# 174-06-73
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### La dérision
Le jeûne eucharistique est donc réduit à un quart d'heure. Bien. Mais qu'est-ce qu'un jeûne d'un quart d'heure ? Qu'est-ce qu'un cercle carré ? Qu'est-ce qu'un blanc qui est noir ? Qu'est-ce qu'une abstinence que ne s'abstient pas ? S'abstenir de nourriture solide et de boisson alcoolique *pendant quinze minutes,* est-ce encore d'abstenir, est-ce un jeûne ?
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Il s'agit des malades et des vieillards : mais aussi, on le verra plus loin, des personnes de leur entourage, et donc, par ce biais, de tout le monde. Néanmoins tenons-nous en d'abord aux malades et aux vieillards : étranges maladies, étranges vieillesses où le besoin est indispensable de boire de l'alcool et de manger du solide tous les quarts d'heure ; où l'on ne peut s'abstenir plus d'un quart d'heure de nourriture et d'alcool ! Étrange multiplication de ces cas étranges, devenus si nombreux, si habituels, qu'au lieu de les laisser à d'éventuelles dérogations exceptionnelles, il a fallu pour eux instituer un règlement universel : l'instruction vaticane *Immensae caritatis* datée du 29 janvier 1973, mais rendue publique seulement deux mois plus tard jour pour jour. Cette instruction est promulguée par la congrégation romaine pour la discipline des sacrements. Elle est signée par le cardinal Samoré, préfet de la congrégation. Ce malheureux Samoré ne fut pas toujours tel. Il passait autrefois pour incapable de tourner en dérision les choses saintes. Mais que voulez vous ! il est devenu cardinal et préfet. Il est « arrivé ». En quel état.
Bien entendu, « le Souverain Pontife Paul VI a daigné approuver cette Instruction, la confirmer de son autorité, et a ordonné de la publier, établissant qu'elle entrerait en vigueur le jour de sa parution ».
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Une traduction française en a été « diffusée par la Salle de presse du Saint-Siège », le 29 mars 1973. On la trouve dans l'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano* en date du 15 avril ; dans la *Documentation catholique* du 15 avril ; dans *L'Ami du clergé* du 17 avril.
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Le texte latin occupe la première page de *L'Osservatore romano* daté du 30 mars (paru le 29 du soir). Il y est illustré par une énorme image, que l'on peut apprécier (*page ci-contre* [^1]) en réduction. C'est la nouvelle image, mais officielle, de l'eucharistie, selon la représentation que l'on s'en fait actuellement au Vatican.
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Pour ne pas laisser supposer qu'il pourrait s'agir d'autre chose ou d'on ne sait quoi, la légende cite en italien un passage du « récit de l'institution », elle le cite entre guillemets : « ...*il le rompit, le donna à ses disciples et dit : Prenez et mangez... *». Au-dessous, l'indication de l'ouvrage d'où est extraite cette photographie.
Nous avions déjà brièvement commenté cette image dans notre numéro précédent (numéro 173, page 259). Nous n'avions plus le temps ni la place d'en faire un cliché. Mais nous voulons que nos lecteurs aient sous les yeux l'image vaticane. Regardez donc par quelle illustration le journal du pape manifeste sensiblement l'esprit de la nouvelle réglementation eucharistique. Regardez.
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On bafoue par la dérision officielle la piété des catholiques. Ce n'est certes pas la première fois sous le présent règne : Le précédent le plus récent avait été cloué au pilori par la salubre ironie du P. Calmel : le motif invoqué par les décrets romains pour renverser le rituel du sacrement de confirmation, c'était *la difficulté du transport de l'huile d'olive.* Aucun siècle avant le nôtre n'avait rencontré un tel obstacle. C'est au XX^e^ siècle seulement que ce transport est devenu trop difficile : juste au moment où la nouvelle religion vaticane nous propose comme objet de vénération des admirables progrès matériels de notre époque, notamment en ce qui concerne les communications...
Mais les dérisions qui ne sont qu'en paroles risquent toujours de n'être pas entendues. Une foule de braves gens, de Silencieux, etc., n'aperçoivent pas du tout à quel point, et avec quel mépris, on se moque d'eux au Vatican. Non pas spécialement de leurs personnes : mais de leur *piété,* et surtout de leur *piété filiale* à l'égard de l'Église, de ses sacrements, de ses enseignements, de ses traditions.
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C'est l'IMPIÉTÉ FILIALE qui est aujourd'hui au pouvoir à tous les niveaux de la hiérarchie ecclésiastique : l'impiété filiale des évêques de Pie XII, à commencer par le plus illustre d'entre eux, à l'égard de Pie XII précisément, n'est que le signe le plus visible de cette impiété générale et profonde, Or l'impiété est impatience aussi. Le parti ennemi qui tient l'Église sous la botte de son occupation étrangère ne supporte pas la piété. Il s'en cache de moins en en moins. La dérision par l'image est plus frappante que la dérision en paroles ; et plus claire. Regardez l'image.
Et comprenez la raison.
Qui est, comme l'a voulu « le concile », l' « ouverture au monde ».
L'ouverture au monde est le contraire du *Syllabus ;* le contraire de la religion catholique. Elle consiste pratiquement, pour le Vatican, à montrer au monde, aux puissants et aux princes de ce monde, qu'il tient les catholiques pour des imbéciles, qu'il les traite comme tels, qu'il bafoue leur piété, qu'il tourne leur foi en dérision. A CE PRIX, l'appareil communiste l'accepte comme interlocuteur, les B'nai B'rith consentent à lui rendre visite et à recevoir ses compliments. La dérision est la face visible de la trahison.
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Puisqu'il nous est destiné, buvons jusqu'à la lie ce calice de dérision. Après avoir regardé en face l'image désormais officielle de la communion dans la main, lisons sans les esquiver les railleries impies de l'instruction vaticane dénommée par antiphrase *Immensae caritatis.*
Elle prétend, cette soi disant charité, « faciliter l'accès de la communion sacramentelle », comme si la communion sur les lèvres ou le jeûne d'une heure étaient des obstacles. Mais c'est pour dire n'importe quoi : « *Les conditions nouvelles de notre époque semblent requérir des possibilités plus larges pour les fidèles d'accéder à la communion. *» Quelles conditions nouvelles ? et en quoi intéressent-elles la réception du sacrement ? On ne le précise point. On écrit cela comme on écrirait autre chose ; comme on a écrit le reste ; comme on a écrit ceci :
« *Il faut veiller à ce que les malades ne soient pas privés du grand réconfort spirituel constitué par la réception de la communion du fait de la loi du jeûne eucharistique... *»
Les principales « conditions nouvelles de notre époque », en ce qui concerne l'eucharistie, ce sont peut-être celles qui apparaissent dans de telles lignes : à savoir que leurs rédacteurs, les nouveaux législateurs romains, sont devenus tels qu'on peut se demander s'ils font à grand effort semblant d'être des ânes, ou si c'est leur naturel.
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Car enfin, ce qu'ils racontent ne tient pas debout : les malades n'étaient nullement privés de la communion sacramentelle par la loi du jeûne eucharistique d'une heure : puisque cette loi, telle qu'elle était en vigueur, prévoyait en outre que *les malades, même s'ils ne sont pas alités, peuvent prendre des boissons non alcooliques et des médicaments solides ou liquides avant la réception de l'eucharistie sans limite de temps.* Qu'est-ce donc qu'on leur permet de plus ? C'est clair : DE BOIRE DE L'ALCOOL UN QUART D'HEURE AVANT DE COMMUNIER. Comme si malades et vieillards étaient gens à qui un bon petit coup d'alcool est indispensable tous les quarts d'heure. Et point eux seulement. Mais aussi *les personnes qui les soignent.* Et encore : *leurs proches,* ce qui veut dire au moins les membres de leur famille, et peut-être même les personnes du voisinage. Donc finalement à peu près tout le monde. C'est la condition ordinaire de toute famille d'avoir quelque(s) malade(s) et quelque(s) vieillard(s) ; c'est l'exception de n'en avoir aucun. C'est donc la permission universelle de boire son coup d'alcool un quart d'heure avant de communier qui constitue l'originalité du nouveau règlement.
On se demandera longtemps sans doute ce que pensaient réellement les législateurs romains de 1973 ; on se demandera s'ils tenaient vraiment *l'abstention de boisson alcoolique* pour une condition exorbitante, pour un obstacle insurmontable à la communion sacramentelle. On se demandera s'ils considéraient sincèrement comme impossible de s'abstenir de vin et d'alcool non pas même pendant une journée, ni une heure, mais *plus d'un quart d'heure ?* La loi en vigueur était de ne pas boire d'alcool ou de vin *une heure avant* de communier. Une abstention d'une heure seulement, MÊME UN IVROGNE EN EST CAPABLE. Alors ?
Alors, le nouveau règlement demeure inexplicable si l'on refuse de l'expliquer par une volonté de dérision.
Ce ne serait pas aussi net s'il avait été question de NOURRITURE seulement et non pas d'ALCOOL. Les nouveaux législateurs romains auraient peut-être été normalement fondés à se demander si l'abstention de NOURRITURE pendant une heure ne constituait pas un « inconvénient » ou un obstacle. Ils auraient pu se renseigner là-dessus. Ils auraient pu en délibérer. Ils auraient pu s'apercevoir qu'il est absurde d'imaginer des vieillards et des malades qui, en plus des médicaments, en plus des boissons non alcooliques, auraient un indispensable besoin de manger tous les quarts d'heure. Oui, absurde : mais simplement absurde. Y ajouter les BOISSONS ALCOOLIQUES, c'est clair : c'est pour insinuer que plus rien n'a d'importance en ce domaine ; c'est pour tourner en dérision l'idée même du jeûne eucharistique.
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Rome, Rome ! oui, Rome autorise les vieillards et les malades non alités, et ceux qui les soignent, et les personnes de leur entourage, quand ils vont communier, à emporter avec eux leur fiole de pinard ou de gnole, pour s'en donner une rasade liturgique et vernaculaire pendant la messe, juste *un quart d'heure avant la communion.* C'est-à-dire approximativement au milieu de l'homélie. On demandera à Mgr Bugnini de prévoir et d'ordonner, dans le prochain nouvel Ordo, une double sonnerie particulière. Première sonnerie : « Vous pouvez encore boire un coup. » Seconde sonnerie : « Rien ne va plus. »
Il est toutefois vraisemblable que les législateurs romains d'*Immensae caritatis* ont pensé moins à la messe qu'à ce qui remplace la messe dans leur nouvelle religion pluraliste : les casse-croûte, beuveries et bamboulas communautaires, qui se terminent, comme on sait, par une « célébration. » entre le fromage et le dessert. Prenant la bouteille de rouge la moins entamée et quelque relief de pain, l'un des festoyeurs, qui est le prêtre-président, frappe son verre, avec son couteau, comme un qui réclamerait le silence pour un discours : « Et maintenant si nous nous en célébrions une ? » -- « Une quoi ? » -- « Une eucharistie, tiens pardi ! » -- « D'ac, mon pote », répondent les militants. C'est ici qu'intervient désormais, ou que fait mine d'intervenir, le législateur romain : « Mollo, mollo, les gars, allez-y mou : faut d'abord marquer la pause. » On lit en effet dans la même instruction :
« Pour attester la dignité du sacrement et stimuler la joie de celui qui s'apprête à la venue du Seigneur, il est opportun d'introduire un temps de silence et de recueillement avant la réception de la communion. Mais, pour les malades, tourner leur cœur pendant quelques instants vers un si grand mystère sera un signe suffisant de piété et de respect. »
La première phrase, qui précède le « mais » souligne par nous, concerne donc ceux qui ne sont pas malades. On leur suggère (c'est *opportun*) sans le leur imposer (on ne dit pas *nécessaire*) d' « introduire un temps de silence et de recueillement avant la réception de la communion ». Cette « introduction » supplémentaire serait superfétatoire s'il s'agissait d'une messe catholique traditionnelle ; elle le serait aussi dans le cas, devenu purement théorique il est vrai, d'une messe de Paul VI, célébrée selon l'ORDO MISSÆ qui avait été publié à Rome en 1969 et qui, comme il était prévisible, a disparu à peu près partout, noyé dans l'interminable déluge des innovations insatiables. Mais il s'agit des « célébrations eucharistiques » qui ont remplacé le saint sacrifice de la messe : on fait mine de les vouloir précédées d' « un temps de silence et de recueillement » que l'on n'ose ou ne daigne même pas ordonner. Et, par le biais du jeûne d'un quart d'heure, concédé à deux catégories de personnes à l'exclusion de toutes les autres :
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1° celles qui sont vieilles ou malades, 2° celles qui ne le sont pas, -- on se donne l'apparence d'avoir demandé une abstinence d'alcool quinze minutes avant la communion. Bien entendu, il n'y a aucune raison de penser que les communautés de base et leurs prêtres-présidents accepteront cette réglementation réactionnaire et répressive. D'ailleurs les législateurs romains ne l'escomptent ni ne le désirent (ça se saurait). Leur préoccupation est tout autre : se faire bien voir du monde moderne en couvrant de mépris la piété catholique.
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Il y a quelque temps, on avait cru ou voulu croire que les évêques français désobéissaient à Paul VI lorsqu'il conféraient des ministères aux femmes. De même, des chimériques perdus dans leurs illusions racontaient que Paul VI était opposé à la communion dans la main. La vérité est que Paul VI introduit souvent ses « réformes » d'une manière oblique, et s'efforce de les imposer par d'autres moyens que l'exercice de son autorité suprême. L'instruction *Immensae caritatis* nous déclare que « le Souverain Pontife a jugé opportun d'instituer des ministres extraordinaires qui puissent donner la communion à eux-mêmes et aux autres fidèles », mais que ce sont les Ordinaires des lieux qui en porteront la responsabilité :
« Les Ordinaires des lieux jouissent de la faculté de permettre à des personnes capables, choisies personnellement comme ministres extraordinaires, pour une circonstance unique, un laps de temps déterminé, ou, en cas de nécessité, d'une manière stable, soit de se nourrir elles-mêmes du Pain eucharistique, soit de le distribuer aux autres fidèles et de le porter à domicile aux malades chaque fois que... »
\[plusieurs « chaque fois que » sont énumérés avant d'en arriver au dernier « chaque fois que », celui qui pourra être invoqué dans tous les cas\]
« (Chaque fois que)... la célébration de la messe ou la distribution de l'eucharistie en dehors de la messe *durerait trop longtemps. *»
Comme aucune mesure, même approximative, n'est donnée de ce *trop* longtemps, autant dire : chaque fois qu'on le voudra.
La faculté (et la responsabilité) dont jouissent ainsi les évêques, ils peuvent à leur tour la refiler à n'importe quel prêtre :
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« Les mêmes Ordinaires des lieux jouissent de la faculté de permettre à tout prêtre exerçant les fonctions sacrées de députer une personne capable pour distribuer la communion... »
Un ordre de désignation des personnes est fixé ; mais, tout en l'énonçant, l'instruction romaine précise bien qu'on peut ne pas le suivre :
« La personne capable sera désignée selon l'ordre suivant, qui *pourra cependant être changé* au jugement prudent de l'Ordinaire du lieu : lecteur, grand séminariste, religieux, religieuse, catéchiste, fidèle homme ou femme. »
Il convient que la personne capable de distribuer la communion « reçoive cette délégation selon le rite joint à la présente instruction » ; mais seulement « s'il y en a le temps » ; voici comment s'exprime là-dessus la volonté du Saint-Siège :
« Il convient, *s'il y en a le temps*, que la personne capable choisie personnellement par l'Ordinaire du lieu pour distribuer la communion, ainsi que celle députée par un prêtre jouissant de cette faculté, reçoivent cette délégation selon le rite joint à la présente instruction... »
Chaque article ou presque contient pareillement une clause comportant son annulation pratique. *Vous ferez ainsi,* déclarent les nouveaux législateurs romains, et ils ajoutent aussitôt : *à moins que vous ne fassiez autrement.* Vous ferez cela : si vous en avez le temps. Voici les limites ; mais vous pouvez les franchir. Notez les conditions : elles sont facultatives.
C'est jusqu'à la notion même de la loi qui se trouve, en acte, tournée en dérision.
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La dérision la plus pénible est celle qui RECOMMANDE LE RESPECT DU SACREMENT TOUT EN ORGANISANT L'IRRESPECT.
L'instruction *Immensae caritatis* rappelle en effet que « les prescriptions de l'Église et les textes des Pères attestent abondamment le très profond respect et les très grandes précautions qui entourent la sainte eucharistie ». Mais ces *prescriptions* ne faisaient pas qu'attester ce très profond respect, ces très grandes précautions : elles les *assuraient* par les dispositions qu'elles imposaient, -- et qui maintenant SONT SYSTÉMATIQUEMENT SUPPRIMÉES LES UNES APRÈS LES AUTRES.
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C'est en raison du « très profond respect » et des « très grandes précautions » que l'Église avait depuis longtemps supprimé la communion dans la main. Son rétablissement rétro grade abolit les précautions et le respect, qui ne survivent plus que comme clause rhétorique, dérisoire ornement des documents officiels :
« La réception de la communion dans la main, pour les fidèles, *doit être précédée nécessairement* d'un enseignement adéquat, donc d'une catéchèse de la doctrine catholique, portant aussi bien sur la présence réelle et permanente du Christ dans les espèces eucharistiques que sur le respect dû à ce sacrement. »
Voici enfin un ordre : *on doit nécessairement,* sans aucune échappatoire. Ici, le législateur ne dit plus : « s'il y en a le temps », « si on le peut sans inconvénient », « à moins que l'on en juge autrement », et autres formules habituelles. C'est que cet ordre n'a aucune chance d'être exécuté, puisqu'il concerne le passé ; et qu'il n'est au pouvoir de personne de changer ce qui a déjà eu lieu. IL Y A MAINTENANT TROIS ANS que le Saint-Siège a distribué aux conférences épiscopales les autorisations de communion dans la main. Décréter trois ans après coup ce qui « doit » (ce qui aurait dû) « nécessairement *précéder *»*,* c'est évidemment trop tard. Comme il n'y a aucune possibilité qu'un tel ordre rétroactif soit obéi, alors le Vatican donne l'ordre. Seulement celui-là. Seulement pour la frime ; toujours pour la dérision.
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Dire le contraire de ce que l'on fait. Dire qu'il faut assurer le respect du sacrement, et abolir ce qui l'assurait.
Permettre l'irrespect de la communion n'importe quand et n'importe comment, en déclarant qu'on veut ainsi mieux manifester le respect.
C'est précisément par « très grandes précautions » et par « très grand respect » que l'Église avait établi, la communion de la main du prêtre et sur les lèvres ; et précédée d'un jeûne eucharistique. On supprime le respect et les précautions, en disant qu'il faut les conserver.
Vous pouvez faire un rond, à condition qu'il soit carré, décrètent les nouveaux législateurs.
Vous pouvez communier sans prêtre et n'importe comment, à condition que ce soit avec respect.
Vous pouvez en communiant faire toutes pitreries et grimaces, pourvu qu'elles soient respectueuses.
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*La Croix* du 30 mars, commentant l'instruction *Immensae caritatis*, écrit notamment :
« La possibilité de communier en recevant les Saintes Espèces dans la main est universellement admise, alors qu'elle n'était possible que dans quelques pays jusqu'à présent.
« Toutefois il faut avoir à cœur de garder le respect dû à l'Eucharistie en communiant ainsi. Il faut notamment prendre soin des parcelles d'hostie. »
Le commentateur de *La Croix* est M. Pierre Gallay, assomptionniste. Il en rajoute, bien sûr : mais il a raison d'en rajouter, puisque ceux qui en rajoutent ne font jamais, depuis 1958, que précéder les décisions romaines. M. Gallay veut que l'on reçoivent dans la main « les saintes espèces » ; or « les saintes espèces » cela veut dire : le pain et *le vin.* Dans le creux de la main sans doute. Bravo.
M. Gallay écrit encore, -- c'est nous qui soulignons :
« Telle qu'elle est cette Instruction est fort intéressante en ce qu'elle étend à tous les pays des possibilités et des pratiques qui n'existaient encore que dans quelques-uns, dont le nôtre. Elle les unifie et évitera des incompréhensions, des étonnements, voire des scandales. Elle devrait mettre un terme aux récriminations des personnes très attachées aux anciennes pratiques et qui *refusaient les nouvelles, notamment de recevoir la communion* de la main d'une femme ou de se communier en prenant les Saintes Espèces dans leur main. »
Avis, donc : vous n'aurez plus le droit de refuser la communion dans la main.
Mais aussi, pourquoi assister encore à des « célébrations » où on la propose ?
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Le « CNPL », qui est le centre, ou le comité, ou la commission national(e) de pastorale liturgique, et qui dirige d'une autorité pratiquement sans appel la liturgie en France, a donné sous la date du 16 mars des « informations » dont le « texte original » (c'est-à-dire inédit jusqu'à cette publication) a paru dans la *Documentation catholique* du 15 avril, page 361.
Ce texte est important surtout par son début, qui révèle de quelle manière *secrète* procède la secte actuellement au pouvoir dans l'Église et au Vatican :
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« Par indult du 13 mars 1970 de la congrégation des sacrements, chaque évêque de France a reçu les facultés nécessaires à la mise en place de tels ministres (les ministres extraordinaires de la communion : séminaristes, religieuses, fidèles hommes ou femmes). Cet indult répondait à un vote de l'Assemblée plénière de 1968. Une note de la commission épiscopale de liturgie en précisait les modalités d'application. Cette note se référait à une Instruction *Fidei custos* de cette même congrégation, Instruction remise aux nonces mais qui n'a jamais été publiée.
La présente Instruction *Immensae caritatis* reprend *Fidei custos* et ne change rien, pour l'essentiel, aux dispositions appliquées actuellement en France. On notera cependant qu'il n'est plus question d'indult pour que les ordinaires des lieux puissent mettre en place des ministres extraordinaires. Aucune restriction n'est apportée à la désignation des femmes pour ce ministère. »
Vous avez bien lu. Le Saint-Siège incitait *secrètement* à la mise en place de la communion dans la main, de la communion distribuée par des fidèles hommes ou femmes, etc. Il avait envoyé aux nonces une instruction en ce sens, l'instruction *Fidei custos,* « qui n'a jamais été publiée ». Son contenu était substantiellement celui qui vient d'être révélé par l'actuelle instruction *Immensae caritatis.* Cette dernière n'est restée secrète, quant à elle, que deux mois ; elle aurait pu le rester plus longtemps. Pendant ces deux mois, elle était secrètement communiquée aux affiliés de la secte et aux bureaucrates de la hiérarchie parallèle. Le « CNPL » a bien daté son texte du « 16 mars ». L'instruction vaticane est datée du 29 janvier. Ces belles choses prospéraient donc DANS LE SECRET. Elles n'ont été communiquées aux fidèles qu'à partir du 29 mars, -- sauf l'instruction *Fidei custos* qui ne l'a pas été du tout. C'est-à-dire que, dans un premier temps, la secte révolutionnaire au pouvoir dans l'Église et au Vatican installe ses réformes subversives EN SE CACHANT DU PEUPLE CHRÉTIEN. On faisait ou laissait croire aux bonnes gens, aux Silencieux, etc., que le pape n'approuvait pas la communion dans la main et s'opposait à la communion distribuée par les minettes du premier vicaire. On leur faisait croire que c'était là l'incroyable audace de l'épiscopat français, comme si l'épiscopat français était capable d'audaces incroyables. On les laissait s'enfoncer dans l'illusion que par son motu proprio *Ministeria quaedam,* Paul VI avait voulu interdire les ministères aux femmes ; on les laissait accuser Mgr Gand d'avoir donné du motu proprio une interprétation insolemment anti-romaine, quand il avait expliqué que le document romain n'avait pas une telle portée. Mgr Gand n'est pas si insolent, le pauvre ; il savait bien qu'il allait docilement dans le sens pontifical ; il connaissait les instructions secrètes du pape, dont l'existence nous est maintenant révélée par le « CNPL ».
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Il faudra semblablement s'interroger sur l'arrogance SUPPOSÉE avec laquelle l'épiscopat français avait, dans son « interprétation pastorale », contredit l'encyclique *Humanae vitae.* Il est de fait que cette contradiction fut au moins tolérée par le Saint-Siège. Mais il n'est plus improbable, après ce que nous venons d'apprendre, qu'il y ait eu davantage. Nous savons maintenant que le Vatican actuel, non content de publier des documents officiels qui conjuguent le « oui » et le « non », envoie en outre aux évêques des instructions secrètes qui, elles, à l'inverse, conjuguent sans doute le « non » et le « oui ».
A ce point de duplicité double, et de double duplicité au second degré, les documents officiels du Vatican, secrets ou publics, commencent à ne plus mériter l'analyse ; ni l'examen ; ni l'attention.
L'impiété se démasque. Plus elle se démasque, plus il devient clair qu'elle n'a aucun droit à être obéie.
J. M.
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## CHRONIQUES
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
SORTANT DE CHEZ LE DENTISTE, je trouve ma deux-chevaux en panne. Le démarreur qui tantôt fonctionnait à merveille ne veut plus rien entendre. Pas de téléphone en vue dans ce quartier bourgeois. Une concierge enfin m'en offre un, par gentillesse inespérée. J'appelle mon garage. On va venir tout de suite. Le garage est à cinq minutes. J'attends une demi-heure en faisant les cent pas dans l'avenue. Il fait un froid sans précédent à pareille date (9 avril). On n'a pas idée du nombre des véhicules qui ont pour conducteur un homme en salopette, mais qui passent et ne s'arrêtent pas. Je dévisage tous ceux qui viennent du côté gauche, et n'ai pas eu un regard pour une camionnette qui, survenant du côté droit, s'arrête. Le Bon Samaritain en descend, grand diable à mains noires et cheveux longs couleur de feu. Il s'est, paraît-il, trompé de chemin. Je le soupçonne plutôt d'avoir profité de l'occasion pour aller dire un petit bonjour aux environs. Mais qu'importe. Le pauvre garçon a peut-être écourté pour moi son casse-croûte ou une visite à sa bonne amie. Plein de reconnaissance envers ce tardif mais providentiel sauveur, j'essaie, par quelques mots de bienvenue qu'il n'entend pas, d'établir avec lui le fameux « contact humain » que tout le monde prêche. Lui, déjà plongé sous le capot, n'a d'oreilles et d'yeux que pour les contacts électriques. Mes politesses l'embêtent beaucoup plus que ma batterie agonisante, unique objet digne de sollicitude et de soins délicats. Pour les gens de l'automobile, je l'ai souvent remarqué, l'automobiliste est une automobile, mais à qui la faute ? Je n'ai pas à me plaindre, mon moteur tourne en un tournemain. Comment ne pas croire aux miracles ? La camionnette repart sans me laisser le temps d'un remerciement.
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Et nous revoilà, mon chien assis près de moi sur la banquette et moi à mon volant, tremblant à chaque feu rouge que la machine à peine ranimée défaille à nouveau, cette fois en plein carrefour. Je la conduis au garage pour réparation plus approfondie. Le trajet n'est pas une petite affaire, avec les sens interdits et les « travaux » partout. Dieu soit loué, j'arrive à bon port. Il est près d'une heure, on va m'attendre à la maison. Au sortir du garage, un autobus me file sous le nez. Le plus court est de rentrer à pied. Je dois traverser la Meuse. Le ciel est d'un gris de fer. Un vent glacial se déchaîne sur ma joue enflée. Je me dis qu'il. y a de plus grands malheurs, des séries autrement noires, que ce n'est jamais qu'une matinée fichue de plus ; sans doute même un après-midi, puisque mon mal de dents recommence de plus belle et qu'il me faudra retourner tout à l'heure au garage. Bref, je râle.
Et c'est alors que, du haut du pont, j'aperçois une péniche battant pavillon hollandais, qui s'avance vers moi en remontant le courant, rebondie et majestueuse. Son nom brille sur sa proue, en lettres de cuivre astiquées de frais. Je me penche et tire de ma poche mes lunettes pour voir de loin, heureusement assez vite pour que, la péniche étant sur le point de s'engouffrer sous l'arche du pont, je puisse lire au vol son nom étincelant : DEI VOLUNTAS.
Réponse qui tout apaise et tout éclaire. C'est le moment de réciter un *Pater*, suivi de l'*Angelus* que j'allais oublier. Nous sommes près de la maison. Non, je ne suis pas seul. Mon chien gambade joyeusement devant moi le long du quai, enchanté d'une si belle promenade.
Nous la refaisons vers cinq heures en sens inverse, le garage m'ayant averti que la voiture était prête. C'est la journée des présages, car une autre péniche croise au milieu du fleuve tumultueux et vient à ma rencontre. Elle est modeste d'apparence mais fière des titres d'identité qu'elle décline ostensiblement, peints en grandes lettres blanches sur le bois noir de sa coque. Elle est belge, originaire de Thuin en Hainaut. Elle a pour nom : LA FOI.
A six heures, nous avons une réunion de prière dans une des plus belles églises conventuelles de la ville, celle que mon arrière-grand mère, m'a-t-on dit, fréquentait avec prédilection il y a bien un siècle. Inchangée depuis, c'est aussi l'une des dernières où l'essentiel de la religion soit encore à peu près épargné. Le Saint-Sacrement y demeure exposé, quoique non plus dans le tabernacle qui surmonte le maître-autel maintenant désaffecté, inutile, mais intact. L'ostensoir l'a quitté, miraculeusement survivant, pour descendre sur la table basse inévitablement plantée à l'entrée du chœur, et qui suffit désormais à tous les besoins de la liturgie.
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Six cierges y sont allumés. Quelques religieuses âgées, descendues elles aussi de leur tribune, prennent place dans la nef, où les prie-Dieu ne sont pas remplacés, comme ailleurs, par des chaises de café-concert. Ces relieuses ont garé l'usage de la double génuflexion préalable exécutée sur le pavé, et nous les imitons avec joie. Il leur en coûte un pénible effort physique, mais ni leurs rhumatismes, ni l'évolution d'une catéchèse mieux adaptée au monde moderne, ni la disconvenance de l'uniforme saugrenu dont on les a depuis peu affublées, rien n'a pu leur ôter l'habitude et le sentiment du respect. Elles sont naïves, dociles, mais incorrigiblement pieuses. Je les rencontre parfois en ville, cheminant deux par deux, les soirs de « grandes conférences catholiques », lorsqu'un ordre tombé du ciel convoque les communautés du diocèse à courir, en dépit de la clôture, entendre la bonne parole progressiste, l'évangile selon MM. Oraison, Suenens, Camara, Guillemin ou Garaudy. Tout permet d'espérer que ces saintes filles les écoutent bouché bée, applaudissent de confiance et n'y voient que du feu.
En tout cas, ici, chez elles, dans leur église, suprême refuge de leur foi et de leur vocation, devant le Saint-Sacrement pauvrement exposé, ô merveille ! on se prosterne encore, on récite le chapelet (obligatoirement altéré cependant par l'intrusion du nouveau *Notre Père*), puis les litanies de la Sainte Vierge, admirables et traditionnelles. Encore est-il bon de les connaître par cœur, car l'aumônier les murmure peu distinctement et tourne le dos à l'assistance. Et j'admire une fois de plus l'absurdité des prétendues réformes qui forcent le prêtre à célébrer la messe face au peuple, ruinant ainsi l'image du sacrifice qu'il devrait offrir à Dieu seul, mais le dispensent de regarder les fidèles quand il les invite à prier en commun avec lui.
Les religieuses ne montrent pas leur étonnement : pourquoi l'assistance est-elle aujourd'hui si nombreuse à répondre ? Supposé qu'elles aient jamais entendu parler de l'abbé de Nantes, nous les scandaliserions sans doute en leur révélant que c'est pour lui que nous sommes venus prier. Peut-être pourtant, au fond de leur cœur, ne seraient-elles pas si loin de partager nos sentiments, espoirs mêlés de craintes, en faveur de cet audacieux qui, payant de sa personne, va demain matin présenter à la Porté de Bronze la réclamation de tant d'âmes angoissées.
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Trois religieuses se groupent autour de l'harmonium. Filles commencent le salut du Saint-Sacrement par deux ou trois cantiques modernes à dormir debout, qu'elles chantent visiblement en service commandé et qui ne leur inspirent pas plus de ferveur qu'à nous. La seule excuse de ces ritournelles déjà démodées est que, rédigées en un français aussi pâteux que leur musique, elles sont presque entièrement inintelligibles, alors que, même sans savoir le latin, on ne perdait pas un mot des *Panis angelicus* et des *Ave maris stella* d'autrefois. Je finis cependant pas distinguer quelques paroles interminablement répétées en manière de refrains : « Donne-nous, Seigneur, un cœur nouveau, un esprit nouveau ! » Autre rengaine : « Vers toi, terre promise... » Où donc est-elle, cette terre promise, et promise par qui ? Et quels sont ce cœur et cet esprit nouveaux ? Cela reste indéterminé. Mais si l'expression est obscure et creuse, bien nette au contraire et cousue de fil blanc est l'intention des auteurs qui insinuent ainsi dans la conscience des simples un trouble, un doute, une vague espérance de changement, un dégoût du réel qui sont les conditions préparatoires de toute révolution. Ces nouveaux cantiques sont beaucoup moins bêtes qu'ils n'en ont l'air. Sous le couvert de leur bêtise même, ils ébranlent cauteleusement tout ce que les anciens cantiques affirmaient sans détour.
Aussi est-ce avec un soudain accent d'enthousiasme et d'allégresse que nos religieuses, reconquérant la liberté de leur foi et leur droit à la certitude, entonnent enfin le *Tantum ergo.* Depuis longtemps nous n'avions plus entendu cette hymne sublime, où saint Thomas d'Aquin a proclamé pour les siècles à venir ce que le nôtre oublie pour son malheur et que Dieu même a établi : la solidité de la substance qui n'a de maître que Lui, la précarité des accidents qu'Il abandonne aux fallacieux caprices de l'homme. Aristote confirmé, consacré par le Christ. L'accord de la grâce avec la raison. C'est pour cette cause, pour cette unique ressource que l'abbé de Nantes, Jean Madiran et quelques autres s'insurgent contre tous ceux qui la trahissent, même dans l'Église. *Praestet fides supplementum -- Sensuum defectui.* Que c'est beau ! Que c'est immense et que c'est illuminant ! Que c'est réconciliant et salubre ! Les vieilles voix des religieuses vibrent. Et nos cœurs avec elles. Quand, au *Genitori genitoque,* le prêtre monte à l'autel pour nous donner la bénédiction du Saint-Sacrement, tous les fronts s'inclinent et bien des yeux pleurent.
Puis viennent les « divines louanges » : *Dieu soit béni... Béni soit Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme... Béni soit le nom de Marie vierge et mère... Béni soit Dieu dans ses anges et dans ses saints...* De nouveau toute la théologie résumée, tout l'édifice de la foi rebâti dans ces formules si simples, si usées, si antiques, si extraordinairement jeunes et rénovées, si populaires et si profondes !
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Populaire aussi le cantique final en français, mais du bon vieux temps, où la prière portée par la musique allait sans arrière-pensées, sans embarras et sans morosité, claire comme le jour et franche comme le pain, entraînante comme une marche militaire, émouvante comme une ronde enfantine, solennelle comme un choral de Bach dans une fête villageoise :
*Vive Jésus ! Vive sa croix...*
*Ce n'est pas le bois que j'adore,*
*C'est mon Maître que j'aperçois,*
*C'est Jésus que j'aime et j'implore...*
Nous reprenons tous à l'unisson le refrain :
*Chrétiens, chantons à pleine voix,*
*Vive Jésus ! Vive sa croix !*
Malheureusement, les religieuses coupent court à ce transport, suivant la règle qui veut que dans les poèmes mis en musique les chanteurs omettent généralement la strophe la plus belle. C'est presque toujours la deuxième (par exemple dans *Minuit, chrétiens !* et dans l'*Invitation au voyage*). Ici, le couplet manquant est le dernier, qui atteint à la poésie pure :
*Gloire à cette divine croix,*
*La chaire de son éloquence,*
*Où, me prêchant ce que je crois,*
*Il m'apprend tout par son silence.*
L'office donc se termine deux minutes trop tôt. Serons-nous cependant exaucés ? Oui.
Oui, car nous apprendrons demain que l'abbé de Nantes, ce même lundi soir où nous avions prié pour lui, était houspillé par la police italienne sur la place Navone. Et que le mardi matin, s'étant heurté à toutes les portes de bronze du Vatican si ouvertes à tous, mais fermées pour lui seul, il était ignominieusement débouté, réduit au silence, expulsé *manu militari,* toujours par la police italienne suppléant la garde suisse. Rien ne pouvait donner plus de force à sa réclamation contre un pape, libéral s'il en fut, qui n'a rien trouvé de mieux à lui opposer que la violence du bras séculier.
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Piteuse réponse, en vérité, que ce recours aux armes du temporel pour refuser un dialogue dont l'objet devait être purement théologique, -- ce fameux dialogue où le même pontife est pourtant passé maître, mais exclusivement avec les puissances de ce monde, avec les ennemis du Christ et les démolisseurs de son Église. Aucun aveu de défaite n'eût mieux fait éclater la légitimité des remontrances de l'abbé de Nantes, ni les justes craintes qu'elles inspirent.
Patience. En ce qui me concerne, il a suffi d'une heure de vraie prière, succédant au contretemps de la matinée et à la visitation des deux péniches messagères, pour remettre bien des choses en ordre. Dieu nous instruit par de petits signes et use volontiers de petits moyens dans les grandes entreprises, lors même qu'elles semblent échouer. J'ai bon espoir pour l'abbé de Nantes, pour Madiran et pour tant d'autres qui avec eux, bien que souvent à voix basse, « réclament » de toutes leurs forces.
Et ce n'est donc pas en vain que depuis quelque temps je m'étais pris de curiosité pour l'onomastique de ces péniches qui vont et viennent continuellement sous mes yeux, soit que je les observe du haut de mes fenêtres, soit que je longe la Meuse sur l'un des rares quais, naguère l'honneur et l'agrément de Liège, que l'urbanisme n'a pas encore interdits aux piétons.
Certaines ont de beaux noms français : CHEMINEAU -- COURRIER DE L'AISNE -- QUI VIVE ?
Un batelier humaniste a nommé la sienne : MONTAIGNE (oui, oui, avec l'*i* archaïque, et non pas *Montagne,* j'ai bien lu). -- Un fou de peinture : GOYA (et non *Picasso,* Dieu merci). -- Un réaliste : NÉGOCE. -- Un métaphysicien RÉALITÉ. -- Un nostalgique comme moi : REMEMBER. -- Un rêveur que l'eau douce ne satisfait pas : DUC IN ALTUM. -- Un homme d'expérience : VIDI. -- Un qui tient que le pauvre sur son bateau est roi : LIBERTAS. -- Un étymologiste : DIEU DONNÉ (en deux mots, s'il vous plaît). -- Un fidèle du bon pape Jean : RONCALLI. -- Un qui joue sur les mots : SANTA FE. -- Un qui compte sur la grâce du ciel, et que le ciel aidera : HOOP OP ZEGEN (*Espoir de bénédiction*). -- Un lyrique : PEGASOS. -- Il n'est pas jusqu'à une péniche native de Rotterdam, sur les flancs de laquelle un autre helléniste, présocratique celui-ci, a très correctement transcrit en caractères latins, j'en crois à peine mes yeux, la maxime d'Héraclite : PANTA RHEI (*Tout s'écoule*).
Et je me suis assuré que je ne rêvais pas, un soir que j'ai vu se rencontrer devant moi et se reconnaître comme deux sœurs ces deux péniches dont l'une s'appelait SAINT PIERRE et l'autre SAN PEDRO.
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D'autres me déçoivent, qui n'offrent en guise de noms que des assemblages cabalistiques de lettres et de chiffres. Elles sont résolument modernes.
D'autres enfin, plus modernes encore, et plus désolantes, ne portent pas trace de nom. N'ayant plus de nom du tout, elles sont impersonnelles, aveugles et muettes, préfiguratrices de l'homme qu'on nous assure être l'homme de demain, et qu'on prépare comme tel en lui ôtant son finie.
Mais heureusement l'âme se défend. Nombreuses et vaillantes sont toujours, parmi les péniches qui suivent ou remontent le cours de la Meuse, tantôt vides et fringantes, tantôt chargées à ras bord, celles qui proclament leur foi en Dieu et par conséquent la dignité de l'homme. J'ai relevé toute une liste de leurs noms admirables :
> DEUS REGIT.
>
> VERA LUX.
>
> IN NOMINE DOMINI (qui se trouve être aussi, à plus ou à moins juste titre, la devise de Paul VI).
>
> SOLI DEO (*Pour Dieu seul*)*.*
>
> PAX DEI.
>
> OPE DEI (*Par l'œuvre de Dieu*)*.*
>
> SPERA IN DEO.
>
> SANTA VIRGO (*sic*).
>
> STELLA MATUTINA.
>
> VIRGA JESSE.
Ces péniches latinistes sont pour la plupart hollandaises ou flamandes. Elles tranchent à leur façon, qui est la plus sûre, la plus élégante et la plus simple, ces fameux problèmes dits linguistiques et, par antiphrase, « communautaires », que des politiciens ont inventés de toutes pièces en vue de détruire la Belgique.
Mais du même coup elles règlent avec un égal bonheur les non moins fameux problèmes linguistico-vernaculaires que des théologiens ont suscités et machinés en vue de détruire l'Église. Tout ce qu'ils ont banni de nos églises dégradées, l'honneur dû à Dieu, à la Vierge et aux saints, à l'Écriture et à la tradition, au catéchisme et à la poésie, je le retrouve maintenant dans cette litanie perpétuelle que chantent les bateaux dans leur procession silencieuse. On s'étonne qu'une commission de pastorale aquatique ne se soit pas déjà constituée pour mettre bon ordre à ces manifestations fluviatiles d'une fidélité révolue. Après qu'on a tué la foi du charbonnier, n'est-il pas temps de venir à bout de la foi du batelier ?
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Les bateaux passent et repassent, tranquilles, tout à leur affaire, indifférents à la vaine agitation des rives. L'homme est au gouvernail, la femme souvent sur le pont pavoisé d'une lessive multicolore qui bat au vent, les enfants jouant autour d'elle ou, s'il pleut, bien au chaud dans la cabine où fume la soupe. La famille vit ainsi, resserrée dans son île flottante, mais fièrement, librement. Et l'Esprit qui la sanctifie est toujours, comme à l'origine, porté sur les eaux.
Alexis Curvers.
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### Billets
par Gustave Thibon
##### Le vampire anémique
L'évolution du langage courant est pleine d'enseignements précieux. Je remarque que l'expression de *fraude fiscale,* désignant le délit par lequel le citoyen essaie d'échapper aux griffes du fisc, est de plus en plus remplacée par le terme d'*évasion fiscale.*
Qu'est-ce à dire ? Frauder, c'est manquer à un devoir, c'est abuser de la confiance ou de l'incompétence de quelqu'un. S'évader, c'est l'acte du prisonnier quittant clandestinement son lieu de détention.
Ce qui signifie que les rapports entre le contribuable et le fisc tendent à ressembler à ceux d'un détenu avec son geôlier.
Ayons la franchise de l'avouer : quel est l'homme qui, devant la gloutonnerie du fisc, ne se sent pas plus ou moins en état de légitime défense ? Et non seulement en ce qui concerne son intérêt personnel, mais à cause de la malfaisance générale du système.
Premier point. L'impôt actuel est injuste. Il frappe électivement la masse des salariés et îles propriétaires d'entreprises saines, c'est-à-dire le capital et le travail productifs. Et, par l'invraisemblable complication de ses mécanismes et les difficultés de contrôle qui en résultent, il offre mille échappatoires aux éléments marginaux ou parasitaires de l'économie (trafiquants, spéculateurs, entreprises déficitaires, etc.) qui sont assez adroits pour traverser ses filets ou, mieux encore, pour tirer à eux une partie de sa pêche. De sorte qu'à la limite, les gens sont pénalisés en fonction de leurs services et récompensés suivant leur malhonnêteté ou leur incapacité.
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Second point. L'impôt excessif et mal réparti tend à devenir inopérant. D'abord, parce que sa perception et sa redistribution entraînent des frais énormes et un gaspillage vertigineux d'énergies ; ensuite, parce que chaque offensive du fisc suscite chez ses victimes de nouveaux réflexes d'autodéfense, l'injustice appelant la fraude dans une chaîne sans fin. Prenons par exemple un impôt particulièrement inique et vexatoire : celui qui frappe l'héritage. Les gens visés réagissent soit par la sous-estimation des biens légués, soit par des dispositions anthumes qui annulent d'avance l'effet des lois. C'est un des plus tristes spectacles de notre époque de voir des particuliers et l'État rivaliser d'immoralité.
Tout cela parce que l'État se veut providence universelle et ne peut le devenir qu'en se transformant en vampire. Il est normal, dans ces conditions, que chacun cherche à éviter les ventouses du vampire pour s'abreuver aux mamelles de la providence. Ce qui crée un chassé-croisé d'intérêts contradictoires qui fausse le jeu naturel de l'économie...
Le seul remède est de réduire et de simplifier l'impôt : On le pourrait sans peine en ramenant l'État à son vrai rôle : celui de législateur, de justicier et d'arbitre. Et le surcroît de prospérité, qui suivrait cette libération du marché, permettrait aux Individus ou aux organismes privés d'assumer les charges usurpées aujourd'hui par l'État et si mal remplies. Celle d'entrepreneur : une expérience déjà très longue ne nous laisse plus aucune illusion sur le mauvais fonctionnement des monopoles d'État. Celle d'assureur : le déficit chronique de la sécurité sociale, la lenteur et la mauvaise qualité de ses services, les abus encouragés par le climat d'irresponsabilité et d'anonymat qui y règne constituent un scandale permanent. N'importe quelle forme d'assurance privée ferait mieux et à moindre frais.
Ainsi, autant par sa voracité à l'égard des uns que par ses interventions désordonnées en faveur des autres -- individus ou groupes de pression -- l'État moderne désorganise tout ce qu'il touche. Et ses services en apparence les plus gratuits sont en réalité les plus onéreux, car il ne peut donner d'un côté qu'en prenant de l'autre et, vu le désordre et le gaspillage qui règnent dans ses circuits, qu'en prenant plus qu'il ne donne. Vampire, il absorbe trop et, providence, il distribue mal.
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Et, chef-d'œuvre d'absurdité, cet État hypertrophié s'affaiblit dans la mesure où il s'enfle. Ce vampire est un vampire anémique car ses dépenses augmentent toujours plus vite que ses ressources. Comme certains boulimiques, il se porte d'autant plus mal qu'il dévore davantage. Qu'on le ramène à ses dimensions normales et tout ira mieux pour tous les éléments de la collectivité, depuis les individus et les groupes qui pourront jouer librement leur jeu jusqu'à l'État lui-même qui, délivré des fonctions étrangères à son ressort, pourra se consacrer efficacement à sa tâche qui est d'assurer l'ordre dans la liberté.
##### La justice et la liberté
M. Pierre Mauroy, secrétaire national du parti socialiste français, vient de prononcer les paroles suivantes « L'union de la gauche, c'est l'instauration d'une société nouvelle dont il n'existe aucun modèle dans le monde, qui pourra donner aux peuples de l'Ouest l'image de la justice et aux peuples de l'Est l'image de la liberté. »
Si je comprends bien, le nouveau socialisme cumulera les éléments positifs des deux systèmes, M. Mauroy posant en fait que l'Occident représente la liberté sans la justice et les pays de l'Est la justice sans la liberté.
Quelle justice ? Peut-on prononcer ce mot-là où il n'y a pas de liberté ? Est-il rien de plus injuste que de soumettre toute une nation à la dictature d'un parti unique et d'empêcher les citoyens d'exprimer leurs opinions politiques, philosophiques et religieuses ? Les persécutions dont sont l'objet les intellectuels soviétiques, l'asservissement des consciences aux dogmes émanant du pouvoir central ne sont-ils pas un défi permanent aux droits fondamentaux de l'être humain ?
Devant ces faits impossibles à récuser, on répondra que, dans les pays de l'Est, il existe au moins une justice inconnue dans les pays capitalistes : la justice sociale, c'est-à-dire la répartition équitable des biens matériels, le travailleur n'étant plus « exploité » comme chez nous par les possesseurs des moyens de production.
Maigre compensation à la perte de toutes les libertés : le mieux-être matériel mérite-t-il d'être acheté au prix de l'aliénation de l'esprit ?
Pis encore : ce faible avantage, qui fait parler à M. Mauroy de justice sociale dans les pays de l'Est, n'existe même pas ! Le niveau de vie des travailleurs industriels ou agricoles y reste incomparablement plus bas que chez nous.
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On invoquera les difficultés de la mise en place du système et les destructions dues à la dernière guerre mondiale. Staline, en 1945, promettait une ère de prospérité radieuse après vingt ans de vie dure et de sacrifices. Près de 30 ans sont passés et l'écart entre l'Est et l'Ouest n'a guère varié. Et quant à la phase d'austérité, qu'exige la reconstruction du potentiel économique après une guerre, je ferai remarquer que l'Allemagne avait subi au moins autant de destructions que la Russie (et qu'elle faisait partie par surcroît des nations vaincues), ce qui n'a pas empêché un passage foudroyant de l'économie de restriction à l'économie d'abondance que la Russie n'a suivi que de très loin...
Cessez de brandir l'épouvantail soviétique, protestent les socialistes français. La France n'est pas la Russie. Et notre socialisme saura respecter toutes les libertés démocratiques ; mieux que cela, il en ajoutera de nouvelles en arrachant les travailleurs à l'aliénation capitaliste.
Des propos aussi utopiques me font songer à un médecin qui, devant une épidémie de choléra sévissant dans l'Est et menaçant l'Occident, tiendrait le raisonnement suivant : les Français ne sont pas les Russes ; le choléra, maladie mortelle chez eux, tournera chez nous en regain de santé. Aussi gardons-nous bien d'établir des cordons sanitaires ou d'administrer des vaccins : accueillons joyeusement l'épidémie et favorisons même sa propagation !
Nos bons socialistes oublient que la plupart des libertés dont nous jouissons sont liées -- directement ou indirectement -- à l'économie de marché : liberté de posséder, d'entreprendre, d'épargner et d'investir son épargne, de transmettre un héritage, etc. -- et jusqu'à la liberté de pensée et d'expression qui n'est pas autre chose que l'exercice de la concurrence dans le domaine spirituel.
Je pose alors la question : est-il possible d'édifier le socialisme sans attenter à ces libertés ? Les expropriations, les planifications, les contrôles que doit opérer un État omnipotent et omniprésent pour instaurer cette pseudo-justice sociale sont-ils compatibles avec la liberté économique ? Et quant aux libertés spirituelles, c'est un fait dûment constaté dans toutes les démocraties dites populaires qu'un régime aussi inhumain ne peut se maintenir au pouvoir qu'en étouffant par la force toute velléité de critique et d'hérésie. Est-ce par hasard que les pays de l'Est ont répondu négativement à la proposition de l'Académie européenne des sciences politiques, concernant la liberté de circulation des hommes et des idées ?
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Peu importe tout cela, m'a dit un électeur de très moyenne envergure : nous verrons au moins disparaître ces scandaleuses inégalités de fortune et de revenus qui sont la honte des pays capitalistes. A quoi j'ai répondu que l'inégalité, qui est un attribut de la nature, règne aussi dans la société, et qu'elle est parfaitement légitime à condition que les privilèges acquis correspondent aux services rendus. Et que si l'économie de marché comporte des profiteurs et des parasites, l'économie socialiste a aussi les siens, moins voyants peut-être, mais infiniment plus nombreux et plus coûteux. Qu'on songe au nombre incalculable d'administrateurs et de technocrates qu'exigeraient la mise en place et le fonctionnement du rouleau égalisateur et à tout ce qu'ils consommeraient sans rien produire. On s'indigne de ce qu'une trop grande partie de la plus-value passe aux détenteurs du capital et à leurs agents (chefs d'entreprise, cadres supérieurs, etc.), mais on oublie que ces derniers sont souvent les auteurs principaux de la plus-value par les initiatives qu'ils prennent et les responsabilités qu'ils assument et que, si on les ramène dans le rang, la stagnation et le désordre s'installent dans l'économie, au grand détriment de tous et spécialement des plus mal partagés. De sorte que, s'il n'y a plus de riches, les pauvres sont plus pauvres encore.
Le processus égalitaire n'est-il pas déjà largement amorcé ? Qu'on compare la part du revenu national, qui passe au capital et au travail producteurs, à celle que draine l'État improductif ? Est-ce en généralisant le mal qu'on trouvera le remède ? A moins qu'on ne pousse la névrose égalitaire jusqu'à préférer avoir moins à condition que le prochain n'ait pas davantage...
La solution n'est pas dans la justice sociale contre nature que nous proposent les socialistes. Elle n'est pas davantage dans la liberté du marché livré à lui-même, sans direction et sans frein. Elle est dans *l'organisation de la liberté* (c'est-à-dire dans un contrôle et un arbitrage de l'activité économique) qui, sans fausser le jeu normal de la production et des échanges, oriente l'initiative privée vers le bien commun, élimine la fraude et le parasitisme, substitue l'émulation à l'envie et, en amenant ainsi les richesses dans les mains de ceux qui, à tous les degrés de l'échelle sociale, les méritent par leurs services, met l'inégalité au service de l'harmonie.
C'est seulement dans cette ligne que peuvent s'unir la justice et la liberté. Il y aura, certes, toujours des imperfections et des abus, mais infiniment moins en tout cas que dans le système socialiste qui, en dépit du verbiage électoral, repose sur des bases trop étrangères à la nature de l'homme pour avoir jamais un visage humain.
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##### Les cocréateurs
J'écris ces lignes dans l'après-midi du dimanche 4 mars, jour où se déroulent les élections françaises. Je ne fais aucun pronostic sur les résultats, mais je remarque que, dans la campagne électorale, toutes les formations politiques se sont prononcées pour l'assouplissement -- sinon pour la suppression pure et simple -- des lois opposées à la contraception et à l'avortement. Dans ces conditions, on se sent quelque peu gêné pour souhaiter heureuse naissance et longue vie au gouvernement issu de cette compétition, placée sous le signe de la pilule qui représente la stérilité et de l'avortement qui représente le crime.
Passons sur ces jeux de la cuisine électorale : c'est le métier des politiciens de s'adapter à ce qu'ils croient être les courants dominants de l'opinion...
Ce qui m'inquiète davantage, c'est de lire, sous la plume du R.P. Ribes dans la savante revue des Jésuites français : *Les Études,* un article où l'auteur, prenant résolument le contre-pied de l'enseignement pontifical, essaye de concilier le droit à l'avortement et les impératifs de la morale chrétienne. Et cela au nom d'une prétendue « mutation » positive qui se serait produite depuis peu dans notre espèce et qui donnerait à l'homme un pouvoir démesurément accru sur l'œuvre de Dieu.
Le R.P. résume ainsi sa position dans une récente interview accordée au journal *l'Express :* « Pour un homme d'Église, ce fait est impossible à éluder : nos contemporains se sentent et se sentiront de plus en plus responsables dans l'appel à naître d'un enfant. Nous sommes arrivés à un tournant fondamental. Les hommes ne se comprennent plus seulement comme gestionnaires de la vie. Plus que procréateurs, ils veulent être cocréateurs... »
Cocréateurs : ce mot, tel que l'entend le P. Ribes, sonne comme un blasphème. Car, explicitant sa pensée, le R.P. distingue deux vies dans l'embryon : la vie *humaine* qui vient de la conception, phénomène purement biologique, et la vie *humanisée,* octroyée par l'appel -- ou du moins le consentement -- des parents à la venue au monde de l'enfant. D'où la conséquence : si les parents ne font pas à l'embryon cet accueil conscient et libre qui fera de lui un être véritablement humain, ils ont le droit de renvoyer dans le néant ce petit intrus dont les mécanismes de la nature leur imposent l'indiscrète présence.
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L'ancienne théologie nous affirmait que l'âme immortelle était créée directement par Dieu. Celle du P. Ribes enseigne au contraire que l'individu ne reçoit de Dieu, agissant par l'intermédiaire des causes secondes, qu'une âme animale et que l'apparition de l'âme spirituelle dépend du choix des parents. Autrement dit, l'appel à naître, considéré jusqu'ici comme l'expression de la volonté divine, perd son caractère inconditionnel s'il n'est pas ratifié par la liberté de l'homme. Ce qui met celui-ci, non seulement au niveau, mais au-dessus du créateur, puisque c'est lui qui juge en dernière instance, puisqu'il a le droit d'interrompre par une sentence de mort ce commencement de vie qui vient de Dieu. Le vieux proverbe n'est plus de saison : il faut en renverser les termes et dire que Dieu propose et que l'homme dispose.
Cet affaissement de la théologie au profit de la psychologie et de la sociologie me paraît l'indice d'une régression redoutable de l'intelligence et de la foi. Et, de plus, une terrible menace pour l'humanité à venir.
L'enfant, dit-on communément aujourd'hui, n'a pas d'existence réelle s'il n'est pas désiré ou du moins accepté par ses parents. Mais comment ose-t-on faire fond sur une chose aussi fragile et aussi mouvante que ce désir ? Combien de naissances n'ont pas été désirées par des couples qui, plus tard, ont profondément aimé les enfants venus au monde contre leur gré ! A l'époque de la méthode Ogino (qui a précédé celle de la pilule), un père de famille nombreuse me faisait remarquer que si tous les enfants conçus malgré l'application de la dite méthode avaient été baptisés Ogino ou Oginette, ces deux prénoms seraient les plus répandus de la chrétienté ! Et inversement, combien d'autres couples, après avoir pratiqué la contraception ou l'avortement, se repentent amèrement, dans la solitude stérile de leurs vieux jours, d'avoir sacrifié à leur égoïsme à courte vue des enfants qui seraient leur joie et leur appui ! Sans parler de ceux qui ont vraiment désiré l'enfant, mais qui, aux prises avec les charges et les difficultés de l'éducation, se prennent à regretter le savoureux égoïsme à deux des premiers mois du mariage. Que devient, à travers toutes ces poussées et toutes ces éclipses du désir, cette « relation humanisante » qui donne une âme à l'enfant ? Peut-on raisonnablement confier une chose aussi précieuse et aussi sacrée que la vie aux remous confus et contradictoires des passions humaines ?
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Il y a plus grave. Le R.P. nous suggère que c'est le « rapport aux autres » qui « humanise l'embryon et lui confère le droit de vivre ». Quels autres ? En l'espèce, la communauté humaine sous sa forme la plus élémentaire celle du couple. Fort bien. Mais n'est-ce pas là affirmer déjà la primauté absolue de la société sur l'individu ? Et pourquoi s'arrêter en si beau chemin ? Si l'enfant n'existe que par sa relation au coule, le couple n'existe à son tour que par sa relation à la collectivité et nous discernons mal pour quelle raison celle-ci n'aurait pas sur lui les mêmes droits, a savoir de décider s'il est digne ou non de vivre, s'il faut lui accorder ou lui refuser « l'influx humanisant ». Et voilà la porte ouverte à tous les excès du racisme et de l'eugénisme de type hitlérien (génocide, élimination des malades et des incapables) ou de l'épuration politique de type stalinien. A l'omnipotence des géniteurs sur l'enfant à naître, répond, au sommet de la pyramide sociale, l'État totalitaire qui dit à l'individu ou au groupe : tu n'existes pour moi que dans la mesure où tu es capable de t'intégrer à mon système de règles et de valeurs, faute de quoi je peux te lier ou t'éliminer à mon gré. Plus de lois naturelles ni divines : c'est la société, avec ses guides imparfaits, faillibles, parfois criminels, qui règne sans partage sur les cors et sur les âmes. Les « purges », les camps de concentration, le recyclage psychiatrique, etc. sont les fruits amers de ce nouvel humanisme.
Le R.P. et ses émules ont-ils songé à cela ? C'est au nom de la liberté et de l'amour qu'ils légitiment l'avortement. Mais comment ne voient-ils pas qu'ils s'engagent là sur une pente au bas de laquelle il n'est plus ni liberté ni amour et où l'homme, follement exalté au-delà de ses limites, se réveille à l'état de bête de troupeau, parquée, tondue, sélectionnée ou abattue sans recours, suivant les besoins ou les caprices de l'idole la plus vorace : la société sans Dieu.
##### Concentration et isolement
Je tombe, en parcourant mon journal, sur l'entrefilet suivant : « Une femme de 37 ans, Mme X, a été trouvée morte, hier dans l'après-midi, dans le logement qu'elle occupait à Mulhouse. Selon les premiers éléments de l'enquête, la mort remontait à 3 mois... C'est le propriétaire qui, voulant se faire régler son terme, a forcé la porte et a trouvé Mme X gisant sur son lit, le seul meuble du logement. »
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J'avoue que ce fait divers, perdu au milieu d'une fleuve d'informations et de commentaires sur la campagne électorale, m'émeut plus profondément que tous les remous de la politique, car il met en cause, au-delà des affrontements idéologiques, un aspect tragique de notre civilisation, commun hélas ! à tous les pays qu'on appelle « développés », sans préciser dans quel sens et à quel prix...
Trois mois ! Qui était cette jeune femme ? Pas un parent, pas un ami, pas un voisin pour s'inquiéter de sa disparition. Et, dernière grimace du destin, seul un propriétaire, soucieux de sa créance, s'est souvenu de son existence. Est-il une preuve plus éclatante et plus sinistre du primat de l'économique sur l'humain ?
A ce degré, la malheureuse ne perdait plus rien en mourant. L'isolement et l'oubli avaient déjà tissé son linceul.
Et cela dans une époque où l'on ne parle que d'ouverture, de dialogue, d'engagement, de participation, où des prêtres même, oubliant l'origine et la fin divines de l'homme, poussent l'idolâtrie du social jusqu'à déclarer que l'individu n'existe réellement que par son rapport avec ses semblables ! Il est plus que probable que, pendant que cette pauvre femme agonisait sans présence humaine et sans secours, ses voisins de rue, d'immeuble et peut-être de palier contemplaient devant leur télévision des images venues des extrémités du monde et se passionnaient pour ou contre la « nouvelle société » promise par les politiciens, ou la guerre du Viet-Nam -- ces débauches de passions idéologiques ayant pour rançon l'oubli du prochain immédiat qui souffre et qui meurt.
N'est-ce pas un signe des temps que de voir se développer ces œuvres de S.O.S. qui permettent aux victimes de a solitude de se confier par téléphone à un inconnu et d'entendre au bout du fil une voix humaine qui -- enfin ! -- s'adresse à elles. On m'a affirmé que de nombreux suicides avaient été ainsi prévenus. Il est bon, certes, que cela existe, mais n'est-ce pas une honte que, pour beaucoup, il n'existe que cela ?
L'histoire de l'humanité regorge de conflits, d'injustices et de crimes. Mais nous nous trouvons là devant un phénomène encore inédit dans l'histoire : le cloisonnement des individus, l'ignorance et l'indifférence massives à l'égard du prochain -- quelque chose de pire en un sens que la haine et que la guerre, car dans celles-ci il reste encore un lien entre les hommes (on s'intéresse à son ennemi et la haine peut se convertir en amour), tandis qu'ici il n'y a ni sympathie ni hostilité, aucune solidarité positive ou négative -- rien que le néant qui est en deçà du bien et du mal.
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A quoi tient ce processus d'érosion sociale que Paul Valéry appelait « la multiplication des seuls » ? D'abord, à l'avènement des masses, à la croissance monstrueuse et inorganique des grandes concentrations urbaines. Des hommes rassemblés par des nécessités étrangères à leur nature se coudoient sans se connaître et sans avoir vraiment besoin les uns des autres. Les échanges professionnels (souvent d'ailleurs superficiels) mis à part, leurs rapports ne sont guère plus vivants que ceux qui lient les matériaux des immeubles impersonnels où ils habitent. D'où l'isolement dans la promiscuité, une solitude quasi minérale...
Ensuite, à ce grand facteur de désagrégation qu'est la socialisation croissante de l'humanité. Sous prétexte de justice et d'égalité, on dissout la famille, le groupe, l'entreprise, on bouleverse les communautés naturelles et l'entraide qu'elles impliquent et on leur substitue un système de redistribution et d'assurance à l'échelle nationale qui désolidarise l'individu de son prochain. A la limite, tous les liens organiques sont abolis : chacun pour soi et l'État pour tous...
Une double leçon se dégage de ces faits. En premier lieu, enrayer ce processus de « massification », c'est-à-dire aérer la société en sauvant et en multipliant les communautés vivantes où la présence d'un intérêt et d'un but communs attache l'homme à son semblable. Et ensuite, réagir contre ce socialisme antisocial dont le rouleau égalitaire écrase les différences et les hiérarchies, qui sont la condition de tout échange authentique, et nous achemine Vers un monde abstrait et glacé où les hommes, à force de se ressembler, finissent par ne plus se reconnaître.
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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### L'État moderne et la liberté
par Louis Salleron
LA FRANCE et, d'une manière générale, tous les États occidentaux évoluent avec une régularité d'horloge vers un socialisme étatique de plus en plus privatif des libertés fondamentales.
Il en résulte l'idée commune que ce socialisme étatique est fatal et qu'étant fatal il constitue un progrès, voire le Progrès social. Les catholiques notamment, longtemps protégés de cette idée folle par la doctrine sociale de l'Église, l'embrassent maintenant avec enthousiasme. Pour eux (comme pour les autres), le Socialisme s'identifie à la justice sociale.
Pour convertir la masse des fidèles au socialisme, les novateurs ont joué sur le mot « socialisation ». Je renvoie là-dessus à ce qu'a écrit Jean Madiran. Socialisation, expliquait-on, signifie simplement développement des relations sociales et accroissement corrélatif de leur interdépendance. Cette socialisation-là est, en effet, une réalité incontestable. La division du travail crée une complexité où chaque activité est commandée par d'autres et en commande d'autres. Si l'une s'arrête, les autres sont vite obligées de s'arrêter à leur tour. Une panne ou une grève, dans un secteur donné, paralyse tous les secteurs environnants. Il y a une hiérarchie dans l'importance des activités « conditionnantes », mais le phénomène de conditionnement réciproque des activités est la caractéristique du monde moderne et va en s'accentuant.
Comme, traditionnellement et sémantiquement, socialisation signifiait « passage au socialisme », des esprits simples, dûment endoctrinés par les novateurs, en ont conclu que la socialisation-complexification nous menait tout droit au socialisme et qu'il fallait l'accueillir comme une grâce.
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Telle est l'erreur dans laquelle nous baignons.
Il est bien vrai que, d'elle-même, la socialisation-complexification mène au socialisme (étatique), mais en débouchant dans la paralysie et la mort. C'est l'histoire de l'évolution, si bien racontée par Lecomte du Noüy. Les grands diplodocus et autres plésiosaures s'étaient, si l'on peut dire, socialisés selon la pente naturelle de la facilité, et leur carcasse a fini par les tuer. A l'inverse la complexification du système nerveux a permis à des animaux moins spectaculaires de se perpétuer et de s'adapter. D'où le monde actuel.
Ne forçons pas l'image qui nous conduirait à croire à un déterminisme et à un évolutionnisme élémentaires, mais retenons-la pour la leçon qu'on en peut tirer à l'échelle humaine.
Plus la complexité sociale s'accroît, plus elle a besoin de développer son système nerveux pour permettre à son ossature de ne pas bloquer la vie. Le socialisme, c'est le vieillissement, et le communisme c'est « la vieillesse du monde », comme l'appelle justement Madiran. Le communisme réalise le socialisme en concentrant au sommet toutes les énergies vitales de la société et il secrète une carapace énorme de progrès technique dans le dur et dans le lourd en pompant toute la sève de la vie sociale. C'est un colosse aux pieds d'argile.
Socialisme et communisme ne sont donc ni le progrès, ni l'avenir. Ils sont le chemin de la mort sociale.
Le progrès et l'avenir sont, comme toujours dans la réalité humaine, liés à l'usage libre de notre intelligence, face aux lois naturelles. Notre liberté nous commande d'obéir à la nature pour lui commander. Elle nous commande donc d'obéir à la complexification croissante de la société pour l'obliger à se plier à notre volonté de survivre ; ce qui implique de soumettre les lois naturelles de la complexité aux lois de notre intelligence, laquelle sait que la liberté humaine est la condition du progrès et que nous serons asservis à la matière si nous n'y insérons pas les conditions de la liberté humaine, que nous lui imposerons par notre intelligence et notre volonté.
On est obligé, en ce domaine, de simplifier. Que le lecteur veuille bien nous excuser de recourir à des images d'un vitalisme un peu sommaire. Il ne s'agit que d'analogie.
La vie sociale exige donc que, pour durer, on sauve constamment ses racines et ses radicelles. Ce qui veut dire, en termes de société, qu'il faut veiller soigneusement à sauver les conditions de la vie dans les cellules élémentaires de la société -- la personne, la famille, les associations libres, les campagnes, les bourgs, les régions, les entreprises etc. et, pour toutes ces cellules, la possibilité de naître, de croître, de se développer, de se gérer.
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On reconnaît là ce que la doctrine de l'Église appelle la doctrine de subsidiarité : ne pas confier à un organe supérieur de la société ce qui peut être fait à un organe inférieur.
Cette doctrine est fondamentale. Elle n'est nullement abstraite, ou théorique, ou idéale. L'application en est aisée, dans tous les domaines.
Les technocrates n'y croient pas, parce qu'ils s'illusionnent sur les résultats qui y contredisent. Il est évident, en effet, que chaque fois que la société puise dans des réserves qu'elle ignorait elle en tire des effets brillants.
La France qui, depuis la Révolution, épuisait *politiquement* ses capacités d'action par la centralisation, ignorait ses réserves économiques. Elle les a découvertes depuis la Libération et s'est émerveillée de devenir une puissance industrielle. Mais ce fut en dévorant sa paysannerie. L'Italie et l'Espagne l'ont suivie sur cette voie, avec le même succès. Mais, toutes nations que nous sommes, que pesons-nous maintenant en face de l'U.R.S.S., des États-Unis, de la Chine et de l'ensemble du monde ?
Ces voies de la socialisation matérialiste sont des culs-de-sac. Ce n'est pas, maintenant, en épuisant les sources de la vie familiale et spirituelle qu'on trouvera le salut. Matière contre matière, l'atome et la démographie nous condamnent à mort, à brève échéance, si nous prétendons livrer combat, sur ce terrain, à la planète entière.
Il nous faut, au contraire, retrouver les *conditions sociales* d'une *vie humaine* pour retrouver du même coup les *sources spirituelles* de la *vie personnelle et sociale* affrontée à la *socialisation*.
A cet égard, nous sommes en retard sur la plupart des pays occidentaux. Notre tradition jacobine et technocratique nous a « ossifiés » à un degré qui n'existe ni dans les petits pays comme la Belgique, la Hollande ou la Suisse, ni dans les grands pays comme l'Italie, l'Allemagne et les États-Unis. (La Grande-Bretagne qui a de grandes réserves de libertés régionales et corporatives n'est pas assurée de se remettre du socialisme dont elle a été victime depuis la fin de la guerre.)
Pouvons-nous, quant à nous, sortir de notre jacobinisme technocratique et socialiste ? Ce n'est pas absolument impossible. Derrière notre penchant mortel à la centralisation et à l'égalitarisme, nous avons un goût de la liberté qui pourrait être orienté à une réforme politique.
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Dans les innombrables travaux des petits cercles de la gauche, on sent un désir confus d'échapper au totalitarisme. L'aspiration à l'autogestion du P.S.U. et de la C.F.D.T., pour se manifester de manière infantile, n'en a pas moins une signification. Et tout le « management » moderne est à la recherche de formules de décentralisation industrielle.
Pour que toutes ces tendances de résistance à la mort sociale aboutissent, il faudrait, par en haut, une doctrine politique, solide et claire, et par en bas des *études* précises de *réformes concrètes* dans tous les domaines (agriculture, industrie, finances, fiscalité, etc.).
Le Pouvoir politique est en quelque sorte vacant. Il ne se sent plus légitime et n'existe que par l'ordre industriel, la police et l'habitude. Cinquante millions de Français ont peur de pousser à son terme -- le chaos -- l'anarchie dans laquelle ils vivent et où ils se complaisent. C'est une situation transitoire qui, faute de pensée et d'action, ne peut mener qu'à un ordre tyrannique. Travaillons donc à bien penser, pour bien agir. Nous connaîtrons alors les bienfaits de la liberté dans un État moderne.
Louis Salleron.
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### Suites chiliennes
par Jean-Marc Dufour
LES ÉLECTIONS DU 4 mars ont, selon la formule lapidaire de *El Mercurio*, « confirmé la situation minoritaire du gouvernement de Salvador Allende ». Hors cela, elles n'ont en rien changé les problèmes politiques et économiques que doit affronter le Chili. On peut ajouter qu'elles n'ont rien appris aux partis de l'Unité Populaire. Heureusement surpris de n'avoir pas enregistré une défaite retentissante, communistes et socialistes pensent que tout peut recommencer comme avant les grèves d'octobre 1972, « la grève antipatriotique et patronale », comme ils disent.
Que les marxistes n'aient rien appris et rien oublié au cours des derniers mois, il n'y a, pour en être sûr, qu'à lire le discours prononcé par Allende lui-même, le 27 mars 1973, lors de la prestation de serment du nouveau cabinet chilien. Après avoir confessé les difficultés dans lesquelles la grève avait placé le gouvernement et expliqué que ce mouvement pouvait balayer les bases politiques qui le supportent, Allende déclare qu'il fit appel à l'armée pour défendre son régime : « Le cycle qui avait débuté en octobre atteignit son sommet politique le 4 mars » (jour des élections) ; il avait, ajoute-t-il, « prévenu les chefs militaires que, ce cap passé, une modification du gouvernement serait indispensable ». Autrement dit : on les renverrait à leurs casernes, quitte à les en faire ressortir si le gouvernement marxiste se trouvait à nouveau en difficulté.
Les élections ayant montré que 43 % des Chiliens continuent de faire confiance au gouvernement marxiste, Salvador Allende, satisfait de cette minorité de faveur, peut annoncer qu'il a «* estimé indispensable de rétablir les conditions politiques et les circonstances qui existaient avant le mois d'octobre de l'an passé *».
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C'est pour cela qu'il ne faut pas s'étonner si, contrairement à ce que prévoyaient quelques observateurs ; le nouveau gouvernement Allende marque une progression dans la marxisation.
Nous retrouverons donc, dans la chronique des événements du Chili, les mêmes rubriques qu'au cours des trente mois précédents : inflation, hausse du coût de la vie, violence, arbitraire gouvernemental, mise sous séquestre d'usines et d'entreprises, accélération (*sic*) de la réforme agraire... A cette toile de fond de la vie quotidienne des Chiliens vient pourtant de s'ajouter, ces jours-ci, un nouveau sujet de discorde : la réforme (marxiste) de l'enseignement.
La liberté de l'enseignement et l'indépendance des enseignants avaient fait l'objet des préoccupations des démocrates-chrétiens, avant qu'ils accordassent leurs voix à Salvador Allende au moment de l'élection présidentielle. Parmi les « garanties constitutionnelles » négociées à cette occasion, la liberté d'enseignement tenait une place de choix. Les cinq (5) lignes de la loi constitutionnelle du 21 décembre 1970 ont été remplacées par un texte de cinquante lignes où tout était prévu, et qui devait tout empêcher.
Il est certain que, sous un régime normal, les dispositions des garanties constitutionnelles auraient opposé un obstacle aux tentatives d'étatisation de l'enseignement. L'article le plus important n'est pas celui qui prévoit « un système démocratique et pluraliste » pour dispenser l'enseignement : les marxistes taxeront toujours d'antidémocratique un système qui ne sera pas le leur. En revanche, celui qui prévoyait que « le personnel enseignant est libre de traiter toute matière selon ses idées, à condition de donner aux élèves les informations nécessaires sur les doctrines et les principes différents » pouvait servir à insuffler quelque oxygène pour une liberté menacée.
Les plus pessimistes des observateurs -- dont j'étais -- ne manquèrent pas de faire remarquer que toutes ces garanties ne vaudraient que dans la mesure où le gouvernement Allende voudrait bien les respecter. Depuis les élections de mars dernier, qui lui accordent un sursis parlementaire de trois ans, le gouvernement a décidé de porter aussi la révolution dans le domaine de l'enseignement.
Cela s'appelle *la Escuela Nacional Unificada* (l'École Nationale Unifiée). Grâce à cette « réforme », l'enseignement chilien doit être « démocratisé ». Le sens de ce mot est diffus et prêterait aux interprétations les plus divergentes si le ministère de l'éducation n'avait pris la peine de préciser son projet :
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« *La démocratisation de l'enseignement, comprise comme une fraction de la démocratisation nationale, atteindra ses dimensions réelles dans la mesure où les travailleurs et le peuple organisé dans son ensemble, prendront sous leur contrôle le pouvoir économico-politique. Le Gouvernement Populaire, par ses réalisations, ouvre aux travailleurs le chemin vers la conquête du pouvoir. Dans ces perspectives, l'éducation sera démocratisée, et transformée en une force qui aidera effectivement le processus révolutionnaire que vit le pays. *»
Pour que nul doute ne subsiste dans l'esprit des Chiliens, le gouvernement vient, en plus, de prolonger les contrats de deux experts Est-Allemands attachés au ministère de l'éducation ; il a motivé cette décision par la parenté existant entre le système en vigueur en Allemagne de l'Est et celui que le gouvernement Allende veut implanter au Chili.
La position de la Hiérarchie catholique devant cette tentative de marxisation de la jeunesse chilienne est, en définitive, moins catastrophique que l'on pourrait le supposer. Bien sûr, il y a, d'un côté, les non-prises de non-position du Cardinal-Archevêque de Santiago, président de la commission épiscopale chilienne, Mgr Raul Silva Henriquez. A la question précise d'un journaliste :
L'Église, Monseigneur, rejette-t-elle ou approuve-t-elle l'Éducation Nationale Unifiée ?
-- J'ai dit clairement (*sic*) que, dans le projet, il y a des choses qui nous paraissent positives et des choses qui nous paraissent négatives, de telle sorte que nous ne le rejetons pas et nous disons : ici, il y a des valeurs et nous demandons que le projet définitif naisse d'un débat de toute la communauté chilienne. C'est elle qui est appelée à fixer les normes de l'éducation des fils du Chili. (...)
-- L'Église, dans la discussion sur la réforme de l'éducation, est-elle avec le gouvernement ou avec l'opposition ?
-- Ni l'un, ni l'autre. Elle est au-dessus des deux. Il convient que l'Église éclaire l'option que doivent se faire les chrétiens. Les chrétiens sont dans les deux groupes que vous indiquez et l'Église voudrait que les deux groupes examinent les grandes valeurs chrétiennes. Nous croyons que cela est possible et c'est pourquoi nous ne voulons prendre aucune position politique concrète partisane. »
Il est évident qu'une telle bouillie à minet ne peut aller bien loin. Heureusement, quelques autres évêques avaient pris position avant que la commission épiscopale ait abordé le sujet.
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Mgr Emilio Tagle Covarrubia, évêque de Valparaiso, avait eu le temps et le courage de faire une déclaration à la presse et de dire que « l'Église n'accepte pas que soit imposée une telle sorte d'éducation ».
De tous côtés, d'ailleurs, les protestations se multiplient. Elles ne semblent pas troubler le moins du monde le ministre de l'Éducation Nationale, qui a tout simplement décidé que la réforme de l'éducation (qui ne serait jamais votée par le parlement) serait appliquée par décret.
##### Le sang de deux enfants
Moins importante certainement sur le plan général, l'affaire de La Reina est peut-être plus exemplaire. De quoi s'agit-il ?
A l'origine, nous trouvons à la fois l'incohérence administrative, la dictature des bureaux, l'incapacité gouvernementale. Le Chili, du seul fait de l'augmentation de sa population, devrait construire chaque année 50.000 logements nouveaux. En raison de la vétusté des habitations, il conviendrait d'en construire 20.000 autres. Cela fait un total de 70 000. En pratique, il s'en construit 15.000. C'est du moins le chiffre officiel pour les années 1971 et 1972, sous le gouvernement de Salvador Allende.
Ne pouvant loger les gens, les autorités ont organisé des « campements de transit » qui constituent, disent les architectes chiliens, « une forme institutionnalisée des bidonvilles ». Et ils ajoutent : « En effet, la solution implique une densité d'habitants supérieure à celle des pires villes misères et bouges. Le manque de services et d'urbanisation les rend inhumains et insalubres, avec la circonstance aggravante qu'au Chili toute solution provisoire tend à se convertir en situation définitive. »
Il est bien évident que ces « campements de transit » ne sont pas implantés n'importe où ; et, puisque la lutte des classes est au programme, on les installe, comme à La Reina, en bordure des zones résidentielles. Qu'il existe un plan d'urbanisation interdisant justement cette implantation, c'est le cadet des soucis des fonctionnaires de la C.O.R.M.U. ou *Corporation de Mejoramiento Urbano* (Corporation d'Amélioration Urbaine).
De tout cela, naquirent des incidents. Le maire de La Reina prévint la police et les carabiniers. Sans résultat. Puis la C.O.R.M.U. décida d'occuper -- illégalement -- d'autres parcelles. Les habitants prirent peur. L'un d'eux, démocrate-chrétien, s'en ouvrit à son parti, et des jeunes démocrates-chrétiens furent envoyés de Santiago, pour « garder » la propriété. Tout était en place pour le drame.
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Vint le jour où les éléments gauchistes appuyés par la C.O.R.M.U., décidèrent de passer à l'action. Comme on savait que le « momio » avait reçu des renforts, on tira d'entrée de jeu. Le résultat : deux garçons tués dans leur lit de camp par les rafales des assaillants. Ils avaient 16 et 17 ans.
Là-dessus, dix députés démocrates-chrétiens décidèrent de porter une « accusation constitutionnelle » contre le préfet de la province de Santiago : Jaime Faivovich. Cela permet de présenter ce personnage, et par là même de mieux comprendre l'action du bon monsieur Allende, ce marxiste de bonne compagnie (*le Monde* dixit).
Le préfet de Santiago -- capitale du Chili et province la plus peuplée de ce pays -- est un membre du *Movimiento de la Izquierda Revolucionaria,* le M.I.R., groupement qui estime le gouvernement Allende trop modéré et éperdument « réformiste ». Il collabora au journal de ce mouvement (*Punto Final*) et se déclara à plusieurs reprises en faveur de la révolution armée.
Dès son arrivée en fonction, il se distingua en faisant arrêter quelques étrangers sous l'accusation de complot économique contre le Chili. Ces gens restèrent de longs mois en prison ; puis, devant l'inexistence des charges, la justice chilienne les rendit à la liberté. Peut-être faut-il voir là l'origine de la hargne de Jaime Faivovich contre les magistrats, des encouragements donnés aux gauchistes manifestant contre la Cour Suprême et des propos qu'il tint alors (pour les démentir ensuite).
Le fait que l'un de ses subordonnés, fonctionnaire de la C.O.R.M.U., ait été inculpé d'homicide dans l'affaire de La Reina ne lui inspirera sans doute pas des sentiments meilleurs. Il ne sera plus préfet de Santiago ; ce sera un point de gagné. Pourtant, dès maintenant, le Parti Socialiste a annoncé que des responsabilités plus importantes lui seraient aussitôt confiées.
##### Mapu contre Mapu
Sans que l'on puisse espérer que les dissensions existant au sein de l'Unité Populaire conduisent à un renversement de la ligne gouvernementale, force est pourtant de constater que tout ne va pas pour le mieux entre les partisans de Salvador Allende, et particulièrement entre les Partis Socialiste et Communiste.
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Disons tout de suite que le M.I.R. a rompu avec l'équipe Allende. Ce mouvement ne représente pratiquement rien si on évalue sa force électorale ou le nombre de ses adhérents. Son importance ne se situe pas à ce niveau. Mouvement révolutionnaire intransigeant, le M.I.R. est la « conscience prolétarienne » des Socialistes. Il existe, et sa seule présence à l'extrême-extrême-gauche de l'éventail politique suffit à donner des remords à ceux des socialistes qui dînent avec les communistes. Tant qu'il a apporté un soutien « critique » au gouvernement Allende, les cas de conscience marxistes léninistes pouvaient se résoudre aisément. Il n'en est plus de même aujourd'hui.
Le signe le plus évident de la discorde entre communistes et socialistes, c'est la crise du Mapu : Le Mapu est encore un de ces mouvements sans beaucoup de troupes qui représente plus un principe qu'une force. Dissidence de gauche des démocrates-chrétiens, le Mapu a vécu d'abord à l'ombre de Jacques Chonchol, -- le premier ministre de l'Agriculture de Salvador Allende -- puis il a continué son lent pèlerinage vers l'extrême-gauche. Chonchol le quitta pour rejoindre la Gauche Chrétienne, autre groupuscule léniniste catholique ; le Mapu, par la force des choses, conserva dans ses rangs un ministre -- dont le rôle évident était de prouver que les chrétiens aussi étaient avec l'Unité Populaire.
Brusquement, le feu a pris dans la cahute. Un Mapu, pro-communiste, s'est emparé, manu militari, des installations du Mapu, tandis que l'autre fraction -- le Mapu pro-socialiste -- conservait le ministre et le ministère. Chacun se proclama le seul et véritable Ma pu, tandis que les grands partis encourageaient chacun le leur. Ce spectacle assez comique risque de se prolonger, Salvador Allende recevant tour à tour les représentants des deux Mapu, et se gardant bien de trancher en faveur de l'un ou de l'autre.
Pendant ce temps, socialistes et communistes continuent de cohabiter au sein du gouvernement. C'est certainement là une situation gênante, mais le monde marxiste a l'habitude de semblables « contubernios ». On en a vu un équivalent -- sur le plan international -- lorsque Soviétiques et Chinois fréquentaient les mêmes conférences et s'excommuniaient par Albanie interposée.
Le Mapu, c'est l'Albanie de la gauche chilienne.
Jean-Marc Dufour.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
JARDIN DES PLANTES (*suite*). Le mois dernier, devant la rocaille du phoque où folâtre une Thétis à cheval sur un gros poisson, je moquais un peu l'espèce de cœlacanthe qui, supposé cracheur d'eau, bâillait toujours à se décrocher les mâchoires de bronze comme si le robinet ne fût pas depuis longtemps fermé. Puis, m'avisant que la bête ne serait là désormais que pour illustrer dans l'airain la fameuse « bouche ouverte », symbole officiel de l'écologie en déroute, j'empoignais ma syrinx pour chanter lugubrement la fin des jets d'eau, l'agonie de nos fontaines et cetera, le couplet, le dada. J'ai perdu ainsi une occasion de me taire.
Comment ai-je pu oublier que non seulement je passe tous les jours devant deux fontaines en activité au carrefour Linné-Cuvier, mais que nous avons coutume, si j'accompagne un gamin à l'école, de nous arrêter un instant pour constater avec joie que l'eau mouille encore et se laisse boire à 1'œil.
Le lecteur serait donc en droit de douter de mes informations s'il n'était prévenu que passer au galop du particulier au général c'est le penchant du chroniqueur léger, toujours ambitieux d'aggraver le débat. Que trois filous et deux crétins viennent à présider un comité de cuistres, pure coïncidence, et nous sonnons déjà le glas de la jeunesse. Qu'un symposium de chiromanciens mitrés proclame sa foi dans l'Homme sans prononcer le nom de Dieu, pure étourderie, et nous crions déjà au triomphe de la Bête. Que le temps de boire un café à la terrasse nous surprenions deux indigènes du quartier se faufilant avec discrétion dans un flux d'afro-asiates, pur hasard de circulation, et nous entonnons le requiem de la race blanche.
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Que nous remarquions au passage une source tarie, une fontaine en panne, incidents fortuits, et c'est tout de suite la sécheresse, le désert, la dessiccation des corps et des âmes. Inductions téméraires, vice du métier, j'en suis bien d'accord et de vénérés prophètes en prédisaient bien d'autres et les sages de Cro-Magnon voyaient aussi l'avenir en noir. Que la fin du monde soit annoncée depuis le commencement, c'est la prudence et la charité, mais à la longue on irait croire à l'éternelle reconduction du bail. Et depuis l'invention de la moulinette, croire au moins que tout cela ne peut finir qu'en beauté. Croyance infiniment justifiée. Il est de foi néanmoins que la fête n'aura pas lieu ici-bas, faute d'ici-bas.
Je n'en reconnais pas moins avoir épilogué prématurément sur un poisson sec et l'ouverture désespérée de sa gueule de bronze. L'amende honorable en sera faite aujourd'hui au bord même des fontaines si fâcheusement omises, et j'emmène les enfants.
Il y en a deux, une petite et une grande. La petite est du genre mural. Je parle évidemment des fontaines. Elle s'appuie à l'épaulement de maçonnerie qui, le long de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, soutient tout le poids du labyrinthe, sa butte artificielle et ses mystères artificieux. Le filet d'eau est soufflé par une figure en demi-bosse qui se détache tout naïvement dans une composition architecturale très riche et très soignée, comme faite exprès pour démontrer le bon goût de la Renaissance, au moins dans les fontaines. Le front de la souffleuse d'eau est triplement couronné de mèches humides bien rangées, d'un diadème et d'un tortil de roseau. Les deux nattes se rejoignent sous la gorge dans une petit nœud papillon. Tout cela est de si bonne tenue que l'arrangement nous paraît modeste. Le profil est un peu grec à mon goût, jamais on n'en vit de pareil aux filles du quartier, mais enfin il s'agit d'une nymphe et toute parisienne qu'elle est on ne lui demande pas le nez mutin. Elle baisse les yeux comme une petite fille attentive à ne pas cracher sur la nappe. Ce mouvement des paupières donne au visage une remarquable douceur, la bouche est arrondie comme pour siffler son petit air de source, et les gouttelettes n'arrêtent pas de lui courir sous le menton. Je me suis demandé si le sculpteur n'avait pas calculé l'inclinaison du visage et le modelé de la lèvre inférieure pour obtenir cet effet baveur, irrésistible invitation aux petits jeux d'eau vive, aspersions, trempettes, éclaboussages et chiquenaudes.
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Cette gloire d'eau douce est un ouvrage de fonderie qui fait honneur au génie municipal du XIX^e^ siècle, direction des eaux, service des nymphes. Elle a été récemment peinte en vert et l'initiative à première vue est un peu regrettable. Je crois bien qu'ils ont choisi ce vert-là pour évoquer les frondaisons naturellement associées à la fraîcheur des sources. Nous avons tous constaté qu'en peinture bâtiment il est difficile d'obtenir un vert qui réponde à l'idée qu'on s'en fait ; mais, qu'importe, cette couleur-là sera toujours assez flatteuse et démagogue pour abuser du citadin obsédé de verdures idylliques. Et depuis nos histoires d'écologie sa prétention est sans borne ; elle assimilerait le carbone. Mais en l'occurrence on n'a peut-être voulu que protéger la fonte et du même coup lui donner couleur du bronze oxydé. C'est le malheur de la fonte que de rouiller et le malheur de la rouille de ne pouvoir exprimer le pathétique abstrait de ses rougeurs sans dévorer le métal. Moyennant quoi le bronze est noble et la fonte vulgaire. Bien sûr que nous souhaitons d'inaltérables chefs-d'œuvre et que les navets de bronze ne se laissent pas oublier. Si les chefs-d'œuvre de fonderie ont l'existence plus fragile et plus courte ils ont au moins l'honorable avantage de se reproduire sans déchoir dans le populaire et le quotidien. Celui-ci est peut-être la copie d'une fontaine Henri II ou florentine ou même une composition originale d'un ancien des Quat'z'arts en cravate lavallière, églantine rouge et pipe en terre, peu importe, c'est un bel ouvrage. Il en fut certainement coulé plusieurs exemplaires dont il serait, j'en ai peur, le dernier survivant. L'eau qu'il débite aujourd'hui est probablement javellisée, à coup sûr bonne à boire, et comment soupçonner que l'onde jaillie d'une bouche si pure soit bacillaire ou simplement croupie. Elle jaillit très mince avec des reflets joliment vrillés. Elle se donne pour être bue sans gobelet dans le creux de la main devant un beau visage qui vous regarde boire en baissant les yeux sur le miroir du bassin. Je n'ai encore vu personne s'arrêter ici pour boire un coup, mais je ne veux croire que la population parisienne soit à ce point dégénérée que jamais quelqu'un ne vienne plus tendre sa main aux dernières fontaines qui coulent encore le jour et la nuit. Je ne traîne plus assez tard dans les rues pour me tenir informé de ses êtres nocturnes. Il m'étonnerait pourtant que cette nymphe-là ne soit pas visitée par les timides ou les précieux qui attendent les heures indues pour retrouver le goût des eaux vives, rince-bouche et deux gorgées en tête à tête et sans témoin.
Le jet se reçoit dans un petit bassin porté sur une console plus richement travaillée qu'une torchère gorgonesque. La base des pilastres est ornée d'un gros poisson en haut relief au sujet duquel je suis interrogé par l'aîné des gamins :
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-- Pourquoi le poisson est debout ?
-- Parce qu'il n'a pas la place de se coucher.
-- Pourquoi il a la tête en bas ?
-- Parce qu'il ne tiendrait pas sur sa queue.
-- Pourquoi il est tordu ?
-- Parce que ça fait plus joli.
-- Pourquoi ?
Zut. La vie est courte et l'art est long à expliquer. C'est un fait que le poisson a la tête en bas, le dos sinueux et la queue bouclée à la manière des dauphins ornementaux. Mais ce n'est pas un dauphin. La mer n'a rien à faire en ce décor ; il ne peut s'agir que d'une brème ou d'un gardon hardiment sophistiqués ou d'une salamandrine têtarde et crêtée en posture héraldique. C'est pourquoi on s'étonnera de voir au tympan de l'arc, au cœur de ce triomphe aquatique et pastoral, une grande coquille essentiellement marine et très saint-jacques. Ces coquilles-là ne se trouvaient pas dans le sable des sources, même au temps d'Hésiode. Un pareil disparate et placardé ainsi dans une composition jusqu'ici parfaitement adéquate au sujet peut surprendre en effet. Que l'artiste, au mépris de la confusion prohibée des genres, ait succombé à la tentation d'un motif trop bien fait pour s'encadrer dans le plein cintre, j'hésite à le croire. Il faut lui prêter de plus hautes raisons. Il est trop averti des symboles pour ignorer la carrière universelle et privilégiée de ce parfait bivalve. Il ne pouvait oublier que cette coquille-là fait non seulement la timbale et l'aumônière du pèlerin, mais qu'au bord du Jourdain c'est elle qui versa l'eau du baptême sur la tête de Jésus. Dès lors il est clair que l'artiste ayant soupçonné dans son travail un peu trop de complaisance aux agréments païens, aura voulu que par l'instrument de la sainte coquille le service des eaux baptisât la nymphe. Elle-même, de sa bouche ronde à peine démoulée, en avait susurré le vœu. Elle a toujours désaltéré les pauvres qui avaient soif et depuis la Samaritaine toutes les donneuses d'eau sont les servantes de Jésus. Il incomberait au curé de Saint-Médard, s'il n'avait tant de mutations à stimuler, de veiller à l'entretien de celle-ci comme c'en était jadis la coutume. Aux Rogations par exemple il s'en irait, discrètement s'il le faut, bénir les fontaines de sa paroisse, et la tournée serait bientôt faite. La nymphe elle-même n'ignore pas que toutes les sources, au moins chez nous et même en république, sont un peu miraculeuses et qu'elles le seront probablement de plus en plus.
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Sur le chemin de l'école deux ou trois petits enfants lui ont déjà maintes fois tendu la main. Ils n'ont réussi qu'à se lécher la paume et s'asperger la figure en appuyant le doigt sur la bouche qui crache. Ils n'en demandent pas davantage et moi non plus car les conditions de l'exercice ne sont pas commodes. Il faut hisser l'un à hauteur du jet pendant que les autres vocifèrent à l'injustice ou s'en vont fouiller dans les ordures. Tout à côté en effet il y a un bac en béton à demi plein de sable pour les besoins de la voirie mais toujours couvert de déchets indistincts et flanqué d'un tas de balayures immondes et sans intérêt. Je ne suis pas un fanatique de l'hygiène. Une grande ville sans cesse récurée, lessivée, aseptique à toute heure, serait propre à faire peur et soupçonner quelque barbarie. J'aime assez les chiens pour tolérer leurs crottes autant qu'elles ne m'obligent pas à marcher en sautillant pour les éviter ou racler ma semelle sur cent mètres de trottoir avant d'écraser la prochaine. Il n'est pas de société sans immondices et d'en avoir quelques-unes sous les yeux ou sous les pieds nous retient dans la modestie de notre condition. Elles retiennent aussi notre attention par la variété de leurs éléments quand elles sont rassemblées en tas. Il n'est pas dégradant de s'attendrir une seconde sur un lambeau de dentelle émergeant des épluchures, ou sur l'image d'un grand chef tel qu'en lui-même dans le marc de café. De nombreux poètes et moralistes ayant disserté sur le motif nous en resterons là pour aujourd'hui. Surtout qu'aujourd'hui les ordures intéressantes se font de plus en plus rares, encombrées qu'elles sont de pacotilles industrielles aussi froides qu'insignifiantes, et monotones qu'indestructibles. Le coup des ordures indestructibles, on n'y avait tout de même pas songé. Quant à chanter le déclin de nos déchets ce n'est pas qu'une facétie d'esthète. Les véritables crocheteurs aujourd'hui recyclés en nostalgie, les biffins voltigeurs de poubelles et fouineurs de décharges vous diraient que de Clovis à Vincent Auriol ils ont eu le métier dans le sang comme les joueurs de dés. Ils vous diraient comment s'est aggravée de jour en jour l'abondante médiocrité de nos rebuts, et comment leur est venu un beau matin cette incroyable répugnance à les manipuler. Pressés de questions ils avoueraient que l'idée même de détritus indestructibles les étreint d'une inquiétude inexprimable.
Il faudra que je provoque un jour M. Léon Bloy au sujet des ordures indestructibles. Je m'en promets des flammes et des abîmes. C'est un voisin, il habite rue Saint Victor à côté de la caisse de Sécurité Sociale, promiscuité qu'il considère comme une des épreuves les plus mystérieuses dont la Providence a bien voulu accabler le plus privilégié de ses pauvres.
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Je le rencontre parfois au Jardin avec son ami Marchenoir qui soi-disant habite rue Buffon, adresse douteuse car ils sont inséparables amis, un domicile suffit. Inséparables à tel point que littéralement et littéralement confondus corps et âmes dans l'infatigable désespoir du mendiant ingrat. Depuis la guerre de 1870 Bloy-Marchenoir attend et appelle jour après jour l'apocalyptique aumône que le divin débiteur des pauvres n'en finit pas de retenir dans sa dextre adorable. Et depuis la traduction du *Pater* il attend l'échéance d'une seconde à l'autre.
La prochaine fois que je le rencontrerai je ne manquerai pas de vous le présenter. Il n'est pas un familier du jardin proprement dit, ne faisant que le traverser pour se rendre à la ménagerie ; pas davantage un enquêteur de la SPA mais un pauvre qui visite les pauvres et il n'a pas de pain à leur donner. Il vient leur parler de son infini respect pour la souffrance de toute créature car la souffrance est une et universellement propitiatoire. Il aimerait faire entendre aux bêtes et spécialement aux féroces la sublime efficacité de leurs ennuis. Si votre tête lui revient nous le suivrons dans sa pastorale sauvage. Il y sera probablement accompagné d'une jeune pauvresse où vous auriez le tort de ne voir que l'ordinaire hippie descendue du Ranelagh. Imaginez-la si vous voulez comme on le fait au livre de poche sous les traits de la femme bleue à mèche noire de Picasso, mais dites-vous que c'est beaucoup demander à la femme pauvre que d'avoir en plus un visage ingrat. Voyez-la plutôt comme la fervente et mystérieuse auxiliaire du confesseur des tigres. En sa présence, il aura le don de caresser le tigre et d'en obtenir un long regard interrogateur. Alors il commencera de parler très doucement pour convaincre l'animal et se convaincre soi-même de la mission théologique des fauves. Quand le tigre ronronnera comme la colombe il vous sera permis de croire que le Saint-Esprit aura pu autoriser cette petite réunion. Et permis aussi bien, rentrant chez vous, d'envoyer un coup de pied au corniaud qui reniflerait vos chaussures ou d'embrocher une dinde pour le repas de famille ; ni leur chagrin ni leur douleur ne seront perdus pour tout le monde si toutes les souffrances font mériter et qu'elles soient pesées en bloc au jour du jugement. Ces propos maladroitement rapportés vous sembleront si puérils qu'à peine hérétiques. Inutile de sourciller d'ailleurs, il ne s'agit que de recherche. Plût au Ciel que nos théologiens pratiquassent la recherche avec la modestie de Léon Bloy, qu'ils allassent fouiller les gouffres de sa plume flamboyante et ne fussent tourmentés que de la seule gloire de Dieu.
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Venons-en à la deuxième fontaine, beaucoup plus grande et moins belle, instructive pourtant. C'est un monument. Au premier coup d'œil et mise à part la fontaine proprement dite, nous lui voyons deux parties principales : en haut la Science en majesté, en bas la grouillante Nature, l'une présidant à l'autre, ça commence bien. Cuvier n'en demandait pas tant. L'ouvrage est de 1840, nous abordons le triomphalisme de basse époque. Il s'adosse au pan coupé d'un modeste immeuble, du XVIII^e^ siècle à vue de nez. Commençons par le haut. Vous savez déjà que la dédicace en bandeau n'annonce pas une statue de Cuvier en redingote ou en académie. Nous évoquerons sa mémoire, son génie et son œuvre dans une composition allégorique dont la figure maîtresse est celle des Sciences Naturelles, en formes féminines et position assise, correctement drapée du giron aux pieds. De la main droite elle tient un article non identifiable mais supposé scientifique ou symbolique. La main gauche est cassée. Il faut dire que tout le monument est effrité, rongé, souvent illisible dans les détails. On s'accorde à dire que la main perdue ne tenait rien mais qu'elle faisait un geste important qui commencerait à nous manquer. Toujours est-il que ce moignon nous invite à vénérer la science de 1840 comme nous le ferions d'une statue de Pline l'Ancien mutilée par les Vandales ou les intempéries. Sa posture n'a rien de pontifiant comme on pourrait le croire mais elle est magistrale comme elle se doit et d'autant plus qu'elle est assise sur un lion. Non pas à l'amazone et les jambes pendantes mais comme sur un pouf car non seulement le lion est couché mais la Science est plutôt géante et lui s'en tient à la grandeur nature. Alors l'aîné des petits :
-- Pourquoi le lion ne mange pas la dame ?
-- Parce que la dame est plus forte que le lion.
-- Pourquoi ?
-- Parce qu'elle est assise dessus.
Cette fois je m'en suis bien tiré. Dans le bas, à sa droite, nichée dans un repli du péplum, une chouette. Elle est sans doute là pour nous rassurer mais j'aimerais mieux la voir perchée sur l'épaule de la Science que tapie dans ses jupes. La symbolique est une science émouvante et grandiose à surveiller de près, par zèle ou malice on lui ferait dire tout ce qu'on veut. Nous savons bien que la chouette se plaît dans l'ombre et fuit la lumière mais ce n'est là qu'une sagesse de chouette.
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Je trouve assez bizarre que Minerve ait choisi ce nyctalope assurément distingué, hiératique, décoratif et tout mais qui a horreur de la lumière. Il faudrait savoir s'il est vraiment sage de renoncer à la lumière du jour pour ne sonder que les ténèbres. J'aime beaucoup la chouette, c'est la fidèle complice de nos chers secrets mais si je dois consacrer mon existence à ululer dans mes mains pour convoquer les amis à la corne du bois par les nuits sans lune, c'est bien dans l'espoir de faire poindre le jour et chanter les alouettes. Ne vouloir écouter que la chouette c'est risquer de ne manger que des rats. Je dois dire que celle-ci est particulièrement disgracieuse, aucune chouette n'a jamais fait pareille grimace, une vraie volaille de sorcière. Elle roule dans ses calots des manigances de ténèbres à faire pleurer les enfants dans les bras de leur mère. Et je m'inquiète un peu pour la Science, là-haut, sur son lion. Et d'autant plus, précisons-le, que tout ce monde-là est rassemblé sur la calotte d'un petit globe terrestre, rappelons-nous que Cuvier est fondateur de la géologie, mais il n'est pas reposant de trôner sur une boule. Même une petite écuyère sur un lion de cirque ne tarderait pas à culbuter.
Il est vrai que l'ensemble ainsi décrit est soutenu et retenu par le parapet en corniche d'un gros socle arrondi comme une tour de flanquement baignant dans l'eau du fossé. Mais la fonction de cette corniche est surtout pédagogique. Elle nous offre un échantillonnage à peu près complet du règne animal à partir du bigorneau jusqu'aux mammifères non compris. Je citerai en désordre mollusque, batraciens, poissons, crustacés, saurien et beaucoup de reptiles pour ficeler ce mélange instable. Ainsi composée la frise est bouclée par un morse et un crocodile grandeur nature. A noter que le crocodile ayant du mal à se caser il tourne la tête comme une épingle à cheveu ce qui est, crocodilement parlant, une aberration anatomique. Dès l'inauguration les hommes de science ont murmuré que la vérité une fois de plus était bafouée par les beaux-arts.
L'impression générale donnée par cette corniche est d'un poudingue zoologique moulé en demi-savarin et dont les éléments squameux, croquants ou agressifs seraient neutralisés par la viscosité de l'excipient. Sculpter pour la mémoire d'un génie encyclopédique sera toujours un casse-tête aussi longtemps que les arts plastiques n'auront pas décidé d'un symbole de la science universelle. On sera donc bien avisé en exigeant de l'artiste une statue en pied du personnage à célébrer. Faute de quoi il en est réduit à faire de son mieux pour traiter en fourre-tout décoratif l'espace qui lui est consenti.
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C'est pourquoi dans sa description détaillée un groupe allégorique peut donner à sourire, même si le narrateur n'a que dédain pour les facilités de ce genre, ce qui est le cas. La facilité honnête serait de poser au départ que toute forme n'est pas tenue de faire figure en tous lieux et circonstances.
La représentation des mammifères est assumée par les consoles de cette corniche. Pour l'honneur de l'embranchement on n'a retenu que des têtes. Il y en a une bonne douzaine. Je dois reconnaître que la tête d'homme, un barbu, occupe le milieu. Il ne s'agit évidemment pas d'un milieu chronologique ou hiérarchique mais honorifique. Les règles de l'art donnent en effet le milieu comme un point esthétiquement et éthiquement privilégié. La tête d'homme est flanquée d'une tête de singe et d'une tête de loup pour des raisons que j'abandonne à votre perspicacité. Le restant de la série m'échappe, elle est très abîmée d'ailleurs, mais j'ai reconnu à l'extrémité gauche une tête de bouc, à la droite une tête de chèvre. Cela peut signifier quelque chose ou rien du tout. Je suis fatigué de satisfaire aux mille pourquoi dont les enfants me harcèlent et j'en viendrais lâchement au parce que suspensif ou tranchant.
Au point où j'en suis de mon enquête ce monument très chargé n'interdit pas formellement une interprétation évolutionniste. Or, quoique Suisse, protestant, fils de pasteur, lauréat de maintes universités allemandes, gagné aux idées de 89 et probablement franc-maçon, Cuvier était résolument fixiste, incontestable champion du fixisme, position louable et, pourrait-on dire, implicitement immuable. Bon gré mal gré nous devons tous voir dans cette monumentale fontaine un hommage au monde créé. Sculpté d'après celui du Jardin des Plantes ce lion-là est bien le même qu'Adam caressait dans son jardin des plantes à l'ombre des mêmes platanes dont le poil à gratter fera l'amusement des gamins aussi longtemps qu'il y aura des espaces verts et des gamins. Pour ce qui est de la science allégorique en formes appétissantes, le séant sur le lion et les pieds sur le globe, reine des intellectuels sur le roi des animaux sur la reine des planètes. Gardons-nous de trahir Cuvier sur la foi des apparences, croyons bien qu'en dépit de sa posture de maîtresse femme la Science est bien ici pour rendre hommage, et non pas recevoir.
Voyons enfin la fontaine proprement dite. C'est le socle et le rempart, on dirait du Vauban, et j'ose dire qu'en fin de compte c'est la partie la mieux réussie, la plus noble et rassurante, à cela près que l'eau est distribuée par trois bouches de trois serpents. Au vu de ce détail le premier mouvement est de recul.
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Faut-il être assez vicieux pour offrir un débouché pareil à des eaux élaborées dans les ciels d'Ile de France et recueillies dans le plus fameux des bassins tertiaires pour entretenir en gaîté les petits chrétiens de Saint-Victor et Saint-Marcel. Imaginez un peu le voyageur, pèlerin des sources, arrivant à la fontaine pour en voir l'eau jaillir de trois gueules d'aspic. Vaut-il mieux mourir de soif que boire à la bouche du serpent s'il faut mourir d'y avoir bu ? C'est ce que nous appelons dans le quartier le dilemme Cuvier-Linné, un dilemme de carrefour. Les enfants baptisés n'y prennent pas garde, avertis que les vilains serpents ne crachent pas de l'eau fraîche et surtout en plein jour. Les adultes y viennent le samedi remplir leur seau de plastique jaune pour laver la bagnole verte. On raconte que la nuit des hippies dévoyés par d'immondes gourous viennent procéder ici à des baptêmes lucifériens et libations hydrophidiennes avec le concours des anacondas du vivarium. Et c'est là pourtant que, sur le chemin de l'école, avant de présenter leurs devoirs à la nymphe, nos petits enfants immunisés par la présence patriarcale s'arrêtent un instant pour se mirer dans l'eau, pêcher quelqu'ordure flottante et s'exercer à boire dans la main au ras des cascadelles sans trop se préoccuper des boas verseurs. Ils répugnent encore à caresser les froides écailles de leurs têtes de bronze. A l'âge de raison ils seront en mesure d'y voir une batterie de trois canons embusqués la gueule ouverte au ras de la muraille. Je leur parlerai de couleuvrines à eau en précisant que leur mâchoire est nette de venin et que, passé l'âge des tirs à boulets en bataille rangée, elles sont affectées à la protection de nos fontaines et que telle est bien leur ultima ratio. Dès leur venue au monde, elles en portent la devise estampillée dans leur bronze aux armes de France. Et les canonniers s'en réjouissent qui viendront boire à leur goule en racontant leurs campagnes.
Mais les enfants ne connaissent pas d'ultima ratio. Ils vont encore s'inquiéter d'une bête qui peut souffler l'eau et le feu. On n'en finirait pas. Et pendant les longues périodes où la fontaine à sec fait la poubelle des berlingots vides, factums PSU, tessons de bouteilles et autres objets de pourquoi, je passerai outre en disant aux gamins que les petites gueules sèches ne s'ouvrent plus que pour exhaler de vilaines pensées.
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Les actualités aigres-douces et la politique amère ont souvent encombré le cours des choses, elles sont faites pour ça. Mais depuis quelque temps je m'aperçois que le Jardin des Plantes et même les environs menacent de les en déloger. Ce retour en force de la bluette ferait soupçonner le chroniqueur de somnolence ou même de neutralisme. Il aurait lieu de s'en inquiéter si la chronique n'était pas suspendue jusqu'en octobre.
Nous mettrons à profit ce congé pour nous ressaisir et remmancher la plume baïonnette. Il y aura du travail. Accumulées entre-temps les forces vives de l'Histoire se déverseront dans le numéro de rentrée. L'Histoire étant réputée fidèle à son cap, les scandales impétueux cavalcaderont dans les chienlits écumeuses, des fumées de mazout sortiront des encensoirs, les jets d'eau se tourneront en nœuds de vipère ou reflueront en deçà de leurs sources et les nymphes cracheront le soufre.
Ou alors le cours des choses aura viré vent arrière en bluette et circonvenu le globe d'une farandole angélique. A ce moment-là je vous annoncerai que les évêques processionnent dans leurs diocèses et que M. Pompidou est parti en tournée mondiale pour déclamer aux nations de toutes couleurs son anthologie de la poésie française accompagné de tous les pipeaux de son gouvernement.
Jacques Perret.
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### Notre édition de Polyeucte
*à la mémoire de Charles Péguy*
par Antoine Barrois
NOTRE ÉDITION de *Polyeucte, martyr, tragédie chrétienne* est publiée, pour célébrer le centième anniversaire de sa naissance, à la mémoire de Charles Péguy.
Nous relevons ainsi, à notre mesure, le projet qu'avait eu Péguy de donner une édition monumentale de Polyeucte, à l'occasion du dixième anniversaire de la fondation des Cahiers de la Quinzaine. Une édition exemplaire parce que ç'aurait été une production de Charles Péguy, éditeur ; un monument de l'art typographique, un exemple d'honnêteté dans le métier. Édition qui ne vit point le jour faute de souscripteurs.
\*\*\*
Cette entreprise est donc fort audacieuse : elle a toutes les audaces que donne la piété. Car nous n'osons relever ce projet que soutenus et guidés par la mémoire que nous avons de Dominique Morin ; de son honnêteté d'ouvrier qui exécute soigneusement le travail à faire.
L'édition du *Polyeucte de Péguy* que nous publions n'est pas une édition de luxe (on sait comme nous détestons cette expression), non plus qu'une édition de bibliophiles.
L'ouvrage dont nous avons donné le bon à tirer pour la Saint Joseph est un travail honnête de tous les jours, quelque chose comme le prototype d'un classique DMM.
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Le format adopté est un peu plus petit que l'in-octavo raisin. C'est un format courant que nous avons amené à une proportion exacte.
La composition a été tombée en machine monotype ; le caractère du texte, garamond de corps neuf interligné un point, est un caractère propre et courant (le nôtre est plutôt bien dessiné). Les titres sont composés à la main pour les gros corps, ce qui se fait habituellement (sauf lorsque l'on a recours à la photocomposition).
Le papier, vélin blanc (dit « pur chiffon » ce qui veut dire très exactement qu'il y a du chiffon -- et même beaucoup -- mais qu'enfin il n'y a pas que du chiffon) est un beau papier des papeteries Lana, mais pas un papier recherché.
C'est dire assez que nous ne nous sommes pas mis dans les conditions de faire un travail extraordinaire. Nous l'avons déjà dit, nous voulons dresser une borne au long de notre chemin. La borne Péguy. Et point faire un monument commémoratif.
Ce que nous aurions voulu, c'eût été de rencontrer quelques conditions économiques favorables, et non pas en tous points étouffantes. Nous aurions voulu faire un tirage point trop facile sur un papier honorable et courant. Nous espérions (follement), il y a un an, que Polyeucte de Péguy pourrait être, comme un des classiques de nos confrères, aux mains d'une classe entière.
Nous espérions trouver un joint. Aujourd'hui nous avons fait nos comptes et nous avons constaté qu'il n'y en avait pas.
Pour tenter de remédier à cet état de choses nous avions établi (pour le même ouvrage présenté de la même façon) trois prix :
-- un prix calculé selon nos règles habituelles au prorata du chiffre de tirage, soit cinq cents exemplaires, qui ont donné quatre cent vingt exemplaires de vente. Ce prix dit prix de vente catalogue est de 75,00 francs.
-- et deux autres prix qui n'ont plus cours depuis la mise en vente. Le premier, plus bas, en application de notre principe général ; pour toutes nos publications, en effet, à l'exception des plaquettes les plus minces, nous proposons, à un moment ou à un autre, des conditions d'acquisition intéressantes. Nous pouvons dire que dans le cas présent, elles l'étaient particulièrement. Le second, plus élevé, pour nous aider à combler le manque à gagner du prix de propagande, et aussi à échapper à l'asphyxie économique.
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Nous prions nos amis, nos clients, ceux qui connaissaient l'Atelier d'Art Graphique de Dominique Morin et ceux qui nous connaissent tout juste, de nous pardonner de les entretenir des conditions économiques de notre métier. Et nous les prions aussi de croire que ça ne nous amuse pas et que nous préférerions de beaucoup ne pas passer notre temps à compter et recompter les sous qui sont ou ne sont pas dans notre porte-monnaie.
Ce que nous demandons c'est que nos amis achètent nos livres, pour soi, pour les prêter, pour les donner et qu'ils les fassent acheter. C'est une aide économique sans mesure de prix que le dévouement d'un ami, acheteur, lecteur des livres que nous publions. On aura beau faire, les hommes ne seront jamais assez riches pour que des mercenaires, aussi efficaces qu'ils soient, aient un rendement économique supérieur à celui de quelques clients dévoués. Nous ne croyons pas que nos liens avec nos clients se limitent à cela, mais nous croyons qu'on méconnaît cette conséquence importante (trop peut-être aujourd'hui) de leur force.
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Enfin il faut que nous arrivions à dire le fait : nous n'étions pas cinquante lors de la mise en vente à nous intéresser à cette affaire du Polyeucte de Péguy. Mais, nous dit-on, pourquoi aviez-vous choisi cette formule énigmatique, étrange, de lancement de votre édition : pourquoi était-il nécessaire de demander à être tenu au courant ? -- Ce qu'il y a, précisément, c'est que nous pensions la chose simple et même limpide. Nous voulions savoir combien nous serions au départ pour bien calculer ce que nous pouvions faire ; jusqu'où nous pouvions aller sans mettre en péril l'équilibre de notre maison. Comme nous n'avons pas mené fort tapage, il s'est trouvé que nous n'avons guère su où nous allions et que les conditions que nous proposons aujourd'hui sont les plus justes que nous ayons pu établir.
De toutes façons, maintenant, notre Polyeucte est publié et nous, qui avons commencé d'y travailler il y a une dizaine de mois, avons le sentiment d'arriver au port, comme entre amis, avec la petite troupe des cinquante qui se sont intéressés à cette affaire depuis le commencement. Donc, c'est fait ; nous mettons en vente notre Polyeucte de Péguy.
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Nous devons dire que nous n'avons pas respecté ce que nous annoncions au mois de janvier en ceci que la mention « à la mémoire de Charles Péguy » au lieu de figurer vis-à-vis du titre en fait partie (on appelle titre la page où figurent habituellement les noms d'auteur(s) et d'éditeur(s), les titre, sous-titre, date, etc.). On voudra bien ne pas nous tenir rigueur d'avoir varié sur ce point. Pour le reste on verra comment nous avons tenté de servir la pièce et de résoudre les difficultés propres à la mise en page d'une tragédie en vers. Nous voyons qu'on ne publie les pièces de théâtre que du point de vue de l'acteur et des jeux de scène ; il nous a semblé que l'on pouvait essayer de faire une édition en vue de la lecture. Il ne s'agit pas de vouloir changer le caractère de l'œuvre ; d'aller raconter qu'une pièce n'est une pièce que jouée au théâtre et que la lecture donne une connaissance d'un autre aspect, étranger au théâtre. Mais nous croyons que cette tragédie est dans le genre poétique aussi profondément qu'elle est dans le genre théâtral. C'est donc cela que nous avons essayé de montrer convenablement : les solutions typographiques nous sont apparues au fur et à mesure que nous avancions dans le « détail de l'organisation de la grandeur » de Polyeucte, martyr.
Nous avions remarqué, à propos de l'établissement du texte, que Péguy aurait procédé en examinant les éditions publiées du vivant de Corneille. Et nous avions expliqué pourquoi nous procèderions plus humblement en collationnant des éditions honorablement connues. Disons aujourd'hui que nous avons choisi, quand cela se présentait, ce qui nous paraissait le plus cornélien, le plus conforme au génie de Corneille. Et que nous n'avons pas conçu une grande estime pour les éditions réputées. Nous, nous sommes seuls, absolument seuls ; mais eux, qui ont d'énormes maisons, ils pourraient peut-être se donner autant de mal que nous.
Et pourtant c'est à nous qu'on viendra dire : « Comment ! cette virgule, là ! Mais non, voyons ! Dans l'exemplaire de l'édition machin, sous cote XYZ à la bibliothèque centrale d'Erehwon, vous savez bien qu'il y a un point. »
Et pas aux autres.
Pour nous, nous rirons : parce que de l'édition machin, nous savons qu'il y a un exemplaire, sous cote XYZ' (Z prime) à la bibliothèque centrale de Jerimadeth, qui porte un point dont on voit très bien qu'il est une virgule cassée. Ça arrive même aux plus forts ces mésaventures. Il est temps de remercier ceux qui nous ont aidé dans notre travail de fabrication proprement dite ; ceux qui ont supporté le travail du matin et du soir sans broncher ;
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et aussi particulièrement notre imprimeur, notre brocheur, et tous ceux qui travaillent avec eux. On ne dira jamais assez ce qu'une bonne et solide imprimerie peut être indispensable à l'exercice du métier d'éditeur. Péguy avait l'imprimerie de M. Ernest Payen, à Suresnes, avec lui ; il y allait, il y écrivait ; il en était, en somme. Ce qui est indispensable, il y avait aussi à Suresnes un prote (c'est le prote qui dirige les travaux en cours) qui surveillait de très près ce qui se faisait. Ajoutons que Péguy, au dire des Tharaud, avait un œil infaillible : Il repérait instantanément une coquille en ouvrant un livre au hasard. Et saluons, bien que nous n'aimions guère ce déguisement, le vieux paysan de la Garonne, M. Jacques Maritain (lui, un paysan, c'est une bonne farce), seul survivant ([^2]), à notre connaissance, de l'équipe qui devait travailler au Polyeucte de la Décennale ; il était affecté, comme M. Bourgeois, à la relecture.
Nous remercions donc tous ceux (certains sont bien cachés) qui nous ont permis de mener à bien notre édition de Polyeucte pendant cette année. A vrai dire nous espérons bien les remercier en recommençant : nous voudrions publier une Bible ; une histoire de France ; nous voudrions y passer des années et peut-être ne faire que les commencer. Nous examinons aussi des projets moins lointains. Mais ça ne va pas vite car nous n'avons guère de temps.
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Depuis que nous avons fondé DOMINIQUE MARTIN MORIN ÉDITEURS, nous avons publié dix titres. Ces dix titres sont venus s'ajouter aux cinq du fonds de l'ATELIER D'ART GRAPHIQUE DOMINIQUE MORIN que nous avons repris. Nous comptons sortir encore quatre ouvrages d'ici l'été. Cela fera, nous les comptons bien, quatorze titres publiés en un peu plus d'une année. Et au total, dix-huit dans notre catalogue. Dix-huit seulement car sur les dix-neuf de l'addition arithmétique il y a une réédition. Notre première réédition : les *Lettres à une mère sur la foi.* Ce fut pour nous une fête que cette première : nous entrions dans le vif du sujet en écrivant sur notre cahier d'enregistrement des bons à tirer : bon à tirer à trois mille exemplaires net de la deuxième édition des *Lettres à une mère sur la foi.* Notre maison continuait de prendre son âge et sa place.
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Si l'on peut dire. Car notre métier se heurte aujourd'hui à une difficulté fondamentale : en tant que métier il n'a plus de place.
Comme sans doute tous les métiers dignes de ce nom, notre métier est un métier charnière. C'est-à-dire qu'il articule des techniques matérielles et des techniques intellectuelles indissociables ; et que l'art de leur usage est le fondement du travail. Il y a de plus un problème spécifique en ceci que, dans l'état actuel des choses, l'auteur, quoiqu'il en croie, n'est le plus souvent pas du tout averti des choses du métier ; et les lecteurs non plus. Disons rapidement que ce qui était au début de ce siècle l'établissement d'un livre (impression, annonce au journal des librairies, hommage de presse, commandes) est devenu une énorme machinerie. Les étapes de cette modification sont marquées par la progression des chiffres, de tous les chiffres. Ce que l'on comptait en mille au temps de Péguy, Grasset voulait qu'on le compte en centaine de mille (ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux Bernard Grasset de lancer des slogans de ce genre -- ils lui sont d'ailleurs revenus dans la figure avec une telle brutalité qu'on le plaint malgré tout) autour des années trente. Aujourd'hui le million d'exemplaires (avec traductions -- et sans doute en mentant) est devenu un argument de vente. Le succès d'un livre est plus important par toutes les opérations qu'il entraîne, du film à la mode vestimentaire, que par le chiffre d'affaires en librairie.
Cet état de choses a pour premier résultat de remplacer toutes les activités du métier d'éditeur par une seule : l'exploitation. Il s'agit de tirer le maximum d'argent, par tous les moyens, de l'ouvrage lancé. La fabrication elle-même -- du papier au brochage -- ne connaît plus d'autres lois que celles du rendement : la constante perte de qualité de l'ensemble de la production vient, d'abord et avant tout, de la nécessité où se sont trouvés les professionnels de faire toujours plus, plus vite et meilleur marché (s'ils s'y sont trouvés, c'est sans doute qu'ils s'y sont mis, qu'ils y sont allés, certains de gaîté de cœur, mais ceci est une autre histoire). Il y a aussi ceux qui font dans le luxe : qu'on ne s'y trompe pas : c'est encore une affaire de rendement d'argent ; la convenance n'y est pour rien : on met un papier très épais pour faire riche, on fourre quatre couleurs parce que nous sommes à la période de la couleur, on fiche un faux cuir doré à la poudre de perlimpinpin pour faire une présentation de bibliothèque, sur n'importe quoi qui se vendra mieux ainsi. Dans ce circuit monstrueux, dans cette corruption professionnelle quasi générale, s'il connaît et aime son fonds, s'il connaît et aime ses auteurs et ses clients, un éditeur peut être un artisan d'amitié irremplaçable :
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d'amitié contemporaine, d'amitié à travers les siècles. Encore faut-il que l'économie des liens qu'il crée soit bien acceptée de tous. La corruption présente ne nous laisse pas de choix : il s'agit nécessairement d'une économie de temps de guerre. On a suffisamment dit, depuis Péguy, que l'étouffement économique serait une arme absolue et silencieuse dans la société moderne -- et la vie quotidienne montre assez bien la progression de cet étouffement -- pour que l'on sache aujourd'hui à quoi s'en tenir. Même ces soi-disant Grands Zéditeurs, ces possesseurs de grands empires, ces colosses de la fortune en édition, ne vont pas si bien que cela. C'est de notre premier patron dans l'édition, M. Henri Casalis, que nous avons appris à réfléchir sur ces questions, il y a une dizaine d'années. C'est de lui que nous avons appris qu'il ne peut y avoir de grandes maisons d'édition que petites ; que l'édition est un métier qui ne supporte pas -- les autres non plus sans doute et ça doit être pour ça qu'il n'y a plus d'hommes de métier (ou si peu) -- le concubinage avec l'argent. Henri Casalis nous a appris que si l'étouffement économique menace les petites entreprises par faillite (ce qui, à la condition qu'elles ne jouent pas aux riches et aux grosses, n'est point imparable), il menace aussi les grandes lorsque l'occupation de tous les dirigeants change de nature en raison de la complexité des problèmes économiques ; et qu'il faut choisir alors : devenir banquier principalement et secondairement exercer l'activité d'éditeur ; ou devenir le partenaire d'un banquier qui vous charge, jusqu'à nouvel avis, d'administrer les capitaux qu'il a bien voulu mettre à votre disposition : pour mieux vous manger mon enfant.
Cet état de choses a pour deuxième résultat d'entraîner la disparition de l'espèce « éditeur ». La première manifestation publique et solennelle de cette tendance à l'autodestruction de l'espèce a deux ans. Elle n'a pas eu lieu n'importe où ni n'importe comment. Ça c'est passé au Cercle des éditeurs, cent dix-sept boulevard St-Germain à Paris, sixième arrondissement, le trente et un mars mil neuf cent soixante et onze, vers onze heures du matin. Ce jour-là, à cette heure-là, les membres du Syndicat des éditeurs, réunis en Assemblée Générale extraordinaire, ont voté la disparition de leur syndicat, par quarante-deux voix contre six (on a décompté également un abstentionniste). Ce n'était pas nécessairement un mal, mais c'en est devenu un aussitôt. Parce que du même coup, ils ont fait naître le Syndicat de l'Édition. Ils ont donné des raisons, il faut le dire.
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L'une c'est que : Édition, c'est une appellation comme Bâtiment ou Métallurgie ; que cela fait sérieux et industriel, ce qui est un grand souci des Zéditeurs ces temps : il faut sortir du stade artisanal. On a un peu envie de leur demander si c'est pour aller au Parc des Princes ou à Colombes (stade). Une autre raison avouée de ce glissement, de ce dérapage dans les catégories socioprofessionnelles de l'Institut National des Statistiques et d'Études Économiques, c'est qu'il permet d'admettre les organismes d'État qui font de l'édition, de les recevoir au Syndicat. Une troisième c'est que le mot se prête mieux à ce que l'on mette n'importe quoi dessous ; ou dessus ; ou dedans ; comme on voudra. Parce que les modernes Zéditeurs font et vendent des tas de choses, y compris des services, dans des conditions qui n'ont que peu de rapport avec celles du métier d'éditeur, ils ont préféré prendre un mot abstrait pour couvrir leurs activités multiformes et impersonnelles. Il y aurait déjà de quoi s'occuper un bon moment avec ces trois raisons données par le compte rendu de l'Assemblée. Mais il y en a une encore, tellement belle celle-là, que nous la donnerons dans son jus. La vraie raison de ce glissement, c'est que les ex-Zéiditeurs, président en tête, ne savent plus ce qu'est le métier d'éditeur ; ce que peut bien être un éditeur. Nous n'exagérons rien : nous avons le texte du compte rendu de l'Assemblée générale et extraordinaire. Le Président Gillon l'a dit : *Il y a de plus en plus de sociétés éditrices et de moins en moins d'* « *éditeurs *»*.*
Nous avons le texte sous les yeux, c'est bien le dernier mot qui est entre guillemets dans le compte rendu et non la présidentielle (et si légèrement française) expression : sociétés éditrices.
On nous permettra de le dire : c'est gai. Oui, c'est bien gai de trouver son métier entre guillemets. D'abord on se demande ce qui se passe, pourquoi ces guillemets, là ; si l'on est mis en pénitence. A l'examen, on est amené à conclure que la présence des guillemets, dans un cas, leur absence dans l'autre ne peut avoir qu'une signification : les ex-Zéditeurs ne veulent plus savoir ce qu'est un éditeur ; et par contre ils savent très bien ce qu'ils veulent mettre sous le couvert de leurs sociétés éditrices, réunies en Syndicat de l'Édition. Nous en prenons bonne note et souhaitons bon vent à la noble corporation des Sociétaires syndiqués de l'édition.
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Entre nous, disons qu'un éditeur est quelqu'un qui prend la charge de rendre publique, à ses risques et périls, la pensée d'un auteur, principalement par l'imprimé ; et aussi, éventuellement, par les moyens dits audio-visuels. Remarquons ensuite, en accord avec le Président des Syndiqués Sociétaires, que les sociétés éditrices n'exercent pas le métier d'éditeur. Les groupes anonymes, constitués de Présidents-Directeurs Généraux, de Directeurs Généraux, de Secrétaires Généraux, de Délégués Généraux, de Services Généraux, sont des organisations. Les organisations n'exercent pas de métier, elles ont une fonction. La fonction de celles qui nous occupent, c'est de produire du papier imprimé en tonnage toujours plus élevé et de le vendre toujours plus vite pour gagner plus d'argent. Après un moment d'ailleurs cette fonction se transforme ; un renversement s'opère ; il s'agit alors de faire tourner l'argent plus vite et mieux en vendant tout ce que l'on peut, en plus du papier imprimé : des heures d'ordinateur, du volume de stockage, des fichiers, etc. La substance de ces établissements, de ces sociétés anonymes, de ces machines, c'est l'argent et leur fonction une manière d'usure.
Au lieu qu'une maison d'édition (la maison d'un éditeur) est le lieu où se tissent et se nouent les liens entre auteurs et lecteurs, entre fabricants et détaillants, entre acheteurs, vendeurs et revendeurs. Ces liens appartiennent à deux ordres différents mais si intimement unis dans l'édition qu'il ne faut jamais les analyser séparément, autrement on tombe dans les systèmes. L'un expliquera tout par les sous, l'autre par les femmes, celui-ci par les francs-maçons, celui-là par les pédérastes, le cinquième par les juifs et le sixième par les grands amis et les petits copains. Ce n'est pas faux d'affirmer la puissance de ces partis, mais c'est très facile et, en réalité, anecdotique. La question est qu'il y a jonction de deux ordres : l'ordre des idées, de l'amitié intellectuelle, et l'ordre des produits, des rapports économiques. Et que cette jonction n'est quasiment plus que friction dans l'état de dissociété où nous sommes ; nous renvoyons là-dessus à M. Marcel De Corte : ce qu'il dit de la dissociété est, selon nous, décisif, appliqué à notre affaire. Disons qu'en tout cas si, à chaque fois, la première et unique émotion d'un éditeur est seulement « ça va se vendre » ou « ça ne va pas se vendre » quand il examine un écrit, ça ne rate pas, il disparaît tôt ou tard comme éditeur. Il se ruine s'il se trompe, et il est transformé, bon gré mal gré, en sociétaire syndiqué s'il réussit. Et la bonne preuve, c'est que du jour où les ex-Zéditeurs n'ont plus eu d'autres soucis que celui-là ils ont abandonné leur nom de métier pour devenir brasseur d'affaires et sociétaire. A l'articulation de l'ordre des idées (de l'amitié intellectuelle) et de l'ordre des produits (des rapports économiques) en ce lieu particulier qu'est une maison d'édition, un éditeur exerce son métier :
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il prend la charge, à ses risques et périls (ce membre de phrase figure dans le premier paragraphe de tous les traités d'édition) de publier, d'imprimer et de vendre les travaux, les productions qui lui paraissent les meilleures. Il tient compte évidemment de ce qu'il peut matériellement faire pour servir son projet ; il se préoccupe naturellement de vendre ce qu'il publie. Autrement on se demande comment il gagnerait son pain : à en croire certains, ce ne peut être qu'en se prélassant sur des paquets de livres soigneusement rangés dans ses hangars. Péguy a parlé longuement de cette question dans un texte resté inédit à sa mort et depuis publié sous le titre : Nous sommes des vaincus ; et il a fait justice de ces élucubrations.
Il se trouve parfois (trop souvent) que ce que l'éditeur peut faire ne convient pas à l'auteur qui s'estime mal traité ; ou pas aux lecteurs qui le manifestent en n'achetant pas. Ça n'est pas si facile. Le commerce des idées n'est pas réglé par des lois aussi simples que le commerce des objets. Alimenter un point de vente (comme disent les directeurs, -- car ils sont tous directeurs commerciaux) en production industrielle de romans pornographico-policiers est un problème analogue à celui d'alimenter un libre-service en plaque de beurre dit d'intervention. C'est un problème de stockage, d'ordinateur, de distribution, de gestion, de facturation, d'argent. Publier le premier roman des Tharaud, lui trouver ses mille premiers lecteurs, c'est une autre affaire. C'est un métier qu'on ne fait que de sa substance comme tous les métiers dignes de ce nom et proprement exercés.
« Si en fait en ce temps de sabotage universel nous avons maintenu la décence et la propreté de la fabrication, de toutes les fabrications, de la fabrication intellectuelle et de la fabrication industrielle, de la plume et de l'encre, de la typographie et de la copie, du papier et de l'œuvre, ce n'est point que nous en ayons ni que nous en ayons jamais eu les moyens, c'est que depuis quinze ans nous travaillons très au-dessus de nos moyens. Nous ne sommes à aucun degré ni en aucun sens des amateurs. Nous sommes dans le sens le plus rigoureux de ce mot, le plus beau de tous, des professionnels. Nous travaillons d'un certain métier, d'un dur métier. Le peu que nous faisons nous ne le faisons point par amusement ni avec notre superflu, mais nous le faisons de notre chair et de notre sang, de notre substance même, et nous exerçons un métier. »
Nous avons déjà cité ces lignes ([^3]) de Péguy mais nous ne nous lasserons pas de les recopier et de les faire lire. Il faut bien puisque personne (ou presque) n'a cru qu'elles étaient vraies.
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« Nous vivons en un temps si barbare que l'on confond le luxe avec la propreté. Quand un ouvrier essaye de travailler proprement, on l'inculpe de luxe. Et comme dans le même temps et de l'autre part le luxe et la richesse travaillent toujours salement, il n'y a plus littéralement aucun joint par où la culture puisse ni se maintenir, ni essayer seulement de se réintroduire, ni seulement se défendre. Par où elle puisse passer.
« Ceux qui n'ont pas d'argent font de la saleté sous le nom de sabotage ; et ceux qui ont de l'argent font de la saleté, une autre et contre saleté, sous le nom de luxe. Et ainsi la culture n'a plus aucun joint ; où passer. Il n'y a plus cette merveilleuse rencontre de toutes les anciennes sociétés, où celui qui produisait et celui qui achetait aimaient également et connaissaient la culture.
« C'est comme si l'on concluait, de ce qu'un statuaire travaille dans le marbre, qu'évidemment c'est un homme très riche, puisqu'il travaille dans le marbre, et que le marbre est très cher. C'est ici le plus odieux raisonnement moderne, le contresens injurieux de la barbarie et de l'amateurisme. C'est le contraire. Si un statuaire est pauvre, et s'il faut qu'il achète son marbre, il tombe irrévocablement dans des misères sans fin. Il s'enfonce, il descend dans des misères descendantes sans fin ».
Lorsque nous citions Péguy ces jours-là nous ne savions pas à quel point nous avions raison. Dominique Morin malade fabriquait et mettait en vente, en quelques mois, le *Catéchisme de la famille chrétienne,* le *Chemin de la Croix,* le *Saint Louis.*
« Nous vivons en un temps si barbare que quand on voit des hommes imprimer des textes propres sur un papier propre avec une encre propre, tout le monde se récrie : *Faut-il qu'ils aient du temps à perdre ! Et de l'argent !* Nous n'avons pas de temps, nous n'avons plus d'ardent. Nous n'avons que notre vie à perdre. Nous avons failli la perdre ; et nous sommes exposés à recommencer. »
Lorsque, ces jours-là, Dominique Morin est mort, nous avions appris que Péguy avait raison, absolument.
Et encore, nous avions commencé à comprendre ce qu'était *Itinéraires* pour Jean Madiran. Que c'était comme la maison dont parle Saint-Exupéry, à laquelle on est irrévocablement attaché par tous les sacrifices que l'on a faits, que l'on fait, pour la maintenir debout, la réparer, l'améliorer.
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Nous avions appris un peu sérieusement qu'il n'est de fondation qui vaille que celle où l'on s'engage tout entier.
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Ces notes, rédigées à l'occasion de la publication de notre Polyeucte, constituent en quelque sorte la chronique de la fondation de notre maison. Nous les compléterons en citant deux documents. Le premier c'est le dernier catalogue de Dominique Morin :
*A chaque jour suffit sa peine, son cantique*
*et sa demi-lumière.*
S. François de Sales.
La lecture, par Louis Aguettant.
Weygand soldat chrétien, par l'Amiral Auphan.
L'esprit de pauvreté, par André Charlier.
Lettre au Général de Gaulle, par Marcel Clément (à demander à l'Homme Nouveau).
L'école des Rois, par Jules Lemaître.
Pius Maurras, par Jean Madiran.
La vocation de la France, suivi de : Jeanne et la Cathédrale, textes de Pie XII (épuisé).
La véritable histoire de France, par Henri Pourrat.
Le médecin de Cucugnan, par Joseph Roumanille.
Le Noël de la fidélité, par Xavier Vallat.
Lettres aux Capitaines, par André Charlier (Éd. du Phoque).
L'Histoire Sainte, par Albert Gérard (Éd. du Phoque).
Le Bestiaire (Éd. du Phoque).
Qu'est-ce que la culture ? par Marie-Claire Gousseau (à demander au C.L.C.).
Rappel. -- Différentes raisons de métier nous ont conduits à ne pas reprendre ces titres qui figuraient au catalogue de l'Atelier d'Art Graphique de Dominique Morin, Mais, nous le répétons, on peut toujours se renseigner auprès de nous pour savoir s'il est encore possible de se les procurer et dans quelles conditions. Par contre, nous avons repris les cinq ouvrages ci-dessous cités :
Catéchisme de la famille chrétienne, par le Père Emmanuel.
Catéchisme des plus petits enfants, par le Père Emmanuel.
Lettres à une Mère sur la foi, par le Père Emmanuel.
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Le Chemin de Croix, par Henri Charlier.
Le chant grégorien, par Henri Charlier et André Charlier.
Comme dans notre part de l'héritage de Dominique Morin, il y avait son nom de métier, c'est sous le nom de « Dominique Martin Morin, éditeurs » que nous avons repris ces titres et fondé notre maison.
Notre second document c'est l'annonce que Jean Madiran fit dans *Itinéraires* (n° 160 de février 1972) à la rubrique « Annonces et rappels » :
*Une fondation : DMM, éditeurs.*
Il y eut Martin Morin, mort en 1514. Il y eut, « sous la marque de Martin Morin » l'Atelier d'art graphique de notre ami Dominique Ilorin, mort le 22 mai 1970.
Il y a maintenant, fondée par Antoine Barrois pour maintenir et honorer cette mémoire par des œuvres d'édition qui en soient dignes, la maison Dominique Martin Morin Éditeurs.
Sur Martin Morin, sur l'Atelier d'art graphique et sur Dominique Morin, on peut se reporter aux pages 289-290 de notre numéro 113 ; à la page 9 de notre numéro 145 ; aux pages 17-25 de notre numéro 143.
Jean Madiran présente ensuite nos premières activités et cite les lignes de Péguy que nous avons données plus haut.
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Notre dessein est donc de publier des textes propres imprimés sur un papier propre avec une encre propre ; de produire honnêtement des livres de tous les jours : nous n'en avions point d'autre en mettant en chantier cette édition « A la mémoire de Charles Péguy » de POLYEUCTE, MARTYR, *tragédie chrétienne,* par Pierre Corneille. 68 pages, 16 24, deux couleurs, couverture rempliée. Prix de vente : 75,00 F.
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Bien entendu, la production d'un document prouvant l'enregistrement d'une souscription à 1'Édition de la Décennale des Cahiers, vaut pour l'acquisition, sans aucun frais, d'un exemplaire de notre édition.
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« § 26. -- Quand nous ferons notre *Polyeucte* (vous n'avez jamais douté que nous le ferons), ce sera peut-être le temps non point d'essayer de donner une idée de la grandeur de Corneille, mais de se proposer d'entrer un peu dans le détail de l'organisation de cette grandeur. » (Victor Marie, comte Hugo. Solvuntur objecta. 1^er^ cahier de la 12^e^ série. 23 octobre 1910.)
Antoine Barrois.
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### Une conséquence pas du tout négligeable
par Hugues Kéraly
On nous a justement fait grief, à propos de l'article consacré aux *Hérésies biologiques du transformisme* ([^4]), d'avoir omis de signaler au lecteur cette conséquence très actuelle -- et pas du tout négligeable -- qui résulte elle aussi des découvertes de la biologie moléculaire : l'avortement est un CRIME, quel que soit le moment où il intervient, et quelles que soient par conséquent les décisions attendues (?) à ce sujet de nos législateurs. Cela, non seulement en vertu des grandes certitudes morales et spirituelles que le sens commun, le cœur ou la raison dictent depuis toujours aux hommes de « bonne volonté », certitudes qui d'ailleurs devraient bien leur suffire aujourd'hui, mais en vertu des progrès (en outre les plus récents) de l'embryologie elle-même.
Scientifiquement, le « problème » en effet se résout à cette terrible alternative : ou bien l'embryon, c'est-à-dire l'œuf fécondé puis nidifié, et a fortiori le fœtus qu'il devient au soixantième jour, est *un homme biologiquement constitué,* et il faut alors proclamer partout, fût-on athée, que tout avortement constitue un assassinat « médical », un homicide au sens plein du terme ; affirmer bien haut que toute disposition tendant même sous réserve à le légaliser doit être tenue pour illégitime en droit comme en fait. Ou bien les biologistes et les médecins s'accordent à fixer l'apparition de l'homme vraiment homme à la naissance, et dans ce cas il ne subsiste plus *aucune* raison (autre que démographique) pour limiter l'usage des méthodes abortives à quelques cas dits « thérapeutiques » ou « sociaux »...
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Faute de connaissances suffisantes, des hommes de science et de loi se sont longtemps disputés là-dessus : dans leur optique, et par ignorance seulement, la question il est vrai pouvait se poser. Mais une telle ignorance aujourd'hui n'a plus droit de cité, ce qui supprime en même temps la question.
Comment en faire abstraction ? L'embryologie existe. La biochimie contemporaine vient même de lui fournir un moyen de développement unique, décisif tournant dans l'histoire de cette vieille science : la découverte des mécanismes de reproduction, d'assimilation et de régulation moléculaires, et des acides qui « informent » dans le détail cette formidable activité, ou lui servent de support (A.D.N. et A.R.N.). Il suit de là que les principes constitutifs de toute vie peuvent et doivent être décelés au niveau des éléments *ultimes* de l'être animé, c'est-à-dire de l'organisation interne (microscopique) de ses molécules. En commençant bien évidemment par cette molécule originelle, ou première, qu'on appelle l' « œuf » (l'ovule fécondé) ; sous forme d'instructions codées, celle-ci contient en effet TOUTE l'information nécessaire -- quelques milliards de lettres, si l'on veut une comparaison -- pour que se déploie cette admirable synthèse d'une structure spécifique et de caractères individuels qu'est chacun d'entre nous... N'a-t-on pas assez insisté, ces dernières années, sur l'importance jusqu'alors insoupçonnée de tous les événements de la *vie* prénatale, pour l'avenir physique aussi bien que psychique de l'enfant ?
Contre bien des apparences donc, même « scientifiques » (mais cette Science est dépassée), c'est une personne humaine intégralement constituée que contient l'œuf, et ce dès la première seconde qui suit la fécondation. « Oui, explique le Professeur Lejeune ([^5]), il existe un critère pour *dater* avec précision la première apparition de la vie, et qui est absolument certain : il correspond à la première synthèse des molécules codées qui reproduisent l'information contenue à la fois dans le spermatozoïde et dans l'ovule. » Voilà qui semble parfaitement intelligible, et clair quant à ses conséquences pratiques, qu'on soit juriste ou médecin, électeur ou député, curé ou journaliste, croyant ou athée.
« Une loi qui autorise le meurtre d'un enfant dans le sein de sa mère est la plus barbare de toutes les lois. Car l'homme, *à ce stade de sa vie,* est le plus démuni de tous les hommes, celui qui ne peut ni se défendre, ni accuser, ni même pleurer pour attendrir son bourreau.
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Jamais les fœtus ne signeront de pétitions collectives, jamais ils ne formeront un syndicat, jamais ils ne manifesteront en brandissant des pancartes devant le ministère de la Justice. S'ils peuvent arriver jusqu'à la vie sociale, *visible,* c'est par l'amour d'une mère attentive, c'est par les soins patients d'un médecin, c'est par une reconnaissance collective de leurs droits. A partir du moment où le médecin, le législateur et la mère elle-mémé conspirent pour décréter la mort de cet enfant, et même simplement lui refusent le droit inconditionnel à la vie, la société a fait demi-tour : elle s'abandonne au poids de la barbarie. »
Nous terminerons sur ce passage du livre consacré au crime d'avortement ([^6]) par MM. Hubert Saget, docteur en médecine, et Ivan Gobry, professeur de philosophie le premier pour la partie scientifique et le second pour la partie morale, mais sans qu'il en nuise à l'unité. C'est le moment ou jamais de lire et faire connaître autour de soi, spécialement auprès de ceux que leur désarmement intellectuel et moral ivre malgré eux à la propagande, cet ouvrage décisif, dont nous ne pouvions fixer ici que les conclusions essentielles.
Hugues Kéraly.
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### Jean du Plessis de Grenédan
par André Guès
Le 21 décembre 1923 -- il y aura cinquante ans à Noël prochain -- un grand dirigeable, le *Dixmude*, tombait foudroyé au large des côtes de Sicile... A bord, un commandant que sa foi, son intelligence des choses et des hommes, sa tranquille bravoure avaient déjà signalé aux meilleurs de ses contemporains. André Guès rend ici, à l'occasion du cinquantenaire de sa disparition, l'hommage dû à l'officier, au catholique, au héros.
H. K.
« *Il y avait aux environs des bergers qui passaient la nuit aux champs, veillant à la garde de leurs troupeaux. Tout à coup *», au-delà de la côte dans la direction de Pantellaria, ils virent naître, dans le ciel déchiqueté de lune et de nuages, une immense lueur bientôt fractionnée en masses incandescentes qui s'abîmèrent dans les flots. La nuit se refit, plus noire après cet éblouissement. Cinq jours plus tard, des pêcheurs qui avaient jusque là travaillé sans rien prendre, jetèrent à nouveau leur filet : cette fois, ils ramenèrent un pauvre noyé. C'est ainsi qu'en Sicile des bergers de Misilfurmi virent foudroyer le *Dixmude* et que des pêcheurs de Sciacca trouvèrent le corps disloqué de son commandant.
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Le lieutenant de vaisseau Jean du Plessis de Grenédan était digne par la foi, les vertus, les travaux et les peines que l'on nimbe de références évangéliques, venues si naturellement sous la plume, le récit de la manière dont son âme naquit à l'éternité et dont son corps fut merveilleusement retrouvé dans des eaux étrangères afin d'être remis à la terre de son pays. Pour confirmer cette insigne dignité, le Ciel prit même le soin de faire précéder et accompagner ces événements d'interventions directes auprès de parents et d'autres personnes qui ne le connaissaient pas : des intersignes qui n'ont rien de superstitieux, tant s'en faut ; du surnaturel qui, en somme, n'a rien que de naturel quand il s'agit de celui que le Père Pègues et Mgr Guillibert, entre autres, ont écrit et dit publiquement être un saint à mettre sur les autels et à prier. Un jeune clerc qui portait pour la première fois la soutane se rappelle encore à près d'un demi-siècle ces mots de l'évêque : « *En présence de la dépouille mortelle du Commandant du Plessis de Grenédan, est-ce un deuil que nous célébrons, et n'est-ce pas plutôt une apothéose ? Ce cercueil gisant sur ces dalles, je le voudrais sur l'autel avec les reliques des saints.* »
Nul doute qu'en l'appelant au moment qu'Il l'a fait, le Seigneur lui épargna une nouvelle épreuve qui l'eût déchiré : je la dirai plus bas. C'en était assez dans une vie si courte, trente et un ans, pour lui valoir la vie éternelle, et à l'équipage de ses *fidèles,* je dirai aussi comme ils le furent, pour qui valurent ses mérites. De ceux que l'on a pu savoir, je date le début à sa sortie de l'école d'application, ce qu'est aujourd'hui la *Jeanne d'Arc,* au moment, fin septembre 1912, où il reçoit son galon d'enseigne, le premier, le plus beau de tous et celui qui dure le moins longtemps. Et puis il va embarquer pour sa première campagne : quelle joie à vingt ans... Et quoi encore ? Ceci : il aime et il est aimé. Tous les bonheurs... Non pas : il ne lui fut pas permis de demander la main de la jeune fille. Histoire banale pour tant d'autres et qui est le contraire à la mesure des exceptionnelles qualités d'âme et de cœur du garçon : il ne s'était pas engagé à la légère, ni à demi, et non plus à qui n'en eût pas été digne. Alors l'épreuve est cruelle et longue.
Embarquant quelques jours après le drame pour la lumière de l'orient méditerranéen sur le *Bruix,* il lui semble au contraire s'enfoncer dans la nuit, seul et désemparé. Mais nulle révolte, nulle amertume même contre qui que ce soit -- ses lettres affectueuses à ses parents en témoignent --, surtout nul romantisme : il ne se complaît pas dans sa douleur, ne l'étale pas aux yeux de tous comme d'un admirable spectacle et ne remet en cause aucune de ses fidélités car il ne fait pas de son cœur la mesure de toutes choses. Nous autres Provençaux trouvons dans nos annales l'exemple d'un semblable équilibre notre Aubanel.
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A Jean du Plessis il reste en effet ses lectures et ses travaux personnels : il apprend l'italien et le grec moderne, utiles aux escales, traduit Platon, poétise, car ce technicien que l'on verra résoudre les problèmes les plus difficiles du matériel et de la navigation des grands dirigeables rigides sur un ballon complètement inconnu de lui, se plaît aux *lettres qui rendent plus homme.* Il a son métier, qu'il aime et qui ajoute aux joies de son esprit. Et puis il y a ses marins, qu'il aime aussi et qui le lui rendent au point d'en être, par leurs manifestations, gênants auprès des tiers pour son humilité et sa discrétion. Enfin et par-dessus tout, il a sa foi : celle d'un saint. Elle est telle que les mots manquent à la plume infirme. Il faut se contenter d'en marquer quelques signes.
A dix-sept ans, pendant les vacances qui précèdent son entrée à Navale, une retraite à l'abbaye cistercienne de Bellefontaine, en Vendée militaire près de Beaupréau, où il reçoit « *tant de grâces *»*,* dont celle d'entendre beaucoup de belle musique, car il est en outre musicien. A vingt ans, sur le *Bruix,* ses lectures religieuses, qui sont surtout la Bible et Bossuet : il s'imprègne de celui-ci pour être vainqueur dans les discussions de carré, car le respect humain n'est pas son défaut. Il découvre saint François de Sales dont l'*Introduction à la vie dévote* est pour lui, lentement, le « *volume sauveur *»*,* écrit son père (*La* vie *héroïque...* Plon 1924). Selon le double effet « *de l'*ÉPREUVE QUI DÉFINIT *et du* SACRIFICE QUI RÉGÉNÈRE » (Charles Maurras : *Quatre nuits de Provence,* Flammarion 1930 -- j'ai respecté la typographie), sa foi fit du sacrifice et de l'épreuve imposés à son cœur de chair une ascension d'âme. « *Je suis de la race du ciel *»*,* écrit-il en traduisant l'Orphique grec, et le sens chrétien qu'il lui donne eût enchanté Barrès et le Père Festugière. Mais c'est une race où l'on ne naît point, où l'on entre avec effort et pour transiter : « *Du ciel où il était il s'est élevé plus haut encore *»*,* écrira dix ans plus tard un enfant de Sciacca.
Voici la guerre. Escortes fastidieuses sur le vieux *Bruix,* sans autre événement pour rompre cette monotonie que de participer au réglage des grosses pièces sur Gribi et Campo, du 10 au 15 octobre 1914, en appui des opérations anglaises au Cameroun. La fin de l'escadre allemande des croiseurs, à la bataille des îles Falkland (8 décembre), amène une redistribution des forces navales et le *Bruix* revient en Méditerranée. En mai 1916, du Plessis embarque sur le contre-torpilleur *Hussard.* Il n'y reste guère, atteint d'un mal au diagnostic incertain qui le met aux portes de la mort.
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C'est la deuxième fois : déjà pendant la croisière de l'École d'application, il a failli mourir d'une pneumonie. Remis, il embarque en août sur le cuirassé *Suffren.* Un mois après le voici à Castellorizo, minuscule caillou occupé par les Alliés à mi-portée des canons de campagne turcs de la côte de Lycie, un poste pour lequel rien ne le qualifie. Il a ainsi échappé à la mort une troisième fois, car le *Suffren,* torpillé à la fin de l'année dans l'Atlantique par un sous-marin, disparaît corps et biens. Très frappé, il se demande ce que Dieu a voulu faire de lui en l'épargnant ainsi.
La réponse, encore mystérieuse, vient le 19 février 1917 : sans l'avoir demandé, il est désigné pour suivre à Saint-Cyr l'École le stage de formation au pilotage des ballons dirigeables, et doit rallier la France de toute urgence. Mutation stupéfiante, puisqu'il y avait plus de candidats que de places, et qui orientera doublement la vie de Jean du Plessis, car son séjour dans la région de Versailles décidera de son mariage, célébré le 28 novembre 1917.
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Les dirigeables de l'aéronautique navale étaient de petits ballons souples de 70 mètres de long, 7.000 mètres cubes, couleur bouton d'or, dont la forme sans armature était maintenue principalement par la pression de l'air fournie à un ballonnet intérieur par une ventilation branchée sur une des deux hélices, secondairement par une curieuse forme, en coupe, à trois lobes. De véritables bulles d'hydrogène d'un emploi assez risqué sur la côte de Provence où le mistral naît vite et force souvent jusqu'à dépasser la vitesse du ballon -- 80 km / heure tout au plus -- et avec des rafales dangereuses à l'atterrissage. Les prévisions météo étant alors rudimentaires, c'était au commandant de bord de prendre, au vu de la mer et du ciel, de promptes décisions avant qu'il soit trop tard et que la vitesse du vent dépasse celle du ballon dès lors emporté Dieu sait où.
C'est là que du Plessis a son premier commandement aérien, celui de l'*A.T. 2* (ballon n° 2 construit par la maison Astra-Torrès), sur la nouvelle petite base d'Aubagne que la nationale 8 traversait alors, dans la cuvette cernée par les collines entre Marseille et Toulon, et dont il reste le hangar. Il y arrive en octobre 1917 et moins d'un mois après sauve son ballon du naufrage dans une belle mistralade.
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Escortant un convoi au large contre les sous-marins, et ne devant rentrer qu'à la nuit, à 15 heures il voit naître le mistral et, sagement, prend la décision grave d'abandonner sa mission pour regagner sa base. Mais voici qu'au cap Bénat (le Lavandou), le vent a forcé et le ballon fait du « sur place ». Décision nouvelle : rejoindre la base de Saint-Raphaël. A la verticale de Saint-Tropez, le vent a tourné au nord-ouest en forçant encore, et c'est à pleins moteurs que du Plessis pose son ballon dans les rafales et l'obscurité, l'équipe de marins qui le hale au sol ayant même été obligée d'entrer dans l'eau pour aller au-devant de lui. Ce n'est pas fini : une fois le ballon à terre, il faut le dégonfler pour éviter l'écrasement. Son commandant peut être fier : par ses justes décisions prises à temps, il l'a sauvé, et des vies humaines avec lui, car s'il n'avait pas atteint Saint-Raphaël grâce à ses deux déroutements, c'était immanquablement le naufrage en mer.
Après son mariage, du Plessis est le 8 décembre à Lourdes avec sa femme, puis reprend sa vie d'aérostier. Vie trépidante : sous son impulsion, par l'émulation qu'il provoque, les deux A.T. d'Aubagne rivalisent malgré l'hiver en nombre de sorties et en heures de vol. Le 12 mars 1918, il sauve son *A.T. 2* une deuxième fois. Après avoir sauvé aussi, en le faisant dérouter, un vapeur qui allait s'engager dans un champ de mines, il trouve le chemin du retour barré par des orages, va se poser à Perpignan, campe la nuit dans les rafales qui menacent sans cesse d'écraser le ballon, repart le lendemain dans la pluie, et regagne Aubagne. Ses qualités qui éclatent aux yeux de tous et l'expérience aéronautique qu'il acquiert le désignent pour de plus importantes unités : la victoire en fera l'occasion. En attendant, il est envoyé au centre de Cuers-Pierre-feu. Triste emploi, sans activité aérienne, sur une base en construction destinée à recevoir les grands dirigeables rigides que la France va fabriquer, et qui ne verront jamais le jour.
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Mais voici la victoire, et du Plessis est choisi le 11 juin 1920 pour prendre le commandement du « zeppelin » *L. 72* que l'Allemagne doit livrer à la France en exécution du traité de Versailles et baptisé *Dixmude,* du nom de cette ville de la Flandre belge où la brigade des fusiliers-marins s'est couverte de gloire en 1914. Il se rend donc à Friedrichsaffen, maison-mère des zeppelins, et est à bord quand un équipage allemand conduit le ballon à Maubeuge le 13, juillet, puis s'en va. S'en va en disant : « *Vous n'arriverez pas à Cuers, vous vous casserez la figure. *» Et pour le bien marquer, les Teutons prévenants ont peint ici et là sur l'ossature des têtes de morts que l'équipage français découvre.
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C'est qu'un rigide de 68.500 mètres cubes, 216 mètres de long et 6 moteurs ne se manie pas comme les petits ballons souples que du Plessis avait connus jusque là, et son équipage n'en sait pas plus que lui sur l'énorme machine, et combien délicate. Il y a entre les deux le même volume de différences qu'entre un dériveur et un trois-mâts, et ces différences se manifestent en l'air où une faute de pilotage ne pardonne pas, où la décision devant l'incident, la panne, l'imprévu doit être prompte, ce qui suppose précisément une parfaite connaissance du matériel. Un exemple : dans certaines circonstances, un ballon allongé, comme est le *Dixmude* se met à piquer du nez et à descendre, même avec les gouvernes à bloc pour monter. La manœuvre pour le faire remonter consiste à *l'alourdir* au contraire en soupapant de l'hydrogène, et du Plessis la découvrira par la réflexion et le calcul pour l'exécuter un jour, paisiblement, à l'effroi de son second et des barreurs qui le croient devenu fou et que le ballon va aller s'écraser.
L'ignorance où le commandant et l'équipage sont du navire aérien justifiait donc à elle seule la funèbre prédiction des aérostiers allemands. Mais ils en ont encore ajouté, comme on va le voir. Il faut vider promptement, et de toute manière avant la mauvaise saison, le hangar de Maubeuge qui doit recevoir prochainement le deuxième rigide à livrer par l'Allemagne, destiné à l'armée de terre. Un mois de travail acharné, jour et nuit, pour connaître le matériel, mais sommairement et sans rien démonter puisqu'on doit repartir, et le 11 août à 5 heures 30, du Plessis ordonne le lâchez-tout. Fixé sur le bordé de la nacelle avant où il commande, il y a un fanion timbré du Sacré-Cœur : c'est celui du bataillon que son père a commandé pendant la guerre au 265^e^ régiment d'infanterie.
A 18 heures 30, après un voyage sans histoire, du Pessis place son *Dixmude* au-dessus de la rade d'Hyères pour entreprendre les manœuvres d'atterrissage. De 1.000 mètres, il amène le ballon en descente dynamique, « sur les barres », à 500 mètres au-dessus de l'entrée du terrain, puis commence à soupaper avec doigté, lâchant de l'hydrogène pour s'alourdir et se mettre aux mains de l'équipe de manœuvre qui le hâlera au sol. Or le ballon remonte de lui-même à 1.000 mètres en dépit des soupapages répétés dont chacun doit l'alourdir de 750 kilos : le *Dixmude* ne veut pas descendre. On dirait d'un cheval qui se dérobe sur l'obstacle, monté par un cavalier obstiné, mais novice.
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Deux fois, à nuit faite, du Plessis recommence calmement toute la manœuvre après une nouvelle présentation a 1.000 mètres, sans plus de succès. Il se passe quelque chose que personne à bord ne comprend. A 22 heures 30, le commandant renonce, visiblement à bout de forces et de nerfs après ce mois de travail forcené, la tension d'esprit de ce voyage -- « vous *vous casserez la figure *» *--* et de ces quatre heures de manœuvres dont l'échec est incompréhensible. Calme des vieilles troupes et du chef : du Plessis donne ses ordres pour la nuit -- prévenir Cuers qu'il remet l'atterrissage au lendemain matin, croiser entre Toulon et Giens, le réveiller à 4 heures --, s'étend et s'endort comme un plomb sur le sol même de la nacelle contre le moteur qui vibre et pétarade. Au réveil, il comprend tout de suite ce qui s'est passé la veille et envoie visiter les soupapes : c'est bien ça, elles décollent à peine de leurs sièges. Les Allemands les ont soigneusement réglées pour qu'elles fonctionnent correctement au sol, ce qui a été vérifié avant le départ de Maubeuge, sachant bien, eux, *ce que les Français ignorent :* il se produit en vol des déformations de l'énorme carcasse qui, si faibles soient-elles, ont tôt fait de dérégler les mécanismes précis des commandes à distance. De quoi se casser la figure, en effet, comme les gentils Teutons ont eu l'amabilité de prévenir tant verbalement que par écrit. Maintenant que l'on sait de quoi il s'agit, tout est aisé, il n'est que avoir de la patience. Et de fait, en reprenant la manœuvre de la veille, il faut soupaper pendant vingt minutes d'affilée pour obtenir le résultat qu'on aurait dû avoir en vingt secondes, de quoi alourdir le ballon de trente tonnes avec des soupapes correctement réglées... Messe d'action de grâce à l'égalise de Cuers.
Trois ans vont s'écouler avant que le *Dixmude* prenne l'air à nouveau. Trois ans abominables que du Plessis passe à lutter avec acharnement pour sauver son vaisseau aérien d'une indifférence du commandement qui ne peut que le vouer à la ferraille comme il est arrivé au zeppelin de l'armée de terre, au milieu de difficultés techniques inouïes nées de l'ignorance où il est d'un matériel délicat tout à fait inconnu de l'industrie française, alors que pendant des mois sa femme se bat, elle, contre la mort. Il s'acharne alors qu'il pourrait, sans que nul n'ait rien à lui reprocher, laisser simplement jouer les règlements qui veulent qu'après quatre ans de séjour dans l'aéronavale, l'officier revienne au service général, ce qui lui ferait abandonner la partie en février 1921, et qu'un commandement dure deux ans, ce qui lui ferait quitter le *Dixmude* en juin 1922. Il demande au contraire et obtient de rester, comme en octobre 1923, il obtiendra de ne pas aller à l'École de guerre navale où il vient d'être reçu. Ni dans le succès, ni dans la difficulté, il n'abandonne la cause dans laquelle il a foi.
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Le *Dixmude* est arrivé trop tôt à Cuers où rien n'est prêt pour le recevoir : pas d'usine à hydrogène, pas de magasins, pas d'ateliers, pas de logement pour l'équipage et les équipes d'entretien. Le hangar n'est pas même achevé. Ne pouvant entretenir le ballon en état de vol, on doit le désarmer, et c'est ce qui pouvait lui arriver de vire, mais on y est contraint par l'absence totale de logistique. C'est-à-dire d'abord le dégonfler, opération faite pour la première fois en France sur un grand rigide dont il faut soutenir la carcasse par mille étais et qu'il faut suspendre par mille câbles pour éviter les déformations de structure que des théodolites guettent d'un peu partout, et chaque câble doit avoir son palan pour en faire varier la tension suivant ce que les vinées décèlent.
Année 1921. A la suite d'une naissance, Mme du Plessis est gravement malade, et le 2 mars les médecins annoncent qu'elle vivra peut-être jusqu'au soir... En mai, elle rechute, avec en juin une congestion pulmonaire et le cœur à bout... Septembre : tout étant à peu près au point de ce qui est nécessaire pour entretenir le *Dixmude,* on le regonfle. Préparation méticuleuse, dressage soigneux des équipes, et l'opération dure trois jours. C'est un désastre : les seize ballonnets ne tiennent pas la pression et l'hydrogène fuit. Il ne reste plus qu'à recommencer le dégonflement d'il y a treize mois... Octobre : Mme du Plessis manque de mourir d'une typhoïde... Novembre : il est question d'envoyer le *Dixmude* à la ferraille, son commandant se bat obstinément pour le sauver de cette fin sans gloire, et si rudement qu'il est à deux doigts de se faire casser les reins... Avril 1922, une bonne nouvelle après dix mois de réflexion, Paris a passé un marché de fabrication des ballonnets. Diminutif malséant pour des outres dont certaines font plus de six mille mètres cubes... Mai : pèlerinage de Toulon à Lourdes à pied, 520 kilomètres, plus de 34 par jour, en action de grâces pour la guérison de Mme du Plessis. Il était parti sans un sou, mendiant sa vie, mais ne savait guère s'y prendre. Un vagabond intervint providentiellement au moment où il était à la dernière extrémité de la misère, pour lui apprendre à soigner ses pieds, choisir le bon endroit pour coucher à la belle étoile, se nourrir de peu et, en somme, ne pas mourir.
Et pendant tout ce temps, inlassablement, des conférences au cercle naval de Toulon, des études de vulgarisation publiées dans la *Revue maritime,* la *Revue universelle,* la *Démocratie nouvelle,* des mémoires plus savants au commandement, dont l'un lui vaudra l'admission à l'École de guerre.
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Un incessant travail technique et tactique sur la mise en œuvre et l'emploi des grands rigides dans la guerre navale, pour éclairer l'opinion publique, convertir les officiers de marine et alerter le commandement sur les possibilités de l'admirable machine encore améliorée par rapport à ce qu'en avaient fait les ingénieurs allemands et qui gît, inerte et inutile, dans le hangar de Cuers. Il est bien certain que c'est par cette studieuse obstination, et intelligente, que son commandant a sauvé le *Dixmude* de l'indifférence générale et singulièrement de celle manifestée par l'administration centrale de la marine.
Enfin voici 1923, l'année du triomphe et la dernière. Retards à la livraison des ballonnets, malfaçons dans leur fabrication, négligences dans leur transport : car il s'agit de faire des surfaces étanches de plus de mille mètres carrés avec des morceaux de quelques centimètres de baudruche -- le *cœcum* de bovidés -- matière en provenance de l'Argentine, délicate, qui vieillit, que les conditions de température affectent. Et voici pour finir qu'on la laisse dehors des heures durant, dans des wagons, en été, au grand soleil de Provence. Enfin le 1^er^ juillet on entreprend le gonflement, et cette fois la pression tient. Le 1^er^ août, du Plessis annonce que tout est paré et que le *Dixmude* volera le lendemain.
Du 2 août à la fin de novembre, le *Dixmude* fait cinq vols totalisants 250 heures, dont un de 118 heures, record de durée qui ne sera pas battu de sitôt. Et encore, quand du Plessis a décidé de se poser, il restait de l'essence pour 24 heures. Mais les mécaniciens étaient épuisés et certains perdaient du sang par les oreilles. Deux radiateurs ont successivement crevé. Le ballon aurait pu interrompre sa croisière et rentrer sans difficulté sur quatre moteurs. Pas question : les mécanos ont taillé au couteau des chevilles dans les lattes du plancher en bois du couloir de quille et sont descendus, amarrés par les aisselles pour ne pas tomber dans le vide, boucher les trous. Vols fructueux, faits d'abord pour connaître la machine complexe, apprendre à s'en servir, entraîner le personnel et éprouver le matériel. Ces résultats atteints, le ballon est opérationnel et sa sortie de novembre, l'avant dernière, est faite pour une manœuvre avec l'escadre de la Méditerranée. Mais quelle sortie dramatique...
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Le 21 novembre à 13 heures 37, le *Dixmude* appareille et met le cap sur Bizerte. Devant lui un front orageux étendu et développé en hauteur qu'il ne peut ni contourner ni survoler et commence à traverser vers 16 heures, embarquant beaucoup d'eau ce qui l'oblige déjà à délester de 750 kilos. Ce n'est qu'un avant-goût de ce qu'il va avoir à subir. Le 22 à 02 heures, il est à la verticale de Bizerte par ciel clair mais vent fort et passe le reste de la nuit à la cape sur le lac d'Iskeul. Au lever du jour, à la verticale des îles Cani, il assiste à l'appareillage de l'escadre et, suivant sa mission, met le cap au nord pour l'éclairer du côté des Bouches de Bonifacio, pensant, pour passer, profiter de trous qui apparaissent dans le front orageux qui barre à nouveau sa route et dans lesquels il commence en effet à faire du *slalom.* Puis tout se referme autour du ballon qui pénètre à 8 heures 15 dans des cumulo-nimbus actifs : la grêle tambourine sur l'enveloppe qui résonne comme un toit, mais un toit de 5.000 mètres carrés, l'eau embarque dans les nacelles des moteurs, dans les empennages et dans l'enveloppe du ballon où le couloir de quille, longue et mince structure en triangle qui court d'un bout à l'autre, se met à ressembler à un collecteur de drainage ; il faut délester de cinq tonnes ; les courants verticaux qui règnent dans les cumulo-nimbus saisissent le ballon comme une poigne gigantesque, le maniant en tous sens, annulant presque sa vitesse si bien qu'il gouverne mal et que les pilotes d'altitude comme de direction en prennent plein les bras et, les yeux fixés sur leurs instruments, s'épuisent à le maintenir en ligne de vol. Il faut couper l'éclairage par crainte des courts-circuits dans toute cette humidité, il faut rentrer l'antenne par crainte de la foudre. A midi douze, dans un cumulo-nimbus particulièrement soigné, le ballon résonne comme un immense violon de la foudre qui éclate à 300 mètres devant lui, une longueur et demie. Il faut sortir de là au plus tôt, la foudre est un danger mortel : du Plessis met le cap à l'est, fuyant devant le temps qui, de fait, beaussit un peu et, à 15 heures 30, une éclaircie apparaît. Mais le vent est si fort que le ballon, mis debout au vent, recule. Puis tout disparaît à nouveau et la danse recommence.
Pas de gonio puisqu'on a rentré l'antenne, pas de soleil et pas de repères au sol : on ne sait pas où l'on est et le journal de bord porte pendant des heures la mention « *position inconnue *»*,* quelque part entre la Tunisie, la Sardaigne, la Sicile ou, plus au nord, dans la mer Tyrrhénienne. La nuit venue, un trou opportun permet de faire une visée sur l'étoile polaire et d'obtenir une droite de hauteur qui place le ballon à une latitude sud de Maritimo, pointe ouest de la Sicile. Quant à la longitude, on l'ignore. Enfin, à 21 heures 15, on aperçoit un feu dans le sud-est et à 22 heures on identifie l'île de Maritimo. Cap sur Bizerte pour reprendre la mission auprès de l'escadre.
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Le lendemain à 6 heures, en vue de la côte d'Afrique, les choses ne paraissant pas devoir s'améliorer, du Plessis décide de mettre le cap sur Cuers et tout se passe bien jusqu'à ce qu'on soit par le travers du nord de la Corse. Alors à 16 heures tout recommence comme la veille. Les mécaniciens secoués, ruisselants, transis et admirables descendent dans les nacelles et, s'aidant de lampes de poche que l'humidité rend défaillantes, font aux moteurs les réparations nécessaires, et quelles : ils changent des pièces, une couronne dentée. Ceux de la nacelle arrière prennent par rapport à celle de l'avant des dénivellations de 50 mètres. A 18 heures 52, la terre est en vue : on est dans le sud du cap Ferrat, ayant subi une forte dérive. Puis tout disparaît à nouveau et le ballon passe la nuit à la cape, à peu près sur place, dans les remous et les torrents d'eau, si bien qu'à minuit il ne reste plus que trois tonnes de lest sur la trentaine emportée et que le ballon est bien près d'être en perdition. Vers la fin de la nuit, panne d'un moteur et de la radio.
Il faut tout de même en finir et gagner la terre cap au nord en descendant prudemment : mais si bas qu'on aille -- 350 mètres -- on ne voit toujours rien, et il faut remonter parce que les hauteurs qui dominent immédiatement la côte sont plus élevées. Soudain du Plessis, penché en dehors à bâbord suivant son habitude -- c'est là qu'il était quand le *Dixmude* fut foudroyé -- sent une odeur de pins. a-t-il un autre exemple de navigation olfactive ? Peut-être en mer sous le vent de Phu-Koc, odorant haut-lieu de la fabrication du nioc-mam indochinois, de parfum moins agréable que la terre provençale. Immédiatement, du Plessis a donné un ordre : « *A gauche toute, venez au 225 *» (cap au sud-ouest). C'est seulement quand l'homme de barre a rendu compte : « *Nous sommes au 225, commandant *», qu'il se tourne vers son second et explique : « *Il était temps, ça sent les pins, la terre est là-dessous et pas loin. Ce doit être l'Estérel. *» De fait à 6 heures 35 on voit au-dessous pendant un instant un lambeau du sol qu'à sa couleur rouge et à ses arbres on reconnaît pour être dans l'Estérel. On longe la côte sans la voir, à l'estime, et effectivement, dix minutes après, la base de Saint-Raphaël signale par radio qu'elle entend les moteurs du *Dixmude.* Au bout de vingt minutes on aperçoit le cap Nègre, entre le Lavandou et Saint-Tropez, dans une belle éclaircie qui permet de regagner Cuers. Mais il faut encore trois heures pour atterrir, parce que des successions de belles éclaircies et de nuages réchauffent et refroidissent alternativement ce ballon dont l'assiette ne cesse de varier. Enfin à 10 heures 37 la nacelle avant est au sol et une heure après le *Dixmude* au hangar. On en videra neuf tonnes d'eau de pluie.
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Revoyez cette terrible navigation de trois jours : le ballon a été en danger, mais a tenu ; avec des pannes, mais sans avarie majeure ; et l'équipage a admirablement dominé toutes les circonstances dramatiques. Que pourrait-il maintenant arriver au *Dixmude ?* Il est invulnérable aux éléments. Pendant l'atterrissage, du Plessis se penche, épuisé et radieux, hélé de 40 mètres plus bas par un camarade qui lui demande, le nez en l'air, s'il n'y a rien de cassé, et donne le résultat : « *Avec un outil pareil, on peut sortir par n'importe quel temps. *» Bien sûr, par n'importe quel temps : avant hier, une escadre espagnole en visite à Naples cassait ses chaînes d'ancres et dut appareiller pour ne pas être jetée à la côte. Quant à l'escadre de la Méditerranée, elle rentre à la cape, humblement. L'équipage a la même confiance dans le *Dixmude,* et surtout dans son commandant : pour la sortie suivante, la dernière, la veille du départ deux quartiers-maîtres mécaniciens se battent comme chiens parce que si l'un embarque, l'autre non, et que tous deux veulent partir. Grand est le chef qui suscite une telle confiance, et de telles fidélités à sa personne.
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Jean du Plessis trouvait dans sa famille paternelle une tradition d'action civique et militaire. En 1815, René et Philippe chouannent dans l'ancienne légion de Saint-Régent reconstituée par Le Minquier. Pendant la Restauration ; deux frères sont députés ultra : François a émigré et figuré dans la tentative malheureuse de Quiberon ; son cadet, Louis, qui a commencé par donner dans les « idées nouvelles », a eu ensuite l'honneur que sa tête soit mise à prix par l'ignoble Carrier ; il démissionnera après la Révolution de juillet pour ne pas prêter serment à Louis-Philippe comme président à la cour d'appel de Rennes. Le grand-père de Jean du Plessis, Charles, s'est engagé en 1870, à 64 ans, et meurt des blessures reçues à la bataille de Coulmiers. Son père a terminé la guerre de 1914 avec sept citations et la cravate de commandeur de la Légion d'honneur. (Doyen en 1919 de la Faculté de droit de l'Université catholique d'Angers, il se retirera du monde à l'abbaye de Bellefontaine plus haut citée, et sera ordonné prêtre en 1946).
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La mort épargnera à Jean du Plessis de connaître le drame de 1926-1939 dont, quelque décision qu'il eût prise, il eût souffert dans l'une de ses fidélités, car ce n'était pas non plus à demi qu'il s'était donné à une cause civique : il était royaliste abonné à *l'Action française* dès avant la guerre et son discret propagandiste, lecteur et disciple de Maurras. Tout comme René Guilbaud son camarade de promotion et son ami, et comme Cuverville, qui se sacrifièrent tous deux joyeusement en volant au secours du dirigeable *Italia* naufragé sur la banquise arctique. Juste fut devant Dieu celui qui sut s'attacher ces âmes héroïques et même, pour certaines, les tourner vers Lui. Au cours d'un vol d'essai de leur hydravion *Latham 47,* ils avaient jeté une gerbe de fleurs sur la maison de Martigues, mettant ce geste sous l'invocation de sainte Thérèse de Lisieux, dont l'intercession devait se voir en 1939 dans la levée des interdits sur l'*Action française :* sans doute le sacrifice des deux officiers de marine pesa-t-il alors dans la balance de Justice. Après ce geste de poésie et de sensibilité, de ceux-là qui étaient déjà, sans le savoir, proches du Ciel, qu'est-ce que vous voulez que nous fasse cet écrivain méprisable dont j'aurai la charité de taire le nom, félicitant un nouvel académicien de n'être pas de « *la race sèche et nouée des maurrassiens *» ?
Jean du Plessis adhérait naturellement à la politique religieuse du « *beau défenseur de la foi *»*,* mais ne se faisait pas d'illusions sur les chances qu'elle avait d'aboutir par les seuls efforts des monarchistes, trop peu nombreux quelque grands que fussent alors leurs progrès numériques : il fallait que *tous* les catholiques y unissent leur masse. La création d'un parti catholique serait une erreur, qui accuserait leur divergence d'opinions en tous autres domaines au lieu de les unir. La solution lui apparut dans la création d'une vaste ligue catholique qui, laissant de côté toute préoccupation autre que de religion, et sans vouloir présenter ses propres candidats aux élections, élaborerait un programme législatif minimum auquel nul bon catholique ne pourrait pas ne pas souscrire, et assurerait de son appui les seuls candidats qui y adhéreraient expressément. Le père de Jean du Plessis écrivait trop tôt pour avoir vu aboutir cette grande idée dont il dit qu'elle n'eut pas de suite. Elle l'eut belle et bonne avec la *Fédération nationale catholique* du général de Castelnau, trop tard fondée pour avoir pu intervenir dans les élections législatives de 1924, mais qui, au moins, mit un coup d'arrêt à la politique ante-catholique du Cartel des Gauches qui en était issu sous Édouard Herriot.
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Jean du Plessis en avait écrit à Henri Massis et à Jacques Bainville. Celui-ci, qui n'était pas spécialiste de la chose religieuse, avait remis la lettre à Xavier Vallat (*Le nez de Cléopâtre,* Les quatre fils Aymon, 1957), député de l'Ardèche qui, adoptant entièrement les vues de l'officier de marine déjà célèbre -- nous sommes en septembre 1923, -- s'en fut le voir à Cuers : « *Je trouvai un officier de haute stature, magnifique type de Celte, au visage harmonieusement construit, éclairé par des yeux bleu pâle transparents. L'homme dégageait une impression de force équilibrée et de volonté calme que j'ai rarement rencontrée. *»
Xavier Vallat était de nouveau à Cuers au moment de Noël, mais le *Dixmude* en était parti le 17 décembre 1923 pour un voyage sans retour. Il a survolé In Salah le 19 décembre vers 16 heures et a fait alors demi-tour vers Alger. Le 20 à 13 heures, du coté de Bou-Saada, il reçoit avis d'un coup de vent du nord sur la côte, avec aggravation probable. La décision qu'a prise du Plessis de tirer un grand bord vers l'est est évidente, car on voit le ballon survoler l'Aurès, puis la Tunisie, cap au nord-est vers la Sicile. Le 21 décembre 1923 à 2 heures 08, Bizerte reçoit du *Dixmude* un message qui sera le dernier : abordant une zone orageuse, il rentre son antenne. A 2 heures 28, la foudre frappe le ballon qui s'enflamme... M. Vallat écrit : « ...*le Dixmude ne répondait plus aux appels de la radio quand j'assistai, dans la vieille église de Cuers, à la messe de minuit dite par un aumônier de la marine ; et je ne suis pas près d'oublier l'atmosphère qui pesait sur cette assistance composée en majeure partie des familles de l'équipage, et à qui le célébrant demandait de prier pour les âmes des marins exposés au péril de l'air. *»
Il est dans la nature des choses que les vertus des héros et des saints attirent sur eux les insultes de la canaille, au point que ces insultes même sont preuve de leur préexcellence. La presse communiste assura que, si le seul corps de Jean du Plessis avait été retrouvé dans les jours qui suivirent le naufrage, c'est qu'il avait, pour se sauver, abandonné l'aéronef désemparé, lui son commandant. La principale caractéristique de cette calomnie, avant même son ignominie, c'est sa sottise. Car le *Dixmude* n'était en aucune manière désemparé à l'instant qu'il fut foudroyé. Mais quelque désemparé qu'il eût pu être, c'était aller à une mort beaucoup plus sûre, au lieu de demeurer à bord, que de se précipiter d'une hauteur de 2.000 mètres sans parachute -- et même avec --, en mer et la nuit.
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Ô Dieu qui avez agréé le sacrifice de votre serviteur Jean du Plessis de Grenédan, accordez-nous, nous vous en supplions, par ses mérites joints à ceux de N.-S. J.-C., de susciter à nouveau chez les Français les vertus qu'il a pratiquées, afin que, pour votre gloire, notre patrie reprenne la première lace dans les nations catholiques et que nous soyons un jour admis avec lui dans votre bienheureuse éternité.
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Un garçon de dix ans dont les parents habitaient dans la plaine qui s'ouvre à l'orient de Toulon, celle où est Cuers, s'était ému de cette belle et triste histoire du *Dixmude* qu'à chaque vol il avait vu, acclamé par des vendangeurs, ou entendu et deviné, grande ombre glissant sous les étoiles dans le velours de la nuit d'automne (29 septembre)... Puis, quelle émotion contenue de venir sur la base même de Cuers, le dimanche de Pentecôte 1928, voir le fameux et malodorant *Graf Zeppelin* qui y avait été recueilli la veille, in *extremis,* sur le seul moteur qui lui restait en marche : remerciement, pour les têtes de mort de 1920, de la « douce France », objet de tous les sarcasmes de son gracieux commandant le docteur Eckener. Et encore, vingt-deux ans plus tard, à pénétrer à nouveau sur cette base, quelque changée que fût sa destination. Et il y a peu, d'avoir ces longues conversations dans un bureau marseillais, un appartement toulonnais et une belle maison de la campagne provençale avec deux officiers de marine, certainement ceux qui ont le mieux connu le *Dixmude* et son commandant : avec quelle bonne grâce ils ont répondu à toutes les questions de leur visiteur et dit leurs souvenirs... Et enfin de tenir dans ses mains une relique, quelques grammes de duralumin dragués au fond de la mer de Sicile... C'est qu'au fil des ans il avait pu apprendre que son cœur d'enfant ne l'avait pas trompé, à quel point le lieutenant de vaisseau Jean du Plessis de Grenédan était digne de cette extrême déférence, et comment, et combien une sûre Providence avait guidé sa propre formation intellectuelle, mystérieusement, sur ce haut modèle, quelque lointain qu'il fût, par des cheminements qui ne furent oint sans peine. Il remercie ITINÉRAIRES qui lui a permis, en son âge avancé, de rendre cet hommage au pur héros, que le temps n'a fait que grandir pour lui, de son enfance enthousiaste.
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« *Celui qui, sur les mers, passa par tant d'angoisses en luttant pour survivre et ramener ses gens -- hélas ! même à ce prix tout son désir ne put sauver son équipage... *»
*Odyssée* (trad. Victor Bérard).
André Guès.
#### BIBLIOGRAPHIE
-- Comte J. du Plessis : « La vie héroïque de Jean du Plessis », Plon 1924.
-- Comte J. du Plessis : « Les grands dirigeables dans la paix et dans la guerre », Plon 1925.
-- Capitaine de frégate de Brossard : « Lâchez-tout... », France-Empire 1956.
-- Lieutenant de vaisseau Fouque : « Cours d'aérostation », École navale 1922/23.
-- Lieutenant de vaisseau Serpette : « Cours d'aérostation », École navale 1926/27.
-- (Un groupe d'auteurs) : « 1914-18. L'aéronautique pendant la guerre mondiale », Brunoff 1919.
-- Jacques Vincent : « La grande guerre. Ses répercussions à Aubagne », Éd. Petit Marseillais 1920.
-- R. de Lestonnat : «* l'Illustration *», 5 janvier 1924.
-- O. Nautès : « Les leçons du Dixmude », *L'Action française* du 21 dée. 1935.
-- Xavier Vallat : « Le nez de Cléopâtre », Quatre Fils Aymon 1957.
-- Roger Grand : « La Chouannerie de 1815 », Perrin 1942.
-- Prévost et Roman d'Amat : « Dictionnaire biographique », Letouzey.
-- Boulotton : « Dictionnaire des parlementaires ».
-- Paul Chack : « La guerre des croiseurs », 2 vol., Challamel 1922-23.
-- De Montjov : « Rapport sur l'organisation de l'aéronautique maritime », Chambre des députés 1924.
-- R. Coindreau : « La vie héroïque de René Guilbaud », Éd. Revue du Pas-Poitou 1958.
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### Essai sur l'architectonisme du savoir
par André Clément
Si le propre du sage est d'ordonner, c'est tout l'homme, en tant qu'être doué de raison, qui est appelé à la sagesse ; c'est tout homme qui est appelé à être ami de la sagesse, philosophe. Or, l'homme moderne qui a assez de science pour toucher à tout, pour capter les forces de l'univers, n'en a plus assez pour remettre de l'ordre là où il a déclenché le désordre. L'unité organique, la synthèse, face à l'ordre des disciplines scientifiques semble perdue. Le Pape Pie XII, s'adressant aux professeurs et étudiants des instituts catholiques et méditant sur le savoir -- et sur ce qui fait l'objet de cette réflexion sur l'architectonisme du savoir -- déclarait en 1950 :
« Université ne dit pas seulement juxtaposition de Facultés étrangères les unes aux autres, mais synthèse de tous les objets du savoir. Aucun de ces objets n'est séparé des autres par une cloison étanche ; tous doivent converger vers l'unité du champ intellectuel intégral. Et les progrès modernes, les spécialisations toujours plus poussées rendent cette synthèse plus nécessaire que jamais. Autrement, le risque est grand de l'alternative entre l'excès d'indépendance, l'isolement de cette spécialisation au détriment de la culture et de la valeur générale, et d'autre part le développement d'une formation générale plus superficielle que profonde, au détriment de la précision, de l'exactitude, de la compétence propre. Réaliser cette synthèse elle-même, dans toute la mesure du possible, telle est la tâche de l'Université : réaliser cette synthèse jusqu'à son nœud central, jusqu'à la clé de voûte de l'édifice, au-dessus même de tout l'ordre naturel, est la tâche d'une Université Catholique. »
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*L'architectonisme* du savoir, cela signifie quelque chose de très précis.
Le SAVOIR échappe souvent, dans son sens profond, à l'homme contemporain. Ce qui lui importe c'est le POUVOIR.
Il a subordonné la satisfaction de l'intelligence à la volonté de domination de l'univers. Il ne veut « SAVOIR QUE POUR POUVOIR » comme le disait Auguste Comte. Aucun architectonisme n'est possible dans une telle perspective.
Savoir c'est conduire son esprit jusqu'au terme de la démarche dont il est capable. Savoir c'est recevoir d'une façon ordonnée la vision du réel, de la totalité du réel, dans l'intelligence. Savoir, c'est déjà comprendre. C'est la forme la plus haute de l'activité naturelle de l'homme dans toute la mesure précisément où la contemplation le conduit, même déjà sur le plan naturel, à l'adoration, à la reconnaissance d'une cause de toutes les causes, au ressentiment et, métaphysiquement, à la certitude de unité de l'être.
Et quant à l'architectonisme du savoir, ce mot qui n'est plus commun de notre temps, mais qui nous évoque les notions d'architecte, d'architecture, il nous montre bien que ce n'est pas au hasard que Pie XII, dans la citation que j'évoquais plus haut, emploie le mot : « CLÉ DE VOÛTE ». La clé de voûte c'est ce qui commande la façon dont on fait la charpente ; l'architectonisme du savoir, c'est ce qui commande la façon selon laquelle on doit apprendre si l'on veut recevoir le réel dans sa vérité et dans son ordre et non pas un effroyable kaléidoscope artistico-scientifique.
Mais accepter que le réel nous fournisse l'empreinte de cet ordre, cela appelle l'humilité de celui qui apprend ou à plus forte raison l'humilité de celui qui enseigne. L'un et l'autre soumis à l'objet de leur discipline, l'un et l'autre soumis au réel qui est la mesure de l'intelligence humaine. Donc s'interroger sur l'architectonisme du savoir, c'est rechercher la clé de voûte, c'est-à-dire ce qui va exercer ce rôle de commandement pour permettre à l'intelligence humaine, qui est appétit de vérité, d'atteindre sa fin, pour permettre à l'intelligence humaine de se laisser mesurer dans toutes ses dimensions par l'être et par l'ordre inscrit dans l'être, pour découvrir, en notre temps surtout, les merveilles de la création, les *mirabilia Dei* que les poètes contemporains chantent sans plus même reconnaître la trace de leur auteur, car jusqu'au principe de causalité, il semble que l'homme ait perdu la sagesse.
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La question qui se pose est donc de dégager quelques-unes des lignes directrices de ce qu'est, lorsqu'il est conforme au réel, l'ordre naturel selon lequel l'intelligence est appelée à acquérir le savoir. Cette acquisition des connaissances étant ordonnée, non à la manière d'une machine, mais selon le mode de l'organisme vivant capable d'assimiler de la nourriture et de croître, sans pour autant perdre l'unité formelle qui, depuis l'œuf initial jusqu'à la plénitude de l'âge adulte, constitue le secret même de la vie.
De même que l'âme rejetée par le corps détruit l'unité humaine, de même l'architectonisme du savoir rejeté par les savants détruit la vie de l'intelligence. Aujourd'hui nous en sommes là, il nous faut donc redécouvrir les chemins de l'unité.
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A dire vrai, une certaine manière d'unité, une certaine caricature d'unité a été donnée depuis plus de cent ans par des systèmes divers. Il n'est pas douteux que l'influence d'Auguste Comte ait été importante, depuis le milieu du XIX^e^ siècle jusqu'à nos jours. Le positivisme, se confondant, de façon fort illégitime, avec l'esprit d'observation positive, a été la philosophie sous jacente, en réalité matérialiste, dont a été imprégné le développement des sciences contemporaines. Que ce soit aujourd'hui l'explication, qui se dit scientifique, du monde, par le hasard et la nécessité, ou que ce soit il y a cent ans l'affirmation de ce chirurgien qui pouvait annoncer sérieusement n'avoir jamais trouvé une âme sous son scalpel, dans tous les cas, ce qui s'est proposé comme architectonisme du savoir depuis plus d'un siècle, c'est une philosophie positiviste.
Nous assistons, depuis une vingtaine d'années, à un déclin de cette philosophie positiviste. C'est maintenant un système idéologique non moins déterminé, le matérialisme dialectique, qui est en train d'envahir nos universités et de servir de clé de voûte aux autres branches du savoir. Il y a longtemps que dans les pays marxistes c'est la philosophie du matérialisme historique qui oriente et réunit aussi bien les recherches du géologue que du biologiste, du mathématicien que du sociologue.
Si nous voyons tant de systèmes tendre à s'imposer pour devenir principe d'unité, clé de voûte de toute la connaissance, ne serait-ce pas qu'il est dans la nature de la connaissance de requérir un tel principe d'unité ?
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Pour les Grecs et principalement pour Aristote, c'est à la métaphysique qu'il appartient de fournir ce principe d'ordre dans l'intelligence. SAPIENTIS EST ORDINARE, tels sont les premiers mots qui ouvrent le *Proemium* de Thomas d'Aquin à la *Métaphysique* d'Aristote. Il appartient à la Sagesse d'ordonner les autres disciplines. Or ce à quoi parvient la métaphysique c'est à nous montrer que l'intelligence de l'être dans ses propriétés essentielles d'unité et de bonté, doit présider à cette édification de l'ordre de l'intelligence.
Mais, sans avoir à renier les conclusions auxquelles parvient la métaphysique, Thomas d'Aquin, s'emparant de toute la sagesse de l'antiquité, élève cette vertu naturelle de l'intelligence à une plus haute contemplation, celle-là même que seul le Verbe pouvait révéler. Faut-il, par quelque soumission à la mode, rejeter -- comme ces insensés dont parle le psalmiste -- ces vérités dont la certitude dépasse infiniment, en son objet, tout ce à quoi peut parvenir le savoir humain livré à ses seules forces ? Ne serait-ce pas une sorte de gaspillage intellectuel que de rejeter une clé de voûte dont la certitude et la noblesse dépassent absolument ce que peut présenter quelque autre discipline, ces révélations qui dilatent notre intelligence de l'être, bien au-delà de ce qu'Aristote avait pu découvrir et qui est déjà si étonnant ?
Cependant, si nous admettons que l'ordre architectonique du savoir doit nous venir de façon suréminente de la Révélation, si nous soutenons que la foi n'est pas seulement une attitude de volonté, mais qu'elle surélève l'intelligence jusqu'à des vérités que, sans elle, elle n'aurait pu contempler, comment pourrons-nous expliquer qu'aujourd'hui, la remarque de Pie XII selon laquelle « seules les splendeurs de la foi peuvent poursuivre l'effort de synthèse jusqu'à la clé de voûte de l'édifice », comment comprendre qu'une telle pensée soit devenue inintelligible à un si grand nombre ?
L'explication est d'abord historique : au Moyen Age les théologiens disposaient pour leur science d'une servante efficace. A notre époque, la multiplicité des systèmes philosophiques crée un empêchement à l'intelligence de nos contemporains, que ceux-ci ont perdu, dans la dispersion, la voie naturelle qui leur permettait d'accéder à cette sagesse.
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Or, la philosophie normale, celle que nous a léguée l'effort de la Grèce porté jusqu'à Aristote, puis que l'Église à toujours enrichie et recommandée (Canon n° 1366, § 2), dispose l'intelligence à la foi comme un serviteur dispose devant son maître les conditions nécessaires à un travail plus facile, efficace et sans erreur.
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De cette philosophie comparée au réel, dont nous devons à la lettre et à l'esprit d'Aristote, de Thomas d'Aquin et de leurs commentateurs une introduction fort actuelle, nous retiendrons trois principes constitutifs de l'ordre architectonique du savoir :
-- le réel est mesure de l'intelligence,
-- chaque discipline possède un mode qui lui est propre,
-- l'intelligence du maître doit être proportionnée à l'intelligence du disciple.
Ne voyons-nous pas en effet, a contrario, dans la fuite du réel, la confusion des méthodes et la destruction de la pédagogie, ces obstacles qui indisposent gravement l'intelligence moderne dans son accueil de la foi comme principe architectonique ?
#### Le réel est mesure de l'intelligence
Depuis Descartes et la proclamation qu'il fit du *cogito* comme premier principe du savoir, l'intelligence humaine a perdu peu à peu, au cours des siècles, cette humilité qui lui permettait de se laisser féconder par le réel. L'intelligence cherche, bien au contraire, à devenir principe et mesure de ses concepts et par conséquent, clé de voûte de son avenir.
Kant, même s'il découvre l'importance de l'expérience sensible dans l'édification du savoir humain, ne porte pas son intuition philosophique jusqu'à admettre que le réel soit mesure de l'intelligence humaine. En effet, pour le criticisme kantien, ce sont les catégories du jugement qui mesurent les phénomènes. Par conséquent, c'est l'homme qui projette sur la réalité la propre forme de son intelligence. Ce n'est pas la réalité qui vient introduire l'intelligence dans une nouvelle contemplation, en la faisant devenir autre. Kant ne reçoit pas la sagesse inscrite dans la nature. Au contraire, il prétend fabriquer une notion de nature qui serait la synthèse des éléments qu'il aperçoit. La nature, comme ordre et harmonie, s'en trouve détruite.
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Il ne reste alors qu'une projection purement humaine. Dès lors, l'agnosticisme devient l'attitude intellectuelle nécessaire, car puisque l'intelligence ne peut pas découvrir un ordre, étant donné qu'elle le projette, il est aussi impossible de découvrir la cause et le principe de cet ordre. Kant n'admet comme principe d'architectonisme que ce qui sort de l'intelligence de l'homme, que les règles que lui fournissent les limites étroites de sa raison. Une telle attitude philosophique, que l'on suit maillon par maillon, de Descartes au structuralisme, tend à substituer l'homme à Dieu. Tout en se heurtant sans cesse à la structure intime du réel, elle détruit dans le même temps la disposition naturelle de l'intelligence qui l'orientait à recevoir et à proportionner la lumière de la foi.
En se soumettant à la chose (*res*) telle qu'elle se révèle d'abord à nos sens, et telle qu'elle est perçue d'une façon confuse, dans son être, par l'intelligence, comme principe et mesure de tout savoir, la philosophie comparée au réel nous introduit dans cette disposition qui nous permet de recevoir de plus en plus la vérité du réel. L'intelligence -- et c'est sa perfection -- peut ainsi recevoir en elle tout le réel : qu'il se révèle à partir de la nature, que contemplent les sens ; qu'il se présente sous l'aspect de l'ordre, du poids et de la mesure qui, au creux de l'univers, forme la nature intime du cosmos ; ou qu'il soit celui, plus universel, de l'être dans son unité, sa vérité et sa bonté ; qu'il soit enfin le Dieu de la Révélation et des vérités de foi.
On voit, dès lors, comment s'ordonnent les diverses disciplines du savoir humain. Comment ne pas évoquer cette hiérarchie du savoir -- il s'agit ici de l'ordre spéculatif -- que Thomas d'Aquin manifeste au début de son commentaire des PHYSIQUES sous l'aspect des divers modes d'abstractions. En effet, puisque l'Aquinate nous présente une hiérarchie du savoir qui propose à notre intelligence l'ordre qui va de la philosophie de la nature à la métaphysique en passant par la mathématique, puisqu'il fonde cet ordre sur les différents modes de définir, ne veut-il pas signifier par là que l'intelligence, en dépouillant le réel des qualités sensibles qui se présentent d'abord aux sens, s'avance de plus en plus à la rencontre d'un être accessible à la seule intelligence. S'il en est bien ainsi, l'ordre naturel des disciplines du savoir n'est plus, par rapport à la théologie, un ordre accidentel, partant facultatif. C'est l'ordre qui, dans un mariage intime avec l'ordre du réel, doit disposer l'intelligence au discours humain qu'elle veut tenir lorsqu'elle prend comme objet la Parole de Dieu.
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#### Chaque discipline possède un mode qui lui est propre
Si Descartes propose à l'intelligence moderne l'entreprise prométhéenne qui la ferait ordre et maîtresse absolue du savoir, le positivisme et le matérialisme dialectique tentent à leur tour de donner un principe d'unité à l'intelligence.
En proposant, d'une part, une certaine induction comme mode d'établissement des lois, et la mesure quantitative de toutes choses comme règle et méthode de l'intelligence scientifique ; en proposant, d'autre part, la seule matière -- autodynamique -- évoluant selon ses lois dialectiques, comme règle et méthode de tout savoir humain, le positivisme et le matérialisme dialectique empêchent radicalement, ne serait-ce que par l'inadéquation de la méthode, cette disposition de l'intelligence au discours théologique. Qu'est-ce, en effet, que la méthode, sinon la voie que doit suivre l'intelligence dans l'étude d'un objet particulier, afin de parvenir aux conclusions qui sont propres à la discipline que suscite cet objet ? Or, à n'en point douter, et le sens commun rejoint ici la science, une méthode doit être différente selon la diversité des objets scientifiques.
Il convient d'aborder cette question par une analogie prise dans le domaine pratique. Il semblerait, en effet, impensable de donner aux divers arts, qui perfectionnent les gestes de l'homme, une seule et unique méthode. Verrait-on en effet, le forgeron agir comme le charpentier et le charpentier comme le tailleur de pierres ? Dans chacun de ces métiers, le mode de faire est commandé par la matière sur laquelle l'homme agit. Or, nous oublions parfois qu'il en est de même pour l'intelligence. C'est la matière qui doit commander la méthode scientifique. Or, qu'est-ce que cette matière ?
Il apparaît à l'évidence que si l'intelligence doit être le principe et la mesure de toutes choses, il n'y a plus de matière scientifique. Le réel devient alors simple prétexte à l'activité intellectuelle. Mais si nous admettons, au contraire, que c'est le réel qui doit fonder l'activité intellectuelle, nous comprenons immédiatement que l'intelligence sera, pour ainsi dire, contrainte par ce réel.
Il ne semble pas que la nature soit la même chose qu'un triangle et qu'une fleur soit identique à un ange. De même il apparaît incompatible avec la fidélité due à la réalité de confondre l'agir mouvant, contingent, libre des hommes avec la réalité fortement déterminée d'une plante qui croit, d'un astre qui poursuit sa rotation autour du centre de la galaxie, de l'être qui se révèle dans son unicité, sa vérité et sa bonté..
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Qu'il suffise ici de rappeler par manière d'exemple comment une méthode de science physique appliquée à l'économie a abouti à un déterminisme de l' « homo œconomicus », dont la conséquence apparaît dans la constitution du prolétariat. On voulait appliquer le mode propre des lois naturelles aux faits sociaux, qui relèvent de lois morales. La conséquence en fut le mécanisme impitoyable de l'enrichissement des uns et de l'appauvrissement des autres. C'est le mauvais mode de procéder, l'application d'une méthode, valable dans certaines sciences physiques, aux sciences économiques qui est à l'origine du désordre social contemporain. De même, l'application d'une méthode historique sur la base d'un postulat dialectique injustifié est à l'origine profonde du matérialisme dialectique et du totalitarisme collectiviste qui domine sur un tiers de l'humanité. En biologie, les conséquences ne sont pas moins nettes : la génétique contemporaine aboutit dans de nombreux cas à ce spectacle de savants qui se font les défenseurs de l'assassinat de l'enfant dans le sein de sa mère. Que dire de la psychologie où règne une telle confusion de méthode qu'elle détruit de plus en plus souvent ce sur quoi elle s'applique.
Alors que le positivisme et le matérialisme dialectique ont introduit cette confusion des méthodes, la philosophie réaliste propose à la raison des distinctions plus souples qui respectent les structures intimes d'une réalité que l'intelligence doit assimiler au lieu de la détruire ; *car la mauvaise méthode détruit la matière sur laquelle on l'applique indûment.* Les exemples ci-dessus le manifestent évidemment.
De plus, c'est à un double point de vue que la méthode est proposée à l'intelligence comme la voie qu'elle doit suivre pour parvenir aux conclusions. D'une part, il y a la *méthode commune* à toute raison qui discourt ; d'autre part, il y a la *méthode propre* à chaque science. La logique naturelle (selon les trois opérations de l'esprit) est l'instrument commun à toute discipline. Elle révèle la structure intime de l'ordre rationnel, et par là, elle indique l'ordre à suivre pour parvenir aux fins de l'intelligence, c'est-à-dire à la vérité. Faute de cet instrument commun, l'intelligence qui en est privée arrive à confondre le mot avec le concept ; elle arrive à ne plus rien savoir des différents modes d'argumentation et de leurs limites ; elle arrive à confondre les certitudes de la science et les incertitudes de l'opinion. Il faudrait manifester longuement comment l'insuffisance de la logique est aujourd'hui une des causes principales de l'insuffisance théologique.
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Par exemple lorsque certains théologiens prétendent résoudre toute la théologie dans l'exégèse, ils commettent ce faisant plusieurs erreurs logiques : celle, bien sûr, de ne pas distinguer des modes d'argumentation différents ; et celle, consécutive, de réduire l'argumentation au seul sens des mots et à leur contenu culturel.
Pareillement, nous ne ferons qu'esquisser cette nécessaire distinction des méthodes pour aborder les divers sujets scientifiques. Aujourd'hui, on voudrait tout ramener à la domination de la mathématique. Parce qu'elle construit son objet, et parce qu'elle raisonne finalement sur un être qui s'inscrit dans les limites de l'imagination humaine, elle ne peut être la seule et l'unique méthode qui permette de cerner ou même simplement de recevoir les variétés de la réalité. En effet, s'il est possible d'examiner d'une façon plus poussée et plus détaillée les aspects de la matière inerte en les réduisant aux seules dimensions quantitatives, qui sont le support de leurs propriétés sensibles, peut-on, de la même façon réduire les faits de la vie aux seules dispositions quantitatives de la matière ? Ne détruit-on pas, en procédant de cette façon, ce qu'il y a d'irréductible dans la vie ? Lorsqu'on tente d'aborder les facultés les plus spirituelles de l'homme uniquement sous leur aspect mesurable, c'est-à-dire par une disposition quantitative qui, en aucune façon, n'est leur sujet propre, nous avons vu qu'alors on les détruisait. Qu'est-ce que l'on connaît de l'intelligence humaine lorsqu'on la réduit à la mesure du quotient intellectuel ; ou de l'agir humain identifié à la libido ?
Alors, interrogera-t-on, quelle est l'importance de cet habitus de la méthode commune au regard de l'architectonisme du savoir, en tant que celui-ci est éclairé par la Révélation ?
En premier lieu la distinction des méthodes ou modes de procéder permet la croissance de ce qu'Aristote appelle d'intelligence bien ordonnée. En effet, l'intelligence bien ordonnée procède selon le mode qu'il faut, au regard de la matière qu'elle aborde. C'est déjà une garantie qui lui permet d'arriver à la vérité. En second lieu une intelligence bien ordonnée ne demande pas à ce qui a moins de nécessité d'engendrer une aussi grande certitude que ce qui en a le plus. Or, qu'est-ce qui a le plus de nécessité, Dieu ou la nature, Dieu ou la projection que l'intelligence de l'homme fait d'elle-même sur les phénomènes, etc.
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Il est donc manifeste que parce que l'habitus de la méthode dispose l'intelligence à recevoir du réel, tel qu'il se présente médiatement à l'intelligence de celui qui le cornait, le suc qu'il contient, cet habitus dispose en même temps l'intelligence à recevoir la Parole de Dieu. Il prédispose la raison à se présenter au devant de cette Parole par un discours qui est le sien tout en concevant les limites nécessaires de sa méthode et l'infirmité de sa puissance. L'habitus du mode dispose l'intelligence à cette humilité devant le réel. Lorsqu'il est absent ou inadéquat, il constitue l'obstacle le plus grand aux discours philosophique et théologique.
#### L'intelligence du maître doit être proportionnée à l'intelligence du disciple.
Parmi les causes prochaines qui font obstacles au vrai savoir et à l'accueil de l'enseignement du Magistère, il faut indiquer ce que nous pourrions nommer la destruction de l'esprit de discipline par certaines pédagogies. La pédagogie, en effet, qui évoque ce passage de l'état de l'enfant à celui de l'adulte, ce passage que les Grecs appelaient « païdeïa », indique bien que l'intelligence de l'enfant ne peut recevoir l'ordre propre à une discipline, et la culture qui se fonde sur la hiérarchie entre ces disciplines, que si elle est naturellement ordonnée et conduite à recevoir la science.
La pédagogie, qui est un art, tient compte de l'ordre naturel de l'intelligence. A cette condition elle dirige graduellement l'esprit du disciple vers l'acte du savoir. Or, la connaissance de l'ordre naturel de l'intelligence nous révèle les exigences fondamentales de la pédagogie. Évoquons ce qu'on pourrait appeler les exigences de base.
En premier lieu si, selon sa nature propre, *l'intelligence est appelée à passer de la puissance à l'acte* pour saisir son objet, cela signifie d'abord qu'IL EST VAIN DE DEMANDER A L'ENFANT DE S'EXPRIMER AVANT QU'IL N'AIT REÇU. N'assistons-nous pas aujourd'hui à une sorte de pédagogie dite « active », qui confond le jeu avec l'école et l'originalité avec la spontanéité ; à une pédagogie qui met l'accent sur la recherche prise comme but, avant d'avoir patiemment formé l'intelligence à l'étude ; à une pédagogie qui voudrait que l'enfant ou le disciple s'exprime, « dialogue », *avant même qu'il ait appris* *le silence pour écouter celui qui sait.*
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Bref, tous les faux arts de l'enseignement détruisent chez l'enfant et plus tard chez l'écolier et l'étudiant cet esprit de disciple, que certains se sont plus à confondre avec quelque inféconde passivité ; cet esprit de disciple, qui est l'acte intermédiaire absolument nécessaire pour arriver à l'autonomie de l'intelligence grâce au savoir.
Mais si l'enfant dès ses premières armes scolaires voit déjà amoindrir en lui ce qui garantissait la maturation de son intelligence, comment pourrait-on penser qu'il soit apte à recevoir la foi comme vertu théologale infuse et, « son intelligence étant captive », qu'il soit capable de cette fécondité du discours théologique qui caractérisait les grands théologiens d'avant la Renaissance ? Dans n'importe quelle discipline on ne devient pas maître avant d'avoir été disciple et cela est encore plus exigeant pour la science théologique.
Il faut manifester une deuxième nécessité fondamentale de l'intelligence : dans le discours proprement rationnel, *l'intelligence procède du connu à l'inconnu.* Or, le respect de cette propriété est tellement fondamental qu'il va conditionner l'acquisition ou le refus de cette deuxième qualité indispensable au disciple : la formation du jugement spéculatif, c'est-à-dire l'aptitude à voir la conclusion d'une démonstration dans la lumière des prémisses qui l'ont engendré.
Concernant le jugement spéculatif, il faut bien le distinguer de ce que l'on appelle non sans quelque ambiguïté l'esprit critique. Dans le contexte de notre propos et entendu en son sens le moins compositif, l'esprit critique est fondé sur un habitus qui est à l'opposé de celui qui doit engendrer le bon jugement. Cet habitus est celui de l'analyse. Il implique la réduction, par l'intelligence, d'un tout en ses parties, d'une proposition en ses éléments, d'une argumentation en ses prémisses. Or, l'analyse n'est pas l'unique démarche de l'intelligence. En effet, il est normal que l'intelligence voie dans la synthèse les éléments qu'elle a dû analyser en raison de sa faiblesse. Or, l'esprit de synthèse exige au contraire que l'intelligence voie dans l'unité les principes et la conclusion. Pour parvenir à cette vision unifiée, il faut nécessairement que l'intelligence passe du connu à l'inconnu, c'est-à-dire qu'elle perçoive maintenant comme connu ce qu'auparavant elle ne connaissait pas. Et elle ne peut en juger qu'à la lumière de ce qu'elle connaissait antérieurement.
Or, l'aptitude de l'intelligence à atteindre l'inconnu, en tant qu'objet de connaissance, se présente d'une double façon. D'une part, l'inconnu peut être, par sa nature, accessible à l'intelligence, en tant qu'il est proportionné à l'intelligence humaine. Dans ces conditions il sera plus facile au maître de faire passer l'intelligence du disciple du connu à l'inconnu en utilisant comme moyen une démonstration que l'intelligence du disciple est apte à. saisir.
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C'est le cas de l'enseignement des mathématiques. En donnant la définition du triangle, par exemple, le maître peut montrer qu'en raison des formes de la figure, ses propriétés comportent l'égalité des angles à deux droits.
D'autre part, l'inconnu peut se présenter à l'intelligence dans une certaine disproportion par rapport aux capacités de sa puissance. Cette disproportion peut tenir à deux causes : soit, premièrement, parce que ce qui est inconnu, étant sensible et matériel, est trop éloigné de l'intelligence ; soit, deuxièmement, parce que cet inconnu, étant très éloigné du sensible et très immatériel, est, de même, encore que sous un autre rapport, très éloigné de l'intelligence humaine. Dans les deux cas, l'intelligence du disciple sera plus difficilement conduite à l'acte du savoir. Il faudra ce long cheminement que Thomas d'Aquin appelle une MANUDUCTIO parce qu'elle a son fondement dans l'insuffisance de l'intelligence humaine. Cette MANUDUCTIO peut s'appuyer, soit sur une expérience suffisante comme dans les sciences physiques et les sciences morales ; soit sur un long entraînement qui, partant du sensible, fait progresser l'intelligence jusqu'à l'intelligible : tel est le cas de la science métaphysique. C'est donc par la MANUDUCTIO que, peu à peu, le jugement spéculatif du disciple se formera. Ce qui lui est donné est ainsi conforme, à chaque étape, à ce qu'il peut recevoir. Le jugement qui consiste à unir le connu à l'inconnu se formera donc au long de cet entraînement qu'impose l'acquisition d'une discipline.
Remarquons que si le sensible doit conduire, comme par la main, l'intelligence à l'intelligible, que cet intelligible se présente comme un être naturel ou comme un être métaphysique, par rapport à la Parole de Dieu *ce sont les disciplines philosophiques --* par leur objet particulier, par leur méthode et par leur hiérarchie -- *qui doivent servir de* MANUDUCTIO *à la théologie.* Car le discours humain qui s'avance au devant de la Parole de Dieu ne peut prendre appui, en raison de la très grande élévation de l'objet, que sur le discours humain tel qu'il est tenu par la philosophie réaliste. Sans doute le jugement du théologien ne se résout pas dans ce discours, ce qui serait réduire la Parole de Dieu aux limites de l'intelligence humaine. Cela n'empêche pas, cependant, que le discours théologique en tant qu'il est un discours raisonnable doive prendre appui sur une réalité connue, laquelle ne peut être que celle que l'intelligence a saisi dans son appréhension du réel faite dans l'exercice des trois disciplines spéculatives que nous avons mentionnées : physique, mathématique et métaphysique.
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La troisième exigence fondamentale de l'intelligence est celle qui l'oblige *à passer du commun au propre*. Remarquons que le positivisme détruit cette exigence fondamentale de l'intellect en tant qu'il enseigne qu'il faut partir des faits pour induire des lois, c'est-à-dire qu'il faut partir de ce qu'il y a de plus concret, de plus déterminé, pour aller vers ce qu'il y a de plus commun. Cette méthode positiviste appliquée à la philosophie ne peut conduire l'intelligence à la sagesse -- bien qu'elle puisse fournir une masse d'informations de plus en plus abondante sur des phénomènes divers, sur de nouveaux déterminismes ; en un mot sur des aspects de plus en plus détaillés de la matière. Mais plus le positivisme pousse l'esprit contemporain vers la concrétion, sans s'assurer du fondement commun indispensable, plus il le pousse vers la dispersion. Ainsi quels que soient les succès de la science expérimentale, quelle que soit par exemple la connaissance des mitochondries qui sont au cœur de la cellule, le savant aura toujours besoin d'une vision plus totale de l'être auquel appartiennent ces mitochondries ; ne serait-ce que pour découvrir leur signification par rapport à cet être et par rapport à l'ordre de l'Univers.
C'est donc parce que le positivisme introduit en philosophie cette inversion de l'ordre de l'intelligence, lequel implique qu'elle procède du commun au propre, c'est parce que cette exigence n'est pas respectée, que l'on assiste aujourd'hui à ces essais manqués d'unification, de synthétisation philosophico-théologique qui ne sont que la projection de projet personnel, comme ce que fait Monod, ou l'exposition d'une intuition poétique comme ce qu'a fait Teilhard de Chardin.
Or, ce *commun* se présente à l'intelligence d'une double façon. D'une part, comme *un universel confus* à la manière des êtres que la vue ne peut distinguer parce qu'elle est trop éloignée de l'objet. C'est ainsi que la philosophie de la nature se présente par rapport aux disciplines chimiques, physiques et biologiques qui sont plus concrètes et plus particulières. D'autre part, ce commun se présente à l'intelligence comme un *universel distinct,* c'est-à-dire comme une cause à l'intérieur de laquelle l'esprit voit la subordination des effets. C'est à la connaissance de telles causes que doit aboutir la métaphysique. Mais, notons-le bien encore une fois, la connaissance de ces causes reste une vision commune -- analogique aux connaissances communes du début des *Physiques* -- au regard de la lumière de la Révélation.
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C'est pourquoi le refus de se soumettre à cette exigence fondamentale selon laquelle l'intelligence doit être enseignée d'abord par des notions communes afin qu'elle progresse ensuite vers des notions propres peut entraîner de façon irrémédiable l'infécondité du discours théologique.
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Ces premières réflexions, en forme d'essai introductif, ont délibérément ignoré les objections que l'on rencontre communément à propos du principe d'unité du savoir. Elles n'ont pas évoqué non plus les conséquences, pour l'approche de cette question, de l'exclusive fusion entre foi et croyance personnelle, établie par quelques contemporains qui se trouvent ainsi amenés à négliger le contenu objectif de la Révélation -- antérieur de soi à toute croyance. Elles ne dépassent pas de ce fait les limites d'un préambule à une étude plus complète.
Nous avons manifesté que le principe architectonique du savoir humain, en tant que l'intelligence est créée par Dieu et qu'elle Lui est ordonnée, doit se trouver de façon suréminente dans la Révélation. Si la philosophie, unifiante par son caractère d'absolu, efficace par sa nécessité, est la force supérieure requise pour assurer la synthèse universelle de la pensée, c'est la théologie -- que l'on ne peut séparer, sans la détruire, de la philosophie réaliste, sa servante -- qui est la clé de voûte de l'ordre architectonique du savoir.
On peut donc ouvrir la voie, en terminant, à une réflexion sur la suréminence objective de la théologie.
Au début du *De Anima*, Thomas d'Aquin montre qu'il y a deux façons d'ordonner le savoir humain. La première prend appui sur la certitude du mode. *Sous ce rapport*, dit-il, c'est la mathématique qui, étant la science la plus certaine, devient en quelque manière la science suprême à laquelle l'intelligence tend. Mais Thomas d'Aquin ne songeait nullement à faire de la mathématique la clé de voûte du savoir. L'intelligence moderne, séduite par la certitude du mode mathématique qu'annonçait le Docteur Commun, a depuis Descartes prétendu faire de la mathématique la clé de voûte du savoir humain, sinon même le mode commun de procéder dans des sciences distinctes par leur objet. Elle a introduit la confusion entre la mesure du savoir et les propres limites de ses capacités. Ce faisant, les portes de la sagesse lui restaient interdites.
Après avoir démontré l'impossibilité pour la mathématique de remplir le rôle de principe architectonique, Thomas d'Aquin manifeste la deuxième façon d'ordonner le savoir, qui se fonde alors sur la noblesse de l'objet.
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Il constate en effet que l'intelligence préfère connaître *peu* sur des sujets plus élevés que beaucoup sur des sujets moins nobles. Ainsi, dans l'ordre du savoir humain, place-t-il la métaphysique comme sagesse, c'est-à-dire comme vision unificatrice et principe architectonique.
Or, nous l'avons rappelé, l'objet le plus noble auquel peut parvenir l'intelligence humaine n'est pas celui qui lui est donné uniquement à l'intérieur de ses limites naturelles, c'est celui qui lui est offert par la Révélation, objet dont la noblesse, la beauté et la bonté dépassent en grandeur tout ce à quoi la métaphysique peut atteindre.
C'est pourquoi, en demandant à la sagesse suprême de la foi cherchant l'intelligence d'être principe architectonique du savoir, nous respectons l'ordre des sciences et sa pédagogie ; nous respectons le réel, tout le réel. A s'en écarter habituellement nous constatons que c'est chaque discipline qui s'en trouve appauvrie et l'Université en grande difficulté de promouvoir et d'adapter de façon convenable par rapport à la sagesse sa recherche, son enseignement et sa vie.
André Clément.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
LE NUMÉRO de mars 1972 d'ITINÉRAIRES me faisait attendre avec impatience *L'art et la pensée.* A peiné entré dans cette lecture, j'en remerciais le Bon Dieu, ayant sous les yeux combien Jean Madiran a raison de parler comme il parle de ce vrai maître qui a nom Henri Charlier. « Il me faut sans retard *Culture, École, Métier,* maintenant ! » Sans retard, en effet, mais cette seconde lecture m'a posé la question : par quel mystère d'iniquité un citoyen de ma vieille sorte pouvait-il y venir, hélas ! avec trente ans de retard ? La réponse à pareille question m'assure au moins de ceci : lisant quelque part assez quelque chose de ces deux cents pages, tout de suite m'aurait-il fallu tenir le livre. Quatre pages d'un livre, on le voit, s'il est beau ! *Alors, à quiconque le peut, prière de publier quelque chose des maîtres livres ignorés.* Qu'ils sortent par là-même, et de la seule manière possible, d'un diluvien tout venant, où il n'est pas impossible de prendre son bien, mais trop long de rencontrer la merveille indispensable au pauvre monde : l'homme sage semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles.
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Il est vrai que les sondages d'opinion nous offrent aussi la réponse : sans opinion. Justifier par là les questions posées à la vaniteuse ignorance du public se moque du fait que cette dernière réponse, chaque fois, est écrasée par les autres autant qu'il la faudrait écrasante.
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102:174
Que serait-il advenu des hommes s'ils s'étaient servi du feu sans se défier de lui à proportion de la puissance qu'ils en attendaient ? Voilà pourtant ce que les modernes ont fait avec leur science, -- et d'un, -- ils se récrient devant les conséquences, -- et de deux, -- ils ne doutent pas de leur raison adulte au regard d'une humanité traditionnelle infantile, -- et de trois, pour le bouquet.
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Mettre la guerre hors la loi n'a pas supprimé la guerre, mais les lois de la guerre ; tout comme la démocratie a pu mettre hors la loi (de l'égalité) la monarchie et l'aristocratie, non pour une société sans aucun pouvoir établi, mais pour une société sans défense contre le pouvoir de l'or. « Malheureusement, les malades sont bêtes... », disait, à ce que je lis, le docteur Julien Besançon ; voilà tout justement le malheur de mon siècle : si malade, et d'un bête !
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« Pourquoi craindre la mort, puisqu'il m'est impossible de la rencontrer ? Où je suis, elle n'est pas, où elle est, je ne suis pas. » Je viens d'entendre à la radio je ne sais quel savant resservir avec conviction ce modèle de l'inhumanité du rationalisme stoïcien et scientifique, (*France-Culture,* 21 septembre). Ainsi, je ne peux rencontrer la mort qu'à la manière d'un corps de rencontrer un autre corps, l'un et l'autre en un même lieu au même moment ? La mort ne peut être pour moi que ma propre mort, et mon être n'a rien pour l'anticiper, redoutablement, ainsi que la fin de la seule vie personnelle que je connaisse d'expérience ? Mon Dieu, que les savants rendent bête la pauvre science, comme ils la veulent assez riche pour tous nos besoins ! Aux yeux de saint Thomas, surmonter la peur de mourir est l'objet propre du courage.
Ce même 21 septembre, où la radio parlait à son ordinaire et où je prenais cette note, Henry de Montherlant s'est donné la mort *pour ne pas vivre aveugle.* Dieu le veuille en sa lumière !
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103:174
La logique n'est pas l'épée du raisonnement, la morale n'est pas l'épée de la bonne volonté ; reste à savoir s'il ne nous faut pas, ici et là, un bouclier, -- un art de nous mettre en défense contre les assauts du dehors et du dedans, de la déraison et d'une prétendue liberté de laisser-aller à soi-même et à autrui. Ce laisser-aller n'explique-t-il pas, précisément, que la morale avec la logique paraisse superfétatoire, n'étant pas une épée ?
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J'ignore si la remarque est déjà faite, mais nous voyons disparaître en même temps la pudeur chrétienne, et c'est-à-dire le souci de ne pas pécher contre la chasteté, avec le sens même du péché ; comme ceci était lié à cela au rebours de ce qui s'est dit et continue à se dire.
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La démocratie consiste à vouloir que les problèmes de gouvernement soient une seule et même politique de l'État et des citoyens, n'importe l'État grand ou petit, et même mondial. Ce n'était pas assez d'idiotie, on y veut maintenant l'Évangile même, vécu aujourd'hui. Or il fallait s'attendre à ce comble de l'incroyable ; non certes en croyant la démocratie contraire au totalitarisme par l'impossible égale liberté souveraine de tous ; mais les yeux ouverts sur la prétention formellement totalitaire à une politique de droit humain universel parce que la *politique de l'homme même,* la seule à respecter l'homme en tout homme, -- et l'on nous sort enfin : *la politique du bonheur pour tous.* Le droit divin des rois leur Interdisait le totalitarisme, puisqu'il se fondait en Dieu comme la Fin de tous et de tout, et se soumettait à la loi de Dieu ; le droit humain de la démocratie n'a ni fin ni loi que la démocratie-elle-même pourvu qu'elle s'exerce, totalitaire par définition, et, c'était inévitable, de plus en plus totalitaire dans les prétentions et les errements de l'État démocratique. « Sans ennemis à gauche », on le voit bien ici, car c'est dire sans ennemis que ceux de la démocratie, -- premier de tous l'Église catholique traditionnelle, avec, pour vivre libres et non en totalitarisme, sa vérité qui oblige tout le monde. Ne disons pas que la liberté démocratique choisit le mensonge, mais qu'elle choisit comme si elle ne croyait pas à la vérité, ou du moins à une vérité pour tous -- mais n'est-ce pas une seule et même incrédulité ?
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104:174
Un gouvernement au goût spontané de la plupart des hommes peut-il être tel, à ce double titre, et gouverner de façon a satisfaire la raison ? Deux pointes à cette question : du côté d'un pareil gouvernement, du côté d'un peuple assez aveugle sur les hommes pour y consentir, -- comme si cette condition de la vie sociale pouvait se confondre avec la vie sociale même, avec son attrait naturel. Comme si la note à payer pour le festin ne devait pas coûter plus que d'y avoir part, à la majorité des gens ! Telle est la démocratie théorique ; et la démocratie en exercice fait voir combien peu elle convient aux hommes, *puisqu'ils y croient en majorité, les pauvres.* (Patatras ! Cette note à peine prise, tombé en *Figaro* (du 26 septembre), j'y vois que la politique ne peut être art, science, et charité au plus haut niveau, que ce ne soit à la portée de tous, et en particulier des jeunes à qui l'on veut étendre le droit de vote.)
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Tout savoir sans avoir rien appris (à l'école), tout apprendre à l'école : quelle est la plus folle prétention, quand, de plus, la première est aristocratique, démocratique la seconde ?
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« L'habit ne fait pas le moine » a voulu dire, durant de longs siècles, qu'il ne suffisait pas de l'habit ; la sottise progressiste nous assure tout soudain que l'habit n'est de rien, que le cœur de l'homme n'a que faire des dehors.
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Donc, les femmes réclament l'égalité avec les hommes, ayant sous les yeux ce que c'est que l'égalité entre les hommes ; voilà qui les égale aux hommes, en effet, mais faut-il être assez peu galant pour leur dire en quoi et à quel point ?
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Saviez-vous que les martyrs chrétiens « donnaient leur vie pour les idées d'un autre », et que la foi chrétienne, par conséquent, reçoit cette définition moderne de consister à faire siennes les idées d'un autre ? Cela se trouve comme ça, comme le reste, à lire *le Figaro* à la une. (4 octobre.)
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105:174
Nos repas élèvent à l'humain le besoin animal de nourriture, ils ne doivent pas le dédaigner d'être animal, mais humblement y pourvoir ; faire de l'Eucharistie un repas communautaire abaisse à l'humain le besoin de Dieu, ignoré, faute d'humilité, au profit de je ne sais quel don mutuel des convives.
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Aimer ses amis et haïr ses ennemis serait logique, et non l'amour évangélique des ennemis eux-mêmes, si les autres n'existaient que relativement à nous ; chacun absolument un fils de Dieu, tout autre doit l'aimer absolument, rien de plus logique. Mais l'amour absolu d'un être absolu n'emporte pas la logique d'une même attitude relative quant aux attitudes relatives des uns, et des autres ; la vie de Notre-Seigneur le montre bien. *On fait paradoxe de la charité pour en faire sophisme,* rien de plus moderne et rien de moins logique que cette logique non-A.
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Je tombe sur cette citation de Bouthoul (de l'explication de la guerre) : « Des hommes peuvent vivre côte à côte, séparés par des siècles de développement mental. » Quel développement mental ? Je n'ai jamais rencontré pareille séparation, sans doute parce que je ne prends aucunement la science expérimentale pour la raison même, et tout ce qui n'est pas elle, sous-développement mental. (Chez les Soviets, détraquement mental.)
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Ce que nous avons de meilleur servira de moyen au diable pour le pire ; on le savait hier, aujourd'hui l'ignore : comme il nie le Diable, il croit tous les anges de lumière qui lui apparaissent et il les suit, les yeux fermés à ce qui s'ensuit. Ouvrons les yeux, au contraire ; s'il suffit d'aimer, c'est d'aimer ce qu'on doit, et ce qui s'appelle aimer, -- sans illusion, en la matière la plus illusoire et la plus redoutablement illusoire de toutes. S'il suffit d'aimer comme on en parle, n'est-il pas étrange d'avoir les huit Béatitudes évangéliques au lieu de celle qu'on ne trouve pas : Heureux l'ami du genre humain ?
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106:174
Impossible de croire en Dieu fait homme ? Absolument, c'est la doctrine de saint Thomas : « Impossibile est unionem Verbi incarnati esse factam in natura. » (IIIa ; 2, 1.) La foi traditionnelle en butte à l'intelligence critique des modernes, quelle farce ! Quelle ignorance farcie de science ! Ma foi, c'est une définition : l'intelligence critique des modernes, cette ignorance farcie de science (galiléenne).
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La vie de l'homme est animale, non seulement dans les fonctions corporelles, mais dans les activités communes au corps et à l'âme ; elle n'est humaine au sens strict qu'au niveau de la raison ; n'est-il pas urgent de revenir, de l'Homme en tout homme, à l'animal capable de raison, à prix de volonté, qui est pour Aristote et saint Thomas (I.II., 5.5, 2), le seul réel animal politique ?
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« Un niveau culturel élevé qui ne soit pas l'apanage d'un petit nombre. » Promesse de M. Arthur Conte pour la télévision (*France-Inter,* 13 h., 26 octobre). Un moment plus tard, le journaliste de service nous ramène au réel : « L'image que se font de Marat les Français, du moins ceux qui ont quelques notions d'histoire... »
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« Liberté politique des deux options libérale et socialiste ? »
1° Libéralisme et socialisme sont l'un et l'autre condamnés par l'Église.
2° La politique ne se réduit pas à l'économie politique, dont il s'agit avec ces deux contraires.
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La nature de l'homme est bonne, mais il incline aisément à en faire mauvais usage, et il n'est pas rare de le voir céder à la tentation ; il semblerait que tous puissent reconnaître ce péché originel, et notre besoin d'acquérir la vertu, « qua recte vivitur, qua nullus male utitur », (I.II., 55, 4), mais on s'en éloigne assez pour ne pas concevoir la liberté sans le pouvoir d'abuser, autant que de faire bon usage, -- voire qu'il faille distinguer entre le bien et le mal autrement que par son propre choix.
107:174
Mais Charles Péguy (en 1913) :
*Vous savez aujourd'hui de quoi l'homme se garde,*
*Et c'est de se tourner vers son maître et son père,*
*Mais aussi vous savez ce qui le désespère,*
*Ce qui fait ses yeux creux et sa face hagarde.* (ÈVE.)
Paul Bouscaren.
108:174
### L'éducation de la pureté
*suite*
par Luce Quenette
**La honte de la peur**
Quand j'ai demandé aux saints enfants ([^7]) de préparer nos cœurs à l'éducation de la pureté, c'était, sans doute, accessoirement, pour nous éloigner à tout jamais de cette « initiatique » immonde, officielle à l'impureté qu'on nomme Enseignement sexuel et dont le seul nom prononcé devant les enfants est une offense à l'honnêteté. Mais c'était surtout pour nous faire entrer dans une voie sûre, totalement adhérente au dogme de la morale chrétienne.
Aussi, nous méditerons, pour commencer, sur l'invincible difficulté de notre devoir d'éducateur, dès qu'on l'isole de la formation générale continue, incessante de la raison, de la volonté, de la foi.
On dit aux parents chrétiens qu'il faut répondre aux questions des enfants sur ces sujets, avec sérénité, liberté, naturel, sans montrer la moindre appréhension, la moindre inquiétude. Je ne dis pas que ces recommandations sont inopportunes, mais leur nécessité même est révélatrice. Quand on dit à quelqu'un : « Allez-y carrément, ne montrez ni anxiété ni appréhension ! », il est bien évident que la démarche que on lui conseille est redoutable et qu'elle exige un double courage : il faut surmonter une peur légitime et faire comme si on causait d'un bouquet de roses.
109:174
Un père, il y a quelques années, avait, demandé à un prêtre un « petit manuel d'initiation » pour l'aider dans une conversation qu'il estimait nécessaire avec son fils de 14 ans. Le prêtre avait loyalement donné « le fascicule », *pour inspirer.* Le lendemain, le fils me tend le dit manuel :
« Voilà ce que mon père m'a forcé à lire hier », me dit-il d'un air méprisant, « il n'a pas eu le courage ! » Puis « Je n'avais pas besoin de tout cela. »
Pour ces deux raisons, le prestige paternel était détruit aux yeux durs de cet âge sans pitié.
Soyons francs, et même vulgaires : s'il faut vraiment exécuter *cela* soi-même, ce n'est pas drôle. Il n'est que les cyniques du vice ou les imbéciles pour faire les malins en ces circonstances. La tentation de se dérober est celle des honnêtes gens conscients, je dis la tentation, non le consentement.
**La peur légitime**
Eh bien, entre nous, parents chrétiens, au lieu de nous dissimuler cette crainte, méditons-la. Voyons-la sans fausse honte, à la lumière de la nature et de la foi.
Rien n'est plus légitime, plus honorable et plus réel que cette appréhension. Il est bien des dangers dans la bataille terrible de l'éducation, mais il est vrai que ceux qui menacent la pureté sont les plus subtils et les plus redoutables. Et, puisque nous parlons de l'éducation d'un enfant resté pur, combien je comprends que, devant son adolescence préservée, ses parents tremblent d'éveiller la concupiscence de la chair et l'orgueil de la vie par les révélations maladroites. Dans les « Conseils aux Parents » sur ce sujet, et fort édifiants, je vois toujours à la fois saillir et dissimuler cette crainte comme si elle était vaine et évitable. Il faut la prendre, la justifier et la garder.
C'est qu'il est absolument sûr que l'initiation à l'acte charnel de notre origine comporte le danger principal d'une révélation de péchés sans nombre, de la sorte de ceux « qui mettent le plus d'âmes en enfer » disent mes saints docteurs enfants.
Il est absolument sûr que le corps est un piège permanent pour l'âme. Ce n'est pas le seul, sans doute : le piège de l'orgueil est dans l'esprit. Mais l'union de l'âme et du corps est substantielle et l'Écriture fait bien d'attribuer à la chair (chair animée spirituellement, mais chair) toutes les chutes qui engendrent la mort.
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« Si vous vivez selon la chair, si vous semez dans la chair, vous récolterez la mort. » (Rom. VIII, 13.)
Quand l'Esprit Saint, par saint Jean, veut nous signifier « l'anéantissement » du Verbe Divin dans l'union à notre nature, Il dit *Caro factum est,* comme pour signifier que par la chair nous périssions et que c'est dans sa chair très sainte qu'Il nous rachètera. S'il faut que l'enfant apprenne la loi physique d'origine de son corps vivant, instinctivement celui qui l'instruit, s'il est honnête, éprouve au plus profond de lui que « la chair est faible ».
**La concupiscence éveillée**
Allons plus avant. Quelle est donc la nature de ce danger violent qui émeut l'honnête et fait rire le cynique ? Je répète que d'ordinaire, le besoin d'édification fait qu'on ne pousse point l'analyse de cette hésitation pourtant *liée* à la nature. On nous démontre qu'il n'y a rien à craindre, car le bon Dieu fait bien tout ce qu'il fait et que rien n'est plus beau au fond que cette transmission de la vie, expression d'amour, couronnement du « tout aime et tout pullule dans le monde ».
On y croit, on se fait une raison, et pourtant l'appréhension n'en est pas diminuée ; seulement, on fait vertueusement contre mauvaise fortune bon cœur, « les choses étant ce qu'elles sont ! ». Et dans ce courage résigné, il y a un certain aveuglement, UNE IGNORANCE PRATIQUE DE LA RÉALITÉ MORALE.
Où est-il ce danger essentiel dont rien n'atténue la crainte chez le père et la mère vraiment chastes et croyants ?
Mais il est *dans le plaisir,* dans ce qu'on appelle pertinemment : volupté, *delectatio.* Cette curiosité, que peut-être un simple désir de savoir a éveillée, elle est concomitante *d'un pressentiment de plaisir,* et c'est cela, à cause de sa réalité expérimentale, qui fait peur pour l'enfant.
Ce n'est pas la bassesse dans l'usage du corps, les mamans expliquent bonnement aux petits enfants la bonne conduite à tenir dans les fonctions corporelles les plus humbles, et, pourvu que ce soit maman qui s'en charge (comme il faut être maternelle avec les petits pensionnaires bien élevés) tout se dit sans trouble, dans la simplicité.
111:174
**La douleur, chaste**
Au contraire, dans notre condition terrestre, la douleur est chaste, et, quand il faudra porter plus d'attention au mystère physique de la naissance, révéler que, pour le mettre au monde, l'enfant a coûté l'auguste souffrance dont le Sauveur parle comme prémice nécessaire à la joie « de ce qu'un homme est venu dans le monde », si l'enfant est pur, son regard reconnaissant admirera celle qui lui a donné le jour. Suivra la leçon sur le décret divin de cette souffrance infligée à toute mère après le péché d'origine. Oui, la souffrance de l'enfantement est rassurante. C'est la volupté devinée par la chair qui serre le cœur.
Ne nous montons pas la tête par de « belles » considérations contemporaines sur « l'expression du couple ». *Devant l'attention de l'enfant sérieux,* quel est le brave père chrétien qui ne ficherait en l'air toutes les satisfactions et considérations de cet ordre, ce n'est pas un moment bien choisi pour leur donner du prix, mais pour en éprouver l'importunité.
Tout le monde (chrétien) sent cela et personne n'ose le dire.
**La chair, vexée**
Pourquoi ?
Parce qu'on aurait l'air de mépriser l'acte procréateur, on aurait l'air de médire des plaisirs charnels permis et c'est aussi inexpiable que de critiquer la Science, prodigieuse source de domination, en disant que, définie ainsi, elle est vicieuse à la base.
Le Père Calmel écrivait en 1960 :
« On a parlé d'un renouveau de la spiritualité du mariage (sinon de la théologie). Mais il est urgent que ce renouveau s'insère dans une tradition aussi ancienne que l'Église, sinon ce fameux « ressourcement » sera vite tari et laissera les chrétiens sur leur soif, à moins qu'il ne se corrompe et ne donne plus que des eaux empoisonnées. »
112:174
Il est certes pratique et édifiant de relever par une méditation sur la grandeur du ministère humain et la beauté de la Création l'union de l'homme et de la femme, afin de tourner les regards des époux vers le côté positif de leur mission ici-bas, mais se borner à ces louanges souvent hyperboliques, c'est agir avec une insouciance ridicule ou une étourderie catastrophique. Et la concupiscence ? et l'attrait du mal qui est tout entier contenu dans la volupté même ? Sur la lancée, sans garde-fou, de cette apologie, on arrive, sauf votre respect, à « Pour vivre saintement, il faut prendre femme. » Et c'est « l'effronterie libertine » des blasphémateurs agents de l'érotisme de trahir ainsi le grave avertissement de l'Apôtre : « Prenez garde de conserver avec soin le vase fragile de votre corps. »
Vous voyez bien que la supériorité de la virginité, qui est de foi et à laquelle doit croire tout éducateur, marié ou non, vient justement de l'extrême fragilité du corps face à la volupté, et qu'il y a de quoi trembler raisonnablement pour la vertu d'un adolescent, à l'âge où il est le plus dangereux de parler de sexualité, parce que *le jugement n'est pas formé sur l'essence, la psychologie et la morale de l'amour, tandis que le corps est en délicate évolution.*
**Sexualité : blasphème**
La trahison, d'ailleurs, est accomplie et pénètre toutes les couches de la société, par l'adoption universelle du terme : *sexualité.*
Le mystère surnaturel du sacrement de mariage, l'union procréatrice des époux, la misère de la chair par le péché originel, le remède de cette misère par la grâce du sacrement et par la vertu ; la maternité et la paternité, l'adolescence, l'enfance, et, *sans distinction,* le plaisir « expression d'amour », l'expérience sexuelle, c'est-à-dire le vice, le plaisir entre partenaires, le vice solitaire, la contraception, l'avortement, la prostitution, etc., etc., *tout* devenu parties et chapitres, initiations techniques de cette science universelle, infaillible, vérifiée par ordinateur : la *Sexualité.* La libido, reine noire, promue par Freud, est désormais installée, son nom, prononcé librement, *même par ses ennemis,* parents ou prêtres, *devant les enfants.*
« Mais ils en entendent et voient beaucoup plus, me réplique-t-on, et partout ! » Eh bien, partout n'est pas *votre* bouche, à vous, leur père, leur mère, leur ministre de Jésus-Christ. Les jeunes chrétiens convertis du paganisme dans la Rome de Néron en entendaient autant (pas plus). Et l'Apôtre ordonnait sévèrement « que ces choses ne soient pas même nommées *entre vous *»*.*
113:174
C'est la première règle de formation de la pureté : la retenue, devant les enfants, des mots, des expressions, des plaisanteries, voire jusque dans le langage de l'indignation.
J'ai dit qu'aucune formation n'était possible en dehors d'une confiance et d'une admiration entières pour l'éducateur. Si un père et une mère, qui espèrent cette confiance, parlent de « sexualité » devant leurs enfants, l'instinct de curiosité ingénieuse de la nature déchue appliquera ce terme ignoble aux rapports de ce père et de cette mère entre eux, et profanera, dans une demi-prescience bien plus nocive que l'ignorance, la base même de la piété filiale (contrat et sacrement de mariage) confondue avec l'animalité.
**Le péché originel**
Revenons donc à la doctrine catholique sur les convoitises de la chair et soyons bien instruits *des réserves* prudentes et *de foi* que l'Église fait sur le plaisir permis, à cause de la concupiscence, suite du *péché originel.* Nous aurons ainsi éclairé d'intelligence catholique cette crainte naturelle, surnaturelle et sage d'éveiller le pressentiment de la volupté.
La foi nous enseigne qu'avant le péché, « l'esprit était parfaitement soumis à Dieu, le corps parfaitement soumis à l'esprit. Tout était dans l'ordre de justice et de droiture originelle... Comme il n'y avait point de péché, il n'y avait point de peine... point de mort, *il y avait encore moins de honte,* Dieu n'avait rien mis que de bon, *que de bienséant,* que d'honnête dans notre corps, non plus que dans notre âme. Ils étaient nus l'un et l'autre, dit l'Écriture, et ils n'en rougissaient pas ». (Bossuet : Traité de la Concupiscence, chap. VII.)
Depuis ce « renouveau prétendu de la spiritualité du mariage » on a tendance et même zèle empressé à parler aux garçons et aux filles comme si l'homme et la femme n'avaient pas quitté le Paradis terrestre, comme si « le joug pesant des fils d'Adam », l'effrayante misère de la chair n'était pas présente, menaçante, vivante dans le corps.
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**La physiologie, initiation de volupté**
Il ne s'agit pas de « taire par honte », mais de *tenir compte de la honte en parlant.* Et, pour observer l'exacte mesure, connaître sur ce sujet l'authentique doctrine de l'Église. Vous remarquerez d'ailleurs que dans ces « pédagogiques » et soi-disant « convenables » initiations, on ne fait pas allusion à la seule chose absolument dangereuse et extrêmement difficile à exprimer : la volupté, conséquence du péché d'origine.
On laisse l'adolescent en face de l'anatomie, des termes physiologiques, sans oser réfléchir à ce fait d'intuition charnelle : à savoir que l'explication technique de la procréation, dite avec détails paisiblement et objectivement physiologiques par un éducateur qui répète sans cesse que c'est pur, merveilleux, honnête, et repart dans ses ovaires, ses couloirs et ses spermes, *éveille à mesure* chez l'écouteur la révélation du plaisir violent contre lequel il ne le met pas en garde. Car, en soi, ces explications physiologiques pour cet âge passionné, sont odieuses, ennuyeuses, barbantes. Si elles n'éveillaient pas l'intuition progressive d'un énorme plaisir possible, inconnu et, ce qui est fameusement inespéré, permis, et même vanté par sous-entendus lyriques, si ces anatomies de sexes étaient non immédiatement *suggestives de concupiscence,* il y aurait peu d'attention et peu d'ardeur à en suivre le scientifique développement. Essayez avec autant de précision de suivre la fonction glycogénique du foie, ou même les retours et départs des veines portes et caves... Vous aurez du succès.
Or, un adolescent formé chrétiennement à résister à la sensualité, *n'y tiendrait pas,* arrêterait timidement ou hardiment (suivant son caractère) l'explication par un : « Répondez, Monsieur, simplement à mes questions. » Car je ne nie pas qu'il n'en ait (peut-être) à poser et que c'est un devoir de lui répondre, mais dans l'esprit de cette doctrine du péché originel que même les très bons ne connaissent plus, tandis qu'ils ont honte d'avoir honte.
**La misère de la chute**
Je reprends Bossuet :
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« Mais aussitôt qu'ils ont désobéi à Dieu, ils se cachent. J'ai entendu votre voix, dit Adam, et je me suis caché dans le bois, parce que j'étais nu. Et Dieu lui dit : Qui vous a fait connaître que vous étiez nu, si ce n'est que vous avez mangé du fruit que je vous avais défendu ? Le corps cessa d'être soumis, dès que l'esprit fut désobéissant : l'homme ne fut plus maître de ses mouvements, et la révolte des sens fit connaître à l'homme sa nudité : leurs yeux furent ouverts : ils se couvrirent et se firent comme une ceinture de feuilles de figuier. L'Écriture ne dédaigne pas de marquer et la figure et la matière de ce nouvel habillement, pour nous faire voir qu'ils ne s'en revêtirent pas pour se garantir du froid ou du chaud, ni de l'inclémence de l'air : il y en eut une autre cause plus secrète, que l'Écriture enveloppe dans ces paroles, pour épargner les oreilles et la pudeur du genre humain et nous faire entendre, sans le dire, où la rébellion se faisait le plus sentir. Ce *ménagement* de l'Écriture nous découvre d'autant plus notre honte, qu'elle semble n'oser la découvrir, de peur de nous donner trop de confusion. Depuis ce temps les passions de la chair, par une juste punition de Dieu, sont devenues victorieuses et tyranniques : l'homme a été plongé dans le plaisir des sens : Et au lieu, dit saint Augustin, que par son immortalité et la parfaite soumission du corps à l'esprit il devait être spirituel même dans la chair, il est devenu charnel même dans l'esprit. *Qui futurus erat etiam carne spiritalis, factus est etiam mente carnalis. *» (Traité de la concupiscence, chap. VII.)
C'est que le plaisir légitime, modéré, *sagement attaché à l'acte* par le Créateur, s'était changé en « une ardeur d'incontinence », une convoitise qui ne sait où finir, *nescit ubi finiatur :*
« Une honteuse plaie de la nature telle qu'on n'en parle pas sans pudeur, qu'on n'y pense point sans péril, *même pour la blâmer... et qui cause dans le genre humain de si effroyables désordres...*
« Or cette ardeur *démesurée est devenue le principe de notre naissance et de notre corruption tout ensemble.* Par elle, nous sommes unis à Adam rebelle, à Adam pécheur : nous sommes souillés en celui en qui nous étions tous comme dans la source de notre être. Nos passions insensées ne se déclarent pas tout d'un coup, mais le germe qui les produit toutes est en nous dès notre origine. » (Op. cit., chap. VII.)
Comme la méditation sur les effrayantes suites du péché originel est étrangère à notre temps ! qu'elle est loin de ce culte de la nature que les plus pieux n'osent refuser comme si, en magnifiant la nature, on suspendait ses maléfices, on dérivait dans la sécurité les périls évidents de sa déchéance....
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Et puisque c'est l'année de Péguy, proclamons-le (cependant sans le nommer docteur de l'Église) poète tragique des suites du péché d'origine, dans ce beau poème d'Ève où il crie nos « détournements » avec autant de réalisme que Bossuet, autant de pudeur, moins de sobriété, comme s'il ne savait, lui aussi, devant le déferlement des misères « hors du premier jardin », *ubi finiatur*.
Comment, sans cette méditation fondamentale, l'éducateur aurait-il la gravité et l'humilité qui conviennent pour armer un adolescent *contre sa propre chair ?*
**Le mariage,\
remède de la concupiscence**
Continuons-la donc, cette sainte méditation qui nous sanctifie pour la pureté de nos enfants. A ce misérable état qui nous livre à la révolte de notre chair, « Dieu a préparé *un remède dans l'amour* *conjugal :* mais ce remède fait voir encore la grandeur du mal puisqu'il se mêle tant d'excès dans l'usage de ce remède sacré. Ce bien, le mariage, suppose un mal dont on use bien, c'est-à-dire qu'il suppose le mal de la concupiscence dont on use bien lorsqu'on s'en sert pour faire fructifier la nature humaine. »
Voilà l'exacte perspective où devra aboutir dans la raison, le bon sens et la foi, l'éducation de la pureté de notre fils et de notre fille, entreprise dès la petite enfance.
Saint Thomas dit (Qu. XLIX des biens du Mariage, art. 1) :
« Dans notre état d'infirmité, le mariage est accordé à l'homme par indulgence comme on le voit d'après ce que dit saint Paul. Il a donc besoin d'avoir certains biens pour excuses. La fornication et le mariage sont de même espèce quant à l'espèce de nature. Mais la fornication est de soi honteuse. Pour que le mariage ne le soit pas, il faut que quelque chose lui soit ajouté qui lui donne l'honneur et le classe dans une autre espèce morale. »
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A cette hauteur de réalité humaine et chrétienne doit aller un jour et doit tout de suite se diriger une formation d'âme. Apercevez-vous quelle force, quel blindage on prépare ainsi contre la pourriture de l'intelligence, de la volonté, de la sensibilité ? Je parle en paix à ceux qui comprennent. Lisons, buvons les paroles de l'Église sans crainte, sans orgueil, sans contestation, sans retour sur nous-mêmes, dans la paix de la vérité pour y puiser une assurance qui surpasse tout sentiment.
*In conjunctione autem viri et mulieris rationis jactura accidit :* « dans la conjonction de l'homme et de la femme, il arrive un préjudice de la raison ».
*Quia vis generativa per quam originale traducitur est infecta et corrupta *: « parce que la puissance générative, à cause de notre origine, a été infectée et corrompue ».
Vous voyez bien qu'on ne peut la présenter à l'âme raisonnable comme la suite supérieure et innocente, dans l'échelle des êtres, de la semence fécondée des plantes et des animaux.
En tout, aujourd'hui, on oublie la concupiscence d'origine que le baptême nous a laissée, comme il a laissé la mort et la souffrance. Hors de la grâce, dans la nature péché.
*Haec delectatio quae etiam animalia movet in quibus non est infectio originalis *: « cette délectation meut aussi les animaux, mais en eux, il n'y a pas d'infection originelle ». *Ideo non est simile *: « c'est pourquoi ce n'est pas pareil ».
Il faut donc que la grâce fasse revivre les biens du mariage, biens essentiels, « qui non seulement ennoblissent de l'extérieur, mais dont il a besoin comme de principes qui produisent en lui l'honnêteté qui lui convenait par elle-même ».
Ces biens sont : la procréation des enfants, la fidélité indissoluble et le sacrement.
Il y a contrat de fidélité, c'est-à-dire d'amour, il y a intention d'avoir des enfants et, dans cette intention, dit saint Thomas, est contenu le devoir de leur éducation.
Il y a sacrement qui signifie l'union du Christ avec l'Église. Les enfants, la fidélité, le sacrement ! Et ainsi est réparé le mal de la concupiscence.
Alors, alors seulement, la délectation effrénée a trouvé son remède sacré, son excuse complète. En effet, ces trois biens excellents rendent l'acte de mariage non seulement honnête, mais saint, mais *méritoire*.
118:174
**Crucifier la chair\
avec ses convoitises**
Il en résulte ([^8]) que le problème de la formation de la chasteté est *un aspect du mystère de la Croix* parce que la morale conjugale, la morale de la virginité sont des mystères de la Croix.
« L'amour entre l'homme et la femme doit être à l'image de l'amour entre le Christ et l'Église, c'est-à-dire à l'image d'un amour crucifié. »
Soit dans le mariage même, soit pour le faire comprendre honnêtement à l'adolescent, on ne peut s'en rapporter aux réalités physiologiques ; l'initiation à l'amour n'est pas une annexe de la physiologie, c'est une initiation à la Croix. Il faut avant tout apprendre à se méfier de la chair, à la vaincre pour le service de Dieu, par la Croix, et, seulement ainsi, la ressusciter.
C'est ce large ensemble théologique qu'il faut peu à peu rendre l'enfant, puis l'adolescent, le jeune homme, la jeune fille, capables de voir, de comprendre, de croire, de goûter.
**La Croix, loi de la vie**
L'application de cette grande théologie de la chair, de sa misère et de son rachat dans la formation des enfants, c'est qu'il faut leur révéler progressivement, mais en commençant tout de suite, la grande loi de la vie.
Mais quelle est cette LOI DE LA VIE ?
Mon Dieu, qu'ils sont malheureux et recrus de misère et d'aveuglement, ceux qui croient que la loi de la vie dont il faut instruire leurs enfants, la grande loi de la vie et de l'amour qui doit les diriger dans cette vallée de larmes, c'est la physiologie de la reproduction. Quelle imbécile et terrifiante infortune ! quelle descente, quelle aberration, quelle attaque non seulement de la pureté du corps, mais encore celle de l'esprit !
119:174
« Mais, disent-ils, c'est de cela qu'ils sont inquiets, c'est de cela qu'ils sont curieux, c'est cela qu'ils demandent, c'est cela dont on parle partout et dont je dois leur parler le premier, pour le faire proprement. »
Vraiment ! Alors vous avez élevé des bêtes, et encore, il n'y a pas parité, nous l'avons vu, à cause du péché, non est simile. Vous vous êtes trompé misérablement de loi de vie et d'entrée dans l'amour. Vous avez entrouvert la mauvaise porte où s'est engouffrée la concupiscence. Vous n'avez pas révélé ce qu'il fallait révéler. La physiologie, la volupté inscrite dans leur chair, ce n'est pas malin. S'ils croient que c'est là le secret de la vie, le secret des grandes personnes, eh bien, ils le savent déjà, sans le savoir, et vous ne ferez, en les renseignant, que les tromper un peu plus et leur faire croire que la chair par elle-même est bonne et glorieuse tandis qu' « elle n'est rien » (saint Paul).
Pour diriger en paix leurs pensées et leur imagination vers la maîtrise de leur cœur et de leur corps, dans la chasteté du mariage ou dans la virginité absolue, il faut leur apprendre une autre loi de vie. Et quand celle-ci sera sue et pratiquée, la loi physiologique de la chair sera conjurée, et, plus tard, son danger mesuré et prévu, sans trouble, à son humble place dans le royaume bien gouverné de la nature et de la grâce.
*La loi de la vie sur la terre, c'est la loi de la Croix.* Nous l'avons vu avec les saints enfants. J'avais dit qu'il y avait un principe mystérieux, un infaillible moyen pour qu'une éducation restât pure, et même, j'avais fait exprès de ne pas le définir, de ne pas le nommer, pour qu'on fût intrigué de cette révélation de vie qui simplifie tout, qui éteint la curiosité d'en bas et tourne la jeune ambition en haut, sans (grande) résistance de la chair. Je l'ai marquée, cette révélation si terrible, si humaine et si divine, si nouvelle pour chacun de nous, si nouvelle pour l'enfant, si imprévue. Je l'ai décrite pour Thérèse, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus : elle a quatre ans, elle entend la loi de la vie de cette vallée de larmes en regardant le cercueil ou l'on allait mettre « sa pauvre petite mère ». Elle apprend la vie par le départ de Marie, de Pauline. A 15 ans, elle sait la loi crucifiante de la vie. J'ai montré cette révélation si contraire aux appétits de l'enfance (mais moins qu'à ceux de l'âge « mûr ») dans Nellie du Dieu Saint, Louis Vargues, Louis Olivarès et l'étonnant Herman, mort à dix ans, instruit à fond de la vie, c'est-à-dire de la Croix, en raison, en bon sens, en gracieuseté. Je l'ai montré dans Léon De Corte, cette « adorable idée », en conviction et même en poésie.
120:174
Apprendre chaque jour aux enfants, progressivement, doucement, précautionneusement, mais sans s'arrêter, que notre vie est *une vie réparée,* non pas jaillie comme on le voudrait, toute neuve pour le bonheur terrestre, mais marquée du mal. dans la chair, et rachetée par la Croix, bien rachetée, certes, et merveilleusement réparée (*mirabilius reformasti*)*,* mais enfin : ou entrée dans la voie royale et quotidienne de la Croix,... ou ratée.
Nous ne croyons pas assez que la Croix vraiment appliquée tous les jours aux petits enfants et de plus en plus clairement le long de leur âge, *sera absolument efficace* pour simplifier, réduire en tous et même effacer la crise dangereuse d'adolescence.
Je parle de conviction, de foi, parce que : *Crux Ave, spes unica !* Mais je parle aussi d'expérience : il n'est pas d'autre voie. Mais il faut y croire comme on respire, non seulement en général, comme à un grand article de foi pénible et inévitable ; mais encore comme à une familière, terrestre et douce et pratique façon de se tirer des pièges de la chair et du monde.
**Péguy à notre aide**
Je vais essayer de prendre les choses par en bas, par l'expérience naturelle pour que nous soyons plus vivement frappés que *là est le secret* de la vie et la révélation majeure.
C'est tellement simple qu'on peut craindre que tout le monde approuve et que personne ne s'en serve.
Péguy va nous secourir dans cette contre-épreuve. Il va nous dire ce que l'homme découvre, ordinairement à quarante ans, quand il accepte de regarder pour de bon la loi de la vie. C'est l'homme réduit à l'expérience, qui n'a pas pris la bonne voie chrétienne et c'est aussi l'homme chrétien, qui se croit chrétien et qui n'a pas voulu entrer tranquillement dans la méthode de la Croix.
Il n'a que l'expérience, aussi il a fallu attendre ses quarante ans pour savoir le grand et unique secret. (Les entre parenthèses, c'est moi qui les mets.)
« Il a quarante ans, il sait donc la science que nul enseignement (humain) ne peut donner, le secret que nulle méthode (naturelle, scientifique, biologique, psychologique) ne peut prématurément confier, le savoir que nulle discipline (en dehors de la chrétienne) ne confère et ne peut conférer, l'enseignement que nulle école (en dehors de la chrétienne) ne peut distribuer, *il sait...*
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Il a eu (enfin) le plus naturellement du : monde, c'est le cas de le dire (puisqu'il ne l'a pas eu surnaturellement bien plus tôt) communication *du secret qui est su par le plus d'hommes au monde et qui pourtant est le plus hermétiquement gardé. *»
Péguy a le prodigieux pouvoir de montrer *le merveilleux du simple* (jusques à quand tiendrez-vous nos esprits en suspens ?...)
« Il sait... depuis qu'il a retrouvé l'*être qu'il est...* envers Dieu, un fidèle et *un pécheur de la commune espèce.* Mais enfin, et surtout, il sait qu'il sait. Car il sait le grand secret, le secret le plus universellement connu et qui pourtant n'a jamais filtré, le secret d'État entre tous, le secret le plus universellement confié de proche en proche, de l'un à l'autre, à demi-voix basse, au long des confidences, au secret des confessions, au hasard des routes et pourtant le secret le plus hermétiquement clos... *Il sait que l'on n'est pas heureux.* Il sait que depuis qu'il y a l'homme, *nul homme jamais n'a été heureux.* Et il le sait même si profondément et d'une science si entrée dans le profond de son cœur, que c'est peut-être, que c'est la seule croyance, *la seule science* à laquelle il tienne, dans laquelle il se sente et il se sache engagé d'honneur, la seule précisément où il n'y ait aucun entendement, aucun masque, aucune connivence. » (Clio.)
Voilà où l'expérience découvre misérablement le grand secret de la vie, la loi de la vie. Quarante ans d'homme voyageur ont imprimé tristement ce que Thérèse Martin, Nelly, Herman, Léon savaient à quatre ans. sept ans, quatorze ans ; mais dans la paisible certitude et joie de la Croix, dans la joyeuse consolation de la Croix.
**On leur cache\
le vrai secret de la vie**
Ce secret de la vallée de larmes est le plus préservant. le plus réaliste, le plus utile, l'indispensable à transmettre à la génération qui monte. On s'en garde bien, on prend soin de le cacher :
« Or, voyez l'inconséquence, poursuit Péguy. Le même homme. Cet homme a naturellement un fils de quatorze ans. Or il n'a qu'une pensée : c'est que son fils soit heureux.
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Il ne se dit pas que ce serait la première fois que ça se verrait. Il ne se dit rien du tout... Il a une pensée de bête. Il n'a qu'une pensée. Et c'est une pensée de bête. Il veut que son fils soit heureux. Il ne pense qu'à ceci, que son fils soit heureux... »
Et là, je vais me séparer de Péguy (assez brutalement) entre parenthèses, pour être polie, comme lui. En effet, à côté de « pensées de bête », Péguy écrit : « Ce sont les meilleures » et il nous assure que ces pensées de bête sont « touchantes et désarmantes pour Dieu » et même, que c'est « très beau » et une « merveille de la jeune Espérance ». Je crois que beaucoup de pères et de mères émus le suivraient là-dedans. On est malheureux, mais on se persuade que nos enfants auront le bonheur sur la terre et on les en persuade tellement eux-mêmes par exhortations, conseils, prévisions et dévouements qu'ils le réclament et l'exigent comme un droit. Or c'est la pire disposition pour le gouvernement du corps.
Cette « bêtise » paternelle est peut-être touchante chez les incroyants, elle est en effet, chez eux, pauvre trahison de l'Espérance, duperie naturelle du cœur malheureux et déçu qui se console en reportant ses illusions sur ses descendants ; mais chez les chrétiens, elle est *bête* et coupable.
Assurément, nous avons des enfants pour leur donner le bonheur, encore qu'il ne faut les élever que pour les donner à Dieu, mais enfin, c'est l'irrésistible besoin de l'amour de vouloir heureux son objet. Mais heureux de quel bonheur ? dans quelle Espérance ? *Pas sur la terre.* « Je ne vous promets pas de vous rendre heureux en ce monde, mais dans l'éternité », dit la Sainte Vierge à Bernadette.
Toute mère, tout père doit dire la même chose que la Sainte Vierge, et livrer peu à peu ce terrible, universel. caché et inconnu secret aux enfants bien-aimés : que nul homme n'est heureux en cette vie, mais que, par le mystère de la Croix, le joug de la vie est léger dans l'amour de Jésus-Christ.
Il faut donc sans repos résister aux tentations, prendre chaque jour l'habitude « de remporter une petite victoire » comme disait paternellement le maréchal Pétain « aux enfants des écoles », -- remporter une victoire *sur le corps,* se méfier de ce corps de péché « plus difficile à connaître que l'esprit » (saint Augustin) et, pour apprendre à le vaincre, se reporter aux leçons des saints enfants touchant les vertus, la pudeur, la sobriété, la *mortification,* et tout ce que nous avons dit contre « l'excitation », la désinvolture, les aises, les compagnies, la surveillance.
123:174
Pensez que « mortification » veut dire « progressive mise à mort » de cette concupiscence inoubliable. Pensez que le péché d'impureté est ordinairement précédé d'une *exaltation,* et vous vous arrangerez pour que les enfants n'entrent pas dans ces états n'exaspérante gaîté, de bouffonnerie, de sans-gêne bruyant, de gestes nerveux, inconsidérés, bêtement répétés. Ne jamais, jamais exalter la chair, être toujours conscient de l'infirmité humaine et en rendre l'enfant conscient peu à peu, doucement, mais sagement, sans faiblesse.
« Cette infirmité profonde, cette infirmité intime, cette infirmité centrale, au centre même du mécanisme organique, cela, mon enfant, c'est le sort même de la créature, c'est la nature même de l'homme, *c'est le goût profond de la chrétienté,* et c'est toujours par là que la chrétienté rentre. » (Péguy, Clio.)
**Le jugement du fils**
Voyez, j'ai repris Péguy, père faible mais conscient. Puisqu'il est là, écoutons encore de lui une demande profonde... et nous lui répondrons :
« Cet homme de quarante ans -- il a une autre pensée. Il se préoccupe de l'idée que son fils a (déjà) de lui, c'est une idée fixe... il n'a qu'un souci, le jugement que son fils, dans le secret de son cœur, portera sur lui... Il ne veut lire l'avenir que dans les yeux de ce fils. Il cherche le fond des yeux... »
Eh bien, si le père apprend au fils comment chaque jour, humblement, il faut « faire des sacrifices », c'est-à-dire « crucifier la chair avec ses convoitises », s'il lui en donne l'exemple par la chasteté de toutes ses paroles, de toutes ses attitudes, par un « suintement » de prière intérieure quasi-continuelle (et je sais ce que je dis et que des parents bien vivants au moment ou j'écris comprennent cela, parce qu'ils le pratiquent), au point que les enfants « aiment mieux regarder leur visage que celui de tout prédicateur » et même que tout autre visage « parce qu'il leur dit plus de choses » (et voilà que c'est Thérèse qui répond à Péguy), le père pourra regarder « le fond des yeux » et y lire le jugement des quatorze ans dont, en effet, s'éveille plus que la puberté, l'ardeur de juger. « Mon père est un vainqueur qui m'apprend la vraie liberté. »
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Tandis que les parents qui auront laissé croire au bonheur sur la terre et en auront enseigné les vaines recettes et les épuisantes poursuites, ceux qui auront flatté et « informé » volontiers la chair, ou laissé traîner ses informations, qui l'auront louée parce qu'ils cherchent leur propre excuse dans les revendications de leur postérité, heureux seront-ils, non pas heureux, *épargnés,* s'ils ne lisent pas le mépris (amusé) dans le fond des jeunes yeux.
**Les années calmes**
Je reviens à l'enfance pour plus de précisions. Il faut profiter du temps privilégié qui va, chez un enfant normal, de sept, huit ans environ à treize ou quatorze ans et qu'on a nommé assez bien « l'enfance adulte ». C'est une période d'équilibre progressif, où il est possible d'asseoir paisiblement les vertus, -- je parle toujours de l'enfant préservé par une forte éducation. Ces années sont facilement joyeuses, confiantes, remplies de saillies certes, de jets d'égoïsme, gourmandise, paresse, mais, si la lutte est bien menée, c'est une fameuse matière *non durcie* pour former la volonté. J'en ai assez parlé à propos de Sophie, de Paul et des petites filles modèles. En ces années, une mère chrétienne qui a médité l'éducation des saints enfants, n'aura pas, pour l'enfantine ascèse de la pureté, à parler le moins du monde de sexualité, mais de respect de toutes les parties très bien distribuées de ce corps par le Créateur, pour la propreté, la dignité, l'évacuation prompte et indispensable de l'inutile et du sale, la destinée sacrée des mains qui ne doivent que servir rapidement les fonctions physiques et se réserver aux ingénieux travaux et aux plus nobles de l'écriture et de l'art, enfin reposer unies pour la prière : et, dans cette méfiance du corps, sans contention à cause de la liberté que donne l'habitude, elle a inculqué la réserve des regards, jusque sur soi-même.
C'est que la foi et tous ses dogmes sont vivants et présents dans son enseignement. *Et l'Enfer précisément.* Cet Enfer éternel dont Notre-Seigneur a parlé quatorze fois et dont la Sainte Vierge a « terrorisé » littéralement, pour le salut des pécheurs, les trois enfants de Fatima, cet Enfer, séparation de Dieu, feu, et vers qui ne meurent pas, dont la Sainte Vierge encore veut que nous demandions d'être préservés, nous qui nous pensons bons catholiques, nous enfants baptisés et instruits de catéchisme, après chaque dizaine de notre chapelet. Et dans le canon de la Messe véritable, avant la Consécration, nous demandons « ab aeterna damnatione nos eripi », d'être délivrés de la damnation éternelle.
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Et on n'en parlerait pas quand il s'agit d'armer l'enfant contre le péché mortel d'impureté ! Le péché *dont la matière est toujours grave !* Je suis étonnée que, dans ces initiations édifiantes de physiologie, on parle si peu de péché et pas du tout de l'Enfer. Vraiment la Sainte Vierge s'est montrée fameusement maladroite, indélicate et brutale. Elle a risqué sans aucun tact de « braquer » ses voyants, quand Elle fait tant usage du Feu éternel dans ses instructions et apprend à cette toute petite Jacinthe que « c'est ce péché qui envoie le plus d'âmes en Enfer »...
Les éducateurs psychologues de notre temps sont bien mieux élevés, ils s'emploient à l'empressement envers la nature, oubliant que nous sommes chargés d'élever des baptisés et que, par le baptême, la grâce rend la nature avide de la loi de l'amour et de la sévère jalousie de Dieu.
**Adolescence**
Mais quand la raison se développe et que la pensée s'exprime en jugements fougueux, en intransigeances superbes, et que le corps se transforme comme parallèlement, à cet *adolescent préservé,* faut-il enfin parler de sexualité ? Je dis : bien sûr que non. A moins qu'il soit troublé, traversé de scrupules. Mais que craint-il puisque la confiance admirative et tendre règne entre lui, le père et la mère. C'est à cet âge, dit Marcel De Corte, qu'il faut le moins parler de sexualité physique. Seulement, la concupiscence, même s'il s'est gardé pur (et c'est dans cette partie de notre étude l'hypothèse de base) peut agir en lui d'une attaque redoutable et le troubler par des sensations brusques et inconnues. Il faut l'en prévenir fermement : si cela arrive, ne te trouble pas, c'est une conséquence du développement physique dont tu sauras le mécanisme plus tard, mais prie la Sainte Vierge, sois fort, jette-toi au travail et, plutôt que de provoquer cet étrange plaisir trouble ; *préfère mourir*, car, tu. le sais, en pureté, il n'est pas de matière légère.
J'affirme que l'intuition de la nature (baptisée), l'inspiration de la grâce après la formation que j'ai dite, suffit pour qu'il reste maître du champ de bataille, même si la lutte est âpre, douloureuse, car il faut compter avec le tempérament. Mais il y a une grande différence dans la forme des tentations.
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La tentation peut se présenter *avec le désir de lui succomber ;* la tentation peut se présenter *avec le désir de la fuir.*
Cette différence n'est pas vaine, croyez-moi. Quand il n'y a pas formation intelligente, par l'habitude, dans les choses de la chair, toutes les exhortations, l'énoncé même de la loi de la pureté, avec des explications complètes destinées à la justifier, éveillent la conscience, certes, mais en même temps et contre elle, la curiosité, avec le désir confus que cela ne soit pas mal et qu'on pût le connaître sans péché.
Vous trouverez l'exposition de ce désarmement dans *L'école des femmes* et je me plairai un jour à y revenir.
Agnès a reçu, sans résistance, les baisers d'Horace :
« *leur douceur la chatouille et là-dedans remue*
« *certain je ne sais quoi dont elle est toute émue. *»
On lui dit que c'est mal. Elle ne peut que souhaiter que ce ne soit pas vrai parce que la tentation s'accompagne d'un jugement si favorable et d'un désir si avoué que la conscience parle *dans le vide.*
Il faut chasser cette troublante douceur, lui dit-on. Et Molière dicte à Agnès (ou Agnès à Molière, c'est le secret de l'art) la réponse géniale dont j'ai besoin, et qui est une poignante réclamation : « *Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? *»
Ce moyen ne lui a pas été donné. Tout est là : apprendre, par l'éducation de la foi, de la vertu, par la confiance du cœur et la mortification, l'usage familier de la Croix, c'est donner « le moyen de chasser ce qui fait du plaisir » sans quoi toutes les lumières, d'avance, sont impuissantes. Alors, la tentation vient et, bien qu'elle attire, elle éveille le désir de la fuir, comme le précipice dont on sent le vertige, juste pour y échapper.
**Le bon sens dans le langage de la nature**
Mais alors, objecterez-vous, si l'adolescent a reçu « le moyen de chasser ce qui fait du plaisir », quel inconvénient trouverez-vous à l'instruire en détail de la distinction physiologique des sexes et de leur conjonction ?
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J'y trouve toujours le même danger, accru seulement. Mon adolescent vertueux, armé, résolu résistera, je le crois, à cet « attisement » de la concupiscence qu'éveille violemment une explication physique. Mais pourquoi le charger d'un fardeau dont il ne peut rien faire pour le moment ? Laissons en paix dormir une science inutile. Laissons faire *la révélation progressive de la nature.* Vous avez déclaré nettement et tendrement à votre fils que si quelque inquiétude le trouble vous êtes là pour l'accueillir et l'écouter. Vous êtes sûr qu'il n'abusera pas de votre invitation ([^9]). Ses préoccupations ne sont pas de ce côté et, s'il vient, ce sera vraiment parce que la lumière lui mange dans une inquiétude *morale* et non dans une curiosité physique. C'est qu'un garçon chaste n'est pas bête, la chasteté n'abêtit pas, et l'essentiel de la génération physique est pressenti suffisamment par lui dans sa pudeur et dans *le spectacle de la nature.* A ses 15 ans, elle a assez parlé, les animaux se sont exprimés et, s'il est troublé, ce sera de cette façon : « Mon père, en comprenant la nature des animaux, j'ai vu l'analogie avec la mienne propre, est-ce mal ? »
Les oiseaux, nous dit sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, avaient révélé à la pure jeune fille le « tout aime et tout pullule dans le monde ». Naturellement, sans heurt, non pas peut-être sans trouble, car la découverte de l'animalité réelle dans la personne humaine n'est amusante ou exaltante que pour l'impie. Saint Augustin explique fort bien cela dans les Confessions. La crainte saisit le chaste chrétien parce que son âme est sensible à la concupiscence et redoute le péché. L'état de grâce lui donne l'intuition de « cette source des plus grands désordres ». Et surtout il a une *autre idée de l'amour.*
Est-ce le moment de dire : « Très bien, assieds-toi, je vais te faire une démonstration. Tout est là-dedans sain, rassurant et normal. Voici donc l'homme en tant que mâle, etc., etc., etc. Voici la femme en tant que femelle, etc., etc., etc. Et voici... etc., etc. Es-tu satisfait ? »
Et si le malheureux (et si la malheureuse) devant tant d'incompréhension se reprend à dire : « Mais n'y a-t-il pas péché ? » la réponse sera, avec variante, celle d'Arnolphe à Agnès :
« *Mais il faut le goûter en toute honnêteté*
« *Et qu'en se mariant le crime en soit ôté. *»
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Le garçon pur, intelligent, profond (la fille pure, intelligente, profonde) ne peut trouver là-dedans qu'affliction d'esprit, tentation extérieure, aucune joie, aucune paix.
Et tous les autres garçons, et toutes les autres filles, sans nombre, sentiront naître en eux la réponse d'Agnès :
« Mariez-moi donc promptement, je vous prie ! »
Chez les profonds, et chez les autres, l'amour et le mariage sont trahis. Pressentiment de grandeur, d'idéal, de tendresse : souillé. Pressentiment de volupté physique confirmé.
On est parti du mauvais pas. On a dit l'inutile et tu l'indispensable.
\*\*\*
Il est un dogme hérétique établi jusque dans les familles intégristes, à savoir que l'adolescence est fatalement contestataire, instinctivement révoltée, éprise d'indépendance contre père et mère. Mais ce n'est pas ainsi que procèdent la raison et la sensibilité dans les cœurs bien nés et les enfants bien nés. Qu'advient-il à l'adolescence ? Deux événements et deux dangers. Deux événements : 1) le développement de la raison et de la volonté dans leur acte conjugué qui est le jugement ; on peut l'appeler le développement de la personnalité ; 2) le développement du corps avec de nouveaux besoins de la sensibilité.
Si le père et la mère, le maître n'ont pas jusque là mérité l'absolue confiance, l'ouverture de cœur et l'admiration, l'adolescent se trouve *affreusement seul* avec une grande soif spirituelle et une grande soif je dirai amoureuse plutôt qu'affective. Il veut comprendre, il veut aimer. L'effroyable perfidie du petit livre rouge a bien saisi ces deux soifs : à la faculté de juger, elle donne la Révolution, à celle d'aimer, l'immonde libido. L'adolescent devenu seul, s'il est resté miraculeusement pur connaît le désespoir. S'il est déjà souillé, devenu seul, il se jette sur les deux appas, avec quelle violence ! Et si la famille, quoique honnête, *ne lui présente rien d'absolu* ou croit avoir fait son devoir par quelques mises au point d'explications physiques et de mises en garde morales, ou bien le garçon et la fille entrent délibérément dans la médiocrité, ou bien, plus absolus, attendent, guettent les idées qui feront flamber leur intelligence, et l'amour trompeur qui fait flamber la chair.
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On supprime la tendresse aux adolescents à l'heure où ils en ont le plus besoin. La maternité pousse à caresser les petits et à juger que les grands sont trop grands.
La mère ne prend plus dans ses mains la tête de son robuste garçon, elle n'y pose plus ses baisers, elle ne s'assoit plus, le soir, sur le bord du lit, elle n'arrange plus la couverture, elle ne fait plus avec lui l'examen de la journée, elle ne l'appelle plus son petit garçon, elle ne l'endort jamais en passant doucement sa main sur son front... Elle ne sait pas l'apaisement de cette simple caresse, elle ne sait pas qu'une maternelle tendresse est remède à la sensualité.
J'ai suffisamment établi dans le préambule à cette éducation de la pureté et dans l'étude des saints enfants que si le père et la mère sont restés admirables, loin de s'échapper d'eux, les quinze ans s'épanouiront dans un culte d'intimité.
La tendresse ne se distingue pas de la surveillance, et, comme nous l'avons vu, elle est inséparable de la fermeté. Mais je n'ai pas encore dit la plus profonde raison qui me défend d'exposer à cet adolescent chaste et résolu une technique de physiologie sexuelle. Nous avons cité la théologie du mariage. Nous avons vu les trois splendeurs qui devaient non seulement permettre, mais purifier et rendre méritoire l'union physique : les enfants et leur éducation ; l'indissolubilité de l'amour ; le sacrement qui est le symbole de l'union de Jésus-Christ et de l'Église. N'est-il pas évident que le mobile, premier en date, de l'amour et de la fidélité ne doit pas être la volupté. Dans ce cas, le mariage, quoique réel, *n'ôte pas le péché.*
Aimer, c'est vouloir le bien, le bien de l'autre et, ensemble, le Bien absolu, il faut donc que le premier « mouvement » soit un amour commun de la vérité, de toute vérité chrétienne, et puis l'estime réciproque, et puis l'admiration, et puis la même résolution de vertu pour la vie, et pour la vie éternelle, sans compter les mille délicatesses d'un respect que seule la Sainte Vierge peut inspirer... et la grâce enfin, encore plus belle que la beauté.
Voilà quelque idée de ce qu'il faut vouloir pour aimer véritablement et s'avancer en paix et en joie à être deux dans une seule chair.
Si cette montée charmante est rarement réalisée, elle existe, elle est réalisable, il est certain que les parents admirables doivent l'apprendre au jeune homme et à la jeune fille. Bref, il faut les initier au cheminement du véritable amour et ne pas les tromper par un faux départ de physiologie.
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Au fils et à la fille qui, inquiets, posent une question morale sur la réalité animale du mariage, il faut pouvoir répondre fermement : Il est vrai, il y a union des corps, et il n'est pas étonnant d'y craindre le péché, car c'en est une source terrible, à cause de la concupiscence. Mais mon enfant, tu dois comprendre déjà *qu'il est horrible d'épouser sans amour,* que ce n'est pas seulement contre la grâce, mais contre la nature. Il faut donc apprendre les lois de l'amour pur et chaste dans le cœur humain et ne pas arrêter ton imagination à ce qui te paraît, aujourd'hui, à juste titre animal et troublant.
Et encore, si les adolescents sont vraiment intelligents, purs et profonds, je ne crois pas qu'ils aient besoin même de cette recommandation, parce qu'ils ont déjà, depuis longtemps, de par leur éducation et leur culture, entrepris, à leur insu d'abord, puis consciemment, cette étude fondamentale de l'amour. Et la certitude, non la curiosité, qu'ils ont maintenant de l'union charnelle, *les aide* à poser le problème *de leur vocation,* à peu près comme cela :
Si je me marie, ce ne sera qu'avec la bien-aimée.
Peut-être Jésus-Christ veut-Il que je garde mon corps intact et toute ma vie pour son seul Amour ?
J'ai bien peur qu'on ne me croie pas. Mais peu importe que celui qui peut comprendre, comprenne. J'assure que, formée ainsi, l'âme jeune découvre ces deux voies avec une merveilleuse émotion. La chair est ainsi l'occasion de l'élan rationnel du cœur. L'angoisse, c'est de connaître la volonté de Dieu. C'était bien ainsi que le comprenait mon adolescent auquel un lâche père avait abandonné le fascicule explicatif : « Je n'avais pas besoin de tout cela. »
Une fille virginale aura la même sauvagerie : Union physique ? Il suffit ! je ne suis pas bête, la nature m'en dit assez. Voyons alors ce que Dieu veut. Me faire découvrir *le seul* bien-aimé humain (sinon je ne me marierai jamais)... ou me donner au seul Bien-Aimé divin.
Et voilà l'âme, intelligence, volonté, imagination, en route pour savoir l'amour et la virginité. Lancée sur cette voie héroïque, poétique, douloureuse, il n'est pas besoin d'expliquer longuement à la fille qu'il ne faut pas exciter le feu masculin, au garçon attiser la sentimentalité des filles. Ces avis, très bons en soi, sont ici déplacés, inutiles dans la recherche de l'absolu.
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Mais la voie est rude et douloureuse, c'est là qu'un conseiller paternel est un grand soutien. Car nous n'avons pas dit qu'ainsi éclairés et résolus, nos enfants ne connaîtraient pas les luttes de la chasteté. Ils peuvent avoir de ces tentations qu'on fuit et qui poursuivent, violentes. Mais « une chasteté humiliée n'en est pas moins une chasteté ». On se garde pur « dans la nuit... sans être épouvanté par le poids de la chair... on ne qualifie pas de péché ce qui n'est qu'une inévitable oscillation en dehors de la volonté ». (P. Calmel, *Béatitudes,* p. 85.)
Je marque ce point avec force. Nous formons des vainqueurs, non des immunisés. Cependant, nous aurons bien suivi la voie *de la plus grande simplicité,* celle qui évite le plus de dangers, le plus de complications et parvient à la paix relative du plus bel amour.
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Mais enfin quels seront *les agents* de cette étude de l'amour et de la vocation ? Quels moyens prendre pour approfondir cette science mystérieuse des passions qui doivent devenir vertus, et s'épanouir dans un don de soi à l'Unique ?
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Je veux les ramener à deux. Quand je dis la Vierge Marie, je sais bien que c'est engager l'âme sur l'immensité de l'entière doctrine : « Je suis la Mère du Bel Amour, de la crainte et de la Sainte-Espérance. » Vierge très prudente, Vierge très pure, Vierge sans tache, Mère toujours vierge ! Le texte de l'Annonciation est à incruster dans le cœur. La théologie de la Mère de Dieu apprend l'attrait, l'efficace beauté de la Virginité.
Mais toute la civilisation chrétienne, passée dans les chefs-d'œuvre, toutes les lettres latines et françaises, les vraies, les classiques, directement chrétiennes comme la voix de Bossuet, comme le Polyeucte, ou mûries dans le christianisme comme le Cid et Cinna et Horace et Molière et Racine... instruisent d'amour le jeune homme et la jeune fille. Les monstres le savent, c'est pourquoi « le nouvel enseignement du français » est leur forfaiture.
Je veux m'arrêter là.
132:174
Peut-être serait-il plaisant, un jour, d'expliquer par quelque chef-d'œuvre comment la beauté éclaire en purifiant. Ségur a charmé nos premiers chapitres, Corneille pourrait conclure !
Luce Quenette.
Il reste aussi à montrer comment ce simple plan de pureté appliqué à l'enfant préservé s'adapte, sans changer de nature, aux enfants, aux adolescents innombrables que le mal a touchés.
Je suis obligée d'avertir que je ne puis donner méthodes ou moyens de sauver les âmes, si ce n'est la prière, l'expiation, les larmes de repentir dans la pénitence, aux parents qui ont laissé leurs enfants *recevoir cette monstruosité :* L'ENSEIGNEMENT SEXUEL. Pour mon compte, je ne sais pas comment délivrer directement une jeune âme imprégnée de cet empoisonnement magistral. Je répète que je ne puis que dire aux parents qui ont commis le crime de laisser *volontairement* leurs enfants exposés à cela -- je ne puis que dire aux parents qui ont laissé par une *insouciance contre nature* leurs enfants entendre cela -- et je ne puis que dire aux parents qui ont été *de bonne foi* trompés par un guet-opens de cette sorte : selon votre degré de responsabilité devant Dieu, il ne vous reste que le repentir, la désolation, l'acceptation d'expier, la prière, la pénitence.
La grâce de Dieu est puissante, sa miséricorde, infinie. Mais malheur à qui, de près ou de loin, a scandalisé un de ces petits. Or l' « enseignement sexuel », pratiqué largement et particulièrement dans les bouges de certaines écoles dites religieuses, va devenir obligatoire en France. Les parents honnêtes selon la loi naturelle et les parents chrétiens doivent, sous peine du péché mortel de complicité au plus affreux scandale, s'insurger tous ensemble.
Les jugements de Dieu sont redoutables, mais quel sera le jugement d'un père ou d'une mère qui *auront choisi,* à cause d'un avantage temporel, quel qu'il soit, d'arracher leur enfant à la protection d'un enseignement honnête, pour le livrer délibérément aux satyres scolaires ?
.. Cet écolier m'écrit de son lointain collège mixte : « Hier, leçon de sexualité, j'ai été pris ; d'ordinaire je me cache à l'infirmerie, cette fois, je me suis bouché les oreilles pendant toute l'heure et j'ai prié ; je n'ai pas entendu un seul mot. »
Héroïsme *obligatoire,* qui n'enlève pas la *matière d'état de péché mortel des parents.*
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### Le mépris du mystère
LE MÉPRIS DU MYSTÈRE est général et c'est un effet de l'orgueil, car tout esprit sérieux bute dessus. Après avoir touché d'abord les esprits superficiels et les imbéciles contents d'eux, il a touché les savants eux-mêmes et, maintenant, il ronge l'âme de ceux qui se sont placés à la tête de l'Église de France. Que nous plaignons les prêtres ayant donné leur vie à cette Église qui trahit l'appel de Dieu auquel ils ont obéi ! La grâce de Dieu leur permet de résister en leur cœur à l'entreprise démoniaque qui les assaille, mais ils ne le peuvent pas toujours pratiquement pour de multiples raisons ou temporelles ou morales ou caractérielles. Ce sont des martyrs de la foi ; le comprendre demande un effort de charité bien nécessaire, car le discernement comme le courage sont des dons particuliers de Dieu et qui obligent. Beaucoup sont appelés à en manquer : c'est la Croix qui leur est préparée. La prière pour les prêtres est le grand moyen de les secourir efficacement. Ils sont si obstinément «* recyclés *» qu'il est rare maintenant qu'on soit vraiment assuré de l'intégrité de leur foi.
On vous a signalé les propositions hérétiques du nouveau missel ; invoquant l'épître de S. Paul aux Hébreux, il énonce ce qu'il nomme des « rappels de foi indispensables » :
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« Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes extérieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli, du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même, et de nous y associer, d'y communier ensemble en faisant nôtre l'oblation qu'il a faite à Dieu de sa propre personne pour notre salut. »
Ce « rappel » est tout simplement une hérésie contraire à la foi catholique de toujours ; elle est particulièrement perverse, car le but de tromper paraît évident : l'épître aux Hébreux dit bien ce qu'ils rapportent, elle le dit même plusieurs fois ; mais elle dit bien autre chose aussi, qui complète et impose la présentation traditionnelle de l'Église.
C'est-à-dire que la Sainte Eucharistie n'est pas seulement un sacrement comme les autres, attribuant une grâce à qui le reçoit, mais un SACRIFICE, le même que celui du Calvaire, mais non sanglant, de telle sorte qu'y pourraient assister les hommes de tous les temps.
Quelle grâce, en attendant qu'une catastrophe céleste amène ou prépare la fin de notre monde, d'avoir rendu possible à tous les chrétiens l'assistance personnelle à l'émouvant sacrifice du plus bel enfant des hommes, pour leur ouvrir la porte du salut et un amour éternel avec l'éternelle et superessentielle Puissance en qui « nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes » !
Quelle rage d'une raison divagante fait dire à Luther que « la messe est une grande abomination, car le Christ est le seul prêtre et pontife. Point n'est besoin d'autre prêtre dans l'Église, ni de sacrifice de la messe ; la messe est une injure au sacrifice du Christ ».
Mais nos prêtres ne sont pas égaux au Christ et ne lui succèdent pas. Ils sont consacrés pour être les vicaires et les ministres du prêtre éternel reproduisent, suivant la parole du Christ, le sacrifice de la Croix qui nous a acquis le fruit, et la messe nous en confère l'application. Luther dit encore :
« L'apôtre (s. Paul) nous enseigne que les anciens sacrifices ont cessé, car, bien que répétés chaque jour, ils étaient inefficaces et inutiles. »
Mais la messe catholique offre toujours le même sacrifice et la même victime par le même prêtre éternel s'offrant lui-même, comme le dit s. Paul dans cette même épître :
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« C'est pourquoi entrant dans le monde il dit : « De sacrifice et d'oblation tu n'as pas voulu, mais tu m'as formé un corps. Holocaustes et victimes pour le péché tu n'as pas agréées. Alors j'ai dit : Voici que je viens -- Dans le rouleau du Livre c'est écrit de moi -- pour faire ô Dieu, ta volonté. » (Ps. 39 ; 5, 9.)
Or ce prêtre éternel, la même Sainte Écriture nous le présente, par la bouche de David, mille ans avant qu'il ne vint, dans le psaume 109 ; celui-là même que vous chantez le dimanche : *Dixit Dominus Domino meo...* Jésus*,* le Mardi Saint, pour faire réfléchir ceux qui voulaient sa mort, les interroge, disant : « Que vous semble du Christ ? De qui est-il le fils ? Ils lui disent : De David. Comment donc David le nomme-t-il en esprit « Seigneur » disant : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : assied-toi à ma droite jusqu'à ce que je mette tes ennemis sous tes pieds ? » Si David l'appelle « Seigneur » comment est-il son Fils ? (...) Et de ce jour personne n'osa plus l'interroger. »
Or, dans ce même psaume, le Seigneur dit au Messie : « Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech. » Et s. Paul dans cette même épître aux Hébreux dont on cite une ligne pour condamner la messe catholique, explique la grandeur de ce sacerdoce (VII/1,10) :
« Car ce Melchisédech, roi de Salem, prêtre du Dieu Très-Haut, qui se porta à la rencontre d'Abraham, revenant de battre les rois, et qui le bénit, auquel aussi Abraham distribua la dîme de tout ; que l'on interprète d'abord « roi de justice », ensuite « roi de Salem », c'est-à-dire « roi de Paix », sans père, sans mère, sans généalogie, n'ayant ni fin de jours, ni commencement de vie, semblable au fils de Dieu -- ce Melchisédech demeure prêtre pour toujours.
Or voyez combien est grand celui à qui Abraham donna la dîme du butin, lui le patriarche (...) Celui qui n'était pas de leur généalogie a perçu la dîme d'Abraham et il a béni celui qui avait les promesses. Or, sans aucun conteste, c'est l'inférieur qui est béni par le supérieur. »
Qu'apporta donc Melchisédech lorsqu'il vint bénir Abraham ? Du pain et du vin. Tel est « l'ordre de Melchisédech » suivant lequel le Messie est prêtre pour l'éternité. Et s.. Paul ajoute (IX/33) : Il fallait que les images des choses célestes fussent purifiées de cette manière par de meilleurs sacrifices que ceux-là (ceux de l'Ancienne Loi, d'Aaron à Jésus).
136:174
Jésus en consacrant le pain et le vin, après la Sainte Cène, a réalisé sans images ce sacrifice de Melchisédech, prêtre pour l'éternité. Il a commandé de le continuer, et il savait si bien qu'il accomplissait les prophéties, qu'il s'est servi de la formule qu'avait employée Moïse pour fonder la première alliance.
(Exode 24/7, 8.) Moïse ayant pris le livre de l'Alliance le lut en présence du peuple (...) qui répondit : Tout ce qu'a ait Yaweh nous le ferons et l'observerons. Moïse prit le sang et en aspergea le peule en disant : « Voici le sang de l'Alliance que Yaweh a conclue avec vous sur toutes ces paroles. »
Or Jésus dit : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang de la nouvelle Alliance répandu pour beaucoup » (ou pour plusieurs, ou pour la multitude, suivant les traducteurs) (en grec il y a *Pollôn* ce qui veut dire un grand nombre, *multis* en latin).
Jésus n'a pas dit qu'il serait présent en esprit par la foi de ses disciples réunis en son nom (comme le voudraient nos mornes hérésiarques). Il n'a pas dit : le sacrifice que je ferai demain de moi-même suffira pour tous les temps, cependant vous en ferez mémoire. Il n'a pas dit : Voici du pain où je serai présent en esprit. Il a dit : « CECI EST mon corps. CECI EST mon sang. »
Bien sûr que le sacrifice sanglant de la Croix suffit à tout. Mais Jésus a voulu qu'il n'y eut pas seulement pour y assister ces misérables Juifs pleins des idées de réussite temporelle qui se moquaient de lui mourant sur la croix. Il a voulu qu'avec la Sainte Vierge et s. Jean tous les chrétiens jusqu'à la fin des temps puissent s'y offrir avec lui (même de loin, comme les apôtres et beaucoup de disciples). L'Église n'est-elle pas le corps dont il est la tête ? S. Paul dit : (Éphés., 1/23) (Dieu) « a tout mis sous ses pieds et il l'a donné comme un chef universel à l'Église, qui est son corps, (lui) la plénitude de celui qui achève tout en tous ». Et dans l'épître aux Colossiens, (Col., 1/15) : « Tout pour lui a été créé et lui-même est avant tout et tout en lui subsiste. Car en lui habite toute la plénitude de la divinité corporellement. (2/18) Que nul ne vous ravisse la palme vouant vous séduire (...) au lieu de s'attacher au chef par lequel tout le corps pourvu et maintenu au moyen des jointures et des ligaments s'accroît de la croissance de Dieu. »
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Et Jésus a voulu que cette union fût réelle, le Verbe s'est incarné. Et il assura la communication des grâces par son être même, pour tous les temps, au moyen du sacrifice accompli une fois pour toutes qu'il perpétue suivant la forme enseignée aux apôtres la veille de sa mort.
Ne se souvient-on pas des paroles de Jésus rapportées par s. Jean ? On sait que l'exégèse est un exercice dont les résultats sont toujours conjecturaux (et qui consiste trop souvent à détruire l'historicité de l'Écriture Sainte). Elle a eu d'heureux résultats sur l'Ancien Testament, amas de documents écrits en vingt siècles ; l'archéologie et les progrès des connaissances historiques ont fait à la fois comprendre beaucoup de détails et apprécier les circonstances où beaucoup d'écrits sont nés. Mais le Nouveau Testament est une très brève histoire d'une cinquantaine d'années dont les principaux témoins se sont tous connus, ont collaboré les uns avec les autres et ont choisi en connaissance de cause les écrits de ces témoins. Le nouveau Testament *dépend de la tradition* de l'Église qui est *antérieure* aux textes et qui *les a choisis.* Il est impossible de s'écarter de cette tradition sans tomber dans l'erreur. S. Jean a vécu au moins une vingtaine d'années avec la T. S. Vierge après le Vendredi Saint. La Sainte Vierge lui a rappelé et fait comprendre beaucoup de paroles de son Fils. Car au matin même de l'Ascension, ceux qu'il avait assemblés auprès de Lui lui demandèrent : « Seigneur, sera-ce en ce temps que vous rétablirez le royaume d'Israël ? » Ils étaient bien loin d'avoir compris la doctrine de leur Maître. La Pentecôte, dix jours après, vint les éclairer, mais vingt ans de vie commune avec l'épouse du Saint Esprit ont créé le « climat », comme dit Péguy, du dernier Évangile.
S. Jean y raconte qu'avant la seconde Pâque de la vie publique de Jésus, c'est-à-dire un an avant la première prédiction de la Passion et de la Résurrection (celle-ci eut lieu entre la Pentecôte de cette année-là et la Fête des Tabernacles en octobre), Jésus donna un enseignement exceptionnel et très étonnant. C'est le discours du « Pain de Vie » (6/20). C'est après la première multiplication des pains suivie de sa marche sur les eaux du lac de Tibériade. Les Juifs le rejoignirent à Capharnaüm. Les mêmes qu'il venait de nourrir miraculeusement l'attaquent en lui disant : Quel signe nous donnes-tu ? Car Moïse nous a nourris quarante ans dans le désert... Et Jésus leur dit : « Travaillez non pour la nourriture qui périt mais pour celle qui demeure pour la vie éternelle et que le Fils de l'homme vous donnera, car Dieu le Père l'a scellée de son sceau. »
138:174
« *Donnera. *» Le verbe est au futur dans le grec et dans la Vulgate ; d'autres traduisent « donne ». Il y a peut-être des manuscrits anciens où ce verbe est au présent. Ce sont de ces choses qui font s'entretuer les exégètes. Comme Jésus ne devait réellement donner cette nourriture qu'un an plus tard, le futur est plausible.
(6/33.) « Car le Pain de Dieu est celui qui est descendu du ciel et qui donne la vie au monde. **^48^** Je suis le Pain de Vie. **^49^** Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. **^50^** C'est ici le Pain qui est descendu du ciel afin que si quelqu'un en mange, il ne meure point. **^51^** Je suis le Pain vivant qui suis descendu du ciel. **^52^** Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai c'est ma chair que je donnerai pour la vie du monde. **^53^** Les Juifs donc disputaient entre eux disant : Comment celui-ci peut-il donner sa chair à manger ? **^54^** Mais Jésus leur dit : « En vérité, en vérité, je vous dis que si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang vous n'aurez point la vie en vous. »
On sait que ces paroles amenèrent la défection de beaucoup de disciples : « Cette parole est dure... Peut-on seulement l'écouter ? » Seuls les apôtres restèrent fidèles.
Jésus s'attendait à ces défections. Pourquoi les provoqua-t-il ? Il avait fait une multitude de miracles, il exige la foi pure et simple en sa mission. Il annonce ce qu'il fera dans un an, sans expliquer comment. Deux mois après il est à Jérusalem pour la Pentecôte. Il guérit l'infirme à la piscine de Bethsaïde. C'est là qu'il déclare (5/39) : « Vous scrutez les Écritures parce qu'il vous paraît y avoir en elles la vie éternelle et ce sont elles qui me rendent témoignage et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! »
C'est bien ce qui arrive à nos fabricants de missels : ils oublient l'Évangile, ou bien ils veulent faire plaisir aux luthériens en abandonnant la tradition des apôtres. Ils tombent sous la sentence de Marc : c'est-à-dire de s. Pierre : « Et il leur dit (à ses apôtres) : La grâce vous est donnée de connaître le mystère du royaume de Dieu, mais tout se passe en paraboles pour ceux qui sont DEHORS. »
C'est bien cela : pour eux, les Évangiles sont une suite de mythes.
\*\*\*
En dehors de ces points précis de la religion révélée, jetons maintenant les yeux sur l'état d'esprit de nos contemporains.
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Pour les chrétiens, hélas ! Bien sûr qu'il y en a d'excellents, il doit même y avoir des saints cachés ou persécutés, qui pondèrent notre médiocrité et nos fautes. et obtiennent miséricorde pour nous. Devrais-je avoir besoin de citer toutes ces pages de l'Écriture ? La plupart ne devraient-ils pas les connaître ? Combien ont continué à vouloir s'instruire de leur religion après leur première communion ? N'est-ce pas le temps de voir ce qui a manqué à beaucoup de chrétiens ? L'observation de Pascal serait-elle toujours vraie : « Les Juifs charnels attendaient un Messie charnel, et les chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d'aimer Dieu, et nous a donné des sacrements qui opèrent tout en nous. » Leur incuriosité de la parole authentique de Dieu et des apôtres a rendu notre clergé économe de son savoir et de son instruction.
\*\*\*
J'en arrive aux incroyants. S'il y a une vérité révélée capable de les faire sourire et hausser les épaules, c'est ce qui nous est dit sur la nature de Dieu, un en trois personnes, ce qui est le dogme capital de notre foi. Sa parfaite irrationnalité le leur fait écarter sans discussion ; ils ne s'avisent pas que cet irrationnel est leur pain de chaque jour. Nous les voyons s'enorgueillir d'une science dont les résultats pratiques seuls intéressent la plupart d'entre eux. Quant aux savants eux-mêmes, à part quelques-uns, ils croient dur comme fer que leur science est la véritable connaissance. Mais c'est une science de la seule quantité ; la mesure et le calcul en sont les moyens, et ces moyens sont exacts, mais ils sont forcés d'oublier quelque chose : c'est l'esprit de l'homme qui échappera toujours à la quantité, comme la conscience qui est un fait inexplicable. L'esprit de l'homme fait bien partie du monde ; on ne saurait comprendre ce monde sans une science de l'esprit, mais en dehors de la quantité ; c'est la raison d'être de la philosophie.
Et la science ne connaît et ne connaîtra jamais que des systèmes fermés, limités. Il faudrait connaître TOUT pour comprendre vraiment quelque chose. Or la science recherche passionnément l'unité. Nous apprenions jadis l'optique, la chaleur, l'électricité comme des sciences séparées ; elles se sont mêlées, rejointes et refondues aujourd'hui. Mais la science est sans moyens d'aborder ce qui est du domaine de la philosophie. Elle en fait tout de même sans s'en douter, en la dédaignant. Le réel pour elle ne peut être que ce qui se mesure ; elle est essentiellement matérielle.
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Mais voici devant moi un chien assis sur son derrière qui me regarde ; il ne sait rien du temps et de l'espace, sinon leur usage (ce n'est pas rien). Il est prêt à sauter sur la première occasion venue pour jouer avec moi. Pour un savant physicien le réel ce sont les électrons et les neutrons dont le chien, dit-on, est composé, comme notre galaxie elle-même. On peut douter que cette vue soit complète et atteint l'unité.
Car, qu'est cette unité ? Quand le moyen de la chercher est le nombre, elle ne peut être que l'IDENTITÉ, manifestée par le signe = (égale) entre deux équations de forme différente. L'esprit que n'a pas subjugué la connaissance mathématique a forcément une idée toute différente de l'unité n'excluant pas le *divers.* Le musicien Rameau écrivait dans son *Code de Musique* (1760) *:* « Le principe de tout est UN ; c'est une vérité dont tous les hommes qui ont fait usage de la pensée ont eu le sentiment et dont personne n'a eu la connaissance. » Rameau pourrait bien être l'esprit le plus métaphysicien de son temps. Du moment que l'esprit en fait partie, l'univers est aussi *qualité,* et ce sont les artistes, poètes, plasticiens, musiciens qui ont le mieux approché de son expression. Mais, plus universel que la science, l'art tient de notre nature les mêmes faiblesses. Des deux côtés on aboutit à un mystère qu'aucun des moyens employés ne peut résoudre à lui seul. Le cas de la peinture artistique est significatif : elle ne peut exister qu'en supprimant une dimension de l'espace pour la créer à nouveau dans l'esprit par des artifices intellectuellement analogues à ceux de la science. Quant au temps lui-même, il est supprimé pour celui qui regarde l'œuvre achevée ; il a toujours été figuré par des artifices, ceux-là même que Descartes a inventés pour figurer le mouvement par des courbes. Mais le peintre s'en sert pour figurer le temps en cela même qu'il échappe à la géométrie. Et les philosophes pourraient douter de la nature intellectuelle du langage des arts ? Ce sont des réflexions sur la science analogues aux nôtres sur l'art qui font dire à Meyerson dans son livre sur *la Déduction relativiste* (p. 258) : « (Platon nous a dit) que la raison ne peut entrer en action, raisonner qu'en partant d'un sensible (...). Et alors, se retournant contre lui, elle tente de le faire disparaître à son tour en l'expliquant. *Car la raison n'a qu'un seul moyen d'expliquer ce qui ne vient pas d'elle, c'est de le réduire au néant.* Et c'est pourquoi elle comprend le physique en le dissolvant dans l'espace indifférencié, et le spatial, le géométrique, en le reconstituant à l'aide de points privés de toute dimension spatiale. Ce sont deux manifestations opposées en apparence mais néanmoins d'une unique tendance fondamentale. »
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Savants, philosophes, artistes butent sur l'impossibilité de rassembler l'un et le divers, qu'ils attaquent le problème par la qualité ou par la quantité. L'Auteur même de TOUT leur apprend qu'en Lui-même ce mystère existe ; il n'est pas étonnant qu'il se retrouve dans la création. La science répond à quelque chose de la nature ; sa réussite pratique le prouve, mais elle s'écrase sur le spirituel. La philosophie est obligatoirement aussi rationaliste que la science. Elle n'est assurée que lorsqu'elle consent à s'appuyer sur la Révélation. C'est pourquoi les théologiens « *en recherche *» comme ils disent ne sont sûrement pas des théologiens, car c'est la Révélation qui juge la philosophie ; ils font le contraire et veulent faire juger la Révélation par la philosophie.
L'esprit humain se trouve tiraillé entre deux tendances naturelles qui, en s'isolant, deviennent contradictoires et impuissantes, la philosophie et la science. Seuls les chrétiens -- s'ils le veulent -- ont en mains la solution qui est d'accepter la Révélation comme guide. Le mystère de la T. S. Trinité est le mystère même auquel aboutissent non seulement les oppositions entre la science et la philosophie, mais chacun de ces moyens de l'intelligence lui-même. Les progrès de la science accroissent la nécessité de la foi pour l'équilibre intellectuel même.
La philosophie n'a pas un langage exact et ne peut l'avoir : il est qualitatif, lui aussi. La science est une analogie quantitative très incomplète de l'*étant,* à cause de la conscience et de la vie, et non une identité. La philosophie est une analogie conceptuelle, non une similitude. L'architecture, pour exprimer l'unité, se sert des systèmes de proportions ; c'est elle qui exprime le mieux ainsi l'unité du divers. Mais ces systèmes de proportions sont issus du carré et il n'y a jamais eu au monde de vrai carré parfait ni de cercle ; et ces nombres issus du carré sont des nombres *incommensurables ;* elle rend ainsi manifeste que le degré d'approximation du nombre ne peut être parfaitement exact ; et aussi la permanence du mystère.
Par quelle aberration l'homme créé à l'image de Dieu, et qui se heurte dans sa faiblesse et dans les moyens qu'emploie sa faiblesse au mystère même, en néglige-t-il l'expression révélée ? Il en est le fils. Nous disons à Prime :
*Respice Domine in servos tuos et in opera tua, et dirige filios eorum.* « Jetez les yeux, Seigneur, sur vos serviteurs et dirigez les fils de vos œuvres. » Tel est l'esprit de l'Église ; je n'invente rien, mais répète seulement des choses auxquelles on ne pense point assez. Après que Notre-Seigneur nous eût quittés pour rejoindre la droite du Père, le Saint Esprit vint accomplir son œuvre :
142:174
la grâce ne détruit pas la nature, elle l'accomplit et la mène à la perfection. Le monde moderne, comblé de moyens scientifiques matériellement extraordinaires, est envahi par la barbarie intellectuelle et morale. Mais Dieu, très favorable au savoir dont il a mis les germes et les moyens dans l'intelligence humaine, a donné la science aux peuples chrétiens, pas plus intelligents que beaucoup d'autres, pour qu'ils puissent porter l'Évangile aux extrémités de la terre. A voir ce qu'ils en ont fait, on n'est pas étonné du triste résultat. L'homme n'aura pas de paix dans l'esprit tant qu'il ne se rendra pas compte que l'Auteur de toutes choses a créé le monde à l'image même du mystère qu'il nous a révélé.
O Beata Trinitas !
D. Minimus.
143:174
## Enquête sur la lettre à Paul VI
*suite de la publication des réponses*
145:174
LA LETTRE ADRESSÉE AU PAPE PAUL VI par Jean Madiran, le 27 octobre dernier, et parue dans ITINÉRAIRES le 1^er^ janvier 1973 accompagnée d' « *Explications *»*,* formule la triple réclamation qui entend exprimer l'essentiel de notre combat spirituel pour *l'Écriture,* le *catéchisme* et la *messe.*
La revue ITINÉRAIRES a ouvert une enquête :
1° sur le contenu et sur l'opportunité de chacune de ces trois réclamations ;
2° sur le fait qu'elles sont adressées au Souverain Pontife ;
3° sur le point de savoir si, dans la situation présente, elles constituent véritablement l'essentiel.
Les premières réponses, envoyées par Marcel DE CORTE, Maurice de CHARETTE, Louis SALLERON, Élisabeth GERSTNER, Thomas MOLNAR et Paul BOUSCAREN ont paru dans notre numéro précédent.
La LETTRE A PAUL VI et les EXPLICATIONS qui l'accompagnent, reproduites également dans notre numéro précédent, existent en outre en brochure que l'on peut demander à nos bureaux.
*Enquête menée par Hugues Kéraly. Toute la correspondance concernant l'enquête est à adresser à Hugues Kéraly,* « *Itinéraires *»*, 4, rue Garanciére, 75006 Paris.*
*Bien entendu, chaque réponse à l'enquête engage seulement son auteur et non point la revue* « *Itinéraires *»*.*
147:174
### Réponse de Bernard Faÿ
I. -- Je ne puis qu'approuver et admirer la façon dont Jean Madiran pose ses trois questions ; Je pense que dans tous les pays de la Chrétienté les âmes fidèles sont obsédées par ces questions et les posent dans des termes analogues à ceux qu'emploie Madiran. Il aurait pu les envoyer plus tôt, car, depuis cinq ans, la pourriture de l'Église devient fétide. Mais il est heureux qu'il l'ait fait en ce début de 1973, où les responsabilités de Paul VI devaient devenir encore plus loures.
II\. -- Il était naturel, il était nécessaire de les adresser au Souverain Pontife, puisqu'il est l'autorité suprême ici-bas dans l'Église et la suprême ressource des fidèles indignés. Malgré les efforts au 2^e^ concile du Vatican, il reste l'arbitre et le juge de tous les problèmes qui se posent dans l'Église et pour l'Église. En fin de compte, à travers les siècles, l'Église, à chaque époque, a grandi, dépéri ou souffert selon le pape régnant.
III\. -- Les questions posées sont pertinentes et révèlent bien les trois grandes tares de l'Église contemporaine. Cependant il en est deux autres, que je juge non moins importantes, que j'ajouterais à celles-ci. De par le monde la grande tare de l'Église, sa principale cause de décadence, c'est le comportement des évêques, à quelques exceptions près ; ignorants en théologie, obsédés par la collégialité, Ils se laissent entraîner aux pires folies, s'ils ne les suggèrent eux-mêmes. Jamais les prêtres de paroisse ne furent plus scandaleusement abandonnés par les évêques ; jamais les évêques, tout en cherchant à gonfler leur autorité, ne se sont moins souciés de remplir leurs devoirs, de surveiller et de guider le troupeau à eux confié, et de le défendre contre l'erreur, les vices, l'abandon au culte du monde.
148:174
Or, ces évêques, le pape les a choisis ou les choisit. Chacun sait comment : en Espagne, il vient d'envoyer comme évêques auxiliaires deux personnages tarés ; en Bohême, dans ce malheureux pays sauvagement persécuté, il nomme évêque un militant communiste. -- J'aurais donc ajouté cette question :
-- Ne nous rendrez-vous pas des évêques qui aient la foi, les mœurs et le sens de leurs devoirs, ou voulez-vous nous vouer à fuir nos évêques pour rester fidèles au Christ ?
Enfin, la ruse la plus perfide des chrétiens-antichrétiens étant l' « Œcuménisme », j'aurais également demandé : Allez-vous nous obliger à renier le Christ, la Tradition, nos ancêtres, pour prier avec les descendants de ceux qui versèrent le sang des prêtres et des fidèles, profanèrent les sanctuaires et traînèrent vos prédécesseurs dans la boue ?
Dans l'horreur où nous vivons en ce moment, il est nécessaire que le Saint Père connaisse notre indignation.
Bernard Faÿ.
149:174
### Réponse de Jacques Vier
JE SUIS PARFAITEMENT D'ACCORD avec la revue ITINÉRAIRES sur chacune des réclamations contenues dans la lettre de Jean Madiran au pape Paul VI du 27 octobre 1972, publiée dans la revue le 1^er^ janvier 1973, concernant l'Écriture, le catéchisme et la messe.
I. -- Les versions obligatoires constituent d'évidentes falsifications de l'Écriture et ils est maintenant prouvé que celles-ci tendent à attribuer à saint Paul une hérésie quant au dogme (*Épître aux Philippiens,* II, 6)*,* une affirmation scandaleuse quant aux mœurs (*Première épître aux Thessaloniciens,* IV, 3-4).
Sous aucun prétexte, même et surtout s'il s'agit de conquérir en s'avilissant à son niveau, un monde que le travail rebute, que le progrès abaisse et que la pornographie décompose, le catéchisme ne doit dénaturer, en leur arrachant leurs racines célestes, pour les transplanter dans la boue terrestre, les trois connaissances nécessaires au salut, à savoir le *Symbole des Apôtres,* le *Décalogue,* l'*Oraison dominicale,* auxquelles s'ajoutent les *sacrements,* octroyées à l'homme par Dieu Lui-même, afin de diriger son existence temporelle et de lui permettre d'obtenir l'éternité bienheureuse.
Enfin la messe, profondément altérée dans sa signification, par les pages 382-383 du *Nouveau Missel des Dimanches,* ne doit pas devenir un champ d'expériences, sans fin renouvelées, ouvert à toutes les fantaisies linguistiques et liturgiques qui, par leurs adjonctions ou leurs retranchements, ne se rencontrent que pour détruire l'œuvre du Concile de Trente et de saint Pie V, quand ils canonisaient le rite millénaire de l'Église catholique.
150:174
II\. -- Jean Madiran, dans sa LETTRE A PAUL VI, use en toute légitimité, du droit toujours reconnu aux chrétiens, que rappelait naguère le pape Pie XII, et que le silence obstiné de l'épiscopat de France, sur les motifs ici développés, constaté en maintes occasions, rend plus légitime encore. Écrivant au chef de l'Église, pour lui crier la faim de nourritures spirituelles qui travaille la partie du troupeau fermement décidée à ne point capituler devant un monde de plus en plus intoxiqué par « les fumées de Satan », Jean Madiran exige le pain de celui à qui toutes les grâces ont été données, afin qu'il ne laisse pas l'angoisse sans réponse. Surtout quand cette angoisse, éclairée par la prière, rendue plus lucide encore par la pratique sacramentelle, et par la connaissance du dogme, puise dans la charité fraternelle et dans le sentiment aigu du péril des âmes les motifs principaux de son insistance.
III\. -- Cette lettre raisonnable et raisonnée ne demande pas le minimum mais le maximum vital. La foi chrétienne ne transige pas, ignore toute casuistique et toute prudence, qui contribueraient à ajourner ou à passer sous silence l'une des conditions du salut, de telle façon que la faim ne fût pas vraiment rassasiée, mais un moment distraite. La foi chrétienne est plénitude et ne connaît pas d'accidentel. Elle se meut dans l'essentiel, dès qu'elle se formule, et, à l'énoncé des privations dont la lettre de Jean Madiran dénonce l'intolérable rigueur, on peut deviner, où en est parvenu, dans l'Église d'aujourd'hui, le dépérissement. Les restitutions d'impérieuse nécessité, réclamées par cette lettre, ne sont pas autre chose que les canaux de la Résurrection.
Jacques Vier,
professeur à l'Université de Haute-Bretagne.
151:174
### Réponse d'Éric M. de Saventhem
Éric M. de SAVENTHEM est, comme on le sait, le président de la « Fédération internationale UNA VOCE ». Il en a exposé « les principes et l'action pratique », en ce qui concerne la messe catholique traditionnelle, dans le numéro 163 d'ITINÉRAIRES (mai 1972).
Monsieur,
Vous m'avez fait l'honneur de m'adresser votre enquête au sujet de la LETTRE A PAUL VI de Jean Madiran. Je vous prie de bien vouloir excuser cette réponse tardive.
1\. -- Je puis m'associer, sans la moindre réserve, à chaque mot de cette lettre. Elle s'adresse au Saint Père comme il le faut : en lui exposant nos griefs et en lui rappelant qu'il a, lui, le pouvoir d'y porter remède : « *L'important est que vous, qui pouvez nous rendre messe, catéchisme, et Écriture, nous les rendiez. *» M. Madiran ne s'arroge pas de faire, au Pape régnant, un procès d'intention : « *Que ce soit par vous ou sans vous, il n'importe. *» Dans le contexte de sa lettre, cela est bien vrai et Jean Madiran avait raison de s'abstenir, en cette occasion, de tout jugement.
Mais quand on parle de la bureaucratie collégiale, « *despotique et impie *»*,* qui « *domine diaboliquement l'administration ecclésiastique *» et qui « *tient presque tous les postes de commandement *»*,* il devient plus difficile de ne pas en tenir, pour premier responsable, le Cardinal Montini précairement élu Pape. Si le pontificat actuel est une catastrophe, ce n'est pas parce que Paul VI serait devenu un moderniste et aurait ainsi compromis la foi de l'Église, mais parce qu'il a toujours été un libéral et a ainsi compromis la structure hiérarchique de l'Église.
152:174
Nul conteste que Paul VI possède, au plus haut degré, la « science » des grandes administrations. Mieux que tout autre il aurait pu et dû prévoir qu'en déléguant systématiquement aux collégialités épiscopales les pouvoirs du Saint-Siège, l'on ne changerait pas seulement les modalités du gouvernement ecclésiastique, mais la conception même de l'Église, et ceci sur le plan théologique. C'est à partir d'une ecclésiologie « libérale » et même « démocratique », dont Paul VI est le promoteur acharné et inlassable, que les autres altérations théologiques ont pu s'introduire, comme un cancer, dans l'Église militante.
La bureaucratie collégiale ne saurait être despotique qu'à la mesure de son autonomie, et c'est de nouveau Paul VI qui, en décentralisant le gouvernement ecclésiastique, a transformé les conférences épiscopales en organismes quasi-autonomes.
C'est pourquoi je ne me fais aucune illusion sur les résultats de la LETTRE A PAUL VI. En tant que gouverneur « illuminé », voire libéral, le Pape s'inclinera devant la volonté (d'action ou d'accommodation) de la majorité du collège épiscopal -- tant sur le plan mondial que local -- sans se demander comment elle s'est constituée et si elle représente aussi la « pars sanior » du corps social qu'est l'Église. Au sujet de la messe, en particulier, le Pape ne se verra nullement contraint d'accéder à la requête de Jean Madiran, puisque le nombre de prêtres restés fidèles au rite millénaire est infime -- même dans les pays où ce rite à gardé, jusqu'à présent, toute sa légitimité officielle. L'adhésion de la quasi-totalité des évêques et prêtres au nouveau rite garantit, dans l'optique du prince libéral qu'est Paul VI, non seulement la valeur pastorale de la messe « réformée », mais également son orthodoxie : la majorité ne peut pas se tromper.
Il en est de même pour les catéchismes et les nouvelles versions de l'Écriture : puisqu'elles sont cautionnées par les Conférences Épiscopales responsables, le Pape les approuve, les tolère, les défend -- au moins en tant que moindre mal.
2\. -- Vous comparez -- si je peux m'adresser directement à Jean Madiran -- vous comparez l'Église militante dans son agonie actuelle à un pays soumis à une occupation étrangère, et vous en appelez au Pape comme Chef légitime de ce pays. Dans ce sens, le fait que vos réclamations sont adressées au Souverain Pontife se situe en dehors de toute question d'opportunité : c'est votre *devoir* que de rappeler à l'autorité légitime son obligation de défendre les sujets contre les abus des usurpateurs.
153:174
Mais sur un autre plan l'on peut se demander, après dix ans de délégation systématique des pouvoirs, si c'est toujours au Pape qu'il faut faire appel. En temps d'occupation, le chef légitime est souvent moins libre que le dernier de ses sujets. Même s'il a pu garder sa liberté physique d'agir et de parler, il est devenu psychologiquement prisonnier de ses propres actes d'accommodation avec l'ennemi. Aujourd'hui, il peut fort bien être moins difficile pour un simple curé de paroisse de rendre à ses brebis messe, catéchisme et Écriture, qu'il ne l'est pour le Pape régnant de les rendre à l'Église entière. Vos réclamations, me semble-t-il, auraient donc pu avoir un tout autre destinataire : à savoir, le clergé de France.
Supposons que, demain, Paul VI soit foudroyé par une conversion telle qu'il devient du coup acquis à toutes nos idées. Que pourrait-il contre la résistance, même passive, d'un épiscopat et d'une bureaucratie ecclésiastique pourris par les multiples hérésies qu'ils ont absorbées et propagées pendant ces dix ans d'interrègne ? Supposons encore que, demain, Paul VI abandonne lui-même sa nouvelle messe et signe une Encyclique comme celle que Tito Casini ébauche à la fin de son dernier livre : le saurions-nous ? Ne lirions-nous pas plutôt dans tous les grands journaux que le Saint Père est atteint par une grave maladie qui l'empêche d'exercer ses fonctions, lesquelles seront désormais assumés par un Conseil de Régence présidé par Son Éminence le Cardinal Secrétaire d'État ? A Rome aussi, le « parti » usurpateur tient presque tous les postes de commandement, et Paul VI est, lui-même, entouré, conseillé, guidé et manipulé par sa propre bureaucratie « despotique et impie », qui ne tarderait pas d'isoler de ses fils, un Pape « renégat ».
3\. -- Puisque la messe, le catéchisme et la Sainte Écriture constituent l'essentiel du « testament » de Notre-Seigneur, leur restitution est essentielle pour la survie de l'Église qu'Il a fondée. Mais d'un point de vue pragmatique, et en dehors des interventions miraculeuses, cette restitution sera l'œuvre des *hommes* -- laïques, prêtres, évêques, et surtout : évêques. Après dix ans d'abdication graduelle, le Pape garde toujours, et en entier, son pouvoir de faire, et de défaire, les évêques. Par conséquent, votre lettre aurait peut-être pu se borner à une seule réclamation :
154:174
« Rendez-nous, Très Saint Père, rendez-nous des évêques qui, véritables successeurs des apôtres, par leur gouvernement, leur enseignement, et leur ministère à l'autel, portent un témoignage vivant du Seigneur Ressuscité. »
A Roermond, aux Pays-Bas, la seule nomination de Mgr Gijsens comme évêque a suffi pour briser le pouvoir despotique des bureaux et pour amorcer, à tous les échelons, la restauration de la vie ecclésiale. Les prêtres comme Mgr Gijsens ne manquent pas -- mais il faut avoir le courage de les promouvoir à l'épiscopat en dépit des protestations orchestrées et prévisibles, et de les soutenir pendant qu'ils sont en position minoritaire. Aujourd'hui encore, la nomination des évêques reste une prérogative exclusive du Souverain Pontife, et Paul VI sait mieux que tout autre comment il faut s'en servir. Ne serions-nous donc pas en droit de demander du Pape régnant qu'il exerce ce résidu de ses pouvoirs apostoliques, « opportune importune », et qu'ainsi il mette fin à l'occupation étrangère de l'Église par le « parti de l'apostasie » ? Ne serait-ce pas plutôt ainsi qu'il nous rendrait, avec un épiscopat authentique, l'Écriture Sainte, le catéchisme romain, et la Messe catholique ?
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments très dévoués et cordiaux.
Éric M. de Saventhem.
155:174
### Réponse de l'abbé J. E. des Graviers
Monsieur,
Vous avez bien voulu me faire parvenir la lettre que Monsieur Madiran a envoyée au pape le 27 octobre 1972 et vous me demandez ce que je pense sur ses trois points principaux.
Chacun a son style, celui de M. Madiran est percutant ; personnellement je crois que j'aurais arrondi un peu les angles et que j'aurais terminé la lettre par une formule plus habituelle.
Cette lettre souligne trois réclamations principales, on aurait pu évidemment en imaginer d'autres, mais celles qui sont dites sont à la base même des difficultés actuelles que rencontre l'Église en France tout spécialement.
Il est vrai que les textes de l'Écriture Sainte sont parfois horriblement falsifiés dans les livres liturgiques et dans les catéchismes imprimés en France, il est vrai que l'enseignement du catéchisme est officiellement très déficient et parfois hérétique, il est vrai que la traduction du nouveau missel romain est très imparfaite et modifie en plus mauvais encore le texte latin. Enfin il est vrai que les prêtres qui continuent à dire la messe selon l'Ordo de saint Pie V sont généralement très mal vus par les autorités religieuses en France, alors cependant que cet Ordo Missae est parfaitement autorisé, et si j'en juge par l'étude parue dans le « Courrier de Rome » (n° 98 du 1^er^ mai 1972 et n° 99, qui rectifie une phrase tronquée), la messe en langue vulgaire n'est nullement obligatoire en France, les deux messes en latin (celle de Pie V et celle de Paul VI) étant seules autorisées tant que la Conférence épiscopale n'aura pas fait les actes pour autoriser la messe en vernaculaire.
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Je considère donc que les prêtres (ou les catéchistes) qui enseignent la religion catholique en se servant des livres antérieurs (catéchisme des diocèses de France, catéchisme de saint Pie X, catéchisme du concile de Trente...) agissent sagement et qu'aucune autorité ecclésiastique n'est en droit de les blâmer.
De même ceux qui restituent le texte exact de la Bible dans leur enseignement ont parfaitement raison et sont dans le droit fil de l'enseignement catholique.
Enfin, comme canoniste, j'affirme que tout prêtre a parfaitement le droit de célébrer la messe selon l'Ordo de saint Pie V, non seulement en privé, mais aussi dans les réunions de fidèles.
Je n'ai pas les éléments nécessaires pour affirmer que le pape Paul VI soit personnellement responsable de cette situation de l'Église en France. Je dois remarquer que la lettre « Quinque jam anni » du 8 décembre 1970 rappelait nettement aux évêques leurs devoirs... et l'on n'a pas l'impression qu'elle ait été lue et suivie par les évêques de France.
Le pape n'est-il qu'indirectement responsable ? Il est bien vrai qu'il a laissé s'introduire un désordre certain en prétendant réformer les différents dicastères, en inventant les Conférences épiscopales, en accordant beaucoup trop facilement des indults et en particulier en publiant un nouvel Ordo Missae qui, aux dires de beaucoup, s'il n'est pas hérétique (encore faudrait-il examiner si le n° 7 de l'institution générale n'était pas une définition hérétique de la messe) facilite généreusement le manque de piété et l'hérésie.
Mais peu importe, c'est toujours le chef qui est responsable.
M. Madiran commence ses explications en reprenant un texte de Pie XII, mais le canon 682 avait déjà affirmé la même chose : « Les laïcs ont le droit de recevoir du clergé, selon les normes de la discipline ecclésiastique, les biens spirituels et principalement les secours nécessaires au salut », tels les sacrements, les bénédictions, etc., et en particulier l'enseignement religieux.
Par ailleurs, le Droit de l'Église reconnaît que l'on peut toujours faire appel au pape, il paraît donc normal que M. Madiran ait écrit au Souverain Pontife.
157:174
Il est malheureusement exact que l'on nous oppose souvent le devoir d'obéissance, mais le bon sens nous fait plutôt suivre la doctrine de saint Thomas d'Aquin ainsi que la parole : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. » D'ailleurs tout l'enseignement catholique le dit assez à la suite de saint Paul.
On nous dit : « Obéissez au Concile », comme s'il y avait eu dans l'Église qu'un seul concile, Vatican II ! Mais il y a tous les autres conciles et en particulier le concile de Trente qui a été si précis sur la foi catholique et sur la sainte messe.
D'ailleurs, pour qui sait lire les textes, le concile Vatican II a établi des formules souvent ambiguës et quand on lit plusieurs paragraphes à la suite on a l'impression que ce qui est affirmé dans l'un est plus ou moins contrarié dans un autre. En tout cas, il est absolument faux de dire que le concile Vatican II a réclamé un changement si extraordinaire en ce qui concerne la liturgie et en particulier en ce qui concerne la sainte messe.
Si vous avez écouté la dernière homélie dite par Mgr Pézeril le dimanche 8 avril à la Télévision, vous avez sans doute remarqué qu'il a laissé entendre que les évêques avaient laissé passer un certain nombre d'inexactitudes et « qu'il faudra revenir sur ce silence », et comme moi vous vous serez demandé ce que cela veut signifier exactement. Il n'en reste pas moins que le concile de Trente dans sa session XIII a donné un sage conseil qui est repris par le canon 2.214 au paragraphe 2 : « Les évêques et autres ordinaires se souviendront qu'ils sont des pasteurs et non des bourreaux et qu'ils doivent gouverner leurs sujets, non pour les dominer, mais pour les aimer comme des enfants et des frères et travailler par leurs exhortations et leurs avis à les détourner des pâturages défendus, afin de n'être pas contraints, s'ils devenaient coupables, à les châtier par les peines nécessaires. Si cependant la faiblesse humaine occasionnait les fautes, ils observeraient l'enseignement de saint Paul en pressant les coupables, en les suppliant, en les reprenant avec une bonté et une patience extrême, car souvent pour corriger la bienveillance est plus efficace que l'austérité, l'exhortation plus que la menace, la charité plus que l'autorité. Lorsque la gravité du délit exige l'emploi de la verge, on unira la rigueur à la mansuétude, la justice à la miséricorde, la sévérité à la douceur, si bien que la discipline, salutaire aux peuples et nécessaire, soit maintenue sans rudesse et que les coupables s'amendent par la correction ou, s'ils ne reviennent pas à résipiscence, que les autres soient détournés du vice par l'exemple salutaire du châtiment. » Bien sages conseils lorsqu'il s'agit de punir des ecclésiastiques qui ont contrevenu à la loi... plus sages encore lorsque ces ecclésiastiques n'ont rien fait de mal et qu'ils se contentent de suivre la Sainte Tradition et refusent les innovations dangereuses.
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On pourrait aussi revenir sur les canons 335 et suivants qui rappellent les principaux devoirs des évêques en soulignant surtout le paragraphe 2 du canon 336 : « Ils doivent veiller à ce que des abus ne se glissent pas dans la discipline ecclésiastique surtout dans l'administration des sacrements et des sacramentaux, dans le culte de Dieu et des saints, dans la prédication de la parole de Dieu, dans les saintes indulgences et l'exécution des volontés pieuses. Ils doivent consacrer leurs efforts à la conservation de la pureté de la foi et des mœurs dans le clergé et dans le peuple, surtout chez les enfants et les gens peu instruits ; ils doivent faire en sorte que l'éducation de l'enfance et de la jeunesse soit donnée d'après les principes de la religion catholique. »
Mais, lit-on encore dans les curies diocésaines le Code de Droit Canonique ? L'application de ses conseils ou de ses ordres remettrait vite le bon ordre dans l'Église... mais quel est celui qui oserait faire une dénonciation au pénal ecclésiastique de tel ou tel évêque ? Et si la dénonciation était faite auprès de la Sacrée Rote Romaine, suivrait-elle un cours normal ? Les quelques expériences que j'ai faites auprès des curies diocésaines me laissent penser que les « enterrements de première classe » sont encore en vigueur dans ces curies.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mon religieux dévouement.
Abbé J. E. des Graviers.
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### Réponse d'Édith Delamare
LA REVUE ITINÉRAIRES veut bien m'adresser l'enquête ouverte à la suite de la triple réclamation présentée par Jean Madiran à Paul VI. La lettre accompagnant l'enquête précise que cette réclamation « entend exprimer l'essentiel de notre combat spirituel pour l'Écriture, le catéchisme et la messe ».
Eh bien, il me semble que tout est dit. L'essentiel de notre requête au pape porte effectivement sur ces trois points. Si les enfants ne sont plus instruits de la foi chrétienne, nous aurons -- nous avons déjà -- des générations de sauvages, pires que les païens antiques, lesquels avaient une certaine religiosité, le sens de la famille et le sens civique. Si les traductions de l'Écriture aboutissent aux falsifications et aux contresens que l'on sait, à quoi bon tous les travaux des commissions exégétiques, linguistiques et bibliques ? Un Carmignac a bien perdu son temps à réfuter savamment les inepties blasphématoires de la traduction du « Notre Père ». Un évêque s'est levé au Concile pour demander la réhabilitation de Jean Huss. Moi, je demande la réhabilitation d'Alfred Loisy. Il est vrai que nous pouvons toujours faire comme le cardinal Seper. Le cardinal Seper est le préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi. Le nouveau Lectionnaire français ayant remplacé, dans l'Évangile de la fête de l'Immaculée-Conception, « pleine de grâce » par « favorisée de Dieu », un groupe de prêtres et de laïcs l'a consulté sur cette traduction. A la date du 21 décembre 1972, le cardinal Seper leur a répondu avec bonhomie : « J'ai regardé la traduction croate du Lectionnaire. Dans cette traduction, on a laissé « pleine de grâce », mais je peux vous dire que si l'on avait substitué ces mots par « favorisée de Dieu », j'aurais, sans difficulté de conscience, prononcé pendant la Messe le texte comme il a été auparavant, c'est-à-dire : « Pleine de grâce ». Le cardinal Seper fait comme nous : il s'en tire comme il peut avec son Missel. C'est une consolation.
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Mais en ce qui concerne la Messe, TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN, peu suspect d'intégrisme, écrit ceci le 29 mars 1973 :
« C'est le scandale, de voir aujourd'hui chez les jeunes et moins jeunes, une éclipse de la messe presque totale. » Une éclipse de la Messe ! le mot est joli. Et dire qu'on nous a imposé cette Messe pour une meilleure participation du peuple ! Il n'est pas un curé qui ne pourrait témoigner de l'éclipse de la participation. Au début d'avril, je lis ceci, affiché à côté de la sacristie, dans l'église Saint-Laurent à Paris : « L'Église est un lieu où l'on célèbre l'Eucharistie tous ensemble. » Outre le français approximatif de la formule typiquement protestante, le « tous ensemble » sera bientôt fort exagéré. Ailleurs, j'ai lu : « L'Église est un lieu de rencontre ». Le voilà bien, le retour à la Renaissance, sinon à la Réforme. Les « chrétiens sociologiques », les « messalisants » vomis par tant de prêtres qui ne voulaient plus être « à leur service » prouvent par leur absence qu'ils n'avalent pas tout. Et la prière universelle et le canon polyvalent et la poignée-de-main-de-la-paix. Ils vont désormais acheter la tarte chez le pâtissier sans passer par l'Église.
Si le pape ignore tout cela, si ses nonces ne servent qu'aux intérêts de sa politique, il faut bien que quelqu'un le lui dise. Et à qui s'adresser, sinon au pape ? D'abord parce que nous savons par de multiples et tristes expériences que les démarches auprès des évêques ne servent à rien. Mais surtout parce que le pape est le pasteur suprême, le suprême recours ici-bas de tout catholique et le père commun des fidèles.
\*\*\*
J'ai quelque chose à dire au sujet des « Explications » données par Jean Madiran à la suite de sa lettre au pape. Au paragraphe 5 qu'il intitule : « La puissance occupante », il constate l'existence d'un « parti puissant » dans l'Église, dont il énumère les caractéristiques :
« 1. -- La soumission au monde moderne (souvent appelée ouverture ou monde).
« 2. -- La collaboration avec le communisme (souvent appelée ouverture à gauche).
« 3. -- L'apostasie immanente (souvent appelée ouverture d'esprit, ou mentalité évoluée). »
Depuis 1945, le Parti a colonisé tous « les moyens de communication sociale », journaux, radios, télévision. On le sait. Ce qu'on sait moins, c'est que des brèches sont possibles à pratiquer. Les responsables des postes radiophoniques et de la télévision ne sont pas tous et toujours et systématiquement contre les « intégristes ».
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Ces gens-là sont pour la plupart des athées, fort ignorants des choses de l'Église. En ce qui concerne l'émission télévisée « Le Jour du Seigneur », par exemple, ils s'en remettent les yeux fermés au SNOP (Secrétariat National de l'Opinion Publique), placé sous la haute direction du cardinal Gouyon. C'est ainsi que le Jour du Seigneur est devenu le Jour de l'Avortement ou Jour du Seigneur.
Au sujet de l'avortement, l'un de nos amis dont le nom exige et inspire le respect a protesté énergiquement auprès d'un haut fonctionnaire partiellement responsable des émissions télévisées. Je passe sur l'étonnement dudit haut fonctionnaire à l'audition des sentiments de notre ami sur le SNOP. L'intérêt de cet entretien est dans sa conclusion. « Moi ? dit le haut fonctionnaire, mais je n'ai rien, contre vos catholiques de droite ! Seulement, il faut m'en envoyer qui fassent le poids. Ils ne passent pas la rampe. Vous comprenez ? »
Il y en avait au moins deux qui faisaient le poids et qui passaient la rampe. C'étaient, comme par hasard, deux fils de saint Dominique : le Père Bruckberger et le Père Lelong. L'un vit en exil en Suisse et l'autre est interdit d'antenne par ses Supérieurs, c'est-à-dire par le cardinal Gouyon. Le Parti a obtenu ce résultat : le religieux qui défendait la foi catholique sur les ondes, pour la consolation de milliers d'auditeurs, est rentré dans le silence sur l'ordre d'un cardinal de la Sainte Église Romaine. Bel exemple, de l'intervention de « la puissance occupante ». Oh ! je ne prétends pas que les choses soient faciles !
Il n'est donc pas possible d'utiliser des religieux, liés par l'obéissance à l'Église telle qu'elle est. Il reste les laïcs. Jusqu'à présent, un seul s'est révélé apte à « passer la rampe » : Pierre Debray. Il a été parfait, dans le débat qui a suivi la projection du film « Le Défroqué ». Il est allé jusqu'à mentionner l'existence du Séminaire de Mgr Marcel Lefebvre, alors que le générique final commençait à défiler sur l'écran et que personne ne pouvait plus répliquer. Ces choses-là, il faut les faire. Il faut être -- que Pierre Debray m'excuse -- un peu pirate.
Mais Pierre Debray ne peut être l'unique représentant de l'orthodoxie catholique. Il faut absolument former des gens doués pour cette forme moderne du combat. Je supplie tous nos mouvements, groupes et associations d'y réfléchir. Les adversaires ne négligent pas cette formation, croyez-moi. Il me semble que c'est pour nous un devoir, imposé par les temps que nous vivons.
162:174
Cher Jean Madiran, je suis moins loin qu'il ne paraît de la requête que vous présentez au pape. Jamais nous ne nous résignerons à une Messe équivoque, à l'abandon du catéchisme et à la falsification de la Sainte Écriture. Avec saint Hilaire de Poitiers, nous crions : « Nous sommes catholiques ! Nous ne voulons pas être hérétiques ! »
Voilà ma réponse aux questions que vous avez bien voulu me poser.
Édith Delamare.
CHÈRE ÉDITH DELAMARE, il ne faut pas croire les histoires racontées par des fonctionnaires chargés de l'ORTF. Vous en viendriez à tomber où ils font tomber leur public : dans la méconnaissance et le mépris des talents que l'ORTF veut faire méconnaître et mépriser. Des gens qui « passent la rampe » à la tété et à la radio, il y en a parmi nos amis, il y en a autant que vous en voudrez et plus qu'il n'en faut, et qui l'ont montré au moins une fois : et c'est *pour cette raison* qu'on les écarte. Non point parce qu'ils y sont mauvais. Mais parce qu'ils y sont trop bons. Vous avez, je cite au hasard, je ne vais pas vous composer un palmarès, je m'arrêterai aux six premiers noms qui me viendront à l'esprit, -- vous avez Michel de Saint Pierre, vous avez Marcel Clément, vous avez Louis Salleron, vous avez Gustave Thibon, vous avez le Père Noël Barbara, vous avez l'abbé Georges de Nantes... Les deux derniers nommés sont des prêtres, eh bien, ce ne sont nullement leurs Supérieurs ecclésiastiques qui pourraient les empêcher de parler à la radio ou de passer à la télé ; si télé et radio leur donnaient une tribune hebdomadaire ou quotidienne. L'abbé de Nantes a été interrogé une fois à France-Inter, une seule à ma connaissance. Je ne l'ai pas moi-même entendu, mais tous ceux qui l'entendirent vous attesteront, chère Édith Delamare, combien vous avez tort de croire qu'il ne passait pas la rampe. Le Père Noël Barbara a pu se produire une fois à Europe n° 1, une seule à ma connaissance, je l'ai entendu, je vous assure qu'il était très radiophonique, très bien en ondes, très clair et très percutant, même ses défauts y devenaient en quelque sorte des qualités. Quant à un Gustave Thibon, un Louis Salleron, un Marcel Clément, un Michel de Saint Pierre, vous ne les avez donc jamais vus et entendus ? Ils servent, de très loin en très loin, d'alouette dans le pâté de cheval que fabrique en permanence l'ORTF. Ce qui est en cause, ce n'est pas le manque d'alouettes, c'est la recette d'un tel pâté.
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Mais surtout, surtout ! que les « mouvements, groupes et associations », qui ont tant à faire, continuent à travailler sérieusement, et n'aillent pas perdre leur temps à vouloir illusoirement « former » (?) des radioparleurs et des téléacteurs. Les former sans télé et sans radio ? Comment enseigner la natation sans eau, et par correspondance ? Il en est d'ailleurs des journalistes de la presse parlée comme des journalistes de la presse écrite : les meilleurs d'hier et d'aujourd'hui, Louis Veuillot, Léon Daudet, Pierre Gaxotte, et vous-même, chère Édith Delamare, ne sont sortis d'aucune école de journalisme. Pas davantage l'abbé de Nantes, le Père Noël Barbara, Gustave Thibon, Louis Salleron, Marcel Clément, Michel de Saint Pierre ne sont allés recevoir une formation spéciale de télécomédie ou de radiodiction. Peut-être votre Pierre Debray ? je ne sais pas ; mais ce serait alors un cas unique.
Ce qui est vrai, là comme ailleurs et comme toujours, c'est le *fit faber fabricando ;* c'est qu'on se forme à son métier en le pratiquant. En passant souvent à la radio et à la télé, nos amis y deviendraient encore meilleurs ; il y parachèveraient *le seul* apprentissage qui ait quelque réalité pratique. Pour cette raison aussi, on les en écarte.
Mais ce qu'on ne savait pas, c'est que ceux qui les écartent s'en vont en outre chuchotant derrière leur dos que c'est parce qu'ils sont incapables de « passer la rampe » et insuffisants pour « faire le poids ». Merci, chère Édith Delamare, d'avoir rendu publique cette catapultueuse tartuferie. Mais regardez-la maintenant à l'air libre : dès que, grâce à vous, elle y arrive, elle éclate comme une bulle. Il lui fallait le bouche à oreille et l'entre deux portes pour avoir quelque apparence.
J. M.
164:174
## NOTES CRITIQUES
### De la politique naturelle au nationalisme intégral
Si toute considération sur l'État relève aujourd'hui d'une idéologie, d'un « système » d'idées, d'une construction de l'esprit en somme, on ne trouvera pas une ligne de pure théorie politique dans les écrits de Charles Maurras ; et il faut vraiment n'avoir rien lu de cet observateur attentif, passionné, de la chose publique pour dénoncer en lui le rigide doctrinaire d'un parti : saturé de principes *a priori,* indifférent comme tant d'autres aux réalités de la vie sociale... Le mensonge d'ailleurs n'est pas nouveau : « *Ne parlez pas de nous,* demandait-il à ses contemporains ([^10]), *ou considérez notre véritable pensée. *»
Pour comprendre Maurras, quand on n'a pas l'âge de l'avoir connu, le premier devoir sera donc de faire justice de cette misérable accusation de sectarisme dont le charge la « classe » des politiciens, des professeurs et des fonctionnaires en place. Jusqu'au milieu de ce siècle, ceux-ci n'ont guère eu d'adversaire plus lucide et plus acharné : comment pourraient-ils accepter que certains continuent de le lire et de le connaître pour ce qu'il est ? Sans doute devrait-on ajouter que la pensée maurrassienne n'appartient même pas, du moins pour l'essentiel, à son École. Comme celle de Bergson en philosophie, la démarche propre à Maurras est, en effet, tout induction, et à contre-courant des facilités de la rhétorique, tout affinement, ajustement renouvelé aux leçons de l'expérience et de la vie. Elle ne peut que répugner au « par cœur » et au « tout-fait »... Reste donc à la demander aux articles et aux ouvrages mêmes de Charles Maurras. Or cela devient possible aujourd'hui -- même pour ceux qui savaient à peine lire en 1952, et ne risquaient pas de le découvrir depuis aux devantures des librairies. Voici que l'on commence enfin à rééditer. Prudemment.
\*\*\*
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Nous devons à Pierre Gaxotte la première (et pour l'instant la seule) réimpression récente du texte intégral d'un livre de Maurras, qui est aussi un des plus importants : *Mes Idées politiques,* chez Fayard. Cette initiative reste tout de même bien modeste, quand tant d'écrivains parfois moins décisifs de sa génération se sont vus honorés -- de leur vivant -- d'une publication d'œuvres complètes aux éditions de la Pléiade ; Maurras, lui, n'a même pas encore été jugé digne d'y figurer en « préparation »... D'autre part, il n'est pas évident à nos yeux que *Mes Idées politiques* puisse être recommandé comme toute première lecture de Maurras. Ne demeure-t-il pas d'abord le plus précis de nos « chroniqueurs » politiques contemporains ? l'analyste, le critique inlassable des événements de la vie publique de notre pays ?
Nous avons aussi, depuis 1960, les *Cahiers Charles Maurras* ([^11])*,* où sont trimestriellement reproduites quelques belles pages des ouvrages politiques, et souvent des récits, des poèmes ou des essais de critique littéraire. Ces Cahiers publient encore (sous forme de supplément semestriel) un vaste complément au *Dictionnaire politique et critique,* établi par les soins de Jean Pélissier : 21 fascicules parus à ce jour. Il n'est sans doute pas de meilleure initiation à la méthode vivante et réaliste de Maurras en matière sociale que la lecture de ce complément -- presque intégralement élaboré sur la base des articles publiés chaque jour, et pendant trente-six ans (de mars 1908 à août 1944), dans le célèbre et feu quotidien *l'Action française...*
« Née de l'observation critique et de l'analyse aiguë, pénétrante, de la vie politique et des phénomènes sociaux de la III^e^ République, nourrie de l'étude de l'Histoire (...), la pensée de Maurras est en prise directe sur le *réel,* exprimée à partir de l'événement quotidien dont le journaliste tire les leçons, selon une méthode toute empirique et d'une implacable rigueur logique. » Ce jugement figure dans l'Introduction d'un important recueil de textes politiques de Maurras ([^12]) : *De la politique naturelle au nationalisme intégral,* paru à la Librairie philosophique J. Vrin (4^e^ trimestre 1972), recueil qui clôt notre recension des ouvrages actuellement accessibles du grand académicien. Condamné encore aujourd'hui par tous les corps constitués de l'injustice française à une sorte de semi-liberté surveillée, l'œuvre de Charles Maurras trouve du moins avec la publication de cette anthologie, et comme en prémisse à toutes les autres réhabilitations nationales qui s'imposeraient, un début d'existence universitaire.
166:174
Les étudiants qui savent lire pourront donc y prendre la mesure de sa profonde intelligence des phénomènes et des lois de la vie publique ; et ce, sur des exemples et des thèmes variés, dont il suffit presque toujours de modifier mentalement les noms ou les dates pour se retrouver en pleine actualité -- Ils y puiseront, s'ils le veulent, l'unique méthode et les seuls principes qui fondent en matière politique et sociale le juste raisonnement. Et ils seront, si Dieu veut, les restaurateurs en France de cette *vérité de l'ordre politique* à défaut de quoi aucun des autres ordres, si éminents qu'ils puissent paraître, ne se soutiennent ni ne se développent vers leurs finalités spécifiques.
\*\*\*
S'il fallait comparer la riche mais simple méthode de l'analyse politique chez Maurras aux leçons données par les philosophes sur ce même sujet, je ne vois guère avant lui qu'Aristote et saint Thomas à n'avoir point dédaigné, comme lui, de commencer par l'examen des plus simples, des plus communes réalités de la vie sociale ; à s'être strictement tenus aux exigences arides et directes de l'observation, du *réalisme* vivificateur... Qu'on se reporte, par exemple, aux premières pages de la *Politique,* là où s'élaborent les bases mêmes de la grande doctrine aristotélicienne de la Cité. Le Philosophe va-t-il d'abord alléguer quelque savante considération méthodologique (comme il est pratiquement devenu d'obligation dans nos universités), quelque obscure définition du fait social ? Point du tout. Il consigne la première finalité biologique de la vie du groupe ; il rappelle que la condition de l'immortalité (spécifique) de l'humain réside dans la procréation, dont l'acte -- cela en effet nous est garanti par une expérience immémoriale -- a pour condition nécessaire et suffisante la réunion de deux individus de sexe opposés. Relisons :
« La première union nécessaire est celle de deux êtres qui sont incapables d'exister l'un sans l'autre c'est le cas pour le mâle et la femelle en vue le la procréation (et cette union n'a rien d'arbitraire, mais comme dans les autres espèces animales et chez les plantes, il s'agit d'une tendance naturelle à laisser après soi un autre être semblable à soi) ; c'est encore l'union de celui dont la nature est de commander avec celui dont la nature est d'être commandé, en vue de leur conservation commune. » ([^13])
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Après l'examen de la constitution des « couples » (homme-femme, maître-serviteur), vient chez Aristote celui de la formation des « familles » ([^14]), du « village », enfin de la « Cité » au sens vrai -- c'est-à-dire de cette communauté humaine qui a atteint en quelque sorte la limite de l'indépendance « économique » (littéralement : *autarcie*)*,* et suffit elle-même à tous ses besoins. Au terme de cette investigation méthodique des collectivités humaines, le Philosophe peut énoncer que toute Cité se présente bien d'abord comme *un fait de nature,* et l'homme lui-même comme *un animal politique,* nécessairement fait pour vivre en société, sans qu'il s'agisse là de quelconques pétitions de principe... Nous sommes loin, on le voit, des spéculations modernes sur l'homme politique abstrait : cet étrange individu, idéalement investi de droits et de devoirs *a priori,* mais implicitement séparé de toute vie sociale réelle, à commencer par celle de sa propre famille, cellule naturelle de la Cité. Mais quoi, chacun subsisterait-il donc par lui-même, comme confondu dans la grisaille amorphe de la multitude, du conglomérat de ses « égaux » ? *La physique sociale* la plus élémentaire s'élève avec raison contre de telles utopies.
(*Parenthèse.* L'expression « physique sociale » comme on sait est d'Auguste Comte, reprise à son tour par Maurras ; mais il est bien certain qu'Aristote voire saint Thomas auraient aujourd'hui d'autant moins de raisons pour la rejeter que ni l'un ni l'autre ne paraissent suspects d'avoir limité leur pensée sociale à un pur « empirisme » matérialiste. Quelques-uns s'indignent encore des prétentions d'une certaine science physique -- ou naturelle -- en matière politique, sous prétexte qu'il existe aussi une morale de la vie en société ; et ils auraient raison, si la première ici excluait la seconde ; autrement dit : si l'étude de la nature et des conditions objectives de la vie sociale de l'homme impliquait *ipso facto* une négation de sa « conscience » d'appartenir à la communauté civile, de la « moralité » donc de son comportement politique et social. Or il n'en est rien, car l'organisation de la Cité relève à la fois -- mais non sous le même rapport -- d'une *nature* et d'une *volonté.* La raison en est simple, accessible à tous : c'est par la vie sociale et ses obligations parfois extrêmes qu'il est en quelque sorte DONNÉ à l'homme d'être libre, de réaliser, harmonieusement et utilement, ses aspirations les plus personnelles.
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Certes, celui-ci peut cultiver l'illusion qu'il serait encore « libre », et même davantage, hors de ce lien, de cette contrainte que lui impose le bien de la communauté ; mais il ne peut s'en affranchir effectivement qu'en tombant jans la barbarie, esclave si l'on veut de son propre choix. *Fin de la parenthèse.*)
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Reconnaissons volontiers qu'il n'est pas possible, ni sans doute souhaitable d'interpréter la philosophie sociale d'Aristote ou de saint Thomas dans le sens d'un maurrassisme intégral ; et que réciproquement on ne saurait faire de Maurras un disciple averti de toutes les doctrines de l'École (il n'a pas manqué cependant de dire en quelle admiration il les tenait). Mais comment ne pas être impressionné de cette belle parenté qui unit, dans une même exigence expérimentale, les premiers chapitre de la *Politique d'Aristote* à la grande Préface de *Mes Idées politiques --* où Charles Maurras a donné lui-même la « philosophie » de sa politique ?
« Si la politique peut être objet de science, il faut bien que les institutions primitives ne naissent point d'actes personnels comme les volontés, d'une convention, d'un contrat débattu entre des entités indépendantes, maîtresses de leur sort. Le postulat de la science positive, c'est que les sociétés soient des faits de nature et de nécessité. Mais, dès les débuts de cette jeune science, le postulat s'est vérifié. On n'a point trouvé trace du contrat primitif, ni du primitif solitaire, toute société humaine est apparue la contemporaine de l'homme. La loi, la loi civile et politique elle-même, est apparue un *rapport découlant de la nature des choses* conformément à la définition de Montesquieu et contrairement à la définition démocratique de la Déclaration : « La loi est l'expression de la *volonté générale. *» Rapport de convenance ou rapport de nécessité, la loi échappe à l'arbitraire : elle ne se décrète point librement, mais ressort de l'examen de situations qui ne dépendent pas de cette Liberté. » ([^15])
Il faudrait relire ici toute la critique, par le patron de l' « empirisme organisateur », de cet autre postulat rousseauiste immortalisé (?) pour nous par la funeste *Déclaration* de 1789 « Les hommes naissent libres et égaux en droits... »
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Les faits, réplique fort simplement Maurras, mettent « en pièces et en poudre » ces rêveries ; le petit d'homme en vérité n'apparaît point tout formé à la vie ; ni libre, ni égal, mais bien dépendant et différent. *Dépendant,* et pour de très longues années, par les exigences naturelles de la conservation de sa vie, les besoins de sa croissance physique et morale, son éveil même aux choses de l'esprit (inégalité, mais « protectrice » et « bienfaisante » donc) ; *différent,* et pour toujours, dans l'ordre de ses capacités ou de ses aspirations personnelles sur presque tous les plans... Non, la Cité ne nous confine pas à cette absurde juxtaposition d'égalités, elle ne nous ravale pas au rang des termites et des fourmis ; la Cité des hommes nous enrichit au contraire constamment d'une interaction de différences. Et il n'est pas besoin d'observer bien longuement le monde de la petite enfance -- ses nécessités vitales de préservation et de subordination, mais aussi ses jeux, ses comportements, où se dessinent si vite et si bien les profondes divergences psychophysiologiques -- pour se convaincre aisément des unes comme des autres.
« La Liberté est (*ici*) imaginaire, l'Égalité, postiche. Les choses ne se passent pas ainsi, elles n'amorcent même rien qui y ressemble et, se présentent de tout autre manière, le type régulier de tout ce qui se développera par la suite est essentiellement contraire à ce type-là. Tout joue et va jouer, agit et agira, décide et décidera, procède et procèdera par des actions d'autorité et d'inégalité, contredisant, à angle droit, la falote hypothèse libérale et démocratique. » ([^16])
Telle est du moins la première des choses que nous apprend avec certitude l'observation attentive des réalités de l'ordre social, ce « retour aux choses vivantes » qui fonde en politique comme ailleurs toute démarche de l'esprit conforme à son objet. Et c'est pourquoi il ne nous semble pas exagéré de penser que -- dans son domaine propre, et sans prétendre aucunement tenir lieu de philosophie -- Maurras ait pu hériter d'une des principales qualités de la tradition, du tour d'esprit thomiste.
Mais il suffit, car rien de nous ne remplacera la lecture à nouveau possible des textes maurrassiens, pour l'immense tâche qu'il reste aujourd'hui à accomplir dans la restauration de l'intelligence politique. Le mental d'abord.
Hugues Kéraly.
170:174
### Les Écuries de l'Occident
Il serait un peu exagéré de dire que M. Cau brûle *ceux* qui l'avaient adoré, mais enfin voici quelques années qu'il prend un chemin de traverse qui n'est pas la route banale. Avec « les Écuries de l'Occident » ([^17]), on en a une preuve décisive. Et il faut dire que son humeur batailleuse et *rebroussiére*, comme on dit dans le Midi, rencontre autant qu'il veut de barrières à renverser.
Il a mille fois raison quand il voit dans la « libération » du sexe une pente vers la boucherie. « Plaisir sans visage.. Des corps. Des corps. Demain de la viande. Il n'est pas étonnant que la partie fine s'achève en tuerie ».
Il a mille fois raison quand il écrit :
« Dès que l'État se voit contraint de prendre en charge *tout* l'ordre, celui-ci devient évidemment totalitaire. Si père, prêtre, professeur (etc.) sont démocratiquement nés, l'État doit les remplacer et c'est le Policier-Roi.
« Temps des assassins du Père ? Certes. « Alors, temps des Policiers ! »
Cela montre qu'à mesure que les temps s'avancent, tout devient à la fois plus embrouillé et plus clair. Plus clair pour ceux qui n'ont pas perdu toute relation avec le vrai.
Où Jean Cau s'égare, c'est quand il analyse un christianisme qui lui reste étranger.
Exemple : « Un curé maoïste ? quoi de plus naturel ?... prenez un prêtre, ôtez lui la foi, que reste-t-il ? Un démocrate égalitariste *en diable. *» Jolie formule, mais vraiment trop facile : prenez un prêtre, ôtez lui la foi.
C'est que M. Cau voit d'une façon curieuse le débat actuel -- le piège où nous nous débattons plutôt. Il dit : « Avec Nietzsche et Marx s'est ouvert le formidable débat des temps nouveaux. Nietzsche est véritablement l'Antichrist et, en ce sens, l'anti-Marx puisque le marxisme (je l'ai déjà dit) n'est que le fils très naturel du judéo-christianisme. »
Très naturel ? Nullement légitime, en tout cas, puisqu'il faut mettre à l'envers le christianisme, et le vider de toute substance pour y trouver une sorte de parrainage de Marx. Et ce n'est pas du tout dans le sens où Chesterton parle de « vérités chrétiennes devenues folles » que Cau dit cela. Il le prend au sérieux.
C'est ennuyeux. Du coup, tout le livre boite, et, pis, trébuche.
Georges Laffly.
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### Sparte et les Sudistes
« *Avoir des manières bienveillantes et douces pour instruire les hommes, avoir de la compassion pour les insensés qui se révoltent contre la raison, voilà la force virile propre au vent du Sud : c'est à elle que s'attachent les sages.*
« *Faire sa cuirasse de lames de fer et sa couche de peaux de bêtes sauvages, contempler sans frémir les approches de la mort, voilà la force virile propre au vent du Nord : et c'est à elle que s'attachent les braves. *»
Cette très belle pensée est de Tchouang-Young, disciple de Confucius ; elle figure en exergue du livre de Maurice Bardèche, « Sparte et les Sudistes » ([^18]), auquel on rendra le meilleur hommage en ajoutant que rien -- au plan du moins de la morale naturelle n'y vient décevoir l'attente éveillée par ce haut début.
Il m'a tout de même fallu relire deux fois cet essai avant que d'en écrire un mot pour les notes bibliographiques d'ITINÉRAIRES... Scrupule « professionnel » ? Non. Excès d'intellectualisme, peut-être ; et erreur de perspective, assurément : en bon étudiant (mais oui), j'y cherchais des principes, une philosophie de la Cité selon la raison et selon l'Occident, qui ne s'y trouvent point. « Sparte et les Sudistes » est d'un bout à l'autre l'expression d'un caractère, d'ailleurs fort bien trempé (du grec *kharaktèr*, signe gravé, type), la confession même d'un certain tempérament humain -- dont la noblesse et la vertu échappent pour l'essentiel aux catégories du discours, a fortiori aux étiquettes des idéologies contemporaines... On sympathise, réagit à leur appel, « respire » dirait un personnage de Montherlant « à leur hauteur », ou il faut se contraindre à n'en plus parler. Tout au contraire d'un programme de gouvernement, « Sparte et les Sudistes » se présente d'abord comme la manifestation d'une certaine *éthique* -- non « rationnelle », mais fondée sur l'honneur et la fierté ;
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d'une disposition commune (dont cependant l'inspiration est aristocratique) à revenir aux plus simples, aux plus hautes exigences naturelles de la vie sociale, faite de dévouement, de courage, de responsabilités, non de fonctionnariat et de retraite. Participent aujourd'hui à ce sentiment tous ceux qui ne s'estiment point comblés, et qui même jugent l'humanité gravement menacée, par les illusoires merveilles de la « démocratie » et du « progrès » ; tous ceux qui ont saisi, par nature ou par éducation, par déduction ou par instinct, qu'avec l'apparition de *l'homme industriel* « c'était toute une sensibilité que nous avions extirpée, toute une image de l'homme, non pas seulement un régime mais tout un monde qui *venait avec,* botte de racines qu'on enlève avec la plante. Si bien que nous vivions dans un monde moral d'une certaine manière *décervelé.* L'histoire du passé ne débouchait plus sur l'homme d'aujourd'hui. La culture du passé, l'homme du passé lui-même sont comme étrangers à l'homme qu'on nous invite à être. » (p. 14.) Pour moi, c'est même toute la phrase que j'aurais mise au présent.
Maurice Bardèche, on le voit, n'en appelle aucunement aux puissants du jour, ni à leurs technocrates ou à leurs partisans : ces opportunistes de tout poil (conservateurs ou progressistes, peu importe) ne comprendraient pas son langage, ni qu'ils puissent tant posséder, selon les critères de la modernité, sans pour cela *être* rien... Bardèche écrit pour et plutôt avec ceux qui entendent rester quelque chose -- quitte à n'embrasser désormais que les vertus des pauvres ; quitte à passer, au siècle de toutes les mutations, pour les obscurs et méprisables « manants » d'un autre monde, d'une autre loi, d'un autre Dieu... Mais quoi de plus royal en vérité que ce propos de Bardèche dans « Sparte et les Sudistes », rappeler aux vertus de la Cité en montrant simplement *qui* est le « civilisé », à l'heure de la barbarie intellectuelle et morale : un homme qui, plus par force d'ailleurs que par goût, passe son temps à remonter des pentes ; et celles de notre siècle ne sont pas les moins marécageuses, dans la voie choisie par Bardèche depuis le sinistre assassinat de son ami Brasillach.
L'auteur de « Sparte et les Sudistes » sait bien qu'il n'y a dans nos raisons rien d'assez grand, rien d'assez bon pour faire reculer les fanatiques et les arrivistes de la « démocratie », rien de juste par conséquent à attendre du système tyrannique qui les suscite ou les nourrit ; mais il voit aussi que la Cité ne saurait appartenir à ces hommes-là que par accident : parce qu'il n'est pas d'exemple historique de Cité d'esclaves, et que l'esclavage est au bout de leur l'entreprise. Toute son intelligence, tout son vrai talent d'écrivain de la chose publique vient de là. Propos plus civique donc que politique, au sens actuel de ce mot ;
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et *réactionnaire* jusqu'à la racine, ce qui est bien la seule façon de l'être justement. Mais quelle sérénité, quelle élévation de vue il y met... A ceux qui s'obstinent à ne voir en lui qu'un vulgaire théoricien du néo-fascisme totalitaire, je suggère de faire au moins méditer le passage suivant :
« Ce qui importe à l'avenir, ce n'est pas la résurrection d'une *doctrine* ni d'une certaine forme de l'État, encore moins d'un caporalisme et d'une police, c'est LE RETOUR A UNE CERTAINE DÉFINITION DE L'HOMME ET A UNE CERTAINE HIÉRARCHIE. Dans cette *définition* de l'homme, je place les qualités que j'ai dites, le sentiment de l'honneur, le courage, l'énergie, la loyauté, le respect de la parole donnée, le civisme. Et cette hiérarchie que je souhaite, c'est celle qui place ces qualités au-dessus de tous les avantages donnés par la naissance, la fortune, les alliances, et qui choisit l'élite en considération de ces seules qualités et de cette hiérarchie. Elle peut s'accommoder de beaucoup de tolérance quand ce règne des meilleurs est établi. Elle n'exige la persécution de personne ni l'éviction de personne. Mais je crois qu'aucune nation, aucune société ne peuvent durer si les pouvoirs qui se fondent sur d'autres mérites que ceux-là ne sont pas essentiellement précaires et subalternes. Toute nation est conduite, certes, mais toute nation également *se conduit* d'une certaine façon, toute nation a une conduite, noble ou basse, généreux ou perfide, comme on dit d'un homme qu'il a une bonne ou une mauvaise conduite. Une de nos erreurs actuelles est d'admettre facilement que ces choses-là n'ont aucune importance. » (p. 15-16.)
Utopie ? Pas tant que cela. Cette morale naturelle et cette vertu (du latin *virtus,* force), cette définition et cette hiérarchie, étaient -- ouvertement -- celles de Sparte ; celles de la Rome antique ; celles de tout l'Ancien Régime ; celles même -- mais plus implicitement -- des jeunes gens qui périrent en 1864 à la prise d'Atlanta, « *une des plus grandes catastrophes des temps modernes *» selon Bardèche (en considération surtout du nouveau type d'homme auquel le massacre des Sudistes donnait naissance dans les États américains : le *yankee,* avec sa société démocratico-industrielle et sa barbarie organisée...). Et, si le propre de l'âme sudiste est d'accepter jusqu'au sacrifice de la vie pour la défense des plus hautes valeurs spirituelles ou morales d'une Civilisation, saint Louis, Jeanne d'Arc et Péguy, les martyrs et les saints de la Chrétienté tout entière viennent -- au plan naturel -- couronner l'armée des combattants sudistes. Maurice Bardèche leur devait au moins cet hommage, il est regrettable qu'il ne l'ait point rendu : cela aurait mieux valu que ses considérations amères sur l'Église catholique en général, dont il faudrait toujours rappeler qu'elle existe d'abord et surtout *dans ses saints.* Il y a là une question de justice.
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Qu'on ne se méprenne donc point : il est encore des familles et des clans, des villages et peut-être des Cités qu'anime l'esprit « sudiste » : tous ceux qui ont en commun une certaine façon de « pousser droit », comme pour les plantes, de faire confiance à la vie, tous ceux qui ont gardé le culte du courage, de l'estime et de l'amitié, de l'humour aussi, et de la *hiérarchie* non écrite qui sous-tend tout cela, ceux par conséquent qui rejettent comme un attentat contre leur être le plus profond les leitmotive avilissants du matérialisme contemporain -- tous ceux-là sont sudistes. Des sudistes qui s'ignorent sans doute, habituellement, et comme sudistes, mais que les civilisateurs, s'il en est, ne peuvent pas ignorer.
Le planning, le téléphone et l'ordinateur, l'appareil de la direction comme celui de la production, sont des inventions *yankee ;* bien commodes sans doute, à leur place, comme instruments. Ce n'est pas avec cela qu'on apprend aux hommes à vivre, et à vivre bien, conformément aux exigences de leur noblesse naturelle, mais avec des sentiments -- tant pis pour ceux à qui cela n'évoque que pleurnicherie romantique -- d'honneur et de fidélité, de confiance en un mot, qui sont les principales vertus du Sudiste. Ces sentiments ne sont pas *tout,* comme le pense Bardèche, étant trop inégalement partagés pour suffire aux nécessités ordinaires et multiples de la vie sociale. Mais il est vrai aussi que sans eux on ne construit rien.
Hugues Kéraly.
### Bibliographie
#### Ernst Jünger : Approches : drogues et ivresse (Table Ronde)
C'est toujours avec une grande curiosité, un grand appétit que l'on découvre un nouveau livre de Jünger. Il est un des quelques écrivains qui ont su reconnaître le paysage du siècle -- siècle fort accidenté, il faut le dire.
Il y a deux manières d'aborder ce nouvel ouvrage. On peut y voir une suite à *chasses subtiles* (Éd. Bourgois), une nouvelle somme de souvenirs, une autre couche géologique d'une vie riche en diversités.
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Il faut penser aussi au *Cœur aventureux* (Éd. Gallimard, épuisé) et à *Héliopolis* (Éd. Plon, épuisé), livres où Jünger manifestait pour les diverses drogues une curiosité romantique, dans la ligne d'Hoffmann et de Quincey : véhicules pour l'exploration d'un monde non accessible. Que ces véhicules soient aujourd'hui aussi communs que l'auto, provoquent des accidents presque aussi nombreux, et plus graves, ce peut être une autre question (peut-être).
Il reste qu'à travers ces expériences -- de la bière au L.S.D. -- qui restent pour l'auteur expériences, sans devenir pente ou vice, se dessine une attitude. Non pas celle du curieux, mais de l'explorateur. L'outre-monde auquel il cherche accès, Jünger en définit les limites quand il écrit :
« Nul grand sage, dans l'état de nature, n'a jamais méconnu cette vérité que toute chose spirituelle a son symbole ici-bas, et que par conséquent la Nature entière s'étale à nos yeux comme un hiéroglyphe. Ainsi parle Baader, que je cite avec réserve, de même que Böhme, en considération de termes tels qu'*ici-bas. *»
On y voit encore plus clair quand, au cours de l'ouvrage, l'auteur oppose Baudelaire à Huxley. Baudelaire parle de paradis *artificiels.* Son œuvre, il la conclut « en mentionnant l'objection principale qu'on peut opposer à la drogue : que c'est un égarement de l'homme de s'en remettre aux pharmaciens et aux enchanteurs, lorsqu'il veut gagner le ciel. Il désigne, comme voies authentiques et glorieuses vers le Paradis, le jeûne, la prière et le travail, et aussi « les danses les plus nobles ». Ce sont les mêmes moyens que Gœthe vise, etc. »
Jünger continue en montrant qu'Huxley, traitant des mêmes sujets, est de l'autre côté de « la ligne », du « point zéro », c'est-à-dire de l'autre côté du nihilisme : pour nous, les *anciens* moyens cités par Baudelaire sont devenus inefficaces et ne restent comme *voies d'approche* que les drogues. Et Jünger dit être du côté Huxley de la frontière, non du côté Baudelaire.
Arrêtons-nous un peu. Mon admiration et pour mieux dire, ma reconnaissance pour l'auteur des *Falaises de marbre* et de l'*Essai sur le temps* ne risquent pas d'être diminuées.
Mais je pense à d'autres textes de lui. Dans le *Journal* (7 mars 1944) : « La confiance en une Providence nous guide : si nous perdons cette vertu, le hasard se libère et nous envahit comme des armées de microbes. D'où encore la prière comme régulateur, force qui rend invulnérable. »
Également, *Journal* (29 août 1944) : « Que peut-on recommander à l'homme, et surtout à l'homme simple, pour le tirer de cette normalisation à laquelle la technique, elle aussi, contribue sans cesse ? *Rien que la prière.* Ici, Un point est donné, même au plus humble, où il ne s'engrène pas seulement. à des rouages, mais à l'ensemble. »
(Oui, il y a cette naïveté « surtout à l'homme simple », mais c'est un détail. Et je pourrais citer d'autres textes.)
Cet écart entre le *Journal* et *Approches* faut-il l'attribues tout bêtement à la différence des temps et au fait qu'un quart de siècle a passé ?
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Jünger lui-même cite volontiers le mot de Jacques Rivière sur la différence entre le Français (qui pense : ou bien, ou bien) et l'Allemand (qui pense : et ceci et le contraire aussi bien). Et il se définit comme un cartographe -- qui décrit notre âge noir -- et non pas comme un guide -- qui montrerait le chemin à suivre.
Reste que, malgré sa richesse et sa beauté, le livre de ce grand esprit -- oui, l'un des plus grands qui restent dans cette Europe dévastée -- révèle une de ses limites.
Georges Laffly.
#### Jean Raspail : Le camp des saints (Robert Laffont)
Un mythe d'anticipation n'est pas nécessairement une prophétie, et un roman reste une fiction ; même s'il paraît criant de vérité, son lecteur doit l'accueillir avec les dispositions d'esprit adaptées à la nature de l'œuvre : une vérité qui crie n'oblige pas nécessairement et immédiatement à crier à l'unisson. L'auteur attend de nous des réflexions plus élaborées. -- Le Camp des Saints -- pourrait également, d'un autre point de vue, être regardé comme un pamphlet, et ce genre d'ouvrage demande une adhésion immédiate : il compte enlever la conviction grâce à l'élan même qui anime ses outrances. Sans doute, mais le mythe d'anticipation donne au pamphlet, ici, une tournure spéciale, une dimension différente de la simple et directe indignation qui éclaterait à propos d'une situation, d'un événement réels et actuels. Le livre doit être envisagé dans de telles perspectives ; autrement nous en resterions à des impressions premières plutôt contradictoires l'adhésion à des griefs qui semblent légitimes et plausibles, le recul scandalisé devant des pages que le lecteur chrétien ressent comme un blasphème.
Une émigration massive d'indiens du Gange, quittant leur terre inhospitalière sur de vieux navires, parvient lentement en Europe et débarque en Provence. Le concours de tous les préjugés et slogans progressistes et pacifistes, de toutes les lâchetés avantageusement parées d'idéalisme, de toutes les sottises prudentes et vaniteuses, prend l'aspect d'une véritable fatalité. Le débarquement de la tourbe barbare, rejoignant sur le sol français la masse des étrangers inassimilés, rend inéluctable un malheur que l'on jugeait d'abord impossible. La Conscience de l'Occident se trouve restreinte à un groupe fort bigarré de Français qui sauveront l'honneur en tuant, consciencieusement et désespérément jusqu'à l'heure où ils périront sous le bombardement de leurs compatriotes. Il est superflu d'ajouter que les Églises et la Papauté ont la meilleure part dans les invectives vengeresses du narrateur et des autres personnages encore clairvoyants.
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On peut évidemment concevoir l'affrontement de la marée humaine exotique et du dernier carré des Français comme un symbole. C'est le problème poussé à la limite, et à l'absurde ; c'est sous une forme frappante et spectaculaire, la schématisation d'un état de choses qui jusqu'ici reste latent. La force du livre réside dans une transcription des réalités psychologiques actuelles qui est tellement nourrie de faits et de personnages connus de nous que notre première pensée se ramène à ceci : tout ce qu'on nous dépeint est effectivement possible, pour demain ou pour après-demain. Faut-il y voir un avertissement d'ordre historique ? Peut-être. Mais nous ne serons pas moins sensibles à la critique psychologique et morale d'une mentalité démissionnaire qui excelle à recouvrir de nobles prétextes un fatalisme paresseux. Plus encore, ce qui se trouve dénoncé ici, c'est le tort de beaucoup de gens qui nous ont présenté le prochain sous un aspect si massif et si anonyme qu'il n'est en fait plus du tout prochain et ne peut plus l'être ; la seule manière de lui rendre un sens personnel est de le mettre en joue. Le roman conteste aussi le droit à la prédication prétendue charitable, quand les porte-parole n'ont pas d'autre titre que d'avoir constamment harcelé, humilié et vexé autrui au nom de leurs propres modifications morales ou intellectuelles, gratuitement présentées comme universelles et nécessaires. Ces gens-là désigneront tout agent individuel ou collectif de subversion comme « un Christ » ; tout homme qui survient, n'importe où et n'importe quand, est supposé apporter la vérité. L'opinion publique n'y résiste guère : la paresse spirituelle déguisée sous le masque trompeur de l'amour lui fait chanter comme Polnareff : « Nous irons tous au Paradis... » Le salut est devenu une sorte de « self-service » ouvert à tous. Pour l'admettre, il nous faudrait alors adhérer à une sorte d'indifférence devant les destinées, ce qui n'est guère compatible avec l'intérêt vif et précis que la charité nous invite à porter à chacune. Le collectivisme politique et économique est transféré au domaine spirituel et il l'anéantit. Mais le domaine intellectuel, si décevant parfois, a au moins le mérite de souligner la contradiction et l'hypocrisie en cette matière. Une littérature progressiste réclame à Dieu des confitures pour tous ; et en même temps elle tire sa substance des larmes, des accidents inévitables et des tragédies individuelles ; elle exalte la paix et se délecte des révolutions ; elle promène les monstres en laisse et les fait admirer ; elle exalte l'amour en grinçant et en bavant. Les penseurs de ce type provoquent l'envie de les exécuter en effigie, désir assez largement satisfait par Jean Raspail... « Le Camp des Saints » déplaira souvent ; mais il est pour nous le signe qu'il faut reprendre, presque à zéro, toutes sortes de problèmes englués dans des routines et des torpeurs, enfermés dans d'absurdes contradictions. C'est peut-être ainsi que par lui se trouverait justifié le fameux et bien équivoque paradoxe de Péguy : « Il y a quelque chose de pire que d'avoir mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. »
J.-B. Morvan.
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#### Georges Walter : Des vols de Vanessa (Grasset)
Roman poétique, le « Prix Interallié » de l'année 1972 a parfois déconcerté les dégustateurs exigeants qui tiennent à sauvegarder au moins les apparences d'une tradition naturaliste et réaliste. L'auteur y reprend d'une certaine manière le thème du pays magique. Le personnage narrateur se trouve amené à demeurer plus longtemps qu'il ne le prévoyait dans une île qui semble être une synthèse poétique des mondes créoles, des pays de vieux « style colonial », sous quelque latitude qu'ils se situent. Les « Isles » sont par excellence les théâtres qui mettent en valeur, avec leurs silhouettes originales ou leurs comportements bizarres, des personnages qui, au sein des communautés humaines pléthoriques et massives, passeraient inaperçus. Le monde contemporain nous donne mainte raison d'aspirer à ces univers en miniature ; mais l'insolite qu'ils sont capables de receler encore n'est pas sans laisser flotter en nous une vague inquiétude : nous ne sommes plus assez familiarisés avec les singularités pour jouir sans arrière-pensée de leur comique, pour en accueillir aisément la part étrange.
Le petit univers de l'île réunit la truculence des folklores tropicaux aux langages mêlés, et les rites désuets, les protocoles méticuleux des sociétés européennes reproduisant fidèlement dans un cadre lointain les préséances provinciales d'autrefois. Presque à chaque pas il nous semble réentendre ou redécouvrir des détails relatés par des voyageurs revenus d'outre-mer, par des administrateurs ; par des reporters ; mais toujours les images conservent la vibration, le flottement d'un tableau irréel et surréel ; la sensation caractéristique de la fiction rêvée se substitue aux échos de la réalité sans les abolir entièrement : ainsi en est-il des bribes de conversations, des évocations de fêtes, des proverbes et des chansons comme l' « Obayo » pastiche humoristique de la poésie populaire des Antilles ou des Mascareignes. L'auteur en profite pour tenter une certaine libération du langage, mais sans prétentions outrecuidantes. Tantôt le récit se rapproche de la réalité, tantôt il s'enfonce dans la brume légère du subconscient. Un personnage nommé Michel Stroganoff se fait appeler Michel Strogoff, n'ayant pas voulu que son nom évoquât une recette de bœuf : c'est le type même des explications saugrenues et burlesques telles qu'on se les donne à soi-même dans le demi-rêve. Comme dans le songe également, l'intrigue présente des démarches, des gestes inexplicables et irritants. Un savant consacré à l'étude des papillons, les « Vanesse » surtout garde le contact par radio avec d'autres chercheurs à travers le monde : n'y a-t-il pas en dessous quelque mystère ? La mort de Kennedy se situe en même temps que le séjour prolongé dans l'île ; et il s'en est fallu de peu que le narrateur n'allât précisément à Dallas. Les passages des vols immenses de papillons tout autour du globe, obéissant à des lois inconnues ajoutent une dimension grandiose à un mystère généralisé que l'île offrait déjà dans son Insolite familier.
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L'angoisse qui en émane est inhérente à une aventure de l'esprit secrètement désirée par chacun de nous, cette intention de découvrir entre les choses des rapports nouveaux et différents de l'actualité journalière et de l'information ; nous aussi avons recherché l'univers concentré de l'île mythique et redouté ensuite de n'en pouvoir sortir, de ne plus communiquer avec le monde réel qu'à travers des messages toujours brouillés.
Roman symboliste, plutôt que surréaliste, « Des Vols de Vanesse » nous intéresse d'abord dans la mesure où l'art se dispense de recourir aux servitudes sexuelles et aux impératifs idéologiques ; il ne réclame point les indulgences que l'on doit, dit-on, concéder aux fictions. Nous ne pouvons demander à tout roman un « enrichissement » idéologique, qui demeurerait d'ailleurs toujours exposé aux ambiguïtés de l'expression et de l'interprétation ; mais c'est aussi une sorte d'enrichissement que la pratique d'un jeu esthétique capable d'élargir, de styliser, de contrôler les fantaisies de l'imagination. Une certaine agilité, une certaine autonomie nous est rendue ; un monde intérieur plus poétiquement nuancé se libère plus facilement des obsessions et des intimidations qu'on cherche à lui imposer. Même un esprit pourvu de structures doctrinales solides, s'il est scrupuleux, reste encore exposé aux hypnoses maléfiques des pressions intellectuelles ; l'acquisition d'une liberté poétique intérieure est une défense indirecte qui n'est jamais négligeable.
J.-B. Morvan.
#### Théodore Quoniam : Sœur Marie-Aimée de Jésus (Téqui)
En recevant ce petit livre si dense et si parfaitement construit, j'avoue que j'ai éprouvé quelque appréhension à l'idée d'en rendre compte. Comment parler d'un ouvrage consacré à la présentation d'un auteur mystique ? Voici une religieuse carmélite, douloureusement émue de la publication de la « Vie de Jésus » de Renan et qui veut y répondre. Une intuition géniale où l'on reconnaît déjà l'Esprit qui la guide, lui inspire de se placer d'emblée au plus fort du problème ; elle traitera de Jésus considéré dans la Trinité. Nous sommes au plus haut ; comment nous y tenir ? Comment ne pas trahir une cause à laquelle on se trouve associé, ne fût-ci que subsidiairement et accidentellement ? Un juste éloge de Théodore Quoniam pour le choix d'un sujet si humainement émouvant déjà dans la biographie même, pour l'ordre qu'il adopte afin de nous guider, pour les citations de Sœur Marie-Aimée de Jésus qui ajoutent à la valeur philosophique de l'ouvrage l'intérêt d'un manuel spirituel, cela est nécessaire mais non point suffisant.
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Théodore Quoniam s'est fait le Serviteur de la Servante de Dieu : il nous adresse un appel qui nous engage. Qu'il nous soit permis à sa suite d'évoquer à cette occasion l'indispensable présence des mystiques -- des vrais -- dans le domaine intellectuel et en un temps plus riche de faux prophètes que de messagers authentiques des plus hautes vérités.
Théodore Quoniam nous montre la voie par plusieurs rapprochements qu'il établit entre la pensée de Sœur Marie-Aimée de Jésus et celle de quelques philosophes contemporains. Les textes de la mystique carmélite ne souffrent point du rapprochement, même pour le style qui est d'une belle langue classique, ferme et sobre, et qui dans les exposés les plus élevés conserve le ton d'une parole familière et fraternelle. D'autres philosophes que ceux auxquels on se réfère ici ne présentent ni la même plénitude, ni la même clarté... Ce langage diffère quelque peu du style d'autres mystiques auxquels on a reproché une « suavité » trop fleurie et des attendrissements un peu mièvres dans un vocabulaire désuet. Puisque l'occasion nous est donnée de traiter en général de l'expression mystique, je défendrai aussi ceux-là. J'ai lu et relu avec intérêt un petit livre de Mgr Ricard, paru chez Même en 1897, « Avant et après la Sainte Communion », très représentatif de ce style facilement dédaigné : par rapport à Sœur Marie-Aimée de Jésus, il témoigne des qualités complémentaires. La comparaison nous amène à un problème fondamental. Comment traduire avec des mots asservis continuellement à un tout autre usage les réalités sublimes ? C'est une gageure, de toute manière ; certains auteurs, des romanciers chrétiens entres autres, ont cru gagner le pari en recourant à la manière consciemment abrupte, colorée, tonitruante. Il apparaît qu'un tel langage n'est pas plus garanti contre le risque du démodé ; le domaine mystique ne trouvera pas dans une forme réputée « moderne » une facilité qui lui est étrangère par définition.
Le critique spécialisé peut sourire des emprunts faits au vocabulaire de l'amour-passion pour traduire l'amour divin, et certains mystiques les ont pratiqués avec une sorte d'indifférence ingénue. Mais les persiflages en cette matière révèlent l'inertie naturelle à l'esprit humain, à qui il déplaît que l'amour aille plus loin que l'amour, plus loin que ses métaphores et images ordinaires qui sont les bêtes à demi apprivoisées de notre ménagerie intellectuelle. Comme la logique n'est pas la compagne assidue de la pensée, on ne s'étonnera pas de voir la poésie contemporaine réclamer volontiers sur d'autres plans une exaltation « surréelle » de l'amour, et un droit à « l'alchimie » des mots ; c'est même un principe si souvent affirmé qu'il devient un cliché et une clause de style ! On est tenté de croire que si l'on revendique cette espèce d'héroïsme surtout verbal, c'est qu'au fond il coûte peu. La ferme et précise allure de la pensée chez Sœur Marie-Aimée de Jésus, aussi bien que les fluidités tendres et poétiques de Mgr Ricard dans ses paraphrases du « Cantique des Cantiques » me donnent également la sensation que le langage réussit à franchir les bornes ordinaires de sa signification : impression que les audaces prétendues et les laborieuses « alchimies » de plusieurs poètes ne réussissent point à me procurer. En faveur du style mystique de suavité, on pourrait alléguer qu'il est une compensation nécessaire à des esprits saturés de matérialité quotidienne et qui n'ont ni le temps, ni la culture indispensables pour accéder de manière progressive, personnelle et raffinée à une perspective d'idéale beauté.
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Bien des talents se sont d'ailleurs arrêtés en chemin et sont restés empêtrés dans leurs propres délicatesses. Les sarcasmes dispensés à la littérature mystique sont souvent aussi les réactions de pédants soucieux de garder leurs privilèges : « porte-clefs » éternels du mont inaccessible -- disait plaisamment Musset. Il en est aussi pour qui l'objet essentiel et secret est de décourager la plume des mystiques. Qui trouverait grâce à leurs yeux ?
Ils reprocheraient aussi bien à Sœur Marie-Aimée de Jésus, comme à d'autres mystiques qui l'ont précédée, un langage trop dur, une inhumaine élévation. Elle suit Jésus, pas à pas, dans sa retraite au désert. Le désert et le Carmel, voilà qui ne saurait plaire ! Mais par une nouvelle contradiction, encore assez comique, l'opinion littéraire à la mode admet fort bien que des surréalistes ou des extravagants inclassables cherchent, au besoin par la drogue, à franchir les limites du réel pour entreprendre la conquête d'un autre désert, celui où Dieu n'est pas. Leur tentative est alors considérée comme glorieuse ; celle des mystiques sera envisagée dans une perspective psychiatrique et clinique. Les privations et les pénitences indignent ; mais l'alcool, l'héroïne et le L.S.D. méritent une sympathie attentive.
Le livre de Théodore Quoniam nous parvient à un moment où des gens qui ne s'en doutaient pas tout à fait nous ont préparés au désert. Mais quel désert ! Une lande parle à l'esprit, le chardon a sa beauté, le rocher le plus âpre peut revêtir au crépuscule d'inoubliables couleurs. Le désert où l'on nous a conduits, entre l'avortement, la drogue, la pollution et les ordinateurs, est le désert véritable de l'âme, le pèlerinage vers le néant : c'est le désert d'un dégoût qui n'offre plus d'autres tentations que celle du vertige mortel. Nos guides y célèbrent des béatitudes illusoires avec le ricanement amer de gens qui ne croient plus à rien, même aux mirages. Nous aurons pu tout de même y décerner l'aveu implicite que l'on n'échappe pas au désert, qu'il n'est pas la fantaisie morbide et masochiste d'une psychose religieuse. Alors, s'il faut marcher vers le désert, nous revendiquons le droit d'en découvrir un autre, et par une autre route.
Nos matérialistes exaltés à prétentions initiatiques en arrivent parfois à proclamer orgueilleusement que leur expérience poétique désespérante les a amenés à ne plus envisager que le silence : le « degré zéro de l'écriture » comme on dit pédantesquement. Ces bruyantes et hypocrites apologies du silence, ces attitudes théâtrales de littérateurs qui prétendent avoir exploré les arcanes du langage jusqu'à un vide morose, nous pouvons les comparer avec un autre silence évoqué par Sœur Marie-Aimée de Jésus : la parole silencieuse de Dieu. « Que peut-il y avoir de plus aimable que Dieu qui, dans le silence le plus mélodieux produit une parole silencieuse, qui à la richesse et à la magnificence, joint la libéralité, qui à la sainteté, joint la miséricorde, à l'impassibilité, la compassion ? » Dans l'ordre métaphysique, la Carmélite étudie ces compensations et ces conciliations auxquelles les âmes aspirent et croient profondément, bien qu'elles paraissent paradoxales dans la petite géométrie ordinaire et quotidienne de l'esprit. Les « alchimistes du verbe » et les agitateurs subversifs des âmes ne sont point métaphysiciens. Tout ce qu'ils manipulent finit par sembler entièrement vain.
182:174
Ils voyagent beaucoup dans tous les domaines de l'imagination, mais sans avoir au départ la certitude d'aller quelque part et vers Quelqu'un, sans être animés non plus du vrai désir de nous donner quelque chose. Ils ont au début parlé pour l'échec total.
« En cherchant uniquement le développement psychique, on ne trouvera jamais la voie qui mène à la plénitude de la vie spirituelle telle que nous l'admirons chez Sœur Aimée. Il importe donc de ne pas confondre la croissance spirituelle avec le développement psychique ». Ces quelques lignes de Théodore Quoniam nous paraissent expliquer un certain nombre de faillites ; il n'est pas interdit de penser qu'elles révèlent la raison essentielle de toute la crise intellectuelle et morale que nous vivons.
J.-B. Morvan.
Voir THÉODORE QUONIAM : *Une réponse mystique à Renan*, dans ITINÉRAIRES, numéro 88 de décembre 1964.
183:174
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### La messe à la française
C'est le 1^er^ janvier 1973, il y a maintenant cinq mois, que nous avons révélé la trahison du Nouveau Missel des dimanches répandu dans le peuple chrétien par l'épiscopat français à la messe, « *il s'agit simplement de faire mémoire *»*.*
Nous avons en même temps, comme nous l'avons annoncé, déclenché nos chronomètres afin de mesurer le temps qu'il faudrait aux uns et aux autres pour se sentir « concernés » par la diffusion épiscopale, dans le peuple chrétien, d'un Missel inculquant dogmatiquement aux fidèles, comme « rappel de foi », que la messe n'est plus un sacrifice.
Combien faudra-t-il de semaines, de mois ou d'années pour qu'un Jean Guitton, théologique lieu commun à *La Croix* et au *Figaro,* pour qu'un Louis-Henri Parias, directeur de la *France catholique,* pour qu'un Robert Serrou, ornement religieux de *Paris-Match,* pour qu'un Jean Daniélou, inévitable bavard des émissions religieuses ou autres de radio et de télé, pour qu'un Robert Solé, spirituel informateur du *Monde,* considèrent comme un événement digne d'attention et de commentaire le fait que la définition luthérienne de la messe soit devenue officielle dans l'Église collégialiste épiscopalienne de France ?
Les noms des journalistes Solé, Daniélou, Serrou, Parias et Guitton ne sont mentionnés qu'à titre d'exemples, pêchés au hasard : simplement, nous en pêchons un de plus chaque mois.
Dans nos numéros précédents, nous avons relevé et cité les articles de presse qui avaient déjà fait écho à notre campagne ; à savoir :
184:174
1\. -- Louis Salleron dans *Carrefour* du 15 janvier. -- 2. -- L'abbé J. Emmanuel des Graviers dans le numéro 111 du *Courrier de Rome*. -- 3. -- L'éditorialiste de *Lumière*, numéro 104 de janvier. -- 4. -- L'abbé Coache dans *Monde et Vie* du 6 février. -- 5. -- Le *Courrier de Rome* pour la seconde *fois :* numéro 112, lettre aux évêques. -- 6. -- *Nouvelles de chrétienté*, numéro 533. -- 7. -- Louis Salleron pour la seconde fois, dans *Carrefour* du 8 mars. -- 8. -- *Lumière* pour la seconde fois : numéro 106. -- 9. -- L'abbé de Nantes dans la *Contre-Réforme*, numéro 66. -- 10. -- *Monde et Vie* pour la seconde fois numéro du 16 mars. -- 11. -- Un lecteur, dans le courrier des lecteurs de *L'Homme nouveau*, numéro du 18 mars. -- 12. -- *Lumière* pour la troisième fois (Bernard Wacongne) : numéro 107. -- 13. -- Édith Delamare dans *Rivarol* du 5 avril.
On trouvera ces treize premières réactions reproduites dans nos numéros 171, 172 et 173.
Voici maintenant les suivantes, toujours dans l'ordre chronologique ([^19]) :
14\. -- G. de Wurtemberger\
dans « Le Républicain »
*Le Républicain* est un hebdomadaire publié à Estavayer-le-Lac, dans le canton de Fribourg en Suisse.
Dans son numéro du 29 mars (donc antérieur aux réactions mentionnées dans notre numéro précédent comme « douzième » et comme « treizième » ; mais il nous est parvenu tardivement), G. de Wurtemberger écrit :
« G. Bavaud, le chanoine, essaye d'expliquer dans « la clarté et la charité » et dans « La Liberté » (Propos sur un missel « hérétique ») comment, dans le Nouveau Missel des dimanches 1973, « un rappel de foi indispensable » enseigne, page 383, sous forme d'un commentaire de l'Épître aux Hébreux : « Il s'agit simplement de faire mémoire (à la messe) *de l'unique sacrifice déjà accompli...* »
185:174
Ce « rappel de foi », cet enseignement garanti comme *catholique* par l' « imprimatur » donné par l'évêque de Mende, Mgr René Boudon, est une imposture, un mensonge pur et simple. Il est de surcroît, un soufflet donné au Pape qui a fait disparaître du nouveau « Missale Romanum » réservé aux prêtres, cette définition protestante de la messe (article 7 de l'Instruction Générale). »
(Remarquons toutefois que l'acte par lequel Paul VI avait signé et promulgué la première version de l'article 7 était tout autant « pontifical » que l'acte par lequel cet article 7 a été ultérieurement corrigé.)
« Le troisième canon du Concile de Trente sur le saint sacrifice de la messe déclare : « Si quelqu'un dit que le sacrifice de la messe n'est qu'un sacrifice de louange et d'action de grâce, ou *une simple commémoraison du sacrifice* accompli à la Croix, mais non un sacrifice propitiatoire (...), qu'il soit anathème. »
L'évêque Boudon est par conséquent anathème ; c'est un récidiviste. »
Nous n'avons pas eu connaissance de l'article d'un chanoine G. Bavaud auquel fait allusion G. de Wurtemberger. D'après ce qu'il en dit, il ne semble d'ailleurs point que ce fut un écho à la campagne d'ITINÉRAIRES.
15\. -- Le Bulletin de l'A.P.S.
L'A.P.S. est l'Association « Aide et progrès spirituel » (adresse : boîte postale 161, -- 75422 Paris Cedex 009). Son Bulletin numéro 9 (daté de mars et paru en avril) est *le premier* qui*,* non content de faire écho à notre campagne, *recommande* à ses lecteurs de *s'y joindre activement,* notamment en diffusant notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 4 bis. Le Bulletin de l'A.P.S. indique très clairement que l'on peut commander ce « 4 bis », aux bureaux de la revue, par mille ou multiple de mille ; et, par quantités inférieures, aux Compagnons d'Itinéraires.
Nous remercions très vivement les dirigeants de l'A.P.S. de nous avoir, dans cette bataille, et les premiers, apporté non pas seulement un *écho*, mais aussi un *appui*.
186:174
PRÉCISIONS DOCUMENTAIRES. -- L'A.P.S. se définit comme « une association de catholiques romains attachés à la Tradition vivante de l'Église et notamment au Rite romain latin qu'ils conservent en vertu du privilège imprescriptible accordé par la bulle *Quo primum tempore* du pape saint Pie V en 1570 ».
(Sur ce PRIVILÈGE IMPRESCRIPTIBLE, qui est trop peu souvent invoqué, et qui est pourtant LE MEILLEUR FONDEMENT JURIDIQUE de la résistance aux messes nouvelles, voir l'étude de l'abbé Raymond Dulac : *La bulle Quo primum,* dans ITINÉRAIRES, numéro 162 d'avril 1972.)
Le Bulletin de liaison de l'A.P.S. ne fait l'objet ni de vente, ni d'abonnement ; il est réservé « aux membres de l'Association et à un petit nombre d'amis fidèles qui s'intéressent à son développement ».
*A Paris, chaque dimanche,* l'A.P.S. fait célébrer trois messes catholiques traditionnelles selon le Missel romain de saint Pie V *: à la chapelle Sainte-Germaine,* 12, *rue de la Cossonnerie.* Ces messes sont célébrées à 10 heures, 11 heures et 18 heures 30.
16\. -- Cooperatores Veritatis
*Cooperatores Veritatis,* « études et documentation religieuses », est un périodique publié à Bruxelles, rue de la Montagne 52 a.
Dans son numéro 7, le P. Helvé, o.s.m., est le *second* à recommander à ses lecteurs de *se joindre activement* à notre campagne :
« A présent il faut agir vite et fort. A cette fin suivons les conseils de M. Madiran.
1° Dénoncez ce Nouveau Missel qui assassine la foi dans les âmes.
2° Apprenez et répétez que la messe selon ce missel, célébrée dans la pensée et l'intention qu'il s'agit simplement de faire mémoire, est forcément *invalide ; elle* est une fausse messe.
3° Prévenez les fidèles qui détiennent ce Nouveau *Mis*sel et montrez-leur le poison qu'il contient.
4° Demandez à vos évêques et à vos prêtres (région francophone) que, par écrit, ils désavouent cette définition hérétique sous peine de se déclarer eux-mêmes anathèmes. »
Le même auteur a adressé une *Lettre ouverte aux évêques des provinces francophones de Belgique,* pour leur demander de faire retirer ce Missel de la vente et d'en proscrire l'usage.
187:174
17\. -- Chiesa viva
*Chiesa viva* est le mensuel de formation, d'information et de culture publié en langue italienne sous la direction du professeur Dietrich von Hildebrand et de l'abbé Luigi Villa.
(Adresse : 121, via G. Galilei. -- 25100 Brescia. -- Italie.) Dans le numéro 19 d'avril 1973, l'abbé Luigi Villa fait un exposé exact et précis des accusations parues dans ITINÉRAIRES. Il est le *second* auteur, seulement le second, à remarquer et mentionner que l'hérésie du Nouveau Missel figurait déjà, identique, dans « l'édition pour l'année liturgique 1969-1970 », et que le premier imprimatur de l'évêque Boudon à cette hérésie est du 1^er^ novembre 1969.
18\. -- Luce Quenette\
dans la Lettre de la Péraudière
Dans le numéro 47 de mars (paru en avril), Luce Quenette est le *troisième* auteur, seulement le troisième, à indiquer le fait et l'importance du fait, la date première :
« Quand nous doutions de la validité de ces « nouvelles messes » et qu'on nous disait d'y aller tout de même en paix, -- dès janvier 1970, en France, le Missel fleuri 1969-70 assurait comme « rappel de foi » qu'à la nouvelle messe « il s'ait simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli » (ITINÉRAIRES, 171). Invalide donc, par l'épiscopat, depuis l'origine. Mais le Nouvel Ordo, promulgué par Paul VI, portait en puissance cette invalidité, l'article 7 de l'Institutio generalis, à son premier jet, n'était pas bien différent du « rappel de foi » des évêques français. »
19\. -- Fidélité chrétienne
*Fidélité chrétienne,* publiée à Bordeaux (boîte postale 92, -- 33009 Bordeaux Cedex), est un « bulletin de formation et d'action pour la foi catholique ».
Dans son numéro 18 de février-mars (paru vers le 15 avril), il est le quatorzième à faire écho à la campagne d'ITINÉRAIRES.
188:174
20\. -- L'abbé Luc J. Lefebvre\
dans La Pensée catholique
Dans l'éditorial du numéro 143 de *La Pensée catholique* (daté de mars-avril, paru aux environs du 15 avril), l'abbé Luc J. Lefebvre est le quinzième auteur à faire écho aux accusations d'ITINÉRAIRES. « *Les âmes sont troublées *»*,* écrit-il. Et il répète son habituel refrain : « *Chrétiens fidèles, nous écoutons Paul VI qui, lui, a le souci des âmes et qui les respecte. *»
21\. -- Tradition et renouveau
*Tradition et renouveau* est l'organe d'un « Groupe d'études et de recherches catholiques » (GERC) dont l'adresse est : B.P. 146, 75863 Paris Cedex 18.
Dans son numéro 43 de mai, *Tradition et renouveau* fait connaître à ses lecteurs l'existence de notre tract-voltigeur numéro 4 bis.
Lettre au Directeur de la "Documentation catholique"
*Septième publication*
Au mois d'août 1972, la *Documentation catholique* a porté une accusation fausse contre « les opposants au Nouvel Ordo Missae ».
Elle les a accusés de jeter artificieusement le trouble dans l'esprit des simples par une tromperie : une tromperie consistant à publier *seulement* la « clause de style » finale de la bulle Quo Primum de saint Pie V promulguant le Missel romain.
\[cf. It. 167, p. 192\]
196:174
### Le calendrier
\[...\]
200:174
#### Juin
Le *temps pascal* qui a commencé avec la vigile de pâques (21 avril) se termine le samedi des quatre-temps de Pentecôte (16 juin).
\*\*\*
Durant tout le temps pascal, l'*Angelus* est remplacé par le *Regina Coeli*.
\*\*\*
Rappelons que l'*octave de l'Ascension* a été supprimée par Pie XII en 1955. Le décret de la congrégation des rites en date du 23 mars 1955 stipule au titre II, article 11 : « *On ne célèbre que les octaves de Noël, de Pâques et de la Pentecôte, toutes les autres, soit dans le calendrier universel, soit dans le calendrier particulier, étant supprimées. *»
La fête de l'Ascension tombant cette année le 31 mai, la fête de Marie Reine est renvoyée au 1^er^ juin.
201:174
-- Vendredi 11 juin : *Marie Reine *; ornements blancs. Mémoire de *sainte Angèle Mérici*, vierge.
La fête de *Marie Reine* a été instituée par Pie XII dans son encyclique *Ad cœli Reginam* du 11 octobre 1954.
\[Cf. 195:153\]
202:174
-- Samedi 2 juin : *saints Marcellin et Pierre*, martyrs, et *Érasme*, évêque et martyr ; ornements rouges. Propre de France : *saint Pothin*, évêque et martyr, *et ses compagnons*, martyrs ; ornements rouges. Au diocèse de Lyon, la fête de saint Pothin est double de 1^e^ classe.
\[Cf. 418:164\]
204:174
-- Dimanche 3 juin : *dimanche après l'Ascension *; ornements blancs. Propre de France : *sainte Clotilde*, reine de France, veuve ; ornements blancs.
\[Cf. 419:164\]
206:174
-- Lundi 4 juin : *saint François Caracciolo*. Ornements blancs.
-- Mardi 5 juin : *saint Boniface*, évêque et martyr. Ornements rouges.
\[Cf. 213:154\]
-- Mercredi 6 juin : *saint Norbert*, évêque. Ornements blancs.
-- Jeudi 7 juin : messe du dimanche précédent ou messe votive. On ne célèbre plus aujourd'hui l'octave de l'Ascension, supprimée par Pie XII, comme il est rappelé plus haut.
207:174
-- Vendredi 8 juin : idem.
-- Samedi 9 juin : *vigile de la Pentecôte*. Ornements rouges.
\[Cf. 286:163\]
208:174
-- Dimanche 10 juin : Pentecôte. Ornements rouges. *Catéchisme de S. Pie X* (*Instruction sur les fêtes*) \[...\]
*-- *Lundi 11 juin : *lundi de Pentecôte*. Ornements rouges.
-- Mardi 12 juin : *mardi de Pentecôte*. Ornements rouges.
-- Mercredi 13 juin : *mercredi des quatre-temps de Pentecôte*. Ornements rouges. \[...\]
209:174
-- Jeudi 14 juin : *jeudi de Pentecôte*. Ornements rouges.
-- Vendredi 15 juin : *vendredi des quatre-temps de Pentecôte*. Ornements rouges.
-- Samedi 16 juin : *samedi des quatre-temps de Pentecôte*. Ornements rouges. Fin du temps pascal. Demain commence le temps après la Pentecôte. \[...\]
*-- *Dimanche 17 juin : *fête de la Sainte Trinité*. Ornements blancs.
\[Cf. 213:154\]
210:174
-- Lundi 18 juin : *saint Éphrem*, docteur de l'Église. Ornements blancs. --
Mardi 19 juin : *sainte Julienne Falconieri*, vierge. Ornements blancs.
-- Mercredi 20 juin : *saint Silvère*, pape et martyr. Ornements rouges.
\[Cf. 424:164\]
211:174
-- Jeudi 21 juin : *Fête-Dieu*. Appelée aussi : « fête du Corpus Domini » et « fête du Saint-Sacrement ». Ornements blancs. La procession du Saint-Sacrement se fait aujourd'hui après la grand-messe. Si l'on ne fait pas aujourd'hui la solennité de la Fête-Dieu et la procession, il faudra obligatoirement les faire le dimanche 24 juin, en transférant la fête de saint Jean-Baptiste.
\[Cf. 215:154\]
212:174
-- Vendredi 22 juin : *saint Paulin*, évêque. Ornements blancs.
\[Cf. 425:164\]
-- Samedi 23 juin : *vigile de la nativité de saint Jean-Baptiste*. Ornements violets.
213:174
Si l'on n'a pas célébré la solennité de la Fête-Dieu le jeudi 21 juin, il faudra la solenniser le dimanche 24 juin ; et alors transférer la fête de saint Jean-Baptiste, en l'anticipant aujourd'hui.
-- Dimanche 24 juin : *nativité de saint Jean-Baptiste *; ornements blancs. Ou bien : solennité de la Fête-Dieu, avec procession, si l'on n'a pas fait la solennité et la procession le jeudi 21 juin.
\[Cf. 425:164\]
-- Lundi 25 juin : *saint Guillaume*, abbé. Ornements blancs.
214:174
-- Mardi 26 juin : *saints Jean et Paul*, martyrs. Ornements rouges.
\[Cf. 426:164\]
-- Mercredi 27 juin : propre à certains lieux : *Notre-Dame du Perpétuel Secours *; ornements blancs. Propre de France : *bienheureuses Marie-Madeleine Fontanie et ses compagnes*, vierges et martyres ; ornements rouges.
215:174
-- Jeudi 28 : *saint Irénée*, évêque et martyr ; ornements rouges. Ou bien : vigile des saints apôtres Pierre et Paul ; ornements violets.
*Sur saint Irénée,* voir notice dans notre numéro 154 de juin 1971, page 218.
-- Vendredi 29 juin : dernier vendredi du mois : *fête du Sacré-Cœur*. Ornements blancs. \[...\]
-- Samedi 30 juin : *les saints apôtres Pierre et Paul*. Ornements rouges.
\[Cf. 219:154\]
============== fin du numéro 174.
[^1]: **\*** -- Pas reproduite ici.
[^2]: -- (1). Comme on le comprend, l'article d'Antoine Barrois a été écrit juste avant la mort de Jacques Maritain. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^3]: -- (1). ITINÉRAIRES, n° 143, mai 1970.
[^4]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 172 d'avril 1973 (pages 53 à 71).
[^5]: -- (1). Dans *La France catholique* du 20 novembre 1970.
[^6]: -- (1). « Un crime, l'avortement ». Nouvelles Éditions Latines (1, rue Palatine, 75006 Paris), 1^er^ trimestre 1972.
[^7]: -- (1). Voir le *Préambule à une éducation de la pureté*, dans nos numéros 162 d'avril, 163 de mai et 167 de novembre 1972.
[^8]: -- (1). Père CALMEL : *Les Béatitudes* (Nouvelles Éditions Latines), p. 93 et suivantes.
[^9]: -- (1). Cette invitation : « Je te répondrai toujours, viens avec confiance » ne doit être faite sous cette forme qu'à l'enfant, qu'à l'adolescent honnête, pur et droit. La plupart des enfants, hélas, abusent de cette dangereuse complaisance, l'ingénuité est du côté des parents qui poussent sans le savoir au malicieux plaisir de les mettre sur la sellette. Nous en reparlerons quand il faudra convertir l'enfant malhonnête.
[^10]: -- (1). *Enquête sur la monarchie*, édition de 1924.
[^11]: -- (1). Revue fondée par Georges et Marguerite Calzant, et éditée par la S.D.E.D.O.M. Spécimen et documentation sur demande ; 13, rue Saint-Florentin -- 75008 Paris.
[^12]: -- (2). Textes choisis par MM. François Natter et Claude Rousseau avec la collaboration de Claude Polin, tous trois Maîtres Assistants à Paris-Sorbonne -- P. IV -- et Professeurs à la F.A.C.L.I.P. (Un volume, 312 pages, 36 F.)
[^13]: -- (1). ARISTOTE : Politique, Livre I, chap. 2, 1252 a 26 sq. -- trad. Tricot, chez Vrin.
[^14]: -- (2). MAURRAS : « La science politique (...) enseigne que les sociétés qu'elle examine ne se composent nullement d'individus, mais de familles. » (*M*es Idées politiques, p. 176 du recueil paru cher Vrin.)
[^15]: -- (1). *Mes Idées politiques*, p. 175 du recueil paru chez Vrin.
[^16]: -- (1). *Mes Idées politiques*, p. 131 du recueil paru chez Vrin.
[^17]: -- (1). Éditions de la Table Ronde.
[^18]: -- (1). Éditions des Sept Couleurs.
[^19]: -- (1). Dans notre numéro précédent (numéro 173 de mai 1973, page 258), en mentionnant la treizième réaction, nous avons écrit qu'Édith Delamare était « la treizième ». Mais elle n'est pas la treizième, elle est la huitième : le huitième auteur qui ait publiquement fait écho à notre campagne. Parmi les douze réactions précédentes, en effet, plusieurs étaient du même auteur. A la date du 5 avril 1973, il y avait donc eu treize réactions successives, par huit auteurs différents, qui étaient parvenus à notre connaissance. -- Mais, comme on va le voir, la quatorzième à nous être connue était antérieure à celles mentionnées dans notre précédent numéro comme douzième et comme treizième. Nous rétablirons, dans nos listes ultérieures, l'ordre chronologique.