# 177-11-73
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### "Le Supplément-Voltigeur" toujours interdit
I. -- Interrègne\
à la commission paritaire
La commission paritaire presse-gouvernement qui, au nom du gouvernement et de la presse, a étranglé le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, n'a plus de président à l'heure où nous écrivons ces lignes, et ne peut plus se réunir. En effet son président, M. Charles Blondel, a démissionné cet été.
Quels rapports y a-t-il entre cette démission et l'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR ?
Plus précisément, quels rapports entre cette démission et nos graves accusations contre les illégalités de la commission, accusations que nous n'avons pas encore toutes rendues publiques, mais que la commission connaît ?
Ce n'est pas ce qui nous occupe pour le moment.
Toujours est-il que la commission paritaire est frappée de paralysie. Plusieurs semaines après la démission de son président, on n'a pas encore réussi à lui trouver un successeur (et cela se comprend...). Or le décret n° 60829 du 2 août 1960 stipule que *le président de la commission ne peut pas, en cas d'empêchement, se faire remplacer par un suppléant.* Pas de président, pas de délibération valable de la commission.
Bien entendu, la commission paritaire s'est parfaitement moquée de ce point-là aussi de son règlement. Nous avons la preuve que *sa réunion du 25 juin 1973 s'est tenue en l'absence de son président,* et n'en a pas moins pris des décisions, notamment le troisième refus de l'inscription du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR ; refus arbitraire et illégal, donc, pour cette raison encore : la commission paritaire avait délibéré et statué sans président. L'omnipotence du « secrétariat général » suppléait à tout, se plaçant au-dessus de toutes les dispositions législatives et réglementaires.
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Un pouvoir bureaucratique arbitraire était en voie d'installation. Nous avons découvert ses pratiques illégales et ses prétentions despotiques. Nous en avons déjà fait connaître une partie, notamment dans notre précédent numéro (n° 176, p. 136 et suiv.). Nous avons informé beaucoup plus complètement celles des personnalités de la presse qui ont bien voulu s'intéresser à notre affaire. Nous préparons un numéro spécial qui dira tout. *Plus encore que le départ du président, c'est le changement de secrétaire général et la réforme profonde du secrétariat qu'il faut imposer.* Nous dirons pourquoi. Nous donnerons les preuves. Il s'agit en tous cas de savoir maintenant si la commission paritaire, lorsqu'elle aura réussi à trouver un nouveau président, continuera à étendre le despotisme administratif de son secrétariat, omnipotent et incontrôlé, ou bien si on la contraindra à rentrer dans la légalité. L'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR a été un révélateur ; c'est ce qui explique le grave avertissement lancé par *L'Écho de la Presse.*
II\. -- L'avertissement\
de « L'Écho de la Presse »
*L'Écho de la Presse* est le principal organe professionnel du journalisme français. Il a exposé dans son numéro du 3 septembre par quel acte discriminatoire le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR a été frappé d'interdiction administrative ; et il en a conclu :
« *Si l'ensemble de la presse française ne se solidarisait pas sans hésitation avec Jean Madiran, nous ne donnerions pas cher de sa liberté et de son avenir. *»
*L'Écho de la Presse* en juge objectivement. Son point de vue est juridique et professionnel. Il est d'autant plus remarquable que, de ce point de vue, *L'Écho de la Presse* ait lancé le grave avertissement que l'on vient de lire : *pour sa propre liberté et pour son propre avenir, l'ensemble de la presse française devrait se solidariser sans hésitation avec Jean Madiran.*
En effet, ce que l'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR a bien montré, c'est que le secrétariat général de la commission, installant son pouvoir arbitraire, établissant sa propre jurisprudence en marge de toutes les dispositions législatives et réglementaires, se met en position de pouvoir disposer à sotie, gré de l'existence des journaux et publications.
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Cependant cette évidence n'a pas encore frappé l'ensemble de la presse française. On ne l'a point vue « se solidariser sans hésitation », mais plutôt hésiter sans se solidariser.
Durant les *quatre mois* qui se sont écoulés depuis que l'interdiction administrative du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR a été rendue publique, il y a eu, outre l'article déjà cité de *L'Écho de la Presse :*
-- un article d'Édith Delamare dans *Rivarol ;*
-- un article de *Lumière ;*
-- un article de Luce Quenette dans la *Lettre de la Péraudière.*
Nous les remercions les uns et les autres.
Et nous notons qu'avec eux s'arrête le compte de ceux qui ont élevé la voix en notre faveur pendant les quatre premiers mois de l'interdiction du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR.
III\. -- La protestation\
d'Édith Delamare
L'avertissement de *L'Écho de la Presse* est du 3 septembre. Celui d'Édith Delamare, non moins grave, était dans *Rivarol* du 15 août :
« *Toutes les publications périodiques de droite, et notamment les publications catholiques, sont menacées. Le coup part de beaucoup plus haut et de beaucoup plus loin que le cabinet de M. Messmer... *»
Édith Delamare sait fort bien ce que parler veut dire, et sait dire ce qu'elle veut.
D'autre part, nous comprenons parfaitement que *leur existence dépendant de la commission paritaire,* les publications évitent de la mettre en cause. Il faut des audacieux comme *Rivarol* et comme Édith Delamare pour oser braver *ce* pouvoir.
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IV\. -- Ce qu'est\
le « Supplément-Voltigeur »
Luce Quenette, dans la *Lettre de la Péraudière,* explique ce qu'ont, été les huit numéros parus du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR :
« Ce SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR courait très bien et frappait juste. Lancé pour les pressés, les souffle-court, qui nous racontent toujours qu'ils n'ont pas le temps de souffrir des vraies catastrophes parce qu'ils sont harcelés par les petites et par les distractions temporelles, ce VOLTIGEUR retenait l'attention des bonnes volontés volages. Une flèche qui restait un peu plantée, qu'on n'arrachait pas trop facilement, et de plus, bon marché, très bon marché, prouvant que l'artillerie de la vérité peut être à la fois dense et légère. »
V. -- Compter d'abord sur nous-mêmes
Il nous faut ne compter d'abord, avec l'aide de Dieu, que sur nous-mêmes. Que ceux qui l'ont compris tout de suite, que ceux qui ont déjà souscrit et fait souscrire des abonnements de protestation, en soient remerciés. Ou plutôt, qu'ils en soient féli-cités.
Mais d'autres semblent avoir été déconcertés par un malentendu, et n'avoir pas saisi l'exacte portée des abonnements de protestation et de solidarité que nous avons institués.
Il n'est nullement demandé aux lecteurs du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR de devenir, tant que l'interdiction ne sera pas levée, lecteurs de la revue ITINÉRAIRES. Nous savons bien que les lecteurs du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR sont spécifiquement ceux qui n'ont pas le temps, pas le courage ou pas le goût de lire la revue elle-même.
Mais il faut leur rappeler que le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR est une création de la revue ITINÉRAIRES : et qu'on leur demande de procurer à la revue ITINÉRAIRES des moyens renforcés pour défendre l'existence du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR.
L'abonnement de protestation et de solidarité n'est donc point pour forcer indirectement à lire la revue ITINÉRAIRES ceux qui n'en ont pas envie. Cet abonnement -- abonnement provisoire, abonnement réduit -- est pour exprimer une protestation, manifester une solidarité, et renforcer la revue dans son combat pour la reparution du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. L'élément essentiel de ce combat sera dans la fermeté et dans l'ampleur de la réaction du public.
L'ennemi qui a frappé le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, l' « ami » qui hésite à le défendre sont tous les deux très attentifs à ceci : le public en général, et d'abord le publié qui est le nôtre, *va-t-il subir dans l'indifférence et la passivité l'ukase porté contre nous, l'affront qui nous est fait, le défi qui nous est lancé *?
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Le public du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR est-il mûr pour accepter sans réagir son interdiction arbitraire ?
Les journaux dans leur ensemble, et d'abord les publications supposées ou réputées « amies », viendront certainement à notre secours : quand elles auront d'abord constaté l'intensité de la réaction du public d'ITINÉRAIRES ; quand elles verront démarrer la campagne nationale dont cette réaction nous aura donné les moyens matériels.
Voilà donc ce qui dépend du nombre d'abonnements *de protestation et de solidarité* que vous aurez souscrits ou recrutés pour la revue ITINÉRAIRES.
\*\*\*
Il y a l'abonnement de protestation et de solidarité de six mois (six numéros) : 60 F.
Il y a l'abonnement-cadeau de Noël de protestation et de solidarité : un an, 100 F.
Toutes les précisions utiles se trouvent à la fin du présent numéro, dans la rubrique AVIS PRATIQUES, au chapitre : *Annonces et rappels*.
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## Éditoriaux
*Le pourrissement de la société\
dans la luxure imposée\
par la loi aux enfants*
« Les civilisations disparues ont toutes fini en pourrissant dans la luxure. Et cette pourriture, commencée dans de louches sourires douceâtres, a toujours tourné au féroce et au tragique. « L'impureté tue plus de monde que le choléra », disait le P. Emmanuel. C'est pourquoi le *devoir politique* s'impose aux gouvernements, aux institutions et aux lois de *réfréner la luxure au lieu de la faciliter.* Les pouvoirs temporels ne peuvent pas la guérir : ils peuvent et ils doivent la faire reculer et salutairement la contraindre au moins à se cacher. »
(SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, 15 mars 1973.)
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### La soi-disant "éducation sexuelle" est une imposture
par R.-Th. Calmel, o.p.
*Educatio, quae sexualis putide dicitur*, écrivait Pie XI ([^1]) dans son encyclique *Divini illius Magistri.* ÉDUCATION SEXUELLE, EXPRESSION MALODORANTE. Pour qu'elle se soit généralisée, il faut que les mœurs générales soient devenues des mœurs de singe. Expression nauséabonde mais encore plus fausse qu'elle est infecte. Il est aussi faux, quand on y pense, de dire éducation sexuelle qu'il le serait de dire système respiratoire orgueilleux. L'usage des organes de la respiration n'est pas affecté par la moralité ; ces organes, par ailleurs, ne sont pas sujets à une *révolte des sens moralement* désordonnée. Sur ces deux points c'est une différence fondamentale avec les organes de la propagation de la vie humaine. (C'est pourquoi, depuis le premier péché, les hommes ne vont pas tout nus.)
Les Français qui tiennent encore à parler français et, d'une faon générale les personnes ayant gardé leur bon sens, qui ne méprisent pas les évidences de la droite raison naturelle doivent bannir de leur langage cette expression fausse, bâtarde et puante : « éducation sexuelle ».
Nous dirons : de trois choses l'une.
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Ou bien *étude scientifique de l'appareil génito-urinaire ;* mais à moins d'être un grand sot, qui voudrait imposer à un petit adolescent les études spécialisées de la faculté de médecine ?
Ou bien nous dirons *formation de la pureté ;* mais à moins d'être fort vicieux on admettra qu'elle exige la plus grande réserve ; nous montrerons bientôt pourquoi ; plus exactement nous essaierons de faire sentir cette évidence première. Car on ne démontre pas les premières vérités ; elles sont saisies par intuition spontanée. On peut tout au plus favoriser cette intuition.
Ou bien nous dirons *initiation à la luxure et à tous les vices honteux ;* mais à moins d'être une hideuse crapule on conviendra que ce n'est pas le rôle des instituteurs et professeurs, des *magistri* barbacoles ou rasés, des *magistrae* mariées ou ci-devant religieuses.
Ou étude médicale, ou formation à la pureté, ou initiation à la luxure et perversion des enfants : trois réalités distinctes, définies, impossibles à confondre, ayant chacune ses lois propres et ses propres exigences dans l'exposé. De toute façon, dans ce vocabulaire, qui est classique, on ne brouille pas les cartes ; on ne camoufle pas sous le nom d'étude médicale l'apprentissage de la fornication. Ce qu'il y a d'intolérable dans l'expression d' « éducation sexuelle » et dans l'ignominie qui se couvre de ce titre, c'est la falsification du langage et l'hypocrisie de la conduite.
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*En public* on peut donner un enseignement sur l'essence et la dignité naturelle du mariage et sur l'élévation surnaturelle que lui a conférée Jésus-Christ. On doit même donner en public cet enseignement selon les circonstances et les personnes. En public il convient de prêcher sur la dignité des noces. Mais c'est tout autre chose que de donner des renseignements sur l'intimité du lit conjugal. L'explication de l'essence et de la dignité du mariage est une chose et qui relève de l'exposé public. La description des manifestations intimes de l'amour entre les époux est une autre chose et cette description ne se fait pas devant un auditoire. Car ces manifestations intimes regardent les époux qui se sont choisis en présence du Seigneur ; elles les regardent eux seuls et le Seigneur, elles n'ont pas à être racontées. Ces manifestations relèvent, en ce qu'il y a de plus réservé, de l'amour de personne à personne ; le secret est donc leur domaine. Les jeter au public c'est les dénaturer.
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Ce qui doit être dit en public n'est pas du domaine de la description mais du domaine de la loi morale. En public il faut dire en tout et pour tout que la loi du Créateur régit évidemment ces manifestations intimes de l'amour afin qu'elles soient honnêtes, conformes à leur fin, non viciées, ne s'opposant en rien à la possibilité de génération qui est inscrite dans l'acte conjugal. Que la fécondité soit accordée ou non par le Créateur de tous les êtres, mais surtout des humains, qu'il y ait ou non fécondité, cela n'est pas au pouvoir de ceux qui s'unissent. Mais ce qui est en leur pouvoir et ce qui est de leur devoir, c'est ne faire rien contre la possibilité de fécondité qui est dans la nature même de cet acte. Proclamer cette doctrine c'est infiniment autre chose que donner au public une description. Si l'intimité du lit conjugal n'a pas à être étalée en public ce n'est point parce qu'elle serait, en elle-même, malhonnête ou abominable. Si, toute honnête qu'elle soit en elle-même, elle deviendrait aussitôt, par l'étalage et l'exhibition, malhonnête et abominable, c'est qu'elle trahirait alors la nature de sa loi profonde qui exige pudeur et secret. Car telle est la nature de l'amour que les manifestations les plus intimes du don entre l'homme et la femme sont nécessairement privées. Cela ne se démontre pas. Pas plus qu'on ne démontre les premiers principes de la raison. Tout homme normal, toute femme qui n'est pas radicalement pervertie, sent cela. Qui ne le sentirait plus serait un monstre. Tout ce que l'on peut expliquer c'est que la pudeur et la réserve sont ici de rigueur pour deux raisons différentes mais inséparables ; d'abord pour une noble raison qui tient à l'amour d'une façon tout à fait générale, ensuite pour une triste raison liée à notre condition de pécheurs. Car l'amour entre l'homme et la femme étant un don de personne à personne, et donc tout le contraire d'un don public, n'a pas à être livré au public dans ses manifestations intimes. D'autre part, depuis le premier péché, l'amour entre l'homme et la femme étant sujet au désordre, à la convoitise, à la révolte de la chair contre l'esprit, il serait contre nature que dans ses manifestations intimes il soit exposé aux yeux du monde, comme si le monde était angélique et n'avait point de troubles désirs. Une telle exposition serait une ignoble provocation. Ainsi pour ces deux raisons l'amour exige la pudeur et le secret quand il s'agit de l'intimité du lit conjugal. Cette intimité n'a pas à être livrée au public ni directement -- on s'excuse de le noter -- ni par mode de descriptions et de représentations imaginatives.
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La soi-disant « éducation sexuelle » méconnaît les lois premières de l'amour : la pudeur et le secret. Étalant en public l'intimité de l'amour, la nauséabonde « éducation sexuelle » fausse et dénature cette intimité. C'est une imposture.
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Mais l'enfant, dites-vous, a besoin de savoir ce qui se rapporte à la propagation de la vie humaine. Certes il a droit à la vérité en cette matière ; mais cela veut dire qu'il a droit à ce que la vérité lui soit dite d'une façon qui respecte et honore l'objet sacré de ses interrogations. Du reste, sur ces questions si profondément humaines, l'enfant a droit aussi de savoir que le mariage n'est pas le tout de l'homme ; l'homme et la femme peuvent être appelés par le Seigneur à renoncer à s'unir dans le mariage et à avoir des enfants, afin de se donner à leur Seigneur d'un élan plus direct et avec une détermination plus radicale.
De toute façon la vérité à laquelle l'enfant a droit au sujet de la propagation de la vie humaine et de l'amour est une vérité dans la présentation de laquelle entrent nécessairement la réserve et la pudeur. Il est donc contre nature, contre la nature de cette vérité, de l'exposer en public, d'en faire la description devant toute une classe. Autant projeter devant toute la classe des films pornographiques.
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Aux questions de l'enfant, à ses difficultés ou ses désespoirs en ce qui touche le don de la vie humaine, avec les attraits, les désirs et les tentations qui s'y rapportent, on ne saurait donner de réponse en vérité que si l'on tient compte de ce qui est le secret et le mystère de chaque enfant. Ainsi le veut la nature des questions de chacun, avec les admirations, les difficultés ou les désespoirs de chacun. C'est dire que cela n'est pas du ressort du maître qui s'adresse à la classe dans son ensemble. C'est l'affaire des familles, de chaque famille ; c'est leur droit le plus sacré. Tout professeur honnête et de bon sens comprend ce langage. Pour les autres qui ne comprennent pas ou qui veulent usurper sur le domaine des parents, ceux-ci sauront les contraindre, par des arguments énergiques, à s'en tenir à leur fonction qui est du domaine public. Elle est du reste assez noble et s'ils l'honoraient un peu plus ils auraient horreur, comme d'un crime particulièrement sale, d'aller écarter les rideaux des alcôves aux yeux de leurs élèves, au lieu d'enseigner à lire les bons auteurs, à écrire correctement et à connaître une histoire de France véridique et non truquée.
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L'enfant, ou plutôt tel enfant, à un âge qui n'est pas le même pour lui et pour son camarade, se pose sur le mystère du don de la vie certaines questions particulières qui ne sont pas interchangeables avec celles de tel ou tel camarade. Il attend, sans même le formuler, une réponse qui ne blesse pas dans son cœur le respect qu'il porte à ses père et mère, ou bien une réponse qui ne le rende pas vil a ses propres yeux dans la lutte qu'il doit mener pour rester pur. A des demandes essentiellement individualisées comment répondre convenablement ? Toute réponse qui, donnée en public, prétend atteindre chaque enfant dans son mystère individuel, trahit par là même la question de l'enfant. Ce que l'enfant demandait ne relevait pas de l'exposé public comme la solution d'un problème de géométrie ou une leçon sur la moelle épinière. Ce que l'enfant, chaque enfant personnellement, a besoin de savoir en cette matière ne relève pas de la compétence professorale.
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Qu'on en finisse au plus tôt avec l'imposture de la soi-disant éducation sexuelle. Que les parents ne larguent pas leurs droits sacrés à messieurs les maîtres d'école. Que les maîtres refusent catégoriquement de transformer les classes en amphithéâtres de faculté de médecine, en vestibules d'hôtels louches ou en salles de cinémas pornographiques. Que tous les chrétiens qui enseignent encore à leurs enfants le *Je vous salue Marie* redoublent de prière et passent à l'action pour faire cesser l'initiation publique à la luxure que des personnages infâmes prétendent imposer d'autorité et officiellement à tous les enfants de notre patrie française.
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Un crime : l'obligation sexuelle
par Luce Quenette
LES DEVANTURES DE LIBRAIRIES, dans la grande ville, regorgent des Initiations sexuelles pour tous les âges. Une immense opération financière de grosse galette s'orchestre sous nos yeux. Sous couvert de l'abominable information sexuelle obligatoire, les marchands de livres sont des sex-shops autorisés ; le meurtre de l'innocence parachève sa technique.
Pour la dernière fois, j'en appelle aux parents : défendez vos enfants, dont on veut faire « une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément ».
Malheur aux coupables : au-delà des « puissances » engagées qui manipulent notre enseignement athée, malheur à vous, têtes de l'Église, qui fournissez un catéchisme altéré, une Écriture falsifiée, une messe hérétique et qui laissez passer, quand vous ne les instituez pas Vous-mêmes, les sortilèges du sexe.
Mais vous, parents, premiers responsables, premiers défenseurs, pourquoi n'êtes-vous pas tous debout contre l'infamie ?
J'indique encore une fois, au nom de la loi naturelle et de la doctrine absolue, le sûr chemin de la victoire. Contre ceux qui le barrent, contre ceux qui le refusent, contre ceux qui dorment au lieu d'y marcher, les enfants réclameront dans l'éternité.
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Toute la pudeur naturelle, tout le bon sens naturel, et le bon sens d'une civilisation qui n'a pas seulement deux mille ans, mais, Monsieur Rostand, les milliers d'années que vous voudrez, et qui partent du Paradis terrestre, du premier Père, et enfin deux mille ans de christianisme, cet éclatant, naturel, universel bon sens se révulse dans tout père et toute mère honnête, tant qu'on ne les a pas manipulés, à l'idée qu'on fait du *sexuel obligatoire* loin d'eux, en classe, et dès la maternelle.
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L'enfant gardé pur et élevé dans une *entière* confiance en son éducateur *ne pense pas à la reproduction,* il n'y a aucun intérêt naturel.
Son esprit et son cœur *sont occupés* par des vérités bien plus utiles et profondes et enchanteresses et pratiques que physiologie de l'enfantement et de la procréation. Je l'ai démontre, je l'ai établi ([^2]).
L'initiation la plus importante, l'initiation principale *à la vie,* c'est l'initiation à la Croix, dogme de la souffrance méritante unie à la Passion du Sauveur, en pénitence, expiation et préservation du *péché* inscrit dans la nature depuis l'origine par la concupiscence.
L'homme honnête, même non chrétien, s'il n'a pas été gâté, *se méfie de la chair,* parce qu'il sent, dans la pudeur de son âme, l'attrait et le lourd danger de la volupté, et que toute curiosité satisfaite sur ce point est un pressentiment éveillé. Je dis bien : l'honnête, même non chrétien. La nature suffit pour ressentir l'humaine vérité de « ils virent qu'ils étaient nus, et ils se cachèrent ». « Comment avez-vous su que vous étiez nus si ce n'est que vous avez péché ? » Déculpabiliser, éprouver le besoin de poétiser, idéaliser la physiologie de l'homme, de la femme, de la procréation, c'est justement en avouer le danger, la perspective, la porte ouverte au MAL.
On ne croit pas utile d'exorciser par la poésie la digestion.
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En même temps que l'apprentissage de la Croix a été entrepris le long apprentissage de l'amour, du vrai, dont la définition éternelle est « aimer, c'est vouloir le bien », vouloir le meilleur pour ceux qu'on aime. Comment apprendre à aimer sans le Catéchisme, la Passion du Sauveur, le sacrifice du Calvaire et donc de la Messe, l'exemple quotidien d'adoration de la Volonté divine, l'espérance du Ciel ; et, d'autre part, en corrélation, la culture de l'art dans les chefs-d'œuvre religieux et classiques, c'est-à-dire, au fond, tous rapportés au religieux ?
Cette formation essentielle de l'amour n'a pas d'âge, on l'adapte, on la poursuit incessamment. Elle est à la portée de tous les cœurs purs. La cathédrale catholique et la campagne, vision de la Création, l'offraient au peuple avec une générosité sans distinction de rang, ni de classe, mais elle entrait dans les cœurs selon leur simplicité et leur élévation.
*La physiologie est la dernière chose utile.* L'adolescent formé au véritable amour chrétien n'est pas un imbécile irréaliste et nigaud, il sait bien à temps qu'il y a ressemblance entre son corps et celui des animaux, mais il sait avant, et profondément, que l'union physique n'est admissible à la conscience, à l'honneur, devant Dieu, que dans l'amour d'admiration, d'estime, de communauté de foi, avec un seul, une seule, indissolublement, pour la sainteté mutuelle, l'éducation et le salut des enfants. Justement, la physiologie, *à sa place, la dernière, et le plus tard possible* (selon ses interrogations loyales à son loyal éducateur) fortifie en lui l'estime du mariage et l'estime de la virginité.
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Le bon sens chrétien sur ce sujet habite ou déserte les cœurs, non les conditions sociales.
Témoin ce paysan qui me montre son gamin de six ans : « Figurez-vous que la maîtresse veut lui expliquer, à la rentrée, comment son frère vient au monde. De quoi se mêle-t-elle ? Il y vient parce que le bon Dieu l'a créé. Le reste, René s'en fiche. Et quand on lui aura *formé le caractère,* il verra bien, à la ferme, ce qui ne le regarde pas maintenant. »
Et l'épicière de ce village de montagne : « La demoiselle de l'école fait des approches pour que la petite, cinq ans, vienne à l'école voir des images très jolies sur les petits bébés, pour *répondre aux questions qu'elle se pose sûrement.* » -- « Eh, ! Mademoiselle, ELLE S'EN POSE POINT, ELLE S'EN POSERA SI VOUS LES POSEZ, ça ne l'empêche pas de jouer à la maman comme nous avons toutes fait à son âge, sans rien nous demander du tout.
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C'est pas la peine de leur mettre la puce à l'oreille et que ça papote avec les petites amies. » -- « Mais vous attendez un bébé, Madame, elle a dû remarquer votre ventre ? » -- « Pensez donc ! Je lui ai dit : nous allons demander une petite sœur au bon Dieu. Eh bien, ce matin, une voisine, avec un regard appuyé sur ma corpulence, lui dit : ta maman attend un bébé ! Et ma fille, très fière, se rappelant notre prière : « Dites plutôt que c'est moi qui attends une petite sœur ! »
*C'est pas la peine de leur mettre la puce à l'oreille !* dit le bon sens, d'ouvrir la porte aux curiosités, d'éveiller cette concupiscence que rien n'attirerait encore si vous ne vous en mêliez pas. La poésie, la pureté, le bonheur des petits enfants n'a absolument pas besoin de physiologie. *Avez-vous entendu de petits enfants curieux de appareil digestif, pourtant en pleine activité dans leur organisme et dont l'éducation et abord le dressage est si important ?*
Ils s'en fichent, heureusement ! L'autre mécanisme qui vous tient tant au cœur, ce sexe que vous voulez absolument leur expliquer est organiquement en stade de sommeil et psychologiquement sans aucun intérêt que celui que vous imaginez.
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Je parle aux parents chrétiens. Ils ont la grâce du baptême, la doctrine et la grâce du mariage, donc la *charge et la mission.* Mais, me dit-on, ils ne la remplissent pas, ils sont ignorants et incapables. Alors, ils sont coupables et doivent se repentir, s'éclairer, se convertir. Quand on ne sait pas remplir la tâche obligatoire de son état, on n'a pas le droit de la passer à ceux qu'elle ne regarde pas, à savoir des maîtres non chrétiens ou mauvais chrétiens ou athées ; on a le devoir de se convertir et de s'instruire. Il faut bien que nous comprenions que dans la subversion actuelle, quand il s'agit de nos devoirs d'éducateurs, le péché mortel est aisé, à la portée de la main. *Le strict devoir des parents chrétiens est la révolte absolue contre l'enseignement sexuel.* Quoi qu'il en coûte. Sinon, c'est le grand péché.
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Ignorance du dogme et de la morale catholique, initiation obligatoire, depuis l'âge de trois ans, à cette science nouvelle née : la sexualité ! Voyons, mesurez-vous la folie ? D'abord, que peut bien être cette « *éducation *» sexuelle ?
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Pour les âges au-dessus de 6 ans, et même en 6^e^, à moins de diabolique obsession, un père, une mère ne *peut décemment,* même en délayant la question, *employer plus d'une heure de conversation sur ce sujet-là ;* et au-dessus, avec les grands auxquels on impose : « l'amour qu'est-ce ? » je me demande comment, en restant strictement et même pas strictement dans le décent, toujours à base de « saine » physiologie, *comment ils pourront diluer le tout sur plus de deux, mettons deux heures et demie.* On reste rêveur. Une éducation ? Un ENSEIGNEMENT ?
Comme la géographie ?
Qu'est-ce qu'ils diront ?
Qu'est-ce qu'on devra réciter ?
Y aura-t-il des colles ? Matière à examen ?
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J'appuie sur cette terrible vérité :
C'est le CARACTÈRE MAGISTRAL DE L'INITIATION COLLECTIVE QUI EN FAIT LE MORTEL DANGER.
C'est le « c'est permis, c'est même très bien, c'est obligatoire » d'une AUTORITÉ, sans doute discutée et ridiculisée dans sa faiblesse à ordonner le bien et à défendre le mal, mais puissante, bien entendu, dès qu'elle légitime les instincts, les curiosités, les convoitises. Travail aisé de tout conditionnement démagogique. Et il faut avoir déséquilibré le sens commun pour faire admettre un enseignement *public* collectif de ce qui, depuis toujours, est réservé à la sagesse prudentielle des familles. Nous assistons au plus monstrueux attentat à la pudeur. Nous assistons à la plus sacrilège application de ce principe de justification universelle du mal, qui veut être estimé comme l'honnête et le permis.
Pie XII le signalait à propos de l'indécence des modes, peu dangereuse quand elles sont la marque des personnes de mauvaise conduite, ravageuses dès que les adoptent les femmes dites comme il faut. C'est l'avortement qui veut passer du criminel au légal, avec les précautions oratoires et humanitaires qui ont épouvanté encore dix mille médecins. Mais pour l'attentat à la pudeur des enfants, nous ne voyons pas se lever dix mille pères, dix mille mères. Or c'est le seul rempart de salut.
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Partout le mal triomphe, le crime s'étale, l'impunité s'amuse. Et *sur tous les plans, le procédé est le même :* l'autorité ne défend, ni ne châtie, elle *permet pour contrôler.*
C'est la marche Pilate, c'est la marche que suivent nos évêques. C'est le « processus de la communion dans la main » : comme il y a désobéissances, expériences et massacres sauvages, Paul VI, « dans sa bonté », *permet,* pour arrêter les expériences et les contrôler. Alors les massacres se généralisent, les hosties consacrées sont dans les balayures et les poches... et bientôt, cependant freinée par les mille médecins, une loi « modérée » sur l' « interruption de grossesse » entendra régler les sauvages massacres clandestins, comme la pilule prétendait arrêter et contrôler les avortements. Il faut être aveugle pour ne pas voir et entendre la marche (contrôlée) et inéluctable du cataclysme. -- « *Parlez hardiment mal du mal. *» (Saint François de Sales.) On n'arrête pas le mal par le contrôle du mal permis. Le mal, ça s'interdit, ça se punit, ça s'écrase. L'enseignement sexuel en classe, c'est le crime légalisé.
On ne peut mieux illustrer la marche de la Révolution que par ce nouveau, dérisoire exemple. L'infamie se commet insolemment, on pense lui mettre un frein en lui reconnaissant un droit ; elle était le mal, on lui promet justification et estime si elle prend sur elle de mettre de l'eau dans son vin. Depuis quand obéir au chantage en a tué la voracité ?
\*\*\*
Cet enseignement sera sans Dieu.
J'ai dit, j'affirme avec l'Église et la morale naturelle que l'éducation de la pureté ne peut se faire que par la piété, l'acquisition des vertus, la pratique de la mortification, la doctrine de l'amour chrétien, la théologie du mariage chrétien, la foi dans la chute originelle et la Rédemption par la Croix.
Nous sommes. déchristianisés, matérialisés, subvertis, communisés par deux siècles d'athéisme progressif. Le travail forcené pour *l'absence de Dieu* réalise ses derniers désastres.
Le point d'application atrocement douloureux de cette absenté voulue, poursuivie, atteinte, est l'attentat physique et l'attentat moral contre l'enfant : avortement, enseignement sexuel.
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Vouloir enseigner la vie des corps, la formation du corps vivant, la conception et l'amour aux enfants sans partir de Dieu pour mener à Dieu, c'est une absurdité, une idolâtrie, une trahison absolue de l'intelligence et du cœur.
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Depuis la laïcité obligatoire, la famille chrétienne *est habituée* à l'absence de Dieu dans l'école, et l'école, dite chrétienne, s'est habituée d'abord à l'admiration et au culte de l'école sans Dieu, pour en arriver à être tranquillement sans Dieu elle-même, dans ses livres, ses leçons, et maintenant dans l'absence de prière et le recours à la dame honnête et agnostique pour venir expliquer, sans référence à Dieu, la sexualité aux enfants.
On en est là, à pratiquer paisiblement la mort de Dieu. Et ce n'est pas la messe du missel 69-73, *simple* souvenir, repas communautaire, qui peut réveiller le Dieu éternel, souverain Maître, dans les cœurs endurcis.
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Les parents vraiment chrétiens qui vivent leur foi ; les parents revenus du modernisme par le malheur du temps, poussés par le remords, la catastrophe morale de leurs adolescents, la douleur chrétienne en un mot ; ou les jeunes parents d'une élite ignorée ou haie du monde ; des jeunes gens, des prêtres rares, *intègres,* saints ; des adolescents durement formés et des enfants qui suivent joyeusement le petit Herman, la petite Anne de Guigné, et tous, la Vierge Marie, « redoutable comme une armée rangée en bataille », savent que je dis vrai. Ils sont dans un bastion, un rempart, non pas fragile et épuisé, mais inexpugnable parce que bâti sur Dieu seul, parce que défendu constamment, l'arme de la foi à la main.
Comme au retour de la captivité de Babylone, ils reconstruisent le temple sacré Dieu vivant, ajustant les pierres d'une formation chaste de la famille et du sacerdoce, mais l'épée à portée de la main pour se défendre inlassablement du siècle présent.
A cette doctrine, à cette ascèse traditionnelle, le déferlement de la pornographie contre l'enfance, l'assaut de l'avortement, la défaillance de la majorité des clercs ont été occasions de réveil, de vigueur renouvelée, de force humble, fière, confiante.
Le chrétien ainsi armé est chargé par son caractère de chrétien de parler chasteté, réserve, pudeur, mortification, Croix, pureté, à tous les autres. Si j'ai devant moi une mère israélite, musulmane, boudhiste, athée, je lui parle la même doctrine et le même Décalogue.
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Je la prends où elle en est. S'il me faut conseiller pour l'éducation de la pureté une mère athée, je commence par les preuves de l'existence de Dieu ; si elle est israélite, je lui prêche d'abord Jésus-Christ ; si elle est musulmane, je veux la convaincre que le Coran est sorti frelaté de notre sainte religion ; si elle est bouddhiste, je l'amène d'abord devant le Dieu spirituel, le Père infiniment bon qui règne dans la justice et la miséricorde.
Je ne connais pas d'autre chemin que la Vérité, et la Vérité commence par combattre l'erreur, avec amour, tendresse, mais sans faiblesse.
J'ai près de moi une jeune Pied-noir qui me raconte comment dans sa famille, on instruisait la servante arabe, l'ouvrier agricole, la femme de ménage, tout droit, directement, sans hésitation, en les prenant où ils en étaient, conscients de la Toute Puissance, avec leur Inch'Allah qui est une adoration altérée, de là à Jésus-Christ, à la Sainte Vierge, à la vertu sincère.
Pendant ces années d'union, de prédication affectueuse, au sein des familles françaises, les bonnes religieuses d'Algérie juraient bêtement au gouvernement athée de la Métropole (serment qui faisait rire Clemenceau) de *ne pas parler religion* aux petites musulmanes qui fréquentaient leurs écoles. Leur naïveté y voyait une affaire d'honneur, aveuglées qu'elles étaient par une inconsciente notion de liberté révolutionnaire, ignorantes de la terrible prédiction du Père de Foucauld : « Ou, ils seront chrétiens, ou ils seront nos ennemis. » Nous les avons laissés dans les ténèbres, à l'ombre de la mort.
\*\*\*
*La cassure du plaisir.* *--* Les parents « *qui sont du monde *», parents de quarante ans et au-dessus, et même bien des pères et mères de trente ans, ne voient pas d'où vient la cassure possible ou déjà accomplie avec la jeunesse. Ils ne se rendent pas compte que, depuis longtemps, ils ont perdu l'absolu de la foi et de la vertu. C'est que la déchristianisation, la désacralisation progressive ne leur a pas tout enlevé, leur âme n'est pas vide de principes et de « bonnes idées », ils ont reçu à peu près et appris (assez mal ou assez bien) une façon de catéchisme, même les agnostiques ;
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car le laïcisme en ses débuts affichait et pratiquait la vertu laïque. Les premiers maîtres laïques étaient gens « qui avaient perdu la foi », ce qui n'est pas rien. Édouard Herriot rappelait aux bonnes sœurs de Lyon qu'il avait, en son petit âge, servi tous les matins la messe de 6 heures (la bonne messe). Les ancêtres, contemporains de Combes et de Waldeck Rousseau, ces éteigneurs d'étoiles, avaient une foi et une gageure : ils vouaient prouver aux familles de l'école libre que l'instituteur laïc était capable, sans Dieu, de former des citoyens sans Dieu, aussi vertueux (et ils ajoutaient : moins hypocrites) que les citoyens de la messe et du chapelet. Et, apparemment, ils réussissaient, tant la sève de civilisation chrétienne était vivace et avait informé les mœurs. C'est pourquoi les familles chrétiennes édifiées se laïcisaient si volontiers. Il y avait une probité laïque qui rassurait et épatait les parents chrétiens. Les jeunes, aujourd'hui parents, étaient « chapitrés » de travail, de soumission, exhortés à des vertus sans racine, à visage très respectable.
D'où une illusion, mettons jusqu'en mai 68, et prolongée parfois au-delà, dans « les idées » de ces parents conditionnés qui ont laissé les enfants fréquenter l'école où, tout d'un coup, la Révolution, rejetant le masque :
« Levant sa face échevelée
« Apparut à l'enfant qui s'émeut
« Et se tordant les bras... lui cria : Liberté ! »
Aux maîtres et aux parents,
« Cria : Sauve qui peut !
« Sauve qui peut ! Affront, horreur... »
Alors c'est la cassure violente, imprévue et, pour eux, inexplicable. On invente une évolution, un transformisme fatal. Il s'agit d'une vieille trahison de Dieu qui a produit ses fruits. L'artificiel, le conformisme, le mal raciné et même le sans racine d'un christianisme anémié, rongé de modernisme, et d'un laïcisme moral « fragile et épuisé » deviennent visibles aux jeunes yeux, aux jeunes cœurs livrés à leurs jeunes instincts.
A ceux-là, le grand nombre, hélas, on ne fera pas renoncer, avec de la mesure, des précautions, des arrangements, des contrôles, des atermoiements, à ce qu'ils croient, eux, l'absolu : le plaisir, la sensualité, là volupté..
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La barrière a craqué, la pièce est jouée, de pauvres acteurs édifiants s'attardent, veulent encore intéresser leur jeune public, mais les spectateurs ont vu les ficelles, les coulisses, le trac des professeurs, ils cassent la baraque, tout est permis, le plaisir est roi ; plus souffrir, plus endurer, plus attendre, jouir, quitte à rouler dans le déferlement du désespoir, « aller au trou où tout finit », où tout respect, toute mesure n'a plus de sens.
Qui leur dira POURQUOI la vertu, la décence, la vie doivent être ABSOLUMENT respectées ?
\*\*\*
La Transcendance divine est vengée par le vide de l'Absence.
C'est fini, on ne reconquerra la jeunesse que par l'Absolu.. Vous pouvez édulcorer, poétiser, masquer la volupté tant que vous voudrez, vous ne barrerez la route que par Dieu et la Croix. C'est que la souffrance et la mort sont là plus que jamais. Et faire l'apprentissage de la vie hors de l'apprentissage de la douleur acceptée avec amour, c'est la faillite.
Devant la passion, le plaisir ou la mort, tout est vaincu, sauf Dieu.
Le professeur Lejeune lui-même, catholique il me semble, n'a pas osé monter jusqu'à la loi de Dieu dans sa belle défense de la vie. Il est allé jusqu'au beau principe : le médecin a juré de sauver, non de tuer.
Est-ce suffisant, quand il faudra dire à une mère de donner la vie à l'enfant par le sacrifice de la sienne, et même d'accepter de mourir, elle et peut-être l'enfant, sans attenter aux quelques heures d'existence humaine de cette créature de Dieu ?
Arrivé à ce point, tout ce qui n'est pas l'absolue doctrine de la Croix se couvre la face et se dérobe. Mais l'héroïsme sur tous les champs de bataille est le sel de la terre et la séduction toute puissante des âmes. Ce n'est que par l'héroïsme chrétien, la Transcendance du Dieu parfait, incarné pour être crucifié, et adoré par la Mère des douleurs, qu'on attirera la jeunesse.
Car il se lève partout une rare, mais vigoureuse élite qui ne plaisante pas avec l'absolu. Ces jeunes ont vu aussi la face échevelée de la Révolution et les assises minées d'une société qui se disait chrétienne et chérissait le monde, et d'une façade laïque de carton pourri. Ils sont allés tout droit à l'Église de toujours, sans ride et sans tache, à la Vérité de la Vie et de la Mort et de l'Éternité, sans arrangement. Ils disent à la génération qui les a engendrés : « *Nous n'attendons pas le bonheur sur la terre. *»
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Voilà l'immense différence, la force de conquête. Ils veulent bien s'unir à leur pères, à leurs mères, à des maîtres, ce n'est pas une cassure de classes ou d'âges, c'est une menace de cassure *de foi.* Menace de cassure contraire, et cependant parallèle à celle du jeune amant de liberté et de plaisir qui rompt avec le relativisme des arrangeurs tremblotants et se jette dans la subversion.
Les chefs spirituels, les prêtres, les professeurs, les médecins qui acceptent d'enseigner l'absolu chrétien (le seul) conduiront les jeunes croyants, les jeunes amants de la Vérité, « qui ont choisi tout », et ils en feront des adversaires conquérants ou des martyrs, ce qui est la même chose.
Luce Quenette.
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### Toute éducation doit être virginale
par l'Abbé V.-A. BERTO
De même qu'on impose aujourd'hui l' « information sexuelle » dans les écoles, de même on y avait imposé, il y. a quelques années, la « mixité » : celle-ci pour amener celle-là. L'une et l'autre, c'est la même question, le même plan, la même satanique révolution. Voici la doctrine que l'abbé Berto enseignait à ce sujet en octobre 1968, à la veille de sa mort (cf. ITINÉRAIRES, numéro 132 d'avril 1969, pp. 171-174).
UNE FONCTION qui n'apparaît qu'à l'adolescence, qui s'éteint d'elle-même avec la vieillesse, qui sera sans emploi dans la vie éternelle, est-il concevable que des chrétiens, qui savent n'être ici-bas que des voyageurs en route vers la Cité future, lui attachent tant de prix ?
Tout l'Évangile est virginal. Jésus, et Marie sa mère, ont vécu dans la virginité ; il l'a conseillée aux siens, sans déprécier d'ailleurs le mariage, comme le plus haut état de vie. Il a donné en quelques phrases la loi austère de toute chasteté, virginale ou conjugale. La discrétion, la délicatesse, la réserve de l'Évangile en cette matière sont infinies. Pur comme une flamme, saint Paul est bien plus cru dans son langage. Il avait à faire à des gens à qui il fallait parler clair et mettre les points sur les *i*. Le Verbe incarné n'a point cru qu'il dût condescendre à parler longuement de la chair et a laissé à ses Apôtres le soin de se colleter avec les péchés dont elle est la cause. Mais il a dit une parole qui éclaire tout :
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« Au ciel on ne se mariera pas, les élus seront comme des anges de Dieu, *erunt sicut angeli Dei*. »
Ainsi, trente, quarante ou cent ans d'activité sexuelle, et encore facultative, et encore avec de longues suspensions, et encore biologiquement et moralement soumise à des lois restrictives -- puis une éternité, une éternité ! de vie angélique, où la personne débarrassée de son engagement dans une espèce animale, s'épanouit sans fin en des activités spirituelles de connaissance et d'amour, même après la résurrection de la chair, «* seminatur corpus animale, surget corpus spirituale *». Notre vie terrestre, durât-elle des siècles, n'est que la courte préface à un livre qui n'aura pas de dernière page. C'est donc sur cette vie éternelle que doit se concentrer tout l'intérêt, toute la volonté du chrétien :
« Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme ? »
Croire cela, et braquer et hypnotiser le chrétien sur le sexe, quelle indécence, quelle sottise, quelle absurdité, quel non-sens ! *Et en éducation, quel crime !* Ces gens qui n'ont à la bouche que « la dignité de la personne humaine », et qui en même temps la ravalent au niveau de ce qui en elle est le moins digne de la personne, quels tartuffes !
L'enfant est une personne humaine ; tout l'Évangile nous dit qu'il faut l'élever dans la vue constante de ce qu'il est en tant que personne, selon les finalités propres de la personne en tant que personne, et non en tant qu'il n'est encore qu'imparfaitement une personne, seulement une personne humaine assujettie, si elle s'y ploie librement, à des fonctions qui ne tiennent en rien à l'essence de la personne, qui lui sont même foncièrement étrangères, et qui ne lui sont liées accidentellement et pour un peu de temps qu'à raison de ce qu'elle est engagée dans une espèce. Grandeur et misère de l'homme ! Mais il faut bien voir où se situent cette grandeur et cette misère : la grandeur c'est d'être une vraie personne, la misère, de n'être qu'une personne humaine. La résurrection de la chair corrigera ce paradoxe. Jusque là, il s'en faut accommoder et dire que le *bien* de la personne humaine *en tant qu'humaine*, c'est le mariage, et que le *mieux* de la personne humaine *en tant que personne*, c'est la virginité. Comme l'éducateur doit viser haut, toute éducation doit être virginale.
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D'abord quant aux éducateurs. L'Église tant qu'elle en a été maîtresse, a préférablement, sinon de façon exclusive, confié l'éducation des enfants à des Instituts religieux. En dépit des déclarations contraires, telle est encore sa préférence. Ces déclarations du reste, ne sont pas sincères, elles ne sont que le camouflage d'une défaite en victoire. Il n'y a plus de vocations et on fait ce qu'il faut pour qu'il y en ait de moins en moins, alors on affecte de dire que les enfants sont mieux élevés par des éducateurs mariés. Mensonge parmi tant d'autres.
Ensuite quant à l'enfant lui-même : il faut l'attirer à la piété, à la connaissance et au goût des choses divines qui seront sa joie éternelle. Qu'il « habite par avance dans les cieux », que ses pensées soient, comme dit saint Paul, « de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est honorable, de tout ce qui est juste, de tout ce qui est pur, de tout ce qui est aimable, de tout ce qui est de bon renom » (Phil. 4-8). En temps opportun, lorsque depuis longtemps déjà il est à Dieu dans son cœur, il prendra conscience sans trouble, sans secousse, sans obsession, de sa masculinité ou de sa féminité ; cette partie de son éducation et de lui-même -- viendra s'insérer avec le concours de ses parents et de ses éducateurs, dans un système *déjà formé* de valeurs chrétiennes, où le sexe ne risque pas d'avoir plus que sa place, l'une des dernières en vérité, si l'adolescent a déjà pris conscience de sa vraie dignité de personne, qui vient toute de sa capacité de Dieu. Ainsi rien ne s'opposera en lui, ni à une éventuelle vocation virginale, ni au mariage chrétiennement compris, lequel, s'il comporte nécessairement un aspect charnel, le transcende continuellement.
La mixtité (et non mixité, ces cuistres ne savent pas le français) est en train de ravager tout cela. *Ses promoteurs, si haut placés qu'ils soient, sont en état de damnation*. Ils jettent par milliers de malheureux enfants dans une occasion prochaine de péché ; on n'empêchera pas des garçons de quinze ans juxtaposés à longueur de classe à des filles du même âge, de chercher à savoir ce que cachent -- bien mal au surplus -- ces jupes et ces corsages, ni ces filles, émoustillées par les curiosités masculines, de ressentir le désir spécifiquement féminin d'être vues, touchées, caressées. Tout le climat de l'école en est vicié, précocement sexualisé et érotisé. Et quand ces garçons et ces filles seraient tous sans exception des héros et des héroïnes, qui résisteraient à toutes ces occasions et tentations (mais qui le croira ?), a-t-on le droit de les y précipiter, de les y maintenir ? « Et moi je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis la fornication avec elle dans son cœur. » Et réciproquement ! Seigneur Jésus, qui avez dit aussi que nous devons devenir comme de petits enfants inconscients de leur sexe si nous voulons devenir comme des anges dans votre royaume, que ferez-vous dans votre justice de ces atroces corrupteurs, dont vous avez dit encore :
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« Celui qui scandalise un de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu'il fût jeté au profond de la mer avec une meule au cou ? » Nous pleurons sur l'innocence qu'on pourrit, sur les vocations qu'on ruine, nous combattons selon nos forces, mais aussi nous prenons date, et nous en appelons solennellement à votre tribunal au Jour de votre colère : «* Ad tuum, Domine Iesu, tribunal appello. *»
V.-A. Berto.
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ANNEXE I
### La loi et le manuel
L'obligation sexuelle à l'école a été rendue légale sans difficulté. Elle est passée comme lettre à la poste. On s'occupait *seulement* de l'avortement. On avait certes raison de s'en occuper. Mais on n'avait point aperçu que l'on était tourné. Au moment même de la nécessaire et brillante contre-offensive des médecins et des juristes contre l'avortement, en juin et juillet 1973, était votée sans protestation la loi criminelle sur *l'information sexuelle obligatoire à l'école.*
Qu'on nous permette de rappeler ce que nous en avions dit au mois de mars.
Nous avions demandé que la campagne nationale contre l'avortement ne soit pas seulement contre l'avortement, mais contre les *trois encouragements publics à la luxure,* qui ont si étroitement partie liée, qu'accepter l'un des trois c'est nécessairement favoriser les deux autres.
Sur ce thème, nous avions entrepris une campagne de grande diffusion dans notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR : qui justement, a été en plein combat frappé d'interdiction administrative.
Voici ce qu'exposait notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 6, le 15 mars 1973 :
Le conseil permanent de l'Épiscopat français, en décembre 1972 a déclaré au sujet de l'avortement :
« L'Église a conscience qu'en un domaine où sa parole va à contre-courant de bien des opinions exprimées, elle n'a sans doute pas encore trouvé les mots permettant à son message d'être reçu des hommes en loyale recherche. »
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Comme si le langage qui dit le bien et le mal était encore à trouver !
On attendait de l'Église le langage de l'Évangile (Luc, XIII, 3) :
-- *Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous.*
Si l'Église de France, par trahison, ne tient plus ce langage, qui le tiendra ? Personne n'osera prendre le risque de paraître plus « réactionnaire » ou plus « rigide » que l'Église elle-même...
C'est pourquoi, l'Église ayant démissionné, aucune autre autorité intellectuelle, morale, sociale ou judiciaire ne conçoit plus de pouvoir se prononcer clairement contre la *libéralisation de l'avortement,* contre la *propagande pour la contraception,* contre *l'information sexuelle :* trois choses qui ont partie si étroitement liée qu'ACCEPTER L'UNE DES TROIS, C'EST FORCÉMENT FAVORISER LES DEUX AUTRES.
Et les partis politiques à leur tour, dans les programmes qu'ils viennent de présenter aux électeurs, se déclarent favorables à cette information, à cette propagande et à cette libéralisation.
\*\*\*
Pour appeler les choses par leur nom, la propagande pour l'avortement s'appuie sur la concupiscence, sur le péché, sur le *vice *: sur la *concupiscence* de la chair, sur le *péché* de luxure, sur le *vice* qui est l'habitude du péché, subissant la loi de toute habitude : le besoin augmente, le plaisir diminue.
La soi-disant éducation sexuelle, la contraception supposée savante et l'avortement libre *reposent tous trois sur un même axiome :* une « sexualité » qui est scientifique, ou qui est psychologique, ou qui est sociologique, ou qui est n'importe quoi d'autre, mais qui est *toujours séparée,* en quelque sorte autonome : *séparée* du mariage, de ses fins, de ses lois.
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Or toute activité sexuelle, toute pensée sexuelle, toute information sexuelle faisant abstraction du mariage est certainement un péché mortel. On Veut apprendre aux enfants, dès le plus jeune âge, un plaisir sexuel n'ayant d'autre loi que lui-même. C'est l'apprentissage du péché, l'éducation au péché, la loi du péché.
D'un bout à l'autre du monde moderne, plein de bruits et de clameurs, ce qui se fait entendre le plus fort, c'est la luxure qui brame à tous les étages. Il y a un demi-siècle, Bergson reprochait à la société contemporaine d'être devenue « aphrodisiaque », c'était déjà vrai et pourtant ce n'était rien encore. Aujourd'hui, le délire érotique s'est installé partout, et un ministre, en s'y vautrant, déclare y voir « une nouvelle forme de culture ».
\*\*\*
Il s'agit d'un épouvantable fléau. Il détourne les âmes de leur vocation éternelle. Simultanément, il ruine l'institution familiale, et il provoque ainsi l'effondrement de la société temporelle. Les jésuites de la revue *Études,* par leur numéro en faveur de l'avortement, ont parfaitement conscience de travailler à la Révolution, l'un d'entre eux s'en vante auprès de l'organe gauchiste *Politique-Hebdo.*
A. -- DANS L'ORDRE NATUREL. -- *Les civilisations disparues ont toutes fini en pourrissant dans la luxure.* Et cette pourriture, commencée dans de louches sourires douceâtres, a toujours tourné au féroce et au tragique. « *L'impureté tue plus de monde que le choléra *», disait le P. Emmanuel. C'est pourquoi le *devoir politique* s'impose aux gouvernements, aux institutions et aux lois de *réfréner la luxure au lieu de la faciliter.* Les pouvoirs temporels ne peuvent pas la guérir : ils peuvent et ils doivent la faire reculer et salutairement la contraindre au moins à se cacher.
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B. -- DANS L'ORDRE SURNATUREL. -- La réponse chrétienne à ce fléau épouvantable est dans l'éducation de la chasteté et la pratique des vertus, en y mobilisant tous les secours surnaturels que la religion catholique met à la disposition des pécheurs pour leur sanctification : « *L'humanité est déséquilibrée à l'endroit du sexe,* écrivait Chesterton, *et la santé véritable ne lui est permise que dans la sainteté. *»
\*\*\*
S'organiser pour survivre et pour se défendre. -- Les vérités très certaines que nous Venons de résumer devraient être très courantes, mais les pouvoirs responsables ont cessé de les enseigner, de les défendre, de les faire respecter. Répétées par tous les siècles, c'est seulement aujourd'hui qu'elles se taisent, par la trahison morale et politique des pouvoirs temporels et des pouvoirs spirituels. On ne va certes pas capituler sans combat ; il faut *contrecarrer l'installation légale des trois encouragements publics à la luxure :* l'information sexuelle, la propagande pour la contraception, la libéralisation de l'avortement. Mais le pronostic est sombre, la pourriture galope, elle submerge tout. Il faut donc en même temps regarder plus loin et dès maintenant prévoir de *s'organiser pour survivre et se défendre* dans une société devenue institutionnellement érotique, contraceptive et avorteuse.
(Fin de la citation du « Supplément-Voltigeur » numéro 6 du 15 mars 1973)
Il faut savoir exactement à quoi s'en tenir sur la loi, sur l'intention du législateur, et aussi sur le contenu des manuels qui sont mis en place pour opérer l' « information sexuelle » des enfants.
Nous empruntons ces précisions à Marcel Clément, qui les a très bien résumées dans un article de *L'Homme nouveau* du 19 août 1973.
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#### I. -- La loi
L' « Information sexuelle » commence -- pour le moment -- en classe de sixième seulement, mais ce n'est qu'un début :
Annoncée en Janvier, une loi publiée au « Journal officiel » du 12 juillet vient de rendre obligatoire « l'information » sexuelle à l'école. Et cela, d'après le ministre de l'Éducation nationale, parce que « *du fait de l'évolution des mœurs, de l'exploitation souvent éhontée de l'érotisme par les mass-media, de la généralisation de la mixité *», les jeunes « *sont confrontés aux questions de la sexualité *» (sic) beaucoup plus tôt que naguère.
Il y aura donc une « information » obligatoire, qui sera intégrée aux programmes de sixième et de cinquième dès la rentrée du mois prochain ! A ce niveau « *il sera parlé aux élèves de la transmission de la vie lorsque leur curiosité paraîtra éveillée sur ce point *». En sixième, on développera un « *thème cohérent et progressif de la reproduction des vertébrés... y compris l'homme *». En cinquième, on procédera à la « *synthèse de la procréation dans le monde vivant, y compris humain *». En quatrième... on modifiera le programme actuellement consacré à la géologie ! Quant au second cycle, il offre, dit-on, des « *possibilités d'enseignements *» qu'il suffit d'exploiter : « *En classe de 1^e^ A et B, l'analyse des problèmes de la fécondation pourra se prolonger par celle des cycles ovarien, hormonal chez la femme. En terminale D, il est donné, sous le titre* « *Les cycles sexuels des mammifères *» *un enseignement de physiologie sexuelle. *» L'ensemble devra former un tout progressif et cohérent.
Par ailleurs, facultativement, cette fois, seront donnés, en dehors des heures de cours et avec l'autorisation des parents (écrite pour les élèves du 1^er^ cycle ; présumée, sauf réclamation, pour les élèves du second), des « entretiens complémentaires sur l'éducation de la responsabilité sexuelle ». Ces entretiens seront conduits par des « spécialistes » formés sous le contrôle d'un « *conseil supérieur de l'information sexuelle, de la régulation des naissances et de l'éducation familiale *» institué lui aussi le 12 juillet. (On imagine, par parenthèse, les conflits qui se produiront entre enfants et parents lorsque ces derniers estimeront devoir refuser l'autorisation. Rarement mécanisme de désintégration familiale à l'âge de la puberté aura été monté avec plus de méticuleux cynisme sur le point où les passions sont les plus violentes).
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Telle est la loi, votée sans grande opposition, et publiée dans les premières chaleurs de juillet. Elle devait « compléter » la loi sur la libéralisation de l'avortement, qui serait sortie en même temps, n'eût été le « non » historique des médecins, des puristes, des professeurs de France.
(Fin de la première citation de l'article de Marcel Clément dans « L'Homme nouveau » du 19 août 1973)
On le voit : pendant que la contre-offensive des médecins et des juristes, comme nous l'avons dit plus haut, remportait un net succès (la loi sur l'avortement devait être votée en première lecture, à l'Assemblée nationale, avant les vacances parlementaires de juillet 1973 : elle ne l'a pas été), -- pendant ce temps la RÉVOLUTION SEXUELLE, qui est l'aile marchante désormais de la « révolution culturelle » (il faut même dire que *la révolution sexuelle a toujours été, fût-ce implicitement, la finalité immédiate de la révolution culturelle*)*,* donc, la révolution sexuelle, pendant que tout le monde était mobilisé contre l'avortement, avançait à marches forcées sur le terrain non défendu de l' « information sexuelle » et y remportait sans coup férir une victoire complète.
La contre-offensive va s'organiser, un peu tard, mais inévitablement. Nous l'avertissons maintenant de ne pas abandonner à l'ennemi le troisième terrain, celui de la *propagande pour la contraception,* actuellement laissé sans défense. La propagande pour la contraception est la meilleure propagande pour l'information sexuelle et pour l'avortement. La révolution sexuelle est un bloc.
Marcel Clément rappelle très bien ce qui est en question dans cette révolution sexuelle :
Il s'agit de réaliser le plan du *Mouvement français pour le planning familial* tel qu'il a été exposé au colloque de juin 1967 et que « *le Monde *» du 18-6-67 évoquait ainsi « *de simples techniques, mêmes efficaces, ne suffiront pas à effacer les tabous et les interdits d'une société qui demeure répressive* » (*...*)*.* Il est préconisé « *une vaste éducation de masse pour permettre à la vieille société agraire* (*...*) *de laisser la place à la nouvelle société urbaine et à de nouveaux types humains. Pour le professeur Lefebvre, il s'agit là d'une* VÉRITABLE RÉVOLUTION SEXUELLE AU SEIN D'UNE VASTE RÉVOLUTION CULTURELLE*. Le sociologue dénonce encore les dangers du manque d'information sexuelle des jeunes... *»
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Ce n'est point un avis isolé, ni l'opinion d'un seul colloque. Dans « *L'Éducation nationale* -- *nouvelle série* » revue quasi officielle qui atteint les enseignants de tous niveaux, ont été publiés nombre d'articles qui témoignent du contexte psychologique dans lequel la loi du 12 juillet 1973 va être appliquée. Dans une étude de Brigitte Bon publiée par cette revue, on voit préconiser « *une remise en question des systèmes de valeur sur lesquels repose nôtre société. Les nouvelles générations rejettent, avec une violence particulière les normes, modèles sexuels traditionnels, en dénonçant leur caractère répressif. Cependant, les chances de cette libération sexuelle à laquelle elles aspirent avec passion et à juste titre risquent d'être compromises... *»
Voix isolée ? Point. C'est dans la même revue quasi officielle que le docteur Jacqueline Kahn Nathan affirme « *Il ne peut y avoir d'éducation sexuelle sans* INFORMER *les jeunes des possibilités que leur offrent la médecine et la science pour prévenir la grossesse. Il n'y a pas de possibilité d'épanouissement de la vie sexuelle sans pouvoir enfin dissocier la reproduction de la vie sexuelle... *» (Éducation nationale, n° 24, du 5 juin 1969.)
Voix sans écho ? Sans influence ? Allons donc ! C'est là le climat d'une grande partie de « l'Éducation nationale ». C'est d'ailleurs le même docteur Kahn Nathan qui est l'un des quatre auteurs de l'abjecte « *Encyclopédie de la vie sexuelle *» en cinq tomes que vient de publier la maison Hachette.
(Fin de la deuxième citation de l'article de Marcel Clément dans « L'Homme nouveau » du 19 août 1973.)
Nous allons voir maintenant quel est l'esprit et le contenu de ce manuel encyclopédique que la maison Hachette a publié pour la rentrée scolaire qui vient d'avoir lieu. C'est. de très loin le manuel le plus répandu.
#### II. -- Pour vos enfants : le manuel des Kahn Nathan, Cohen et Tordjman
Marcel Clément a bien résumé ce manuel. Reprenons la lecture de son article :
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Le même docteur Kahn Nathan est l'un des quatre auteurs de l'abjecte *Encyclopédie de la vie sexuelle* en cinq tomes que vient de publier la maison Hachette. Les trois autres signataires sont, outre le docteur Kahn Nathan, le docteur Jean Cohen, le docteur Tordjman et le docteur Verdoux. Chaque tome est un manuel scolaire en vue d'un enseignement progressif. Le premier pour les 7-9 ans, le deuxième pour les 10-13-ans (donc 6^e^ et 5^e^), le troisième pour les 14-16 ans (4^e^ à 1^e^), le quatrième pour les 17-18 ans (terminale), le cinquième pour les adultes. On me dit que la maison Hachette réalise la moitié du chiffre d'affaire des livres scolaires en France. Le manuel sera dans les mains de nombreux maîtres et d'innombrables élèves.
Dès le volume destiné aux 7-9 ans, tout le monde est nu le garçon et la fille enlacés sur la page de couverture, l'homme et la femme adultes au long des pages, debout, couchés, accouplés. La famille est un camp nudiste. Les « mécanismes » concrets de l'union (symboliquement rapprochés de ceux d'une montre), sont dessinés en coupe profonde et en deux couleurs, à l'usage des petites filles de 7 ans. Tel est « l'information sexuelle-laïque et obligatoire ».
Dans le second tome (10-13 ans) on est nu autour de la table de famille, la mère et la fille sont nues ensemble sous la douche, nues enlacées, nues à genoux (). Les sœurs sont nues côtes à côte. Le mâle et la femelle adultes sont allongés et accouplés (photo sur double page). Plus loin, sur double page toujours, on est nu en famille : le père, la mère, le fils et la fille autour d'une piscine de jardin, ou bien de face, en rang d'oignons. A ce point de provocation maladive, ce n'est plus la Suède. C'est l'Enfer.
Le troisième tome (14-16 ans : tout de suite APRÈS la puberté) est un manuel de l'obtention du plaisir charnel sans risque de grossesse. Toutes les méthodes et tous les instruments destinés à dissocier radicalement la jouissance de la fécondité y sont exposés. Pour « l'information » seulement cela va sans dire ! On laisse après cela aux parents le soin de faire librement « l'éducation ».
Laissons les deux derniers tomes ! Ils achèvent d'analyser et de techniciser l'amour avec le même cynisme glacial.
(Fin de la troisième citation de l'article de Marcel Clément dans « L'Homme nouveau » du 19 août 1973)
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Marcel Clément s'exprime avec beaucoup de discrétion et de pudeur, et sans entrer dans les détails immondes de cette encyclopédie qu'il a justement qualifiée d' « *abjecte *»*.*
Ceux qui auraient besoin de renseignements plus détaillés sur cette abjecte encyclopédie peuvent demander à l'*Autodéfense familiale de l'Ouest* l'étude dactylographiée de seize pages -- avec de nombreuses citations textuelles -- qu'elle a publiée au mois d'août ([^3]).
La loi, le ministre Fontanet et la maison Hachette, avec leur « information sexuelle » obligatoire, sont en train de mettre exactement en application le chapitre « La sexualité et les rapports sexuels » du *Petit livre rouge des écoliers et lycéens.*
Nous en donnions l'avis dans notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR du 15 mars : « Il faut dès maintenant prévoir de *s'organiser pour survivre et se défendre* dans une société devenue institutionnellement érotique, contraceptive et avorteuse. » C'est un combat contre les institutions ; c'est un combat contre la loi. Il est inévitable. Marcel Clément de son côté y appelle tous et chacun :
Tels sont les faits. Telle la « loi » ! Telle la « matière » enseignée. Il va falloir, sur ce terrain, nous battre. Famille par famille, pour protéger nos enfants. École par école, pour alerter et informer les familles amies, et les autres. Il va falloir empêcher de nuire et mettre en échec la loi qui impose l'information sexuelle sur les primates humains aux enfants de sixième et de cinquième. Il va falloir empêcher les classes de quatrième et de troisième de devenir des classes de travaux pratiques de sexologie expérimentale.
(...)
Il faut à tout prix éviter que nos filles et nos garçons ne découvrent l'amour conjugal dans les relents d'un parc de mammifères verticaux, singes nus équipés de condoms et de stérilets.
(Fin de la quatrième citation de l'article de Marcel Clément dans « L'Homme nouveau » du 19 août 1973)
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ANNEXE II
### La doctrine traditionnelle
« Les principes mêmes que dans son encyclique *Divini illius Magistri*, notre prédécesseur Pie XI a si sagement mis en lumière concernant l'éducation sexuelle et les questions connexes sont -- triste signe des temps ! -- écartés d'un revers de main ou d'un sourire : Pie XI, dit-on, écrivit cela il y a vingt ans, pour son époque. Depuis, on a fait du chemin ! »
Pie XII, 18 septembre 1951.
\*\*\*
« Très répandue est l'erreur de ceux qui, avec des prétentions dangereuses et une manière choquante de s'exprimer, se font les promoteurs de ce qu'ils appellent l' « éducation sexuelle ».
« Ils se figurent faussement pouvoir prémunir la jeunesse contre les périls des sens uniquement par des moyens naturels, tels que cette *initiation téméraire et cette instruction préventive* donnée à tous indistinctement, et même publiquement, ou, ce qui est pire encore, cette manière d'exposer les jeunes gens, pour un temps, aux occasions, afin dit-on de les familiariser avec elles et de les endurcir contre leurs dangers.
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« La grande erreur, ici, est de ne pas vouloir admettre la fragilité native de la nature humaine ; de faire abstraction de cette « autre loi, dont parle saint Paul, qui lutte contre la loi de l'esprit » (Rom., VII, 23) ; de méconnaître les leçons de l'expérience qui montrent manifestement que, spécialement chez les jeunes gens, les fautes contre les bonnes mœurs sont moins un effet de l'ignorance intellectuelle que surtout de la faiblesse de la volonté exposée aux occasions et privée des secours de la grâce. »
Pie XI,\
encyclique *Divini illius Magistri*,\
31 décembre 1929.
\*\*\*
« Nous voulons parler ici d'écrits, livres et articles, touchant l'initiation sexuelle, qui souvent obtiennent aujourd'hui d'énormes succès de librairie et inondent le monde entier, envahissant l'enfance, submergeant la génération montante, troublant les fiancés et les jeunes époux.
« On reste atterré en face de l'intolérable effronterie d'une telle littérature : alors que, devant le secret de l'intimité conjugale, le paganisme lui-même semblait s'arrêter avec respect, il faut en voir violer le mystère et en donner la vision -- sensuelle et vécue -- en pâture au grand public, à la jeunesse.
« Ce n'est pas tout. Cette propagande menace encore le peuple catholique d'un double fléau, pour ne pas employer une expression plus forte. En premier lieu, elle exagère outre mesure l'importance et la portée, dans la vie, de l'élément sexuel (...).
« En second lieu, cette littérature, pour l'appeler ainsi, ne semble tenir aucun compte de l'expérience générale d'hier, d'aujourd'hui et de toujours, parce que fondée sur la nature, qui atteste que, dans l'éducation morale, ni l'initiation, ni l'instruction ne présente de soi aucun avantage, qu'elle est au contraire gravement malsaine et préjudiciable, si elle n'est liée à une constante discipline, à une vigoureuse maîtrise de soi-même, à l'usage surtout des forces surnaturelles de la prière et des sacrements. »
Pie XII, 18 septembre 1951.
\*\*\*
« Le commandement divin de la pureté de l'âme et du corps est valable sans diminution pour la jeunesse d'aujourd'hui. Elle aussi a l'obligation morale et, avec l'aide de la grâce, la possibilité de se garder pure.
« Nous repoussons donc comme erronée l'affirmation de ceux qui considèrent comme inévitables les chutes durant les années de la puberté qui, de la sorte, ne mériteraient pas qu'on en fasse grand cas comme si elles n'étaient pas de graves fautes, parce que d'ordinaire, ajoutent-ils, la passion supprime la liberté nécessaire pour qu'un acte soit moralement imputable.
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« Au contraire, c'est une règle obligatoire et sage que l'éducateur, sans cependant négliger de représenter aux jeunes gens les nobles qualités de la pureté, de manière à les amener à l'aimer et à la désirer pour elle-même, inculque toutefois clairement le commandement comme tel, dans toute sa gravité et son importance de loi divine. Il stimulera ainsi les jeunes à éviter les occasions prochaines, ils les encouragera dans la lutte dont il ne cachera pas la rigueur, il les incitera à accueillir courageusement les sacrifices que la vertu exige, et il les exhortera à persévérer et à ne pas tomber dans le risque de déposer les armes dès le début et de succomber sans résistance aux mauvaises habitudes. »
Pie XII, 23 mars 1952.
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## CHRONIQUES
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### Ce qui s'est passé à Rome en avril 1973
par Claude de Cointet
Au début du mois d'avril 1973, l'abbé Georges de Nantes a déposé à Rome, par devant Paul VI, contre Paul VI, une plainte juridique, qui en termes canoniques se nomme « libelle d'accusation ». La revue ITINÉRAIRES n'a pas l'intention, pour le moment, de prendre position sur une telle procédure. Mais cette procédure existe. Elle aura inévitablement des suites. Pour l'information de nos lecteurs, nous publions en exclusivité mondiale ce qui n'a encore été imprimé nulle part : le récit détaillé de Claude de Cointet, c'est-à-dire le témoignage de celui-là même qui a personnellement remis le « libelle » à Paul VI, en mains propres. Bien entendu, il s'exprime ici librement, ses opinions et commentaires n'engagent que lui-même.
J.M.
#### Dimanche de la Passion, 8 avril 1973.
DÉPART DE LOURDES POUR ROME. -- Je prends un avion irlandais occupé par deux groupes de pèlerins, l'un venant de Dublin, resté dans l'avion, l'autre montant à Lourdes et continuant sur Rome.
Ces « pèlerins » du XX^e^ siècle ont l'aspect de touristes texans : chewing-gum, caméras, journaux aux titres à scandale, parfois pornographiques. Un prêtre âgé, digne dans son clergyman impeccable, tranche cependant sur les autres ecclésiastiques hauts en couleur qui rient et plaisantent avec chaque femme du groupe, sur des thèmes divers. Ils n'ont aucune émotion manifeste de quitter la ville du sanctuaire mais une certaine avidité de lire le « France-Soir » irlandais.
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Le voyage est sans histoire jusqu'à Rome. Je sors de cet aéroport : moderne tour de Babel, où sont brassées des foules cosmopolites et prends le car qui assure la liaison Fiumicino-Gare de Termini.
Plus le car pénètre dans la proche banlieue où le Tibre roule ses flots pollués, plus m'apparaît clairement le défi que Satan lance au Créateur. La technique, au lieu de rester subordonnée à l'intelligence de l'homme qui l'utilise comme un moyen lui permettant de concourir au salut de son âme, est devenue l'objet même de son intelligence, l'objet d'un culte auquel sont sacrifiées les personnes. Je songe à ceux qui doivent se plier aux horaires, aux normes de rentabilité, aux besoins d'écouler les productions. Je pense aux modes sans cesse renouvelées, elles-mêmes imposant des besoins nouveaux, aux ménages qui ont sans cesse besoin de plus d'argent, aux femmes poussées à travailler par toute une propagande, tandis que l'État-providence se saisit des enfants au berceau, les met à la crèche et les modèle à l'école dès l'âge de deux ans ! Nous avançons à pas de géants vers « Le Meilleur des Mondes ».
En pensant aux sentiments qui m'envahissaient ce 8 avril et qui étreignent bon nombre de nos amis, je dois dire aujourd'hui que cette conviction même ne doit pas nous paralyser mais nous fortifier dans la joie de vivre une époque difficile. Rappelons-nous le témoignage vivant que fut il y a cent ans le cardinal Pie. Il ne falsifiait pas l'Écriture et nous avertissait : « A mesure que le monde approchera de son terme, les méchants et les séducteurs auront de plus en plus l'avantage. » Prêchant en la cathédrale de Nantes le 8 novembre 1859, l'évêque de Poitiers glorifiait le geste courageux d'un évêque de Nantes plus de mille ans auparavant, saint Émilien, mort transpercé sous les coups des Maures au milieu de ses concitoyens qu'il avait galvanisés et portés par trois fois à la victoire, par le discours suivant :
« Ô vous tous, hommes forts dans la guerre, plus forts encore dans la foi, armez vos mains du bouclier de la foi, vos fronts du signe de la Croix, votre tête du casque du salut, et couvrez votre poitrine de la cuirasse du Seigneur. Puis une fois revêtus de cette armure religieuse, ô soldats du Christ, prenez vos meilleures armes de guerre, vos armes de fer les mieux forgées, les mieux trempées, pour renverser et broyer ces chiens furieux. Nous pouvons succomber dans la lutte ; mais c'est le cas de le dire, avec Judas Macchabée : Mieux vaut mourir que voir le désastre de notre patrie et de supporter la profanation des choses saintes et l'opprobre de la loi que nous a donnée la Majesté divine. »
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Avec des paroles qui s'appliquent hélas si bien à notre époque, l'évêque de Poitiers ajoutait :
« On ne trouvera quasi plus la foi sur la terre, c'est-à-dire, elle aura presque complètement disparu de toutes les institutions terrestres. Les croyants eux-mêmes oseront à peine faire une profession publique et sociale de leurs croyances. La scission, la séparation, le divorce des sociétés avec Dieu, qui est donné par saint Paul comme un signe précurseur de la fin, ira se consommant de jour en jour. L'Église, société sans doute toujours visible, sera de plus en plus ramenée à des proportions simplement individuelles et domestiques... »
Exhortant son auditoire au milieu duquel se trouvaient sept évêques, Mgr Pie continuait :
« ...Enfin il y aura pour l'Église de la terre comme une véritable défaite : Il sera donné à la bête de faire la guerre avec les Saints et de les vaincre (Apoc., XIII, 7). L'insolence du mal sera à son comble.
« Or dans cette extrémité des choses, dans cet état désespéré sur ce globe livré au triomphe du mal et qui sera bientôt envahi par la flamme (II Petr., III, 10, 11), que devront faire encore tous les vrais chrétiens, tous les bons, tous les saints, tous les hommes de foi et de courage S'acharnant à une impossibilité plus palpable que jamais, ils diront avec un redoublement d'énergie et par l'ardeur de leurs prières, et par l'activité de leurs œuvres et par l'intrépidité de leurs luttes : Ô Dieu notre Père qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié sur la terre comme au ciel, que votre règne arrive sur la terre comme au ciel, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel : Sicut in coelo et in terra. »
Vaincre entièrement le mal ici-bas, le détruire entièrement et planter sur ses ruines l'étendard désormais inviolable du nom, du règne et de la loi de Dieu, c'est un triomphe définitif qui ne sera donné à aucun de nous, mais que chacun de nous n'en doit pas moins ambitionner avec espérance, contre l'espérance même : Contra spem in spem (Rom., IV, 18). Telle est la vraie doctrine catholique, enseignée par Mgr Pie, lequel répond à « l'appel du Christ Roi » selon saint Ignace (Méditations de la deuxième semaine des Exercices) : « Ma volonté est de conquérir tout le monde et mes ennemis, et ainsi entrer en la gloire de mon Père. Par conséquent, qui veut venir avec moi doit peiner avec moi afin que, me suivant dans l'affliction, il me suive aussi dans la gloire. »
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Tant que nous sommes vivants, nous aurons donc à combattre et d'autres continueront ce combat. La situation est loin d'être désespérée : la hiérarchie de l'Église catholique est encore en place dans de nombreux pays. Que les membres de cette hiérarchie reprennent le magistère de l'Église de toujours et retrouvent ainsi l'assistance du Saint-Esprit et alors la situation peut se renverser, les catholiques reprendre courage en grand nombre sous la houlette des pasteurs et transformer la société.
L'action de l'abbé de Nantes témoigne d'une foi inébranlable dans la vocation surnaturelle de cette hiérarchie il s'agit de rien de moins que d'amener le Saint-Père à trancher en tant que pasteur de l'Église universelle, en matière de foi et de morale, de l'amener à définir la Vérité et à dénoncer l'erreur solennellement.
Devant des accusations aussi graves que celles formulées à son égard dans le libelle d'accusation que nous lui présentons : hérésie, schisme et scandale, dans des paroles ou des actes se prévalant du magistère ordinaire, le Saint-Père ne peut se dérober. Il doit soit nous donner raison et proclamer la Vérité à nouveau, soit nous condamner et définir comme des vérités de foi ce que nous croyons être les erreurs qui mènent la Révolution Mondiale avec l'appui formidable du Vatican et des épiscopats. Nous croyons fermement que cette deuxième possibilité n'est que théorique, car l'enseignement que nous opposons au sien a été donné par ses 262 prédécesseurs, sans exception. Son infaillibilité étant engagée, il ne peut donc physiquement dire l'erreur à peine d'être frappé immédiatement par Dieu.
L'action de l'abbé de Nantes se poursuit depuis dix ans, il a démonté le mécanisme des constitutions conciliaires et a refusé le concile Vatican II, seul prêtre à agir ainsi avec l'abbé de Linarès, tremblants chacun en se présentant devant leur évêque. Ils n'ont pas été excommuniés, ce qui a été le sort durant la période historique de tous ceux qui ont osé refuser un concile.
Nous voilà donc prêts pour l'ultime recours au magistère extraordinaire. Nous nous adressons au Saint-Père infaillible, représentant par excellence de l'Ecclesia docens, conservateur de la doctrine, pour lui demander de trancher entre nous, membres de l'Ecclesia credens, qui voulons conserver intégralement la foi de nos pères, et Jean-Baptiste Montini, notre frère dans la foi, actuellement pape par la grâce de Dieu et la volonté des hommes.
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Pensant à cette situation si grave de l'Église, révélée aux petits et cachée aux puissants qui nous rassurent, je médite sur le ridicule de notre action aux yeux des hommes : Quel poids aurons-nous demain à Rome ?
Mandatés par quatre mille membres de la Ligue de Contre Réforme Catholique nous serons cinquante laïcs à demander audience au Saint-Père, groupés autour de l'abbé Georges de Nantes, théologien, de l'abbé de Linarès, jeune prêtre qui partage son labeur depuis dix ans et des huit frères de l'ordre qu'il a fondé en suivant très strictement les directives du Père de Foucauld en l'ermitage de Saint-Parres-lès-Vaudes, établi au milieu du désert spirituel français. Faibles aux yeux du monde, indignes à nos propres yeux, mais forts par la prière de nos nombreux amis de par le monde, de tant de messes dites à nos intentions, de tant de souffrances offertes par des prêtres, des religieux et des laïcs persécutés par leurs frères !
Comme beaucoup de nos amis, j'ai puisé des forces dans les trésors de la liturgie traditionnelle de la sainte Église en ce dimanche de la Passion où nous convergeons vers Rome : les oraisons spéciales après la postcommunion témoignent d'une providentielle concordance :
*Contre les persécuteurs de l'Église :* « Nous vous supplions, notre Dieu, de ne pas laisser exposer aux périls de la part des hommes, ceux à qui vous accordez de participer aux mystères divins. »
*Pour le Pape :* « Que la réception de ce divin sacrement nous protège, Seigneur, qu'elle sauve aussi et fortifie à jamais avec le troupeau qui lui est confié, votre serviteur (Paul VI) que vous avez établi Pasteur de votre Église. »
QUE SAINTE CATHERINE DE SIENNE NOUS PROTÈGE ! Consultant mon plan de Rome, je lis qu'il y a sur la place même où se trouve notre hôtel, dans l'église Santa Maria della Minerva, la châsse de sainte Catherine de Sienne ! Je me recueille à la chapelle du Saint Sacrement et demande à Catherine de Sienne de nous avoir en sa sainte garde durant ces quatre jours où notre « quartier général » sera établi à quelques dizaines de mètres de son tombeau.
L'accueil à l'hôtel est sans histoire : bavardage avec un garçon d'étage qui vécut en Libye. Courrier, repos, dîner, lecture du lundi de la Passion dans *L'Année liturgique* de Dom Guéranger et méditation du prophète Jonas et de l'avertissement qu'il fut chargé de donner à Ninive : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite. »
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« Et les Ninivites se convertirent. Ils proclamèrent un jeûne public et se couvrirent de sacs, depuis le plus grand jusqu'au plus petit... Le Roi de Ninive se leva de son trône, dépouilla ses habits royaux, se revêtit d'un sac et s'assit sur la cendre... Et Dieu considéra leurs œuvres : Il vit qu'ils s'étaient convertis de leurs voies mauvaises et le Seigneur notre Dieu eut pitié de son peuple... »
Ma pensée va vers tant de nos amis de l'Office qui essaient d'alerter les Ninivites du XX^e^ siècle en luttant notamment contre la modification de la loi sur l'avortement et vers tant de médecins visités. Allons-nous basculer en France comme en d'autres pays dans l'idolâtrie par la législation des sacrifices humains sur les autels de la jouissance et de l'égoïsme humain !
L'idolâtrie des Ninivites ou des Incas était franche, au moins, tandis que la veulerie de nos contemporains idolâtres leur fait tuer en grand nombre des êtres petits et qui ne crient pas, mais il s'agit bien aussi de sacrifices humains !
Quelle actualité également présente l'Évangile du jour :
« Les Princes et les Pharisiens envoient des gardes et des soldats pour se saisir de Jésus. Il leur dit : « Je m'en vais à celui qui m'a envoyé ; vous me chercherez et vous ne me trouverez plus. »
Dom Guéranger commente ainsi cet Évangile : « Celui qui a longtemps abusé de la grâce peut, en punition de son ingratitude et de ses mépris, ne plus retrouver ce Sauveur avec lequel il a voulu rompre ; ses efforts à le chercher sont (alors) vains et stériles. »
#### Lundi 9 avril
RENDEZ-VOUS A SAINTE-MARIE-MAJEURE. -- Les cinq ou six précurseurs que nous sommes, arrivés de la veille, partons retrouver le gros de nos amis à 9 h 15 à Sainte-Marie-Majeure. Nous sommes sur les marches à les guetter. L'abbé de Nantes et les frères en tête arrivent à pied de la gare de Termini, la valise à la main. Quelle émotion de les distinguer là-bas, stoppés aux feux rouges, s'avancer enfin, nous faire signe de loin puis de leur serrer la main, ainsi qu'aux amis que nous retrouvons dans le groupe.
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Nous entrons et nous nous groupons dans les bancs, dans la chapelle ronde sur le côté de laquelle se trouve le tombeau de saint Pie V. Nous récitons le chapelet pendant que M. l'abbé de Nantes s'adresse à la sacristie. La messe est bientôt célébrée de l'autre côté de la nef dans la chapelle de la Sainte Vierge où le pape Pie XII célébra sa première messe. (L'image de la Sainte Vierge vénérée dans cette chapelle est très aimée des Romains, c'est la Vierge protectrice de Rome, nous dit-on.) Six des frères présents endossent un habit monastique blanc qu'ils tirent d'une valise et ils servent la messe, à genoux au pied des marches de l'autel. Une dizaine de sœurs italiennes jusqu'alors agenouillées dans les bancs s'enfuient effarouchées, réalisant sans doute qui nous étions avec nos valises, et nos insignes frappés du Sacré-Cœur. Le sacristain, quant à lui, probablement ravi d'avoir une telle assistance un jour de semaine, nous fait la quête ! Le Père laisse à la sacristie une offrande de 365.000 lires pour que durant un an il soit dit chaque matin une messe pour l'Église et aux intentions du pape.
Après la messe nous visitons la basilique avec l'abbé de Nantes qui devait être un guide intarissable et prévenant pour chacun d'entre nous. Nous admirons la magnifique Mosaïque de la coupole représentant le couronnement de Marie et retournons au tombeau de saint Pie V. Nous pouvons admirer les bas-reliefs commémoratifs de la victoire de Lépante. Hélas, le 29 janvier 1965, Paul VI, par un de ces gestes énigmatiques dont il est coutumier, a rendu aux Turcs l'étendard de Lépante, insigne trophée conservé depuis presque quatre cents ans en ex-voto à la Vierge tutélaire, protectrice assurée de la Chrétienté ! Ce drapeau avait été enlevé de haute lutte sur une felouque amirale, durant la célèbre bataille navale du 7 octobre 1571 qui sauva l'Occident de la menace musulmane. Saint Pie V avait eu au même moment la vision de la victoire et il avait institué la fête de Notre-Dame du Saint Rosaire pour perpétuer le souvenir de ce véritable miracle dû à son intercession.
Nous allons ensuite à l'hôtel, où l'abbé lui-même, se mettant au service de tous, remarquable d'humilité, répartit les chambres entre nous, veillant à l'enlèvement des bagages. J'apprends qu'à Saint-Parres-lès-Vaudes, il tient à servir lui-même les frères et les hôtes, à table. Belle ignorance de ceux qui ne le connaissant pas du tout, répandent la légende de son immense orgueil !
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Nos amis italiens apportent les coupures de presse des jours qui ont précédé, et notamment des articles fort documentés dans *Il Tempo.* De simples extraits du communiqué cinglant de la salle de presse du Vatican ont paru dans les journaux français que nous avons : *Le Figaro,* etc. On nous signale que l'O.R.T.F. a retransmis à plusieurs reprises ce communiqué dans lequel nous sommes présentés comme des excités, des énergumènes qui veulent excommunier le pape !
Détail instructif, le journal du parti communiste italien, nous signalent nos amis, prend la défense du pape et nous stigmatise ! Nous verrons dès le soir même que cette collusion du Vatican et du parti communiste se manifestera au grand jour dans les faits.
La conférence de presse, qui était prévue à 12 h, est reportée au soir 19 h. L'hôtel de la Minerve fait des difficultés : finalement il tolère que cela se passe dans un salon du 1^er^ étage. (Nous verrons qu'il refusera quelques minutes avant l'heure prévue.)
LA CRC EN PÈLERINAGE. -- Après le déjeuner, nous partons visiter plusieurs sanctuaires, toujours guidés par le Père.
Nos cars s'arrêtent à la Place de la Bouche de la Vérité, en face des temples païens de Vesta et de la Fortune Virile. Nous visitons Santa Maria in Cosmedin, après avoir été saluer l'église San Giorgio in Velabro (l'église Saint-Georges) toujours fermée, mais providentiellement ouverte le jour où l'abbé de Nantes y entra en 1968 pour implorer son saint patron après que le Vatican l'eût placé devant un dilemme : signer sa « rétractation » ou continuer son action. Il continua ! ce qui nous vaut d'être là aujourd'hui. Nous passons sous l'arc des changeurs et j'ai une pensée pour les argentiers et banquiers de la famille !
Nous continuons ensuite vers les catacombes de saint Calixte, but de notre pèlerinage. Là nous rencontrons des prêtres qui nous abordent : un Italien en soutane portant un béret basque qui longtemps s'interroge sur nos insignes, la soutane des frères, le Sacré-Cœur et la signification du terme CRC. « Soyez forts », nous dit-il.
Nous visitons les catacombes avec un guide -- de bonne doctrine -- regrettant l'après-Vatican II, sans que nous l'y ayons le moins du monde provoqué. Une de nos amies rencontre alors son propre cousin, en civil : c'est un prêtre français.
Au retour de ces Catacombes où parlent tant de souvenirs de l'Église primitive, nous longeons l'église du « Quo Vadis » à l'emplacement où saint Pierre fuyant la persécution rencontra Notre-Seigneur portant sa Croix. « Où allez-vous, Seigneur », lui dit saint Pierre. « A Rome, pour y subir le martyre à ta place ! » et Pierre frappé par cet avertissement, retourna à Rome et y subit le martyre.
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L'arrêt suivant est à St-Jean de Latran dont nous admirons la magnifique façade et la statue de Constantin sous le portique érigé par Galilei. Nous nous recueillons devant un tabernacle magnifique du XIV^e^ siècle contenant le crâne de saint Paul et un morceau du crâne de saint Pierre. Le pape seul peut dire la messe sur l'autel situé sous ce tabernacle ou ciborium. Le Père nous fait remarquer les proportions sublimes de cette magnifique basilique qui ne paraît pas grande, malgré sa taille, du fait même du respect des proportions par les architectes.
Nous nous arrêtons ensuite à l'église Sainte-Croix de Jérusalem où sont conservées des reliques de la Sainte Croix, deux épines de la Sainte Couronne et un clou de la Passion. Nous nous recueillons devant ces saintes reliques, individuellement. Dans une vitrine, se trouve aussi une partie de l'inscription qui surmontait la Croix : INRI dans les trois langues : latine, grecque et araméenne.
LA CONFÉRENCE DE PRESSE. -- Nous rentrons à l'hôtel de la Minerve, vers 18 h 15. La direction refuse alors que se tienne dans l'hôtel la conférence de presse prévue. Nos amis romains s'en étaient doutés parce que des journalistes ayant téléphoné à l'hôtel, il leur fut invariablement répondu en notre absence qu'elle n'aurait pas lieu, que rien n'était prévu à cet effet ! Chose curieuse, la salle avait bien été aménagée pour la conférence de presse ! Il s'agissait sans doute de nous laisser croire le plus longtemps possible que tout se passerait bien ! Nos amis avaient immédiatement pris des dispositions pour avoir une autre salle à l'hôtel Raphaël. Les principaux journalistes avaient été prévenus.
Nous partons individuellement pour l'hôtel Raphaël, derrière la Place Navone, place aménagée sur les ruines du stade de Domitien, dont elle garde les proportions. (Jeudi, notre guide italienne nous expliquera avec complaisance que Domitien était un grand persécuteur des Chrétiens. Il fit plonger saint Jean dans une chaudière d'huile bouillante près de l'actuelle Porte Latine.) A courte distance de la Place Navone, se trouve l'église Sainte-Agnès, bâtie sur l'emplacement de la « cavea » où fut martyrisée la sainte. Nous aurons là jeudi matin la messe de l'abbé de Nantes et ensuite la messe d'action de grâce, célébrée par l'abbé de Linarès.
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Les abords et le hall de l'hôtel Raphaël sont investis par des journalistes et des policiers en civil que nous apprendrons à connaître plus tard intimement. La direction s'oppose à ce que la conférence de presse ait lieu. Le Père souriant et calme à son habitude fait constater la situation et demande à messieurs les journalistes s'ils voient un inconvénient à ce que la conférence de presse se déroule sur la voie publique. Ils se précipitent vers la sortie, sortant un par un par la porte à tambour. Avisant un square proche de l'hôtel, certains Français suggèrent de s'y installer mais c'est déconseillé, car il s'agit en fait d'un jardin privé et le propriétaire n'est pas là.
Le groupe s'avance donc vers la Place Navone où le Père commence à répondre, sous la pluie qui se met à tomber, aux questions des différents journalistes et des reporters de l'O.R.T.F. qui retransmettront une partie de l'enregistrement. Le Père est photographié et il montre la couverture du libelle. Nous sommes autour de lui une centaine de personnes. Au bout de dix minutes, le Père ayant pu dire des choses essentielles qui seront reprises objectivement dans plusieurs journaux italiens, une sirène de police se fait entendre : un gros homme bondit avec une écharpe tricolore en sautoir et trois malabars avec lui, tandis que certains éléments italiens qui s'étaient mêlés au groupe s'agitent et crient en vue de créer un climat de violence. Nous ne bronchons pas et faisons au Père un rempart de notre corps. Cela dure de longues minutes. Je vois un Italien outré s'indigner de ces procédés et son voisin de forte carrure, en civil, sortir une carte d'officier de police. La police était donc parmi nous depuis le début. C'était un coup monté ! Après avoir fait constater l'intervention de la force publique aux journalistes et avoir parlementé avec la police, le Père nous demande de le laisser se prêter au contrôle d'identité ; avec Frère Gérard, il est entraîné dans un café de la place. Pendant ce temps, des carabiniers avec casques, visières, matraques, arrivent et investissent la place. Cela est très vite fait.
Frère Gérard transmet les ordres du Père : « Nous disperser et aller au restaurant pour le dîner. » Nombre d'entre nous hésitent à partir, craignant pour le Père. Je pense pour ma part préférable de quitter la place et encourage nos amis à ne pas donner prétexte aux carabiniers qui ne demandent qu'à nous embarquer et je vais à l'hôtel, puis au restaurant.
Le Père nous rejoint sans tarder. Il est content de la soirée. Il ne craignait qu'une chose, c'est qu'on ne parle absolument pas de la démarche. Or la presse en a parlé avant notre venue à Rome, il y a eu des mini-contre-manifestations organisées avant notre arrivée et ce soir, le pouvoir en place manifeste la volonté bien arrêtée d'empêcher la conférence de presse.
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A mon avis, l'intervention du fonctionnaire (communiste acharné, nous dit-on) et de la police avait un autre but que de nous empêcher simplement de parler : alors que nous étions contraints d'aller sur la voie publique, il s'agissait d'embarquer tout le monde sous le prétexte d'avoir troublé l'ordre public, ce qui serait facilité par l'action de quelques provocateurs, et nous expulser d'Italie, tout comme cela est fait à Rome systématiquement, j'ai pu m'en rendre compte, mercredi, pour nombre d'étrangers indésirables !
Réunis à l'hôtel, comme chaque soir, dans l'antichambre du Père pour la prière, nous recevons les consignes pour le lendemain : « Partir individuellement de bon matin à pied pour Saint-Pierre. Se trouver à 8 h 30 à la chapelle Saint-Pie X où le Père célébrera la sainte messe sur le tombeau de saint Pie X, dans la chapelle de gauche. A dix heures moins dix, après avoir visité la basilique, le rendez-vous est fixé à nouveau à la chapelle St-Pie X, d'où nous partirons en cortège pour la porte de bronze sur l'esplanade. »
#### Mardi 10 avril
PREMIÈRE DÉMARCHE AU VATICAN. -- Par un temps variable mais plutôt beau, nous partons par petits groupes, longeons le Tibre et gagnons l'esplanade de Saint-Pierre.
Les premiers arrivés, l'insigne à la boutonnière, voient quelques policiers en civil qui les attendent aux portes d'entrée et quelques-uns également assis devant l'autel dédié à saint Pie X. Un prêtre d'un certain âge, sans doute un chanoine, est assis au premier rang. Sans bouger de son banc, il assistera à la messe et nous saurons qu'il était chargé de rendre compte au cardinal Villot. Il dira : « La messe était très recueillie. L'abbé de Nantes a dit la messe de saint Pie V et il a même récité les prières au bas de l'autel complètes depuis *Introïbo ad altare Dei. *» Un prélat, sans doute Mgr Martin, qui entendit ce rapport dit : « Il n'y a pas de mal à cela ! »
La messe a bien eu lieu comme prévu et l'émotion de chacun est grande. Jamais messe dialoguée ne me paraît aussi intensément célébrée, le groupe répondant d'une seule voix grave au Père. Seule note discordante, le servant de messe habillé de rouge, manifestement bêta, qui n'y comprend rien, reste debout sur le côté de l'autel, comme un simple enfant de chœur.
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A remarquer que l'abbé de Linarès, lui, est doté une demi-heure plus tard d'un servant de messe intelligent qui répond à la messe de saint Pie V sans aucune difficulté.
L'abbé de Linarès peut en effet également célébrer la sainte messe. Mourot, chef des cercles de CRC de Paris, l'accompagne ainsi que moi et quelques-uns de nos amis à l'autel qui lui est affecté par le sacristain : l'autel dédié à « Marie, Mère de l'Église ». (Par des attentions touchantes de la Sainte Providence, par la volonté manifeste des sacristains dans les différentes basiliques et églises de prêter les plus belles aubes ajourées, entièrement en dentelle, les plus beaux ornements en soie, nous est apparue d'un bout à l'autre du séjour, ainsi qu'aux hommes de bonne volonté, l'approbation du Ciel et des catholiques persécutés qui ne peuvent se déclarer au grand jour avec nous. Chacun à leur poste, ils témoignent ainsi qu'ils ne veulent pas abandonner !)
Quelques policiers en civil assistent également à la messe de l'abbé de Linarès. Ils auront été sanctifiés durant ces quatre journées par les messes, les chapelets, les chants qu'ils auront entendus !
Nous nous retrouvons tous, peu de temps avant dix heures, à la chapelle Saint-Pie X. Le Père et le Frère Gérard ne sont pas là. Nous échangeons à voix basse quelques questions. N'ont-ils pas été enlevés par des barbouzes dans quelque coin sombre de la basilique ? Mais bientôt les voici, ils avaient été retardés en remettant l'offrande pour le luminaire de la basilique. Ils nous convient à réciter un chapelet avant de partir.
NOUS SORTONS DE LA BASILIQUE POUR GAGNER LA PORTE DE BRONZE. -- Très vite alors, le Père prend la tête du groupe, son chapelet et le libelle à la main, et nous passons devant la Pietà de Michel-Ange, devant laquelle nous nous agenouillons pour chanter le *Sub tuum* avant de nous diriger vers les portes donnant sur l'esplanade. Les barbouzes tentent alors une manœuvre désespérée. Ils essaient de nous barrer la route et de fermer les portes de la basilique. Le Père, avec l'autorité qu'il respire, passe, les Frères aussi et six à huit laïcs également dont moi. Nous voilà bientôt sur la place, isolés et coupés du gros des troupes. L'un d'entre nous retourne chercher nos amis restés dans la basilique. Ils se sont heureusement avisés qu'une porte condamnée par des échafaudages n'était pas fermée et ont pu passer. En les attendant, je suis témoin d'un incident touchant, montrant à quel point nous étions en famille.
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Le Père a mis son béret, car il y a du vent sur la place et il a le front très dégarni. Deux journalistes s'approchent pour photographier la page de garde du libelle. Des Frères le prient alors d'enlever son béret pour être plus digne sur la photographie, d'autres disent : « Non il va prendre froid ! » Finalement, le soleil se met de la partie et il enlève son béret !
Chose étonnante, nous réalisons que la place Saint-Pierre est pratiquement vide. Il n'y aura que très peu de cars ce matin-là. Les agences de voyage avaient dû recevoir des mots d'ordre de la police. Un prêtre au chapeau rond vient et félicite publiquement le Père qui le remercie de son courage.
Bien groupés, nous avançons alors, en récitant le chapelet, vers le bas de l'esplanade où s'ouvre la porte de bronze sous la colonnade. Derrière cette porte se trouve le bureau d'enregistrement où selon le droit canonique, tout document déposé est réputé remis au Vatican, donc au pape.
LA POLICE ITALIENNE OPÉRANT AU VATICAN NOUS BARRE LE PASSAGE. -- Des forces imposantes nous attendent : des voitures de police et, sous la colonnade devant la porte, plusieurs rangées de carabiniers. Face à nous, immédiatement, se tiennent une vingtaine de policiers en civil. Nous arrivons au contact et sommes stoppés. Nous éprouvons la résistance du dispositif, épaules contre épaules et le Père entame un dialogue qui a été enregistré au magnétophone :
« Je suis un fils de la Sainte Église venant voir son père. Pourquoi m'empêchez-vous d'entrer ? -- Il faut demander audience avant ! -- Je l'ai fait, il y a plusieurs mois, par lettre, demandant audience en temps de Carême et personne ne m'a répondu. J'ai écrit ensuite au cardinal Villot que je viendrais aujourd'hui à cette heure demander à voir le Saint Père. -- Vous ne passerez pas, nous avons des ordres ! -- Mais qui êtes-vous pour vous interposer entre mon père et moi ? -- Nous sommes des policiers et obéissons aux ordres ! -- De quelle police êtes-vous ? -- De la police du Vatican. -- Vraiment ? Et ces hommes casqués aussi ? Où est votre chef, de qui avez-vous reçu ces ordres ? » Il y a hésitation et conciliabule. Le chef se présente et le Père lui fait comprendre qu'il est venu ici pour une question de foi et de doctrine et que ce n'est pas l'affaire de policiers.
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PILATE CONSULTE CAÏPHE. -- Le Père convainc les policiers d'aller chercher un prêtre ou un fonctionnaire du Vatican : « *Vous faites votre devoir de policiers, comprenez que je fais mon devoir de prêtre et demande à parler à un prêtre de questions regardant la foi. *» Le policier disparaît négocier et revient avec une réponse négative.
Le Père fait constater la situation aux journalistes. Le reporter de l'ORTF avance avec son micro et je l'aide à passer.
Certains sympathisants ou curieux s'approchent. Nous saurons plus tard qu'il y avait parmi ces quelques personnes (qui réciteront ensuite le chapelet avec nous) un homme envoyé par le Saint-Office, un prêtre envoyé par le cardinal Villot, un prêtre de Saint-Louis des Français, un homme de l'Ambassade de France au Vatican, autant de moutons venus espionner !
NOUS CONTINUONS L'ACTION PAR D'AUTRES MOYENS. -- Devant policiers et carabiniers qui prennent un air dégagé et relèvent la tête, plantés autour de nous, nous récitons à genoux le rosaire. Nous méditons les mystères douloureux, puis les mystères glorieux. Un policier finit par réciter les *Ave* avec nous, les autres prennent leur attente en patience. Les quelques touristes, venus à pied, passent au loin, insouciants.
Des Italiens viennent prendre fait et cause pour nous, parlementent, demandent en notre nom que seul le Père et un Frère entrent et rencontrent un fonctionnaire. Rien n'aboutit.
Profitant du fait que l'attention est attirée vers nous, deux « kamikazes » tentent de passer la porte de bronze par derrière les policiers. Ces deux laïcs sont porteurs du libelle. Tandis que l'un d'eux se fait prendre, le second. âgé d'environ soixante ans, de nationalité belge, réussit à passer, franchit la porte de bronze, monte au Secrétariat et *dépose le libelle au bureau d'enregistrement.*
Il peut témoigner sur place, en tant que père de famille, des motifs qui l'amènent à soutenir l'action de l'abbé de Nantes, déplorer la nouvelle religion qui est enseignée à ses enfants, la « catéchèse » perverse, la manière dont son curé se dit solidaire de son évêque, son évêque du pape, etc.
(Ce libelle introduit dans le Vatican sera retourné sous pli anonyme bardé de plusieurs rangées de ruban adhésif deux heures plus tard à l'hôtel de la Minerve, où nous logeons. Selon des informations dignes de foi, il aurait circulé au Vatican et aurait notamment été feuilleté par Mgr Martin.)
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NOUS NOUS PRÉSENTONS DEVANT LES BUREAUX DU SAINT-OFFICE. -- Faisant mouvement rapidement, escortés par les policiers et les carabiniers qui courent pour nous couper la route, nous traversons l'esplanade et nous nous dirigeons vers le bâtiment de l'ex-Saint-Office, aujourd'hui sacrée congrégation pour la doctrine de la foi. Les carabiniers se rangent vite en rangs sur les marches de l'escalier monumental et les policiers en civil nous bloquent à nouveau. Ils nous expliquent d'ailleurs que nous n'avons rien à faire là, que le Saint Père a supprimé depuis longtemps le Saint-Office !
Des prêtres sont aux fenêtres. L'abbé de Nantes et nos amis leur font signe de descendre chercher le libelle. Ils ricanent et se cachent. Deux prêtres âgés discutent devant la fenêtre ouverte, mais bientôt ferment la fenêtre et se cachent aussi. Personne ne vient. Tandis que nous nous retirons, je vois sortir un ecclésiastique et le signale, mais ce n'est qu'un touriste !
Le Père fait alors, au centre de l'esplanade, à la fontaine de l'obélisque, une courte conférence de presse expliquant aux journalistes comment *un exemplaire du libelle a été déposé à l'intérieur du Vatican par un de nos amis.* Il fait constater le refus du Vatican et du Saint-Office de nous recevoir et annonce que nous nous présenterons le lendemain matin à l'audience publique du mercredi. Nous récitons enfin le chapelet, tournés vers le bâtiment où se trouvent les appartements du Saint Père et, à genoux, implorons une bénédiction spirituelle. Puis nous rentrons déjeuner individuellement.
POURSUITE DU PÈLERINAGE. -- Il est décidé qu'après un peu de repos, l'après-midi se passerait à visiter à pied le quartier où nous séjournons. Vers 16 heures, nos « anges gardiens » postés devant le restaurant et l'hôtel nous emboîtent donc le pas. Ils marchent d'un air dégagé, s'arrêtant lorsque nous nous arrêtons, regardant alors les vitrines, contemplant la vue depuis les marches du Capitole ou entamant entre eux une discussion animée pour donner le change !
Nous nous dirigeons vers le Capitole et visitons en passant l'église Saint-Ignace, de style jésuite, avec ses marbres polychromes, ses pavements magnifiques et les groupes de sculptures représentant, de part et d'autre du tombeau de saint Ignace de Loyola, « la Vérité triomphant de l'erreur » et « la Justice abattant l'hérésie ».
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Je reconnais que l'exubérance du style et le déploiement des marbres sont en matière de décoration d'église, de sûrs garants contre le réformisme des progressistes ! Ils ne peuvent retirer petit à petit les statues d'un ensemble gigantesque comme ils le font des statuettes de plâtre dans nos campagnes. Ils sont dans l'impossibilité de cacher un monumental ciborium comme on camoufle une boiserie dorée. Ils doivent tout laisser à peine de devoir s'afficher carrément iconoclastes et démolir à coups de marteau, ce qui demanderait un certain courage qu'ils n'ont pas ! Les groupes de marbre de ces églises sont propres et non pas poussiéreux comme ceux de trop d'églises parisiennes. (Je pense à Saint-Roch, en particulier.) Certes, le nombre réduit des bancs et des chaises traduit ici aussi la désaffection des fidèles, mais ceux qui demeurent entretiennent les trésors d'art et conservent une grande dévotion pour les reliques et les souvenirs des grands saints qui y sont conservés. Je me recueille devant le tombeau de saint Ignace et remercie la Sainte Vierge de nous avoir mis providentiellement, nos amis de Pau et ma petite famille, sur la route du Père Augustin Joly, ancien officier, prêchant inlassablement les Exercices spirituels selon saint Ignace de Loyola. Comme le disait Pie XII en 1948 à d'anciens retraitants : « Les Exercices spirituels selon saint Ignace seront toujours l'un des moyens les plus efficaces pour la régénération spirituelle du monde, et pour sa correcte ordonnance, mais à condition de continuer à être authentiquement ignatiens. » Donnés sans fard aux hommes, ces exercices non édulcorés arment contre la persécution scientifique qui, dans notre monde dit « libre », vise à faire de chacun de nous, non pas un martyr, mais un apostat !
Tandis que notre visite se poursuit, je quitte le groupe sans que les « en bourgeois » s'en aperçoivent et pars vers mon thé au quartier des Ambassades.
UNE DÉMARCHE DIPLOMATIQUE. -- Après le déjeuner, avec l'accord tacite du Père qui me laissait carte blanche, j'avais en effet téléphoné à la femme d'un grand diplomate, aujourd'hui décédé, qui fut le « patron » de mon beau-père lorsqu'il avait mon âge. Lors de mes passages-éclairs à Rome pour mon travail, venant de Tripoli ou de Malte, en transit pour Paris ou Lourdes, j'avais toujours rêvé de faire sa connaissance. Cette vieille dame a maintenant 92 ans et a connu plusieurs papes, dont Pie XII. lorsqu'il était nonce à Munich. Elle a écrit un livre qui est un recueil des plus beaux textes sur le Saint-Esprit. Nous l'appellerons ici tante Yolande, et c'est d'ailleurs sous ce nom qu'elle est universellement connue.
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Elle vit dans un immeuble un peu vieillot, typiquement italien, rappelant à bien des égards ceux de Tripoli, construits à la même époque, et qui donne sur les magnifiques jardins de la Villa Tortonia.
Je sonne et la dame de compagnie fort alerte, malgré ses quatre-vingt ans, me demande des précisions sur ma situation, les circonstances des passages à Rome que je lui ai mentionnés. Au mot de Libye, son visage s'éclaire : elle y a vécu de nombreuses années avant d'être au service de tante Yolande depuis deux ans. Tandis que je prendrai le thé avec sa patronne, elle rassemblera ses souvenirs pour me citer tous ses amis et connaissances et évoquer le pays malgré tout fort attachant.
En fait, ce sera elle qui insistera au nom de sa patronne, auprès de l'Ambassade, pour obtenir une place à l'audience du mercredi et qui tiendra à m'accompagner au Vatican où elle est connue, me permettant d'entrer sans éveiller l'attention des policiers.
Elle m'introduit auprès de tante Yolande assise à son piano dont elle joue merveilleusement bien. Autrefois dans chaque ville où elle passait, me dit-elle, elle donnait un concert au profit des œuvres de charité.
Je crois voir ma grand-mère en cette personne aimable, d'une grande dignité et à la mise très soignée, ne paraissant pas ses quatre-vingt-douze ans. Je prie mon beau-père d'intercéder en ma faveur, du haut du ciel, et suis récompensé. Elle me fait visiter sa maison, me montre la vue magnifique. Me confondant quelquefois avec mon beau-père, elle me tutoie, cherchant à se rappeler dans quel pays elle m'a rencontré.
J'insiste doucement en lui disant que je la vois pour la première fois mais que j'ai beaucoup entendu parler d'elle. Il me semble que nous nous sommes toujours connus, me dit-elle. Elle me parle de son livre sur le Saint-Esprit, me montre les photos où elle figure en présence de Sa Sainteté Pie XII et aussi de Paul VI la félicitant et l'encourageant à publier son livre. Au cours de la conversation elle me parle du Saint-Père avec émotion et j'en viens à manifester naturellement le désir d'assister à l'audience du mercredi.
J'ai le sentiment alors que si je réussis à approcher Paul VI et qu'il apprenne que c'est tante Yolande qui a été l'instrument conscient ou inconscient de la Providence, permettant au libelle de parvenir jusqu'à lui, malgré lui, il y verra peut-être un signe qui pourra le faire réfléchir. Dans cette conviction qui se renforce d'heure en heure, je m'abandonne, confiant en la Sainte Providence qui me protégera et me comblera de faveurs, moi l'ouvrier de la dernière heure, le plus récemment gagné à la cause de la Contre-Réforme Catholique de notre « Légion Romaine ».
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L'Ambassade à laquelle nous nous hâtons de téléphoner nous répond que la liste nominative des places demandées pour l'audience est déjà remise. J'insiste en précisant que mon nom ou du moins celui de mon beau-père n'est pas inconnu de M. Brouillet. La dame de compagnie de tante Yolande se fait mon avocate. Elle m'assure que même si la démarche échoue, elle a elle-même des amis au Vatican et que l'on pourrait encore les joindre le lendemain matin.
Sur ces entrefaites, tante Yolande propose de m'accorder l'hospitalité pour la nuit, ce que j'accepte en toute simplicité, voyant qu'elle était bien servie. Je prends congé et retourne place de la Minerve où je retrouve nos amis avec lesquels je dîne sans souffler mot de mon après-midi. Je préviens le Père et ruse ensuite pour sortir de l'hôtel, confiant ma clef à un tiers chargé de la remettre au tableau du portier le lendemain matin. (Je veux, en effet, éviter que mon absence ne soit signalée comme celle de quelqu'un susceptible de tenter une action isolée et par ailleurs, je tiens à rendre difficile le rapprochement de mon nom avec celui du Français qui demande in extremis une carte de faveur à l'Ambassade pour l'audience du lendemain.) Chez tante Yolande, une bonne surprise m'attend : je dois mercredi matin me présenter avant dix heures à la porte de bronze, monter à la préfecture apostolique et demander une enveloppe au nom de l'ambassadeur de France. Je puis donc aller me coucher rassuré.
Quant à tante Yolande, elle recevra dans la matinée du mercredi une belle gerbe de fleurs avec ma carte, pour la remercier. J'ai fait le nécessaire le soir même, ne sachant quel serait mon sort le lendemain...
#### Mercredi 11 avril
DÉPART POUR L'AUDIENCE PUBLIQUE. -- Réveillé vers 7 heures, je sors en laissant un mot à mes hôtes. Le temps est magnifique et je pars en taxi, m'arrangeant pour passer à proximité de notre hôtel. Je rencontre le jeune frère de l'abbé de Linarès, lui indique l'issue favorable de la démarche à l'Ambassade. Tout est en bonne voie !
Je regagne l'église du quartier où je loge et arrivant à la fin d'une messe, je vais demander au sacristain si le prêtre peut me donner la Sainte Communion.
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Sans hésiter un instant, le prêtre et le servant de messe retournent à l'autel et, en latin, récitent le confiteor et les prières qui étaient d'usage en France avant la Réforme que nous connaissons. Je communie à genoux au banc de communion et me recueille dans cette église de quartier restée très digne.
JE FRANCHIS LA PORTE DE BRONZE. -- Je surprends mes hôtesses en rentrant : elles allaient me réveiller, persuadées que je dormais toujours. Je mets le libelle de cent pages dans une poche en plastique sombre sur mon estomac et je pars après le petit déjeuner avec la dame de compagnie. Nous trouvons une foule nombreuse qui attend sous la porte de bronze l'heure d'aller retirer les cartes d'audience. Des policiers veillent. Ils ne me reconnaissent pas. Franchissant à mon tour la porte de bronze, je monte les escaliers monumentaux. Parlant italien, la vieille dame obtient la carte sans difficulté. Je la quitte en la remerciant et redescends sur l'esplanade devant la basilique. La foule est dense. Je passe plusieurs contrôles. La salle contient près de 6.000 places. Les policiers en civil filtrent les gens à l'arrivée, ne laissant entrer qu'une vingtaine de nos amis, passés incognito après avoir enlevé leur insigne si visible, rouge sur fond banc, frappé du Sacré-Cœur et de la croix avec les trois lettres CRC (Contre-Réforme Catholique). Une Italienne, reconnaissant le Père, le prend dans sa voiture pour le faire entrer, mais comme l'abbé de Linarès et les Frères en soutane, il est repoussé sans motif et va visiter le Musée du Vatican.
Une première constatation dès l'entrée : les gardes suisses sont réduits à faire de la figuration. Ici même, dans la salle d'audience, comme la veille dans la basilique Saint-Pierre, les policiers en civil commandent et donnent même des ordres aux appariteurs en costume violet.
Je suis refoulé à plusieurs reprises, sans doute parce que Français et cela malgré ma carte. Après avoir vu un plan de la salle avec les places numérotées, j'exige de franchir les barrages et puis atteindre la place à laquelle la carte jaune me donne droit.
JE SUIS INSTALLÉ EN SALLE D'AUDIENCE. -- Les places assises sont occupées progressivement et la salle est bientôt comble. Je suis placé au sixième ou septième rang, au milieu de la travée de droite. L'assistance est parquée entre des barrières pleines, métalliques, de un mètre de haut. Le premier rang est isolé entre deux barrières métalliques.
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Devant moi, six rangs de fauteuils me séparent donc de cette double barrière. Des appariteurs sont placés dans l'allée barrant le passage. Vingt personnes environ, à ma gauche, me séparent de l'allée centrale : nous sommes assis côte à côte, comme au cinéma, et on ne peut passer sans déranger les gens.
Je vois un dispositif de sécurité imposant se mettre en place. Dans des galeries à six mètres du sol à droite et à gauche de la salle, des hommes scrutent les travées pour repérer les personnes qui s'infiltrent. Heureusement, il n'y a pas que nos amis, mais aussi de nombreux Italiens et Italiennes qui essaient de se placer au mieux !
L'heure avance ; des policiers en civil viennent s'intercaler tous les huit mètres environ au bord des barrières, le long de l'allée centrale. Leurs places étaient réservées et ils tranchent par leurs larges épaules et leur regard scrutateur sur la population au milieu de laquelle ils sont assis.
Le maître des cérémonies annonce comment l'audience va se dérouler. Je résume son discours : « Aujourd'hui, les groupes sont très nombreux, aussi le Saint-Père n'ira-t-il pas au milieu des pèlerins. Il arrivera par l'allée centrale, montera en haut de la tribune au fond de la salle d'où il prononcera son allocution et félicitera les différents groupes présents. Afin que vous ne soyez pas déçus et puissiez bien le voir au passage, le Saint Père sera sur la Sedia. » Je comprends vite, comme de nombreux assistants désireux de voir le Saint Père de près, l'intérêt de m'approcher de l'allée centrale, et d'un seul mouvement rapide, passant devant toute la rangée des gens assis à ma gauche, les priant de bien vouloir m'excuser de les déranger, je m'infiltre au plus près de la barrière centrale. Il ne reste plus que deux religieuses canadiennes qui m'en séparent. Personne n'a réagi dans le service d'ordre, car l'attention est attirée par le Saint Père qui arrive.
LE SAINT PÈRE ARRIVE. -- Les ovations et les applaudissements annoncent l'arrivée de Paul VI. Quelle impression bizarre donne cet homme vieilli, au visage tourmenté, passant au milieu de la foule des pèlerins curieux, à laquelle se mêlent tant d'ecclésiastiques et de religieuses d'une grande naïveté. Ils applaudissent et pourtant le Saint Père ne les bénit pas ! Il fait des mouvements des deux mains, comme faisait de Gaulle pour dire « Je vous ai compris ». De même lorsqu'il va dans les premiers rangs, malgré les protestations de ses gardes du corps, à la fin de l'audience, il avance des mains que les fidèles tentent d'atteindre et de serrer.
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« Il s'agit d'une expression nouvelle de la pastorale » me dira, sans perdre son sérieux, un diplomate pourtant intelligent, en parlant de ces bains de foule du mercredi.
Je comprends les vrais motifs qui ont poussé les organisateurs peu suspects de traditionalisme à ressortir la Sedia du musée de « l'attirail triomphaliste » (des affûtiaux comme dit Marc Oraison). Son utilisation fournit une justification à la présence d'une douzaine de barbouzes, plus ou moins déguisés, portant le Saint Père en le tenant élevé loin des mains du profanum pecus !
Tandis que la Sedia progresse lentement, j'invoque le Saint-Esprit, je suppute calmement mes chances de réussir et de remettre le libelle. Je décide de ne pas opérer au premier passage, préoccupé à ce moment-là de ne pas faire trop de scandale, en me disant que les gens venus de tant de pays ont le droit d'assister à l'audience normalement. J'agirai d'autant plus volontiers au départ du Saint Père que l'attention des policiers sera relâchée par près de deux heures de veille attentive. Je me trouve en effet à égale distance des policiers assis sur des tabourets prêts à bondir, l'un à quatre mètres derrière moi, l'autre à quatre mètres devant moi. Je sors cependant déjà la poche en plastique, la tirant de sous ma chemise en profitant de ce que l'attention de mes voisins est attirée ailleurs, -- leur enthousiasme les fait se lever et se placer le long de la barrière ; ils montent sur les sièges des religieuses. Je vois la Sedia s'arrêter dans l'allée et Paul VI en descendre. Il y a quelques instants de flottement. La rupture de charge est un moment propice à l'action qui devra se situer au départ tandis que le Saint Père sera encore à terre.
L'AUDIENCE COMMENCE. -- En haut du podium, devant le micro, Paul VI domine la foule. A sa droite, à dix mètres environ, sont venus prendre place une dizaine de cardinaux et d'évêques en visite à Rome. Le pape les présente à la foule qui les applaudit. Paul VI insiste en présentant l'un d'eux originaire du Ghana : « Savez-vous où se trouve le Ghana ? » dit-il. Une partie de l'assistance, sans doute d'origine africaine, clame sa satisfaction, l'autre applaudit.
Vient ensuite un discours sur la paix : son visage s'éclairant, Paul VI célèbre le dixième anniversaire de *Pacem in terris.* Il parle des conditions dans lesquelles doit se développer « le désir légitime de juste bien-être ». Il se félicite « nouvel esprit et de la nouvelle sensibilité qui se sont manifestés depuis dix ans à tous les niveaux dans l'Église... des rencontres, des études, des initiatives en faveur de la paix... des initiatives dans le domaine prometteur de l'œcuménisme ». Il se félicite de la pédagogie suivie sous son propre pontificat, « orientée vers une conception nouvelle de la coexistence humaine ».
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Il redit que « la paix est possible et donc objet de devoir », citant son propre « discours pour la journée mondiale de la paix », sans doute celui de 1968 mentionné dans le libelle d'accusation que je tiens sur moi : « Oui la paix est possible parce que les hommes au fond sont bons, elle est possible parce qu'elle est dans le cœur des hommes nouveaux, des jeunes, des personnes qui comprennent la marche de la civilisation ». (Comme si le démon ne régnait pas dans l'humanité ! Ni le péché originel ! Ni tant de désordres et de crimes ! comme si la bonté était dans la nature et dans le cœur de tous les hommes d'aujourd'hui : Jean-Baptiste Montini poursuit donc son utopie politico-religieuse, le messianisme révolutionnaire de Lamennais, la chimère de la démocratie chrétienne de Sangnier, erreurs toujours combattues par l'Église jusqu'à lui)
Il s'agit bien d'une utopie, car aujourd'hui encore, en cette semaine de la Passion, il ne dit pas un mot de la nécessaire conversion individuelle. (« Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît ! ») Pas un rappel des réalités, des persécutions sanglantes que souffrent ceux qui sont nos frères dans la foi de l'autre côté des rideaux de fer ou de bambou. C'est uniquement l'appel au dialogue avec nos frères en Satan par Adam, ceux, redit-il « qui professent d'autres religions ou n'en professent aucune (et qui) ont pris davantage conscience que la paix est, pour le monde, un bien précieux et inaliénable ».
Lorsqu'en fin de discours, il fait quand même une citation de Jean XXIII, mentionnant dans *Pacem in terris :* « Celui qui par sa douloureuse passion et par sa mort a vaincu le péché... et par son sang a réconcilié le genre humain avec son Père céleste », c'est uniquement pour indiquer qu'il a établi les meilleurs « préalables de la réconciliation des hommes ».
Combien me pèse l'ambiance païenne de cette salle immense où les foules naïves sont manipulées, salle sans symbole religieux, sans statue, sans représentation de la Croix du Calvaire ([^4]) qui était présente, il n'y a pas si longtemps, à la croisée des chemins, dans les palais de Justice, dans les plus petites salles d'école de la Chrétienté !
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Le regard est accroché par la grande tapisserie tendue derrière le podium sur lequel parle le Saint Père : elle figure un Christ ressuscité, sortant du tombeau, tenant à la main une petite croix ridicule.
Non licet ! Il n'est pas permis de dire tout cela, me dis-je. Non, Très Saint Père, le Christ n'a pas attendu le pontificat de Paul VI pour établir la fraternité humaine universelle ! C'est par le baptême que nous sommes engendrés à la grâce et devenons fils de Dieu : Voilà mon Credo ! En manière de protestation, j'écris au dos de l'enveloppe où se trouvait mon billet : « credo... in Spiritum Sanctum, Dominum et vivificantem qui ex Patre Filioque procedit, qui cum Patre et Filio simul adoratur et conglorificatur ». Il ne suffit pas comme je viens de l'entendre dire au Saint Père d'attendre que « le Christ, Prince de la paix, porte ce don précieux au monde », mais il s'agit de nous convertir et de faire en sorte que nos proches se convertissent, comme ne cesse de le demander la Vierge Marie : Conversion et Pénitence.
A partir de cet instant, je n'ai plus aucune émotion, plus aucune crainte d'être objet de scandale aux yeux des hommes qui sont dans cette salle. Je suis bien convaincu que le scandale est de l'autre côté de la barrière.
(En fait, j'ai lu à mon retour que tandis que se déroulait l'audience, une autre cérémonie avait lieu pour célébrer *Pacem in terris,* en Tchécoslovaquie, cette fois, où la persécution fait rage. A un forum créé par la Conférence de Berlin pour développer la coexistence pacifique, officiait le Camarade-Secrétaire d'État Miklos, président de l'Office National Hongrois des Cultes ; il a souhaité que « ce colloque augmente le nombre de ceux qui suivent la ligne et l'esprit de l'encyclique » !)
Le discours terminé, Paul VI félicite les groupes et cela dure près d'une heure ! On lui remet une liste et il énumère les groupes de langue italienne. A l'appel de chaque nom les gens concernés se lèvent, crient très fort s'il s'agit d'étudiants en théologie chevelus, avec plus de réserve s'il s'agit de sœurs franciscaines ; chaque fois la foule applaudit. Il cite enfin les groupes de langue anglaise puis de langue française. Là, tous nos amis le remarquent, il a de la peine à articuler les noms, sa gorge se sèche : « Il y a aussi des groupes français... » Bien entendu, il ne nous cite pas !
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A la fin de la cérémonie, les cardinaux viennent se placer de part et d'autre de lui pour la bénédiction et il entonne le *Salve Regina :*
TRÈS SAINTE VIERGE PROTÉGEZ-MOI. -- Il descend les marches et se mêle alors aux premiers rangs durant des instants qui me paraissent très longs. Je monte sur le siège de ma voisine qui me dit avec un fort accent québecois : « Eh bien, alors ! Vous en prenez à votre aise ! » Je vois les policiers redoubler d'attention, repérer certains de nos amis qui se sont infiltrés et sont eux aussi montés sur des sièges. Un des Frères est à une dizaine de mètres de moi, de l'autre côté de l'allée, il me reconnaît. Je vois deux policiers qui convergent vers lui et l'embarquent.
Le Saint Père revient vers l'allée, il prend place sur la Sedia toujours à terre.
D'un geste j'écarte les deux sœurs canadiennes et saute dans l'allée, franchissant rapidement les quelques mètres qui me séparent du Saint Père.
Je lui tends le libelle. Est-ce un réflexe ? Il tend les bras et le prend dans ses mains. J'ai eu le temps de lui dire : « *Très Saint Père, je vous remets le libelle d'accusation de la Ligue de Contre-Réforme Catholique. *»
Tout se passe ensuite très vite : des mains de fer m'agrippent et me poussent debout à reculons, de plus en plus rapidement, m'éloignant du Saint Père qui me regarde remonter toute l'allée centrale ! Les gorilles sont entrés en action. En partant, je dis tout haut ma profession de foi inscrite quelques instants plus tôt au dos de l'enveloppe du Vatican : *Credo... in Spiritum Sanctum Dominum et vivificantem qui ex Patre Filioque procedit, qui cum Patre et Filio simul adoratur et conglorificatur !...*
Les policiers ne ralentissent qu'en haut de l'allée centrale. Ils marchent alors me tenant sous les bras. Je sors mon chapelet et commence à réciter les *Ave* pour retrouver mon calme. Mon cœur bat très fort et en voyant la tête furieuse du chef des barbouzes devant qui je passe, je suis persuadé que je vais passer à tabac.
Tandis que j'avance entre les deux barrières qui contiennent la foule, le long du parcours que suivra Saint Père, un policier tout courant me rattrape et insère en le pliant le libelle qu'il tient à la main, dans la poche gauche de ma veste. Il rugit en me le donnant, quelque chose du genre : « C'est votre document, il contient vos affirmations à vous, gardez-le ! »
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Personne parmi nos amis n'a pu voir ce qui s'est passé : Est-ce le barbouze qui l'a arraché au pape ? est-ce un ecclésiastique ? Nul ne le sait encore.
JE SUIS CONFIÉ A LA POLICE DU VATICAN. -- On me conduit au poste de police non loin de la salle d'audience et me fait asseoir sur une chaise. Il est midi environ. Je récite toujours mon chapelet. L'un après l'autre des policiers en civil entrent, me dévisagent. Ils s'interrogent sur le fait de savoir si j'étais avec le groupe les jours précédents. Ils ressortent et le silence règne sur le bureau. Celui que j'ai identifié comme le chef des barbouzes de la salle entre et esquisse un geste menaçant à mon égard, comme pour me gifler (ce sera le seul à avoir une telle réaction). Un autre lui dit un mot, il s'arrête et retrouve son calme.
Le climat devient ensuite très détendu et ils m'interrogent, chacun coopérant pour rédiger une déposition des faits en italien qu'ils me feront signer en quatre exemplaires.
Ils me font expliquer comment je suis entré, avec quel type de carte. Je ne cache pas m'être procuré une place en téléphonant à l'Ambassade de France au Vatican ; l'enveloppe adressée à Monsieur l'Ambassadeur de France est sur moi, ils la trouveront et la conserveront, avec au dos, ma profession de foi griffonnée.
Ils rédigent eux-mêmes la suite du texte : J'ai enjambé la barrière au moment où le Saint Père s'asseyait sur la Sedia, je lui ai tendu le libelle ; le Saint Père l'a pris dans ses mains. Ai-je agi sur ordre ? -- Non. J'ai agi de mon propre chef, me débrouillant pour obtenir une place à l'audience par mes relations personnelles. -- Comment avais-je le libelle ? -- Chacun des membres du groupe l'a eu en consultation dans le train. Moi qui suis arrivé séparément, je ne l'ai eu qu'hier et je l'ai conservé. -- N'avons-nous pas tous des ordres permanents d'essayer de remettre le libelle au Saint Père ? -- Non, mais nous avons tous le plus cher désir qu'il lui parvienne ! -- D'où venez-vous ? Par où êtes-vous sorti de France ? -- Par Lourdes. (Ils eurent un choc.)
Vers quatorze heures, est venu me chercher un haut fonctionnaire du Vatican au bout d'une longue période d'attente durant laquelle j'ai eu le loisir de témoigner et d'exposer très librement nos motifs aux policiers déjà bien instruits par les déclarations du Père. Ils feuillettent le libelle avec curiosité et l'annexent à mon dossier comme pièce à conviction, le joignant à ma déposition.
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L'homme qui est venu me chercher se montre d'une correction extrême. Il me fait passer devant lui aux portes et me laisse marcher à ses côtés dans les cours du Vatican, sans mot dire. Il me remet en arrivant sur l'esplanade de Saint-Pierre, ainsi que mon dossier, à deux policiers en imperméable, dont l'un me prend sous le bras. Ils me conduisent à côté de la porte de bronze, où se trouve le fonctionnaire du Ministère de l'Intérieur, très nerveux, à la figure bourrée de tics qui m'accueille comme une vieille connaissance.
Il ouvre mon enveloppe, saisit le libelle, lit la photocopie de ma déposition et me fait attendre plus d'une heure en compagnie de différents policiers qui se succèdent et discutent. Là encore, je tâche de témoigner comme le fit la veille notre ami belge, à la Secrétairerie d'État ; je parle de l'attitude de mon curé, de mon évêque, etc. Je leur parle du discours qu'ils ont entendu, comme moi. Croient-ils vraiment, eux, les policiers, que la paix est possible parce que les hommes sont bons ? Non, bien sûr, me disent-ils. Il faut que les hommes s'amendent individuellement... C'est exactement cela, puis-je alors répondre, mettez de côté la conversion individuelle, la pénitence, la maîtrise des passions et c'est de l'utopie !
Deux autres policiers plus endurcis et cyniques me tiennent des discours de ce genre : « Pourquoi venez-vous agacer le Saint Père, constituez donc votre petite secte » ou encore : « Laissez donc tranquille le Saint Père ; il est vieux, il reçoit beaucoup de monde, il est content, il ne fait de mal à personne, c'est un bon pape. »
JE SUIS LIVRÉ A LA POLICE ITALIENNE. -- Peu avant quinze heures, comme j'avais demandé à téléphoner à mon hôtel, le « chef » annonce que c'est inutile, qu'il va bientôt me laisser partir. En fait arrive une voiture verte de police avec trois policiers armés qui prennent livraison de moi et de mon dossier. Je proteste que je me croyais au Vatican. Ah ! mais nous obéissons aux ordres, me disent les fonctionnaires du Vatican. Il faut aller à la « Questura » romaine.
Au commissariat, on me fait attendre et au bout d'environ une heure, on se débarrasse de moi sur la Police des Étrangers où j'assiste à une scène épique où les représentants des deux administrations se disputent à qui se débarrassera de moi. Finalement je traîne encore plusieurs heures parmi des étrangers en cours d'expulsion, un Égyptien, une Française à l'œil au beurre noir qui me prend en pitié et va me chercher un sandwich et une bière vers 18 h 30 lorsque les policiers ont réglé son cas et l'autorisent à le faire.
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Durant tout ce temps, j'ai pris mon mal en patience, mesurant l'abîme d'ennui de ces salles de police où des fonctionnaires abrutis tuent le temps en lisant des ciné-romans. Je récite quelques chapelets et peux avoir encore quelques conversations utiles avec les policiers qui ont sous les yeux les articles de journaux relatant la conférence de presse écourtée et la démarche à la porte de bronze. L'un des policiers chargé de me garder, qui me contemplait attentivement, alors qu'il était seul avec moi, me dit soudain, n'y tenant plus : « Mais qu'avez-vous à voir avec la police italienne, vous ? » « Je n'en sais rien, demandez donc à vos chefs », lui dis-je en souriant. (En fait, il semble que le motif qui a été invoqué à Rome soit : injure à un chef d'État étranger, le chef d'État du Vatican.) Finalement, la décision arrive : on m'établit un permis de séjour qui prend fin le lendemain, date à laquelle je dois avoir quitté le territoire national. Je sors à sept heures. Le libelle est classé dans mon dossier comme pièce à conviction avec la photocopie de ma déposition au Vatican qui y est jointe.
JE REJOINS NOS AMIS DE LA CRC. -- Je retrouve notre groupe au restaurant, revenant d'un pèlerinage à Saint-Paul-hors-les-Murs, où l'abbé de Nantes a dû, pour remonter le moral de chacun, faire une instruction sur saint Paul qui devait être un modèle et ne s'était jamais laissé abattre par la persécution.
Après le dîner, le Père me fait exposer les circonstances de ma démarche et chacun est heureux de savoir que le Saint Père a tenu, ne fût-ce qu'un bref instant, le libelle entre ses mains et a pu sentir le poids de ces cent pages. Son émotion, en félicitant les groupes français, trahissait sa tension. Il s'attendait à quelque chose et son refus de nous connaître a été public. Une fois de plus la police, à ses ordres, nous a écartés.
Je téléphone à tante Yolande, encore sous le charme des fleurs qu'elle a reçues. Je préviens sa dame de compagnie qu'ayant voulu remettre durant l'audience un document au Saint Père, j'ai eu quelques maux avec la police.
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#### Jeudi 12 avril
LES CONCLUSIONS. -- Nous nous levons de bonne heure, afin d'assister à la messe que l'abbé de Nantes célèbre en l'église Sainte-Agnès, place Navone. Nous sommes seuls et pouvons visiter tranquillement les cryptes aménagées dans la « Cavea » où fut martyrisée la sainte. Nous assistons ensuite à la messe d'action de grâce dite par l'abbé de Linarès. Après le petit déjeuner, nous préparons nos bagages et quittons l'hôtel à dix heures pour une visite guidée de la ville, conduits par deux guides chevronnées fournies par une agence.
La visite commence par Saint-Pierre. L'esplanade est remplie de cars, ce jour-là ! L'abbé emmène tout le monde réciter un dernier chapelet sur le tombeau de saint Pie X.
Les forces de police habituelles sont en place et escortent le groupe. Comme dira plus tard l'Abbé, c'est comme au théâtre, le tableau final ou tous les acteurs et les figurants pêle-mêle traversent la scène ! J'assiste à tout cela depuis le car où je suis resté par mesure de précaution.
Nos guides nous conduisent alors sur le mont Janicule à la Porte Saint-Pancrace. Sur l'esplanade d'où l'on jouit d'un magnifique panorama sur Rome, se trouve le monument élevé à Garibaldi qui est représenté la face tournée vers le Vatican, que l'on ne voit pas depuis cet endroit. Notre guide parle abondamment du « héros national » et de sa femme Anita, représentée à cheval au milieu des soldats pointant leurs armes en direction du Vatican. Elle a un enfant au sein et un pistolet au poing, comme une gaucho, nous dit-elle ! A cet endroit, les Français, venus en 1849 défendre le pape, se sont fait massacrer. Notre guide s'étant un peu éloignée, le Père nous prend à part : « Ce monument élevé sur cette colline à un endroit où l'on ne voit pas le Vatican, symbolise la main de Satan sur Rome. Garibaldi était l'homme des Carbonari et depuis lors, la Franc-Maçonnerie gouverne l'Italie, et tant de pays ! »
En remontant dans le car notre aimable guide ajoute « Vous voyez derrière la colline ces magnifiques jardins ? » Nous voyons en effet de belles pelouses sur des hectares et de grands arbres autour de bâtiments en pierre de taille. « Ce sont les plus grands jardins privés de Rome, ceux de l'ambassade d'Union Soviétique ! »
Tandis que le groupe poursuit sa visite, je le quitte pour gagner l'aéroport et la Suisse où commence le soir-même le Congrès de Lausanne. Je manquerai donc la séance où le Père tirera les conclusions du voyage. Je sais cependant qu'il a insisté sur plusieurs points et reprends ici les thèmes qu'il a développés :
1\) *La foi en Rome.* Selon une thèse reprise par de nombreux théologiens, bien que n'étant pas de foi, l'Église est fixée à Rome, signe de sa stabilité jusqu'à la fin du monde. Nous nous sommes sentis vraiment partout chez nous, durant ce pèlerinage, dans les basiliques, dans les églises où nous sommes passés, sauf, hélas, dans la salle d'audience du Vatican. Nous aimons profondément la Ville éternelle.
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2\) *Le schisme dans l'Église.* Nous avons cruellement ressenti la séparation entre notre Ligue de Contre-Réforme Catholique qui veut le salut de l'Église de toujours et l'équipe au pouvoir depuis dix ans.
Des contacts pris dans Rome, des rencontres avec des personnages du Vatican, voulant conserver l'anonymat, ont montré que nombreux sont ceux qui comprennent nos positions et souhaitent que nous nous retrouvions bientôt tous en union avec le Saint-Siège. (Ils ne disent pas en union avec Paul VI)
3\) *Le travail immense qui reste à faire.* Il nous faut garder conscience de la complicité de tant de théologiens, de religieux, de laïcs qui ne demandent qu'à être en accord avec le monde, ne veulent pas être persécutés par le monde mais vivre une religion bien tranquille. Il convient donc de faire comprendre à nos amis à quel niveau, se situe le problème actuel, que c'est notre salut éternel qui est en cause.
Enfin pour nous qui avons participé à ce pèlerinage, les événements que nous avons vécus ont dépassé nos espérances.
Notre opiniâtreté à faire passer notre message -- pour employer un terme à la mode -- a conduit les journaux du monde entier à mentionner que le pape est attaqué par un mouvement dit de Contre-Reforme, comme le responsable de la décadence actuelle.
Chacun peut voir qu'en face de cette opposition, le pape à l'encontre de tous les thèmes qu'il développe, d'amour, de dialogue, de négociation, s'est refusé à nous recevoir et nous a fait chasser par la police italienne !
Les journées que nous avons vécues nous fortifient donc dans nos convictions : les faits que nous reprochons au Saint Père sont d'importance, il ne sait comment y répondre.
Claude de Cointet.
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### Ce qui s'est passé à Rome en juin 1973
par Élisabeth Gerstner
Deux événements ont été complètement dissimulés au public catholique : 1, le pèlerinage à Rome de la Pentecôte (9, 10 et 11 juin) ; 2° le «* clamoroso incidente all' udienza del Papa *» le 13 juin. Le Vatican a réussi à imposer silence là-dessus à la presse romaine comme à la presse mondiale.
C'est donc en « exclusivité mondiale » que nous publions les informations inédites (et les observations personnelles) d'Élisabeth GERSTNER sur les circonstances réelles du pèlerinage à Rome et sur le déroulement très animé de l'audience pontificale du 13 juin.
PAR OÙ COMMENCER CE RÉCIT ? Il y faudrait un livre entier. Raconterons-nous les choses *ab ovo ?* Non, ce n'est pas nécessaire. Car sur l'origine du pèlerinage à Rome, et sur les deux premiers pèlerinages, tout est dans ITINÉRAIRES : dans le second supplément au numéro 145 de juillet-août 1970, pages 56 à 66 ; et dans le numéro 155 de juillet-août 1971, pages 260 à 275. -- Parlons donc du troisième pèlerinage, celui de la Pentecôte 1973. ([^5])
Pèlerinage historique. La plupart des pèlerins, rentrés dans leur pays, le cœur plein de joie, le corps fatigué d'une grande pénitence, n'ont presque rien su de ce qui s'est passé : Nous avons tant prié ensemble qu'on n'a pas eu le temps, de les informer des événements qui entouraient comme une couronne d'épines notre grande supplication au cœur même de l'Église. Maintenant, il faut raconter.
\*\*\*
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Arrivée à Rome le 11 juin, je vais aussitôt à notre bureau du corso Vittorio Emanuele, siège de la *Gentium concordia pro Ecclesia romana catholica* (PERC), et j'y trouve nos amis très inquiets. Le cardinal Poletti, vicaire de Rome (successeur à ce poste du défunt cardinal Dell' Acqua), a radicalement changé de ton à notre égard. Il profère contre le pèlerinage des menaces que nous n'avions jamais entendues dans sa bouche. Il veut à tout prix l'empêcher d'avoir lieu.
Pourtant je lui avais rendu visite au mois d'avril, au Latran, en compagnie de Franco Antico, secrétaire général du PERC. Son attitude avait été conciliante. Il nous reprochait sans doute d'être « indisciplinés », mais il déclarait reconnaître que nous sommes gens de *bona fide.* Il nous parlait avec bénignité : il savait bien, nous disait-il, et le pape savait bien que nous conservons la *messa antica* (c'est selon lui l'expression par laquelle Paul VI désigne la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V) ;
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et il nous faisait remarquer qu'on nous laissait faire, en plaine connaissance de cause ; nous avait énuméré les églises de Rome où nos amis de l'*Una Voce* romaine maintiennent cette « messa antica » ; il nous avait dit qu'il savait bien que dans la basilique Saint-Pierre, sur la plupart des autels, on trouve le Missel de saint Pie V :
-- Oui, oui, nous savons tout cela, nous laissons faire, par compréhension et charité. Ayez donc en retour pour l'autorité autant de charité et de compréhension qu'elle en montre à votre égard. Nous pourrions frapper et punir vos prêtres. Nous fermons les yeux...
La conversation avait été très longue. Le cardinal, selon une méprise courante dans les sphères officielles, croyait (ou faisait mine de croire) que nous étions attachés à la *messa antica* à cause du latin. Franco Antico lui avait très bien répondu :
-- Vous nous parlez, *Eminenza* ([^6])*,* du latin, qui en effet nous est cher, comme s'il nous était plus cher que l'unité de l'Église. Mais si c'était le latin que nous mettions au-dessus de tout, nous pourrions adopter le Nouvel Ordo Missae, qui existe en bon latin. Nous préférons la messe de saint Pie V en vernac au latin du Nouvel Ordo. C'est pour nous une question de foi et non d'esthétisme.
Et puis le cardinal Poletti nous avait parlé d'un nouveau printemps dans l'Église... Les innovations de Vatican II et de Paul VI le mettaient dans un état de complète euphorie (vraie ou imitée, je ne saurais le dire). Notre conversation avait été une sorte de controverse : mais enfin le cardinal n'avait pas rompu les ponts. Il avait été aimable et souriant. Il nous avait invité à revenir le voir pour régler nos problèmes : il savait en avril que le pèlerinage serait bientôt *ante portas* et qu'il nous serait nécessaire d'avoir de grandes églises à notre disposition...
Et puis maintenant, 1^er^ juin, une semaine, même pas, avant arrivée de nos pèlerins, la situation est complètement modifiée.
Le cardinal Poletti est en constant contact téléphonique avec notre bureau du Corso. Il est méconnaissable. Son ton est devenu dur, froid, impérieux, hostile. Il n'est plus question de compréhension et de charité à notre égard :
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mais de rester chez nous, chacun dans son pays, et de laisser Rome en paix. Le cardinal nous dit que des évêques du monde entier se plaignent amèrement de voir célébrer à Rome, et à Saint-Pierre même, la *messa antica*, alors qu'ils l'ont abolie dans leurs diocèses pour faire plaisir au pape Paul VI. C'est pourquoi on ne saurait plus tolérer désormais que subsiste dans des églises romaines la célébration d'un rite supprimé depuis longtemps ([^7]). Il n'y aura donc pas d'églises à la disposition du pèlerinage ; et si des prêtres s'obstinent à célébrer selon le rite supprimé, ils seront frappés de sanctions canoniques.
Telles sont les menaces du cardinal.
Franco Antico lui répond :
-- Ce que vous dites, *Eminenza*, est l'équivalent d'une déclaration de guerre. Nous ne cherchons pas la guerre. Vous nous l'imposez. Mais vos menaces les plus terribles ne nous feront pas céder. Sachez que tous les prêtres et tous les laïcs du pèlerinage sont prêts à se faire tuer plutôt que de renoncer à la messe, au catéchisme et à l'Écriture. Réfléchissez, *Eminenza *! Vous ne croyez tout de même pas qu'il suffit de fermer quelques grilles devant nous pour que nous allions désormais à la nouvelle messe !
Toute la semaine, nombreux coups de téléphone du même genre avec le cardinal Poletti.
Franco Antico est aussi un grand diplomate. Une fois, il dit au cardinal :
-- Est-ce que le pape serait satisfait et nous permettrait notre culte catholique si, avant le début de chaque messe, on lisait une déclaration assurant que « le fait que nous célébrons ici la messe de saint Pie V n'implique ni affront ni critique au pape Paul VI » ?
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Le cardinal répond que cela demande réflexion, qu'il nous dira ultérieurement si une telle déclaration pourrait amener le pape à modifier sa décision négative à notre égard. Franco Antico insiste ; il explique au cardinal que jusqu'ici notre appareil logistique n'a pas été mis à la disposition de l'abbé de Nantes :
Au mois d'avril, quand l'abbé de Nantes a été empêché de tenir sa conférence de presse à son hôtel et qu'il cherchait un local dans Rome, nous ne lui avons pas offert nos bureaux. Mais si maintenant vous nous provoquez, si vous nous poussez à bout, si vous nous fermez les églises et si vous prenez des sanctions contre nos prêtres, alors dès demain nous ouvrons nos bras à l'abbé de Nantes. C'est vous qui nous y aurez contraints.
J'embrasse Franco pour cette bonne déclaration ! Mais son visage ruisselle de sueur.
\*\*\*
Durant toute cette première semaine du mois de juin, nous n'avons quasiment pas pris le temps de manger et de dormir. La situation est trop grave et nous n'arrêtons pas d'en discuter. Nous sommes devant l'éventualité d'un conflit ouvert : faut-il encore chercher à l'éviter ? faut-il foncer ? J'en viens parfois à prier Notre-Seigneur que le cardinal Poletti n'arrive pas à apaiser Paul VI au sujet de notre pèlerinage ; ainsi tout serait plus clair et l'on ne perdrait pas de temps en atermoiements et tergiversations, alors que l'Église périt chaque jour davantage. *Dum Roma deliberat, Saguntum perit* (Tite-Live). Dieu seul connaît les sacrifices de nos amis romains en ces jours qui précèdent immédiatement le pèlerinage. Mais que de divisions ! Quot homines, tot sententiae. Chacun veut être le général en chef. Comment gagner la bataille si tous prétendent commander à tous ? -- Ce que nous éprouvons en ces jours, me dit. un ami pour me consoler de ces discordes, c'est l'état de l'Église sans pape. Et il me montre, sur la table de Franco Antico, le nouveau livre du P. Saenz : *Sedis-vacanz*. Rien ne va plus, la désunion est partout, nous avons besoin d'un pape pour sauver l'unité ; même notre unité à nous, traditionalistes. Allons-nous faire au même moment deux pèlerinages concurrents. ? Non, il faut un pèlerinage, réunissant les deux groupes qui veulent faire le même pèlerinage. Mille fois en ces jours je me répète la poésie anglaise qui dit qu'il est très beau de vivre avec les saints une fois qu'ils sont dans le ciel, mais qu'il est épouvantable de vivre avec eux *when in making*, quand ils sont en train de se sanctifier...
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Les difficultés sont de toutes sortes. Il y a eu la grève du courrier : si bien que les lettres envoyées à Pâques commencent à peine à arriver la semaine avant Pentecôte. L'argent pour les réservations, l'*anticipo,* envoyé par virement bancaire, n'est pas arrivé à Rome. Quand arrivera t-il ? Les couvents qui ont procuré des logements réclament l'*anticipo ;* sans *anticipo,* les réservations seront annulées. De son côté, la presse veut avoir des nouvelles, et nous n'en donnons pas : espérant que le cardinal Poletti fera revenir Paul VI sur sa décision, nous ne donnons pas aux journaux l'information sensationnelle : LES ÉGLISES DE ROME FERMÉES AU PÈLERINAGE PAR ORDRE DU PAPE ! Les premiers prêtres arrivent. On les met individuellement au courant de la situation, et des menaces de Paul VI, notifiées par le cardinal-vicaire contre ceux qui célébreront la *messa antica...*
De toute l'Europe, des centaines de coups de téléphone, en toutes langues, arrivent à notre quartier général du corso Vittorio Emanuele :
-- Pourra-t-on avoir des premières communions ?
-- Oui Madame, nous aurons cela.
(Mais nous ne savons même pas si nous aurons une église...)
-- Et la confirmation ?
-- Oui Madame, c'est dans notre programme.
-- Par quel évêque ?
-- Madame, il ne nous est pas encore possible de divulguer le nom de l'évêque qui viendra confirmer...
D'autres ont d'autres préoccupations :
-- Procurez-moi, dans un bon hôtel, une chambre avec un petit lit pour mon chien ; merci. Ah, s'il vous plaît, il faut aussi qu'il y ait un parc à proximité de l'hôte, pour promener mon chien. Encore merci.
Il y a aussi les soupçonneux, les agressifs, les furieux :
-- Dans tout Rome, impossible de rien savoir sur votre pèlerinage, on n'a que les dépliants, rien d'autre, vous le faites exprès ou quoi ? On dit bien que vous avez été achetés par Paul VI pour saboter le pèlerinage et pour empêcher la presse d'en parler. Combien d'argent avez-vous donc touché du Vatican, etc., etc.
Et encore :
-- Mme Gerstner, attention ! il y a un espion auprès de vous, un espion de Paul VI...
-- Qui serait cet espion ?
-- Le Père XXX, voyons !
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-- Et pourquoi devrait-il être un espion du Vatican ?
-- On le voit toujours tourner autour de vous... Ainsi glisse-t-on en pleine folie obsidionale.
Pour nous détendre, Franco Antico nous donne lecture d'un panégyrique extravagant du « plus grand homme de l'histoire », à savoir Benito Mussolini. Article paru dans un journal avant la guerre. C'est à éclater de rire. Quel est l'auteur ? Il faut deviner. On devine :
-- C'est Jean-Baptiste Montini, dit quelqu'un.
-- Non, pas tout à fait, mais un ami intime...
C'est le cardinal Pellegrino ! Il a bonne digestion et mauvaise mémoire. Par chance, notre mémoire fonctionne tandis que notre estomac refuse de digérer n'importe quoi.
Un prêtre romain vient me confier deux reliques *ex ossibus* de sainte Catherine de Sienne, afin que je les donne aux plus grands bienfaiteurs du pèlerinage. De ce prêtre aussi, plusieurs personnes m'ont dit qu'il est un espion du Vatican, un intime de Mgr Benelli. Je n'en crois rien. Ce n'est nullement pour le « tester » que je lui raconte l'interview donnée l'autre mois par le cardinal XXX à la télévision allemande au sujet de Jean XXIII et du concile : « Voici comment cela s'est fait, disait le cardinal. Quelques jours après son couronnement, je suis allé voir le pape Jean XXIII avec mon ami le cardinal Ruffini, pour lui proposer un concile Vatican II. C'est le cardinal Ruffini et moi-même qui sommes à l'origine de cette idée. » Fameuse idée. Si c'est vrai, il n'y a pas de quoi se vanter. Le pauvre cardinal a dit ensuite que le concile était injustement critiqué à la fois par les traditionalistes et par les progressistes, et que pourtant il avait fait beaucoup de bien : « Il a apporté beaucoup de bonnes choses. Par exemple la constitution sur la liturgie. Elle a augmenté la piété dans le peuple chrétien, c'est une bonne innovation. » Le prêtre romain qui m'écoute en a les larmes aux yeux : -- *Crollato anche questo baluardo, Dio mio, Dio mio...* ([^8])
Tout cela dans une chaleur écrasante, avec un travail incessant, assumé par une toute petite équipe groupée autour de Franco Antico. Et le *stress* de savoir quoi faire, quelles décisions prendre. C'est sans doute l'abbé de Nantes, avec sa fracassante venue à Rome au mois d'avril, pour remettre au pape son « libelle d'accusation », oui c'est sans doute l'abbé Nantes qui nous vaut l'attitude soudainement hostile du Vatican à l'égard du pèlerinage. Je constate que beaucoup de nos amis, loin de lui en vouloir, sont reconnaissants à l'abbé de Nantes de cette clarification ; et je suis de leur avis. Mais il y en a d'autres, dans nos rangs, qui auraient préféré rester dans l'illusion ; ou qui s'y accrochent encore comme ils peuvent.
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-- Je ne veux pas braver le pape, me dit un bon prêtre français, je ne veux pas le braver comme l'a fait l'abbé de Nantes.
-- Au point où nous en sommes, c'est inévitable, lui dis-je. Comment faire autrement ?
D'ailleurs il ne s'agit pas véritablement de « braver » : l'abbé de Nantes est le dernier à vouloir braver l'autorité. Mais la situation est trop terrible, il faut une solution radicale, c'est ce qu'a bien démontré l'abbé de Nantes : que Dieu nous donne un bon pape catholique !
On peut critiquer l'abbé de Nantes, mais sa démarche à Rome du mois d'avril n'a pas été un échec ; nous devons maintenant manger la soupe qu'il nous a préparée.
Il suffit d'ouvrir les yeux : à Saint-Pierre, voici la communion dans la main, distribuée par de jeunes hommes qui ne sont pas ordonnés ; l'hostie est offerte indistinctement à tous, même aux touristes de passage qui ne demandaient rien : ils ne savent qu'en faire et la mettent à la poche.
Ce naufrage de l'Église, il y a de nos amis qui en meurent. Je profite du moment de la *siesta,* qui à Rome interrompt tout travail, pour m'échapper du bureau et aller visiter un prélat qu'une maladie mystérieuse a frappé physiquement et moralement. L'année dernière encore, il combattait avec nous. Il a beaucoup fait pour le maintien de la messe traditionnelle, il a beaucoup fait pour les deux premiers pèlerinages. Le voici comme vidé de lui-même. Je comprends que dans son état on ne peut guère lui parler de la situation de l'Église ni des affaires du pèlerinage. Je l'implore seulement de retrouver la volonté de vivre, de guérir, car je m'aperçois qu'il est résigné infiniment. Mais nous avons besoin de lui, de sa sagesse, de sa science, de son amitié. Comme il est en outre un grand lettré, je lui cite Horace : *Nondum omnium dierum solem occidisse.* Il me répond : « Je voudrais le croire ». Nous évoquons la pensée de Pascal : Dieu serait injuste si nous n'étions pas coupables. Avons-nous assez aimé l'Église ? Ce, que nous vivons aujourd'hui, n'est-ce pas un châtiment pour toutes nos négligences ? Il pleure : *donum lacrimarum.* Je sais qu'il sera spirituellement avec nous, au pèlerinage, par ses larmes et par ses prières. Je lui cite maintenant Sénèque : *Iniqua numquam regna perpetuo* manent... J'ajoute : *Pazienza ! un po' ancora di pazienza !* Je le quitte. Il fait une petite croix dans ma direction, incapable qu'il est devenu de sourire, 1'œil presque sans vie. Oh mon Dieu, *laetifica juventutem ejus...* Ne l'appelle pas encore, nous avons tant besoin de lui.
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Autre visite, avec un ami prêtre, chez un évêque. Mais nous ne voulons pas l'inviter au pèlerinage : depuis les bouleversements dans l'Église, il croit avoir perdu la foi.
C'était un des meilleurs évêques. Je ne peux pas mentionner ici ses mérites, on le reconnaîtrait. Il se demande maintenant si c'est la vraie religion qu'il avait embrassée, puisque le catholicisme se décompose, et que cette décomposition est opérée par la hiérarchie catholique. Je ne parle de lui que pour cette raison : n'allons pas perdre la foi, prions pour ne pas perdre la foi ! Au moment où nous partons, c'est lui qui se met à genoux et demande au prêtre de le bénir...
\*\*\*
Au siège romain du PERC, au 21 du corso Vittorio Emanuele, il y a maintenant une très jolie chapelle, où l'on célèbre les offices et où l'on récite le chapelet. Cette chapelle, nous la devons surtout à l'enthousiasme des jeunes de « Civiltà cristiana », le groupement italien dont Franco Antico est le chef (là, il commande tout seul, tandis qu'il doit écouter les avis des autres dirigeants quand il agit comme secrétaire général du PERC). Les étudiants de « Civiltà cristiana » préparent les enveloppes qui seront remises aux pèlerins : chaque pèlerin recevra *una busta* contenant l'insigne avec la tiare et la mention : *Sacrificium Missae,* le petit livre des prières et des chants pour la veillée, une plan de Rome, des cartes postales timbrées PERC, etc. Les étudiants y travaillent jour et nuit.
Je lis mon courrier. Une bonne personne me reproche de venir en avion au pèlerinage. Elle ne comprend pas qu'ainsi j'ai économisé de l'argent et des forces... Un prêtre américain envoie une prière pour la sauvegarde de la messe traditionnelle ; nous traduisons sa prière en latin pour qu'elle reçoive les approbations canoniques. Les premiers pèlerins commencent à arriver de Rhodésie, d'Australie, de Mexico, des États-Unis. Le cardinal Poletti téléphone toujours ; et toujours qu'il n'y a rien à faire, nous n'aurons pas d'églises...
C'est pourquoi les dépliants-programmes du pèlerinage n'indiquaient pas les églises où auraient lieu les cérémonies : comment les indiquer alors que nous les ignorions nous-mêmes ? Nous indiquions seulement des « lieux de rassemblement », en général une grande place devant une église connue.
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Notre résolution était prise : à partir de ces lieux de rassemblement, nous transporterions les pèlerins, en autocar, à une église dont le nom resterait caché jusqu'à la dernière minute, afin de l'occuper par surprise. Dans l'un des autocars, calice, ciboire, hosties, ornements. Nos prêtres savent qu'ils sont menacés de graves sanctions canoniques. Ils ne reculent pas. Rien ne leur garantit qu'ils ne repartiront pas de Rome, la semaine prochaine, suspens, ou excommuniés...
\*\*\*
Vendredi soir 8 juin. Messe dans une église de Rome pour un groupe de pèlerins qui vient d'arriver après un long voyage et n'a pas encore eu de messe aujourd'hui.
-- Où sera, demain matin, la messe d'ouverture ? demandent nos pèlerins.
Nous leur fixons seulement un « lieu de rassemblement ». Pas le temps de leur expliquer le pourquoi de ces mystères. D'autant qu'il y a encore un tout petit espoir. Le matin même du premier jour du pèlerinage, demain matin, samedi 9 juin à 8 heures, Franco Antico a rendez-vous chez le cardinal Poletti pour une dernière entrevue.
\*\*\*
Samedi 9 juin. Neuf heures. Franco rentre de chez le cardinal. C'est non. Les églises romaines sont interdites par le pape au pèlerinage.
A onze heures, donc, nous occupons par surprise, et en force, l'église Sant' Andrea della Valle.
Nous sommes si nombreux que personne n'ose tenter de nous faire obstacle.
Le Père Noël Barbara célèbre, avec pour diacre un prêtre romain et pour sous-diacre un prêtre américain. Admirable sermon de l'abbé Louis Coache. Peut-être parce qu'il l'avait préparé à l'avance, ou peut-être parce qu'il espère encore que l'on pourra fléchir Paul VI, il ne dit pas un mot de la gravité terrible de la situation : cette messe célébrée dans une église qui a dû être occupée de force, à cause du *divieto* du pape contre la messe catholique traditionnelle. Nos pèlerins chantent, prient, communient ; la plupart d'entre eux ne savent pas ce qui s'est passé ([^9]).
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Samedi après-midi. Incoordination des programmes entre les différents groupes. Un grand nombre de pèlerins se rendent à Sainte-Marie-Majeure pour y vénérer saint Pie V et y faire le serment de ne jamais abandonner la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de ce saint pape. D'autres groupes avaient programmé cet exercice le dimanche à 16 heures, avant la « marche pénitentielle » ; et je ne connaissais que ce programme-là. C'est pourquoi j'avais demandé aux bons prêtres de la basilique d'ouvrir le tombeau de saint Pie le dimanche ; ce qu'ils ont fait pour nous ; car il est presque toujours fermé.
Samedi soir. A 22 heures nous commençons la veillée de prières sur la place Saint-Pierre. Aucune difficulté avec la police. Pourtant, la gendarmerie du Vatican avait envoyé à notre bureau un fonctionnaire pour nous faire remarquer que nous n'avions aucune permission.
-- Mais cette veillée est toujours dans notre programme, elle a toujours fait partie du pèlerinage !
-- Oui, mais demandez la permission...
Nous avions donc écrit une simple lettre à la secrétairerie d'État, l'informant que, comme les années précédentes, une veillée de prière et de pénitence aurait lieu de 22 heures jusqu'à l'aube, chose toute naturelle et allant de soi...
Cette veillée fut un peu de ciel. La pénitence ne faisait aucune peine. Les pierres de la place ne paraissaient pas dures aux genoux. Et tant de signes de bénédiction... des grâces, des conversions, des vocations... A six heures du matin, la procession silencieuse compte encore 630 personnes ([^10]).
Grande, grande impression, à l'heure la plus obscure avant les premiers rayons de l'aube : tous nos prêtres prononcent ensemble le grand exorcisme de Léon XIII contre Satan et ses anges, avec de nombreux signes de croix... *Exorcismus in Satanam... Ecce crucem Domini, fugite partes adversae... Exorciamus te, omnis immunde spiritus, omnis satanica potestas...*
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« Et aspergatur locus aqua benedicta. » C'est le P. Noël Barbara qui verse l'eau bénite sur le territoire du Vatican.
On aperçoit à ses côtés la noble figure de Mgr Ducaud-Bourget. Je trouve, qu'il ressemble aux images du curé d'Ars.
\*\*\*
Un journal romain qui avait été autrefois plutôt favorable aux traditionalistes, *Il Tempo,* publie un article du prince Rospigliosi où l'on explique que notre pèlerinage est venu à Rome en hommage à Paul VI !
Le Vatican est donc bien puissant maintenant sur la presse romaine...
\*\*\*
Dimanche de Pentecôte. La basilique Saint-Pierre n'ouvre qu'à huit heures. La veillée se termine à six. On voudrait occuper de nouveau Sant' Andrea della Valle, mais les portes sont fermées. A notre messe de Pentecôte doit avoir lieu la première communion des enfants. Un groupe de pèlerins, qui a deux communiants, a trouvé une messe solennelle à 11 heures, avec une magnifique chorale de l'*Una Voce* italienne, célébrée par un prêtre américain, avec pour diacre un prêtre français et pour sous-diacre un prêtre italien. La bonne sœur prépare pour les premiers communiants un banc avec des draps rouges et des coussins de velours, elle apporte même une aube blanche pour le garçon, tout est improvisé, c'est une messe précieuse comme le morceau de pain que l'on trouve pendant une famine. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. A chaque jour suffit sa peine et son cantique. Nous chantons le *Veni Sancte Spiritus.* Quelle joie dans nos cœurs ! Il est venu le *pater pauperum,* il est venu aux pauvres traditionalistes, et nous voilà riches, riches...
Mais à midi la plupart des pèlerins n'ont pas encore eu de messe. Une grande confusion règne au bureau. C'est seulement alors que j'apprends le changement de la « marche pénitentielle » : elle partira de Sant'Andrea della Valle et non plus de Santa Maria Maggiore, comme il avait été prévu. Des centaines de pèlerins n'ont pas été informés de cette modification. Je cours à Sainte-Marie-Majeure où je trouve un fort détachement de police ; j'y trouve aussi les gens de la télévision française à qui j'explique que pour avoir la messe nous en sommes réduits à occuper les églises ; qu'en ce jour de Pentecôte on n'a pas encore trouvé d'église qui soit ouverte à l'ensemble du pèlerinage ;
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que pour cette raison une grande partie des pèlerins se trouvent en ce moment (16 heures) à Sant' Andrea della Valle, dans l'espoir d'une messe ; et qu'en conséquence la marche pénitentielle n'aura lieu qu'ensuite et partira de Sant' Andrea. A Sainte-Marie-Majeure nous ne sommes que deux ou trois cents : après une visite au tombeau de saint Pie V, nous défilons jusqu'à Sant' Andrea della Valle, selon la coutume des deux pèlerinages précédents. Quand nous arrivons à Sant'Andrea, nous y apprenons que l'église a été fermée aux pèlerins comme le matin, et que nos amis sont allés occuper Santa Maria sopra Minerva. Nous les rejoignons au moment du sermon, prononcé par l'abbé Coache :
« Par la grâce de Dieu, et certainement par l'intercession de sainte Catherine de Sienne, nous avons trouvé cette maison de Dieu ouverte pour nous. » Car justement cette église renferme, sous le maître-autel, le sarcophage de sainte Catherine de Sienne. Quelle messe, sur le tombeau de la grande sainte ! J'ai toujours sur moi ses reliques *ex ossibus *: C'est le Père Noël Barbara qui célèbre. Les enfants font leur première communion. Puis c'est la marche...
A la même heure Paul VI a convoqué *tutta Roma* dans la direction opposée, au Latran, pour y inaugurer l'année sainte atypique qu'il vient de décréter.
Nous nous avançons vers Saint-Pierre, derrière les drapeau des 37 nations, et les grandes pancartes : « Rendez-nous, la messe ». « Rendez-nous le catéchisme ». « Nous ne voulons pas devenir protestants ». « Sacrificium Missae » : Mgr Ducaud-Bourget marche appuyé au bras d'un pieux laïc. Un moment je chemine à cote de Scortesco, il met l'accent sur le *nunc* en récitant l'Ave Maria : *Sancta Maria, ora pro nobis*, NUNC *et in hora mortis nostrae.* Quand nous arrivons à la basilique, elle est encore ouverte. Mais c'est l'heure normale de la fermeture. Nos pèlerins ne le savent pas, et croient avoir affaire à une nouvelle brimade. Il y aura quelques bousculades avec les gardes et quelques barrières renversées.
\*\*\*
Lundi de Pentecôte. A neuf heures nous occupons l'autel de saint Pie X dans la basilique Saint-Pierre, c'est notre messe de clôture. Nous savons où trouver encore le Missel romain de saint Pie V. Nous avions apporté avec nous les hosties. La messe est célébrée-par un prêtre américain. Je connais la vie émouvante de ce prêtre ! Quelle conversion ! En ces jours se décide son existence future dans l'Église. La messe, qu'il ne peut pas abandonner, lui coûtera l'œuvre de sa vie. Mais la messe vaut bien l'œuvre de toute une vie ; elle vaut notre vie même.
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J'ai déjà assisté ce matin à plusieurs de nos messes. Et donc, pendant cette célébration sur le tombeau de saint Pie X, je fais un peu le tour de la basilique pour mes petites recherches. J'entre dans le confessionnal d'un grand pénitencier, ami de mon mari :
-- Je ne viens pas me confesser, cher Père G., mais dites-moi, avez-vous entendu nos prières et nos chants dans la nuit de la Pentecôte ?
-- Mais qui ne vous a pas entendus pendant toute cette nuit ! C'était beau et triste, mais plus beau que triste, c'était à me voler le sommeil.
-- Savez-vous qu'en ce moment, pour célébrer la messe, nous en sommes réduits à *occuper* l'autel de saint Pie X ?
-- Oui, je sais, je sais, je sais tout ce qui se passe... Et il se met à se lamenter :
-- Où allons-nous ! A quoi sommes-nous arrivés ! Il n'y a plus de charité entre les chrétiens !
-- Sans la vérité, mon bon Père G., il n'y a aucune charité. La vérité peut être dure, *gladium est, ignis est,* ce n'est pas vous, cher Père G., qui pourrez dire le contraire, car c'est bien vous, mon Père, il y a quelques années, qui m'avez donné pour la dernière fois le coup de verge que l'on a supprimé. Vous souvenez-vous ? Le dernier chrétien à obtenir un coup de verge aura été cette petite femme allemande, qui insistait pour cela, pendant qu'on était en train d'emporter les verges des confessionnaux. Bon Père G., ne voyez-vous pas qu'on démolit tout dans l'Église ? Oui, je le vois aussi... Mais la polémique ne me plaît pas.
-- Mais qui a commencé avec la polémique ?
-- Hélas vous avez raison, priez pour moi, je prie pour vous, saluez votre mari, les chers enfants, vos parents... Dans la chapelle du Saint-Sacrement, je vois de mes propres yeux, je vois, à Saint-Pierre pour la première fois, donner la communion dans la main.
Je vois aussi quelques *porporati* venus observer notre pèlerinage. Ils regardent nos pèlerins : nos pèlerins qui sont en train de se nourrir de nouveau de la messe, notre pain quotidien, et qui sont heureux.
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A dix heures, les autocars transportent les pèlerins au théâtre Quirinal, où a lieu la conférence de clôture. Un seul orateur était prévu, Marcel De Corte. Mais il est malade et n'a pu venir, c'est le Père Noël Barbara qui lit son allocution ([^11]).
\*\*\*
Lundi soir. Réunion des dirigeants du PERC pour fixer la date du prochain pèlerinage.
Je crois que c'est une erreur de tenir ces délibérations et de prendre des décisions de cette sorte quand nous sommes tous tellement épuisés par un pèlerinage à peine terminé.
On décide de supprimer le pèlerinage en 1974 et de le reporter à 1975. Ce n'était pas mon avis. Dans deux ans, c'est trop loin ; la situation est trop grave ; tout s'accélère et se précipite. Je voudrais un pèlerinage à Rome au moins chaque année...
... si l'on ne peut pas marcher chaque mois !
\*\*\*
Mercredi après la Pentecôte.
Je raconte en témoin oculaire.
Une femme aux cheveux noirs et aux lunettes de soleil avait organisé un commando de manifestants pour faire entendre des réclamations pendant l'audience pontificale.
Elle est mère de famille, elle dit : « Je le fais pour l'Église, je le fais pour mes enfants. » Elle tremble d'horreur à l'idée d'être arrêtée, d'être expulsée d'Italie... Et que dira son mari ? Mais elle doit le faire.
La veille, elle avait exposé ses intentions à un évêque. L'évêque l'avait bénie. Et il lui avait dit :
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-- Cinq minutes avant, vous verrez peut-être vos amis avoir peur et vous lâcher ; votre cœur s'arrêtera ; vous penserez à votre mari qui n'aimera pas voir son nom dans les journaux, etc., etc. Promettez-moi que, malgré ces tentations, vous n'abandonnerez pas, vous ferez ce que vous avez décidé..
-- Je le jure, monseigneur !
Elle avait eu l'idée de lancer au pape, durant l'audience du mercredi, le *Libellus accusationis* de l'abbé de Nantes ([^12]), et de distribuer aux fidèles la LETTRE A PAUL VI de Jean Madiran. La lettre de Madiran, c'était facile : on en avait apporté 8 kilos. Mais où trouver le « libelle » de l'abbé de Nantes ? Tout le monde en parle à Rome, mais qui l'a vu, en ce début de juin 1973. ? Qui en possède un exemplaire ? On cherche.. Petit miracle, c'est seulement, quinze minutes avant l'audience que l'on en trouve un.
Le groupe de manifestants est composé d'Allemands, de Hollandais, de Mexicains et d'Américains. Ils avaient tous de bons billets pour être admis à l'audience et y avoir une place assise ; mais ils avaient voulu se réunir à 10 h 30, un peu avant l'audience, à l'autel de saint Pie X. Or à ce moment on ferme la basilique : ceux qui sont à l'intérieur ne peuvent plus sortir, ceux qui sont à l'extérieur ne peuvent plus entrer. Car, après la première audience dans l'*Aula delle Udienze,* « riservata ai visitatori delle varie nazioni », et pour cette raison surnommée, au Vat, « la salle de l'O.N.U. », Paul VI doit venir dans la basilique Saint-Pierre pour l'audience en langue italienne. On a laissé entrer beaucoup de monde, même sans billet, les billets ne servent plus à rien. Mais la petite femme aux cheveux noirs et son groupe de choc se trouvent debout contre la barrière qui sépare de la foule le passage par où Paul VI doit arriver, porté sur la sedia gestatoria.
Il arrive en effet, le visage coloré d'un maquillage brun, comme s'il s'était bronzé au soleil ou comme. s'il était grimé pour la télé. Beaucoup des gens qui sont là viennent d'Allemagne avec Mgr Graber, de Ratisbonne, un grand pèlerinage « pro Ecclesiae et papa », en somme des Silencieux venus pour acclamer Paul VI. L'évêque Graber tourne ses doigts sur son ventre en chantant un chant protestant : *Hast du nicht dieses verspüret,* n'as-tu pas éprouvé cela ? Il ne sait pas ce qu'il va lui-même éprouver dans un instant... On le dit « conservateur », c'est un drôle de conservateur, un conservateur qui préside des messes beat et qui disait au lendemain de Vatican II :
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« Nos rêves les plus audacieux ont été exaucés par ce concile. » Je ne comprendrai jamais comment on peut, à l'étranger, se faire des illusions sur lui ; ou sur le cardinal de Cologne.
L'audience est longue. Les Allemands n'en finissent jamais avec leurs chants.
Enfin on transporte Paul VI.
La petite femme lui lance le livre en lui criant très distinctement :
*Libellus accusationis est !*
Elle fait un signe aux gens de son commando. Tout le groupe se met à scander en chœur les cinq réclamations qui ont été apprises la veille sous les ombrages du Janicule :
--* Vogliamo la messa vera !*
*-- Vogliamo il catechismo autentico !*
*-- Vogliamo la Sacra Scrittura senza falsifications !*
*-- Vogliamo un papa cattolico !*
*-- Abasso i collaboratori col comunismo !*
Sur le moment, personne n'intervient contre les manifestants.
Les gendarmes se sont précipités pour intercepter le livre, qui est tombé au pied de la sedia ; cela les occupe. Ils croient peut-être que c'est une bombe qu'il faut désamorcer.
Les manifestants répètent *trois fois* la liste de leurs réclamations. Paul VI est seulement à cinq mètres. Sans un mot il tourne le dos.
Alors les manifestants lancent à la volée dans la foule la LETTRE A PAUL VI.
Dans le tumulte et la confusion, la petite femme aux cheveux noirs a disparu. Les gendarmes arrêtent un couple hollandais. Des gens se disputent les exemplaires de la LETTRE :
-- C'est à moi !
-- Non mais, quelle mauvaise éducation, de me l'arracher des mains !
Si Jean Madiran était là, il verrait que l'on fait bien circuler sa lettre à Paul VI.
La police accuse la dame hollandaise d'avoir lancé le livre. Elle nie, elle n'a jamais vu ce livre. Elle en appelle à son nonce, qui est Felici, elle réclame son ambassadeur, elle crie son innocence. Moi je sais bien qu'elle est innocente : c'est une petite femme aux cheveux noirs qui a lancé le libelle, et point cette grande blonde de Hollande !
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Puis la police se met à l'accuser d'avoir « crié des phrases ». -- Quelles phrases ? Vous m'accusiez d'abord d'avoir jeté un livre, que je n'ai jamais vu, maintenant vous m'accusez d'avoir crié quelque chose, tout à l'heure vous m'accuserez d'avoir fracassé la Pietà de Michelangelo, je veux que le nonce vienne à mon secours, où est mon ambassadeur ?
Après délibération, le couple hollandais est finalement en liberté.
«* Clamoroso incidente all'udienza del papa *», titre le seul quotidien romain qui en ait parlé.
L'agence Reuter a fait une dépêche, d'après le témoignage détaillé que je lui ai fourni, mais les consignes du Vatican étaient de garder absolument le silence. Il est curieux de voir avec quel empressement les radio-télés et les journaux du monde entier obéissent aux consignes du Vatican, quand ce sont des consignes contre les catholiques fidèles à la tradition catholique.
*La Meuse* de Liège a fait écho à la dépêche Reuter :
« La police italienne ainsi que celle du Vatican ont nié qu'un incident se soit produit pendant l'audience de cette journée. Mais un témoin, Mme Élisabeth Gerstner, l'une des dirigeantes du mouvement traditionaliste catholique, a déclaré à l'agence Reuter avoir vu une femme brune, *etc. *» Ah, ah, ils ont *nié... !* Ils ont bonne mine. Il y avait un autre groupe présent sur les lieux. A moins de vingt mètres. Un groupe qui n'a ni bougé ni crié, et qui ne s'est pas fait repérer : mais qui sans rien dire a tout enregistré sur magnétophone. Nous avons toute la scène en mini-cassettes. Ils peuvent bien *nier...*
Je pense qu'après cette audience du mercredi de Pentecôte 13 juin, aucune audience du mercredi ne sera plus jamais comme avant.
Notre combat continue, *usque ad mortem.*
Élisabeth Gerstner.
89:177
### Pourquoi le Chili s'est libéré
par Jean-Marc Dufour
DEPUIS QUE S'EST INSTALLÉ, il y a trois ans, le gouvernement de Salvador Allende, nous avons suivi, sinon dans tous ses détours, du moins dans ses grandes lignes, le développement de l'entreprise de marxisation qui se déroulait au Chili. Non pour y prendre un coupable plaisir, mais parce qu'il était fascinant et instructif d'examiner avec soin comment un gouvernement marxiste, ne disposant ni de l'appui de la majorité de la population, ni de celui des corps constitués (tribunaux et autres organismes judiciaires), n'ayant pas la majorité au Parlement, ne disposant pas d'une armée révolutionnaire née dans la guerre civile et dévouée au nouveau pouvoir, s'y prenait pour implanter un régime marxiste-léniniste malgré le vœu répété des citoyens.
Nous ne le cachons pas : Salvador Allende a été à deux doigts de réussir. Ne nous le cachons pas non plus : le même processus peut se développer demain en France, avec, à notre sens, plus de chances de succès.
C'est pourquoi, je pense qu'aujourd'hui, alors que la flaque de sang du Palais de la Moneda n'est pas encore séchée, et que l'on commence à peine à dresser des portraits mensongers de l'homme et de l'œuvre, il convient de revenir sur les caractéristiques du régime marxiste-léniniste chilien et d'examiner les raisons de l'échec de Salvador Allende.
##### Un régime de mensonge.
C'est là, du moins, ce qui m'a le plus frappé : l'expérience chilienne fut celle du mensonge institutionnel.
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Je n'ai pas parlé dans *Itinéraires* de la grève des mineurs d'El Teniente*,* et voici pourquoi. J'ai lu, tout au long de ces dernières années, la presse chilienne. La presse d'opposition, particulièrement *El Mercurio,* et la presse gouvernementale, principalement *La Nacion* et *El Siglo*. Durant toute cette grève, la presse gouvernementale -- reproduisant la plupart du temps des déclarations officielles -- a soutenu qu'elle était terminée, que le gouvernement était parvenu à un accord avec les mineurs, qu'une faible partie des ouvriers suivait le mouvement. J'avoue n'avoir pas cru que l'on puisse mentir avec autant de front ; lorsque je m'en rendis compte, il était trop tard pour en parler.
C'est là un exemple ; il y en a de semblables par dizaines. Il est même arrivé que, dans le même journal, le mensonge soit proclamé en caractères d'affiche à la première page et que la dépêche d'agence disant exactement le contraire soit imprimée dans les pages intérieures. Le P. Hasbujn, directeur du Canal de Télévision de la Faculté catholique a traité les journalistes marxistes chiliens de « cloaques ambulants ». On est bien obligé d'admettre que l'expression ne dépasse pas la réalité.
Ce mensonge officialisé, le journaliste Jaime Guzman le dénonçait en ces termes à la télévision, dans l'émission « A cette heure on improvise », quelques jours seulement avant l'intervention militaire :
« Ce qui est arrivé au Chili c'est que la majorité de la population a perdu confiance dans le Président de la République ; ce n'est pas que l'on ait perdu. confiance dans son talent à gouverner, parce que, cette confiance, il est bien possible qu'on ne l'ait jamais eue ; on a perdu confiance en quelque chose de plus grave : dans la véracité des hommes qui forment ce régime. J'ai dit souvent que ce gouvernement est le gouvernement du mensonge, mais du mensonge organisé, systématique depuis les plus hautes sphères, depuis le mensonge grâce auquel les gens qui gouvernent bafouent la parole donnée et travestissent les faits qui se sont produits. »
Il serait trop long, et oiseux, de reproduire les cas de mensonges officiels qu'énumère Jaime Guzman : cas précis, indubitables, démentis venus du gouvernement orant sans vergogne des faits dont tout le monde a été témoin et dont s'enorgueillissent, au même moment, les journaux gauchistes du M.I.R.
Pouvait-il en être autrement ? Je ne le crois pas, car le mensonge fondamental était celui « de la voie chilienne vers le socialisme ». Mensonge persistant, mensonge auquel personne ne croyait plus autour d'Allende lui-même.
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Le M.I.R. (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire) avait toujours rejeté cette théorie de la révolution « légale ». Le Parti socialiste, sous l'impulsion d'Altamirano, s'en écartait sans cesse. Seul le Parti communiste répétait la formule ; mais les textes publiés en dehors du Chili, dans les revues internationales communistes, soutenaient au contraire que le seul modèle de passage au socialisme était le modèle russe, avec dictature du prolétariat et, si besoin, la violence pour y parvenir.
Tout cela n'empêchait pas Salvador Allende de continuer à proposer sa « voie chilienne », sans paraître même se douter qu'elle ne conduisait nulle part. Force est donc de se poser quelques questions.
Ou bien Salvador Allende ne se rendait pas compte que la « voie chilienne » était en réalité une impasse -- ce qui confirmerait le diagnostic de l'ambassadeur de Belgique, pour qui le Président était le contraire d'un homme d'État et, en définitive, un sot éloquent, dépassé par les événements et débordé par ses troupes. Ou bien... ou bien, il bernait l'opinion internationale -- à défaut de l'opinion chilienne -- en promettant la révolution sans violence, comme le dentiste promet aux enfants qu'ils n'auront pas mal du tout.
Il n'y a pas de révolution sans violence ; on n'arrache pas les dents sans douleurs ; il arrive toujours un moment où l'anesthésique n'agit plus. Cela, les révolutionnaires sérieux le savaient parfaitement. Et les seuls qui n'aient pas trompé leur monde sont Carlos Altamirano, Garreton, Enriquez, qui, derrière les voiles à la Loie Fuller du camarade-président, préparaient concrètement, eux, l'insurrection et la prise du pouvoir.
##### Les raisons d'une révolte militaire.
Tout d'abord, celles qui découlent directement de ce que je viens de dire. Si Salvador Allende continuait à pousser la romance de la « voie chilienne », d'autres, autour de lui, avaient des activités autrement sérieuses. Ce n'est pas moi qui le dis : au lendemain de l'opération militaire, Alain Labrousse (*Le Monde* du 14 septembre) passait en revue « Les moyens militaires de la gauche ». En dehors des brigades du Parti Communiste et des membres du Parti socialiste engagés dans l'Armée de Libération Nationale fondée en 1967 pour se joindre aux guérilleros de Che Guevara, -- c'est la première fois que l'on en parle --, Labrousse signale « les commandos communaux, organismes qui regroupent des sans-logis, des étudiants, des ouvriers et des paysans, de véritables soviets en voie de constitution à la fin d'août ».
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Un peu plus loin, il précise que « ces diverses formes de la préparation à l'affrontement armé ne semblent avoir reçu que très récemment un appui officiel de l'appareil de l'Unité Populaire ».
Ces mots valent d'être pesés : les organisations de guerre civile de la gauche, les soviets en formation, n'ont obtenu que très récemment *l'appui officiel* de l'appareil de l'Unité Populaire. Que ce soit récemment ou non, le fait est qu'ils l'ont obtenu.
C'est là un premier point. Lorsque fut découverte une tentative de noyautage de la Marine par des éléments extrémistes du M.I.R. et du Parti Socialiste, les enquêteurs parvinrent à la certitude que les organisateurs en étaient Carlos Altamirano -- secrétaire général du Parti Socialiste --, Garreton -- chef d'une fraction du Mapu (gauche chrétienne marxisée) -- et Enriquez, du M.I.R., neveu d'un ministre de Salvador Allende. Les preuves réunies furent assez concluantes pour que le service de renseignements de la Marine demandât la levée de l'immunité parlementaire d'Altamirano et de Garreton. Il se heurta à l'hostilité du gouvernement. Voilà un deuxième élément. Passons au suivant.
Lorsque l'armée en application de la loi sur le contrôle des armes perquisitionnait dans les usines -- chose curieuse, lorsque la presse française parle de cette loi, elle ne manque pas d'ajouter « d'inspiration démocrate chrétienne » mais omet régulièrement de dire qu'elle fut adoptée à l'unanimité par la Chambre et le Sénat chiliens -- donc, lorsque l'armée perquisitionnait dans les usines, toute la presse de gauche hurlait qu'il fallait chercher les armes où elles se trouvaient et non chez les paisibles travailleurs. Cela, jusqu'au jour où l'armée fut reçue à coup de fusils quand elle voulut pénétrer dans l'usine Sumar. Il y avait loin des quelques fusils de chasse complaisamment photographiés et rephotographiés que l'on saisissait chez « les conspirateurs fascistes » au millier de mitraillettes distribuées depuis beau temps par la garde personnelle d'Allende aux amis sûrs de la banlieue de Santiago ou de la campagne chilienne.
Ce sont là les raisons immédiates qui ont entraîné l'intervention militaire, mais ce ne sont pas les seules. Tout le monde a parlé de l'état économique dans lequel trois ans de socialisme avancé ont mis ce pays. Je n'y reviendrai pas. Je préfère attirer l'attention des lecteurs sur un autre point, dont on ne parle pas, mais qui, certainement, a eu des conséquences bien plus sérieuses.
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Lors de la précédente crise, en octobre 1972, Salvador Allende appela les militaires à partager les responsabilités du pouvoir. La fraction non marxiste de la population fit confiance aux représentants des formes armées. La grève des camionneurs prit fin. Les élections se déroulèrent dans un climat à peu près satisfaisant. Ce résultat atteint, Allende renvoya les militaires à leurs casernes et proclama que « la parenthèse ouverte en octobre était refermée »*.* Malgré les engagements pris par le gouvernement à participation militaire, des sanctions frappèrent les grévistes ; les promesses faites ne furent pas tenues : ce fut l'origine de la nouvelle grève des transporteurs et la raison pour laquelle les transporteurs exigèrent que, cette fois, les promesses gouvernementales soient garanties par le vote d'une loi.
Cette fois-ci encore, le gouvernement fit appel à la collaboration de l'armée. Mais, lorsque le général Danyau qui avait la charge de régler le conflit des transporteurs en demanda les moyens, ils lui furent refusés. Alors, il démissionna. L'armée comprit qu'une nouvelle fois, sa participation au gouvernement ne serait qu'une parenthèse. Elle comprit aussi que les engagements que les généraux seraient amenés à prendre vis-à-vis de la population ne seraient pas plus tenus, une fois la crise conjurée, qu'ils ne l'avaient été il y a quelques mois. Mais il y eut plus :
A peine le général Danyau avait-il quitté son poste de ministre, qu'il fut démissionné de celui de général commandant Forces Aériennes chiliennes. Il devint dès lors évident qu'un général chilien ne pouvait conserver un commandement que s'il était prêt à s'associer à la politique de Salvador Allende. Comme le soulignait un commentateur : ce n'était plus une armée, mais une force prétorienne.
##### Lorsque disparaît la marge de crédibilité...
Le drame, pour le trompeur, c'est de ne plus être cru. C'est le point où était parvenu Salvador Allende à la veille de son suicide. Je crois qu'il a désespérément recherché « le dialogue » avec les démocrates chrétiens. Il leur a pratiquement tout cédé.
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La fameuse réforme de la constitution, qui eût rendu aux légitimes propriétaires les usines mises sous séquestre en novembre dernier et nationalisées par la suite, aux dernières minutes il promettait de la promulguer. L'énormité même de la promesse la rendait inopérante. La tenir eût fait voler en éclat l'Unité Populaire. C'était un suicide politique. Il n'y avait pas un homme sensé au Chili pour admettre que Salvador Allende, qui avait gouverné « en profitant des fissures de la loi », qui avait fermé les yeux sur les occupations de terres et d'usines même lorsque leur caractère illégal était éclatant, qui avait polémiqué avec la Cour Suprême -- déclarant que l'exécution des décisions judiciaires devait être laissée au bon plaisir de l'exécutif, que ce Salvador Allende-là ait vraiment l'intention de tenir la promesse qu'il venait de faire.
Les démocrates chrétiens refusèrent : tout autre en aurait fait autant. Alors, il ne restait plus que le désespoir et l'ultime cadeau de Fidel Castro à son « compagnon d'armes »...
Les commentateurs de la presse internationale vont s'épouvantant des ruines de Santiago meurtri, photographies banales et atroces de maisons éventrées et de prisons trop pleines. Aucun appareil ne pourra jamais saisir le complément indispensable de ces images : l'ombre flottante de Salvador Allende, de « l'homme le plus élégant du Chili » avançant au milieu des ruines et continuant à prodiguer les fausses paroles et les sourires trompeurs et courant toujours vers sa perte sans cesser de saluer à droite et à gauche avant que la mort le touche.
Jean-Marc Dufour.
Communiqué officiel remis par Mgr Carlos Oviedo Cavada ; secrétaire général de la conférence épiscopale du Chili, le 28, septembre 1973, après la visite effectuée par le Comité permanent de l'épiscopat chilien à la Junta militaire :
« Le Comité permanent de l'épiscopat chilien, représentant les évêques du Chili, a rendu visite à la Junta de Gobierno pour lui exprimer ses sentiments de respect et d'estime pour les Forces Armées et les Carabiniers du Chili, et les remercier des marques de déférence que leur ont manifesté les nouvelles autorités dans tout le pays. »
A l'heure où nous terminons le présent numéro d'ITINÉRAIRES, nous n'avons pas encore lu cette information, dans la presse française.
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### Comment le Brésil s'est libéré
*Souvenir d'un cauchemar\
et d'un miracle*
par Gustave Corçao
Écrivain catholique de dimension et de renommée internationales, Gustave Corçao n'est inconnu qu'en France. Voilà qui va changer : il nous fait l'honneur, il nous fait la joie, il nous apporte le vigoureux renfort de sa collaboration régulière. ([^13])
Il nous parlera d'abord de son pays, le Brésil, que nous connaissons si mal : Et pour commencer, de la CONTRE-RÉVOLUTION brésilienne, que nous connaissons encore plus mal. Elle a précédé la contre-révolution chilienne ; elle a été, dans la presse européenne post-conciliaire, autant défigurée et calomniée que l'est maintenant celle-ci. Honneur à l'une et à l'autre !
J. M.
COMME L'A SI BIEN EXPRIMÉ CHESTERTON, l'homme est un monstre curieux, qui s'élance impétueusement vers l'avenir les yeux fixés sur son passé. La vigueur d'une civilisation se reconnaît à l'attention, au soin avec lequel on y tient compte du passé, y enregistre les faits et les dits, y jalonne de pierres le chemin parcouru -- comme si celui-ci était en même temps un chemin de retour. A l'inverse, la gravité d'une crise de civilisation (ainsi celle que nous subissons dans le monde entier) se mesure au mépris et à la violence manifestés par les jeunes dans leur volonté de rupture avec le passé : attitude du barbare ou du désespéré -- attitude qui reste, de toute façon, au-dessous de l'humanité.
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Dans la ligne horizontale qui est celle de Freud, vouloir rompre avec le passé revient à désirer le meurtre du père ; et, dans la ligne verticale qui est celle de la théologie, la mort de Dieu. Dans une autre perspective, qui inclut en une même pérégrination humaine ces deux dimensions, rompre avec le passé c'est rompre avec l'humain.
Tous, nous aspirons ardemment à un monde meilleur, délivré de certaines tares, de tant d'erreurs parfois accumulées, un monde renouvelé par le perfectionnement moral des hommes ; tous, nous savons qu'il est essentiel à l'homme de progresser, et que s'il ne le fait point il doit régresser, tant lui reste interdite l'immobilisation des pas dans ce *restless Universe ;* mais nous savons aussi que seul progresse ce qui demeure, seul avance dans la direction d'un réel progrès celui qui a le regard tourné vers les hauts faits et les grands engagements de l'humanité. C'est fort de cette conviction que nous reportons ici notre attention sur un passé récent, et spécialement sur les journées de mars-avril 1964 dans lesquelles s'est décidé, à mon sens miraculeusement, le sort du Brésil.
\*\*\*
Il est instructif de réveiller le souvenir de ces jours sinistres, on il nous semblait vivre un cauchemar. Après des années de démagogie populiste et d'étatisations catastrophiques, le Brésil débouchait dans la phase Kubitschek ([^14]).
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La patrie paraissait s'être métamorphosée en un char de carnaval. On commit la gravissime erreur de la construction de Brasilia, qui ruina le Brésil et compromit perdant très longtemps le contrôle de l'inflation. Les buts a atteindre furent renversés, la préférence étant donnée à des dépenses superflues, au détriment de choses utiles et urgentes. Peu de gens savent que l'accroissement en pourcentage de la puissance électrique installée, même en tenant compte des trois cent cinquante mille kilowatts de la station d'Itapetininga (S. Paulo-Grupo Light) entièrement construite sous le gouvernement précédent et simplement « inaugurée » par le Président Juscelino ([^15]), restait à la moitié du chiffre atteint par les gouvernements antérieurs. Tout cela sans parler du climat de corruption allègre qui a fait de Brasilia notre Panama -- avec la différence de sa complète superfluité.
A cette période de joyeuse irresponsabilité succéda le fugace gouvernement d'un fou, qui ne mérite aucun commentaire. Et nous voici dans la sinistre période du gouvernement Goulart. L'inflation s'aggrave et le Président prend lui-même en charge l'organisation du désordre. Comme tous les complexés (*ressentido*), ou comme tous les hommes de gauche, Joâo Goulart s'imagine que l'offense au principe d'autorité plaît aux pauvres, ce qui serait vrai si tous les pauvres du Brésil avaient déjà été « conscientisés » grâce au fameux abécédaire de la lutte des classes diffusé par le M.E.B. ([^16]). Et, suivant cette idée fixe, Goulart provoque avec l'aide de ses ministres et de ses laquais la multiplication des désordres, grèves, insubordinations et insolences. Les communistes s'emparent des postes-clés, et, au Ministère de l'Éducation, disposent des deniers publics avec une surprenante facilité : des garons de vingt ans délivrent des reçus de sommes de millions sur des bouts de papiers, et brandissent comme leur meilleur titre de recommandation la preuve qu'ils appartiennent au Parti Communiste. L'U.N.E. ([^17]) obtient du Congrès des versements de trois billions, l'équivalent de 700 mille *cruzeiros* actuels ([^18]).
Nous nous acheminions vers le chaos. L'affaire de la Faculté Nationale de Philosophie en est symptomatique :
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les terroristes du comité insurrectionnel refusent l'entrée au « parrain » élu de la Faculté, le gouverneur Carlos Lacerda. Le Gouvernement Fédéral, comme pour renforcer le désordre, mobilise ses forces. Le parrain, le Recteur et les autres professeurs présents sont ridiculisés. Cette même après-midi, j'ai vu un brave coiffeur agitant son rasoir demander au ciel, aux arbres et au vent : « Comment a-t-on pu ? Comment a-t-on pu ? Pousser les élèves contre leurs professeurs, c'est comme si on poussait le fils contre le père... »
\*\*\*
Les événements se précipitèrent après le rassemblement du 13 mars (1964) à la Gare Centrale du Brésil. Je me le rappelle bien, et souhaiterais que tous se souviennent aussi de cet après-midi sinistre. Nous avions le sentiment d'une menace, lourde, imminente. On eût dit que le ciel même accumulait en se chargeant des signes de malheur. Là-bas s'étaient réunis les possédés qui rêvaient de faire du Brésil un bagne avec quatre-vingts millions de détenus. Les radios, hystériquement, lançaient des nouvelles, des noms, des slogans. Un quotidien fit paraître sa première manchette avec ce nouveau titre : LE COMMISSAIRE DU PEUPLE... Le rassemblent, relativement peu important, qui entourait la tribune s'employait en multipliant les cris et les gestes à compenser sa fragilité numérique. Un prêtre bien reconnaissable à son habit ([^19]) se propulsait à presque un mètre de hauteur chaque fois que son système nerveux se trouvait soumis aux décharges électriques provoquées en lui par les *slogans.* Et le peuple ? Le peuple, que l'U.N.E. qualifiait d'anti-peuple, assistait avec crainte et dégoût à la montée du désordre. Grèves tous les jours. Dans cet après-midi sombre et livide, on manquait d'électricité. Rationnement de la Compagnie Light. (Ce rationnement de la Compagnie Light en 64 fut un des résultats des contre-priorités établies par Juscelino Kubitschek ; la Light avait décidé sous son gouvernement la construction de l'usine de Ponte Coberta, qui devait fournir plus de 100.000 kw à Rio. L'entreprise était financée par l'étranger, mais soumise à l'accord du gouvernement brésilien et partant à la signature du Président. Par deux fois, la Compagnie dut renvoyer ses ouvriers et refaire les devis, parce que le Président Juscelino, par une criminelle négligence, tardait à confirmer ses engagements. Pendant un an les dirigeants de la Compagnie vinrent relancer le Président, sans obtenir son parafe, dont dépendait pourtant l'énorme construction qui devait apporter lumière et confort aux quatre millions d'habitants de Rio.)
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Dans notre quartier les rues étaient désertes, et sur le rebord des fenêtres nous pouvions voir, durant tout le jour, des cierges allumés : signe que dans cet appartement on priait pour demander à Dieu qu'Il ne permît pas l'assassinat du Brésil. Et ce fut cette même semaine, je crois, qu'un journaliste catholique écrivit que les réformes annoncées par Goulart coïncidaient avec les enseignements de Jean XXIII !
Les événements se précipitent. Fut-ce cette ultime semaine ou celle d'avant ? Chaque matin, en sortant de la messe, entre amis on se regardait, l'air de quelqu'un qui a un grand malade à la maison. On évitait d'aborder le sujet. Ce matin-là, pourtant, l'un de nous demanda : -- Vous avez vu ce qui s'est passé hier à l'Ile de Fundâo ?
Le Président Goulart avait décidé une rencontre avec le Recteur, les professeurs et les étudiants. Descendant en son hélicoptère, Il le fait immobiliser à mi-hauteur et se met à crier :
-- Passez devant les étudiants ! Passez devant !
Les étudiants se ruent alors en masse, forçant à coups de poing et de coude la rangée des professeurs. Et nous, en entendant ce récit, nous nous sentions envahis d'une honte immense, entrecoupée par des convulsions de colère inutile. Ah ! quelle soif de se battre ! « *Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! *»
Chaque nouvelle constituait une injure ; chaque page de journal, un soufflet. Et les nerfs à vif, et le cœur sanglant... On n'entrevoyait aucune solution, aucune issue. Un seul mince espoir : que l'armée s'organise, que ses chefs sachent faire prévaloir la loi naturelle sur la mesquine légalité engendrée par le positivisme juridique. Le sauront-ils ? Le pourront-ils ? De fait, le communisme se trouvait déjà au pouvoir et bénéficiait de la mollesse d'une société malmenée par tant et tant de mauvais gouvernements. Il lui manquait bien, encore, une organisation formelle, mais il pouvait compter sur une grande partie de la presse, sur les « intellectuels », les étudiants, les prêtres, et jusqu'aux archevêques « progressistes » qui déjà se faisaient la voix pour la déclaration :
-- Camarades ! Moi aussi je suis communiste ! Je l'ai même toujours été !
D'où nous viendrait le secours humain, la réaction possible ? On m'apporta un revolver. Qu'aurais-je fait d'un revolver contre une bande d'exécuteurs encerclant de nuit ma maison ?
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On me conseilla de changer la position de mon bureau, placé devant la fenêtre. Je me disposais à transporter ce bureau quand je me ravisai, prévoyant qu'en admettant la première j'inaugurais une série de précautions intolérables. On me conseilla encore de changer d'habitation, mais la même perspective de l'organisation de la peur me retint. Sincèrement, à un Brésil souillé par le marxisme, je préférais ne pas survivre. Quelques jours plus tard, je partis donner mon cours à la Compagnie des Téléphones, avenue Présidente Vargas. Parvenu sur place, je me vis encerclé dans ma voiture par huit ou dix individus de mauvais augure.
-- Que venez-vous faire ici ?
-- Donner un cours, répondis-je avec une répugnance infinie.
-- Nous sommes le piquet de grève. Ne savez-vous pas que la C.T.B. ([^20]) est en grève ?
Je sentis chanceler ma raison sous le coup d'une colère explosive. J'eus peur, et enrageais d'avoir peur. Je parvins à me dominer : j'embrayai, et, tête baissée pour me garantir d'une balle éventuelle, fonçai à tout va dans l'avenue Présidente Vargas, parmi les cris des « pelegos » et les coups de frein des voitures. Le lendemain, je lus dans le journal ce que ce même piquet de grève fit d'une jeune dactylo qui avait osé discuter avec eux. Ils la déshabillèrent et l'abandonnèrent nue, près d'un palmier.
Les possédés ! Les possédés ! Nous avions le sentiment que leur nombre augmentait, ou que leur force se multipliait. Et nous restions ébahis devant l'inexplicable impassibilité de quelques intellectuels et de bien des prêtres et des évêques qui ne réalisaient point l'odeur de la substance qui leur entrait par le nez. Perchés sur leurs schémas, aveuglés par l'amour-propre, ou bien serviles à honorer de leurs louanges le hideux phénomène qui les pressait, ces intellectuels et ces prêtres osèrent découvrir, dans ce communo-goulartisme cruel et ignare, une réalisation de la doctrine sociale... de l'Église.
Nous ne voyions point d'échappatoire, surtout lorsque nous comparions notre situation à celle des pays tombés sous le joug du communisme. Les procédés étaient les mêmes. « Voyez le cas de la Tchécoslovaquie ! » -- nous disait un commentateur de politique internationale. Je me réveillais en grommelant, je ne sais pourquoi en français : « *sans issue... sans issue... *».
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Nous redoutions tous que nos propres leçons à la « Résistência Démocratica » ([^21]) se transforment en objections de conscience, superstitions, points d'honneur chez nos meilleurs soldats : démocratie, volonté du peuple, légalité... Nous redoutions de voir tout cela recouvrir les notions fondamentales de bien commun et de loi naturelle, paralysant les meilleures volontés.
De Minas parvint la nouvelle réconfortante d'un rassemblement communo-goulartiste mis en pièces par un groupe de femmes armées de chapelets. Mais l'anarchie se précipitait. Le groupe de marins rebelles réunis au Syndicat de la Métallurgie avait triomphé de la résistance du Gouvernement lui-même. L'Amiral Aragâo reprit le commandement des fusiliers, et cet après-midi la population de Rio dut subir dans l'avenue Rio Branco leur outrageant défilé de carnaval, ayant à sa tête le caporal Anselmo. D'heure en heure, la « chinification » du Brésil se précisait. Le Club Naval ébaucha une résistance qui contraignit le Président Goulart à reprendre l'offensive, dans le tristement célèbre discours de l'Automobile Club. Cette nuit-là le Brésil atteignit le point le plus bas de son histoire. Un marin rebelle, prenant la parole, se lança dans un discours aussi sot que conventionnel et, par la force de l'habitude, laissa échapper le mot « discipline » : cela lui valu d'être bruyamment hué.
\*\*\*
Un matin, à la sortie de la messe, nous avons tout de suite senti que l'anormalité en était arrivé à un point décisif. Avant même d'apercevoir les foulards bleus, nous respirions l'air d'une journée pas comme les autres. Que faisaient là ces garçons au foulard bleu, le revolver à la ceinture ? C'était des volontaires. A quoi se préparaient-ils ? A une attaque des forces du Gouvernement Fédéral communisé contre le palais du Gouverneur de la Guanabara ([^22]) à peine défendu par ses fonctionnaires et des volontaires improvisés.
Des queues commençaient à se former devant les magasins. La ville entière -- nous le sentions -- se préparait et se raidissait. Nous marchâmes vers le palais, rencontrant des amis, de paisibles citoyens, commerçants et professeurs, qui s'y dirigeaient également, un pistolet à ceinture.
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Le bon Brésilien, le Brésilien un peu gauche, modeste, s'avançait donc tranquillement et sans affectation d'héroïsme au devant d'une situation où il lui faudrait peut-être faire le sacrifice de sa vie. Peuple doux, peuple bon, pensai-je, mais aussi peuple sans malice ni adresse. Qu'allait-il arriver ?
Au coin d'une rue, je surpris cet échange entre deux passants :
-- On dit que les tanks vont attaquer le palais par la rue Paissandu.
-- Quoi ! ce type-là ne sait donc pas que la rue Paissandu est en sens interdit ?
Aux alentours du palais, la foule se faisait plus dense ; mais, entre ces hommes disposés à donner sans avoir l'air leur vie pour la Patrie, circulaient des enfants à bicyclette, des jeunes filles rieuses et insouciantes. Était-ce dans la jeunesse, cette batterie neuve et bien chargée, qu'ils puisaient une telle énergie ? Non. Le peuple tout entier, à mieux l'observer, révélait un gracieux et discret courage. Une humeur de courage. Et j'eus, tout d'un coup, l'intuition vive et fulgurante de la victoire de ce génie brésilien, contre la substance étrangère qui le menaçait.
Peu après, ce fut une première vague de nouvelles surprenantes : les tanks avaient pris le parti du Gouverneur, les forces armées contrôlaient la situation, Joao Goulart s'était enfui du palais des Laranjeiras sans même avoir eu le temps d'enfiler son veston. L'information fut d'ailleurs bientôt confirmée, et (à l'exception des intellectuels de gauche et des ecclésiastiques communisants) le peuple brésilien sut que Notre-Dame avait entendu ses supplications, que Dieu allait le sauver, et que l'instrument choisi pour ce miracle fut notre bon soldat de terre, de mer et d'air.
\*\*\*
Deux jours plus tard, le peuple emplissait les rues de toutes les grandes villes du Brésil par sa « Marche de la Famille -- avec Dieu, pour la Liberté ». Avec quatre amis, nous nous sommes perdus, noyés dans la multitude la plus dense que nous ayons jamais vue rassemblée. Le voilà, ce que les intellectuels de gauche qualifient d'anti-peuple ! La voilà, la sève vivante de notre bon Brésil ! Et je me suis pris en ce moment d'une énorme admiration pour ce peuple singulier qui venait de remporter une Coupe du Monde dans la lutte contre le communisme. Remerciant Dieu pour ces grâces exceptionnelles, que d'une certaine façon nous ne méritions pas, je Le remerciais également pour les grâces reçues dès le premier jour ([^23]) et leurs conséquences obligées.
103:177
Peuple grand ! « L'Europe s'est inclinée devant le Brésil », chantait-on du temps de Santos-Dumont ([^24]). Enfant de quatre ans, j'ai chanté ce petit hymne de notre rayonnement international. Agé, au seuil de ma soixante-dixième année, je chantais un hymne nouveau, et présumais, naïvement, une universelle admiration devant la facilité ludique, gracieuse, dionysiaque avec laquelle le peuple brésilien avait mis les communistes en déroute. (Je ne pouvais point imaginer, dans le transportement de mon enthousiasme, que le monde entier allait nous calomnier. Les États-Unis, en vertu de leur attachement superstitieux à la démocratie libérale, de leur « démocratisme », et l'Europe à cause de l'emprise gauchiste sur les moyens de communication.)
Cette Marche fut un des plus beaux spectacles qu'il m'ait été donné de voir. Comme je plains les cœurs aliénés qui n'ont pas eu la capacité de jouir d'une si bonne, d'une si belle joie. Je me suis souvenu alors d'une page de Léon Bloy. La France venait de remporter la victoire de la Marne. Dans les journaux, la joie, l'espoir, le triomphe se donnaient libre cours. Mais Léon Bloy feuilletait ces journaux dans une colère croissante, suivie d'une tristesse infinie. Que cherchait donc le vieux lion dans les colonnes des périodiques ? Il l'a écrit dans son Journal *:* « *Je cherche en vain le nom de Dieu. *»
Or, en notre grande Marche -- dont la photographie est devant moi --, on ne trouvait brandi aucun des noms de tous ces civils et militaires qui eussent pourtant bien mérité les applaudissements du peuple. On n'y brandissait qu'un seul nom : le nom de Dieu.
Gustave Corçao.
(traduit par Hugues Kéraly).
104:177
### Le cours des choses
par Jacques Perret
LE SMIG est un club très fermé. Il se présente comme une société de témoins et pilotes. On se perd en conjectures sur les critères et références qui déterminent leur choix. Les plus minces d'entre eux comme les plus gros devant exercer sur le cours des choses une influence considérable et d'autant plus fragile qu'elle serait fictive, on comprend assez que les candidatures soient épluchées dans le secret. Je n'ai pas sous les yeux la liste des élus. Il m'étonnerait que la botte de persil en fût. Si elle devait en être il faudrait y mettre aussi le coût de la *Concorde* et du permis de construire sur intervention. A 1,20 F la botte en effet, le persil a doublé son prix en un an. On dira que la persécution des espaces verts, la nature en péril ou la pullulation des têtes de veau en sont la cause, peu importe : n'est-il pas admirable qu'une herbe fine et si longtemps réputée vulgaire, évincée du circuit commercial, traitée par-dessus le marché, enfin littéralement donnée autrement dit gâchée, soit aujourd'hui non seulement objet de transaction et source de profit mais admise de ce fait au concours permanent des prix. On n'arrête pas le progrès. Les ceintures de sécurité auront beau se faire inscrire au Smig nous serons toujours assez fiers pour ne pas les boucler.
Notez bien qu'il n'est pas donné au premier venu de faire lever du persil. Le plus fin des maraîchers peut rater sa planche de persil et le plus scrupuleux des amateurs ne l'empêchera pas toujours de monter en graine le temps qu'il a le dos tourné. A l'époque, assez brève, où je prétendais gagner mon pain en vendant mes légumes arrosés de mes sueurs et que j'avais à honneur d'offrir mon persil par-dessus le marché, il m'est arrivé d'obtenir par surprise des haies de persil arborescent couronné de vastes ombelles où fréquentait une foule d'insectes inconnus, le tout parfaitement dénué de valeur comestible et marchande.
105:177
C'est pour dire qu'en nous faisant cadeau de leur persil les maraîchers d'autrefois nous faisaient tant soit peu cadeau de leur savoir et de leur peine, et qu'il est temps de les en remercier. Pour dire aussi que dans une société vénalisée à cœur et légalement constituée sur le profit, l'inscription du persil aux mercuriales des articles-témoins ne serait pas injustifiée.
Toutefois j'en resterai là de ma persillade ambitieuse. Je ne suis pas de ceux qui font leur persil dans les avenues de notre destin. Il est trop évident que le procédé consistant à expliquer le monde et la vie à partir d'une botte de persil relevé de la chronique amusante et ce n'est pas bien mon genre. De toutes manières, ma décision est prise de me désintéresser de l'intendance à son niveau national aussi longtemps qu'il y aura du caviar sur ma table et une enveloppe dessous. Il s'agit là de mon petit côté gaulliste et après tout, qui n'a pas le sien, depuis le temps que ça dure.
Tous les corps de métier se veulent aujourd'hui une déontologie, comme le masseur se veut kinésithérapeute. Quelques-uns ont cru mieux faire en se donnant une éthique, mais c'est tout de même un peu court. Rappelons au passage que la déontologie peut désigner accessoirement l'étude scientifique des œuvres de Michel Déon sous leur aspect moral, mais qu'elle désigne essentiellement la morale elle-même sous son aspect scientifique. Naguère encore le mot semblait réservé à l'usage du corps médical plus ou moins helléniste par obligation professionnelle. Depuis lors les progrès de la dignité humaine ont voulu que tous les secteurs de l'activité nationale bénéficiassent d'une déontologie, exception faite pour la politique. Il va de soi que l'autorité protectrice et contrôleuse des déontologies particulières exige l'indépendance absolue à l'égard de toutes espèces de morales.
Qu'il s'agisse de médecine, de plomberie, magistrature, travaux publics, vins fins, pollution, urbanisme, export-import de produits laitiers ou hallucinogènes, entreprises de crédit, holdings et hold-up, quincaillerie, pornographie, tourisme et piraterie, enfin toute activité manuelle ou intellectuelle, sociale ou anti-sociale, exercée en association de droit ou de fait sous forme de syndicat, filière, mutuelle, académie, collège, maffia, gang, réseau, club, fédération, confédération ou coterie est invité à se couvrir et coiffer d'une déontologie.
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A bien regarder ce n'est là qu'une promotion sémantique. Elle n'a pour effet que rhabiller de neuf cette vieille conscience professionnelle, usée par la routine, complètement discréditée, objet de dérision évoquant le clochard astucieux qui sait parler au bourgeois et capter sa confiance.
La déontologie du chroniqueur, article 21, exigerait ici que je reprisse le cours des choses au point où je l'ai quitté y a trois mois. Néanmoins l'article 22 envisage le cas où l'arriéré dépasserait nos moyens analytiques par la surabondance des choses et la vitesse de leur cours. C'est mon cas. Il est néanmoins stipulé que nous serions alors tenu de fournir au moins un abrégé des choses que nous aurions jugées capitales, et si possible une synthèse. Au lecteur comme au client, l'article de synthèse fait toujours plaisir et honneur. Or depuis juillet le cours des choses s'est manifesté comme un bombardement ininterrompu, si dense et désordonné que la confusion des impacts les a rendus insignifiants et quasiment exclus de nos mémoires surmenées. Toutefois notre déontologie n'ayant pas mentionné le respect du lecteur au nombre des obligations professionnelles je lui rappellerai au moins l'élégante synthèse dont M. Messmer, ce légionnaire ondulé que de Gaulle aimait tant, nous a charmé tout l'été dans l'intervalle de ses bains de mer : « Régalez-vous bonnes gens, voici déjà que les fruits ont dépassé la promesse de mes fleurs. » Il y a sûrement du vrai mais hélas ! dans le caca depuis 33 ans nous y avons perdu et l'odorat et le goût.
Si parfois dans la bouche de M. Messmer, ce légionnaire mis en plis que de Gaulle aimait tant, le couplet synthétique s'émaillait de sorties bravaches, elles ne pouvaient traduire que cette virilité martiale qui fait l'ordinaire coquetterie des serviteurs de la fatalité. Mais soyons justes : à ne considérer que les problèmes ingrats de l'instruction publique, le programme des variétés estivales, apparemment désordonné, s'est achevé par un numéro de solidarité ministérielle éblouissant. Je veux parler du duo Messmer-Fontanet, quand celui-ci nous chantait l'embellissement du baccalauréat en même temps que celui-là nous en promettait l'abolition. Ça c'est de la synthèse. Après tant d'années d'atermoiements et de recherches il était temps que l'Université fût en mesure de forger son destin dans une chienlit galvanisée par la synthèse.
Il est quelquefois permis de se dire égayé par les façons de M. Messmer. N'empêche qu'en matière d'éducation nationale il est aussi qualifié pour nous servir de guide que MM. Guichard et Fouchet. Tous ces gens-là ont fait leurs. humanités sous de Gaulle et passé leur rhétorique dans les années difficiles où l'Algérie était au programme.
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Je reconnais que M. Messmer est avantagé par toutes les garanties morales impliquées dans son brevet de grand soldat. Au seul bruit de son nom je le revois, beau légionnaire frisotté que de Gaulle aimait tant et je respire alors cette odeur de sable chaud que traverse un fumet de charnier. Est-ce lui en effet, ou quelqu'officier de sa main, qui signa la note de service aux commandants de place et chefs de poste en Algérie leur enjoignant d'interdire l'accès de leurs quartiers aux harkis pourchassés par le F.L.N. ? Moyennant quoi, nos sentinelles ayant croisé la baïonnette, ces pauvres imbéciles s'en allèrent par milliers se faire bouillir ou écorcher vif pour le salut d'un grand dessein que leur fidélité contrariait.
Je m'en veux un peu d'avoir déterré cette affaire, bon Français que je suis m'évertuant de pratiquer l'oubli magnanime qui est aussi la vertu des lâches. Mais comment serais-je assez ingrat pour oublier les petites corvées ignominieuses dont nous touchons aujourd'hui les bénéfices. Les petites félonies font la fortune des peuples sages. Nous leur devons cette liberté de mouvement qui nous permet aujourd'hui d'embrasser notre destin. Comment ne pas leur rendre justice à la lumière des enlèvements d'Auteuil qui, à l'heure où j'écris, font la gloire de ma patrie aux applaudissements d'un public de chiennes et de boucs. Non vraiment, pour des vaincus, nous ne l'avons pas payée trop chère l'amitié des nations arabes. Et cette alliance qui fait la jalousie du monde civilisé, la voici enfin reconnue, proclamée, célébrée dans les effusions d'un nocturne où la sérénité de l'Orient le disputait amoureusement à nos vieilles bacchanales gauloises. Je me fais peut-être des illusions mais si les diplomates bédouins s'étaient logés à Belleville nous n'aurions pas connu ce genre de fête. Beaucoup me certifient que l'intérêt de la France est de parier pour les Arabes, les Chinois et les Albanais, dans l'ordre, joli tiercé. Ils ont des tuyaux, je les connais, ils sont douteux ; moi j'en ai d'autres et qui ne valent guère mieux.
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Le nom vénérable de chroniqueur, loin d'être tombé en désuétude, s'est imposé depuis le XIX^e^ siècle pour désigner comme une aristocratie du monde plumitif. Il faut encore, mais il ne suffit plus, que le titulaire consigne les faits dont il a été le témoin ou ceux qui lui ont été rapportés par un témoin.
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Le véritable héritier de la définition originale c'est l'informateur, aujourd'hui fondu dans l'anonymat des agences de presse, et encore est-il tenu de s'inquiéter plus ou moins de la véracité d'un témoignage indirectement recueilli. Cette contrainte n'était pas exigée du chroniqueur de jadis, et Dieu merci, car nous serions privés du trésor des légendes qui pour être brodées sur les faits n'en sont pas moins étroitement liées à la notion de fait.
Le chroniqueur moderne, issu de la littérature, ne va pas se contenter d'enregistrer les événements. Il se fait devoir et plaisir de les enchaîner par relations de cause à effets, moyennant quoi il n'est déjà plus dans sa discipline ; il empiète sur le domaine de l'historien. La dégradation du langage lui permettra néanmoins de se dire chroniqueur. Et à ce moment-là, encouragé à faire l'important, il va se mêler d'apprécier, de juger, de tirer des leçons. En un mot, il n'hésitera pas à se vouloir moraliste, comme le casseur de cailloux se veut agent technique. Louable ambition et je suis bien placé pour le dire. Au demeurant la promotion de moraliste est de pure forme. L'état de moraliste ne figure pas dans la hiérarchie officielle des fonctions de presse et le code général de la littérature n'en fait guère mention qu'à titre posthume. Toujours est-il que notre déontologie envisage assez mollement une extension de ses rigueurs à tous ceux qui jouent de la chronique sur le ton moraliste. On peut discuter en effet s'il y a lieu ou non d'imposer une morale à la morale.
Il n'est pas nécessaire, à peine souhaitable, de pratiquer pour enseigner. Un critique d'art est rarement un bon peintre. Un moraliste exemplaire peut lui-même cultiver la vertu, ou taquiner le vice comme un bancal peut vous apprendre à marcher droit. C'est pourquoi je me donne facilement par-ci par-là les gants du moraliste ; sans prétendre il est vrai que mon nom retentira dans la postérité comme celui d'un moraliste.
Il m'arrive parfois d'acheter *Le Journal du Dimanche* quand je prends le chemin de fer. Les périodiques à gros tirage ayant le privilège de pénétrer dans les couches profondes de la société ils ont à honneur de les initier à la critique des mœurs. Ils s'y emploient d'ailleurs avec le constant et charitable souci de nous faire passer un dimanche utile et agréable. Il y est permis d'inquiéter, non de déplaire. Les sujets d'inquiétude sont imposés par les données immédiates de la C.H.U. (conscience hémiplégique universelle) à savoir : fascisme, racisme, colonialisme.
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J'avais mis de côté un numéro de ce journal avec l'intention d'en faire une exégèse pour ITINÉRAIRES. Cette bonne résolution a un peu fondu au soleil de l'été. Je n'en retiendrai que trois articles.
Le premier est celui du chroniqueur de fond, René Barjavel. Excellent écrivain, il avait trouvé dans le genre fantastique un moyen de nous délivrer agréablement ses préoccupations philosophiques. C'est ainsi que le meilleur de ses romans, *Ravage,* nous laissait entrevoir avec une certaine grandeur la fatalité d'un retour à l'ordre naturel. Nous tenions là semblait-il un esprit réactionnaire au sens noble du mot et peut-être doublé d'un caractère intransigeant, voire combatif. Il me semble aujourd'hui que sous l'empire de ses fonctions de chroniqueur il compte un peu ses pas et nous promène dans les bourbiers en fredonnant la berceuse des fauvettes. Moyennant quoi il se découvre et s'affirme moraliste, rien que moraliste. Il en a fait déclaration à la télé en nous priant de ne plus parler de lui comme d'un romancier mais d'un moraliste. D'accord, et pourtant, moins objectif il me plairait davantage. En fait, moraliste idéal, nous le voyons témoigner d'une rigueur très sincère mitigée d'un enthousiasme également sincère pour notre siècle libérateur. Il sait chanter avec beaucoup de ferveur et de poésie la destruction des tabous pour en flétrir éventuellement les conséquences. A en juger sur quatre ou cinq chroniques, il y a là comme un rien de puritanisme voilé. Quand le moment est venu d'invoquer les forces invisibles il s'adresse à Dieu ou « à Ce qu'on nomme ainsi », dit-il. Et le démonstratif honoré d'une majuscule nous en dit assez long sur n'importe quoi. Quand on dirige la conscience de 500 000 lecteurs il faut avoir une vision œcuménique des choses, au sens moderne et saladier du mot. Enfin la solution des casse-têtes et le remède aux fléaux de notre temps, c'est de regarder la rose qui fleurit et le pigeon qui roucoule. Le conseil n'est pas mauvais, ainsi prêchent les hippies.
Au chroniqueur principal d'un périodique à gros tirage il est donné beaucoup de satisfactions, et Barjavel ne cache pas son bonheur. L'idée généreuse lui est venue d'inviter ses lecteurs à participer au sauvetage des populations africaines décimées par la sécheresse. Son appel est entendu, nous partageons son enthousiasme, quelques dizaines de millions sont expédiés sur les lieux du sinistre et nous formons des vœux pour qu'ils arrivent à bon port à travers les tribulations ordinaires réservées à ce genre de collectes. Une rosée providentielle est en route vers le pays de la soif. Or dans le même temps, une coïncidence dénuée de malice a voulu que l'heureux collecteur fut lauréat du prix de la chronique parisienne : à savoir, son pesant de champagne.
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Dans le même numéro où le chroniqueur célébrait la gloire de son public et les merveilleux privilèges du journaliste en pouvoir de désaltérer les assoiffés, une photographie nous montrait le lauréat assis comme l'Aga Khan sur le plateau d'une balance et les caisses de champagne en contrepoids. Il m'a semblé que le moraliste au pesage souriait un peu tristement, je me suis dit que les contrôleurs de poids et mesures ne sont pas accoutumés de se voir dans le plateau d'une balance. Mais ce n'est là qu'un incident et, songeant à tous ceux qui pourraient remplacer Barjavel, je forme des vœux pour qu'il se maintienne en place.
Deuxième article. C'est l'interview d'un autre moraliste, Philippe Noiret, acteur dans *La Grande Bouffe.* Tout le monde connaît au moins par ouï-dire ce film original qui à première vue a réussi la synthèse que nous attendions de l'érotisme et de la scatologie. Mais c'est une chance qu'un moraliste ait pu se trouver parmi ceux qui travaillaient, comme on dit, sur le tas. Nous avons maintenant la clé de ce film et de ses profondeurs. Il ne s'agissait que d'offrir aux spectateurs l'image sincère et vraie de leur propre société. Malheureusement chez nous le public n'est pas exercé à tous les niveaux au langage des symboles et pour ce qui est des excréments il en est resté aux allégories primaires et d'usage courant. Mais peu importe que les vraies leçons de *La Grande Bouffe* lui passent par-dessus la tête pour n'être entendues que des initiés ; il suffit que le film ait une chance d'accélérer les pourritures en cours. C'est le grand œuvre de pourrissement préalable au mystérieux avènement. M. Noiret, apparemment révolutionnaire intégral, a donc fait son devoir. Chacun son devoir bien sûr. S'il ne prononce pas le mot c'est que le mot s'est embourgeoisé dans le vocabulaire des contraintes morales ; mais nous avons vu qu'il y a maintenant une déontologie pour tout le monde et chacun. En revanche il proclame sa fierté d'avoir participé à *La Grande Bouffe.* Nul n'échappe à la fierté du devoir accompli. Si la fierté que je trouvais dans une corvée de chiotes hardiment expédiée n'était pas tout à fait la même, c'est qu'elle n'avait d'autre ressort qu'une répugnance matée. Or M. Noiret précise avec insistance qu'il n'y a eu de sa part aucune répugnance à surmonter, mais rien qu'enthousiasme et ferveur. On se demande alors si fierté est bien à sa place là où tout est joie. Aussi bien lui ferais-je observer qu'en toutes circonstances, debout, assise ou accroupie, la fierté nous paraît une attitude particulièrement aristocratique et quelquefois bourgeoise.
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Autre malentendu à prévenir : le fait que moi-même, ici même, chroniqueur de la réaction dans une revue de la superstition, il m'arrive parfois, tenté par l'hyperbole, de décrire l'état présent de ma patrie de telle sorte que le lecteur puisse y voir très nettement l'image d'un...dier ; le fait ne m'a pas échappé. Il y a cinq minutes encore je disais même, usant il est vrai d'un synonyme enfantin, que nous étions dedans jusqu'aux oreilles. Ainsi donc les images placardées sur l'écran viennent-elles hypocritement sous ma plume. Et s'il faut juger la fin par les moyens j'aurais bonne mine à flétrir les auteurs de *La Grande Bouffe.* Arguments dont la mauvaise foi m'écœure et M. Noiret lui-même en a fait justice en quelques mots.
Prié de conclure l'interview en précisant sa pensée à l'égard des gens qui se sont acharnés sur son film, il a répondu ceci qui est le bon sens même :
-- Je pense avant tout qu'on leur doit des millions de publicité gratuite et que si la production ne le fait pas, nous devrions nous cotiser pour leur envoyer des caisses de champagne.
Candide aveu de la grande combine. On lâche la bête bien chaude et bien baveuse mais la bête est dressée, elle rapporte, et c'est tout de suite la triade indéfiniment multipliée : public, publicité, fric. Un des moteurs auxiliaires de la mutation. Des cabots de l'érotisme aux évêques avorteurs, des trafiquants d'imprimatur aux missionnaires du haschich, des charismatiques de la révolution aux margoulins du gaullisme, toutes les agences de la Compagnie Générale des Libérateurs Réunis, dégagent évidemment toutes sortes d'odeurs plus ou moins philosophales. Je m'étonne seulement que l'odeur si fortement sui generis du pognon ne soit pas mentionnée plus souvent dans les analyses d'ambiance.
Remarque : On pourrait croire que décidément le champagne est gagnant dans tous les coups. Pourtant je connais un garçon qui depuis 1969, arrêtant que le champagne est une boisson UNR, a fait le vœu de ne plus en boire aussi longtemps que le gaullisme aurait des successeurs. C'est peut-être un vœu à longue haleine s'il est vrai que tous nos gouvernements à venir doivent procéder du gaullisme.
Troisième article. Interview de M. Jean-Claude Aaron, promoteur. On l'a surnommé le Père de la Tour Montparnasse. Paternité qu'il partage avec un petit nombre de créateurs et ingénieurs internationaux. La tringle qu'ils ont engendrée dans un esprit de synthèse verticale habitationnel ne m'intéresse absolument pas. Je me fiche de sa hauteur, de ses symboles, de ses gadgets et de ses messages.
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Elle n'a pas plus de raison de m'épater que le champion des mangeurs de saucisses. D'une façon générale les métastases de la bétonnerie immobilière ont fini de me dégoûter. Sachant que Paris est leur terrain d'élection, que les Parisiens ne manifestent aucune volonté de rejet, qui ni loi ni pudeur n'empêcheront n'importe qui d'ériger n'importe quoi n'importe où, que l'attirail mécanique de destruction et construction exige son plein emploi jour et nuit pour payer les traites et ramasser les pourboires dont se nourrit notre destin, j'ai supprimé carrément le secteur immobilier de mes préoccupations habituelles.
Néanmoins il me reste une curiosité pour les mystères du Pactole, ses cascades, remous et tourbillons, écluses, gués, portes et résurgences, le secret de ses nymphes, de son lit et de ses voies souterraines. Jusqu'ici la Tour nous revient à soixante-dix milliards anciens, il y en aura pour tout le monde et pas de scandale en vue. La recherche des fonds était confiée à M. Jean-Claude Aaron qui reconnaît, en toute modestie d'ailleurs, que tel est son métier, sa vocation. Interviewé, il nous touche par la bonhomie des propos, la naïveté du ton et la simplicité des explications. C'est le signe d'une intelligence bien élevée que de faire amusement de tous problèmes en les traitant de mots croisés. Il nous confie humblement qu'il a trouvé ces milliards en consacrant ses loisirs à faire des calculs de rentabilité à coups de manivelle sur un petit calculateur de poche. C'est là, dit-il, son moulin à prières.
En vérité, selon le mot de l'intervieweur, M. Aaron est l'image même du promoteur sérieux. Le seul génie en effet ne peut jaillir sans se heurter plus ou moins cruellement aux lois et routines, mais quand le génie est sérieux nous le voyons sauter les obstacles, tourner les barrages, crever les plafonds, c'est un artiste, il inspire confiance. Devenu promoteur d'utilité nationale il mettra le fisc sur les dents et les rieurs de son côté, comme M. Wildenstein et quelques autres. Et s'il est vrai que M. Aaron est propriétaire d'une maison de jeu à Divonne-les-Bains ou le côté cour est en France et le côté jardin en Suisse, il a bien mérité d'avoir, lui aussi, sa fermette aménagée. C'est la conclusion du moraliste.
Avis de dernière heure concernant *Le Journal du Dimanche* et susceptible de nuancer ou modifier un jugement hâtif. Il a publié le 17 septembre un article de choc à propos du film *Chacal.* Un rédacteur, M. Giannoli, a interviewé MM. Frey et Sanguinetti sur les risques de mort encourus par de Gaulle du fait de l'O.A.S. Risques incontestables d'ailleurs : ce général ayant déjà donné son sabre aux Allemands devant Verdun il ne pouvait plus, devant l'O.A.S., que vaincre ou mourir.
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Or MM. Frey et Sanguinetti, responsables jurés de la vie du général, disposaient : du plus formidable appareil policier dont une clique d'État fût jamais dotée en France. Et c'est pourquoi ils ont saisi, hier enfin, l'occasion de faire justice de la poignée de petits bourgeois qui leur avait donné si grande peur et tant de cauchemars. Sans doute auront-ils appris de leur général que l'expression franche et massive de la haine et du mépris jointe aux dernières bassesses de la médisance est généralement entendue par les foules comme le langage même de la force et de la justice.
Si longtemps feintés par l'épouvantail O.A.S., il était temps que Frey la Justice (dégommé) et Sangui la Force (en congé) qui faisaient naguère le rempart du Destin, vengeassent leur commune querelle et vidassent leur cœur en public. De cette vidange il nous suffira de sortir l'échantillon que voici :
Ce qu'il y a de plus vraisemblable \[...\] dans Chacal, je vais vous le dire : c'est que ces types de l'OAS aillent chercher un étranger, un tueur professionnel, pour descendre le général. Pourquoi ? Parce qu'aucun d'entre eux n'a jamais eu le courage d'essayer : tuer de Gaulle c'était possible, mais en acceptant d'y laisser sa propre peau, et il ne s'en est pas trouvé un pour courir ce risque. C'étaient des minables, des médiocres, des trouillards.
-- Même Bastien-Thiry ?
-- Il a tiré lui-même, Bastien-Thiry ?... Il était fort au tableau noir, pas plus loin.
Et voilà. Par la plume attentionnée de M. Giannoli, qui est le gendre de M. Frey, le beau-père et son fier acolyte ont enfin révélé aux lecteurs du dimanche qu'à eux deux, mecs de mecs armés jusqu'aux dents, le portefeuille en protège-corps et les tueurs asiates en flanc-gardes, ils ne pouvaient que faire semblant de prendre au sérieux cette nichée de caves et de conards qui jouaient les terreurs. Chapeau. Moyennant cette vengeance un peu amère, vous verrez qu'ils vont requinquer leur réputation injustement ternie. L'opinion leur faisait en effet un peu grief de n'avoir pas eu le cran de figurer dans les divers pelotons d'exécution, ce qui eût donné une leçon à tous ces petits fomenteurs de phantasmes. Et pourtant, à bien regarder, soyons justes, pourquoi l'eussent-ils fait si le Général lui-même n'avait pas le courage d'être là pour le coup de grâce, il ne courrait pas grand risque.
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Avec son faire-valoir du Dimanche, le numéro d'*Alex and partner,* ajouté à tant d'autres plus conséquents nous laisse admiratif mais un peu rêveur quant à M. Pompidou. Comment un homme rangé, poli, instruit, bon vivant, qui récite Éluard, fréquente les plages de famille et l'église de son village, comment peut-il s'en aller en Chine avec le sourire en abandonnant sa république athénienne à des gens si bêtes, si mal élevés, si gourmands aussi, qu'ils en deviendraient dangereux.
\*\*\*
Le Parisien qui résiste au grand jusant des vacances n'est pas toujours aussi malin qu'il en a l'air. Les joies économiques et rares qu'il se promettait d'en tirer n'auront pas été sans mélange. Certes, à condition de bien connaître les zones et les heures apparemment désertiques, il s'émerveillera de découvrir des décors et atmosphères oubliés ou méconnus. Sinon, ou bien il ira se heurter aux masses touristiques venues de l'extrême orient et des pays scandinaves, ou bien se fourvoyer dans les quartiers où les travailleurs immigrés ne prennent pas de vacances. Et alors, ne serait-il que brave et doux xénophobe, il rentrera chez lui tout plein de vilaines pensées. Il ne reste plus qu'à les noyer dans quelque nappe de silence, le silence psychédélique et détersif de la cité oisive.
Silence piégé. Plus le silence est grand, plus il est susceptible et vulnérable. Tous les bruits en effet ne sont pas en villégiature. Beaucoup d'entre eux, les pauvres, les méconnus, les opprimés et les petits vicieux frustrés, sont là près de vous, bien résolus à profiter eux aussi du silence. Il y a toujours un petit moteur qui marche ou qui va marcher, une machine à laver qui va faire son travail dans les cervelles rêveuses, la perceuse du bricoleur qui se met en route à 22 heures comme pour satisfaire un besoin naturel, ou la radio d'après-midi, à toute berzingue et fenêtre ouverte, à dégueuler son niagara d'inepties. Alors, que vienne le feu du ciel bousiller tous les plombs de 1'univers si les merveilles de la science dans la main d'un abruti m'empêchent de méditer un poème, une prière, un tiercé.
A vrai dire ce n'est pas le bruit en soi qui me dérange. La marche turque au piano d'une voisine peut se répéter une matinée entière sans trop m'agacer ni me. troubler, j'ai même plaisir quelquefois à me persuader que cette fille fait des progrès, de toutes façons je n'aurais pas le courage de lui révéler que son talent m'incommode.
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Aussi bien, dans la paix du soir, les éclats de rire ou de voix d'une paire d'amis venus s'accouder un instant à la fenêtre, je les entends volontiers comme les prémisses d'un monde fraternel, devrais-je au bout d'une heure les envoyer au diable. A la rigueur encore je supporte une semaine durant l'équipe de marteaux-piqueurs en pleine action sur le chantier du coin, sachant bien que ces travailleurs-là sont innocents de leur bruit. L'intolérable c'est de reconnaître ou seulement deviner le mufle derrière le bruit.
Un jour qu'au cinquième étage en face de nous la vocifération hystérique d'un commentateur de fouteballe défonçait à lui seul tous les silences du quartier, je m'étonnais, me scandalisais que tous les gens ne gueulassent pas à l'assassin. Bah, me disais-je, ce sont les mêmes qu'on voit défiler à cent à l'heure sur le cadavre aplati d'un crétin de piéton. Ma faible voix se révélant hélas impuissante à tailler son chemin dans les hurlements du rhapsode, j'ai pris mon clairon. Jadis en effet, d'un appel au sergent de semaine envoyé à la zouave, je faisais taire entre autres une crieuse de *l'Humanité* qui*,* par sa voix outrancièrement poldève, provoquait aux échos d'une rue depuis toujours enchantée par les refrains de nos vitriers et ménestrels. Si la passionaria l'a bouclée, me dis-je, le sportif la fermera peut-être. J'ai pensé alors qu'en sonnant à la soupe j'avais une chance d'arraisonner le sauvage qui nous entretenait de pénalties avec des cris de supplicié. Je n'ai pu hélas que sortir de mon cuivre un vagissement infantile, époumoné, inintelligible. Encore un avertissement que l'âge est venu. Mon souffle est débile, mes dents ont changé, mon coup de langue est fichu. C'est donc à moi de me taire, bon, très bien, j'ai compris.
Vingt-quatre heures après, mes volets entrouverts, j'avais sous la main un 22 long-rifle muni d'un silencieux de courtoisie, une demi-douzaine d'otages bénévoles et mon certificat psychiatrique attestant de mon enfance malheureuse. Tout s'est très bien passé. Une société de tir est d'ailleurs en voie de constitution. Nous avons déjà les félicitations tacites et chaleureuses des ministères intéressés de l'Environnement, de l'Éducation nationale...
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*Office de contrôle des conjonctures suprêmes. Synthèse du 10 septembre 73. Origine : bdes magn. des micros 224 à 305, Élysée major, bureau, palier, couloir.*
*-- *Monsieur le Président je reviens d'Afrique et...
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-- Vous tombez mal, je pars pour l'Asie. Dépêchez-vous.
-- Eh bien, Monsieur le Président, ça y est, nous quittons Diégo-Suarez. Notre pavillon ne flo...
-- Ça va, merci, je connais. C'est le Processus, mon cher. Quand le Vent de l'Histoire est passé par le Général du Destin, rien ne l'arrête. Nous sommes juste là pour entériner ses étapes, au besoin les ralentir ou les précipiter. En l'occurrence, l'important c'est de laisser une bonne impression. Avez-vous bien roulé le pavillon dans ses plis ? Bien nettoyé les aménagements et balayé les abords avant de partir ?
-- Sous les huées et lazzis des populations accourues, Monsieur le Président.
-- Processus.
-- Diégo faisait la plaque tournante de notre stratégie africaine, Monsieur le Président.
-- Pas de panique s'il vous plaît. Non seulement la stratégie tournera quand même, mais je pars pour la Chine et j'emporte la plaque : avec la machine à laver, le vase de Sèvres et le matériel pétro-chimique, je n'arriverai pas les mains vides.
-- Je suis revenu par Fort-Lamy et...
-- Encore une plaque ?
-- Si on veut, mais un tremplin, une base, enfin une place, Monsieur le Président et la dernière : elle va tomber.
-- Holà ! Si je comprends bien, le processus fait du zèle.
-- Le président Tombalbaye va nous chasser.
-- Président mon c...
Justement, Monsieur le Président, il se dit en intention et en mesure de vous botter, sauf le respect, le derrière.
-- Et je parie qu'il invoque le Processus ? Alors là pardon, il me prend au dépourvu, le salopard, pendant que j'ai le dos tourné en route pour Pékin ! Passez-moi l'expression, mais je corrigerai ce nègre.
-- Attention, Monsieur le Président, *le Canard enchaîné* est déjà dans la place.
-- Appelez-moi Foccard et passez-le moi.
-- M. Foccard est avec son comptable, Monsieur le Président.
-- Alors prenez note : Foccard au trou.
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-- Attention, Monsieur le Président : éclaboussures.
-- Merci. Envoyez-le à la Piscine et qu'il m'attende. C'est tout ?
Le président Tombalbaye a fait savoir à la conscience mondiale qu'il se chargeait de débarrasser le Tchad de sa vieille peau colonialo-chrétienne.
-- Taratata, l'heure de la mue n'a pas sonné, il va saigner, je vous le dis.
-- Il a déjà renié son prénom, Monsieur le Président, il n'est plus François, il est N'Garda.
-- Garda ta peau, sombre renégat ! Par saint Boufif je me croiserai.
-- Notre ambassadeur est gardé à vue.
-- Alors les paras, les blindés, la légion, tout de suite. Appelez-moi Messmer, vite je vais rater l'avion.
-- M. Messmer s'occupe du bachot, Monsieur le Président.
-- Oh c'est comme ça, eh bien appelez-moi le général Pinochet.
-- Il est en mission au Chili, Monsieur le Président.
-- Encore ? Dès qu'il aura fini dites-lui... et puis non, après tout j'ai une autre idée. Vous allez envoyer là-bas...
-- Joxe ? Broglie ?
-- Trop usés, trop voyants et des casseroles à la traîne, non. Je veux que demain soir Deniau soit au Tchad, et pas besoin d'instructions, il comprendra.
-- Deniau ? Vous m'excuserez, Monsieur le Président, mais...
-- Mais si voyons, le petit Deniau, le négociateur des accords franco-malgaches, le messager, l'avant-coureur de l'évacuation, l'enfant chéri du Processus. Et maintenant, mon cher ami, je pars, je m'envole... mais nous pauvres chétifs, soit de jour, soit de nuit, toujours quelque tristesse épineuse nous suit... France chérie ! Si tu m'as pour enfant avoué quelquefois, que ne réponds-tu maintenant ô cruelle ? France, France, à ma triste querelle...
-- Allons, Monsieur le Président, ne vous tracassez pas, tout s'arrangera.
-- Bien sûr mon cher, bien sûr, mais c'est histoire de repasser mon anthologie. Non seulement 500 millions de petits Chinois attendent mes allocutions mais il y aura les confidences à bâtons rompus, et rappelez-vous que Mao est un fin lettré, je ne me laisserai pas snober, non. Et maintenant je pars ! A nous deux, Chinois !
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-- Je vous souhaite un bon et fructueux voyage Monsieur le Président.
-- Merci, et voyez-vous mon cher, toutes vos rades, vos plaques tournantes et vos tremplins, autant en emporte le vent ! mais les voyages, mon ami, les voyages, les voyages ! comme disait l'Autre : organisez-moi de beaux voyages et je vous ferai de bonne politique.
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Il semblerait que le cardinal Marty, archevêque de Paris, eût dissipé une équivoque. Les termes d'une homélie prononcée au grand pardon de Folgoët me laissent entendre en effet qu'il ne croit plus en la divinité de Jésus. C'est d'ailleurs une opinion assez répandue dans les milieux épiscopaux de l'Occident.
Au cours de cette homélie en effet le cardinal, avec le retard convenable à sa dignité, a vitupéré énergiquement le projet de film obscène sur la vie de Jésus. D'après les extraits que j'en ai lus ce n'est pas le discours d'un croyant, mais d'un homme indigné par les calomnies dont un homme admirable est l'objet : Nous n'accepterons jamais, disait-il, que l'on ridiculise notre maître Jésus-Christ... Un élève de terminale défend la réputation de son professeur de philo. Outre que le propos du cardinal est d'une tournure et d'une platitude inconvenantes au sujet, il laisserait entendre que le roseau, par exemple, ou la couronne d'épines ont pu effectivement ridiculiser Jésus. Or l'hypothèse où Dieu serait ridiculisé n'est-elle pas un non-sens théologique ; et dans la bouche d'un évêque en exercice pastoral une petite incongruité plus ou moins réfléchie dans l'intention d'effacer quelque chose de Jésus pour le rendre plus commode à l'âme des pèlerins. Il est certes en notre pouvoir de *blasphémer* Dieu, certes pas de le *ridiculiser.*
En revanche il est arrivé qu'à propos de ce film, un personnage officiel de la République et bien connu pour sa complaisance à l'égard des libertés d'expression, a tout de suite autoritairement prononcé le mot de blasphème. Il est donc possible à ce moment-là, comme certains naïfs ou désespérés l'envisagent, que la messe nous soit rendue par M. Marchais devenu tout tout puissant.
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119:177
Jardin des Plantes. J'aurais dû commencer par lui mais tant pis voici toujours quelques mots à la hâte : l'éléphant de mer a beaucoup souffert de la chaleur. Il paraît que des rafles de chats errants, créatures marginales non inscrites à l'inventaire zoologique du jardin, y sont effectuées en douce pour la nourriture améliorée des boas, dans le respect de l'ordre naturel. Vu cet été un lot de touristes hindous que leur cornac menait voir l'éléphant ; ils avaient, d'étonnement, les yeux hors de la tête et le cornac n'arrêtait pas de leur expliquer cet animal. Dans l'allée Jussieu qui va des plantes vivaces à la fosse aux ours, entre le carré botanique et l'écologique, le nombre des joueurs de dames continue de le céder à celui des joueurs d'échec. Je me propose d'attirer bientôt votre attention sur ce phénomène à mes yeux alarmant. Il dénonce indiscutablement un recul de l'esprit de finesse devant l'esprit de géométrie.
(*A suivre.*)
Jacques Perret.
120:177
### Billets
par Gustave Thibon
#### Révolution industrielle et révolution sociale
Un jour où je dénonçais les méfaits de l'étatisme et les incroyables abus auxquels donnent lieu les lois dites sociales, un de mes interlocuteurs m'a fait l'objection suivante : « Vous condamnez la politique de plus en plus socialisante des États modernes, mais ayez au moins la loyauté de reconnaître que les gens, dans leur ensemble, vivent beaucoup mieux qu'aux temps des communautés naturelles : nous n'avons pratiquement plus de mendiants, les malades, les vieillards, les familles nombreuses sont assistés par l'État, les plus humbles foyers disposent souvent de la télévision et d'une voiture, etc. »
J'ai répondu que ce surcroît de bien-être tenait essentiellement à l'évolution des techniques de production et n'avait rien à voir avec les progrès du socialisme étatique. Il y a moins de lois sociales aux États-Unis que dans les pays de l'Est et l'abondance y est cependant plus grande pour tous. Le dynamisme de l'économie favorise la justice sociale dans ce sens que les propriétaires de moyens de production toujours accrus ont besoin de très nombreux consommateurs pour écouler leurs produits et qu'ils ne peuvent les trouver que par l'augmentation du pouvoir d'achat général. Aussi bien, l'évolution de la société industrielle a-t-elle démenti la sombre prophétie de Marx sur la paupérisation croissante du prolétariat. Si les Pharaons, au lieu de construire des pyramides, avaient employé leurs esclaves à fabriquer des appareils ménagers ou des voitures, ils auraient dû réviser leur politique sociale, sous peine de voir s'entasser des stocks de marchandises inutilisées...
121:177
Quant à l'État socialisant, loin d'être l'auteur de ce mieux-être, il en est plutôt le profiteur et le parasite. La dilatation du fromage lui permet de se tailler une part plus large sans compromettre irrémédiablement l'équilibre économique. On vit, certes, mieux qu'autrefois, mais non par lui, malgré lui, et l'on vivrait beaucoup mieux encore si, par ses interventions excessives et désordonnées (monopole de la redistribution, protectionnisme, concessions aux groupes de pressions, etc.), il ne faussait pas sans cesse l'essor de la production et le jeu normal de la concurrence.
C'est donc une escroquerie intellectuelle de mettre à l'actif d'une politique contre nature les bienfaits d'une expansion économique due à l'initiative et au travail des particuliers. Le parasite a le droit de se réjouir de la prospérité de son hôte, mais non de s'en attribuer l'origine. Tout au plus faut-il concéder que, dans les périodes de déflation (spécialement avant la première guerre mondiale) l'État est parfois intervenu utilement -- par des lois concernant les horaires et la sécurité du travail, les libertés syndicales, etc., pour rétablir l'équilibre rompu au profit du capital et au détriment de la classe ouvrière. Mais ces temps sont bien révolus car nous sommes tombés dans l'excès contraire, et le capital et le travail en pâtissent également.
Le seul lien qui existe entre la révolution industrielle et la poussée de la révolution sociale, c'est que le développement de la première offre aux aberrations de la seconde des possibilités de répétition et de durée qui eussent été inconcevables dans l'économie agricole et pastorale d'autrefois.
J'ai déjà parlé de l'abondance. De même qu'un homme très bien portant (c'est-à-dire en possession de grandes réserves vitales) peut longtemps abuser de son corps sans tomber malade, de même les nations riches peuvent se permettre des comportements absurdes sans être brutalement rappelées à l'ordre par la misère. Plus grande est la prospérité, plus le désordre est tardivement sanctionné.
Un autre élément favorable à la prolongation indéfinie de l'agitation sociale : le fait que le travail industriel, dans la mesure où il s'exerce sur la matière inanimée, supporte presque sans dommage la discontinuité. Prenez le phénomène des grèves, devenu endémique dans nos nations occidentales. Supposez une grève de quinze jours dans l'industrie automobile ou dans les transports publics elle : aura, certes, de sérieuses incidences sur l'équilibre des entreprises et sur la vie quotidienne des citoyens, mais, en gros, tout rentrera assez vite dans l'ordre à partir du 16^e^ jour.
122:177
Imaginez la même grève chez les agriculteurs à l'époque des moissons ou chez les éleveurs dans n'importe quelle saison -- et ce sera, non plus seulement 15 jours de travail perdus, mais la privation de pain pour toute l'année ou de lait et de viande pour un temps indéterminé, autrement dit, la famine pure et simple. Ici, la sanction est immédiate et sans pitié : le spectre de l'irréversible attache l'homme à son devoir social...
Et je ne parle pas de l'élément affectif lié à la présence de la vie végétale ou animale. Le même homme, qui assiste impassible à l'arrêt d'une machine, laisserait-il, avec une égale indifférence une récolte pourrir sur pied ou un troupeau mourir de faim ? Pendant la longue grève politique 1968, j'ai vu, sur une voie de garage, quelques wagons immobilisés où de pauvres veaux achevaient de mourir de soif. Le paysan que je suis a frémi, devant cet attentat à la vie, comme en face d'un sacrilège, mais n'a senti aucune émotion pour ces wagons au repos qui demain reprendraient leur route...
D'où il ressort que, dans les civilisations industrielles, les individus, les groupes et les États ont besoin d'un surcroît de moralité pour résister à des tentations contre lesquelles nos aïeux étaient prémunis par le seul instinct de conservation. Lutte des classes, grèves organisées ou sauvages, hypertrophie dévorante de l'État -- le dynamisme actuel de l'économie permet de supporter longtemps tout cela sans catastrophes majeures. A tel point que beaucoup de sociologues contemporains se demandent, devant cette crise, si les conquêtes de l'ère industrielle n'auront pas été un désastre pour une humanité trop « immaturée » pour les assumer.
« Tout marche quand même tant bien que mal », me disait un ami italien à propos des grèves en cascade où se débat son pays. J'ai répondu que cette élasticité avait des limites et qu'aucune machine ne peut résister indéfiniment à l'usage simultané du moteur et du frein. Et c'est pour cela que le socialisme, partout où il triomphe, impose par la force brutale une discipline qui naissait jadis du contact immédiat avec les nécessités élémentaires. Car le désordre ne peut pas durer toujours et l'ordre artificiel guette inévitablement ceux qui répudient l'ordre naturel.
#### La France à l'heure LIP
On connaît l'histoire : l'usine Lip de Besançon étant sur le point de fermer ses portes par suite de difficultés financières, le personnel a décidé de renflouer l'affaire par ses propres moyens et, pour ce faire, il a décidé, entre autres mesures, de liquider au rabais un stock considérable de montres en vue d'assurer les premiers salaires des travailleurs.
123:177
Cette mesure révolutionnaire a suscité dans tout le pays un grand mouvement de sympathie et de solidarité des collectivités, des syndicats ont commandé aussitôt un nombre important de montres ; la presse, la radio saluent cet événement comme un signe des temps et s'en servent pour relancer l'idée de l'autogestion des entreprises ; bref, on nous annonce que « l'heure Lip » régnera bientôt sur toute l'économie nationale.
Je comprends parfaitement la réaction de cette population ouvrière menacée non seulement de perdre son gagne-pain, mais aussi dans sa fierté et sa fidélité professionnelles, étant donné le prestige et l'ancienneté de la firme en détresse. Il est évident que le moindre travailleur de Lip est lié d'une façon plus profonde et plus vitale au sort de l'affaire qu'un banquier lointain, jugeant uniquement sur chiffres et accordant ou coupant les crédits en conséquence...
Cela dit, je ne partage guère l'enthousiasme public concernant les possibilités de généralisation d'une telle initiative. Car, même à supposer qu'elle réussisse, l'expérience Lip est faussée au départ. Et cela par le seul fait de son caractère exceptionnel qui lui vaut le privilège d'une immense publicité gratuite. Que de nombreuses entreprises déficitaires suivent cet exemple et l'implacable loi du marché recommencera à jouer.
Mais revenons au principe de l'autogestion des entreprises : Je conçois très bien que des hommes mettent librement en commun leurs économies et leur travail pour fonder une entreprise où la hiérarchie des fonctions et le niveau des salaires (ou de la participation aux bénéfices) soient établis par le consentement de tous. Aucune loi n'interdit de telles associations dans les pays dits capitalistes. Un seul exemple : nous avons, dans ma région, de nombreuses coopératives vinicoles, fondées et gérées par les paysans ou leurs délégués, qui soutiennent très bien, par la qualité et le prix de leurs produits, la concurrence des gros commerçants. Il est vrai aussi -- ce qui limite la. portée de cet exemple -- que la coopération se borne à la vinification et à la vente, chaque vigneron restant propriétaire de sa terre et la gérant à son gré.
Mais la question se pose aussitôt : pourquoi de telles réalisations -- qui à priori semblent apporter la solution idéale -- sont-elles si rares dans les autres secteurs de l'économie ?
124:177
Et pourquoi, là où elles ont existé, a-t-on enregistré un si grand nombre d'échecs, depuis les communautés saint-simoniennes ou fouriéristes du siècle dernier jusqu'à certains essais contemporains comme la fameuse communauté Boimondeau de Valence ?
Pour y répondre, il faudrait élucider les points suivants.
Dans quelle mesure une hiérarchie fondée uniquement sur l'élection est-elle viable ? Les chefs ainsi désignés -- et sur quels critères ? -- auront-ils assez de compétence pour bien gérer l'entreprise et surtout, dans ce climat d'égalitarisme, assez d'autorité pour imposer l'obéissance et la discipline à leurs compagnons ? Seront-ils assez indépendants pour décider la majorité des ayants-droit à sacrifier une partie de la plus-value en vue d'investissements à longue échéance ? Et quel sera le statut du personnel temporaire ? Qui financera l'entreprise dans les périodes de crise et quelles seront les possibilités de reclassement en cas de faillite ? Autant de problèmes plus faciles à résoudre sur le papier que dans les faits...
On nous fait miroiter que, dans ce système, l'écart entre les revenus des membres de l'entreprise sera moindre qu'aujourd'hui, c'est-à-dire plus conforme à la justice, et par ailleurs connu et accepté par tous. Mais l'esprit communautaire, surtout dans les grandes entreprises, sera-t-il assez fort pour prévenir les contestations ? Et d'autre part, la situation instable des cadres supérieurs, le manque de stimulation par l'intérêt et par l'ambition, ne risquent-ils pas de tarir, chez les meilleurs, le sens de l'initiative et de la responsabilité, au détriment de la collectivité tout entière, à commencer par ses membres les plus déshérités ? L'ouvrier vit-il mieux en Yougoslavie, patrie de l'autogestion (mais sous la tutelle du parti communiste) que dans les entreprises occidentales ?
Chose étrange et très significative des contradictions insolubles où se débat notre société : d'une part on cultive méthodiquement, dans toutes les couches de la population, le besoin de sécurité et l'esprit de revendication, c'est-à-dire la mentalité puérile de l'insatiable assisté qui attend, qui exige tout des pouvoirs publics (hauts salaires, logements, soins des maladies, pensions de vieillesse, etc.), et de l'autre, les mêmes hommes, appartenant aux mêmes partis politiques, n'hésitent pas à présupposer, chez tous les membres des entreprises, le niveau de maturité intellectuelle et morale nécessaire à leur gestion. Car qui dit partage des profits dit aussi partage des responsabilités, des risques et, éventuellement, des pertes...
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Cela dit, je ne vois aucun inconvénient à ce que fonctionnent des entreprises sous le régime de l'autogestion. Mais à deux conditions, qui semblent très difficiles à remplir dans 1'état présent de l'économie et des mœurs :
1\) Que ces associations de travailleurs soient spontanées, c'est-à-dire non imposées par un parti politique au pouvoir. Car ce n'est pas le triomphe, même par la voie légale de l'élection, d'un parti quelconque qui pourra donner à chaque individu le degré de maturité qu'exige une telle mutation. Et par ailleurs, dès qu'un parti politique inscrit l'autogestion à son programme cela signifie en cas de succès, la mainmise de ce parti sur l'ensemble de l'économie. On l'a bien vu en Russie où la révolution, déclenchée sous le signe du soviet d'usine indépendant, s'est achevée à courte échéance par la dictature du pouvoir central.
2\) Qu'elles soient compétitives, c'est-à-dire au service non seulement du personnel associé, mais du consommateur, élément trop oublié dans les programmes de nos réformateurs sociaux. Faute de quoi l'entreprise perd son autonomie et doit recourir à l'assistance et à la planification de l'État, et nous retombons dans le totalitarisme économique.
Si ces deux conditions ne sont pas remplies, l'autogestion reste une fiction démagogique à l'usage des agitateurs politiques et ne se traduit dans les faits que par un glissement massif de la gestion capitaliste -- si relative aujourd'hui et tempérée dans son exercice -- à la gestion étatique, absolue et sans rémission, dont tous les pays socialistes nous offrent, à quelques nuances près, l'exemple décourageant.
#### Le plein emploi : à quel prix ?
J'ai sous les yeux le texte d'une interview accordée à des journalistes par M. Marcel Dassault, le célèbre constructeur d'avions, considéré par la presse de gauche comme un des plus redoutables magnats de l'oppression capitaliste.
Interrogé en 1972 sur les projets de nationalisation de ses sociétés, inscrits au programme commun des socialistes et des communistes, M. Dassault a déclaré :
« Si telle était la volonté de la majorité des Français, il n'y aurait qu'à s'incliner. Nos ingénieurs n'en feraient pas de meilleurs avions pour cela.
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Mais à supposer qu'un jour, nous ne fassions plus les meilleurs avions et qu'il y ait du chômage dans la société, il serait alors préférable pour le personnel d'être nationalisé, parce que l'on trouve toujours le moyen de donner du travail à des sociétés nationales. A ce point de vue, la nationalisation ne serait peut-être pas une mauvaise chose. »
M. Dassault reconnaît que ses usines, une fois nationalisées, risqueraient fort de ne plus fabriquer les meilleurs avions, mais il semble admettre que le plein emploi, assuré par l'État gestionnaire de l'économie, compenserait largement cette carence. Il oublie de préciser dans quelles conditions et à quel prix des entreprises qui cesseraient d'être compétitives pourraient réaliser le plein emploi.
La meilleure image du plein emploi nous est fournie par l'organisation militaire. Aucun chômage dans les casernes, même si l'on y travaille peu ou mal. Mais la finalité de l'armée est la défense nationale et non la prospérité économique. Le laisser-aller, le coulage -- maux endémiques dans cette société -- ne mettent pas en question son existence puisqu'il s'agit d'une activité non productrice, alimentée par une part de revenu national. Mais si l'on introduit le même système dans les entreprises industrielles et commerciales, quel niveau de vie pourra-t-on assurer à chacun dans une économie où le rendement aura baissé en quantité comme en qualité ? Est-ce par hasard que le salaire d'un travailleur dans les pays de l'Est est inférieur à l'allocation d'un chômeur dans les nations libres ?
Le danger de chômage est la contrepartie des bienfaits de l'économie concurrentielle. Toute la question est de savoir s'il est préférable d'abolir la concurrence pour garantir le plein emploi. L'État seul en a le pouvoir par la nationalisation des entreprises, c'est-à-dire par la transformation de tous les citoyens en fonctionnaires. Ce qui équivaut à la suppression de toute liberté économique. J'ai donné l'exemple de la caserne : personne n'y chôme, mais personne non plus, sauf les militaires de carrière, n'y va de plein gré. Faut-il reconstruire la société sur ce modèle et, pour résorber une minorité de chômeurs, condamner à l'esclavage la totalité des travailleurs ?
Je ne méconnais pas la gravité du problème ; je me borne à dénoncer un remède pire que le mal et je pense que la solution doit être cherchée en sens inverse, c'est-à-dire dans une plus grande libération du dynamisme actuel de l'économie qui, en multipliant les possibilités de production et d'échanges, diminuerait pour autant le risque de non-emploi. Car le chômage tient en grande partie au manque de souplesse et de créativité d'une économie freinée dans son expansion normale par les interventions arbitraires des États : politique douanière à courte vue, manipulations monétaires, protection de certaines entreprises déficitaires, pression fiscale étouffante, etc.
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Cela dit, il n'y a pas de sélection sans élimination et il restera toujours une menace de chômage pour ceux qui se montreront incapables de soutenir la concurrence ou de se reconvertir en cas d'échec. Est-ce une raison pour favoriser ces derniers, de s'orienter vers une politique du plein emploi à tout prix qui imposerait aux meilleurs le corset de fer de l'étatisme ? Autrement dit d'affaiblir l'ensemble du corps social au bénéfice de ses cellules les plus pauvres et les plus amorphes ?
Que faites-vous donc de la fraternité chrétienne et des devoirs qu'elle nous impose à l'égard des faibles et des déshérités ? m'a dit un jeune prêtre imbu de rêveries socialisantes. J'ai répondu que les entreprises économiques n'étaient pas des institutions de bienfaisance. La concurrence industrielle ou commerciale peut se comparer aux compétitions sportives : a-t-on jamais vu un champion quelconque pousser la charité chrétienne jusqu'à s'effacer devant un rival moins doué ? Ce qu'on demande ici au plus fort, ce n'est pas de renoncer à sa force, mais de la déployer tout entière en respectant les règles du jeu. De même, sur le plan économique, le seul devoir des habiles et des puissants est de faire coïncider au maximum leur intérêt particulier avec la poursuite du bien commun. Le droit du plus fort ne va pas plus loin, mais rien ne doit l'empêcher d'aller jusque là.
Il reste -- et c'est ici que la notion de charité chrétienne reprend vigueur -- qu'aucune société digne de ce nom ne peut se désintéresser des laissés-pour-compte de la compétition économique ni même de ses éléments marginaux impropres à une activité normale. Mais assistance ne signifie pas égalité. On conçoit très bien que, parallèlement à la bienfaisance privée, une part de revenu national soit attribuée à ceux que les circonstances économiques ou leur incapacité personnelle empêchent de se suffire à eux-mêmes. Mais, encore une fois, cette aide aux-plus faibles n'implique à aucun degré une destruction des hiérarchies naturelles qui, en paralysant les plus forts, tournerait fatalement au détriment de tous, y compris des déshérités de la nature ou de la fortune qui seraient alors d'autant moins assistés que l'égalitarisme aurait tari les sources de la prospérité générale. La première condition, pour sauver efficacement les noyés, est de ne pas entraver les bons nageurs...
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La démocratie économique, telle qu'elle est inscrite au programme des partis de gauche, est un leurre encore plus inconsistant que celui de la démocratie formelle issue de la révolution française et tant reprochée par Marx aux États capitalistes. Car elle aboutit à l'asservissement et à la ruine de l'économie : les riches dépouillés et les pauvres encore appauvris. Il ne reste que le mot magique : démocratie -- masque sans visage, voile et linceul de la réalité qu'il désigne...
#### La société d'inflation
J'extrais les lignes suivantes du récent ouvrage de M. René Maury, professeur à l'université de Montpellier, intitulé « La société d'inflation » :
« La revendication sociale de notre époque n'est pas un cri de misère, mais le constat, en termes comparatifs, d'un écart au voisin... Le besoin économique contemporain n'est pas lié à l'indigence, sauf pour quelques situations exceptionnelles. Il résulte plutôt, de manière indissociable, d'un sentiment tout à fait gratuit, mais d'une force incoercible, à savoir que la croissance doit également favoriser tous les citoyens. Bénéficier d'un niveau de vie matériellement satisfaisant n'apaise personne si le voisin possède davantage. La juxtaposition des prétentions, qui sont toutes également respectables si on les considère séparément mais dont la satisfaction générale excède les possibilités de l'économie, engendre inévitablement l'inflation... Celle-ci traduit à sa manière le coût de notre besoin contemporain et en quelque sorte institutionnel d'égalité. »
Ce texte mérite d'être commenté de très près. Il est normal que la croissance économique favorise également tous les citoyens. Mais à deux conditions. D'abord, que le mot « également » soit pris dans le sens d'une égalité proportionnelle, chacun devant profiter de la croissance suivant la part qu'il y aura prise par ses talents et par ses services, et non en fonction de l'envie qu'il porte au voisin ; ensuite, que la satisfaction donnée aux innombrables groupes de pression ne dépasse pas les limites de possibilités offertes par la conjoncture économique. Faute de quoi, on verse dans l'inflation -- impôt supplémentaire qui rend illusoires les avantages accordés aux travailleurs et qui crée la pire inégalité puisqu'il frappe électivement ceux qui épargnent au bénéfice de ceux qui revendiquent...
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Il reste que l'augmentation actuelle de la productivité permet déjà -- et permettrait bien davantage si le marché était à la fois libéré des entraves imposées par une politique économique aberrante et convenablement arbitré -- de satisfaire un nombre toujours croissant de besoins et de désirs. Augmenter la part de chacun sans faire d'injustice à personne, chose impensable dans l'économie de subsistance d'autrefois, est devenu possible aujourd'hui. Et cela sans supprimer les écarts de situation et de fortune qui, contrairement aux utopies égalitaires, sont une des conditions essentielles de la croissance.
Cependant, la solution du problème n'est pas uniquement là.
Car d'une part, le dynamisme de l'économie a des limites (épuisement des ressources de la planète, pollution, embouteillage, etc.) et d'autre part, il est économiquement impossible de satisfaire tous les besoins de tous les hommes, ces besoins, surtout s'ils s'expriment en termes comparatifs, ne connaissent ni frein ni barrières. Quels que soient les avantages que possède un homme, il trouvera toujours autour de lui quelque chose à désirer ou quelqu'un à envier.
D'où la nécessité -- et peut-être la survie de notre civilisation est-elle à ce prix -- d'un changement d'optique et de direction, qui orienterait une partie de nos désirs et de notre émulation vers des biens non ou peu onéreux. Ce qui, soit dit en passant, allègerait considérablement l'atmosphère psychologique et sociale, le mot onéreux dérivant étymologiquement de onus (fardeau). Le problème se pose en ces termes : comment déplacer nos désirs de l'avoir vers l'être de façon à ne pas ruiner les équilibres cosmiques et à calmer le raz de marée des revendications matérielles ?
Parmi ces biens non ou peu onéreux, il faut ranger en premier lieu tout ce qui concerne la santé du corps : une hygiène, un style de vie conforme aux lois et aux rythmes de la nature, le sport bien compris, etc. Et surtout l'immense gamme des biens de l'âme et de l'esprit : l'amour sous toutes ses formes, la religion, la culture, la beauté de la nature et des œuvres d'art, etc.
Dans ce dernier domaine, le venin de la comparaison à autrui, si justement analysé par M. Maury, n'exerce plus ses ravages. Et cela pour deux raisons. D'abord, à cause du caractère infiniment partageable des biens désirés : si, par exemple, j'envie la Rolls-Royce de mon voisin, je n'ai aucun moyen de me procurer la même voiture ; mais si j'admire profondément Shakespeare ou Rubens, l'achat d'un modeste livre de poche ou d'un ticket d'entrée au musée suffit à me rendre l'égal de n'importe qui.
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Ensuite, à cause de l'absence de tout point précis de comparaison je sais que je n'ai qu'une 2 CV alors que mon voisin roule en Rolls-Royce, mais je n'ai aucun critère certain pour savoir si mon voisin comprend Shakespeare mieux que moi, s'il jouit davantage de la beauté d'un paysage, s'il est meilleur ami ou meilleur époux, etc. Chacun, sur ces points, peut se croire privilégié, car chacun est comblé suivant sa capacité personnelle. Un dé à coudre bien rempli n'a rien à envier à la grande amphore plongée dans le même fleuve : l'un et l'autre ont reçu tout ce qu'ils pouvaient contenir et ils éprouvent le même sentiment de plénitude...
Il n'en va pas de même au niveau des biens extérieurs et matériels ou chacun peut se croire injustement lésé je me sens capable autant que quiconque de posséder un château ou faire une croisière de luxe autour du monde ; il ne me faudrait pour cela que de l'argent, et l'argent, bien anonyme par excellence et sans affinité avec les dons personnels, peut être désiré indéfiniment par n'importe qui -- et cela dans la mesure même où il ne comble personne...
Ainsi le matérialisme crée et alimente sans fin le mauvais égalitarisme -- celui qui a sa source dans l'envie et qui se traduit par ce vœu impossible : pourquoi pas moi ? Tandis que la recherche des valeurs spirituelles engendre le bon égalitarisme : celui de la convergence et de la communion. Plus l'homme participe aux biens immatériels, plus il désire les communiquer à ses semblables : l'apôtre veut répandre sa foi, l'artiste son admiration devant la beauté, le sage sa vertu, etc. Ici, le « pourquoi pas moi ? » de l'envie fait place au « pourquoi pas toi ? » de la sagesse et de l'amour...
L'inflation est la conséquence inévitable de notre besoin d'infini égaré dans le monde fini. C'est aussi le châtiment du matérialisme : on se rue sans mesure vers les biens matériels et, ceux-ci étant insuffisants pour contenter tout le monde, on remplace par des signes la réalité défaillante. Autrement dit, on s'appauvrit en voulant trop s'enrichir...
Ce problème économique a des racines morales. Et sa solution, dans notre monde occidental où la misère a pratiquement disparu et où les revendications gravitent autour du superflu, consiste, sans renoncer aux avantages de la croissance, à rétablir la vraie hiérarchie des valeurs humaines en détournant notre attention et notre désir du plus vers le mieux, des biens extérieurs dont la poursuite n'a pas de fin vers les biens intérieurs qui sont notre fin.
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#### La société de maturité
Tel est le titre du livre récent de M. Denis Gabor, prix Nobel de physique. Et voici comment l'auteur présente son œuvre :
« Dans ce livre, j'ai tenté d'esquisser l'image d'une société parvenue à maturité. Un monde en paix à un haut degré de civilisation matérielle, qui aurait abandonné la croissance en quantité de biens consommés mais non la croissance en qualité de vie -- un monde compatible avec la nature de l'homo sapiens... C'est en bref le problème des hommes et des femmes menant une vie paisible, repue, à un niveau élevé de confort et de sécurité et qui n'ont plus à connaître la lutte quotidienne pour la vie... »
Mais qu'est-ce que la maturité ? On peut la définir comme l'état -- rarement atteint et toujours menacé -- de perfection intellectuelle et morale où l'homme, instruit par les lumières de la raison et les leçons de l'expérience, sait distinguer entre l'essentiel et l'accessoire et possède assez de discipline intérieure pour incarner cette distinction dans sa conduite. Maturité, dans ce sens, s'identifie à sagesse.
Que l'homme d'aujourd'hui ait vitalement besoin de cette sagesse pour assumer et dominer son pouvoir vertigineux sur le monde extérieur, c'est là une évidence qui n'est contestée par personne.
Mais le paradoxe, c'est que l'acquisition de ces vertus dont dépend la survie de la civilisation est compromise à la base par le climat même où se développe celle-ci. En d'autres termes, nous n'avions jamais eu autant besoin de maturité et jamais encore nous n'avions assisté à une culture aussi intensive et aussi universelle de l'infantilisme.
Ce qui caractérise l'enfant, c'est l'irrationalité, la discontinuité, le caprice, l'abandon sans réserve aux impulsions immédiates -- et aussi l'absence de responsabilités, celles-ci étant assumées par les adultes qui veillent sur lui et dont il attend, dans tous les domaines, aide et protection. Or, n'est-ce pas des enfants prolongés que nous fabriquent en série nos conditions actuelles d'existence ?
L'enfant obéit aux sens et à l'imagination plus qu'à la raison. L'information audio-visuelle, qui nous submerge de plus en plus, agit dans ce sens. L'enfant désire tout ce qu'il voit. Les publicités, les propagandes, en créant sans cesse de nouveaux désirs factices, développent presqu'à l'infini cette disposition puérile.
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L'enfant est déchargé de responsabilité et protégé contre les risques. N'est-ce pas vers cet idéal à rebours que nous conduit la socialisation croissante de l'humanité en paralysant peu à peu les initiatives privées, en transformant les citoyens en fonctionnaires et en tissant autour de chaque individu un cocon d'assurances et de protections qui l'enveloppe du berceau à la tombe et le maintient à l'état de chrysalide ?
Il n'est pas jusqu'à la sexualité, facteur de maturation dans une société normale par l'engagement et les charges qu'elle implique (fidélité conjugale, éducation des enfants), qui ne soit atteinte et entraînée par ce reflux vers l'infantilisme. La dévaluation du mariage, la licence sexuelle, l'usage de la pilule, la normalisation de l'avortement se combinent pour faire de « l'amour » un jeu d'enfants sans responsabilités ni risques. Au reste -- et rien n'est plus significatif -- les promoteurs de la liberté sexuelle ne rougissent pas de présenter cette liquéfaction des mœurs comme un retour à l'innocence et à la pureté de l'enfance !
Bref, cette humanité, qui vit sous le signe de la facilité et de l'inconséquence, tend à ressembler à ces fruits cultivés en serre chaude qui ne mûrissent jamais et dont on ne sait plus, tant leur saveur est incertaine, s'ils sont encore verts ou déjà pourris.
Jusqu'ici les hommes avaient mûri sous la pression des épreuves extérieures : les difficultés, la pénurie, le danger et le malheur. Ce n'est pas par hasard que, lorsque nous disons de quelqu'un « cela lui apprendra à vivre », ce n'est jamais à propos d'événements agréables, mais d'échecs et de souffrance. Le cœur du problème est là l'homme moderne, protégé par tant d'amortisseurs contre les dures réalités de l'existence, saura-t-il prendre assez d'altitude intérieure pour ne pas avoir besoin d'être rappelé à l'ordre par le choc en retour de ses conquêtes inassimilées ? Le rayonnement de la sagesse sera-t-il assez puissant sur son âme et sur sa liberté pour rendre superflue la morsure du malheur ?
Tous ceux qui auscultent notre époque -- les écologistes qui dénoncent les retombées meurtrières du progrès technique sur la nature, les psychologues alarmés par la montée des névroses, les sociologues qui observent la poussée grandissante de l'anarchie et du totalitarisme -- sont unanimes pour annoncer, sauf conversion d'avant la dernière heure, les mêmes catastrophes irréversibles.
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M. Gabor ne voit qu'un seul remède aux maladies de notre civilisation : le véritable amour de la vie. « Malheureusement, ajoute-t-il, la nature humaine est ainsi faite que l'homme aime mieux la vie quand il est en danger. » De fait, l'homme vit plus intensément, se relâche, s'ennuie et, à la limite, se suicide moins dans la misère et dans le péril que dans l'abondance et la sécurité.
On répondra que cette abondance est factice et cette sécurité précaire et que le danger existe plus menaçant par sa profondeur et son universalité qu'aux pires époques de l'histoire.
Mais il n'est pas perceptible dans l'immédiat et le réseau de facilités, de futilités et de distractions, dont est tissée notre vie quotidienne, nous voile l'abîme où nous courons. Encore une fois, l'amour de la vie sera-t-il assez fort en nous pour déchirer ce rideau d'ignorance et d'imprévoyance infantiles et pour nous faire changer de direction avant qu'il ne soit trop tard ?
La société de demain sera une société de maturité -- ou nous sombrerons dans un état qui ne méritera plus même le nom de société. Le choix est en nous : mûrir ou mourir.
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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### Un climat Charles X
par Jean-Baptiste Morvan
JE NE SUIS PAS de ceux qui disent : « J'aurais voulu vivre sous Louis XIV » ou « au temps de Fallières ». Mon époque me tient trop au cœur, aux nerfs, au cerveau, pour que je nourrisse ce genre de rêve gratuit. Mais je ne vois pas non plus pourquoi le souci du monde où je vis devrait m'empêcher de me sentir contemporain d'une époque ancienne quand mon esprit vient à s'y appliquer, ni pourquoi telle époque m'interdirait d'en aimer une autre. Il n'y a pour moi aucune nécessité de faire entrer de force des cogitations dignes de Zola dans le tableau français du XVII^e^ siècle ; je ne ferai point passer dans la campagne où vécurent mes aïeuls et trisaïeuls les doléances relatives aux grands ensembles ou les fantômes noirs de la pollution. Je ne tire pas argument du fait que notre temps ne dédaigne pas les perruques, et qu'il se déguise volontiers, pour l'affubler d'un déguisement à mon gré ; mais je proteste contre une interprétation prétendue géniale des temps passés qui consiste à y faire pénétrer avec effraction des contestations déjà fort douteuses quand il s'agit du nôtre.
Je me reconnais le droit, au sein de l'histoire et de la culture française, de chercher une ou plusieurs époques médiatrices, carrefours de l'esprit où je rencontre le meilleur, ni total ni parfait, mais avec une intensité plus particulière. Je sais que j'y pourrai ressaisir un certain sens de la vie du cœur, une poésie que nul n'a qualité pour effacer et pour interdire. La période présente ne peut me présenter ces étoiles de routes forestières. En plus de sa médiocrité propre, elle reste forcément trop incomplète : ce qu'elle contient n'est que démarches en cours, pensées qui s'essayent maladroitement sur un monde mal connu. Terrain d'expériences souvent encore aveugles, elle n'est pas un domaine d'élection.
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Tout écrivain soucieux de plénitude humaine est dans quelque mesure, par rapport aux perspectives ordinaires et communes, un « ultra » : il s'efforce de passer outre à des servitudes inutiles de l'imagination, de franchir les insatisfactions d'un univers étroit et plié à des routines de pensée, même et surtout quand elles se parent de « progressisme ». Je ne prétends point qu'un climat historique différent offre à l'homme toutes les possibilités désirables pour vaincre sa solitude essentielle. Néanmoins il en est toujours un qui nous semble avoir mieux cherché le pouvoir de sublimer les contingences qu'on y subissait. Nous y trouvons un monde humain où les silhouettes et les décors semblent affinés en accord avec un affinement spirituel et intellectuel. Je reconnais bien volontiers à d'autres, et à moi-même parfois, la liberté de reprendre l'histoire en son décours à partir d'un point donné, pour attendre la suite avec la même complaisance naïve que la bonne femme qui écoutait l'Évangile des Rameaux, tous les ans, « pour savoir comment cela allait finir ». Mais le profit qui peut exister là réside dans la découverte des enchaînements réels ou supposés : le mien consisterait plutôt dans les synthèses intellectuelles ou esthétiques que certains moments de l'Histoire nous permettent de ressaisir. Comme il y a des hauts-lieux, il y a des « hauts-temps » où l'esprit souffle aussi.
Je lisais récemment des chroniques historiques médiocrement rédigées pour un magazine, et je ne sais plus quelle recension d'ouvrages sur le règne de Charles X. Les hommes de lettres graves et conformistes qui en étaient les auteurs déploraient à qui mieux mieux la prétendue sottise, l'entêtement incompréhensible de la monarchie à ne point admettre que la France devait nécessairement être gouvernée par l'agréable Thiers et le jovial Guizot. Il me semble probable que les mêmes penseurs réprouveraient ensuite le Thiers de la Monarchie de Juillet, et stigmatiseraient le Thiers de 1871, sans trop nous expliquer comment l'or pur en plomb vil s'est changé : tâche ardue à propos d'une existence aussi constante dans ses projets et dans ses rancunes ! Il me souvient alors d'un propos de Stendhal disant que la France n'avait jamais été aussi heureuse que sous Charles X. Encore que le mot soit intéressant dans la bouche d'un opposant assez sectaire à la Restauration, ce n'est point mon propos pour l'instant. Charles X s'en est allé, et Thiers, et Guizot. Devrais-je soupirer d'aise en voyant arriver Gambetta, trop tôt ravi à mon affection, pour me baigner ensuite dans les « tristes années 80 » dont parlait Claudel ? « Après 1880 », disait Bainville, « il n'y a plus rien ».
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Ce rien dans l'ordre politique, qui correspond à fort peu de chose dans l'ordre intellectuel, se trouverait peut-être comblé par des souvenirs de famille s'il m'était possible de les recueillir ; mais deux guerres ont passé là-dessus et je ne récolterais tout au plus que des épisodes incertains et lacunaires, un bouquet de rameaux secs aux feuilles friables. Il m'est donc nécessaire de rechercher dans le domaine commun de l'histoire un temps qui ait un style ; je dois remonter à Charles X. Il m'a toujours semblé qu'après 1830 le climat français où l'on conserverait une certaine fantaisie du rêve se réduit au théâtre de Labiche ; quant à tout ce qui reste de grand dans la littérature, il apparaît bien que c'est avant 1830 qu'il est né et qu'il a acquis sa force et sa variété.
Tant pis pour les progressistes littéraires s'ils croient devoir se priver du climat Charles X au nom du « sens de l'histoire » ou par conformisme politique. Après quarante ans ou presque d'incertitudes et d'inconséquences institutionnelles en France, le terme de « citoyen » me séduit peu ; je me sens « sujet », et c'est ma façon d'être citoyen, quand je me place devant le passé de ce pays, qui domine de si haut, comme de grands arbres de forêt ancienne ou comme des tours d'église, ma simplette démarche de promeneur français. Le style royal s'impose au sujet comme au roi, il les conduit l'un et l'autre au respect de leurs devoirs par une voie poétique ; on respire ce devoir-là à pleins poumons, il entre naturellement en l'âme parce qu'on a goûté le parfum ineffable de tel matin d'été sur la promenade circulaire d'une vieille ville. Nulle rancune ne s'y mêle, les souvenirs des Vendées et des Chouanneries sont eux-mêmes un élément d'éducation civique : loin de constituer un état mental préalable de fronde anarchique ou d'opposition stérile sur des broutilles ils maintiennent au fond du caractère l'indépendance et le franc-parler militaire des vrais serviteurs de l'État. Je pense que les devoirs intellectuels envers la France obéissent à des motifs d'espèce identique ou analogue.
Je ferais le reproche à mainte époque, et à la nôtre en particulier de n'avoir pas visage et langage de poésie. Les poètes, les psychologues et critiques littéraires ont le droit de remarquer l'absence de certaines musiques intérieures, dans des saisons de l'histoire où elles furent couvertes par les voix impératives ou lugubres des contingences. D'autres périodes, politiquement révolues et abolies peut-être, conservent pourtant dans le présent des suggestions, des impressions, souvent fluentes et presque indiscernables. Si nous voulons les retrouver et les préciser, le retour en arrière se confond pour nous avec un retour à des sources oubliées de l'éternel.
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Les époques passées, pour le poète sont toutes dans la même situation que le règne de Charles X. Là aussi, les morts ont tous le même âge, et ils ne sauraient se prévaloir d'un « progrès » réel ou supposé. Ce progrès est pour nous, de toute façon, disparu et anéanti. On pense souvent comme si certains hommes, régimes ou partis, parce qu'ils plaisent politiquement aux progressistes actuels, avaient encore aujourd'hui vigueur, présence et mouvement ; d'autres seraient par contre absolument figés et fossilisés, ils auraient même été démodés de leur temps. La marche imperturbable du destin historique, pour des époques également révolues, n'offre plus à mes yeux qu'un prestige assez dérisoire pour l'héritage de l'esprit.
Dans ce domaine justement, nous constatons qu'en littérature 1830 n'a pas marqué un progrès, mais une rupture, une faille d'incertitude, un désarroi des harmonies dont les résultats ne sont nullement enthousiasmants ; 1848 devait parachever cette confusion. Théophile Gautier se retire vers le refuge étroit de l'art ; Vigny, Hugo, Lamartine cherchent des solutions brumeuses qui aboutiront à Renan. Les thèmes de la poésie se diluent, s'obscurcissent ou se figent ; l'allégresse des musiques de cor, des treilles aux grappes mûres se fait plus rare dans un lyrisme souvent honteux de lui-même ; le théâtre quittera de plus en plus les pourpoints de style troubadour pour s'orienter vers les drames bourgeois en complet-veston. Paradoxalement, la voiture qui emmenait le vieux roi vers un dernier exil semble avoir entraîné aussi la jeunesse du siècle.
Nos progressistes cependant n'avoueront pas facilement qu'il y ait des moments où les nations puissent perdre leurs chances intellectuelles. Mais nous avons pu pressentir ce phénomène grâce à la « Famille Boussardel » dans les émissions télévisées de 1972. Le tableau était sans doute forcé ; mais l'engoncement bourgeois, l'épaisseur et l'assombrissement des propos aussi bien que des vêtements y étaient dépeints de façon suggestive. La promotion sans nuances ni contrepartie d'un « Style Boussardel » semble être la caractéristique d'une époque qui n'aspirera plus désormais qu'à être sérieuse dans le genre pesant. Les meilleurs esprits garderont encore un reste de rythmes juvéniles, mais le « Style Boussardel », si intelligent qu'il soit chez Flaubert, chez Hugo lui-même (car il a l'intelligence de la force), ne permettra plus guère un climat où l'âme pourrait continuer à repenser les ogives médiévales et les feuilles mortes de novembre dans une synthèse riche de voies diverses. Balzac ne trouvera une ambiance complète, une plénitude vitale qu'en disposant çà et là des personnages exceptionnels, veilleurs attardés d'un certain idéal. Mais le « Cabinet des Antiques », c'est aussi chez Hugo M. Gillenormand, un des bons génies grognons des « Misérables », chez Barbey d'Aurevilly les vieux gentilshommes de Valognes.
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Nous aurons toujours à revendiquer le droit à un assez large éventail d'images et de visions ; l'art est long, la vie est courte, et dans le domaine de la poésie, rien n'est de trop. On vilipende le règne d'un vieillard, et la présence au pouvoir de gens qui « n'avaient rien appris, rien oublié ». Que m'importe ? Je ne suis pas un jeune bourgeois libéral, bon vivant et cavalier, de 1825 ; ces vieillards chargés de souvenirs ne me gênent pas ; ils sont pour moi les trésoriers d'un monde intellectuel plus complet. Il est précieux pour les lettres qu'à certaines époques il y ait eu des gens assez réfractaires à l'oubli. La jeune littérature de 1820 aspirait à se souvenir. Peut-être même, les opposants d'alors : Balzac jeune, et Stendhal qui fait dans la « Chartreuse » la peinture satirique des vieilles cours, mais qui, en 1960, n'eût trouvé que le domaine fort restreint où cherche à s'ébattre l'invention de Françoise Sagan. Qu'on me pardonne si on y consent : mais aux « tranches de vie » de Zola ou des Goncourt, je préfère les filigranes poétiques d'un temps intellectuel plus élaboré, et dont je sens que je pourrais encore élaborer les élaborations. La littérature a besoin d'un « sang léger », comme est le sang des fées si l'on en croit Cocteau, et l'esprit en général, au-delà de la littérature, témoigne de la même exigence. Il faut, pour alléger les visions, passer par l'expérience méditée d'une désuétude. Encore faut-il que cette désuétude recèle des pouvoirs intellectuels durables et qu'elle émette des échos prolongés. Le climat Charles X est justement un « cabinet des échos » comme dans le vieux conte enfantin.
Quand nous essayons de revivre ce temps de manière à en dresser d'abord le décor, il nous apparaît comme un monde assez équilibré. Le général napoléonien ou l'ancien grognard y voisine avec le poète romantique ou l'étudiant coureur de grisettes, le propriétaire terrien de l'ancienne aristocratie y figure aux côtés du manufacturier nouvellement triomphant. Ce monde reste encore assez pourvu d'air pur et de verdures ; les villes y conservent la multiplicité de leurs aspects originaux, et il est plus facile qu'aujourd'hui d'y lire et d'y comprendre notre histoire. Il n'est pas jusqu'aux modes et silhouettes qui ne possèdent une valeur de variété et d'universalité, une fantaisie qui rend plus agiles les démarches humaines ; non plus avec la légèreté fringante et un peu décevante de la fin de l'Ancien Régime, mais en en gardant encore assez de souvenirs. Dans « Sylvie » de Nerval, les deux personnages revêtent avec une indéfinissable émotion, dans le grenier de la tante, les costumes d'avant 89.
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Les attitudes sont plus lentes, plus rêveuses et concentrées. Ensuite, les images humaines s'emprisonneront chaque jour davantage de faux-cols, se casqueront de melons, s'ombrageront de casquettes, en attendant de s'uniformiser dans les bleus de chauffe.
On se gausse du style provincial et dévot. Mais nous soupirons maintenant après la province, ses minuties, ses lenteurs. Ce style a pu dans la réalité de l'époque paraître pesant à certains -- probablement pas à tous, loin de là, et il serait encore intéressant de savoir à qui, et pour quelles raisons. Toutes les époques ont imposé un certain fardeau psychologique à quelques-uns ; mais toutes n'ouvrent pas des avenues pour le songe, un ensemble propre aux stylisations du « lointain rose ». On peut se sentir assez libre sous la présidence de M. Pompidou, et pourtant la littérature de notre temps manque cruellement des cadences mélodieuses de Lamartine. Il est impossible de savoir si les âmes littéraires du temps de Charles X portaient en elles une destinée d'assombrissement, de raidissement ou de désarroi ; en tout cas rien n'assure que leurs œuvres, avant le tournant de 1830, aient épuisé la somme des signes poétiques propres à dessiner une compréhension de la France éternelle. Verlaine, Proust, Alain-Fournier reprendront attentivement des thèmes considérés trop souvent comme propriété exclusive du romantisme : paysages, scènes intimes, familiales et familières d'autrefois, églises et demeures. Ce n'est que par eux que l'esprit français retrouve l'activité au sein de l'accoutumance, et un indispensable lyrisme qui ne doit rien à la violence passionnée. George Sand elle-même paraît avoir été consciente d'une telle nécessité ; l'émancipatrice brouillonne obéit paradoxalement à une tendance profonde qui la ramène vers un Berry du temps de l'Ancien Régime. Si « Mauprat » représente une tentative de rattachement de cet univers à la doctrine démocratique rousseauiste, un fait reste certain : elle ne peut constituer sa vision la plus parfaite d'un monde conforme à ses affections profondes sans réserver une large place à l'ancienne ambiance de la province française, à ce climat dont les précieuses années 1820 gardaient encore assez de vestiges visibles.
Pour ce qui a trait à la religion, nous apprenons chaque jour à devenir un peu plus sceptiques devant les critiques rituellement décernées à la dévotion de ce temps-là. Ses décors et ses ornements nous paraissent moins inadéquats depuis que nous n'avons plus d'ornements, ou des ornements sans cesse réduits. C'est un des domaines de l'esprit où les moyens d'expression font de plus en plus défaut.
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Irons-nous critiquer une désuétude au nom du néant ? D'ailleurs la désuétude est en l'homme, elle progresse chaque jour, du même pas que les nostalgies de l'enfance auxquelles nul n'échappera. Le climat de la dévotion, les liturgies ont peut-être une valeur plus hautement révélatrice d'un fait essentiel : à savoir que les nostalgies ne sont pas toujours, tant s'en faut, une faiblesse infantile du cœur, mais la revendication plus ou moins claire à nous-mêmes d'un équilibre dont nous sommes frustrés. Cet équilibre intérieur est compromis par la primauté de l'actuel et de la mode présente dans une ambiance religieuse qu'on dit adaptée à une « chrétienté adulte » ; on nous a inventé une religion fabriquée pour des hommes qui ne devraient pas vieillir. L'esprit s'y trouve finalement moins libre et plus inquiet que devant une liturgie venant du plus profond des siècles, et par là-même dispensatrice d'une large sérénité. Un autre grief adressé à l'Église des années 1820 est tiré de l'existence de petits groupes, cercles, cénacles et « congrégations » ; il est assez piquant de voir nos bons critiques ignorer la fortune étonnante que devaient connaître ensuite ces premières esquisses d'organisation des laïcs dans l'Église ; il est encore plus comique de dénombrer l'étonnante multiplicité des organisations analogues dont ils usent eux-mêmes, et pour des fins discutables, en ces années que nous vivons. Au sortir des difficultés et des persécutions qui préfigurèrent toutes celles dont l'Église au cours de deux siècles n'a cessé de souffrir, ce temps de Charles X est une fontaine secrète : les eaux qui en découlent se sont souvent retrouvées beaucoup plus loin, et sans elles nous aurions été condamnés à des soifs désespérées.
La religion est alors liée à une présence renouvelée du Moyen Age, on peut même dire à une véritable découverte de sa civilisation. Condamnerons-nous cette prétendue idolâtrie des édifices, châteaux ou sanctuaires, quand nous voyons en ce moment tant de gens, et des plus modestes, passer des heures et des années à brouetter des moellons, à replacer des chapiteaux, pour restaurer les chefs-d'œuvre en péril ? Bientôt l'homme des années 70 réclamera sa tourelle, son porche de pierre sculptée, et, qui sait ? peut-être sa chapelle et son oratoire comme un minimum vital... J'avoue pour ma part que je me suis toujours senti contemporain du Moyen Age. Sans nourrir aucune haine contre le Quartier de la Défense, je ne puis être qu'un enfant d'Auxerre transplanté en cette autre bonne ville médiévale de Dinan, quittant saint Germain pour trouver Du Guesclin ! Curieux des beaux mots depuis toujours, je tressaille toujours naïvement en entendant des termes comme « ogive », « narthex », « orfroi », « drageoir ».
141:177
Je rêve souvent à ces meubles hauts, à ces chaires comme enfermées dans le silence d'une méditation pieuse et théologique. Nous avons tous besoin d'un supplément d'âme que nous trouvons dans un domaine élu, dans un sanctuaire ombré de mystère. L'ogive gothique, la fleur de lys, les pignons médiévaux coiffés d'ardoises, les sapins, les peupliers : notre paysage nous a préparé dès l'enfance les images impératives du sublime, les signes qui président à l'orgueil altruiste d'affronter les difficultés. Cette image médiévale de l'idéal français, nous l'avons retrouvée à maintes reprises dans la littérature, avec le début du XX^e^ siècle surtout, comme si elle devenait urgente dans les périodes de stérilité intellectuelle ou à la veille des périls ; il n'est pas défendu de penser qu'elle ressurgira. Elle a dans le domaine des beaux-arts orienté et régénéré la rénovation ou la reconstruction des sanctuaires et si toutes les églises édifiées en style gothique au cours du XIX^e^ siècle ne sont pas toujours d'éblouissants chefs-d'œuvre, elles gardent le mérite de ne pouvoir se prêter à aucune autre interprétation, à aucun autre usage que le seul qui soit digne et véritable. Elles expriment une conscience authentique du sanctuaire, et soulignent la continuité qui les lie aux grandes réussites du Moyen Age. On a depuis créé des sanctuaires dans un style de rupture ; ils vieillissent vite et l'on s'en fatigue déjà. Nous n'avons aucun scrupule à préférer le travail traditionaliste de Mérimée à Viollet-le-Duc : il est des pages enthousiastes de Proust et des apostrophes généreuses de Barrès qui leur doivent indirectement une part de la conviction dont elles sont animées.
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J'aurais pu sans doute esquisser au moins une justification des actes politiques du règne de Charles X, y compris le dernier, l'intervention en Algérie. Des historiens éminents l'ont fait, et il est souhaitable que de telles démonstrations soient répétées à l'usage des. détracteurs -- ou de leurs lecteurs. Tel n'était pas mon propos. A une époque où la subversion organisée s'efforce de régenter jusqu'à nos rêves, j'ai simplement voulu, au sujet du temps de Charles X, montrer que nos songeries esthétiques et littéraires peuvent se libérer de cette emprise. Je songeais tout à l'heure au Berry de George Sand, qui est aussi celui de la Vendée, du Sancerrois. A Chambord, aux confins de la Sologne, les carrosses prévus pour le Sacre de Henri y attendent toujours, au pays du rêve, à l'entrée de ces routes forestières où notre imagination nous fit si souvent accompagner les pas d'Augustin Meaulnes.
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Le vent des futaies nous y transmet le dialogue des chênes et des siècles. C'est en ce terroir que nous irons encore cueillir l'iris, semblable au lys par sa forme, écouter les comptines de l'eau, les pleurs des fontaines. Le temps de Charles X, prolongé dans un temps idéal, semble s'être arrêté là ; mais les voitures armoriées suggèrent un départ nouveau, non l'enlisement dans la solitude. Les controverses opposant les deux drapeaux de la France ne sont plus alors pour nous que des phrases creuses. Le drapeau blanc devenait-il vraiment incommode et ambigu pour les armées en campagne, et devait-on craindre qu'il ne fût confondu avec le signal des négociations et des redditions ? Il avait bien été le drapeau de la Vendée, sans nulle équivoque, car la mode n'était pas alors de se rendre. Et l'on peut penser que les emblèmes dont il était brodé ne permettaient point d'erreur... Qu'il soit au moins permis à des écrivains et à des intellectuels qui n'ont point mission d'armer des légions en marche, de garder quelque tendresse pour un étendard dont la pureté offre un heureux contraste avec les souillures, les corruptions intimidantes et autoritaires de notre esprit contemporain ! Les armoiries, palmes, couronnes et fleurs de lys qui l'ornent, dorées sur un fond immaculé, réalisent l'extrême finesse de stylisation que nous voudrions pour une époque en proie aux lourdes images mercantiles, aux sensations jamais élaborées. L'emblème du climat Charles X peut devenir notre symbole intellectuel : une protestation toujours réaffirmée contre la multiplicité des pollutions.
Souvenir d'un vieux roi... Mais la jeunesse elle-même commence à comprendre qu'elle n'est pas seule, qu'elle n'est pas tout. Chacun de nous, jeune ou vieux, cherchera une France qui soit la consolation et l'honneur de vieillir. Le passé oublié nous livre des réconforts oubliés, des temps de derrière les fagots. Vieillir n'est pas s'endormir ; notre époque a au moins le mérite de démentir périodiquement une telle illusion. Les futures étapes de nos existences réclameront un art d'embellissement renouvelé pour lequel rien ne doit être négligé parmi les legs divers de l'héritage. Les idées aussi font, à travers les mois, les années et les siècles mêmes, leur chemin de Croix.
Jean-Baptiste Morvan.
143:177
### Propos scandaleux
*peut-être assez urgents*
par Paul Bouscaren
La vérité, c'est de la blague, -- si l'on prétend tous les hommes pour la vérité comme elle est pour tous les hommes, elle, selon elle, mais non selon eux, qui ont rarement soif de vérité plutôt que d'autre chose, rarement de tels témoins de Celui qui est né et venu au monde pour rendre témoignage à la vérité.
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La justice est l'alibi de la volonté de puissance, -- comme en use la gauche depuis 1789, et c'est-à-dire aujourd'hui toute l'information.
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La liberté, cet esclavage de l'homme que l'on doit être, à l'animal que l'on est sans autre peine que de naissance, -- du moment qu'il s'agit, assez abruti pour y croire, des droits de toute naissance à cette noblesse, non pour s'y élever, mais pour la revendiquer.
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144:177
L'Homme, le Dieu dont il est certain qu'il n'existe. pas, pour chaque homme qui existe, -- mais où sont aujourd'hui les hommes qui existent, à leurs réelles conditions d'existence humaine, au lieu d'être réduits à l'idéologie humanitaire ?
\*\*\*
L'opinion, ce Roi-Soleil de la démocratie, qu'elle environne d'autant de courtisans qu'il y a de citoyens, -- mais roi de mensonge, mais soleil avec quoi les choses ne peuvent pas être ce qu'elles sont.
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Non seulement il est faux que tout doive changer puisque tout change, mais il crève les yeux que ce n'est pas nécessaire pour intéresser passionnément la foule, jeunes et anciens à l'unisson, -- par exemple le rugby en tous lieux, la pelote basque en son pays, etc.
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La science est l'évidence la plus criante de la sauvagerie moderne, pour lui être à ce point sa magie, faisant ce qu'elle fait ; -- mais que fait-elle donc de merveilleux que pour une ignorance aussi aisée à guérir en ce qui concerne ses machines qu'elle lui reste invincible touchant notre esprit et notre cœur ? Ô la mirifique puissance de la sorcière, qui peut tout détruire en un rien de temps et ne peut rien du tout pour que nous en usions raisonnablement avec elle ! Ô l'heureuse rivale de la nature, incapable d'imiter la nature en ce qui distingue celle-ci de son contraire le chaos : l'équilibre des mouvements jusque dans les déséquilibres, pour aboutir à de nouveaux équilibres ! Cela, de façon assez éclatante pour que la science fasse l'hypothèse de l'évolution, mais ne fasse rien de cette vision de la nature, et jette ses savants à l'anarchie !
\*\*\*
Pas de paix sans victoire : sur soi-même pour la paix du Christ, des meilleurs sur les pires pour la paix du monde ; -- mais comme l'on nous informe jour après jour, et comme l'on nous prêche, la paix du monde, seule en question, sera la victoire des hommes, et par là-même celle de Jésus-Christ pour les chrétiens. Et nous la devrons aux communistes atteignant enfin leurs buts de guerre, au Vietnam de l'heure, et à tous les Vietnam qui suivront.
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145:177
Rien de moins humain que de trouver injuste l'inégalité des richesses du seul fait qu'il y a des riches et des pauvres, -- sans égard à l'autre fait des autres inégalités qui s'ensuivent, elles, au profit de tous, dans tous les domaines ; l'histoire le constate positivement dans les sociétés où le droit de propriété fait des riches, négativement dans les sociétés socialistes, antisociales d'autant.
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« La tolérance, qui est l'intolérance de l'intolérance », M. Jean Guitton l'a dit bien avant mai 1968, au grand éloge de l'Université ; -- mai 1968, en écho : « Il est interdit d'interdire » ; la jeunesse a fait explosion comme ses maîtres la bourraient de dynamite depuis longtemps, et comme il n'y avait plus rien (dans les familles, dans l'Église), pour mouiller la poudre.
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Il est impossible à la raison de se satisfaire de ce monde comme la création de Dieu, -- non pas au contraire de la religion, mais d'accord avec la foi en un autre monde pour lequel nous vivons en celui-ci. Sans parler de ce que les hommes ont pu et peuvent faire pour aimer la création.
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Où les hommes sont égaux, c'est à la justice de régler leurs relations ; -- si les vouloir tous égaux par droit unique de la naissance humaine réduit à zéro les conditions réelles de cette naissance, la soif de justice moderne est donc plus redoutable pour l'humanité que toutes les injustices ensemble, réelles ou imaginaires.
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« Ce que je ne vois pas dans cette lumière, je l'ignore » sainte Hildegarde le disait de ce qu'elle appelait d'ailleurs « l'ombre de la lumière vivante » ; parlant de la science, Edmond Goblot professait : « Ce que je ne sais pas, je l'ignore », -- fanatisme devenu commun, ensuite de quoi le monde malade va mourir guéri, entre le Docteur Tant-Pis de la science et le Docteur Tant-Mieux de la démocratie.
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L'objet propre de la foi, de l'espérance et de la charité est Dieu en lui-même, Fin dernière de toute chose, *selon qu'il excède la connaissance accessible à notre raison :* saint Thomas le dit et le répète (v. gr. I.II., 62,2). D'où il suit que la foi est une ignorance de Dieu savante et qui se connaît, -- au contraire de l'ignorance de Dieu incapable de connaître son ignorance qu'il y a dans la science expérimentale, cette double ignorance, et de l'existence de Dieu prouvée métaphysiquement par l'existence des choses, et de Dieu révélé par lui-même à la foi. Ignorance qui s'ignore même en s'avouant, lorsque la prétention de rationalité scientifique aboutit en théologie à la mort de Dieu.
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Il faut faire cette différence importante entre les deux fanatismes modernes, celui de la démocratie et celui de la science, que le monde ne connaît de la démocratie que son fanatisme et son escroquerie, tandis qu'avec le fanatisme et l'escroquerie de la science, il s'agit de tout autre chose dans le monde que de la science.
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Si je respecte la véritable liberté des gens du respect selon l'Évangile, je leur semble me moquer de leur liberté ; si je respecte ce qu'ils appellent leur liberté, c'est de leur véritable liberté que je me moque, et de l'Évangile.
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147:177
Bien que nous ne puissions pas nous porter vers Dieu autant que nous le lui devons, il nous faut cependant croire en lui, mettre en lui notre espérance, et l'aimer, selon la mesure de l'humaine condition (I.II. 64,4) ; -- mais aujourd'hui, c'est absolument et sans égard aux exigences particulières de cette condition, *qui est en effet toujours particulière,* que l'on veut croire en l'homme, avoir confiance en l'homme, aimer l'homme.
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Se marier, non pour avoir des enfants, mais pour s'aimer : se demande-t-on s'il ne s'agirait pas, non en principe mais en fait, de se marier pour divorcer ? S'agit-il d'autre chose qu'avec la société de contrat social, pour laquelle Rousseau veut le droit au divorce ?
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Qui peut croire à la démocratie doit m'expliquer une chose : comment l'expérience de lui-même lui permet d'y croire pour l'homme qu'il est lui-même. Et si la moindre humilité l'oblige à penser : « Non pas pour moi, Seigneur, non pas pour moi. », est-il raisonnable de vouloir croire fait pour tous pareil régime de perfection acquise ?
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Demandez aux gens ce que vous devez leur demander, vous êtes pour eux un ennemi ; ne le leur demandez pas, vous leur êtes véritablement ennemi, mais ce n'est pas ce qu'ils croient ; brève histoire de Jésus-Christ et de l'Église ouverte au monde. Explication brève : la charité est la racine de toutes les vertus *selon la perfection* requise par la vertu, elle ne *présuppose* pas moins la foi en tant que foi, l'espérance en tant qu'espérance (I.II, 65,5).
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Première leçon des Béatitudes, s'il y a un bonheur des malheureux, il n'y a donc pas de malheureux qui le soient tout à fait ; -- par conséquent, parler le langage de la révolution, réduire les humains au seul courage du désespoir, c'est au rebours de l'Évangile, et un mensonge abominable.
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Les anciens n'ont aucune peine à faire part aux jeunes de tout ce qu'ils ont pu capitaliser d'argent, -- non de sagesse ; le sens pratique accordé à nos jeunes est-il donc si court, et réellement si peu sensé ?
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De la libération ainsi appelée à la réalité dont il s'agit, un exemple actuel : l'avortement, libération de la femme ; le cardinal Hoeffner, archevêque de Cologne, a constaté : « L'avortement n'est pas une libération, mais constitue l'une des formes les plus brutales de la domination de l'homme par l'homme. » -- Eh oui, *croire en l'homme* n'oblige pas à reconnaître l'homme où qu'il se trouve,... si même ce n'est pas *la façon ordinaire de s'en dispenser,* aujourd'hui.
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Qu'est-ce que les deux mondes impossibles à concilier de l'Église traditionnelle et de la recherche moderniste, sinon la droite et la gauche, -- dont il ne reste plus que les noms, paraît-il ?
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Après la guerre hors la loi au nom de l'amour universel, -- par la même identification des êtres qu'il faut aimer à l'idée que l'on s'en est faite, universalisation de soi-même que l'on idolâtre.
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« L'opium du peuple », supposé que la religion ne le soit pas seulement au point de vue marxiste de la lutte des classes, mais en nous faisant rêver au ciel au lieu de vivre en ce monde la véritable vie des hommes, serait-ce une plus grande erreur et une vie moins vivante que d'y vivre sans Dieu, et cet autre rêve risque-t-il moins de mourir sans avoir vécu ?
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La suite historique des événements fait voir qu'il lui arrive de tenir à bien peu pour être différente, et que la chance, l'inspiration, une grâce obtenue par la prière ou par la pureté de l'âme, était là, pour aller Dieu sait où ; -- est-ce pour cacher cela que l'on rejette l'histoire *événementielle ?*
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L'amour est le bonheur comme il est l'amour ; comme nous sommes nous, il nous crucifiera ; quels hommes et quels chrétiens peuvent s'y tromper, qui parlent aujourd'hui de sauver le monde en le débarrassant de ses croix par l'amour ?
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*Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs,* c'est un proverbe antique cité par saint Paul ; -- c'est aussi une explication probable de la dégringolade actuelle, tout le monde étant informé de façon à vivre, jour après jour, dans la compagnie de la canaille en tout genre du monde entier.
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Il faut de tout pour faire un monde, mais la patience des martyrs justifie la Providence de Dieu, non pas les persécuteurs, -- ni moins encore la complicité avec ceux-ci d'un christianisme libéral, moderne, ouvert à tout ce qu'on voudra, bête à proportion, par sa faute.
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Si la bêtise ne s'entêtait pas, serait-ce la bêtise ?
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Les droits de l'homme, c'est l'homme créancier ; la vérité sociale des hommes, c'est l'homme débiteur, et débiteur au point de ne pouvoir jamais s'acquitter ; -- faut-il une autre lumière pour le Mane, Thecel, Phares de l'homme moderne, comme il pense, comme il parle, comme il prétend vivre de son droit, impie à mesure envers tout ce qui porte le nom de père ?
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*Qui ne distingue pas s'expose à confondre,* Aristote le dit pour tous ; l'inculture actuelle, en proie à l'information, ne cesse de confondre ce qu'elle ne distingue pas *explicitement,* -- au point de suggérer cette caractéristique de la culture, d'être capable de distinguer ce que le langage expose à confondre.
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#### Jésus-Christ n'a pas été oui et non (II Cor., 1/19)
*L'homme de ce temps peut-il être évangélique ?* Pareille question en impose une autre : s'agit-il du fait inévitable que l'homme concret, à toutes les époques, est de son temps, et diffère par là selon les siècles ? Ou s'agit-il, de nos jours, d'ériger ce fait en droit de l'homme, quant à l'Évangile ? *Être sauvé par l'Évangile est le seul droit de l'homme quant à l'Évangile,* sans aucune différence entre les hommes ; sauf à détruire l'Évangile du salut éternel en Dieu au profit d'un messianisme temporel évolutionniste. Mais regardons au fait lui-même, à l'homme de ce temps tel qu'il se caractérise et se différencie, homme moderne, de l'homme traditionnel, celui de Jésus en son temps et des vingt siècles de l'Église ; alors vouloir évangélique cet homme moderne, *autant parler d'un malade en bonne santé,* d'un pécheur sauvé en faisant gloire de se moquer de Dieu, des perles jetées aux pourceaux qui les piétinent, du bon grain qui rapporte trente, soixante, cent pour un, dans les sépulcres blanchis.
Paul VI ne voit rien de tel, comme il parle, à l'audience générale du 18 juillet, d'être fils de l'Église et d'être aussi fils de son temps ; cela, de façon facilement complémentaire, « en une même conscience chrétienne moderne », etc. Mais Paul VI n'ignore-t-il pas, dès les premiers mots du même discours, *qu'il n'y a de doctrine chrétienne que de bouche chrétienne à oreille chrétienne ?* Confirmation de fait de la maladie moderne même chez le pape : Paul VI trouve que « le catéchisme d'autrefois (sic) commençait par une question étrange », à demander que l'on soit chrétien pour les réponses de foi chrétienne du catéchisme (d'autrefois). Où est donc, pour Paul VI, *le catéchisme d'à présent qui n'exige pas la foi chrétienne pour ses questions et ses réponses ?* En Hollande ? En France ? La parole est à qui prétend suivre ce pape comme ses prédécesseurs.
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Vingt siècles durant, l'Église a vu le monde incapable de pratiquer les maximes de l'Évangile, si c'est en être incapable que de lui être, au mieux, oui et non ; et l'Église n'a pas désespéré ; qu'y voyons-nous aujourd'hui, témoin ce discours de Paul VI après les autres, sinon maximer les pratiques du monde, et qu'est-ce à dire, sinon désespérer de sauver le monde en Jésus-Christ, et vouloir que le Christ lui-même soit oui et non ?
Le Seigneur et ses créatures, les mortels et les immortels : c'est à des humains profondément religieux que s'adressait la première prédication de l'Évangile, en ce sens d'humilité d'un abîme immense qui sépare notre condition terrestre de la condition divine. Mais que nous dit la Bonne Nouvelle du salut en Jésus-Christ ? Le Fils de Dieu fait homme nous fait tous, dès ce monde, les fils de Dieu pour l'éternité. Certes, il s'agit là d'un Don de Dieu que Dieu seul pouvait nous donner, non plus seulement notre Seigneur, mais notre Père tout amour, ineffablement (I Jean, 4/9-10). Le fait est que l'immense abîme est comblé, que la religion chrétienne établit les hommes dans l'amitié avec Dieu comme l'un des leurs. -- Mais vienne alors notre monde sans foi, l'antique humilité n'a plus de place, on voit apparaître et se carrer à la face de Dieu l'Antéchrist de l'orgueil de l'homme, divinisé, non plus par la grâce venue d'en haut pour tous, mais par la liberté de chacun. CORRUPTIO OPTIMI PESSIMA.
#### Note sur la lettre de Jean Fourastié
La foi (catholique) ne voit pas ce qu'elle croit, mais elle voit qu'il faut croire ce qu'elle croit ; il le faut selon que la raison le fait voir et en fait obligation. Si la science voit que la vie des hommes a besoin de foi (religieuse) : d'une part, ce besoin n'est qu'un fait ; d'autre part, voir qu'il faut croire, même de droit et non seulement de fait, il s'agit là de connaître l'homme, nullement de la foi don de Dieu, qui voit qu'il faut croire cela qu'elle croit, qui est de croire en Dieu et en Jésus-Christ. A ce compte, que reste-t-il de vrai à voir « la religion commencer où la science finit », -- quelle vérité concrète pour la vie des hommes, et en particulier les chrétiens ?
Philosophiquement, si la différence spécifique, de connaître en voyant, et c'est la science, et de connaître l'invisible, et c'est la foi, ne fait pas de la foi (catholique) une connaissance sans rien voir ;
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si la foi (catholique) est une adhésion de la raison où la raison doit se reconnaître pour y consentir ; quels principes de la raison peut-on discerner qui soient communs à la science, pour voir ce qu'elle sait, et à la foi, pour voir qu'il faut croire ce qu'elle croit ?
Le postulat d'une science sans autres principes que des postulats n'est-il pas métaphysique ? Peut-il sans métaphysique prétendre à la vérité de pareille science ? Prétendre à la vérité sans métaphysique n'est-il pas métaphysique, et Aristote ne l'a-t-il pas dit ?
S'il ne faut pas séparer mais seulement distinguer les deux connaissances intellectuelles de la science et de la foi ; ne faut-il pas, au contraire, sous peine de panthéisme, assurer la transcendance absolue du surnaturel, et rejeter les formules du genre : « Il est la face invisible du réel » ? Oui ou non, un fait en tant que fait est-il pour les sciences le réel, et le vrai Dieu absolument autre chose qu'un fait ? Dieu ne peut être Dieu que par la nécessité absolue, et du droit absolu, qui lui sont absolument propres, d'être Dieu.
Paul Bouscaren.
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### JEAN DES BERQUINS
***Seconde partie :\
Les jours du milieu***
#### Chapitre VI La défunte mère et les deux petits
Tout ce qui arrive est en bonne part du passé ; vous ne comprenez rien à rien si vous ne savez pas ce qu'il y avait avant vous et vous avez beau voir ce qui se passe devant, non, vous ne voyez rien, vous ne voyez pas le vrai du vrai. Ainsi il en va pour les caractères ; il y a toujours derrière vous -- c'est si loin si loin des fois, mais aussi ce peut être près -- une personne qui vous a fait comme vous êtes et vous lui ressemblez ; des fois il y en a deux, trois, c'est comme pour les façons et la figure où vous avez attrapé de l'un, de l'autre, et il y a des moments où on dirait plutôt celui-ci que celui-là.
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Cela n'empêche pas bien sûr d'être absolument seul de sa propre façon et dans tout le cours des temps il n'y en aura pas un autre tout à fait pareil : on en a malaise à cause de la solitude quand on se met à y penser... Mais cela n'empêche aussi que les ressemblances il faut les savoir sans quoi les contées sur un tel ou un tel paraîtraient des inventions, ainsi chez Jean des Berquins cette idée de fleur pour avoir vu Madeleine Laîné comme elle était ce soir-là, cette idée à propos d'une femme.
Encore si ç'avait été la rose de toutes les chansons, mais non, ce n'était qu'une fleur de son goût, sans renom et quasi passée de mode et personne n'a jamais pensé à la chanter en même temps que fille ou femme.
Mais lui, c'était à cause de sa mère, défunte Jeanne Costat, c'était d'elle qu'il tenait ses imaginations. De sa grand'mère aussi peut-être, celle de la Grangeonnée ? Non, son genre, à elle, c'était celui des contées ; tandis que la mère... Une paysanne, naturellement, la femme du cancanier -- ailleurs on dit l'équarrisseur -- qui là-haut aux Berquins, sur la pente du bois, avait changé cette vieille petite ferme de famille en carcanerie ; c'était la ferme qui s'appelait les Berquins, et un peu la contrée autour, et il y avait longtemps que dans la famille on avait troqué le vrai nom de Costat pour celui-là, comme c'est si souvent de mode : si on voulait être noble un jour, pourtant !
Le père dur, avec de l'esprit pour les affaires ; il avait même laissé de l'argent, tout en reniant dans son cœur ce fils unique qui n'avait plus voulu du métier -- une puanteur ces bêtes mortes, qu'on va chercher là où le malheur est arrivé et qu'on apporte à écorcher, dépecer, brûler, calciner, à faire de l'huile de pied de bœuf même avec des pieds de cheval, et dont il y a toujours quelque morceau qui pourrit avant d'être enterré. -- Non ! Jean en avait eu son enfance trop écœurée. Et la mère, si elle avait su au juste, jamais ne se serait mariée avec François des Berquins, elle qui aimait le gai, le net, le propre ; qui s'amusait de tout et puis tout d'un coup son cœur était pris. par une chose ; et les Berquins presque à la corne du bois, elle les aurait tant aimés n'eût été l'horrible odeur. Alors, elle avait choisi de vivre au pays dans cette dernière maison presque au creux d'un chemin qui s'enfonce entre des touffes d'arbres, d'avoir ici un jardin, des fleurs, une cuisine toujours proprette, la table lavée et brossée, le vaisselier frotté, les assiettes à fleurs rouges et vertes essuyées chaque samedi. C'est pour cela que des fois Jean est un peu honteux de la poussière qui s'y amasse aujourd'hui et y passant la manche de sa veste, il essaie, d'enlever le plus gros ; mais les fleurs, le jardin, il a tout abandonné maintenant, sauf ces marguerites d'automne à sa porte.
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Surtout c'était cet esprit vif et ce coup d'œil plaisant, s'avisant des choses que les autres ne voient pas. Qui s'était beaucoup avisé avant elle de la longue tête du clocher et ses deux petits yeux longs en hauteur qui vous regardaient pourtant par-dessus les arbres quand on arrivait de la Grangeonnée : un air de vieux monsieur soucieux et surtout curieux de ce que vous aviez sur la conscience et on en était tout gêné. Le petit Jean, en tout cas ; ils grimpaient la côte, sa maman et lui ; ils avaient été chez la grand'mère pour une fête, ou pour la foire de la Sainte-Croix ; il n'était pas très sûr de s'y être très bien comporté, il aurait gardé volontiers le nez baissé sur le bout ferré de ses souliers mais, malgré lui, il fallait lever la tête et se trouver en face de la grande figure sous son petit chapeau carré. Et la maison de Gérasime ! voilà que celle-là aussi avait deux yeux, celle-là aussi le regardait ; c'était même plus facile à elle qu'au clocher : « Tu vois si elle a l'air content de toi maintenant que tu as essayé de hocher les prunes dans la haie ! » « Le pendant est à tout le monde, faisait le gamin qui connaissait son droit paysan. -- Ce n'est pas au pendant que tu t'es pendu, mauvais crapaud, disait encore la mère. Et comment veux-tu que Gérasime n'en sache rien avec une maison qui voit tout. »
Malheur, c'était vrai qu'elle voyait tout, tout ce qu'il faisait dans la rue, tout ce qu'il faisait dans la cour ; et c'était si vrai qu'elle n'avait pas toujours les mêmes yeux, ni tournés du même côté, mais ils le suivaient et s'arrêtaient de virer quand il s'arrêtait ; et même s'il se tenait droit le soir au chambranle de la porte à l'heure où un peu de tristesse vient dans l'air, soleil couché, que des fois l'angélus sonne et que la mère finit de tremper la soupe au dedans, à ce moment ils se tenaient fixes, plutôt méchants, plutôt narquois ; ils se moquaient, il le voyait bien, de ce petit goût de tristesse, soleil couché ; et des fois un petit oiseau qui rappelait si doux...
Ç'avait été si vrai, que la maison le regardait encore aujourd'hui, des soirs où il attendait la nuit sur son seuil en songeant aux pas éteints dans la maison.
Et les conversations de défunte Jeanne avec ses casseroles au mur ou sur le fourneau, le coquemar devant le feu, la marmite au-dessus ! Il fallait l'entendre ; le coquemar bouillait : « Oui, sainte Patience, j'arrive » ; au beau milieu d'une contée une casserole faisait un bruit soudain sur le feu, le fer à repasser tombait de travers sur les charbons, alors elle vivement : « Tu veux dire ton mot, mais la nouvelle ne te regarde pas » et à celle ou celui qui était là : « Voyez ces choses à vouloir se mêler de tout ! »
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Elle les prétendait d'ailleurs aussi pleines de malice que le monde et les animaux. Quant à leur trouver une façon, elle n'y pouvait guère manquer. Il y avait ce grand coquemar d'étain héritage de famille qu'elle n'avait pu voir plus d'une semaine devant son feu : « Il a l'air si dadais-dandine avec ses grands pieds maigres et son petit bout de chapeau rond sur le faîte de la tête que je n'aurais jamais pu le regarder sans penser à ce grand bêta de la Grangeonnée qui m'avait demandée en mariage malgré tant de moqueries que je lui faisais. Il était couvert d'or celui-là, et pour de vrai, sur toute sa personne, et il m'en aurait couverte aussi ; ah, ma vie aurait été autrement ! mais vois-tu, petit -- à son gamin elle contait l'affaire -- je n'aurais jamais pu non plus le regarder, lui devenu mon mari, sans penser au coquemar... » Elle aimait encore mieux avoir pris celui des Berquins... Quant à la grosse casserole au fond de lune ébahie, on ne peut pas seulement répéter les impertinences qu'elle en disait.
Et des têtes dans les nuages, dans les touffes des arbres. Et tout d'un coup des imaginations qui venaient au travers comme celle de l'agneau couronné d'épines entre trois branches nues de l'un de ses pommiers d'hiver ; et d'autres gracieuses comme de ces petites histoires de fleurs, de mères-de-famille qui le jour se tenaient bien sages au bord d'une allée du jardin et la nuit s'en venaient, toutes leurs petites têtes au vent, faire une ronde au milieu de la cour ; ou de ces gros gobelets bleus des campanules où venaient boire la nuit aussi toutes sortes de petits bonshommes et de petites bonnes femmes qui avaient été dans la journée les malices, les rêves, les ennuis, les gaîtés du gamin : il en avait si bien gardé le secret, eh bien, voilà que sa maman les avait reconnus par la fenêtre au clair de lune... Mais les fleurs des champs pareillement s'assemblent, quand tout dort à Saint-sage, autour de la croix du Haut-Chemin qui mène aux Berquins et au bois ; et là elles font des révérences et puis des dévotions pour ceux d'en bas qui n'en font guère. Aller les voir ? Non, c'est bravement quand les curieux dorment.
Jean entend la bonne femme comme si elle était là ; elle est en train de conter et le fait tenir tranquille avec ces histoires pendant qu'il l'aide à éplucher les pois ou cueillir l'herbe pour la bique. Même elle baisse la voix pour les fleurs sauvages autour de la grande croix : qu'y avait-il parmi la fantaisie sous cet air soudain de respect ?
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Sans autre pratique, elle allait pourtant à la messe le dimanche et elle a demandé M. le curé avant de mourir ; et puis elle a dit à son garçon des paroles un peu secrètes :
« Tant de choses qu'on a dans la tête, et elles auraient pu être mieux tournées ! »
Elle n'avait plus cessé de remuer les lèvres et il avait bien vu qu'elle était morte en cherchant à percer quelque chose d'invisible : cette femme d'ordre, et de conduite, et de bon service, est-ce que ses vertus, son esprit, ce n'avait pas été tourné tout de même comme il fallait ?
... Longtemps la pensée en avait tenu le garçon. Et puis l'ancienne image avait repris le dessus : si plaisante vraiment elle avait été, si vivante ; aux repas de compagnie elle vous mettait en l'air tout son coin de table avec ses inventions, ses contées : elle en savait, elle en savait, sur les vieux, les jeunes, les familles, les pays d'autour, sur tout le monde et toutes choses. Il y avait des histoires qui s'étaient passées voilà bien cent ans et c'était avec elle comme d'aujourd'hui, avec l'accent des gens, les gestes, les détails et dans sa jeunesse, ç'avait été la danse ; elle sautait alors de son banc si le repas durait trop longtemps, attrapait de chaque côté sa dupe entre deux doigts et allait, tournait, virait si bien en chantant que chacune se mettait à se trémousser aussi à en perdre la tête, même les gens d'âge et les vieux. Oui, elle avait été ainsi faite, et elle avait quasi fait tourner des têtes pour de vrai : l'année d'avant son mariage elle avait été demandée onze fois, sans compter celle du dadais-dandine ; c'était le père qu'elle avait pris, mais elle n'avait plus autant dansé. Si vivante... Mais est-ce que tout cela a été vraiment vrai ce qu'on lui a raconté d'elle, ce qu'il en a vu lui-même ? Des fois, devant les souvenirs, on se demande tant c'est passé, tant cela ne reviendra plus, si ce n'avait pas été derrière une croisée une ombre qui cousait, ou au coin d'une allée qui faisait semblant de piocher autour d'un groseillier, d'une troche de gueules-de-loup.
Oui, mais ce qu'elle a dit en partant, la même chose il en est sûr que Gérasime a eu l'air de savoir en secret.
Cela, et la grande parenté de dessous terre... On se croit pourtant bien d'une autre sorte le jour où on les a laissés tout seuls sous l'herbe retournée ; mais quand le grand frisson vous prend à l'échine de ce qu'on sera un autre jour un enterré aussi tout raide, soi si bien articulé de partout et cette part si frémissante de la vie du monde, alors on sent la chose en tout ce pauvre soi : les morts sont des frères partis ; on est devenus frères parce qu'on sera tout pareils à eux ; et comme nous ils ont été ; la mère, c'était un grand frère couché : et elle avait été. Alors, ce qu'elle avait dit en partant...
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Mais d'autres aussi parlent. Il y a des choses grandes et petites qui, toutes en même temps, se mettent à faire le rond autour de vous, sans avoir l'air de rien, et tout d'un coup on s'aperçoit que ce n'est pas faute de vouloir se faire remarquer ; et elles paraissent ne pas seulement vous regarder, mais tout soudain elles vous font un signe. On voit alors clair dans leurs façons, on comprend qu'elles s'étaient entendues. Les gens aussi dans ces cas sont comme des personnes de comédie qui joueraient exprès pour vous.
L'abbé Simonin avait dit : « Ces deux chers enfants de la pauvre Lucie. » Et Jean des Berquins avait été bien étonné. Il les croyait des enfants de catéchisme comme les autres ; à la vérité bien mignons, gracieux, un peu timides, le garçon de dix ans, la petite fille de huit, tout frais repassés les dimanches pour aller à la messe et aussi bien les autres jours mieux tenus que tous les enfants du pays : et d'air plus sage. Quant à savoir que c'était encore autrement que les autres...
Et ce soir-là, en revenant de son ouvrage par le chemin de la Grangeonnée, il entendait rire et comme chanter en contre-bas, de l'autre côté du petit bouquet d'arbres qui borde la route. Il s'approcha sous les branches, regarda : ils dansaient, dansaient justement ces deux petits, sur ce bout de pré que fait le petit ru quasi sans eau, sauf au printemps, comme en ce moment où passe la grosse renoncule jaune entre les vernes et au-dessus de la menthe qui fait secrètement sa touffe, et si on la foule sa bonne odeur combat celle de la fleur au mal de tête. C'est donc là, dans ce bas ; il y a les vernes, quelques saules, la menthe et les renoncules, à fleur d'eau du cresson qui commence et au-delà ce bout de pré... C'est joli et les petits saules ont des minons.
Ils dansaient si bizarrement -- c'est ce qui tout de suite l'intéressa -- dans l'herbe jeune avec la feuille de colchique et les premiers coucous à faire des balles à jouer. Le coucou-oiseau chantait, lui, dans le bois. Les petites pousses des vernes brillaient comme un enfant rit, il y avait aussi des pissenlits de tous les âges, bons à cueillir, ou déjà fleuris ou même grainés : les petits étaient venus bien sûr en chercher pour la salade, leur panier était au bord du ru avec deux couteaux pointus.
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Mais avant, ils jouaient à ce drôle de jeu. Le petit Luc, plus grave, se menait comme en une marche balancée : la petite, plus rieuse de nature, tournait les bras levés et si fort à des moments qu'on ne voyait plus rien de ses manches et de son tablier rose qu'un tourbillon couleur du ciel dans les beaux matins. Puis elle s'arrêtait, semblait tomber, se relevait, et repartait les bras étendus, penchée sur le côté, tournait encore et se laissait tomber gracieusement pour de vrai comme si elle ne l'avait pas fait exprès. Et c'était au tour de Luc de s'en aller tournant en long, en travers du petit pré, les bras étendus, levés, tombés au long du corps, et de sembler soudain vouloir voler au-dessus de l'herbe pour doucement s'y laisser tomber aussi.
Puis ils repartaient si légers qu'un moment le curieux crut vraiment les avoir vus quitter terre et voler au-dessus des coucous.
Il se montra, les deux petits s'arrêtèrent. Et plus doucement qu'il n'aurait pensé lui-même le garçon fit :
« Le beau jeu ! c'est vous qui l'avez inventé ?... »
Les deux petits s'étaient regardés, comme pour prendre avis l'un de l'autre ; et puis Luc dit, un peu comme s'il avait fallu le dire :
« Oui, on est des chandelles. »
Jean rit :
« Des chandelles ! Pourtant, ça ne danse pas, à part le soir de la fête sur place quand le vent fait tomber les lampions des musiciens et des marchands de sucre. »
Luce ne dit rien encore, mais elle regarda son frère plus singulièrement ; c'était lui sûrement qui menait le jeu, il parlerait s'il le voulait. Il se décida :
« Oui, mais nous on est des chandelles de pissenlits, on est les petites plumes et on va où le vent leur commande. »
Jean rit encore.
« C'est pour ça que vous dansez de tous les côtés, que vous tournez, que vous tombez.
Le petit alors répéta gravement :
Oui, comme le vent nous dit d'aller.
-- Le vent... ! » fit alors la petite d'un drôle d'air, comme si c'était vrai ou pas vrai.
Là-dessus ils se regardèrent encore, Luc ouvrit la bouche ; puis toute la petite figure se ferma sur le secret, se rouvrit dans une gaîté facile :
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« Oui, mais maintenant la chose est finie et il faut aller cueillir nos pissenlits. » Et tous les deux sautèrent comme soulagés sur les couteaux et le panier.
« Dans les taupinières ! criait le petit à sa sœur, ils sont plus blancs.
-- Je ne les vois seulement pas !
-- Cherche leurs bouts de nez qui sortent tout rouges de la terre, dit Jean. Creuse autour et va loin dessous avec ton couteau. »
Il revenait de faire un ouvrage à son compte pour la commune, élaguer les arbres sur la route. De ce côté-là il en avait fini et le soir allait venir ; il se mit de la partie pour eux et pour lui, de la salade c'est bien du dîner de garçon ; et quand le panier fut plein et ses poches aussi, il s'en revint avec eux. C'était par là six heures, les petits étaient venus après l'école et le goûter. Il ne parlait pas de leur mère, ce fut Luc qui en ouvrit la bouche :
« Maman n'est pas venue avec nous parce qu'elle finit une robe pour une noce à la Ville-au-Bois.
-- La fille Gautier, qui se marie avec un garçon de la Chapelle-Lussay... » Luce précisait, approuvant la chose de la tête comme une petite femme.
Il voit alors Lucie affairée, ses cheveux frisés tombant un peu sur les joues, le pli des années déjà au coin de la bouche. Elle se dépêche pour livrer la robe ; pourtant si elle savait que là sur la route en dehors du pays ses deux enfants sont de chaque côté de Jean Costat, et le petit Luc a glissé sa main dans celle du garçon tandis que la petite trotte le panier au bras -- en se retournant tout le temps vers lui, sûrement -- on sent ces choses-là, elle plierait l'ouvrage pour venir au-devant d'eux se dégourdir un peu les jambes...
Mais comme les choses continuent à drôlement tourner, cette machine de Lucie le fait surtout penser à Madeleine Laîné qui n'en a pas et peut-être en aurait besoin ; penser au travail de bonneterie qui manque toujours ; comment s'arrange la jeune femme ?
Cependant les petits bavardent d'une chose, de l'autre. Luc serre dans sa main la grande main. Jean tout d'un coup revenu à Lucie a un peu peur : si le gamin avait une idée, qui sait celle-là même éclose au cerveau d'oiseau de sa mère ? Les enfants aussi sentent les choses ; et il serait consentant. Déjà le garçon se rappelle ses sourires le rencontrant, et voilà ce geste de confiance et amitié, avec la petite qui saute en faisant danser son panier, qui rit et lui sourit aussi... On se trouverait pris sans sen douter plus encore par les grâces de ces enfants que par celles de leur mère.
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..Mais voilà que les deux petits à nouveau se regardaient, que Luc ouvrait la bouche comme pour dire les mots qui comptent et on hésite justement parce qu'ils vont compter. Puis, il fit un léger signe à sa sœur, et tandis qu'elle baissait les yeux, bonne femme comme tout à l'heure et le tablier rose prenait un air si sage, il dit d'une voix de confidence arrêtant le garçon par la manche :
« On ne vous a pas tout dit tout à l'heure : c'était qu'on était les chandelles du bon Dieu... »
Jean sentit grandir ses yeux.
« Oui, celles des pissenlits vont où le vent leur dit, et nous c'est comme elles, mais où le bon Dieu nous dit. » Jean reprit sa marche. Et c'était cette fois la petite « Tout le monde, le bon Dieu le fait aller comme des chandelles ; mais il y en a qui ne veulent pas ; nous, on le laisse faire. »
Quelque chose rebuta Jean :
« Il y en a souvent aussi qui ne savent pas. » Le petit soupira.
« Oui, il y en a qui ne veulent pas et d'autres qui ne savent même pas. »
Et la petite avec son petit pas allongé :
« Nous, on voudrait qu'ils veulent et qu'ils sachent tous. »
Et le petit Luc encore :
« Tout à l'heure on jouait à nos idées parce qu'on est encore petits ; mais c'est des vraies idées tout de même, des idées de grand monde. »
-- De grand monde sûrement, pensa Jean ; pauvres bouts de mioches, à quoi ça va penser !
« Et qui vous a appris ce que vous me dites-là ?
-- C'est M. le curé. Mais pour les chandelles, au vrai, c'est Mme Laîné ; elle nous a dit : « Tous, tous, il faudrait qu'on en soit. Moi, je tâche d'en être une aussi, à l'agrément du bon Dieu. »
#### *Chapitre VII Jour de pluie*
...Ainsi, droite, sage, prudente, elle se laissait donc aller, la raide un peu fleur d'automne, au gré de son bon Dieu comme le duvet à celui du vent, et le vent n'avait pas manqué de souffler, quel tournement !
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Elle laissait pourtant faire dans son idée, dans son cœur, et le monde n'en savait rien, c'était encore une chose du dedans. Qu'il y en a de celles-là, mais les uns en ont peut-être plus que d'autres ?
Sûrement : il n'y a qu'à penser un moment ; peut-il comparer, Jean Costat, ce qui est en lui et en la jeune femme ? Ou s'il y a autant de va-et-vient -- il se connaît, l'esprit toujours vif et occupé -- il voit que ce ne sont pas les mêmes choses, comme si on n'était pas de la même compagnie... Ah, sa compagnie à lui c'est celle du temps qui passe, et s'il y faut des personnages, Fine Trousselot, la Découvée ; et Lucie la repentante en mettant les choses au mieux.
Et ils étaient deux de chaque côté de la rue, les maisons pareilles, les cours pareilles, les jardins pareils, sauf que tout était plus plaisant, mieux entretenu et plus fleuri du côté de chez Madeleine. Et chacun des deux avait son histoire, mais là ce n'était de même ; il y avait du malheur mais de l'honneur dans celle de Madeleine et ce quelque chose de plus dont il commençait à se douter ; et dans la sienne il y avait du contentement à l'apparence, mais pour l'honneur on n'y pense pas pour commencer, on fait ce qui plaît, à moitié pour étonner les gens, et puis le conseil ne veut pas de vous, pis encore c'est en vous qu'est le reproche.
Deux histoires en face l'une de l'autre. Et qu'est-ce que Madeleine fait de la sienne, sinon comme un bouquet caché ; et lui rumine en bêchant un coin de son jardin, un peu découragé pour la première fois de sa vie.
Elle est là sous son pommier qui est en boutons rouges-roses, un air doux est tout autour d'elle, un ciel clair au-dessus de la cour et de la maison. Elle a les yeux baissés sur son raccommodage, ses lèvres sont fermées ; s'il veut, il peut la voir à travers sa haie nette et belle comme une image, et quoi, quoi dans ses pensées cette femme à la vie cassée et à moins de mal faire sans plus d'espoir d'amour ni de rien...
C'était un jour au milieu de mai, quand les agneaux ont le tournis et aussi davantage ces pauvres gens à la tête dérangée. Une pluie lamentable descendait du ciel, lente, grise, continue et cela durait sur tout le pays depuis une semaine, on ne voyait plus les bois à certains moments ; le garçon renonçait aux Berquins, c'était pourtant son temps d'y monter les autres années, il ne faisait ce jour-là que regarder l'eau à travers la fenêtre de sa cuisine. C'est à travers l'eau battant la vitre et les branches à ses petits coups pressés qu'il connut bien son nouveau sort.
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Et c'était une seule chose comme une pièce d'argent qu'on tient dans sa main, mais comme la pièce elle avait deux côtés ; et l'un était bon et l'autre était triste. Il avait Madeleine Laîné en son amitié et c'était une chose si étonnante que cette amitié-là mais il n'en pouvait rien faire, pas même offrir son service ; pas même compter sur un regard d'estime... Toujours ces pensées qui revenaient maintenant : elle était *elle* et il était *lui*, et c'est parce qu'elle était Madeleine sans reproche qu'il était Jean des Berquins lié par son aventure ; on est lié devant l'innocence par la bêtise qu'on a faite ; et elle devait se défier plus que d'un autre de lui, la pauvre femme d'Émilien Laîné.
Mais à quoi bon mener ces pensées en rond, autant parler dans le vent, autant un homme qui rêve en dormant...
Qu'il faisait gris aujourd'hui ; avec cette pluie on ne pouvait rien faire au dehors, on n'en avait même pas envie. C'est pour cela que les Berquins étaient si loin, tout d'un coup, cela faisait là-haut un autre pays ; quelqu'un aurait dit : « Tu ne les reverras plus, c'est un pays d'ailleurs, c'est un pays parti... » il aurait été tout près de le croire. Et la pluie tombait aussi dessus comme sur toutes les feuilles du bois : sur le toit de la maison, de la grange, du hangar ; sur le sureau de la cour et les noisetiers de l'allée ; c'était bien là-haut un pays perdu où il aurait été enchanté et il avait peur des enchantements.
Ici, peut-être, cela pouvait se supporter. Il bricolait dans la maison. Bichat lui avait donné de l'ouvrage, des harnachements à réparer ; il en avait tout autour de lui comme un bourrelier. Oui, cela aurait pu aller ; mais tout à l'heure Lucie Galande lui avait envoyé Luc avec un petit mot :
« Si vous vouliez venir un moment à la maison, monsieur Jean, les enfants vous prendraient en revenant de l'école. Excusez-moi, c'est ma machine qui doit avoir quelque chose de cassé. »
Depuis deux mois c'était à chaque occasion maintenant que lui venait l'appel silencieux ; à chaque prétexte. Au commencement il se trouvait un peu vain d'y croire : mais non, il ne s'était pas trompé ; et aujourd'hui c'était pis qu'un regard, un sourire confiant. Est-ce qu'il irait ? Presque sûrement puisque les enfants viendraient le chercher ; à cause d'eux il ne s'était point trouvé de défaite.
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Il irait et Lucie aurait une fois de plus son timide sourire encourageant ; il était même sûr qu'elle allait préparer un bon petit goûter pour réjouir son fils et sa fille avec le souci gentiment vaniteux de son ménage bien tenu. Peut-être même elle ferait entendre comme il est difficile à une femme seule d'élever ses enfants, surtout un garçon ; et quand celui-ci allait grandir ?
Le pis c'est qu'une malice cachée le tirait vers ce nouveau sort puisqu'il y avait cela aussi que les enfants s'étaient mis en amitié avec lui, le petit surtout. Jean ne savait pas pourquoi ; ce n'était pas un petit roué pourtant, eh bien il continuait à rechercher son ami, s'accrochait à lui quand il le pouvait. Un jour le garçon n'avait pu s'empêcher de lui demander :
« Tu m'aimes donc bien, gaminiot ? »
Et le petit avait répondu :
« Beaucoup, monsieur Jean ! » Et puis il avait souri lui aussi ; qu'y avait-il derrière ces yeux d'enfant sensible ?
Il irait donc. Que la pluie tombait, que tout était rebutant. Il irait et il en avait dégoût d'avance ; non point à cause de Lucie, la pauvre, c'était encore lui de tout le pays, Madeleine exceptée sans doute, qui la comprenait le mieux, mais parce qu'ainsi de cette Madeleine il lui semblerait s'éloigner encore.
Mais elle n'était pas si sotte, Lucie Galande ; eux deux un peu en dehors du chemin de tout le monde, ils arriveraient à faire en se mariant ensemble un ménage comme tout le monde ; avec ces enfants surtout, ils seraient remis dans la route commune, cela n'irait ni plus ni moins bien que les autres et au bout d'un peu de temps ils auraient retrouvé le petit train d'honneur d'un chacun. Sa maison à lui était de sa famille, elle, était en loyer ; alors ils vivraient ici, il y aurait comme autrefois une maisonnée, un jardin cultivé, une cour entretenue. Les assiettes du vaisselier brilleraient, comme le lit et les chaises. Il n'y aurait pas de vache parce que Lucie n'y entendait rien, mais comme du temps de la mère une bique dans l'écurie, ses biquets dans le clos. Les petits danseraient avec, une femme jeune encore et jolie tendrait les bras vers les pruniers : ce n'était pas à vous tenter ?
Il haussa l'épaule, serra un peu les dents ; non, il n'était pas tenté, il ne pouvait pas l'être, il n'entrerait pas avec Lucie Galande dans le chemin commun, il lui en fallait un autre, celui au-dessus sur la côte, et on monte et on voit le bois là-haut qui donne encore plus envie de monter, et on arrive et on est dans un air immense avec le petit pays au bas. Il irait là-haut tout seul parce que c'est difficile et que la solitude, aussi, est une pureté.
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Mais sa misère était devant lui. Elle lui avait mis les deux mains sur les épaules et elle lui disait :
« Tu ne seras pas seul et tu ne seras pas pur. Regarde-moi : c'est moi, devant toi, la Découvée. C'est bien moi arrivée ici un soir de décembre, il y a trois ans, avant le souper ; il y avait eu un grand vent, de la pluie comme aujourd'hui, et plus rien que la tombée du jour. Tu séchais tes souliers devant le feu, tu ne sais pas ce que tu avais fait de tes chaussons. Il y avait aussi un grand silence partout comme quand il a fait une tempête dans ce mois-là, et il n'y en a pas un autre dans l'année pour avoir après un calme pareil ; on dirait que tout va mourir de trop de secousse, et d'abattement qui vient.
« Alors, tu te tenais tout drôle devant ton feu à cause de ce calme, de la moulliture, tu pensais aux beaux soirs glacés avec un peu de rose au bord du couchant et on a le corps vif et le cœur aussi, tandis que ce soir... Et les chaussons te faisaient penser à ta mère, à tout ce pauvre ménage de garçon autour de toi, ce n'était pas pour te remettre les idées.
« ...Alors, il y a eu du bruit tout près de ta porte, léger, léger, comme du vent dans de pauvres feuilles par terre ou un passage de bête à ras sous les bois. Cela a passé, repassé, tu n'as plus rien entendu, mais ç'avait été seulement un peu plus loin parce que c'est revenu du côté de la fenêtre. Tu t'es senti encore plus drôle en toi et comme mal à l'aise ; et puis tu t'es levé pour aller regarder, mais tu n'as pas eu besoin d'ouvrir la porte parce que ce qui était à voir te regardait maintenant par la croisée, toi et ta cuisine. Une grande femme -- tu la voyais presque à moitié, elle avait grimpé sur le banc dehors -- avec des cheveux blond vif sur les joues et des yeux brillants dont tu as vu après qu'ils étaient verts. Déjà elle était habillée presque tout en vert. Et un air si triste et sauvage que tu restais là encore plus gêné ; mais elle a cogné à la fenêtre que tu as ouverte et avant que tu aies eu le temps de dire un mot ou faire un autre geste, elle avait sauté jusqu'au feu comme une grande sauterelle d'été.
« ...J'avais faim, j'avais froid, je jetais les yeux de tous côtés.
« Tu as été chercher à manger dans la maie, à boire au cellier dans la cruche à fleurs. Après tu m'as gardée. »
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C'était une belle femme. Une espèce de bohémienne qui s'appelait Hilda (son autre nom, il n'avait jamais pu le prononcer, et puis elle n'avait peut-être pas dit le vrai) avec des anneaux de cuivre aux oreilles et un autre à la main gauche, un anneau de femme mariée. Et de celui qui lui avait donné l'anneau, elle n'avait jamais voulu parler ; elle disait seulement : « J'avais peur de lui toujours, j'en ai encore plus peur maintenant. » Était-ce cette frayeur qui lui donnait l'air si étonnant de n'être pas là où elle était ou d'y paraître si dépaysée, ne sachant quoi regarder quand elle avait affaire aux gens ? De sorte qu'avec leur manie des sornettes à Saint-Usage, on n'avait pas mis longtemps à lui trouver la sienne et ç'avait été la Découvée : vous savez ces poules qui veulent absolument couver contre votre gré et on les chasse de dessus leurs œufs, alors elles prennent l'air de ne plus savoir quoi faire de leur corps et restent là, loin des autres, à regarder on ne sait pas quoi, et peut-être elles pensent au moment où quand on sera parti elles recommenceront leur métier.
On avait eu le temps de lui donner son nom, puisqu'elle était restée plusieurs semaines. Pitié chez le garçon, bravade, plaisir de faire parler ; et péché... Elle, on n'avait pas su : pas plus lui que les autres ; elle paraissait s'accommoder de lui, de sa vie, marquait de la reconnaissance et comme un attachement sans gaîté. Mais elle ne voulait toujours pas dire d'où elle venait ; plusieurs fois il avait essayé, mais alors elle faisait semblant de ne pas bien comprendre, de trouver les mots difficiles à dire. Il insistait tentant des ruses : elle avait aussitôt sa tête sauvage et butée, bien autre encore que celle d'une découvée.
Une fois pourtant elle avait daigné ouvrir la bouche, c'est quand il lui avait demandé :
« Comment est-tu venue ? »
Elle avait dit :
« J'ai couru. Et après il y a eu une voiture. Et après, longtemps, le chemin de fer. Et encore après, j'ai marché.
-- Tu avais de l'argent ?
-- J'ai fait du voyage pour mon argent. »
Il comprit que pour aller loin elle avait dépensé tout l'argent qu'elle avait pris peut-être. Il demanda autrement :
« Tu dis que tu as couru : personne n'a cherché à te rattraper ? »
Elle avait eu un frisson :
« Si, sûrement. Mais je me suis sauvée une fois qu'il était loin.
-- Tu ne veux pas retourner ? »
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Lentement elle avait secoué la tête, montré deux doigts. « C'est la deuxième fois ; s'il est las de moi il me tuera. »
Il avait tenté aussi une autre demande, un jour où elle était à songer la tête dans les deux poings devant le feu, et il voyait bien qu'elle ne creusait pas un sabot comme on dit de ceux qui font les yeux vagues ; non, elle songeait à quelque chose. Il lui avait alors passé la main sur la tête comme à un pauvre chien triste et il avait dit :
« Hilda, pourquoi c'est-il ici que tu es venue ? »
Le sursaut qu'elle avait eu, l'air d'effarement -- comment dire, précis -- sur la figure ! C'est d'une voix rauque qu'elle avait tenté de répondre ; mais rien n'était sorti et elle avait haussé les épaules. L'instant d'après elle allait et venait par la maison en mettant les assiettes du souper, et elle s'était mise à chanter une chanson en sa langue étrange ; une chanson d'amour il en était sûr, où ses yeux brillaient d'un éclat qu'il put à peine soutenir. Mais la nuit elle avait sangloté tout bas.
Avec cela une idée tenait le garçon qu'elle s'en irait comme elle était venue. Peut-être que sans cette idée il aurait été plus craintif de son coup de tête ; déjà il n'en était pas trop fier quand il était tout seul à son ouvrage. Elle devenait d'ailleurs de plus en plus retirée dans la maison. Crainte du regard des gens ? Peur de malencontre, de voir sa piste éventée ? Le dehors qui semblait l'avoir intéressée un peu -- ou beaucoup ? au commencement, semblait lui être devenu indifférent ; on aurait dit qu'elle n'y avait pas trouvé quelque chose. Alors, elle s'était mise à ne plus vouloir sortir, plus se montrer : quelqu'un peut-être l'avait blessée ; pourtant, s'ils sont à sornettes et bons coups de langue, ils ne sont pas méchants, les gens de Saint-Usage. Tout de même elle ne faisait plus les commissions, finissait même par ne plus vouloir prendre de pain au boulanger, tout se passait peu à peu dans la maison, comme avant quand elle n'était pas là... Seulement, le soir en rentrant il trouvait l'étrange figure qui avait fait du feu, allumé la lampe, et le regardait de son air à la fois soumis et fermé, mais bien plutôt que lui, la flamme.
C'est quand après avoir bien fait leurs gorges chaudes les autres s'étaient habitués à son singulier ménage, que la pauvre femme disparut : un soir de commencement de février où il avait fait beau, où le garçon était allé faucarder le ru au compte de la commune et il aimait maintenant plus que jamais ces ouvrages au dehors. La maison était mieux rangée que d'habitude, les pommes de terre sur le fourneau, la table mise, mais avec un seul couvert (et sur son assiette un petit bouquet des claudinettes déjà fleurissantes au jardin).
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Par conscience il avait cherché, appelé ; mais il savait bien que ce serait vain. Elle avait seulement emporté du pain et un peu d'argent pour son voyage sans doute parce que dans son idée à lui elle retournait sur ses pas, se garant de quelqu'un cherchant quelque chose pourtant... Que savoir ? et pourquoi savoir, il ne pouvait rien, n'avait jamais rien pu.
Et voilà qu'aujourd'hui le saut de la femme par la fenêtre l'aurait fait crier de regret.
Il s'était arrêté, un collier de cheval avec ses gros clous de cuivre posé sur la table devant lui. Il dit tout haut :
« Je m'en faisais accroire tout à l'heure avec mon chemin du haut de la côte. Je suis bon pour Lucie Galande puisqu'elle veut bien de moi. »
Juste à cet instant, à sa porte, deux petites voix chantèrent : « On est les chandelles, les chandelles mouillées, ne peuvent plus danser. »
Les deux petits se tenaient sur le seuil, si gentils. Rien que pour eux ! Les voir dans sa cour, tous les jours ainsi. Deux sources n'auraient pas été plus fraîches que ces fraîches petites voix, deux petits pommiers fleuris que ces deux tabliers roses. Et tout serait facile, la vie, l'amour, la coulée des jours.
Tout facile. Mais il avait beau le dire tout haut, ce n'était pas vers le plus facile que son vrai sort l'emmenait, il le savait bien. Il prit la main des enfants, mais sa misère enfonça en lui, plus profonde, sa pointe aiguë.
#### Chapitre VIII La Bichatte
Elle ne le lâchait pas, elle tournait la pointe, la retournait, il avait de plus en plus mal.
Ç'avait été l'autre jour chez Lucie comme il avait pensé : sa grâce facile, son petit ménage reluisant, des fleurs bien arrangées, des gâteaux préparés pour le goûter. Un peu de minauderie, assez de naturel ; il la voyait dans leur maison, un dimanche, sauter des galettes à la poêle pour faire les jeunes mariés.
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Et la Bichatte l'avait vu passer allant entre Luc et Luce, Amélie Grandier sortir de chez Lucie ; dans deux jours Saint-Usage les marierait... Que dirait Madeleine -- puisque enfin c'était elle le beau côté de la pièce d'argent dans la main -- oui, que dirait-elle apprenant le propos ? Peut-être qu'il faisait bien ; peut-être rien, ou alors c'était à Lucie qu'elle s'intéresserait à cause des deux petits surtout ; elle pèserait pour eux le pour et le contre, elle parlerait à M. le Curé et lui que dirait-il ? « Continuez à veiller sur ces deux enfants... » parce que Jean des Berquins auprès d'eux, ce serait une protection, qui pouvait penser le contraire, mais dans le sens où le voulait le vieil homme ils n'auraient rien de plus qu'avec leur mère, peut-être moins.
Pourtant le monde verrait bien en fin de compte, Madeleine comme les autres, que ce mariage ce n'était pas vrai.
Tandis que la Découvée, ç'avait été vrai. C'est pour cela qu'elle venait tous les soirs battre de ses cheveux la fenêtre et faire danser ses anneaux dorés ; et si fidèle à être là qu'il eut un jour le sentiment fort comme une certitude de l'y revoir encore une fois pour de vrai et tout son amer regret ne pourrait rien là contre... Et c'était en même temps comme une image de sa pensée dans sa tête : oui, il y a des choses qui sont bien obligées d'être puisqu'elles ont été ; il faudrait quelqu'un de bien fort pour changer le sens de cet ordre-là.
..Pourtant, il se mettait des fois à penser -- il aurait tant voulu soulever tout de même un peu de ce poids -- que les autres le font aussi, le mal : ainsi Bichat avec son avarice et son manque de cœur ; et la Bichatte avec sa curiosité ; et la Roussette, sa langue ; et les autres. Pourtant aussi c'était à lui que la société en avait : il avait donc fait pis que les autres. Et pour Madeleine, en tout cas, c'était sûr ; même il sentait une chose, obscurément, qui commençait à monter du fond de lui : ce qu'il avait fait, c'était *contre elle,* contre ce qu'elle était. Alors...
Il continuait à la regarder de son jardin où il avait repris goût ; pas seulement pour la voir de là comme on pourrait penser, mais parce que c'était un ouvrage qu'il avait bien aimé puis laissé aller, et c'était maintenant comme un nouveau besoin en lui, comme un reproche aussi, de voir tout net au moins dans les choses et proprement plaisant. C'était comme sa maison : presque tous les jours balayée, époussetée, et sur lui plus de soin, quoique de ce coté il n'eût jamais manqué à la propreté.
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Ainsi, maintenant, tout serait mieux ; il n'y en aurait pas beaucoup pour s'en aviser, surtout pas elle ; mais ce qui est bien, l'est. Et puis, pour le jardin, elle pourrait tout de même entrevoir qu'il y avait du changement et il y aurait en elle comme une approbation :
« Le voisin nettoie, bêche et plante ; il a raison, il faut que tout soit en ordre et que rien ne se perde. » Elle ne le dirait pas tout haut ni même tout bas peut-être, mais ce serait dit au dedans d'elle, il ne pouvait pas en être autrement.
Quant à la regarder, il ne pouvait pas s'en empêcher surtout quand elle était sous ce pommier. Il savait qu'elle était là pour lui comme à l'autre bout du monde, dans l'inaccessible clos du mariage. Pourtant, il la regardait. Qu'elle y était bien ! C'était elle sûrement qui avait demandé le banc dans les premiers temps du mariage ; la mère Laîné n'y avait jamais pensé, il y avait les marches pour s'y reposer un moment de la fatigue de la journée, ou le soir, à causer, comme c'en était la mode dans ces maisons à escalier bas ; mais le banc à l'ombre était quelque chose de plus ; une civilité aussi à faire aux autres.
Madeleine y était seule maintenant quand la Bichatte ne s'y invitait pas. Mais bien des jours de l'été dernier Gérasime s'y était assis à côté d'elle, son bâton entre les jambes, se levant toutes les vingt minutes, crainte de ne plus pouvoir ensuite s'il restait trop longtemps tranquille ; et puis, il y avait toujours quelque chose à aller voir à la porte de la rue ou par-dessus la haie du jardin : c'était du dehors, le vieux berger, qu'il avait curiosité ; le jardin, la maison, non, ne l'intéressaient pas trop, c'étaient dehors sa vue et ses connaissances. Dans les jours où les bas cousus pour la fabrique sur une mécanique exprès avaient été remis au voiturier et il fallait en attendre d'autres, Madeleine venait auprès du vieux faire leur raccommodage. Il lui parlait d'une chose, de l'autre, de celui-ci, de celle-là, lui contait ce qu'il venait d'aller voir dans les champs au-delà du petit verger ; elle avait l'honnêteté de répondre, mais on aurait dit qu'elle causait plutôt avec son cœur au dedans. C'était son air à elle. Le garçon se rendait compte maintenant de tout cela.
Ce jour-là, il l'avait vue un bon bout de temps ; elle avait son air ; pourtant quelque chose à bien y voir de moins calme qu'à l'ordinaire ; un pli aussi de la bouche un peu serrée, et si ses beaux yeux s'étaient levés, il était sûr de les voir moins tranquilles.
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Qu'est-ce qu'elle avait ? Le poids soudain de sa vie solitaire ? Mais non, ce n'était pas cela, et puis le printemps défleurissant n'est pas comme l'automne qui donne envie d'être heureux comme si le cœur en avait plus besoin à ce moment-là ; il le sait bien, lui, il n'a jamais pu échapper à l'odeur triste d'herbe et de feuille mouillée, de dahlia et de buis parmi. Mais Madeleine n'est sûrement pas comme lui pour ces choses, et quand tout se défait elle n'a peut-être pas autant besoin de bonheur. Où va son souci d'aujourd'hui ?
.. La terre était lourde à la bêche. Il faisait chaud ce samedi où il passait l'après-midi dans le travail retrouvé. Et Madeleine à trois heures rentrait dans sa maison, en sortait en demi-toilette et fermait à clé la porte de la barrière comme quand elle sortait pour un assez long temps. Alors lui, au bout d'un moment, avait envie de s'en aller aussi ; il tenait bon pourtant ; et il faisait bien parce que voilà la Bichatte arrivée secouer ce clayon et elle grommelle :
« Elle est bien sûr encore partie à la Ville-au-Bois pour aller raconter ses affaires à son Curé. »
Elle tourne et vire, et puis ses petits yeux en vrille avisent le garçon derrière la haie :
« Tu ne sais pas où elle est, ta voisine ? »
Elle a fait sa demande plutôt pour n'avoir pas l'air d'une vieille attrapée que pour autre chose. Mais Jean répond si raide :
« Elle n'a pas l'habitude de m'en prévenir », que la Bichatte se pique et riposte avant d'avoir pensé qu'il valait mieux tenir sa langue :
« Il y en a peut-être une autre pour t'intéresser davantage... »
Là-dessus le garçon fait un œil si colère que le premier mouvement de la vieille fut de déguerpir ; mais c'est aussi un peu une vieille pateline, et Jean des Berquins est son voisin, et de bon service ; et il faut dire toute la vérité : son caractère lui revient et elle ne serait pas loin, elle qui a bonne langue pour tout le monde, d'avoir en tout bien tout honneur un faible pour celui-là. Et c'est vrai aussi qu'ils ont de temps en temps des malices à s'envoyer mais qu'ils s'entendent assez bien pour l'ordinaire, alors elle se rapprocha au lieu de s'en aller.
« Ne te fâche pas, Jean Costat, ce que j'en disais c'est en manière de baliverne. Je peux même t'assurer que je ne pensais à personne, ou -- le garçon a fait un mouvement -- que c'était penser sans croire, dire pour dire, quoi, aussi vrai que tu me vois là. Tiens, tu me dirais toi-même : « C'est vrai » que je répondrais : « Je n'en suis pas encore sûre... »
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« Pie de pie ! »...c'est ce qu'a envie de lui dire Jean Costat, bien plutôt qu'une chose de confiance. Elle ne va pas s'arrêter ?
La vieille ne s'y trompe pas : allons, ce n'était pas encore ce qu'il fallait trouver. En fin de compte elle baisse le ton, change toute sa figure, regarde derrière elle et soupire :
« Pauvre Madeleine Laîné. Quelle situation ! »
Bon, qu'est-ce qui la prenait maintenant ? Est-ce qu'elle ne pouvait pas laisser les gens tranquilles ? La situation de Madeleine Laîné, on la savait bien ; c'était comme la devinette : « Ni fille, ni femme, ni veuve, ni religieuse. » Mais non, ce n'était pas de cela que la plaignait la vieille : « Dans moins d'un an plus de maison et en attendant pas seulement de quoi vivre avec la couserie de bas qui ne va pas. Il faudra aller se placer, et quel sort... Et aussi -- elle se rapprochait encore -- loin que ça soit de sa faute et qu'au contraire elle en pâtisse, est-ce qu'on voudrait d'elle dans bien des maisons avec un homme on ne sait pas où ni en quelle compagnie ? »
Jean Costat ne dit rien tout de suite. Il en avait été si tourmenté, au commencement, de la pauvreté de Madeleine. Et pourtant c'était maintenant ou il ne vivait plus une heure sans se soucier d'elle que cette idée-là l'avait quitté. Drôle d'amitié que la sienne ; au fond c'était de lui qu'il se souciait, ou d'elle par rapport à lui. De cette pensée, il restait tout saisi... Il finit par marmonner quelque chose comme :
« Vous croyez ? » ou « Ce serait vrai qu'elle n'aurait pas de quoi vivre d'une année à l'autre ? »
La vieille se sentit sauvée ; elle respira, se rembarqua :
« Sûr, mon pauvre garçon ; on sait les choses : il y avait bien plus de dettes qu'on ne croyait, faites en dessous par le vaurien, sans compter le gros remboursement du vol. Alors le père et elle y ont mis des années en vivant petitement, mais le vieux a encore emporté en mourant ce qui les aidait depuis le chômage, et déjà l'argent de la maison avait aussi passé aux dettes, versement par versement ; ça n'a pas été beaucoup d'ailleurs, mon neveu avait bien fait ses comptes. »
Elle ne l'aime pas plus qu'il ne faut son neveu, chacun le sait, mais Jean surtout à qui elle le laisse assez entendre. C'est vrai qu'avec tous ses défauts elle vaut encore beaucoup plus, généreuse à l'occasion et de bon service, comme ces gens de Saint-Usage où à l'ordinaire ce n'est pas le service qui est mauvais, mais la langue et des fois sinon tellement pointue, du moins trop longue.
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Non, la Bichatte n'aimait pas tant que ça Bichat ; peut-être au fond elle lui reprochait aussi d'être au monde quand elle n'avait pas pu avoir d'enfants...
Elle continuait sans insister là-dessus :
« C'est sûr qu'ils se privaient, elle surtout. Et de quoi elle se nourrit encore la pauvre fille ! Je la vois acheter...
Pour le coup, on pouvait être sûr qu'elle allait dire vrai. D'abord, elle avait au su de tout le monde ses « écoutottes » -- ainsi les avait-on baptisées -- des espèces de niches dans la haie de son jardin, en dedans bien entendu, où elle pouvait se cacher accroupie pour entendre et voir tout ce qui se passait dans la rue sur une bonne longueur de vingt pas de chaque côté. Bien entendu aussi ce n'était pas là qu'on s'arrêtait pour causer ; il pouvait arriver pourtant qu'on ne pensait pas aux écoutottes et que l'un venant des champs avec son cheval et sa charrue et l'autre y partant avec sa fourche sur l'épaule, on se rencontrait et s'arrêtait pour un mot que justement on avait à se dire. Pas tant les hommes que les femmes pourtant : deux brouettes qui se rencontrent, l'une vide et l'autre pleine d'herbe bien serrée par la corde en long et le faucillon passé dans l'espèce d'anneau sur le côté, et voilà sitôt deux femmes chacune sur un manche assise -- gare à celle qui a chargé sa brouette ! si elle prend feu aux nouvelles, elle peut la tourner sens dessus dessous -- et la Bichatte à les écouter ; on avait regardé, on ne l'avait pas vue, c'est qu'elle en changeait d'écoutotte, ou en faisait une grande visible exprès. Elle en avait de la malice.
Mais le pire c'est qu'il y avait des jeunesses aussi à se rencontrer, garçon et fille, c'était si commode presque à la sortie du pays ; c'était elle ainsi la première à avoir avisé le manège de Claudin Pertuisat avec la Marie-Mélie à Constant Thévenot, le jour où il lui passait sous le menton la branchette de noisetier dont il badinait. La petite riait légèrement ; après, elle avait pleuré toutes les larmes de son corps, et la vieille s'était prise aux libertés de ce jour-là... Il y avait bien d'ailleurs aussi des arrêts forcés ; quand elle était trop en peine de monde ou de nouvelle et que personne n'avait façon de s'arrêter, elle, faisant semblant de bêchotter, piochotter tout près de sa haie, vous ébâillait tout bonnement et il fallait coûte que coûte répondre, écouter, raconter. Enfin chouette et pie, curieuse et bonne langue, toujours en mouvement d'esprit, elle tendait aussi le cou quand les marchands passaient pour voir ce que vous achetiez.
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« Pauvre fille, un petit bout de viande le samedi pour le dimanche ; et pour le reste, ce qui pousse au jardin ou dans le champ. Et point par intérêt : par nécessité. Et guère de santé, il faudrait pourtant qu'elle se fasse du sang frais. »
Jean ne disait rien.
« Non, elle ne pourrait pas servir, il lui faudrait plus de forces ; même sans la crainte de l'Émilien, on ne la prendrait ni ici ni ailleurs dans les maisons de culture. A la ville, tu dis ? -- il ne disait rien. -- Elle y tomberait en anémie, c'est moi qui te l'assure ; il lui faudra de l'ouvrage au pays où elle peut aller et venir à l'air, de la sorte d'ouvrage comme étaient les bas : mais on dit que c'est bien fini, que la fabrique va fermer. »
Tout retourné Jean pensait au moins à son raccommodage, son linge à entretenir. Mais voudrait-elle ? Et il lui en fallait bien d'autres.
Est-ce que la voisine lisait dans ses idées ?
« Il y a bien la couture, mais la Galande fait le neuf et les femmes ; Amélie Grandier le vieux et les hommes ; et puis il lui faudrait une machine pour coudre. »
Elle souffla et reprit :
« Une machine la sauverait sûrement ; à la Grangeonnée il y a une femme qui fait de l'entreprise pour. un magasin, elle dit qu'elle donnerait de l'ouvrage à qui en voudrait et pas mal payé ; elle en a déjà donné à deux d'ici qui s'en contentent. Mais c'est toujours la même chose : pour gagner, il faut commencer par avoir. »
Jean dit comme malgré lui « Mais Bichat ? »
La vieille fit la crécelle :
« Mon neveu, tu le connais pourtant bien, il ne lui fera pas avance de ça -- elle donnait une chiquenaude en l'air -- de peur de n'être pas remboursé ; c'est plus fort que lui. Et puis je suis fixée, je l'ai vu l'autre soir qui la reconduisait jusqu'aux grand'portes ; il se grattait la tête, c'est signe qu'elle avait demandé et qu'il ne fera rien. Pour quant à moi... »
Elle avait l'air un peu contraint, tout le monde savait bien pourtant que le Bichat, son homme, avait fait un mauvais placement chez un vaurien de semblant de notaire juste avant de trépasser, et d'ailleurs ç'avait toujours été « Bichat-le-pauvre » comme le père du neveu avait été « Bichat-le-riche » ; elle acheva tout de même :
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« Moi ; je n'ai pas l'argent qu'il faudrait. » Le garçon hocha la tête et fit encore :
« Monsieur le Curé ? »
Du coup la Bichatte éclatait de rire :
« Le Curé, pauvre cher homme, qui mange aussi plus de pommes de terre que de pot-au-feu ! La Quinquenelle ne se prive pas de le dire. »
« Ni toi de la faire causer », pensa Jean les sachant bien ensemble et pour tout dire joliment appairées. Pourtant il ne le dit pas, il ne voulait pas fâcher la Bichatte aujourd'hui ; ni plus tard si c'était possible, puisqu'elle avait montré de la compassion pour Madeleine, bon sens et bonne volonté sur ces affaires de la jeune femme.
Il la laissa s'en aller secouant la tête peut-être plus tranquille au fond d'avoir détourné la colère de Jean des Berquins -- ce mot qu'elle avait eu en sous-entendu sur Lucie ! -- que l'avoir avisé du gros souci d'en face. De toute façon, elle l'avait, grâce à Dieu, bien radouci.
« Oui, et grâce à Dieu, se disait le garçon qui sentait ces pensées, pour une fois la vieille futée n'a pas vu clair à tout. »
#### Chapitre IX Le dimanche
Cependant il bêchait plus fort, plus lourdement. L'eau lui coulait tout autour de la figure, il l'essuyait avec sa manche. Quoi faire pour cette pauvre Madeleine ? Sa première idée autant la dire, c'est qu'il en avait, lui, de argent, d'héritage et d'économie puisque le père en avait laissé, que d'autre part il travaillait fort quand il le voulait et ne dépensait pas grand'chose ; alors savoir qu'en face de lui une pauvre femme toute digne et belle n'avait que son honnêteté et ne saurait plus bientôt peut-être où prendre le pain de chaque jour... Et pas moyen de l'en faire profiter, pas moyen même de lui prêter pour cette machine... La Bichatte avait trop grande langue ; le vieux Curé ? il n'oserait pas.
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Et puis elle le méprisait. Han ! que la terre était vraiment lourde, mouillée comme elle était au pied de la haie. Han ! la bêche s'enfonce, han ! elle se retourne. On est tout seul à penser à ses affaires ; heureusement encore ; si les autres se doutaient, ils ne comprendraient pas. Ils ne comprennent jamais rien ; on a déjà bien de la peine à comprendre soi-même ; bien de la peine à voir juste. Il y a même des fois où on fait comme exprès de voir les choses au pis. Ainsi pour cette Madeleine il sait bien que son amitié subite ne rime à rien, vise encore à moins ; que tout le monde au pays le vaut, deux ou trois exceptés pour être tout à fait franc, et lui pour renchérir a sa pauvre aventure. Pourtant...
Pourtant à y regarder sans se monter la tête -- las d'avoir ruminé tout seul il faut bien remonter un peu le déval où on s'est laissé aller -- est-ce que vraiment sa voisine le méprise tant ? Il faut remonter aussi le temps, revenir sur les choses : sans doute elle ne lui a plus parlé depuis l'enterrement de Gérasime ; mais ce jour-là, après le repas, il est retourné avec elle au cimetière pour voir si tout avait été bien fait, si Pampelune n'avait as laissé de désordre autour de la tombe ; elle s'est mise à genoux, a dit encore une prière et quand elle a fait le signe de la croix en finissant, lui s'est trouvé porté à le faire avec elle. Après elle l'a bien remercié de ses services, et puis elle est rentrée à l'église prier encore et arranger le drap des morts. Il n'avait plus qu'à rentrer chez lui se remettre en habits des jours, reprendre sa vie ; et ce n'était pas la faute de la jeune femme si les choses n'avaient plus été comme avant.
Depuis non, elle ne lui avait plus parlé, pas plus qu'avant, c'est vrai ; mais si elle donnait ses commissions -- supposé pour la Grangeonnée -- à Laurentiau et elle faisait bien, Laurentiau pourrait être son père, chaque fois que lui, Jean, se trouvait à sortir dans la rue en même temps qu'elle, tous les deux se retournant après avoir refermé leur barrière, elle n'attendait pas son bonjour pour lui donner le sien honnêtement, sans détourner la tête ni prendre le pas trop vite ; ce n'était pas signe de mépris comme il passait son temps à vouloir se le faire croire.
Il s'arrête, quitte la terre trop grasse : du travail inutile qu'on fait en pensant à autre chose ou en voulant se forcer comme une punition d'avoir laissé tout se perdre. Mais puisqu'il est las et le sol en mottes...
Non, Madeleine ne le méprise pas peut-être ; ce n'est pas une raison pourtant pour traverser la rue et aller lui dire : « Vous avez besoin d'argent, j'en ai, prenez-le. »
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Quand on y pense : une machine, c'est. si peu de chose, et cette chose peut manquer. Il y a des gens qui vont et viennent avec tout ce qu'il leur faut et bien davantage, et une femme jeune et quasi sainte, quand ses beaux yeux se lèvent de dessus l'ouvrage un jour de printemps défleuri, c'est pour voir humblement, médiocrement, cette espèce de mécanique qui lui ferait gagner sa vie. Pauvre Madeleine. Et le garçon ne met pas cela en mots, mais ce qu'il sent encore : oui, les affaires vont de la sorte ; on a tout l'amour de Dieu dans son cœur, on a refermé ses mains sur ce cœur si offensé naguère et il y a aussi dedans l'image d'un petit enfant tout blanc sous sa couronne de petites fleurs blanches ; et pourtant il faut qu'il y ait dans l'esprit quelque chose de soucieux à penser pour tout de suite...
A nouveau il se sentait point comme l'autre fois le jour de la pluie, comme tantôt en commençant son travail ; mais à cette heure ce n'était plus sa misère, c'était sa pitié.
On verrait. Le lendemain qui était donc un dimanche, il eut envie en fin d'après-midi de se mêler aux autres dans le pays ; comme une idée de s'étourdir un peu, et aussi c'était ce nouveau conseil qu'on était en train de nommer pour le second tour : au premier il y avait eu ballottage.
Il alla chez l'un chez l'autre ; on causait, pas trop haut, dans l'herbe au long d'un mur, ou sur les bancs d'une cuisine et on y était mieux pour ce qu'on avait à dire. Il alla chez Sévère et entendit une fois de plus cette vieille histoire vraie, vue, que les autres ont apprise à l'école et qui était du noir sur du blanc ou pour les plus curieux un gros point sur une carte avec du bleu, du bistre et du rose, et c'est la mer, les montagnes et le pays autour. Puis, comme il s'en revenait de là, il trouva devant sa porte Bichat qui arrivait le chercher pour faire une partie ; pauvre Bichat, il pensait pourtant à bien autre chose, mais c'est qu'il ne tenait pas en place et ne savait pour une heure ou deux ni à qui ni à quoi se prendre. Il n'était pas « ballotté » comme disait la Bichatte, mais il avait passé si juste que pour deux ou trois voix il pouvait aujourd'hui se trouver Gros-Jean comme devant. Il n'en avait pas dormi durant ses nuits, et ses journées il les avait passées à faire des sourires vilains comme des grimaces à tous ceux qu'il rencontrait ou qui venaient dans sa maison ; ah, si les six ou sept cents francs dont la pauvre Madeleine Laîné avait besoin avaient été des sourires, il les aurait bien vite avancés sans tant se gratter la tête. Ce dimanche il était sorti exprès pour en donner ; il aurait même bien voulu que la Bichatte se mît de la partie, mais la Bichatte ne comprenait jamais rien ; alors il faisait ses grâces tout seul, et maintenant il voulait aller pressentir un peu, tout en se donnant une contenance.
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Les parties se font au café et il n'y en a qu'un à Saint-Usage, celui où triomphe en couleurs vives et jupe alerte l'ancienne Fine Trousselot devenue la Fine-au-père-Pipeau quand on parle d'elle et Mme Pipeau quand on lui parle à elle. Elle était là, plus éclatante que jamais, aidée d'une fille qui servait avec elle aux dimanches de presse et celui-ci en était un, Dieu merci, toutes deux démenées dans la fumée des fumeurs, les jeux des joueurs, les cris, les rires, le bruit des verres, l'odeur des consommations et aussi les causeries basses de ceux, et c'étaient les trois quarts, qui parlaient politique. Quand il n'y avait plus assez de travail pour deux, Fine allait s'asseoir au comptoir, à demi cachée par l'énorme bouquet de pivoines mis la pour son propre plaisir, mais qui peut-être éveillait, dans les âmes les moins fermées, quelque goût obscur fugitif et presque délicat.
Pipeau qui est vieux se tenait, lui, à une table, consommant comme les autres sans crier pourtant aussi fort, faisant plutôt l'invité discret ; aussi bien dans ce monde mêlé de pour et de contre, sa place était de ne pas dire grand'chose. C'est que presque tous les électeurs étaient là, les anciens conseillers et futurs : les sortants à vote assuré faisaient leur partie d'un air tranquille, et au dedans d'eux la chanson équivalait peut-être à l'air ; mais les nouveaux, ceux qui avaient passé dans la queue surtout, faisaient un peu trembler leurs cartes et il y en avait un ou deux à crier plus fort que tout le monde, un ou deux autres à ne pas pouvoir sortir un mot de leur gosier étranglé. Que l'après-midi se traînait, sort de sort ! Et ils avaient trop chaud, ils demandaient à faire un courant d'air.
Jean des Berquins vit tout cela d'un coup, suivant Bichat ; un Bichat qu'il venait, le mauvais, de s'amuser à démolir avec d'ingénus propos ; et tout de suite il vit que le fermier était le plus à plat encore de ceux qui n'avaient quasi plus de sang dans les veines. Mais s'il n'avait pas tourné le dos, de son petit coin de table, à la plus grande partie de la compagnie, et si Bichat n'avait été aveuglé de peur, ils auraient vu pourtant un mouvement favorable dès l'entrée du vieux dans la salle, autour de trois à quatre tables, là où étaient les contre, et qui gagnait les perplexes travaillés depuis le dernier dimanche. Mais Bichat ne voyait rien ; il était tout jaune, ses petits yeux lui semblaient comme voir jaune aussi et il pensait : « Sans ce Pertuisat de malheur et ce Coinçot qui se sont avisés de se faire ballotter, je serais tranquille aujourd'hui. » Ce qui n'était pas vrai d'ailleurs, il avait une ambition plus grande encore, jusqu'ici cachée. Quant à Jean, au bout d'une demi-heure et tout en abattant ses cartes, il se demandait pourquoi il était là.
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D'autant plus qu'il ne parlait presque pas, ne s'étourdissait pas, et les autres, quand il se retournait, voyaient une figure qu'ils ne connaissaient pas non plus. Par la fenêtre ouverte malgré la vapeur du dedans, arrivaient. par moments, des odeurs de feuille et de fleur ; le bouquet de pivoines sur le comptoir lui faisait plus de plaisir qu'à d'autres, il n'avait pas d'esprit, mais il se sentait du cœur et son cœur n'avait pas d'affaire là où il était.
Mais pourquoi aussi tant de sourires tournés vers lui. Ceux de Bichat il en connaissait la cause : le vieux voulait cacher son angoisse et de plus il avait quelque chose à obtenir du garçon, mais aussi Rose-à-Pipeau ? Une arrière-fantaisie ? elle le trouvait beau aujourd'hui ? Oui, il devait être beau avec ses idées du dedans et son air à ne pas vouloir rire ! C'était un sourire engageant : il fallait en revenir à un vieux rappel, quelque chose qui la ramenait à lui ? On dit qu'une amitié se sent dans un cœur, elle sentait une amitié en lui, et le monde va si drôlement ; elle en avait comme une pique qui la faisait plus gracieuse. A cette idée il eut un sursaut et puis l'idée, brusquement, changea d'image ; il dit en lui-même : « Lucie Galande. »
Et il avait à peine dit le nom en lui qu'il l'entendait prononcer à deux tables de là, accolé au sien -- deux homme le regardant. Il les regarda aussi, net, froidement, sans tourner les yeux ; alors un de ceux-là qui avait un peu bu, et pas très malin, fit par-dessus les autres :
« Ce n'est pas pour mal dire de toi, Jean Costat, tu pourrais faire plus bêtement », cependant que son compère tout rouge tendait le cou vers la fenêtre comme si un gros événement était en train de se passer dans la rue.
D'un bond le sang avait sauté aux joues du garçon ; il serra les poings, se leva à demi et puis se rasseyant il détourna les yeux : des mains d'enfants, il l'aurait juré, l'avaient empêché de sauter sur le maladroit, deux petites voix l'avaient supplié de ne rien dire même s'il n'était pas content : les petits avaient gardé leur mère, et peut-être lui en même temps. Et tout exprès il resta dans la fumée, dans les dires et les rires, dans l'affreuse angoisse de Bichat qui restait bouche ouverte et les oreilles tendues avec un air de demander son pain.
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Pourtant quand Fine se penchant pour enlever les verres vides, il sentait tout près de la sienne cette éblouissante et vaine figure, il se leva d'un coup et sortit sans la regarder, ni Bichat à qui il devait une réponse pour lui engager son été et sans saluer la compagnie. Quelque chose qu'il connaissait bien, et il comprenait que rien ne pourrait plus contre aujourd'hui, venait de le saisir alors qu'il avait tenté d'aller rire et boire et causer et briller, et taper du poing en parlant de la commune et du gouvernement, et lancer des bonnes plaisanteries, faire enfin le faraud de Saint-Usage sous les regards complaisants d'une rousse jadis enlevée.
#### Chapitre X Les Berquins
C'était son mystère d'homme ; chacun a le sien et c'est ce qu'on a de mieux. Ce qu'il y avait encore, de ce Jean des Berquins, c'est qu'il ne ressemblait jamais tout à fait à aucune des compagnies où il allait ; il n'avait pas de monde à lui ; ou plutôt son monde était à lui seul. On pensait bien que chaque homme, depuis le commencement des temps -- et il en sera tout de même jusqu'à la fin -- sort des mains de Dieu tout unique et ne ressemblant qu'à soi-même, et encore il y a des jours où un esprit d'homme ne se reconnaît pas seulement, s'il considère ce qu'il vient de faire. Pourtant, à réfléchir davantage, il voit ce qui, dans son secret, l'a poussé à ce qu'il n'aurait pas cru d'abord ; et d'un bout à l'autre de sa vie il finit par reconnaître sa façon même en ce petit garçon qui grimpait dans un poirier aux grosses poires d'hiver ou la petite bonne femme qui promenait une poupine avec une jambe en moins : et aussi dans les choses qui reviennent peu à peu, toutes seules, qu'on ne leur a pas racontées depuis à celle-ci ou celui-là, pour la bonne raison que personne ne les a jamais sues. D'ailleurs les grandes personnes savent-elles toujours ? Est-ce que Jeanne Costat avec tout son à propos avait remarqué le nuage couleur de tourterelle venu un soir d'automne au milieu d'un grand ciel triste et sur le jardin tant immobile qu'un petit cœur en avait été serré à faire pleurer sans plus jamais pouvoir s'arrêter ; des choses d'hommes, si obscures mais si tristes mais voilà que le petit nuage était venu comme un grand oiseau bien doux, gris, rose et violet pâle pour détourner le petit enfant de la frayeur inconnue.
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Et encore c'était une tasse à fleurs chez la vieille Nanette, sur un coin de son vaisselier. Elle n'y touchait jamais, elle ne l'essuyait même pas, personne ne voyait d'ailleurs plus la tasse à force de l'avoir vue ; et pourtant lui, le petit homme, la voyait et il ne connaissait rien de si beau même chez sa grand'mère où pourtant il y en avait de belles choses : la casse en cuivre jaune à fond plat et longue queue pour ramener l'eau du seau de bois où elle se gardait si fraîche, des assiettes de couleurs sur la cheminée, des images d'Épinal, au mur de tout un côté de la cuisine, et dans un tiroir de l'armoire des signets de livre de messe avec des personnages en couleur et de la dentelle autour, enveloppés dans un morceau de vieux journal. Mais rien ne valait la tasse de Nanette et des années il l'avait convoitée sans en rien dire à personne, comme un petit secret ardent. Il l'avait achetée plus tard à la vente « après décès » en souvenir de lui-même, et peut-être aussi de la voisine qui avait bourré ses poches, gaminiot, de pommes et poires en daguenelles, de noisettes et de pruneaux.
C'était bien lui en ce temps-là, et il sait que ce sera lui encore le jour où il fera ce que la vieille Nanette a fait enfin et qu'il faudra tout vendre aussi de sa maison, la table, les chaises, le lit : pour la paillasse il n'y aura qu'à secouer la dernière balle d'avoine, laver la taie, elle sera toute bonne pour les maisons où il y a beaucoup d'enfants. Il y a l'armoire aussi, elle est belle, à sculptures de petites fleurs rondes ; en la brossant, la cirant, elle tiendra sa place chez n'importe quel acheteur ; et la maison même sera vendue, et le jardin et le clos. Cela Jean des Berquins ne le verra pas, il ne croit pas que les morts voient ; mais mourir, oui, il le verra, il y sera, et c'est alors que personne ne pourra tenir sa place, qu'il y aura lui tout seul.
..Pourtant il y a des sociétés, c'est l'ordinaire qu'on soit appareillé ; on est du même bout du pays ; ou sans criailler comme les autres on est du même parti, de celui qui est pour l'autobus ou qui est contre, ou veut qu'on refasse ou non le toit de l'église ou qu'on donne une subvention à l'instituteur pour organiser une fanfare. Pour ces choses-là, on n'a pas toujours des raisons, mais l'important est de tenir une opinion et de brailler tous ensemble quand on se dispute. Il y a des sociétés partout si on veut : l'hiver dans les cuisines avec l'occupation de jouer aux cartes ou à ne rien faire pendant que les femmes tricotent et raccommodent, mais toutes les langues font quelque chose. L'été, c'est le soir comme en hiver mais bien plus tard, par cinq, six, dans l'herbe au long des maisons, de chaque côté de la rue ; on est rentré à la nuit serrée, on ne peut pourtant pas se décider à aller se coucher, alors on va trouver le voisin qui plaît ;
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ce n'est pas toujours le plus proche : d'abord il peut y avoir des difficultés pour un mur, pour les poules ou autre chose, et aussi ce n'est pas forcé parce qu'on est voisin qu'on se plaise ensemble, surtout par le temps qui court où il n'y a plus d'aide comme avant ; on passe donc devant sa porte en disant un mot -- ce n'est pas forcé non plus qu'on soit fâchés, -- pour aller un banc ou deux plus loin ; un banc ou la banquette de la rue. Là, c'est un camarade de première communion -- Dieu que c'est loin ! ou un conscrit, on a tiré ensemble, on est revenu ensemble en tenant toute la route : c'est ça des souvenirs !
Il y a aussi des sociétés de café à faire tous les dimanches la même partie... Il y a... Mais en voilà bien assez ; l'important à savoir c'est que lui si gai, si franc du collier, si ouvert de cœur -- mais c'était peut-être aussi pour cela -- il ne se sentait jamais tout à fait à l'aise, tout à fait comme les autres, et dans les moments où il brillait le plus jamais tout à fait à ce qui se disait ; si c'était lui qui parlait, alors il lui semblait qu'il mentait un peu, et si c'étaient les autres il sentait le vrai des deux contraires en même temps et le parler pour ne rien dire. Alors ou il se taisait brusquement ou il en disait trop : des bêtises sans lien dans l'esprit des autres et qu'ils ne comprenaient pas, ou des choses uniquement drôles qui les faisaient rire à grandes ébâillées.
Et c'était souvent après ces parties où toute la salle chez Fine n'avait été qu'un grand éclat, tous tournés de son côté comme devant un comédien qui récite, qu'il partait des huit jours aux Berquins et ne remettait plus les pieds à l'auberge pendant des semaines et des semaines. Les Berquins, c'était son refuge de tout.
Ce dimanche il y monta presque en courant. La contrée n'est pas difficile à songer : un chemin à travers les champs en petite pente, mais le haut fait plus figure de colline que de motte, et à la mi-montée, sur la gauche, cela fait un peu remblai et terrasse au-dessus. Là, sur son socle, les anciens ont planté une grande croix de fer avec un Christ en bois, et chaque année aux beaux jours, Madeleine Laîné y vient déposer avec les gamins et les gamines du catéchisme une couronne de buis en chantant du latin. C'est la veille des Rogations. « Signe-toi, passant », voilà ce qui est écrit sur le socle, mais personne ne se signe, sauf elle et les petits de Lucie quand ils vont à la salade de ce côté ; même ils s'agenouillent, ces deux, et chantent leur petit bout de latin en regardant le Jésus presque de leur taille et pesant son poids.
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Comme la bonne Vierge de Madeleine, il a été mis en couleur, mais ses couleurs sont délavées depuis longtemps et il n'y a plus que du rouge aux creux de la couronne d'épines et du bleu au fond des plis de la ceinture jetée sur les reins ; un peu de rouge aussi à l'endroit des clous des pieds et des mains, mais il faut bien y regarder. Il n'est pas très beau ce Jésus-là, mais il penche tristement la tête, et aussi sur sa figure cet air d'être tellement quelqu'un de grand qui a été suspendu là, de bien plus grand que vous, que tous ceux de Saint-Usage, que tous les hommes de la terre ! Alors si on ne l'avait pas appris au catéchisme on se demanderait pourquoi quelqu'un de si bien et de si puissant s'est laissé mettre ainsi en croix ; pour ce que cela sert souvent : les petits ont leur cœur tout pur, ils voient bien qu'il n'y a pas beaucoup de dévotion a Saint-Usage. Quand ils y ont pensé, ils mettent aussi un petit bouquet des champs au pied de la croix, se haussant au long du socle de pierre.
Après le chemin monte encore un peu à travers les blés, les avoines, ce qui a été planté ou semé, et bientôt c'est le bois qui vient à vous. Un bois frais et léger, fait de toutes sortes d'arbres mais pas très gros ni très serrés, qui s'étalent au contraire en touffes quand ils sont jeunes, des charmes taillés du pied naguère et qui ont repoussé en rond ; il y en a pourtant de beaux déjà, des chênes, des hêtres, de la fayite, avec de loin en loin une traînée de bouleaux comme une écharpe rouge et blanche l'hiver à travers le bois dormant. Avec cela des éclaircies où poussent la coronille rose et la jaune, la germandrée aussi, la petite campanule, surtout du gazon ras couvert des plaques de ce thym violacé dont Sévère a conté l'histoire ; et peu de sous-bois à part le chèvrefeuille et l'épine sainte-Lucie qui ont vu fleurir à leurs pieds avec le rosier sauvage l'oignon-loup à la couleur funèbre et la violette anémone, auxquels la même nuit de veillée Jean Costat s'était mis à rêver.
Ainsi tout y semblerait sans mystère et pourtant il y en a : d'abord à force qu'ils soient en nombre ces arbres tout pareils, quoique la terre appartienne à l'un ou à l'autre de Saint-Usage, chacun en ayant pour sa provision d'hiver, cela a fini par faire un grand bois presque sans fin traversé seulement de rares chemins difficiles où les voitures s'enfoncent si ce n'est pas un temps de sec ou de gelée ; et plus d'un cueilleur de fraises, s'il est allé seul, a pu tourner une journée comme dans une forêt enchantée.
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Et puis aussi, depuis cinquante ans, il y en a qui ont planté des pins et de vrais sapins à grandes branches jusqu'à terre qui sont chacun comme un vase de silence, et puis un léger vent a passé sur le bois et de chacun sort une grande plainte mélancolique et tous ensemble font un long souffle balancé qui arrive et s'arrête et revient, et il n'y a que la mer, pour ceux qui l'ont entendue, et ces sapins avec elle, à faire ce bruit-là...
Il y a surtout le « Bois à Aman » tout fait de ces sapins sombres, épais, silencieux, avec au milieu d'eux un chemin silencieux aussi -- on marche sur la mousse, on marche sur les vieilles aiguilles couchées -- qu'on ne respire déjà plus de crainte d'oppression à moitié du chemin et on voudrait bien être au bout ou retourner en courant sur ses pas. Aman est à la ville chez les Petites-sœurs, ses héritiers qui sont très loin ne viennent jamais voir le bois ; il reste là tout seul et de l'allée toute sombre on ne voit pas ce qu'il y a de chaque côté à partir du troisième sapin à droite ou à gauche, parce que tout a poussé en s'entremêlant sans que personne y ait jamais mis la main ou il y a si longtemps ! Enfin, alors que chaque arbre ailleurs éclate d'oiseaux, il n'y en a pas un seul à se risquer là, sauf peut-être la nuit l'homme-des-bois, ruais personne n'y est pour l'entendre, dans celui à Aman.
C'est le grand lieu mystérieux de toute la contrée, on n'y vient pas des autres pays et c'est même rare, rare, que ceux de Saint-Usage s'en viennent voir au creux.
Et les Berquins ? Jean y arrivait d'un pas vif, il était celui qui fuyait Bichat, la Bichatte, les fumeurs, les joueurs, les électeurs, la rose éclatante et commune. Qui fuyait aussi Madeleine, peut-être ? Non, celle-là il ne pouvait pas la fuir, et peut-être il ne le voulait pas, peut-être elle n'était pas gênante. Il arrivait dans le grand air frais jamais respiré en bas, même à travers les haies des jardins quand il y a de l'autre côté des fleurs ouvertes la nuit et au-dessus toutes les branches des pommiers et des pruniers ; l'air de bois, de feuille sauvage, de choses premières venues toutes seules de la terre, un air de puissance et de large amour, et pur. Oui, pur. Alors il pouvait y penser, ici, à Madeleine, emmener avec lui sa claire figure dans le soir clair, sa jupe modestement balancée au-dessus de l'herbe du chemin, à la corne du bois retournée vers le pays, vers sa maison qu'on voit presque face à l'entrée de ce Haut-Chemin et au bord de la route qui sous un peu de branches s'en va vers la Grangeonnée. Mais peut-être son regard irait au petit clocher sous son bonnet carré, à la fenêtre où le soir commence à trembloter une toute petite lumière et il faut bien la savoir là pour l'y voir ?... Elle regarderait tout ce qu'elle voudrait ; ce qu'il y avait de sûr, c'est qu'elle pourrait être là sans crainte avec lui.
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Et les Berquins ; c'était aussi sa maison pure. Celle où depuis la mort de son père il y avait toujours été seul, où il n'avait jamais amené personne, la petite ferme dans la friche et il y avait une allée de noisetiers qui continuait au-delà dans le bois, une ancienne grand'porte à piliers de briques et une cour avec les bâtiments autour : la maison, une vieille écurie, une grange, un hangar. Un grand merisier montait dans un coin de cette cour, un sureau cachait maintenant presque tout le hangar. Dans la cuisine, c'était presque le même mobilier qu'en bas, le lit en alcôve, la table, un placard pour la vaisselle, deux chaises et une grande cheminée avec tout le bois qu'il voulait dedans. Quand il se trouvait seul là, le soir, il regardait la lune, le ciel, les arbres, les vieux bâtiments et il se disait : « Ça pourrait être si joli », et il sentait aussi des fois que ce pourrait être la maison du bonheur, mais de quel bonheur ? On ne sait pas toujours même son rêve en soi.
Mais il avait deux lits pour autant dire, celui de l'alcôve avec sa paillasse ou plutôt fenasse -- il montait là-haut chaque an du foin d'un pré qu'il avait à la Grangeonnée -- et un autre de filet en forte corde et de sangles qu'il avait fabriqué, selon son industrie, et qui lui faisait usage de hamac pour les beaux jours entre deux arbres bien choisis dans le quartier de bois attenant à la ferme. C'était pour les belles nuits où la sauvagerie en lui ne voulait pas d'un toit, ni de murs, ni de portes, où son sommeil même avait besoin de l'odeur du bois.
Il mangea un morceau de la petite provision qu'il avait à la ferme, il but du cidre d'un petit tonneau caché, il avait aussi une assiette de cerises hâtives.
C'était sur le pas de sa porte. A cette heure, peut-être en bas Bichat vouait tout le pays au massacre et n'osait rien en faire paraître aux domestiques alignés de chaque côté de la table dont il tenait le haut bout et il mangeait à grandes bouchées exprès le pot-au-feu du dimanche soir ; ou bien il était tout blanc de trop forte joie et il allait jusqu'à payer le vin bouché après avoir envoyé sa femme chercher un paquet de biscuits chez Pertuisat l'épicier... Et il y avait bien aussi de bons compères qui plus par malice que goût de boire arrivaient le féliciter, l'obligeaient à remonter de sa cave encore une, deux autres bouteilles. Sûrement il ne recommencerait pas pareille débauche avant la noce de son garçon.
En bas encore on riait dans plus d'une maison, on se disputait dans d'autres, ou on geignait ou on disait des insignifiances. Les femmes étaient fatiguées de n'avoir presque rien fait à part les bêtes et le manger parce qu'elles s'étaient ennuyées, et elles disaient comme chaque dimanche soir :
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« J'aime mieux un jour de la semaine. » Les hommes aussi, lourds d'avoir trop bu, trop crié, trop fumé, trop joué aux cartes. Sévère et la vieille Périnette étaient couchés depuis longtemps, Rousset avait tout écouté de la journée sans dire un mot. Laurentiau avait peut-être un peu trop parlé, Amélie Grandier mettait au dos d'une chaise pour bien la brosser le lendemain sa robe des dimanches et lissait pour la nuit ses cheveux qui n'avaient pas été une seconde délissés. Puis Lucie, ses deux petits, et chacun et chacune, et chaque maison... Et Madeleine ? Mais Madeleine n'était pas en bas puisqu'elle était ici. Elle était sur les marches à côté de lui et ils étaient comme deux enfants sages qui ont grandi ensemble dans la même maison.
Il prit son hamac, ferma la porte et s'en alla dans son bois. La nuit était admirable, elle s'emplissait d'étoiles ; à terre ce n'était qu'un tapis à grosses masses de thym en boutons de fleurs et de coronille rose, celle qui fleurit avant la jaune ; il voyait encore leur violet sombre et leur violet clair. Il accrocha le hamac à des fayards qu'il connaissait, s'étendit dedans ; au-dessus de lui, un moment, entre les faîtes, un cercle de milliers d'étoiles se mit à se balancer ; des branches aussi, doucement, ondulèrent et puis tout redevint immobile et il n'entendit plus qu'un long bruit régulièrement mouvant là-bas, du côté du bois à Aman, et jusqu'à son sommeil de quart d'heure en quart d'heure un grand cris de courlis venu du côté des champs et qui s'en allait mourir au creux le plus creux du bois.
Il s'éveilla au tout petit matin parce qu'un merle au gosier frais était venu chanter tout à côte de lui, et tôt après ce fut dans l'herbe courte le bruit des petites pattes. Il se leva. L'air était d'un rose aussi frais que le chant, la nuit avait pleuré sa rosée d'amour ; en avançant, par une échappée, il vit que Saint-Usage en bas était encore dans la brume. Et peut-être, tout de même, des hommes y étaient déjà levés et tournaient autour de leurs chevaux dans les écuries. Pertuisat préparait sa voiture pour sa tournée d'épicier à Ville-au-Bois, la Chapelle-Lussay, Chanteloup, et des femmes se forçaient à sortir de leur sommeil parce que du temps gagné le matin c'est pour toute la journée. Ces gens qui avaient plaint la longueur du dimanche en se mettant hier soir au lit savaient bien pourtant que le train d'aujourd'hui n'allait pas être tout facile ; il n'y a pas grande place pour les paresseux dans ces pays de champs, et chacun trouve son ouvrage en se levant, qu'il a quitté en se couchant.
187:177
Mais mon Dieu, tout ce qui peut leur arriver ! -- c'était une drôle de pensée -- on se lève, et le malheur, la maladie, l'embarras arrive ce jour-là ; on est là dès le jour point à son ouvrage, et on ne sait pas seulement son sort du moment ; il y a pourtant des braves gens parmi ; il y a des mauvais, des avares. des braillards et plus d'un sot ; il y a des orgueilleux et des têtus comme des ânes ; et des bavardes ; hier je m'en suis ensauvé et je l'ai fait plus d'une fois, mais je sais ce matin qu'il y a du bon monde et des gens même à gros défaut qui -- je ne dis pas ça pour Bichat -- font du monde courageux, ou donnant, ou complaisant. Il y en a qui ont mené honnêtement leur vie, et avec du cœur, et qui ont eu bien de la misère. Et, oui, ce qui peut leur arriver ! Les autres hommes, on devrait peut-être les aimer davantage à cause de ce qui peut leur arriver ; ils n'ont rien pour y parer.
Mais rien vraiment ? Voilà qu'une idée tournait, tournait autour de lui, abattue soudain de haut comme un oiseau du faîte d'un arbre, mais sans se poser, sans se laisser prendre. Il n'avait que son cœur ouvert ce matin, vers ce monde d'en bas, son esprit ne devinait rien.
Il tourna le dos à la vallée, se renfonça dans le bois, vit tout ce qu'on y voyait ; un loir roux dormait, la queue bourrue collée à une branche de noisetier, un peu au-dessus de son nid, -- le garçon le connaissait bien, ses petits commençaient à crier, -- loin une tourterelle fit sa plainte ; près, une corneille dénicha et puis ce fut un ramier sorti de son nid si plat qu'on croirait une risée ; un bruit dans les branches hautes d'un fayard, d'un autre. d'un autre encore, une envolée rousse en l'air, c'est un écureuil qui à six pieds passe au-dessus de lui, la queue éployée ; il a peur de l'homme, trop de gamins les jeudis et les dimanches grimpent et le chassent à coups de pierres. Comme une grande chose qui vous dédaigne, un arbre se tient tout à fait tranquille, dans un autre toutes les branches sont remuées comme un appel.
Jean des Berquins était dans son monde : ce petit genévrier là-bas sur un bout de friche ! Il les aime, il aime leur petit air grave et cérémonieux, il y en a qui vont en procession comme des religieuses. Il s'en allait à travers son monde familier, le pas léger, la tête fraîche, l'aurore restée dans son cœur ; ce pas de conquête, ce pas de curiosité, ce pas d'amour ce matin. Pourquoi en se levant s'était-il mis à aimer presque tout le monde, lui qui n'aimait pas grand monde hier encore -- et dans son cœur cela continuait -- ce n'était rien encore ceux qui pouvaient travailler, mais ceux qui ne peuvent plus, des vieux, des si vieux même pas gâtés de temps en temps comme Sévère et Périnette ;
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ceux qui ont tant fait et ils n'ont plus grand'chose, et ils voudraient bien être encore au temps où ils travaillaient et ils disent : « C'est court une vie... » en hochant la tête, alors on rit d'eux un peu parce que personne ne se figure comme ils ont été et qu'ils n'ont plus bien leur tête.
Et les jeunes sans santé. Et les femmes qui ont de la peine à gagner leur vie toutes seules, leur demi-livre de pain pour la journée et ce qu'il faut avec, leur lait, et l'entretien, et les contributions.
Jean regarda ses bras ; l'idée revenait : de l'argent, lui, il en gagnait tant qu'il voulait, sans compter la bonne réserve placée ; et tout à l'heure il n'aurait qu'à vouloir descendre louer à un autre ses deux bras, ses deux jambes, son corps solide et son esprit avisé, il serait reçu comme s'ils arrivaient quatre pour le même prix ; Bichat n'y regardait pas avec lui, il gagnait encore à l'avoir. Oui, il aurait bien trop pour lui, de quoi rendre une femme tranquille sur son pain.
Il s'arrêta. Il s'arrêta parce que tout à coup il avait toute sa force en lui et qu'il se sentait capable s'il le fallait de descendre le bois dans la vallée, cogner les deux Mottes, en porter une sur son dos, il ne savait pas quoi encore, des choses imbéciles. C'était sans sens, mais il sentait trop sa force ; il se dit : « C'est comme quand le père avait trop bu de la tisane de thym » et il imaginait comme le gamin des Berquins avait dû sauter, comme il avait été moitié fou sur la friche, comme il avait dû vouloir arracher les baliveaux. Mais celui d'aujourd'hui se reconnaissait assez sans tant imaginer ; sa force, il en avait trop aussi pour lui tout seul ; c'était elle qui l'avait fait partir dans les temps pour défier tout un Saint-Usage de garçons...
Pourtant aujourd'hui, non, ce n'était plus même désir ; et ce n'était pas le sang devenu plus lourd, il n'avait qu'à se sentir bondissant et prêt à vivre tout fougueux ; c'était cette autre chose en lui déjà sentie ; et il n'était plus si heureux qu'au temps d'insouciance et d'extravagance puisqu'il avait sa misère qui le regardait si souvent, mais le fond du cœur pourtant était bien plus tranquille et sa force à cette heure se mettait dans ce contentement-là, y cherchait sa dépense.
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.. Le merle chanta encore, la tourterelle. Il y avait aussi un rossignol qui avait dormi trop tôt la nuit et voulait reprendre tout son compte au matin. A nouveau, le garçon remis en chemin s'arrêta. Ce rossignol, ce pauvre petit oiseau gris qui s'enflait, se désenflait presque au bout d'une branche, que c'était beau, que cela gonflait, dégonflait le cœur. Il ne l'avait jamais écouté ce petit, comme ce matin ; peut-être parce que les soirs il était las, parce que la lune était trop tranquille, parce qu'il aimait mieux dormir que d'écouter et de penser encore. Il s'arrêta et se laissa couler dans l'herbe au pied du chêne ; une fleur de lin pâle, une basse coronille y menaient leur petite vie, il y avait aussi des crissements dans les vieilles feuilles, une sauterelle grise et bleue, toute petite, sauta sur sa main ; un houx tout noir en arrière semblait cacher un secret. Le rossignol chantait ce matin comme d'autres le soir. Tu... tu... tu... tu... et puis la plus ardente et claire musique roulait dans son petit gosier, les autres oiseaux s'étaient tus ou en allés plus loin, on n'entendait rien que lui, et il chantait comme la terre tourne, comme la feuille vient aux arbres et l'amour dans le cœur des hommes.
L'amour... Mais alors pourquoi si souvent la bêtise et la méchanceté, pourquoi les fautes, les sottises, le temps passé qu'on regrette après ?
(*A suivre*.)
Claude Franchet.
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### La méchanceté de J. F. Six
par Louis Salleron
APRÈS «* La véritable enfance de Thérèse de Lisieux *», Jean-François Six nous donne « *Thérèse de Lisieux au Carmel *», Éd. du Seuil).
L'introduction nous informe du jugement que le P. Labourdette a porté, dans la *Revue thomiste* (n° 2, 1972), sur son premier livre : « *Il nous paraît profondément vrai et on appréciera l'effort pour y voir clair et le courage -- si* « *thérésien *» *-- d'aller jusqu'au bout de sa pensée et de tout dire. Quelles que soient les réponses qu'on ne manquera pas de lui faire -- Dieu veuille que ce ne soit pas seulement des répliques ! -- on peut dire d'ores et déjà qu'il a ouvert dans l'hagiographie conventionnelle de Thérèse de l'Enfant-Jésus une brèche qu'on ne fermera plus. *»
Je suis toujours frappé de ce que l'esprit de « copinage » arrive à faire écrire, dans tous les milieux mais particulièrement dans le milieu ecclésiastique. J'ignore si le P. Labourdette connaît personnellement J. F. Six, mais dès l'instant qu'il a lu son livre, il a compris que tout ce qu'il contient d'absurde, de faux et de diffamatoire ne pouvait manquer d'être relevé par les esprits libres ; alors il vole immédiatement au secours de l'absurdité, de l'erreur (ou du mensonge) et de la diffamation, afin de bien montrer de quel côté il se situe quand il est question de l'intelligence, de la vérité et de l'honnêteté. Quelle étrange conception de l'hagiographie !
Le P. Labourdette émet le vœu que ce premier livre, « *scandale pour les uns, libération pour les autres *»*,* « *devienne libération pour ceux qu'il aura d'abord scandalisés *»*.* Devons-nous comprendre que le P. Labourdette souhaite que ceux que le ivre de J.-F. Six aura d'abord scandalisés finissent par se rallier à ce qu'il a d'absurde, de faux et de diffamatoire ? Ou bien que veut-il dire ?
191:177
J. F. Six nous rassure : « *Ce deuxième livre ne scandalisera pas comme le précédent. *» Puis, tout de suite, il se reprend : « *Du moins pas d'emblée. Mais, en un second temps, peut-être provoquera-t-il une opposition, déclarée ou feutrée, plus forte que le premier. Pourquoi ? Parce qu'il met en cause, d'une certaine manière, le Carmel de Lisieux, du vivant de Thérèse et après sa mort. On a voulu canoniser les parents de Thérèse et leur spiritualité ; or il y a un monde entre la spiritualité de M. et Mme Martin -- et d'un certain christianisme de cette époque à laquelle ils participaient --, il y a un monde entre cela et la spiritualité de Thérèse de Lisieux. Et il y a un monde entre la famille spirituelle de Thérèse -- les carmélites de France et la spiritualité du Carmel de Lisieux --, il y a un monde entre cela et la spiritualité de Thérèse de Lisieux. Certains se sont indignés en disant que* la Véritable Enfance... *profanait la mère de Thérèse Martin, et, sacrilège, donnait presque plus d'importance à la nourrice qu'à la mère. On s'indignera peut-être plus encore en disant que ce second livre profane la seconde* « *mère *» *de Thérèse de Lisieux, mère Agnès. Mais les textes sont les textes. *» (pp. 9, 10.)
Notons l'équivoque qu'introduit J. F. Six : « *On a voulu canoniser les parents de Thérèse et leur spiritualité... *». S'il s'agit de canonisation, au sens précis du mot, ce sont des personnes que l'Église canonise, pas des spiritualités. Le fait que des saints soient canonisés implique sans doute que leur spiritualité ne va pas à l'encontre du christianisme, mais c'est tout. On pourrait en dire autant de la théologie ; et si Thomas d'Aquin est canonisé, c'est parce qu'il est un saint et non pas parce que sa théologie est celle que l'Église propose comme la meilleure. Bonaventure aussi a été canonise.
En ce qui concerne l'opposition qui existerait entre la spiritualité de Thérèse de Lisieux et celle de ses parents, on ne voit pas très bien de qui il peut s'agir. Quand Thérèse est chez ses parents, c'est une enfant. Dans la mesure où l'on pourrait alors parler de sa spiritualité, elle se confondrait avec sa sainteté naissante, à laquelle le moins qu'on puisse dire est que la spiritualité de ses parents ne fait en rien obstacle. Quand ensuite elle entre au Carmel, sa vie religieuse ne peut être comparée à la vie familiale ; la comparaison ne peut porter qu'entre sa spiritualité personnelle et celle du Carmel. J. F. Six fait cette comparaison et, là, il est fondé à la faire, même s'il la fait d'une manière discutable.
\*\*\*
192:177
Ce second livre est-il, finalement, plus ou moins, scandaleux que le premier ?
Il l'est moins. J.-F. Six est beaucoup plus prudent et mesuré que dans le premier. Est-ce parce qu'après les critiques lues sur *La Véritable Enfance* il a fait oraison ? On veut l'espérer. Est-ce parce qu'il s'est dit qu'il se coulerait définitivement s'il continuait sur le registre précédent ? Ce n'est pas impossible. Peut-être même a-t-il confié son manuscrit à quelque censeur ami qui en aura retranché les pointes les plus dangereuses. Toujours est-il qu'on peut lire *Thérèse de Lisieux au Carmel* sans sauter au plafond à toutes les lignes. L'impression qu'on a de lire un livre à peu près normal -- quoique méchant, comme nous allons voir -- provient essentiellement de ce qu'il a mis au rancart (du moins pour l'essentiel) la psychanalyse, source de toutes les insanités qu'on cueille à brassées dans *La Véritable Enfance.*
A ce sujet, il faut noter un curieux petit fait. Dans *La Véritable Enfance,* J.-F. Six, parlant de la « pulsion de mort » qu'on trouve chez Mme Martin, écrit en note, page 29 : « *Je remercie ici mon ami psychiatre Denis Vasse* (...) *qui, à la lecture du manuscrit, me l'a fait apercevoir nettement. *» Après la première édition, cette note a, paraît-il, disparu. Elle a été remplacée par celle-ci : « *L'auteur n'est aucunement psychanalyste et ne parlera pas, dans les pages qui suivent, en technicien de cette science. Et il ne peut suggérer qu'une interprétation. *» Je n'ai pas vérifié, mais j'ai toute confiance dans le lecteur qui m'a donné cette information. Il serait curieux de connaître les raisons qui ont poussé J.-F. Six à supprimer le nom de son ami le psychiatre. On peut conjecturer que celui-ci a craint qu'on lui impute toutes les divagations psychanalytiques de l'ouvrage et qu'il n'a pas tenu à endosser ce redoutable honneur. Mais pourquoi J.-F. Six, s'il ne devait à Denis Vasse qu'une observation (très contestable) sur la « pulsion de mort » s'est-il lancé à corps perdu dans la psychanalyse où il n'entend rien ou pas grand-chose ?
Quoi qu'il en soit, délivré de la psychanalyse, le nouveau livre de J.-F. Six est recevable. Il n'est plus qu'une thèse sur l'écart -- « un monde » -- qu'il y a entre la spiritualité de Thérèse de Lisieux et celle dans laquelle elle baignait au Carmel. A première vue, la thèse (qui n'est pas nouvelle) paraît exacte. A y regarder de près, elle prête le flanc à de nombreuses critiques.
Ce genre de questions est très difficile à étudier, parce que tout y est mêlé et qu'il faut procéder à des distinctions infinies pour arriver à établir à peu près la vérité. Je ne vais pas me lancer dans cette analyse.
193:177
On admettra sans difficulté que sainte Thérèse de l'Enfant Jésus a innové en matière de spiritualité par sa « petite doctrine », qui est celle d'une confiance illimitée dans l'Amour miséricordieux. Mais y a-t-il « un monde » entre cette spiritualité et celle de la « famille spirituelle de Thérèse -- les carmélites de France au XIX^e^ siècle et la spiritualité du Carmel de Lisieux » ? Pour J.-F. Six, la spiritualité carmélitaine du XIX^e^ siècle est celle de la souffrance et de la pénitence. Les meilleures carmélites sont celles qui s'offrent en victimes pour satisfaire à la justice divine, en réparation des péchés du monde. Il cite là-dessus quelques textes qu'il illustre par les figures de trois carmélites notables : Mère Raphaël de Jésus (née en 1829), Mère Élisabeth de la Croix (1832-1896) et Mère Thérèse de Jésus (morte à 33 ans en 1871), trois ascètes dont la seconde poussait les mortifications à l'excentricité, voire au « maboulisme ».
Tout cela est peu convaincant.
Il y a toujours eu, à toutes les époques, dans tous les ordres religieux et dans tous les milieux, des ascètes extravagants. L'extravagance est à distinguer de la rigueur et les cas particuliers à distinguer de la règle de vie d'un milieu. La spiritualité des carmels féminins se signale-t-elle en France, au XIX^e^ siècle, par l'extravagance ? ou par une rigueur excessive ? ou par un climat caractérisé de dolorisme ou de masochisme ? Nous ne connaissons pas suffisamment la question pour en trancher et ce ne sont pas les vagues indications que donne à ce sujet J. F. Six qui permettent de se prononcer. L'impression -- ce n'est qu'une impression -- qu'on a, c'est que le Carmel féminin, du XVI^e^ siècle à nos jours, a « tenu » d'une manière extraordinaire, grâce notamment à une ascèse, certes objectivement très dure, mais suffisamment équilibrée pour lui avoir évité les deux dangers mortels du relâchement et de l'intolérable ([^25]).
Le Carmel de Lisieux faisait-il exception à ce sujet ? On ne voit vraiment pas en quoi. Si, à la manière de J. F. Six, on voulait forcer la note, il ne serait pas difficile de plaider le contraire. A travers les manuscrits de Thérèse de Lisieux et à travers tous les documents qu'on publie pour nous la faire connaître, on pourrait soutenir que les carmélites mènent une vie bien agréable. Il n'est question que de visites au parloir, de correspondance *intra* et *extra muros,* de petits cadeaux reçus à tous propos.
194:177
La mère Gonzague a un chat qui a l'air de l'occuper beaucoup et d'occuper également toute la communauté. On se photographie. On dessine. On peint. On joue des pièces. Thérèse elle-même n'a-t-elle pas l'air de passer son temps à faire des vers et à écrire les pièces quelle va jouer avec ses sœurs ? Etc. On peut faire dire ce qu'on veut à de petits faits qu'on isole.
Faudrait-il opposer un état d'esprit à une réalité vécue ? Mais comment pourraient-ils s'opposer durablement dans une communauté religieuse ? J.-F. Six nous dit que la mère Agnès (Pauline) et ses commentateurs « *ont présenté le regard de Thérèse envers la Sainte Face comme un regard sur le Serviteur souffrant et comme une doctrine de rédemption par le sang *», mais que « *Thérèse s'est élevée de toutes ses forces contre cette spiritualité *» (p. 90). « *On ne cessera pourtant de lui présenter un Dieu qui veut des victimes, un Jésus, Serviteur souffrant qui se trouve sous la colère de Dieu, une spiritualité du sacrifice qui est opposée, en son fond, à tout bonheur réel de l'homme. *» (Id.) Faut-il citer la suite ?
« *Quelques minutes avant sa mort, voici le dialogue qui s'engage entre mère Marie de Gonzague et Thérèse :* « *Ma Mère, n'est-ce pas encore l'agonie ?... Ne vais-je pas mourir ?... -- Oui, ma pauvre petite, c'est l'agonie, mais le bon Dieu veut peut-être la prolonger de quelques heures. *»
« *On lui présente, on nous présente, un Dieu qui voulait prolonger les souffrances d'une innocente enfant qui l'aimait. Bien sûr, on comprend que le goût de l'échec et du malheur, goût qui est une pente naturelle de l'homme, ait conduit mère Agnès et ses porte-parole à exalter les souffrances et la mort d'une jeune fille de vingt-quatre ans. Et une certaine spiritualité y trouve aussitôt son compte. *» (Id.)
On voit le procédé de J.-F. Six. Il confond, presque inconsciemment semble-t-il, la souffrance acceptée comme expression de la volonté divine et la souffrance acceptée, voire désirée pour elle-même et dans un esprit plus ou moins masochiste. C'est pourquoi il dénonce une « *spiritualité du sacrifice qui est opposée, en son fond, à tout bonheur réel de l'homme *». Cette dernière phrase est caractéristique. On se demande quelle idée J.-F. Six se fait de l'homme, et de Thérèse et du christianisme, et du Christ. Or il ne s'agit pas là d'une expression malheureuse, isolée dans le livre mais au contraire d'un thème fondamental et permanent de sa démonstration.
195:177
Redisons-le : ce qui est vrai, c'est que Thérèse a privilégié presque jusqu'à l'exclusivité la notion d'Amour miséricordieux sur celle de Justice divine. C'est là la nouveauté de son message, mais il n'est nouveau que par cet *accent* de quasi-exclusivité, d'où elle tire sa « petite doctrine » de la confiance illimitée en cet Amour -- une doctrine qui porterait à penser que l'aspect théologique du message thérésien prime son aspect de spiritualité. Mais en tout état de cause comment pourrait-on nier chez elle une spiritualité de la souffrance et du sacrifice quand on pense à sa vie, quand on pense à sa dévotion à la Sainte Face (malgré les interprétations sophistiquées qu'en donne Six), quand on pense enfin à son « acte d'offrande à l'Amour miséricordieux », où elle s'offre en « victime d'holocauste » ? Qu'il y ait une différence remarquable entre le fait de s'offrir en victime à la Justice de Dieu et s'offrir en victime à son Amour miséricordieux, nul ne le contestera ; mais comment imaginer qu'on puisse s'offrir en victime en refusant la souffrance et le sacrifice ? La spiritualité de Thérèse de Lisieux est, sans conteste possible (ou, si l'on veut raffiner, est *aussi*), une spiritualité de la souffrance et du sacrifice. Seul l'éclairage est nouveau, ou plus vif (l'amour n'est-il pas inhérent à toute sainteté ?).
#### Qu'est-ce que la méchanceté ?
Nous n'insisterons pas sur l'opposition continuelle que fait J.-F. Six entre la spiritualité de Thérèse de Lisieux et celle du Carmel de Lisieux (ou du Carmel du XIX^e^ siècle). Nous voulions seulement la mentionner, puisqu'elle constitue sa thèse -- thèse qui n'est peut-être pas scandaleuse, mais qui est fausse, de la manière qu'il la présente, c'est-à-dire en déformant grossièrement, tant la spiritualité de Thérèse que celle du Carmel. Mgr Combes, qu'il cite souvent, -- comme s'il était son continuateur -- avait dit très justement : « ...*sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus refuse de dissocier ascèse et mystique, comme si l'une pouvait aller sans l'autre* (...)*. Loin de se préparer, de se succéder ou de s'exclure, ascèse et mystique s'exigent et s'incluent mutuellement dans l'ordre surnaturel *» ([^26]).
Ce qui nous intéresse, ce n'est pas la thèse de J.-F. Six, ce sont les raisons de cette thèse. En refermant son second livre, c'est à lui que nous pensions, non à sainte Thérèse.
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Nous nous demandions : « *Mais qu'est-ce qu'il a ? *» On ne peut, en effet, s'empêcher de trouver bizarre qu'un « hagiographe » déforme avec tant de constance la signification des faits et l'intention des personnes.
Une épithète nous est alors venue à l'esprit : il est *méchant.*
On dira que ce n'est peut-être pas très gentil de taxer quelqu'un de méchanceté. Nous répondrons d'abord qu'il s'agit de trouver le vrai et non pas d'être gentil. En second lieu, nous répondrons qu'à la manière dont J.-F. Six traite les autres, vivants ou morts, on aurait tort de prendre des gants pour parler de lui. Nous répondrons enfin qu'en fait c'est plutôt une gentillesse de le considérer comme méchant, car sa méchanceté est, à nos yeux, son excuse.
Le mot « méchant » a beaucoup de sens, qui s'ordonnent autour des deux suivants : « qui tombe mal » et « qui cherche à faire du mal ».
« Méchant » (mes-chéant) est le participe présent de « méchoir ». Est donc méchant, d'abord, ce qui tombe mal, ce qui est mal venu. Chacun sait bien la différence qu'il y a entre un méchant livre et un livre méchant.
Le premier sens s'applique plutôt aux choses, et le second aux personnes (les choses étant dépourvues de conscience et d'intention). Mais le premier s'applique aussi aux personnes pour les qualifier dans leur nature ou dans tel ou tel de leur aspect. Comme pour un livre, on peut parler d'un méchant écrivain, qui est autre chose qu'un écrivain méchant.
Le mot « méchant », au second sens, s'emploie normalement après le substantif. Au premier sens, il s'emploie normalement avant.
Cependant, dans la notion de méchanceté subsiste toujours une certaine idée de déséquilibre, de manque d'harmonie intérieure -- résultat de la « chute ».
Quand nous parlons d'un chien méchant ou d'un cheval méchant, c'est par anthropomorphisme. Nous prêtons une intention au chien ou au cheval ; mais nous savons bien qu'il n'en a pas. Simplement, sa physiologie est perturbée en quelque manière, à moins qu'il ne soit naturellement « asocial ». Il est « mal venu », mal tombé sur la terre.
Or de même que nous prêtons à l'animal des qualités humaines, de même nous pouvons considérer que cet animal qui s'appelle l'homme a une physiologie qui peut le faire méchant sans qu'au départ il y soit pour rien. Quand nous disons à quelqu'un : « Méfiez-vous d'un tel : il est méchant », nous le mettons en garde comme contre un chien qui mord ou un cheval qui rue.
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On le voit très bien chez les enfants, qui sont de petits animaux avant d'être de petits hommes. Il y a des enfants méchants comme il y en a de gentils Question de glandes, ou de chromosomes. Mais, bien sûr, ce n'est qu'une donnée du tempérament, qui se corrige (totalement ou partiellement). Le mot « méchant » vient d'ailleurs spontanément à la mère de famille qui, voyant son rejeton faire des bêtises, lui dit : « Méchant gamin ! Vas-tu finir ? » ; et elle s'appliquera vigoureusement à remettre sur le chemin de l'ordre une nature vicieuse (même ambivalence du mot un cheval vicieux, un homme vicieux).
Donc, la méchanceté est, originairement, une question de tempérament. Tout le monde d'ailleurs est plus ou moins méchant. Mais il y a des degrés dans la méchanceté et le mot n'apparaît qu'à un certain degré. De même, il y a mille natures de méchanceté, car on peut être « mal tombé » d'un côté ou d'un autre.
Si la méchanceté apparaît comme le contraire de la bonté, de la bienveillance, de la gentillesse, elle n'exclut nullement son contraire chez la même personne. Elle n'est, en effet, qu'un certain caractère de dis-harmonie et n'affecte pas la totalité de la personnalité. Chez les enfants, c'est très net. Un enfant méchant, c'est-à-dire qui a des accès et des aspects de méchanceté, peut se montrer sous ses bons côtés à maints moments. Si bien des mères sont pleines de tendresse pour leurs « méchants enfants » (qui sont aussi des « enfants méchants ») c'est que la méchanceté de ceux-ci a ses limites et est souvent compensée par des mouvements d'affection que n'ont pas des enfants mieux « tombés », c'est-à-dire plus équilibrés et plus pacifiques.
Ce qui nous amène à nous poser la question : d'où vient la méchanceté ? La question peut s'entendre en divers sens. Laissant de côté la physiologie, nous nous en tiendrons au niveau des liaisons psychologiques pour constater qu'une méchanceté normale (si l'on peut dire) provient presque toujours, soit d'une vie malheureuse (cause extérieure), soit d'un tempérament malheureux (cause intérieure). (La réciproque n'est nullement nécessaire.) Un tempérament peut être malheureux de bien des façons, mais celui auquel est liée la méchanceté nous semble être généralement un tempérament égocentrique, possessif, jaloux.
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Chez les enfants, c'est très net. Un enfant qui casse les objets, persécute les animaux ou s'en prend aux autres enfants est presque toujours, quand il n'est pas lui-même battu ou plongé dans un milieu de lutte pour la vie, un enfant qui cherche à attirer l'attention sur lui en se croyant délaissé ou moins aimé que d'autres. C'est un « privé d'amour » imaginaire. Il est « mal tombé », dans sa famille, dans son école, ou ailleurs. Méchanceté et malchance sont les mêmes mots.
Adulte, le méchant (normal) présente les mêmes traits, mais avec tous les développements et toutes les complications qu'y peut apporter l'âge mûr.
Toujours est-il que je vois J.-F. Six comme un adulte méchant. Je l'avais entraperçu à la lecture de son premier livre. Dans l'article que je lui avais consacré j'écrivais « *J.-F. Six est comme un amoureux possessif et jaloux qui, fasciné par Thérèse, la disputerait à tous et d'abord à sa mère pour prendre la place de celle-ci *» ([^27]). Mais dans le second livre, c'est bien plus visible. Dans le premier livre, en effet, la méchanceté était en partie recouverte par la sottise massive des explications psychanalytiques. Ici, au contraire, les contresens énormes sur les personnes étant écartés, la méchanceté apparaît toute nue. Oh ! une méchanceté pas bien méchante, mais bébête, qui se retourne contre lui sans toucher les personnes qu'elle vise, et qui a l'inconvénient (ou l'avantage) de nous faire saisir ce manque de compréhension qui est le sien pour toutes les situations et tous les personnages qu'il soumet à son examen. Sainte Thérèse elle-même semble lui échapper. Il l'avoue, d'ailleurs, et c'est sans doute la phrase la plus sympathique qu'il ait écrite : « *Si certains critiquent ce livre, comme le premier en disant que l'auteur n'a rien compris de Thérèse, l'auteur en conviendra : après toutes ces, recherches, le mystère lui paraît plus profond que jamais. *» (pp. 16-17.) Nous ne dirons pas, quant à nous, qu'il n'a rien compris de Thérèse. On comprend toujours quelque chose de quelqu'un. Mais on ne comprend pas tout. Le mystère est en chaque personne, et d'autant plus grand que la personne est plus chargée d' « être ». Ce qu'on peut dire, c'est que J.-F. Six se prive d'une meilleure compréhension de Thérèse à mesure qu'il la prive de tous les liens familiaux et sociaux qu'elle a confessés et aimés.
J.-F. Six n'aime pas, pour commencer, les personnes qui ont aimé Thérèse et qu'elle a aimées. Mais il étend son hostilité -- sa hargne -- à beaucoup d'autres.
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Parmi les vivants, sa tête de turc est le P. Guy Gaucher qui détaille « de façon morbide et romantique les moindres souffrances physiques de Thérèse » (p. 90) et « nous plonge dans une spiritualité de la souffrance en tant que telle » (p. 307). Le livre du P. Gaucher, *la Passion de Sainte Thérèse,* étant consacré aux trois mois de la longue agonie, on voit mal comment il eût pu éviter de parler de ses souffrances. Il l'a fait avec une parfaite mesure. Mais c'est encore trop. On n'a pas le droit de prononcer le mot « souffrance » si l'on parle de Thérèse et de sa spiritualité.
Parmi les morts, J.-F. Six en veut aux médecins du Carmel qui ont mal soigné Thérèse. Admettons qu'ils aient été ignares (nous sommes incapables d'en juger), l'historien ne peut que les condamner pour leur incapacité. Mais J.-F. Six, nous racontant que le docteur de Cormière, après avoir lu la poésie de Thérèse *Vivre d'amour,* déclara à Mère Marie de Gonzague : « *Je ne vous la guérirai jamais, c'est une âme qui n'est pas faite pour la terre *», assortit cette déclaration de la note suivante : « *Curieuse démission pour un médecin. Curieuse spiritualité pour un chrétien *» (p. 322). Cette petite phrase est caractéristique de la méchanceté de J.-F. Six. Pas bien méchante, dira-t-on. Bien sûr, mais méchante justement au sens que nous avons expliqué : bébête, hargneuse, trépignante. Le docteur de Cormière avait lu les vers de Thérèse :
*Dard enflammé, consomme-moi sans trêve*
*Blesse mon cœur en ce triste séjour,*
*Divin Jésus, réalise mon rêve*
*Mourir d'amour.*
On peut estimer qu'il avait mieux compris Thérèse que J.-F. Six.
Mais, nous l'avons dit, c'est à l'égard des personnes qui ont aimé Thérèse et qu'elle a aimées que J.-F. Six réserve le meilleur de son agressivité. Nous ne pouvons les passer toutes en revue. Au premier rang d'entre elles figure la mère Agnès, c'est-à-dire Pauline.
Mère Agnès (Pauline) occupe, dans ce livre, la place que Zélie Guérin (leur mère) occupe dans le premier. Simplement, J.-F. Six n'a plus recours à la psychanalyse pour l'accabler, il se contente de l'analyse. Sa thèse, nous la connaissons. « ...Mère Agnès n'a pas compris le fond de la sainteté de Thérèse et le cœur de sa vie spirituelle » (pp. 13-14). Comme toute thèse, celle-ci peut se défendre. Nous avons dit la part de vérité qu'on peut lui reconnaître. Personne ne peut comprendre personne. Les saints sont particulièrement incompréhensibles, fût-ce à leurs familiers et peut-être d'abord à ceux-ci. Mais pour J.-F. Six, il s'agit de disputer Thérèse, carmélite, à sa sœur, comme il s'est agi de la disputer, enfant, à sa mère. Simple méchanceté de possessivité. Thérèse appartient à J.-F. Six, et à lui seul qui, seul, l'a comprise (n'en étant pas bien sûr d'ailleurs, comme il le confesse).
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On ne peut suivre, page par page, l'exercice de la méchanceté de J.-F. Six à l'égard de Mère Agnès. Il ne perd pas une occasion de lui lancer quelque flèche. Mais c'est à travers les *Derniers Entretiens* qu'il la poursuit particulièrement de sa hargne.
On sait que de juin 1897 à sa mort, le 30 septembre, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus ne quitte plus son lit de douleur. Elle ne peut plus écrire. Mère Agnès qui, si elle ne la comprend pas (selon J.-F. Six), comprend du moins qu'elle est une sainte, note alors toutes ses paroles. Elle ne s'en cache pas. Thérèse laisse faire car, pour elle, à ce moment plus que jamais, vivre c'est le Christ et elle est totalement étrangère à elle-même. Elle vit en quelque sorte l'Incarnation, pleinement elle-même dans sa nature humaine et déjà « divinisée » par sa conformité au Christ.
Mère Agnès n'a pas de magnétophone. Elle enregistre les mots de Thérèse sur-le-champ ou tout de suite après être sortie de sa chambre, et on peut être certain de sa fidélité à la parole de sa sœur. Mais bien évidemment les mots qu'elle rapporte peuvent ne pas être toujours littéralement ceux qu'a prononcés Thérèse. La mémoire a ses limites, et bien peu de personnes seraient capables de répéter immédiatement, sans aucune erreur, deux ou trois phrases qu'elles viennent d'entendre. L'important, c'est de ne pas faire dire à celui qu'on a entendu ce qu'on veut qu'il ait dit parce qu'on veut utiliser son témoignage. Mais quand il s'agit de quelques mots ou de phrases très courtes, les chances d'erreur sont minimes si l'on a pour but de les recueillir aussi exactement que possible. S'il s'agit de phrases plus longues ou d'un entretien, l'erreur de transcription est proportionnelle à la faiblesse de la mémoire ou à celle de l'intelligence, quand la loyauté n'est pas contestable. La plupart des phrases rapportées dans les *Derniers Entretiens* sont très courtes. On sent l'enregistrement direct et immédiat. Pour les passages plus longs on a le droit, évidemment, de rechercher ce qui peut être la part de style ou de vocabulaire du transcripteur. Dans les évangiles, Marc, Matthieu, Luc et Jean ont leur personnalité propre, et les *ipsissima verba* du Christ peuvent être indéfiniment contestés. Mais s'il est évident que, pour connaître la vérité, il faut s'assurer de posséder les faits ou les textes aussi exactement que possible, on ne saurait oublier d'autre part qu'un fait isolé est dépourvu de signification. Il n'en a que dans sa relation à d'autres faits. Le fait-mot, le fait-phrase, le fait-texte n'échappe pas à cette loi qui, même, s'applique particulièrement à lui, car la lettre tue et l'esprit vivifie.
201:177
Aujourd'hui où nous baignons dans le scientisme et la phénoménologie, on se figure tenir la Vérité avec un fait ou un mot. On ne tient rien du tout, que l'erreur, si on ne peut situer le fait ou le mot dans son contexte -- contexte, d'abord, des autres faits et des autres mots, contexte spirituel ensuite et surtout, qui déborde le contexte matériel car il est d'une autre nature. De toute manière on est dans l'interprétation, où c'est l'intelligence, dans toute l'extension du mot, qui est reine.
J.-F. Six a donc le droit d'avoir son interprétation spirituelle de Thérèse de Lisieux, mais pour l'imposer aux autres il faut qu'il en établisse la valeur. Or elle ne résiste pas à l'examen, du moins quant à l'opposition *radicale* qu'il prétend établir entre Thérèse et ses sœurs (de sang ou de religion).
Quand, à propos des *Derniers Entretiens,* il écrit qu' «* ils sont utiles mais dans une perspective précise : ils nous montrent admirablement mère Agnès. Ils nous disent ce qu'elle a compris -- et donc ce qu'elle n'a pas compris -- de Thérèse *», c'est mettre en doute la valeur des propos qu'elle rapporte. Or rien n'autorise cette suspicion. Mère Agnès ne voulait, bien évidemment, que noter aussi exactement que possible les paroles de Thérèse. Si elle a pu les modifier légèrement ici ou là, ce ne peut être que par défaut de mémoire, mais non pas pour intégrer la spiritualité de Thérèse à la sienne propre, différente ou même contraire selon la thèse de J.-F. Six. Quand, pour opposer les *Derniers Entretiens* aux *Manuscrits autobiographiques,* il évoque les évangiles apocryphes par rapport aux quatre évangiles (p. 15), cette comparaison ne tient pas. S'il était logique, il devrait opposer les quatre évangiles aux manuscrits de Jésus. Malheureusement celui-ci n'a pas écrit.
Faut-il citer quelques exemples de l'agressivité de J.-F. Six à l'égard de Mère Agnès ? Il parle de sa « *jalousie *» envers celles « *qui ont pu avoir une influence sur la petite sœur qu'elle voulait accaparer *» (p. 118). Il montre le clan familial dont elle est le centre au carmel : « *Ce sont vraiment tous des êtres quotidiens, tous ces êtres de la famille Martin... *» (p. 178). Il ne comprend rien lui-même à la diplomatie de Mère Agnès quand celle-ci demande à Mère Marie de Gonzague (prieure) d'inviter Thérèse à continuer ses cahiers. Pour lui, Mère Agnès a lu le récit de l'enfance de Thérèse « *sans voir que celui-ci contenait déjà le message de Thérèse *» (p, 182).
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Peut-être, en effet, ne l'a-t-elle pas vu pleinement. Mais si elle désire que Thérèse s'exprime plus complètement, c'est sans doute parce qu'elle a perçu quelque chose. Sans sa demande à Mère Marie de Gonzague, nous n'aurions pas le troisième cahier des manuscrits autobiographiques. Il se demande pourquoi Mère Agnès n'a pas dit un mot au Procès de l'Ordinaire d'un fait qu'il juge très important. Or Mère Agnès en a parlé, tant au Procès de l'Ordinaire qu'au Procès apostolique, nous apprend l'abbé Deroo (*L'Homme nouveau,* 20 mai 1973). Il l'accuse de s'être « *toujours beaucoup occupée de la petite dernière comme une mère accaparante et qui s'occupera beaucoup trop de son agonie *» (p. 282). Pourquoi Mère Agnès se soucie-t-elle de voir Thérèse continuer la rédaction de ses souvenirs ? « *On dira que Mère Agnès a un désir bien légitime de voir connaître la* « *voie *» *de Thérèse. Or on a vu que Mère Agnès comprend peu cette* « *voie *» *jusque là. Non, il faut oser dire la réalité : Mère Agnès voulait que sa petite sœur soit, après sa mort, reconnue -- ce qui est d'ailleurs une manière d'échapper à la mort. Elle veut se faire sa protectrice et son héraut ; c'est une cause qu'elle défend. *» (p. 332.) Voilà qui devrait rendre Mère Agnès sympathique à J.-F. Six, car en somme les intentions qu'il lui prête sont les siennes propres -- ou alors quelles sont-elles ? En tout, « *Mère Agnès est à cent lieues de Thérèse *» (p. 377). N'insistons pas : « *Esprit torturé, scrupuleux, hésitant* (...)*, Mère Agnès ne peut pas comprendre Thérèse. *» (p. 378.)
Et Céline, la sœur chérie de Thérèse ? Que peut-on dire contre elle ? Rien, pendant longtemps. « *Or, fait capital, Céline va changer d'attitude pendant la maladie de Thérèse. Elle qui avait été si prévenante au début, lorsque Thérèse avait été descendue à l'infirmerie, devient d'un seul coup odieuse envers Thérèse. Alors qu'elle est son infirmière, elle la laisse sans soins, omet de la nettoyer, n'hésite pas ensuite à oser un jeu de mots comme celui-ci : Ça ne sent pas la rose ici. *» (p. 390.) Diable ! Faisant d'une pierre deux coups, J.-F. Six nous dit en note que « *ce fait capital a été omis par le père Gaucher *» dans sa *Passion de Thérèse de Lisieux.* Mais l'abbé Deroo demande où J.-F. Six a trouvé ce fait capital « qui jusqu'ici avait échappé à tout le monde » (*H.N.,* 20 mai 1973). Notons que, dans son livre, le P. Gaucher dit que Thérèse souffrit « de certaines négligences de la part de son infirmière ». C'est possible, et même probable, s'agit-il de Céline, car quel est le grand malade qui ne souffre pas des négligences de ses infirmières ? Ce qui serait intéressant à connaître, c'est en quoi ont consisté les négligences de Céline, et quelles en ont été les raisons.
203:177
La psychologie des êtres qui s'aiment est très difficile à pénétrer à travers leurs paroles et leurs attitudes. La « méchanceté » peut effectivement s'y faire jour, à cause des ruptures d'équilibre provoquées par des tensions trop fortes. En l'espèce, nous ne louvons rien conjecturer faute d'information. J.-F. Six, lui, sait tout et comprend tout : « *De nouveau, Thérèse, qui va précéder Céline dans la mort, la précède aussi dans la réputation d'autrui. Céline qui est infirmière, est sans cesse témoin de ces louanges, témoin aussi des attentions des* « *mères *»*, -- Marie de Gonzague et Agnès -- envers Thérèse. On peut donc comprendre sa réaction de jalousie. Reste que celle-ci a été extrêmement vive et que Céline a fait beaucoup souffrir Thérèse dans les dernières semaines de sa vie. *» (pp. 390-391.)
Encore une fois, c'est possible. Mais il faudrait ici faire une remarque. Que les sœurs de Thérèse et que les autres carmélites aient eu des accès de jalousie et de « méchanceté », nous n'en pouvons guère douter. Ce sont des sentiments dont nul n'est exempt. Ils sont plus fréquents chez les femmes que chez les hommes, pour des raisons purement physiologiques : Ils sont plus fréquents dans les milieux ou l'on vit ensemble. Et ils sont vraisemblablement plus fréquents encore dans les communautés religieuses qu'ailleurs, à cause des tensions multiples que peut créer une vie de lutte personnelle intérieure perpétuelle. Mais, d'une part, il ne faut pas exagérer ces sentiments ; et, d'autre part, il ne faut pas tout leur imputer. Voir tout le temps la jalousie, l'agressivité ou la méchanceté chez des femmes de la qualité de Pauline et de Céline est faire preuve d'une courte vue. En ce qui concerne l'attitude de Céline infirmière, on peut conjecturer que le chagrin où la plongeait la vue de sa sœur mourante et la vue même de son délabrement physique devait la bouleverser à un point qui ne lui permettait plus de maîtriser toutes ses réactions. Il est difficile au plus grand dévouement et à la plus grande compassion de se tenir au niveau d'une agonie qui dure ; et peut-être est-ce celui qui aime le plus le mourant qui en est le plus incapable.
#### Tout le monde, il est affreux
Si les sœurs de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus sont traitées comme elle le sont par J.-F. Six, on se doute que les autres carmélites ne doivent pas s'attendre à l'indulgence.
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Le Carmel y passe en bloc. « *Thérèse touche ses sœurs religieuses au plus vif d'elles-mêmes : sur la motivation même de leur vocation. Elle, la petite dernière, de loin la plus jeune de la communauté, conteste ouvertement une certaine tradition du Carmel, remet en cause la vocation des carmélites, met en question leur bonne conscience selon laquelle, à la faveur de leurs efforts et mortifications, elles se jugeraient parmi les* « *justes *» *à la manière du pharisien et se placeraient au-dessus des pécheurs. *» (p. 194.) Thérèse, elle, « *se reconnaît pécheur avec les pécheurs. Mais les pécheurs, en même temps, il ne faut pas aller les chercher bien loin, au dehors : ils sont là, dans ces religieuses qui ne se font guère de quartier, qui se battent à coup de principes et de traditions. Pourraient-elles, ensuite, avoir l'audace de se poser en médiatrices, en victimes pour les pécheurs ? Ne pourraient-elles pas avoir le courage de renoncer à cette position de pharisien ? *» (pp. 259-260.) C'est la grandeur d'âme de Thérèse « *qui lui fera saisir qu'il n'y a pas deux classes d'âmes d'un côté, les possédantes, les aristocrates, les grandes âmes capables d'héroïques anéantissements ; et les pauvres, tout juste bonnes à se traîner misérablement à la suite des premières. Ce que Marx a dit sur le plan économique, Thérèse le dit très fortement sur le plan de la vie spirituelle *» (p. 288). Thérèse comparée à Marx, et sa spiritualité comparée au communisme, c'est une idée dont J.-F. Six peut se vanter d'avoir la primeur.
Les carmélites ne sont, naturellement, qu'à la pointe d'une immense armée, celle des pharisiens « *qui ont proposé deux classes : les aristocrates de la vie spirituelle -- eux-mêmes -- et le prolétariat de ceux qui sont incapables d'être* « *bien *». Ce spectacle d'une division entre « purs » et « impurs » ne peut « *que paraître abject à beaucoup d'hommes de bonne volonté qui, dès lors, ne peuvent que rejeter un message si peu universel, si raciste, et refuser un Dieu qui établissait ainsi des frontières et des castes *» (p. 374). Thérèse, elle, « *balaye le racisme spirituel. Il ne peut plus y avoir de bien-pensants *» (p. 209).
On voit que personne il n'est beau, personne il n'est gentil -- tout le monde il est affreux.
205:177
#### Pécheurs et incroyants
Si l'on s'en tenait au découpage « marxiste » la répartition des chrétiens serait assez facile à faire. Il y aurait, d'une part, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, et d'autre part tous les autres. On peut dire « tous les autres » car, si les carmélites appartiennent au monde des pharisiens, on voit mal qui n'en ferait pas partie.
Mais, en dehors de sainte Thérèse et des pharisiens, il y a les pécheurs et les incroyants.
Considérons d'abord ces derniers. Après avoir parlé de ces hommes de bonne volonté qui « ne peuvent que rejeter un message si peu universel, si raciste, etc. », J.-F. Six continue : « *Et on comprend alors la différence qu'il y a entre les incroyants de fait : ceux qui ont été, en fin de compte, rejetés par les* « *justes *», *et les véritables incroyants, les incroyants de cœur, les pharisiens, ceux qui pèchent contre l'Esprit, ceux qui croient vivre la foi mais l'ont perdue* « *par l'abus des grâces *» *et imposent à autrui, chrétiens ou non, le poids de leur loi de mort. *» (p. 374.)
En somme, ceux qu'on appelle ou qui s'appellent eux-mêmes des « incroyants » ne sont que des incroyants « de fait » -- parce qu'ils sont rejetés par les véritables incroyants, les incroyants « de cœur » qui sont les « justes », les pharisiens. Voilà un raccourci audacieux. Pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de l'analyse et du raisonnement ? Pourquoi ne pas dire : s'il y a des incroyants, c'est parce qu'il y a des carmélites ?
Quant aux pécheurs, n'est-ce pas tout le monde ? Mais J.-F. Six ne pense ni aux justes, ni aux pharisiens (qui « pèchent contre l'Esprit »), il pense aux criminels et à ceux que la « loi de mort » des justes met (ou mettait) au ban de la société, tels les prêtres quittant l'Église. Il pense à Pranzini et à Hyacinthe Loyson. Ceux-là sont, en puissance, les vrais chrétiens.
On voit la confusion où se traîne et veut nous traîner J.-F. Six.
Le pardon du Christ est d'autant plus frappant, d'autant plus éclatant qu'il s'applique à de grands péchés. La grâce de la conversion est d'autant plus admirable qu'elle touche un cœur qui en paraît plus éloigné. Mais ce n'est pas le péché qui est intéressant, là-dedans, c'est le repentir, et c'est la foi en Jésus-Christ.
De grands pécheurs, de grands criminels, de grands apostats nous sont une invitation à voir en eux notre image. Mais ils ne nous sont pas une invitation à les imiter ; et le risque même de pharisaïsme ne saurait nous détourner d'essayer d'être un peu moins mauvais que nous ne sommes.
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Que des écrivains à la Léon Bloy ou même des prédicateurs en certaines circonstances dénoncent le pharisaïsme des « justes », c'est bien normal. Mais quand on prétend faire œuvre d'historien et traiter les problèmes scientifiquement, il est ridicule d'assimiler la justice au pharisaïsme et de donner les carmélites comme prototypes des justes, des pharisiens, des incroyants de cœur et de ceux qui pèchent contre l'Esprit.
Le Christ a vitupéré les scribes et les pharisiens, il a pardonné au bon larron (qui témoignait de sa foi) et à Marie-Madeleine (qui témoignait de son amour), mais il a toujours accueilli avec bonté la masse des pauvres gens (à commencer par ses disciples) qui allaient à tâtons vers la lumière et ne brillaient que par la médiocrité. En fait de « racisme » spirituel et de manichéisme marxiste, J. F. Six est champion -- au point qu'on est désarmé par son inconscience.
Quant aux saints comme Thérèse de Lisieux qui se sont sentis attirés par les Pranzini et les Loyson, ce n'était que pour attirer sur eux le pardon du Christ (en s'offrant en victimes, comme Thérèse, à l'Amour miséricordieux), mais ils ne méprisaient pas pour autant l'ensemble des chrétiens. Thérèse aimait son père et sa mère, elle aimait ses sœurs de sang et ses sœurs de religion, elle priait sans doute pour eux tous et, connût-elle leurs défauts, ne les considérait pas comme des pharisiens. (On arrive à écrire des absurdités en suivant J.-F. Six).
#### Une apologétique ?
J. F. Six a une intention apologétique. Il veut montrer aux pécheurs et aux incroyants que la religion chrétienne n'est pas ce qu'en laissent paraître les « justes », même dans les Carmels. C'est Thérèse de Lisieux qui est l'image du Christ, non les autres.
Évidemment, il n'y a que les saints pour témoigner pleinement du christianisme. Mais opposer les saints à l'ensemble des chrétiens est une curieuse méthode. Le faire, de surcroît, sur le ton de J. F. Six a de quoi dégoûter les esprits en quête de vérité. Dire : « Il n'y a que Thérèse » et ajouter « Il n'y a que moi pour la comprendre et pour la faire comprendre » ne peut que surprendre et inciter à la réserve. Qu'est-ce que c'est que cette religion qui ne compte qu'une sainte et qu'un seul interprète de cette sainte, tout le reste étant bon à jeter à la poubelle ?
207:177
Scandaleux ou non, on ne voit vraiment pas à qui ce livre peut apporter une « libération », alors qu'on voit fort bien comment il peut contribuer à déboussoler un peu davantage le plus grand nombre de ceux et de celles à qui la publicité le jettera en pâture.
Méchant livre et livre méchant, *Thérèse de Lisieux au Carmel* ne vaut pas mieux que *La véritable enfance de Thérèse de Lisieux.*
Louis Salleron.
208:177
### Vous parlez à votre chien
*Lettre à M. Jean Gélamur\
directeur de la "Documentation catholique"*
par Jean Madiran
*Monsieur le Directeur,*
*Vous parlez à votre chien, je suppose. Et peut-être même, les nuits sans sommeil, lyriquement, à vos bureaux, à vos usines, à vos machines qui sont presque innombrables et occupent des terrains vastes à en rêver. Mais vous ne parlez pas à un chrétien qui vous interpelle parce que vous lui devez une réparation ; ou au moins une explication.*
*Vous êtes embusqué dans un dédain de confection : le prêt à porter du salonnard pris la main dans le sac. Je vous vois accroupi derrière cette palissade de mépris universel que les riches, quand ils ne sont que riches, sécrètent aveuglément autour d'eux pour leur protection préventive contre ils ne savent trop quoi.*
209:177
*Mépris du financier pour le travailleur, du technocrate pour l'artisan, de l'homme du monde pour le franc-tireur ; du pancalier pour le militant. Ou si ce n'est pas cela, qu'est-ce donc ? dites-le. Mais justement vous ne dites rien.*
*On a toujours le droit de se taire quand on n'a rien à dire ; on a toujours le droit de ne pas répondre quand on n'a rien à répondre. Ici pourtant il en va autrement. Vous avez porté une accusation fausse. Je vous ai prié de la rectifier. Faut-il vous rappeler l'affaire ?*
*Dans votre numéro 1614 en date des 6-20 août 1972, il y a un an, vous avez accusé* « *les opposants au Nouvel Ordo Missae *» *de* « *mettre en avant un argument propre à jeter le trouble chez les gens simples *»*, dont vous n'êtes pas, bien entendu* « *Ils publient la clause de style de la bulle Quo Primum... *»
*C'était de votre part une erreur. Maintenue par vous sans rectification, elle en devient, il me semble, une calomnie volontaire.*
*Je vous l'ai écrit voici un an maintenant. Ce n'est pas la* « *clause de style *» *que nous avons publiée et que nous diffusons : c'est la bulle Quo primum tout entière, en traduction intégrale et commentée. L'auteur de cette traduction et de ce commentaire est l'abbé Raymond Dulac : l'un de nos meilleurs écrivains ecclésiastiques, particulièrement distingué par son érudition, sa compétence, la sûreté de sa doctrine en matières théologiques et canoniques.*
210:177
*Ses thèses sur la bulle Quo Primum, et sur le droit de tout prêtre catholique à célébrer aujourd'hui le saint sacrifice de la messe selon le Missel romain de saint Pie V, n'ont d'ailleurs été, jusqu'à présent, ni réfutées ni même explicitement contestées. Il est donc inexact et tendancieux de présenter les travaux d'un tel auteur comme se ramenant à la seule publication d'une* « *clause de style *»*, et en somme à une astuce pour* « *troubler les gens simples *»*.*
*Dans votre article :* « *La mise en application du nouveau Missel romain. État de la question *»*, vous avez donc faussé précisément l'état de la question, par une contre-vérité caractérisée.*
*C'est un accident qui peut arriver à tout le monde, personne n'étant infaillible ; et c'est un accident réparable, par la publication de la rectification due.*
*Mais voici maintenant* UNE ANNÉE ENTIÈRE *que j'attends en vain :*
*-- soit que vous publiiez la rectification demandée ;*
*-- soit que vous me fassiez connaître vos raisons éventuelles de ne point la publier.*
*Vous n'avez fait ni l'un ni l'autre.*
*Vous n'oseriez pas traiter avec un tel méprit un communiste, de peur d'être accusé d'* « *anticommunisme *».
211:177
*Vous n'oseriez pas traiter ainsi un noir ou un sémite, de peur d'être accusé de* « *racisme *»*. Vous êtes, c'est bien connu, un homme d'ouverture au monde et de dialogue avec tous. Vous parlez même à votre chien.*
*Mais vous ne parlez pas à un chrétien, baptisé comme vous, qui est un opposant à la nouvelle messe : celui-là, c'est bien au-dessous de votre chien qu'à vos yeux il se situe dans l'échelle des êtres. Vous parlez* SUR *lui, vous écrivez* SUR *lui, pour le calomnier, pour défigurer l'argument de son opposition. Vous ne parlez pas* AVEC *lui. Pas même pour lui dire pour quel motif vous ne prenez pas en considération sa demande de rectification.*
*Du même coup, cependant, ce sont aussi vos lecteurs que vous méprisez. Vous les avez trompés sur l'état de la question. Vous ne les avez pas détrompés. Le droit à l'information, le droit à la vérité, dont vous êtes le preux et disert chevalier, vous les tenez au fond pour des balivernes, hein, bonnes pour la galerie, mais qui ne vous obligent en rien ?*
*Semblable question, je le sais, risque fort de vous paraître inconsistante, juché où vous l'êtes, digne successeur de vos plus récents prédécesseurs, héritier d'une tradition qui n'a pas cinquante ans mais qui est solidement installée.*
212:177
*On dit pourtant que ce sont les mauvaises fréquentations qui vous ont transformé à ce point ; rendu méconnaissable ; les fréquentations qu'il vous faut bien subir au poste que vous occupez. On assure que vous étiez autrefois un brave homme, pas génial mais honnête, et que par moments vous aspirez à le redevenir. Ah ! monsieur, si c'est vrai, tant mieux, Dieu soit loué : n'hésitez plus, ne tardez plus, revenez à vous.*
*En attendant, et puisque c'est à votre chien que vous parlez, transmettez-lui, Monsieur le Directeur, mes félicitations : il est très fier, savez-vous, d'avoir pour maître un personnage qui est en train de devenir célèbre, et pour longtemps.*
Jean Madiran.
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### Les méditations théologiques du P. Calmel
par Marcel De Corte
C'EST UNE PENSÉE DE GRATITUDE qui me vient en premier lieu à l'esprit au moment d'entretenir le lecteur des *Mystères du Royaume de la Grâce* que vient de faire paraître le R.P. Calmel aux Éditions Dominique Martin Morin.
Enfin, voici un théologien qui fait de la théologie et dont l'unique souci est de nous parler de Dieu, de la Très Sainte Trinité, de la Création, de l'Homme et du Péché, de la Rédemption par la Croix, de la Sainte Mère de Dieu, *pleine de grâce,* de la Grâce, et de notre Mère la Sainte Église. L'espèce en est en train de disparaître. En revanche pullulent aujourd'hui les imposteurs de la théologie qui substituent n'importe quoi à l'objet réel de la science dont ils se disent les détenteurs et qui proposent au bon peuple chrétien éberlué des théologies du Cosmos, du Sexe, de la Révolution, de l'Histoire, de la Sécularisation, de la Politique, de l'Age industriel, de l'Athéisme même, etc., bref de tout ce qui n'est pas Dieu et n'appartient pas au surnaturel. Avec deux ou trois siècles de retard, la « théologie » contemporaine -- celle qui a dominé Vatican II -- a opéré sa petite révolution copernicienne, kantienne et marxiste : au lieu de tourner autour de Dieu, elle tourne désormais autour de l'Homme. « Nous aussi nous avons plus que quiconque le culte de l'Homme », déclare un de ses plus célèbres protagonistes. Et cet Homme pourvu de la majuscule de rigueur n'est évidemment autre que le « théologien » lui-même.
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Les innombrables « théologies » du Sexe qui, de la forme « savante » et trissotine à la vulgarisation plate pour l'enseignement primaire, se propagent dans l'Église, sont en fait l'exposé des problèmes psychologiques que le « théologien » rencontre dans son célibat et qu'il camoufle péniblement en « science ». Séparé de l'autre sexe par abîme de son ordination sacerdotale qui le voue exclusivement à Dieu, il en transforme les pulsions en concept, en idée, en système qu'il divinise subrepticement et qu'il dote d'une sorte de transcendance explicatrice de toutes choses, comme l'est la Cause première. Asociable et asocial, enfermé dans sa subjectivité, il aspire à renverser les sociétés existantes et à les remplacer par une Société idéale que son tempérament anarchique a forgée à l'intérieur de son esprit et qu'il confond mystiquement avec Dieu : d'où les théologies de la Politique, de la Révolution, de la Sécularisation, qui descendent de haut en bas dans la masse ahurie des fidèles.
Naguère encore ces pseudo-théologies étaient impensables dans l'Église. Depuis que Jean XXIII et Paul VI ont levé tous les interdits et tous les anathèmes, elles grouillent. Comme moraliste, je suis bien obligé de m'en informer, d'observer les ravages qu'elles opèrent dans les âmes, surtout juvéniles et malléables (sous le couvert de la « libération » des « tabous » sexuels et politiques, l'ignoble volonté de puissance du clerc s'y défoule sans arrêt) et de constater que la doctrine théologique de saint Thomas, le Docteur Commun de l'Église -- ô dérision ! --, n'a plus cours dans l'Église sous leur influence. Pourquoi ? Parce que cette doctrine nous parle de Dieu et ramène tout à Dieu. Les « théologies » contemporaines nous parlent du « théologien » et ramènent tout à son Moi. Il ne faut pas hésiter à le dire, à le crier sur les toits : ces « théologiens » et leurs adeptes ne croient plus en Dieu, ils croient en eux-mêmes et, comme au temps de la Réforme, chacun d'eux est son propre pape par la faute de celui qui devrait en exercer la fonction et ne l'exerce pas.
Avec intrépidité, le R.P. Calmel se dresse dans son ouvrage contre toutes ces réinterprétations modernistes « qui ne sont autre chose », comme il le dit vigoureusement, « qu'une réduction savante, par le moyen d'une fausse philosophie, du donné révélé à tout autre *chose que ce qu'il est *» et *cette autre chose que ce qu'il est* ne peut être qu'*une construction de l'esprit humain*, une affabulation, un mythe, un produit de la subjectivité de l'homme à la recherche de sa propre transcendance. Il nous montre, avec une logique impeccable et une parfaite clarté, que la théologie de saint Thomas qu'il a *fidèlement* gardée, et dont la *fidélité* au donné *objectif* de l'Écriture Sainte et de la Tradition est la seule capable, malgré le discrédit où la superbe des clercs et de l'immense majorité de la Hiérarchie la tient -- de dégonfler la prodigieuse baudruche de la « théologie anthropocentrique » contemporaine qui vise à « instaurer une religion universelle, rendez-vous syncrétiste des religions existantes, *pandémonium* de l'Antéchrist ».
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La crise du christianisme et singulièrement du catholicisme actuel se ramasse tout entière en ce point névralgique : l'esprit de l'homme moderne refuse de se soumettre à l'être, et par suite au Principe de l'être (s'il vient à lui obéir, ce n'est qu'une feinte pour mieux le dominer) ; le réel et Dieu lui-même sont les produits d'une exigence subjective de la pensée à laquelle ils doivent se conformer pour avoir un sens. « Croire ou vérifier », ce dilemme dont Léon Brunschvicg, héritier du subjectivisme de la philosophie moderne, déployait, voici près d'un demi-siècle, sous nos yeux de jeune philosophe, le fallacieux prestige, s'est transporté au cœur même de la « théologie » où Vatican II a puisé son inspiration : désormais, la foi est subordonnée à la vérification de l'homme et c'est l'homme qui la fait vraie selon les requêtes de son esprit, lui-même assujetti à des conditions sociales et culturelles en perpétuelle évolution. « Aujourd'hui, on ne peut plus croire ce qu'on croyait jadis ni de la manière dont on croyait jadis. La théologie doit *s'adapter* aux impératifs de la « Société nouvelle » que l'Histoire est en train d'accoucher. »
On connaît l'antienne ! On en contemple, effaré, les conséquences. L'intelligente des fidèles, privée de son objet surnaturel : l'immuable Parole de Dieu, gavée de changements perpétuels, sinon de « mutations » brusques où le contraire de ce qu'on lui disait naguère lui est impavidement affirmé, reste sur sa faim, cherche des absolus de remplacement ou vire à l'indifférence. C'est la chute verticale de la foi, vertu théologale, « fondée sur la Vérité qui ne peut ni se tromper ni nous tromper », comme nous l'assurait notre vieux catéchisme.
La cause en est évidente : les clercs de tout plumage ont perdu la foi, la foi théologale qui montre à l'amour *l'objet à aimer* sans lequel l'amour ne serait qu'affection vaine ou foucade. En lieu et place de la foi battue en brèche par une philosophie imprégnée de subjectivisme, on leur a enseigné dans les séminaires que l'amour suffit à tout et particulièrement l'amour de l'homme. Un amour vidé de son contenu objectif, *rempli de la seule réalité qui reste au terme de la rupture entre le sujet et l'objet, à savoir celle du sujet lui-même,* a remplacé la foi défaillante ou morte. Parvenu à ce stade, le sujet n'aime plus Dieu, *mais l'idée qu'il se fait de Dieu,* autrement dit *une création de son esprit,* autrement dit encore : *soi-même.*
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Il n'aime plus le prochain en chair et en os, mais *l'idée qu'il se fait de l'homme* et dont la sordide fraternité dissimule le plus profond et le plus monstrueux des égoïsmes. C'est en fonction de cette *idée de Dieu,* fruit de son intelligence qui supplée artificiellement et artificieusement à l'absence de son *objet réel,* qu'il tripotera et trafiquera l'Évangile : il ira jusqu'à en faire un instrument de libération, non point du péché, mais de tout ce qui ne répond pas à cette idée qu'il s'est forgée lui-même et qui n'est autre que lui-même. C'est pareillement en fonction de cette *idée de l'homme,* adossée à cette idée de Dieu qui lui communique une virulence extraordinaire, qu'il deviendra un agent de subversion de toutes les réalités de la vie sociale qui ne correspondent pas aux exigences et aux revendications de son *moi* déchaîné. Mais le *moi* a horreur de s'exhiber comme tel. Aussi le clerc gardera-t-il l'écorce de la foi et de la charité, tout en en ayant pompé la sève intérieure, et sera-t-il acculé à la pire des hypocrisies, châtiment de Dieu qu'il a trahi : *celle qui ne s'aperçoit plus elle-même,* et de laquelle il n'aura plus aucun remords.
Disciple fidèle de saint Thomas et docteur de l'amour, saint Jean de la Croix met admirablement en relief dans *La Montée du Mont-Carmel* (II, ch. IX) l'importance de la foi dogmatique objective devant laquelle l'intelligence s'incline comme celle d'un enfant devant son père ou sa mère : « Nous colligeons de ce qui a été dit, qu'afin que l'entendement soit disposé à l'union divine, il faut qu'il demeure net et vide de tout ce qui peut tomber sous le sens, et dénué et désoccupé de tout ce qu'il peut *lui-même clairement* entendre, de sorte qu'il demeure intimement en repos, *accoisé et établi en la foi,* laquelle *seule est le plus proche et le plus proportionne moyen d'unir l'âme à Dieu attendu. que, si grande est la ressemblance entre elle et Dieu qu'il n'y a d'autre différence sinon que Dieu soit vu ou qu'il soit cru... C'est pourquoi, tant plus l'âme a de foi, tant plus elle est unie à Dieu.* Et c'est ce que saint Paul a voulu dire dans l'autorité ci-dessus alléguée : « *Celui qui. veut s'approcher de Dieu est obligé de croire *» (Hebr., XI, 6). c'est-à-dire, se doit acheminer à Dieu par la foi.
Avec la même admirable sagacité, le saint Docteur démonte le subtil mécanisme par lequel l'âme se substitue à Dieu si « elle ne se contente pas de savoir les mystères et vérités avec simplicité et vérité comme l'Église nous les propose, car cela suffit pour enflammer beaucoup la volonté, sans nous jeter dans d'autres abîmes de curiosité, où ce sera merveille s'il n'y a quelque danger ».
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Formé à la méditation de la Parole divine, le théologien, le religieux, le prêtre est trop souvent enclin à substituer sa propre parole à celle de Dieu. « Ces paroles successives arrivent toujours quand l'esprit est recueilli et plongé fort attentivement en quelque, considération, et que *lui-même* par son discours tire une chose de l'autre touchant la matière qu'il rumine, sur laquelle il va formant des paroles et des raisons fort à propos avec une telle facilité et une telle distinction et raisonnant et découvrant là-dessus des choses qui lui étaient auparavant tellement inconnues, *qu'il lui semble que ce n'est pas lui qui fait cela ; mais qu'une autre personne lui en discourt intérieurement ou lui va répondant ou le va enseignant.* Et à la vérité, il y a grand sujet de le penser, *parce qu'il raisonne lui-même avec soi et se répond, comme si c'étaient deux personnes ensemble..* Et je m'étonne fort de ce qui se passe ici en ce temps, qui est qu'âme, quelle qu'elle soit, avec quatre grains de considération, si elle sent quelques-uns de ces propos en sa récollection, *baptise aussitôt le tout* pour une chose de Dieu et suppose qu'il en est ainsi, disant : « Dieu m'a dit, Dieu m'a répondu. » Et il n'en va pas de la sorte, mais c'est que les âmes mêmes se le disent *le plus souvent*. Et de plus, *l'envie qu'elles ont de cela, et l'affection qu'elles en ont en leur esprit, est cause qu'elles-mêmes se répondent, et pensent que c'est Dieu qui leur répond et leur parle. Ce qui les fait tomber en de grandes rêveries,* si elles ne tiennent la bride haute et que celui qui les gouverne ne leur défende très expressément ces manières de discours.
« Le diable aussi se fourre beaucoup en cette sorte de paroles intérieures successives, particulièrement en ceux qui y ont quelque inclination ou affection. Parce qu'au temps qu'ils commencent à se recueillir, le diable a de coutume de leur offrir d'abondantes matières de digressions, formant en leur entendement les conceptions et les paroles par voie de suggestion, et *ainsi il les va précipitant et séduisant très subtilement en des choses vraisemblables.* C'est une des manières dont il se communique à ceux qui ont fait avec lui quelque pacte tacite ou exprès. Et en cette façon, il se communique *à quelques hérétiques, principalement aux hérésiarques, leur informant l'entendement avec des conceptions et des raisons très subtiles, fausses et erronées *» (*Montée du Carmel,* II, 29).
N'est-ce point là le diagnostic le plus pertinent qu'on puisse porter sur les théologiens de la « mutation » et sur bon nombre de hiérarques, complices et victimes à la fois d'un romantisme de l'amour, d'un illuminisme et d'un faux-mysticisme, et dont la foi douteuse, branlante, voire mémé éteinte, se sécrète à elle-même un nouvel « objet » qu'elle a tiré de toutes pièces du tréfonds de sa subjectivité, qu'elle met en lieu et place de l'objet de la foi traditionnelle, et pour lequel ils se prennent d'un amour frénétique qui n'est autre que leur *moi* en expansion et leur volonté de puissance ?
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Le subjectivisme qui rompt avec l'objet réel de la foi, tel que l'Église l'a défini en cohérence parfaite avec l'Écriture Sainte et la Tradition, s'accompagne toujours d'une rupture avec la société. L'ordre de la nature et l'ordre de la grâce se répondent et se confortent réciproquement. Leurs perturbations retentissent l'une sur l'autre si bien qu'en ce domaine, comme en celui de la maladie physiologique, l'une devient cause et l'autre effet, *et réciproquement.* Ce qu'on a nommé la révolution dogmatique, pastorale, liturgique, etc. dans l'Église permissive d'aujourd'hui va de pair avec la révolution politique et sociale, *et inversement,* la première entraînant la seconde et la seconde la première dans un cercle tournoyant.
Le R.P. Calmel l'a bien remarqué, au seuil de ses méditations sur les mystères de la foi : « *Le théologien,* écrit-il, nous parlons ici du théologien thomiste, *est normalement enraciné,* tant par son intelligence que par les dispositions de son cœur, *dans une certaine expérience profonde et juste de l'homme et de la cité ;* une certaine tradition humble, mesurée, mais très vivace, *la vraie tradition de l'humain et du politique ;* la tradition dont nous, Français, nous trouvons les représentants exemplaires dans le roi saint Louis et la sainte Pucelle -- la sainte de la patrie, sainte Jeanne d'Arc. Non qu'une juste conception de la cité, un sentiment solide et juste du mystère de l'humaine nature, dans son état concret, puissent suffire pour faire un théologien. C'est la foi qui est d'abord requise pour faire un théologien ; la foi, avec la docilité à la tradition vivante et assistée de l'Église de Jésus-Christ, et cette foi, nourrie d'oraison, se sert du discours rationnel, disons de la *philosophia perennis,* comme d'un instrument qu'elle s'adapte pour pénétrer avec intelligence et une grande humilité au cœur des mystères mêmes. De la sorte la théologie prépare, en quelque mesure, à goûter les mystères dans leur surnaturelle saveur. »
« *Cependant le discours rationnel de la théologie n'est pas un discours hypostasié.* Il habite, si l'on peut dire, il se forme et se développe *sur le terrain de l'expérience ;* à tout instant, il en est tributaire. Eh bien ! si le théologien dans toute l'immense zone de l'expérience et de la connaissance de l'humain par connaturalité affective est accordé, sans même bien le savoir, avec les mythes révolutionnaires et rousseauistes ; avec une certaine vision irréelle de l'homme, une conception messianique et évolutionniste de la cité ;
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bref, *si le théologien* dans toute une part de son intelligence, et la part quelquefois la plus secrète et la plus personnelle, *est en accord avec les erreurs modernes, avec les aberrations condamnées par le* Syllabus *et* Pascendi, *alors sa théologie, serait-elle correcte sur beaucoup de points, pâtira peu ou prou,* mais nécessairement, cette déviation cachée... Les thèses modernistes qui se répandent depuis Vatican II sont commandées partiellement par une volonté révolutionnaire de transmutation de la cité. Si elles ont trouvé le passage à peu près libre, si des théologiens qui connaissent pourtant la saine tradition, montrent tant de mollesse pour dresser un barrage, l'un des motifs c'est qu'ils ont eux-mêmes accepté plus ou moins les rêves et les mythes révolutionnaires... Lorsqu'en revanche la pensée du théologien s'enracine dans un sentiment juste, dans une expérience honnête et chrétienne de l'homme et de la cité, non seulement la théologie échappe au danger du cérébralisme, mais surtout elle est immunisée contre le virus du libéralisme et du modernisme. »
J'ai tenu à citer longuement ce texte du R.P. Calmel parce qu'il cerne avec force et netteté ce qui constitue à mon sens la principale cause de l'immense changement qui s'opère aujourd'hui dans l'Église catholique au point de la faire apparaître sans contestation possible comme professant en bien des cas, par la bouche ou par la plume de ses plus hauts dignitaires et de ses théologiens en vogue, exactement le contraire de ce qu'elle enseigna pendent près de deux millénaires.
Si « l'historicité est une dimension *interne* de la Parole de Dieu », selon la formule impudemment hétérodoxe du R.P. Chenu, c'est précisément parce que la théologie s'est détachée de ses racines sociales pour épouser les tourbillons qui entraînent à sa perte l'humanité contemporaine depuis qu'elle vit, si l'on peut dire, en état de *dissociété,* avatar fatal de l'individualisme. On ne comprendra rien, en effet, aux maux dont nous souffrons dans tous les domaines, aussi longtemps qu'on n'aura pas vu que nous ne sommes plus en société depuis son atomisation par la Révolution française. N'étant plus en société, les hommes n'ont plus rien de commun entre eux ni dans le temps ni dans l'espace. Si cette *dissociété* tient encore debout, c'est moins par l'appareil administratif et policier qui la corsète que grâce aux vestiges des communautés naturelles et semi-naturelles, telles les familles et les entreprises, qui ne sont pas encore complètement délabrés, en dépit des assauts des démolisseurs. Mais leur résistance vitale touche à sa fin, comme le fait atrocement voir l'expérience.
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*Or sans société, l'intelligence est incapable d'exercer sa fonction de se conformer au réel.* L'homme seul est une bête ou un dieu. Il est donc un animal sans intelligence s'il est déraciné de la société de ses semblables.
Il en est ainsi parce que l'homme ne peut atteindre, poursuivre, maintenir et enrichir le plus haut de tous les biens dans l'ordre de la nature et dont tous les autres tiennent leur bonté intrinsèque, à savoir le *bien commun,* que dans l'état de société. C'est de la société qu'il tire la notion de bien et de la société conjugale le premier des biens : l'être, l'existence, la vie. C'est la société sous toutes les formes qu'elle peut revêtir qui, non seulement forme son intelligence et lui transmet dans le temps et dans l'espace un nombre infini de connaissances de la réalité qu'il ne pourrait jamais acquérir sans elle, mais *qui fait naître son intelligence elle-même.* Le cas des enfants-loups est typique à cet égard : faute de société humaine autour d'eux, leur intelligence s'étiole et meurt. L'exemple des enfants atteints d'autisme précoce est pareillement éclairant. C'est une seule et même chose de définir l'homme comme un animal social et comme un animal raisonnable. Les hommes ne sont amis vraiment entre eux au sein de la société que parce que leurs intelligences respectives communient entre elles dans les réalités communes qu'elles perçoivent et qui les relient réellement les uns aux autres. Et la société dans le bien commun de laquelle ils puisent leur première idée du bien, est le lieu privilégié ou l'être leur apparaît comme le bien propre de leur intelligence.
Les échanges de pensées que les hommes effectuent en face des réalités communes de l'existence dans la société qui les rassemble sont la sédimentation première et indestructible -- encore qu'elle puisse être fortement altérée -- de ce discours rationnel qui est à l'origine de toute philosophie digne de ce nom. D'innombrables autres couches d'échanges analogues pourront se déposer dans la société de manière à constituer une philosophie du sens commun, exprimée en un langage commun, une *philosophie de l'être,* la seule où puisse fleurir la vérité définie comme correspondance de la pensée au réel.
On le voit : sans expérience sociale de la réalité, il n'est point de vérité connue par l'intelligence, transmise aux autres intelligences. Mais en revanche sans expérience de l'être par l'intelligence qui s'y adapte et qui fournit au lien social sa matière, il n'est point de société. Entre le social, le réel, le rationnel, le discours du sens commun, les corrélations sont aussi étroites que possible.
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La théologie catholique ne peut qu'utiliser le discours du sens commun et de la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine pour pénétrer autant que possible au cœur même des vérités révélées, et elle a *nécessairement* besoin d'une société véritable où le bien commun soit respecté et sauvegardé, pour pouvoir transmettre aux âmes leur bien surnaturel véritable. La théologie catholique est restée solide, conquérante, capable de satisfaire les intelligences à quelque niveau qu'elles fussent, aussi longtemps que la *société* s'est maintenue *comme telle* dans les limites de l'expansion de la foi chrétienne. Elle a pénétré, avec la foi dont elle est l'indispensable compagne, dans tous les types de société où se trouvait réalisé, peu ou prou, mais jamais au degré zéro, un bien commun et où le sens du réel qui définit l'intelligence même embryonnaire n'était pas étouffé par les délires de l'imagination. Si elle a imprégné la société et la civilisation européennes en profondeur (au point que celles-ci ne peuvent la renier aujourd'hui sans faire de son principe *perverti* le moteur de leur être), c'est parce qu'elle a trouvé dans leurs fondations grecques et romaines les structures sociales et le langage de l'homme universel.
Le mot d'Hilaire Belloc reste toujours vrai : « l'Europe, c'est la foi et la foi, c'est l'Europe ». La foi catholique ou universelle ne peut se greffer que sur la nature raisonnable et sociale de l'homme, telle que la civilisation européenne et chrétienne l'a incarnée. L'égalité des civilisations et des sociétés humaines ne résiste pas un seul instant à l'examen. C'est du reste si vrai que toutes les autres civilisations et toutes les autres sociétés en dehors de l'Europe ne laissent pas d'imiter celle-ci dans tous les domaines et singulièrement *dans le politique* dont on peut aisément montrer qu'il s'inspire du principe chrétien corrompu. Je renvoie là-dessus à mon livre *De la Justice,* paru aux Éditions Dominique Martin Morin. Saint Pie X n'a cessé d'affirmer, à l'usage de tous ceux qui, au début du siècle, se gargarisaient déjà des poncifs actuels sur la « mutation » de la culture, de la société et de l'Église, que « la civilisation n'est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c'est la civilisation chrétienne, la cité catholique. Il ne s'agit que de l'instaurer et la restaurer sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété. *Omnia instaurare in Christo *»*.*
Il faut pareillement dénoncer les clichés à la mode qui imbibent aujourd'hui la plupart des cervelles ecclésiastiques, sur la relativité, le pluralisme, l'essentielle diversité (démocratique, bien sûr) des modes d'expression de la pensée humaine et, à travers les différences des langages, les différences des esprits eux-mêmes et l'ambiguïté foncière du « réel » qu'il appréhendent.
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« *L'historicité* -- c'est-à-dire le changement, la fluctuation, la métamorphose, la transformation, la déformation, la refonte, le remaniement, la révolution et le chambardement -- *est une dimension INTERNE* -- donc essentielle -- *de la Parole de Dieu. *» Il n'y a plus rien désormais dans l'Église, comme dans les sociétés humaines, qui soit solide. Tout est fluide, fluctuant, inconstant, instable. Tout est liquide. C'est la *liquidation générale.* Le relativisme absolu -- ce rond-carré des têtes folles -- triomphe partout sur les ruines de la vérité dogmatique et de la liturgie. Chaque changement apporté à l'interprétation du dogme ou à la célébration du culte ronge le petit noyau immuable de la foi que l'on prétend par ailleurs garder pour ne pas être ouvertement hérétique, si bien qu'il ne reste plus que la pensée subjective et agressive du clerc lui-même, tôt destinée à substituer à l'adoration due à Dieu une « philanthropie » universelle qui sert de couverture à sa propre divinisation.
Le dilemme est alors inévitable : *Croire ou imaginer,* croire ou se mystifier et mystifier les autres par la propagande qui fait admettre que l'illusion est le réel et le mensonge la vérité. C'est à quoi nous assistons depuis dix ou quinze ans, dans l'Église catholique. Relisons ce passage extraordinaire de l'encyclique *Pascendi :* « Les artisans d'erreur, il n'y a pas à les chercher aujourd'hui parmi les ennemis déclarés. Ils se cachent dans le sein même et au cœur de l'Église, ennemis d'autant plus redoutables qu'ils le sont moins ouvertement. Nous parlons d'un grand nombre de catholiques laïcs et de prêtres qui, sous couleur d'amour de l'Église, absolument courts de philosophie et de théologie sérieuses, imprégnés au contraire jusqu'aux moelles d'un venin d'erreur puisé chez les adversaires de la foi catholique, se posent, au mépris de toute modestie, comme rénovateurs de l'Église. »
Quiconque lit et relit le R.P. Calmel ne peut plus douter un seul instant de l'importance de ce facteur de perturbation et de subversion dans l'Église. Une fois de plus, saint Pie X, le clairvoyant, nous souligne la cause de cet esprit d'aveuglement qui enfle tant de laïcs et de prêtres jusqu'aux échelons les plus élevés de la Hiérarchie : « Le souffle de la Révolution est passé par là. » Le théologien et le simple croyant, déracinés de leurs communautés naturelles, retranchés de la vie sociale, incapables de voir, *avec les yeux de l'intelligence,* qu'il y a *société* dès qu'il y a un *bien commun réel,* fût-il purement économique, qui *unit les hommes entre eux,*
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quelles que soient les formes extérieures diverses, voire même apparemment opposées, dont cette société est revêtue, sont forcés, aussi longtemps qu'ils sont hommes et qu'ils ne rétrogradent pas au rang de la bête du troupeau manœuvrée par les tireurs de ficelle de la politique, de fabriquer, en pensée et en imagination, une « société » artificielle, *ens rationis bombynans in vacuo,* qu'ils tenteront de projeter dans l'existence à grand renfort d'encre et de salive. Ce mythe de « la nouvelle société », de « l'homme nouveau » s'infiltrera dans l'Église jusqu'à la faire éclater à son tour. *L'autodémolition de l'Église,* dont gémit Paul VI, n'a point d'autre cause. Elle est à chercher dans *l'utopie de la démocratie personnaliste qui* consiste à soumettre le bien REEL de la société au bien particulier de la personne, lequel ne peut plus être qu'un bien IMAGINAIRE, projeté dans un avenir sans cesse reculant, puisque cette construction de l'esprit replié sur lui-même *renverse l'ordre naturel des choses et méprise les impératifs de la justice générale, fondement de toute société véritable.*
On comprend alors pourquoi ces esprits chimériques sont fascinés par le mythe de l'Histoire et de l'historicité essentielle de la Parole de Dieu. Le propre de *toute* société, quelle qu'elle soit et à quelque niveau que se place son bien commun, est de *durer,* de vaincre l'usure du temps, de se prolonger au-delà de la vie éphémère des individus, de *se stabiliser* autant que possible dans un équilibre qu'une bonne politique peut maintenir pendant des siècles, bref de se parfaire en *état* (mariage, famille, métier, profession, etc.) ou en un *État* s'il s'agit de la société au sens le plus élevé du mot. Il en est ainsi parce que le propre de toute essence ou nature est *l'universel* et *l'immuable.* Les drogués du relativisme historique auront beau ricaner : leur impuissance à saisir l'universel et l'immuable provient tout simplement de leur repliement sur soi, de leur incurable égoïsme qui ne leur laisse plus voir que *l'écoulement* de leur prétendue vie intérieure, le flux de leurs pensées et de leurs sentiments, le *stream of consciousness,* comme dit William James, le changement perpétuel qui affecte toute connaissance de soi coupée du monde extérieur, et, comme l'assure Bergson qui en fait erronément le principe de son système, la perception de la durée, laquelle s'obtient par l'arrêt de l'intelligence, prétendument tronçonneuse de concepts abstraits, et par « l'intuition » :
*Comme un pâtre assoupi regarde l'eau couler.*
Son intelligence anesthésiée, il coïncide avec son écoulement psychique intérieur qu'il projette en même temps sur l'univers.
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Les visionnaires en question se trouvent ainsi en face d'une matière fluide et indéfiniment malléable en quoi ils peuvent librement imprimer leurs rêveries. Rien n'est plus ductile, flexible, *docile à toute manipulation,* que *l'historicité,* le changement, « l'évolution ».
Si paradoxale qu'en soit de prime abord l'assertion, ce qui change sans cesse appelle un contenant, un moule, une forme qui le stabilise *de l'extérieur* de manière à le rendre plus ou moins intelligible et à le fixer dans l'être. Ce qui change sans cesse meurt sans cesse et, pour lui donner le sens apparemment réel, il faut introduire en lui, *de l'extérieur,* une détermination, un invariant, que le sujet pensant tente d'élaborer *à l'intérieur de sa subjectivité* et qui seul peut le poser devant sa pensée. Sans cette « forme *a priori *» ou cette « catégorie de l'entendement », comme dirait Kant, le flux du mouvant serait insaisissable, puisqu'au moment même où l'on voudrait le saisir, il serait déjà *autre.* Dès lors, *l'évolution* appelle *la révolution* qui l'immobilise en lui imposant *par force* une *idée fixe,* née de la subjectivité du « penseur » et ne correspondant en rien à la réalité.
La révolution le fait du reste en vain. La forme qu'elle aspire d'introduire dans la matière plastique qui s'offre à ses prises, se dérobe à sa capture. Pour la tenir en ses filets, il lui faut la violence et la terreur. Ce n'est pas assez dire, la totalité de l'univers doit lui être soumise. Le révolutionnaire est acculé à prendre la place de Dieu. Mais comme d'autres convoitises se déchaînent à ses côtés, la révolution devient *permanente.* Elle n'est jamais achevée. Elle ne dévore pas seulement ses enfants, elle se dévore elle-même. Elle consume la planète en se consumant, et qu'elle se soit introduite dans l'Église, dans la théologie, dans la pastorale, dans les actes du culte, porte son totalitarisme à un point inouï. Prenez un à un tous ces « théologiens » ratés qui confient en fait au monde leurs tribulations intérieures : ils sont tous des *illuminés* en proie à une volonté de puissance, dissimulée sous « le culte de l'homme », telle que l'histoire, la vraie, n'en a jamais connue. Comment en serait-il autrement ? Le *moi* séparé du réel ne peut le retrouver qu'en se substituant à lui, c'est-à-dire en le détruisant. C'est ainsi que l'Église en « mutation », l'Église révolutionnaire et révolutionnée se transforme en un agent de subversion d'une efficacité *radicale* parce qu'elle atteint la création en l'existence même que Dieu lui a donnée.
225:177
La dissociété où nous sommes qui juxtapose les personnes comme les grains de sable en un moule et qui ne les fait adhérer les unes aux autres que par la glu mentale de l'utopie, est le terrain d'élection de la « théologie » catholique actuelle. Ce n'est que là qu'elle prospère. Cette *dissociété* est condamnée au mouvement perpétuel. Elle ne parvient plus à « vivre » qu'à coups de « réformes de structures », d'innovations techniques, et grâce aux excitants d'une « créativité » purement verbale. Son *historicité,* son changement, son inconsistance sont flagrantes. A cette historicité de l'humanité pulvérisée par la démocratie personnaliste correspond la « théologie » historique, la « théologie de l'Histoire ». Comme l'écrit encore le R.P. Chenu, « l'objet de la théologie est *l'histoire du salut,* et. *dans cette histoire,* Dieu -- le Dieu de Jésus-Christ -- et non l'Acte pur d'Aristote », ni, bien sûr, le Dieu dont nous parle saint Thomas au début de la *Somme théologique* L'objet de la théologie n'est donc plus Dieu, le Dieu de la Révélation vers qui nous achemine la métaphysique naturelle de l'esprit humain d'Aristote et de saint Thomas, mais l'histoire du salut en laquelle « le Dieu de Jésus-Christ » s'incorpore et se fond. Ce n'est plus seulement l'histoire, malléable par essence ainsi que nous l'avons dit plus haut, qui se trouve manipulée par les nouveaux théologiens, *mais le Dieu de Jésus-Christ lui-même,* amalgamé à l'histoire de l'humanité, sinon à celle de l'univers, comme Teilhard de Chardin en a donné l'exemple dans sa gnose.
Qu'il s'agisse-là, une fois de plus, d'un dessein d'une témérité diabolique et du reste voué à l'échec, l'examen de la notion de salut le montre clairement. Le « salut de l'humanité » que Dieu opérerait en s'unissant à elle et en s'y incarnant à peu près comme l'âme, principe moteur, dans un corps, est une pure fiction de l'esprit, une de ces élucubrations de la théologie moderne, pourrie de subjectivisme, qui se laisse façonner au gré du théologien lui-même. Il n'y a pas de salut de l'humanité, entité abstraite qui ne siège comme telle que dans la pensée qui la pense. *Il n'y a de salut qu'individuel. Seul* l'homme concret, pourvu d'un corps et d'une âme propres, peut être sauvé. Il faut le répéter sans cesse en cette période de l'histoire où les êtres de raison tels que l'humanité, le peuple, la race, la classe, etc., sont plus nombreux encore que les dieux homériques et servent à expliquer d'une manière imaginaire et fallacieuse les phénomènes historiques. *Ce salut est le secret inviolable de Dieu.*
Le moindre des fidèles sait cela. Nos savantissimes théologiens l'ignorent avec superbe. Dieu n'agit plus dans leurs âmes privées de la foi théologale. C'est dans des entités indéfinies et mythiques qu'il agit. La grâce n'est plus personnelle. Elle est *collective.* La foi devient alors une exigence imprescriptible d'un certain comportement politique.
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Fidèles à la fameuse thèse de Marx sur Feuerbach, ces théologiens ne se contentent plus d'interpréter le monde dans la lumière de la Révélation ; il s'agit pour eux *de le transformer,* de l'encapsuler dans les concepts que leur imagination surexcitée a construits et de le remodeler selon un schéma conforme à son origine : le *Moi* du théologien lui-même, *maître de ce monde-là.*
On en revient sans cesse à ce nœud du diagnostic : la théologie catholique contemporaine, celle qui a les faveurs de la Hiérarchie, a basculé, comme la théologie protestante, dans l'abîme de « l'autonomie de la raison humaine » dont le fond est la folie. « Le fou n'est pas celui qui a perdu la raison, il est celui qui a tout perdu, sauf la raison », abandonnée à elle-même, sans objets qui puisse la nourrir. La situation de la « théologie » est *pathologique* comme celle de la « société ».
Le R.P. Calmel nous montre la voie d'un retour de la théologie *à la santé.* Dans la crise actuelle de l'Église, son œuvre est *capitale.* Il faut la faire connaître, car la conspiration du silence la guette. On le conçoit, du reste. Pour réfuter le R.P. Calmel, il faudrait exposer son argumentation, avancer les preuves de son incapacité à saisir la Parole de Dieu en son essence mystérieusement surnaturelle et démontrer que sa doctrine théologique est contraire à la Tradition unanimement reçue dans l'Église jusqu'à présent. Il faudrait, sous les yeux mêmes du lecteur, effectuer une comparaison entre la théologie constante de l'Église, tant en ses Conciles qu'en ses Pères et en ses Docteurs les plus éminents, et la « théologie » nouvelle. La confrontation ne serait pas à l'avantage des nouveaux théologiens. Entre la « relecture » de l'Évangile, comme disent ces pédants, et la lecture loyale qu'en fait le R.P. Calmel à la lumière de la philosophie du sens commun et de la foi, le désaccord éclaterait : on verrait immédiatement de quel côté se trouve la fidélité à la Parole de Dieu et de quel côté l'hétérodoxie, l'hérésie et l'apostasie immanente. Les monopoleurs de la presse religieuse et des moyens de communication n'ont garde de se risquer à pareil parallèle. Ils ordonneront le *black-out* à la moindre apparence de renouveau de la théologie traditionnelle qui a nourri les plus grands saints, alors que la leur n'épingle à son calendrier que « saint » Camillo Torrès, le « martyr » de la théologie de la révolution.
227:177
Ne comptons pas sur la Hiérarchie pour favoriser ce renouveau : elle n'a de considération que pour le « nouveau », pour la « recherche » théologique, pour la théologie « interrogative ». Nous ne pouvons nous appuyer que sur les très rares théologiens qui résistent fermement aux nouveautés dévastatrices de la foi et qui, tel le R.P. Calmel, n'hésitent pas à « redire fidèlement ce qu'ils ont appris ». La véritable théologie ne change pas, elle n'aspire pas à *l'historicité,* elle ne s'ouvre pas sur le monde ni sur le futur, elle se fonde sur la Parole éternelle de Dieu. Elle répète sans cesse la même chose toujours neuve parce qu'inépuisable. Les mots mêmes qu'elle emploie varient peu. Comme la liturgie de la sainte Messe, elle est parvenue à un point de perfection et de maturité dans l'expression des vérités dogmatiques pareil à celui d'une œuvre d'art que tout ajout supplémentaire défigurerait. Son progrès est strictement de l'implicite à l'explicite à partir de formules accomplies, limées et poncées par des siècles de méditation, et d'un vocabulaire de base strictement défini et raffiné par une philosophie qui durera aussi longtemps que l'homme ne deviendra pas le plus sot animal de la terre. On l'a dit mille fois : le nouveau ne se greffe que sur l'ancien dont il est l'efflorescence, et l'ancien lui-même, par sa permanence et son endurance, n'est que l'imitation de l'éternel. Une église romane qui n'a pas été négligée par ses paroissiens devient de plus en plus belle au cours des temps sous les rayons du soleil de Dieu dont la course invariable la cerne. Elle a toujours la même forme architecturale, les mêmes moellons, mais elle est de plus en plus dorée par la prière et le soin que mettent à la conserver ceux qui la fréquentent. Ainsi de la liturgie et de la théologie.
Aussi est-ce un crime ou un manque total d'intelligence et de jugement, sinon les deux à la fois, que prétendre conserver les vérités de la foi dans un autre vocabulaire que celui que la Tradition a consacré ou de dépouiller la sainte Messe de ses « vêtements de soie » pour la revêtir des oripeaux du vernaculaire, sous prétexte d'une plus grande compréhension. Les iconoclastes modernistes ont eu alors beau jeu pour y introduire le contraire de la foi et l'opposé du Sacrifice réitéré du Christ grâce à leurs nouveautés prétendument extérieures. La forme ne se sépare pas de la matière. Modifier l'une revient à modifier l'autre. Il suffit de mettre en présence les textes du Concile de Nicée ou de Chalcédoine toujours accessibles à n'importe quelle intelligence et les textes de Vatican II dont les théologiens en vogue prétendaient, à peine promulgués, qu'ils étaient déjà dépassés par le « nouvel » Esprit Saint qui tourne-boule leurs cervelles. Il suffit de placer en face l'un de l'autre le Canon romain et les Canons de la révolution liturgique. Comme l'ont dit les cardinaux Ottaviani et Bacci, la nouvelle « Messe » *s'éloigne d'une façon impressionnante* de l'ancienne. Il suffit de rapprocher des textes de saint Pie X bon nombre de déclarations du pape actuel pour *immédiatement* constater qu'elles les contredisent le plus souvent à angle droit.
228:177
Il suffit enfin de confronter les méditations théologiques du R.P. Calmel avec tels ouvrages du R.P. Rahner, qui ont inspiré le dernier Concile et qui déterminent le comportement de Paul VI, ou encore ceux des R.P. Chenu, J. B. Metz, H. Bouillard, E. Schillebeeckx, J.-P. Jossua, W. Pannenberg, Cl. Geffré, X. Léon-Dufour, J. Cardonnel, de l'abbé Comblin et consorts, pour s'apercevoir, en un clin d'œil, que les premières nourrissent l'âme de surnaturel, tandis que les autres la stérilisent dans la chambre froide d'un subjectivisme cérébral surcompensé par un épais subjectivisme affectif, ou la précipitent sur la pente d'une démagogie dont l'imposture n'a rien à envier à la fourberie communiste.
Nous ne pouvons donc nous appuyer que sur ce qui reste de l'Église démantelée par Vatican II, par deux papes successifs et par une Hiérarchie hypnotisée, comme un gibier craintif, par les prestiges d'une opinion publique que l'état de dissociété où elle se trouve a complètement affolée. Il manquait à cette Église réduite à un *pusillus grex* une théologie traditionnelle qui l'alimente de sa spiritualité objective, fondée sur l'humilité de l'intelligence et du cœur (*humilitas pene tota disciplina christiana est,* écrit saint Augustin) et sur la solide réfutation de l'erreur moderniste aujourd'hui au pinacle. Le R.P. Calmel a osé -- car c'est une chose insolite, périlleuse et difficile aujourd'hui ! -- nous donner un des tout premiers ouvrages de théologie -- sinon même le premier en langue française -- qui réagit contre les « assassins de la foi » et contre les loups déguisés en bergers.
C'est l'étincelle qui embrasera la véritable Église. Ne la laissons pas s'éteindre. Nous en péririons.
Marcel De Corte,
professeur à l'Université de Liège
229:177
## Enquête sur la lettre à Paul VI
\[Réponses à l'enquête : voir It 173, 174 et 175\]
233:177
### Réponse de l'Abbé Louis Coache
Vous m'avez, cher Monsieur, personnellement interrogé au sujet de la « LETTRE A SA SAINTETÉ PAUL VI » de Jean Madiran, lettre tellement « vraie », conforme à la sainte Doctrine et aux tristes réalités que nous vivons, poignante de surcroît et animée d'un sens spirituel authentique. Je réponds volontiers.
Notre chère et sainte Église catholique romaine, instituée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, basée sur l'Évangile et détentrice de la Vérité, possède les « Paroles de la Vie éternelle ». Assistée par le Saint Esprit Elle ne peut se tromper. Interprète de l'Écriture Sainte Elle nous livre encore, Mère et Maîtresse, la Parole de Dieu par la Tradition. Ses ministres ne peuvent donc, à moins de haute trahison, servir sciemment aux fidèles une Écriture faussée et une Tradition mensongère ; ce faisant ils tronquent la Foi et la ruinent ipso facto.
Écriture Sainte et Catéchisme -- c'est-à-dire résumé de la Doctrine -- constituent donc les bases essentielles de toute action de fidélité ! Or au centre de la Doctrine brille le grand mystère vital de la Rédemption, lui-même continué par la Sainte Messe ; en elle nous avons le sacrifice qui prolonge et met à notre portée les richesses de la grâce acquises sur le Calvaire.
Dénaturer la Messe devrait apparaître à tout cœur bien né (de l'eau du baptême) comme un crime de lèse-majesté et en même temps une forfaiture à l'égard des chrétiens pour qui elle est fontaine d'eau vive et de salut éternel.
Nous savons bien que le Souverain Pontife a pouvoir de modifier et d'aménager les rites. Une chose pourtant lui reste toujours interdite : les bouleverser contre la Tradition, car la Tradition est expression de Vérité, elle transmet la Parole de Dieu. « Nihil innovetur quod traditum est. »
234:177
Quand le bouleversement, par une étrange alliance avec les ennemis de l'Église, porte l'équivoque à son comble, au point que se trouvent réalisées les aspirations de Luther, au point que les vœux des hérétiques sont satisfaits, au point que se multiplient en nombre effrayant les parodies, les sacrilèges et les profanations, un tel bouleversement devient renversement des choses et mensonge au cœur du Mystère. Les fruits vénéneux ont fait sans retard leur apparition : oblitération du concept de sacrifice, dépréciation (quand ce n'est pas mépris) de la Présence réelle, mise en valeur d'une certaine « foi des fidèles (« Il est grand le mystère de la foi ») qui supplante le « Mystère de Foi » c'est-à-dire la réalité sacrificielle et sacramentelle opérée par les paroles du prêtre ministre et sacrificateur (et non pas seulement président)... Sans doute, et nous le savons, les vérités de Foi ne sont pas niées explicitement ; nous savons encore que subsistent de loin en loin des mots et des expressions de forme catholique. Mais nous savons aussi que les commentaires, les textes de toutes sortes (même officiels), la concélébration acceptée de principe par les Protestants, toute une pratique et tant d'abominations constituent la preuve d'une si maligne équivocité : on reconnaît un arbre à ses fruits : ces fruits sont mauvais et confirment la nocivité du bouleversement opéré par le Saint-Siège.
C'est dire à quel point j'approuve, nous approuvons la « Lettre à S.S. Paul VI » de Madiran, c'est dire avec quelle conviction nous rejetons la Nouvelle Messe non seulement en théorie mais en pratique. Nous ne nous attaquons pas au Pape ; enfants de l'Église nous appelons son Chef, qui devrait nous écouter comme un Père, et nous lui disons « Rendez-nous la vraie Messe selon la Foi qui vous a été confiée en dépôt » ; et comme un Père il devrait à tout le moins nous répondre quelque chose, selon sa conscience de Pape. En attendant, puisqu'il publie, ou laisse publier, quoique Pape, une autre Messe, nous conseillons aux fidèles (car peu nous importe un prétendu consensus universel) : « C'est un mets empoisonné, n'y allez pas ! »
L'acte disciplinaire, disons les actes disciplinaires, qui engagent les nouveaux rites restent disciplinaires en dépit, hélas ! de leur inspiration et de leurs conséquences doctrinales. Ces actes disciplinaires, malgré ce qu'ils entament de la doctrine, ne tombent pas (pour plusieurs raisons) sous l'autorité des décrets engageant l'infaillibilité. D'ailleurs l'Esprit Saint veille : aucune des formulations n'impose la Nouvelle Messe d'autorité ; elles laissent au contraire à la Messe de toujours son existence canonique ; c'est évident pour celui qui a lu les textes, a fortiori pour le juriste ; et, de toute façon, la Foi annule la discipline qui la contredirait.
235:177
Quant aux ordonnances de NN. SS. les Évêques, l'embrouillamini et les contradictions avec les textes romains sont tels qu'elles perdent toute portée... dans la mesure où elles existent car chacun sait que les décisions de la prétendue collégialité (qui n'a aucune existence ni théologique ni canonique sur le plan national) n'ont aucune valeur juridique, a fortiori celles d'un « Conseil permanent ». D'ailleurs les Évêques autorisent finalement tout, même la messe inventée d'un bout à l'autre ; on ne voit pas pourquoi un prêtre ne pourrait célébrer la Sainte Messe comme l'a fait S.S. Paul VI lui-même et nos Évêques pendant des dizaines d'années et comme le fait l'Église depuis quinze siècles (après le sage et doctrinal enrichissement des rites de saint Pierre à saint Léon le Grand) ?
En ces temps de confusion, on ne le redira jamais trop : la Foi nous impose fidélité et donc rejet de l'erreur, surtout de l'erreur insidieuse et camouflée sous l'équivoque. Nous cédons au jeu de l'arbitraire ? Non ; nous obéissons à l'Église. La Foi commande, garantie par les textes séculaires et authentiques de la Sainte Hiérarchie et toute la pratique de l'Église. Voilà pourquoi, malgré notre peine et la persécution, nous sommes en sécurité, paisibles et confiants.
Abbé Louis Coache.
236:177
### Réponse de Jean Crété
APRÈS TANT DE PERSONNALITÉS dont les réponses viennent de paraître, je tiens, laïc du rang, à apporter mon adhésion réfléchie et sans retenues aux trois réclamations adressées à Paul VI par la lettre de Jean Madiran.
Je peux dire que le Concile et ce qui s'en est suivi a été et reste la plus grande épreuve de ma vie ; que j'en ai souffert, même au niveau de la sensibilité, plus que de la mort de mes parents. « Rome m'a fait mal », dit le Père Calmel. Oui, Rome m'a fait mal, Rome me fait mal. Séminariste voilà plus de trente ans, j'avais prévu une crise grave dans le clergé. Je n'aurais jamais imaginé que Rome pût défaillir.
Il s'agit bien de l'essentiel : la Messe, l'Écriture, le Catéchisme. Je place intentionnellement la Messe en premier. La Messe ! La Messe de toujours. La Messe latine, intangible. Je lui dois tout. A huit ans, la Messe m'avait donné le désir du Sacerdoce, dont Dieu n'a pas permis la réalisation, mais dont je vis encore. J'ai assisté, participé à des milliers de Messes dans ma paroisse aujourd'hui saccagée. Le 28 septembre 1970, jour du départ de mon vieux curé, j'y assistais pour la dernière fois dans mon église, les larmes aux yeux, sachant que c'était la dernière fois. Depuis, au prix d'un voyage de 150 kilomètres, je l'ai retrouvée de temps en temps dans ma paroisse d'adoption, avec la joie du trésor perdu, un moment ressaisi.
Avoir touché à la Messe est le crime impardonnable de Paul VI. La Messe avilie, dégradée, profanée, la perle jetée aux pourceaux, c'est, et restera la honte inexpiable du pontificat de Paul VI. De toute ma Foi, de tout mon cœur, de toute mon âme, je m'associe à la réclamation de Jean Madiran : rendez-nous la Messe.
237:177
Et l'Écriture aussi. Et le Catéchisme. Paul VI n'est sans doute pas aussi personnellement, aussi directement responsable de la falsification de l'Écriture et du Catéchisme, qu'il l'est de la dégradation de la Messe. La « nouvelle Messe » équivoque est son œuvre : il en est directement, personnellement responsable. De la falsification de l'Écriture et du Catéchisme, œuvre des exégètes, des « responsables de la catéchèse », des évêques prévaricateurs, Paul VI est tout de même complice par son silence, son soutien donné aux mauvais évêques, son refus d'entendre les réclamations. C'est bien à lui, le pontife suprême, qu'il convient d'adresser notre réclamation : rendez-nous le Catéchisme, celui de notre enfance, dont sont tragiquement privés les enfants d'aujourd'hui. Je les vois d'une ignorance totale, stupéfiante, des vérités religieuses les plus élémentaires, capables (je l'ai vu) de prendre un image du Sacré-Cœur pour une reproduction de la Joconde. Oui, pour nos enfants, nous réclamons au Saint-Père le pain de la Vérité.
Et la Bible, l'Écriture, affreusement trahie, défigurée par ces traducteurs sans Foi ni Loi, dont la pensée profonde est que Jésus n'est pas Dieu, ne croyait pas Lui-même être Dieu, n'a été divinisé que par ses disciples, et que donc toute la Révélation est illusoire. Au Pape, gardien de la Révélation, réclamons l'Écriture, l'authenticité des traductions, leur fidélité au grec et à la Vulgate.
J'approuve entièrement les trois réclamations, leur contenu et leur opportunité, le fait qu'elles soient adressées au Souverain Pontife, et j'ai la conviction que, dans la situation présente, elles constituent véritablement l'essentiel.
En union de prières, je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mon respect.
Jean Crété.
238:177
### Réponse de Bruno Durand
JE SUIS ABONNÉ A ITINÉRAIRES depuis de nombreuses années. Je lis et médite chaque mois les pages où sont solidement défendues les assises mêmes d'un catholicisme que tant de catholiques, aujourd'hui dévoyés, mettent un âpre acharnement à saper chaque jour. Et j'ai le remords de ne vous avoir jamais adressé le moindre mot d'encouragement, le mot d'approbation, si modeste soit-il, dont a besoin celui qui se dévoue à la défense de la vérité. Excusez-moi si j'ai si longtemps différé de prendre la plume et si mes applaudissements vous arrivent d'un pas si traînant.
Mais je tiens à vous exprimer aujourd'hui, à l'occasion de la lettre que vous avez adressée à Paul VI, combien j'en approuve les termes et les pensées. Elle est empreinte à la fois de fermeté et de respect. Il était indispensable, en face du silence stupéfiant de l'épiscopat, qu'une voix s'élevât pour exiger la nourriture spirituelle dont tant d'âmes ont faim et que je ne sais quel pied fourchu a escamotée, à la barbe des fidèles... Ma conscience me fait un devoir de vous apporter le témoignage d'un vieux bonhomme qui, vivant loin du monde, dans le silence et la solitude de la campagne aixoise, participe aussi peu que possible aux turbulences de la vie morne.
Je ne puis, certes, que déplorer amèrement la situation de l'Église de France et surtout l'incroyable bassesse morale de la plupart de ceux qui la dirigent. Mais comme j'ai passé ma vie à fouiller les chroniques et les archives, cette situation n'ébranle en rien la solidité de ma foi. Elle la confirmerait plutôt. J'ai eu jadis sous les yeux des documents très authentiques qui m'ont révélé que la majorité des prêtres de Provence nourrissaient, au XIV^e^ siècle, deux ou trois maîtresses et se livraient plus souvent à l'ivrognerie, qu'à la récitation des psaumes... Spectacle consolant offert à l'historien des âges chrétiens !
239:177
Et plus tard, au siècle dit des Lumières, que de prélats rôtissaient joyeusement le balai, depuis le Cardinal Dubois jusqu'à l'astucieux mari de Mme Grand ! En somme, je crois que le clergé s'est généralement recruté parmi des benêts, des incapables ou même de franches fripouilles (je pense à l'évêque de Beauvais dont, par souci de propreté, je ne veux pas citer le nom). Un coup d'œil sur le calendrier nous révèle le nombre infime des saints. Et celui des hommes de génie est plus infime encore. Qu'une Église aussi misérablement représentée dans le monde ait réussi à civiliser ce monde, à culbuter les vieilles idoles, à déraciner les erreurs du paganisme, à dresser vers le ciel la flèche des cathédrales, à imposer à la pensée humaine le génie d'un saint Thomas et l'éloquence d'un Chrysostome et d'un Bossuet -- voilà le grand miracle qui, à mes yeux, surpasse peut-être tous ceux relatés dans l'Évangile. L'histoire de l'Église est la preuve magistrale de son origine divine. Elle est l'antidote à tout glissement de l'âme vers le désespoir.
Malheureusement, si la victoire finale ne fait aucun doute, il nous reste que la traversée ne saurait esquiver les tempêtes. Et nous sommes précisément occupés à essuyer une de ces bourrasques qui secouent de temps en temps la barque de saint Pierre. Ce n'est pas gai et je préférerais vivre, comme mon père, sous un ciel plus serein.
\*\*\*
On a beaucoup médit de l'Église concordataire. Elle était peut-être un peu somnolente, un peu routinière et laissait parfois la poussière s'amonceler sur les degrés de l'autel. Mais quel sérieux, quel esprit de fidélité chez beaucoup d'âmes sacerdotales ! J'ai connu, dans mon enfance -- je suis octogénaire -- nombre de prêtres excellents, instruits, modestes, dévoués. Les scandales étaient fort rares et l'an comptait peu de fruits secs ou de planches pourries. Tout compte fait, je crois que le clergé du XIX^e^ siècle a été l'un des meilleurs que la France ait connus. L'édifice tenait bon, il aurait suffi de consolider quelques contreforts et de lessiver quelques nappes d'autel.
\*\*\*
Le bon pape Jean, malgré ses sourires débonnaires, a certainement gravement péché par imprudence en ouvrant les écluses d'un torrent dont ses prédécesseurs avaient bien prévu le danger.
240:177
Et Paul VI n'a ni pu ni voulu dresser de sérieuses digues contre ce débordement effréné. Si l'on doit, comme conseille l'Évangile, juger un arbre à ses fruits, il est difficile de porter sur le concile un jugement favorable.
La première et fondamentale erreur dudit Concile a été, je crois, de laisser de côté toute affirmation dogmatique pour se proclamer uniquement missionnaire. Voie difficile à suivre, peu applicable et, en fait, sournoisement transgressée. Mais surtout, c'était une voie absurde. C'était prétendre enseigner une religion avant de la bien définir, grave entorse à la logique dont nous voyons les tristes effets.
Mais plus grave encore fut cette prétention d'ouverture au monde moderne, cette affectation de parler le langage, d'adopter les méthodes, d'applaudir aux prétendues exigences d'une société devenue matérialiste et quasiment athée. Jamais, que je sache, ni les apôtres ni les pères de l'Église n'ont songé à présenter à leurs contemporains un Évangile édulcoré, attifé, bien arrangé pour s'adapter aux désirs des gentils et s'accommoder de leurs gourmandises. Des martyrs ont versé leur sang pour le maintien du *consubstantiel.*
Les pâtissiers du Vatican nous offrent aujourd'hui une tarte à la crème évidemment de belle apparence et de savoureuse délectation : il s'agirait de se réconcilier. Y a-t-il dans ce terme une arrière-pensée de retour au Concile (re-concile), je l'ignore. Je n'y veux voir qu'un louable désir de raccommodement et de paix entre les hommes. Certes, un pareil désir est fort honorable. Le *pax hominibus bonae voluntatis* ne saurait être trop recommandé. Pie XII avait fait ajouter aux litanies de la Vierge l'invocation *Mater pacis* qu'on aurait tort de négliger. Mais cette paix si souhaitable ne peut être, il me semble, qu'une conséquence de l'évangélisation. Convertissez-vous *d'abord* et vous aurez la paix *ensuite.* J'ai grand peur qu'en lui donnant la première placé, nos pâtissiers ne servent la tarte avant le rôti ou, si vous préférez, ne mettent la charrue devant les bœufs. Entre chrétiens, je ne conçois pas de réconciliation sans conversion préalable des hérétiques à la vérité : C'est pourquoi je suis plein de doute sur une prochaine embrassade entre romains et huguenots. Leur immoler, sur l'autel de l'unité, la langue latine, le costume ecclésiastique, les images de nos sanctuaires sont des gestes sans efficacité et qui ne nous rapprocheront pas d'eux.
241:177
A vrai dire, ce problème de l'œcuménisme que l'on agite avec tant de mystique frénésie me semble mal posé. C'est moins une question de théologie et de morale qu'une question de psychologie. La plupart des fidèles restent attachés à telle ou telle église, non pour l'avoir choisie délibérément dans le silence d'une méditation réfléchie, mais parce que, dès le berceau, une tradition familiale, des liens de cœur et d'esprit, l'inoubliable souvenir d'ancêtres et parfois de martyrs enchaînent irrésistiblement les volontés. Changer de confession religieuse, c'est briser mille attaches secrètes lentement nouées depuis des siècles. Au début de la Réforme, pendant la première génération, une conversion eût été facile. On passait aisément du temple à l'église et réciproquement. L'abjuration d'Henri IV n'a pas dû lui coûter beaucoup : son père avait été catholique. Mais aujourd'hui je ne peux croire vraisemblable un retour en masse des réformés. Imaginez-vous le torrent des pasteurs huguenots, battant leur coulpe, venir assiéger les portes de bronze pour implorer la bénédiction du pape ?... Il ne peut y avoir, sauf un miracle de la grâce divine (mais le méritons-nous ?), que des conversions individuelles. Ce qui ne veut pas dire que des chrétiens de confessions différentes ne puissent pas travailler, la main dans la main, à des œuvres de charité communes. C'est déjà quelque chose et c'est beaucoup. Et c'est en se plaçant sur le plan des affections naturelles et des travaux collectifs que le fossé peut être, sinon comblé, du moins réduit peu à peu.
Mais priera-t-on jamais ensemble ? demandent certains cœurs généreux. Oui, mais dans la mesure exacte où les croyances seront communes. Jamais quand les convictions et les dogmes essentiels divergent. Deux invocations contradictoires ne peuvent s'élever du même sanctuaire. N'est-ce pas Maurice Barrès qui évoque quelque part les « deux prières qui ne se mêlent pas » ? -- Ce que dit M. Henri Rambaud de la psychologie du pape semble très juste. Il paraît croire que c'est la recherche du bonheur terrestre qui nous ouvre les portes du ciel. Il ne mesure pas l'amertume des fruits de l'arbre qu'il s'obstine à cultiver. Enfin, il apparaît dans toute sa conduite un mélange d'entêtement et de diplomatie -- mettons jésuitique, pour faire plaisir à Pascal. Rien ne m'enlève de l'idée que, s'il a annoncé le procès en canonisation de Pie XII, c'est pour faire avaler, si j'ose dire, celui de Jean XXIII, mais avec l'arrière-pensée de ne pas le pousser bien loin. Je subodore en lui une rancune feutrée contre celui qui lui a refusé le chapeau rouge. S'il en était autrement, pourquoi célébrer avec fanfare l'anniversaire de l'Encyclique *Pacem in terris* et passer sous silence celles, non moins importantes, de Pie XII ?
Bruno Durand.
242:177
### Réponse de R. Berrou
VOTRE ENQUÊTE sur la « Lettre à Paul VI » devrait, me semble-t-il, provoquer une réponse particulière de la part de ceux de vos lecteurs qui ont en plusieurs circonstances tâché de vous seconder ; par exemple, pour la contestation de la nouvelle épître aux Philippiens ou la diffusion, précisément, de la « Lettre à Paul VI ». L'expérience fournie par ces actions, jointe à celle de la responsabilité d'une famille, m'autorise je pense à tenter au moins de vous répondre.
1° La Messe est bien le plus nécessaire qui soit. Avant 1969 je l'avais presque tous les jours dans mon quartier de travail. Maintenant nous ne l'avons plus que le dimanche, et à condition de la rechercher et de pouvoir se déplacer. Mais nous ferons tous les sacrifices nécessaires parce que nous savons et que, même, nous voyons de plus en plus, que la réalité du Saint Sacrifice conditionne toute autre réalité et d'abord notre existence et ce qui nous reste de dignité. Rien donc de plus opportun que de la réclamer à qui peut nous la donner. On pourrait même, sans en faire abstraction, mettre au moins sur un autre plan le catéchisme et l'Écriture, car tout se tient, mais c'est la Messe qui commande tout.
J'ajouterai que ce n'est pas avant tout pour notre propre bien que nous tenons à la Messe intacte, mais d'abord pour l'honneur de Dieu.
2° La réclamation sur un point aussi fondamental ne peut être adressée qu'au responsable suprême.
Mais alors pourquoi la distribuer dans le public ? et pourquoi dans un style si peu courtisan ? Ce sont les objections qu'a commencé par me faire un important curé de Paris. Objections mineures il est vrai et qui n'étaient que le prélude d'un duel implacable.
243:177
C'est que, s'adressant publiquement au Souverain Pontife, on s'adresse à toute l'Église et l'on force tous ses membres à prendre parti. Question d'honneur, justement, où il n'y a pas de compromis possible, ni d'échappatoire. En ces matières nous avons à faire valoir des exigences et ce ne sont d'ailleurs que les exigences de la nature des choses, contre laquelle aucune fonction humaine et institutionnelle n'a pu être établie. A défaut, donc, d'atteindre le Pape, pourquoi ne pas toucher ceux qui se prétendent attachés à lui.
A ce propos, j'émets le souhait que tous vos lecteurs fassent l'expérience de distribuer aux portes des églises les plus fréquentées la LETTRE A PAUL VI, les tracts « voltigeurs », et surtout celui sur le « missel empoisonné ». Qu'ils n'aient pas peur de donner ainsi de véritables coups de poing dans l'estomac de ceux qui entrent et qui sortent, et des curés qui s'inquiètent. C'est absolument passionnant et instructif. Ils sont bien obligés de voir que nous existons, ça les suffoque, et alors on les voit s'accrocher à leur suprême recours : leurs pouvoirs de police. Pour des prêtres qui avaient tant honte de leur personnage social, de leurs liens avec l'ordre établi, quelle pitié ! Quelle ironie divine ! Mais, au fait, n'est-ce pas de la même façon que Paul VI a reçu l'abbé de Nantes ?
3° Pour ce qui est de l'essentiel, je pense avoir répondu dans mon premier point. Nous exigeons la Messe intacte.
R. Berrou.
244:177
### Réponse de Jean-Bertrand Barrère
JE NE SUIS GUÈRE compétent pour offrir, comme vous m'y invitez, une réponse à votre enquête sur la « LETTRE » de Jean Madiran à S.S. le Pape Paul VI. Parmi celles que vous avez déjà publiées, je fais volontiers mienne la « Réponse de Louis Salleron ».
Ajouterais-je seulement que je trouve un peu excessif le sort fait à ce lapsus perdu dans un commentaire de l'Épître aux Hébreux à la page 383 du « Nouveau Missel des Dimanches » pour 1973 ? Pourtant, à relire avec Madiran cette phrase, j'en perçois mieux la gravité, l'erreur doctrinale, et je m'étonne qu'elle ait survécu du « Missel » de 1970 dans celui de 1973. L'explication de texte que je pratique ailleurs par métier fait ressortir de manière inquiétante l'intention cachée qui semble avoir présidé à la structure du morceau rédigé. La symétrie antithétique (« Il ne s'agit pas... Il s'agit *simplement... *»)*,* qui réduit « les choses » à leur « juste proportion », et l'opposition intérieure objective de « faire mémoire » à « l'unique », renforcée par « déjà », c'est-à-dire une fois pour toutes et sans répétition, montrent bien qu'il s'agit d'une rectification, d'un « rappel » doctrinal, d'autant plus dangereux qu'il est anti-doctrinal et non pas affirmé dès l'*Introduction générale,* mais glissé à propos, comme un simple *rappel* d'une vérité essentielle, admise par la tradition ([^28]).
245:177
C'est, comme vous le savez, la perte de la Messe de S. Pie V que je ressens le plus vivement et que j'estime fondamentale. Je souscris donc entièrement à la légitime demande et réclamation de Madiran à ce sujet. Je ne connais le « Nouveau Catéchisme » qu'à travers les extraits qui en ont été critiqués. Je ne suis donc pas en mesure de me former une opinion personnelle, non plus que sur la traduction des Saintes Écritures, sauf sur ce qui en est passé dans le « Nouveau Missel » et qui a été déjà signalé. A mon sens, toute traduction actuelle souffre de la double présomption de faire mieux et de faire moderne ; cette dernière prétention expose le texte nouveau à bientôt *dater* et invite par suite à une révision répétée qui provoque la méfiance. La fluidité substituée à la stabilité désoriente et dispose au scepticisme. Or, elle a été inscrite au programme initial, et, à moins qu'elle ne permette, après expérience, de revenir en arrière, elle ne peut qu'inquiéter le fidèle en quête de vérités stables. Ce n'est pas répondre que de déclarer le monde « en mutation » et, pour l'Église, de suivre ce monde : outre que le mouvement a été déclenché par quelques-uns et suivi par la masse docile, accoutumée à obéir, il n'est pas sûr que la majorité des fidèles et des infidèles attendait de l'Église qu'elle se laisse emporter dans ce flux au lieu de rester pierre et fondation. Je crois aussi que la vérité se dilue dans la présentation, j'allais dire, comme les chimistes, dans la « préparation ». Comme dit Pascal, à qui la « Réponse d'Élisabeth Gerstner » me fait retourner : « La vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu'à moins que d'aimer la vérité, on ne saurait la connaître. »
On se tourne alors vers Rome, et l'on rencontre le silence. Je crains avec M. De Corte que cette LETTRE, comme d'autres, ne rencontre le terrible silence du pape. Le ton n'en fera pas plaisir au destinataire, habitué à des formes plus enveloppées. Il daignera en offrir une mortification de plus à l'image du Divin Maître, exposé aux outrages. Ce silence est écrasant de mépris. On ne peut se plaindre cependant que le pape ne parle pas. Il parle beaucoup et sur toutes sortes de sujets. Mais non sur celui qui nous tient à cœur et qu'il tient aussi à cœur. Or il ne peut ignorer cette souffrance née de son laisser-faire ou de sa décision, que lui ont représentée les cardinaux Bacci et Ottaviani. C'est donc qu'il feint d'ignorer ou qu'il méprise. S'il feint, il adopte l'attitude du chef politique qui ignore le dissentiment ou ne l'admet que pour le réprimer. S'il méprise, ce qui n'est pas très charitable, c'est par l'intime conviction qu'il a choisi le meilleur chemin, celui où les interprètes de sa pensée nous convient à le suivre, qui est d'oublier le passé. Comment alors réconcilie-t-il la tradition, dont il se réclame, avec la nouveauté, qu'il nous impose de suivre ?
246:177
Cette division est pour moi un mystère, et je relis Pascal demandant : « Le pape serait-il déshonoré, pour tenir de Dieu et de la tradition ses lumières ? et n'est-ce pas le déshonorer de le séparer de cette sainte union ? »
Jean-Bertrand Barrère.
247:177
## NOTES CRITIQUES
### Irréalisme théologique
A la suite de « prudentes recherches », guidé par un jésuite hétérodoxe -- l'inévitable Père Teilhard -- il se trouve qu'un Père dominicain est en passe de faire des découvertes mirobolantes. Le doyen de la faculté de théologie de l'institut catholique de Toulouse, ayant examiné de près son arbre généalogique, s'aperçoit enfin qu'il ne descend probablement pas d'Adam et Ève, comme vous et moi et le commun des mortels. A la lecture du livre qu'il vient de publier ([^29]) on est tenté plus d'une fois de lui donner raison. En tout cas le théologien du *christianisme évolutionniste,* comme il dit, verrait assez bien, à ses origines dans le lointain des âges, toute une population larvaire de personnages hominisés simultanément, simultanément élevés à l'état de grâce, mais d'après lui un état de grâce sans révélation. La particularité la plus curieuse des membres de ce groupe, composé peut-être de quatre ou cinq cents personnages, c'est que chacun des membres était doué de raison mais sans le savoir et possédait la grâce dans une inconscience parfaite. Inconscients sur toute la ligne, aussi bien dans l'ordre de la nature que dans celui de la grâce, ces êtres tout à fait spéciaux étaient évidemment à l'abri du péché. Au demeurant, ils ressemblaient, nous dit-on, aux petits enfants baptisés qui n'ont encore aucun discernement. Un tel état a bien été le nôtre pendant quatre ou cinq ans. Mais pour les membres du fameux groupe, l'état d'irresponsabilité s'est prolongé jusqu'à la vieillesse la plus chenue. A 90 et 100 ans pas un n'avait encore émergé de ce qu'il faut bien considérer comme une idiotie congénitale.
Malgré tout il y eut péché originel. De quelle manière ? La réponse que nous donne l'auteur n'est pas très explicite. Je la transcris : « Quel péché ou quel ensemble de péchés, et à la suite de quelles préparations, a pu mettre le *groupe entier comme tel* dans la situation de péché et de rupture avec Dieu, cela n'est *évidemment pas plus imaginable que ne l'était le péché d'Adam et Ève dans la théologie traditionnelle. *» (p. 170.)
248:177
Pardon, mon Père. Dans la théologie traditionnelle le péché d'Adam et Ève est tout à fait imaginable ; il a été maintes fois imaginé et représenté. Les textes liturgiques, notamment au temps de la Passion, et la peinture sacrée, l'ont souvent exprimé et décrit. C'est un péché d'orgueil qui s'est traduit par un acte sensible comme il convient à des êtres composés d'âme et de corps. Ce péché a consisté dans la volonté effrénée de se faire les arbitres souverains du bien et du mal. Le Seigneur Dieu leur ayant prescrit, afin de manifester sensiblement leur amour, leur adoration et leur dépendance, de s'abstenir de l'un des fruits du jardin ils ont passé outre, ils ont désobéi carrément, sur l'instigation du démon jaloux. Comment donc pouvez-vous écrire que cela est inimaginable ? C'est sans doute un immense mystère ; disons un mystère surnaturel et révélé. Mais l'énoncé n'en est pas obscur ni compliqué, parce que le contenu de ce mystère est tout ce qu'il y a de plus déterminé et de plus réaliste. Cependant, pour complaire à la science d'un jour, on n'hésite pas à faire fi du réalisme des mystères divins. Plutôt les coquecigrues les plus compliquées, les inventions les plus bouffonnes et les plus saugrenues, que de ne pas fléchir le genoux, révérencieusement, devant les théories éphémères d'une certaine science à la mode. C'est la complaisance de l'auteur pour les grandeurs vaines d'un certain monde dit scientifique qui ont aggravé son penchant à l'irréalisme, cette triste inclination dont il nous fait l'aveu sans la moindre trace de ferme propos : « On voudrait pouvoir, dit-il, faire abstraction de tout ce qu'il y a d'empirique dans les origines humaines. » (p. 173.) Comme ce serait beau en effet de raconter l'histoire de nos premiers parents sans tenir compte de son poids de réalité. « (On voudrait pouvoir) rejoindre le drame du péché... dans une zone transcendante, antérieure à la matérialité des actes eux-mêmes, à leur conditionnement par un univers déterminé. » (p. 173.) Pour tout dire : on voudrait que la création de nos premiers parents, Adam et Ève, et leur élévation à l'état de justice originelle, soient situées hors de la planète et du lieu, que cela ne soit arrivé sur la terre nulle part. On voudrait aussi que leur faute ne se soit traduite par aucun acte matériel. On voudrait enfin donner aux catholiques et aux incroyants un livre qui mettrait tout le monde d'accord, ne demandant la conversion de personne et réalisant la chimère œcuménique de la réconciliation de tous dans le flou et dans le vague ; un livre de théologie-fiction pour une humanité d'ectoplasmes. Situé dans cette perspective *Évolution et Christianisme* n'est pas un ouvrage de mince mérite.
Afin de permettre au lecteur de juger sur pièce, je transcrirai maintenant, sans commenter ni souligner, quelques passages de l'auteur, quelques-unes de ses billevesées qui nous sont données « sous forme de prudente recherche » :
249:177
« L'effort de la théologie moderne pour dégager la foi au péché originel d'une conception déterminée des origines humaines est, certes, loin d'avoir abouti à des résultats reconnus et que l'Église puisse enseigner. C'est pourquoi, dans sa profession de foi, Paul VI maintient l'image traditionnelle non pas, certes, comme un dogme, mais comme le seul support actuellement sûr du Dogme. Il est permis, cependant, de se demander, sous forme de recherche prudente, si l'on ne pourrait pas maintenir l'idée fondamentale d'un péché commis aux origines et se transmettant vraiment par l'acte qui transmet la nature, sans se lier pour autant au monogénisme.
« Dans une perspective évolutionniste, on peut admettre sans peine que les humanités intermédiaires dont le sens aurait été uniquement d'être un chemin vers l'avènement de l'*Homo sapiens et religiosus* ont procédé et préparé celui-ci. Cet état d'enfance de l'humanité n'aurait pas été sans grâce, mais bien sans révélation, sans possibilité d'acceptation ni de rupture explicite. Ces êtres en devenir auraient tout de même été ordonnés à la vie éternelle et conduits vers elle. N'en disons-nous pas autant des enfants baptisés dans lesquels, certes, la grâce agit avant même la raison mais pour inspirer des actes d'enfant dans une innocence antérieure au plein usage de la liberté ? *L'homo sapiens*, lui, c'est l'homme parvenu à la pleine capacité de l'acte moral et donc religieux. A ce moment, se pose la question non pas tant du don ontologique de la grâce, que de l'accueil libre à lui faire, de l'instauration d'un dialogue, d'une alliance entre l'homme et Dieu, donc d'une *révélation*. Mais l'accès de l'homme au niveau où deviennent possibles la Révélation et le dialogue avec Dieu, ne s'est probablement pas réalisé tout d'un coup par le seul fait d'une mutation physiologique, dans un seul individu exceptionnel. Il a dû avoir lieu dans un groupe, dans une population, grâce à l'intercommunion des personnes. Comment concevoir une élévation purement individuelle à la pensée raisonnante et parlante ? Quand Dieu a parlé, quand Dieu a donné sa grâce sous une forme explicite et plénière, il y avait déjà sans doute une population humaine rassemblée dans laquelle pensée et langage avaient pris leur essor. Certes, il pouvait y avoir dans son sein un homme choisi, un Abraham, le premier de ces hommes de Dieu qui scanderont l'histoire religieuse de l'humanité. N'est-ce pas à la manière des héros éponymes, des chefs de peuple qu'Adam apparaît dans l'histoire biblique ? Mais le don s'adressait à tout le groupe et la réponse devait être celle de tous. Bien plus, à travers lui il s'adressait à tous les hommes dont ce noyau devait être à l'origine non seulement physique mais culturelle. (pp. 167 et 168.)
« ...la nature humaine n'est réalisée selon son concept intégral que dans la communauté des personnes. Dire, comme saint Thomas, que la grâce a été donnée à la nature comme telle, c'est dire aujourd'hui qu'elle l'a été au groupe tout entier. (p. 169.)
250:177
« Évitons même de dire que la grâce dans laquelle (la nature humaine) a été créée lui a été retirée car, en réalité, elle ne lui a pas été retirée, mais proposée autrement, non plus par l'intermédiaire de la nature, mais par celui de Dieu fait homme, non plus comme un harmonieux épanouissement mais comme une refonte douloureuse, non plus dans l'heureuse continuité de la nature et de la grâce mais dans la rupture de la croix et de la mort et le triomphe de la résurrection.
Tout ce que nous disons paraît supposer qu'on fasse dériver tous les peuples et toutes les civilisations d'un groupe originel dont le genre humain comme tel ait pu hériter, en chacune de ses branches dispersées, une situation universelle de péché. On pourrait être tenté de s'en tenir là, d'admettre qu'aucun autre rameau humain n'est parvenu ni ne devrait parvenir à l'état d'*homo sapiens*, à l'âge de la grâce et du péché, ou peut-être même de refuser à tout ce qui n'est pas encore *homo sapiens* la nature humaine proprement dite. Pourtant, cela n'est pas nécessaire. (p. 172.)
On voudrait pouvoir faire abstraction de tout ce qu'il y a d'empirique dans les origines humaines, rejoindre le drame du péché comme d'ailleurs la naissance même du mal dans une zone transcendante, antérieure à la matérialité des actes eux-mêmes, à leur conditionnement par un univers déterminé. » (p. 173.)
Le doyen de la faculté de théologie de l'institut catholique de Toulouse qui publiait jadis de bonnes études sur Notre-Dame, qui expliquait notamment sa prérogative de nouvelle Ève, *aurait dû* se souvenir avant de se fourvoyer dans les brumes léthifères du *christianisme évolutionniste,* comme il dit, que l'Ève nouvelle présuppose non pas une « population » féminine originelle mais l'unique première Ève ; comme le nouvel Adam, le Verbe de Dieu incarné, rédempteur, Notre-Seigneur Jésus-Christ présuppose non pas tout un groupe simultanément hominisé, mais le premier et unique Adam, *en qui tous ont péché.*
R.-Th. Calmel, o. p.
### Péguy pardonné
Dans *La Croix* dont il est plus ou moins quelque chose comme le co-directeur, le P. Lucien Guissard, assomptionniste, écrit le 12 août (page 7) :
251:177
« *...On comprend là tout ce qui nous sépare de Péguy. Limitée dans l'espace, transfigurée dans le temps sous des couleurs bien artificielles, sa vision privilégie le passé. On lui pardonne et on peut même en recevoir une leçon : il n'a pas rêvé du passé pour fuir les combats de son temps. *»
D'une « vision limitée et transfigurée sous des couleurs bien artificielles », le P. Guissard, grand alchimiste, retire donc, quand même, une leçon, mais sans nous dire comment tout ce plomb vil en or fut transmué.
L'impardonnable chez Péguy, c'est d'avoir « privilégié le passé ». Le P. Guissard lui pardonne cependant. Voilà donc Péguy pardonné, enfin, dans *La Croix ;* c'est une bonne nouvelle.
\*\*\*
Mais « privilégier le passé » est une formule aussi peu péguyste que possible. Alors, dire que la vision de Péguy, privilégie le passé, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
Au vrai, ce que les cuistres glorieux ne pardonnent pas à Péguy, ou ne lui pardonnent, comme le P. Guissard, qu'à grand et visible ahan, c'est surtout d'avoir montré quelle est *la plus vieille erreur de l'humanité.* En quoi il ne « privilégie » pas « le passé ». Mais il douche, et très froidement, l'illusion du présent.
La plus vieille, la plus constante erreur de l'humanité est de croire, à chaque époque, qu'on n'a jamais vu encore une humanité aussi épatante.
Péguy l'explique notamment dans le *Zangwill :*
« L'humanité a presque toujours cru qu'elle venait justement de dire son dernier mot ; l'humanité a toujours pensé qu'elle était la dernière et la meilleure humanité (...). Ce qui est nouveau, ce n'est point qu'une humanité après tant d'autres, ce n'est point que l'humanité moderne ait cru, à son tour, qu'elle était la meilleure et la dernière humanité ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, c'est que l'humanité moderne se croyait bien gardée contre de telles faiblesses par sa science, par l'immense amassement de ses connaissances, par la sûreté de ses méthodes (...) ; tout armé, averti, gardé que fût le monde moderne, c'est justement dans la plus vieille erreur humaine qu'il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune... »
252:177
Il est trop clair que cette erreur de l'humanité, l'erreur la plus vieille, l'erreur la plus commune, l'erreur de l'orgueil dans sa catégorie la plus bête, est exactement l'erreur « conciliaire » et « post-conciliaire ». Et qu'on ne pardonnera point à Péguy ce qu'il en a dit. Ou qu'on lui pardonnera comme le P. Guissard, en disant bien haut que la vision de Péguy est artificielle et limitée.
C'est la vision du P. Guissard qui est la bonne ; bien plus épatante que celle de Péguy. Ce pauvre Péguy, né trop tôt, mort trop vite, sans avoir connu « le » concile, et sans avoir pu être instruit et corrigé par le P. Guissard.
Mais pour n'avoir pas connu « le » concile, Péguy ne l'a cependant pas raté. D'avance et prophétiquement, c'est bien contre « l'esprit du concile » qu'il allait, quand il disait ailleurs :
« Il ne s'agit pas de perfectionner. Il s'agit de tenir, de garder le point fixe. Et quand on a essayé, on trouve que ça n'est pas déjà si facile. Tenons, mon ami, gardons ce point fixe. Il y a des gens qui veulent perfectionner le christianisme. C'est un peu comme si l'on voulait perfectionner le nord, la direction du nord. Le malin qui voudrait perfectionner le nord. Le gros malin (...). Le nord est naturellement fixe ; le christianisme est naturellement et surnaturellement fixe. Ainsi les points fixes ont été donnés une fois pour toutes dans l'un et l'autre monde, dans le monde naturel et dans le monde surnaturel, dans le monde physique et dans le monde mystique. Et tout le travail, tout l'effort est ensuite au contraire de les garder, de les tenir. Loin de les améliorer au contraire. »
On fait un grand effort sur Péguy autour du centenaire : un grand effort pour que nous n'allions surtout pas croire ce qu'il écrivait ; pour que nous n'allions pas simplement croire ce qu'il écrivait simplement. On s'efforce de nous faire lire non pas les livres *de* Péguy, mais des livres *sur* Péguy ; des livres qui nous font connaître Péguy en appliquant à Péguy justement la méthode de connaissance que Péguy récusait, la méthode lansonienne : c'est le P. Pie Duployé qui, le premier, a mis en scène ce tour de force. On applique en somme à Péguy « la méthode moderne », celle qu'il dénonce sous ce nom dans le *Zangwill* notamment, et dans les deux premières pages dudit *Zangwill* en un résumé saisissant. Le P. Guissard, qui se pose en grand lecteur à l'encontre de ceux qu'il répute ne lisant pas, pourrait (re)lire au moins ces deux premières pages. Au lieu d'insinuer, comme il le fait, que nous sommes des analphabètes et des imbéciles, incapables de lire, coupables de n'avoir point lu. Il écrit en effet, ce bon père Guissard, dans le même numéro de *La Croix :*
253:177
« *Les contempteurs du* « *monde moderne *» *appellent assez souvent Péguy à la rescousse. Même sans avoir lu toute son œuvre, ils n'ont pas eu à chercher longtemps pour découvrir chez lui le réquisitoire le plus violent qui ait jamais été prononcé contre le* « *monde moderne *»*. Ils ont trouvé les deux mots, cela, leur suffit ; ils considèrent que le verdict de Péguy s'applique toujours et d'une façon indiscutable à notre époque. Le seul ennui, c'est que trop peu de ces disciples tardifs ont le souci d'aller voir dans les textes quel sens et quelle portée Péguy donnait aux mots.*
« *S'ils y allaient voir, ils devraient convenir qu'on se trouve là devant une idéologie foisonnante et complexe, et patati et patata. *»
« Ils ont trouvé les deux mots, cela leur suffit. » Et surtout, « ils considèrent que le verdict de Péguy s'applique toujours et d'une façon indiscutable à notre époque », alors que notre époque, au contraire, c'est bien visible, notre époque postconciliaire est la plus épatante de l'histoire de l'humanité...
En appliquant à Péguy précisément cette « méthode moderne » d'histoire littéraire que Péguy récusait (au moins les deux premières pages du *Zangwill*, bon petit père Guissard, au moins les deux premières, (re)lisez), on nous en raconte aujourd'hui des merveilles. Qu'il était républicain et non pas monarchiste, socialiste et non pas nationaliste. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, précisément en *allant y voir,* ce que le père Guissard, semble-t-il, réclame sans le faire. En allant y voir, on s'apercevrait qu'à l'époque de Péguy tous les monarchistes étaient, justement, républicains (« les républiques sous le roi ») ; et que tous les nationalistes étaient nationaux-socialistes (mais non, mais non, petit père, je n'ai pas dit hitlériens ; je parle d'avant 1914). Il y aurait beaucoup à dire sur ces classifications, qui tendent aujourd'hui à ramener, enfermer, enfouir Péguy, « à gauche ». Mais c'est par bienveillance et c'est par amitié, bien sûr, nous l'avions compris c'est que Péguy est pardonné. De la même manière que l'Église post-conciliaire veut se faire pardonner. Et se faire accepter. Par le monde. Moderne.
C'est le progrès de la pastorale. Le progrès de la pastorale a commencé avec la Nouvelle Héloïse. C'est le perfectionnement du christianisme. Il ne fallait pas que Péguy en soit privé.
\*\*\*
*Rêver du passé :* Péguy était un rêveur. Son rêve était « une vision limitée dans l'espace, transfigurée dans le temps, sous des couleurs bien artificielles ».
254:177
Étant artificielle et limitée, « sa vision privilégie le passé ». Bon. Mais il y a, vous l'avez remarqué, une circonstance atténuante. Si Péguy a rêvé du passé, du moins ce n'était pas « pour fuir les combats de son temps » : et c'est cela qui le sauve tout de même aux yeux du P. Guissard ; c'est pour cela que le P. Guissard lui consent son pardon. Le plus grand crime, c'est de *fuir les combats de son temps ;* c'est de faire comme saint Benoît ; ou de se faire carmélite ; ou de mener la vie érémitique. Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus ne sera point pardonnée aussi facilement que Péguy.
Telle est la leçon que nous propose le P. Guissard. A nous autres, analphabètes imbéciles et « contempteurs du monde moderne », il acceptera peut-être de nous pardonner de « rêver du passé » et de « privilégier le passé », mais à la condition que nous n'allions pas *fuir les combats de notre temps.*
Bref, nous manquions au P. Guissard, en négligeant désormais d'aller le combattre sur son terrain. Il nous a retrouvés aujourd'hui. Et, sur la civière où les brancardiers l'emportent, il est heureux maintenant. Les combats de notre temps, non, nous n'en avons pas fini avec eux, et le P. Guissard, quand il rentrera de convalescence, aura quelques chances de nous trouver encore en face de lui.
J. M.
### Bibliographie
#### Pierre Ordioni : Tout commence à Alger 1940-1944 (Éditions Stock)
On reviendra plus longuement, comme il le mérite, sur ce témoignage de première importance. Il s'agit seulement ici de signaler l'intérêt de ce livre, qui est double. Par le moment et le lieu dont il traite. La société française des années 70 a toujours ses racines dans ces années et les divisions entre Français. Ces divisions étaient sans doute fatales. Elles pouvaient être momentanées. Une autre solution a triomphé : la rupture a été durcie, consacrée, la frontière entre deux façons de servir est devenue la frontière entre le Bien et le Mal. Irrémédiablement. Et c'est à Alger, après le débarquement américain qu'on vit fonctionner d'abord ce mécanisme.
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Pierre Ordioni observe ce passage avec une grande lucidité. Et l'intérêt de son témoignage est redoublé par son talent. C'est un grand mémorialiste. Il a le don des portraits, il a l'humeur, le sens des formules (bref, des vertus très françaises -- y compris un brin de fatuité à l'occasion).
Un portrait, entre cent : « En 1941, à Alger, les « jeunes de la Légion » sont présidés par un garçon plein d'imagination et d'allant qui fera un jour parler de lui. Associé à un père et à un frère dans une entreprise de futailles, Jacques Chevalier tient d'une mère texane ce côté séduisant qui fit le charme de Gary Cooper dans l'*Extravagant M*. *Deeds.* Grand, mince, blond, un peu dégingandé, il pratique un fanatisme souriant envers le maréchal Pétain en qui je le soupçonne de voir quelque Abraham Lincoln. Il s'est jeté à corps perdu dans la Révolution nationale au triomphe de laquelle il met un dynamisme qui tient à la fois de ses qualités d'homme d'affaires entreprenant et d'une nature idéaliste curieusement teintée d'une ambition qui le portera très vite à solliciter les fonctions de maire d'El Biar. »
Sur ce sujet (Alger de 40 à 44), déjà si souvent traité, il y avait au premier rang le livre de Chamine, la *Querelle des généraux*. Il y a maintenant le livre de Pierre Ordioni.
Georges Laffly.
#### Roger Bésus : L'unique semence (Plon)
Lentement, patiemment et durement, Roger Bésus compose son immense fresque ; il explore le temps présent, modifie les perspectives et les distances, prolonge l'existence de ses héros, ou complète les places encore vides dans un système intelligible dont la signification vraie ne peut être atteinte que par une longue maturation. Nous retrouvons des personnages connus, mais quinze années plus tard : Sommery, le philosophe, le « maître ». Despérant le penseur chrétien. Simon, le tueur idéaliste, vengeur étrange et vertigineux, fidèle à son revolver comme Despérant à sa vocation de présence spirituelle et Sommery à sa mission intellectuelle ; et bien d'autres artistes ou écrivains dont l'âge accroît la densité personnelle. Dans un univers menaçant, ils se retrouvent là où nous les attendons naturellement, au cœur des drames et des crises de l'Europe.
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Le climat est ici celui de l'assaut d'une « contestation » pseudo-intellectuelle contre les valeurs authentiques et les penseurs désintéressés. Mai 68 en France ne fut qu'un cirque, et Bésus n'a nulle complaisance pour les mascarades : son sens aigu des réalités tragiques lui fait saisir le problème dans l'ambiance, plus révélatrice, de l'Allemagne. Depuis dix ans Sommery enseigne dans un institut philosophique qui va subir l'agression fanatique de la horde gauchiste. C'est dans les brumes de la mer, ou sur une route nocturne et périlleuse que les personnages indispensables arrivent au rendez-vous. Les contestataires, eux, sont des soudards issus du fond des âges, héritiers des lansquenets du XVI^e^ siècle, pourvus de prétextes philosophiques comme les autres de prétextes religieux. L'ensemble épique, grandiose dans sa confusion et ses vacances, est à la mesure d'un drame de l'Occident que chaque personnage affronte avec ses réactions et ses aspirations accoutumées. La part de l'analyse philosophique, comme toujours chez Bésus, est largement développée ; la juste rigueur de ses jugements atteint, au-delà des êtres fictifs, bien des agitateurs fort réels et clairement nommés. Après une telle lecture, comment prendrait-on à la légère un mouvement qui apparaît comme une résurgence de la barbarie, avec ses violences sanguinaires, ses scatologies, ses obscénités, ses délires éructants ? Le décor rappelle positivement la fameuse formule : « nuit et brouillard » ; et les bruits sont bien ceux de notre siècle, force nous est d'en convenir, même s'il nous arrive encore de jouir temporairement d'asiles plus silencieux ou plus harmonieux. Le paganisme rémanent revient avec ses mœurs tribales, sa haine de toute loi, dans ces décompositions intellectuelles et morales, ces attaques rapaces que l'on présente comme un progrès dans des contrées nordiques tardivement christianisées, et hantées, comme au temps de Weimar, par les drogues et les mirages pourrissants de l'Extrême-Orient. Nous sommes à la limite, à l'heure de vérité. C'est Simon qui tire, mais Sommery avait aussi un pistolet dans le tiroir de son bureau et s'en serait servi s'il avait pu l'atteindre. Despérant, l'homme de prière, obtiendra-t-il du ciel que l'arme reste dans le tiroir à tout jamais ? Ou la Providence en a-t-elle autrement décidé ? Tout est encore possible ; mais Roger Bésus sera allé, dans ce roman, jusqu'à l'ultime avertissement
J.-B. Morvan.
#### Michel Déon : Un taxi mauve (Gallimard)
Si le « taxi mauve » se situe en Irlande ; c'est sans doute parce que l'Irlande offre le double avantage de ménager encore une réserve de solitudes authentiques, ensuite de constituer un lien entre l'Europe et l'Amérique. Sous l'apparente multiplicité infinie des hommes et des lieux, les romans de Déon tendent à une synthèse occidentale, ou plus exactement peut-être, à une concentration des problèmes, des oppositions, des incompatibilités apparentes dont l'occident est affecté. Le personnage narrateur, qui nous fait de lui-même une assez large confession, a choisi la solitude pour son bilan personnel ; mais l'univers humain vient le retrouver au milieu des tourbières, des genêts, des jonquilles et des hortensias. On connaît l'attachement des Irlandais d'Amérique pour leur ils originelle ; il est tout naturel que les membres de la famille milliardaire des Kean viennent successivement peupler un dialogue humain de plus en plus nourri :
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le jeune Jarry, candide et drogué, que la chasse désintoxique et que la souffrance d'amour mûrira ; ses sœurs, la gracile et troublante Sharon, épouse d'un prince allemand, Moira Iastar avec ses collaborateurs noirs ou blancs. Nous assistons en somme à une confrontation de la vieille Irlande et de ses enfants prodigues ; la rustique violence toujours présente dans le pays est passée dans la rude énergie des pionniers émigrés de l'autre siècle, et se retrouve, sans emploi et désorientée, dans les âmes des jeunes héritiers trop gâtés. Mais le héros du livre est Taubelman, colosse bavard et mystérieux, truculent jusqu'à l'extrême indécence : à la fois Gargantua, Ulysse et Tartarin, et j'ajouterais Falstaff. Cet apatride, inlassable conteur d'histoires, est accompagné d'une jeune fille fort belle (son enfant ou sa nièce ?) et qui, elle, semble muette au début du roman. Taubelman a beau être le personnage venu de loin. que l'on croit avoir partout rencontré, il est bien par sa mythomanie loquace un personnage digne de l'Irlande, un héros de Synge, un autre « baladin du monde occidental ». Personnage nécessaire : sans des hommes comme lui le monde crèverait de certitudes et de certitudes moroses ; les illusions sont indispensables à un monde apparemment bigarré mais réellement décevant. Les rêves nocturnes du narrateur amplifient encore les récits de Taubelman, qui apparentent le livre à l'ancienne technique du « roman à tiroirs », propre aux fictions picaresques des siècles classiques. « Un taxi mauve » se prête facilement aux hypothèses songeuses que l'on élabore, une fois le livre fermé : ces personnages ne sont-ils pas les phantasmes de l'imagination solitaire ? Quels que soient les prestiges poétiques des paysages évoqués par Michel Déon, et orchestrés par lui sur le thème antique de la Chasse, l'esprit ressent le besoin d'aventures humaines, même si elles n'ont pas la même noblesse, la même pureté que les solitudes de l'île celtique. Il fallait les Kean, et Taubelman, pour compenser la quiétude un peu fade du séjour chez Mme Colleen. Mais l'œuvre va plus loin : elle est une sorte d'étude clinique des tourments du cœur et des tumultes de l'esprit dans un monde fébrile. Le Docteur Seamus Cully, avec son inséparable véhicule, un ancien taxi peint en mauve, objet quasi surréel, est certes un intercesseur de l'Irlande ; mais il semble bien aussi qu'il soit une sorte de guérisseur intime et confidentiel, un « double » salutaire et réconfortant comme le Docteur Noir que Vigny place auprès de Stello.
J.-B. Morvan.
#### Raymond Aron : La république impériale (Calmann-Lévy)
C'est une analyse de la politique étrangère des États-Unis depuis 1945. Ce pays assume une responsabilité impériale sur le monde libre -- et une bonne part du monde tout entier, plus par un enchaînement imprévisible des faits que par une vocation : dans les vainqueurs de 45, la Grande-Bretagne n'était plus en mesure de jouer le rôle de surveillant et de protecteur qu'elle avait eu auparavant. Et, venant de tuer le diable, les États-Unis s'aperçoivent qu'il en existe un autre.
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D'où un engagement généralisé, appuyé sur la conviction de représenter le bon droit et le progrès. Mais du coup ce grand pays, devenu gendarme du monde, essuie déboires sur déboires. Et la tentation de l'isolationnisme reparaît très vite.
Depuis 1965, la puissance mondiale des États-Unis est en déclin, et, « en 1973, Nixon prêche la modestie, le *low profile *». Bien forcé : le peuple américain est déçu, comme tous les maladroits de bonne volonté, qui, après mille erreurs, constatent avec surprise qu'on ne les aime pas. Une part de la jeunesse rejette les principes et valeurs qui avaient fondé le pays. Enfin « tout se passe comme si les intellectuels, les professeurs, les journalistes n'avaient pas encore admis le caractère *normal* de la participation au jeu interétatique de la République américaine ». (Et l'on sait le poids de cette *classe informante* avec le rôle actuel des moyens de communication. Voyez en France.) Traditionnellement, les États-Unis se considéraient comme une nouvelle chance donnée par Dieu aux hommes, après le gâchis de l'histoire dans l'ancien monde. Ils étaient juges, et juges sévères, tant qu'ils restaient à l'écart. Jetés à leur tour dans le tumulte, ils ne s'en consolent pas mauvaise disposition pour une action impériale.
Autre paradoxe : les ennemis économiques des États-Unis sont actuellement le Japon et l'Europe, ses alliés politiques.
Un retrait politique est donc la voie la plus probable. C'est important pour les pays d'Europe occidentale, et particulièrement la France. Ils n'ont aucune intention d'assurer leur propre défense. Ils semblent incapables de mobiliser leurs forces. Est-il probable qu'un tel vide pourra persister longtemps ? On peut en douter.
Georges Laffly.
#### François Nourissier : Allemande (Grasset)
« Allemande », c'est, nous dit un des personnages, « une danse d'un mouvement allègre et soutenu », venue de Germanie et en honneur au temps de Louis XIV. Titre ambigu, car ce rythme est celui de la vie de Paris au temps de la fin de l'occupation et de la libération. L'animation du récit ne provient pas seulement du déroulement accéléré et confus des événements : elle tient à la présence d'une amertume, et si l'on peut croire à une certaine allégresse, elle est encore marquée d'ironie et d'âpreté. Les personnages essentiels sont des adolescents rêvant d'amour, hésitant sur le sens de leur destinée, au milieu d'appels politiques, guerriers ou intellectuels, contradictoires et également décevants. Aux amours frustes, à peine goûtées, dont l'impudeur garde un air de naïveté, se substitueront des initiations réelles et grossières.
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Le personnage central, Lechade, vivra la Libération en tenant un fusil inutile, et ses camarades, filles et garçons, pourront sans doute dire comme lui qu'ils sont « passés à côté de tout ». Leur apprentissage de la vie se sera situé dans un climat psychologique où finalement. Flaubert triompherait de Stendhal et de Montherlant. L'intérêt narratif et descriptif ne faiblit jamais : ces années reparaissent devant nos yeux avec l'agitation fébrile d'acteurs nombreux, parfois épisodiques, et presque toujours symboliques du décalage entre le fait historique et l'événement personnel : les filles qui se brunissent sur les quais de la Seine et le vieux monsieur promenant son fox pendant que crépitent les combats, pas toujours glorieux, de la libération ; il y a les images, et les odeurs de sueurs, de poubelles et de gargotes, mêlées aux provocations des livres qu'on lisait encore, des plus récents et des pièces nouvelles, productions intellectuelles assez malmenées par l'esprit critique d'adolescents à l'âge du bachot. Nourissier lui-même reste fidèle à la même perspective, et tient à le rester : il proclame qu'il se refusera à sacrifier à l'indulgent et coutumier embellissement du passé. C'est à mon sens l'intérêt supérieur du roman ; nous tous, les « vingt ans des années quarante » éprouvons encore ce complexe d'attraction-répulsion. Cette époque garde un pouvoir hypnotisant, en même temps qu'elle nous fait ressentir une impression de frustration durable ; celle-ci, loin de s'atténuer, a pu croître en âpreté longtemps après. L'attitude de l'auteur est représentative de notre génération. Mais, à la réflexion, les jeunesses des diverses époques, n'ont-elles pas toutes pensé qu'elles étaient passées à côté de tout. ? Pour nous autres, les déceptions suivantes ne se sont-elles pas reportées sur ces années de crise exemplaire, par un curieux mais explicable transfert ? Si nous avons plus durement ressenti nos griefs, ne serait-ce point à cause de la cruelle richesse de cette époque-là ? Même si quelque rage se mêle à notre mélancolie, un retour sincère et vraiment critique nous révèlerait bien des trésors dont la vertu permanente nous guide encore ; plus l'épreuve était exceptionnelle, plus fortes furent nos adhésions à l'essentiel. Nous serions passés à côté de tout ? Du simple point de vue de l'inspiration littéraire, le crois bien que Nourissier prouve le contraire
J.-B. Morvan.
#### Paul Valéry : Cahiers, tome I (La Pléiade)
Cette édition a été établie par Mme Judith Robinson. Elle remercie, dans un avant-propos, le gouvernement australien qui « a offert à ce projet une subvention extrêmement généreuse. »
Cela me fait rêver. N'est-ce pas curieux de penser que sans les Australiens, nous aurions peut-être attendu longtemps en France, cette édition de Valéry ? Je n'insiste pas : il doit y avoir des optimistes pour décrire cela comme une preuve de « rayonnement ».
On sait que toute sa vie, chaque matin, « entre l'aube et la lampe », Valéry exerçait son esprit en écrivant dans ces cahiers. Il jetait le filet, et la pêche était diverse.
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Des livres comme « Tel quel » ou « Mauvaises pensées » en sont issus directement.
Il existe aussi une édition intégrale, photocopie, faite par les soins du C.N.R.S. Elle est très coûteuse et peu accessible.
L'ennui, c'est que je suis déçu par cette édition de la Pléiade. D'abord parce que Mme Robinson a regroupé ces notes par sujets (Ego, le Langage, Système, etc.). Valéry lui-même n'était jamais parvenu à mettre en ordre ce chaos.
Ensuite, parce qu'il s'agit d'un choix. On connaissait un peu les cahiers pour des extraits publiés par la duchesse de la Rochefoucauld : « En lisant les cahiers de Paul Valéry ». On y trouvait déjà des choses assez surprenantes, et je regrette de ne les avoir pas sous la main. A propos de son discours sur Voltaire, en 1944, Valéry notait : « Je n'ai pas dit ce que je pensais de Voltaire, mais ce que je pensais qu'il fallait en dire en de telles circonstances. » (Si les mots n'y sont pas, le sens y est.)
C'est bien naturel, ces précautions et ces limites que l'on s'impose. Mais justement l'édition des Cahiers devrait avoir pour but de nous montrer la face cachée de Valéry, ce qu'il pensait pour lui seul. Je n'ai aucune raison de suspecter le choix fait ici, mais du seul fait qu'il y a choix, ne risquera-t-on pas d'écarter les considérations qui paraîtront inactuelles, qui pourraient desservir l'auteur (le « desservir » en fonction de nos conformismes actuels, qui sont très puissants -- et presque insensibles) ?
Je me rappelle par exemple, dans ces extraits faits par Mme de la Rochefoucauld, une phrase à l'éloge du *devoir* et de la *morale,* que Valéry regrettait de voir dégradés. J'ai noté ce qu'il ajoutait ensuite : « Et voilà ce qui advient quand on laisse aux imbéciles ou aux quasi-gredins de divers genres le soin des choses sublimes, dures et nécessaires, qui sont les trois choses à faire comprendre. »
Un tel souci peut passer pour surprenant chez Valéry. D'où l'intérêt d'une telle notation. La retrouvera-t-on dans le second tome de la Pléiade ?
Le volume que nous avons confirme l'idée d'un Valéry nihiliste dont nos terroristes du langage ne sont que la prolongation. On est un peu déçu par son acharnement à décrire l'homme avec force schémas et fonctions, tout un attirail d'allure scientifique. On finit par se dire que ce qu'il étudie, plutôt que l'homme, c'est le bonhomme d'Ampère.
Georges Laffly.
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#### Jacques de Bourbon-Busset : Le lion bat la campagne (Gallimard)
Il serait impossible, et d'ailleurs contraire à l'intérêt du lecteur de relater tous les voyages fantastiques où le narrateur est entraîné en compagnie de son Lion. Ce fauve métaphorique est en réalité le surnom familier donné à son épouse, mais la fiction léonine finit par passer dans la réalité. Le « lion » a du roi des animaux la démarche noble et audacieuse dans la quête des mystères périlleux, mais il ne perd jamais de vue deux constants soucis, la passion du jardinage et un goût très vif pour le café au lait. Tout le roman est un jeu spirituel et poétique de lettré, auquel il faut apporter les mêmes délectations d'humanistes : la difficulté tient parfois à l'abondance des réminiscences, des citations, des personnages à découvrir. Par une première malice de l'auteur, l'étrange M. René qui engage nos deux héros sur la voie initiatique de l'irrationnel n'est autre que Descartes, le philosophe de la raison. La tentative constamment renouvelée du mystère est symbolisée par la présence chronique d'une chaise à porteurs roulante, une -- vinaigrette., douée d'une autonomie magique, sur la route et même dans les airs ; d'abord inquiétant et irritant, ce véhicule devenu indispensable entraînera les personnages dans une farandole de révélations où le monde actuel se mêle sans façon à l'histoire ou aux fictions littéraires. Nous ne sommes plus tellement étonnés de rencontrer Gordon Pym, Léonard de Vinci qui cite Valéry, la reine Zénobie hôtelière en Saintonge, Pline le Jeune racontant sa fameuse chasse au sanglier, Lola Montés et Peter Ustinov. Un aigle majestueux et bavard disserte, installé dans le fauteuil de la maison provençale. Maint jugement ironique révèle le diplomate et l'homme de lettres : la fausse modestie de Pline rappelle au narrateur certains quémandeurs de Légion d'honneur, et M. de Chateaubriand lui-même ambassadeur à Rome, ressemble un instant à un M. de Norpois épris de rhétorique religieuse. Une émouvante profondeur peut aussi se révéler sous la mystification humoristique, dans la solennelle conversation avec les Choucas ou avec le Grand-Duc ; le cauchemar garde, en un épisode, sa place nécessaire, mais limitée et discrète. Tout le livre répond à une essentielle devise : « Il faut rêver » ; et le Lion ajoute ironiquement que c'est une citation de Lénine...
J.-B. M.
#### Julien Gracq (numéro des Cahiers de l'Herne)
On trouvera dans ce cahier une somme d'études sur cet écrivain rêveur, appliqué, qui écrit une très belle prose (un peu gourmée peut-être). On y verra comme nos critiques sont savants : ils sont aussi experts que les Scients, dans *la Grande Beuverie,* quand ils se mettent à disséquer un lapin. A la fin, il n'en reste rien.
Il y a aussi un très beau texte de Jünger. Il raconte un voyage au Japon -- et poursuit sa réflexion sur notre monde -- ... « étant convaincu que la destruction du mythe et du *nomos* n'est pas seulement inévitable, mais aussi nécessaire, et voyant se confirmer cette conviction dans tous les pays du monde -- mais elle s'accompagne toujours d'une impression de vide, comme lors d'une interminable partie, à minuit, quand on mêle une fois de plus les cartes. Ce que nous avons vécu de manière concentrée dans la bataille de la Somme, où nous avons payé notre billet d'entrée, se reproduit à de longs intervalles. Mais le sentiment subsiste qu'un obus est tombé, et toujours la conscience d'un danger proche et de nature vile. »
G. L.
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#### Chanoine A. Richard : Du Paradis terrestre à la Parousie (Essai poétique sur le mystère du Christ)
Je ne ferai qu'un reproche à l'auteur : celui d'avoir choisi un titre trop austère pour une œuvre poétique d'une belle, grande et claire simplicité -- le terme d' « essai poétique » est trop modeste et risque de suggérer une impression fausse : car il s'agit bien d'un recueil de poèmes illustrant la marche de la Rédemption depuis la Création jusqu'à l'accomplissement suprême, par l'évocation des épisodes de l'Écriture. Ce livre m'est parvenu au moment où je venais d'ingurgiter péniblement le contenu prétentieux, balbutiant et saugrenu d'une revue qui prétendait fournir les moyens techniques de ressusciter le goût de la poésie chez les enfants grâce à d'artificielles « comptines » et à des ritournelles stupides. Puisqu'il n'est bruit que de rendre à la poésie droit de cité dans l'éducation, revendiquons la plénitude de notre indépendance et de nos droits. Au lieu des sornettes mécanisées d'une pédagogie subversive, conseillons aux parents et aux éducateurs soucieux de former les adolescents à la culture française une œuvre telle que le recueil du chanoine Richard ; proposons à la jeunesse un langage qui ait un sens, et le plus haut, une poésie sans acrobaties ou complications inopportunes, attrayante par la disposition « aérée » propre aux strophes dont le dessin reste assez net et sensible pour inviter à l'imitation éventuelle. L'auteur use des strophes en octosyllabes pour les narrations bibliques les plus familières, démarches, voyages et dialogues rustiques. des strophes en alexandrins pour les épisodes les plus solennels. La phrase est dense et d'une transparence cristalline à la fois, animée d'un rythme noble et sûr ; l'expression de la doctrine est toujours intelligible sans être jamais rabaissé ; les seuls ornements ajoutés parfois sont empruntés à un décor végétal et floral. Rien de tel que la vérité pour donner un style à un langage et à une poésie les préférences des lecteurs seront sans doute diverses : j'attribuerais le prix à la Parabole du Semeur. Ce livre est de ceux trop rares, où l'on a l'impression de rapprendre à penser, écrire et composer en français, comme nos aïeux, sous le signe de la Croix.
168 pages, 15 F. Chez l'auteur. Chanoine Richard, 3, rue de la Faïence, 30000 Nîmes ou : Office Général du Livre, 14 bis, rue Jean-Ferrandi, 75006 Paris.
J.-B. M.
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#### Jean Brun : La nudité humaine (Fayard)
L'homme a été créé nu et il ne s'en console pas. Il s'habille pour se protéger et pour se parer. Pour paraître ce qu'il est. Pour s'exprimer. L'histoire de la mode pourrait être ainsi l'histoire la plus vraie. Ses changements rappellent la lutte continuelle de deux désirs : être comme tout le monde, être différent. Le vêtement nous rappelle sans cesse que l'homme est mal dans sa peau. Et il est naïf de dire que la société de consommation, pour favoriser le commerce, nous pousse au changement : « Les changements de mode traduisent beaucoup plus : ils expriment à leur manière le malheur de la conscience qui tente de se plonger dans une odyssée permanente au sein d'un réel toujours reconstruit. »
Une époque malheureuse se traduit ainsi par un désir éperdu de changer de peau, et comme elle dit, à la suite du poète, de « changer la vie ». La nudité, ou la rupture brutale avec les habitudes vestimentaires (et capillaires, et hygiéniques) du milieu, ne sont que les traductions de ce désir. Aventures qui s'expriment aussi par « la Révolution qui n'est plus que tout à fait accessoirement un moyen de faire cesser les injustices, mais qui est devenue un but en elle-même, et la Drogue, qui n'est plus un moyen au service de la pharmacopée, mais qui est devenue une fin en soi ».
Ce désir frénétique de dénudement, d'un appel à une « nature » inventée, n'est d'ailleurs pas neuf. Les Turlupins, les Frères du libre esprit, les Taborites, etc., bien des sectes du Moyen Age finissant connurent cette tentation, voulurent cette rupture, avec le même sombre esprit de cruauté et de désespoir.
Il s'agit d'un des livres les plus éclairants (sur notre société et le mal qui la ronge) que l'on puisse lire en ce moment.
G. L.
#### Jean Moal : Les Grands Fonds (Table ronde)
Le premier roman de Jean Moal est un récit magique, une légende de rêve et de mort qui naît pourtant d'un des aspects les plus techniques, les plus « rationnels » de notre monde. Une petite ville, Halles, va être engloutie sous les eaux d'un barrage.
Tous les habitants sont partis, sauf Hélène Mariani, qui tenait le buffet-bar de la gare. Elle sait que c'est ici que sa vie doit s'accomplir.
Elle pense peut-être à se défendre, à faire sauter le barrage, ou à fuir, mais au fond d'elle-même elle attendait la mort qui vient la prendre là, et la reçoit sans surprise. Un homme aussi périra au moment de la mise en eau : Rudi, l'ingénieur, qui savait qu' « il avait rendez-vous » avec ce lieu. Et Anne, la mystérieuse voyageuse, qu'on attendait, et qui ne vient que pour accélérer la fin (mais elle ne le sait pas), est la comète qui annonce ce déluge, l'image de la mort qui paraît pour faire signe.
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A côté de ces trois personnages, les autres ne sont que des ombres ou des fantoches, manœuvres exacts et aveugles du monde technicien. Ils relèvent de la charge. Ils sont la part de comédie du monde. Avec beaucoup de drôlerie, avec le sens du mystère et de l'invisible, Jean Moal apporte aussi un lyrisme très naturel, qui permet de faire accéder un décor banal (ce barrage, la gare, un palace) à la puissance de l'enchantement.
G. L.
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## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### La campagne nationale contre l'avortement
La loi criminelle « libéralisant » l'avortement a été *retardée.* Le gouvernement avait annoncé son intention de la faire accepter en première lecture, à l'Assemblée nationale, avant l'été. Mais la résistance du pays a fait hésiter la majorité gouvernementale.
D'abord spontanée, cette résistance est en train de *s'organiser.* Comme nous le souhaitions dans notre SUPPLÉMENTVOLTIGEUR du mois de mars 1973, -- (numéro contre l'avortement, qui est peut-être pour quelque chose dans l'interdiction administrative du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR par les pouvoirs publics...), -- cette résistance nationale « *s'organise sur le plan corporatif qui est conforme à l'ordre naturel et qui offre donc, pour la résistance à la subversion, une meilleure base que les comités ou groupements conçus à la manière des partis révolutionnaires *»*.*
Nos amis de l'Office international et de *L'Homme nouveau* se dépensent sans compter au premier rang du combat contre la loi criminelle.
Dans le numéro 602 de *L'Homme nouveau,* Marcel Clément explique pourquoi et par quels moyens *la France se cabre.* Voici les principaux passages de cet article :
LE 5 JUIN DERNIER, 10.000 médecins -- ils sont aujourd'hui plus de 12.000 -- rendent publique, à la Domus Medica, la « *déclaration des Médecins de France *». Ils disent non au projet de libéralisation de l'avortement, car la médecine est au service de la vie finissante et la protège dès son commencement. Ils refusent en particulier de tuer les malades qu'ils ne savent pas encore guérir.
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Le 19 juin, trente-cinq associations d'étudiants écrivent au Président de la République et le prient d'user de son autorité pour rappeler publiquement le caractère sacré du droit à la vie et pour éviter qu'une loi anti-constitutionnelle ne voie le jour.
Le 29 juin, 432 professeurs de l'enseignement supérieur rendent publique à la Sorbonne, la « *déclaration des Professeurs, enseignants et chercheurs de France *». Ils adjurent les plus hautes autorités de ce pays de refuser le permis légal de tuer et de tout mettre en œuvre pour qu'une contradiction mortelle ne soit pas établie entre la loi morale et la loi française.
Le même 29 juin, une conférence de presse rend publique la « *déclaration des Juristes de France *», signée par 3 422 membres des professions juridiques et judiciaires. Cette déclaration demande aux parlementaires de rejeter le permis légal de tuer. Elle proclame qu'il n'appartient pas au législateur de légiférer pour des cas particuliers, mais au juge de tenir compte, dans l'appréciation de la faute, de la détresse de son auteur.
Le 30 juin, le président de l'Office catholique des inadaptés -- qui compte plus de 51.000 membres -- rend publique une motion qui s'élève contre un projet de loi attentatoire à la vie, spécialement contre la ségrégation prévue pour les enfants handicapés, et proclame qu'il y a là une menace contre tout être humain susceptible d'être considéré par ses semblables comme indésirable, à charge, inaccepté ou inadapté.
Par ailleurs, ce sont les élus locaux qui font circuler une « *déclaration des Conseillers généraux et Maires de France *».
Il ne s'agit pas d'une option, mais d'une évidence. Devant le projet de loi, la France se cabre.
\*\*\*
Il faut y attacher d'autant plus d'importance que les Français, s'ils crient très fort, ne se fâchent finalement que rarement. Il y a un fonds encore solide de prudence paysanne chez nous. Avant de « tout casser », on y regarde à deux fois.
Les élections du 11 mars le montrent. La majorité avait du plomb dans l'aile. Cela faisait beaucoup de scandales, immobiliers et autres. La passivité des gouvernants devant le flot montant de l'érotisme écœure une partie majoritaire des Français. L'échec d'une politique déraisonnable dans les lycées, collèges et universités n'a pas non plus satisfait les familles. Et les parents sont blessés profondément par cette loi qui va imposer l'éducation « sexuelle » dans les programmes scolaires...
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Bref ! On n'a pas voté de gaieté de cœur pour la « majorité ». Mais il n'y avait qu'elle ou les totalitaires. Un peu désabusés, limitant les dégâts, songeant que la politique du pire est presque toujours une faute, les Français, le 11 mars, ont reconduit la « majorité ».
Mais devant un projet dont les spécialistes affirment que « c'est toute notre architecture juridique qui s'écroulerait si cette loi était votée », devant un projet dont les conséquences se traduiraient par un effondrement des mœurs sans précédent et par l'assassinat de millions de petits enfants dans les années à venir, alors, c'est le cœur des Français qui parle et qui dit non. C'est -- qu'on me pardonne le terme -- c'est l'âme de la France qui, de toutes les professions, de tous les métiers, de tous les points de notre terre et de nos villes, s'exprime sans phrases inutiles, et rappelle que le droit est l'objet de la justice, que le respect de la vie est le fondement de la civilisation humaine. Devant le flot débordant de l'idolâtrie de l'argent, de l'idolâtrie du plaisir, du refus de l'effort, du refus du sacrifice, c'est toute une civilisation qu'il va falloir recréer. Pour recréer une civilisation, il faut mettre au principe de tout, à la racine de tout, le droit à la vie. Et, en corollaire, le respect de ce droit. La civilisation de demain sera fondée sur le respect de la vie, -- ou elle sera remplacée par une immonde, indescriptible porcherie.
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Le gouvernement et sa majorité ont été influencés par le matraquage unilatéral de l'O.R.T.F. qui déclare que la législation sur l'avortement est tellement transgressée qu'il faut maintenant la libéraliser...
Est-ce parce que le vol dans les Uniprix se développe de plus en plus qu'il faut cesser de le réprimer ? Est-ce parce qu'il y a de plus en plus de gens qui fraudent l'impôt qu'il faut légaliser la fraude ? Les lois punissent les maux qui s'opposent aux biens qu'elles veulent garantir. Et quand on dit que la loi sur l'avortement est « purement répressive », oublie-t-on que c'est le cas de toutes les lois ? Toutes obligent et prescrivent. Toutes répriment et punissent.
Il faut le dire clairement. Le gouvernement a commis une faute grave. Il a cédé à des groupes de pression qui ne sont en rien le reflet de la majorité des Français. C'est la majorité elle-même qui risque d'être cassée en deux. Car SUR LE RESPECT DE LA VIE LES ÉLECTEURS NE CÈDERONT PAS NI AUJOURD'HUI, NI DEMAIN, NI JAMAIS.
Cette question engage l'avenir de la France, l'avenir de la civilisation. Chacun de nous porte sa part de responsabilité devant Dieu, maître unique de la vie et de la mort.
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268:177
Aujourd'hui, le Président de la République et le gouvernement savent qu'ils peuvent compter sur l'appui d'une fraction importante des Françaises et des Français pour suspendre un projet de loi qui ébranle le régime.
MAIS CE N'EST PAS SUFFISANT
Il ne faut pas démobiliser (...).
L'O.R.T.F. dûment invitée aux deux conférences de presse des enseignants et des juristes n'a envoyé de représentants ni à l'une ni à l'autre. Aucune des trois chaînes de télévision, aucun des postes de radio d'État n'a parlé ni des 432 professeurs d'universités, ni des 3-422 juristes. Devant un tel cynisme, UNE TELLE DICTATURE, il faut poursuivre l'action A LA BASE.
L'action la plus urgente, la plus importante, la plus efficace maintenant c'est d'encourager les conseillers généraux et les maires de France à signer la déclaration que plusieurs d'entre eux sont en train de faire circuler. Si vous avez des élus locaux parmi vos amis voyez-les, écrivez-leur, montrez-leur que leur intervention peut être décisive.
Parce que 12.000 médecins ont eu la noblesse et la force de s'engager, le projet de loi n'a pas été voté avant l'été.
Parce que 3.400 juristes et plus de 400 universitaires ont attesté, avec la même noblesse et la même force, parce que 35 organisations étudiantes ont écrit au Président de la République, parce que 51.000 familles solidaires d'handicapés ont élevé la voix, on peut dire que c'est l'âme de la France que l'on commence à entendre -- malgré la tyrannie de l'O.R.T.F.
Si des milliers et des milliers de conseillers généraux et de maires de France parlent à leur tour, c'est la vie, la chair et le sang, l'âme et le sourire des petits Français de demain qui survivront. Agissons donc. Nous avons tous une responsabilité.
(Fin de la citation de l'article de Marcel Clément dans le numéro 602 de « L'Homme nouveau »)
La loi criminelle n'est pas votée, malgré la triste et lamentable résignation publiquement exprimée par le président de la République dans sa dernière conférence de presse.
Elle n'est pas votée, malgré les campagnes incessantes et acharnées de tout l'O.R.T.F., y compris dans ses émissions soi-disant « catholiques ».
Il faut travailler à amplifier encore la protestation nationale.
Voici les déclarations, les mots d'ordre et l'adresse des Organismes autour desquels se mobiliser :
269:177
1\. -- Déclaration\
des médecins de France
A chaque instant de son développement, le fruit de la conception est un être vivant, essentiellement distinct de l'organisme maternel qui l'accueille et le nourrit.
De la fécondation à la sénescence c'est ce même être vivant qui s'épanouit, mûrit et meurt. Ses particularités le rendent unique et donc irremplaçable.
De même que la médecine reste au service de la vie finissante, de même elle la protège dès son commencement. Le respect absolu dû aux patients ne dépend ni de leur âge, ni de la malade ou de l'infirmité qui pourrait les accabler.
Devant les détresses que peuvent provoquer des circonstances tragiques, le devoir du médecin est de tout mettre en œuvre pour secourir ensemble la mère et son enfant.
C'est pourquoi l'interruption délibérée d'une grossesse pour des raisons d'eugénisme, ou pour résoudre un conflit moral, économique ou social n'est pas l'acte d'un médecin.
*C'est le 5 juin 1973 que le docteur Lejeune a rendu publique cette déclaration des médecins, qui a renversé. le mouvement et donné le départ à la contre-offensive.*
*L'*ASSOCIATION DES MÉDECINS POUR LE RESPECT DE LA VIE *est présidée par le docteur Henri Lafont. Adresse : 66, rue Daguerre, 75014 Paris.*
2\. -- Déclaration\
des juristes de France
La Magistrature, constitutionnellement gardienne de la vie et de la liberté des citoyens,
Le Barreau, traditionnellement défenseur désintéressé des plus faibles,
Les Professeurs de Droit, professionnellement chargés d'en transmettre la connaissance aux générations nouvelles,
L'ensemble des juristes de la profession,
Ne sauraient, en raison de leur mission et de leur responsabilité sociale, cautionner par leur silence une réformé législative qui aboutirait au meurtre d'êtres innocents et sans défense.
270:177
La Médecine nous enseigne, en effet, « *qu'à chaque instant de son développement, le fruit de la conception est un être vivant, essentiellement distinct de l'organisme maternel qui l'accueille et le nourrit, que de la fécondation à la sénescence, c'est ce même être vivant qui s'épanouit, mûrit et meurt *».
Les juristes de France :
Adjurent l'opinion publique de ne pas se laisser abuser par une propagande fondée sur l'égoïsme et l'irresponsabilité,
Demandent aux parlementaires de rejeter le permis légal de tuer ; il n'appartient pas au législateur de légiférer pour des cas particuliers, mais au juge de tenir compte dans l'appréciation de la faute, de la détresse de son auteur.
Réclament que soit promulgué un ensemble de mesures sociales et économiques susceptibles de remédier aux problèmes douloureux posés par certaines maternités.
*Cette déclaration a été rendue publique, au nom de l'*ASSOCIATION DES JURISTES POUR LE RESPECT DE LA VIE, *par Jacques Trémolet de Villers, le 20 juin 1973.*
*Ayant constaté le retournement de l'opinion qu'avait inauguré* la *déclaration des médecins publiée le 5 juin, l'O.R.T.F., tout entière engagée dans la bataille, a dissimulé l'existence de la déclaration des juristes* (*et celle des universitaires que l'on trouvera plus loin*)*.*
*Les postes périphériques eux aussi se sont montrés favorables à la* « *libéralisation *» *de l'avortement : mais pas au point de mentir par omission comme l'O.R.T.F., dont la rage partisane devient une obsession délirante sur tout ce qui touche à* *la* « *révolution sexuelle *»*.*
*L'Homme nouveau* écrit :
La presse écrite et les postes périphériques ont répondu avec loyauté à l'invitation des juristes de France et des universitaires de France. Mais il n'est pas possible de ne pas s'étonner que l'O.R.T.F. *ait refusé de venir et de rendre compte* des deux conférences de presse et des déclarations rendues publiques. Cette absence délibérée (malgré les invitations et les rappels téléphoniques) et ce silence qu'il faut bien qualifier de cynique constitue un aveu capital. L'O.R.T.F. -- qu'il s'agisse des trois chaînes de télévision ou du journal parlé de France-Inter, France-Culture et France-Musique -- a volontairement fait silence, malgré les invitations et les rappels téléphoniques, sur la déclaration de 3.422 juristes de France et sur celle de 432 universitaires de France. Comme dans les pays totalitaires, l'O.R.T.F. cache les nouvelles qui lui déplaisent. Cette maison n'informe pas. Elle matraque ou elle dissimule. Il ne faudra pas s'étonner de voir la colère des Français monter.
271:177
*L'adresse de l'*ASSOCIATION DES JURISTES POUR LE RESPECT DE LA VIE *est : 2, square de Clignancourt, 75018 Paris.*
3\. -- Déclaration des professeurs,\
enseignants et chercheurs de France
Les professeurs, enseignants et chercheurs soussignés saluent avec gratitude la prise de position de l'immense majorité des Médecins de France en faveur de la défense de la vie humaine, dès le stade de la fécondation.
Héritiers d'une culture lentement édifiée au cours des siècles, les soussignés proclament que le respect de la vie et celui de la personne humaine constituent la clef de voûte de notre civilisation, la base du système moral, la condition d'une vie sociale policée, l'indispensable soutien à l'accomplissement du destin de l'homme.
Les soussignés adjurent les plus hautes autorités de ce pays de refuser le permis légal de tuer et de tout mettre en œuvre pour qu'une contradiction mortelle ne soit pas établie entre la loi morale et la loi française, et demandent à leurs confrères de l'Université française de se joindre nombreux à cette démarche.
*Cette déclaration a été rendue publique le 29 juin 1973. par l'*ASSOCIATION DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES POUR LE RESPECT DE LA VIE, *fondée par Pierre Chaunu, professeur à la Sorbonne.*
*Toute la correspondance est à adresser au secrétaire général de l'Association : François Bluche, 11, rue de la Vistule, 75013 Paris.*
4\. -- Lettre des associations\
d'étudiants
Monsieur le Président de la République..
Lorsque vous avez rappelé devant le Conseil Économique et Social que « la famille est et restera la cellule de base de la société », le peuple français, pour une fois unanime, était derrière vous.
Tandis que se déchaîne une campagne d'une violence inouïe contre la vie des plus faibles et des plus démunis de la société. ; tandis que la famille est menacée et que sont attaqués son droit et son devoir de protéger les enfants avant comme après la naissance, tous ceux qui se souviennent de vos paroles attendent du Premier Magistrat de France qu'il use une nouvelle fois de ses pouvoirs pour rappeler que la Constitution de la V^e^ République, dans son Préambule, garantit à tous, notamment à l'enfant (...) la protection de la santé..
272:177
A cet effet, les organismes étudiants dont la liste figure ci-après ont décidé de faire sur ce point abstraction de leurs divergences et vous demandent, Monsieur le Président de la République, d'user de votre autorité, comme les prérogatives de votre charge vous y autorisent, pour rappeler publiquement le caractère sacré du droit à la vie et pour éviter qu'une loi anticonstitutionnelle ne voie le jour contre la volonté de l'immense majorité du peuple français.
Une poignée d'agités ne peut faire oublier que la vie humaine commence dès la conception : « L'enfant est, dès la conception, doué de caractéristiques propres, d'une vie qui, pour être tributaire d'un milieu privilégié de développement, n'en est pas moins autonome et dont la progression se poursuit de façon continue.
« (...) Au nom de quoi peut-on appliquer à la vie intra-utérine une règle différente de celle qui régit le respect de la vie, après la naissance ? » constatait le Haut Comité Consultatif de la Famille et de la Population dans son Rapport au Gouvernement -- Janvier 1967.
Aussi, plutôt que de légaliser le crime, ces associations vous demandent-elles, Monsieur le Président de la République, une législation positive facilitant l'adoption et suscitant la prise en charge de l'aide aux mères enceintes et de la protection de l'enfance par les collectivités locales et régionales et par les groupements professionnels.
La jeunesse de France vous demande donc, Monsieur le Président de la République, de l'assurer que l'avenir qu'on lui propose ne sera pas endeuillé par la Législation du crime.
Elle vous prie d'agréer, Monsieur le Président de la République, l'expression de sa très haute et très respectueuse considération.
*Cette lettre a été adressée au président de la République au mois de juin 1973, signée par trente-cinq organisations étudiantes.*
*Pour toute action en milieu étudiant contre l'avortement, se mettre en rapport avec l'*UNION DES ÉTUDIANTS DE FRANCE CONTRE L'AVORTEMENT, *102, rue de Vaugirard, 75013 Paris.*
5\. -- Déclaration de 51.000 familles\
solidaires des handicapés
L'Assemblée Générale de l'Office Catholique des Inadaptés
-- s'élève contre l'actuel projet de loi concernant l'interruption de la grossesse en ce qu'il a d'attentatoire à la vie ;
273:177
-- proteste, en particulier, contre la législation de l'avortement lorsque l'enfant à naître est considéré comme devant être anormal ;
-- considère cette ségrégation comme une grave menace contre tout être humain susceptible d'être considéré par ses semblables comme indésirable, à charge, inaccepté ou inadapté ;
-- demande instamment qu'au lieu de consacrer, par une législation simpliste et régressive, la destruction de l'existence humaine, les autorités compétentes adoptent d'urgence des mesures d'ordre économique et social qui soient de nature à garantir la protection et la qualité de la vie. Il importe en particulier de faciliter notoirement les formalités d'adoption et d'assurer aux handicapés les conditions nécessaires à leur protection et à leur éducation.
*Cette déclaration a été adoptée par l'assemblée générale de l'O.C.I.* (*Office catholique des inadaptés*) *en date du 6 juin 1973 et a été communiquée à la presse le 27 juin.*
*L'adresse de l'O.C.I. est : 11, rue François Mouthon, 75015 Paris.*
6\. -- Déclaration des conseillers généraux\
et maires de France
Les Conseillers Généraux et les Maires de France, constitués gardiens de la vie sociale des communes, des cantons et des départements, ne sauraient cautionner par leur silence un projet de loi qui pourrait aboutir au meurtre d'êtres innocents et sans défense et introduirait dans le Droit français un principe sans précédent dans l'histoire millénaire de notre législation.
Dès lors que la loi rejetterait le caractère sacré de la vie humaine, elle détruirait le fondement même de sa propre autorité ; elle deviendrait un pur instrument arbitraire de l'État.
Les Conseillers Généraux et les Maires de France demandent aux Parlementaires de rejeter le « Permis légal de tuer ». S'il appartient aux juges de tenir compte dans l'appréciation des fautes, des détresses possibles de leurs auteurs, il n'est pas admissible que le législateur érige en droit la libre et arbitraire disposition de la vie humaine.
Une telle loi serait une abdication nationale devant la poussée de la « société permissive ; plutôt que de recourir au « droit de tuer », il appartient au législateur de porter secours aux véritables misères et de protéger la vie physique et morale en donnant aux familles les moyens d'être la pierre d'angle de la vie civilisée.
*L'organisme qui s'occupe, de diffuser cette déclaration et de recueillir des signatures est le S.I.C.L.E.R., B.P. 579, 75827 Paris Cedex 17.*
274:177
Voici l'orage
*Dans une très vigoureuse* « *Lettre au président de la République *»*, parue dans* L'HOMME NOUVEAU *du 17 juin 1973, Marcel Clément avait annoncé cet* « *orage encore lointain *» *qui doit maintenant éclater comme la foudre sur la tête des avorteurs :*
Vous cédez à 330 médecins.
Vous cédez aux 206 agitatrices...
Mais vous n'entendez pas l'orage encore lointain quoique déjà audible, des associations familiales, des associations de parents d'élèves, des associations de handicapés, des associations de professeurs, de tous les ruraux de France, qui savent ce que c'est que la vie, des chefs d'entreprise et des ouvriers de France, qui savent ce que c'est que la dignité humaine, des femmes, des épouses, des mères de France enfin, qui veulent vivre dans un pays où la faiblesse de l'enfant soit protégée, dès le moment de la conception, envers et contre tout.
*Cet* « *orage encore lointain mais déjà audible *»*, non seulement Marcel Clément l'avait annoncé, mais il lui avait donné, précisément dans cette* « *Lettre au président de la République *»*, sa juste direction.*
*Nous recommandons à nos lecteurs de s'en procurer un tiré à part, ou plusieurs, qu'ils peuvent acheter en écrivant à* L'HOMME NOUVEAU, *1, place Saint-Sulpice, 75006 Paris.*
Un droit naturel\
sans Dieu ?
*Comme nous l'avons dit, il convient d'appuyer à fond la résistance nationale à l'avortement, et d'autant plus qu'elle s'organise sur le plan* « *corporatif *»* : c'est-à-dire qu'elle est une action dans et par les* « *corps *» *constitués.*
275:177
*On peut regretter toutefois que, -- comme par l'effet d'un système délibéré, -- toutes les déclarations contre l'avortement que nous avons citées s'abstiennent de prononcer et d'invoquer le nom de Dieu, bien qu'elles aient été rédigées presque toutes, ô paradoxe, par des catholiques convaincus et militants.*
*Nous entendons bien que l'on a voulu et avec raison se situer au niveau du* « *droit naturel *»*. Mais le* « *droit naturel *» *n'exclut pas Dieu. Au contraire. Sans Dieu, il s'effondre.*
*Le* « *droit naturel *» *est fondé sur la* « *loi naturelle *»*, dont* DIEU *n'est pas seulement l'auteur en quelque sorte caché ou éloigné, mais dont il est en outre, si l'on peut s'exprimer ainsi,* PARTIE INTÉGRANTE.
*La loi naturelle, c'est le Décalogue. Et le Décalogue amputé de ses trois premiers commandements n'est* plus *le Décalogue. Un droit naturel amputé de Dieu serait mutilé au point d'être méconnaissable. Certes des incroyants, par incohérence, par ignorance invincible, peuvent professer et défendre de justes éléments du droit naturel tout en niant ou méconnaissant Dieu. Mais ceux qui ne sont atteints ni de cette ignorance invincible, ni de cette incohérence, c'est une épouvantable erreur qui leur fait croire qu'ils* DEVRAIENT TAIRE LE NOM DE DIEU QUAND ILS SE PLACENT SUR LE TERRAIN DU DROIT NATUREL. *Par cette erreur, ils sont en retrait même sur un* AGNOSTIQUE *comme Charles Maurras. Car Charles Maurras n'était pas encore revenu à la foi, et se plaçait sur un terrain strictement* « *naturel *»*, quand il écrivait* (« *Sans la muraille des cyprès *»*, livre paru en 1941, page 53*) :
Sans Dieu, plus de vrai ni de faux ; plus de droit, plus de loi. Sans Dieu, une logique rigoureuse égale la pire folie à la plus parfaite raison. Sans Dieu, tuer, voler, sont des actes d'une innocence parfaite ; il n'y a point de crime qui ne devienne indifférent, ni de révolution qui ne soit légitime ; car sans Dieu le principe de l'examen subsiste seul, principe qui peut tout exclure, mais qui ne peut fonder rien. »
*Dans le même esprit, contre les avorteurs, nos amis de l'Office international diffusent et ont raison de diffuser le livre de J.-M. Vaissière* (*où l'on reconnaît le style et la pensée de Jean Ousset*) *intitulé :* « *L'amour humain *»*.*
*Au chapitre de l'euthanasie et de l'avortement,* ce *livre enseigne l'*IMPOSSIBILITÉ DE TRAITER DE CES PROBLÈMES SANS RÉFÉRENCE A DIEU :
276:177
Pages 141-142 :
...Impossibilité de traiter des problèmes que nous abordons (euthanasie, avortement...) sans référence à Dieu.
Mais, dira-t-on, ignorez-vous que le très grand nombre, aujourd'hui, ne croit pas en Lui ? Réponse : Si la référence à Dieu est ainsi rejetée, il faut le déplorer. Et tout faire ensuite pour qu'on reprenne conscience de sa valeur. Car, à la remplacer ? Il n'y faut pas songer. Aucun autre argument n'aura sa force, car tous peuvent être tournés A force de présenter aux incroyants des explications qui n'en sont pas, nous avons contribue à laisser croire qu'en matière de vie ou de mort, la référence à Dieu est chose secondaire, voire superflue.
Car Dieu est la clef du seul édifice doctrinal qui soit vraiment une réponse, la réponse.
Et peu importe, en un sens, que cette réponse soit repoussée. Le malheur est de la taire sous prétexte qu'on ne l'admet plus.
Page 145 :
La morale sans Dieu ne peut être, à la limite, qu'une règle d'hygiène. Une série de bons conseils. Sans caractère impératif sérieux. Sans rien qui oblige vraiment. « Si Dieu n'est pas le propriétaire de toutes choses, c'est moi qui le suis », écrit le P. Ricaud. « Et si je le suis, je puis user et abuser de tout. » Le slogan : « Ton corps est à toi » devient une vérité indiscutable.
Si l'on s'arrête au problème de la vie humaine, on se trouve devant une chose dont l'homme n'est plus maître, et que Dieu se réserve plus étroitement. Pourquoi ?
Parce que la vie humaine est celle d'une âme immortelle, créée directement par Dieu, et dont Lui seul est la fin suprême.
Page 151 :
Si Dieu existe, il faut admettre ce qui précède. S'Il n'existe pas, plus exactement si l'on refuse de croire en Lui, nous demandons comment démontrer que certains crimes sont des crimes.
277:177
Page 152 :
Invoquerait-on les droits de la « personne humaine » ? Mais il apparaît comme le jour en plein midi qu'ils ne sont déterminables qu'en fonction de Dieu. Sans Lui, comment démontrer que la « personne » n'est pas une simple *partie* de ce *tout* que constitue la société civile ? *Partie* qui peut donc être sacrifiée...
Page 155 :
Dieu... ! Toujours Lui, diront certains. En vérité, nous voudrions savoir comment de plus habiles pourraient, sans Lui, résoudre honnêtement ces questions douloureuses.
*La loi naturelle a été gravée par Dieu dans le cœur de l'homme, et elle est accessible à la raison naturelle* (*mais non sans incertitudes et erreurs dues aux passions, aux péchés, etc.*) *: ce qui fait que des esprits et des cœurs droits peuvent ressentir une horreur naturelle pour l'avortement même s'ils ignorent ou méconnaissent Dieu. On ne va évidemment pas rejeter le concours de ces adversaires de l'avortement. On ne rejette le renfort de personne. On rejette seulement la soi-disant obligation tactique* (*ou la prétendue habileté pédagogique*) *de taire le nom de Dieu.*
*Il fallait au contraire rappeler au pouvoir politique qu'il vient de Dieu et qu'il est responsable devant Dieu. Marcel Clément l'a fait.*
Rappel de Dieu\
au pouvoir politique
*Dans sa Lettre, déjà citée, au président de la République, le 11 juin 1973, Marcel Clément l'a rappelé au pouvoir* (*politique*) *suprême avec une parfaite dignité :*
Monsieur le Président de la République,
« *Tu n'aurais aucun pouvoir s'il ne t'avait été donné d'en haut. *» Cette phrase d'un innocent à son juge retentit depuis vingt siècles. Elle s'adresse aussi à vous, Monsieur le Président, à l'heure de la discussion d'un projet de loi qui permettra, s'il est voté, d'interrompre la vie des enfants dans le ventre de leur mère.
Elle s'adresse à vous, cette phrase, comme une lumière puissante, rappel de la dignité même des fonctions que vous assumez. L'autorité politique suprême qui vous a été remise par les Français ne vient pas d'eux.
278:177
Elle vient de Dieu. Les chrétiens le savent. Mais tout homme droit peut le comprendre. Pilate était païen et c'est à lui que Jésus s'adressait.
*La lettre de Marcel Clément au président de la République se termine par ces mots :*
Quant à ceux des Français dont je traduis la pensée -- et qui sont des millions -- ils prient, en ces jours, pour que les noms de ceux qui nous gouvernent restent dignes de notre respect. Ébranlés douloureusement, ils vous adressent à travers ces lignes un suprême appel.
Croyez, Monsieur le Président de la République, que ce faisant, ils vous marquent l'estime, le respect et la confiance dont je me fais l'interprète, et parce qu'ils croient que ce n'est pas en vain qu'une âme noble s'entend rappeler la dignité du pouvoir, son fondement suprême, et l'ordre universel qu'il a pour mission de garantir dans la Cité.
*Marcel Clément a raison dans le principe : ce n'est pas en vain, d'habitude, qu'une âme noble s'entend rappeler la dignité du pouvoir, son fondement suprême et l'ordre universel qu'il a pour mission de garantir. Mais justement : il faut que cette âme ait un certain degré de noblesse pour que ce rappel ne demeure pas vain. Marcel Clément n'a pas eu tort d'inviter à la noblesse le chef de l'État. Mais il ne semble pas que ce suprême appel ait été entendu.*
*La conséquence en sera la chute et de la présidence, et du gouvernement, et du régime. Ils ne l'auront pas volé. Conséquence inévitable si la loi pour l'avortement est promulguée.*
*Marcel Clément l'a très bien expliqué, dans sa lettre, au président Pompidou :*
Le 11 mars dernier, les Françaises et les Français dont les voix ont sauvé le régime institué par le général de Gaulle, n'étaient pas, bien souvent, pour la majorité. Ils étaient davantage contre le programme commun. Beaucoup -- pourquoi ne pas le dire -- se défiaient de cette formation où voisinent M. Neuwirth et M. Foyer, M. Edgar Faure et M. Galley. Beaucoup redoutaient l'espèce de monopole à deux faces que cette majorité risquait d'exercer à nouveau si elle était reconduite au pouvoir. Toutefois, l'union même des partis de gauche autour du communisme totalitaire a convaincu les hésitants. Une fois encore, ils ont voté pour vous.
279:177
Où en sommes-nous, trois mois plus tard ?
Sans nulle cesse, depuis le lendemain des élections, la propagande des avorteurs s'est installée, d'une façon que l'on peut dire quotidienne, à la radio et à la télévision d'État. Nous n'avions pas voté pour cela. Une importance insensée a été donnée, sans aucune contrepartie, aux éléments les moins pondérés de la population et à leurs raisonnements dévoyés. La vérité scientifique sur ce qu'est le fœtus a été si bien dissimulée qu'une femme invitée, le 7 juin dernier, à l'émission *Aujourd'hui Madame* a pu déclarer son mépris pour « *une petite vie qui a deux centimètres de long, qui est gélatineuse *». L'abjection morale diffusée par les « media » atteint un tel niveau qu'à la même émission, une autre femme a réclamé la libéralisation de l'avortement par ces paroles : « *Mais donnons-lui ça... Donnons-lui une joie dans sa vie, à la femme... Moi je voudrais l'avoir, cette joie-là. *»
Ne vous y trompez pas : ce ne sont pas des incidents que je sélectionne malicieusement. C'est le simple témoignage du climat dans lequel vit la France. Il ne dépend pas du gouvernement de le changer par décret. Mais il dépend de lui de ne pas peser du côté de la dégradation. Or, c'est ce qui vient de se produire. Les Français l'ont noté. Le 11 mai au matin, un groupuscule exaspéré annonçait pour le soir, à Grenoble, un avortement public. Ce même jour, et comme si le gouvernement cédait en catastrophe à quelque immense mouvement d'opinion, le ministre de la Santé annonçait au Sénat l'élaboration imminente d'une loi permettant l'avortement dans divers cas déterminés. C'était à tort. L'immense mouvement d'opinion n'est pas, Monsieur le Président, du côté des avorteurs, du moins chez vos électeurs.
Vous cédez à 330 médecins (ou prétendus tels) qui s'accusent d'avoir pratiqué des avortements et vous n'entendez pas la voix des 10-031 premiers signataires de la déclaration des médecins de France. Vous cédez aux groupuscules gauchistes qui procèdent bruyamment à des avortements publics et vous n'évoquez pas la plainte silencieuse des handicapés et de leur famille qui ont PEUR : dans quelques semaines, si la loi est votée, un trisomique 21, qui comprend parfaitement ces choses avec un quotient de 60, saura que lorsqu'on est comme lui, on peut être légalement exécuté dans le ventre de sa mère.
Vous cédez au 206 agitatrices « individuellement et solidairement responsables d'une série d'avortements », mais vous n'entendez pas l'orage encore lointain, quoique déjà audible, des associations familiales, des associations de parents d'élèves, des associations de handicapés, des associations de professeurs, de tous les ruraux de France, qui savent ce qu'est la vie, des chefs d'entreprise et des ouvriers de France, qui savent ce que c'est que la dignité, humaine, des femmes, des épouses, des mères de France, enfin, qui veulent vivre dans un pays où la faiblesse de l'enfant soit protégée, dès le moment de sa conception, envers et contre tous.
280:177
Ceux qui réclament la libéralisation trouvent votre projet insuffisant et hypocrite. De toutes façons, ce qu'ils veulent, c'est un changement de « société », c'est-à-dire de régime. Vous ne les rallierez point.
Quant à ceux qui ont voté pour vous et que ce projet de loi blesse au plus intime, au plus sacré de leur être, ils ont pu, ils pourront encore vous pardonner bien des erreurs, voire bien des fautes. Mais ils rejettent, complètement et résolument, ce projet de lof.
Ils ne vous pardonneraient pas cette loi, si elle était votée. Vous les auriez trompés sur l'essentiel.
*L'avortement est le crime* (*que l'on veut légaliser*) *contre la vie physique des enfants. L'information sexuelle publique et obligatoire* (*que l'on a légalisée en juillet, pendant que tout le monde avait le dos tourné*) *est le crime contre la vie morale des enfants. Ces deux crimes, le nom de l'actuel président y restera attaché, s'il demeure enfermé à leur sujet dans sa triste et lamentable résignation au lieu de faire un coup d'éclat. D'ores et déjà il apparaît que la loi en faveur de l'avortement ne pourra être votée qu'avec les voix des socialistes et des communistes : ce qui sera rendre la trahison visible même politiquement.*
#### Notre ami Marcel Jeanjean
Notre ami Marcel Jeanjean est mort au mois de juillet.
La revue *Permanences* a publié à sa mémoire les lignes que voici :
« *Nos amis les plus anciens ne s'étonneront pas que nous accordions une mention toute spéciale au souvenir de Marcel Jeanjean, décédé en juillet dernier.*
« *C'est chez lui, en effet, que se réunissait avec Jean Ousset, Amédée d'Andigné, la toute première équipe parisienne de* « *la Cité Catholique *»*.*
281:177
« *Ancien pilote-aviateur de la guerre 14-18, dessinateur et peintre d'une fantaisie* « *minutieuse *»*, son talent humoristique a été utilisé dès 1915 par les autorités militaires, soucieuses de remonter par tous les moyens le moral des troupes. Passé de la Cavalerie dans l'Aviation, universellement connu dans le milieu aéronautique, c'est à lui qu'on doit texte et croquis du livre* Sous les Cocardes *paru chez Hachette en 1918, et réédité en 1964. Pris sur le vif au jour le jour, c'est en somme la vie du pilote en escadrilles pendant la guerre. La guerre terminée, il continue à écrire sur l'Aviation, et pendant 18 ans, des générations de jeunes suivent passionnément ses chroniques hebdomadaires dans Pierrot et dans divers autres illustrés.*
« *Son talent ne s'arrête pas là ; il fait de l'édition de luxe, illustré un Rabelais en cinq volumes, un Villon et les* « *Lettres de mon moulin *»*, ouvrages devenus presque introuvables. Les* « *Vieilles tiges *» *ont édité un service à dessert illustré avec les avions de la guerre 14-18. Il y a un an environ, Marcel Jeanjean a produit un livre de souvenirs :* Des Ronds dans l'Air *d'où ressortent toute sa verve et son humour.*
« *Sa minutie ne s'est pas seulement manifestée dans son style artistique. Nous lui devons une étude historique rigoureuse sur* « *La légende de Bara *»*, nom transmis à nos enfants par des manuels de l'histoire de la Révolution qui passent gaillardement sous silence les Cathelineau, les La Roche-Jacquelin, les Cadoudal, et autres héros de cette période. Cette étude est puisée aux meilleures sources : les archives de la commune de Palaiseau dont le petit Bara était originaire. Nous la publierons dans un prochain numéro de Permanences.*
*Nous ne saurions taire non plus la connaissance étendue qu'il avait des problèmes relatifs aux Sociétés secrètes et son attachement aux grandes causes catholiques et nationales. Propagateur zélé des Exercices Spirituels, c'est lui qui, durant plusieurs années a assuré le Secrétariat des Retraites de Cinq Jours dans la région parisienne. Il fut aussi l'un des plus ardents diffuseurs des deux ouvrages de Jean Madiran :* Ils ne savent pas ce qu'ils font, Ils ne savent pas ce qu'ils disent.
« *Que sa veuve veuille bien agréer l'hommage de notre admiration et de notre très fidèle souvenir envers celui qui laisse un grand vide après lui. Nous prierons avec elle dans le Christ-Roi qu'il à bien servi. *»
De son côté, la revue *Est et Ouest* (13.D., I.P.I.) a publié ces lignes de Georges Albertini :
« *Nous avons perdu, en juillet dernier, l'un des quatre ou cinq amis qui nous ont incités à créer notre revue en 1949 et qui nous ont aidés directement à cette fin.*
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« *Marcel Jeanjean, brillant combattant de la Première guerre mondiale, pionnier de l'aéronautique française, à laquelle il avait voué une grande partie de sa vie et de son talent de dessinateur, d'* « *imagier *» *comme il préférait dire, appartenait à une race d'hommes qui disparaît lentement. Il alliait le patriotisme le plus intransigeant, au catholicisme le plus traditionnel et le plus humble, le libéralisme le plus strict au sentiment le plus vif de la nécessité de l'autorité. Il appartenait vraiment à cette cohorte de millions de* « *poilus *» *qui ont vécu héroïquement la guerre et qui ont voulu éviter son retour. Après le drame de la deuxième guerre mondiale, il avait compris tous les périls que l'impérialisme soviétique faisait courir au monde, et il luttait de toute sa conviction qui était profonde pour lui résister.*
« *Il a été pour nous plus qu'un collaborateur. Il a été un ami, sincère, fidèle, auprès duquel nous avons trouvé conseil et réconfort quand il le fallait. Son souvenir demeurera parmi nous, et c'est avec tristesse que nous en donnons l'assurance, tant à sa femme qu'à ses enfants, en même temps que nous leur adressons la plus vive expression de notre sympathie. *»
Puis la revue *Est et Ouest* donne cette notice biographique et bibliographique :
« *Fils du receveur des postes de Tébessa, Marcel Jeanjean passa toute sa jeunesse en Algérie. Il fit ses études au lycée de Constantine où il fut le condisciple du futur maréchal Juin, son aîné de quelques années, qui devait le parrainer lors de son entrée dans l'Association des Écrivains Combattants.*
« *Incorporé dans l'armée de terre* (*classe 43*)*, Marcel Jeanjean dut, comme il aimait le dire, à la* « *graphomanie dont il était atteint depuis son plus jeune âge *» *d'être le créateur du premier journal du front durant la Grande Guerre :* « *Le Canard Poilu *»*, publié en Argonne* (*S.P. 127*) *dès février 1915.*
« *En été 1917, M. Jeanjean passa dans l'aviation où il s'illustra dans la tâche ingrate et trop méconnue de pilote de reconnaissance. Il trouva dans ce nouveau milieu l'occasion d'exercer sa verve imagière :* Sous les Cocardes*, recueil de 40 dessins, sera édité par Hachette en 1919* (*réédition en 1964 pour le 50^e^ anniversaire de la Grande Guerre, ce qui valut à notre ami le Prix Guynemer*)*.*
« *Écrivain et illustrateur, M. Jeanjean a publié entre les deux guerres une quinzaine d'ouvrages et de multiples articles qui aidèrent à faire passer de l'aviation-arme et de l'aviation-sport à l'aviation commerciale, conformément à la doctrine du Comité français de propagande aéronautique, fondé par André Michelin, dont M. Jeanjean fut l'un des animateurs.*
« *Parmi les ouvrages illustrés par lui, notons :* Les Lettres de mon Moulin, Les Œuvres de Rabelais (1600 dessins), L'Œuvre de François Villon.
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« *En 1967, à la demande de ses anciens camarades de 1914-1918, il écrit* Des ronds en l'air, *un récit autobiographique où le comique et le pittoresque se mêlent au tragique. Si on ne le savait déjà, la lecture de ces souvenirs expliquerait pourquoi M. Jeanjean nous a apporté dans les moments les plus difficiles son concours désintéressé. *»
Comme on l'a peut-être remarqué, il n'y a dans ITINÉRAIRES aucune « nécrologie ». Une revue comme la nôtre est entourée de nombreuses amitiés qui appartiennent à l'ordre de la vie privée, et que nous honorons en privé ; sans prétendre en faire une règle pour personne que pour nous-même. La mémoire publique de nos morts, répétée dans chacun de nos numéros, est réservée à ceux qui ont travaillé et combattu publiquement avec nous. Cela ne signifie pas que le public soit plus méritoire que le privé : le méritoire, pour chacun, est d'accomplir sa vocation propre, à la place qui est la sienne. Mais de même que « l'amitié se paie par l'amitié, la confiance par la confiance, l'honneur par l'honneur, l'argent par l'argent », de même, le privé appelle le privé, le public réclame le public.
Nous faisons une demi-exception pour Marcel Jeanjean. Parce que, outre ce qu'on vient de lire sur lui, il a été l'un des fondateurs de la revue ITINÉRAIRES. Bien que la part active qu'il a prise à cette fondation ait été d'ordre privé et non d'ordre public, et que nos lecteurs aient toujours ignoré son nom, du moins sous ce rapport, il était juste de prononcer ce nom au moment où il nous quitte, de dire le deuil qui est le nôtre et de le recommander aux prières de tous nos amis.
J. M.
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#### Novembre
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-- Vendredi 6 novembre : dédicace de l'archibasilique du Très Saint Sauveur, ou Saint-Jean de Latran, sur le mont Caelius (l'une des « sept collines » de Rome). Ornements blancs.
C'est l'anniversaire officiel de la naissance du « constantinisme » au IV^e^ siècle, sous Constantin le Grand (empereur de 306 à 337, baptisé dans le rite arien peu de jours avant sa mort) et les papes saint Miltiade (311-314) et saint Silvestre 1^er^ (314-335).
Circonstances historiques.
La victoire de Constantin sur Maxence au pont Milvius est de l'année 312 ; l'édit de Milan, qui met fin à la persécution des chrétiens, est de l'année 313.
Quelques historiens assurent qu'il n'y eut pas d'édit promulgué à Milan en 313. Mais de toutes façons l'année 313 est bien celle où la « paix constantinienne » s'établit. (Cf. *Histoire de l'Église* publiée sous la direction d'Augustin Fliche et Victor Martin, tome III, Bloud et Gay 1950, pp. 18-24.)
A ceux qui nient la conversion de Constantin, Duchesne a décisivement répondu (*Histoire ancienne de l'Église,* tome II, Paris 1907, p. 59-60) :
« Constantin aborda la guerre contre Maxence et spécialement la rencontre du pont Milvius avec l'idée hautement manifestée qu'il était sous la protection du Dieu des chrétiens, et depuis lors il parla et agit toujours, dans les choses religieuses, en croyant convaincu. Le monogramme du Christ peint sur les boucliers des soldats, disposé au sommet des étendards militaires (*labarum*)*,* bientôt gravé sur les monnaies et reproduit de mille façons diverses, donna une expression éclatante aux sentiments de l'empereur. Il y en eut bien d'autres. Quelques mois seulement après la bataille du pont Milvius, on rencontre dans son entourage intime une sort de conseiller ecclésiastique, Hosius, évêque de Cordoue. Des lettres expédiées au nom de l'empereur, dès l'année 313, témoignent d'un vif sentiment de piété chrétienne. On ne saurait trop admirer la naïveté de certains critiques, qui abordent cette littérature impériale avec l'idée préconçue qu'un empereur ne pouvait avoir de convictions religieuses ; que des gens comme Constantin, Constance, Julien étaient au fond des libre-penseurs qui, pour les besoins de leur politique, affichaient telles ou telles opinions. Au IV^e^ siècle les libre-penseurs, s'il y en avait, étaient des oiseaux rares, dont l'existence ne saurait être présumée, ni acceptée facilement. »
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Au début de l'année 313, le palais du Latran est attribué par Constantin à l'évêque de Rome, qui en fera sa demeure pendant tout le Moyen Age : là se tinrent les grands conciles du Latran.
La vieille demeure des Plautii Laterani (d'où le nom de Latran), plusieurs fois confisquée, faisait partie de la dot de Fausta, femme de Constantin. Dès l'automne 313, le pape saint Miltiade y tint un concile. On commença aussitôt la construction de la basilique : elle fut consacrée (le 9 novembre 319, 320, 323 ou 324) par le pape saint Silvestre qui avait été le premier pontife à établir les rites à observer dans la consécration des églises et des autels. Dédiée au Saint-Sauveur, elle est l'église mère et maîtresse de toutes les églises du monde. Souvent détruite (d'abord lors du premier sac de Rome par les Vandales en 455) et aussi souvent reconstruite, elle conserve encore aujourd'hui le plan très vaste de la basilique primitive, à cinq nefs et transept accentué.
Au XIII^e^ siècle elle fut placée sous le patronage secondaire de saint Jean-Baptiste (dont le nom avait été donné dès l'origine au baptistère qui lui est adjoint) : d'où son nom de Saint-Jean de Latran.
\*\*\*
C'est au début du XIV^e^ siècle que le Latran cesse d'être la résidence des papes. Benoît XI le quitte le jour de Pâques 1304. Clément V (1305-1314) et ses successeurs sont les papes d'Avignon. Quand, après les soixante-dix ans de la « captivité », à l'appel de sainte Catherine de Sienne, le pape français Grégoire XI (1371-1378) ramène la papauté à Rome, le Latran avait été ravagé par l'incendie et laissé à l'abandon : c'est pourquoi il va s'installer au Vatican.
\*\*\*
Charlemagne fut reçu au Latran par Adrien I^er^ (Pâques 774) et par Léon III (30 novembre 800). Nombreux furent les Carolingiens qui y passèrent en allant se faire couronner empereurs à Saint-Pierre.
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(Les Français ne peuvent rester indifférents à la récente étude effectuée par une commission pontificale composée de savants de divers pays. Il s'agissait d'examiner une chaire en bois incrustée d'ivoire, qui passait pour être la chaire de saint Pierre, et qui était déposée à l'intérieur du trône monumental, exécuté par le Bernin en 1666, qui se trouve au fond de l'abside de Saint-Pierre au Vatican. En 1867 on avait fait quelques mauvaises photographies de cette chaire, puis on l'avait rentrée dans sa somptueuse cachette. Elle n'en ressortit qu'en 1968 pour une inspection détaillée ; et l'on peut maintenant voir cet objet en mauvais état dans une chambre de la sacristie. Tout bien considéré, les savants ont décidé qu'il s'agit du trône sur lequel Charles II le Chauve, roi de Francie occidentale, fut couronné empereur des Romains par Jean VIII, le jour de Noël 875. Laissé à Rome comme don avec la fameuse bible de Saint-Paul hors les murs, ce trône est une œuvre faite à la cour royale autour de 870-875 d'après d'anciens modèles, certains éléments venant sans doute de Metz. Les très anciens ivoires plaqués représentent les travaux d'Hercule et des animaux fantastiques de signification peu claire. Ce siège serait-il prophétique ? Les travaux d'Hercule et la figuration du couronnement de Charles II le Chauve, qui y est elle aussi visible, peuvent donner, selon certains, l'idée d'une remise en ordre de l'Église militante, du nettoiement des écuries d'Augias, de la décapitation de l'hydre de Lerne (la force occulte qui tient actuellement l'Église sous la botte de son occupation étrangère), et enfin d'une nouvelle union du spirituel et du temporel.)
C'est à l'époque de la royauté de Charlemagne, donc peu avant 800, que Léon III fit décorer de mosaïques le grand triclinium qui servait de salle de conférences entre l'Église et les hauts dignitaires du peuple franc, le peuple choisi par Dieu pour exécuter sa volonté. Cette mosaïque ornait tout particulièrement l'abside et offrait aux regards deux compositions mises en parallèle. A gauche, c'est-à-dire à la place d'honneur quand on regarde quelque chose (c'est la dextre de l'écu pour les héraldistes), le Christ conférait les clés à saint Sylvestre et un étendard rouge semé de motifs d'or à Constantin. A droite, saint Pierre donnait le pallium à Léon III et un étendard bleuâtre ou vert, semé de roses (?) au « roi Charles » dont le nom figurait en toutes lettres, en signe de victoire, mais aussi pour rappeler qu'aussitôt élu, Léon III avait envoyé au roi les « clés de saint Pierre » et l'étendard de Rome (795). Restaurée en 1625, la mosaïque fut détruite et entièrement refaite en 1743, d'après des calques et des dessins aquarellés trouvés dans les archives romaines : c'est en plein air, exposé aux intempéries, sur une abside qui ne sert à rien, contre la Scala santa, que l'on peut voir Charlemagne à genoux recevant l'étendard des mains du pape. Rappelons que Charlemagne s'inspira du Latran pour son palais d'Aix-la-Chapelle.
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C'est le 1^er^ mars 1368 qu'Urbain V célébrant la messe dans la chapelle du Sancta sanctorum, retira de l'arche de cyprès de Léon III deux vases d'argent contenant chacun un crâne entier avec ses dents, l'un de saint Pierre et l'autre de saint Paul selon les inscriptions portées sur les vases, mentionnés dans les inventaires et récits depuis le début du XII^e^ siècle. Les « saints chefs » furent enfermés vers 1369 dans deux bustes reliquaires couronnés, exécutés en argent par Giovanni di Bartoli et Giovanni di Marco. Le pontife trouvant son palais du Latran par trop délabré et n'offrant ainsi que peu de sécurité, les fit placer dans la basilique. C'est ainsi qu'il fit refaire par Giovanni di Stefano le ciborium d'argent détruit par l'incendie de 1308 et avec d'autres matériaux. C'est dans ce nouveau ciborium, inauguré par le même pape en 1370, que l'on plaça les reliquaires des « saints chefs » : fondus en 1799, ils furent remplacés par d'autres similaires. Le roi Charles V de France participa aux dépenses du nouveau ciborium et donna à chaque reliquaire une magnifique fleur de lis d'or gemmée de pierres précieuses qui ornait le devant du buste, sorte d'agrafe au vêtement du saint. Ces dons expliquent que l'autel majeur placé sous le ciborium (autel contenant l'autel de bois sur lequel les premiers papes, de saint Pierre à saint Silvestre I^er^, sont réputés avoir célébré la messe), porte deux écus : à gauche quand on entre, le blason de l'Église, à droite celui de la France, c'est-à-dire un écu semé de fleurs de lys. (On retrouve un écu semé de fleurs de lys et couronné, fait au XV^e^ siècle (?), sur un mur du cloître. Il est curieux de constater que les bulles pontificales montrent depuis des siècles les têtes des saints Pierre et Paul placées l'une à côté de l'autre, et que le pape Urbain y a placé de même les reliques des saints chefs au ciborium de son église cathédrale.)
\*\*\*
Louis XI donna au Latran un calice et des terres : celles-ci étaient réparties dans le Périgord, le Rouergue, l'Agenais et l'Albigeois.
En 1589, on suspendit dans la basilique les drapeaux des huguenots envoyés par la Ligue. Mais simultanément, les guerres de religion faisaient perdre au Latran ses terres de France. Aussi, quand Henri IV eût abjuré l'hérésie, le chapitre de la basilique se rapprocha de lui pour en obtenir quelque dédommagement pour ses terres perdues. Le roi de France était d'ailleurs volontiers tenu à Rome pour un nouveau Charlemagne, seul capable de dénouer les difficultés politiques dues à l'envahissante présence de l'Espagne dans la péninsule italienne.
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Dès 1596, le chapitre du Latran rappelait à Henri IV que seules ses armes, avec celles du pape et celles de l'empereur, figuraient sur la porte principale de l'archibasilique, honneur qui sera refusé au roi d'Espagne. Des liens nouveaux allaient être tissés entre la France et le Latran : par l'accord du 6 juin 1605, l'ambassadeur du roi et le chapitre établirent que le roi donnait au chapitre l'abbaye bénédictine de Notre-Dame de Clairac au diocèse d'Agen (arrondissement de Marmande, canton de Tonneins). La ville de Clairac était en plein pays protestant, et un centre actif d'hérésie. Le roi de France avait déjà signé un brevet de don de Clairac dès le 22 septembre 1604. De son côté, le chapitre s'engageait à dire deux messes annuelles pour Henri IV et pour ses successeurs : l'une à la sainte Luce (date anniversaire de sa naissance, le 13 décembre), l'autre à la saint Denis (9 octobre).
Cet accord fut confirmé par le souverain pontife le 11 octobre 1605 et par le roi de France le 14 février 1606. Les offices prévus furent rendus solennels ; une messe quotidienne y fut ajoutée à l'intention de la France et de ses rois.
Pour remercier Henri IV du don de Clairac, le chapitre commanda au Lorrain Nicolas Cordier (il Franciosino) une statue du roi en bronze, achevée en 1608, mise en place en août 1609. On peut toujours la voir sous le portique latéral de Saint-Jean de Latran, à gauche de la façade de Carlo Fontana, regardant l'obélisque. Cette statue symbolise la politique religieuse du Latran, qui était le noyau de la faction française à Rome. On y lit une inscription qui compare Henri IV à Clovis pour sa piété, à Charlemagne pour ses combats et à saint Louis pour la propagation de la foi. C'est intentionnellement que cette statue fut placée à proximité du baptistère réputé (mais à tort) être celui du baptême de Constantin.
En janvier 1655, Louis XIV confirma le chapitre du Latran dans sa seigneurie spirituelle et temporelle de Clairac.
Cette seigneurie fut évidemment perdue lors de la Révolution de 1789.
\*\*\*
Avec ou sans Clairac, Saint-Jean de Latran est toujours uni à la France. Le chef de l'État français, *sans en avoir le titre,* est *presque* considéré comme un chanoine d'honneur de Saint-Jean de Latran.
Les rois de France étaient chanoines d'honneur de nombreuses églises de leur royaume : ils ne semblent pas avoir été jamais traités en chanoines d'honneur de Saint-Jean de Latran : cf. Hervé Pinoteau : *Le sang de Louis XIV,* Braga 1961-1962, t. 1, pp. 41-42. En outre, il y aurait à considérer si oui ou non le président de la République peut être tenu à proprement parler pour le successeur du roi de France.
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Quoi qu'il en soit, quand il arrive (fort rarement) que le président de la République française soit reçu en visite à Rome, il est accueilli en grande pompe dans l'archibasilique. Il s'incline devant le grand autel et le ciborium contenant les saints chefs. Il s'installe dans un fauteuil au centre du chœur, face à l'autel. On ne lui impose ni messe ni salut du saint sacrement, la République française étant officiellement sans Dieu, mais simplement un concert spirituel au cours duquel on chante : *Domine salvam fac Galliam.* Après quoi, le président de la République fait don d'ornements à la sacristie et reçoit lui-même la croix d'or du Latran.
(La croix du Latran a été fondée le 18 février 1903 par Léon XIII pour que le chapitre puisse récompenser les serviteurs (réels ou supposés) de l'Église et ceux qui ont bien mérité (en fait ou en imagination) de l'archibasilique. Cette croix offre l'image du Sauveur entourée des images des saints Jean-Baptiste, Jean l'Évangéliste, Pierre et Paul, étant gravés les mots *Sacrosancta Lateranensis ecclesia omnium urbis et orbis ecclesiarum mater et caput.* Elle peut être conférée en or, en argent ou en bronze, suspendue à un ruban rouge chargé de deux filets bleus près des bords : cf. Giacomo C. Bascapè. *L'ordine sovrano di Malta e gli ordini equestri della Chiesa, nella storia e nel diritto,* Milan 1940, pp. 163-164, -- Notons que, d'autre part, le président de la République française peut être chevalier de l'ordre suprême du Christ, le premier des ordres pontificaux, qui ne comporte que sept chefs ou anciens chefs d'État catholiques. Avant de se présenter au pape, le président de la République française reçoit collier et plaque qu'il peut ainsi arborer au moment de sa visite : la réception des insignes et du diplôme peut être faite à Paris par l'entremise du nonce.)
Après avoir reçu la croix du Latran, le président de la République française écoute le discours du cardinal chargé de l'archibasilique, puis il lui répond. Enfin il fait une dernière halte devant la statue d'Henri IV brandissant son sceptre.
Tout président de la République française mort en charge a droit à une messe funèbre dans l'archibasilique.
\*\*\*
On peut lire :
-- si on le trouve, l'énorme ouvrage de Ph(ilippe) LAUER, *Le palais du Latran, étude historique et archéologique,* Paris, 1911, passim ;
300:177
-- le catalogue de l'exposition *Les Français à Rome,* Paris, 1961, p. 74-80 ;
-- Edward A. MASER, *The statue of Henry IV in Saint John Lateran, a political work of art,* dans la *Gazette des beaux-arts,* Paris, 1960, p. 147-156.
-- Samedi 10 novembre : *saint André Avellin *; ornements blancs.
-- Dimanche 11 novembre : *solennité de la dédicace* des églises consacrées du diocèse ; *vingt-deuxième dimanche après la Pentecôte *; ornements verts. Mémoire de *saint Martin*, évêque de Tours.
Lecture recommandée : l'ouvrage d'Édith Delamare, *Saint Martin,* Mame 1960.
-- Lundi 12 novembre : *saint Martin I^er^*, pape et martyr, ornements rouges.
Pape de 649 à 653, saint Martin 1^er^ fut déporté par l'empereur byzantin et mourut en déportation en 655.
Saint Martin est devenu pape au plus fort de la crise provoquée par la défaillance du pape Honorius en face de l'hérésie du monothélisme que soutenaient le patriarche de Constantinople et l'empereur. Cette hérésie niait qu'il y ait deux volontés dans le Christ (une volonté divine et une volonté humaine) l'unité de personne réclame une seule volonté. Réponse : une seule volonté, ce serait ruiner la doctrine des deux natures, et donc ruiner le mystère de l'Incarnation. L'hérésie monothélite était en définitive une reprise subtile de l'hérésie monophysite (qui ne reconnaissait dans le Christ qu'une seule nature). La situation était pourrie par la faute du pape Honorius I^er^ (625-638) qui avait admis les formules par lesquelles le patriarche de Constantinople Sergius assurait qu'il n'y avait qu'une volonté dans le Christ. Contre une hérésie qui se réclamait maintenant de l'autorité du pape Honorius, les successeurs d'Honorius n'avaient pas encore pu rétablir la situation Séverin régna moins de trois mois et ne put qu'assister impuissant à la saisie du trésor pontifical par l'exarque impérial ; Jean IV régna moins de deux ans ; Théodore (642-649) fit face vaillamment ; mais il mourut en pleine discussion théologique entre Rome et Byzance, avant que rien n'ait été décisivement tranché.
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Le diacre toscan Martin fut élu pape le 14 mai 649 ; il fut sacré le 5 juillet, sans attendre la ratification de l'empereur, d'où plus tard l'accusation de s'être emparé illégalement du siège romain. A Constantinople il avait été apocrisiaire, c'est-à-dire chargé d'affaires du pape (le titre d'apocrisiaire est celui que portèrent les premiers nonces auprès de l'empereur byzantin) : il connaissait à fond les idées et les personnes en cause dans l'affaire du monothélisme. Par un coup d'audace, trois mois après sa consécration, il réunit un concile sans l'accord de l'empereur (qui alors était d'usage). Il y eut cinq sessions, présidées par le pape qui dirigeait lui-même les délibérations, dans la basilique constantinienne du Latran, du 5 au 31 octobre 649. Tout l'épiscopat occidental y était représenté par 105 évêques. Les résolutions prises, condamnant le monothélisme et affirmant les deux volontés du Christ, furent rédigées sous la forme de vingt canons, signés par tous les membres du concile. Leur texte et une lettre encyclique résumant l'ensemble des débats et des décisions furent envoyés à de très nombreux exemplaires en Orient et en Occident, et bien entendu à l'empereur Constant II. Sans être tenu par l'Église pour un concile œcuménique, le concile du Latran de 649, dont les actes nous ont été intégralement conservés en grec et en latin, est néanmoins considéré comme ayant une autorité particulière ; ses vingt canons composent un remarquable énoncé (par mode négatif) de la doctrine romaine sur la Trinité et l'Incarnation.
L'intention de saint Martin était de ne pas rompre avec la cour impériale. C'est aux conseillers ecclésiastiques des souverains, et non aux souverains eux-mêmes, qu'était imputée la responsabilité de l'hérésie ; seuls les clercs étaient anathématisés. Dans sa lettre à l'empereur, le pape exposait que le siège apostolique remplissait son devoir en condamnant les vrais responsables, à savoir les patriarches qui avaient réussi à faire endosser leurs hérésies par les souverains : après lecture des actes conciliaires, l'empereur ne pourrait qu'approuver la sentence rendue et condamner lui-même, à son tour, les hérétiques...
Mais de son côté Constant II n'avait pas attendu la fin du concile pour ordonner à l'exarque de Ravenne, Olympius, de marcher sur Rome, de disperser les évêques et de s'emparer du pape mort ou vif. Olympius envoie donc un licteur assassiner le pape au moment où il donnait la communion dans l'église Sainte-Marie-Majeure : mais le licteur est frappé de cécité. Ce miracle change les dispositions. d'Olympius, qui cherche alors à profiter de la situation pour se rendre indépendant de Constantinople ; n'ayant pas réussi à négocier avec saint Martin, il passe en Sicile, probablement pour faire alliance avec les Arabes contre l'empereur. (C'était en effet le début de l'expansion arabe. Mahomet est mort en 632. Les Arabes ont déjà conquis la Syrie et la Palestine ; ils ont pris Damas en 634, Antioche et Jérusalem en 638 ; ils sont en train de conquérir l'Égypte et la Perse, ils font des incursions en Sicile.)
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Il fallut plusieurs années à Constant II pour rétablir son autorité bafouée par Olympius. Dès qu'il y fut parvenu, il fit arrêter saint Martin. Le 15 juin 643, le nouvel exarque de Ravenne, Calliopas, s'empare de la personne du pape sous le chef d'inculpation d'avoir fomenté la rébellion de l'exarque Olympius. Le 19 juin, saint Martin était embarqué à destination de Byzance. Le voyage fut très lent, d'île en île, sans doute à cause de la piraterie sarrasine qui déjà infestait la Méditerranée. En juillet 653, il est débarqué à Naxos, où il est maintenu en résidence forcée plus d'une année, logé chez un habitant de l'île. Le 17 septembre 654, il est conduit à Constantinople épuisé par les mauvais traitements. On commence par l'exposer sur son grabat aux injures de la populace. Puis il est mis au secret pendant trois mois. Il est traduit enfin devant un tribunal, trop faible pour comparaître debout : on l'empêche de s'asseoir. Il est dégradé publiquement, des soldats lui arrachent ses insignes épiscopaux, fendent sa tunique du haut en bas et le laissent exposé nu au froid de décembre. Ensuite il est chargé de chaînes, un carcan autour du cou, et enfermé dans la cellule des condamnés à mort. Par ces souffrances on voulait le contraindre à se ranger à la communion du patriarche. Mais il fut toujours inflexible : « Quand on me couperait en morceaux, je ne communiquerais pas avec l'Église de Constantinople. » Le 26 mars 655, le Jeudi saint, on l'embarque pour Cherson, ville de Crimée non loin de l'emplacement actuel de Sébastopol (Akhiar). C'est de là, en juin et en septembre, qu'il écrivit à un ami de Constantinople ses deux dernières lettres : il s'y plaignait doucement de manquer de tout, notamment de nourriture, d'être livré à la barbarie des indigènes et d'être abandonné par ses amis et par son Église de Rome. Il mourut le 16 septembre 655. Son corps fut enterré dans une église dédiée à la Sainte Vierge, aux portes de la ville de Cherson ; il y fut longtemps vénéré. Honoré comme martyr par les Grecs et par l'Église romaine, il est fêté le 12 novembre, anniversaire de la translation de ses reliques à Rome, dans l'église Saint-Martin-des-Monts.
Il avait stipulé que sa déportation ne justifiait pas l'élection d'un successeur : il voulait que pendant son absence, l'archidiacre et le primicier (chef des notaires apostoliques) soient tenus pour ses représentants légitimes. Mais le clergé romain craignait que l'empereur ne profite de la vacance du siège pour imposer un pape monothélite : aussi dès la captivité de saint Martin à Naxos, l'Église de Rome avait élu un nouveau pape, saint Eugène I^er^ (10 août 654). Saint Martin ne protesta pas contre cette élection. Dans sa dernière lettre, parlant des Romains, il disait : *Deus eos immobiles custodiat ; praecipue pastorem qui eis nunc praesse monstratur.* Que Dieu les garde immuables dans la foi ; et surtout le nouveau pape qui maintenant les gouverne.
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Un historien des papes a cru pouvoir arranger les choses de cette manière :
« Tant que vécut Martin, Eugène ne pouvait être tenu pour le pape légitime, mais à sa mort il lui succéda sans difficulté. » (Gaston Castella, professeur à l'Université de Fribourg : *Histoires des papes,* tome I, Éditions Fraumunster à Zurich, 1944, p. 103.)
Au contraire Duchesne explique :
« Il semble qu'en ces temps-là, quand un évêque était écarté de son siège par une sentence capitale (mort, exil, relégation) ou par une mesure équivalente émanant de l'autorité séculière, le siège était considéré comme vacant. C'est dans ces conditions que l'Église romaine remplaça au III^e^ siècle Pontieu par Antéros, au VI^e^ Silvère par Vigile, au VII^e^ Martin par Eugène. » (*Histoire ancienne de l'Église,* tome II, Paris, 19110, p. 299 en note.)
\*\*\*
L'affaire du monothélisme ne sera terminée qu'avec l'anathème porté contre le pape Honorius par le VI^e^ concile œcuménique (III^e^ concile de Constantinople : du 7 novembre 680 au 16 septembre 681) : concile convoqué par le pape saint Agathon et sanctionné par le pape saint Léon II.
En sa XIII^e^ session, le 28 mars 681, le concile anathématisa le pape Honorius en ces termes :
« ...Que soit banni de la sainte Église de Dieu et anathématisé Honorius, jadis pape de l'antique Rome, car nous avons trouvé dans les lettres envoyées par lui à Sergius qu'il a suivi en tout l'opinion de celui-ci et qu'il a sanctionné ses doctrines impies. »
En sa XVIII^e^ et dernière session, le 16 septembre 681, le concile déclara :
« Le diable ne cesse de trouver de nouvelles erreurs et de nouveaux instruments pour exécuter ses volontés, à savoir Théodore de Pharan, Sergius et Honorius, jadis pape de l'antique Rome... »
Sur cette affaire, le très répandu Daniel-Rops est, comme trop souvent à son ordinaire, confus, contradictoire et faux dans son *Histoire de l'Église,* tome II : *Église des temps barbares* (Fayard 1960). A la page 383, il reconnaît qu'Honorius avait approuvé les thèses de l'hérésie : « Le pape Honorius, mal renseigné \[mal renseigné ! sur quoi ? sur la doctrine catholique ?\], plus ou moins convaincu qu'il ne s'agissait que d'une de ces querelles de mots dont étaient friands les Grecs, approuva les thèses qu'on lui présenta, sous une forme d'ailleurs atténuée. »
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Mais dès la page suivante, Daniel-Rops adopte une position contraire : « Les Pères \[du concile de Constantinople\] flétrirent la mémoire du patriarche Sergius, auteur principal, de l'erreur, ce qui était juste, mais en même temps celle d'Honorius, ce qui était tout à fait injuste, car le pape, s'il avait été faible, n'avait jamais professé l'hérésie : manœuvre orientale pour déprécier l'autorité de Rome, et dont le pape Agathon ne vit pas l'astuce. » Ce qui, en outre, est omettre l'existence du pape saint Léon II et son approbation des décrets du concile. Mais saint Léon II n'est même pas nommé, à ce sujet ni à aucun autre, dans *l'Histoire de l'Église* de Daniel-Rops.
Une thèse assez fréquemment soutenue, parce qu'elle paraît commode, est que le pape Honorius ne fut pas coupable d'*hérésie,* mais seulement de *négligence* en face de l'hérésie ; et que saint Léon II aurait modifié en ce sens la sentence du concile. On se fonde sur une phrase de sa lettre aux évêques d'Espagne, et on cite seulement celle-là (comme si elle était sa lettre d'approbation du concile) :
« ...Honorius qui n'a point, comme il convenait à l'autorité apostolique, éteint la flamme commençante de l'hérésie, mais l'a entretenue par sa négligence. »
C'est oublier qu'il y a d'autres documents, plus importants :
1° Dans sa lettre d'approbation du concile, saint Léon II renouvelle dans sa main l'anathème contre Honorius pour *trahison :*
« Nous anathématisons Honorius, qui n'a point fait effort pour faire resplendir cette Église apostolique par l'enseignement de la tradition apostolique, mais qui a permis par une trahison exécrable que cette Église sans tache fût souillée. »
2° L'approbation donnée par cette lettre au concile est générale et entière, et ne manifeste aucun désir d'en voir modifier les sentences :
« Nous-même, et par nous ce vénérable siège apostolique, nous consentons d'un même cœur et d'un même esprit aux définitions portées par le concile, et nous les confirmons par l'autorité du bienheureux Pierre. De même donc que nous recevons les cinq premiers conciles, nous recevons également celui qui vient d'être célébré en sixième lieu ; il sera mis sur le même pied que les autres, les pères qui y siégèrent sont des docteurs de la foi au même titre que les anciens pères. »
3, Deux siècles plus tard, voici comment s'exprime à ce sujet le pape Hadrien (pape de 867 à 872) :
« Nous lisons que le pontife romain juge les chefs de toutes les Églises, nous ne lisons nulle part que quelqu'un l'ait jamais jugé.
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En effet si l'anathème a été prononcé contre Honorius après sa mort, ce fut sous l'accusation d'hérésie, seul motif pour lequel il est licite aux inférieurs de résister à leurs supérieurs et de repousser leurs sentiments pervers. Et encore, dans ce cas même, il n'eût été permis ni aux patriarches ni aux évêques de porter à son sujet une sentence quelconque sans la permission préalable et l'autorité du nouveau pontife. »
Il est curieux de remarquer qu'à partir du X^e^ siècle Honorius tombe dans un oubli complet dont il ne ressortira qu'au XVI^e^ siècle. Son nom figure toujours, mais sans explications ni titres, dans la liste des hérétiques anathématisés par saint Léon II : on le lit toujours dans la notice liturgique du saint, le 28 juillet (il n'en sera retranché qu'au XVI^e^ siècle, sous saint Pie V). Mais plus personne, durant tout le Moyen Age, ne savait qu'il s'agissait d'un pape. Les théologiens et les légistes, dans leurs débats sur la primauté du pontife romain, n'allèguent jamais le cas d'Honorius, parce qu'ils l'ignorent. Quand les légistes, de Philippe le Bel, au début du XIV^e^ siècle, demandent à Clément V la mise en jugement posthume de Boniface VIII pour hérésie, on leur rétorque qu'il ne peut y avoir de procès d'hérésie contre un mort : et personne ne pense à invoquer, parce que personne n'en sait plus rien, le précédent du pape Honorius condamné pour hérésie, après sa mort, par un concile œcuménique.
Ce n'est évidemment point par rancune personnelle, par passion mauvaise ou par quelque autre mobile impur que deux saints papes et un concile œcuménique ont tenu à ce que le pape Honorius fût nommément anathématisé plus de quarante années après sa mort.
C'est parce qu'aucun autre épilogue n'était possible. Il ne fallait pas que des idéologues peut-être de bonne foi puissent continuer à se réclamer et s'autoriser de l'erreur d'un pape.
Confiance : dans l'Église un fauteur d'hérésie, fût-il pape, finit toujours par être anathématisé.
-- Mardi 13 novembre : *saint Didace* (ou *San Diego*), religieux convers franciscain ; ornements blancs.
-- Mercredi 14 novembre : saint Josaphat, évêque et martyr ; ornements rouges.
-- Jeudi 15 novembre : *saint Albert le Grand*, évêque et docteur de l'Église.
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-- Vendredi, 16 novembre : *sainte Gertrude*, vierge ; ornements blancs.
-- Samedi 17 novembre : *saint Grégoire le Thaumaturge*, évêque de Néocésarée en Asie Mineure, au III^e^ siècle ornements blancs. Ou bien : *saint Grégoire de Tours*, évêque au VII^e^ siècle. Ou bien : *saint Aignan*, évêque d'Orléans au V^e^ siècle. -- On peut célébrer aujourd'hui la messe de la Sainte Vierge le samedi.
-- Dimanche 18 novembre : *vingt-troisième dimanche après la Pentecôte *; ornements verts. Mémoire de la *dédicace des basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul* (Saint-Pierre du Vatican et Saint-Paul hors les murs).
Il n'y a pas cette année de dimanches omis après l'Épiphanie à transférer entre le 23^e^ et le 24^e^ dimanche après la Pentecôte. Sur cette question, voir notice dans notre numéro 167 de novembre 1972, p. 211-212.
-- Lundi 19 novembre : *sainte Élisabeth de Hongrie*, veuve ; ornements blancs.
-- Mardi 20 novembre : *saint Félix de Valois *; ornements blancs.
-- Mercredi 21 novembre : *présentation de la Sainte Vierge *; ornements blancs. Mémoire de *saint Colomban*, abbé.
Sur *saint Colomban,* voir notice dans notre numéro 167 de novembre 1972, p. 220-222.
-- Jeudi 22 novembre : *sainte Cécile*, vierge et martyre ; ornements rouges.
-- Vendredi 23 novembre : *saint Clément I^er^*, pape et martyr ; ornements rouges. Mémoire de sainte Félicité, martyre.
-- Samedi 24 novembre : *saint Jean de la Croix*, docteur de l'Église ; ornements blancs.
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-- Dimanche 25 novembre : *vingt-quatrième et dernier dimanche après la Pentecôte*. Dernier dimanche de l'année liturgique. Ornements verts. Mémoire de *sainte Catherine d'Alexandrie*, vierge et martyre, patronne des philosophes.
-- Lundi 26 novembre : *saint Silvestre*, abbé ; ornements blancs.
-- Mardi 27 novembre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Propre de France : *manifestation de la Médaille miraculeuse* de la Sainte Vierge à sainte Catherine Labouré dans la chapelle des Filles de la Charité, rue du Bac à Paris, en 1830. Ornements blancs.
-- Mercredi 28 novembre : messe du dimanche précédent ou messe votive. Propre de France : *sainte Catherine Labouré*, vierge ; ornements blancs.
-- Jeudi 29 novembre : messe du dimanche précédent ou messe votive. France (en certains lieux) ; *saint Saturnin*, premier évêque de Toulouse et martyr ; ornements rouges.
-- Vendredi 30 novembre : dernier vendredi du mois, dernier vendredi de l'année liturgique : *saint André*, apôtre ; ornements rouges.
============== fin du numéro 177.
[^1]: -- (1). «* ...eam tenent... educandi rationem quae sexualis putide dicitur. *»
[^2]: -- (1). Voir. 1° *Préambule à une éducation de la pureté,* dans ITINÉRAIRES, numéros 162 d'avril, 163 de mai et 167 de novembre 1972 ; 2° *L'éducation de la pureté,* dans ITINÉRAIRES*,* numéros 173 de mai et 174 de juin 1973.
[^3]: -- (1). Adresse de *l'Autodéfense familiale de l'Ouest :* à Fyé, 72490 Bourg-le-Roi.
[^4]: -- (1). Il s'agit de la nouvelle salle d'audience, aménagée par Paul VI, et surnommée au Vatican, par dérision, « salle de l'O.N.U. » : il y est fait allusion dans l'article suivant. (Note d'ITINÉRAIRES).
[^5]: **\*** -- \[figure en encadré p. 72 dans l'original\] :
1. -- Le premier pèlerinage à Rome a eu lieu en 1970 pour la fête des saints apôtres Pierre et Paul ; le second en 1971 pour la Pentecôte. Ces deux premiers pèlerinages furent organisés « sous la direction du Dr Élisabeth Gerstner ».
2. -- A l'Issue du pèlerinage de 1971, la direction ultérieure du pèlerinage fut remise au PERC, qui supprime le pèlerinage en 1972.
3. -- Le troisième pèlerinage a eu lieu en juin 1973. Il a été organisé et dirigé par le PERC, qui a écarté ou absorbé l'autre comité International PAME (Peregrinatio ad Matrem Ecclesiam) qu'avaient créé Marcel De Corte et Élisabeth Gerstner. -- Puis. à l'issue de ce troisième pèlerinage, le PERC a décidé de supprimer le pèlerinage à Rome en 1974.
4. -- Très peu de renseignements, à notre connaissance, ont été publiés en langue française sur le PERC. On peut s'informer auprès du Père Noël Barbara (8, rue Madame à Bléré), dont la revue, « Forts dans la foi », est « membre de l'Alliance mondiale PERC ». En particulier, nous n'avons vu nulle part la liste actuelle, officielle des dirigeants du PERC. En nous fondant sur la liste qui avait été rendue publique en 1970 et sur d'autres indices, nous pensons que son comité directeur ou «* procuratio generalis *» doit être composé de Franco Antico (secrétaire général, ou « Il capo »), Élisabeth Gerstner, Noël Barbara et éventuellement un ou deux autres.
5. -- Rappelons d'autre part que depuis janvier 1972 (soixante-douze), la revue ITINÉRAIRES ne prend plus aucune part aux discussions concernant le pèlerinage à Rome ni aucune position à leur sujet. La publication du présent article d'Élisabeth Gerstner est faite à titre documentaire, pour l'information de nos lecteurs, et n'infirme en rien cette attitude qui ne sera pas modifiée dans un avenir prévisible.
(Note d' « Itinéraires ».)
[^6]: -- (1). Cette interpellation, qui est correcte en italien, est fautive en français. Car en français, à la différence de l'italien, « Éminence » n'est pas un vocatif, pas plus que « Majesté », « Excellence », etc. On doit dire : « Monseigneur », ou « Monseigneur le cardinal... daigne Votre Éminence... » (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^7]: -- (1). A différents niveaux de la hiérarchie ecclésiastique, du plus humble au plus élevé, on laisse abondamment entendre et même quelquefois on affirme que la messe dite de saint Pie V aurait été « abrogée » ou « abolie ». Sans doute, des coups de téléphone, des menaces orales ou écrites, des circulaires, des déclarations et des directives, en grand nombre, ont tendu et tendent à *empêcher* sa célébration, et même à l'*interdire* administrativement. Cela est un état de fait hélas bien réel. Mais ce n'est pas un état de droit. -- A supposer qu'il existe sur terre une autorité qui prétende disposer du pouvoir d'*abroger* la messe traditionnelle, encore faudrait-il qu'elle le fasse : qu'elle use de ce pouvoir. Mais par quel *acte,* en quels *termes,* à quelle *date* cette abrogation -- qui ne saurait être simplement implicite -- aurait-elle donc été promulguée ? Personne jusqu'ici, pas même les évêques suisses (qui, sur ce chapitre sont les plus effrontés) n'a pu citer ni la DATE, ni les TERMES de cet ACTE prétendu. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^8]: **\*** -- baluardo, s.m. 1. bastione ; fortificazione militare 2. (*fig*.) riparo, difesa. (Dizionario Garzanti della lingua italiana). \[2002\]
[^9]: -- (1). La loi italienne interdit sévèrement de venir interrompre pour quelque motif que ce soit une cérémonie religieuse une fois commencée. Le tout est donc d'avoir commencé. Cette particularité juridique favorise l'occupation des églises pour y célébrer la messe catholique. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^10]: -- (1). *Cf. Le Combat de la foi,* supplément à *Forts dans la foi* n° 28 : « Si les pèlerins français ont été moins nombreux que les années précédentes, ceux des autres nations sont venus en plus grand nombre. » (Note d'ITINÉRAIRES).
[^11]: -- (1). Cette allocution de Marcel De Corte a été présentée à Rome et imprimée en France comme prononcée « au nom du PERC ». C'est un malentendu. Nous sommes en mesure de préciser que la très ferme intention de Marcel De Corte a toujours été, dans cette allocution, de parler « non pas au nom du PERC, mais au nom de tous les pèlerins ». (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^12]: -- (1). La première édition était intitulée (fautivement) *Libellum accusationis *; quelques exemplaires de cette édition ont été corrigés à la main en *Libellus,* comme il se doit ; avis aux bibliophiles, Les éditions actuelles sont intitulées : Liber accusationis. (Note d'ITINÉRAIRES.).
[^13]: **\*** -- Le présent récit figure dans l'introduction d'un grand livre du Professeur brésilien Gustave Corçao : *O século do nada*, « Le siècle du néant », paru en avril 1973 aux Éditions Distribuidora Record (Rio de Janeiro). Une deuxième édition de cet ouvrage est déjà en cours au Brésil, la première ayant été épuisée en un mois et demi.
Bien que le Professeur Corçao ait été traduit dans presque toutes les grandes langues européennes, ses ouvrages n'ont connu à ce jour aucune édition française. C'est que le Professeur Corçao connaît parfaitement notre langue, et n'y souffre pas la médiocrité. Ainsi ses amis les plus chers sont-ils privés du bienfait de le connaître ; et, par lui, les singularités, la destinée chrétienne de son pays, dont il parle avec tant de foi que cela lui valut d'être mis à l'Index par le clergé local.
Comprenant les leçons profondes que nous pourrions en retirer, nous espérons donc que O século do nada trouvera bientôt en France un éditeur de taille à lui donner le jour. Et, en attendant, nous en publions ici quelques pages essentielles dans une traduction de notre cru -- assez heureux que le Professeur brésilien, auquel naturellement nous les avons soumises, en ait supporté la vue.
H. K. \[figure en encadré p. 96 dans l'original -- 2002\]
[^14]: -- (1). 1956-1961. (Toutes les notes en bas de page sont rajoutées par nos soins, pour faciliter la compréhension.)
[^15]: -- (2). Prénom de Kubitschek.
[^16]: -- (3). Mouvement d'Éducation de Base, où les communistes et le clergé progressiste brésilien œuvraient côte à côte.
[^17]: -- (4). Union Nationale des Étudiants brésiliens.
[^18]: -- (5). Plus d'un million de nos francs.
[^19]: -- (1). En 1964, au Brésil, tous les prêtres portaient encore la soutane.
[^20]: -- (1). Compagnie des Téléphones du Brésil.
[^21]: -- (1). Association d'études politiques que le professeur Corçâo et ses amis avaient fondée, pour combattre la dictature du Président Vargas (1937-1954.)
[^22]: -- (2). État du Brésil, sur lequel est établie Rio de Janeiro, l'ancienne capitale. L'État du Guanabara est le plus petit, mais aussi un des plus peuplés du Brésil.
[^23]: -- (1). Rappelons en effet que le Brésil est le seul pays du monde à avoir été inauguré par une messe, le lendemain même de sa découverte le 22 avril 1500. Le premier soin du chef de l'expédition portugaise, Pedro Alvarez Cabral, avait été de faire dresser une croix sur le rivage qu'il venait d'aborder -- et auquel pour cette raison on donna d'abord le nom de *Terra de Santa Cruz ;* au matin du 23 avril, une messe solennelle d'action de grâces fut dite devant cette croix en la présence amicale et étonnée des Indiens. (Le nom de Brésil n'a prévalu que plus tard, sous l'influence de considérations végétalo-économiques : le pays était particulièrement riche de *braisil,* bois « à couleur de braise » qui servit longtemps de matière première tinctorale.)
[^24]: -- (2). Aéronaute brésilien (1873-1932) dont les expériences firent faire un pas décisif à l'aviation.
[^25]: -- (1). Depuis quelques années, certains carmels sont, paraît-il, entrés dans la voie du relâchement. Plus de clôture, sortie en ville, etc. On peut leur prédire la mort à brève échéance.
[^26]: -- (2). Cité par l'abbé André DEROO, dans *L'Homme nouveau,* p. 10, du 3 juin 1973.
[^27]: -- (3). V. « *Sainte Thérèse de Lisieux et Jean-François Six *» dans *Itinéraires,* n° 161, de mars 1972, p. 53.
[^28]: -- (1). La question du Missel des évêques français, déclarant comme « rappel de foi » qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire », n'est pas évoquée dans la LETTRE A PAUL VI, qui a été écrite, envoyée et publiée avant la découverte de cette nouvelle doctrine officielle. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^29]: -- (1). Marie-Joseph Nicolas, o.p., *Évolution et Christianisme* (Fayard éditeur à Paris, 1973).