# 176-09-73 3:176 ## CLAUDE FRANCHET 1878-1971 DEUX ANS BIENTÔT ; *deux ans déjà depuis le 14 octobre 1971. Est-ce que Claude Franchet s'éloigne ? Je crois qu'elle se rapproche ; ou plutôt, que nous nous rap­prochons d'elle. Un plus grand nombre par­mi nous se mettent à lui donner sa vraie place, qui est au premier rang.* \*\*\* *Au premier rang bien sûr parmi tous ces Charlier connus ou inconnus à qui nous de­vons tant. Et au premier rang, mais moins visiblement à cause des fausses grandeurs, des fausses perspectives et des fausses réputations, au premier rang parmi les écrivains français de notre temps. Au premier rang sans qu'au­cun gros journal, assurément, sans qu'aucune radio-télé s'en soit aperçu. C'est mieux ainsi ; c'est un bonheur ; c'est une grâce. Nous n'au­rions pas le cœur de livrer ceux que nous aimons aux déversoirs des antennes et des écrans : à supposer qu'ils puissent une fois par hasard y paraître, échappant aux vigi­lances des censures, des autocensures et des miradors de l'univers concentrationnaire des moyens officiels de communication, ils y pa­raîtraient trop exceptionnellement, au milieu d'un tel fleuve de boue, que leur apparition vite estompée n'y serait finalement d'aucun bien pour personne. Elle ne servirait qu'à tromper, en faisant croire que le pluralisme est une réelle pluralité, que le libéralisme est réellement libéral, que le mensonge est ob­jectif et impartial ;* 4:176 *ou au moins, en donnant à espérer que l'actuelle domination satanique sur toutes les grandes dimensions sociales, -- sur les ecclésiastiques comme sur les ci­viles, -- serait en voie de s'atténuer : ce qui viendra sans doute, mais pas d'illusions, ce n'est pas encore commencé.* *D'ailleurs, ce qui dépend de nous pour le quart d'heure, ce n'est pas de mettre per­sonne au premier rang dans la rumeur d'une opinion chaque jour plus sauvage et chaque jour plus esclave : mais au premier rang par­mi nous. Car ce qui ne cessera jamais, sauf capitulation, de dépendre de nous, c'est de travailler à mettre les choses et les gens à leur vraie place dans notre esprit et dans notre cœur.* *Donc, pour les âmes attentives, voici Claude Franchet.* *Voici, contée par elle-même, son* « *aventure d'un retour après un en allé *»*, pour la pre­mière fois publiée.* *Quant aux récits, chroniques et pièces de théâtre où nous aurions pu puiser pour pré­senter au lecteur une gerbe de morceaux choi­sis, nous préférons les laisser à leur édition ou réédition intégrale, comme Antoine Barrois l'a entrepris. Ceux qui ont paru dans* « *Iti­néraires *» *à différentes époques des dix-sept années de la revue, on les retrouvera à leur place, en attendant que le recueil en soit com­posé en librairie.* *Mais nous commençons la publication de* JEAN DES BERQUINS : *numéro après numéro, ce sera notre feuilleton désormais, nous le publierons en entier. Luce Quenette vous dit pourquoi.* *J. M.* 5:176 #### Bibliographie 1\. -- *Catherine*, roman. Paru en feuilleton dans « Le Temps » au mois de mars 1914, puis après la guerre chez « édition L'Étoile, rue Chateaubriand » (?). 2\. -- *Jude et Séverin*, ou *La Juive errante*, roman. Nouvelles Éditions Latines, Paris 1932. 3\. -- *La Maison de Basine*, roman. Préface d'Henri Pourrat. Éditions familiales, Paris 1937. Prix George Sand 1937. Réédition Bonne Presse, Paris 1953. 4\. -- *Saint Louis de France*. Illustrations de Bernard Bouts. Stock, Paris 1940. 5. -- *La Vigne en fleur, roman*. Aubier, Paris 1941. 6\. -- *Jean des Berquins*, roman. Aubier, Paris 1943. 7\. -- *Les trois demoiselles Colas*, roman. Aubier, Paris 1946. 8\. -- *Assumpta est*, pièce parue dans *Jeux, tréteaux et personnages*, revue internationale de théâtre, n° 108 de mars-avril, Éditions Bil­laudot, Paris 1946. 9\. -- *Sainte Mathie*, ou *La sainte, la rose et la boulangère*, pièce. Boulord s.d. 10\. -- *Vincent de Paul ou l'amour des autres*. Illustrations d'Henri Charlier. Société de S. Vincent de Paul, Troyes 1947. 11\. -- *Les saints enfants*, pièce en un acte. Œuvre pontificale de la sainte enfance, Paris 1952. 12\. -- *L'Éberlué*, roman. Aubier, Paris 1953. 13\. -- *Saint Louis des lys de France*. Illustrations d'Henri Charlier. Éditions et imprimeries du Sud-Est (EISE), Lyon 1962. 14\. -- *Saint Benoît de Nursie, le père de famille*. Illustrations d'Henri Charlier. Éditions et imprimeries du Sud-Est (EISE), Lyon 1963. 15\. -- *Chronique, contes et paraboles*. DMM, éditeurs à Jarzé, 1972. 6:176 #### Textes parus dans "Itinéraires" 1\. -- *Chronique sociale d'un temps passé :* numéro 51 de mars 1961. 2\. -- *La fille du maître d'école, souvenirs d'un temps fini :* numéros 61 (de mars 1962), 63, 65, 68, 70, 73, 77, 78 et 79 (de janvier 1964). 3\. -- *Tourneloup et Grisloup*, conte champenois : numéro 84 de juin 1964. 4\. -- *L'épantiau*, conte : numéro 109 de janvier 1967. 5\. -- *Ma paroisse pittoresque, le Mesnil-Saint-Loup :* numéro 118 de décembre 1967. 6. -- *Cinq contes :* numéro 131 de mars 1969. 7\. -- *Catéchismes d'antan :* numéro 133 de mai 1969. 8\. -- *La veuve et son pot à farine*, conte : numéro 134 de juin 1969. 9\. -- *La vieille et son bâton*, conte : numéro 135 de juillet-août 1969. 10\. -- *Le conte du Grand Mire :* numéro 139 de janvier 1970. 11\. -- *La France de saint Louis et son roi :* numéro 147 de novem­bre 1970. 12\. -- *Souvenirs sur Péguy :* numéro 169 de janvier 1973. 7:176 ### Claude Franchet par Bernard Fromant CLAUDE FRANCHET, MADAME HENRI CHARLIER, naquit le 5 mai 1878 dans un hameau de la forêt d'Othe, les Valdreux (les vaux des Druides) où son père E. Boudard était instituteur. C'était la première année d'enseignement du jeune père ; il avait vingt ans et était né à Chennegy, paroisse dont le hameau dépendait. Le curé s'appelait Thimotée Héry ; il avait été l'aumônier du jeune homme à l'École normale. La jeune mère était la cousine du curé par sa mère, servante de ce dernier. Le veuvage précoce de la cousine avait décidé le curé, dès que l'âge canonique fut atteint, à lui proposer ce service. \*\*\* Les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent l'enfance de Claude Franchet puisqu'elle l'a racontée dans la revue du numéro 61 au numéro 78 : *La fille du Maître d'École, Sou­venirs d'un temps fini.* Ce monde est bien fini en effet ; la Révolution française lui avait porté le coup de la mort, mais il avait duré dans les campagnes jusqu'à la guerre de 1914 : jusqu'à ce que s'éteignissent les hommes nés dans la première moitié du siècle précédent et formés par ceux « d'avant ». Ce monde est à jamais regrettable ; non parce qu'il est le passé qui paraît beau quand on n'a pas eu à supporter ses misères ; mais parce qu'il était *équilibré.* On ne se doute pas à quel point la coutume avait force de loi, et la coutume était respectée parce qu'elle était la plupart du temps fort judicieuse. 8:176 Par exemple, la femme pauvre qui faisait les lessives savait qu'elle serait invitée à sarcler les blés, accoler la vigne, aider en moisson, vendanger, puis casser les noix pendant les veillées d'hiver, ce qui se ter­minait par des tournées de gaufres. Et comme elles n'avaient que de petits patrons, elles contribuaient à orga­niser l'ouvrage en disant : « Un tel commence tel jour », l'autre s'arrangeait, et si on ne se fût point soucié de toutes ces convenances on eût encouru l'indignation gé­nérale. Et en tout ce qui regarde l'organisation d'une com­mune, il y avait pour maintenir l'ordre l'action des no­tables et celle du curé. Et ce monde chantait toute la journée. Cet équilibre est toujours menacé par les concupiscen­ces, bien entendu ; il a besoin d'être défendu par ceux qui en jouissent et le comprennent ; mais il existait et il s'étendait dans l'artisanat et l'apprentissage. J'entends en­core un père reprendre son fils ; celui-ci avait fini son ap­prentissage de charpentier et voulait partir à la ville pour gagner gros. (C'était il y a vingt-cinq ans). Le père lui dit : « Ah ! non. Un tel t'a appris ton métier, tu dois l'aider maintenant. » L'honneur seul l'y forçait et les anciennes coutumes. \*\*\* Le monde moderne a perdu cet *équilibre consenti *; il le cherche et souffre malgré ses richesses étalées ; il le cherche et ne le trouve pas, car cet équilibre venait du christianisme qui a remplacé l'esclave par l'homme libre ; ce faisant, il dut trouver les moyens de conserver aux petits leur liberté ; le servage assurait aux paysans la possession de la terre dont ils n'étaient pas propriétaires, et aujour­d'hui même nos ouvriers s'efforcent d'obtenir ces mêmes avantages. Les règles des corporations avaient des avan­tages analogues. Le monde moderne en s'éloignant de plus en plus du christianisme tourne le dos aux moyens de retrouver l'équilibre perdu. \*\*\* 9:176 Claude Franchet ne fait pas allusion à ces faits dans *La fille du Maître d'École,* mais ailleurs dans son œuvre qui finalement en est issue. Cet écrit qui date du com­mencement de la vieillesse n'a pour lui que l'éclat de la poésie et il témoigne que son auteur en avait eu le don dès sa jeunesse, car il n'y a dans ces récits rien que de banal, les étonnements d'une enfant, les déplacements d'un maître d'école et ceux d'une écolière de pension en pension. La poésie, on le voit par ces récits, n'est pas une in­vention. Seule son expression en est une traduction per­sonnelle. Les moindres choses ont leur poésie, les uns la voient, d'autres non. Les uns la sentent et ne savent pas dire. Claude Franchet la voyait et savait la montrer. Qu'est-ce donc que cette poésie ? Mais simplement la trace du Créateur dans son œuvre. Depuis la soi-disant Renaissance (qui n'est renaissance que du paganisme) beaucoup d'ar­tistes ont essayé de nous donner leurs sentiments à propos de Dieu et de l'histoire de la Rédemption. Le grand art chrétien ne cherche pas à figurer nos sentiments, mais *à montrer Dieu en toute chose.* Oui*,* même dans un pli d'étoffe, un arbre, ou le dos d'une vache. Pourquoi les plis d'une étoffe (grecque ou de Chartres ou de Reims) peuvent-ils être si beaux qu'un morceau cassé est encore admi­rable ? Le mouvement interne qui les fait se former est l'action de Dieu les maintenant dans l'être ; telle est l'es­sence du Beau, qui est Dieu même. Ce n'est pas le lieu d'expliquer comment ni pourquoi. Mais c'est aussi ce que fait Claude Franchet. En voici un exemple pris, on peut dire au hasard, dans le numéro 63 d'ITINÉRAIRES : Monde perdu... Tout vieux, toute vieille, pas encore en allé, en allée, l'a en tête, devant les yeux. Au coin de la cuisinière à feu continu ou même le dos au radiateur, il ou elle revoit le feu de la « maison » ou de « chez nous » et c'était la grande cuisine, cœur du logis, le feu dansant autour des bûches tandis que le soir tombe. Un soir de Chandeleur peut-être où fut célébrée au matin l'industrie des abeilles et la pure liqueur de cire, image de la lumière pour éclairer les nations, où le jour est allongé, mais justement il neige ce qui n'étonne pas, le merle était venu l'annoncer en dansotant dans la cour ou le jardin, alors les flocons cachent ce jour mourant derrière la fenêtre ; la lourde porte est bien fermée avec l'essuie-mains pendu derrière et le balai sage jusqu'à demain ; et comme par « répargne » on n'a pas encore allumé, des ombres remuent sur les murs et les grands ri­deaux de lit des pères et mères. 10:176 Un moment tout se tait, même l'homme qui vient de rentrer de la grange ou l'écurie après avoir tapé ses bottes sur le seuil, et la femme de l'étable avec ses seaux de lait et qui se débarrasse de ses sabots. Les enfants sont autour de la cheminée, ayant laissé le meilleur coin à quelqu'ancien déjà à moitié échappé de la vie qui a ses rêves à lui ; le plus petit est même sous le manteau, assis sur un bas fourneau d'été avec un jambon au-dessus de la tête et une bro­chette d'harengs salés qui se fument comme le jambon. Ils ont les coudes sur les genoux, le menton dans les deux poings. Ils guettent le silence, l'arrêt du père et de la mère, les ombres au mur, le battement de l'horloge, l'angelus qui sonne. Je n'ai pas à commenter. Voilà ce que voyait la fillette en allant aux commissions, et soixante ans plus tard en réalisait pour vous le souvenir. L'enfant, dès qu'elle eut son certificat d'études, fut envoyée au collège d'Auxerre, car il n'y avait alors Troyes aucun établissement d'État pour les filles. Elle y eut des camarades de cette Bourgogne si différente de sa Champagne natale. Aux petites vacances, ses camarades l'invitèrent en leur pays, et c'est ainsi qu'elle connut au bout d'une vigne celui qui devait être dix ans plus tard son mari. Elle était très bonne élève, travaillait assez peu et menait une vie pleine de joyeusetés très innocentes, car il n'y avait pour corrompre la jeunesse ni cinéma ni télé­vision. Ensuite, elle prépara pendant un an à Paris le con­cours d'entrée à l'École normale supérieure et fut reçue première à Sèvres. Que devint en cet apprentissage la cousine et la filleule d'un prêtre ? Hélas ! ce prêtre était mort jeune alors qu'elle avait cinq ans et ne put avoir sur elle d'influence que du haut du ciel. Elle perdit la foi et cessa complètement de pratiquer, même aux grandes fêtes, pendant son séjour à Sèvres. Elle s'en est expliquée dans un écrit retrouvé après sa mort et qu'elle avait appelé : Retour. 11:176 On trouvera plus loin ce texte en son entier. Mais nous citerons une note d'un journal qu'elle tint en des années pénibles : 4 décembre. S. Pierre Chrysologue, priez pour moi, et que je parle ou j'écrive bien pour Dieu. En lisant les Exercices : j'ai repensé à la foi quand on est petit. Les vérités foi ont été pour moi comme des vérités d'école, je veux dire comme ce qu'on apprend à l'école ; j'y ai eu la même confiance, mais sans plus, la même candeur je puis dire, mais sans qu'on m'ait ap­pris qu'elles devraient être toute ma vie et qu'elles enfermaient tout. Il y a longtemps que j'ai compris ce que ç'avait été, et n'avait pas été. Deuxième pensée de la journée. Je fais main­tenant ce que j'aurais dû faire au début de ma vie : réprimer tout ce qui est spontané en moi. Là était le danger, le péché. J'ai souvent été grondée, mais personne ne m'a appris à me surveiller. Je ne l'ai fait à l'occasion que par courage, ou par bonté et délicatesse envers les autres. Il n'y avait que cela quand je restais secrète ; on avait le temps de réprimer mon premier mouvement. Il est bien tard pour tout cela. Il me semble faire provision de bois mort. L'expression de la pensée est un peu forcée par son humilité croissante. La spontanéité est un grand don quand l'examen de conscience (et les sacrements) l'ont formée, ou mieux dirigée vers l'appétit des vrais biens. C'était le cas ; car elle allait avoir cinquante ans et allait commencer d'écrire ses principaux ouvrages où, Dieu merci, la spontanéité n'est pas éteinte. A Sèvres, elle choisit l'histoire et la géographie ; or le gouvernement faisait des économies sur les maîtres de la jeunesse. Il n'y avait en l'année où elle passa le con­cours qu'une seule place d'agrégée à prendre en histoire. Elle ne l'eut pas et alla enseigner l'histoire tout de même avec un simple certificat. Elle fut à Moulins, puis à Laon. Et quand son mariage fut décidé, elle accepta un poste de surveillante à Paris pour y demeurer avec son mari, qui était, avec un diplôme d'État, professeur suppléant de dessin dans les écoles de la Ville. Elle resta un an sur­veillante et, quittant l'État, elle entra comme professeur de rhétorique dans une pension parisienne. Elle avait tout pour y réussir et s'y plaire. Sa vocation s'épanouit avec la jeunesse, en lui montrant tout ce qui est grand avec la poésie spontanée qui était la sienne. 12:176 Qu'était donc ce mari ? Un jeune artiste, un peu plus jeune qu'elle, qui dès ses dix-sept ans avait décelé dans le dessin et le rythme musical l'analogue de la vie de l'es­prit dont la tension est sans cesse variable et imprévisible. Et, sans y penser, simplement par l'apprentissage du mé­tier, il travaillait à une réforme esthétique profonde, l'in­verse de ce qu'avait été celle de la Renaissance. En 1903 l'exposition des primitifs français avait révélé aux mieux doués ce qu'il y avait à faire : retrouver le secret en évi­tant le pastiche. C'est depuis cette exposition seulement que la Pietà d'Avignon et le couronnement de la Vierge sont au Louvre. Péguy lui-même, si pauvre, trouva le moyen d'éditer un cahier de grand format (15 27) qui contenait trente reproductions. Il avait compris qu'il se trouvait en face d'un grand événement intellectuel. Il écrivit dans la préface : « *Puissent nos amis éloignés se réjouir longuement lentement et profondément à regarder les images essentielles devant qui tant de siècles, tant d'artistes et tant d'hommes sont demeurés si longtemps en contemplation* (*...*) *puissent-ils enfin et veuillent-ils re­porter sur ce cahier et par lui sur ses frères les autres cahiers un peu de cette affection que tous nous avons vouée à ces éternelles images. *» Nous ignorons si la jeune femme avait le sens du lan­gage plastique qui était le moyen d'expression de son mari. Celui-ci d'ailleurs devait être loin encore d'en posséder la maîtrise ; une réforme essentielle est une longue tâche. Mais les préoccupations des jeunes gens étaient analogues. D'autre part, ce mari né dans une famille d'origine catho­lique mais anticléricale, n'était même pas baptisé, et la jeune femme n'y attachait aucune importance. Mais un scandale se produisit : ce fut le jeune mari qui, au bout de six ou sept ans de mariage, se convertit et demanda le baptême et le mariage religieux. Claude Franchet ac­cepta sans faire d'objections. Mais elle n'était pas conver­tie ; elle fut seulement inquiète et traîna ces inquiétudes pendant des années. 13:176 C'est alors qu'ils firent la connaissance de la sœur aînée de Jacques Maritain, qui devint une amie et les introduisit chez sa mère, Mme Favre, où ils rencontrèrent Péguy. Ils connaissaient les Cahiers depuis leur fondation ou presque et admiraient l'auteur. Ils en devinrent amis parce qu'ils étaient à près seuls en ce temps à admirer, comme la postérité le peut faire, ce fleuve immense de poésie sorti du cœur de cet homme. Claude Franchet devint même une amie privilégiée et discrète parce qu'ils avaient tous deux une situation matrimoniale difficile. Péguy n'était pas compris chez lui, pas plus comme poète que comme chrétien ; sa femme, d'origine protestante, refusait le ma­riage religieux et le baptême des enfants. Son fils Marcel nous dit : « Mon père ne put obtenir une dispense pour disparité de culte et dut se tenir éloigné des sacrements. » Péguy, avec juste raison, patientait (*in patientia posside­bitis animas vestras*). Mais il était très malheureux et il était si peu considéré chez lui (en ce temps) que Psichari pour atténuer cet état de chose offrit pour ses étrennes au fils aîné les œuvres de son père modestement reliées. On lui fit une tête si peu avantageuse lorsqu'il les offrit qu'il n'osa retourner chez Péguy. La situation de Claude Franchet était bien différente ; elle avait accepté ce qu'avait refusé Mme Péguy ; son mari, nullement secret comme elle l'était, s'exprimait en toute liberté et n'avait pas changé de sentiments... mais elle n'avait toujours pas la foi ; il y avait donc tout un monde de pensées avec lequel elle n'était pas d'accord, et elle en souffrait. En janvier 1914, rentrant d'un séjour en Bourgogne, ils trouvèrent dans le courrier l'*Ève* de Péguy qui venait d'arriver. Ils dévorèrent instantanément tout ce qu'ils pu­rent ; Claude Franchet préparait le repas et son mari, à côté du fourneau, lisait tout haut, Aussitôt après, ils écri­virent un mot d'admiration et de reconnaissance à Péguy, qui, trois mois après, disait à Claude Franchet : « Savez-vous combien vous avez été à m'écrire après avoir reçu l'*Ève *? -- Non, répondit-elle. -- Vous avez été trois, Lotte, votre mari et vous. » On comprend qu'une amitié solide pût se nouer entre le poète incompris et le jeune ménage, car tous les anciens amis de Péguy, y compris les Maritain, tenaient *Ève* pour une erreur. Péguy offrit même au jeune homme de faire avec lui cette année même le pèlerinage de Chartres. Hélas, la guerre arrivait et Péguy fit au premier jour de la bataille de la Marne le pèlerinage aux Portes Éternelles. 14:176 Mais sa mort fut l'occasion pour la jeune femme de retrouver la foi. Elle était chez Jeanne Maritain au début de la guerre. Celle-ci en prenant le journal poussa un grand cri et s'effondra. Le journal annonçait la mort de Péguy et reproduisait l'article de Barrès dans l'*Écho de Paris*. Claude Franchet courut à l'église, entreprit un che­min de croix et là d'un coup, reçut la foi... Tel fut le premier effet connu du sacrifice de Péguy. \*\*\* Vous pensez que tout devait bien aller dès lors pour le ménage de Claude Franchet. Hélas ! son mari mobilisé, elle resta quatre ans seule, continuant ses cours avec plaisir et faisant connaissance avec la société littéraire de son temps. Déjà, avant la guerre, elle avait écrit un roman qui fut reçu et publié en feuilleton par *Le Temps* et, sans la guerre, il eût été imprimé en volume. Il le fut, quand la paix revint, à peu d'exemplaires aux frais d'un admirateur. Il s'appelait *Catherine.* Son mari l'avait pous­sée à écrire des pièces de théâtre à sujet chrétien. Il pen­sait que tout était à refaire en cet art. Il avait la première édition de *L'Annonce faite à Marie,* mais pensait que, mal­gré son génie dramatique, Claudel n'avait pas trouvé la forme du vrai théâtre chrétien, qui doit être profondément optimiste, et populaire aussi. Il avait du théâtre de Claudel l'opinion de Péguy exprimée brièvement dans *L'Argent* et qui semble n'avoir jamais été repérée par personne. La voici : « ...Dès qu'un auteur travaille dans la *matière* chrétienne, nous le faisons chrétien, écrivit-il ; dans un profond désordre, nous en faisons un restaurateur de l'ordre ; et sa mécanique de scène fût-elle exactement celle de *Marie Tudor* et d'*Angelo* (*tyran de Padoue*), celle de *Lucrèce Borgia*, nous ne voulons pas voir qu'au théâtre il est un romantique. Et un forcené. » (p. 43.) 15:176 Claude Franchet fit donc une pièce : *Le Serviteur et la Servante* que nous ne connaissons pas et qui plut à Co­peau, décidé à la monter. Malheureusement la déconfiture de son théâtre l'en empêcha. Claude Franchet avait donc commencé une carrière littéraire quand la guerre arriva. Elle se lia donc avec ce monde littéraire. Elle connut René Schwob et travailla à sa conversion. Mais la conversion de Claude Franchet était de trop fraîche date et trop liée aux circonstances pour que le milieu littéraire parisien fût très favorable au progrès de sa pensée. Aussi quand son mari fut démobilisé en mars 1919 et qu'il dût rester en Bourgogne pour tailler les vignes et entretenir le bien après la mort de ses grands-parents, ce fut un très grand crève-cœur pour sa femme d'abandonner ses élèves et ses relations littéraires et de vivre au village de la vie véritable d'une paysanne avec des poules et des lapins. Cependant le jeune frère passait avec eux sa longue convalescence de grand blessé. Le père même d'André Charlier venait avec sa petite fille y passer des vacances. Son amie du collège d'Auxerre habitait ce gros village. Il y avait une société, mais ce n'était pas une société où la charité fût très développée. Claude Franchet était dame catéchiste ; elle enseignait le jugement dernier aux enfants et leur disait : « Ça peut arriver demain. » Le curé, une demi-heure après : « Ce sera dans longtemps, longtemps ; le soleil se refroidira d'abord petit à petit, etc. » Il pas­sait aussi des vues sur Lourdes et disait : « Voici les piscines... » Et la dame catéchiste entendait deux voisins se dire : « Quoi que c'est qu'ça, des piscines ? » et l'autre répondre : « C'est lavoù qu'on pisse. » M. le curé continuait avec onction : « On y plonge les malades. » Et les gamins poussaient des oh ! d'horreur. Il arrive que tel soit l'en­seignement : on enlève la crainte du jugement et on ne sait pas que les enfants (et bien des adultes) ignorent le sens des mots. Mais cela réconciliait Claude Franchet avec l'existence... Or, quand son mari se fut rendu compte que son frère ne reprendrait pas les vignes et les terres, il fut désolé de voir abandonné le lieu de travail de sa famille pendant des siècles, le lieu où un paysan savant et sage avait su former son esprit. Il voyait aussi que les marchands avaient, pendant la guerre, fini d'accaparer la direction de l'art et qu'elle avait, depuis, complètement échappé aux artistes, que les métèques non soldats avaient pris les places, que les artistes catholiques étaient indifférents à une réforme esthétique que les grands prédécesseurs, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Rodin leur avaient en quelque sorte offerte pour la continuer ; 16:176 que, de la plus belle armée du monde, les parasites de la politique avaient réussi à faire une cohue d'anarchistes. Il jugea inutile de rester assez près de Paris, d'exposer, d'essayer de faire connaître la réforme entre­prise. Il comprit qu'il suffisait de travailler et de se con­vertir au mieux. Il allait plusieurs fois chaque année au Mesnil-Saint-Loup ; il avait fait la connaissance du P. Ber­nard Maréchaux. Il méditait de s'y installer et d'y tra­vailler, en se perfectionnant, au maintien de l'œuvre du P. Emmanuel. Ce fut pour Claude Franchet un nouveau départ, un nouveau changement qu'elle accepta très courageusement, sans rien dire. Comme son mari ne cachait pas sa pensée, elle était avertie depuis quelques années ; peut-être que la grâce lui suggérait là comme une nécessité morale. \*\*\* Les premières années de séjour au Mesnil-Saint-Loup furent très dures pour les deux époux. Ils avaient été ac­cueillis très favorablement et très aimablement par le vieux curé qui avait succédé au P. Emmanuel et de même par le P. Maréchaux. Ils étaient les premiers depuis soixante-quinze ans (à part les religieux) à venir s'ins­taller au Mesnil pour la doctrine du P. Emmanuel et pour l'œuvre de la Sainte Vierge. Mais les paysans, en tout pays, attendent très longtemps pour faire société avec les étran­gers ; et, au Mesnil, davantage qu'ailleurs, car les habitants avaient à défendre leurs mœurs chrétiennes contre les attaques du monde et même celles du clergé déjà natura­liste. Les deux nouveaux venus étaient donc très isolés, et la belle-sœur de leur frère, au cours d'un voyage, tomba malade chez eux et il fallut la soigner pendant deux ans. Ce qui enlevait même la possibilité de rechercher une société. Le mari, tous les matins à quatre heures, allait à matines pour soutenir la communauté qui se reformait, il donnait des leçons de chant grégorien, tout cela aux dé­pens de l'intimité du ménage. La sculpture aussi est un métier dur, l'élève qui l'avait suivi au Mesnil était marié et restait chez lui. 17:176 Le mari finit par tomber malade de fatigue et sa femme le soigna avec un dévouement sans défaut. Très humblement elle supporta cette dure ascèse si contraire à son humeur sociable et à ses dons, sans récriminer ni se plaindre. Sa famille a trouvé dans ses papiers des notes intimes dont nous extrayons avec regret et comme par nécessité, pour le bon exemple, ces lignes douloureuses : 20 janvier 1927. Une pauvre femme aujour­d'hui qui vendait des balais, pas jeune, un peu malade, avec une vieille jupe et de grands sou­liers d'homme aux pieds. Point de révolte, des paroles simples sur sa pauvre vie ; j'avais sans doute besoin de voir cette pauvreté et *ces gros souliers* pour connaître ma part, et avoir moins de vanité dans l'habillement. Cette femme dans ses souliers, ces gros souliers sous mes yeux venaient directement de Dieu. Cette nuit il y a une morte, un ensevelissement, une vieille. Pour­quoi les souliers m'ont-ils plus uniment tou­chée ? C'est peut-être encore cette faiblesse de ma nature de voir plus les petites choses que les grandes ; mais si j'y vois Dieu, ce sera bon quand même. Il me faut prendre patience avec moi-même. 22\. S. Vincent. -- Tout d'un coup, ce ma­tin, la lumière m'est venue sur ma faiblesse, mon inconsistance, cette terrible difficulté d'a­vancer, ma détresse enfin et ma pauvreté. C'était si simple. Je le savais, mais *intellectuel­lement.* Tout ce qu'on trouve est toujours très simple : je ne demande pas l'aide de Notre-Seigneur, et pourtant c'est Lui, parce qu'il a été homme, qu'il est l'Homme-Dieu, qui peut nous tirer de là où nous sommes comme collés. Cette grande aspiration, cette bonne volonté, et en même temps cette impuissance... J'ai compris aujourd'hui le véritable sens d'*adhérer* à l'Église, à Notre-Seigneur, on est tout entier attaché à Lui parfaitement sans rien qui ne tienne et ne soit certain. 24\. S. Savinien de Troyes. S. Timothée, pa­tron de mon parrain. -- Deux exemples au­jourd'hui de grandes misères ; et de pauvreté ! Nous sommes au milieu de gens si pauvres. 18:176 Mon Dieu, donnez-moi l'esprit de pauvreté, aug­mentez-le, parce que je commence à l'avoir, dans la mesure où il vous plaira. Déjà j'ai da­vantage le sens de l'économie, de la simplicité, du nécessaire. Faites que je ne cherche pas le superflu... Il y a trop de pauvres, mon Dieu, pour ne pas se contenter du nécessaire... \[Suit une citation du P. Emmanuel si profondément juste et si bien exprimée que nous la reproduisons aussi :\] « *L'amour des biens inférieurs, des biens extérieurs et sensibles est pour les hommes un principe de division, car ces biens ne peuvent être possédés que par un seul homme à l'exclusion des autres. L'amour du bien supérieur et infini, qui est Dieu lui-même, est au contraire un principe d'union, car ce bien-là rapproche tous ceux qui l'aiment en se communiquant tout entier, sans division à chacun d'eux. *» (*Étude sur les Sacrements. Bulletin, déc. 1879.*) 8 février.... A propos d'une lettre que j'ai reçue, à propos des moments où la vie ici me paraît si dure, si solitaire, une fois de plus je sais avec s. Paul que c'est le dessein de Dieu sur moi. 14 mars. Un long temps sans écrire, la tête vide, la maladie de papa, une de mes croix si lourde que j'ai fléchi. Si lourde. Et ce soir de nouveau, la croix de cette vocation qui me manque, cette vocation d'ici. Cette longue ascèse avait commencé en 1919, dans l'Yonne, pays de son mari, mais les liens sociaux d'une vieille famille avaient inséré Claude Franchet sans diffi­culté dans la société du pays, où tout le monde avait vu son mari aller aux vignes et elle-même, pendant la guerre, conduire la vendange avec autorité. Cette ascèse fut cruellement durcie par ce séjour dans une société nouvelle où les deux époux étaient inconnus, sauf du clergé, et même suspectés par la population, car dans l'année même qui suivit leur installation parut dans les *Études* un article sur le sculpteur intitulé : « *Le maître du Mesnil-Saint-Loup *». Il fut reproduit dans un journal local. 19:176 On ne pouvait rendre plus mauvais service aux nouveaux venus, car la paroisse ignorait complètement les habitudes du langage vis-à-vis des artistes, et la Révo­lution française avait fait perdre complètement le langage des métiers et le sens de la « maîtrise ». Le titre de l'ar­ticle fut donc considéré comme une injure par les habi­tants qui ne voulaient point « *pour maîtres *» des incon­nus : « *C'est-t'y qu'i veut nous commander ? *» C'était le propos ou la pensée commune. Le mari en riait, mais sa femme souffrait des conséquences. Dieu le permettait pour les détacher personnellement de ce qu'ils pourraient faire pour le bien. Dieu a réussi ; il suffit de mettre à côté des notes précédentes la fin d'un article de Claude Franchet sur sa « *Paroisse chrétienne *» : Cette fois j'ai bien déroulé mon rouleau. Dieu veuille qu'il n'ait lassé personne, pas plus que je ne me suis fatiguée à l'écrire ; rien ne fa­tigue de ce qu'on aime et j'aime ma paroisse pour ce qu'elle est, et ce pour quoi elle a été choisie ; me ramenant par un assez long détour à ma Champagne d'autrefois, mais beaucoup plus belle d'être devenue spirituelle. Ce détour est celui dont parle S. Grégoire le Grand célébrant les Mages : « Les Mages vraiment nous ensei­gnent une grande chose en revenant chez eux par un autre chemin. Ce qu'ils sont avertis de faire, il nous font savoir de l'accomplir. Car notre pays c'est le paradis, mais Jésus une fois connu, il nous est défendu d'y retourner par où nous en sommes venus. Nous nous sommes éloi­gnés de notre pays, désobéissants par orgueil, attirés par la vue, goûtant au fruit défendu. Nous y rentrons avec des pleurs, en méprisant ce qui se voit, en réfrénant les appé­tits charnels. » Claude Franchet avait suivi l'étoile offerte par la grâce de Dieu et nous trouvons dans ses notes de 1929 cette résolution : 1° Se vaincre soi-même. Indifférence. 2° Vivre dans la volonté de Dieu, pour sa gloire. 3° Souhaiter la souffrance et le mépris. 20:176 Trois jours après, nous trouvons cette note : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, enlevez-moi cette inquiétude pour mon livre, ou si c'est par peur de la souffrance, de l'inquiétude que je vous le demande, faites qu'à chaque instant je vous offre cette souffrance. Mais c'est une pauvreté d'être inquiète pour si peu de chose et un grand signe d'imperfec­tion. Mais c'est cette inquiétude et cette imper­fection que j'ai à vous offrir et ce sont elles qui me donnent confiance et admiration pour vous. Elle faisait chaque jour une lecture spirituelle et no­tait souvent ce qui l'avait frappée. Voici en ce même jour un extrait d'une lettre du Bx Claude de la Colombière à sa sœur : « *Vous seriez bien malheureuse s'il y avait quel­que chose au monde qui vous donnât de l'inquiétude, puis­qu'il n'y a rien qui puisse vous empêcher de faire de vous une sainte et que même toutes choses peuvent vous aider à le devenir. *» \*\*\* Je pense qu'il n'est pas malséant de présenter ainsi les intimes réflexions d'une âme secrète car toute l'œuvre connue de Claude Franchet est postérieure à cette longue ascèse demandée par Dieu pour retrouver la foi intègre. Elle avait débuté en 1914 à trente-cinq ans dans la car­rière des lettres et réussi ses premiers pas. Elle avait ac­cepté avec bien de la peine et beaucoup de courage le re­trait du monde que la vocation de son mari lui avait im­posé, mais non certes pour l'empêcher d'écrire. Le livre dont elle parle dans cette note de décembre 1929 ne fut pas publié. Le premier qui parut en librairie est *La Maison de Basine,* édité par les Éditions Familiales en 1937. Or elle avait en 1930 cinquante-deux ans. Toute son œuvre dépend de cette ascèse préalable à qui elle doit -- en dépit, pourrions-nous dire, du charme poétique de bien des pages -- ce pouvoir émouvant et profond qui est la marque d'une âme toute à Dieu et à l'œuvre qu'il lui a demandée. En 1930 sans doute ce cœur était à point ; le vieux curé du Mesnil qui avait succédé au P. Emmanuel et en avait fermement maintenu l'esprit, pria Claude Franchet d'écrire des pièces de théâtre pour sa paroisse. Elle entra de cette manière en relation avec la jeunesse et les jeunes parents. 21:176 Son mari formait un apprenti sortant de l'école du village ; il avait deux élèves de bonne race que la nécessité, en ce petit pays, obligeait de nourrir et de loger. Elle eut donc une société assez abondante pour exercer cette ex­pansion de l'âme qu'elle avait mise d'abord dans le pro­fessorat, et cet instinct maternel dont l'exercice lui avait été refusé dans son foyer. Elle allait avoir trois nièces. Elle avait enfin une domestique déjà âgée, issue du pays même, compagne journalière qui devint comme un membre de la famille. La plupart des personnes actuellement vivantes qui ont connu Claude Franchet ne la connaissent que de­puis ce temps. Toutes se plaisent à reconnaître l'amabilité de son accueil, son esprit d'hospitalité, l'intérêt qu'elle leur portait sans jamais paraître elle-même. C'est tout simple : après une longue épreuve, elle gardait la présence de Dieu et s'oubliait elle-même. \*\*\* Elle eut avant de mourir dans sa quatre-vingt-quator­zième année deux ans d'infirmité dont sept mois d'une croix douloureuse, envoyée par Dieu pour la rapprocher de Lui. Elle fut paralysée au lit sans pouvoir bouger, mais gardant par grâce conscience, parole et mémoire intactes. Elle put communier jusqu'à la fin. Ses voisines, chaque jour, venaient dire un chapelet avec elle. Elle entendit les prières des agonisants, M. le curé donna une dernière absolution et son mari lui prenant la main put lui chanter lors de ses derniers soupirs l'*Ubi caritas et amor Deus ibi est* du Jeudi Saint. Gloire à Dieu ! \*\*\* On trouvera dans ce numéro quelques extraits de ses œuvres. Nous pouvons dire qu'en dépit de leur charme poétique, elles sont sérieuses et profondes. C'est la fleur de notre littérature du milieu du siècle. Celles qui ont été publiées ont toutes été rapidement épuisées et seront toutes un jour rééditées. Son théâtre ne l'a jamais été, car il n'a été joué, comme c'est la vraie fonction du théâtre, que par la jeunesse de sa paroisse, ou dans les grandes circons­tances religieuses, à Troyes ou bien au septième cente­naire de la translation de la sainte Couronne d'épines de Troyes à Sens, où S. Louis, avec son frère, la porta nu-pieds depuis Villeneuve-l'Archevêque. 22:176 Nous ignorons comment elle connut l'éditeur Aubier. Celui-ci avait fondé sa maison sur l'édition d'œuvres éru­dites et philosophiques. Mais il aima la pensée et le style de Claude Franchet et publia presque tout ce qui parut d'elle comme on met sur sa table de travail un bouquet de fleurs. Grâces lui soient rendues. Le premier néanmoins fut édité en 1937 par les Édi­tions Familiales, et réédité par la Bonne Presse en 1953 ; c'est *La Maison de Basine,* roman où il s'agit de l'esprit de pauvreté chez les pauvres ; il est aussi difficile aux pauvres de l'acquérir ou de le garder qu'aux riches, car, c'est un don de Dieu. L'usage aide à l'entretenir, car la vertu est une habitude, mais toute grâce est d'abord méri­tée par Jésus-Christ. *La Vigne en Fleur* est un récit que Marie Noël l'avait poussée à écrire (1941). *Jean des Berquins* parut en 1943. *Les trois Demoiselles Colas* en 1946 : il obtint le premier prix du « Renouveau Français » qui fût attribué. Ce prix a changé de nom il y a quelque temps. *L'Éberlué* enfin, parut un peu plus tard. *Jean des Berquins* est le récit de la conversion d'un jeune paysan fort dégourdi qui avait enlevé à la suite d'un pari une fille d'auberge, qui s'était vu associée après cela, par suite d'une étrange histoire, une gitane fuyant une vengeance. Tel était son passé lorsque le récit le prend. Claude Franchet a donné dans un petit écrit appelé *Le Retour* l'image d'une éducation chrétienne manquée chez une petite fille intelligente et qui passait pour pieu­se ; et qui était très sincère. C'est un avertissement, en ces temps douloureux où l'enseignement même de la foi est compromis par tant de membres du clergé. Ces malheu­reux sont eux-mêmes des victimes comme Claude Franchet l'a été. Il est fréquent que les parents soient tentés de porter tous leurs soins et leur attention à se tirer d'affaire dans le monde en oubliant la nécessité de le faire avec l'aide de Dieu et en sa présence. Qu'ils réfléchissent donc, avec l'aide de notre auteur, que le clergé lui-même ne peut l'enseigner à leurs enfants à leur place. Un sermon, même très bon, tous les huit jours ne peut suffire, sans une pra­tique quotidienne, en famille, de la sanctification. Bernard Fromant. 23:176 ### Le Retour par Claude Franchet DANS UN VIEUX JEU il fallait vite passer à son voisin une chandelle allumée qu'un autre essayait d'étein­dre ; c'était « Petit bonhomme vit encore ». Ma malice et la vie ont soufflé ma chandelle. Dieu a daigné la rallumer, béni soit-il ! \*\*\* Je vais conter ; mais peut-être il faut voir les choses de cette heure ; l'automne sur le jardin aux asters pas­sants et ses derniers dahlias ; la table de pierre sous le gros pommier et les thuyas comme des cyprès dont le vent doux balance la cime. A la grange-atelier s'allongent les formes des grands apôtres de chêne ébauchés, deux étant presque à leur fin, Philippe qui demande un doigt levé : « Seigneur, faites-nous voir le Père ? » et la réponse ne s'est pas fait at­tendre (elle se voit déjà sur le rude visage) : -- « Philippe, qui me voit, voit mon Père. » Et Jude, jeune, pensif, de tous le métaphysicien si on ose dire, qui réfléchit encore la main dans le menton : « Seigneur, qu'est-il donc advenu pour que tu doives te manifester à nous, et non pas au monde ? » On n'entend pas la réponse. Le vent fait battre les grand'portes. 24:176 Et voilà au creux de la maison cette bonne dame qui regarde sa pensée au-delà de la fenêtre, et plus proche dans le feu dansant, le bouquet rose et violet sur la che­minée, au mur le Christ en bois, la vieille armoire pour de vrai rustique, son livre et son ouvrage au crochet puis­qu'elle est de ce temps-là. Sa pensée qui est son histoire, celle de son âme en son centre et sa pointe, l'aventure d'un retour après un en allé. \*\*\* Je suis née Champenoise, j'allais dire sans mélange l'étant des deux côtés de ma parenté : la famille de ma mère, ces fins paysans de l'antique Pouilleuse (la terre pauvre où pousse le *pouilleux,* le thym-origan) pleins à la fois de bon sens et de malice, la tête solide avec le sens du comique, de la comédie même ; les bonnes façons, la courtoisie, l'hospitalité ; le don des contes aussi. Et celle de mon père d'une autre partie de l'Aube jouxtant la Basse-Bourgogne, la longue forêt haute percée de vallées et val­lons recois où tourne la buse, qui va presque des portes de Troyes à celles de Joigny et qu'on nomme le Pays d'Othe. Mais voilà où serait le mélange et l'intrusion d'un autre esprit : en cet îlot de débris tertiaires au-dessus du calcaire, à souvenirs druidiques -- mon hameau de nais­sance porte le nom de Valdreux, le val des Druides -- et vraisemblablement au-delà : les Gaulois ont-ils usé des polissoirs qu'on y trouve, de telle pierre de sacrifice à rigole et cupule pour recueillir le sang ? Et la « pierre qui parle » leur a-t-elle rendu, à eux, des oracles ? Et d'autres choses... Oui, il faut là remonter très loin ; et voyant cer­tains chemins au flanc de hauteurs sauvages, on a la cer­titude que des ancêtres aujourd'hui inconnus les gravis­saient, les ayant frayés de façon si judicieuse qu'on n'en imagina pas d'autres depuis. Ils allaient à leurs besognes ou en procession. Si on en croit certaine étymologie, Othe viendrait de ultio, vengeance. Le pays d'Othe serait celui de la ven­geance, facile en ces bois profonds ; dans ma jeunesse on en contait le dernier crime qui ne datait pas de beaucoup et il y en a eu d'autres depuis. 25:176 Les chasseurs aussi y sont assez « vengeurs ». Mais je ne suis pas vengeuse (je n'en ai d'ailleurs pas eu l'occasion) et ce qui me frappe davantage en mon pays de naissance, c'est vraiment son ancienneté, les vieux mythes pressentis, sans doute les vieilles ado­rations. Un soir d'été j'étais assise sur les marches de pierre de la maison de mon grand-père avec mon grand-oncle François. Il était l'ainé de la famille et menait si rudement son cadet que celui-ci me disait : « Mon frère, c'est un heur (un ours) ! -- Mais, grand-père, tu ne peux pas te rebecquer (quelque chose comme te rebiffer) -- Non ma fille, je ne peux pas : c'est le *vieux ! *» Mon grand-oncle avait quatre-vingt-trois ans, le cadet quatre-vingt ; ayant toujours travaillé avec lui il lui avait obéi toute sa vie, le *vieux* représentant le père absent. C'étaient de vieilles mœurs. Mais ce n'est qu'une parenthèse autour de mes quinze ans. Ce soir-là l'oncle me dit : « Quand on était jeunes, garçons et filles, on allait au beau temps porter des guir­landes à un arbre dans les bois. » J'étais trop peu curieuse alors pour interroger : plus âgée j'aurais peut-être appris là le souvenir d'un rite quasi fabuleux au cœur de la forêt où se lamente aujourd'hui l'âme en peine de la solitude. Et tout cela sans-doute paraît un peu long mais il m'a semblé devoir le dire à cause de l'âme en peine qu'il y eut parfois aussi en moi dans mon enfance et ma jeunesse (après on n'est plus assez pur pour avoir de la tristesse). Le sûr est que mon grand-père paysan et boitier comme on disait de ceux qui travaillaient l'hiver et le printemps au bois, m'en enseigna la poésie ; il arrivait que du mystère y entrât ; il me plaît à songer que ce mystère s'apparentait au *religieux* qui n'est pas la *foi* mais peut y disposer. Ainsi besoin de clarté, d'entente avec la raison même des choses dans une courtoise bienveillance ; de l'autre mélancolie, tel était mon double héritage et mes deux tendances vers le spirituel. \*\*\* 26:176 Et cela aurait pu merveilleusement commencer, mais justement par une sorte de dérobade en ma première édu­cation dont personne ne se rendit compte, m'aimant chè­rement et croyant faire assez, la merveille manqua. Mon père était maître d'école de village, il avait com­mencé sa carrière dans le dernier quart du siècle dernier. Ses années d'École normale se situent exactement entre 1874 et 1877. J'ai encore au grenier la longue malle de bois que mon grand-père fit faire glorieusement pour son entrée. Le cher homme avait demandé à son garçon de quatorze ans, lui proposant de « le mettre aux études » : « Veux-tu être curé ou maître d'école ? » et le garçon de quatorze ans avait choisi de pouvoir se marier. Ainsi la malle au grenier, et dans mon armoire un très précieux cahier cartonné où le normalien recopiait ses meilleurs devoirs : quel aperçu sur les Écoles normales de ce temps et ce qu'on y demandait aux élèves ! Je ne donnerais ce cahier pour un empire. On leur demandait évidemment toutes les qualités, mieux toutes les vertus et mon cher papa consciencieu­sement s'appliquait à les acquérir. Si sincère, si convaincu. Il a d'ailleurs été un très bon instituteur. J'en sais quelque chose pour avoir été son élève en passant deux ans dans sa classe où gamins d'un côté, gamines de l'autre trem­blaient à sa voix tout en nous passant derrière le gros poêle au milieu de l'allée les solutions de nos problèmes. Des souvenirs bien savoureux me viennent de ce temps-là dont j'ai conté quelques-uns et garde les autres en un manuscrit pas même mis au point tant passe le temps et tant j'aurai fait d'autres choses. C'est que mon père était vrai, à la façon d'un personnage secondaire de Molière ; des réflexions irrésistiblement « nature », des réponses inattendues mais irremplaçables. Un si grand respect pour la science qu'il nous mena voir un soir, ma mère et moi butant dans le noir : « Venez, venez, dépêchez-vous... », le tas de débris dans un coin de la petite cour sur lequel elle avait jeté des restes de poisson. Et ces restes jetaient dans la nuit des lueurs phosphorescentes ; alors le bon maître d'école avec recueil­lement : « Voyez, c'est scientifique ! » Nous en avons ri toutes deux pendant des années, ma­man et moi ; car il est temps de parler d'elle et bientôt tout se rejoindra dans ces souvenirs où court ma plume. 27:176 Si différente de celui qu'elle avait épousé à vingt ans -- lui n'en avait pas plus et même deux mois de moins, j'ai eu des parents très jeunes -- vive aussi de façons mais da­vantage encore d'esprit, pleine de malice champenoise, de drôlerie et d'imagination, et de passion avec cela, pour les choses de la vie courante comme les femmes sans beaucoup d'ouverture sur le monde. Mais quel monde à côté elle nous re-créait ! Ainsi ai-je vécu mon enfance dans un milieu assez particulier quoiqu'au dehors ordinaire ; celui d'une toute petite bourgeoisie de campagne où l'esprit ne faisait pas défaut, ni la sensibilité, ni l'honnêteté grand Dieu, ni le goût, ma mère en ayant à son foyer et mon père tant à son jardin que née dans les fleurs je m'en suis toujours difficilement passée, et aujourd'hui encore j'aime passion­nément les jardins, les parterres, les allées fleuries, l'un des beaux dons de Dieu. \*\*\* Pourtant en cette maison quelque chose manquait. Et voilà pour d'autres l'intérêt de ces premières pages et l'enseignement de mon enfance par ailleurs choyée, char­mée dans une atmosphère si fraîche et vivante. C'était le vrai spirituel ; ce qui pouvait y avoir quelque délicat ou profond rapport n'entrait pas dans cette vie où je com­mençais à me connaître. La chose peut paraître singulière car j'étais une petite fille baptisée, mon parrain même étant le curé de la pa­roisse sur laquelle j'étais née et où vivaient mes grands-parents paternels. Il avait été aumônier de mon père à 1'École normale (il y en avait en ce temps-là) et dans l'un des précieux devoirs, mon père n'avait pas manqué d'écri­re : « un bon instituteur doit être pieux » comme aussi les élèves étaient préparés à l'un des à-côtés du métier, l'emploi de chantre d'église, par l'enseignement du plain-chant et même à l'accompagnement sur l'harmonium qui dans les campagnes commençait à remplacer le serpent ou l'ophicléide... J'ajoute que le bon parrain était aussi cousin de ma mère et c'est ainsi que le mariage s'était fait. 28:176 A cette petite baptisée, ayant reçu avec le sacrement le germe de la foi, on avait évidemment appris des prières ; de bonne heure même ; dès dix-huit mois j'en marmon­nais une et je me souviens très bien en avoir dit un bout à un baptême où je fus -- oui -- marraine, car j'ai deux souvenirs authentiques de cet âge. Plus tard ce fut celle au bon ange : *Veillez sur moi quand je sommeille,* *Penchez-vous sur mon petit lit* d'ailleurs emmêlée parfois au : *Cher petit oreiller* *Doux et chaud sous ma tête* quand j'avais trop « somme ». On m'emmenait aussi le dimanche à la messe. Je me vois assise sur le banc des agenouillements, jouant avec les glands de mes bottines mordorées. A l'élévation maman me faisait tenir tranquille en me montrant le petit Jésus que je ne voyais pas, et elle avait plus de succès en me menaçant de Croquemitaine, la vieille demoiselle devant nous rude et sèche en coiffe à bavolet et châle imprimé aux épaules. Bavolet et châle m'inspiraient beaucoup de révérence. Aussi bien, à Noël, ce n'était pas le petit Jésus qui remplissait mes sabots de pommes d'oranges et person­nages en sucre ; et non plus, Dieu en soit loué, le Bon­homme alors inconnu. Mais un autre, qui à y bien penser ne devait pas être beaucoup plus catholique et bien sûr avait vu passer les hivers sur les chênes antiques. Tout à coup je me rappelle, c'était une semaine plus tard, dans la dernière nuit de l'année qu'il passait à la maison ; on l'appelait le Père Janvier. Je dois dire qu'on ne me le faisait pas prier. Ainsi en allait de ma petite vie spirituelle : en formes et en habitudes. J'étais comme une réduction de personne bien pensante, sans recevoir aucun enseignement sur les vérités essentielles, sans que la Vérité attendue par cette âme baptisée lui fût présentée : dépouillée d'enfantillages, j'allais dire toute nue. N'aurait-ce été qu'en ce point de la présence de Dieu, aussi proche qu'à une grande per­sonne : j'étais capable d'y croire : quel gain c'eût été ! 29:176 Point donc d'enseignement et point d'atmosphère non plus : sauf à quelques périodes de vacances et une plus longue pendant une maladie de mon père, je vivais loin de mon parrain et ce sont des souvenirs sensibles que j'en ai surtout gardés -- il mourut quand je n'avais pas cinq ans -- le presbytère, la vieille maison allongée avec des poiriers grimpants sur la façade, des violettes doubles très foncées et jamais revues au long d'une allée du jardin, des odeurs de buis, des feuilles tombées ; la peine que je lui avais faite, déçue par une vieille étoffe d'or qu'il m'of­frait pour ma poupée alors que j'avais attendu plus de merveille. Lui aussi me faisait dire mes prières, sans s'apercevoir que j'attendais trop après le Petit chaperon rouge. Pourtant s'il eût vécu il me semble que bien des choses auraient changé. Déjà ma mère qui avait été une vive mais pure jeune fille n'a plus « fait ses devoirs » après cette mort pour des raisons mal comprises de moi (je crois que mon père s'était heurté avec l'un de ses curés, il n'en fallait pas beaucoup pour « punir » les curés en abandonnant les sacrements ; et aussi sur le tard de nos vies il m'a énu­méré tous ceux qu'il avait vu faillir) ; lui-même, malgré les propos édifiants du cahier et tout en chantant au lutrin restait respectueux mais indifférent, et plus tard à la Séparation par quel mystère diaboliquement pressenti de ses auteurs il abandonna complètement l'église dans une commune où ne chantant pas il allait pourtant à la messe aux grandes fêtes : l'excellent homme se croyait ainsi honnête fonctionnaire et bon citoyen. Il fit d'ailleurs une bonne mort, inattendue parce qu'on ne croit pas assez aux moyens de Dieu. Ma grand-mère maternelle avait précédé sa fille dans l'abandon, et mon grand-père de l'autre côté et celle que j'appelais maman Julie, comme tous ceux de ce temps que j'ai connus se contentaient de montrer des restes étonnants de vieille civilisation chrétienne dans la tenue, l'honnêteté des mœurs, et le respect des enfants qu'on voudrait bien voir à des chrétiens d'aujourd'hui. \*\*\* 30:176 Il ne faut pas croire cependant que je traitais légère­ment ce qui était de religion. Mes prières, je les récitais avec sérieux et j'avais très peur de faire pleurer la Sainte Vierge avec mes sottises. Étourdie comme le premier coup de matines, j'avais de la sensibilité par laquelle on aurait pu me faire entrer et tenir dans la voie spirituelle qu'on me faisait seulement côtoyer ; mais on me laissait trottiner sur le bord, la banquette d'herbe fleurie de nos routes champenoises, alors que mes pas vifs auraient dû sonner au milieu sur la terre dure et sûre : mes petits pas sûrs aussi. On ne s'est donc pas assez servi de ma menue attente d'âme : on aurait pu cependant me voir les soirs comme je me revois, les yeux pareils à ceux de mes boitiers -- ils avaient tous le regard un peu triste -- guetter quel­que chose au jardin. Ni davantage servi de mes dons si j'en avais, ni même de mes défauts dont je suis sure. Ceux-là on ne m'a vraiment jamais appris à les connaître ni m'en corriger. J'étais grondée, fouettée (six jours par se­maine), mise au coin, menacée du loup car il en rôdait encore, vouée à la garde des oies du village et, pis, cou­chée, dans la journée ; et maman savait m'humilier gran­dement en assurant à certaines occasions que j'étais « encore » comme mon père : les reproches et les indignations ne portaient jamais que sur des faits séparés. Même le jour des pigons (qui auraient dû être hélas, d'honnêtes pigeons) où Sœur Adèle de la classe enfantine, chez mon parrain, m'accrocha au dos toute la page sur laquelle j'avais pourtant bien tiré la langue pour repro­duire son beau modèle d'écriture ; et qu'il me fallut ainsi accommodée regagner le presbytère en me frottant les épaules aux murs : même alors je ne fus pas avisée d'être en général envolée plus que de raison, je ne fus engagée ni à l'application ni à la réflexion de la manière qu'il aurait fallu, sérieuse, profonde, chrétienne que mon bon sens -- j'en avais dans ma tête à l'évent -- et ma sensibilité auraient comprise. Moyennant quoi je crains d'avoir eu beaucoup de pigons dans ma vie. Qu'on ne croie pas surtout à l'un de ces reniements de la famille qui ont aujourd'hui tant de succès, un réquisi­toire envers ceux que j'ai tant aimés ; je n'accuserai ja­mais personne ; et ceux-là comme d'autres ont fait ce qu'ils ont su. Non plus à des tentatives de me faire blanche comme neige dans mon enfance et plus tard ; je n'étais pas blanche, j'avais en moi, en dépit d'une innocence par­fois demeurée, la malice du péché. Mais encore, je n'eus pas l'occasion de m'accuser tôt, ni de recevoir ainsi les lumières d'un confesseur. Mon père, assez étourdi lui aussi -- « tu ressembles encore à ton père », -- seulement avec plus de charme que moi, se croyait sage en adoptant à l'ordinaire la commune mesure, et s'en remettant en matière délicate au principe que « le trop est trop ». Ce principe, il crut bien faire de l'appliquer à ma pre­mière confession. Chantant donc au lutrin, portant chape aux fêtes, et même en semaine, allant souvent avant sa classe chanter des obit qui étaient des messes pour des morts où il gagnait vingt sous avant de commencer sa journée (le traitement d'un instituteur était bas à ce mo­ment-là -- il débutait à soixante-dix francs par mois et bienvenu était ce qui l'augmentait) il faisait tout cela sans « être bien » avec son curé dans la commune d'alors. Je n'ai jamais su pourquoi. Avant neuf ans j'allais pourtant au catéchisme, et, tout éveillée, j'étais dans la première division. Et tout allait comme il faut. Mais un jour Monsieur le curé parla de nous confesser -- on le faisait moins tôt qu'aujour­d'hui -- cette bande de gamins et gamines du premier rang. C'est alors que mon père, avec de grands airs et roulant un peu les yeux comme il le faisait aux graves occasions, décida que j'étais trop jeune et refusa de m'y envoyer. Maman ne dit rien, sans doute elle ne voulait pas d'his­toires. Et moi je fus bien honteuse de ne pas faire comme les autres, ces choses sont dures aux enfants, d'autant plus que je fus reculée d'un banc et d'une division. Faut-il avouer que, malgré mes ennuis, je sentais un certain sou­lagement, torturée depuis trois jours à l'idée que j'avais brûlé, sans l'avoir encore avoué, le jupon de ma poupée. Je n'invente pas, je n'arrange pas, je revois encore le coin de cheminée où le méfait s'était passé -- encore une étourderie -- et où je ruminais tristement l'aveu à ma mère et à Monsieur le curé. J'étais une assez brave enfant intelligente et sotte ensemble et chaque âge filtre ses mou­cherons, laissant passer ses chameaux. 32:176 Mais que j'ai perdu en ce tête-à-tête solennel avec le prêtre ! ce conseil particulier, la confiance que j'aurais eue je le sais, et au-dessus de tout l'irremplaçable bienfait du sacrement ! Je n'ai trouvé cela que quelques mois avant ma pre­mière communion, dans un autre village. Si je l'ai trouvé vraiment, parfaitement, de la façon dont je l'entends... Si j'ai été, *en vérité,* éveillée à la vie intérieure. Or ce ne fut guère plus, en un sens, qu'en ma petite enfance. En­core une fois ce ne fut la faute de personne, les bonnes volontés ne manquaient pas ; celles de mes parents à leur façon, de la bonne sœur Adèle qui me fit agenouiller au lit de mort de mon parrain en m'expliquant où il était réellement ; et nous avions comme curé au moment de ma première communion l'un des prêtres à l'esprit le plus fin que j'aie rencontrés -- ce sourire que je reconnus quarante ans après dans un pèlerinage ! -- de cœur le plus sensible, et une intelligence de la vie, à qui l'on voulut confier d'abord une paroisse de Troyes, ce qu'il accepta étant Troyen de race, puis un évêché qu'il refusa ne voulant quitter sa bonne ville, celle aux quarante églises et cha­pelles de jadis dont on disait : « D'où viens-tu ? -- De Troyes en Champagne. -- Qu'y fait-on ? -- On y sonne, on y sonne, on y sonne ! » On n'y sonnait plus autant mais l'église de la paroisse était celle où le passé a tant laissé de soi, où Marguerite Bourgeois la fille du marchand de cire fut baptisée, où « vit » au mur cette Visitation du XV^e^ siècle en haut relief qu'avec la sainte Marthe de la Madeleine je porte au cœur ; et, étrangement, à l'autel de la Sainte Vierge, der­rière le chœur, j'y reçus un jour une grâce. Eh bien ce prêtre supérieur, qui m'aima beaucoup et se souvenait de moi longtemps après avec attendrissement en disant que j'avais été une « petite fille bien pieuse », ému à ce moment de ce qu'on veut appeler ma conversion et n'a été qu'un retour à la foi, celui-là même ne vit pas que tout n'avait pas été fait pour mon âme de ce temps, mon âme de toujours, et que je n'étais pas vraiment « une pieuse petite fille ». 33:176 Je vais employer un mot fort auquel je voudrais bien qu'on ne se trompât pas, mais il n'y en a pas d'autre : lui non plus ne m'a pas enseigné *le surnaturel et la mystique.* Et c'est cela qu'il eût fallu dès le début. Non pas bien sûr la science des *états,* mais l'intimité avec Dieu et le divin ; on en a des exemples dans l'enfance de presque tous les saints, plus ou moins merveilleux ; alors pourquoi ne pas l'enseigner à de moins doués, je veux bien dire ceux qui n'en ont pas le don ? Cela d'ailleurs se fait excellemment aujourd'hui. Mais je crois qu'on n'y songeait pas de mon temps. On nous enseignait par le catéchisme les articles de la foi, nous croyions au Bon Dieu, à Notre-Seigneur, à la Sainte Vierge, aux anges et aux saints, mais en les voyant dans un autre monde que le nôtre alors qu'il nous eût fallu les voir parmi nous. Avoir leur présence familière, cette présence de Dieu par où tout commence dans notre vie enfantine, en faisant nos devoirs et apprenant nos leçons, en allant aux près cueillir des pissenlits, à la ferme chercher le lait, en regardant à la grille du fourneau rougeoyer le feu ou la neige tomber au-delà de la croisée. Non point une obsession mais une habitude heureuse, non point un jeu mais aussi l'imagination portée aux gracieuses compa­raisons spirituelles comme le conseille saint François de Sales dans la *Vie dévote.* Il est si facile aux champs de donner aux enfants des imaginations chrétiennes, j'en vois autour de moi de ravissants exemples. Faute de quoi -- cet enseignement profond, essentiel -- je peux dire que tout a été presque vain de mes bonnes volontés car j'en avais aussi, de mes scrupules. (Je me vois trotter à la sacristie avant la messe de première com­munion pour accuser trois « péchés » commis la veille au soir si puérils que je n'ose les dire.) Et jusqu'à cet effort de me représenter, pendant notre retraite, la Passion de Notre-Seigneur en imaginant à Sa place mon cher papa pour en avoir plus de peine ! Et ainsi cette petite fille qui tâchait de bien faire, n'avait pas en vérifié de vie intérieure. Elle courait seule­ment après des vertus naturelles, ce qui est bien quelque chose, mais sans raison que l'obéissance et la docilité. \*\*\* 34:176 Vinrent les premiers temps de l'adolescence. Mon père avait résolu de me « mettre aux écoles », ce bon maître de campagne rêvant naturellement de voir sa fille devenir professeur dans le secondaire, une position au-dessus de la sienne. Pour moi je ne savais pas ce que c'était ; mais combien je le remercie aujourd'hui de la culture qu'il me fit donner avec bien des sacrifices malgré ma demi-bourse qui finit par devenir bourse entière : mais il y avait les à-côtés. C'est ainsi qu'à douze ans je fus envoyée au collège d'Auxerre, mal installé (au-dessus du « fourneau écono­mique » distribuant des soupes aux pauvres et le plus subtil enseignement y était donné dans l'odeur des choux à la marmite ; quels souvenirs pourtant au cœur) mais plein d'allant, de jeunesse, de bonnes volontés, de gaîtés avec ces Bourguignonnes si vivantes ; dont l'une, réservée pourtant et plus jeune de quelques années deviendrait un jour Marie Noël, et son père, professeur de philosophie, nous faisait des cours d'Histoire de l'art -- il était bon sculpteur sur bois, bon tourneur et tellement enthousiaste des Égyptiens que chaque année les connaissances de ses élèves n'allaient guère au-delà des *mastabas.* Heureuses les unes par les autres ; surtout instruites par ces professeurs hommes et femmes dont nous sentions toute la conscience et tout le prix en dépit de notre légèreté de jeunesse ; que nous aimions, que nous portions aux nues ; et dont deux, l'un jeune encore, licencié en lettres, et l'autre plus âgé qu'on disait encore moins diplômé (si féru de gram­maire historique alors à la mode qu'à la fin de mes études il m'apprit tout bonnement la vieille langue et aujourd'hui encore grâce à lui je comprends Joinville dans le texte) ont été les meilleurs maîtres que j'eus jamais, y compris ceux de bien plus haute situation. Seulement là encore rien ni personne ne vint m'aider. Dans les premières années, le collège étant sans internat, nous étions réparties dans les pensions de la ville ; je trou­vai dans la mienne -- ô le vieil hôtel avec sa terrasse au-dessus des toits bruns en pente et la façade de Saint-Pierre au fond ! -- une directrice très intelligente et qui m'aima beaucoup mais sceptique et le ton de la maison était sans piété. Nous allions le dimanche à une messe basse de la cathédrale mais nous ne recevions aucune instruction et la messe était sans sermon. Je ne m'en inquiétais pas ; je pensais qu'ainsi devait aller le train du monde, bien étonnée par ailleurs quand à une rentrée d'octobre je vis qu'une nouvelle élève restait à la pension au lieu de nous accompagner ; je n'aurais non plus imaginé qu'une fille de mon âge n'allât pas à la messe. 35:176 Et tout alla de même quand nous eûmes un lycée ins­tallé, hélas, dans l'ancien séminaire : la messe basse le dimanche, la communion à Noël et à Pâques pour celles dont les parents le demandaient. Les miens étaient loin, la question n'était pas agitée entre nous, je cessai de de­mander en leur nom et personne ne s'en inquiéta, encore moins s'en affligea. Il faut dire les choses ; le nombre de compagnes allant à la messe avait diminué, les plus fermes s'en taisaient prudemment ou négligemment et nous ne parlions jamais religion entre nous, même devenues grandes. Il n'y avait pas trace d'apostolat comme aujourd'hui. Quant aux professeurs, c'était un temps plus que fâcheux commencé pour eux : celui, pour les pratiquants, des étiquettes et des délations. Un affreux journal, *La Raison*, enregistrait tous les cas délictueux : je crois bien me rappeler que notre directrice d'alors fut dénoncée comme étant vue à la cathédrale à six heures du matin ; ce devait être un grand manque au civisme et aux affaires de la République chez un fonctionnaire, surtout enseignant. Alors, ce fut non par peur mais respect pour les choses de foi vilainement attaquées ou ridiculisées, l'enseignement strictement neutre. Les plus croyantes mirent leur loyauté envers l'État qui les employait, surtout leur délicatesse envers les choses de Dieu, à ne rien laisser transparaître de ce qui en leur âme était du spirituel catholique ; elles se rabattaient sur la morale, y faisant merveille tout en sachant que la base manquait. Et cela dura longtemps. L'une de mes amies, devenue professeur à son tour et qui marqua singulièrement me disait : « Il nous faut avoir la prudence du serpent. » C'était aussi habitude prise : de réserve, au-delà peut-être de ce qui aurait été bon à la plupart d'entre nous. Un jour, c'était avant la dernière guerre, nous avons vu venir ici, en voiture, toute une jeunesse charmante, jeunes hom­mes et jeunes filles, cousins germains, qui étaient les petits-enfants de celui que nous appelions cérémonieuse­ment, respectueusement à l'École de Sèvres, M. Petit de Julleville, notre professeur de littérature du Moyen Age ; 36:176 âgé déjà, du moins il le semblait à nos quelque vingt ans, noble, à cheveux blancs, je le revois en fin de cours, les presque soirs d'hiver et la nuit tombant sur le parc de Saint-Cloud, nous lire admirablement, des laisses de cette *Chanson de Roland* que mon cher maître d'Auxerre m'avait fait étudier grammaticalement. Et ainsi j'en comprenais mieux la beauté, je veux dire : je n'avais qu'à me laisser toucher par ce grand art oublié. Monsieur de Julleville, la Chanson de Roland, mes un peu plus de vingt ans émus, la nuit bleue au-delà des fenêtres. *Cependant en France il y a une merveilleuse tourmente.* ...... *Non, non, ils ne savent pas : c'est le grand deuil pour la mort de Roland !* Eh bien nous parlions. Et tout à coup, je m'avisai être seule de la compagnie à avoir connu le grand-père. Je le décrivis, je contai mes souvenirs et l'un des petits-fils me dit : « Nous ne l'avons pas connu, mais il a marqué d'une si grande foi l'âme de nos mères que nous croyons l'avoir reçue de lui.. » Je me vois me soulever sur mon fauteuil : -- Alors votre grand-père était profondément croyant ? -- Oui, me fut-il répondu avec étonnement. J'insistai : -- Pratiquant ? -- Bien sûr. Je retombai et murmurai : -- Je ne m'en suis jamais aperçue... Jamais, et pourtant : *Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite* *Saint Gabriel l'a reçu.* *......* *Saint Raphaël et saint Michel du Péril* *Saint Gabriel est venu avec eux.* *Ils emportent l'âme du Comte en Paradis.* 37:176 Pourtant notre professeur voyait ces choses dans son cœur. Mais à nous il ne les montrait pas. \*\*\* On le comprend, après le lycée j'étais devenue Sévrienne. Et le même secret avait joué de la part de nos professeurs, à cela près que nous savions protestant le cher, le pro­fond et vivant et délicieux M. Darlu, notre professeur de Philosophie ; et de la part de nos compagnes. Bien sûr nous connaissions leurs croyances ou incroyances ; il y avait ainsi le petit groupe de celles que nous appelions avec quelque malice sans doute mais point de méchanceté « les premiers chrétiens » parce qu'elles disparaissaient de bon matin pour aller trouver une messe au dehors dans l'ombre du couloir voûté, au rez-de-chaussée, comme en des catacombes. Je crois bien avoir eu la première cette imagination. Pourtant il y eut dans quelques consciences des drames que j'ignorais alors : des crises religieuses n'allèrent pas toujours sans drame ni tristesse. L'une de nos compagnes en fut même très malade, plusieurs années ; au moins elle ne perdit pas la foi : une autre la retrouva plus tard ; d'autres peut-être furent atteintes que je ne sus pas. C'étaient des cœurs profonds et des esprits solides. Mon esprit, par vivacité, va parfois au fond des choses ; mon cœur aussi, capable d'épuiser une souffrance, la mienne et celle des autres ; mais j'étais Champenoise, nous ne sommes pas naturellement disposés aux problèmes spiri­tuels et rien ne m'y avait assez engagée, ni préparée, ni habituée. Je n'ai pas souffert comme d'autres et j'en ai honte aujourd'hui. \*\*\* Et voilà longuement parler de mon enfance et ma jeunesse, surtout mon enfance. Si pourtant je l'ai fait c'est qu'il n'est pas coutume il me semble de l'évoquer sous cet aspect de la vie surnaturelle, et la question est trop importante pour qu'ici je l'aie négligée. Mais, qu'on me le pardonne, avant de laisser ce temps de ma vie j'y ferai encore une réflexion qui d'ailleurs va plus loin. Si dans l'éducation spirituelle des enfants on semble trop souvent oublier l'effet des grâces du baptême, c'est peut-être qu'on oublie la grâce tout court et les dons, l'effet du Saint-Esprit. 38:176 On ne pense pas assez à l'un et à d'autre ; on fait comme si on n'y croyait pas vraiment. Souvent, souvent je m'en avisai plus tard en d'autres cir­constances, d'une surtout où j'avais affaire à des âmes com­me enfantines à cause de leur peu d'instruction. On me demandait alors dans des paroisses de campagne pour y faire des conférences sur quelque point pratique de religion, ou sur le centre de dévotion au cœur duquel nous vivons aujourd'hui, dévotion à la Sainte Vierge sous le nom de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, dont je devrai repar­ler. Et l'excellent curé me prévenait : « *Vous savez, ne di­tes pas à mes braves paroissiennes des choses qu'elles ne sont pas capables de comprendre ; allez-y très simple­ment. *» Je répondais poliment et n'en faisais qu'à ma tête. Et « j'y allais très simplement », incapable d'ail­leurs de faire autrement ; mais, et je l'ai conté bien des fois depuis, c'était sans manquer sur le point le plus sévère ou soi-disant le plus difficile à entendre que deux ou trois de mon auditoire venaient me parler ensuite : « Ah, ma­dame, c'était surtout cela (elles disaient *ça*) qui était in­téressant : on aurait bien écouté plus longtemps... » Je m'étais fiée au Saint-Esprit. Soyons confiants : si nous le lui demandons Il parle, et aux plus humbles. \*\*\* Cette seconde partie de ma vie, la plus longue mais sur laquelle je m'étendrai le moins sans doute parce que l'es­sentiel s'en peut réduire, est aussi la plus délicate, parce que non seulement la plus intime mais en engage d'autres -- un autre -- que moi-même. Je le ferai donc avec le plus de discrétion qu'il me sera possible, jusque dans la louange. Et si je le fais, ce n'est pas pour satisfaire à de vaines curiosités mais la chose me paraît bonne à savoir, pour l'amour de Dieu. C'est que cette part de mon histoire ressemble assez, la sainteté en moins, à celle d'Adauctus, saint Ajouté : un saint que j'aime bien. 39:176 C'était sous Dioclétien et Maximien. Le prêtre Félix continuait à mener sa passion sur la voie d'Ostie, allant au supplice : après avoir été tourmenté sur le chevalet il devait avoir la tête tranchée, quand on fit la rencontre d'un chrétien inconnu de tous qui confessa sa foi, lui fut joint et subit le martyre avec lui. Les rédacteurs du Marty­rologe, ignorant son nom, lui donnèrent celui d'Adauctus. Encore une fois la sainteté en moins, et le martyre et la foi initiale, je fus pourtant à mon avis une manière d'Ajoutée. Dieu en soit loué ! Je ne prévoyais pas cependant cet heureux destin -- et quelle périlleuse voie détournée par où je passai, quel étrange engagement dans le mal pour arriver au bien -- quand j'épousai un jeune artiste, d'une famille athée. Non point athée lui-même et il refusa toujours de suivre son père fin, sensible et lettré ce qui pouvait en imposer à son fils, dans l'athéisme officiel dont il était l'un des person­nages. Comme cette grand-mère paysanne que sur sa fosse le maire en écharpe félicita d'avoir partagé « les opinions *philosophiques* -- chère femme -- de son mari », sur son lit de mort avait avoué à ses deux petits-fils n'avoir jamais manqué de dire un ave avant de s'endormir. Incroyant pourtant et élevé dans la plus grande igno­rance, ou pis, de la religion, de l'Église, et du monde catholique. La première connaissance qu'il eut de celui-ci fut un jour en pénétrant dans la famille d'un jeune peintre son camarade d'atelier ; famille modeste -- le père était professeur d'enseignement libre -- mais d'une telle tenue, de manières si dignes, ce qu'il voyait d'ailleurs chez lui, mais aussi d'une union des âmes si parfaite qu'il décou­vrit du coup la merveille d'un véritable milieu chrétien. Ils ont un secret que j'ignore, se disait-il. Quant à l'Église et la religion, à ce qu'il en entendait dire, de bonne heure une réponse s'était faite en lui-même en évoquant Notre-Dame (la Cathédrale) : « Quand je passais devant je me disais : tout de même ceux qui ont conçu, voulu tant de beauté, comment pouvaient-ils se tromper si grossièrement sur l'idée qui les menait, sur le sujet de leur inspiration ? Comment pouvaient-ils être aussi sots, superstitieux et malfaisants qu'on me le dit ? Où est enfin l'obscurantisme -- c'était le mot à la mode de ces temps-là ? » 40:176 Et d'autres œuvres religieuses le faisaient songer. Il avait l'esprit trop sérieux et un sens trop profond des vérités de l'art qu'il voulait retrouver, pour ne pas songer. Et c'était là sans doute, avec le refus d'aliéner sa liberté en une affiliation où quelque chose en lui se défiait, les premières touches de la grâce. Je n'ai pas à conter cette conversion d'un autre : mais non plus je ne peux la passer sous silence puisqu'elle fut en fin de compte la grande aventure de ma vie, « l'heureuse aventure ». En apparence elle commença mal. Le jour où mon mari m'apprit qu'il allait partir en retraite pour y être baptisé, je reçus un grand choc. Littéralement, et sans vouloir employer un mot dont on abuse, je fus bouleversée. Peut-être il sera difficile de me faire entendre puisque dans mon mariage je m'étais montrée indifférente à la question religieuse : cette indifférence pouvait aussi bien jouer dans l'autre sens. Pourtant si, on peut comprendre que tout me semblât remis en question de notre amour et notre entente puisque c'était une autre personne, inconnue, qui allait sortir du baptême : je voyais un fossé désor­mais entre nous, devenu vite un abîme. J'essayai de le dire, mais maladroitement, comme d'une angoisse qui ne veut pas se faire voir : et d'ailleurs à quoi bon, les choses du cœur sont, ou ne sont pas. Je me dis bien aujourd'hui : puisque l'événement me parut si grave, c'est donc que j'en sentais toute l'impor­tance, et la valeur unique et le poids ; que je n'y étais pas, en réalité, si extérieure, et que ce retournement d'une âme je le regardais avec des yeux qui, sans vouloir insister, voyaient ce qu'il fallait voir. En vérité j'ai toujours compris, au moins admis. Pas un instant-malgré le drame en moi que personne ne soup­çonna sauf un véritable ami, parce que je ne le laissai pas soupçonner, pas un instant je n'ai cessé d'admettre ce changement de tout au tout qui n'était pas le mien ; et j'en acceptai aussitôt les conséquences Je n'y avais point de mérite, je m'empresse de le dire : il était dans ma nature d'être et de faire ainsi. Et je n'ai jamais voulu gêner ni tourmenter personne : comment aurais-je tourmenté et gêné dans l'exercice de sa nouvelle vie celui qu'avec mes bons parents j'aimais plus que tout au monde. 41:176 Plus, j'ai fait front à la désapprobation. Quand il y avait à le faire, c'est-à-dire presque toujours ; par loya­lisme envers lui ; par loyauté envers moi-même puisque j'acceptais ; par horreur aussi de l'injustice, de la sottise, et de l'incompréhension. Car il y avait de tout cela et peut-être davantage -- la passion -- contre quoi j'avais à dé­fendre un cœur sincère, et, comment dire, un esprit fervent même en dehors de ([^1]) la foi. D'autant que ce cœur est profond et l'esprit l'un des plus puissants que j'aie connus, je le dis avec simplicité n'y étant pour rien et H.C. n'y reconnaissant que le don de Dieu. Mon rôle n'était pas facile. La sottise était le fait des moins proches et des moins intéressés à la chose, mais la passion du côté de la famille et je sentais que cette conversion déclenchait d'autres drames que le mien. Chez les grands-parents surtout auxquels leur petit-fils était si tendrement attaché qu'il sem­blait les préférer à ses parents et qui au temps du lycée, sitôt les vacances arrivées, allait partager les travaux du grand-père aux champs et aux vignes. C'était quelqu'un de très intelligent aussi, ce paysan-vigne­ron, plein d'observation, avec, ce qui est rare, le sens des idées générales : mais sur la vie, le travail, l'économie du monde ; pour ce qui touchait à l'âme, n'en ayant point pris l'habitude, et sur la religion ayant seulement appris, comme tout le peuple trompé, que c'était le mal. Alors, en toute sincérité « contre ». De sorte que la conversion fut chez lui une blessure à vif, com­me si son petit-fils l'avait renié et insulté à ce qui était sa croyance à lui ; presque pis, devenu « pas sérieux ». Car être catholique et pratiquant n'était pas sérieux. Une jeune cousine commerçante qui fermait sa boutique le dimanche pour aller aux offices n'était pas sérieuse. Le mot revenait toujours en ces cas et avec conviction ; car ces grands-parents que le petit-fils aimait -- les outils du grand-père sont toujours ici chère­ment conservés -- et il s'affligeait de leur faire cette peine, étaient d'une race grave où les devoirs d'une honnête vie étaient tous remplis, et ils étaient unanimement respectés. Seule­ment, j'y reviens, ils étaient passionnés au sujet de « leurs idées » comme on disait à propos de la religion. Et autour d'eux les amis partageant ces idées ou de simples connaissances n'arrangeaient pas les choses. Ainsi le grand-père s'entendait dire par un épais sot : « *C'est-il que tu n'es plus républicain, que ton petit-garçon va à la messe ? *» Et le cher homme se durcissait. La grand-mère, plus inquiète dans sa vieille tendresse quoique aussi indignée, cherchait des excuses et me dit un jour où elle voyait le converti guetter l'Angelus : « *Ce n'est pas étonnant qu'il soit exalté, ma pauvre fille --* elle l'avait perdue -- *quand elle le portait a manqué chavirer en bateau sur la Seine : c'est la peur qu'elle a eue... *» Je me demandais bien pourquoi eux et mon beau-père courroucé ne se ([^2]) faisaient pas le raisonnement de ce brave homme dans leur cas, qui avouait ingénument : « Depuis son enfance j'ai rebattu les oreilles de mon fils avec la liberté de conscience : je suis bien obligé au­jourd'hui de la lui reconnaître... » Je faisais donc face. Alors la grand-mère m'accusait d'avoir tourné les idées de son petit-garçon -- si ç'avait été vrai ! -- comme si jamais quelqu'un sauf le bon Dieu ait pu les lui tourner ; et je portais de la sorte le poids d'une situation dont j'avais été la première à souffrir. Tout en me mettant à leur place car il m'a toujours été impossible de ne pas imaginer le sentiment des autres même contre moi. Il faut le dire aussi, ce n'était pas la première fois que la famille entrait en déplaisir. Une vraie vocation d'artiste, de futur grand artiste, est aussi impétueuse, irrésistible que les grandes eaux. Imaginez cette vocation et ces re­mous chez un tout jeune homme pour lequel on rêvait une « belle » situation telle que l'avait son père dans une administration ; 42:176 le milieu devenu bourgeois avec la mère digne, courageuse fille de ces vignerons de Bourgogne dont elle avait l'honnêteté, le goût du travail, et l'intelligence pratique mais, avec de la sensibilité, aucun goût de l'art ; et le seul artiste de l'entourage, comédien de grand talent dont la carrière hélas avait été faussée, l'oncle Max qui naguère avait combattu aussi, ne s'intéressait qu'à son théâtre. Ainsi la vocation avait déjà été un désastre, et un sujet de lutte. Comme si elle ne comportait pas en elle-même ses tristesses et ses difficultés. Sitôt la permission du père enfin accordée après un semblant de passage à l'École de droit qui naturellement n'avait rien donné, H.C. s'aperçut qu'il n'aurait point de maîtres ; il n'y en avait pas pour ce qu'il voulait (Cézanne et Gauguin encore inconnus de cette génération comme ils l'avaient été de la leur, les Primitifs français seulement révélés par une exposition en 1904) et point de vivants, sauf Rodin qui n'enseignait pas, et d'ailleurs le jeune artiste s'en était pris à la peinture. Et pourtant dans cet esprit précoce se formait l'idée d'une réforme nécessaire de l'art, dans sa technique et son sens profond (comme plus tard il s'aperçut du besoin de la réforme intellectuelle déjà envisagée par Péguy). Au moins la découverte de la possibilité de la taille directe oubliée depuis trois siècles sauf dans la décoration en bois, sortit de bonne heure de ses réflexions et observations ; sur un fait, comme cela arrive, en regardant un praticien au travail : « Mais si on peut travailler directement dans la pierre, moi aussi je suis sculpteur ! » Et le formidable travail commença qui cinquante ans après continue, avec la même vigueur, le même souci, la même pensée en éveil à chaque coup d'outil. Et dans la grande Pensée. Mais, j'y reviens, quelle solitude pour le futur artiste seul parmi les siens, seul parmi son travail et ses rêves, si on peut employer ce mot quand il s'agit de lui. Sauf moi qui déjà recevais ses confidences, peu d'amis à le comprendre et ceux de sa famille le traitant de pis que d'exalté à la façon de la grand-mère. Tel il avait été, et cela peut-être aussi le conduisait à Dieu. Et maintenant, avec la conversion, tout recommençait. Et j'étais dans le jeu, tout à fait cette fois. \*\*\* 43:176 Il est assez curieux que ce matin m'éveillant et son­geant à ces choses le souvenir me soit revenu d'une pièce que j'écrivis un peu plus tard sous le titre qui me semblait bien venu : *Le Serviteur et la Servante.* C'était un peu notre histoire avant mon retour ; toute proportion gardée, grand Dieu, celle de *Polyeucte* dont elle se rapprochait par certains côtés ; j'y avais même imaginé un Sévère. Quelle impulsion me fit la porter au Vieux-Colombier ? Elle toucha assez Copeau, qui donc la lut, pour qu'il m'en écrivit assez intimement. On me dit alors qu'elle avait aussi intéressé Jules Romains mais de cela je n'eus aucune preuve ; et qu'il avait été envisagé de jouer *Le Serviteur et la Servante* les jeudis en matinée. Mais le Vieux-Colom­bier finissait sa touchante, admirable carrière et ma pièce a fini la sienne avant de l'avoir commencée. Je ne l'ai même plus et n'en ai parlé que par rapport à mon récit. Nous vivions assez retirés du monde : à vrai dire H.C. avait commencé sa retraite dès ses premières années de jeune homme. Il a toujours aimé le travail en un silence que sont venus seulement rompre ici, aux champs, les en­seignements à quelques élèves dans les dix années avant la dernière guerre. Nous voyions pourtant un certain nom­bre de convertis comme lui. C'était le temps de cette belle éclosion d'âmes tournées à Dieu qui a précédé l'au­tre guerre : comme une bonté prévenante de ce Dieu qui voulait voir sauvés tant d'hommes en voie de périr. Ainsi Il disposait les cœurs. Au moins aux plus nobles senti­ments ; on ne redira jamais assez -- mais qui nous en croit aujourd'hui -- le beau, généreux mouvement que ce fut dans nos campagnes où je l'ai vu, dans les villes dont on me l'a dit, au premier coup de tocsin du 2 août 1914 dans les clochers des petites églises ou les tours des cathé­drales. Et presqu'aussitôt ce dépouillement de tout ce qui alourdissait et surtout diminuait les vies : le vain, le mes­quin, l'inutile. On se sentait l'âme comme purement nue ; on était soudain haussé ; peu ont été sans l'éprouver. Mais personne n'avait su d'avance qu'il en serait ainsi ; et cependant les convertis, eux, avaient déjà commencé le beau train des jours chrétiens. Il faut tout dire ; on les accusait bien parfois de man­quer de discrétion, oublieux d'être naguère encore ignorants de ce dont ils faisaient des leçons ; allongeant la moue en de silencieuses réprobations ; ou, impétueux, ir­ritant de braves catholiques qui avaient cru toujours servir la vérité : 44:176 mais que cette vérité était belle dans leurs éclats ! Et comme elle gagnait parfois à être rappelée ! Aussi, à un moindre degré, ils avaient bien leurs petites façons dont ne pouvait manquer de s'apercevoir mon sens champenois du comique ; il y avait des mystères, des airs, des chuchotements, des manières de baisser soudain la voix au plus beau d'un récit édifiant ; et l'un d'eux re­conduisant son hôte sur le palier et commençant à re­fermer la porte sur soi, ne manquait pas de susurrer dans l'entrebâillement un « Priez pour moi » de grand effet. Mais quel monde merveilleux il avait pu entrouvrir aupa­ravant, quel jardin enchanté où ils allaient tous, quasi pareil au Premier, celui du Paradis ; et ils s'y avançaient dans les délices d'une fraîcheur retrouvée, d'un recom­mencement de Création ; et ils étaient heureux. Moi je n'étais pas heureuse, je n'allais pas encore dans les délices d'un recommencement : en un sens je n'y songeais même pas. Je me contentais de tenir la place silencieuse et disons respectueuse que j'avais choisie et qui n'était pas sans déplaisirs. Je sus bientôt que c'était la bonne en voyant des mé­nages dissociés par la conversion du mari ou de la femme. Parfois les drames allaient loin puisqu'ils empêchaient le converti de pratiquer les sacrements ; il y eut ainsi, par la faute de l'autre, des situations impossibles. Je n'aurais donc jamais voulu tomber dans cette erreur, et c'est ce qui m'a valu, singulièrement et sans que je l'aie cherché, l'ami­tié de Péguy, en dehors de l'admiration que nous avions pour lui. Car il était de « nos » convertis : le plus naturel et sans façons. Et je le sais, d'aucuns vont se récrier comme d'autres en son temps : un converti, lui qui n'approchait pas des sacrements ? Eh non ; comment l'aurait-il fait sans commencer par celui qu'il ne pouvait recevoir seul ([^3]) ? Ne pouvant davantage faire baptiser ses enfants, il les avait au moins donnés à la Sainte Vierge. Sans doute il patientait, attendait. 45:176 Et il aurait fallu à ceux-là attendre aussi au lieu de se soucier avec si peu de pru­dence, s'indigner, et le houspiller comme le faisaient ses amis plus heureux dont l'intention était sans doute bonne de lui représenter sa situation comme fausse vis-à-vis du monde catholique, équivoque, impossible à soutenir et surtout dangereuse à lui-même, à son salut : si la grâce se retirait ? Mais ils s'y prenaient hâtivement, étour­diment, *supérieurement,* le contraire de ce qui convenait à son caractère et sa sensibilité. Et pourtant, chrétien, il l'était devenu si profondé­ment, avec tant de lucidité dans le cœur et l'esprit : les abonnés des Cahiers ne s'y sont pas trompés quand pa­rurent les *Porches* et *Ève,* ils se sont désabonnés par cen­taines ; et il n'y avait qu'à le voir vivre pour savoir à quelles vertus il sacrifiait ; et -- pour moi la nouvelle en fut un éblouissement -- le ressurgeonnement après sa mort de sa *vocation* que fut l'admirable, humble acquies­cement de presque tous les siens à sa foi, leur conversion véritable et totale qui avait paru impossible même à lui peut-être puisqu'il n'avait même pas commencé à lutter. Et je préfère à toutes les critiques, voire les plus or­thodoxes, l'exclamation du digne, excellent curé de Dom­rémy -- c'était il y a une vingtaine d'années -- à qui nous demandions une messe pour lui, dans l'église qu'il avait visitée, sa Jeanne d'Arc au cœur : « Charles Péguy, oh le pauvre cher homme, il y a longtemps qu'il est au Paradis ! » Il ne prétendait pas canoniser mais le sen­timent y était, et la compréhension. Et la messe a été dite tout de même. En tout cela quel embrouillis, quelle misère, et quelles souffrances comme si la vie tout court, la vie à gagner ne lui en apportait pas assez ; et la maladie ; et la mécon­naissance du grand artiste qu'il était, du grand penseur, du moraliste de nos jours. Avec le cœur pur : « Il n'y a pas de péché dans mon œuvre. » C'était vrai. Ce n'est pas une digression. Même je me sens obligée d'insister, non pour me vanter d'une amitié qui me fut chère : c'est qu'elle fut tellement mêlée à ma vie de ce temps, les derniers mois avant la grande guerre, ma *vraie vie* qui tout au fond se préparait... 46:176 Nous admirions depuis longtemps Péguy et de plus en plus (je voudrais pouvoir raconter l'irruption d'*Ève* dans notre logis un soir de lassitude et de pauvreté) quand une jeune femme invitée par une amie en même temps que moi s'offrit à me le faire rencontrer chez sa mère. Je l'avais vu déjà aux Cahiers mais je compris que ce ne serait pas la même chose. Cette jeune femme était Jeanne Maritain et sa mère Mme Favre, l'une des filles de Jules Favre, dont Péguy disait : « Elle a le génie de l'amitié. » Elle lui était en vérité la meilleure des amies, et quittant la rue de la Sorbonne, chaque jeudi midi il allait déjeuner chez elle à ce 149 de la rue de Rennes qui est resté pour beaucoup l'image de grands souvenirs. Elle y recevait aussi parmi d'autres Ernest Psichari, Maurice Reclus : ce sont ceux-là surtout que j'y rencontrai quand après avoir été présentée je fus invitée à me joindre à l'aimable réunion qui suivait au salon, au moment du café. Un jour il y eut venue d'Orléans Mme Péguy, la mère, grande, noire et sévère, celle-là qui répondit à H.C. venu la voir après la guerre et lui disant en consolation que son fils enfin connaissait la gloire la plus pure : « Oui, monsieur ; *mais c'est avant qu'il avait besoin. *» Ce mot nous tomba sur le cœur. La mère devinait ; elle ne croyait pourtant pas autant dire, s'en tenant à la pauvreté. En vérité Péguy avait be­soin aussi, terriblement, d'amitié, de compréhension, de gloire. Il était alors très malheureux : pour des raisons sur lesquelles il me faut revenir. Il sentait donc sa valeur, sa vraie valeur d'artiste et de penseur et ses amis ne la lui accordaient pas toute. Ombrageux et eux maladroits, il se brouillait avec eux ou se sentait suspect ; et perdre une amitié, plusieurs amitiés, le touchait à vif : « Vous ne savez pas ce que c'est... » Lui aussi avait le sens de l'amitié ; mais un sens aigu, exclusif, et il se jugeait alors trahi. Il l'était parfois. Surtout il y avait cette lutte devenue ouverte contre son comportement envers les commandements de Dieu et l'Église. Mais c'est là surtout où je le rejoignais à cause de nos deux ménages parallèles et j'étais encouragée, le voyant je souffris, dans l'attitude que j'avais prise ([^4]). 47:176 Elle me le faisait aussi mieux comprendre à travers de ce que moi-même j'aurais pu faire supporter : enfin n'y étant pour rien j'étais en quelque sorte, étrangement, au cœur de sa croix. Il le sentait avec quelles antennes, je ne lui ai jamais fait de confidences. Quand j'entrais au salon, il me faisait une place à côté de lui. Un jour où je sentis aussitôt l'at­mosphère orageuse, il dit avec son sourire qu'il avait très beau quoique très grave : « Ah voilà quelqu'un qui va être pour moi ! » Mme Favre à part bien entendu. Il m'avait devinée et en même temps ce qu'il y gagnait, s'il y avait à gagner pour lui en moi. Restait mon ad­miration qu'il savait grande, et signifiait aussi beaucoup de choses. Quand je ne le voyais pas là j'allais -- le plus sou­vent -- aux Cahiers où il m'avait demandé de venir. C'est là que je le vis pour la dernière fois très tard un jeudi de juillet. Les tilleuls de Virginie de l'avenue Mo­zart devaient embaumer mon retour mélancolique, et passant à l'aller par une petite rue derrière l'Odéon, dont j'ai oublié le nom, je dérangeai une ronde de petites filles : *Nous irons à la chasse* *A la chasse aux per-de-rix.* que je n'ai pas oubliée. Ce retard il l'a marqué à mon arrivée -- c'était lui qui m'avait donné rendez-vous le jour même chez Mme Favre -- et combien de fois depuis je me le suis reproché. Il savait que c'était ma dernière visite avant l'automne ; ou peut-être savait-il davantage, nous n'avions jamais parlé de la guerre possible, la de­vinait-il proche ? 48:176 Je n'en ai jamais su par lui que dans ce petit mot des tout à fait derniers jours de juillet, écrit en marge d'un tirage à part de plusieurs textes d'*Ève* dont je lui avais demandé l'extraordinaire *Résurrection des morts*, la première, la seule depuis celle d'Agrippa d'Au­bigné qui me touche beaucoup moins. Le voici ce mot : « *On dit que c'est pour demain, ma chère amie. *» « *Le fidèle Péguy. *» Je recommencerais bien à pleurer ce soir en le transcri­vant. Ce jour-là nous avons parlé de lui, de sa nouvelle œuvre en projet qui serait « comme une cathédrale avec des nefs », il m'a souhaité de bonnes vacances et sur le seuil de la porte, passé le bureau de « Monsieur Bourgeois » il m'a dit, songeant à notre vie : « Notre-Seigneur et nos saints nous aideront. » Sa dernière parole. Et moi je me demandais m'en allant le cœur gros d'avoir vu trop de lassitude dans ses yeux, comment se romprait l'étau toujours resserré sur lui avec ce drame de sa conscience, cette méconnaissance de son génie propre, et la pauvreté et le débat de la vie. A tout cela je ne voyais pas de solution. Dieu cependant la préparait. Le 17 septembre nous étions chez Jeanne Maritain, cette jeune femme au cœur de flamme devenue une amie, dans sa propriété du Mâconnais. La guerre nous avait re­tenus là ; c'était là que nous avions entendu le tambour battre la générale, l'annonce, un vieil homme en tablier de vigneron dire : « Ma foi ! ». comme au pays devant ce qui est arrivé, un grand cri de femme à l'entrée d'une grange. L'après-midi de ce 17, Jeanne Maritain parcourait le journal de Lyon qui venait d'arriver. Tout à coup nous la vîmes pousser un cri puis s'enfuir jusqu'à un coin d'ate­lier transformé en oratoire. Nous l'avons suivie après avoir ramassé le journal qu'elle avait jeté : la mort de Péguy y était annoncée d'après le très bel article de Barrès du 15, dans *l'Écho de Paris.* Nous avons prié tous trois avec des larmes, puis je me suis enfuie seule à l'église. Et à partir de ce jour, toutes les fins d'après-midi, j'al­lais faire pour lui un chemin de croix dans cette vieille petite église qu'il aurait aimée. A son chevet il y a la tombe de l'abbé Dumont, inspirateur de Jocelyn. 49:176 Au-delà de la colline, presqu'au-dessus, Milly. Ces images me sont restées, mêlées au souvenir de mon incroyable supplication. \*\*\* Incroyable et pourtant il faut y croire. C'était bien moi, à genoux devant chaque station, le cœur tout en confiance, le cœur en Dieu. Oui ; la grâce de la foi venait de m'être donnée, comme elle est : gratuite, à son heure, à son choix. Au moins consciemment je ne l'avais pas demandée et je l'avais reçue ; je n'avais pas cherché et j'avais trouvé ; je n'avais pas frappé et il m'avait été ouvert. Et c'est là sans doute le grand enseignement de ma simple histoire : une fois de plus, en une âme ordinaire, le surnaturel a fait irruption avec sa marque propre, le pas mérité, l'inattendu. Toute une vie nouvelle (psycho­logique ? non, c'est autre chose) en branle et je donne au mot un sens fort, et qui est autre chose aussi que la vie de l'esprit puisque sainte Thérèse elle-même fait une distinction subtile entre l'âme et l'esprit (Château de l'âme, cinquième demeure). Les débuts d'une science ; où je ne suis pas allée loin mais dont toute la matière m'était offerte si je voulais travailler dessus. -- Le risible est que depuis les premiers temps de l'Église des esprits magni­fiques, à commencer par saint Paul et les Pères, en ont fait leur unique étude ; et que dans les études officielles nos savants officiels reculeraient d'horreur rien qu'à en recevoir la proposition ; bien embarrassés d'ailleurs se­raient-ils puisqu'il y faut, je n'ose dire à cause de moi une science infuse, mais une expérience personnelle. De toute façon quelque chose de considérable manque à leur savoir, déjà à leurs enquêtes ; et délibérément ils l'écartent, aussi extraordinairement qu'ils laisseraient de côté une part de la vie naturelle. -- Mais d'autres que moi l'ont dit. Pour moi j'avais donc mon expérience ; et elle m'était venue, en dehors de l'inattendu, avec tant de simplicité, je dirais de naturel s'il ne s'agissait de tout le contraire, que je n'en ai jamais su le moment exact ; je m'en aperçus je crois sur l'une des routes du beau pays ; je regardai la roche et les peupliers et la rivière coulante. 50:176 Devant moi J.M. et H.C. s'entretenaient ; j'étais sûre que c'était de religion, et sans aller me mêler à eux je compris enfin que j'étais entrée dans la même vie de l'âme, celle de la croyance admirable et précise, devenue fille de Dieu, fille de l'Église. \*\*\* Plus tard je reçus des grâces particulières dont le récit serait impudent et vain. Si je les nomme, c'est toujours à cause de la marque : la surprise, la gratuité. Mais j'étais tellement ignorante qu'avant ce mois de septembre 1914 je ne connaissais même pas l'existence de ces expériences. Je me hâte d'ailleurs de le dire, elles ne comportèrent pas des états extraordinaires quoique soit déjà hors de l'ordi­naire, pouvons-nous penser autrement, la moindre chose qui nous soit ainsi *donnée* et par là devient sans prix. Je ne savais pas un mot de mystique, je ne connaissais par exemple la grande sainte Thérèse que de nom, et d'étiquette sans encore en pénétrer le sens. Même après avoir lu sa « psychologie » dans Hella par aventure sans en avoir profité pour chercher au-delà. -- Pourtant, ano­malie, je croyais aux miracles, je m'apercevais y avoir toujours cru, je n'étais peut-être pas assez sotte pour les croire impossibles, ce qui était une bonne disposition. Alors quelle admirable nouveauté de rencontrer enfin la sainte, apprendre d'elle l'inconnu, m'apercevoir que je pouvais aller à petits pas là où elle vole, suivre à terre les chemins qu'elle fait à mi-ciel, mener pour tout dire ma simple vie chrétienne dans l'ordre où elle menait la sienne et la faisait vivre à ses Sœurs. Découverte : *tout* est dans le commencement, même la plénitude ; il faut seulement l'y trouver et amener à l'état de perfection. Que c'était là aussi, inattendu. J'avais craint de con­naître cette Thérèse la Grande ; je la croyais exaltée, délirante, hors du temps et de la vie, je m'apprêtais à lui vouer une admiration passionnée. Et voilà que je trouvais en vérité une femme merveilleusement intelligente, mais si simple de caractère et de façons ; on la voit s'arrêter, les mains dans les manches comme une bonne sœur qu'elle est, pour revoir en elle : puis reprendre sa plume d'oie qui court, qui court, qui court, parce que tout cela, elle le fait savoir, ne vient pas d'elle, elle écrit comme sous une dictée ; elle ne se relira même pas parce qu'elle n'en a pas le temps : elle s'en excuse sur ce temps mangé, ses douleurs de tête et de poitrine. 51:176 Si elle s'est trompée qu'on veuille bien l'en excuser, ou si elle n'a pas compris ce qu'il fallait dire ; de toute façon ce qui est bon ne sera pas d'elle mais du Saint-Esprit ; et faux ou mal, oui vraiment d'elle. Quelle humilité. Quel amour du Vrai, dépouillé de soi. Ainsi notre Docteur qui n'en reçut pas le titre parce qu'elle était femme : mais l'Église, en son cœur, le lui donne. On imagine si je fus séduite par une science si nou­velle pour moi, et le personnage. Je m'y attachai au point que devant prendre un nom d'oblate de saint Benoît, je demandai celui de la Carmélite ; quelques personnes me souhaitent ainsi ma fête le 15 octobre ([^5]). Mais déjà j'avais éprouvé la sauvegarde d'une telle amitié. Au moment de subir une grave opération vers laquelle j'allais seule, je me remis toute à sainte Thérèse ; elle m'accompagne en mon voyage et en ces jours, répandant la paix en mon âme, fidèle, attentive ; même une nuit je crus la voir au­près de mon lit de grande malade car je le fus longtemps : cette femme vêtue d'étoffe brune (je n'avais jamais songé à son habit) un peu penchée sur ma toilette, ne mettait-elle pas la main à tout dans ses monastères ? Je ne saurai ja­mais si elle était là autrement qu'en hallucination -- je ne rêvais pas -- comme je le crois ; mais l'invoquant ainsi je la revois pareille qu'à cette heure. Je pourrais peut-être en dire davantage mais il n'est pas nécessaire. Cependant je ne voudrais abandonner ces confidences de quelques touches surnaturelles sans y ajou­ter deux choses. La première est que l'une fut accompagnée d'un tel amour de tous les hommes, une telle bienveillance, une si grande charité que je compris le sens de la Parole : « Aime ton prochain comme toi-même. » Et il m'a semblé qu'alors je ne pouvais me tromper sur ce qui m'était envoyé : je tenais la pierre de touche. Puis, que ces pages ne riment pas à me faire connaître meilleure et plus riche que je ne le suis. D'abord, puisqu'on ne mérite pas... Et parce qu'au contraire, j'y trouvai par là-même la preuve de « ce qu'on en fait », le pivot exact sur lequel, tournant, on peut perdre chacune des grâces si on n'y veille soigneusement, jalousement, constamment. 52:176 La vive méfiance de soi peut être la plus précieuse vertu si elle nous permet d'aller jusqu'au bout, de répondre et correspondre ; sans regrets ni déchirements, sans se briser plus bas. Je songe en écrivant ces dernières lignes aux bonnes femmes comme moi sans grande envolée que, si on le veut, poétique. \*\*\* Et j'aurais vraiment tout dit si, étonnamment, le dernier tiers de ma longue vie ne s'était passé, *réellement,* en chrétienté ; si je n'avais appris dès mon arrivée en ce village converti voilà un peu plus de cent ans par son curé comment simplement et merveilleusement vivre sa foi, comment au cours des années, des jours, des heures, peuvent se tenir les promesses du baptême. Comment Dieu étant présent sur les routes, dans les champs, au fond des sapinières, au creux des maisons, il n'est pour cela que se tourner vers Lui en menant une charrue, gardant les moutons, coupant le bois -- et quelle odeur de mousse, de tronc humide, de verte aiguille, avec au printemps, le merle et la tourterelle, grâces Lui en soient rendues, com­me Il fait bien les choses ! -- en balayant la cuisine et ra­massant le poupon tombé. Dans ce village, le nôtre depuis le temps que j'ai dit et d'où j'écris. Quelle histoire étonnante et vraie. Il y a donc un peu plus de cent ans, exactement le 24 décembre 1849, un jeune prêtre au lendemain de son ordination se rendant à la paroisse qui venait de lui être assignée montait et descen­dait l'une des petites routes de la Champagne auboise entre les friches à moutons et les plantations de jeunes pins, dont quelques-unes déjà belles. La neige était par­tout, surchargeait tout. Au sortir de ces pins il vit, sur un fond de hauteurs grises, un village avec son église basse au pauvre clocher ancien, ruiné : sa paroisse, le Mesnil-Saint-Loup du diocèse de Troyes ; à quatre kilomètres, dans la direction de Nogent-sur-Seine, de la nationale me­nant du chef-lieu à Sens en doublant une ancienne voie romaine devenue dans les temps la grand-route, et là na­guère la Sainte Couronne avait passé dans son triple coffret d'ivoire, d'argent et d'or, apportée de Constantinople par les envoyés de l'empereur Baudouin, au roi saint Louis qui s'avançait à pied, deschaux et simplement vêtu pour la recevoir avec son frère Robert et sa suite en procession. 53:176 Mais le jeune curé tournait le dos à la grand-route. Quoique très savant déjà et plein de piété il ne songeait ni aux Épines autour du cercle de jonc, ni au saint roi. Tout son cœur et son esprit étaient à ce qu'il regardait : ce lieu déterminé entre tous où il allait être le père des âmes. Et quel père, il ne le savait pas lui-même. Il s'était arrêté pour mieux emplir ses yeux. Semblant seul dans les champs blancs et l'odeur verte. On ne voyait personne. Mais il n'était pas seul tout de même ; en avant qui le menait il y avait la Sainte Vierge ; invisible et sans parole et sans apparition elle était là parce qu'il l'aimait si singulièrement et à cause de lui Elle prenait le village dans ses amitiés. Il en écrira plus tard. Mais à partir de ce moment c'est une histoire trop longue à conter ici. Disons seulement que ce nouveau prê­tre -- il s'appelait l'abbé André, plus tard le Père Emma­nuel quand devenu bénédictin olivétain il resta pourtant curé de sa paroisse après y avoir fondé deux monastères -- avait grand cœur, grand esprit et même une sorte de génie, je devrais dire du génie tout court, une grande science déjà des Écritures et le sens des choses de la foi. Ainsi muni, avisé et courageux, il transforma une pauvre pa­roisse pas plus dévote que les autres, peut-être moins ayant été scandalisée, en un foyer ardent de prière, de foi, de pratique religieuse jusque dans cette vie de tous les jours que j'évoquais tout à l'heure, jusque dans les pures délicatesses du corps, de l'âme, de la conscience. On y priait, on y chantait (l'office liturgique : on avait même appris un peu de latin pour mieux comprendre), on venait à l'église en semaine autant qu'il était possible, il y avait grande fréquentation des sacrements (l'une des premières confirmations après l'arrivée de l'abbé André avait mis sur la route de la paroisse voisine soixante-douze confirmands de tous les âges depuis le catéchisme jusqu'à la boiterie et les cheveux blancs, et tout ce monde allait se réjouissant et chantant des cantiques : on n'avait ja­mais vu chose pareille)... S'en suivait une honnêteté de mœurs et de manières difficile à rencontrer, paix et séré­nité sur les visages, et distinction pour qui savait y voir. 54:176 Tout cela, grâce en grande partie à l'ardente vie inté­rieure, aux prières, sacrifices et mortifications du pasteur ; un miracle obtenu par la Sainte Vierge grandement aimée à cette heure des paroissiens et invoquée sous le nom de *Notre-Dame de la Sainte-Espérance ;* dévotion reconnue avec son office par le Très Saint Père Pie IX, ce jeunet petit curé de campagne à ses pieds. Une chose bien étonnante encore. Et voilà qu'aujourd'hui le miracle continue, à un moindre degré sans doute, le monde moderne entamant tout, mais demeurant quand même dans l'essentiel de ses effets ; maintenu par le premier curé ayant succédé au Père Emmanuel, et le second, celui d'aujourd'hui. Si bien qu'à travers eux et avec eux nous rejoignons les temps héroïques et touchants. Nous rejoignons ces temps... Mais je ne suis pas héroïque ; je n'ai fait que suivre H.C. quand dès 1919, ayant quitté Paris toujours difficilement accepté quoiqu'il fut né en plein Montmartre, et après quelques années bourgui­gnonnes dans la maison des grands-parents, il décida de venir se fixer au Mesnil par besoin de s'édifier dans une petite cité de Dieu, de vivre en retraite et vie simple. Il y avait alors aussi le monastère dont il était oblat. Je ne me doutais pas en venant qu'une circonstance étrange allait me retentir trois années au village sans en sortir sauf pour quelques visites à mon père à trois lieues de là, car je revenais par le détour spirituel à mon pays d'origine ; trois années presque recluse moi qui aimais les chemins du monde, mais sans lesquelles je n'aurais pas si bien appris ce que je ne savais pas, ni pénétré ce qui m'était encore fermé de la vie chrétienne de tous les jours. Et voir enfin possible d'être suivi par bonnes fem­mes, bons hommes de campagne, le chemin de sainte Thé­rèse, le *Chemin de la Perfection.* \*\*\* Saint Philippe avait eu sa réponse. Saint Jude a eu la sienne : « Si quelqu'un m'aime il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous reviendrons à lui et nous ferons notre demeure chez lui... » 55:176 Un peu plus de vent d'automne a passé : les feuilles s'en vont, les dahlias aussi. J'ai dédoublé un pied d'asters d'un rouge-rose devenu envahissant. Il y a encore des framboises aux framboisiers jaunis. Et au-delà du jardin et du verger et des champs il y a, il y aura toujours les sapins verts à l'odeur vive et fraîche. Et au-dessus la merveille en couleurs délicates du ciel de Champagne. La terre aussi sent bon, et verte elle est, rose et violette et dorée comme le ciel. Dieu passe dans sa création. Dieu donne son amour à sa plus difficile créature, l'homme. Claude Franchet. *Le Mesnil-Saint-Loup\ Octobre-novembre 1958.* 56:176 ### Jean des Berquins par Luce Quenette « Le Vent de l'Esprit souffle où Il veut » (Jean II, 8). A cette épigraphe, Claude Franchet aurait pu ajouter : « Que celui qui peut comprendre comprenne », parce que Jean des Berquins est une histoire de mystère, sur laquelle deux voiles sont étendus, un voile de style ou, comme on dit, d'écriture, et un voile de campagne, de complicité des choses naturelles qui cachent et annoncent le mystère, tour à tour. \*\*\* Quel mystère ? Je crois qu'on peut lire tout le livre sans le découvrir. C'est un mystère d'âme, et il faut donc lire avec l'âme persuadée qu'il y a une manne cachée, précieuse, simple. Car un secret d'âme peut être, à la fois, mystérieux et simple. Il est des confidences très simples qui ouvrent les yeux intérieurs sur l'infini. Le charme de ce livre est grand. Mais pour le goûter tout entier, il faut être conscient et instruit : de l'âme, du péché, de l'oubli de Dieu, de la grâce de lumière refusée, combattue, combattante, de l'intercession, du tourment de charité « qui mord plus profond que le péché », de l'ennemi du salut, de son assaut tenace, et enfin, dans le pécheur, du miracle de la Rédemption. Mais alors, pour le lecteur qui n'a pas vécu et médité ces « grandes vérités », le livre de Claude Franchet est hermétique ? Bien sûr que non, car la Grâce est racinée profond dans l'humain et, pour l'humain, Jean des Ber­quins est un roman très bien fait où il arrive *quelque chose*, une chance d'amour entrevue, perdue, retrouvée, il y a passion silencieuse qui peut tourner en haine, il y a vengeance et même coup de fusil. 57:176 L'auteur allume l'in­térêt d'une aventure d'énigme dont le pointillé, le fil con­ducteur se noue solidement sous l'apparence ingénue des faits journaliers campagnards. Si bien que ce garçon de vingt ans et ce pressé de quarante auxquels j'avais passé le livre, au bout de cinquante pages, me dirent cynique­ment : « Insupportable, quoique attachant, il faut trop de patience, mais nous voudrions bien *savoir ce qui leur est arrivé*, comment tout cela, le problème, s'est débrouil­lé. » Le problème romanesque, psychologique et presque policier, mené d'une petite main habile et de bon métier ; une intrigue de campagne originale et fort avisée sous ses airs naïfs de village, une découverte de passions mesquines, sordides ou grandes entrecroisées dans des frustes malicieux avec le savoureux contraste de la pure vertueuse, un peu incolore aux regards distraits, mais nécessaire récompense du héros sympathique. \*\*\* Seulement, si aigu que soit l'intérêt, la phrase, sa syntaxe et son vocabulaire embarrassent comme à plaisir, on marche dans les lianes, les entortillements, les paren­thèses. Exemple : « Et jusque là, le garçon n'avait rien dit que le bonjour d'accueil, laissant le voisin *en venir sur sa serpe pendant toute penaude* à sa main, et *dont le propos* n'était pourtant venu, *on peut le supposer, qu'après* des considérants sur l'air du temps... » Autre embrouille-type des associations d'images qui se tirent en une seule phrase, les propositions versées les unes dans les autres, avec, pour commencer, l'énoncé, en quelque sorte, de la manière Franchet : « *Tout à coup, ces choses-là, il faut les raconter l'une après l'autre, mais elles vont très vite et toutes en­semble*, il songea à cause d'elle, et ce n'était pourtant guère le moment, aux reines marguerites de son petit bout de jardin à la fin de l'été, près de sa porte ; 58:176 les seules fleurs qu'il savait faire *pousser, et puis on a goût* pour une chose comme *pour une personne, violettes au­tour d'un cœur blanc, et qui* avaient cette odeur un peu triste des jardins avec les dernières prunes tombées et les feuillus déjà touchées par les brumes, *et pourtant la fleur est* droite et fraîche, un petit air de quant à soi, *mais c'est autour d'elle* qu'il y a son secret. Après quelques labyrinthes de cette espèce, le lecteur jouisseur qui cherche la détente au coin du feu saute à pieds joints des merveilles pour s'apercevoir ensuite que la maligne poétesse a caché ses signes de piste dans les passages chevelus qu'il a enjambés, d'où ce précis ou vague souhait des profanes : « *Racontez moi l'histoire en clair,* je la crois bonne, voire palpitante, mais je sens bien (et c'est loyauté) que je n'ai pas le mot de passe, je n'ai pas la clé de patience. » \*\*\* J'ai dit qu'il y a un deuxième voile et pour ainsi dire un autre embarras, c'est l'invraisemblable rôle de la Créa­tion. Je ne dis pas *la nature.* Depuis le romantisme, nature est déesse langoureuse, et païenne nostalgique. Je dis « campagne » ou Création. Elle est omnipotente dans Jean des Berquins. On aime bien un peu de nuages, de monta­gnes, d'horizon, de ruisseaux, de troupeaux, de soirs tom­bants, de matins enivrants, par-ci, par-là. Tout lecteur d'aujourd'hui a un cœur de vacances où l'environnement est en bonne place, associé à certains moments réussis de la vie (pas toujours, mais l'écrasé des villes a le culte obligatoire du soleil et de l'eau, des arbres et du gazon). Avec Claude Franchet, pas d'environnement : de la pénétration. Il n'est pas une herbe, pas une branche, pas une bête, pas une sauterelle, pas un champignon, à plus forte raison la lune, la pluie et les saisons de février à la Saint-Martin qui n'exige sa place, rôle et fonction indis­crète dans toutes les affaires d'âme, de pensée, de volonté, de péché ou de passion. Les créatures de campagne ne laissent pas une *phrase d'idée* venir toute seule, intelligi­blement, il faut qu'elles s'insinuent, qu'elles interviennent, fassent les importantes, comme si le surnaturel ne pouvait, sans elles, faire le moindre pas. C'est une prétention : en ville, sans nous, la grâce ne passe pas. Il faut, pour admettre telle emprise, du sang de poète. Ils sont rares, pareils *amatores* de rusticité. 59:176 Mais le piège est double. Le lecteur raisonnable pour qui l'air du temps et le tremblement des peupliers n'est pas ailes d'anges et avertissement d'En Haut ferme le livre ou enjambe à son tour rossignol, viorne, brouettée d'herbes à lapins, plante de souci sur la marche d'escalier, coronille et fleur de lin receleuses de secrets, et, comme celui que la phrase tortilleuse agace, perd le fil et rate l'histoire. Le rare et excellent amant de campagne entre dans d'autres filets. Le charme agit sur lui, les choses des près et des bois lui offrent leur ivresse et le prient de se laisser aller. C'est magie poétique et presque incantation. L'histoire morale des âmes, pour cet amant de simple beauté, se perd dans le charme des plus douces créatures champêtres, ainsi que d'un passé récent et révolu que l'artiste fait re­vivre, parce qu'elle n'a pas cessé, elle, d'y boire à longs traits, et j'ose le dire, quelque peu sauvagement. Je vais vous donner un exemple. Soir de printemps : Jean, dont *l'âme travaillée est le sujet de toute l'œuvre,* est monté dans sa maison des bois, dans ses Berquins. Il tend entre deux arbres une sorte « de filet en forte corde et de sangles qu'il avait fabriqué, selon son industrie... C'était pour les belles nuits où *la sauvagerie en lui ne voulait pas d'un toit,* ni de murs ni de portes, où son sommeil même avait besoin de l'odeur des bois. La nuit était admirable, elle s'emplissait d'étoiles, à terre ce n'était qu'un tapis à grosses masses de thym en boutons de fleurs et de coronille rose, celle qui fleurit avant la jaune, il voyait encore leur violet sombre et leur violet clair... » Le lecteur que je dis, le poète caché, qui à l'insu de tous les soucis, à l'insu de femme, d'enfants, « de créanciers et de corvée », de tous les jougs terrestres et surtout du fardeau de soi-même s'évade quand il peut... rejoint, avec un rêve d'adolescent qu'il n'a dit à personne, le hamac tendu entre les fayards. Pour Jean, ces Berquins des bois, « c'était son mystère d'homme : *chacun a le sien et c'est ce qu'on a de mieux *»*.* Quel appel, lyrique et paysan, innocent, à se sauver du monde ! Mon lecteur qui le hait sans le dire à personne boit ces pages comme de l'eau de source, comme un air de musique dont les autres se moqueraient, comme deux vers qui ne chantent que pour lui. 60:176 S'il a dans le cœur assez de simplicité pour s'abandonner à un poète aussi peu célèbre qu'une Claude Franchet, s'il est assez jeune pour ignorer le snobisme, ou s'il a suffisamment souffert pour l'avoir oublié, je puis assurer qu'après ce hamac tendu vers le ciel entre les branches, les gloires établies (et je ne parle pas du gros génie Hugo et de ses camarades réalistes, naturalistes de manuel) mais le consacré lyrisme Claudel par exemple (je suis consciente de lèse-Majesté) aura de la peine à lui dissimuler quelques accidents : un décor champêtre de carton, un élan d'ode mystique qui sent son gros Monsieur de la ville. Jugez plutôt. Écoutez Franchet : « Au-dessus de lui, entre les faîtes, un cercle de milliers d'étoiles se mit à se balancer, des branches aussi dansè­rent, ondulèrent et puis tout redevint immobile et il n'entendit plus qu'un long bruit régulièrement mouvant, là-bas, du côté du bois à Aman, et jusqu'à son sommeil, de quart d'heure en quart d'heure, un grand cri de cour­lis venu du côté des champs et qui s'en allait mourir au creux le plus creux du bois. » Et le matin : « Il s'éveilla au tout petit matin parce qu'un merle au gosier frais était venu chanter tout à côté de lui, et tôt après ce fut, dans l'herbe courte, le bruit des petites pattes... » Si nous étions des malins, nous couperions les phrases, nous irions à la ligne avec majuscules. Ça fait si bien, distingué et rêveur. Mais nous n'avons pas le toupet, Claude Franchet n'a pas le toupet de mettre en strophe d'ode ce qui ne rime pas. Elle écrit façon prose son pur lyrisme, comme Pascal et comme Bossuet. « L'air était d'un rose aussi frais que le chant, la nuit avait pleuré sa rosée d'amour... Il s'en allait à travers son monde familier, le pas léger, la tête fraîche, *l'aurore restée dans le cœur. *» Vous avez bien senti, plutôt que lu... il s'en allait... *l'aurore restée dans le cœur...* Jusqu'à la dernière strophe, chacun des chapitres est poème de grand ou de petit genre. Il y a lyrisme, satire, pastorale, élégie. Celui que je tiens, avec cette « aurore restée dans le cœur », c'est la lyre. Écoutez la péroraison, c'est toujours mon amator cam­porum évadé de toute affaire, qui se laisse charmer : 61:176 « Le merle chanta encore, la tourterelle. Il y avait aussi un rossignol qui avait dormi trop tôt la nuit et voulait reprendre tout son compte au matin. A nouveau, le garçon remis en chemin s'arrêta. Ce rossignol, ce pauvre petit oiseau gris qui s'enflait, se désenflait presque au bout d'une branche, que c'était beau, que cela gonflait, dégonflait le cœur. Il ne l'avait jamais écouté, ce petit, comme ce matin ; peut-être parce que les soirs il était las, parce que la lune était trop tranquille, parce qu'il aimait mieux dormir que d'écouter et de penser encore. Il s'arrêta et se laissa couler dans l'herbe au pied du chêne ; une fleur de lin pâle, une basse coronille y me­naient leur petite vie, il y avait aussi des crissements dans les vieilles feuilles, une sauterelle grise et bleue, toute petite, sauta sur sa main ; un houx tout noir en arrière semblait cacher un secret. Le rossignol chantait ce matin, comme d'autres le soir. Tu... tu... tu...tu... et puis la plus ardente et claire musique roulait dans son petit gosier, les autres oiseaux s'étaient tus ou en allés plus loin, on n'entendait rien que lui, et il chantait comme la terre tourne, comme la feuille vient aux arbres et l'amour dans le cœur des hommes. » Sur une âme abandonnée et attentive à la beauté des choses (je veux dire les choses de divine Création) la douceur de ce lyrisme redonne vie aux plus intimes eni­vrements de promenade solitaire (je veux dire de prome­nade seul avec Dieu). J'en ai fait récemment la curieuse expérience. Quelqu'un de très intelligent admirait. Je dis d'un air ca­pable : « Et quelle étude sur la Champagne... bien enten­du, avec Claude Franchet, il n'y a que la Champagne ! » -- « La Champagne, dit l'interpellé, vague, ah, peut-être, je n'ai pas remarqué. » -- « Pas remarqué ! mais tout le livre ne respire que le terroir ! » et, soupçonneuse d'avoir à faire encore à un enjambeur de poésie, je dis : « A quoi rapportez-vous, alors, ces bois, ces herbes, ces « oiseaux, ces bergers, ces villages, cette Croix du Haut Chemin, ces branches, ces coronilles, ces odeurs de fe­naison, cette douceur de pluie d'automne, de collines bleues, de troupeaux bêlants... ? » Et l'autre, à la fois vif et secret : -- « *Mais à mes paysages à moi. *» 62:176 Courte honte pour ma capacité, un sincère me faisait toucher l'absolue intimité de cette poésie. C'est bien la Champagne seule, mais comme les yeux de ces portraits qui semblent ne regarder que vous et cependant suivent aussi le voisin ; le poème de Champagne vous parle de ce lieu choisi et secret où vous avez eu, à l'insu de tous, révélation. Ainsi font les classiques. \*\*\* Mais j'en reviens justement à blâmer tout de même celui-ci qui lirait sans souci de vie intérieure, drame et tourment d'âme, « leurré, comme dit Montaigne, par la. douceur du sujet » ; autant que celui qui court la poste pour saisir comment Jean Costat sortira de l'impasse de ses aventures pour « finir bien » avec l'amour, au moins avec l'espoir d'amour de « la parfaite », inaccessible jusqu'au dernier moment. Mon petit rôle, en ces pages d'admiration, c'est de faire prendre un bon départ de première lecture, ou de donner résolution de deuxième lecture à qui se serait fourvoyé en prenant l'un ou l'autre chemin de traverse. Je répète que le livre est mystère, simple et direct, mais ce sont ces mystères-là qu'on côtoie sans les voir, qu'on rencontre sans les savourer, surtout quand l'auteur, moitié par humilité de grande pitié chrétienne, moitié par ironie insouciante laisse « le vent souffler où il veut ». Comprenez, ne comprenez pas, prenez-en ce que vous vou­lez, moi l'auteur, je suis fidèle à la grâce de mon expé­rience et de mon inspiration. Vous n'aurez pas, je n'en ai point cherché, un préfacier distingué pour vous dire ce que j'ai voulu dire. Et pourtant, je serais bien contente que vous le trouviez tout seul, par amitié, « par honnêteté de cœur », comme je dis de ceux qui se reconnaissent entre eux dans un accord de pensée sur toute la conduite de la vie... C'est qu'il y a dans ce livre une réservée, fière et très délicate tendresse pour qui saura lire, comprendre, aimer, voire deviner. -- Parce que j'ai saisi cela, je ne peux me consoler qu'elle soit morte. Mais elle voit. \*\*\* 63:176 Je commence donc à lever le premier voile qui est celui du style par association d'images, comme je l'ai dit, au mépris des rapports immédiats des mots entre eux, avec reculs, avances, parenthèses greffées au texte, sang parenthèses (imprimées). La raison, quand on y a une fois pensé, apparaît évidente. Claude Franchet veut rester absente de son texte, l'auteur s'en va pour ne nous livrer que le déroulement des pensées dans les âmes paysannes. Elle fait exprès. Vous aurez ce qui passe, traverse, embar­rasse, éclaire une cervelle paysanne. Premièrement et principalement, presque sans la quitter, l'âme du héros, du héros de cette grande et simple aventure d'âme : Jean des Berquins, « ni tout mauvais, ni tout bon » comme le veut Aristote du héros de tragédie, mais en marche pour le Mal ou pour le Bien qui est ici la Grâce. Seulement, ce n'est pas un prince, ni un instruit, ni même un monsieur. C'est un paysan. C'est le presque dernier mot de l'épopée, à la dernière page : « Un monsieur aurait peut-être... mais il n'était qu'un paysan, et aussi sa délicatesse était devenue grande... » Prenez cette clé, vous comprendrez cet enchevêtrement réaliste, ce « rendu » réel des seules idées possibles dans une tête authentique de campagne. Voilà pourquoi le vif monsieur lecteur bachelier s'énerve là-dedans. Lui, l'ur­bain, il raisonnerait tellement plus vite et plus clairement, avec de dégourdis schémas passe-partout, découpés en phrases logiques, et cependant, des moments de « descriptions » poétiques, par égard pour la campagne. La fine et renoncée Claude n'est pas dupe. Elle soutient que le cheminement du vrai est plus aisé, malgré les apparences, dans les paysans restés paysans, ceux qu'elle a connus par cœur et qui ont peut-être disparu, détruits ou déportés dans le nivellement qui distribue les identiques ignobles images sous le râteau Télé de l'HLM et au foyer cham­penois. La fille du maître d'école en a connu de vrais, restés vrais, bons ou mauvais, et tout le ton de son récit prétend que rien n'est humain comme un garçon, un vieux, une vieille, un avare, un fermier, un épicier de vraie campagne ; mieux : rien n'est humain comme un vrai garçon, un vrai vieux, une vraie vieille, un vrai avare, un vrai fermier, un vrai épicier de campagne, rien n'est plus perméable à Dieu qu'une vraie femme de devoir de campagne, de petits enfants de bon catéchisme de cam­pagne, un vrai curé de village. 64:176 De ces gens-là, Claude Franchet sait tout, et, dans son livre même, au seul cha­pitre où elle se permet d'exprimer ses pensées en son propre nom, où il nous semble qu'elle est là, toute vivante, voilà qu'elle nous fait, à la troisième personne comme sainte Thérèse, une profession de foi personnelle, intense, assurée, sur la formation de son âme dans ce pays, au milieu de ces pauvres gens de Champagne : « C'était la fille du maître d'école d'il y a quarante ans... La vie l'avait emmenée ailleurs, *la vie l'avait fait loin de là rire ou pleurer...* Mais c'était ici qu'en arrivant elle avait reconnu le pas des hommes sur la route, les cris des femmes dans les cours, cette odeur du blé chaud en gerbes qui entrait dans toutes les rues, et, dans les ruelles, avec les haies, celle de la viorne en­roulée aux sureaux... A se retrouver là, tout redevenait comme tout neuf en elle... » Petite fille savante, elle avait appris de bonne heure à retrouver par le travail de l'art le mouvement de la na­ture ; de la nature paysanne, de la raison et des images dans les cœurs paysans, témoin ce poème de sensibilité métaphysique à propos de lait et de pommes de terre : « Elle allait chercher le lait, ce n'était pas nuit encore, mais l'ombre était dans la cuisine, la vieille n'avait pas fini de traire, elle criait de l'étable : « Assieds-toi au-près du feu, petite, mets du bois sous les pommes de terre du cochon, au respect que je te dois. » Les pommes de terre étaient dans la marmite pendue à la crémaillère, celles du dessus craquantes, fondantes, une farine à travers la peau fendue, elle n'avait jamais osé en de­mander, *mais la vieille cuisine avec la seule clarté du feu, son odeur de bois qui brûle, de géraniums et de laitage,* QUELLE VUE SUR LA VIE POUR TOUJOURS... ! » L'esprit souffle où il veut. \*\*\* Je dirais bien que dans les lettres françaises où je lui veux sa place, ce livre est unique. Présenter toute la vie du cœur à travers pensée de paysan, sans broncher, sans se permettre une incartade intellectuelle, une interpré­tation que n'ait filtrée cervelle champenoise et, par ce seul chemin, éclairer et charmer votre propre cœur, c'est, au seul point de vue de l'art, gageure à grand risque et que Claude Franchet tient jusqu'au bout, gaillardement. 65:176 Mais il faut être juste. Une autre a gagné le même pari, c'est une gredine pécheresse, vilaine libérale à pipe narguilé. C'est George Sand. Son œuvre champêtre ne porte trace d'aucune turpitude révolutionnaire, d'aucun snobisme pas­sionnel, d'aucun relent romantique. C'est une source lim­pide : la petite Fadette, la Mare au Diable, François le Champi, poèmes berrichons sur le ton d'une contée soir d'hiver, par une bouche paysanne. Et, possédée d'art, amoureuse de son Berry, la pauvre dame de Nohant, par un secours actuel que Dieu ne refuse pas au talent, a fait paysannerie de bonne odeur chrétienne et charmante pudeur. Il y a identité d'inspiration, *de métier,* dans ces deux femmes. Il y a différence essentielle. C'EST LA GRÂCE. Le travail de la grâce, le tourment de Dieu dans un cœur d'homme, dans un cœur d'honnête femme, dans deux pe­tits enfants, dans tout un village où le combat du Salut passe ruralement par l'air du temps et le cours des sai­sons : Claude Franchet seule. Mais dans la pauvre George, il y a pressentiment de dévouement chaste et d'amour pur. Ce qui éclate, triomphe et chante en Claude Franchet, frémit dans l'autre. Et de ce rapprochement, il ne faut pas me quereller. C'est la contre-épreuve. Le procédé de renoncement, de disparition du moi intellectuel pour faire passer toute poésie par le langage de cœurs simples qui ne sauraient user de nos abstractions, de nos clichés, de nos banalités de gens instruits, ce procédé pour les très rares capables de le soutenir, décante la réalité de tout artificiel et, par là-même, est puissant d'évocation et de lumière morale. Quelqu'un m'a dit que ce renoncement d'artiste, seule une femme peut l'accepter, l'écrivain masculin est trop entraîné d'affirmation de soi. Je ne prends point parti. \*\*\* Jean des Berquins n'est donc pas un livre qu'on prend sans discipline de cœur et de raison. Voilà, pour votre joie et pour votre profit, lecteur, comment je crois qu'il faut le lire : d'abord en œuvre d'art savoureuse d'un ex­quis réalisme, et puis comme l'épopée de la conquête de l'âme par la grâce. 66:176 Enfin et tout en même temps, cette conquête, désirez la découvrir à *votre usage,* claire, péné­trante, éprouvée, et cependant mystérieuse, inséparable des mille choses naturelles qui en sont les signes, inséparable aussi des autres âmes incarnées en types drolatiques, ou émouvants. Lisons *pour notre compte,* pour notre con­fusion et propre conversion, pour trouver « en vue de quoi Jésus-Christ nous saisit » ou pour le mieux comprendre. Apprenons à lire dans notre vie les innombrables traces du passage divin « négligemment jetées ». Soupirons après un train de vie plus mêlé aux saisons, car il est certain que Dieu, que la Sainte Vierge se plaisent aux champs, qu'il y a une coutume divine de révélations terriennes, d'appa­ritions pour des bergers... Apprenez au moins qu'il faut des vacances recueillies, solitaires, haïes du monde, silencieuses, retraitées, où les pensées et les images pures se mêlent et se confondent pour le repos du cœur, lentement goûtées, *trempées de prière.* Apprenez qu'on ne peut for­mer âme d'enfant loin de ce paisible déroulement de chaste poésie. Apprenez enfin que pour *aimer bien...* mais il n'est pas temps de dire cela... c'est peut-être même chose trop secrète parce qu'elle est à la fois le sommet et la pro­fondeur. \*\*\* Et puisque nous avons sous les yeux le premier cha­pitre, je n'aurai pas scrupule de vous enlever un brin du plaisir de la surprise, en vous le faisant admirer, puis­que vous l'aurez lu. Ce premier chapitre est une *exposition* comme on dit, aussi habile que la première scène du Tartuffe où tout le monde est sur scène, peint avec ses petites et grandes passions. Jean des Berquins est présenté par le dehors, par l'opinion du village, comme le père Grandet par les bruits de Saumur. « C'est une rareté du pays, à bien prendre assez glorieuse. » Il est « un beau bel homme, vous sa­vez » et dégourdi et libre et malin, adroit comme pas un, le bricoleur intuitif « par disposition de prompte intelli­gence et vivacité de caractère qui fait qu'on a tout de suite envie de se mêler d'une chose, et d'en venir à bout gentiment, de la plus simple et aisée façon, là où un autre s'empêtre et n'a pas l'œil qu'il faut ». 67:176 Quant à ce qui est de l'argent, il le gagne, il en a, mais sans presse et sans zèle, il est l'homme libre qui s'engage à la saison, et même à la semaine, toujours habile, gai, débrouillard. Les villa­geois ne lui reprochent pas même ses aventures, car il faut au village « un coq hardi » pour faire parler. Ce soir, Jean Costat des Berquins a tout seul, dans sa maison du village, son vilain « rire d'auberge des di­manches soirs quand on a une histoire toute chaude à se raconter ». Et justement on nous présente le vieux Bichat l'avaricieux qui vient chez Jean pour lui faire rajuster le manche de sa serpe « ou *peut-être,* comme celui-ci avait déjà servi au père, au grand-père et encore au Bichat d'avant, de lui en remettre un neuf et il le ferait, Jean Costat, ce neuf, avec un bon bout de fayard qu'il lui apporterait ». Avec ce manche de serpe, le portrait de l'avaricieux est déter­miné et complet. Présentation faite pour tout le livre. On y ajoutera, au long du drame, des touches acérées, mais le fond est donné. L'avare a vu le rire de Jean, il veut la bonne histoire, « car ce que Bichat ne payait pas, il vou­lait toujours l'avoir ». Jean se laisse aller, et l'histoire commérage nous présente la Lucie Galande bien nommée, qui, veuve, cherche à se faire pour de bon vertueuse, mal­gré les méchancetés de la dévote sèche Amélie Grandier sacristine. Or cette pauvre Lucie qui a eu ses aventures voudrait bien Jean Costat pour refaire ménage convenable. Tentation : elle est gentille, sincère, et leur vie à tous deux ne fut pas trop nette... Le village les marierait bien... D'autre part, du côté de la grâce et de la sagesse, il faut dire que Lucie a deux petits enfants purs, sages, jolis, polis, soignés, les meilleurs élèves du saint curé paysan Simonin. Bichat est contre l'église, contre les curés, parce que « tout bien pesé, tout bien considéré, il a pris position « contre » à cause des bonnes têtes » dont il a besoin pour devenir maire. Mais au travers de ce soir ordinaire qui a un air or­dinaire trompeur, il nous est averti que le Jean Costat qui ricane, ce n'est pas tout Jean Costat « personne ne le connaissait » en son dedans, et lui à peine... « *il vivait à la va où tu vas : le pas bien allongé... se sentant un peu d'âme au dedans qui fait quelque chose de léger, même si on ne veut pas se donner la peine de chercher ce que c'est au juste qu'une âme et ce qu'elle fait dans le corps, et elle et lui sur la terre *». 68:176 L'exposition est faite, l'action est saisie au moment même où un grand Corneille l'aurait prise. L'entrée, com­me on dit au théâtre, peut se faire. Jean ricane, son âme oubliée, et Bichat ricane aussi : « Des gens de religion, je veux que tu m'en trouves un bon, une bonne... dis-moi z'en une... » Jean le trouve laid, le moment est venu, l'âme aura son appel, son tourment va commencer pour être sans répit, la grâce frappe : « Derrière le laid Bichat, il y avait une apparition. » Ce serait crime de raconter l'apparition de Madeleine Laîné... « qui en femme sensée n'avait jamais mis le pied dans la cour même de cette maison d'homme seul ». Il faut la lire. Apparaît avec Madeleine, l'âme de Jean à Jean. Voilà le redoutable « regarde ta vie ! ». Et l'artiste nous conduit dans l'extrême simplicité des grandes révé­lations. Le vieux beau-père de Madeleine tombé en con­gestion, les hommes viennent pour transporter, et c'est là « dans ce moment où on ne devrait avoir le temps de penser à autre chose, sinon à prendre un vieux corps par les épaules, le soulever, aller vers la maison... » eh bien on a « une drôle de pensée ». Et vous allez reconnaître à sa place, à son moment, dans sa vraie et juste constitution, la phrase engourdie que je vous ai citée comme une des déplaisances du lecteur débrouillard. Vous comprendrez, mais bien mieux en suivant sur votre ITINÉRAIRES ([^6]), qu'elle est principale, indispensable... C'est la grande af­faire d'âme, enchevêtrée de misère humaine, de voiles et de lianes d'imagination, c'est le pauvre et inoubliable dé­part d'épopée surnaturelle : « Il n'avait jamais pensé à elle et il s'avisait qu'il ne l'avait jamais *vue.* Tout à coup, les choses, il faut les raconter l'une après l'autre, mais elles vont très vite et toutes ensemble, il songea, à cause d'elle, et ce n'était pourtant guère le moment, aux reines marguerites de son petit bout de jardin, à la fin de l'été, près de sa porte, les seules fleurs qu'il savait faire pousser, et puis on a goût pour une chose comme pour une personne, *violettes autour d'un cœur blanc,* et qui avaient *cette odeur un peu triste* des jardins avec les dernières prunes tombées et les feuilles déjà touchées par les brumes ; 69:176 *et pourtant la fleur est droite et fraîche, un petit air de quant à soi, mais c'est autour d'elle qu'il y a son se­cret. *» \*\*\* Jean va chercher à bicyclette Monsieur le Curé pour le pauvre père Gérasime. Dans le premier petit printemps du soir doux de février, l'âme, comme nouvelle venue, tressaille. Éveil d'âme inséparable des appels de l'air, de l'odeur des sapins, du premier cri de tourterelle, de l'eau qui court dans les herbes, « les herbes fraîches cherchent le cœur ». Et peu à peu s'élève le repentir : l'enfance et la jeunesse envolées « ça été l'homme du mauvais désir », ce soir, « ce mauvais homme n'est pas là ». Que s'est-il passé ? L'apparition de la Sagesse. Et soudain, c'est à savoir « s'il n'y a pas en nous quelque chose de plus demandant qui attend son bonheur ». Rien n'arrêtera maintenant cette continuelle requête intérieure. \*\*\* Ce curé Simonin est délicieusement campé. Portrait poignant d'un cœur crucifié. « Vieil homme de curé. En vérité un charme était sur lui, quand il parlait, c'était avec une sorte de douceur tranquille, ramenant l'une sur l'autre ses deux mains pendantes et les frottant lentement, ses mains paysannes venues à travers les générations de ces boitiers dont il descendait, les rudes coupeurs de chênes à quelque six lieues dans la haute forêt qui faisait une ligne à l'horizon. » Le regard triste n'allait pas sur la hauteur bleue, mais à l'église à peu près vidée sous son ministère comme si une grande voix bien plus puissante que la sienne avait fait entendre un tel sens enivrant qu'elle les avait tous emmenés. Vers quoi, grand Dieu ! Avaient-ils l'air plus heureux maintenant sur le vieux chemin de malice ?... » Ainsi le saint curé de village porte sa lourde croix. Mais Claude Franchet, quand elle explique le prêtre, a changé de style. Elle est toujours disparue comme quand il s'agit des paysans, seulement, ce ne sont plus les mêmes mots, c'est le langage de simplicité encore, et campagne, maintenant ennobli d'instruction et de distinction sur­naturelles. 70:176 Ce curé saint et douloureux verra clair, à mesure, dans les offres et les progrès, les gains menus et les avancées de la grâce, jusqu'aux derniers assauts du Malin, jusqu'aux tentations de désespoir, jusqu'à l'humble triomphe de la paix. Et tout le long, il souffrira grandement de ses paroissiens. Ce soir, il porte le viatique au pauvre vieux berger « à sa fin d'aventure sur la terre, et après, ce serait l'autre, le jugement de la vieille âme innocente et maligne en­semble... qui allait sûrement être bien étonnée... » L'apparition de Madeleine qui a réveillé l'âme de Jean est liée à la mort et aussi à la mystérieuse présence sur le cœur du deux prêtre de « l'invisible Voyageur » qu'on porte au grand voyage du pauvre homme. Le silence dans la camionnette signifie cette présence divine à Jean des Berquins. \*\*\* C'est une grande marque de pur talent d'art que de savoir peindre la vertu, le romancier est volontiers artisan de passions. Les passions tragiques et grotesques nourris­sent le talent et même le génie ordinaire. Il n'est que les très grands, non pas pour décrire la Sagesse, mais pour décrire *savoureusement* la Sagesse. C'est pourquoi Balzac est très grand. Ses « bons » sont beaux. De cette grandeur est douée Claude Franchet et c'est talent, certes, mais la beauté du bon est toute appétissante pour la plume chaste en état de grâce. C'est pourquoi Madeleine Laîné, la parfaite, la douce, la souffrante résolue, droite et nette, est si belle. Et pour­tant présentée avec une simplicité scrupuleuse et retenue : « Elle courait, restée droite comme une tige dans sa jupe ballante et son corsage étroit, pas un cheveu échap­pé du bonnet fleuri de lilas dont elle n'avait jamais quitté la mode en l'apportant de son pays... la première fois qu'elle était venue vivre ici sur ses dix-neuf ans... et tout comme en ce temps-là, un air de propreté sur elle qui était aussi comme une honnêteté du cœur. » 71:176 Peut-on présenter plus modestement l'apparition de sagesse, de courage, prisonnière et victime de douleur ? Car Madeleine est dans le martyre paisible du cœur.. Elle est isolée par la croix. Le mari misérable s'est ensau­vé, voleur poursuivi par la justice, le petit enfant est mort, elle a soigné le vieux beau-père, elle est pauvre car elle a payé les voleries, sa maison n'est plus à elle, et c'est la solitude dans la fidélité au misérable disparu... « tant d'autres auraient été tentées, auraient accueilli conso­lation du cœur, et après, le diable aurait fait ce qu'il aurait voulu ». Madeleine ne s'est abandonnée qu'à la volonté divine, « c'est une fleur à miracles cachés ». Elle reste, tout le long des pages, *secrète et claire.* Quand la croix la plus grande se lèvera sur son chemin, le retour du criminel, « auquel elle doit bon visage », la croix la trouvera prête, « droite comme d'habitude, et, sur le visage, le quant à soi de pureté, d'honneur... le bon courage tourné vers l'événement... son devoir à elle est éclatant comme le jour... elle courbe la tête, elle pleure, elle pleure... et pourtant, oui, le devoir est tout clair *hum­blement lisse et rond *»*.* \*\*\* Il a donc vu son âme à lui, par cette apparition de Sa­gesse et, « conséquemment », *ses péchés,* les deux plus grands, tout deux causés comme par fanfaronnade : le pari aux gars du village d'enlever la blonde Fine Trous­selot, et les trois mois de cette belle bohémienne qui a sauté chez lui un soir de grande pluie... C'est le tourment -- et double : l'âme a soif, elle ne sait rien, sinon Madeleine, pure, dure, inaccessible, d'un seul coup aimée, mais doublement inaccessible, prison­nière du devoir « rond, clair et lisse » ce qui ne serait encore rien car il y a l'estime, l'estime douce et précieuse et l'amitié ; inaccessible aussi parce que ses péchés à lui, connus d'elle (et s'ils étaient inconnus, commis, cela suf­fit) le séparent, le punissent, le chassent, l'isolent pour toujours, même de penser à elle, même d'oser la sauver de pauvreté, encore qu'il ait pu pour la mort du vieux père lui rendre quelque service. Telle est la belle tragédie. 72:176 Mais elle n'est point si nette et si dessinée. Je la trahis en l'exposant. Cependant je ne vous enlève rien du plaisir très grand de la suivre, de suivre pas à pas la grâce, le cœur de Jean des Berquins, la beauté courageuse de Ma­deleine, et ces attaques de Providence qui se servent comme je l'ai dit de toute créature de campagne, bête, souffle, fleur, chant d'oiseau. Enfin des autres âmes, lumineuses et lé­gères comme celles des petits enfants de Lucie Galande, drues, pittoresques, inoubliables de cocasserie comme le refusé, misérable Bichat, la Zelina Quinquenelle, servante de Monsieur le Curé, « l'éclatante rose commune » Fine Trousselot, la sauvage ardente Découvée, la tendre dan­gereuse Galande et la plus étonnante de tous, la vieille Bichate, tante de l'avaricieux ; passionnée curieuse, avide du prochain, gourmande de secrets et que Dieu prend par le flair même de policière rustique pour toucher son cœur de commère. Oublierai-je les bergers, à la veillée du mort Gérasime, l'un des leurs, veillée qu'il faut lire en esprit de contem­plation de la mort présente et familière : le centenaire Sévère, l'homme naturellement intérieur qui pénètre le cœur de Jean sans y penser. Le Parfait Rousset, silencieux. Le Marie Laurentiau, au passé secret, qui s'engage ber­ger si les chiens lui plaisent : « Je regardais les chiens avant le monde... », et l'air du pays avant les chiens. « Ici, j'ai fait la montée des Berquins et ça m'a dit, ça me dit encore. » Exemple d'une pauvre parole qui brûle le cœur de Jean et lui fait aimer un vieil homme... \*\*\* Au travers de tout le poème chantent en musique de cornemuse, de hautbois, de musette, d'aigre violon, ces noms champenois, presque tous moqueurs, noms « de sornette » comme, à l'origine, la plupart des nôtres, roture ou noblesse, aussi drôles et malicieux que ceux de nos « lieux dits » de campagne. Comme refrain à leur danse pittoresque, ces trouvailles des trois villages : *Saint-Usage, la Grangeonnée, la Ville-aux-Bois,* dont on pourrait dire ce que Balzac dit de la Cassine et de la Rhétorière, ces noms de domaines du *Lys dans la Vallée* qui créent un ciel et des paysages... et passent dans le monde spirituel. \*\*\* 73:176 Que me reste-t-il à marquer pour finir mon ouvrage, selon ma résolution peut-être trop ambitieuse de faire lire Jean des Berquins dignement. Je veux dire d'une lecture digne de son inspiration, et d'en donner envie, sans rien satisfaire, sans trahir « l'intérêt », en gardant au lecteur l'honneur et le plaisir de la surprise... Il me reste à dire qu'à mesure que l'âme est révélée, les obstacles à la paix divine grandissent. L'horreur de soi et du péché croît en même temps que l'amour du bien qui est l'amour du Dieu de Madeleine. La bataille est si dure dans la douceur apparente de l'été venu et de l'automne commençante qu'on dirait avec Péguy : Dieu joue le jeu et laisse libéralement l'avantage à l'adversaire, en attendant... Marquons à travers les pages ces étapes douloureuses et aveugles, mêlées d'espoir et d'exaltation. « Jean avait tant retourné depuis l'autre nuit cette idée d'une vie étrange en nous... et voilà que Monsieur le Curé avait dit ce pouvoir inimaginable d'une chose qui ne se voit pas sur des choses qui se voient... » La prière de Madeleine (« avec son visage net, ses tranquilles yeux droits ») qui pouvait obtenir « un bouquet d'âmes pour le Ciel, une virée à Dieu ». Que va-t-il « arriver de moi » ? Et le curé disait bonnement ces paroles extraordi­naires : « J'ai aussi deux petits enfants du bon Dieu, Luc et Luce de la pauvre Lucie, je les ai donnés à Mme Madeleine pour qu'elle soit *la maman de leur esprit. *» Dans le temps que Claude Franchet intitule « les jours du milieu » reviennent à Jean ses souvenirs de grâce d'enfance, sa gracieuse Mère, que je crois apparentée de caractère à la propre mère de Claude Franchet, exquise d'imagination, de gaieté, de poésie (voir ITINÉRAIRES : « La fille du Maître d'école ») et à Claude Franchet elle-même. Cette mère, si aimable, si vivante, morte : « La grande parenté de dessous terre. On se croit pour­tant bien d'une autre sorte, le jour où on les a laissés tout seuls sous l'herbe retournée mais quand le grand frisson vous prend à l'échine de ce qu'on sera un autre jour un *enterré aussi tout raide, soi si bien articulé* et *cette part si frémissante de la vie du monde,* alors on sent la chose en tout ce pauvre soi : les morts sont des frères partis... » 74:176 Bossuet, sermon sur la mort, aurait cité Claude Franchet. L'assaut pur et charmant à l'âme de Jean par les deux enfants, je l'ai reproduit dans « Les Saints Enfants » (ITINÉRAIRES, numéro 167) pour faire comprendre l'abandon à la grâce que Madeleine leur a appris et qui est si loin du pauvre Jean. « Ainsi, droite, sage, prudente, elle se laissait donc aller, la raide un peu fleur d'automne, au gré de son bon Dieu, comme le duvet à celui du vent... » « Peut-il comparer, Jean Costat, ce qui est en lui et ce qui est en elle... il y avait du malheur, mais de l'hon­neur dans l'histoire de Madeleine et ce quelque chose de plus dont il commençait à se douter, et, dans la sienne, il y a du contentement à l'apparence, mais, pour l'honneur, on n'y pense pas pour commencer, on fait ce qui plaît... c'est en vous qu'est le reproche... « Il avait Madeleine en son amitié, mais il n'en pouvait rien faire, pas même offrir un service, pas même compter *sur un regard d'estime,* il était lié dans son aventure. On est lié devant l'innocence par la bêtise qu'on a faite. » Alors, peut-être, choisir le destin commun, l'arrange­ment médiocre ? « Non, il n'était pas tenté, il n'entrerait pas dans le chemin commun, il lui en fallait un autre, celui au-dessus, sur la côte, et on monte et on voit le bois là-haut qui donne encore plus envie de monter... il irait là-haut, tout seul parce que c'est difficile et que la solitude, aussi, est une pureté. « Ce n'était pas vers le plus facile que son vrai sort l'emmenait, il le savait bien... Sa misère (de conscience) enfonça en lui, plus profonde, sa pointe aiguë. » Mais il y a dans ce vent de grâce de brusques mouve­ments emportés, par exemple la force et le dégoût nou­veaux devant la tentation. 75:176 « Quelque chose qu'il connaissait bien, et il comprenait que rien ne pouvait plus contre aujourd'hui, venait de le saisir alors qu'il avait tenté d'aller rire et boire et causer et briller, et taper du poing en parlant de la commune et du gouvernement, et lancer de bonnes plai­santeries, faire enfin le faraud de Saint-Usage... » Il courait à sa maison des bois, à ses Berquins, « à son mystère d'homme et c'est ce qu'on a de mieux ». Il y courait, parce que « lui si gai, si franc du collier, si ouvert de cœur... il ne se sentait jamais *tout à fait à l'aise*... dans les moments où il brillait le plus, jamais tout à fait à ce qui se disait ; si c'était lui qui parlait, il lui semblait qu'il *mentait un peu*... « Et c'était souvent après ces parties où toute la salle chez Fine n'avait été qu'un grand éclat, tous tournés de son côté comme devant un comédien qui récite, qu'il partait des huit jours aux Berquins. Quelle connaissance du cœur, quelle connaissance de la touche de Dieu, de « l'inexorable ennui » que dit Bos­suet, retirant brutalement l'âme « au désert » ! Mais, là-haut, venait un autre « mouvement » : l'ardeur de se jeter au bien, de lui donner toute sa force, de trouver des moyens de secourir Madeleine sans qu'on n'en sût rien, sans qu'elle le sût elle-même. « Jean regarda ses bras, l'idée revenait : de l'argent, lui, il en gagnait tant qu'il voulait... tout à l'heure, il n'aurait qu'à louer ses deux bras, ses deux jambes, son corps solide et son esprit avisé... il trouverait de quoi rendre une femme tranquille sur son pain. « Il s'arrêta. Il s'arrêta parce que tout à coup il avait toute sa force et qu'il se sentait capable de descendre le bois dans la vallée,... de porter une des collines sur son dos... » C'est le « mouvement » de Rodrigue, après la deuxième entrevue : *Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte* *Paraissez Navarrois, Maures et Castillans,* *Et tout ce que l'Espagne a produit de vaillants* *Unissez vous ensemble, et faites une armée* *Pour combattre une main de la sorte animée...* 76:176 Ce qui prouve qu'un homme transporté hors de lui par la beauté sans tache, « sans espoir terrestre », d'un amour généreux, est un « personnage de grande condi­tion ». C'est après ce : « Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte... » que fleurit le plus gai chapitre de pasto­rale et d'ironie... que vous verrez bien. \*\*\* Cependant, malgré ses élans, l'âme était opprimée dans un chemin sans issue. Le cœur si ouvert et si naturelle­ment joyeux ne sortait pas de cette misère épuisante : ses péchés, vivants, réels, connus qui feraient que Madeleine pure, sage, sévère ne *l'estimerait* jamais ! Dans ce cœur paysan comme dans celui du héros cor­nélien, la désespérance ne vient pas de l'impossible bonheur terrestre (Madeleine mariée, prisonnière de fidé­lité) mais de l'insupportable mépris de l'être aimé. Il manque une lumière chrétienne à l'âme souffrante. Elle ne peut monter, accablée par elle-même. Cette fois, c'est l'articulation maîtresse de ce drame de la grâce. Quelqu'un doit venir et prononcer la parole qui délivre. Fidèle à l'unique méthode, l'annonce du Ciel se mêlera à un matin de rêve au bord du ruisseau. Alors paraîtra à Jean des Berquins « la fille du maître d'école d'il y a quarante ans », la poétesse elle-même. Ainsi se nomme-t-elle, « poétesse », sûrement une messagère mystérieuse et familière, âgée, qui a connu Jean « gaminiot », a vu, en ce temps d'enfance, un signe sur lui. « Tu as un signe sur toi, Jean Costat, qui m'oblige à te parler. » Il voit dans ce visage usé et grave (« qui n'est plus le visage en fleur »), une parenté expressive avec Madeleine (« pas le même genre, pas les mêmes traits »). C'est tout le mystère du livre, ce chapitre qui semble tomber « en extra », et qui est essentiel, parce que, sans les paroles qui sont dites là à Jean (et à nous), l'âme n'au­rait pas la liberté des enfants de Dieu, et toutes les aven­tures qui vont venir, intéressantes, rapides, décisives, bien racontées, toutes vives et dont je ne dirai mot, toutes ces aventures qui sont « suite et fin de l'histoire », trouve­raient une âme fermée, incapable d'en profiter pour son bonheur et son salut. 77:176 « Tu crains la mort, mon petit Jean... « Crains-tu ton Jugement... ? « *Tu sais bien que tu as une âme éternelle ?* « Il fit alors « oui », parce qu'il venait de recevoir le premier choc direct, que, pour la première fois, le mot avait été prononcé autour de quoi *tout tournait depuis le commencement...* mais Madeleine l'avait fait enten­dre dès ce soir-là, sur le pas de la porte. » Je mets à nu, en lui enlevant son vêtement ravissant de poésie, la dure parole, parce que je ne me suis chargée que de montrer son importance et d'engager le lecteur à longtemps rester sur cet étrange chapitre, revêtu de pres­tige, gracieux entre tous, mais que l'empressement curieux dont j'ai parlé pourrait croire négligeable, comme « par-dessus le marché ». C'est ce qui arrive, dans la vie, d'une parole qui devait changer le cœur, et sur le moment, on n'y prit pas garde. Moi-même, devant l'intervention de ce nouveau personnage dont on n'a point parlé, et dont il ne sera plus question, j'ai eu l'étonnement de la rigueur classique, j'ai cru voir pendre un fil flottant, hors de l'intrigue, hors de l'analyse. Il m'a fallu méditer, entrer dans l'âme désemparée pour saisir la nécessité de cette annonce faite à Jean... et du fruit que j'en devais tirer. « Nous ne nous reverrons plus jamais sans doute, alors c'est plus facile. « Voilà ce que je veux te dire : tu n'as peut-être jamais aimé encore... « Non, c'est vrai, *se dit* le garçon, jamais jusqu'ici. *Mais tu as sûrement péché.* Elle sait, elle sait... pense-t-il. Écoute, je ne sais rien, ou mal, et ce n'est pas pour t'en parler. « Mais voilà ce que je voulais te dire. Si tu veux, ta vraie vie va commencer. *Cherche la femme au grand cœur et au juste savoir capable de porter les péchés de ton passé. *» Alors devant lui, dans le cœur, l'apparition de Made­leine ! Oui, c'était cela le grand désir de son âme retrou­vée, le grand souhait de sa contrition, qu'elle pût porter les péchés de Jean des Berquins... La voix reprit : « *Si elle est bonne et servante de Dieu,* elle les portera d'un si grand amour qu'il t'embrasera tout le cœur. » 78:176 Ainsi était venue la lumière sur le grand amour, le seul amour chrétien. Aimer, sur cette terre, c'est assumer les péchés (regrettés, accusés) de l'être aimé. Être aimé, c'est avoir quelqu'un qui assume vos péchés regrettés, accusés. Parce que le seul Amour, le seul Modèle d'amour, s'est fait homme pour assumer les péchés, pour venir les demander, s'en faire pécheur et Rédempteur. Ce n'est pas ainsi qu'on aime les Anges. Ce n'est pas ainsi qu'un Ange se sent aimé. Mais une femme, un mari, un père, une mère, des en­fants, des enfants. Malgré l'exemple de la Croix, malgré l'évidence que nous sommes tous pécheurs, malgré la paix divine qui en est le fruit, cet amour, seul sûr, est très rare. L'orgueil l'arrête, et le plaisir vaniteux, et la prudence, et le dégoût, et la peur... car, entre deux âmes humaines, il y a illusion, appréhension, incertitude à vaincre, ou invincibles. Entre le Sauveur, entre la Mère debout au pied de la Croix et le « pauvre pécheur » cela va tout seul. Fiat misericordia tua *quemadmodum speravimus in te...* \*\*\* Mais n'est-il pas bon et utile à la Grâce qu'entre pé­cheurs, nous suivions le divin Modèle d'amour, pour nous entraider, l'un assumant l'autre, l'autre l'un, à monter jusqu'à Lui « dans la peine, non point dans l'amertu­me », « et, au-delà, s'étendrait la vie, aussi chère et se­crète que le doux chemin de noisetiers, avec, tout au bout, éblouissante, l'éternité. » Ce sont les dernières lignes de Jean des Berquins. \*\*\* « Le doux chemin de noisetiers » ! Jusqu'au bout, en effet, les choses de nature portent l'amour, et l'amour de Dieu... tout en parle, en ce sens : > ... *il n'est rien* *qui ne me soit Souverain Bien.* \*\*\* 79:176 Si l'un assume l'autre, mais que l'autre ne puisse assumer l'un, il ne faut pas que celui-ci désespère : la faible créature qu'il aime le laisse « dans la grande Compagnie », dit Claude Franchet, du Cœur inépuisable. Luce Quenette. 80:176 ### Funérailles au Mesnil-Saint-Loup *Le curé du Mesnil-Saint-Loup, M. l'abbé Pierre Chambrillon, a bien voulu, par exception, contrai­rement à son habitude, autoriser la reproduction de l'homélie qu'il a prononcée le 18 octobre 1971 aux funérailles de Claude Franchet. Nous l'en re­mercions très vivement.* FORTIFIÉE par la bénédiction apostolique à l'article de la mort, au chant de l' « Ubi caritas et amor, Deus ibi est » (où sont amour et charité, là, Dieu réside) pendant la prière des Agonisants, assistée de Celui qui a été son Compagnon de route durant soixante-cinq ans, entourée d'une fidèle dévouée et aussi de son Curé, l'âme de Mme Émilie Charlier a quitté son corps pour le Lieu de Paix, le Lieu de la « Sainte-Espérance », que l'on ne peut plus perdre, même s'il faut pour un temps continuer sa purification. La mort d'une Chrétienne qui, depuis de longs mois, offre ses souffrances et prie, souvent aidée par les siens et par ses voisines réunies autour d'elle pour la récitation du chapelet, est paisible et douce. Cette répétition des saluts à la douce Vierge Marie, cette affirmation que l'on croit à son Divin Fils, cette reconnaissance que nous sommes « pécheurs » et que nous voulons la grâce d'en sortir, avec l'Espérance de son assistance à notre dernière heure, préparent à la grâce d'une bonne Mort. Tout ce que j'ai déjà dit, mes frères, et que je vais ajouter, n'est pas parler vainement, humainement, de celle qui nous a quittés (elle ne me le pardonnerait pas et elle aurait raison), mais bien de montrer ce que doit être la mort d'une chrétienne, d'une baptisée fidèle à son titre d'enfant de DIEU et d'enfant de MARIE. 81:176 Certes, pour d'autres, la fin se passe différemment, mais avec la certitude quant au sort de l'âme. Ainsi, par exemple, le dimanche 10, un ami très cher, frappé en pleine vigueur, n'a eu que quelques heures pour offrir sa vie et donner ses der­nières directives à sa famille. Mes frères, ce qu'il faut pour faire une bonne mort, une douce mort, c'est vivre chaque jour avec amour et en plénitude la Volonté de DIEU, c'est rectifier ce qui tenterait de nous dé­voyer, c'est poursuivre avec patience et persévérance notre conversion quotidienne : « Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous. » Je n'oublie jamais ceux qui ne partagent pas notre foi. Ils ont, eux aussi, pour réussir leur vie, à suivre la loi naturelle. Il y a dans cette assemblée si recueillie, si respectueuse, si priante, quelques convertis qui savent que DIEU se laisse rencontrer et donc, qu'Il existe. Ces convertis, un jour, sont tombés à genoux pour adorer et demander le Baptême ; ensuite ils ont vécu dans l'action de grâces en attendant le face à face essentiel : DIEU à jamais vu et possédé. La mort du chrétien, la mort d'Émilie Charlier, notre mort, demain ou après-demain, ce sera vite fait peut-être, est un com­mencement, une arrivée, une rencontre. C'est l'enfant qui re­tourne à la Maison du Père, même si c'est un enfant qui, dans l'âge difficile de l'adolescence, ou à l'âge des passions un peu trop vives, avait déserté comme l'enfant prodigue. C'est l'exilé qui trouve sa vraie patrie ! Comment pouvons-nous croire que ce passage soit effrayant ? Suivez-moi bien : je ne nie pas le côté douloureux, déchirant de la séparation qui s'accompagne de bien des larmes et souffrances, mais une belle mort qui s'ouvre sur le Ciel, n'est-elle pas un réconfort, une consolation bien apaisante ? D'ailleurs quand, durant la vie, on s'est habitué à se déta­cher, à ne pas être liés, accaparés par les biens de ce monde, quitter la terre est devenu plus facile. On se tourne natu­rellement vers les biens éternels qui, seuls, doivent nous prendre, nous attacher et combler tous nos désirs. Pour ceux qui ont eu l'honneur d'être reçus dans la famille Charlier, et il y a eu souvent des personnalités de notre monde, ils ont pu constater que l'on y vivait dans l'esprit de pauvreté et de détachement. Alors qu'on nous prêche cette attention aux pauvres, cette participation à l'Église des pauvres, Émilie Charlier vivait en vraie pauvre, en Oblate de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. 82:176 Elle a été réconfortée par les sacrements de l'Église. Quelle profonde émotion pour le prêtre de voir l'allée conduisant à sa demeure jonchée de fleurs répandues par des mains pieuses, comme elle aimait tant à le faire elle-même dans les rues du Mesnil à chaque Fête-Dieu. Ce que Mme Émilie Charlier a longtemps pratiqué, à la fois œuvre de miséricorde et manière de se préparer à la mort, c'est de veiller les défunts. Mes frères, tous ceux qui ont tenu à venir prier auprès de la Chère Défunte ont été pénétrés de cette paix qui était la sienne ; en la quittant chacun devait comprendre davantage ce don merveilleux de la Foi, et, à l'exemple laissé par la regrettée Mme Charlier, ressentir au cœur une espérance avi­vée qui doit se manifester par une charité active et bien­veillante. Dernier témoignage d'une Chrétienne qui vous remercie encore des prières que vous pourrez faire pour elle et pour les siens : Émilie Charlier compte sur nous pour que les Anges la reçoivent au plus tôt au Paradis où elle pense bien nous accueillir tous, un jour, paroissiens du Mesnil et amis de partout. Amen. 83:176 ### JEAN DES BERQUINS *ROMAN* PAR CLAUDE FRANCHET ***Première partie :\ La mort du vieux berger*** #### Chapitre premier* : *L'apparition Il y en a un par le piètre chemin ; mais sur lui si le vent souffle, jusqu'où le mènera la grand'route ? C'est qu'il riait ce Jean-là en cherchant son pain dans sa maie, comme on rit des fois, un peu bassement, et valant mieux en soi. Il riait tout seul, des yeux et de la bouche étirée, cet air médiocre sur le visage beau pour­tant ; comme tout était si bien venu en sa personne que chacun à Saint-Usage répondait aux étrangers curieux : « Jean des Berquins ? Ah oui, il est tout ce que vous avez entendu dire ; et avec cela, personne ne représente comme lui : un beau bel homme, vous savez ! » Et si c'était une femme qu'on interrogeait, elle ne craignait pas d'enchérir : « Et gracieux ! Jamais on ne lui donnerait ses trente-trois ans sonnés... » L'âge et la raison vous faisant, chose convenue, la mine plus renfrognée. 84:176 Ils clignaient aussi de 1'œil, ceux qui en parlaient comme des entendus, et on voyait bien que le garçon était en un sens une rareté du pays, à bien prendre assez glorieuse. Et ils croyaient avec cela le connaître, mais ils ne le connaissaient pas ; alors ceux qui s'en allaient non plus. Et lui, Jean des Berquins, là, dans sa maie avec son pain qu'il cherche et une des pommes dans le corbeillon d'où il les remonte de la cave, ridées et sentant la paille, est-ce qu'il se connaît ? « Non, pas celle-là ; une plus avancée ; encore deux ou trois corbeillons et ça sera la fin. Mais pas de plainte en trop, elles ont duré longtemps cette année. » Il a pourtant du regret : ah ! la rustique bonté du fruit et sa compagnie. « Je vous demande un peu, quelle façon ça a-t-il un hiver sans pommes ? C'est sur leurs claies comme des petites bonnes femmes à la ran­gette, et sur la table à côté du pain elles font amitié avec vous comme le fagot qu'on allume en rentrant. » Mais est-ce une chose si facile de se connaître ? Et les autres avec soi ? Est-ce que chacun de nous n'est pas comme un enfermé, et il ne fait pas bien clair où il est. Pourtant cela n'empêche personne de croire savoir, de dire, rire, juger, il faut bien occuper son temps. Et maintenant, à sa table de garçon, une vieille petite table ronde avec une tablette dessous, percée de trous pour les bouteilles, voilà qu'il recommençait à rire tout en lisant dans un livre et mordant sa pomme et son pain ; du pain rassis puisqu'il n'était pas là quand le boulanger avait passé et qu'il n'écrivait pas sur un volet, comme la Bichatte derrière chez lui, ce qu'il lui en fallait. Heureu­sement il était souvent nourri dehors là où il avait son travail, chez l'un, chez l'autre : l'été, c'est sûr qu'il n'était jamais là de la journée, mais l'hiver souvent aussi avec tous ses métiers : le battage du petit grain après le gros, le coup de main au faiseur de goutte, le bois à couper, des fosses à curer, des étais à mettre aux hangars, des chaînes de puits à rabouter, et encore et encore puisqu'il était capable de tout et avait même des idées pour faire marcher des choses dont personne ne venait à bout : ainsi la moto du maître d'école avec sa petite pièce perdue, au vu de tout le monde il avait mieux su s'y reconnaître que le mécanicien ; c'était lui aussi qui avait vu clair à l'échap­pement du bief au moulin de la Grangeonnée, et quand un beau matin la machine d'une fille refusait tout net -- on sait si les choses ont de la malice tout comme le monde -- de coudre des bas pour la petite fabrique de la Ville-au-Bois, c'était encore lui qu'un gamin venait cher­cher. 85:176 Sans compter la cheminée de la mère Bailly qui trois fois par saison refusait de tirer, tout comme le poêle de la Bichatte. On n'en finirait pas : comme ainsi les objets utiles à une chose ou une autre il en fabriquait tant qu'on voulait -- ou qu'on lui plaisait -- et même il en avait inventé courant déjà dans le commerce. Aussi bien un homme capable dans les affaires, pour citer un mot de poids, aurait dit un jour sur lui : « Jean Costat -- parce que des Berquins n'était pas son vrai nom, mais une sornette comme ils disent -- Jean Costat a eu des inventions où, s'il avait été épaulé, il aurait pu prendre un brevet ». Mais le garçon, ah, avait bien ri quand il avait su le propos. Il se connaissait et ses ambitions ; il savait trop bien que s'il cherchait c'était pour son plaisir ; et que s'il aidait c'était plutôt, la moitié du temps et malgré un bon naturel, par disposition de prompte intelligence et vivacité de caractère qui fait qu'on a tout de suite envie de se mêler d'une chose et d'en venir à bout gentiment, de la plus simple et aisée façon, là où un autre s'empêtre et n'a pas l'œil qu'il faut. Pour ce qui était de l'argent... C'est même sûr qu'il ne se sentait pas trop travailleur, si on veut nommer par là ceux qui du petit jour à la nuit serrée gallent, front têtu et bouche fermée, avec le nez bien en avant, comme s'ils étaient chargés d'entamer la besogne plus vite. Gallent, et gallent encore pour gagner le plus possible et se serrent le corps et l'âme pour entasser le plus de ce qui aura été gagné et faire à la fin les gros -- si on peut dire, ils sont maigres comme des rats -- dont on connaît le chiffre des contributions. Toute sa vie épuiser sa vie pour de l'argent, des vaches, du bien, en apprenant à ses enfants à se serrer pareillement et, après, avec tant de vaches, de terres, de bâtiments et de sous placés, est-ce qu'on est plus heureux ? Regardez seulement Bichat... Malheureux plutôt à ne profiter de rien de peur de di­minuer le tas, à se méfier de tout le monde de peur de s'en laisser prendre. A ce compte-là mieux vaut vivre à la va-où-tu-vas, les mains dans les poches quand l'envie en prend, le nez humant l'air et les yeux tout autour de soi pour ne rien manquer de ce qui est beau et bon à voir. Le pas bien allongé quand il faut et tout balancé quand il ne le faut pas absolument ; enfin se sentir un peu d'âme au dedans qui fait quelque chose de léger ou de secret, même si on ne veut pas se donner la peiné de chercher ce que c'est au juste qu'une âme et ce qu'elle fait dans le corps, et elle et lui sur la terre. 86:176 Va-où-tu-vas, en se sentant un peu d'âme. Ce n'est pourtant pas à son âme que Jean des Berquins pense en ce moment, seul avec sa pomme et son pain. Non, il n'au­rait pas ce rire d'auberge des dimanches soirs, ou de coin de rue quand on a une histoire toute chaude et sans beau­coup de sel à se raconter, un commérage pis que ceux des femmes. Là-dessus, Bichat entra, l'avaricieux, de ceux de tout à l'heure qui ne dépensent d'argent liquide qua­siment que chez le percepteur et pour le reste s'arrangent, échangent, retiennent, et quand il faut tout de même payer en monnaie sonnante prennent l'air à peu près aussi gracieux que si c'était à choisir au coin d'un bois. Il entra ; il avait démanché sa serpe et il venait de­mander au voisin de lui rajuster le manche ou même peut-être comme celui-ci avait déjà servi au père, au grand-père et encore au Bichat d'avant, de lui en remettre un neuf ; et il le ferait, Jean Costat, ce neuf, avec un bon bout de fayard qu'il lui apporterait. « Ça coûtera toujours moins cher qu'au charron », il avait pensé tout à l'heure en se grattant la bête. Pour en finir, puisque le voisin n'aimait pas se faire payer ces petits services, à part le bois fourni il lui donnerait, bien entendu si la chose lui convenait, une bonne bouteille de vin bouché, de son meilleur. « De la piquette, il me donnera, avec de la cire de la veille au soir sur le bouchon, de la toile d'araignée de son écurie par-dessus, et de la terre frottée au... » Il faut voir le garçon hausser l'épaule. Mais Bichat ne s'avise pas de l'épaule ; le souci du marché ne l'a pas empêché avant entrer de voir le drôle de rire par la porte ouverte et il est aussi curieux qu'avaricieux. « Qu'est-ce qui te faisait donc rire, Jean Costat ? » En lui parlant à lui-même, vous pensez bien qu'on lui donne seulement du Jean des Berquins par malencontre. « Qu'est-ce qui te faisait si bien rire ? » La pomme était mangée et une autre après, une petite reinette toute en plis dont le sucre était au cœur comme un bon goût d'été ; et jusque là le garçon n'avait rien dit que le bonjour d'accueil, laissant le voisin venir sur la serpe pendant toute penaude à sa main, et dont le propos n'était pourtant venu, on peut le supposer, qu'après des considérants sur l'air du temps. Pourtant il fit à ce coup-là : Eh bien, donnez-la ici, votre serpe, on verra voire à l'emmancher au mieux. » 87:176 Mais ce que Bichat ne payait pas, il voulait toujours l'avoir : « Qu'est-ce qui pouvait te faire rire comme ça, tu riais de bon cœur là tout seul ? « De bon ou de mauvais », se dit le grand Jean. Et par contradiction, et aussi parce qu'il n'aimait pas Bichat, il faillit dire que non, que ce n'était pas vrai. Mais il avait été pris bouche fendue, sa rouge bouche pleine de vie sur des dents solides, et peut-être aussi que l'his­toire était bonne. « C'est qu'en passant tout à l'heure devant l'église, je viens d'avoir le théâtre. -- Quel ? Déjà toute la figure de Bichat s'est écar­quillée. -- Lucie Galande et Amélie Grandier qui seraient cha­cune tombée raide si les mots étaient des balles de fusil et s'il était permis à des dévotes de se fusiller. -- Non ? -- Si. Je revenais d'emprunter pour demain matin une livre de pain chez Pertuisat -- attrape ! le vieux vient de s'entendre dire en passant qu'on ne se risque pas souvent à aller demander chez lui, même pour rendre après -- je passais comme je dis et j'entends du bruit derrière la petite porte ; je m'arrête et pour quoi voir : la Galande jetée dehors des deux épaules par Amélie, raide comme la justice, toute blanche mais pas un cheveu dé­rangé, le chapeau bien droit ; vous la voyez, une Majesté et un gendarme ensemble, pendant que l'autre toute rouge et les frisons dansants criait entre haut et bas de peur d'être entendue des alentours : « L'église est pour tout le monde, personne n'a le droit de m'en faire sortir. » Pour tout le monde qui se respecte, mais pas pour les femmes de rien ! « De rien, de rien, a répété Lucie, et dans quel panier faut-il mettre celles qui se croient tant maintenant après avoir jeté leur grand'tante à l'eau dans leur jeunesse ? » -- Ça, elle l'a fait, la sacristine, dit Bichat ; elle l'a fait sur ses dix-sept ans, un jour qu'elles lavaient en­semble à la mare, la vieille et elle. On a dit que c'était venu sur une histoire de chemise, à la remarque que celle de la fille était trop dégagée pour l'honnêteté. Alors elle a poussé la tante à l'eau ; après, il a fallu se mettre à quatre pour la retirer : défunt mon père en était. Il n'y avait pas plus raide que c't'Amélie-là -- à preuve que pas un garçon n'en a voulu, moi le premier. » Jean Costat, c'est déjà compris, ne perdait pas souvent une occasion : 88:176 « Surtout qu'elle était sans bien ; de deux choses c'était au moins une de trop. » Bichat se gratta l'oreille : « Et pas travailleuse. A preuve encore, à toujours tourniquer dans son église. » Mais le garçon avait de la justice. « Ça, on ne peut pas dire ; travailleuse, si, et de l'ou­vrage vite tourné ; et de bon service à condition de la laisser commander... Mais tout n'était pas fini ; sur le coup de la mare la voilà qui blanchit encore davantage et sa main qui se lève ; mais qui tout de même retombe ; et c'est Lucie qui tout emmalicée donne le coup ! -- Oh ! -- Attendez. Là-dessus voilà la pauvre Grandier qui rentre comme un trait en refermant la porte et ressort la tête et le bras avec un vase de fleurs qu'elle jette au milieu de la place : « Tiens, voilà le cas que la Sainte Vierge en fait de tes fleurs d'impureté, scandale du pays » et qui s'enferme vite à clef en dedans, pendant que l'autre criait par le trou de la serrure : « La bannière de péni­tence que la sacristine a donnée après l'assassinat de la tante lui fait bien sûr plus d'honneur, à la Sainte Vierge ! » -- Oui, c'est une chose qui se faisait dans le temps, dit Bichat, pour les expiations de fautes publiques. -- Et patati, et patata, avec la Galande comme une petite furieuse qui tapait sur la porte du pied et du poing, les frisettes quasi au clocher. Tout ça plus vite encore qu'à la comédie, le temps que j'ai fait les six pas pour arriver à la hauteur : c'est vrai que je ne les faisais ni pressés ni allongés, tout juste venant d'aviser un nid sur un des petits tilleuls de la place. Et on sait si j'aime les regarder les nids, même ceux de l'année passée. -- Le curé Simonin n'était pas là, je suppose ? -- Ce n'est pas son jour à venir de la Ville-au-Bois, ni son moment. Et puis, s'il avait été là, il n'y aurait rien eu. » Mais Bichat suivait une idée : « Je parierais qu'il aurait été pour la Galande, la sa­cristine il la connaît depuis le temps qu'ils font leur métier ensemble, et la Galande sait le parler doux. C'est égal, des retourne-veste comme ça. -- il faisait allusion à la dévotion toute neuve de la pauvre Lucie -- ça ne peut guère en faire accroire au monde, si ça en fait accroire à un vieux curé... » 89:176 Il regardait le garçon, mais à ce coup le garçon hochait la tête -- encore cet esprit de justice revenu du fond de lui. Les gens, il le savait depuis longtemps, ne voient jamais les choses au juste : ou en trop gros ou en trop petit ; ou par un côté seulement, ou par un autre, ou un peu de biais ; rarement droit, rarement net, rarement clair, et la petite délicatesse à trouver le joint ils ne l'ont pas. ; c'est peut-être un sens comme les autres qu'il faut avoir pour trouver le fin vrai des choses. Parce que tout de même, cette Lucie si facile jusque dans le mariage qu'ayant eu l'occasion d'épouser ce brave homme du nom de Galant tout le pays l'avait aussitôt baptisée Lucie-Galante ou plutôt Galande à la vieille mode de par ici, en double sens, bien entendu, tout de même elle est peut-être de bon cœur ce qu'elle veut paraître maintenant. En­core une fois, du cœur des autres il n'est pas si aisé de juger. Et alors quelle idée d'avoir conté si vitement la chose à Bichat qui se fait passer pour « contre » -- contre les gens d'église -- depuis que la petite guerre est commencée au pays à propos des élections au Conseil municipal. Jean Costat n'en sera pas du conseil. Bien sûr, certaines aventures n'ont pas réussi à lui enlever la considération ; et même la première, celle avec Rose Trousselot, en dépit du tour à lui joué par la demoiselle, en a fait aux yeux de presque tout le monde un assez joli coq hardi ; mais comme il faut un ordre dans la société, à cause de la seconde où il s'est montré un peu trop au-dessus de l'opi­nion il n'a pas été mis sur la dernière liste. Il s'en soucie d'ailleurs moins que de ses pommes. Tandis que Bichat, cette fois, en fera peut-être par­tie. Il en est bientôt temps, avec ses soixante-cinq ans qui en paraissent davantage ; on l'a fait assez attendre ; on lui a fait assez payer les anciennes déplaisances contre le père et le grand'père -- la même race, tous ces Bichat, qui n'a pas dégénéré -- sans compter ce qu'il est lui-même et, par-dessus, son mariage pas trop jeune avec une fille de l'autre côté des bois dont on savait que la dot n'était pas d'argent clair ; et personne autre que lui ne l'aurait prise avec cette histoire dans sa famille d'oncle à héritage trouvé un matin assommé dans sa cave, comme accroupi encore devant un trou du mur qui devait être la cache à l'or : mais l'or, vas-y voir... Aussi, le soir de la noce, quand les mariés étaient arrivés dans le beau ca­briolet repeint et reverni qui depuis trois mois, allait faire la cour et ferait encore les beaux dimanches, qu'est-ce qu'ils avaient trouvé devant la porte de la cuisine pour leur souhaiter une bonne nuit ? Un mannequin à la figure du vieux, tout pareillement accroupi, dans une belle rigou­lée de couleur rouge ; on laisse à penser le rafraîchisse­ment ; 90:176 mieux aurait valu un charivari avec casseroles et cuillers à pot. Mais maintenant qu'il était toujours plus riche, que sa fille mariée avait du bien encore deux fois comme lui et que son garçon tout serré faisait tout de même façon de monsieur, c'était peut-être le temps de faire plaisir au père. On sent ces choses-là venir... Quoique tout ne fût pas dit encore ; et Bichat le savait bien, et que ce n'était pas si facile d'arriver qu'il aurait bien voulu le faire croire. Aussi, tout en disant : « Je passe droit partout », il faisait un assez grand nombre de courbettes pour mettre les cœurs en joie, à cela près que les plus réjouis seraient les premiers à donner leur voix ; on sait le train du monde. Enfin, tout bien pesé, considéré, il avait pris position « contre » à cause des bonnes têtes. Alors voilà qu'il reprenait maintenant : « Des gens d'église, je vas te dire : il y en a toujours de trop ; et c'est bon qu'ils se divisent entre eux. Et tu m'entends, peut-être pas un qui croit de vrai ce qu'ils vou­draient faire croire aux autres. Il est temps que le gou­vernement du peuple leur échappe, que le peuple soit mené par la raison et l'égalité. -- Oui, mon bon, se disait Jean Costat en lui versant un verre du cidre poiré de sa cruche à fleurs... Oui, c'est toi qui nous la feras courir par les rues, l'égalité, et la fraternité avec. » Cependant l'autre se mirait dans le petit discours qu'il plaçait de-ci de-là depuis un bon moment, et qu'il avait eu tant de peine à mettre sur ses pieds : chez ce Jean des Berquins, il se doutait bien un peu que cela ne portait pas beaucoup, mais c'était comme un exercice de répéti­tion. Même il se sentait tout exalté : Des gens de religion, je veux que tu m'en trouves un bon, une bonne. Dis-moi seulement une bonne dévote, dis-moi-z-en une... » Son petit crâne aux cheveux usés, sa bouche serrée, son long nez pointu qui tâchait pourtant aux marchés de faire le modeste, sa figure en figue entre deux grandes oreilles -- mon Dieu peut-on être si laid, pense Jean Costat -- et ses yeux rétrécis comme si tout un regard était trop donner encore, composaient une assez vilaine vue, cependant que son poing gauche battant la table à coups toujours plus vifs faisait danser dans l'autre main le verre et le poiré : « Dis seulement une vraie dévote, Jean Costat ! » Mais le garçon n'eut pas le temps de chercher sa ré­ponse : derrière le laid Bichat, sur le pas de sa porte, il y avait une apparition. 91:176 #### Chapitre II : Ce soir-là Si on peut dire : ce n'était vraiment que Madeleine Laîné, ou Madeleine à Gérasime, suivant qu'on lui donnait son nom de femme ou celui de son beau-père le vieux voisin d'en face, depuis son retour auprès de lui à Saint-Usage. Mais elle avait été là tout d'un coup et toute bril­lante du soleil du soir venu par le côté ; et aussi l'y voir était peut-être encore plus étonnant qu'une apparition, attendu que jamais, en femme sensée, elle n'avait mis le pied dans la cour même de cette maison d'homme seul. Elle ne lui avait jamais parlé non plus. Mais le grand étonnement n'eut pas le temps de tenir le garçon tout entier, Madeleine si calme toujours trem­blait ce soir et appelait au secours : « Mon voisin, monsieur Bichat, venez vite, mon beau-père est tombé dans la rue au long de la haie du jardin, je crois que c'est une congestion. » Et pendant que les deux hommes se levaient, le garçon d'un bond, et Bichat un peu plus empêtré : « Je viens de le trouver en sortant pour aller au lait », et elle partit aussi vite qu'elle était arrivée. Ils la suivaient, Jean le premier. Elle courait restée droite comme une tige dans sa jupe ballante et son cor­sage étroit, pas un cheveu échappe du bonnet fleuré de lilas dont elle n'avait jamais quitté la mode en l'apportant de son pays déjà « avant », la première fois qu'elle était venue vivre ici sur ses dix-neuf ans ; et tout comme en ce temps-là un air de propreté sur elle qui était aussi comme une honnêteté du cœur. C'était donc cette Madeleine, la bru de son voisin ; et le berger de Bichat, de l'ancien plutôt, puisque le vieux avait dû quitter le bâton et le grand manteau voilà plus d'une année, rapport à ses douleurs, et maintenant c'était bien la congestion qui l'avait jeté au pied de la haie, com­me il s'en revenait peut-être de faire un petit tour du côté des champs pour y surveiller de loin, sans en avoir l'air, ce que l'autre faisait de ses bêtes. Il l'avait bien sûr vu passer et compter comme il avait pu les mères pleines en se demandant si l'agnelage était oui ou non commencé ; et ç'aurait été bien étonnant si Madeleine ne l'avait pas entendu dire une fois de plus : 92:176 « Le métier est perdu : il n'y a plus de bonne maison, les chiens c'est tous des corniauds ; quant aux bergers... » Quant aux bergers, on ne pouvait même pas en faire savoir son sentiment, sinon en hochant cette vieille tête qui en avait tant vu ; et tant reçu de soleil, de vent, de pluie, et de bourrasques venues des hommes et du ciel. A cette heure la face en était toute violette ; il faisait une sorte de ronflement ; sa bru avant d'accourir avait ouvert le col de la chemise et maintenant, tassée tout contre terre auprès de lui, elle avait pris sur son bras la pauvre tête d'où montait le souffle affreux. Toute retour­née malgré un reste de ses airs calmes, elle appelait... Papa... papa... Et elle dit aussi, se redressant un peu : « Quand on l'aura porté sur son lit, il faudra aller chercher le médecin ; et aussi M. le Curé. » Elle regardait les deux hommes avec des yeux deman­dants autant que ses paroles, devenue tout d'un coup une femme seule avec le vieux corps étendu et la tête déjà ballante sur son bras. Et c'est vrai qu'elle n'avait jamais tant parlé à Jean Costat, il la regardait aussi tout en l'aidant ; il n'avait non plus jamais pensé à elle et il s'avisait qu'il ne l'avait jamais vue. Tout à coup, les choses, il faut les raconter l'une après l'autre mais elles vont très vite et toutes ensemble, il songea à cause d'elle et ce n'en était pourtant guère le moment, aux reines-marguerites de son petit bout de jardin, à la fin de l'été, près de sa porte ; les seules fleurs qu'il savait faire pousser, et puis on a goût pour une chose comme pour une personne, violettes autour d'un cœur blanc et qui avaient cette odeur un peu triste des jardins avec les dernières prunes tombées et les feuilles déjà touchées par les brumes ; et pourtant la fleur est droite et fraîche, un petit air de quant-à-soi, mais c'est autour d'elle qu'il y a son secret. De cette drôle de pensée, il se sentit tout interdit, comme tout à l'heure d'avoir vu la jeune femme sur le pas de sa porte. Et comme c'était la place ! Comme si à ces moments-là on devait avoir le temps de penser autre chose sinon prendre un vieux corps par les épaules, le soulever avec Bichat qui a passé ses bras sous les jam­bes et aller vers la maison avec la belle-fille qui tient une des mains et la met avec l'autre sur la poitrine d'où elles glissent aussitôt, et les laisse enfin tomber pour aller ouvrir toute grande la barrière sur la rue. On prend toutes sortes de précautions, il faut monter trois marches : « Attention à celle du milieu, elle ne joint plus d'un côté. » 93:176 Un vieux pied de souci est là, gelé depuis des mois, il ne faut pas non plus glisser dessus. Elle murmure « J'aurais dû l'arracher, mais je pensais toujours qu'il repousserait aux premiers soleils. » sage, elle est comme les autres, on pense si net à des choses de rien, à ces moments-là, et on en voit toute l'image ; le souci refleuri jusqu'après la Toussaint, sa forte senteur quand l'a froissé le bas de la jupe en passant ; un soleil d'été, d'automne, sur la cour et le pommier au-dessus du banc ; peut-être aussi de l'autre coté des marches un tabac odorant aux vingt fleurs en étoiles attend pour les ouvrir que le soir soit venu, et son odeur de fleur d'oranger entrera par la fenêtre dans la cuisine où on soupe et le vieux Gérasime dira : « Ça entête comme s'il y en avait cent pieds » et le brun papillon de nuit -- qui vient d'où quand les étoiles blanches sont fleuries ? on ne le voit qu'à ce moment-là -- fera un bruit d'immense abeille et Gérasime dira encore « On croirait tout un jeton, à l'entendre celui-là. » On voit toute cette image d'un soir de fin d'été et on s'est excusée, on sait ce qu'on a dit, mais les autres ne savent pas ce qu'on a vu. Ils ne savent pas non plus qu'à deux fois un vieux a parlé qui ne dira plus ces choses, et que le cœur s'en est davantage serré... Les autres ne savent pas ce qu'on a dans la tête. Jean n'a pas su ce qu'il y a eu, un instant, dans celle de Made­leine. Et lui, avec Bichat, il a hissé le vieux corps sur le lit, l'a entré dans les draps : tout cela c'est du mal, de la réflexion : « Tiens, prends-le par ici. » « Non, mettez-vous là, tout contre le pied de la couchette, un peu de travers. » Bichat est malhabile, le garçon a fini comme d'habitude par vouloir faire la chose tout seul, aidé seulement un peu de Madeleine. Il a donné toute son application ; et pour­tant, lui aussi a son image en tête qui ne l'a guère quitté, cette image-idée de la femme près de sa porte, nette et secrète ensemble, non plus apparition mais fleur d'automne. Ce n'était pas le moment, non, ni l'occasion. Et ce n'était pourtant pas non plus la saison puisqu'on était à peine au printemps. Un tout petit printemps encore, par en fin de février quand les jours se mettent à traîner devant les portes à l'heure où un mois plus tôt c'étaient dans les maisons les chandelles allumées ; de ces soirs où il y a une petite tendresse dans l'air et le lendemain la Fleur-de-Pâques bleu-Catherine s'est ouverte au jardin à côté des mères-de-famille et on trouve dans le verger les petites primevères rouges et roses assises en rond sous pommiers au milieu de leurs feuilles. 94:176 Les verdières vont s'en aller, les pinsons arriver, le rossi­gnolet de muraille -- vole-vole, il est tout couleur de pomme d'orange ; sage-sage, il est aussi gris foncé que la pierre : c'est sous ses ailes qu'est sa couleur -- ce petit rossignol sans autre chant que son cri aigu va venir tour­niquer par devant la maison jusqu'à ce qu'il ait retrouvé son trou contre la porte de la grange, là où les chats ne peuvent atteindre. Alors on dit : « Dans deux semaines on va voir passer les grues » et on pousse un soupir de contentement pour tout l'espoir que leur grand triangle toujours plus loin, toujours plus fin dans le ciel va laisser derrière lui. C'est que Jean des Berquins songe aux Berquins dont il a nom, sa vraie maison là-haut dans le bois. Mais Bichat se gratte l'oreille, parce que les grues remontées vers leurs pays, il va falloir donner le quatre-heures à toute son équipe de monde. Ces oiseaux-là, quand ils passent ou repassent au-dessus des fermes, c'est comme une horloge d'automne, de printemps, qui décide l'heure des ouvrages et du souper, qui fait quitter ou prendre le goûter, et les commis le savent bien... Aussi bien, l'homme ni le garçon n'en sont pour l'heure aux grands étrangers criants qui passeront là-haut, pattes et cous comme un fil ; le vieux dans son lit la tête sur l'oreiller de toile rouge à grosses fleurs noires et la Bichatte appelée -- qui n'est pas la femme de Bichat, mais une sienne tante, une rude encore drue : d'ailleurs la femme trouvant le nom pris n'a pas eu à perdre son temps pour courir après un autre : avec sa figure de chèvre, son bêle­ment et ses yeux qui ont l'air de pareillement bêler, elle a été vivement tournée en Biquatte -- la vieille donc ap­pelée auprès de Madeleine il a fallu songer à se partager les services. Bichat ne pourrait penser autrement qu'à en prendre son lot, le vieux Gérasime étant déjà chez ses père et mère, ce serait se mettre tout le pays à dos ; et puis ce qui se fait, se fait, alors son petit domestique ira au médecin, en bas, à la Grangeonnée. Et pendant ce temps-là Jean se mettra en chemin pour aller chercher M. le Curé à la Ville-au-Bois, puisque la bru du vieux l'a de­mandé : on sait bien qu'elle est d'église. Aller là, c'est lui, le garçon, qui l'a proposé et ce n'est pas parce que la Ville-au-Bois est un peu plus près que la Grangeonnée. Non, c'est... Il ne sait pas pourquoi ; il sait seulement que c'est là où il a eu l'idée d'aller. La Ville-au-Bois est sur la route il continue la grand'rue et s'en va de l'autre côté des deux Mottes, où on monte et on descend, et dans les creux on est au milieu des champs, et dans les hauts entre les sapinières. 95:176 Et à la dernière Motte on voit devant soi tout le grand pays étendu sur des lieues, avec des recreux déserts, des villages, une file de peupliers au long d'une petite rivière, un clocher dans ces peupliers, le dessin d'un château sur une hauteur à gauche, et tout au fond, tout au fond, un train de collines bleues, mais d'un bleu si délicat qu'on croirait voir au travers l'air de l'autre côté. Jean filait sur sa bicyclette ; il aimait mieux d'habitude aller de ses grands pas allongés, mais pour servir plus vitement Madeleine il avait pris sa machine. Fort et léger comme un grand tiercelet roux il fendait l'air presque sans bruit, tout seul à cette heure du soir venu entre les champs et les sapins, cet air doux autour de lui comme au plus frais temps des sens, tout petit, quand le monde vient à vous avec ses miracles, comme au plus frais temps du cœur aussi, quand il se met à trembler un peu et c'est d'un désir qui n'a pas de nom encore. Mais est-ce que ce temps-là ne revient pas des fois au-devant de nous, comme si le cœur était pour un moment retourné aux jours de la jeunesse ? Seulement, depuis ces jours on avait su le nom. On l'avait su et on s'est donné un mauvais maître. L'air est doux, mais l'odeur des sapins un peu forte, un peu amère. On va dans sa vie, on est le grand oiseau roux, on est celui qui a connu et déjà perdu son enfance et sa jeunesse ; et à la place un jour ç'a été l'homme du mauvais désir. Pourtant tout est si beau. Il y a un autre mot que Jean maintenant voudrait savoir pour dire cette beauté-là. Le mauvais homme n'est pas là, il est parti dans les sapinières, il est resté dans la maison, il est peut-être avec celui qui riait tantôt et qui a fait une bête de contée... Voilà encore les sapins ; on sent le bourgeon comme un baume ; l'air est tout d'un coup un peu plus vif, les branches se balancent, une petite fumée de fleur en monte avec plus d'odeur amère. Oh ! est-ce qu'on n'a pas enten­du là-bas, dans le fond le plus vert, comme un cri de tourterelle ? Ce n'est pas possible, ce n'est pas le temps ; mais des branches ont bougé un peu plus, il y a un vol, un cri tremblé encore. Béni deux fois soit ce soir de bénédiction ! Et si on n'avait pas su vraiment ce qu'on croyait si bien savoir ; s'il y avait en nous quelque chose de plus demandant encore qui attend toujours son bonheur. Pour ce que l'homme du désir a fait de sa part de vie des fois... Mais les deux Mottes sont passées, le bois est en ar­rière ; il y a le silence encore « a fait » et encore une odeur dans les champs qui se tait comme l'autre et com­me l'autre est pourtant vivante. 96:176 On ne peut pas expliquer, on sent ; on sent en elle l'herbe, la terre, les choses fraîches qui cherchent le cœur. Puis c'est un petit bruit d'eau qui coule dans un des fossés de la route ; venue des dernières pluies bien sûr, et si le garçon descendait il verrait déjà pousser au bord la menthe et le faux cresson : un fil d'eau au milieu des terres blanches et c'est au long comme un petit paysage de pré. L'eau fraîchement coulante, la tié­deur de l'air venu comme un ramier doux du fond de ces campagnes ; et dans un mois les pruniers seront en fleur autour de la Ville-au-Bois... Ils seront en fleur et on verra le vrai printemps. Mais ce soir, ce silence et ce petit tremblement de l'air et de l'eau et rien de fleuri encore, et tout à l'heure cette Made­leine Laîné avec le quasi-mort dans les bras et ses yeux si graves qui vous demandaient ! Ce n'était presque rien qu'elle, ce n'est presque rien ce soir que voilà ; mais il y a des fois où on voudrait être savant pour trouver le mot qu'il faut. Brusquement, c'est le grand silence aussi dans le fond du cœur. -- S'il y pouvait rester, mon Dieu ! Mais dans moins d'un moment on sera comme avant et on n'était pas grand'chose. Et on est tout seul. Mais Émilien Lainé, lui qui avait une femme, un vieux père et une tombe de petit enfant, est-ce qu'il a été beau­coup ? Il a été pire que moi d'avoir laissé tout cela. -- Laisse Émilien, ne mesure pas ; ou garde ta mesure pour toi. Et allons, ne pense pas : pas maintenant ; garde seulement un moment encore ce grand silence quasi pur venu tu ne sais d'où. Et fais ce soir ce que tu dois faire ; tu rentres au mi­lieu des hommes ; voilà les dernières bêlées dans les ber­geries et les derniers cris dans les cours ; un homme en a huché un autre, peut-être un père son garçon, peut-être ce garçon un voisin, par-dessus les jardins : ho ! ho.o.o ! deux appels convenus, l'un aigu, l'autre grave et enroulé comme une feuille dans le vent. Et c'est l'angélus après. Des voix sont après vous, et des fois c'est comme si on était deux en soi. 97:176 #### Chapitre III* : *Le silence de Larrivey Quand le messager entra dans la cuisine du presbytère, M. le curé Simonin et la mère Quinquenelle finissaient une marmelade de pommes après avoir mangé leur soupe au lait. C'était de vieilles gens qui faisaient le soir un repas innocent préparé tant par le maître que par la servante, si servante il y avait, l'ancienne, la vraie étant allée un beau jour prendre sa retraite chez des neveux, et cette bonne femme de Zélina Quinquenelle qui avait maison, jardin et petit bien à la Ville-au-Bois, s'étant trouvée la seule à en vouloir prendre la succession couci-couça, de-ci de-là, les jours où il lui plaisait et qu'elle avait elle-même décidés. Une vieille drôle qui faisant rire le monde, tantôt bonne comme le bon pain tantôt à ne pas tenir avec des pincettes, tantôt retenue sur la nourriture et tantôt bu­vant sa petite goutte, zélée un jour comme un balai neuf et le lendemain passant son temps à bayer aux corneilles ou, ce qui ne valait pas mieux, à disputer avec la Zidore dont les paniers à mouches étaient trop près de la haie mitoyenne ; enfin large une fois et une autre fois regar­dante, mais plutôt de ce côté-là et les traîne-pieds le sa­vaient qui regardaient avant d'entrer si c'était le bon curé qu'on voyait par les carreaux de la cuisine : sinon un beau chapelet de gracieusetés serait tout ce qu'ils au­raient à mettre dans leur sac ; et les gamins qu'il fallait rattraper par le fond de la culotte pour les obliger à faire les commissions de la cure, et les marchands avec leur voiture qui auraient bien mieux aimé passer au grand galop que devoir s'arrêter là ; et enfin tout le pays qui la voyait partir au bois des journées entières pour ramener à gros sacs sur sa brouette pommes de pins, écules, écor­ces, tout capable à peu près d'entretenir un petit feu sans attaquer le bûcher. Seulement, tandis qu'elle était à ses « ramanances » la poussière faisait des dos de fauteuils en voile gris, les araignées balançaient du plafond leur gros ventre au bout d'un fil et M. le Curé en soutane ef­frangée et chemise sans boutons faisait au propre bouillir la marmite : « Pour ce qu'il a à faire, ce pauvre cher homme du bon Dieu ! » 98:176 Dévouée quand même à sa façon, comme c'était la façon qui l'avait poussée naguère à venir se proposer sachant « ce cheti curé en solitude ». Elle savait trop bien elle-même ce que c'était, depuis le trépassement de son Quinquenelle : « Il faut y avoir passé ; des fois pas seu­lement la compagnie de votre chat pour vous dire : Dieu vous bénisse, quand vous avez éternué ! » Et son bon cœur n'avait pas voulu pareille aventure pour le cheti curé. « Mon homme, avait-elle dit, suivant une vieille mode de s'exclamer qu'elle seule avait gardée à la Ville-au-Bois, mon homme, je ne peux pas laisser un si bon chrétien que vous dans l'embarras... Je ferai tout ce que pourrai en vous demandant seulement ma pitance et pas grand'chose avec. » Le bon chrétien -- c'était encore un des mots de Zélina -- avait un peu tremblé ; il connaissait sa parois­sienne qu'aussi bien il aurait aimée un peu plus dévote, et aussi ses capacités. Et que diraient les confrères avec mon homme et tant d'autres simplicités sorties toutes brandies de la bouche de la bonne femme ; que diraient-ils, Mlle Armance avait été si comme il faut et ces mes­sieurs avaient tant d'esprit : le doyen de la Grangeonnée en avait à lui seul plus que tout le reste du diocèse où il s'en faisait pourtant une si grande dépense ! Eh bien on dirait ce qu'on voudrait ; il n'avait pas le choix et il ne voulait pas faire de peine à cette femme. Et puis il était trop timide pour refuser : après cinquante ans de prônes il rougissait encore comme un ordinand au moment de parler. Et ses simplicités en actions, à lui, pouvait-il les oublier alors qu'elles avaient plusieurs fois manqué donner la jaunisse à la gouvernante : ainsi le jour où il avait charitablement aidé la chèvre de la Zidore à mettre ses biquets au monde ; la vieille était au lit malade et se lamentant du contretemps pendant que de l'autre côté du mur la pauvre mère bique haletait sur la paille : devait-il les laisser toutes deux dans l'embarras ? La digne demoiselle apprenant l'aventure avait bien dit que oui, c'est qu'il était vraiment un malagauche : il le savait bien d'ailleurs et tout le monde avec lui, il y en avait tant eu de ces histoires qui donnaient à rire sans qu'il en ait eu le premier l'avisement... Monsieur le doyen en avait fait ses meilleures chansons. Tels ils étaient là et le garçon s'ébahissait une fois de plus de les voir assemblés comme en un conte d'alma­nach. Pourtant il savait déjà que la vie mène ses jeux elle aussi, et avec elle en plus, il y a si souvent autre chose que l'apparence... Vieil homme de curé ! 99:176 En vérité un charme était sur lui ; quand il parlait c'était avec une sorte de douceur tranquille, ramenant l'une sur l'autre ses deux mains pendantes et les frottant lentement, ses mains paysannes venues à travers les générations de ces boitiers dont il descendait, les rudes coupeurs de chênes à quelque six lieues dans la haute forêt qui faisait une ligne à l'ho­rizon. A cela près qu'elles n'étaient pas coupées de cre­vasses ni emplies de poix comme celles de son grand-père et n'en avaient pas l'odeur d'écorce de mousse et de sous-bois gardée au creux tout au long d'une vie ; pourtant aux soirs de vacances, quand c'étaient les premières flambées, le petit garçon de ce temps-là se glissait auprès du vieux et glissait aussi tout amiteusement sa petite main dans l'âpre main ; et le soir il s'endormait avec l'odeur jamais retrouvée mêlée aux premiers songes. Souvent aujourd'hui que c'est son tour d'être devenu vieux le curé de la Vielle-au-Bois tourne ses yeux vers la bleue hauteur lointaine ; il n'a plus personne, il est seul au monde, le drame du fini terrestre tente de se jouer dans son cœur : et toujours en toile de fond il y a ces bois du hameau de ses grands-parents, avec la maison aux trois marches de pierre au-devant de la nuit pour causer les soirs d'août, la journée finie, entre la menthe et les vieilles roses de la maman Torine, et sa cheminée de septembre. Si au moins... Il n'avait pas de misère au pays ; on l'aimait plutôt, cela s'entend que personne ne lui voulait de mal ou alors c'étaient les bonnes têtes, pour ce qu'il représentait, et lui pour tous, avait son parler lent et ses grosses mains frottées. Seulement quand on ne le voyait pas ses yeux reprenaient malgré lui la tristesse des vieux boitiers -- singulièrement fils après père et grand-père et les autres en remontant ils ont eu au repos ce regard un peu triste qui voyait quoi ? -- Et ce n'était pas à cause de l'enfance en peine au fond de lui ; il savait bien que sa forêt où il n'allait plus, sa maison vendue voilà longtemps, le feu dansant et le violet du soir sur le pays tassé, et, Dieu les ait en son saint Paradis, ceux qui étaient sur les marches tout son monde d'amour, tout à plein cœur, à pleine âme lui sera rendu un jour meilleur : si tout cela ne devrait se retrouver ? Non, c'était quelque chose qui allait à certains moments jusqu'à vouloir offus­quer le sûr espoir du Paradis... Mais ce soir il n'y fallait pas songer ; pas songer à la rude croix secrète, il y avait toute proche la grande aventure à sa fin du berger, celle de la terre, et après ce serait l'autre et déjà le jugement de la vieille âme in­nocente et maligne ensemble, son âme d'homme pour tout dire, qui allait sûrement être bien étonnée, ne sachant plus grand'chose de son catéchisme : 100:176 à moins que dans ces heures de la mort des choses fraîches, douces, des choses pures lui soient revenues du temps où lui aussi était un petit garçon dans l'herbe des vergers, tapotant l'eau de la mare et allant reblanchi à ce catéchisme dont il retrouvait peut-être les mots et qui sait, le sens au tra­vers de son agonie ? Alors il allait se presser. Au premier mot du garçon le fichu de tête de la servante s'était mis en bataille ; son curé toussait ; et il y aurait de la dé­pense, on allait sûrement demander Larrivey, le petit marchand de légumes et de marée qui avec son auto fai­sait aussi un peu office de voiturier. Si au moins on at­tendait jusqu'au lendemain matin : ça serait jeudi et ce jour-là le pasteur était emmené à son binage, pour rien, entre les paniers de choux et les discours de revendeur. Mais il y avait tout de même une sorte de choses dont elle n'avait pas le droit de se mêler ; aussi bien le vieux curé avait déjà glissé jusqu'à l'église et Jean couru chez Larrivey ; en moins de cinq minutes tout était prêt et la camionnette devant la porte : « Et toi, Costat, tu montes avec nous ? Il n'y a qu'à attacher ta machine sur le marchepied. » Par amour de l'air il pensa remercier ; et puis il s'avisa que plus tôt rentré il pourrait rendre service encore ; il y a tant à faire dans ces moments-là ; peut-être veiller, ou aller par le pays, ou redescendre à la Grangeonnée pour d'autres remèdes. Il s'installa comme il put derrière ; et quand il fut assis c'est à lui que la mère Quinquenelle passa un antique petit sac de voyage en cuir noir lequel, aux airs de la bonne femme, devait enfermer des choses bien révérentes ; il prit même façon et avec précaution posa le sac tout contre lui. « Surtout ne prenez pas froid, mon homme ! » La femme de Larrivey venue les regarder partir se détourna pour un sourie en coin ; lui voulut paraître sans malice : « Pas de danger, la soirée est trop belle. » C'était plus vrai encore que tout à l'heure. L'air était tout de printemps et par la porte du jardin on sentait à leur odeur plus forte que les buis allaient fleurir. Tant mieux, ils seraient grenés pour les Rameaux : « Buis bénit grené dans la maison, c'est de l'argent toute l'année. » Toutes les femmes savaient cela, et c'est sûr qu'à Saint-Usage Lucie Galande et Amélie Grandier allaient choisir dans la brassée du sacristain le rameau le plus épais. Défunte Jeanne Costat, la mère, n'y manquait jamais. 101:176 Et Madeleine ? (C'était sans doute qu'il faisait le tour des dévotes.) Quelque chose lui dit que tout occupée au­trement elle devait dédaigner le présage d'argent. Et pourtant l'argent... Voilà une idée qui passe aussi vive que fouine ou herminette sur le chemin : elles vont ainsi l'une après l'autre les idées, il y en a qu'on n'attendait pas, il y en a qui passent, et il y en a qui s'arrêtent bien en face de vous et au lieu de voir comme aux autres leur petit cœur clair, celles-là, on le sent très bien, ce sont elles qui vous regardent. Elle avant passé vite et puis elle était revenue et elle était là qui ne s'en allait pas, gênante comme quelqu'un qui ne baissera pas les yeux. Si on pouvait savoir le jour d'avant les pensées du lendemain on serait des fois bien surpris. Si on m'avait demandé tantôt seulement ce que je savais de cette Madeleine Lainé je n'aurais pas eu grand, chose à répondre, ou alors comme tout le monde : « Ma­deleine Laîné ? Mon Dieu, la bru à Gérasime, comme un va-et-vient dans la maison, qui va aux commissions, qui bêche le jardin, coud l'été sous le pommier dans la cour, fait le souper du vieux. Le soir la voilà partie au lait chez Bichat, mais avant d'entrer elle a fait son tour à l'église et quand M. le curé Simonin vient le jeudi dire la messe et faire le catéchisme, on est sûr de la voir partir au premier coup de cloche plus relevée de toilette que les autres jours. Pourtant c'est un même compliment d'un chacun : elle est nette comme personne et la maison reluit d'un bout à l'autre. Et des pots de fleurs sur la croisée, et un petit bouquet sur la cheminée devant la statue de la Sainte Vierge, une espèce de poterie bleue, rouge et jaune apportée de son pays : un pays dévot, c'est pour cela qu'elle en est venue avec sa statue, son étroit bonnet et ses honnêtetés. Voilà ce que je sais d'elle, et qu'elle est sage et ne regarde pas les hommes malgré son étrange cas ; tant d'autres auraient été tentées, auraient accueilli con­solation du cœur et après le diable aurait fait ce qu'il aurait voulu ! » J'aurais pu dire à peu près ces choses, d'avoir vu, un peu entendu ; mais pas plus. Cependant l'idée était telle : comment vivrait Made­leine, Gérasime parti et fini le train à deux avec les petites économies, la retraite ouvrière et la rente viagère que servait Bichat pour avoir acheté la maison, le jardin, le verger et le bout de champ auprès, tout cela jouxtant du bien à lui et devant lui revenir un an après la mort du berger... Un drôle de contrat, mais le vieux avait peut-être espoir que son mauvais garçon, l'ensauvé, reviendrait alors et il aurait cette année pour se retourner, s'arranger, qui sait, avec Bichat ? 102:176 « L'arrangement ne serait pas facile je le sais bien, mais l'argent me fait besoin ; et ça aurait-il du bon sens de pâtir en gardant au malheureux une maison qu'il a quittée sans souci, nous laissant dans la peine et pire ? » Jean entendait encore le vieux ; il l'avait eu si sou­vent l'hiver passé devant son feu, son bâton entre les jambes écartées, les mains dessus, et hochant la tête. Il avait été ainsi au courant des choses. Bichat, bien enten­du, avait admis la clause du délai pour faire la rente un peu moins forte et jamais Émilien Laîné ne rentrerait dans sa maison ; tout de même le garçon avait été du sentiment de Gérasime. Le serait-il encore aujourd'hui ? C'était d'ailleurs sans importance : de toute façon la belle-fille n'avait droit à rien... C'est à peine s'il s'était rendu compte qu'il n'y avait plus depuis un moment ni cure, ni jardin, ni église, ni plus même de maisons ; il n'y avait plus que la route avec le bruit de la voiture et le large rais des phares sur des sapins blancs et bleus commençant de chaque côté un pays de contées. A la première Motte une chouette aveuglée par l'étrange lumière vint s'aplatir sur le pare-brise : « Signe de mort », dit Larrivey. Le vieux curé hocha la tête, faillit parler, ne dit rien. Ses lèvres remuaient pourtant et Jean se penchant un peu vit qu'il avait les mains sur son cœur comme pour bien serrer dessus. Le garçon crut devoir parler lui-même : « C'est bête, au fond, de leur donner mauvaise répu­tation à ces oiseaux-là. C'est bien sûr à cause de leur cri qui pleure. Il y a l'homme-des-bois, vous connaissez, qui appelle dans la nuit comme un homme en malencontre : hou, hou, hou... Ça monte en traînant, descend, et monte encore ; tout le monde a peur : mais autant voir en plein jour des pigeons volants, il n'y a pas plus de mal entrain. » Une autre encore -- ce devait être un couple -- s'en­vola d'un sapin devant eux. « Une bestiole qui vole si doux, si doux, plus finement qu'un tout doux vent du soir. » Il attendait d'être approuvé, au moins des fronts ho­chés. Mais M. Simonin sourit seulement en baissant un peu plus la tête et Larrivey avait maintenant à son volant l'air si modeste, l'air aussi de penser que le camarade ne savait pas comme lui les affaires : un mot qui vous échappe, bon ; mais une conversation ! Il se sentit alors rougir, s'avisa de quelque chose d'invisible qui n'était pas dans le sac noir mais peut-être contre le vieux cœur sous les vieilles grosses mains, quelque chose à côté de quoi on ne pouvait guère parler sans raison ? Il tomba dans le silence aussi. 103:176 Ce fut pour revenir à cette Madeleine. Ni fille ni veuve, toute seule au monde ou pis, puisqu'elle n'a pas sa liberté. Avec cela, si on veut, pas seulement droit à l'héritage du petit mobilier ; un jour ou l'autre l'ensauvé peut faire vendre de loin, même ce qu'elle a apporté. Mais peut-être il ne saura rien tout de suite, et elle pourra jouir de tout et de la maison pour un an ? Bien, mettons les choses au mieux : et l'argent pour y vivre ? Tout qui va mal du côté de la fabrique, et quand les femmes croyaient pouvoir continuer à gagner tranquillement leur vie à coudre les bas sur les machines, voilà la bonneterie arrêtée et c'est le chômage. Jean le sait bien, tout le monde le sait, il n'y a qu'à passer dans les rues : une femme penchée à une fenêtre dans le pignon de sa maison, une autre levée vers elle sur le bout de ses pieds, c'est sur l'ou­vrage qu'on en est ; et quand à un tournant elles sont trois ou quatre filles à s'entretenir, on voit à leur figure qu'il n'est pas question de galants. Il y en a déjà parties servir ; Madeleine Laîné cousait tout en entretenant le ménage et servant son beau-père ; va-t-elle être obligée de partir aussi, avec la pauvre santé qu'on lui prête ? Elle ne doit pas avoir beaucoup d'économies, ses parents n'étaient pas riches non plus, et à loyer. Drôle de monde que le nôtre ! Une femme bien, il lui faut pâtir et une passante, si elle l'avait voulu, serait peut-être encore dans votre maison à profiter de tout... Mais quelque chose tombe en son silence comme en un puits profond, il secoue d'un geste la tête et les épaules la femme verte avec ses anneaux de cuivre parue un soir à sa fenêtre, ce n'est même pas à penser, non, en même temps qu'à Madeleine Laîné ; surtout, il le sent bien, à côté de l'invisible voyageur, le compagnon secret du vieux petit curé aux lèvres bougeantes. Plus une idée... Seulement une image obstinée ; et avec elle le souci un peu triste de quelque chose, il ne sait pas bien quoi ; ce qui est sûr c'est qu'il ne l'a pas l'aura-t-il jamais ? C'est la seconde fois qu'il a haussé l'épaule, mais ce n'est pas pour se débarrasser. 104:176 #### Chapitre IV* : *La veillée L'aventure de Gérasime était en vérité finie. Il avait mis deux jours encore à trépasser et voilà : ce n'était plus sur l'oreiller une pauvre tête ballante avec son souffle terrible, mais sur tout le lit un corps allongé dans l'habit de ses noces sorti une dernière fois du placard pour hono­rer la mort ; seulement ce n'était plus celle des autres comme il avait fait si souvent. L'oreiller aussi était changé, il avait une taie blanche ; la pièce -- c'était la cuisine où le vieux avait toujours eu son lit -- avait été bien lavée, et le petit guéridon au chevet du lit couvert d'une serviette sans un pli avec dessus la lampe funéraire et le rameau de buis dans une assiette d'eau bénite. Sur la cheminée enfin Madeleine avait mis un bouquet frais devant sa vierge de couleurs, et les volets fermés ajoutaient encore, avec un peu de mystère, à la révérence du lieu. On entrait à petits pas silencieux, les hommes reblan­chis, et embarrassés d'eux-mêmes une fois le seuil passé, se dandinant la casquette roulée entre les deux mains ou les bras ballants, puis après avoir regardé le lit ils se retiraient dans la fenêtre et disaient à Madeleine : « Ç'a été tôt fait ! » Et l'un : « Moi je n'en savais rien encore hier, rapport qu'au lendemain de l'accident j'étais de bon­ne heure parti à la ville, et que la femme avait oublié la veille au soir de me dire la nouvelle. » Ils se rappelaient des cas pareils : le vieux Anselme Saunier qu'on avait trouvé dans les champs ; un commis en allant herser avait laissé son cheval quasi monter dessus. Et pas si loin Durand-le-Pape en pêchant voilà deux ans avec un cama­rade au moulin de la Grangeonnée : l'autre le voit devenu tout d'un coup violet et qui pique une tête dans l'eau. Ils disaient aussi : « Ce que c'est que de nous ! » et de temps en temps un plus dégagé : « Que voulez-vous... Chacun son tour ! » mais on voyait bien que pour son compte il n'y croyait pas beaucoup que son tour viendrait. Ils avaient tâché d'être deux. Les femmes aussi arri­vaient en nombre ; celle qui était seule dans sa maison en avait attendu une autre dans la rue, les voisines étaient allées se chercher, les mères leur fille mariée ; comme eux, elles avaient fait toilette un peu, corsage et tablier propre, la jupe d'après-vêpres, et leur tête était couverte. 105:176 Enfin elles entraient pareillement doucement, mais allaient droit au rameau dans l'assiette, en faisaient un large signe de croix sur le mort et soulevaient ensuite par convenance et curio­sité le mouchoir étalé sur la vieille tête cireuse en disant : « Il n'est pas changé » parce qu'ainsi le veut la politesse. Et puis tous les rites accomplis -- elles avaient tout de même au travers fait une courte prière -- elles sou­piraient et s'asseyaient sur les chaises que Madeleine leur présentait. Et elles aussi commençaient par dire : « Ç'a été tôt fait », puis faisaient un temps de silence et com­mençaient l'une dans l'autre -- elles avaient fini par se trouver plusieurs -- jusqu'au moment où elles se met­taient toutes à parler à la fois : « Enfin, son temps était presque fait... Ce n'est pas comme si c'était de la jeu­nesse. » Là-dessus une étourdie : « Après ce qu'il a passé, il ne devait plus tenir beaucoup à la vie... » Mais la mère plus fine, si c'était sa fille qui avait parlé : « Heureux qu'il vous avait, ma pauvre Madeleine ; les choses ont bien changé pour lui quand vous êtes venue... » Et toutes par­ties de ce côté-là... « Rien que sa maison tenue. Sa soupe faite, son linge entretenu. Et la compagnie que vous lui avez fait... » Et d'autres choses comme celles-là avec des admirations, des approbations, des conseils, des questions, des apitoiements... Et après, de la gêne revenue quand même à cause de ce mari ensauvé, de ce garçon si loin en un jour où ce serait pourtant sa place d'être là. Et alors ces dignes commères prenaient raison de leurs vaches à tirer, des enfants déjà revenus de l'école, de ce qu'il fallait profiter d'un peu de jour encore pour finir les ouvrages dans la cour, les étables ; et elles se retiraient avec un autre soupir et autre signe de croix avec l'eau bénite sur le mort. Quand ce fut le tour d'Amélie Grandier elle dit, après les convenances, avec un peu plus d'importance qu'il ne fallait : « Ma chère petite, vous devez être bien fatiguée... Je veillerai votre beau-père cette nuit et vous irez vous re­poser. Aussi bien c'est œuvre pie... » Elle avait pris pour finir un air tout modeste et l'intention était bonne. Mais Madeleine remercia ; que Mlle Amélie soit rassurée, elle ne veillerait pas : c'étaient les vieux amis de son beau-père, les bergers, qui viendraient cette nuit ; et sans doute aussi le voisin Costat. Amélie pinça un peu les lèvres, leva le menton, fit vaguement entendre qu'on en reparlerait pour l'autre nuit, et après avoir soupiré plus fort que les autres s'en alla en pesant quelque chose sous sa coiffe de dentelle. 106:176 Il était temps, tandis que Madeleine songeuse sur le démêlé que Dieu doit faire du bien et du mal dans les âmes et du quant-à-soi dont est si souvent embrouillée la bonne volonté, regardait partir la dévote, elle vit que presque en même temps entraient dans la cour Lucie Galande et ses deux enfants. Deux beaux enfants garçon et fille, légitimes, Dieu merci, qui avaient eu au moins l'apparence d'un foyer, le père se rattrapant sur eux des misères avec sa femme, et elle, cette Lucie que le diable tenait pour endiabler les autres, on savait bien qu'elle était à part cela une femme propre, travailleuse dans sa maison, fière de son Luc et de sa petite Luce -- ces noms distingués qu'elle leur avait donnés ! -- et peut-être même attachée à sa façon à ce bon piteux Galand. Elle l'avait bien soigné, en tout cas, quand il avait pris sa fluxion sur la route, comme cantonnier, un temps d'hiver où il avait fallu déblayer la neige par un froid terrible et que depuis deux jours il ne se sentait pas bien. Et depuis sa mort, de son métier de couturière elle faisait vivre ses deux enfants. Et voilà que maintenant elle se mettait à vouloir tour­ner bien, et maladroite, mais sincère, tâchait de prendre sa place parmi le monde honnête du pays, même jusqu'à vouloir jouer son petit rôle à d'église... Fallait-il l'en dé­goûter ? Madeleine était un peu raide peut-être en appa­rence, elle avait eu beau jeu, la pauvre, à se tenir plus droite que nature pour ne pas être trop courbée, mais com­me elle avait peut-être avec cela plus de cœur et d'esprit à elle seule que la moitié de Saint-Usage, le pauvre effort de la pécheresse la touchait plus secrètement que le train sûr de la sans-reproche. Et puis, encore une fois, Dieu voit les cœurs et les démêle à sa façon ; nous, nous n'y voyons pas grand'chose. Alors elle mit plus de douceur à faire la même réponse aux propositions de la jeune femme : les bergers, le voisin Costat. Si pourtant elle n'avait été occupée à chercher les mots et le ton qui plai­sent au lieu de blesser, elle aurait vu, au nom du voisin, Lucie Galande rougir un peu. Ce fut bien une autre occasion quand une minute après Jean en personne entra. Comme il l'avait pensé, il était employé aux commissions et il y en avait : à la cure à nouveau, à la mairie, chez le menuisier, chez le fossoyeur -- celui-là c'était « Pampelune l'enterreux » et il avait fallu le chercher jusqu'à la Chapelle-Lussay ; chez le boucher et le boulanger de la Grangeonnée, chez l'auber­giste qui ferait le repas, sans compter les invitations per­sonnelles aux chantres, aux porteurs, à ceux qui tien­draient les cordons ; pour les autres, c'était le père Rocher, son parapluie à la main même s'il faisait beau temps parce que c'est plus habillé, qui s'en irait de porte en porte prévenir officiellement de la mort et de l'heure de l'en­terrement. 107:176 Tout un train de prévenances et convenances auquel il ne fallait pas manquer sous peine de manquer au mort, -- et même en comptant le jour de son mariage avec les genévriers à la porte et les coups de fusil dans la cour, ce qui avait été Gérasime Lainé n'aurait jamais eu tant d'hon­neurs en sa vie. Et quand on y pensait : cet habit de noce qui avait si bien dansé l'avant-deux et le balancez-vos-dames, qui avait si légèrement voltigé dans cette cour en verdure et en roses de papier -- et le lendemain après la messe aux morts de la famille la mariée l'avait si bien plié dans une serviette de grosse toile grise avec de la menthe sèche et du romarin -- quand on pense que le voilà tout raide avec ses derniers plis qui déferont seu­lement pour tomber en poussière ; et il y a longtemps que ceux de la robe de l'ancienne mariée et son bonnet de mousseline au nœud de rose pâle sont devenus cette poussière-là... Une idée comme celle-là vola autour du garçon, tandis que venu rendre compte à Madeleine de l'une de ses missions une fois de plus, lui aussi, s'approchait du lit, signait le mort. Puis il se retourna, mais ce fut pour rece­voir le sourire timide, un peu complice, un peu honteux, et sûrement amiteux de Lucie restée là, ce trop facile sourire pour tout dire dont elle n'avait pas su se débar­rasser encore et qui disait, avec la soumission que seul il put comprendre, une préférence. Il détourna les yeux : il regarda Madeleine. C'était maintenant la nuit. Madeleine sur son lit, dans la chambre à côté, dormait tout habillée. Et eux ils étaient en plus de Jean Costat trois à avoir commencé par regar­der la mort à peu près de même façon que leurs brebis la regardaient en cas de malaventure, silencieuses et ten­dant le cou raidi comme si leur propre vie en était obscu­rément menacée ; mais pour des hommes ils le sentaient peut-être plus fatidique encore, ce monde de mystère entre eux et le corps qui est là ! Ils étaient venus un peu solen­nels, pour cette dernière veillée avec le vieux camarade après celles des soirs d'hiver autour du poêle, et l'été c'était sur le banc de la cour et il se régayaient ensemble un moment à se raconter leurs misères ; mais ils savaient en venant, en ce temps déjà passé, le Gérasime qu'ils allaient trouver.. 108:176 Tandis que ce soir, quand ils avaient soulevé le coin du mouchoir blanc posé sur la figure et qu'ils l'avaient vue si inconnue, avec ce drôle de sourire qui n'était plus celui du berger comme eux... Un savant, on aurait dit, mais tout fermé, narquois sur son savoir et qui ne voulait rien dire, qui ne dirait rien exprès ; quelque chose qui non seulement donnait crainte, mais gênait. Et il était là, on pouvait le toucher -- on s'en gardait bien d'ailleurs -- et il n'y était pas ; ce n'était vraiment plus lui, c'était cet autre au sourire à double façon. C'est alors, après avoir reposé le mouchoir qu'ils étaient restés un bon moment les yeux fixes, le cou tendu, les mains sur les genoux. Et après ils avaient bu tous les quatre le café préparé par Madeleine, et commencé à causer. Jean Costat aime les bergers, il les a toujours aimés et ils ont peut-être été jusqu'ici sa meilleure compagnie. Lui-même bergerot de son père, de ses treize à dix-sept ans, et il s'instruisait auprès des anciens. Le plus ancien qui l'était déjà en ce temps passé, c'est Sévère. Ce père Sévère : celui-là aussi dans un livre on croirait une in­vention, mais rien n'est plus vrai que sa vieille personne ; il est là, bien vivant, à Saint-Usage, et il y est né voilà près de quatre-vingt-dix-sept ans ; et il est pauvre, mais son plus grand malheur, c'est qu'il n'a presque plus ses yeux. Il est venu seul pourtant, à tout petits pas, en sui­vant les murs des maisons et donnant des coups de bâton dans les haies pour ne pas s'écarter ; il connaît très bien les bâtiments, les palissades. Ces haies : voilà celle à Butat, et la maison d'Amélie Grandier ; une borne et un enfoncement, c'est les grand'portes chez Bichat, puis le jardin, puis chez la Bichatte, et enfin le pignon Jean des Berquins et la barrière de sa cour ; là il faut quitter et se tourner d'un quart pour traverser la rue, parce qu'en face on est chez Gérasime. Il est venu tout doux, personne ne l'a aidé ; ceux qui le voyaient passer savaient que ce n'était pas la peine, qu'il irait sans mal où il allait ; dans des maisons on a seulement dit : « C'est le bâton du père Sévère, il va bien sûr garder Gérasime. » Et chez Gérasime Madeleine est sortie dans la cour pour lui faire monter les marches. Ce n'est pas la vieille Périnette, devenue un jour sa femme, qui pourrait l'amener ; la nuit, elle n'y voit pas beaucoup plus que lui, et surtout la tête lui déménage à la pauvre femme, elle ne sait plus toujours bien où elle en est et ne peut plus guère que criailler leurs misères en se plaignant de tout le monde. Ce qui lui reste, c'est d'être restée propre comme un écu neuf, et de tenir net aussi son troisième homme : elle n'a pas eu peur du mariage, celle-là ! 109:176 Ah Sévère, berger, ancien berger, tout ce qu'il a appris en quasi soixante ans de métier : tout ce qu'un autre aurait appris en sa place et en plus des choses à lui seul ! Sans compter cette étonnante part de sa vie où entre ses vingt et trente ans il s'est trouvé soldat en étrange pays, a fait la guerre de Crimée, vu le siège de Sébastopol (il n'y a donc pas trois, quatre cents ans de cette histoire-là ?) joué des jambes encore en Italie ; il a eu faim, il a eu froid, ils sont revenus trois du département, et il y a longtemps qu'il est resté le seul. Dans sa tête, c'est comme un rêve ; tout y est marqué pourtant aussi vif que ç'a été, la neige, les assauts, les incendies : « Tiens, là, une tour qui brûle, je la vois et un bâtiment en bois -- et là-bas, loin, c'est un drôle de clocher d'église ; je ne peux pas dire, mais je le vois. » Et les Russes et les Italiens, et les patois de tous ces gens-là ; pourtant c'est comme un rêve. Des choses si loin, dans le temps et sur la terre ronde, est-ce que ç'a été lui, devant ? Ici, il y a la petite mare avec les saules de l'autre côté de la rue en face de sa porte ; des fois le soleil de juin, quand les roses à cent feuilles sont tout en fleurs auprès du puits et du lilas d'Espagne quasi aussi haut que lui puisqu'il est un tout petit homme ; et tout doit être à l'abandon, et il ne peut plus que sentir avec ses mains ce qui pousse fou et qui sent bon ; mais c'est là, et aussi le goût des champs qui vient par devant la maison de l'autre côté de la mare ; tout cela n'est pas là encore en saison mais viendra, aussi sûr que c'était les années d'avant, et il y touchera s'il n'est pas mort. Pourtant ses yeux voient, aussi vraies, des choses finies, mortes, passées depuis longtemps, loin, loin, et il n'y a peut-être plus que cette vieille, si vieille petite tête champenoise à les voir. Jean Costat en est bouleversé quand il y pense, quand Sévère recommence ses histoires ; et cette petite voix dou­ce, nette, posée pour les dire, cela fait encore plus d'effet. Sévère aussi sait bien qu'il y a quelque chose de drôle dans son aventure de vieux bonhomme au coin du feu ou devant sa porte. Un autre, c'était Marie Laurentiau, le remplaçant de Gérasime chez Bichat. On ne le connaissait pas beaucoup celui-là, c'était un passant quand Bichat l'avait engagé. Il disait qu'il avait eu des ennuis dans ses dernières places, sans s'étendre là-dessus, d'abord tout le monde aurait dit qu'il avait beau mentir venant de loin. Bichat l'avait pris se trouvant dans l'embarras et pas beaucoup d'autres décidés à prendre la place du vieux ; sauf l'homme qui jus­tement se contentait d'un assez pauvre marché, il fallait bien vivre. Il y avait d'ailleurs dix-huit mois de cela et personne n'avait rien à dire contre lui ; même ce soir en demandant à venir il avait montré de l'honnêteté. 110:176 Et il y avait Parfait Rousset -- ce n'était pas son nom mais sa couleur de cheveux -- du pays comme Sévère, mais bien plus jeune avec un garçon au régiment. C'était lui le berger communal pour tous ceux ensemble qui n'avaient pas grand troupeau. Et il aurait été à peu près comme tout le monde s'il avait parlé, mais il ne parlait pour ainsi dire pas ; ni à sa femme -- on se demandait dans les bons moments comment s'était passée la cour il y avait quelque vingt ans -- ni à son garçon, ni aux voisins, ni même à ses moutons ; et à ses chiens on disait qu'il faisait des gestes. Il allait veiller l'hiver comme tout le monde chez l'un, chez l'autre ; eh bien il s'asseyait à un bout de table ou un coin de cheminée et il ne disait rien, absolument rien ; des fois il prenait un journal qui traî­nait, le lisait, et c'était tout, il s'en allait comme il était venu. Sa femme la Roussette se chargeait heureusement de rattraper les paroles en moins. Le café bu, Rousset pensa pourtant devoir aller contre ses habitudes et il dit avec effort : « Une belle nuit dehors ! » Oui, elle était belle encore ; ce soir comme l'autre soir l'air du printemps avait passé par les jardins, par les rues, on le sentait rôder autour de la maison. La lune était levée, elle regardait par les fentes des volets. « Si on les ouvrait, et si on soufflait la petite lampe : dit Jean qui n'aimait pas cette fumeuse lueur jaune, qui en prenait des idées toutes drôles. La clarté entrerait jus­qu'au lit. » Mais Sévère hocha la tête : souffler la lampe, non, c'était une chose qui ne se pouvait pas ; elle était signe de quelque chose ; il fallait aussi laisser les volets fermés. Et là-dessus étant allé dans ses vieilles idées d'une chose à une autre pareille, de sa voix douce il demanda tourné vers Jean : « Les deux paniers à mouches, est-ce qu'on leur a mis du noir ? » Jean ne le pensait pas ; alors le berger remua encore la tête : les mouches n'auraient pas contentement, il y en avait peut-être qui allaient mourir ou toute la ruche s'en aller. Chagrin ou dépit en ne savait pas, mais cela s'était toujours passé de même. Et il en avait tant vu, d' « histoires » de ces bestioles pas comme les autres, mais autrement, qu'il entreprenait de les raconter : des ruches vidées d'un coup pour une offense, et d'autres par plus grande malice retournées sur leur maître au lieu de la chanson d'amour dans les matins brillants autour des pas de l'homme. 111:176 Avec sa petite voix, ses idées toujours si nettes, si fraîches, on dirait un moment qu'un frémissement d'ailes est venu dans la chambre et qu'un invisible essaim léger se suspend aux solives entre les hommes et le mort. Jean écoute à la fois la voix et l'invisible essaim. Et tout à coup une pensée lui vient ; Madeleine a tant prié auprès de ce lit, depuis plusieurs jours, peut-être dans son som­meil ses prières vont manquer au mort : un autre bour­donnement c'est peut-être la compagnie qu'il attend... Un instant l'étrange idée est venue. Mais les hommes ne prient pas, est-ce que le berger lui-même priait dans sa vie ? C'est vrai que pour lui maintenant ce n'est plus la même chose, et il saurait ce qu'on ne sait pas ? Comme aussi bien il ne sait rien du tout et il n'y a plus de Gérasime. Et comme Sévère s'est tu, les petites abeilles imaginaires aussi, et l'idée est partie avec elles : une chose qui vous a passé par la tête et c'est fini. Et pourquoi ne seraient-ils pas là à parler de ce qu'ils savent, pourquoi le vieux Sévère se tairait-il ? On le sait bien : Mort et mariage Font aller le babillage. Oui, mais alors il faudrait parler de Gérasime et jus­qu'ici Laurentiau ne les a guère entendus sur lui. Il y a pourtant une chose qu'il voudrait savoir une bonne fois, c'est l'histoire d'Émilien Laîné. Mais il a demandé cela et les autres se sont tus. Jean Costat, lui, pourrait avoir une raison, c'est qu'il n'en sait pas bien long. Comme chacun au pays il n'aimait pas trop le voisin, mais quand il a été question du mariage il était dans la lune ou ailleurs. Puis à l'installation de la mariée, jeunette et fraîche comme on a dit qu'elle était, il faisait pour de bon le compagnon ; une espèce de tour de France pour faire prendre l'air à son histoire avec Fine Trousselot, cette fille de café tout de rose par les joues et d'or par les cheveux enlevée sur un pari entre gars de Saint-Usage à la barbe du vieux patron veuf et d'ailleurs lui échappant pour revenir un jour patronne avec les grandes excuses du bonhomme. Une histoire dont tout le monde s'était gaussé, tout en sachant gré au garçon de l'avoir mise en train : il n'y avait pas de quoi pourtant ; pourquoi était-il comme un fou, des moments, comme un sot ? A son retour en tout cas il n'avait guère eu souci des autres. Il n'y avait déjà plus le père, il n'y avait bientôt plus la mère, il a manqué repartir ; et puis il est resté mais la moitié du temps là-haut aux Berquins sans, l'au­tre moitié, prêter attention à la maison d'en face : rien ne pouvait l'étonner d'Émilien et plus d'une fille se mal marie... 112:176 Il n'a donc rien dit, et ce n'est pas non plus Parfait Rousset qui parlerait ; enfin Sévère à son âge peut passer pour sourd, à l'occasion. Marie Laurentiau voit bien que c'est justement une des occasions et il comprend qu'il vient de manquer ; il en est un peu honteux, venant d'un autre pays : ceux-là pourront penser qu'on n'a pas beaucoup d'usage dans le sien. Mais Sévère en avait de l'usage, et du meilleur, venu du cœur ; ce pauvre Laurentiau il fallait le remettre en estime de soi. Il parla autrement de Gérasime. « Une congestion -- c'était donc la petite voix -- le défunt en a eu une déjà dans son temps de jeune berger, mais c'était dans la poitrine. Une fois qu'une de ses brebis avait agnelé dans les champs, voilà la giboulée d'avril qui tombe, le temps qui se glace, et lui qui n'avait pas pris son manteau enlève tout de même sa veste et la roule autour de l'agneau. La petite bête a été sauvée, mais le garçon bien malade ; alors on a fait ce qu'on faisait dans ce temps-là, on a enterré mon Gérasime dans le fumier de ses moutons jusqu'au cou, dans un coin de la bergerie, et quand on l'a sorti de là il était bravement guéri et il ne s'en est jamais ressenti. -- Le fumier, c'est vrai, dit Rousset ; j'ai toujours entendu dire qu'il n'y avait rien de pareil pour les poitri­naires ; le fumier en dehors, et le bouillon de limaces en dedans. -- C'est sûr -- Laurentiau tout ragaillardi rendait la politesse -- des remèdes n'étaient pas les mêmes dans le temps qu'aujourd'hui ; et ils guérissaient tout de même. » Et Rousset encore qui s'était lancé : « C'étaient des remèdes naturels qu'on trouvait autour de soi, pas dans les fioles ni dans les boîtes. Déjà, des herbes ; toutes les femmes en avaient dans le fond des jardins, de toutes les espèces : de la menthe, de la mélisse, de la réglisse, du romarin, de la ci, de la ça, et des autres encore plus utiles si c'est possible, comme le guérit-tout qui tirait l'humeur des mauvais maux, l'arnica et le sain­foin violet d'Espagne pour les coups et les talures. Tu vois le guérit-tout : une feuille fraîche bien appliquée, en un rien de temps elle devenait sec comme du tabac, le mal aussi, tu n'avais plus rien ; maintenant va en trouver dans les jardins de quelqu'un ; les curés même ne s'y connaissent plus. » 113:176 Sévère approuvait : « Et les herbes des champs ! La ramassée la plus conséquente ici, quand on avait cueilli le tilleul et le sureau, c'était le thym, le petit thym violet des friches et des bords de route. Il passait pour donner du sang et il en donnait. Tu ne peux pas savoir ça, Jean Costat, puisque ton père était jeune berger de son père sur ses quatorze ans, comme il a fait de toi ; eh bien, un moment, malgré sa vie dans les champs, il avait quitté de pousser, ce petit, et il était devenu tout blanc. Sa mère se lamentait, ton grand-père dit : « Attends un peu, je m'en vas le soigner. » Le thym poussait en tapis autour des Berquins ; voilà qu'il en fait une amasse plein un bissac, et tous les jours il le fait boire en tisane à son garçon, trois, quatre bols à la journée. Mes enfants ! Au bout de deux semaines le bergeret était comme une rose, mais une semaine encore et il était couleur de son remède, sautait quasi aussi haut que les sapins, criait, tournait, battait des bras, devenait à moitié fou ; il a fallu le saigner. -- Oui, c'est une histoire que j'ai déjà entendue », dit Rousset. Laurentiau la croyait dur comme fer : « Ce n'est pas pour m'étonner, bonnes gens, je crois trop aux plantes de la bonne terre ; elle n'en viennent pas pour rien racines dessous qui font un métier qu'on ne voit pas, et le reste dessus à en profiter avec le soleil pour y mettre des choses qu'on ne sait pas bien, même les sa­vants, sans vouloir mal dire. Et vous les avez tout direct. » Les friches, le thym, les Berquins. Le soir de prin­temps qu'il doit faire là-haut ! L'oignon-loup va sortir de terre et fleurir l'anémone pulsillatille ; il en a trouvé l'an dernier d'étrange couleur, non pas violette mais d'un doux rose passé, il n'en avait jamais vu ; et il sait aussi dans un coin du bois humide loin des sapins dans les bou­leaux et l'épine Sainte-Lucie, des pieds de pulmonaire que les autres ne savent pas : rose et bleue comme les rubans des petites filles ; on irait au bois, on pourrait cueillir un bouquet : Ces choses fraîches, on les a dans le cœur, y a-t-il jamais eu Fine la dorée, et l'autre ! Mais Sévère parle encore, en regardant Laurentiau comme s'il pouvait le voir : « Ces histoires d'herbes, pour en définir, me font tou­jours penser à l'homme qui venait dans le temps, tu te rappelles un peu, Costat, tu te rappelles, Rousset, un vieux sec comme un coup de trique, une figure noire, des yeux comme du charbon, des mains comme les yeux : pas de par ici. Une espèce de bohémien peut-être, mais il n'était pas en roulotte malgré qu'un soldat de la Ville-au-Bois a dit l'avoir reconnu dans une tribu du côté de la Lorraine. 114:176 Il venait toujours à pied avec des petits sacs d'herbes mé­langées, dans une grande boîte ; on ne savait pas ce que c'était, c'était quasi en poudre, les femmes n'y reconnais­saient plus leurs remèdes ; et peut-être à cause du mélange on ne reconnaissait plus les goûts non plus. Il en vendait pour les douleurs, le mal de ventre, la croissance des filles ; il y en avait, ça vous mettait le feu à tout le dedans de vous. Il était aussi un peu rebouteux et peut-être beau­coup sorcier pour tout dire : dans ses opérations, il mar­monnait des mots... » Et se tournant vers Jean (mais où est-il Jean Costat, encore dans le bois à cueillir un bouquet, et pour qui le bouquet, pour la Vierge de couleur ? Il écoute et n'écoute pas, les mots le font penser à d'autres choses) : « Hé, c'est encore chez vous, garçon, que c'est arrivé, et à pro­pos de toi, chez ta grand'mère de la Grangeonnée, une fois que tu y étais en dépôt tout petit. Voilà un mal qui te prend subitement, à te croire bon à enterrer le soir, au plus tard le lendemain ; le vieux était dans le pays ; il te voit, il hoche la tête et il dit à la bonne femme : « Écou­tez-moi, je n'y peux rien ni le médecin non plus -- on l'avait fait venir, le médecin, et il avait hoché la tête, aussi -- essayez pourtant d'une chose : portez une chemise de l'enfant à la fontaine Sainte-Colombe, trempez-la en disant trois ave et lâchez-la ; si elle tombe au fond c'est qu'il n'y a rien à faire, si elle reste sur l'eau la sainte le guérira. » Ta pauvre grand'mère qui ne savait pas justem­ent à quel saint se vouer y est allé et la petite chemise a nagé dessus. » Oui, Jean qui suivait l'histoire se souvenait l'avoir en­tendu plus d'une fois conter à sa grand'mère, et sa mère murmurer : « Il y a quelque chose. » C'est ce que dit Laurentiau tout sérieux : « C'est sûr qu'il y. a quelque chose. » Et il ajoute pour le plaisir de croire mieux à la science du passant : « Com­me ça, elles guérissaient, ses herbes et ses manigances ? -- Elles soulageaient. -- Il ne vient plus ? -- Oh ! il doit être mort depuis longtemps. Il disait qu'il avait un garçon ; son garçon a peut-être pris sa science mais il n'est jamais venu nous la montrer. -- Il est temps encore... » Et Laurentiau lève la tête avec une sorte espérance. 115:176 Cependant Rousset était retombé dans ses silences et Jean n'avait rien dit de plus. Et puis il était sûr que dans la chambre à côté un mouvement léger s'était fait, comme de quelqu'un s'éveillant, et puis doucement deux pieds à terre, et il l'aurait juré, deux genoux. Madeleine s'était levée et remise en prière ; il lui faudrait pourtant tout son sommeil, mais peut-être tout à l'heure elle allait se ren­dormir. « Le métier est dur, tout de même, disait maintenant Marie revenu à son emploi. Plus que le monde croit ; dans les fermes on a l'air d'un propre à rien et des fois on a plus de mal que les autres. -- Et le souci... ! » : C'était Sévère qui avait recommencé à parler. « Les autres font ce qu'on leur commande, leur charroi, leur labour, tout leur train ; premier charretier, deuxième charretier, petit commis, hommes de journée, l'ouvrage à faire est fait, le maître n'a qu'à surveiller s'il veut que ça soit à la bonne façon. Mais nous c'est la res­ponsabilité, il faut. savoir soigner. » Jean quitta son guet : « Pas tout le monde comme vous, père Sévère ; un maître ne peut pas le demander ; à preuve que vous êtes devenu pour de vrai soigneur de bêtes. » Le vieux fit claquer ses mains sur son bâton : « Ah ça, c'est grâce à un dont il n'y a plus que moi à garder la souvenance aujourd'hui, un nommé Poiret de la Ville-au-Bois. Il était vieux et moi jeunet, on se rencontrait aux fins de contrées et il m'apprenait sa science petit à petit, conseil à conseil ; j'étais curieux, je demandais ; et après mon temps de soldat ç'a été le fin du fin, j'ai com­mencé à l'aider et quand il est mort, j'ai pris sa place. Mais il n'y a pas que la science, il faut encore le goût et quel­que chose avec. » Et il faut bien croire qu'il avait eu le goût et ce quel­que chose avec, parce qu'il s'était mis à en sauver des bêtes de toute espèce, de valeur, s'entend ; non seulement à Saint-Usage mais dans tous les environs, surtout quand c'était mal de vêlage ou agnelage. On venait même le chercher de loin et par tous les temps : « Un jour il y avait de la neige haut comme ça ; on est venu de la Chapelle-Lussay. C'était la nuit, ma barbe était en glace en arrivant, on voulait me faire boire chaud, mais j'ai dit : « Déjà l'ouvrage. » Je l'ai fait comme il était : long, et pas commode, et c'est après seulement que j'ai bu le vin chaud. Et le voilà reparti en histoires au milieu desquelles ou à la fin il y a toujours : « Alors j'ai fait l'ouvrage... » 116:176 Il en a fait des ouvrages. Et quand la vue a commencé à baisser c'est la tête au flanc de la bête qu'il savait de quoi il retournait. La semaine dernière encore chez son ancien gendre -- parce qu'il a eu une fille morte aujour­d'hui et son gendre remarié, et aussi celui-là peut bien passer pour ancien en un autre sens avec ses soixante-dix ans -- il a encore su, l'oreille au ventre malade, ce qui gênait une vache dans son vêlage, et tout a été conduit par ses soins. Il en est un peu fier. Marie Laurentiau, lui, est dans l'enthousiasme, et il dit toutes les trois minutes : « Ah, c'est beau, ça c'est beau ! » Et Rousset : « Ce qu'il ne dit pas, Sévère, c'est tout l'argent qu'il a fait rester dans le pays ; l'argent qu'il aurait fallu donner au vétérinaire. Si tout le monde s'y mettait on pourrait lui en faire une rente. » Jean approuve, mais le vieux reprend : « Je ne me plains pas, il y a de la reconnaissance. D'au­cuns me font encore leurs cadeaux : des pommes quand on les cueille, du cochon, sauf votre respect, quand on en tue dans les maisons, des autres choses suivant la facilité. Il y a une femme, c'est de la galette à toutes les fêtes, elle n'y a jamais manqué ; et une autre guère plus riche que nous, trouve le moyen d'entretenir de braise le couvot de ma vieille, toute l'année. Et c'est comme toujours, les moins riches les plus donnants ; mais je demande rien à personne. » Laurentiau est toujours dans ses admirations : il dit encore : « Le savoir, c'est beau... » Et pourtant tout de suite après une chose qu'on attendait pas, sur sa façon dans son métier : « Moi, j'aime mes bêtes, c'est sûr ; on ne peut pas faire autrement, c'est comme pour les chiens si on ne vous a pas donné des corniauds : et encore ils n'en sont pas cause et on s'y attache comme aux autres pour leur com­pagnie. Aussi dans une maison quand j'allais voir pour m'engager -- des fois c'est qu'on passe, des fois c'est qu'on a vu l'annonce dans un journal -- vous me croirez si vous voulez, je regardais déjà les chiens avant le monde ; les maîtres, c'est toujours que pour manger avec eux, mais les chiens, c'est pour toute la journée. Eh bien, je m'en vas peut-être vous étonner pire que ça, il y a une chose qui passe encore avant ; c'est que le pays il me le faut à mon idée : les champs : la vue, s'il y a des près en bas, des bois autour ; j'ai toujours commencé par faire un tour dans la contrée, et après j'entrais faire le marché ou je continuais plus loin. 117:176 « Ici, on a pu me voir : j'ai fait la montée jusqu'aux Berquins, et ça m'a dit. Il secoue la tête : « ça me dit encore ». Sévère et Rousset la secouent aussi ; l'étranger a tout rattrapé. Pour Jean c'est tout le pays cette fois d'un coup dans la chambre ; les champs, les deux Mottes, le Haut-Chemin avec le bois en pente et le toit brun des Berquins ; il y a aussi la route de la Grangeonnée qui commence sous les branches, et la vallée plus bas. Et au milieu de tout un homme tout seul avec son manteau et son bâton, son bonnet sur les oreilles, l'air pas plus que les autres, plutôt moins, qui n'a guère l'occasion de parler et le soir reste encore le nez dans sa soupe et ses pommes de terre pen­dant que les autres font de l'esprit. Mais il avait regardé le pays toute la journée ; il ne sait pas bien dire, pourtant il a tout vu, tout senti, et quelque chose en lui qui n'était pas seulement le corps à son aise -- aussi bien tant de fois il est à mésaise ! -- avait reçu contentement. Et comme les idées chez Jean des Berquins vont vite, toujours plus vite que chez tout le monde, celle-là s'est mise à courir en un chemin où il ne l'avait pas vue d'abord entrer : il y aurait donc tout de même autre chose que ce pauvre et bienheureux corps ? Il y en a un ici avec le sien seulement qui n'en peut plus rien faire, et qui à vrai dire n'est plus là, comme tout parti, est-ce qu'il est vraiment ailleurs, au-delà des mondes ? Pour avoir un peu d'air ils ont ouvert la porte sur les trois marches ; les mondes tournent si bien, ils ont tourné toute cette nuit, voilà la lune là-bas dans l'autre coin de la maison et le Grand-Chariot tout renversé dans ciel. Les mondes tournent, Gérasime est mort, Madeleine a encore prié tout à l'heure et Marie Laurentiau a peut-être en tête un champ moissonné avec ses sauvages petites fleurs vio­lettes comme un grand velours sur le chaume, et le bois qui va jaunir et rougir et l'hiver qui vient, et après, autre vue, les petites feuilles nouvelles et les champs levés où il ne faut plus aller mais il y a les friches et les talus verts et une alouette qui chante, chante parce que c'est le printemps demain. ...Pourtant tout cela qui n'est pas vrai même avec ce printemps dehors puisque le berger n'est pas aux champs clairs et que la porte a été refermée sur le petit tremblement de l'aube, est quand même vrai pourtant, vi­vant, dans une grosse tête rouge à poils gris, vraies les saisons qui ont passé et l'odeur de feuille fraîchement sor­tie de la ronde à elle toute seule de la petite alouette montante et chantante. Une tête qui n'est plus jeune et pas trop belle, et du nouveau et du beau dedans. 118:176 C'est comme celle de Sévère ; il la regarde ; ils se sont endormis les autres, après avoir essayé de tenir par respect, mais quand c'est arrivé ils ne s'en sont pas aperçus : cette vieille tête presque dans la mort aussi, tout ce qui est dedans et qui est peut-être à mille lieues d'eux, un monde qu'ils ne verront jamais, que lui ne reverra jamais non plus, et d'ailleurs fini pour tout le monde ce moment-là de ce pays-là, passé dans le passé et pas une seule fois il ne réapparaîtra dans la chaîne des jours et des vies jusqu'à la fin des temps si cette fin arrive et encore au-delà : et c'est bien là, dans le crâne du vieil homme, derrière les yeux fermés. La lune au-dessus du pays éclaire des songes ; mais la petite lampe funèbre a le front tendu vers les trois hommes dormants et celui qui est mort. #### Chapitre V : L'histoire d'Émilien Laîné Et, deux jours après, Madeleine comme une tige avec la fleur nette et violette de ses yeux, et Amélie Grandier, et M. le Curé, et Bichat, et Pampelune et tous ceux qui sont là autour de la tombe à jeter de l'eau bénite en se passant le rameau trempé d'un air composé, tous apprêtés et empruntés dans leurs habits de cérémonie, ils ont quelque chose en tête ? Et Lucie Galande aussi ? On ne devrait pas mélanger les affaires mais quand elles se présentent ensemble, quoi­que pour l'une ce n'en soit guère le moment, on est bien obligé de les voir : cette Lucie, le garçon a bien vu ; sûr elle a une idée, même deux ; elle a le souci de faire ce qu'il faut pour le défunt, mais celui aussi, c'est trop visible -- et si les autres s'en avisent des tas d'histoires vont recommencer -- d'être à côté de lui dans la confu­sion du piétinement entre les tombes où chacun a le soin de ne pas trop marcher dessus et le désir de passer dans les premiers. Ces pauvres morts, on a bien un peu hâte de les quitter ; c'est qu'il y en a qui commencent à avoir faim, il est midi sonné ; 119:176 et les autres ont froid dans leurs souliers, alors il y a un peu de presse... Lucie a donc voulu lui passer le rameau ou le prendre de sa main, et il a manqué le donner à la femme qui venait après elle ; mais ç'aurait été mépris. Comme elle l'a reçu avec mys­tère ! On aurait dit un don d'amitié. Il ne peut s'empêcher d'y penser encore en allant à l'auberge où se fait le repas. Qu'est-ce qui lui a pris tout d'un coup à cette pauvre femme ; les croit-elle amis parce qu'il l'a vue mettre à la porte de l'église, et son bouquet avec elle, par la sacristine ? Veut-elle passer pour victime ou demander son silence, ou davantage, en tout bien tout honneur bien entendu ? Mais ce serait encore trop ; il en a un peu froid ; pourtant Lucie est encore belle, non, jolie, et ce petit air nouveau sur sa figure... Elle en serait pres­que touchante ; mais c'est en raisonnant qu'il est touché. Pauvre Lucie ! Il avait été invité parce qu'il avait rendu tous ces services et tenu un cordon du drap. Il y avait toute la famille, les chantres, les porteurs ; il y avait aussi M. le Curé. Ce bon abbé Simonin n'était pas trop gêné parce que c'était l'invitation de Madeleine Laîné, sa fleur secrète dans la pauvre paroisse, celle qui sans le paraître donnait son cœur à tout, relevait son cœur à lui, tout de suite se mettait en prière s'il y avait quelque chose ou quelqu'un à sauver, et patiemment silencieusement, ramenait un peu de paix dans une âme qui ne le savait pas. Jean était à côté, et parce qu'il était venu le chercher pour Gérasime, le vieil homme s'était tourné vers lui finissant tout haut une pensée commencée tout bas : « Vous ne savez pas ce qu'elle a déjà obtenu ici, cette bonne Madeleine ; déjà quand elle était venue jeunette après son mariage, c'était comme une fleur à miracles cachés. Pour vous dire : de ses prières le conseil avait été changé. » Il disait cela pendant que Madeleine en face était en conversation avec une parente. Il le disait si tranquille­ment sans se douter de l'énormité du propos pour le garçon tournant quelque chose au bout de sa fourchette ; et même il continuait : « On ne sait pas ; on ne sait pas ce que c'est que la prière ; ce qu'une âme peut pour les autres ; et l'esprit sur les choses et le bon esprit sur le mauvais... Si on savait, on ferait autrement ; et l'Esprit ferait voir clair à la vérité de la vie, et on serait tous un chœur, une procession en­semble à Saint-Usage, à la Ville-au-Bois, au grand Juge­ment on serait tous à la file : ça serait si beau ; c'est trop beau pour moi... » 120:176 Le regard des boitiers était revenu, mais ce n'était pas un songe au loin sur la hauteur bleue, c'était la pa­roisse toute proche, et les vieilles lèvres ne bougeaient plus parce que c'était au dedans du cœur la vision d'ha­bitude : l'église peu à peu vidée sous son ministère comme si une grande voix bien plus puissante que la sienne avait fait entendre un tel sens enivrant qu'elles les avait tous emmenés. Vers quoi, grand Dieu ! Avaient-ils l'air plus heureux maintenant sur le vieux chemin de malice d'où ils se retournaient des fois si misérablement, même les farauds d'avant, et il voyait dans leurs yeux la vieille an­goisse des hommes à laquelle il n'y avait plus de réponse. Et est-ce qu'ils ne mouraient pas, leurs pauvres mains grattant le drap sans espoir, tout seuls dans leurs suées, sans rien contre l'épouvante de la nature, ce dernier don de la chair à l'esprit ? Et lui qui aurait apporté la paix on ne le faisait pas venir, pis, on l'écartait s'il était venu de lui-même. Oh ces âmes, toutes ces âmes par lui bapti­sées, enseignées, aidées, aimées, qui, si paisiblement et c'était le plus terrible, sans débats, sans combats, s'étaient mise en train de se perdre ! Oui, le cœur douloureux que peut traîner au fond de soi un pauvre bonhomme de curé tassé, menu, et il se dit : « C'est sûrement à cause de moi, je n'ai pas su ; toutes ces âmes en perdition étaient pendues à la mienne, et je n'ai rien à donner d'elles à Celui qui a tant donné. » Mais justement à cause de leur humilité et parce que ce n'est pas leur faute, comme Il les prendra dans son manteau tous ces serviteurs inutiles, tous ceux qui l'ayant tenu jour après jour dans leurs mains toujours plus débiles arriveront à Lui, ces pauvres et merveilleuses mains vides des âmes de leurs derniers temps ! Si Jean avait pu voir et comprendre, il aurait vu ces choses, mais il en était si loin et il le voyait bien ; pour­tant il avait tant retourné depuis l'autre nuit cette idée d'une vie étrange en nous qu'il en était encore tout occupé et voilà que M. le curé Simonin avait dit ce pouvoir in­imaginable d'une chose qui ne se voit pas sur des choses et des gens qui se voient : grand Dieu, ce serait à cause de Madeleine que le conseil un jour s'était mis à tourner en bien ! Il en avait fait un mouvement vers la jeune femme qui causait toujours avec sa parente, et il avait vu le visage net, les tranquilles yeux droits... « Et quand son petit enfant est mort, je me suis dit qu'il y aurait un jour une belle chose dans le pays... » Le vieil homme sorti de ses songes tristes avait repris la demi-confidence : « Un bouquet d'âmes peut-être pour le ciel ; une seulement virée pour de vrai à Dieu ce serait déjà si beau. » 121:176 Quelle chose tout de même à entendre de ses oreilles ! Mais parce qu'il s'agissait de celle-ci en face de lui il s'en sentait les idées liées, l'esprit comme enchanté. Que va-t-il arriver de moi ? La peur soudain le prit, une fierté, ses yeux s'en détournèrent -- croyait-il apprendre rien qu'à la regarder ? -- et même du vieux curé, cherchèrent autre chose, à la fin s'accrochèrent à Sévère. Le berger parlait. Il parlait à mi-voix mais le garçon séparé seule­ment de lui par Laurentiau pouvait l'entendre en prêtant attention. Il y avait eu d'abord un moment de silence au milieu du dîner, comme à tous les repas d'enterrement : un de ces rites autour de la mort, auquel nul ne voudrait man­quer ; on n'a parlé jusqu'ici que tout bas, on a refait connaissance sans s'exclamer avec son vis-à-vis oublié depuis la dernière noce faite ensemble il y a déjà un bon bout de temps on se tait tout à fait maintenant, c'est à la fin qu'on recommencera à parler, et haut... On se tait donc : un air de révérence a passé comme si on se remet­tait à penser au défunt ; et ici c'était un peu une gêne aussi comme dans les visites il y a deux jours, comme ce matin quand la famille se reconnaissait dans la maison autour de Madeleine sans trop savoir que lui dire. On voyait pourtant en ce silence que tout le monde se comprenait, chacun pensant à celui qui manquait. On regardait alors Madeleine sans en avoir l'air, ou plutôt on aimait mieux ne pas la regarder comme si se détourner d'elle devait l'empêcher de voir ce à quoi on songeait. Mais empêcher quoi ? D'un coup l'ensauvé avait été là, amené par tout le monde, on ne voyait plus que lui, il faisait oublier le mort, et à la place il y avait ce vivant lointain ; après tant de paroles qu'il avait fait dire autrefois cela redevenait à cette heure comme si la chose venait d'arriver. Puis chacun se remit à tenir conversation pour dissiper la gêne. C'est ainsi que Jean Costat entendit presque à son côté la petite voix qui avait commencé à parler et contait à Laurentiau cette histoire l'autre nuit refusée : peut-être maintenant, le pauvre Gérasime en terre, on pouvait dire loin de lui ce qui était impossible alors... L'histoire avait dû remonter un peu plus haut avec le portrait du garçon, et ce portrait sûrement n'avait pas été flatteur -- mais comment l'aurait-il été ? -- parce que le vieux conteur en était à ces mots : « Mais mon Gérasime était fin, il le connaissait son garçon ; alors il a été chercher pour lui à Chanteloup une petite cousine dont tout chacun disait du bien... » 122:176 Ce n'était donc pas comme de l'Émilien ; Sévère pouvait se laisser aller au plaisir de raconter, et aussi il avait bu un peu plus qu'à l'habitude, ses petites pommettes en étaient toutes rouges, et le vin donne de la hardiesse, du délibéré : « Oui, c'était une petite-fille à un homme d'ici, cousin de Gérasime, dont la fille avait été mariée là-bas. La petite était toute jeune, pas seulement ses dix-huit ans ; belle comme un ange et une voix ! Quand elle chantait à l'église, dans ce temps-là, tout le monde s'arrêtait de respirer. On disait qu'elle ne songeait pas à se marier et peut-être bien qu'elle aurait aimé à être religieuse une idée que le monde a eue, peut-être pas elle. Mais de fait l'Émilien était beau garçon aussi et avec des façons quasi de la ville, il avait plu tout de suite à la famille et Gérasime savait s'y prendre ; c'était lui qui faisait la cour avec des belles paroles, des promesses, des emberlificotements : son Émi­lien avait bien paru un peu en l'air jusqu'ici, mais juste­ment c'était parce qu'il n'était pas fixé avec une mignonne comme celle-là ; quand ce serait fait, son père connaissait bon cœur, tout irait comme au Paradis... Et des cadeaux plein la maison, comme nous autres on peut en faire ; tous les dimanches une honnêteté avec ce qu'il prenait dans les champs : un petit lièvre guetté au gîte ; une cou­vée de perdrix à élever au coin de la cour, une fois même un courlis avec ses yeux en or : il l'avait assez écouté pousser son cri les soirs ! et une autre fois encore -- j'étais au courant de tout -- un mâle de canepetière qu'il avait pris au piège sur le tapis de terre fait en dansant autour de sa femelle. Et les paniers de champignons et de fraises des bois, et des anguilles et des brochets qu'il allait prendre à la ligne de fond dans la rivière de la Grangeonnée. Tout ça offert à la belle-mère plus retenue que le père ; mais il y avait aussi les petites amitiés pour la demoiselle, com­me un beau verre avec son nom dessus, une tasse, des ciseaux fins, même une fois un chapelet ; s'il ne lui a pas donné sa vierge, le finaud, c'est qu'elle l'avait déjà. « Je le vois encore partir, et revenir me raconter son affaire... Il arrivait là-bas bien reblanchi avec son cadeau dans son carnier, et il disait : « C'est le garçon qui vous l'envoie, mais il a crainte de venir. » Le garçon, faut croire, trouvait la cour assez bien faite par le père, il ne se mon­trait pas plus qu'il ne fallait -- on le disait occupé ail­leurs -- et à mon compte, sans le vouloir il faisait aussi bien. » 123:176 La petite voix s'était tue un instant, comme un grillon s'arrête de flûter parce qu'on a passé par là : c'était le regard de Madeleine qui venait de passer ; et puis il se détournait sur un sourire du vieux berger et aussi de l'autre, Marie Laurentiau. Jean avait gardé la figure im­mobile ; et Sévère faisait savoir la suite de l'histoire : le garçon assez vite rangé à l'idée du mariage, flatté bien sûr par la bonne façon de la prétendue et surtout bien aise de faire la nique à ceux qui levaient les épaules en parlant de lui : « Pauvre Gérasime, un garçon aussi fou que sa femme -- elle était morte dérangée -- et qui vaut bien moins : le regard noir, on peut se méfier. » Peut-être pas si noir mais dans la tête folie, vanité, pas grand'chose au cœur, le goût de la dépense, un peu de sournoiserie aussi ; le fiancé et puis le marié ne valait pas grand'chose tout de même, le cousin de Gérasime aurait pu demander plus de renseignements, surtout dans les places où le garçon avait essayé de servir sans s'y plaire longtemps et ne plai­sant peut-être pas beaucoup aux maîtres non plus... Et si la chose avait paru à peu près bien tourner la première année, Gérasime avec une maison avenante et une belle douce fille quasi tombée du ciel, Émilien paraissant se plaire chez un marchand de vin de la Grangeonnée, un petit enfant enfin étant venu, les bêtises n'avaient pour­tant guère tardé à recommencer... Jean n'écoutait plus depuis un moment, mais Lauren­tiau tenait l'oreille attentive. Il avait été tout fier d'avoir gardé le mort, tout attendri des remerciements de Made­leine ; celle-là n'avait pas besoin d'en dire long, tout portait venant d'elle et son regard disait le reste ; il était encore plus fier d'avoir été invité au repas et comme elle avait fait l'invitation en lui tendant la main, à partir d'au­jourd'hui il ne se sentait plus un cherche-place et il savait un beau cœur dans le monde sans personne jusqu'ici. Il écoutait donc de toutes ses forces et il le fallait bien ; comme on était à la fin du repas, tout le monde parlait plus fort. La parente à côté de Madeleine s'était mise en connaissance avec M. le Curé parce qu'elle avait une grand'tante en ce pays des bois, qu'elle allait voir sou­vent, petite fille. Et la grand'tante était elle-même appa­rentée par alliance à la Torine de la maison aux trois marches, si bien que la petite fille avait joué sur les mar­ches quand maman Tortue n'y était déjà plus et que le grand père Simonin était un vieux, vieux bonhomme et ne voulant pour rien au monde quitter son pays pourtant, même pour allez chez ses enfants, et la voisine allant veiller à ce que rien ne lui manquât en linge et en provisions. « Si petite je lui ai pourtant repassé des chemises, à votre grand-père, M. le Curé... » 124:176 Madeleine qui avait commencé d'abord à les écouter tournait maintenant comme tout à l'heure les yeux vers ceux qu'elle sentait ses amis et comme tout à l'heure de­vinait que la petite voix parlait d'elle, peut-être racontait son histoire : alors l'histoire se mettait aussi à se raconter en elle : si longtemps sa pauvre tête en avait été pleine, et encore ces jours-ci depuis l'accident ; il fallait donc recommencer une fois de plus... Ce n'était pourtant pas de ces grands drames comme on entend dire qu'il y en a dans les journaux, rien d'extraordinaire si on veut : un mauvais mariage, un enfant qu'on perd, le mari qui s'en va, la vie manquée au regard du monde ; bien sûr à Saint-Usage, à la Grangeonnée, à la Ville-au-Bois on en avait parlé ; à Chanteloup aussi, mais dans ces pays-là seule­ment et sans lever les bras au ciel, comme on dit. Pour­tant c'est votre histoire à vous et vous n'avez que celle-là. Et la trame se retissait pareille à celle de Sévère, mais par dedans, et au travers c'était la chaîne de l'invisible que seule elle avait vue. Oui, les choses étaient allées à peu près pendant presque deux ans et si la délicatesse avait souffert en elle en cet état de mariage, elle avait pensé dans toute la simplicité de son cœur qu'ainsi le voulait l'état et refermé sur soi le secret de froissement. Et puis il y avait ce petit enfant qui allait venir, la faisait d'avance douce et diligente à l'exemple de Notre-Dame, et vive à remplir la maison de bouquets jolis comme si de petits yeux avaient été là déjà pour les voir, de petites mains pour tâcher de les attraper... Et un jour enfin ces petits yeux, ces petites mains avaient été vraiment là, vraiment cette chair de la sienne, et cette âme surtout posée tout près de son cœur pour qu'elle y veillât mieux. Quel amour et quelle consolation, parce qu'elle avait déjà de plus en plus besoin d'être consolée. Et le beau baptême, ce mys­tère entre elle et cette petite rose embaumée de grâces vers quoi elle baissait tout humblement le front. Ah, l'amour, l'amour, les fleurs dans la maison ! Mais c'est alors qu'Émilien avait cessé de marcher à peu près droit. Il commençait à boire chez son marchand de vin et là-dessus quelle idée le prenait, une sorte de folie de grandeur : il allait faire bâtir, plutôt agrandir la maison de Gérasime d'une grande salle avec de belles fenêtres, des murs peints à sujets, des tables vernies, des chaises -- pas de bancs -- des planches avec des verres à boire de toutes les couleurs ; et un billard, pourquoi pas ? Oui, il ferait faire une grande salle de café, et même ce serait plus qu'une auberge : un petit hôtel ; dans le grenier on ferait des chambres, dans la grange une salle de danse, dans la cour des tonnelles pour l'été, et il y aurait une inauguration avec grand bal où tout serait pour rien, mu­siciens et consommations. 125:176 Le rêve n'en finissait pas. Il avait fait venir le maçon. Le père hochait la tête : « Avec quoi paiera-t-il ? ». La jeune femme pleurait : tant de péchés que ce serait ! Tant de péchés dans la salle à boire, à dan­ser, et, pauvre petite rose d'enfantelet, quel air empoi­sonné pour tes grâces ! Elle ne put savoir au premier moment, tant la chose la tourmentait, si ce fut le pis ou le meilleur qui arriva : le pauvre fou, pour mettre le rêve en train, ne trouvant rien de mieux que de voler son patron ; niant et niant encore -- à la vérité nul ne l'avait vu, mais comme elle en fut tout de suite sûre comme les autres -- réussissant pendant quelque temps à embarrasser la justice, si rusé, si habile, avec un instinct de défense qu'on n'aurait pas cru, et enfin pris un jour dans ses inventions, trouvant le moyen d'échapper avant d'être emmené. Tout repassait... Et cependant de l'autre côté de la table la petite voix disait : « Ni vu ni connu ; on a fouillé partout, donné son signalement, il avait été enlevé comme par un charme. Et il y a de cela huit à neuf ans, on ne l'a jamais revu. On a seulement mêlé là dedans -- et le souffle de voix se faisait tout bas -- une drôle d'histoire de camps volants qui l'auraient aidé à s'escamoter ; ces gens-là sont trop contents d'avoir à tromper la justice ; et ç'aurait été une femme, une belle femme, au centre de tout. Ces gens s'étaient établis pour un temps du côté de la Grangeonnée à cause des osiers des prés pour leur vannerie ; on a su qu'il avait eu des rencontres avec la femme, mais à ce moment au campement même personne ne s'en doutait ; ils étaient partis ailleurs avant l'affaire du vol ; il a dû les re­joindre pour aller loin avec eux, et l'avis de tout le monde c'est qu'après la femme et lui auraient quitté les autres : elle aurait été comme folle de l'Émilien... Tout ça, bien entendu, s'est dit par la suite et pas trop fort. Mais le plus malheureux c'est que le jour d'avant sa disparition le petit avait commencé des convulsions, et qu'il est mort le len­demain. Et le père l'a peut-être su, pourtant il a manqué ce jour-là comme aujourd'hui. » Du coup, Laurentiau en aurait bien pleuré. Et elle, n'allait-elle pas encore pleurer ce petit enfant si beau et le bon Dieu le lui avait donné, à elle si étonnée, si éperdue d'amour et de reconnaissance que, pendant des mois, elle n'avait pas cru que c'était possible, non, même quand il était là dormant, riant, jouant avec ses doigts, tâchant de chanter ce qu'il ne pouvait dire, lui donnant de la joie, du mal ; mais après comme elle l'avait su qu'il avait été vrai, vivant... 126:176 Toute cette misère avait été sur elle, l'était encore. Pourtant elle avait fait son sacrifice ; et quant à sa vie, voilà qu'elle était de nouveau seule, après avoir soigné son père et sa mère en allés jeunes encore, et Gérasime à son tour ; le bon curé lui disait de rester, cette année encore de répit : et bien sûr c'est là qu'elle devait attendre. Mais attendre quoi, sinon le signe un jour de la Volonté sur elle ; elle ne comptait guère sur Émilien et sa repen­tance : pourtant des miracles se font... Oui, mais encore vivre, vivre, tout court, ce n'est pas facile non plus. Du souci passait sur son front. Jean le voyait, il suivait tout. Il la regardait, redevenu plus humble parce qu'elle n'avait plus la tête tournée de leur côté, la parente l'ayant raccrochée avec des exclama­tions sur sa conversation avec M. le Curé, prenant le vieil homme à témoin de leurs connaissances communes, des façons du père Simonin à ses derniers. jours. A la fois heureux des souvenirs et gêné, une pudeur atteinte au fond de l'âme, le pauvre curé cherchait à se dégager, refermait soigneusement l'entrée au trésor des amours ; alors une fois de plus il se tourna vers Jean, dont il avait suivi le regard : « J'ai aussi deux petits enfants du bon Dieu, Luc et Luce de la pauvre Lucie. Ceux-là, je les ai donnés en secret à Mme Laîné pour qu'elle soit la maman de leur esprit. » Et puis, tout à coup, il s'aperçut avoir parlé de choses qu'on ne dit peut-être pas surtout à qui ne peut les com­prendre. Ce garçon, au regard droit, c'est vrai mais c'est tout, pourquoi était-il tout soudain au milieu de leurs affaires ?... Pourtant aussi le bon homme était en train de parler, toutes ces parlotes autour de lui l'entraînaient, et l'honnêteté enfin le faisant continuer, il se rabattit sur le conseil de la commune, un gros point pour lui : « Ici, à Saint-Usage, il est bon comme vous savez d'un peu plus de la moitié ; je n'ai pas d'ennuis pour les répa­rations et je sais gré des deux charretées de bois qui me font un petit supplément. Le pays d'ailleurs n'est pas mauvais, mauvais... » Il secouait sa tête blanche et les idées revenaient, se toquaient dedans : « Oui, il y a Mme Laîné ; et les deux enfants, et Amélie Grandier, aussi Lucie. Et le conseil n'est pas mauvais. » 127:176 Mais un des invités l'avait entendu, qui se trouvait à re­garder Bichat. Celui-ci malgré sa bonne place à table n'avait guère desserré les dents, il devait penser à ses propres affaires sûrement pas pareilles à celles du vieux curé : ce qui ne l'avait pas empêché, au contraire il guettait tout, d'avoir entendu aussi les dernières paroles confiantes. Alors celui qui le regardait -- peut-être Pertuisat, ils n'étaient pas bien amis -- vit luire dans les petits yeux une vivacité vite éteinte cependant que le long nez bougeant rentrait dans la modestie ; et celui-là dit à son voisin : « Le vieil homme s'en fait accroire ; il pourrait bien le trouver changé, le conseil, dans deux mois d'ici. (*A suivre*.) Claude Franchet. 128:176 ## AVIS PRATIQUES ### Informations et commentaires #### La messe à la française (suite) Moins net dans sa négation que le Nouveau Missel des dimanches. Assez toutefois pour susciter les réserves et les inquiétudes de *l'Ami du clergé :* le « Missel de la Semaine » présenté par Pierre Jounel. *L'Ami du clergé* écrit à propos de ce Missel, dans son nu­méro du 21 juin 1973, sous la signature R.D. ...Dans l'introduction à la « *Liturgie eucharistique *» (p. 514) il est dit : « L'autel est la table du Seigneur, sur laquelle va être renouvelé le *repas* pris par le Christ avec ses disciples..., mais où l'on *fera mémoire* aussi du pain rompu. etc. » Pour­tant, il est de foi que la Messe est le *sacrifice* du Seigneur, rendu présent à nouveau sur l'autel. Et l'ordre du Christ a été de reproduire ce sacrifice liturgique, prélude de l'offrande sur la croix, *en mémoire* de ce qu'il a fait. -- Il est difficile d'ac­cepter, sans plus, le rapprochement entre la « présence » du Christ « dans le prêtre qui préside » et celle « sous les signes du pain et du vin ». -- De même (p. 515) : « C'est au cours de cette prière \[eucharistique\] que s'opère le changement... » ; est-ce simplement «* au cours *» n'est-ce pas aussi «* par *» elle ? Et (p. 516) lorsque « le prêtre *redit* les paroles et *refait* les gestes de Jésus sur le pain et la coupe », dans ce « récit de la sainte Cène », parle-t-il « *modo historico *» ou bien « *in persona Christi *» ? 129:176 Dans les circonstances présentes où sont mises en question la réalité sacrificielle de la Messe, la nature de la « présence réelle » et, par conséquence, la nature du sacerdoce catholique, des formules aussi ambiguës se doivent d'être remplacées par une expression plus mette, plus claire et plus fidèle de la doc­trine catholique de l'Eucharistie et du sacerdoce, telle qu'elle découle de l'Écriture comme de tout l'enseignement de l'Église dans son Magistère ordinaire ou extraordinaire. Il y va, qu'on le veuille ou non, de l'authenticité de la foi du Peuple de Dieu. (Fin de la citation de l'article signé R-D. dans l'Ami du Clergé., 9^e^ série, numéro 25 du 21 Juin 1973.) Ce « Missel de la semaine » présenté par Pierre Jounel a paru cette année chez Desclée. Le même auteur avait fait paraître chez le même éditeur, à la fin de l'année 1971, un « Missel du dimanche » qui contenait déjà les mêmes « for­mules aussi ambiguës » : page 339. Nous le répétons, on le sait, dans chacun de nos numéros : -- *Il est avéré que les nouveaux missels ne sont pas sûrs, que les nouveaux catéchismes ne sont pas sûrs, que les nou­velles mœurs et les nouveaux rites ecclésiastiques ne sont pas sûr. Cela constitue une catastrophe universelle. Et pour le mo­ment l'autorité dans l'Église coexiste avec cette catastrophe sans y apporter aucun remède.* \*\*\* Ce que pour notre part nous avons appelé « la messe à la française », c'est la messe selon le nouveau Missel des di­manches de l'épiscopat français, lequel, depuis 1969, inculque carrément aux fidèles qu' « *il s'agit simplement de faire mémoire *»*.* Depuis le début de cette année, exactement depuis le 1^er^ janvier, nous nous sommes efforcés d'alerter tout un peuple trompé, sur la messe, par son Missel. Nous avons dit, nous répétons : *-- Inculquer aux fidèles, dans leur Missel, et de par l'autorité épiscopale, qu'à la messe* « *il s'agit simplement de faire mémoire *»*, cela est un crime abominable.* *Nous ne sommes pas en mesure d'empêcher ce crime, qui s'est installé dans les cœurs et dans les esprits depuis 1969.* *Mais nous pouvons avertir les fidèles, réveiller les consciences des prêtres, protester contre l'indifférentisme religieux, montrer quel incroyable abus est commis, afin que chacun, à sa place et à son niveau, prenne ses responsabilités.* 130:176 Nous avons d'autre part tenu à jour aussi exactement que possible le relevé des publications qui ont fait écho à notre campagne sur ce point précis et capital. Il peut évidemment arriver que, pour une raison ou pour une autre, un article de presse ne soit point parvenu à notre connaissance. Les auteurs ou les lecteurs d'articles involontai­rement omis sont priés, dès qu'ils constatent l'omission, de nous les envoyer : nous ne manquons pas alors de les men­tionner et de les introduire à leur place dans la liste chro­nologique rectifiée. Nous avions omis : -- *Una Voce Helvetica,* numéro 27 de janvier-février 1973 (revue bimestrielle de l'Association pour la défense de la foi et la conservation du latin et du chant grégorien dans l'Église catholique romande ; fondateur : Gonzague de Reynold). -- *Le Compagnons de saint Martin et d'Ozanam* (10, place Rabelais à Tours), numéro du 8 avril 1973 : publié par Jacques Rabany, qui avait joint à ce numéro un exemplaire de notre Voltigeur 4 bis. \*\*\* Dans *Le Combat de la foi catholique* (supplément à *Forts dans la foi* numéro 28 ([^7]) ; paru vers le 10 juillet), l'abbé Louis Coache fait écho à notre campagne pour la seconde fois ([^8]), et en termes particulièrement énergiques. Il est en outre le quatrième à s'apercevoir et à souligner que ce n'est pas une nou­veauté de 1973 : c'est depuis 1969 que l'épiscopat français inculque au peuple chrétien qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire » ([^9]). 131:176 L'abbé Coache est d'autre part le cinquième qui incite ses lecteurs à nous apporter un soutien actif ([^10]) : « *C'est à mon sens une bonne œuvre,* écrit-il, *que de répercuter cette vigoureuse campagne. *» Il écrit aussi « *Je ne saurais trop vous recommander de vous abonner au* VOLTIGEUR *de Madiran. *» Nous le remercions vivement de ce soutien à notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR au moment où il est -- provisoirement ! -- empêché de paraître par l'arbitraire admi­nistratif : une réaction massive du public est le meilleur ren­fort que l'on puisse nous apporter dans le combat pour sa reparution ([^11]). Sur le Nouveau Missel des dimanches de l'épiscopat fran­çais, et sur la soi-disant « messe » de cet épiscopat et de ce Missel, l'abbé Coache écrit : ... En 1973 le Missel officiel des Diocèses de France, page 383 (comme l'a fait le même Missel en 1969, car il paraît cha­que année, annulant celui de l'année précédente -- c'est l'Église des pauvres) stipule bien, comme « rappel de foi indis­pensable » (sic), qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli » ; c'est dire officiellement et explicitement que la messe n'est pas un sacrifice mais un simple rappel de la Croix. C'est hérétique, c'est pro­testant, ni plus ni moins. Vous ne pouvez donc vous étonner que nous vous détournions de l'assistance à de telles messes (qui n'en sont plus). Ainsi la Nouvelle Messe, dont la forme déplaît tant à Dieu (puisqu'elle est équivoque) est à priori, spécialement en France, invalide (bien sûr, si le célébrant, malgré la forme mauvaise, veut consacrer et offrir un sacrifice selon la doctrine du concile de Trente et de l'Église, sa messe est valide, quoique les rites demeurent offensants pour Dieu). C'est pourquoi, chers amis, ne voulant pas faire de démagogie, ne cherchant pas à plaire à tous, mais ayant uniquement en vue l'honneur de Dieu, nous vous redisons : n'assistez pas à de telles messes. Il vaut mieux se priver de manger que de prendre des mets empoisonnés. Ne savez-vous pas d'ailleurs qu'il n'y a d'obéissance que dans la foi, qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, que ce n'est pas se couper de l'Église que de rejeter les actes mauvais de ses ministres, enfin que Dieu voit vos privations et vos sacrifices et compense large­ment en grâces de toutes sortes si vous êtes obligés de vous contenter de prières et de désirs ? (Fin de la citation de l'abbé Louis Coache dans « Le Combat de la foi », supplément à Forts dans la foi numéro 28) 132:176 En effet, les évêques et les prêtres qui déclarent qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire » n'énoncent pas seulement une erreur (ou hérésie) sur les effets de la con­sécration : laquelle consécration, opérée par eux, resterait vali­de malgré leur erreur, si du moins ils conservaient globalement l'intention de faire ce que fait l'Église. Mais dire : « il s'agit simplement de faire mémoire », c'est énoncer une *déclaration d'intention* ; c'est déclarer explicitement *une intention qui se sépare de l'intention de l'Église ;* c'est manifester qu'il manque une condition indispensable de la validité. \*\*\* Rectifiée et complétée, voici la liste chronologique des au­teurs et des publications qui ont fait écho à la campagne d'ITINÉRAIRES contre la pseudo-messe où « il s'agit simplement de faire mémoire » : 1\. -- Louis Salleron dans *Carrefour* du 15 janvier 1973. 2\. -- L'abbé J. Emmanuel des Graviers dans le numéro 111 du *Courrier de Rome*. 3\. -- L'éditorialiste de *Lumière*, numéro 104 de janvier. 4\. -- L'abbé Coache dans *Monde et Vie* du 6 février. 5\. -- *Le Courrier de Rome* pour la seconde fois : numéro 112, lettre aux évêques. 6\. -- *Nouvelles de chrétienté*, numéro 533. 7\. -- *Una Voce Helvetica*, numéro 27 de janvier-février 1973. 8\. -- Louis Salleron pour la seconde fois, dans *Carrefour* du 8 mars. 9\. -- *Lumière* pour la seconde fois : numéro 106. 10\. -- L'abbé de Nantes dans la *Contre-Réforme*, numéro 66. 11\. -- *Monde et Vie* pour la seconde fois : numéro du 16 mars. 12\. -- Un lecteur, dans le courrier des lecteurs de *L'Homme nou­veau*, numéro du 18 mars. 13\. -- G. de Wurtemberger dans *Le Républicain* d'Estavayer-le-Lac (canton de Fribourg en Suisse). 14\. -- *Lumière* pour la troisième fois (Bernard Wacongne) : numé­ro 107. 15\. -- Édith Delamare dans *Rivarol* du. 5 avril : elle est en outre la première à souligner la date de 1969. 16\. -- *Le Bulletin de l'A.P.S.,* numéro 9 : il est le premier à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne. 133:176 17\. -- Jacques Rabany dans *Les Compagnons de saint Martin et d'Ozanam*, numéro du 8 avril. 18\. -- *Cooperatores veritatis* de Bruxelles, numéro 7 : il sont les seconds à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne. 19\. -- L'abbé Luigi Villa dans Chiesa viva de Brescia, numéro 19 d'avril : il est le second à souligner la date de 1969. 20\. -- Luce Quenette dans la *Lettre de la Péraudière*, numé­ro 47 : elle est la troisième à souligner la date de 1969. 21\. -- *Fidélité chrétienne*, numéro 18. 22\. -- L'abbé Luc J. Lefebvre dans *La Pensée catholique* de mars-avril. 23\. -- *Tradition et renouveau*, numéro 43 de mai. 24\. -- Louis Salleron pour la troisième fois, dans *Carrefour* du 17 mai : où il est le troisième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne. 25\. -- Saint-Gilles dans *L'Homme nouveau* du 3 juin : il est le quatrième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne. 26\. -- L'abbé Coache pour la seconde fois : dans *Le Combat de la foi*, supplément à *Forts dans la foi* numéro 28 ; il est le quatrième à souligner la date de 1969, et le cinquième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne. #### Centenaires du Sacré-Cœur Le culte du Sacré-Cœur est en quelque sorte la synthèse de la religion catholique. Il faut relire là-dessus, il faut étudier et méditer l'encyclique de Pie XII : Haurietis aquas (15 mai 1956). Voir aussi l'article de D. Minimus sur cette encyclique, dans notre numéro 6 de septembre-octobre 1956. Or voici cette année trois centenaires concernant le culte du Sacré-Cœur. Le monastère et la ville de Paray ont été fondés en 973, il y a mille ans. La première apparition du Sacré-Cœur à sainte Marguerite-Marie a eu lieu en 1673, il y a trois cent ans. Le Vœu national est de 1873, il y a cent ans. Ces trois centenaires sont rappelés par *Permanences*, nu­méro 101, sous la signature de J.F.H. : 134:176 973 : MILLÉNAIRE DE PARAY C'est en 973 (ou environ) que l'Abbé de Cluny, saint Mayeul, fonda le monastère qui donna naissance à la ville de Paray et à son surnom de Monial. De ce monastère, il ne reste plus que la splendide église romane, édifiée au XI^e^ siècle et qui est devenue le lieu sacré providentiel pour recevoir les pèlerins venus se rassembler en grand nombre dans la chapelle des Apparitions. 1673 : III^e^ CENTENAIRE\ DE LA PREMIÈRE APPARITION DU SACRÉ-CŒUR Voici en partie le récit qu'en a fait par obéissance sainte Marguerite-Marie : « Un jour de saint Jean l'Évangéliste, après avoir reçu de mon divin Sauveur une grâce à peu près semblable à celle que reçut le soir de la Cène ce disciple bien-aimé, le Cœur divin me fut représenté comme sur un trône de feu et de flammes rayonnant de tous côtés, plus brillant que le soleil et trans­parent comme du cristal. La plaie qu'il reçut sur la croix y apparaissait visiblement ; il y avait une couronne d'épines au­tour de ce divin Cœur et une croix au-dessus. Mon divin Maître me fit entendre que ces instruments de sa passion signifiaient que l'amour immense qu'il a pour les hommes avait été la source de toutes ses souffrances ; que dès le premier instant de son incarnation, tous ses tourments lui avaient été présents et que ce fut dès ce premier moment que la croix fut pour ainsi dire plantée dans son Cœur ; qu'il accepta dès lors toutes les humiliations et douleurs que sa sainte humanité devait souffrir au cours de sa vie mortelle, et même tous les outra­ges auxquels son amour pour les hommes l'exposait jusqu'à la fin des siècles dans le Saint-Sacrement. Il me fit ensuite con­naître que le grand désir qu'il avait d'être aimé parfaitement des hommes lui avait fait former le dessein de *manifester son cœur* et de leur donner, dans ces derniers siècles, *ce dernier effort de son amour,* en leur proposant un objet et un moyen si propre pour les engager à l'aimer et à l'aimer solide­ment... » Elle ajoutait que Jésus-Christ « prenait un singulier plaisir à être honoré sous la figure de son cœur de chair, dont il vou­lait que l'image fut exposée en publie, afin de toucher le cœur insensible des hommes, me promettant qu'il répandrait avec abondance sur tous ceux qui l'honoreront tous les trésors de grâces dont il est rempli... ». Dans ce seul document, nous avons l'essentiel du culte dû au Sacré-Cœur de Jésus : la dévotion à son amour crucifié par les pécheurs, symbolisé par son cœur de chair transpercé au Calvaire et digne d'adoration, dont l'image, digne elle-même de vénération, est une prédication, une sauvegarde, un « nou­veau labarum » (Léon XIII). 135:176 1873 : LE CENTENAIRE DU VŒU NATIONAL Début 1871 : MM. Legentil et Rohault de Fleury, réfugiés à Poitiers, émus des malheurs de la France, conçurent le projet d'édifier une église monumentale en l'honneur du Sacré-Cœur, en expiation des fautes de la patrie et pour obtenir la fin de ses épreuves ainsi que la délivrance du Souverain Pontife, privé de son indépendance. Ce projet, devenu un vœu national, soutenu par des milliers d'adhésions, encouragé par le Père Ramière, s.j. et le Père Jandel, supérieur général des Domini­cains, reçut une première bénédiction de Pie IX le 26 avril 1871, puis l'approbation du nouvel archevêque de Paris, Mgr Guibert, o.m.i. 1873 : Le Père Drevon, s.j., entraîne vers Paray-le-Monial des foules évaluées au total à 300.000 personnes. Le 20 juin, la fête du Sacré-Cœur présidée par l'évêque d'Autun attire 2.000 prêtres et 30.000 fidèles. Le cantique Pitié *mon Dieu* traduisait la double intention du Vœu : « *Sauvez Rome et la France au nom du Sacré-Cœur *». Le 29 juin, M. de Belcastel accompagné de 50 collègues de la Chambre, au nom de plus de 200 députés ayant donné leur adhésion, consacre en tant que représentant de la Nation, la France au Sacré-Cœur. Enfin, le 25 juillet 1873, l'Assemblée nationale, qui avait déjà voté *des prières publiques* depuis 1871, vote par 382 voix contre 138 un loi qui approuve le vœu national : « *Est déclarée d'utilité publique la construction d'une église sur la colline de Montmartre, conformément à la demande qui en a été faite par l'archevêque de Paris. *» (Art. 1^er^) Les catholiques de France comprirent que ce sanctuaire na­tional était une première réponse au « *message de 1689 *» dans lequel Jésus-Christ demandait pour son Cœur à la France offi­cielle un temple, une consécration, un drapeau. Ainsi fut élevé, grâce à des souscriptions de tous les points du pays, la basilique de Montmartre, dédiée au Sacré-Cœur par sa fille aînée, la France pénitente et dévouée, *Gallia poenitens et devota.* (Fin de la citation de l'article signé J.H.F. dans « Perma­nences » numéro 101.) D'autre part, on n'a pas été sans remarquer que le même numéro de *Permanences,* page 96, « recommande plus parti­culièrement » la lecture du *Bref examen critique* du cardinal Ottaviani et annonce que cet ouvrage sera désormais en vente rue des Renaudes, au Club du Livre civique. 136:176 ### Annonces et rappels **L'étranglement administratif\ du "Supplément-Voltigeur"** I. -- Appel à l'aide A l'heure où nous écrivons ces lignes, les pouvoirs publics n'ont toujours pas fait droit à nos réclamations : le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, qui est notre périodique mensuel de grande diffu­sion, se trouve toujours empêché de paraître, sa qualité mani­feste d' « écrit périodique » lui étant toujours contestée. *Nous demandons à tous nos lecteurs de nous aider :* en exprimant leur protestation et en manifestant leur solidarité contre ce despotisme bureaucratique. De quelle manière ? Nous le leur avons déjà dit : il s'agit pour chacun de sous­crire et faire souscrire autour de lui des *abonnements de pro­testation et de solidarité.* Qu'est-ce qu'un abonnement de protestation et de solidarité ? C'est un abonnement provisoire à la revue ITINÉRAIRES : un abonnement à prix réduit et à durée réduite, 60 F pour six mois (six numéros). Vous trouverez dans les dernières pages du présent numéro des *bulletins* d'abonnement de protestation et de solidarité. Vous pouvez nous en demander d'autres pour les distribuer autour de vous. Il faut mettre sur pied une campagne nationale. Il faut aussi que nos lecteurs et amis étrangers, principa­lement dans les pays de langue française, joignent leur voix et leurs forces aux nôtres. 137:176 Mais afin que soit bien comprise la nature de l'aide et du secours que nous demandons à tous nos amis -- aide et secours qui pour le moment consistent essentiellement à souscrire et faire souscrire en masse des abonnements de protestation et de solidarité -- nous devons exposer les derniers développe­ments du mauvais coup qui a été ourdi contre nous. II\. -- Ce qui s'est passé depuis le 15 juin Comme on a pu le lire dans notre numéro 175 de juillet-août (pages 5 à 7), nous avions par lettre du 29 mai placé la com­mission paritaire en face de ses responsabilités ; nous l'avions prévenue que nous ne pourrions pas attendre au-delà du 15 juin (date normale à laquelle aurait dû paraître le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR n° 9, le premier à être empêché de paraître) pour saisir de l'affaire et notre syndicat, et l'opinion publique, et les instances administratives et judiciaires compétentes. Le 15 juin, la commission paritaire n'avait fait aucune réponse à notre réclamation. Nous avons donc commencé à saisir : d'une part l'opinion publique, d'autre part notre syndicat professionnel. III\. -- Saisir l'opinion L'arbitraire étranglement administratif du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR a été rendu public le 16 juin, par un supplément de 4 pages à la revue ITINÉRAIRES. Ce supplément, tous nos abon­nés l'ont reçu, et aussi la plupart des principaux journaux et périodiques de France. Ces quatre pages étaient succinctes, mais assez claires et déjà, en résumé, assez complètes pour que chacun, ami ou adversaire, puisse comprendre sans hésitation de quelle inhabituelle injustice nous étions victimes, et quel précédent redoutable venait d'être créé. Puis notre numéro 175 donna en détail l'état de la question tel qu'il était au 15 juin. Ce numéro 175 ne parut point le 1^er^ juillet, comme il l'aurait dû, mais quelques jours plus tard, le 6 juillet. Nous donnons ces précisions chronologiques pour que le lecteur puisse savoir exactement à quel moment et de quelle manière l'affaire a été rendue publique, et mesurer l'em­pressement de nos confrères à voler au secours des libertés de la presse en général, et en particulier d'un organe d'opinion étranglé par les pouvoirs publics. 138:176 A l'heure où nous écrivons, le nombre de ces confrères est encore strictement égal à zéro. Nous ne renonçons pourtant pas à l'éventuelle possibilité d'en appeler à l'opinion publique par l'intermédiaire de jour­naux et périodiques, amis ou non, qui finiraient par s'émouvoir devant l'injustice, devant l'illégalité, devant l'arbitraire. Nous venons d'écrire une lettre personnelle à chaque directeur de publication pour tenter d'attirer mieux son attention en lui communiquant les huit premières pages de notre numéro 175. Nous ne nous attendons pas tellement à ce que nos con­frères viennent en masse, pour nos beaux yeux et par pur esprit chevaleresque, se porter à notre secours. Mais peut-être com­prendront-ils qu'ils ont intérêt à se porter à *leur* secours. Le précédent qui vient d'être créé pourrait se retourner contre eux : *hodie mihi, cras tibi.* C'est la première fois qu'un organe d'opinion est privé de sa qualité de périodique *sans aucun motif légal ni réglementaire,* et même *sans aucun prétexte d'apparence réglementaire ou légale,* par une décision entiè­rement arbitraire. Les journaux et périodiques, en insurgeant l'opinion publique contre ce despotisme administratif, peuvent l'étouffer dans l'œuf. S'ils négligent de le combattre à son dé­but, s'ils le laissent grandir, c'est leur propre existence, c'est leur propre liberté qui s'en trouveront menacées. Mais enfin c'est leur affaire : cela ne dépend pas de nous. Avec eux s'ils en ont soit la générosité soit le discernement, sans eux s'ils n'ont ni ce discernement ni cette générosité, nous devons organiser la mise en alerte de l'opinion. Nous sommes les premiers concernés. Agissons nous-mêmes. Le despotisme bureaucratique est certainement inquiet de savoir si le public en général, mais d'abord, très précisément, si le public qui est le nôtre va subir dans l'indifférence et la passivité l'ukase porté contre nous, l'affront qui nous est fait, le défi qui nous est lancé. Le premier test, ce sera *le nombre d'abonnements de pro­testation et de solidarité* qui vont nous parvenir. Si ce nombre est important, il nous donnera en outre *les moyens matériels d'étendre notre propagande* et d'informer, et d'insurger d'autres couches de l'opinion publique ; d'y re­cruter d'autres abonnements de protestation et de solidarité ; de développer un grand mouvement de solidarité et de pro­testation : de développer ce mouvement *même si* tout le monde dans la presse, amis et adversaires réunis, nous laissait tomber. 139:176 D'ailleurs, rassurez-vous : on ne nous laissera finalement pas tomber, si l'on constate d'abord que vous êtes nombreux et résolus à manifester votre solidarité et à exprimer votre protestation contre l'interdiction du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. IV\. -- L'action syndicale La revue ITINÉRAIRES est membre du Syndicat de la presse d'informations techniques et spécialisées, qui lui-même fait partie de la très puissante Fédération nationale de la presse française (FNPF). N'ayant eu, à la date fixée du 15 juin, aucune réponse de la commission paritaire, nous avons demandé l'intervention de notre Syndicat. Recours tout à fait normal, et encore amiable et pacifique, devant une difficulté de cette sorte : nous aurions usé de ce recours même si cette difficulté administrative ré­sultait seulement d'une méprise ou d'un malentendu, comme il est humain qu'il s'en produise, par négligence ou par hasard. A la date du 15 juin, nous n'avions pas encore la *preuve matérielle* que la commission paritaire refuse le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR non point par négligence, malentendu ou méprise, mais bien par *volonté de discrimination* à notre encontre. Cette preuve, nous l'avons maintenant, et nous la produirons en détail dans un prochain numéro ; nous l'avons déjà fait con­naître aux organes de presse et aux organes de défense pro­fessionnelle. Depuis que nous la possédons, nous en avons tiré la conséquence pratique qui s'impose : nous avons pris la décision de n'avoir plus de rapports avec cette commission paritaire que par l'intermédiaire de notre Syndicat et de notre Avocat. Néanmoins nous entendons procéder par ordre, et ne monter dans l'escalade qu'au fur et à mesure que la nécessité en est démontrée par les faits. C'est pourquoi nous n'avons pas encore commencé les pro­cédures judiciaires. Nous voulons d'abord épuiser les ressources d'une part de l'appel à l'opinion publique, d'autre part des démarches syndicales. Les premières démarches de notre syndicat n'ont pas été couronnées de succès ; tout au contraire : elles ont provoqué une effronterie nouvelle de la commission paritaire ; une ef­fronterie d'une taille non encore atteinte. V. -- L'effronterie de la commission La commission paritaire avait donc négligé de répondre à notre réclamation du 29 mai. La première démarche syndicale, dans la seconde quinzaine de juin, la fit sortir de son silence par une lettre datée du 29 juin, trop tardivement reçue pour que nous ayons pu en faire état dans notre numéro 175. 140:176 Dans cette lettre, la commission paritaire reconnaît explicitement que *ce n'est point par l'application* *d'une disposition législative ou réglementaire qu'elle refuse au* SUPPLÉMENT-VOL­TIGEUR la qualité de « périodique » : elle prétend prononcer ce refus par la vertu d'un pouvoir discrétionnaire, fondé seule­ment sur son bon plaisir. L'énoncé d'une telle prétention, affichée sans réticence, avec une assurance tranquille, est une innovation d'une énormité menaçante, directement contraire aux principes généraux du droit français et, bien sûr, aux usages et franchises de la pro­fession. VI\. -- Précision Avant d'en citer le texte, il nous faut spécifier qu'à notre avis ce ne sont pas tous les membres de la commission pari­taire qui s'engagent dans cette illégalité et dans cette insolence, mais seulement quelques fonctionnaires subalternes ou sup­pléants, qui disposent par surprise ou par routine des organes exécutifs du secrétariat de la commission. La commission est dite paritaire parce que les représen­tants de la presse -- et notamment de la FNPF -- y siègent à égalité avec les fonctionnaires du gouvernement. Nous avons quelques motifs de penser que le président lui-même et les membres titulaires de la commission n'ont pas eu véritablement connaissance des mesures arbitraires prises contre le SUPPLÉ­MENT-VOLTIGEUR. Mais ce n'est là que notre conviction subjective ; à la limite, c'est une simple supposition. Objectivement, il apparaît que la commission paritaire elle-même, en tant que telle, son président et l'ensemble de ses membres titulaires sont engagés par les décisions notifiées au SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR ; ils en portent la responsabilité. Si, comme nous le croyons, ils n'ont pas réellement étudié le dossier du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, c'est leur affaire et non la nôtre. En particulier, les représentants de la presse française, et par ces représentants, cette presse elle-même dans son en­semble, sont solidairement responsables de l'interdiction ar­bitraire portée contre un organe d'opinion. Si leur responsabilité a été engagée contre leur gré, c'est à eux qu'il appartient de se dégager. 141:176 C'est pourquoi, frappés par la commission paritaire, jusqu'à preuve tangible du contraire nous sommes bien obligés de continuer à mettre en cause « la commission paritaire » en tant que telle, même si nous trouvons très vraisemblable la supposition que son président et la plupart de ses membres titulaires n'ont rien su des énormités qui étaient décidées et déclarées en leur nom. VII\. -- La réponse du 29 juin La lettre que la commission paritaire nous a adressée en date du 29 juin porte le numéro 71283 ; elle est signée : le secrétaire général P. Raymond. Elle ne reproche plus au SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, comme le faisait la lettre précédente (n° 70652 du 7 mai) d'être « *une brochure non assimilable *». Elle ne parle plus de « brochure ». Elle met en cause cette fois -- et aussi faussement -- *le nombre de sujets* traités dans chaque numéro du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. Elle déclare (texte intégral) Monsieur le Directeur, J'ai le regret de vous faire connaître que la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse a maintenu après le nouvel examen que vous aviez demandé en faveur de : « ITINÉRAIRES-SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR » l'avis défavorable qu'elle avait donné le 7 mai 1972 pour les mêmes raisons ([^12]). La Commission considère, en effet, qu'un écrit, même périodique, constitue un ouvrage, dès lors qu'il ne comporte qu'une étude trai­tant d'un seul sujet. Il n'y a donc pas lieu, dans ce cas, de viser l'une des dispositions de l'article 72 de l'an­nexe III du Code général des Impôts qui ne sont applicables qu'aux *publications pério­diques*. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'as­surance de ma considération distinguée. On le voit : quand nous disions que c'était énorme, nous n'exagérions pas. 142:176 L'article 72 est celui qui stipule l'ensemble des conditions réglementaires auxquelles une publication doit se conformer pour que lui soit reconnue la qualité d' « écrit périodique ». La commission paritaire a pour rôle et fonction d'examiner et de prononcer si chaque publication répond ou non aux conditions réglementaires de l'article 72. Mais pour le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR -- qui est manifes­tement un périodique, et qui répond sans conteste à toutes les conditions réglementaires de l'article 72 -- la commission paritaire décrète que *l'article 72 ne s'applique pas*. Ni aucun au­tre article. Le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR est un « périodique » dont la commission paritaire décide, par un acte de son bon plaisir, qu'il n'est pas un « périodique ». *Hoc volo, sic jubeo,* sans « viser » aucune disposition réglementaire ou législative. Subsidiairement, remarquons que le nouveau prétexte in­voqué est aussi faux que les précédents. Il est nullement vrai, en fait, que chaque numéro du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR n'ait comporté qu' « une seule étude traitant d'un seul sujet ». Ce délit arbitraire, cette faute qui n'en est pas une, n'a même pas été commise par le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. Le numéro 4 contenait trois articles sur trois sujets différents. Le numéro 5 contenait d'une part un article, d'autre part une lettre ouverte. Le numéro 6 contenait deux articles sur deux sujets diffé­rents. Quant à ses numéros 7 et 8, les deux derniers parus, s'il est vrai qu'ils ne comportaient chacun qu'un seul article, encore faudrait-il savoir et trancher si cet article unique ne traitait que d'*un seul sujet*. Quel tribunal aura la compétence grotesque de se prononcer sur la matérialité certaine d'un délit aussi insaisissable ? La vérité de fait est que chacun des huit numéros parus du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR comporte un ou plusieurs articles traitant un ou plusieurs sujets. La vérité de droit est que cha­que publication décide en toute liberté combien de sujets elle entend traiter dans chacun de ses numéros. Ce nombre ne relève d'aucune administration publique et n'est fixé par au­cune loi. Les prétentions affichées par la commission paritaire à l'encontre du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR sont absurdes, ahuris­santes, manifestement scandaleuses. Elles ne tiennent pas de­bout. Elles devraient être rejetées sans discussion par la presse unanime. Elles devraient être combattues avec indignation, et même poursuivies devant les tribunaux administratifs et judiciaires, par tous les syndicats de presse. 143:176 Nous savons bien qu'il existe plus ou moins souvent une marge plus ou moins grande entre ce qui devrait être et ce qui est. Nous ignorons quelles seront, en fait, l'unanimité, l'énergie et les conséquences des réclamations que feront en faveur du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR l'ensemble des journaux, des périodiques et des syndicats. En tous cas, si les démarches entreprises par notre syndicat ne parvenaient pas à faire abroger la mesure discriminatoire qui nous frappe, nous demanderions l'intervention officielle de la FNPF dans son ensemble et de son président en personne. Pour que, au moins, les choses soient bien claires à tous les niveaux. Mais les uns et les autres, et tous, s'ils ont plus ou moins volontiers un œil sur la justice et sur le droit, ils ont, tout autant ou davantage, un œil sur le public, pour tester son degré de passivité ou de réaction. Beaucoup de choses vont dépendre du nombre *d'abonne­ments de protestation et de solidarité* que vous aurez su recru­ter pour la revue ITINÉRAIRES. Aidez-nous. Isolément si vous le préférez ainsi. Mieux, en rejoignant les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, qui organisent la propagande et la mobilisation pour les abonnements de solidarité et de protestation : écrivez-leur, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint-Cloud. Solidarité avec ITINÉRAIRES. Protestation active contre l'arbitraire du despotisme admi­nistratif. Ceux qui sont décidés à ne pas se laisser faire, seront-ils assez nombreux, assez actifs, assez résolus ? L'ABONNEMENT DE PROTESTATION ET DE SOLIDARITÉ *ne peut évidem­ment être utilisé comme réabonnement par les personnes qui sont déjà abonnées à la revue* « *Itinéraires *»*. Mais celles-ci peuvent souscrire elles aussi, comme à un abonnement supplémentaire, pour manifester leur solidarité, exprimer leur protestation et renforcer notre action.* *Prière d'utiliser ou de recopier les bulletins d'abonnement de pro­testation et de solidarité qui figurent à la fin du présent numéro. Vous pouvez obtenir d'autres bulletins semblables en les deman­dant par lettre adressée aux* « *Compagnons d'Itinéraires *»*, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint-Cloud.* L'ABONNEMENT-CADEAU DE NOËL *sera cette année, lui aussi, un abonnement de protestation et de solidarité : mais d'un an, au prix spécial de 100 F.* *Les bulletins d'abonnement-cadeau de Noël paraîtront dans notre prochain numéro.* \[...\] 146:176 ### Le calendrier #### Octobre Octobre : mois du Rosaire et du Christ-Roi. Fête du Rosaire le 7 octobre : anniversaire de la bataille de Lépante. *Premier dimanche d'octobre :* solennité de la fête du Rosaire. *Dernier dimanche d'octobre :* fête du Christ Roi. -- Lundi 1^er^ octobre : *saint Rémi*, évêque. Ornements blancs. *Sur saint Rémi,* voir notice dans notre numéro 156 de septembre-octobre 1971, pages 278 à 280. -- Mardi 2 octobre : *les saints Anges gardiens*. Ornements blancs. Sur les saints Anges gardiens, voir notice dans notre numéro 166 de septembre-octobre 1972, page 194. -- Mercredi 3 octobre : *sainte Thérèse de l'Enfant Jésus *; vierge, patronne secondaire de la France ; ornements blancs. Solennité le dernier dimanche de septembre. Sur sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, voir notre numéro spécial du centenaire : numéro 169 de janvier 1973. -- Jeudi 4 octobre : *saint François d'Assise*. Ornements blancs. -- Vendredi 5 octobre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Mémoire des *saints Placide et ses compagnons*, martyrs. -- Samedi 6 octobre : *saint Bruno*. Ornements blancs. 147:176 -- Dimanche 7 octobre : *très saint Rosaire de la Bienheureuse Vierge Marie *; ornements blancs. Mémoire du *dix-septième dimanche après la Pentecôte*. La fête du T.S. Rosaire est de rite double de 2^e^ classe. Il n'est donc pas possible de célébrer aujourd'hui la messe du dix-septième dimanche après la Pentecôte avec une simple mémoire du T.S. Ro­saire. \*\*\* En action de grâces pour la victoire de Lépante, saint Pie V institua la fête de *Notre-Dame des Victoires,* à célébrer le jour anni­versaire 7 octobre. Grégoire XIII la transféra au premier dimanche d'octobre sous le vocable de *Notre-Dame du Rosaire.* Par la suite, la fête fut ramenée au 7 octobre, avec solennité le premier dimanche du mois. \*\*\* Pour les circonstances et la portée de la victoire de Lépante, voir notre numéro 156 de septembre-octobre 1971, pages 281 à 289. \[...\] 148:176 -- Lundi 8 octobre : *sainte Brigitte*, veuve. Ornements blancs. -- Mardi 9 octobre : *saint Jean Léonardi *; ornements blancs. Mé­moire de *saint Denis*, évêque et martyr, et des *saints Rustique et Éleuthère*, martyrs. Dans le diocèse de Paris, la fête de *saint Denis* est du rite double de 1^e^ classe ; c'est donc la messe de saint Denis que l'on y célèbre. -- Mercredi 10 octobre : *saint François Borgia*. Ornements blancs. -- Jeudi 11 octobre : *Maternité divine de la Sainte Vierge*. Orne­ments blancs. -- Vendredi 12 octobre : messe du dimanche précédent ou messe votive. -- Samedi 13 octobre : *saint Édouard*, roi d'Angleterre de 1042 à 1066 ; ornements blancs. On peut célébrer aujourd'hui la messe de la Sainte Vierge le samedi. -- Dimanche 14 octobre : *dix-huitième dimanche après la Pente­côte*. Mémoire de *saint Calixte 1^er^*, pape et martyr (217-222). -- Lundi 15 octobre : *sainte Thérèse d'Avila*, vierge. Ornements blancs. 149:176 -- Mardi 16 octobre : *sainte Hedwige*, veuve ; ornements blancs. Propre de France : *dédicace de la* *basilique de saint Michel* érigée au lieu de son apparition sur le Mont-Tombe appelé par la suite Mont-Saint-Michel ; ornements blancs. En France, cette fête de saint Michel est du rite double majeur. -- Mercredi 17 octobre : *sainte Marguerite-Marie Alacoque*, vier­ge. Ornements blancs. -- Jeudi 18 octobre : *saint Luc*, évangéliste. Ornements rouges. -- Vendredi 19 octobre : *saint Pierre d'Alcantara*. Ornements blancs. -- Samedi 20 octobre : *saint Jean de Kenty *; ornements blancs. -- France (en certains lieux) : *saint Caprais*, martyr à Agen. -- Dimanche 21 octobre : *dix-neuvième dimanche après la Pente­côte*. -- Mémoire de *saint Hilarion*, abbé. Ou bien : mémoire de *sain­te Ursule et ses compagnes*, vierges et martyres. Selon le décret de Pie XII en date du 23 mars 1955, titre III, § 4, aux dimanches comme aujourd'hui « une seule mémoire est admise ». -- Lundi 22 octobre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Propre de France : *bienheureuse Alix Le Clerc*, vierge ; orne­ments blancs. -- Mardi 23 octobre : *saint Antoine Marie Claret*, évêque, orne­ments blancs. -- Propre de France : bienheureuse *Marie-Clotilde et ses dix compagnes*, martyres décapitées par des révolutionnaires à Valenciennes (Nord) les 17 et 23 octobre 1794 ; ornements rouges. -- En certains lieux : *Notre Dame de la Sainte-Espérance *; ornements blancs. \[...\] 150:176 -- Mercredi 24 octobre : *saint Raphaël*, archange ; ornements blancs. -- Jeudi 25 octobre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Mémoire de *saint Chrysanthe et sainte Darie*, martyrs. -- Vendredi 26 octobre : dernier vendredi du mois : messe du dimanche précédent ou messe votive. Mémoire de *saint Évariste*, pape et martyr. -- Samedi 27 octobre. Propre de France : *Notre Dame des victoi­res*. Ornements blancs. La fête de Notre Dame des victoires se célèbre en France le quatrième samedi d'octobre. -- Dimanche 28 octobre : *fête du Christ-Roi *; ornements blancs. La fête des *saints Simon et Jude*, apôtres, est renvoyée au 29 octobre. Sur la fête du *Christ-Roi,* voir notice dans notre numéro 166 de septembre-octobre 1972, pages 198-199. Au diocèse de Lille, la fête de *Notre Dame de la Treille*, patronne de la ville et du diocèse, est du rite double de 1^e^ classe. Elle est renvoyée au 30 octobre. -- Lundi 29 octobre : *saints Simon et Jude*, apôtres. Ornements rouges. -- Mardi 30 octobre : messe du vingtième dimanche après la Pen­tecôte ou messe votive. -- Mercredi 31 octobre : idem. ============== fin du numéro 176. [^1]: **\*** -- Texte rétabli ici selon It. 266, p. 127. Dans l'original figure entre crochets le texte suivant \[note de 2003\] : *Ici manque une page du manuscrit jadis prêté. Il nous semble, d'après la suite, qu'il s'agissait des rapports de Claude Franchet avec la famille de son mari qui l'accusait* (*sans manquer de bienveillance pour elle*) *d'être cause de la conversion de celui-ci. Ils pouvaient le croire car le jeune ménage, tant que leur jeune frère ne fut pas converti et soldat* (*1914*)*, pour éviter discussions et désagréments à un si jeune homme, évitait de se trouver en famille le dimanche. Le mari dès sa première permission en 1915, afficha publiquement ses idées dans le pays de ses grands-parents. Ce qui causa de grands remous, dont Claude Franchet eut à subir les conséquences. Mais elle avait alors retrouvé la foi.* Le paragraphe entre crochets qu'on vient de lire a été écrit par Henri Charlier en 1973. (It. 266). [^2]: **\*** -- fin de la page manquant dans le *manuscrit jadis prêté*. [^3]:  -- (1). Nous savons maintenant par une note de son fils Marcel** :** « *Mon père ne put obtenir une dispense de disparité de culte et dut se tenir éloigné des sacrements. *» (p. 60, préface des Lettres et Entretiens de Charles Péguy** ;** Éditions de Paris**,** 1954**.)** [^4]:  -- (1). Péguy conservait toute la correspondance qu'il recevait. Elle se trouve réunie au Centre Charles Péguy à Orléans. M. Jacques Viard, professeur à l'université d'Aix-en-Provence, qui étudie dili­gemment l'œuvre de Charles Péguy, cite dans un article des *Études* cette lettre de Péguy à Lotte où il dit : « Maritain aussi, Psichari aussi m'avaient beaucoup aimé. » Peslouan l'abandonne et les Lau­rens. Il perd des amis qui venaient (le) voir deux fois par jour, il le confie à Madame E. Charlier (Claude Franchet) et il avoue : « On est diminué quand on n'est plus autant aimé. » Elle lui répond : « C'est que peut-être vous avez été trop aimé. Il faut vous mettre à aimer les autres -- pas seulement y penser pour avoir du chagrin, mais les aimer simplement, plus qu'eux ne vous aiment, et bien vous garder de leur faire des reproches. Ils sont si innocents. » [^5]:  -- (1). C'est le 14 octobre 1971 dans l'après-midi, aux premières vêpres de la fête de sainte Thérèse, que Claude Franchet est retournée à Dieu. [^6]:  -- (1). Ci-après pages 92 et suivantes. [^7]:  -- (1). L'adresse de l'abbé Louis Coache est toujours : « Presbytère de Montjavoult, 60240 Chaumont-en-Vexin ». Dans le même numéro, l'abbé Coache donne les précisions suivantes : « *Ma situation canoni­que. -- Quatre années maintenant que j'ai fait appel contre la ten­tative de destitution de ma cure par Monseigneur l'évêque de Beau­vais !... Désormais il est évident que Rome n'a pas voulu intervenir. J'avais fait valoir que cette* « *destitution *» *avait violé les règles canoniques obligatoires* «* ad validitatem *». *Rome a aussitôt inter­dit que mon* « *successeur *» *soit nommé curé en titre. Le silence éloquent du Saint-Siège depuis quatre ans montre clairement que l'Autorité romaine ne veut pas confirmer cette prétendue destitution ! Toujours curé en titre, j'ai donc gagné...* » [^8]:  -- (2). L'abbé Coache avait été l'un des premiers auteurs (exacte­ment le quatrième) à faire écho à la campagne d'ITINÉRAIRES, dès le 6 février 1973. [^9]:  -- (3). Il est fort remarquable que très peu d'auteurs aient repris ou seulement noté ce point essentiel de la campagne d'ITINÉRAIRES. La première a été Édith Delamare dans *Rivarol* du 5 avril ; le second, l'abbé Luigi Villa dans *Chiesa viva*, mensuel publié à Brescia sous sa direction et sous celle de Dietrich von Hildebrand ; la troisième, Luce Quenette dans sa *Lettre de la Péraudière.* [^10]:  -- (1). C'est le *Bulletin de l'A.F.S*. qui a le premier recommandé à ses lecteurs d'apporter un soutien actif à la campagne d'ITINÉRAIRES ; puis les Cooperatores veritatis de Bruxelles ; puis Louis Salleron dans *Carrefour* du 17 mai ; enfin Saint-Gilles dans *L'Homme nouveau* du 3 juin. [^11]:  -- (2). On trouvera dans le présent numéro, en tête de la rubrique « Annonces et rappels », tout le détail des plus récentes informations sur les suites de l'interdiction administrative dont est toujours victi­me notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. [^12]:  -- (1). Sic : Soixante-*douze*. On suppose qu'il se réfère ici, en réalité, *à sa propre lettre* précédente qui était datée du 7 mai soixante-*treize*.