venons-en au contenu de la LETTRE A PAUL VI. Pour ma part, je suis convaincue même de ce qu'elle ne dit pas *expressis verbis *: c'est-à-dire que je suis sûre de la responsabilité du pape Paul VI et que je refuse l'hypothèse d'un pape interminablement dupé et prisonnier depuis son accession au souverain pontificat.
231:173
Je partage les idées que Marcel De Corte a plusieurs fois exprimées dans ITINÉRAIRES au sujet de ce pontife. Je suis persuadée que Paul VI sait très bien ce qu'il veut et ce qu'il fait. En janvier 1971, j'avais choqué quelques personnes parce que j'avais intitulé un de mes articles : « *Paul VI : une fourmi ? *» J'avais mis un point d'interrogation, bien que ce soit le pape lui-même, dans un de ses discours, qui se soit qualifié fourmi insignifiante, quantité négligeable : mais c'est que justement je crois que ces expressions sont de sa part le camouflage d'une personnalité qui sait très bien de quels pouvoirs elle est revêtue. C'est pourquoi je n'ai pas hésité à prier M. l'abbé de Nantes de m'inscrire dans sa « Légion romaine », espérant avoir l'honneur d'être au nombre des mille signataires qui soutiennent sa démarche auprès de Paul VI.
Je pense qu'il faut par tous les moyens diffuser la LETTRE A PAUL VI de Jean Madiran : car s'il y a déjà eu beaucoup de lettres ouvertes au pape, aucune n'est aussi dense, aussi percutante, disant tout, et seulement tout, ce qui est essentiel et vital pour l'Église. J'avais moi-même, il y a quatre ans, édité un petit opuscule : *Lettres ouvertes au pape Paul VI*, avec en sous-titre : *On ne réforme pas l'Église* (*Offene Briefe an Papst Paul VI... Man reformiert die Kirche nicht*) qui contenait 3 lettres de prêtres et 12 de laïcs. A l'époque de cette publication, on ne nous avait pas encore privés complètement de tout : de la messe, du catéchisme, de la sainte Écriture dans son intégrité, mais déjà notre appel au pape était un S.O.S. : sauvez nos âmes ! Dans la préface de ce livre, je citais un texte de Pascal de 1656 dans une traduction allemande que je dois retranscrire ici en français, n'ayant pas sous la main le texte original : *L'Église n'est rien si elle se sépare du pape, mais le pape n'est rien s'il se sépare de l'Église. Si un pape se sépare de l'enseignement traditionnel de l'Église, il se sépare alors de la foi de l'Église, et par conséquent de l'Église elle-même*. Je disais aussi, dans cette même préface, qu'appliquer le terme d' « hérésie » à ce que nous voyons aujourd'hui dans l'Église serait un euphémisme, car il s'agit d'une apostasie, immanente mais totale.
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Un prélat de la Secrétairerie d'État me disait récemment que, dans chaque section, il arrive chaque jour de 100 à 800 lettres destinées au Saint Père, et que *tanti, ma proprio tanti* apportent sur l'état de l'Église des plaintes « à déchirer le cœur ». -- *Per il sacro cestino tutto cio ?* demandais-je à Son Excellence. Haussement d'épaules : -- *Pazienza !*
Eh ! bien, non, Excellence, la patience, nous n'en avons plus. Elle a été abusée ; elle est épuisée. Il n'est pas possible de demeurer dans une immobile patience devant le massacre des enfants. Jean Madiran le dit très bien dans la Lettre à Paul VI : « *Et puis, surtout, laissez venir jusqu'à vous la détresse spirituelle des petits enfants... Les innovations... font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément. Rendez-leur, Très Saint Père, rendez-leur la messe catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture*. SI VOUS NE LES LEUR RENDEZ PAS EN CE MONDE, ILS VOUS LES RÉCLAMERONT DANS L'ÉTERNITÉ. »
\*\*\*
Ce sont bien les trois points de la LETTRE A PAUL VI que doivent réclamer les catholiques du monde entier :
1\. -- « La messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. »
2\. -- « Le catéchisme romain : celui qui, selon la pratique millénaire de l'Église, canonisé dans le catéchisme du concile de Trente, enseigne les trois connaissances nécessaires au salut, et la doctrine des sacrements sans lesquels ces trois connaissances resteraient ordinairement inefficaces. »
3\. -- « La version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture. »
Oui, r*endez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe, oui, rendez-nous l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique !*
Cette triple réclamation de la « Lettre à Paul VI » est la MAGNA CHARTA du peuple chrétien en notre siècle.
233:173
C'est celle de la *Peregrinatio ad matrem Ecclesiam*, le pèlerinage international à Rome ([^69]) qui aura lieu à la Pentecôte 1973 sous la présidence du professeur Marcel De Corte : cette présidence garantissant que ce ne sera pas le pèlerinage d'un groupe, d'une paroisse, d'un pays, mais celui de tous les catholiques du monde entier qui veulent défendre les trois réclamations de la « Lettre à Paul VI ». Ce pèlerinage à Rome mettra en pratique la phrase de Jean Madiran : «* Notre réclamation, quand les hommes d'Église ne veulent pas l'entendre, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu. *»
La LETTRE A PAUL VI de Jean Madiran est comme le message annonciateur de l'arrivée de ce grand pèlerinage par lequel nous allons réclamer à haute voix la reconnaissance de nos droits de fils venant vers leur Père pour obtenir du vrai pain, non des pierres, ni des scorpions. Je ne sais pas si vous avez la même expression en français, mais en allemand, quand nous parlons d'une situation devenue insupportable, ou d'une injustice abominable, nous disons : *Es ist zum Steine erbarmen :* « *C'est à rendre miséricordieuses les pierres. *» Si donc Pierre ne veut pas nous écouter, que les pierres aient pitié de nous. Prions pour que la *duritia cordis* du Père commun soit brisée par la grâce de Dieu, car nous n'en pouvons plus. *Exurge, Domine, quare obdormis ? Exurge !*
Elisabeth Gerstner.
234:173
### Réponse de Thomas Molnar
LES REQUÊTES (toujours respectueuses) adressées à Paul VI se multiplient depuis un certain temps dans les milieux dits « intégristes ». Les Silencieux, les divers Pèlerins de Rome, l'Abbé de Nantes, et maintenant Jean Madiran soumettent au pape questions, demandes, appels afin qu'il daigne porter remède non seulement aux maux dont souffrent les susnommés et ceux qui les suivent dans ces démarches, en tant que personnes et catholiques, mais à la crise qui menace l'Église entière d'effondrement. Il y a dans cette constatation qui, si vous voulez, résume une situation, deux points, l'un doctrinal, l'autre sociologique, dignes, à mon avis, d'être retenus comme essentiels. Je vais illustrer le premier point :
Récemment j'ai eu un bref entretien avec un pasteur protestant américain, « intégriste » à sa façon qui est la façon de Calvin dont il se réclame. Nous étions entièrement d'accord sur les symptômes et les dimensions de la crise de « l'Église chrétienne » comme le pasteur Rushdoony (d'origine arménienne) la désignait. Mais au bout de cinq minutes, pas plus, le désaccord se fit jour, courtoisement mais catégoriquement : M. Rushdoony se félicitait de ce que nous tous puissions à présent œuvrer sans encombre dans le jardin du Seigneur, chacun dans son coin, si l'on peut dire, à la conversion des âmes dans le désarroi. Je répliquai que là n'était point le problème, et que nous autres, catholiques romains, ne pouvions pas envisager la tâche sous cet angle-là. Pour nous, disais-je, il s'agit, avant et contre tout, de restaurer à Rome sa primauté, son autorité, l'intégrité de son magistère. Bien sûr, nous devons tous travailler à l'œuvre commune, mais sans que la voix de Rome sonne clair et haut, notre entreprise serait en quelque sorte mutilée et, privée de son achèvement, elle n'aboutirait pas.
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Voilà un premier point qui concerne la primauté de Rome et du vicaire de Jésus-Christ. Les néo-chrétiens, encore davantage que le pasteur, mon interlocuteur, peuvent bien s'en passer ; nous autres, nous ne le pouvons pas. on peut déposer le pape, on peut outrager et assassiner le chef de l'Église (cela s'était vu dans l'histoire, notamment dès la crucifixion), on ne peut pas passer outre, le contourner comme une pierre qui obstrue le chemin.
L'autre point est, comme je l'ai dit, d'ordre sociologique. Il est dans le caractère de tous les mouvements contre révolutionnaires (par définition depuis 1789) que seul un petit nombre perçoit d'abord comme tel le mal révolutionnaire et subversif. Ce petit nombre donne le signal d'alarme, mais il ne se répercute que peu à peu, résonnant d'abord dans certaines oreilles mais pas dans les autres. C'est que nous sommes plongés dans un climat révolutionnaire et restons incrédules jusqu'à ce que le mal nous atteigne en personne : le mal du voisin n'est qu'une exagération ; ou bien : la révolution n'en est pas une car, voilà, je mange à ma faim, je dors dans mon lit, l'existence dans mon petit milieu n'a pas changé. Bref, jusqu'à ce que le danger soit perçu par toutes les catégories de contre-révolutionnaires (contre-réformateurs) il passe un temps pré-cieux ; dans l'intervalle les catégories qui se réveillent par degrés sont manipulées sociologiquement par les progressistes : laïques, évêques et prêtres. Lorsque enfin on parvient à lancer une action, la résistance aura été quasiment démantelée : elle est faite, en grande partie, d'hésitants, d'isolés, de brisés.
Je crains que ce ne soit une trop longue introduction à la réponse que je suis invité à faire à l'enquête d'ITINÉRAIRES. Elle me permettra, du moins, de faire bref.
1\) Il n'est jamais trop tôt et jamais inopportun d'adresser des réclamations de ce genre. Nous ne sommes pas des marxistes qui acceptent, au nom de l'Histoire, de sacrifier une, deux, dix générations à un futur qui ne sera pas, à une idole qui se construit à coup d'hécatombes. Au nom de Dieu il n'est pas permis de sacrifier, de faire souffrir ou de faire attendre une seule âme parce que cela équivaut à une nouvelle crucifixion de Jésus-Christ.
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C'est ici donc qu'intervient ma seule critique à l'égard du texte d'ITINÉRAIRES qui porte trois fois ce passage : « Que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de..., il n'importe. » Au contraire, cela importe, c'est même l'immense poids qui pèse, qu'il le sache ou non, sur la conscience de Paul VI. Voilà pour le contenu et pour l'opportunité.
2\) J'ai déjà en partie répondu à cette question en racontant ma conversation avec le pasteur protestant. Les catholiques n'ont d'autre recours, à l'intérieur de l'Église, que de s'adresser au Souverain Pontife lui-même en cas de péril pour leur foi. (*En dehors* de l'Église il y avait de nombreux moyens de faire pression sur Rome, sur la hiérarchie et sur les prêtres, mais là intervenait toujours la paralysie contre-révolutionnaire, faite de pudeur mais aussi de lâcheté et de qu'en dira-t-on.) A moins que je ne me trompe, Paul VI refusera de donner suite aux réclamations et autres appels. Il est à mon avis évident qu'il ne comprend pas (dans le sens d'un aveuglement de la foi) ce qu'il fait, que c'est par lui qu'arrive le scandale, qu'il est seul coupable si des prêtres apostasient, si les évêques remplissent leurs déclarations de balivernes, si la morale des films, de la législation et des familles est pénétrée de satanisme. Je dis bien, c'est *sa* faute, car même pour les non-catholiques le roc qu'est Pierre est l'appui fondamental.
3\) Voilà une question difficile et d'ailleurs ambiguë car tout est essentiel. Nous nous rappelons les débats machiavéliques depuis Jean XXIII sur l'*inessentiel* dont l'Église devrait, pourrait, accepterait de se délester afin de mieux préserver l'*essentiel*. S'engager dans un tel débat, marchander sur le petit doigt sachant que *l'autre* voudra le bras, ensuite le corps, puis l'âme, est un procédé à la fois stupide et malhonnête, En conséquence, ma réponse *en 1973* est : Oui, c'est l'essentiel. Mais anticipant sur 1974, lorsque, selon les rumeurs, le pape demandera au Synode de ré-examiner le « problème » du célibat, ma réponse sera, dès demain, non, ce n'est pas tout l'essentiel.
Thomas Molnar.
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### Réponse de Paul Bouscaren
*Témoignage pour une clameur de haro*
« Il est écrit : Ma maison sera une maison de prière ; et vous en avez fait, vous, une caverne de voleurs. » (Luc, 19/46.) *La Lettre à Paul VI* de Jean Madiran devait donc enlever tout de suite mon approbation sans réserve, quant à la messe et au catéchisme ; si j'ai des doutes au sujet des nouvelles traductions, il ne s'agit aucunement de ne pas croire à la malignité propre d'une certaine science moderne des Écritures.
Je témoigne tout de suite. Le 2 février, curieuse rencontre à la une du *Figaro*. Dans la chronique de Thierry Maulnier, ce rappel élogieux : « La *clameur de haro*... s'adressait directement au souverain, à qui il était permis, le cas échéant, de demander justice contre lui-même. » Tout à côté, le « Cavalier seul » raille l'abbé Georges de Nantes de ce que, précisément, il se permet d'en agir de la sorte avec le Souverain Pontife, Juge infaillible de la foi et des mœurs dans l'Église catholique. Sur quoi, je demande : que signifie, pour la Lettre de Madiran, d'avoir à établir un droit de réclamer de l'Église l'Écriture, le catéchisme, la messe, sinon, au lieu de l'obéissance à Dieu dans l'obéissance au pape et aux évêques, d'être requis de soumission à un pouvoir totalitaire ? Le sabre de Joseph Prudhomme était pour la défense des institutions et au besoin pour les combattre ;
238:173
nous avons aujourd'hui un papisme prudhommesque (silencieux, et au besoin bavard), pour croire Paul VI garant de l'unité de l'Église, au besoin, en coupant, ou laissant couper, du Saint Sacrifice de la messe depuis quinze siècles, l'actuelle célébration de l'eucharistie. (Cf. II II 39, 2, vid. 2 et ad. 2.)
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Témoignons, après le droit, sur les faits qui fondent à réclamer du pape ce que doit le pape. Suffit pour cela, et qu'il soit permis, de relever quelques notes prises au jour le jour des peines de l'Église en *autodémolition*, en après-concile *gâté par le Diable*...
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« Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. » Le septième chapitre de saint Matthieu, ouvert par cette sentence, nous interdit ensuite de donner aux *chiens* ce qui est *saint* et de jeter nos *perles* devant les *pourceaux *; puis, nous montre la *foule* sur la voie large de la *perdition *; enfin, nous met en garde contre les *faux prophètes* et nous presse de les reconnaître à leurs *mauvais fruits* pour de mauvais arbres, même s'ils peuvent se réclamer devant le Seigneur de miracles faits en son nom. Quelle sottise ne faut-il donc pas, pour opposer cette défense de juger, à un discernement du bien et du mal par la lumière de l'Évangile ; pour opposer à la charité le discernement des hommes selon leurs actes, bon ou mauvais ? « Je ne suis pas venu juger le monde » (Jean, 12), ce témoignage du Sauveur sur lui-même est-il compatible, si peu que ce soit, avec les paroles et les actes du Christ, si *juger* voulait dire le seul discernement moral, non la condamnation portée par qui a charge de *faire justice ?* Ces deux sens ne se trouvent-ils pas dans les dictionnaires, et ne sont-ils pas de commune jugeotte ?
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Notre confiance en Jésus-Christ, c'est qu'il a vaincu le monde (Jean, 16/33) ; bien plus, il faut nous regarder nous-mêmes en vainqueurs du monde par le fait même que nous avons la foi :
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« ...Tout ce qui est né de Dieu remporte la victoire sur le monde ; et la victoire qui a vaincu le monde, c'est notre foi. Qui est celui qui est vainqueur du monde, sinon celui qui croit que Jésus-Christ est le Fils de Dieu ? » (I Jean, 5/4-5.) Concluons qu'avoir raison contre le monde, s'appelât-il tout le monde, ce fut vérité en Notre-Seigneur, et c'est indispensable vérité de notre foi en lui. Qui en grogne, on connaît la Bête ! Lorsque Jésus entendit Simon lui parler selon le monde, eh bien, ayant affaire à la Bête, c'est à la Bête qu'il riposta : « Ôte-toi de mon chemin, Satan ! » Parole du Sauveur au premier pape, sans doute oubliée par l'Église ouverte au monde,... cette cuisine des anges faite avec la plus horriblement polluée de nos eaux polluées.
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« Nous sentons que vous voudriez Nous demander comment va l'Église ? » (Discours de Paul VI le 21 septembre 1972.) Se comprendrait mieux la même question posée par le pape aux chrétiens venus à lui d'un peu partout ! En ce qui concerne ma paroisse, j'y ai vu, jusqu'à l'abandonner, voici trois ans, que l'Église allait au diable, et de quelle manière on l'y faisait aller : on, c'est-à-dire les prêtres, et par manière de mensonge sur leur propre action. Témoin entre autres, le 31 août 1969, certaine homélie sur la communion à genoux et la communion dans la main, et la lettre à mon curé demeurée sans réponse, à l'instar de toutes les autres. « Vous nous parlez avec commisération d'une *vieille femme* attachée à la manière de communier qui ne remontre qu'au XI^e^ siècle ; négliger ainsi la pauvre femme, que l'essentiel est de *s'unir à l'amour* de Notre-Seigneur, quel enfantillage, mes frères ! Sans désemparer, vous nous parlez avec admiration d'une *septuagénaire, assez jeune* pour déclarer qu'elle *ne serait plus elle-même*, s'il lui fallait revenir à l'ancienne manière de communier, abandonnée par elle depuis peu. Comment faites-vous, cher monsieur le Curé, pour tenir ceci avec cela ? Ne dialoguez-vous point « entre vous-même », comme il se dit à Toulouse ? Voyons, si la vieille femme restée vieille et enfantine, avait craint de n'être plus elle-même, la sainte hostie dans la main... Oui ou non, l'essentiel se moque-t-il de l'accessoire antérieur pour que le nouvel accessoire devienne l'essentiel du sacrement, que dis-je ? l'être personnel du communiant propria manu ? »
240:173
Passons sur la suite de la lettre ; mais à quelque temps de là, j'avais l'occasion de dire à un autre prêtre de l'équipe paroissiale que M. le Curé ne s'était pas gêné pour imposer, à bon entendeur, salut, la communion dans la main ; protestation immédiate et sans ambages : « Ce n'est pas vrai ! » Voilà, ce semble, qui pourrait dire au pape comment l'Église, depuis qu'il est Paul VI, va au diable par des prêtres qui veulent le suivre et peuvent croire qu'ils le font.
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Sans jeu de mots, le pape Paul VI papillonne des marguerites de la vérité chrétienne aux coquelicots du mensonge humanitariste ; et ceux qui font profession de suivre ce pape *comme ses prédécesseurs* jouissent sans doute de la mémoire à éclipse immédiate requise pour « l'intelligence moderne de l'Évangile », cette folie furieuse.
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« Que ferait le Christ s'il était à ma place ? Tel est à mon avis le vrai problème. » (*Figaro*, 28 décembre 1972.) Bien, mais la vraie solution consistant à *regarder* ce que le Christ a fait à ma place, ou dit pour mon cas, -- par exemple, quand on nous donne les vessies du monde pour les lampes de l'Évangile qui ne sont pas ès mains des fofolles.
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Que faut-il entendre par le retour aux sources ? Revenir assez loin en arrière pour n'avoir pas à s'embarrasser de choix antérieurs de la vie vécue, -- et c'est-à-dire comme étant soi-même la source de la vie. Du coup, le retour à l'Évangile, (au livre des évangiles, et pour quelle lecture ?), plume l'Église (l'Évangile vivant, à partir de Jésus-Christ, de siècle en siècle), et nous voyons l'Église vivante et vraie à l'égal de l'homme de Platon dans un poulet plumé.
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241:173
« Le partage du pain », c'est sans doute un langage accessible même aux incroyants, mais pour dire quoi Lorsqu'il s'agit du Corps de Jésus livré pour nous, de son Sang versé pour nous, s'agit-il, afin d'être au niveau de tous, de *ne rien dire du Mystère qui doit être le Pain de chacun ?* La prédication de l'Évangile consiste-t-elle à parler d'autre chose, seul perceptible aux oreilles modernes ? Faut-il chatouiller ces dures oreilles pour s'en faire écouter, diseur de fables et non de l'Évangile (II Timothée, 4/3) ? « Malheur à moi si mes contemporains ne se plaisent pas à mes discours ! » serait-ce la traduction moderne du cri de l'Apôtre : « Malheur à moi si je ne prêche pas l'Évangile ! » (I Corinthiens, 9/16) ?
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-- Des gens pour qui tout s'écroule si la prière laisse le latin pour le français.
-- Des gens qui ne voient rien d'aucun écroulement, fût-ce du Saint Sacrifice de la messe, lorsqu'on leur a dit « Ce n'est rien, c'est le latin que l'on bazarde... »
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Désigner dans l'existence, définir par l'être, deux manières de distinguer ; les confondre confond tout, c'est le chaos moderne de la communauté universelle des incommunicables.
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Tout corps vivant est fermé au monde pour s'ouvrir à lui selon sa vie propre ; ainsi de l'Église traditionnelle ; que signifie d'ouvrir l'Église au monde en sorte de ne lui être plus du tout fermée, sinon de vouloir l'Église absorbée par le monde, et qu'il n'y ait plus au monde que les royaumes de ce monde ?
A toutes les époques, les hommes ont vécu leur vie religieuse, de même que leurs autres vies, à mille niveaux ; rarement celui de l'héroïsme, en foule celui de la médiocrité, de la tiédeur, de la mèche encore fumante.
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De nos jours, la vie religieuse après les autres est démocratisée, le peuple de Dieu comme tous les peuples de ce monde ne peut plus être qu'une foule et vivre en foule. Mais il est déjà visible que le christianisme vécu en foule meurt encore plus vite que la France.
Le temps où nous avons à vivre se croit riche, et il réduit à l'indigence tout ce qu'il touche ; c'est l'anti-Midas de toutes les formes de la vie ; on ne remarque pas assez, -- pour s'étonner si fort de ce qui arrive à l'Église ouverte au monde moderne, démunissant ce trou du diable des garde-fous qu'y avait mis pour nous le *Syllabus*, -- on ne remarque pas assez le jeu d'une dévaluation universelle des vérités-mères, ensuite de quoi force est bien d'étouffer croyant respirer. Jetons quelques coups de sonde.
*L'homme est un animal social*, -- non seulement par les inclinations de sa nature sensible et de sa nature raisonnable ; non seulement de source naturelle commune à tout être humain en tant qu'humain ; les hommes sont les fruits d'un arbre social qui explique leur nature concrète ; elle est sociale historiquement, sociale d'origine propre et particulière ; il y a une aberration inconcevable des modernes à rêver d'un homme *fait pour la société*, sans le voir, vaille que vaille, *fait homme par une société*. L'homme est-il l'animal raisonnable, telle société l'a fait tel animal raisonnable ; l'homme est-il l'animal qui parle, telle société l'a fait parler tel langage ; contre-épreuve : les enfants-loups, incapables de parler, incapables de raison, incapables d'éducation, incapables d'intégration sociale. Autre contre-épreuve : les jeunes loups que fait de nos enfants une société de plus en plus jetée dans le vide moderne.
*L'homme est un animal éduqué*, -- non seulement par besoin de l'enfant et par obligation de la famille ; mais là encore, si l'on regarde au concret, à la foule des habitudes contractées par les enfants, de par la vie qui est en effet la leur, dans la famille et hors de la famille, tous les hommes ont été éduqués, c'est-à-dire armés de vertus ou de vices, inévitablement, par la vie de leurs jeunes années. A quoi s'ajoute aujourd'hui, pour le triomphe des vices, à la formation telle quelle, l'information telle quelle, l'homme à l'image du diable. (Sans hypocrisie, qui peut vouloir que l'érotisme démocratisé ne soit pas la pornographie, alors que rien ne se démocratise sans devenir obscène ?)
243:173
*L'homme est un animal métaphysicien*, -- non pas en ce sens qu'il s'adonnerait toujours, pour disposer de sa vie, à une réflexion délibérément au-delà de l'efficacité des moyens, donc, au-delà de la science des seules conditions du devenir ; mais selon que le choix de soi-même, exercé par tous comme ils se veulent libres et responsables, peut et doit être mis au défi de ne pas impliquer, bon gré, mal gré, une pensée de soi-même ainsi au-delà : comme un être et comme une cause, comme l'animal *métaphysique* dont la vie propre est l'absolu immédiat de la vérité qu'il lui faut, de l'obligation au bien voulue par-dessus tous les biens. Demandez à l'homme de science de vous dire s'il connaît, oui ou non, un honneur de la vérité et un honneur de vivre, même dans le travail scientifique, irréductible aux rapports de force dégagés par la science... Mais pareil défi, à présent, qui le jette à soi-même et aux autres ?
*L'homme est un animal religieux*, -- non pas naturellement seul avec Dieu seul, mais dans la nécessaire dépendance de la société où il vit, de l'éducation reçue ou prise, d'une réflexion métaphysique presque toujours dérisoire, parfois puissante mais dévoyée sans retour, faute de rencontrer une critique à sa hauteur. Ici, l'abstractionnisme moderne est convaincu de sottise par l'Évangile même ; l'homme religieux, entre tous les hommes vivants, est une parole de Dieu semée sur la terre ; qu'il s'agisse de la religion chrétienne ou de la religion naturelle, il faut voir le grain du Seigneur tomber sur le chemin, sur le roc, dans les épines, ou en bonne terre, comme Jésus le dit et l'explique à ses disciples ; il faut voir cela, mais encore, non comme une simple mise en garde, mais comme la condition difficile de l'animal religieux en ce monde, -- singulièrement à notre époque.
*L'homme est un animal raisonnable*, -- voilà en définitive où nous blesse le bât moderne : impossiblement, non pas le cercle carré d'une vie animale qui serait, d'une seule et même venue naturelle, une vie personnelle ; mais un vie animale vivant d'elle-même à partir de sa naissance, et une vie de raison personnelle, c'est-à-dire, sauf à ne rien dire, vécue par chacun à la mesure de ce que fait chaque personne pour vivre sa vie, et non seulement de vie animale.
244:173
Pareil regard oblige à voir notre double *vocation* à la vraie vie des hommes, qui est la vie chrétienne, *directement personnelle, réductivement sociale et éduquée*, ceci condition de cela. Or si, n'en doutons pas plus que saint Thomas (I.II. 68, 8, ad 2), l'amour du prochain nous fait agir avant l'amour de Dieu ; et si, en règle avec sa raison, l'homme est disposé par là même à s'acquitter envers Dieu ; prendre ici et là l'un pour l'autre, et, bien pis, prendre la science galiléenne pour l'entière raison, c'est la déraison moderne, et c'est l'athéisme moderne.
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Supposons établi que le totalitarisme athée se montre un régime où la foi chrétienne, ayant ses martyrs, se ressème en son plus beau, alors que nous voyons de nos yeux le libéralisme laïque, ou neutre, pourrir indifféremment ceux qui veulent croire et ceux qui ne veulent pas ; je dénonce précisément cette pourriture de l'esprit et du cœur chez les prêtres complices des totalitaires par le même sophisme que Marc Sangnier dévot de la démocratie : heureux les chrétiens, s'ils ne peuvent y vivre qu'en héros ! Question : cela fait combien de Judas parmi les apôtres du Christ, pour vendre la Vie à ses ennemis au lieu de la donner à ses amis ?
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Voilà, sans traîner, pourquoi j'approuve la *Lettre à Paul VI ;* voici, encore plus court, quelque chose de mes réserves en ce qui concerne l'Écriture.
Primo, clercs et laïcs, sauf exceptions, m'ont toujours paru l'ignorer avec indifférence.
Secundo, ce n'était pas à regretter, selon que la lecture de la Bible, faite avec la mentalité moderne, est immanquablement le poison dénoncé par Maurras, la révolution que l'on chante aujourd'hui, -- saint Paul disait : la bonne odeur du Christ qui donne la mort à certains (II Corinthiens, 2/16).
245:173
Non seulement la mentalité moderne est l'incompréhension humanitariste de la pensée humaine traditionnelle, mais elle prétend tenir de sa science *ce que Dieu fait connaître, Dieu seul, à la seule vie à lui donnée dans la foi*, -- cette leçon la plus fréquente de tout l'Évangile (Luc, 14/25-35, etc., etc.).
Tertio, le doute me semble permis touchant la critique des nouvelles traductions de Philippiens, 2/6 et de Thessaloniciens, 4/4.
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Commençons par ce dernier texte, beaucoup moins difficile. Je ne veux examiner la traduction du Lectionnaire, ni pour sa valeur de traduction, ni pour ce que l'on y comprendra, supposé que l'on y soit attentif ; mais je doute de ne pouvoir comprendre que ceci : « pour vivre saintement, il faut prendre femme », si l'on me dit : « que chacun sache prendre femme pour vivre dans la sainteté ». Il ne me semble pas impossible de s'arrêter à un autre sens, voici lequel : la volonté de Dieu étant la sainteté, non la débauche (*ibid*., verset 3), à chacun de *savoir*, en conséquence *pour lui* de cette volonté de Dieu sur tous, prendre femme, -- selon cette autre parole de saint Paul : « Mieux vaut se marier que de brûler » (I Corinthiens, 7/9). Je dirais donc la traduction en cause équivoque, non formellement hérétique, au bénéfice de la différence à faire entre : « que chacun sache prendre femme », et : « que chacun prenne femme ». *Que chacun prenne* serait un ordre, *que chacun sache prendre* demande que chacun soit capable de prendre (par construction de *savoir* avec l'infinitif, qui donne à *savoir* un second sens, v. Robert) ; il y a bien cette nuance, mais reste alors que la sainteté voudrait chacun capable de prendre femme, et pourquoi, s'il n'y a pas obligation ?
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« L'hymne intraduisible au Christ anéanti et glorifié » (L. de Grandmaison) ne peut permettre ici que la dernière des pages qu'il impose à l'analyse la plus succincte.
1° Philippiens, 2/5-11 donne le Christ pour Modèle de ce que demandent aux chrétiens les versets 2/1-4.
246:173
2° Il y a d'abord la distinction entre : *in forma Dei*, et : *aequalem Deo esse*.
3° De là : alors qu'il était dans la forme transcendante de Dieu, il ne s'est pas fait une proie de l'égalité avec Dieu *dans le monde ?*
4° Il ne s'est pas fait une proie, non pas : à saisir à l'encontre de Dieu ! Non pas : à saisir objectivement. Mais à saisir subjectivement, c'est-à-dire : en imposant de vive force *aux hommes* son égalité avec Dieu, faisant ce qu'il leur faut pour qu'elle *leur* soit *visible*.
Première considération à l'appui. Dire que Jésus-Christ est Dieu ne confesse pas un seul, mais deux mystères, et ce sont deux mystères en sens inverses : le mystère éternel de la Sainte Trinité en Dieu, le mystère temporel du Fils de Dieu fait homme. Si bien que la même Personne qui est celle de Jésus-Christ est étudiée par la Somme de théologie en sa Première et en sa Troisième partie. Lors donc que l'épître aux Philippiens parle de Jésus-Christ, la Personne en cause est celle du Verbe éternel, mais non pas qu'il ne s'agisse du Dieu fait homme, du Dieu-Homme, avec toutes les distinctions consécutives faites par IIIa, 58, 3. D'une part, Jésus-Christ c'est Dieu « sorti du Père » (Jean, 16/28) selon qu'il est homme en ce monde ; d'autre part, *l'égalité avec Dieu* n'a rien de l'égalité avec Dieu *selon qu'elle est perceptible aux hommes*, réalité pour nous et non en Dieu lui-même, de manière à pouvoir être proposée à notre foi ou imposée à notre expérience.
Deuxième considération à l'appui. Il y a dans l'Ancien Testament la façon de Yahvé de s'imposer à son peuple. Il y a dans le Nouveau Testament les Pharisiens qui demandent un signe dans le ciel ; il y a les Boanergès qui veulent appeler le feu du ciel sur les opposants ; même au Crucifié, il y a le défi de descendre de la croix pour être cru le Fils de Dieu. C'est contre tout cela qu'il y a l'humilité de Jésus, comme elle renonce l'égalité avec Dieu *ainsi que l'attendent et la demandent les hommes* (sans parler de Satan au désert).
Troisième considération à l'appui. Encore faut-il tenir compte de la distinction faite par saint Thomas entre l'adoration de Dieu Créateur et le culte de dulie envers Dieu Maître du monde ; et cela, quant à l'adoration du Christ (IIIa, 25, 2).
247:173
Plus précisément, la doctrine du saint Docteur est que l'Humanité du Christ est adorée de l'adoration due à la Personne divine en qui subsiste cette Humanité ; mais quelle doit être « adorée » aussi au sens large d'un culte de dulie, pour sa perfection propre.
En résumé, du moment que le Fils de Dieu se fait homme, c'est un homme entre les hommes, aux yeux des hommes, selon les sens et la raison, alors qu'il ne peut être Dieu que pour la foi, donc, pour chacun de nous, par sa foi. Humainement, le Verbe est donc anéanti, puisque être homme, c'est n'être pas Dieu, vérité humaine pour cet homme de même que pour tout autre d'entre les hommes. Humainement anéanti, le Fils de Dieu ne peut être reconnu par la foi dans sa vérité divine, avec sa vérité humaine, que celle-ci ne soit l'exemple d'humilité dont parle saint Paul. Humilité, non de Dieu selon qu'il est Dieu, mais de l'Homme qui, étant Dieu, veut apparaître aux hommes, ainsi qu'un homme entre les hommes ; de même que notre humilité à nous consiste à vouloir paraître selon notre faiblesse et notre indignité, -- au sens où sainte Thérèse a pu dire : « L'humilité, c'est la vérité. » Réponse de Jésus : « Pourquoi m'appelles-tu bon ? Dieu seul est bon. »
Sens proposé : Ayez entre vous les sentiments que la foi vous révèle dans le Christ Jésus ; alors que la Vérité de son Être était divine, il n'a pas voulu *nous apparaître comme égal à Dieu*, mais se réduire à rien, faisant sienne *la réalité de l'esclavage* des hommes selon le péché ; *c'est pourquoi Dieu* l'a tiré de l'abaissement, *lui a donné la gloire divine* et l'a fait adorer.
Paul Bouscaren.
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## DOCUMENTS
### La V^e^ République mène la France à sa perte
Voici les principaux passages de l'article publié par MARCEL CLÉMENT au lendemain des élections françaises du 4 et du 11 mars : dans L'HOMME NOUVEAU du 18 mars.
Cet article est net. Il est important. Marcel Clément le dit clairement : « La V^e^ République mène la France à sa perte. » Et il dit POURQUOI.
La France, le 11 mars, a évité le pire. Du moins dans l'immédiat. Le meilleur ne nous est pas pour autant promis. De fort loin.
Le pire est évité : la nationalisation de l'école et de l'enseignement supérieur libre, l'avortement à la demande remboursé par la Sécurité sociale, la nationalisation des mouvements de jeunesse et de l'activité culturelle, la collectivisation des entreprises et la planification des besoins individuels... La technique de l'esclavage ne fonctionnera pas dans les semaines qui viennent.
Le meilleur ne nous est pas, pour autant, promis. Dans les écoles, une lente érosion morale et intellectuelle se poursuit. Dans les universités, la « marxisation » des étudiants se développe. Sur les ondes et par l'imprimé l'amour est avili, la virginité ridiculisée, la fidélité moquée, l'enfant menacé de mort. Car, disent de nouveaux théologiens, l'avortement reste un mal... mais on peut faire le mal quand tous des autres moyens sont épuisés !
249:173
Les passions des jeunes, des adultes les moins solides sont exaspérées par l'érotisme ambiant. Bon nombre de salles de cinéma sont de véritables porcheries du cœur. Publicités, revues, livres, modes effacent des esprits la noblesse de la femme et la dignité de l'homme. Dans l'économie, des trafiquants d'influence, de terrains, de travail font oublier l'héroïsme de nombre de chefs d'entreprises. Les oligarchies financières et les oligarchies syndicales ne se combattent que pour opposer victorieusement des intérêts opposés au bien commun de la société humaine...
Lentement, insensiblement aussi, notre société, au nom de la liberté de faire le mal, s'enfonce dans le bourbier de la déshumanisation radicale. Les communistes et leurs alliés n'ont pas pu, l'autre dimanche, prendre le pouvoir pour précipiter cette évolution par la contrainte. Moscou ne le désirait peut-être pas. Trop tôt...
.. La prochaine fois, la France tombera comme un fruit mûr.
\*\*\*
Le glissement à gauche, qui n'a pas cessé depuis plusieurs décennies, n'est pas un phénomène politique, d'abord ou seulement. C'est profondément une réalité morale.
Lorsque les enfants sont formés, dans l'amour, à l'effort physique, intellectuel, moral, ils peuvent endurer la fatigue, supporter l'épreuve, affronter le péril. Tous ne sont pas des héros. Mais tous ont une certaine force, selon les natures et les vocations. Ils sont capables d'obéir, puis de commander. Ils sont capables de se garder, puis de se donner et de rester fidèles. Ils sont capables de travailler sans calculer, de posséder sans envie, de se sacrifier sans jalousie. Dieu aidant, ils sont capables d'aimer.
Lorsque dans l'Église et dans l'État, dans la catéchèse comme à l'école, dans les loisirs comme dans l'œuvre d'art, la société enseigne, non plus l'oblation mais la captation, non plus la maîtrise de soi, mais « l'épanouissement » dans la jouissance, non plus la pratique intérieure de la justice mais l'organisation sociale de la revendication, les hommes n'aiment plus. Ils s'aiment eux-mêmes. Ils ne veulent plus se donner à Dieu, ils veulent posséder le monde. Ils ne veulent plus accepter les limites de la loi morale, ils veulent les abolir par la loi politique. «* Le mouvement accompli par la gauche est constructif *», écrit Claude Lanzmann dans *Les Temps Modernes* (n° 112, p. 1651). « SA VOLONTÉ EST DEVENUE SA RAISON D'ÊTRE. Il ne s'agit pas pour lui de rejoindre un règne des fins qui serait d'avance donné : il n'y a aucune fin autre que l'homme qui soit plus haute que lui ; IL EST SA PROPRE FIN. »
250:173
Telle est la gauche... Telle est aussi la droite, à quelques exceptions près. Ici et là, on veut jouir. Ici et là on refuse les limites de la morale, même naturelle. Ici et là, on repousse l'effort, le don de soi, le sacrifice. Simplement, la gauche collectiviste promet tout et tout de suite. La cupidité l'emporte. La droite individualiste promet, mais peu à peu. Elle joue la prudence et manie alternativement la cupidité et l'instinct de conservation.
\*\*\*
En poursuivant la pédagogie de la facilité et du laisser-aller, en continuant à instaurer une société permissive dans son fond et répressive en surface, la Cinquième République mène la France à sa perte.
En laissant entamer la femme par la hantise de toutes les « libérations » : celle de l'enfant, celle du mari, celle du foyer, le « régime » croit l'attirer. Il la façonne, en réalité, pour qu'elle devienne la victime crédule de plus démagogue que lui.
Quand il comprendra, ce régime, qu'il n'a tenu, d'élection en élection, qu'en raison de ce qui reste encore de ces réserves chrétiennes qu'il croit habile d'épuiser au nom du libéralisme, il sera trop, tard. On ne peut pas indéfiniment livrer radios et télévisions aux avorteurs et simultanément détourner les femmes de voter pour un programme commun qui leur promet l'avortement libre, gratuit et tout de suite.
Quos vult perdere...
\*\*\*
On me dit que les hommes qui nous gouvernent n'ont qu'une puissance limitée. Il ne dépend pas d'eux que l'évolution intellectuelle et l'effondrement moral aient à ce point affaibli la santé spirituelle et simplement humaine de tant d'hommes d'Église. Il ne dépend pas d'eux que les jeunes intellectuels soient attirés en grand nombre par les idées de gauche. Il ne dépend pas d'eux -- dans un régime de liberté -- que la C.G.T. soit une courroie de transmission de la politique étrangère de l'U.R.S.S. ou que le noyautage des universités par le parti communiste soit poursuivi méthodiquement.
On me permettra d'écrire ici qu'il y a quand même des choses qui dépendent d'eux. Il dépend d'eux de décider des programmes scolaires. Il dépend d'eux de former des maîtres. Il dépend d'eux de promouvoir la famille d'une façon non pas exceptionnelle, mais habituelle. Il dépend d'eux d'éliminer de leurs rangs les affairistes. Il dépend d'eux de faire respecter un minimum d'équité dans la possibilité -- réelle, mon pas symbolique -- de s'exprimer à la radio et à la télévision.
251:173
Il dépend d'eux de cesser de maintenir au ministère de la Culture un ministre « permissif » comme M. Duhamel (dont la responsabilité est grave) ([^70]) tout en maintenant au ministère de l'Intérieur un ministre « répressif » qui applique avec rigueur des lois superficielles à l'abri desquelles la décadence morale, familiale s'accentue, les haines sociales s'avivent, le sens de la vocation chrétienne de la France porte à rire.
Bref, il dépend d'eux de découvrir que les expédients politiques ne joueront plus très longtemps. S'ils ne travaillent pas, avec les moyens qui sont entre leurs mains, à restaurer en France une justice sociale plus exigeante, une moralité économique plus stricte, un respect habituel de la femme, de l'amour, de la famille, ils n'auront retrouvé le pouvoir, le 11 mars, que pour livrer, inéluctablement, aux totalitaires un monde du travail plus révolté, une jeunesse plus inquiète, une France plus avilie.
(Fin des extraits de l'article de Marcel Clément paru dans *L'Homme nouveau* du 18 mars 1973.)
252:173
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### La messe à la française
**I. -- Mise au point**
Nous appelons *messe à la française* la messe dont l'intention déclarée est qu'*il s'agit simplement de faire mémoire*.
**1. -- **Cela ne signifie point que toutes les messes célébrées en France ou par des prêtres français sont célébrées « à la française ». Il se célèbre en France beaucoup de messes *catholiques*. Ce ne sont pas des messes « françaises ». Il n'existe pas de « rite français » dans la tradition catholique. Il existe le rite romain et les autres rites également consacrés par une tradition ininterrompue et canonisée : comme le rite dominicain, le rite ambrosien, le rite lyonnais. Quand nous disons : *messe à la française*, nous l'entendons PAR DISTINCTION D'AVEC LA MESSE CATHOLIQUE ; nous entendons par là une certaine manière française de s'en séparer.
**2. -- **Nous la disons *française*, hélas, parce qu'elle est celle de l'épiscopat français pris en corps comme de chaque évêque français pris en particulier. Depuis 1969, dans chaque diocèse de France, *en accord avec l'évêque*, le Missel des dimanches le plus répandu parmi les fidèles est celui qui leur inculque, comme « rappel de foi », que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ».
253:173
C'est *par l'autorité* des organes collectifs de l'épiscopat, et par celle de chaque évêque en particulier, que cette doctrine hérétique est imposée au peuple chrétien. Quand nous disons : *messe à la française*, cela veut donc dire : *messe à la manière de l'épiscopat français*, selon le dogme menteur du Missel empoisonné que procurent et que patronnent les évêques.
**3. -- **Nous n'avons jamais dit que la messe serait frappée d'invalidité par le simple fait que quelques personnes dans l'assistance auraient en main le Missel empoisonné. Nous avons dit et nous répétons que lorsque le célébrant *veut formellement* NE PAS *consacrer*, eh ! bien, il ne consacre pas, la consécration ne se fait pas malgré lui, quelles que soient les paroles qu'il prononce. Les formules sacramentelles ne sont pas des formules magiques : elles n'agissent pas *sans* l'intention, à la manière des « vœux imprudents » où la formule de vœu involontairement prononcée est exaucée par les fées selon sa stricte littéralité. La bonne fée vous annonce que les trois premiers vœux que vous exprimerez se réaliseront aussitôt. « Je vous donne permission de faire trois souhaits qui seront exaucés. » Vous les faites sans y penser, par manière de parler, si aisément optative : « Ah ! si j'avais des yeux derrière la tête », et cetera. Et le sort magique, chaque fois, vous prend au mot. Aussitôt dit, aussitôt fait. Contre votre intention. Mais il faut l'intention pour le sacrement.
**4. -- **Déclarer que, dans ce qu'on va célébrer, *il s'agit* SIMPLEMENT *de faire mémoire*, c'est explicitement et catégoriquement rejeter l'intention de l'Église. Si encore on exprimait, sans limitation ni négation, d'intention de « faire mémoire » : le saint sacrifice fait mémoire... Mais le célébrant qui déclare l'intention de *simplement* faire mémoire se sépare positivement de l'intention de l'Église. C'est pourquoi nous avons affirmé et nous maintenons que la *messe à la française*, c'est-à-dire la messe où l'intention déclarée du célébrant est qu'*il s'agit* SIMPLEMENT *de faire mémoire*, est forcément invalide.
**II. -- État de la question.**
Comme nous l'avons annoncé dans notre précédent numéro, nous avons déclenché les chronomètres pour mesurer quelle sera la longueur du silence des uns et des autres :
254:173
combien faudra-t-il de semaines, de mois, ou d'années, pour qu'un Louis-Henri Parias, directeur de la *France catholique*, pour qu'un Robert Serrou, ornement religieux de *Paris-Match*, pour qu'un Jean Guitton, théologique lieu commun à *La Croix* et au *Figaro*, pour qu'un Jean Daniélou, inévitable bavard des émissions religieuses ou autres de radio et de télé, se sentent enfin « concernés » par la diffusion épiscopale, dans le peuple chrétien, d'un Missel inculquant dogmatiquement aux fidèles qu' « il s'agit simplement de faire mémoire » ?
Les noms des journalistes Daniélou, Guitton, Serrou et Parias ne sont mentionnés qu'à titre d'exemples, pêchés au hasard : nous l'avons déjà dit le mois dernier, mais nous faisons observer pour le cas où on ne l'aurait point remarqué, que nous en pêchons un de plus chaque mois. Ce mois-ci, aubaine, nous sommes tombés sur un journaliste radiophonique et cardinal.
Muets, jusques à quand ? Les chronomètres tournent.
En attendant, nous tenons à jour l'état chronologique de la question.
Dans nos numéros précédents, nous avons relevé et cité les articles de presse qui avaient déjà fait connaître nos révélations à leurs lecteurs :
1\. -- Louis Salleron dans *Carrefour* du 15 janvier. 2. -- L'abbé Emmanuel des Graviers dans le numéro 111 du *Courrier de Rome*. 3. -- L'éditorialiste de *Lumière*, numéro 104 de janvier. 4. -- L'abbé Coache dans *Monde et Vie* du 6 février. 5. -- Le *Courrier de Rome* pour la seconde fois : numéro 112, lettre aux évêques. 6. -- *Nouvelles de chrétienté*, numéro 533.
On trouvera ces six premières réactions reproduites dans nos numéros 171 et 172.
Voici maintenant les suivantes, toujours dans l'ordre chronologique.
7\. -- Louis Salleron\
dans « Carrefour » du 8 mars.
Louis Salleron pour la seconde fois. Dans *Carrefour* du 8 mars, article : « Du catholicisme... au protestantisme » :
255:173
« Ce n'est pas autour d'une foi *équivoque*, d'une célébration eucharistique équivoque et d'un ministère *équivoque* qu'on peut faire l'*unité* des chrétiens.
« Il est vrai que le mot « *équivoque *» est de moins en moins adéquat.
« Car quand on voit le Nouveau Missel des dimanches 1973 nous expliquer qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *» (p. 383), ce n'est pas équivoque du tout ; c'est la contradiction pure et simple du troisième canon du concile de Trente sur le saint sacrifice de la messe :
« *Si quelqu'un dit que le sacrifice de la messe n'est qu'un sacrifice de louange et d'action de grâces*, ou UNE SIMPLE COMMÉMORAISON DU SACRIFICE ACCOMPLI A LA CROIX, *mais non un sacrifice propitiatoire* (...), *qu'il soit anathème*. »
« L'objectif est clair : il s'agit d'EFFACER LE CONCILE DE TRENTE et de RALLIER LE PROTESTANTISME.
« Comme, par ailleurs, la MESSE et le SACERDOCE vont de pair, on s'emploie à démolir le sacerdoce en même temps qu'on démolit la messe ».
8\. -- « Lumière »
*Lumière* pour la seconde fois, numéro 106 de mars : l'éditorialiste déclare qu'il tient à «* s'associer publiquement *» aux sommations que nous avons adressées à Mgr Boudon, « *indigne évêque de Mende *», responsable personnel de l'imprimatur donné au Missel vénéneux. Et il ajoute :
« L'Église de France officielle n'est pas seulement en schisme de fait, elle est actuellement -- au moins sur ce point -- absolument *hérétique*.
« Le pape Paul VI n'est pas ignorant des choses de France, qui vient d'envoyer ses condoléances pour les victimes de l'incendie criminel d'un C.E.S. parisien.
« A plus forte raison doit-il se soucier de ce qui fonde l'Église : la messe.
« Il n'en est que plus regrettable que, s'il professe lui-même que la messe est le renouvellement non sanglant du sacrifice de la croix, il abandonne un peuple de 50 millions d'âmes à des forbans qui le mènent à l'abîme. »
256:173
9\. -- L'abbé de Nantes\
dans la « Contre-Réforme »
L'abbé Georges de Nantes, dans le numéro 66 de la *Contre-Réforme catholique* (numéro paru aux environs du 15 mars), est le sixième qui fasse mention de notre campagne :
« La campagne de M. Madiran, à l'encontre d'une définition pleinement hérétique qu'un Missel des fidèles donne de la messe, montre que nos évêques s'en soucient comme d'une guigne. Accusés formellement d'hérésie, ils ne répondent même pas ! »
Il faudra bien qu'ils répondent d'une manière ou d'une autre, tôt ou tard. Mais dans l'état où ils sont, il leur faut évidemment beaucoup plus de deux ou trois mois pour commencer à se dire que peut-être la question les concerne.
10\. -- « Monde et Vie »
*Monde et Vie* pour la seconde fois : dans son numéro du 16 mars, sous le titre : « Un Missel vénéneux », il reproduit des extraits de nos sommations à l'évêque Boudon et au père Marty.
11\. -- Un lecteur\
de « L'Homme nouveau »
*L'Homme nouveau* est le septième à réagir. Dans son numéro du 18 mars, il publie sans commentaires une lettre de lecteur. En voici la reproduction intégrale :
Monsieur le directeur,
Il s'agit du *nouveau missel des dimanches 1973, pages 382-383 *; «* Lecture de l'Épître aux Hébreux *».
1\) Je cite, page 383 (tout à fait au sommet) : « *Il ne s'agit pas de marcher vers l'éternité, de plus en plus riches de fidélité, de prières, de mérites. Il s'agit tout au contraire de nous tourner avec foi vers le Christ, à partir de notre misère. *»
257:173
Les auteurs de cet écrit sont illogiques : c'est la foi au Christ, dans sa Grâce, qui nous fait prier, qui nous rend fidèles et méritants. Dans la foi, le Christ nous achemine vers notre éternité bienheureuse : Exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri J.-C.
Leur « tout au contraire » est stupéfiant !
2\) Je continue : « *Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes, extérieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli... *»
Pour les douze auteurs et leur censeur, la messe est donc *une simple mémoire du sacrifice de la Croix, une simple représentation symbolique. Il n'est nullement question du Dogme de la Présence réelle du T.S. Sacrement.* Pour ces douze messieurs et le censeur, *la messe n'a pas de valeur propre, objective, mais c'est la foi de l'assistance qui lui donne une valeur...* Laquelle ? Un regard vers le Sacrifice fondamental de la Croix, *mais une évocation par la foi de chacun*. C'est tout.
Donc l'Église du Christ, en nos temps actuels, n'a aucun sacrifice à offrir à Dieu. L'autel qui représente le Christ a d'ailleurs été condamné puisque le prêtre peut célébrer sans autel. Nos liturgistes auraient dû connaître le sens de la pierre sacrée des autels dits portatifs.
En bref, je leur conseille de relire le Concile de Trente, session 22 du 17 septembre 1562 sur le Très Saint Sacrifice de la messe. Le Concile Vatican II ne l'a pas abrogé, que je sache.
Ils verront alors qu'ils sont anathèmes, qu'ils en aient ou non l'intention.
Ce qui est proposé dans cette note des pages 382-383 est une doctrine protestante.
Le plus grave, c'est que Mgr René Boudon, évêque de Mende, a donné son « Imprimatur » à ce texte. Alors Il faut à tout prix qu'il écarte les chrétiens de cette grave erreur.
Pour ma part, ce qui est certain, si Dieu me prête vie, c'est que j'expliquerai aux fidèles, le 30 septembre prochain (26^e^ dimanche ordinaire page 378) que ce texte est hérétique.
Veuillez agréer Monsieur le Directeur, mes fidèles hommages en Notre-Seigneur et Notre-Dame.
Père H.V.
12.-- « Lumière »
*Lumière* pour la troisième fois. Dans son numéro 107 d'avril, Bernard Wacongne revient sur la question :
258:173
« Jean Madiran... a mis en accusation le nouveau Missel des dimanches, qui à titre de « rappel de foi » inculque aux fidèles que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli ».
« Si les prêtres adoptent sans correctif cette bouillie boudono-montinienne *différente* de la messe purement montinienne, reconnaissons-le, l'Église en France, dans sa totalité, ne veut plus ce que veut l'Église universelle, et la messe est invalide :
« ...Nous en sommes arrivés au point de la Réforme qui vit la majeure partie de l'Allemagne, la Hollande, la Scandinavie et l'Angleterre devenir protestantes pendant que la majorité des fidèles se croyaient encore catholiques. »
13\. -- Édith Delamare dans « Rivarol »
Édith Delamare est la treizième. Dans *Rivarol* du 5 avril, une note concise dont voici la reproduction intégrale :
« De 1969 à 1973, les Nouveaux Missels des dimanches publiés par l'épiscopat français affirment qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *» (pages 382-383 du Missel 73). Proposition hérétique condamnée par le concile de Trente. »
Par cette note de bas de colonne, Édith Delamare est la première à mentionner la date de 1969.
\*\*\*
On remarquera en effet que, jusqu'ici, ce sont *seulement nos premières révélations*, celles qui datent du 1^er^ janvier, qui ont été répercutées et commentées : c'est-à-dire celles qui concernent le Missel 1973.
Personne -- à part la brève allusion d'Édith Delamare -- n'a encore fait écho à nos *secondes révélations*, celles du 15 février et du 1^er^ mars : à savoir que l'affirmation qu'à la messe, « il s'agit simplement... » n'est pas une nouveauté introduite, en 1973. Elle figurait déjà, exactement dans les mêmes termes, à la page 332 de la première édition du Nouveau Missel « pour l'année liturgique 1969-1970 ».
Cela révèle la profondeur et la permanence d'une situation... Et *l'indifférence* à une telle situation, quel signe irrécusable d'*indifférentisme religieux !*
259:173
#### Le Vatican occupé par l'ennemi
La preuve est bien visible. Elle saute aux yeux. Elle sera historique. En première page de *L'Osservatore romano*, numéro 34.254 du 30 mars 1973.
C'est le numéro qui publie les instructions une fois de plus nouvelles sur diverses choses, parmi lesquelles la communion dans la main.
Celle-ci illustrée par une image énorme.
Avec pour légende, c'est bien de cela qu'il s'agit : « *...lo spezzò, lo diede ai suoi discepoli e disse : Prendete e mangiate... *»
C'est-à-dire : « ...*il le rompit, le donna à ses disciples et leur dit : Prenez et mangez... *»
L'image est celle de trois mains qui empoignent un morceau de pain comme elles feraient d'un ballon dans une mêlée ouverte de rugby, cherchant à se l'arracher. Et comme ce n'est pas un ballon, mais du pain, les doigts s'enfoncent sauvagement :
C'est indescriptible. Il faut le voir. Numéro 34.254 du 30 mars 1973.
Demandez-le à *L'Osservatore romano*. Adresse : *Città del Vaticano*. Prix du numéro : 90 lires. Un document atroce, mais décisif.
Les historiens de l'Église, dans l'avenir, il leur suffira de regarder ce numéro dans une bibliothèque, pour sentir, avant même de comprendre, qu'en ce temps-là, la Cité du Vatican était sous occupation ennemie. C'est seulement sous la botte de l'occupant qu'au centre de l'Église militante a pu s'installer et s'imposer officiellement un tel affront à l'Eucharistie.
#### Pèlerinages à Rome ?
Deux pèlerinages internationaux dits « traditionalistes » ont eu lieu à Rome en 1970 et en 1971, l'un et d'autre organisés « sous la direction du Dr Élisabeth Gerstner ».
260:173
Nous y avons participé et nous en avons donné des comptes rendus détaillés ([^71]).
A l'issue du pèlerinage de 1971, la direction ultérieure du pèlerinage à Rome fut confiée à l'organisme intitulé : Alliance mondiale PERC (*Gentium concordia pro Ecclesia romana catholica*) ([^72]).
Le PERC décida en 1972 de supprimer le pèlerinage à Rome ; et de fait il n'y en eut point cette année-là.
A la suite de cette décision négative du PERC, Mme Élisabeth Gerstner, agissant en qualité de fondatrice du pèlerinage, décida de fixer à la Pentecôte 1973 la date du prochain pèlerinage à Rome ; et elle prit publiquement l'engagement sur l'honneur que ce pèlerinage aurait lieu à cette date quoi qu'il arrive. Sa détermination eut un grand retentissement en Allemagne, en Italie, en Autriche et en Belgique. Elle constitua aussitôt un comité international sous la présidence de Marcel De Corte. Au demeurant, elle est personnellement membre de la direction du PERC.
Puis le PERC lui aussi annonça son intention d'organiser un pèlerinage international à la même date.
\*\*\*
Nous avons donc présentement :
1\. -- Le pèlerinage à Rome intitulé *Peregrinatio ad Matrem Ecclesiam*, organisé par un comité international ayant Marcel De Corte pour président et Élisabeth Gerstner pour secrétaire. L'intention de ce comité international est de maintenir désormais chaque année le pèlerinage qui a eu lieu deux fois déjà, en 1970 et en 1971.
Louis Salleron écrivait à ce sujet dans Carrefour du 31 janvier 1973 :
« *En appeler au pape ce n'est pas nécessairement lui parler, d'autant que de hautes barrières l'entourent. Une modalité d'appel qui tend à devenir habituelle est celle du pèlerinage à Rome. Le premier en date, international mais principalement composé de Français et d'Allemands, eut lieu en 1970. Il est maintenant organisé sous le titre *: PEREGRINATIO AD MATREM ECCLESIAM. *Son président est le professeur Marcel De Corte, de Liège, et sa secrétaire Mme Élisabeth Gerstner. Son but principal est d'obtenir la restitution de la liturgie avec la messe traditionnelle*. »
261:173
2\. -- Le pèlerinage intitulé « Marche romaine », ou « Marche vers Rome », auquel appellent, en France, le Père Noël Barbara, « *directeur du Combat de la foi *», et l'abbé Louis Coache, « *animateur spirituel de la Marche vers Rome *». Si nous comprenons bien, ce pèlerinage est le même que (ou se rattache à) celui qui est dirigé par le PERC sous le titre de «* Pellegrinagio internazionale di Pentecoste *», car en Italie on évite, pour des raisons évidentes, les titres de « Marche romaine » ou « Marche vers Rome ». Au demeurant, le Père Noël Barbara est personnellement membre de la direction du PERC.
\*\*\*
Dans le monde entier, des comités nationaux ou locaux et des pèlerins isolés adhèrent à l'un ou l'autre pèlerinage, parfois en ignorant qu'il y en a deux.
Plusieurs souhaitent que les divers groupes et tendances s'accordent à reconnaître, pour le pèlerinage à Rome, une direction propre, autonome et unique, sous la présidence d'une personnalité indépendante et incontestée comme Marcel De Corte.
D'autres sont d'un avis différent.
\*\*\*
La revue ITINÉRAIRES ne prend plus aucune part aux discussions concernant le pèlerinage à Rome, ni aucune position à leur sujet, depuis le mois de janvier 1972 (soixante-douze).
Notre pensée n'a pourtant rien de mystérieux : elle n'a pas changé depuis quatre ans, elle a été exprimée, avant même le premier pèlerinage, dans notre supplément intitulé : « *Le pèlerinage à Rome *». C'est le second supplément à notre numéro 135 de juillet-août 1969 (soixante-neuf).
Lettre au Directeur\
de la "Documentation catholique"
Sixième publication
\[cf It. 167, p. 192\]
263:173
A ce jour, après plus de huit mois, la *Documentation catholique* n'a encore fait aucune rectification.
Elle ne nous a même pas fait connaître par quelles raisons elle prétendrait éventuellement motiver son omission.
C'est pourquoi nous publions -- pour la sixième fois -- la lettre à M. Jean Gélamur.
Jusqu'à présent, le public catholique demeure trompé par la *Documentation catholique*.
\*\*\*
Il faut donc faire circuler, dans ce public catholique trompé, ce qui le détrompera : c'est-à-dire l'ouvrage lui-même de l'abbé Raymond Dulac. Il a paru dans notre numéro 162 d'avril 1972. Il existe également en brochure, en vente à nos bureaux au prix de 4 F franco.
Titre : *La bulle Quo Primum*.
Le titre complet de cet ouvrage, à lui seul, suffit déjà à établir qu'il ne s'agit pas de simplement « publier, la clause de style », comme le prétend notre calomniateur. Voici ce titre complet : *La bulle Quo Primum de saint Pie V promulguant le Missel romain restauré. Introduction, traduction et commentaire par l'abbé Raymond Dulac*.
En nous refusant la rectification due, M. Jean Gélamur, directeur de la *Documentation catholique*, n'est pas dans son bon droit. Son obstination injuste et non motivée, il ne reste plus qu'à la citer comme un exemple d'honnêteté professionnelle (nouvelles normes).
264:173
### Annonces et rappels
Pour l'alerte partout :\
le "Voltigeur 4 bis"
*Nous renouvelons notre appel à tous nos amis et à tous les amis de nos amis.*
*Depuis le début de l'année, exactement depuis le 1^er^ janvier, nous nous efforçons, sur un point précis et capital, d'alerter un peuple trompé : tout un peuple chrétien trompé, sur la messe, par son missel.*
*Nous avons reproduit, en tête de notre numéro 172, les quatre pages de ce* «* Voltigeur 4 bis *» *qu'il faut distribuer autour de vous à l'ensemble du clergé et du peuple chrétien. Déjà, en certains lieux, les* «* Compagnons d'Itinéraires *» *ont organisé la distribution du* «* Voltigeur 4 bis *» *à tous les prêtres du diocèse : non sans provoquer bien sûr quelques quolibets méprisants et quelques injures furieuses à notre adresse. Peu importe. Ce qui importe, c'est que CHAQUE PRÊTRE ait été informé, et placé en face de ses responsabilités. Au besoin avec insistance. Qu'il se prononce : la messe est-elle encore pour lui le saint sacrifice défini par le concile de Trente ? le même sacrifice que celui du Calvaire avec le même Prêtre et la même Victime ? ou bien pense-t-il comme l'épiscopat qu'* «* il s'agit simplement de faire mémoire *» *?*
Ce tract de 4 pages, le « Voltigeur 4 bis », est à commander à nos bureaux : seulement par mille ou multiple de mille, au prix de 40 F franco le mille.
Ceux de nos lecteurs qui en désireraient des quantités inférieures à mille pourront éventuellement se les procurer en s'adressant aux responsables locaux des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ; à défaut, en écrivant au siège social des COMPAGNONS, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint-Cloud.
265:173
*Inculquer aux fidèles, dans leur Missel, et de par l'autorité épiscopale, qu'à la messe* «* il s'agit simplement de faire mémoire *», *cela est un crime abominable.*
*Nous ne sommes pas en mesure d'empêcher ce crime, qui s'est installé dans les cœurs et dans les esprits depuis 1969.*
*Mais nous pouvons avertir les fidèles, réveiller les consciences des prêtres, protester contre l'indifférentisme religieux, montrer quel incroyable abus est commis, afin que chacun, à sa place et à son niveau, prenne ses responsabilités.*
L'activité\
des Éditions DMM
Dominique Martin Morin, éditeurs à Jarzé, communiquent :
1\. -- Les Opuscules doctrinaux du P. Emmanuel.
Nous voudrions insister sur l'importance de ces Opuscules plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici. Il y a quinze ans, D. Minimus présentait ainsi sa rencontre avec la vie et l'œuvre du P. Emmanuel :
«* Nous fîmes donc venir la vie du Père Emmanuel et on voulut bien nous prêter les Opuscules doctrinaux de ce Père Emmanuel car l'édition en est épuisée.*
«* L'étonnement est grand ; car avant d'ouvrir le livre on pense y trouver l'histoire d'un excellent prêtre, d'un saint prêtre* (*au sens large*) *et on y voit paraître en même temps un esprit éminent, un homme supérieur non seulement par la sainteté de sa vie, par l'ampleur de son action mais aussi par ses dons intellectuels et la grandeur de ses vues. Un homme de génie, un écrivain supérieur a enfoui ses dons dans une paroisse de trois cents âmes comme le levain du royaume de Dieu pour la convertir et donner aussi, un exemple qui dure et qui est valable pour toute la chrétienté. *»
266:173
De ce qu'indique par ailleurs D. Minimus dans l'article que nous citons (ITINÉRAIRES, numéros 26 et 27, septembre-octobre et novembre 1958), nous avons conclu que les traités du P. Emmanuel sont pratiquement introuvables depuis deux générations. L'édition que nous avons eue entre les mains, établie par Dom Maréchaux, date de 1912. C'est donc un trésor enfoui à peine révélé qui nous est donné. Un trésor de vérités non gazées car le P. Emmanuel n'est pas l'homme des vérités diminuées. La vérité intégrale, c'est la foi ; il nous la faut intègre : un seul des articles proposés à notre croyance nié ou seulement mis en doute volontairement, entraîne la perte complète de la vertu surnaturelle de foi, enseigne le catéchisme. Cette vérité intégrale doit être donnée aux enfants ; elle fait la nourriture du chrétien de l'évangile ; elle lui permet de demeurer toujours dans la Cité de Dieu ; elle le sauve de l'épouvantable ingratitude des hommes de la Cité du monde, à l'égard de la grâce de Dieu ; enseigne le P. Emmanuel. Et encore : « Il ne nous suffit pas de connaître par ses termes propres une vérité donnée, il nous faut la connaître avec foi, il nous faut savoir et croire, savoir en croyant et croire en sachant. »
C'est cette race de croyants éclairés, de savants chrétiens, chacun à sa mesure, qu'avait fait naître le P. Emmanuel au Mesnil-Saint-Loup. Au point qu'un jour, nous dit D. Minimus, « un confesseur extraordinaire voyant dans la rue une jeune femme qu'il avait confessée disait au Père : Voilà une âme mûre pour le Carmel -- Elle a quatre enfants, lui répondit celui-ci. »
Nous publions donc quelques ouvrages extraits du « Bulletin de Notre-Dame de la Sainte-Espérance » qu'avait créé le P. Emmanuel et où il donnait ses traités. Nous envisageons d'accélérer la sortie de nos brochures : si nous le pouvons nous les ferons paraître avant la saint Jean d'été, cela dépendra du nombre de souscriptions que nous recevrons ces jours-ci.
C'est pourquoi, à ceux qui pensent acquérir ces brochures tôt ou tard, nous disons qu'en le faisant tôt, ils nous obligeront vivement.
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2\. -- Nouveautés.
-- Dans la série des Opuscules doctrinaux du P. Emmanuel, vient de paraître :
*Le Chrétien du jour et le Chrétien de l'évangile.*
-- *POLYEUCTE, MARTYR -- tragédie chrétienne*, par Pierre Corneille.
Édition « A la mémoire de Charles Péguy ». Note de présentation sur demande ; doit paraître fin mai.
3\. -- Projets.
Nous préparons actuellement une édition en livre de l'ouvrage du professeur Marcel De Corte : *De la justice*, précédemment paru dans ITINÉRAIRES ; doit sortir avant l'été.
Nous préparons aussi une édition du *Petit catéchisme de saint Pie X*, à l'usage des enfants qui préparent leur première communion ; doit -- nous l'espérons -- sortir pour la rentrée scolaire prochaine.
4.-- Rappels.
-- *La messe ancienne et la nouvelle*, par Henri Charlier. Exposé de la position complète d'Henri Charlier sur la messe. Une brochure 4,00 F.
-- *La querelle de la nouvelle messe a-t-elle encore un sens ?*, par L. Salleron.
Synthèse des positions que Louis Salleron défend depuis le début de la subversion liturgique. Une brochure 5,00 F.
-- *L'ordinaire de la messe selon le Missel romain de s. Pie V.*
Cette édition a été réalisée, il y a dix-huit mois, à la demande et pour quelques paroisses fidèles à la messe de toujours. Il y a, aujourd'hui, des paroisses où tous les enfants suivent dans cette brochure la messe de Monsieur le Curé ; il y a des parents qui l'ont en plus du missel de leur communion ; il y a des enfants qui l'ont en plus d'un missel plus ou moins récent ; il y a des grands-parents qui l'ont en plus d'un missel qui se fatigue. Il y a des familles en France, il y a des isolés en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, il y a des communautés aux antipodes, qui utilisent cette édition : elle est ainsi devenue, sans que nous l'ayons voulu, ni prévu, ni même envisagé, une des marques de ce lien catholique qui nous attache à la messe de toujours.
Édition établie d'après celle du P. Lebrun de l'Oratoire (in Explication littérale, historique et dogmatique des prières et cérémonies de la messe (1716) Paris, Le Cerf, 1949). Une brochure 5,00 F.
(Fin du communiqué des Éditions DMM)
\[...\]
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#### Le calendrier de mai
Le temps pascal qui a commencé avec la vigile de Pâques (21 avril) se termine le samedi des quatre-temps de Pentecôte (16 juin).
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Durant tout le temps pascal, l'Angelus est remplacé par le Regina Coeli.
*Mois de Marie *: le mois de mai, consacré par la dévotion catholique à honorer la Vierge Marie (par des litanies, des fleurs, des cantiques, des récitations en commun du chapelet) est une pratique qu'inaugurèrent à Rome les étudiants du Collège romain, dans les années qui précédèrent immédiatement l'année 1789. Elle se répandit dans toute la Chrétienté pendant le premier tiers du XIX^e^ siècle.
-- Mardi 1^er^ mai : *saint Joseph artisan*. Ornements blancs.
-- Mercredi 2 mai : *saint Athanase*, évêque et docteur de l'Église. Ornements blancs.
Nommé saint Athanase le Grand, car il est l'un des « quatre grands » parmi les Pères grecs.
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Héros de la lutte contre l'arianisme au IV^e^ siècle : c'était le moment où cette hérésie avait pour elle toutes les puissances du monde, les pouvoirs politiques, l'opinion publique, les riches, les savants, les philosophes, et l'ensemble d'un épiscopat qui se voulait moderne, ouvert aux idées nouvelles, recyclé selon son temps, réformateur et mutant. -- « Mais la partie était encore égale tant qu'un tel homme restait debout. »
Évêque d'Alexandrie pendant quarante-cinq ans, il fut cinq fois exilé.
Il est mort le 2 mai 373.
Nous fêtons cette année le seizième centenaire de son entrée au ciel.
*Notice liturgique*.
« Athanase, le vigoureux défenseur de la religion catholique, était né à Alexandrie. Il fut fait diacre par l'évêque de cette ville, nommé Alexandre, auquel il devait succéder. Il avait accompagné ce prélat au concile de Nicée où, ayant confondu l'impiété d'Arius, il s'attira tellement la haine des ariens que depuis lors ils ne cessèrent de lui dresser des embûches. Dans un concile réuni à Tyr, et composé d'évêques-traîtres pour la plupart, ils subornèrent une femme pour lui faire dire qu'Athanase, logé chez elle, lui avait fait violence. Il fut donc introduit, et avec lui un de ses prêtres qui, feignant d'être Athanase, s'adressa ainsi à cette femme :
-- C'est donc moi qui ai logé chez vous, moi qui vous ai violée ?
-- Oui, répondit-elle effrontément, c'est vous qui m'avez fait violence.
« Et elle affirmait le fait avec serment, implorant la justice des évêques pour être vengée d'une telle injure. La fourberie fut ainsi découverte, et l'impudence de cette femme fut confondue.
« Les ariens firent aussi courir le bruit qu'un évêque nommé Arsène avait été assassiné par Athanase. Ils tinrent cet évêque caché et produisirent la main d'un mort, accusant Athanase d'avoir coupé cette main à Arsène pour s'en servir dans des opérations magiques. Mais Arsène, s'étant échappé pendant la nuit, vint se présenter devant le concile, et par sa présence dévoila la scélératesse impudente des ennemis d'Athanase. Mais ils se mirent à dire que la justification d'Athanase était le résultat d'opérations magiques, et ils ne cessèrent pas de conspirer contre sa vie. Ils le firent exiler et il fut relégué à Trèves dans la Gaule. Sous le règne de l'empereur Constance, qui était complice des ariens, Athanase fut agité par de longues et rudes tempêtes ; il eut à souffrir d'incroyables persécutions et parcourut une grande partie du monde romain.
279:173
Chassé plusieurs fois de son Église, il y fut rétabli à plusieurs reprises par l'autorité du pape Jules, par la protection de l'empereur Constant, frère de Constance, par les décrets du concile de Sardique et par ceux du concile de Jérusalem. Mais les ariens ne cessaient pas de s'acharner contre lui. Leur fureur opiniâtre le réduisit jusqu'à chercher une retraite dans une citerne pour éviter la mort, et il demeura là cinq ans sans avoir d'autre confident qu'un de ses amis qui lui portait en secret sa nourriture.
« Après la mort de Constance, Julien l'Apostat qui lui succéda, permit aux évêques exilés de retourner à leurs Églises Athanase rentra dans Alexandrie et y fut reçu avec de grands honneurs. Mais peu après, par l'intrigue des ariens, il se vit persécuté par Julien et obligé de s'éloigner encore. Les satellites de ce prince le poursuivaient pour le mettre à mort, il fit retourner exprès vers eux le vaisseau sur lequel il s'enfuyait : quand il les croisa, ceux-ci lui demandèrent si Athanase était encore très loin. Il leur répondit qu'il l'était très peu. Ils continuèrent ainsi à le poursuivre en lui tournant le dos. Athanase s'étant ainsi sauvé de leurs mains rentra dans Alexandrie et s'y tint caché jusqu'à la mort de Julien. Une autre tempête s'étant élevée contre lui, il demeura caché durant quatre mois dans le sépulcre de son père.
« Enfin délivré par le secours divin de périls de tout genre, il mourut dans son lit ! à Alexandrie, sous Valens.
« Sa vie et sa mort furent illustrées par de grands miracles. Il a composé beaucoup d'ouvrages célèbres, dans lesquels il a pour but de nourrir la piété et d'éclairer la foi catholique. Il gouverna très saintement l'Église d'Alexandrie durant quarante-six ans, au milieu des plus étonnantes aventures. »
-- Jeudi 3 mai : *Invention de la sainte Croix* (« Invention » c'est-à-dire découverte). Ornements rouges.
Après la victoire que Constantin remporta grâce à la Croix qui lui apparut dans les airs, et dont il reproduisit le signe dans le Labarum, sainte Hélène sa mère alla à Jérusalem pour y rechercher la vraie Croix et la découvrit dans le sol du Calvaire.
-- Vendredi 4 mai : *sainte Monique*, veuve. Ornements blancs.
Mère de saint Augustin, elle avait tant pleuré et prié pour la conversion de son fils que saint Ambroise lui avait dit « Le fils de tant de larmes ne saurait périr. »
280:173
-- Samedi 5 mai : *saint Pie V*, pape de 1566 à 1572. Ornements blancs.
Entré à quatorze ans dans l'Ordre de saint Dominique, il conserve toute sa vie le goût de la pauvreté qui était, jusqu'à ces derniers temps, une des caractéristiques de la vie dominicaine. Il publie le Catéchisme du concile de Trente (1566). Il proclame saint Thomas d'Aquin docteur de l'Église (1567) et fait obligation aux Universités catholiques d'enseigner la Somme de théologie. Il publie le Bréviaire romain (1568) et le Missel romain (1570). Il remporte la victoire de Lépante (1571). « Toute l'armature de la pensée catholique moderne, de sa vie liturgique et de sa piété, porte en quelque sorte la signature de saint Pie V. »
Sur saint Pie V, voir notre numéro 162 d'avril 1972.
*Propre de France *: NOTRE DAME DE FOURVIÈRE ; ornements blancs.
-- Dimanche 6 mai : *deuxième dimanche après Pâques *; ornements blancs. Mémoire de *saint Jean devant la Porte latine*.
Saint Jean devant la Porte latine est saint Jean l'évangéliste. Nous savons, par une tradition que rapportent Tertullien et saint Jérôme, que l'empereur Domitien fit amener Jean à Rome, où il fut plongé dans une chaudière d'huile bouillante. Par l'effet d'un miracle éclatant, il en sortit « plus sain et plus vigoureux ». On éleva à cet endroit, près de la Porte latine, un sanctuaire dédié au saint apôtre.
-- Lundi 7 mai : *saint Stanislas*, évêque et martyr. Ornements rouges.
-- Mardi 8 mai : *apparition de saint Michel archange*. Ornements blancs.
-- Mercredi 9 mai : *saint Grégoire de Naziance*, évêque et docteur de l'Église. Ornements blancs.
Saint Grégoire de Naziance, dit Grégoire le théologien, est d'un des « quatre grands » parmi les Pères grecs.
-- Jeudi 10 mai : *saint Antonin*, évêque. Ornements blancs.
281:173
-- Vendredi 11 mai : *saint Philippe et saint Jacques le mineur*, apôtres. Ornements rouges.
-- Samedi 12 mai : *saints Nérée, Achille, Pancrace*, martyrs, et *sainte Domitille*, vierge et martyre. Ornements rouges.
-- Dimanche 13 mai : en France, *fête nationale de sainte Jeanne d'Arc*, vierge, patronne secondaire de la France. Ornements blancs.
La fête est le 30 mai : la solennité est le dimanche après le 8 mai, ou second dimanche de mai (et, si ce dimanche est empêché, le dimanche après l'Ascension).
*Troisième dimanche après Pâques*. Mémoire de *saint Bellarmin*, évêque et docteur de l'Église.
Anniversaire de la première apparition de Notre-Dame à Fatima, le 13 mai 1917.
-- Lundi 14 mai : *saint Boniface*, martyr ; ornements rouges. Propre de France : *Notre Dame de Grâce*. Ornements blancs.
-- Mardi 15 mai : *saint Jean Baptiste de la Salle*, confesseur. Ornements blancs.
Voir notice dans notre numéro 153 de mai 1971, page 190.
-- Mercredi 16 mai : *saint Ubald*, évêque. Ornements blancs.
-- Jeudi 17 mai : *saint Pascal Baylon*. Ornements blancs.
-- Vendredi 18 mai : *saint Venant*, martyr. Ornements rouges.
-- Samedi 19 mai : *saint Pierre Célestin*, pape sous le nom de Célestin V. Renonça volontairement au trône pontifical (1296). Ornements blancs. Mémoire de *sainte Prudentienne*, vierge. Propre de France : *saint Yves*.
282:173
*Notice liturgique :*
« Pierre (de Morrone), nommé Célestin, du nom qu'il prit lorsqu'il fut pape, naquit de parents honnêtes et catholiques à Isernia dans les Abruzzes. A peine entré dans l'adolescence, il se retira au désert pour garantir son âme des séductions du monde. Il la nourrissait dans cette solitude par la contemplation, et réduisait son corps en servitude, portant sur sa chair une chaîne de fer. Il institua sous la règle de saint Benoît la congrégation connue depuis sous le nom de Célestins. L'Église romaine ayant été longtemps sans pasteur, il fut choisi à son insu pour occuper la chaire de saint Pierre, et on le tira de son désert où il ne pouvait demeurer caché davantage, comme on place la lumière sur le chandelier. Un événement si peu ordinaire ravit tout le monde de joie et d'admiration. Mais lorsque Pierre élevé à cette dignité sublime, sentit qu'en raison de la multitude des affaires qui préoccupaient son esprit, il pouvait à peine vaquer comme auparavant à la méditation des choses célestes, il renonça volontairement à la charge et à la dignité. Il reprit donc son ancien genre de vie et s'endormit dans le Seigneur, par une mort précieuse, qui fut rendue plus glorieuse encore par l'apparition d'une croix lumineuse que l'on vit briller dans les airs au-dessus de l'entrée de sa cellule. Pendant sa vie et après sa mort, il brilla par un grand nombre de miracles qui, ayant été soigneusement examinés, portèrent Clément V à l'inscrire au nombre des saints, onze ans après sa mort.
Dom Guéranger :
« Entre tant de héros dont est formée la chaîne des Pontifes romains, il devait s'en rencontrer à qui fût donnée la charge de représenter plus spécialement la vertu d'humilité ; et c'est à Pierre Célestin que la grâce divine a dévolu cet honneur. Arraché au repos de sa solitude pour être élevé sur le trône de saint Pierre et tenir dans ses mains tremblantes les formidables clefs qui ouvrent et ferment le ciel, le saint ermite a regardé autour de lui ; il a considéré les besoins de l'immense troupeau du Christ, et sondé ensuite sa propre faiblesse. Oppressé sous le fardeau d'une responsabilité qui embrasse la race humaine tout entière, il s'est jugé incapable de supporter plus longtemps un tel poids ; il a déposé la tiare et imploré la faveur de se cacher de nouveau à tous les regards humains dans sa chère solitude.
*Précisions historiques*. -- Pierre de Morrone est né en 1209, onzième enfant d'une famille de paysans, dans le royaume de Naples, province de Pouilles Très jeune il se retire dans une vie érémitique, mais il y est rejoint par beaucoup de personnes qui aspirent à être ses disciples. Il fonde alors l'Ordre des Ermites de Saint Damien, sous la règle de saint Benoît, mais avec des constitutions plus sévères, assez proches de l'observance cistercienne.
283:173
Il établit ainsi une trentaine de monastères voués à la contemplation, leur donna un supérieur général et se retira à nouveau dans un ermitage. Lorsqu'il fut pape sous le nom de Célestin V, les Ermites de Saint-Damien prirent le nom de « Célestins ». Cette branche bénédictine fut supprimée à la fin du XVIII^e^ siècle.
Pierre de Morrone était dans sa 85^e^ année lorsqu'on vint le chercher pour occuper le trône pontifical, qui était vacant depuis plus de deux ans.
La situation était fort confuse en 1294. Le pape précédent, Nicolas IV, était mort le 4 avril 1292 (lui-même avait été élu pape en 1288, onze mois après la mort de son prédécesseur). Rome était livrée aux luttes féroces des factions à la solde des deux grandes familles romaines rivales, les Colonna et les Orsini. Le conclave était donc réuni à Pérouse. Mais parmi les onze cardinaux, plusieurs étaient des agents soit des Orsini, soit des Colonna. En outre, le roi de Naples Charles II d'Anjou, dit le Boiteux, voulait lui aussi faire élire un pape à sa dévotion, qui puisse l'aider à reconquérir la Sicile révoltée depuis les Vêpres siciliennes (30 mars 1282) où avaient été massacrés tous les Français qui se trouvaient à Palerme.
Mais il existait aussi dans l'Église un courant d'opinion aspirant à la venue d'un pape indépendant de tous les intérêts politiques, qui puisse omettre fin aux rivalités des cardinaux.
C'est en s'appuyant sur ce courant que Charles d'Anjou persuada le conclave d'élire le saint ermite Pierre de Morrone, qui ainsi fut pape du 5 juillet au 13 décembre 1294. Cette élection fut accueillie avec un grand enthousiasme par le peuple chrétien.
Mais Pierre de Morrone, devenu Célestin V, se laissa entièrement circonvenir et dominer par Charles d'Anjou qui l'emmena à Naples sous le prétexte d'assurer sa protection et lui fit nommer toute une série de cardinaux dévoués à sa cause.
Célestin V se rendait compte de son incapacité à gouverner l'Église. Il pensa à se retirer : il y fut vivement encouragé par le cardinal Benoît Gaëtan. On établit qu'il était canoniquement permis à un pape de se démettre de sa charge. Célestin V abdiqua solennellement devant le Sacré-Collège, le 13 décembre 1294. C'est ce que Dante a sévèrement nommé « le grand refus ».
Réuni à Naples dix jours plus tard, le conclave, en une seule journée, choisit le cardinal Benoît Gaëtan qui devint pape sous le nom de Boniface VIII. Tous ses adversaires (notamment les Colonna et les légistes du roi de France) assuraient qu'il avait contraint Célestin V à l'abdication, que cette abdication était invalide, que l'élection d'un successeur était illégitime, etc.
284:173
Pour éviter que l'on fasse revenir Célestin V sur son abdication, ce qui aurait pu provoquer un schisme, Boniface VIII lui imposa jusqu'à sa mort une détention sévère, le faisant garder à vue et au secret dans une cellule du château de Fumone près d'Anagni.
Saint Pierre Célestin mourut dans cette détention le 19 mai 1297.
-- Dimanche 20 mai : *quatrième dimanche après Pâques*. Ornements blancs. Mémoire de *saint Bernardin de Sienne*.
-- Lundi 21 mai : messe du dimanche précédent ou messe votive.
-- Mardi 22 mai : idem.
-- Mercredi 23 mai : idem.
-- Jeudi 24 mai : idem. Propre à certains lieux : *Notre-Dame auxiliatrice *; ornements blancs.
-- Vendredi 25 mai, dernier vendredi du mois : *saint Grégoire VII*, pape ; ornements blancs. Propre à certains lieux : *sainte Madeleine-Sophie Barrat*, vierge ; ornements blancs.
-- Samedi 26 mai : *saint Philippe Néri*. Ornements blancs.
-- Dimanche 27 mai : *cinquième dimanche après Pâques *; ornements blancs. Mémoire de *saint Bède le Vénérable*, docteur de l'Église.
-- Lundi 28 mai : *lundi des Rogations *; ornements violets. Férie majeure non privilégiée. Mémoire de saint Augustin de Cantorbéry, évêque.
\[...\]
-- Mardi 29 mai : *sainte Marie-Madeleine de Pazzi*, vierge ; ornements blancs. Mémoire du mardi des Rogations.
-- Mercredi 30 mai. -- Propre de France : *sainte Jeanne d'Arc*, vierge, patronne secondaire de la France. Ailleurs : *vigile de l'Ascension *; mémoire des Rogations.
-- Jeudi 31 mai : *Ascension*. Ornements blancs. La fête de Marie-Reine est renvoyée au 1^er^ juin.
============== fin du numéro 173.
[^1]: -- (1). Que l'évêque Boudon daigne au moins en croire Yves Congar : « L'histoire montre que bien des hérésies ou des schismes ont été fomentés ou patronnés par des évêques. » (Revue *Concilium*, numéro 83 de mars 1973, page 13.)
[^2]: -- (1). Concernant la « pertinacité », qui est capitale dans les questions d'hérésie, voir notre étude : « La notion d'hérésie », dans ITINÉRAIRES, numéro 130 de février 1969 (spécialement page 199, avec., la note 1).
[^3]: -- (1). Voir dans notre livre sur les Mystères, du Royaume *de la* Grâce, tome 1 ; le chapitre VII (D.M.M.)
[^4]: -- (1). France.Soir, 20.1.71.
[^5]: -- (1). Voir *l'Aurore* du 26 avril 1971.
[^6]: -- (1). Voir *Témoignage Chrétien*, 11 février 1971.
[^7]: -- (1). Simple transposition du raisonnement tenu dans *Marie-Claire*, février 1972, au sujet d' « Épouses et Maîtresses ».
[^8]: -- (1). Voir *le Figaro*, 13 avril 1971.
[^9]: -- (1). A-M. Cazaux, évêque de Luçon : *Pour la liberté scolaire*, Luçon, 1964.
[^10]: -- (2). En juillet 1961, le diocèse de Luçon dénombrait 236 prêtres vendéens, membres de diverses Congrégations missionnaires. Ce chiffre était en accroissement constant.
[^11]: -- (1). Nous ne considérons donc pas ici le hasard tel que le mathématicien l'envisage.
[^12]: -- (1). Disposition permanente, acquise par l'intellect, à raisonner selon un certain ordre devenu connaturel.
[^13]: -- (2). De façon commune, nous entendons HASARD comme un genre, au sens de cause immanifeste et indéterminée d'effets qui se produisent rarement, en dehors de l'intention de la cause seconde. En dehors de l'intention de l'homme il prend le nom de FORTUNE et ce sera notre 2^e^ partie. En dehors de ce qui arrive le plus souvent dans la nature et il prend le nom de HASARD NATUREL et ce sera notre 3^e^ partie. Fortune et hasard naturel sont deux espèces du hasard considéré comme genre. Dans tous les cas ce qui arrive par hasard est lié à l'imperfection d'une cause limitée et appartient, de ce fait, à la contingence intrinsèque.
[^14]: -- (1). Voir l'article de Aline LIZOTTE : « Le hasard et la nécessité de Jacques Monod » in *Cahier de la Faculté libre de philosophie* *comparée*, n° 3.
[^15]: -- (2). ARISTOTE, *Physique*, Trad. H. Carteron, coll. G. Budé, Paris éd. les Belles-lettres, 1926, t. I, L. II, chap. 4, 195b36.
[^16]: -- (1). ARISTOTE, *op. cit.*, chap. 4, 196a7.
[^17]: -- (2). Voir S. THOMAS in 1 *Perihermeneias*, lect. 14 et in VI *Metaph*., lect. 2 et 3. Telle était par exemple l'interprétation d'Avicenne.
[^18]: -- (3). ARISTOTE, *op. cit.*, chap. 4, 196a24.
[^19]: -- (1). ARISTOTE, *op. cit.*, chap. 4, 196b5.
[^20]: -- (2). ARISTOTE, *Phys*., I, chap. 1.
[^21]: -- (1). « Non solum enim quae fiunt a voluntate sed etiam ea quae fiunt a natura, propter aliquid fiunt. » S. THOMAS, in II *Phys*., lect. 8, n. 6.
[^22]: -- (2). S. THOMAS, *Contra Gentes*, L. III, cap. 3. Nous proposons pour les textes les plus importants une simple correspondance en français. Que le lecteur veuille bien ne la considérer ni comme une traduction littérale ni, encore moins, comme une traduction littéraire.
[^23]: -- (1). In II *Phys*. lect. 10, n. 4.
[^24]: -- (2). *Contra Gentes*, L. III, cap. 3 ; voir aussi *De Principiis Naturae*, cap. 15 ; in II *Phys*. lect. 13 ; *Sum. Theol*. Ia, q 59, a. l, c ; Ia IIae, q 6, a.2, c.
[^25]: -- (3). In II *Phys*., lect. 10, n. 4.
[^26]: -- (4). Ia IIae, q 25, a.2, c.
[^27]: -- (5). A UN ordre de chose, toujours le même : la pierre est déterminée à tomber si on la lâche dans telles conditions.
[^28]: -- (1). Thomas Card. CAJETAN, *Comment in Primam Partem Summae Theologicae*, in ed. Leonina, Romae : Desclée et Socii, 1927, in Iam IIae, q 9, a.l.
[^29]: -- (2). S. THOMAS, *Contra Gentes*, L. III, cap. 2.
[^30]: -- (3). C'est-à-dire suivant le mode de syllogisme spéculatif, d'après lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d'autre que ces choses posées s'ensuit nécessairement du seul fait que ces choses sont posées. (ARISTOTE, *Premiers Analytiques*, in Organon, P. III, Trad. J. Tri t, Paris : Vrin, 1947, L. I, chap. 1.) Certain rationalisme a tenté de réduire ainsi même l'acte humain.
[^31]: -- (4). S. THOMAS, Ia, q 83, a. l, ad 5 ; Ia IIae, q 9, a.2 ; q 58, a.5, c.
[^32]: -- (5). In *Phys*., *lect*. 9, n. 2. Quia infinitis aliis de causis potest homo ire ad locum illum ; puta si vadat causa visitandi aliquem vel causa persequendi hostem (...) omnia autem ista et quaecumque similia sunt causa reportationis agenti quae contingit a fortuna.
[^33]: -- (1). C'est ainsi que l'on dit que les créatures sont contingentes, de contingence extrinsèque. Ce qui n'implique aucune limitation de la causalité divine.
[^34]: -- (2). Là contre, la contingence extrinsèque, propre à l'agent libre qui a un pouvoir dominateur sur sa décision, dit au contraire une perfection dans la cause « licet ea tantum agant a fortuna, quae habent intellectum, tamen quanto aliquid magis subjacet intellectui, tanto minus subjacet fortunae ». In II *Phys*., lect. 8, n. 10 ; voir aussi Q.D. de Pot., q 5, a.3.
[^35]: -- (1). ARISTOTE, *Métaphysique*, II Vols., Trad. J. Tricot, 2^e^ éd., Paris Vrin, 1948, Vol. I, L. I, chap. 1, 98la5.
[^36]: -- (2). *op. cit.*, 98la15.
[^37]: -- (1). S. THOMAS, in III *Ethic*., lect. 15, n. 554.
[^38]: -- (2). Causae per accidens sunt infinitae ; et (...) fortuna est causa per accidens ; concludit ex praemissis quod eius quod est a fortuna sunt infinitae cause et quia infinitum, secundum quod est infinitum, est ignotum, inde est quod fortuna immanifesta est homini. In II *Phys*., lect. 9, n. 1.
[^39]: -- (3). Cf. *Contra Gentes*, L. III, cap. 6 : « In agentibus autem voluntariis intentio... »
[^40]: -- (1). Fortuna et id quod est a fortuna, invenitur in illis quibus bene contingere aliquid dicitur ; quid in quibus est fortuna, potest esse eufortunium et infortunium. II *Phys*., lect. 10, n. 4.
[^41]: -- (2). *op. cit.,* lect. 8, n. 10, et « Fortuna est in illis quibus contingit agere vel impediri ab hoc. » *op. cit.,* lect. 10, n. 4.
[^42]: -- (1). ARISTOTE, *Phys*., II, chap. 6, 197b8.
[^43]: -- (2). De : CASUS, qui signifie hasard.
[^44]: -- (3). *op. cit.*, 197b13.
[^45]: -- (4). Ibid.
[^46]: -- (1). S. THOMAS, in VI *Metaph*., lect. 2, n. 1186 ; et Q.D. de Pot., q 5, a. 3 : « Potentia enim ad esse vel non esse non convenit alicui nisi ratione materiae, quae est pura potentia. »
[^47]: -- (1). Ia, q 86, a.3 ; de même Q.D. de Pot., q 5, a.3 : « Materia etiam, cum non possit esse sine forma, non potest esse in potentia ad non esse, nisi quatenus existens sub una forma, est in potentia ad aliam formam. »
[^48]: -- (2). *Contra Gentes*, L. II, cap. 39 ; cf. aussi L. II, cap. 40. Passages importants sur le hasard.
[^49]: -- (3). « Ad perfectionem autem rerum requiritur quod non solum sint in rebus entia per se, sed etiam entia per accidens : res enim quae non habent in sua substantia ultimam perfectionem, oportet quod perfectionem aliquam consequantur per accidentia ; et tanto per plura, quanto magis distant a simplicitate Dei (...) Oportet igitur ad perfectionem rerum quod sint etiam causae quaedam per accidens. Ea autem quae ex causis aliquibus procedunt per accidens, dicumtur accidere a casu vel fortuna. » *Contra Gentes*, 2. III, cap. 74 ; voir aussi Jean de SAINT THOMAS, *Cursus Philosophicus*, ed. Rieser, Romae : Marietti, 1948, t. II, p. 614b10.
[^50]: -- (4). S. THOMAS, in II *Phys*., lect. 10, n. 5,6.
[^51]: -- (1). S. THOMAS, in II *Phys*., lect. 10, n. 10.
[^52]: -- (2). ARISTOTE, *Phys*., chap. 6, 197b18.
[^53]: -- (1). Quoique par rapport à la nature, *causa per se*, la cause *per accidens* lui soit, en ce sens, extrinsèque.
[^54]: -- (2). S. THOMAS, in II *Phys*., lect. 10, n. 10.
[^55]: -- (3). In *Metaph*. lect. 1, n. 762.
[^56]: -- (1). Voir M. l'abbé L.-E. OTIS, *Causalité et Évolution, in Laval théologique et Philosophique*, Vol. III, n. 1, 1947, p. 134 et suiv.
[^57]: -- (1). Dans « L'éducation des tout petits avant leur naissance », ITINÉRAIRES, numéro 131 de mars 1969, p. 274-279.
[^58]: -- (1). *Pensées*, Ed. Br., 298.
[^59]: -- (2). *Somme théol.,* III, 7, 6.
[^60]: -- (1). St Matth., III, v. 9.
[^61]: **\*** -- Voir à ce propos 146:178-12-73. \[2005\]
[^62]: -- (1). Discours en français du 5 octobre 1957 (au second congrès mondial de l'apostolat des laïcs).
[^63]: -- (1). Littéralement authentique : ces termes, affreusement comiques en l'occurrence, ont bien été employés par M. Alexandre Renard, archevêque de Lyon, primat des Gaules et cardinal de la sainte Église romaine. A ceux qui accusaient le nouveau catéchisme français de falsifier l'Écriture, le cardinal Renard répondit dans un communiqué officiel que, tel qu'il est, ce catéchisme nouveau correspond parfaitement aux « *intentions mûrement réfléchies de l'épiscopat *» (communiqué contresigné par MM. Ancel, Matagrin et Rousset, et paru dans l'*Écho-Liberté* de Lyon en date du 19 avril 1969 ; voir à ce sujet ITINÉRAIRES, n° 134 de juin 1969, pages 12-13 et 16-20).
[^64]: -- (1). Voir les textes falsificateurs reproduits dans notre brochure : *Le catéchisme sans commentaires.*
[^65]: -- (2). Cela est dans les « ORIENTATIONS DOCTRINALES » officiellement adoptées et publiées en novembre 1968 par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français. (Voir à ce sujet ITINÉRAIRES, n° 129 de janvier 1969, p. 33-37.)
[^66]: -- (3). Voir *L'hérésie du XX^e^* siècle, p. 40 et suiv.
[^67]: -- (4). Rapport doctrinal (*sic*) officiellement adopté en novembre 1968 par l'Assemblée, plénière de l'épiscopat français. Voir à ce sujet ITINÉRAIRES, numéro 135 de juillet-août 1969, p. 152 et suiv.
[^68]: -- (1). Depuis que ces lignes ont été publiées en janvier 1973 dans notre numéro 169, Mgr Jean Guyot a été créé cardinal par le pape Paul VI.
[^69]: -- (1). Concernant les pèlerinages à Rome, on trouvera quelques précisions documentaires dans le présent numéro, rubrique « Informations et commentaires ». (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^70]: -- (1). M. Duhamel a quitté le gouvernement : mais pour raison de santé. Et c'est vraiment pour la raison de sa santé physique, gravement atteinte ; nullement pour les graves atteintes qu'il a portées à la santé intellectuelle et morale du pays. (Note D'ITINÉRAIRES.)
[^71]: -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, second supplément au numéro 145 de juillet-août 1970, pages 56 à 66 ; et numéro 155 de juillet-août 1971, pages 260 à 275.
[^72]: -- (2). Sur le PERC, cf. ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août 1971, pages 270 à 274.