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### Ci-contre : reproduction de la couverture de la "Documentation catholique" du 3 mai 1970 \*
Au premier plan : Paul VI et les « observateurs non catholiques ». AU SECOND PLAN, au fond : des figurants qui font nombre, et qui rient. Qui sont-ils ? On ne l'a pas précisé. Et surtout : POURQUOI RIENT-ILS ?
C'est une vieille photographie. Elle a plus de trois ans, presque quatre. On l'a vue un peu partout. Mais je ne crois pas que l'on ait posé la question. Et en tous cas je ne me souviens pas d'avoir entendu la réponse. Les figurants du fond, pourquoi rient-ils ? Car ils ne sourient pas. Ils rient. Ils s'esclaffent. Ils rigolent ou ils ricanent. Mais enfin ils se bidonnent. Ils se gondolent. Ils se tordent. De rire. Ils sont hilares. Je répète : pourquoi donc ?
C'était votre question, cher Gustave Corçâo, cher et vénéré ami, quand nous nous sommes revus cet automne. Vous me montriez, dans un numéro de *Catholicismo*, cette vieille photo bien connue, mais ce sont d'ordinaire les personnages du premier plan qui retiennent l'attention et provoquent le commentaire. -- Regardez donc ceux qui sont derrière, me disiez-vous : ils rient.
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Je vous ai demandé, vous m'avez donné la permission de m'emparer de votre question. Pour qu'elle soit ici posée à tout le monde, publiquement, et d'abord aux rieurs eux-mêmes, qu'il doit bien être possible de retrouver, comme je vais l'expliquer par la suite, si du moins ils existent ; encore ; sur la terre.
Mais auparavant, mettons-nous en mémoire les circonstances.
#### C'était le 10 avril 1970
Le 10 avril 1970, Paul VI recevait pour la dernière fois les membres du *Consilium*, le « Conseil pour l'application de la constitution conciliaire sur la liturgie ». Ce *Consilium* était dissout, sa tâche terminée. Il avait accompli l'essentiel de la « réforme liturgique » : principalement, il l'avait mise en mouvement, il lui avait communiqué ce mouvement de chute libre, uniformément accélérée, que plus rien n'arrêterait. Il l'avait mise en mouvement surtout par l'invention de la nouvelle messe que l'on sait, ou que l'on ne sait plus, ce Novus Ordo Missæ publié à Rome en 1969 et maintenant tombé en désuétude partout. Ou presque partout. Il paraît qu'à Taizé on célèbre encore la cène eucharistique en suivant religieusement les rubriques de ce que l'on appelait à l'époque « la messe de Paul VI ». Si c'est vrai, c'est que Taizé retarde, et beaucoup, sur le mouvement uniformément accéléré. L'évolution et la créativité liturgiques, une fois libérées, ne se sont évidemment pas laissé figer dans les formes transitoires qu'elles avaient revêtues un moment, en 1969, et dont le rôle passager n'avait été que de fournir prétexte, occasion, moyen de rompre avec le fixisme de la messe traditionnelle. Quoi qu'il en soit aujourd'hui, il reste que le Novus Ordo Missæ eut son heure, qui n'était point encore passée en ce mois d'avril 1970. Il était l'œuvre par excellence, il était le chef-d'œuvre de ce *Consilium* qui l'avait créé avec la collaboration active de six hérétiques, les six que l'on voit, sur la photographie, à la droite du Saint-Père.
J'emploie ce terme d' « hérétiques » sans aucune intention agressive, offensante ni même rhétorique. Je l'emploie parce que c'est le terme *scientifique*, et le terme *exact*. Non seulement les six personnages hérétiques sont personnellement des hérétiques, mais encore ils sont là ès qualités. Ils ne sont pas là, simplement, à titre personnel ; ils sont là en tant qu'hérétiques officiels, en qualité officielle d'hérétiques. La *Documentation catholique* le précise bien dans la note 1 de sa page 416. Elle les nomme tous les six, ce sont le Dr Georges, le chanoine Jasper, le Dr Sephard, le Dr Konneth, le Dr Smith et le Fr. Max Thurian, et elle stipule qu'ils sont là en tant que « *représentant* respectivement le conseil œcuménique des Églises, les communautés anglicane et luthérienne, et la communauté de Taizé ».
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Le Novus Ordo Missæ ne fut pas fabriqué en collaboration et accord avec six personnages experts, individuellement choisis pour leur réputation mondaine ou pour leur bonne mine, et qui de fait, accidentellement, se trouvaient en outre être des hérétiques. Non. Le Novus Ordo Missæ a été fabriqué en connivence avec six représentants officiels de plusieurs hérésies, convoqués *en cette qualité* à organiser notre renouveau liturgique. Ils ont fait le genre de liturgie, et de renouvellement, que l'on pouvait attendre de ce qu'ils *représentaient*.
Dans son allocution, Paul VI leur avait dit notamment, à eux et à leur autres complices du *Consilium* :
« Nous tenons à vous remercier très vivement (...). Ce qui vous était demandé n'était en effet pas facile (...) : *rédiger d'une nouvelle manière* des textes liturgiques éprouvés par un long usage *ou établir des formules entièrement nouvelles* (sic). »
Les six hérétiques et leurs complices catholiques ont accompli la tâche que voici : « *apporter une plus grande valeur théologique aux textes liturgiques, afin que la* LEX ORANDI concorde mieux avec la LEX CREDENDI ». Cela figure à la page 417 du même numéro de la *Documentation catholique*. Je signale au passage que c'est une déclaration véritablement capitale. Il en ressort qu'on estimait donc que jusqu'en 1969 les textes liturgiques n'avaient pas toute la valeur théologique qui était souhaitable ; ils n'avaient pas cette valeur théologique que l'on aperçoit maintenant dans les « formules entièrement nouvelles » des nouvelles liturgies. C'est une opinion. Pendant plus de mille ans, la *lex orandi* de l'Église n'avait pas assez bien concordé avec la *lex credendi*. Les nouvelles prières eucharistiques « concordent mieux » que le canon romain avec la vraie foi : c'est aussi l'opinion de Taizé, des communautés anglicane et luthérienne, et du conseil œcuménique...
Donc, en ce 10 avril 1970, Paul VI félicita le Consilium hérético-catholique d'avoir si efficacement perfectionné notre liturgie. Puis on alla poser pour la photo-souvenir, celle que j'ai remise sous les yeux du lecteur. Bien. Mais qu'est-ce que tout cela pouvait comporter de si risible pour les figurants du second plan ?
Votre question, cher Corçâo, est obsédante.
Une idée m'est venue.
Peut-être riaient-ils d'une plaisanterie insolite faite par le plus polisson.
-- Sais-tu, avait-il chuchoté à son voisin, sais-tu ce que pense le Saint-Père quand il voit le Frère de Taizé à côté de lui ?
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-- Comment veux-tu que je sache ? Et qu'est-ce que tu en sais ? Mais dis toujours.
-- Et bien, visiblement, ça l'attriste beaucoup, la comparaison. Il se dit, le Saint-Père : « Je croyais que ma robe était blanche. Mais Taizé habille plus blanc. »
En effet.
Vous penseriez plutôt, cher Corçâo, si j'ai bien compris, car vous me l'avez à peine donné à entendre, que ces personnages n'étaient pas des personnes humaines, mais des diables surgis tout exprès de l'Enfer, figurants hilares riant de leur instant de triomphe, et se hâtant de triompher et de rire, car ils savent, quand même, que ces rires et ces triomphes, les leurs, n'ont qu'un temps, et bref.
Des clercs polissons, comme il me semblait possible de l'imaginer, ou une bande infernale, comme vous paraissiez le suggérer ?
Il y a un moyen de trancher.
#### Appel à témoins
Cette assemblée qui rit en une telle circonstance a quelque chose de si singulièrement, de si extraordinairement *sinistre* qu'il ne faut pas attendre le Jugement dernier pour tirer l'affaire au clair.
Le 10 avril 1970 n'est tout de même pas tellement éloigné.
Les rieurs peuvent se reconnaître eux-mêmes sur la photographie ; ou être reconnus par des témoins ; ou par des relations et connaissances.
Si ce sont des fonctionnaires du Vat', plusieurs peut-être sont encore en poste à Rome. A nos lecteurs romains, nous demandons de nous envoyer le nom, les titres et qualités, l'adresse de ceux qu'ils reconnaîtraient.
S'ils sont depuis 1970 partis pour d'autres continents, ils n'auront cependant pas pu trouver tous une contrée si désolée que la revue ITINÉRAIRES n'y ait aucun lecteur.
Où que vous soyez, amis lecteurs, où qu'ils soient, de l'Orient à l'Occident des terres habitées, débusquez-les, débusquez-en au moins un, amenez-le ou appelez-nous, que nous le fassions passer par notre inquisition.
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#### Interpellation directe
Et puis, nous les interpellons eux-mêmes.
S'ils existent, qu'ils le disent, qu'ils répondent, qu'ils se fassent connaître.
Qu'ils disent *pourquoi* ils riaient.
A moins que, maintenant, ils se cachent ?
Ils ne sont peut-être pas des personnages historiques. Mais ils sont certainement des figurants historiques. Leur disparition sans laisser de traces viendrait renforcer l'hypothèse ou la thèse que j'ai cru surprendre, mon cher Corçâo, dans votre regard. C'est que, sortis de l'Enfer pour la circonstance, qui était en effet exceptionnelle, et pour que soit, dans la « documentation » et dans l'iconographie, attestée la présence de leurs rires, ils y sont rentrés aussitôt, mission accomplie.
En nous laissant cette image, que l'on oublie. Une odeur, qui se dissipe. Et cette nouvelle messe, qui sans fin évolue, évolue, évolue...
J. M.
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### La commission paritaire en pleine déroute
La commission paritaire presse-gouvernement est cet organisme qui a refusé arbitrairement la qualité de « périodique » à notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, ce qui est l'équivalent pratique d'une interdiction de paraître.
Cette interdiction a été prononcée paritairement au nom de la presse et du gouvernement. Ni « le gouvernement » ni « la presse » ne font mine d'entendre nos protestations ininterrompues depuis six mois. Mais leur commission paritaire ne tient pas le coup. Elle a plié sous le choc.
I. -- La débandade
La commission paritaire se désintègre. Le président démissionnaire, Charles Blondel -- ancien président des secrétariats sociaux et ami de Mgr J.-B. Montini, nous reparlerons un jour de ce dernier point -- le président démissionnaire, donc, n'est toujours pas remplacé.
Au contraire.
La débandade commence.
M. Robert Touzery, représentant titulaire du ministère de l'information au sein de la commission, est lui aussi démissionnaire, lui aussi non remplacé.
Il appartenait au « service juridique et technique de l'information », service qui « assurait le secrétariat de la commission ». Or, on s'en souvient, *c'est le secrétariat que nous avons mis directement en cause.*
Nous disions dans notre précédent numéro :
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-- *Plus encore que le départ du président, c'est le changement de secrétaire général et la réforme profonde du secrétariat qu'il : faut imposer.*
On y arrive.
L'autre représentant du ministère de l'information est M. Pierre Raymond, secrétaire général de la commission.
C'est lui le signataire des notifications aberrantes refusant au SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR sa qualité de périodique. C'est lui surtout qui a prétendu exercer, au nom de la commission, un pouvoir discrétionnaire, antérieur et supérieur aux lois et règlements en vigueur. C'est lui que nous tenons pour le principal responsable des abus de la commission paritaire.
Tant qu'il sera là, nous ne croyons pas possible que la commission paritaire rentre dans la légalité.
II\. -- C'est la seule chance
Nous l'avons dit le mois dernier : quand il n'y a pas de président, la commission ne peut se réunir. Elle est réglementairement frappée d'inexistence. Tant qu'elle ne sera pas sortie de cette impuissance, elle ne pourra pas non plus, évidemment, réparer les abus qu'elle a commis.
Mais nous sommes persuadés qu'elle ne les aurait pas réparés spontanément. Nous sommes persuadés qu'elle ne les aurait pas réparés tant que sa présidence et son secrétariat seraient restés en place. C'est pourquoi nous nous félicitons de la crise majeure où la commission est présentement plongée. C'est une chance, et probablement la seule, de voir la justice rétablie grâce à la désintégration préalable du pouvoir discrétionnaire qui s'était établi au secrétariat général de la commission.
Il faut donc pousser à la roue ; pousser à fond notre contre-offensive ; accroître le désarroi et la débandade dans les rangs de l'ennemi. C'est le moment.
III\. -- Curieuse coïncidence
Ils diront peut-être que leurs démissions n'ont rien à voir avec leurs abus et irrégularités.
Le croira qui voudra. Pour nous, nous constatons.
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Nous constatons des faits.
C'est la *première fois* que la commission paritaire s'est trouvée mise *publiquement en accusation.*
Et les responsables, au lieu de faire face, s'éclipsent sur la pointe des pieds ; par « coïncidence »...
La commission paritaire avait pris l'habitude d'exercer un pouvoir souverain, de disposer arbitrairement de la vie et de la mort des publications et de ne s'entendre jamais demander de comptes. Elle en avait perdu la tête. Elle était entrée dans un délire d'autocratie. Au point de dédaigner toute prudence, de ne plus rien craindre, et d'abandonner entre nos mains les *preuves matérielles* de ses irrégularités les plus effrontées.
Nous sommes décidés à lui demander raison de ces irrégularités. Pour la première fois, la commission paritaire est tombée, avec l'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, sur une victime décidée à ne pas se laisser étrangler en silence.
M. Blondel l'a su. M. Touzery l'a su. M. Raymond, lui aussi, le sait : alors, ce départ, c'est pour quand ?
IV\. -- Dans l'attente
Il n'est pas commode de leur trouver des successeurs. Car les successeurs devront ou bien « couvrir » les irrégularités commises, et devenues habituelles ; et s'y enfoncer davantage encore ; ou bien, par une réforme radicale des pratiques de la commission, rentrer dans la légalité. Mais qu'ils fassent l'un ou qu'ils fassent l'autre, ils devront le faire sous le feu de nos accusations.
Perspective peu rassurante. Les candidats éventuels préfèrent attendre ; paraît-il, d'avoir d'abord vu ce que contient le numéro spécial que nous avons annoncé...
V. -- Notre numéro spécial
Nous allons donc publier ce numéro. un numéro spécial hors série, le numéro 179 *bis,* avec tout le dossier de l'interdiction arbitraire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR et les preuves des irrégularités de la commission.
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Ce numéro ne sera pas envoyé à nos abonnés, mais seulement aux lecteurs qui nous en passeront commande. Il est en souscription jusqu'au 31 décembre au prix de 6 F franco (bulletin de souscription dans les dernières pages du présent numéro). Il sera mis en vente dans le courant de janvier au prix de 10 F.
C'est l'élément capital de notre contre-offensive.
J. M.
Les publications hostiles, les publications indifférentes, et même les publications supposées ou réputées « amies », -- qui depuis six mois assistent, les unes et les autres dans un même silence, à l'étranglement du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, -- peuvent nous demander à titre de « service de presse », un exemplaire gratuit de notre numéro spécial. Nous le leur enverrons confraternellement, et pour leur information.
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### Un évêque parle
Parution prochaine, aux Éditions DMM d'un livre important : « *Un évêque parle *»*.* C'est un livre de Mgr Marcel LEFEBVRE sur la crise de l'Église depuis Vatican II jusqu'à maintenant.
\*\*\*
L'ouvrage aura environ 200 pages de format 13 18,5. Jusqu'au 1^er^ février 1974, il est en souscription au prix de 20 F. (Après la mise en vente le prix sera porté aux environs de 30 F.)
\*\*\*
On souscrit auprès de DOMINIQUE MARTIN MORIN, éditeurs à Jarzé, 49140 Seiches sur le Loir.
Bulletin de souscription parmi les dernières pages du présent numéro. On peut demander à la même adresse d'autres bulletins de souscription.
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## ÉDITORIAL
### A ceux qui ne mettent pas d'obstacle
*Non ponentibus obicem*
par R.-Th. Calmel, o.p.
VEILLONS à *ne pas faire obstacle* à la grâce des sacrements ([^1]). Devant le raz de marée du modernisme nous défendons la tradition catholique, notamment la consistance objective de la Messe et la nécessité des rites traditionnels pour la préserver de se dissoudre et devenir invalide. Nous défendons les fondements objectifs du culte particulier que nous rendons à la Sainte Vierge ; nous insistons sur l'importance sans égale du Rosaire pour approfondir et nourrir ce culte indispensable ([^2]).
Il faut bien commencer par là. Il faut bien, face au subjectivisme protestant -- qui déferle sur l'Église, rappeler cette vérité première que la Messe véritable n'est pas faite par nos subjectivités c'est-à-dire, ici, par l'ambiance religieuse ou l'enthousiasme de l'assemblée, mais bien par le prêtre souverain, quoique invisible, Jésus-Christ, et par le prêtre visible et dûment ordonné, à la condition toutefois qu'il conforme son intention à celle du Seigneur ;
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or le moyen normal et quasi-nécessaire pour le prêtre de l'Église d'obtenir cette conformité est de se servir du missel d'avant Paul VI, avec la langue, les attitudes, le formulaire absolument imprenables aux hérétiques, y compris les néo-hérétiques pseudo-mystiques qui font leur cinéma à la petite Rome de Taizé. Voilà pourquoi nous sommes revenus si souvent sur le devoir du prêtre de s'en tenir au missel absolument sûr, d'aucune manière polyvalent, qui est celui de l'Église non-montinienne. Se servant de ce missel le prêtre, à n'en pas douter, unit son intention à l'intention de l'Église, laquelle ne fait qu'un avec l'intention du Christ. Alors dans ce cas la Messe ne court aucun risque. Dans ce cas, elle ne court pas de risque en elle-même et dans son infinie dignité ; le sacrifice alors est bien le même que celui de la croix, il le rend présent sous un signe, il nous en applique les fruits, il remet les péchés même énormes, *etiam ingentia* dit le Concile de Trente ([^3]). Dans ce cas la Messe ne court pas de risque dans son objectivité.
Elle peut en courir dans notre subjectivité. Je veux dire : il n'est pas obligatoire qu'elle porte dans notre âme les fruits qu'elle devrait y porter. L'effet n'est point automatique. La fontaine de vie coule à flots ; les fidèles sont tout près ; mais il peut bien arriver qu'ils ne tendent pas la main, formée en creux, -- le creux de l'humilité, de l'intention droite et humble -- pour recueillir au moins un peu de cette eau vive. Les fidèles sont là, mais on dirait qu'il leur suffit que l'eau coule bien ; en être purifiés et désaltérés ne leur importe pas.
La Messe, la communion qu'ils font à cette Messe, une communion à genoux, sur les lèvres, de la main du prêtre, bref le saint Sacrifice et le saint repas à ce sacrifice devraient augmenter magnifiquement. leur vie spirituelle, les enflammer d'amour, les détourner énergiquement du péché. Messe et communion auraient cet infaillible résultat si les fidèles et les prêtres, -- si les prêtres qui ont gardé la bonne Messe, si les fidèles qui n'en veulent pas d'autre, -- ne mettaient pas d'obstacle à l'efficacité mystique *ex opere operato*. Messe et communion obtiendraient leur plein effet *non ponentibus obicem*, à la condition de ne pas se heurter à des obstacles. Or, il faut bien hélas ! le constater, les tenants les plus fermes des conditions requises pour l'*ex opere operato*, les adversaires les plus éclairés des innovations modernistes et protestantes ne sont pas toujours les chrétiens qui ont le plus en horreur le *ponere obicem*.
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Je ne jette la pierre à personne. Je dis, j'élève la voix pour crier : *haec oportuit facere et illa non omittere* (Matth. XXIII, 23), il faut faire l'un mais ne pas omettre l'autre. Il faut que le prêtre garde la Messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, il faut qu'il sache pourquoi mais il faut aussi qu'il célèbre la sainte Messe avec foi, amour, componction ; il faut qu'il s'y prépare ; il faut qu'il prenne du temps pour l'action de grâce ; il faut que dans la jour, née selon ses possibilités il vienne prier devant le tabernacle ; il faut qu'il soit nourri des oraisons de la Messe les oraisons, secrètes et postcommunions. Cela suppose de les avoir lues de près en dehors de la Messe, décortiquées, méditées ; cela suppose surtout de faire ce qui est en nous pour que l'Esprit même de Jésus nous fasse dire le solennel : *per Dominum nostrum Jesum Christum*... cette suprême oraison indépassable, qui se répercutera, à partir du Cœur immaculé de Notre-Dame, en se propageant à travers les chœurs sans nombre des anges et des saints, pendant l'éternité tout entière. *Priez en mon nom* ordonne Jésus. Mais comment prier au nom du Seigneur si l'Esprit même du Seigneur ne nous fait ressouvenir de ce nom ([^4]). Et comment le Saint-Esprit pourrait-il opérer cette merveille si, par beaucoup d'amour et de renoncement, beaucoup d'amour de Dieu et du prochain, l'âme ne se dispose pas à recevoir, quand il lui plaira, ce Saint-Esprit et son souffle divin... *Veni Sancte Spiritus... et tui amoris in eis ignem accende*.
*Non ponentibus obicem*... Pour le prêtre qui désire, ainsi qu'il le doit, que la Messe soit pour lui sanctifiante et plus sanctifiante que tout cela signifie au fond, qu'il fait les actes et les sacrifices qui s'imposent pour que grandissent dans son cœur la religion et la charité théologale, avec un zèle apostolique toujours plus pur.
Pour les laïques le *non ponere obicem* prend des formes un peu différentes mais la loi reste la même. Or quand on voit le manque de bienveillance, le manque d'esprit de service entre certains chrétiens qui assistent à la même bonne Messe ; quand on voit, en outre, dans quelle tenue indécente ([^5]) certaines chrétiennes se permettent d'assister à la Messe dite de saint Pie V et de venir s'agenouiller à la sainte table ;
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quand on les voit bâcler l'action de grâces ; quand on sait leur terrifiante force d'inertie pour maintenir, malgré remarques, conseils, exhortations, la mondanité, l'égoïsme, l'esprit de jouissance dans leur foyer et dans toute leur vie, il est impossible de ne pas se demander si ces chrétiennes, manifestement attachées à des péchés véniels de propos délibéré, ont jamais réfléchi sur la signification pour elles du *non ponere obicem.* Mais il est fort probable qu'elles n'ont pas davantage pris la résolution de se refuser tout péché véniel de propos délibéré, quitte du reste à reprendre la même résolution 77 fois 7 fois. Il est encore plus probable qu'elles estiment avoir fait assez, du moment qu'elles défendent la bonne Messe. L'idée que nous défendons la bonne Messe *à la fois* pour elle-même et pour en recevoir les fruits, l'idée qu'il y ait *ce double motif* et que, *normalement,* le premier appelle le second ne semble même pas les effleurer.
Étonnez-vous après cela que des âmes de bonne volonté, peu éclairées mais très profondément religieuses et qui sont bouleversées à la pensée de ne pas retirer de la Messe tout le bien spirituel que le Seigneur y a fait contenir, étonnez-vous que de telles âmes n'arrivent pas à comprendre pourquoi nous défendons la Messe catholique traditionnelle...
La vie chrétienne est d'un seul tenant. L'âme chrétienne tend de toutes ses forces à l'unité et au progrès. L'âme chrétienne ne pense pas que l'on ait le choix entre deux attitudes : ou bien connaître et défendre la doctrine et les rites et s'en tenir là ; ou bien servir le prochain, se mortifier et rechercher l'union à Dieu mais en évitant d'aller y regarder de près, serait-ce en période de révolution moderniste, quand il s'agit du contenu du dogme et de la sûreté des rites. C'est d'un seul et même mouvement que l'âme chrétienne garde et médite dans leur formulation précise les affirmations dogmatiques et qu'elle aspire, par la prière et la docilité à Dieu, à vivre au niveau de cet enseignement révélé ; d'un seul et même mouvement l'âme chrétienne rend témoignage aux rites traditionnels, non en fuite vers l'hérésie, mais aussi veille à *ne pas mettre* d'obstacle à l'action *ex opere operato* des sacrements de la nouvelle Loi ; d'un seul et même mouvement l'âme chrétienne maintient les grandes dévotions d'Église, en particulier le Rosaire, mais elle les pratique, ces dévotions, non seulement pour les maintenir mais pour en vivre ; l'âme chrétienne n'ignore pas qu'il est une manière fort tiède, peu religieuse, peut-être même pas très droite, de s'acquitter du chapelet tous les jours, une manière si imparfaite qu'elle oppose un réel obstacle aux grâces que la Vierge Marie se préparait à *déverser* à pleines mains.
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Nous voulons être témoins de la tradition, mais quels témoins voulons-nous être ? C'est pour l'amour de Dieu que nous voulons rendre témoignage à la saine doctrine, aux sacrements, surtout à la sainte Eucharistie, enfin aux grandes dévotions d'Église. Puisque c'est pour l'amour de Dieu veillons à ne pas mettre obstacle aux effets qui dérivent, normalement, de la connaissance des vérités de foi et de la fréquentation des sacrements. Et afin de ne pas mettre obstacle veillons à grandir dans la charité en nous souvenant du second précepte qu'elle renferme, et commençons par faire ce qui est en nous. En pleine révolution moderniste soyons témoins de la foi, comme le furent nos frères les martyrs des premiers siècles en pleine persécution violente. Non seulement ils se montrèrent forts et courageux, mais encore doux et patients et cela parce que leur âme était ardente de charité. Que l'amour de Dieu, un amour de Dieu qui se prouve par des actes et qui tend à toujours grandir, soit l'âme de notre témoignage.
R.-Th. Calmel, o. p.
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## CHRONIQUES
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### Obsèques et procédure
par J. Trémolet de Villers
Un jugement du 1^er^ février 1973, rendu par le Tribunal de Grande Instance d'Argentan, a obtenu dans les revues de jurisprudence un écho considérable. Ce jugement reflétait l'opposition de paroissiens à leur curé sur le déroulement des obsèques d'une des leurs.
L'affaire soulève de nombreux commentaires.
Quels étaient les faits ?
L'assignation, lancée par deux paroissiens, MM. Dauphin Père et Fils, les résume ainsi : « Mme Dauphin, épouse de M. René Dauphin et mère de Jacques Dauphin, professeur au lycée de Flers, décédait à Flers le 14 mars 1971, après avoir exprimé le vœu que la messe dite à l'occasion de son inhumation fut célébrée en langue latine avec usage des chants grégoriens. Le 15 mars, son fils se rendait par trois fois au presbytère pour demander que la cérémonie des funérailles se déroule conformément aux dernières volontés de sa mère en langue latine, et avec chants grégoriens. Au cours des deux premières visites il rencontrait l'abbé Cousin, curé de la paroisse, qui refusa d'accéder à la demande ; à la troisième visite l'abbé Cousin étant absent, M. Dauphin fils crut que celui-ci avait infléchi sa décision et reprit espoir que la cérémonie pourrait se dérouler conformément aux vœux de la défunte ; le 17 mars 1971 à 14 heures, jour et heure fixés par le clergé de la paroisse, la famille et les amis de Mme Dauphin parmi lesquels se trouvaient plusieurs prêtres non officiant, accompagnèrent son corps dans la nef de l'église Saint-Jean ; l'abbé Mary, premier vicaire chargé de diriger la cérémonie en l'absence de l'abbé Cousin, déclara d'emblée aux prêtres amis de la famille : « Il n'y aura pas un mot de latin à cette messe. »
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« ...Cependant, après courte discussion avec ceux-ci, il finit toutefois par décider que « seraient chantés en latin le Kyrie (sic), le Sanctus et l'Agnus ».
« ...L'assistance surtout composée de professeurs, d'élèves et de parents d'élèves, ignorant la prohibition édictée tant par le curé que par le vicaire, se mit à chanter en latin lorsque l'orgue entonna le Requiem. L'Abbé Mary se précipita alors vers le microphone et interrompit le chant au grand scandale des assistants ; à plusieurs reprises ensuite, il tenta vainement d'entraîner les fidèles à chanter en français avec lui.
« ...Au moment de la communion l'orgue fit entendre les premières notes du LUX AETERNA. L'Assemblée suivit l'instrument mais fut de nouveau interrompue par l'abbé Mary qui se mit à hurler un chant méconnaissable en français, et qui, forçant sa voix, poursuivit seul cette manœuvre scandaleuse de défi. Pendant toute la messe, l'abbé Mary présenta d'ailleurs à l'assistance un visage sarcastique, manifestant par toute son attitude qu'il voulait avant tout outrager les demandeurs, leurs familles et leurs amis, dans leur honneur, dans leur affection et dans leur foi. »
Un an après l'inhumation, « dans un but de réparation tant à l'égard de la défunte, que de l'assistance et dans un but d'apaisement les demandeurs exprimèrent à l'abbé Cousin leur désir de faire célébrer une messe conforme aux dernières volontés de Mme Dauphin ». Le curé refusa à nouveau.
« Le père et le fils se rendirent alors chez un huissier, Maître Guiguet, et, par acte de celui-ci en date du 25 mars 1972 firent sommation à l'abbé Cousin « d'avoir à laisser l'usage de son église le Vendredi 7 avril 1972, à 15 heures, au prêtre de l'Église Catholique Romaine, ami de la famille, et à la famille Dauphin pour célébrer une messe de Requiem en mémoire de Mme René Dauphin décédée, ou pour le cas où cette date ou cette heure dérangerait les intentions de M. l'abbé Cousin d'avoir à dire à quel jour et à quelle heure René, Jean, Jacques Dauphin pourra amener un prêtre catholique romain ami pour célébrer cette même messe dans l'Église Saint-Jean... »
N'ayant pas obtenu de réponse positive les demandeurs firent réitérer leur sommation le 7 avril 1972, et constater que l'abbé Cousin leur refusait l'accès à l'Église Saint-Jean, alors que plusieurs personnes attendaient devant l'édifice dans l'attente de la cérémonie et qu'un prêtre ayant apporté ornements et vases sacrés se tenait prêt à officier lui-même. »
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Par un tel rappel des circonstances de l'affaire, les demandeurs, MM. Dauphin Père et Fils estimaient que la preuve était rapportée des fautes commises intentionnellement et dans le but de nuire par les abbés Cousin et Mary,
-- en s'opposant à la liberté des funérailles garantie par la loi du 15 novembre 1887 par le refus signifié à des fidèles catholiques romains de célébrer le culte dans une forme liturgique autorisée par le Pape et le Concile,
-- en refusant la disposition d'une église dont les lois du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 1907 donnent l'usage aux fidèles comme aux ministres du culte,
-- en portant une atteinte grave et répétée à l'honneur, à l'affection et à la foi des demandeurs, et en troublant le déroulement de la cérémonie funèbre.
Les abbés Cousin et Mary se sont naturellement opposés à cette demande et ont formulé contre les Dauphin une demande reconventionnelle en paiement de la somme de 1 F à titre de dommages-intérêts.
Le Tribunal a renvoyé les plaideurs dos à dos, déboutant les Dauphin de leur demande, et les abbés de la leur. Ce genre de procès était, jusqu'à nos jours, inconnu. On ne sait si le caporalisme liturgique qui l'a provoqué donnera à cette jurisprudence une ampleur nouvelle, mais le fait a paru assez considérable pour que les revues spécialisées du Droit lui aient consacre de larges échos.
Le jugement, en effet, est non seulement rapporté mais annoté dans la *Gazette du Palais* des mercredi 6 juin et jeudi 7 juin 1973 (n^os^ 157-158) et dans la *Semaine Juridique* du 11 juillet 1973 (n° 28).
Très significative est la réflexion du commentateur anonyme de la *Gazette du Palais.* L'auteur ne se pose pas en catholique, mais en témoin extérieur. Pour lui, aucun doute ne peut exister, la responsabilité du différend incombe au curé : « Un observateur indépendant pense qu'avec un peu de charité, de compréhension, ce conflit eût été évité. Il n'apparaît pas, en effet, qu'il fût demandé au prêtre de célébrer une messe dérogeant au rituel de celui arrêté par le dernier Concile, le vœu exprimé par la défunte d'une célébration du culte dans la langue où lui avait été enseignée la religion n'avait, semble-t-il, en soi, rien de subversif. Moins de sectarisme, plus d'esprit libéral eussent empêché ce procès. »
L'analyse est claire. Le sectaire, en l'occurrence, l'intransigeant et tyrannique personnage est bien le curé. Il ne s'agit pas de théologie, ni de querelle liturgique, mais bien du sentiment. le plus ancien des pays civilisés qui commande le respect pour les dernières volontés d'un mort. Achille et Priam donneraient ici des leçons de morale aux abbés Cousin et Mary.
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Mais il est question de l'Église, et pas seulement de la morale naturelle. Aussi, le commentateur de la Semaine juridique, le Professeur Mazeaud, membre de l'Institut, qui est un chrétien convaincu, exprime-t-il, au-delà de toute note spécifiquement juridique, un sentiment de désolation : « Il est affligeant que des paroissiens portent devant les tribunaux un conflit qui les oppose au clergé de leur paroisse. »
Cette réaction est celle de la sensibilité catholique. Et elle rejoint une question fondamentale, que n'aborde pas le Professeur Mazeaud mais dont nous ne pouvons faire abstraction : les défendeurs étaient deux personnages ecclésiastiques, assignés en tant qu'ecclésiastiques, à l'occasion de leurs abus de pouvoir à l'encontre de fidèles membres de l'Église. Pouvait-on porter le procès devant une juridiction laïque ?
Je ne suis pas canoniste et me garderai bien de trancher ce problème, mais je ne peux m'empêcher de faire, presque en témoin extérieur, la constatation suivante :
le commerçant, dans son activité commerciale, a droit, en cas de litige, au jugement de ses pairs, le Tribunal de Commerce ;
le salarié et le patron, en cas de différend touchant à l'exécution ou à l'interprétation du contrat de travail, ont droit au jugement de leurs pairs, le Conseil des Prud'hommes.
Il en va de même pour les fermiers et les propriétaires terriens. De même encore l'assuré social et la caisse qui lui verse les prestations ou reçoit ses cotisations. Les paroissiens et leur curé seraient-ils les seuls à ne pas connaître ces privilèges naturels ?
Or, le fait significatif, en cette affaire, est que ni les paroissiens, ni les clercs ne semblent même avoir évoqué cette possibilité. L'assignation, très complète dans l'exposé des circonstances, faisant état des moindres démarches, ne mentionne aucunement qu'une procédure de cet ordre ait été entamée. La défense des abbés Cousin et Mary n'a pas non plus soulevé ce moyen. Une telle situation en dit long sur le désordre juridique dans lequel vit actuellement l'Église de France, et donc sur l'arbitraire qui étouffe ses institutions. La justice laïque est peut-être en question, mais il ne semble pas que la « crédibilité », comme disent les journalistes, pas plus que la « fiabilité » soit actuellement le fort des juridictions ecclésiastiques. Une telle déliquescence du Droit, l'évanouissement des tribunaux, sont les signes certains d'une décomposition.
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Loin de s'attaquer aux abus du juridisme, c'est à la restauration du droit dans l'Église qu'il faudrait s'attacher. La liberté de chacun y gagnerait, notamment celle du laïcat. Et ce genre de scandale serait évité :
Cette Société -- l'Église -- dans laquelle Maurras voyait « le temple des définitions du devoir » et « ces gradins successifs sur lesquels s'échelonne une majestueuse série de juridictions... » n'a plus, à l'intérieur d'elle-même, la possibilité de juger un différend où, pourtant, seuls ses tribunaux auraient pleine compétence.
Signe des temps, à l'admiration de l'agnostique, il y a cinquante ans, a succédé aujourd'hui la défiance, pire, le désintérêt des clercs et des fidèles les plus fidèles.
Ils ont fait appel aux lois de la République.
Mais la République, avec toute sa bonne volonté, est incapable de juger en ce domaine.
Avec d'excellents arguments, elle a renvoyé les plaideurs.
Aux demandeurs, elle a dit : « La loi sur la liberté des funérailles que vous invoquez, si elle interdit de contrarier la volonté du défunt quant au caractère civil ou religieux de ses funérailles et dans une certaine mesure quant aux modalités des obsèques civiles, ne saurait s'appliquer à l'ordonnancement des cérémonies religieuses, *lesquelles sont définies par les ministres du culte dans le respect des règles hiérarchiques qui s'imposent à eux ; le principe de laïcité s'opposant à ce que les tribunaux puissent se prononcer sur la manière dont le curé a fixé une cérémonie funèbre*. »
Admirons ce respect, et cette réserve, des magistrats de la République devant l'immixtion qu'il leur était demandé d'opérer dans le droit de l'Église. « Nous ne pouvons en connaître » disent ces messieurs, et ils ont raison.
Et ils rappellent, sur l'usage des bâtiments d'Église « *Une jurisprudence constante et unanime a, en effet, consacré le principe de la prééminence sacerdotale sur les fidèles* quant à l'usage des lieux du culte » et a reconnu au curé « affectataire privilégié, le pouvoir de déterminer la réglementation de l'usage de son église. »
Vous lisez bien. A l'heure où nos chroniqueurs religieux parlent du sacerdoce universel des laïcs, où le prêtre n'est plus qu'un homme parmi d'autres, à peine président d'une assemblée dominicale qui, demain, pourra se tenir sans lui, à défaut de voix plus autorisées, le rappel de ce qui est l'ordre divin nous vient des magistrats de la République « Une jurisprudence constante et unanime a, en effet, consacré le principe de la prééminence sacerdotale sur les fidèles. »
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Restait le grief de l'attitude offensante du vicaire lors des obsèques, grief purement civil celui-là. Le Tribunal l'a traité comme une affaire civile. Il a retenu des nombreuses attestations versées aux débats que leur caractère contradictoire leur ôtait toute valeur probante. Le Professeur Mazeaud a fort justement noté que c'était le seul point sur lequel la décision des juges d'Argentan était critiquable. « N'aurait-il pas dû (le Tribunal) dans ces conditions, ordonner l'enquête qui était sollicitée ? » On peut en discuter. C'est une question d'appréciation. Sur l'essentiel les juges ont opéré les distinctions nécessaires.
Pour mémoire, citons la réponse faite par le Tribunal à la demande reconventionnelle des prêtres pour procédure abusive et vexatoire à leur endroit. Cette réponse rétablit la moralité en reconnaissant la pureté d'intention manifestée par MM. Dauphin Père et Fils : « Attendu que l'action intentée par Dauphin Père et Fils tend à faire aboutir des prétentions qui, si elles ne sont pas fondées, sont en tout cas respectables puisqu'inspirées par le respect porté aux dernières volontés d'une personne défunte à qui les unissaient des liens très étroits d'affection, ainsi que par un attachement profond à des formes liturgiques qui leur apparaissent comme l'expression la plus achevée du sentiment religieux et du dogme catholique ; qu'on ne saurait attribuer à cette action un caractère vexatoire constitutif de faute, la demande en dommages-intérêts des défendeurs doit être en conséquence rejetée. »
On comprend la douleur du veuf et de son fils. Et on comprend leur action. Elles témoignent de l'arbitraire odieux que fait régner aujourd'hui dans l'Église de France le parti de l'ouverture et du dialogue. Elles témoignent aussi de la volonté de réagir qui, sans aucune pusillanimité, s'est emparée des fidèles. Mais le Tribunal d'Argentan a donné à tous une leçon. Au nom du peuple français et à l'entête de la République laïque, il a rappelé que l'Église, et sa Hiérarchie, et son Ordre, et ses Lois existaient, et qu'Elle seule pouvait en juger.
Que momentanément, le fait profite aux fils de ceux qui, il y a un demi-siècle, demandèrent que l'Église renonce a son autonomie pour s'aligner sur le droit commun, n'est qu'un paradoxe passager et superficiel.
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L'essentiel de la leçon demeure. Ce qui s'est défait dans l'Église ne pourra se refaire que dans l'Église. Le spirituel reste distinct du temporel ; et même quand ses autorités apparaissent dévoyées, aucun bras séculier ne peut *directement* les ramener à l'ordre. C'est la doctrine plus constante de l'Église. Personne, ou presque, ne l'enseigne plus.
Il était bon que la jurisprudence la plus constante des Tribunaux de la République nous la rappelât. C'est ainsi, que par voie indirecte, la société temporelle peut rappeler à l'ordre, sans la violer ni la contraindre, la société spirituelle.
Jacques Trémolet de Villers.
Avocat à la Cour de Paris
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### La face cachée du Chili
par Jean-Marc Dufcur
CETTE FOIS-CI, c'est du *Figaro* que vient la lumière. Une simple petite phrase -- c'est la mode -- perdue dans le « chapeau » de l'article de Philippe Nourry du 4 octobre dernier, et que voici. Dans l'avion qui ramenait un groupe de journalistes de Santiago du Chili à Paris, l'un d'entre eux résumait la pensée des autres :
« *Si nous ne crions pas à la terreur, ils nous prendront pour des fascistes. *»
C'est là une phrase en or, que l'on devrait imprimer en tête de tous les commentaires, expression lumineuse du terrorisme intellectuel qui écrase la presse française et ses lecteurs. Que dis-je : qui écrase la presse mondiale, car l'Américain *Nemsweeck* a menti comme ses confrères français, ou italiens, ou papous, et son rédacteur a confondu sans vergogne le nombre des morts transportés à la morgue de Santiago du Chili *depuis le premier janvier 1973,* et le nombre des victimes de la contre-révolution de septembre dernier.
Certes, il ne faut pas jeter la pierre aux seuls journalistes. Les éternels suiveurs de la révolution ont leur part dans la vague de mensonges. Essayons pourtant de démonter une des opérations, une seule, exemplaire certes, mais dont les sœurs jumelles encombrent les colonnes des journaux du monde entier.
Le 23 octobre, *le Monde* annonçait que son correspondant au Chili avait été frappé d'une mesure d'expulsion :
« *Il semble que la junte militaire reproche à* *Pierre Kalfon d'avoir rendu compte de la conférence de presse des trois avocats représentant des organisations internationales de juristes. Les avocats, au terme d'une semaine d'enquête, ont fait état de très nombreuses violations des droits de l'homme. Les déclarations ont été rapportées dans toute la presse internationale. *»
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Le compte rendu en question a été publié dans *Le Monde* date du 16 octobre ; on y trouve, entre autres, cette déclaration des « trois juristes internationaux », déclaration imprimée en italique et entre guillemets, donc citation textuelle :
« *Nous sommes frappés de la cécité, volontaire ou non, de* nos *interlocuteurs devant ce qui se passe au Chili,* disent les avocats. *Nous citons des faits, nous évoquons des manquements flagrants aux règles élémentaires du droit des gens. On nous répond constamment* « *non, non, non *»*. Le dialogue est impossible. Au ministre de la Justice, qui nous disait qu'il démissionnerait si on lui citait un seul cas d'arbitraire, nous avons parlé, par exemple, du sac de la maison de Pablo Neruda. Il a eu cette réponse stupéfiante :* « *Mme Neruda n'a pas porté plainte. *»
Ce texte a été publié le 16 octobre. Du contexte, on peut déduire que la conférence de presse a eu lieu entre le 11 et le 13 octobre.
Il peut arriver à un avocat d'ignorer les pièces de son dossier, mais il est inconcevable qu'un correspondant de presse ne lise pas les journaux du pays où il est accrédité. Il est donc inconcevable que Pierre Kalfon n'ait pas lu *El Mercurio* ou *La Tercera* du 2 octobre et qu'il n'ait pas su que les auteurs du pillage de la maison de Pablo Neruda avaient été arrêtés, qu'il s'agissait de deux criminels de droit commun, que partie des objets volés avaient été retrouvés... toutes choses d'ailleurs dont on n'a pu trouver aucune trace dans la presse française : il faut que le doute subsiste et que le bon lecteur garde dans sa mémoire l'association « armée chilienne -- pillage de la maison du Prix Nobel ».
Ce n'est là qu'un point. Je m'y suis attardé car il est parfaitement représentatif. Le jeu ne consiste pas seulement à diffuser de fausses nouvelles, mais aussi à effectuer un tri subtil des informations que l'on laisse passer : on insiste sur le nombre des détenus du Stade National, mais on cache soigneusement que la moitié d'entre eux a déjà été libérée ; on annonce les condamnations à mort et les exécutions, mais l'on tait que les cours martiales condamnent bien plus fréquemment à des peines de prison qu'à la peine capitale.
Autre exemple : L'envoyé spécial du même *Monde,* Philippe Labreveux, consacre, le 13 octobre, un article à la censure de presse qui « a passé au crible le catalogue des Éditions Quimantu ».
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Suit une liste d'ouvrages « qui ne pourront reparaître qu'amputés de leur prologue ou même parfois de leur couverture ». Remarquons pour commencer que les œuvres elles-mêmes sortent intactes de cet épluchage, mais cette présentation permet d'associer à l'idée de censure les noms de Dostoïevski, Jack London, Gorki, Pouchkine, Marc Orlan, etc., ce qui est déjà un point acquis.
Reste à savoir ce que sont les Éditions Quimantu. Ce sont les anciennes Éditions Zig-Zag, acquises par le gouvernement d'unité populaire. En trois ans, cette maison édita 280 titres pour un total de 3.800.000 volumes. La plupart consistait en œuvres marxistes invendables et invendues. La seule solution trouvée par les directeurs marxistes de Quimantu fut de « financer leur maison avec des dettes ». Puisque les clients manquaient, on allait vendre aux entreprises nationalisées qui se débrouilleraient pour caser les bouquins auprès des syndiqués. Résultat : les entreprises textiles nationalisées doivent 310.000 écus ; la Banque centrale, 105.000 ; la Confédération du Cuivre, 295.000 ; le Parti communiste, pour l'édition de ses revues, 1.150.000, etc. Jusqu'au gouvernement cubain, qui avait passé commande de brochures de propagande dont les deux-tiers au moins sont impayées. « Personne ne demandait de comptes et tout le monde dormait tranquille. »
Dernier exemple, choisi dans ce bouquet : Ce pauvre gouvernement chien aurait été victime « d'un étouffement extérieur par refus de crédits ». Ce n'est pas ce que montrent les chiffres. En trois ans, la dette extérieure chilienne s'est accrue de plus de 800 millions de dollars *plus de 75 % de ces crédits proviennent du monde capitaliste.*
Que ces crédits aient été fournis par un camp ou par l'autre, cela ne présente pour les Chiliens -- et en particulier pour les responsables actuels de l'économie chilienne -- que peu d'intérêt. 800 millions de dollars d'emprunts extérieurs, la baisse des fonds disponibles à la Banque Centrale de 331 millions de dollars en 1970 à 41 millions en 1973, cela représente une perte de 1.112 millions de dollars en trois ans, soit *plus d'un million de dollars par jour.* C'est là l'un des aspects de la « politique » économique marxiste pratiquée par le gouvernement de feu Salvador Allende. La simple énumération des quantités de monnaie en circulation au cours des trois ans d'expérience marxiste donne le vertige : de 12.094 millions d'écus en décembre 1970, on passe à 25.838 millions en 1971, puis 70.484 en 1972 et enfin 406.000 en 1973. *Le pourcentage d'augmentation entre 1970 et 1973 est de 3255,3 %.*
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Il est bien évident que, sur le plan économique comme sur le plan politique, la voie chienne vers le socialisme aboutissait à une impasse. Je ne sais si Salvador Allende avait lui-même pris l'initiative de l'évident complot des éléments les plus aventuristes du Parti Socialiste, du Mapu et du M.I.R., mais ce qui est certain c'est qu'il ne pouvait pas ignorer ce qui se passait exactement sous ses yeux. Ses ministres eux-mêmes, au cours des voyages qu'ils entreprenaient à l'étranger, ne pouvaient s'empêcher de laisser transpercer leur étonnement et leurs craintes. Aux plus modérés, Allende apparaissait comme le prisonnier de son entourage extrémiste, prisonnier du G.A.P. -- le Groupe des Amis du Président, formé pour moitié de membres du M.I.R. et pour moitié de Cubains.
Quoiqu'il en soit, la quantité d'armes découvertes depuis le coup d'État militaire est éloquente. Eduardo Frei parle d'armements suffisants pour équiper plus de 30.000 personnes, et les photographies publiées par la presse chilienne se passent de commentaires. Sous le gouvernement Allende, les journaux de l'Unité Populaire avaient, eux aussi, publié des photos d'armes saisies dans les « arsenaux de la réaction ». A l'examen, il s'agissait plus souvent de fusils de chasse que d'armes de guerre. Cette fois, il en va tout autrement. Mitraillettes, fusils automatiques, carabines, mitrailleuses, et même des canons anti-chars -- ces derniers, découverts à la résidence présidentielle d'El Moro. Plus les explosifs : dans le centre charbonnier de Lotta, l'armée a trouvé suffisamment d'explosifs pour raser la ville tout entière. Plus les infirmeries, postes de secours et salles d'opérations clandestines... Tout était prêt pour la guerre civile. Même la présence d'instructeurs étrangers.
Deux pays semblent avoir pris une part prépondérante à la mise en place du dispositif de guérilla : Cuba et la Corée du Nord. Ce sont les deux seuls États avec lesquels la Junta de Gobierno ait immédiatement rompu les relations diplomatiques.
Pour Cuba, rien de surprenant vu l'ampleur de l'intervention castriste dans les affaires intérieures chiliennes. Le Vice-Amiral Rafael Huerta, -- ministre des Affaires Étrangères du Chili, a donné, devant l'Assemblée des Nations Unies, les précisions suivantes : l'ambassade de Cuba au Chili comptait 42 fonctionnaires alors que l'Ambassade chilienne à la Havane n'en comportait que 6 ; au moment de la prise du pouvoir par les militaires, 937 Cubains castristes se trouvaient au Chili en situation irrégulière ; entre le 1^er^ janvier et le 31 juillet 1973, 633 personnes arrivèrent de La Havane « en mission diplomatique » ; des Cubains occupaient des postes officiels dans l'administration chilienne : six Cubains contrôlaient totalement la Banque centrale du Chili.
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Quant au trafic d'armes, on a découvert la liste de celles que contenaient les colis envoyés par Castro à Allende et qui, prétendait-on à l'époque, étaient remplis « d'œuvres d'art ». Les 13 caisses renfermaient 2 mitrailleuses, 472 armes de poing et mitraillettes, et 40.000 cartouches.
La rupture des relations diplomatiques avec la Corée du Nord étonne davantage le lecteur non averti. Ce n'est pourtant pas la première fois que le nom de ce pays apparaît au palmarès de la subversion internationale. Il y a deux ans, lorsque des guérillas se manifestèrent au Mexique, dans la province de Jalisco, divers auteurs affirmèrent que l'entraînement de celles-ci s'était effectué en Corée du Nord. Ils expliquaient que, ce pays n'entretenant pas de relations diplomatiques avec la majorité des pays latinoaméricains, il avait été choisi pour abriter sans grands risques les camps d'entraînement de révolutionnaires.
Cette année-ci, une publication de l'Université de Georgetown révèle que le centre de subversion latino-américain, dont le siège se trouvait jusqu'ici à Cuba et l'antenne extérieure en France, a déménagé et s'est installé au Chili. Le même ouvrage précise que les instructeurs du « service action. » étaient des Nord-Coréens. A cela, s'ajoutent les pages entières de publicité rédactionnelle que le journal du gouvernement Allende publiait à la gloire de Kim Il Sun, dictateur de Corée du Nord.
Ce déplacement du centre névralgique de la subversion est parfaitement logique : les liaisons aériennes et terrestres sont infiniment plus faciles depuis le Chili que depuis l'île de Fidel Castro : le boycott des liaisons aériennes qui tenait La Havane à l'écart des grandes routes ne s'appliquait pas à Santiago.
Lorsque, en juin 1972, j'écrivais dans le n° 164 d'*Itinéraires,* à propos des maquis colombiens : « D'un coup, on voit apparaître deux cents combattants : leur nombre a triplé ou quadruplé. La conclusion la plus logique est que le problème du ravitaillement a été résolu. Autrement dit une nouvelle organisation chargée de la logistique révolutionnaire aurait été mise en place depuis peu », je ne faisais que « flairer » le passage au Chili du centre nerveux de la subversion sud-américaine.
Jean-Marc Dufour.
• Voir dans la rubrique « Documents » un article de Gonzalo Ibanez dans la revue chilienne « Tizona ».
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### Singularité du Brésil
par Gustave Corçao
J'EMPLOIE ICI LE TERME « singularité » au singulier, pour désigner l'achèvement de perfection d'un être qui, malgré son inclusion essentielle dans une espèce et un genre, possède dans son existence une unicité qui le rend vraiment unique et singulier. Parcourant, de bas en haut, les degrés ontologiques, c'est au niveau de l'homme que nous trouvons, dans le concept de « personne », le plus clair exemple de cette singularité : chaque personne est douée d'une unicité irremplaçable dans l'ensemble de toutes les possibilités spécifiques. C'est par la voie de l'amour, mieux que par la spéculation intellectuelle, que nous pouvons avoir une expérience de ce mystère par lequel la personne humaine, dans son existence, pèse dans l'univers des existants comme si elle épuisait toutes les ressources de sa spécificité.
Descendant d'un degré l'échelle des êtres, nous trouvons encore dans l'être vivant, pris dans toute l'étendue du genre, quelque chose qui peut faire d'un arbre ou d'un chat un être qui est lui-même avec l'achèvement, je ne dis pas d'une personne, mais d'un *self,* songeant à cette singularité du *code génétique* qui est l'apanage ou le titre de noblesse de l'être vivant. Un degré plus bas s'éteint cette perfection qui commence avec la vie, et, dans un ensemble spécifié, il ne nous reste que des unités quantitatives dont la matière est le principe d'individuation.
Montant au-dessus de l'homme, nous pouvons nous émerveiller devant la singularité de l'ange par laquelle *un ange,* dans son existence, épuise, ou, pour ainsi dire, intègre toutes les possibilités de son espèce. Et, montant encore plus haut, nous rompons le plafond du créé et nous trouvons dans la contemplation de l'Être parfaitement unique, transcendant dans sa trinité singulière, sans égale, et incompréhensible dans son unicité trinitaire.
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Ce concept de singularité, réalisé analogiquement dans tous les niveaux de l'être, peut nous servir de baromètre métaphysique, ou de boussole axiologique, pour nous guider en plusieurs problèmes théologiques qui se trouvent souvent posés sur des bases glissantes. Prenons la figure d'Adam ; sans ce concept de singularité qui nous la fait voir comme un sommet au bout de toute l'humanité, nous sommes toujours embarrassés devant l'idée de la transmission du péché originel, et beaucoup sont tentés de chercher dans le nom d'Adam une vraie multitude, ce qui d'ailleurs ne résout aucune difficulté. Prenons la figure de la Sainte Vierge ; sans cette idée monarchique qui nous invite à accepter le goût de Dieu pour ces sommets de perfection, nous serons tentés de la rabaisser au niveau commun, sous le prétexte « démocratisant » de rendre l'incarnation du Verbe plus humaine. Prenons la figure du Christ qui, par son éminente singularité, réalise le rachat de ce qui était perdu par la singularité déchue d'Adam : « Ainsi, comme le péché est entré dans le monde par *un seul* homme (...) Que si, à cause du péché d'un seul, la mort a régné par un seul homme, à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don de la justice régneront-ils dans la vie par un seul homme, qui est Jésus-Christ. » (Rom., V, 12-17.)
Prenons le fait de la Révélation ; si nous n'avons pas l'idée d'un seul peuple élu, et dans ce peuple d'un éminent sommet, et l'idée de l'achèvement de ce fait par la mort du dernier Apôtre, nous nous perdrons dans l'idée d'une révélation évolutive et toujours inachevée. Prenons la descente du Saint Esprit sur l'Église ; si encore ici nous écartons l'idée de l'exceptionnel, nous serons tentés d'imaginer et de voir dans chaque manifestation émotionnelle une « nouvelle Pentecôte ». Et ainsi de suite. On voit que Dieu aime l'ordre des répétitions, aimant aussi la hiérarchie de l'exception, surtout dans l'ordre du salut.
\*\*\*
Revenons aux œuvres de l'homme et considérons ces chefs-d'œuvre que sont les nations, les peuples, les corps politiquement organisés. Dans leur ensemble, pris dans les quatre dimensions de la géographie et de l'histoire, nous trouverons certainement les mêmes signes de dilection de Dieu.
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D'abord nous avons son peuple élu qui, dans le sang du Christ et sous sa couronne d'épines, deviendra l'Église ; puis nous pouvons parler d'un « peuple élu de la raison », pensant à ce que fut la Grèce dans l'histoire, et à ce qu'elle est encore, dans sa vivante immobilité éidétique. Et après ces modèles éminents nous pouvons évoquer plusieurs nations, douée chacune de sa singulière vocation. La première qui me vient à l'esprit, et qui en ce moment m'entoure de sa beauté charnelle ([^6]), qui est un reflet de la cité de Dieu, est celle-là dont la singularité saute aux yeux. J'ai déjà raconté à des amis français la petite et immense histoire d'un dialogue que j'ai eu, en mai 1968, avec mon ami Fernand Carneiro. Souvent, pour me taquiner de ma vive aversion à l'égard de toutes les formes de socialisme, celui-ci se disait ami des gens de gauche. Ce soir-là il entra chez moi, comme toujours pressé, on eût dit prêt à s'envoler, et me lança à brûle-pourpoint cette question :
-- Corçao, est-ce que vous pouvez vous représenter un monde avec une France communiste ?
Feignant un air maussade, pour le taquiner à mon tour, je lui répondis que je croyais avoir donné mes preuves... Mais Carneiro, d'un ton grave, qui annonçait une disposition d'esprit plus profonde, répéta la question :
-- Corçao, je vous le demande : est-ce que vous pouvez vous représenter un monde avec une France communiste ? J'observai alors que, de ses yeux rougis, les larmes coulaient ; et il ajouta, baissant la voix :
-- Ce matin, à la messe, j'ai communié en offrant ma vie pour la France.
C'était en 1968 ; deux mois après, Fernand Carneiro mourait à Porto Alegre... pour la France.
C'est ce sentiment, cette idée de voir dans la France une singularité personnelle qu'on observe dans toute la grande vie si passionnément concentrée de Charles Maurras. Pour lui, comme pour nous, c'était inconcevable, un monde sans la France, parce que la France, mais la France française, a un rôle dans le concert des nations qu'aucune autre ne pourra remplir à sa place.
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Proportions gardées devant la fille aînée de l'Église, j'ose dire du Brésil ce qui d'ailleurs a déjà été pressenti par Georges Bernanos et Georges Dumas ([^7]) ; j'ose dire que mon gros Brésil a quelque chose singulière à apporter au monde, à ajouter à l'histoire -- quelque chose qu'aucune autre nation ne saura faire à sa place.
\*\*\*
Pour esquisser une preuve -- car ces choses qu'on devine ne peuvent pas être démontrées avec des raisonnements -- je parlerai des quelques singularités du Brésil qui nous poussent à croire en cette singularité majeure qui fait de lui un peuple sans lequel le monde présenterait aux dieux une face laide et balafrée.
D'abord, comme on le sait, le Brésil a été découvert. Mais je commence par la contestation du terme, car toute « découverte » suppose la préexistence de la chose trouvée. Non, le mot juste n'est pas découvert, surtout quand on prétend que c'est par hasard que le Brésil s'est trouvé sur la route des bateaux portugais. Le mot juste, on le trouve dans « Os Lusiadas », le plus beau poème épique du monde, si les Italiens me permettent l'outrecuidance de mettre Camoès à côté ou même au-dessus du Tasse et de Virgile. Et dans ce débat, le mieux que les Français puissent faire est d'oublier leur Henriade.
J'ai déraillé, ce qui m'arrive souvent quand une admiration me dévie d'une autre. Et quand on veut faire l'apologie du Brésil on doit commencer par l'apologie du Portugal, ce qui, d'ailleurs, constitue un rare lien d'amitié entre deux peuples jadis liés par le trait métropole-colonie, que les historiens freudiens ou marxistes tiennent pour chose intrinsèquement hostile.
Or, Camoès, dans son « Os Lusiadas », qui est entré l'an dernier dans son cinquième centenaire, commence par vanter la gloire des navigateurs qui
Entre gente remota edificaram
Novo reino que tanto sublimaram.
Appliqués au Brésil, ces vers nous disent que, pour Camoès, les grands navigateurs n'ont pas découvert, ils ont *édifié un nouveau royaume* qu'ils surent si bien *faire grandir.* La flotte de Pedro Alvares Cabral n'est donc pas une armée en dérive qui le 22 avril 1500 *découvre* une terre étendue par hasard devant la proue de ses caravelles. Non, la flotte qui déjà, le 22 mars, quittait le Portugal sous les auspices d'une grand'messe célébrée à l'intention de ce service de Dieu : « duc in alto », cette flotte-là était une semence lancée par le Portugal, « por mares nunca dantes navegados » ([^8]), pour la fécondation de la terre vierge.
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Et l'acte solennel de cette fécondation, acte qui constitue un des plus glorieux faits de notre histoire, est la grand, messe que Pedro Alvares Cabral fait célébrer sur le rivage, le lendemain de son arrivée au port. L'autel fut bâti avec toute la magnificence possible, et une grande croix plantée dans cette terre, qui s'appellera *Terra da Santa Cruz.*
Le jour suivant, Fr. Henrique de Combra a célébré la première messe du Nouveau Monde. Les Indiens suivaient le déroulement de la liturgie avec une curiosité souriante. Imaginez la scène : entre la mer et la forêt, les mots et le geste sacerdotal faisaient descendre Notre-Seigneur Jésus-Christ sur cette nouvelle nation que les Portugais « entre gente remota edificaram ».
La naissance et le baptême du Brésil eurent un témoin, l'écrivain Pero Vaz Caminha -- spécialement désigné par le Roi du Portugal pour faire la chronique de l'expédition. Dans une lettre de vingt-sept pages datée de Porto Seguro, 1^er^ mai de l'an 1500, Pero Vaz Caminha adressa au Roi D. Manoël I la narration de la découverte avec plusieurs détails relatifs à la nature de la terre et au caractère de ses Indiens ; mais ce digne chrétien ne se laissa pas enivrer par la splendeur naturelle du décor et n'oublia pas l'ordre des valeurs. A la page où il vantait d'avance la « graciosa » terre « où tout germera et portera de bons fruits dès qu'on y sème ou plante », Pero Vaz Caminha ajoutait : « Mais le meilleur fruit que d'elle on pourra cueillir, à mon avis, sera le salut de ces gens » -- et « esta deve ser a principal semente que Vossa Alteza em ela deve lançar ». Oui : celle-là doit être la principale semence que Votre Altesse y doit jeter.
On dira tout ce qu'on voudra des objectifs économiques des grands voyageurs du XVI^e^ siècle -- le Brésil naît au moment où dans l'Europe agonise la chrétienté, et l'histoire de sa colonisation se déroule dans les siècles épais du mercantilisme où, selon un Antoine Montchrétien, « l'heur des hommes consiste en l'or et l'argent, ces deux fidèles amis... » ; son nom premier, « Terra da Santa Cruz », sera changé en Brésil à cause du « bois braisil » qui y abondait -- oui, l'histoire du Brésil s'enveloppera d'un épais mercantilisme ; mais, grâce surtout aux Pères de la Compagnie de Jésus, la semence première et principale annoncée par Pero Vaz Caminha ne sera pas perdue.
Sans avoir l'intention de faire même, un abrégé de notre histoire, je ne peux pas résister au plaisir de signaler d'autres particularités qui font du Brésil un pays vraiment singulier, et certainement appelé à porter témoignage de Dieu, et des virtualités de l'humaine nature qui, sans lui, manqueraient à la complète légende de l'homme.
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Les tenants superstitieux de l'objectivité historique diront que je glisse dans l'apologie ; mais pour moi, comme pour le vieux Chesterton, *qui laetificat juventutem meam,* l'apologie peut être la splendeur de la vérité historique, et souvent la légende est plus vraie que l'histoire. Trouvera-t-on au monde chose moins vraie, chose plus ostensiblement fausse que l'histoire de l'illuminisme, de l'*enlightment,* de l'*Aufklarung* du XVIII^e^ siècle ?
Je n'oserai pas dire que le Brésil est resté, dans l'histoire de son indépendance, hors de toute atteinte des sociétés de pensée, et de l'explosion de radioactivité létale provoquée par la Révolution française dans l'atmosphère de la planète. Les idées dites larges, produites par la rétraction mentale du libéralisme, descendirent sur les sociétés de pensée du Brésil. Jusqu'aujourd'hui elles y sont encore, muées parfois en leur apparente antithèse. Mais le fait est que, après les tentatives avortées d'une indépendance d'inspiration républicaine et libérale dans les provinces de Minas Gerais et de Bahia, l'autonomie nationale du Brésil se réalisa par la convergence des événements européens et de la naturelle aspiration du peuple luso-brésilien.
En Europe, pour échapper aux attaques de Napoléon, ou plus précisément du Général Junot, Dom Joao VI et toute la cour portugaise se transportèrent au Brésil. A la rigueur, on pourrait dire que Dom Joao VI a été le premier monarque de l'empire unifié luso-brésilien. En vérité son rêve ne se réalisa pas, mais à son retour en Europe il laissa au Brésil l'héritier de la couronne ; et c'est par celui-ci, l'Empereur Pedro I^er^, que l'indépendance brésilienne naquit d'une côte de la monarchie portugaise. L'acte de rupture du cordon ombilical eut lieu le jour où le Prince répondit aux sollicitations du peuple luso-brésilien par la phrase célèbre : « Dès qu'il s'agit du bien et du bonheur de la nation, dites au peuple que j'y reste. »... *que fico !*
Et aujourd'hui encore nous maintenons un trait d'union familier et affectueux entre brésiliens et portugais ; et après la République qui s'est faite sans larmes en 89 (1889), nous conservons au Musée Impérial la couronne en or et diamants des rois chrétiens -- couronne qui fait l'admiration et l'envie des touristes de toutes les Amériques. Cette couronne, avec sa croix, représente bien la singularité du Brésil dans le continent américain.
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Et je ne crois pas exagérer en établissant une liaison entre tous ces points singuliers et la miraculeuse aisance de notre victoire sur les communistes déjà cramponnés aux postes-clé en 1964. Les fameuses « Marchas da Familia com Deus » ont été les fruits annoncés par Pero Vaz Caminha.
Gustave Corçao.
*Note I*. -- A propos de la découverte du Brésil : la question de la priorité portugaise a été soulevée parce que, avant Pedro Alvarez Cabral, des navigateurs espagnols -- Alonso Ojeda, Vicente Xanes Pinson et Diego Lepe -- auraient touché, en 1499, plusieurs points au nord du Brésil. Le fameux florentin Amerique Vespuce, à qui le continent doit son nom, a laissé la chronique d'un débarquement d'Ojeda en terres du continent sud-américain le 27 juin 1499, à 5° de latitude sud et partant en terres brésiliennes. Tous ces faits n'affectent pas la priorité portugaise à notre point de vue, parce que, à tous ces contacts accidentels, manquent la solennité et la fécondité du débarquement de Cabral.
*Note II. --* A propos de l'indépendance du Brésil : l'historien ne peut laisser au second plan le rôle et l'importance politique de José Bonifacio de Audrada e Silva qui a personnifié l'aspiration naturelle du peuple « luso-brasileiro » ; mais, au point de vue pour ainsi dire théologique que nous avons pris, l'exception brésilienne subsiste dans tout le continent devenu républicain sous l'influence des idées venues de l'indépendance de l'Amérique du Nord et de la Révolution française.
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### Les « media » dans la crise intellectuelle et morale
par Hugues Kéraly
LE MOT DE « media » (quelquefois : « mass-media ») ne figure point dans nos dictionnaires. Mais il est passé dans le jargon du siècle, celui des sociologues en particulier ; il y désigne l'ensemble des moyens qui servent de support à la communication sociale, ou communication de « diffusion », dans laquelle un seul individu émetteur est mis en relation directe ou indirecte avec un certain nombre d'individus récepteurs. Autrement dit, les media représentent dans la société moderne le support technologique de l'information -- au sens large du mot. Cet usage est d'ailleurs conforme à l'étymologie : en latin, l'adjectif *medius* qualifie toujours quelque chose d' « intermédiaire », soit dans le domaine physique -- le milieu --, soit dans le domaine moral -- le moyen.
Le livre donc, le magazine, le journal, mais aussi l'espace publicitaire, la bande dessinée, la cassette, le disque, et naturellement la radio, la télévision, le cinéma... peuvent être considérés comme autant de media : de moyens grâce auxquels ceux qui en sont créateurs ou détenteurs se prolongent en quelque sorte parmi leurs semblables ; y diffusent des « messages » ; y augmentent leur pouvoir et, éventuellement, leur prestige.
Mais l'étymologie suggère encore une autre origine, plus précise : en effet, *medium* (*ii*)*,* le substantif latin, ne signifie pas seulement « milieu », « centre », mais aussi -- au figuré -- « lieu accessible à tous », « exposé à tous les regards »... En ce sens, qui est bien le plus important, *media* ne désigne pas indifféremment tous les supports de la communication sociale mais, parmi ceux-ci, les moyens d'atteindre le public le plus étendu.
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La radio et la télévision, dont le caractère de propriété publique (et même nationale) semble évident, occupent à cet égard les deux premières places, juste avant les grands quotidiens ([^9]).
Notre propos n'est pas d'examiner la valeur ou la portée de ce que ces media diffusent en fait de messages, mais ce qu'ils représentent globalement, comme MOYENS. Les gadgets technologiques de la communication sociale exercent-ils, indépendamment même des idées ou des mythes qu'ils véhiculent le plus souvent ; une influence sur les mentalités ?
\*\*\*
Puisqu'il s'agit de communications de « masse » (le mot est affreux, mais comment l'éviter ?), le mieux semble d'abord d'interroger les sociologues qui se sont penchés sur cette question. L'un d'eux, et non des moindres ([^10]), a soutenu comme une de ses thèses fondamentales que ce qui pèse le plus, dans l'influence sociologique des principaux media, n'est pas le contenu des tressages diffusés : c'est la nature même du *medium* qui les diffuse. Ainsi, l'important, pour le citoyen qui a la télévision, n'est point tellement ce dont parlent journalistes ou animateurs de télévision, c'est le fait que ce citoyen ait la télévision chez lui, le « frottement » continuel auquel cette présence le soumet, dans son propre foyer. « Le message, dit-il, c'est le medium. » C'est même, très exactement, le type de « massage » auquel le medium considéré soumet, physiquement et intellectuellement, son public. L'observation de l'*homo televisionus,* polarisé, absorbé, et comme physiquement hypnotisé dans un monde de fiction ressemblante dont l'artifice à peine voilé ne laisse aucune place à l'imagination et à l'espoir, ne donne pas tort à cette interprétation.
A s'en tenir au niveau sociologique du problème, il semble en effet possible de se mettre d'accord sur *trois* caractéristiques minimales, communes, à tous les grands media, dont les conséquences psychologiques et morales sur leur public sont, à chaque fois, décisives.
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Tout d'abord, les media sont des véhicules de transmission *impersonnels *: ils excluent, par leur nature même, toute communication directe, tout « face à face » réellement vécu. (Une conférence, une pièce de théâtre, un concert musical ne constituent pas des media au sens strict.) Paradoxalement, le medium ne permet donc aucun échange au sens vrai -- au sens où, par exemple, deux hommes « échangent » entre eux des propos, se corrigent mutuellement, et cherchent à progresser ensemble vers une plus grande vérité... Le medium n'autorise même aucun choc en retour du destinataire du message sur son émetteur : on peut bien réduire en miettes son récepteur de télévision, cette réponse, pourtant excessive, n'est pas susceptible d'émouvoir le « speaker » -- et le ressort comique d'une telle image ne doit pas faire oublier son inquiétante leçon, que la radio et la télévision, même lorsqu'on y réagit, renforcent dans bien des cas le sentiment isolement et d'impuissance dans notre société. Sociologiquement, les media appartiennent donc aux techniques de l'information ou de la persuasion à « sens unique », presque toujours au détriment de la véritable communication sociale. Par définition, on ne discute pas avec une foule, on lui indique une direction : il y a imposition unilatérale. De quoi ? La sociologie actuelle ne se prononce pas là-dessus. Elle constate seulement, quand elle n'est pas de parti pris, que c'est du « tout-fait ».
D'autre part, les media reposent sur des techniques de très grande diffusion *publique ;* des techniques susceptibles d'atteindre une audience extrêmement étendue, par conséquent un public hétérogène, anonyme : ils excluent, par leur objet même, toute communication destinée à un groupe où l'on peut se connaître, du moins échanger des réactions. (Un rapport de commission, le bulletin d'un cercle philosophique, une thèse éditée pour quelques savants ne constituent pas des media au sens strict.) Ce caractère éminemment public des media suffit, c'est assez connu, à leur conférer aux yeux du grand nombre un immense prestige sociologique -- prestige qui rejaillit inévitablement sur le message transmis, et augmente dans des proportions parfois inquiétantes sa puissance de persuasion. Ce que l'apôtre Thomas voulait toucher pour croire, il suffit à l'homme « moderne » d'en être informé par la magie des ondes, ou les gros titres de son quotidien : « C'est-écrit-dans-le-journal », argument d'autorité par excellence, aujourd'hui, même chez les enfants. Par une sorte de scepticisme à l'envers, ce qui se passe à sa porte ou même dans son foyer est devenu moins important, moins « réel » pour l'homme moderne que ce dont le journal écrit ou parlé l'entretient quotidiennement :
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« L'homme de la rue a tendance à préférer le pseudo-événement à l'événement authentique parce que le premier répond mieux à la subjectivité de ses désirs ou à ses répulsions (..). On fabrique aujourd'hui avec une facilité déconcertante de faux événements, des réputations, des célébrités, tout un univers politique et social d'*apparences* ([^11]). » C'est ainsi qu'il existe dans notre temps une quantité d'événements ou de problèmes de toute importance, mais qui ne l'ont jamais été pour le grand public -- parce que les media n'ont pas pu ou pas voulu jouer ([^12]) ; et une égale quantité d'événements ou de problèmes sans doute moins importants, mais qui le sont devenus pour le grand publie -- parce que les media en ont fait son pain quotidien... A quand la « simulation technologique de la conscience » sinistrement prophétisée par Marshall McLuhan ([^13]) ?
Les media, enfin, ont généralement pour objet des communications *actuelles*, c'est-à-dire qui se rapportent à des événements contemporains, des situations ou des préoccupations immédiates, communes : ils excluent, par leur fonction même, toute référence au passé et à la tradition. (Un livre d'histoire, un congrès d'archéologie, une exposition picturale ne constituent pas des media au sens strict.) Les media -- voilà sans doute le plus important -- diffusent en effet des communications qui prétendent apporter quelque chose d'essentiel et de vital à « l'homme d'aujourd'hui » : cette expression ne revient-elle pas sans cesse dans les messages destinés au grand nombre, même quand il ne s'agit que de publicité ? Comme si, aujourd'hui, nos avions besoin pour vivre d'une masse de communications et de commentaires sans aucune commune mesure avec le passé. Comme si, pour agir et progresser, l'homme moderne n'avait qu'à se laisser docilement conduire, ne serait-ce qu'en écoutant chaque matin les nouvelles du jour : « Il n'est, à ma connaissance, que peu d'informations qui n'induisent ouvertement ou secrètement à l'action », écrit Marcel De Corte ([^14]).
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Je ne crois pas faire beaucoup violence à la réalité en concluant ici au caractère lourdement « moralisateur », au plus mauvais sens du terme, de tous les grands media : le compagnon, le conseiller, le pasteur, le juge même de l'homme moderne en tant que moderne, c'est le Media omnipotent et anonyme, fruit de l'immense révolution technologique du XX^e^ siècle. L'homme (tout court) s'estime lui-même quand il peut se dire, quelle que soit sa philosophie ou sa religion, « en accord avec sa conscience ». En se soumettant à cette toute-puissante « information » qui le fera connaître, penser et vouloir à l'unisson de milliers d'autres que lui, l'homme moderne renonce finalement au devoir de se diriger : il ne cherche qu'à se. mettre d'accord -- ou plutôt accepte d'avance de se trouver d'accord -- avec la bonne conscience que les media lui apportent toute faite...
Vraiment, l'aliénation contemporaine, au sens propre de ce mot ([^15]), n'est pas ou n'est plus une aliénation par le travail. Mais une aliénation par le loisir, la culture et l'information. Une aliénation de l'intelligence et du cœur, de l'âme, de l'esprit. Péguy a eu à ce sujet une page qu'on ne se lasse point de relire, et une page qui se comprend d'autant mieux si on l'applique à la situation actuelle, où le journal se voit peu à peu remplacé par l' « audiovisuel » :
« Le journal, la plus grande invention depuis la création du monde et certainement depuis la création de l'âme, car il touche, il atteint à la constitution même de l'âme. Le journal, seconde création. Spirituelle. Ou plutôt commencement, point d'origine de la décréation. Spirituelle.
« Point d'origine d'une deuxième création. Ou plutôt point d'origine d'une dégradation, d'une déformation, d'une altération qui constitue réellement le commencement de la décréation. Au moins de la décréation de la création éminente, de la création essentielle, de la création centrale, de la création profonde qui est la création spirituelle. Et en elle, par elle, des autres. Et ici il faut bien s'entendre.
« Je suis convaincu qu'il y a des bons et des mauvais journaux. Je suis convaincu surtout qu'il y en a des mauvais. Et il y a aussi ceux qui sont bons et mauvais. Dans des proportions variées. J'admets qu'il y ait tout un échelonnement. J'admets que nous ferons une table des valeurs. Eh bien ce que je dis, c'est que ce n'est pas cette table des valeurs qui m'intéresse.
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« C'est le registre même où il se fait qu'elle est une table des valeurs...
« Eh bien ce que je dis c'est que les mauvais journaux font infiniment plus de mal comme journaux que comme mauvais, la mauvaise presse fait infiniment plus de mal comme presse que comme mauvaise. Et c'est ici enfin que nous rejoignons notre Bergson : une mauvaise idée *toute faite* est infiniment plus pernicieuse comme toute faite que comme mauvaise ; une idée fausse toute faite est infiniment plus fausse comme toute faite que comme fausse.
« C'est en ce sens que l'invention du journal est sans aucun doute celle qui fait époque, celle qui marque une date depuis le commencement du monde et cette date est la date même du commencement de la décréation. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C'est d'avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme même perverse. C'est d'avoir une âme habituée. »
*Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne*, pp. 94-96 (Gallimard, 1935).
\*\*\*
A la notion de media, les sociologues associent parfois un substantif anglais : *mass*. Ce rapprochement sonne bien mal, mais il est instructif. Les deux phénomènes, information et massification, sont en effet sociologiquement liées : « Cette généralisation de l'information survient dans une société qui, par l'effet de la concentration industrielle et de la création des grands ensembles urbains, est en voie de massification. Les deux phénomènes se renforcent l'un par l'autre pour créer cette réalité de masse qui donne un caractère absolument nouveau au monde contemporain ([^16]). »
Une autre explication, d'ailleurs complémentaire, consisterait à prendre le mot « masse » dans le sens, bien établi, qui lui est donné par le physicien : le rapport (constant) d'une force à l'accélération qui en résulte, m = F / A.
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Il y aurait ainsi, dans la notion de *mass-media*, cette idée implicite que les moyens techniques de la communication sociale constituent une « force » capable d' « accélérer » le mouvement de quelque chose dans la conscience collective -- c'est-à-dire, pour parler clair, dans le comportement intellectuel et moral du groupe.
Laissons de côté la question de savoir d'où vient cette force capable d'agir en profondeur sur les mentalités : des messages eux-mêmes, ou de l'apathie grandissante de ceux qui s'y soumettent à haute dose ? du médiatisant, ou du médiatisé ? Plusieurs études psycho-sociologiques ont montré que le problème ne saurait se résoudre à cette alternative. La répétition en effet crée l'habitude, le réflexe mental ; mais non pas sur n'importe quel « terrain » : il y faut d'abord une certaine tendance -- et c'est pourquoi sans doute les notions de « conscience collective » et d' « inconscient collectif » sont employées équivalemment par les psychologues du monde moderne, malgré le paradoxe évident ([^17]).
Cette dernière définition des media -- comme force, pouvoir d'intervention sur les consciences -- a l'avantage de nous ramener d'emblée dans la perspective qui nous intéresse : la crise intellectuelle et morale. Car enfin, si nous sommes dans la civilisation des media, nous sommes aussi dans une civilisation qui ne sait plus guère pour quoi elle est faite, et une civilisation où tout apparemment se noue et se défait comme si Dieu, la morale et même la loi naturelle n'existaient pas : il doit bien y avoir quelque(s) rapport(s).
Il n'est pas question, toutefois, d'analyser les aspects de cette relation en examinant un à un, dans leur répercussion intellectuelle et morale, tous les media recensés par la sociologie -- un livre même n'y suffirait pas. Nous considérerons donc seulement ce qu'il convient de penser à cet égard des principaux « bienfaits » attribués aujourd'hui à la communication sociale.
On nous dit : « Les media sont irremplaçables : ils offrent à chacun la possibilité de s'informer d'une quantité de choses dont nos pères -- paraît-il -- n'avaient pas idée ; ils multiplient les possibilités de distraction, dans un univers où les gens en-ont-tant-besoin ; enfin et surtout ils permettent à l'adulte de parfaire son éducation (voire à l'enfant d'y trouver la sienne) par des moyens qui ne risquent pas de le rebuter ([^18]). » Que pouvons-nous en croire ?
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C'est un fait que, grâce aux media, l'homme du XX^e^ siècle est quantitativement bien informé... Il l'est même tellement que l'on ne discerne plus très bien, en supposant que cette information soit toujours « honnête », à quoi elle *donne forme*, dans l'homme moderne, -- je veux dire à quoi elle lui sert, de quelle utilité elle lui est, qu'est-ce au juste qu'elle vient améliorer en lui. Et par exemple, de quoi sert-il au médecin, à l'ingénieur, à l'ouvrier agricole être tenu jour après jour -- et parfois heure après heure -- au courant des négociations diplomatiques de M. X, des démêlés conjugaux de Mme Y et des mésaventures policières de l'Abbé Z tout à la fois ?... A rien, bien sûr, sinon qu'il y trouve en quelque sorte la garantie ou l'illusion permanente de sa *modernité*, impression d'ailleurs soigneusement entretenue dans la présentation des messages, et qu'il est, sinon flatté, du moins rassuré. Car, malheur à celui qui ne serait point « informé », comme tout le monde, de ce dont tout le monde parle aujourd'hui : cela suffit à le désigner comme réactionnaire, aussi ridicule et « dépassé » que l'industriel qui déclarerait pouvoir faire fi de la publicité.
Si donc l'information, répercutée à l'infini par le truchement des media, ne débouche neuf fois sur dix sur rien d'autre qu'elle-même, c'est qu'elle est trop souvent devenue une *fin en soi* pour nos contemporains. A la limite, ceux-ci tendent sans s'en rendre compte à devenir au plan mental de purs « produits » de leur information. Et, toujours à la limite, les différences ne s'établissent plus entre tel ou tel type d'homme ou de pensée, mais entre tel ou tel type d'information ou de commentaire journalistique dont chaque homme véhicule en lui le reflet. On sait la terrible image forgée par Péguy :
« Tout homme moderne est un misérable journal. Et non pas même un misérable journal d'un jour. D'un seul jour. Mais il est comme un misérable vieux journal d'un jour sur lequel, sur le même papier duquel on aurait tous les matins imprimé le journal de ce jour-là. Ainsi nos mémoires modernes ne sont jamais que de malheureuses mémoires fripées, de malheureuses mémoires savatées ». (*Op. cit.,* p. 90.)
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Les conséquences de cette impressionnante *chosification* de l'homme (par lui-même) sont incalculables. Et c'est encore chez les écoliers, « modernes » comme il n'est pas possible de l'être davantage, qu'on en prend le mieux la mesure : « au courant » de presque tout, ils n'ont désormais d'opinion personnelle sur presque rien. Ce que les pédagogues acquis au monde moderne appellent l'éveil de la curiosité par les techniques audio-visuelles se traduit en effet, pour le professeur, par un recul notable de l'attention volontaire, des capacités de réflexion pure et simple, bref de la réelle maturité de ses élèves ; nous en avons fait l'expérience avec toutes les classes qui vont de la quatrième aux terminales inclusivement, pendant plusieurs années ([^19]). Quant aux dommages inévitablement causés au langage -- écrit *et* parlé -- par l'abus de l'information visuelle, ils sont d'une telle catastrophique évidence que jusqu'aux directeurs commerciaux, jusqu'aux cabinets des ministres on s'en alarme aujourd'hui.
Certes, les gens ne peuvent quand même pas tout ignorer des malheurs qui frappent régulièrement la planète. Il reste à craindre que, ayant trop pris l'habitude de se laisser émouvoir ou impressionner sur commande, l'homme absorbé par les media ne trouve plus place pour une seule réaction du cœur authentique et charitable. La charité, on le sait, n'est vraiment charitable que lorsqu'elle s'inspire d'un ordre, et même lui obéit... D'un ordre qui ne commence pas à l'autre bout du monde ; d'un ordre qui ne consiste pas à s'alarmer d'abord, et encore moins seulement, des famines ou des guerres éclatées aux extrémités du globe. Or, la principale conséquence morale de l'abus d'information est précisément celle-là : nous charger l'esprit ou le cœur d'une masse de préoccupations abstraites, générales, et sur lesquelles nous n'avons pas *prise* -- en nous rendant ainsi chaque jour plus inaptes a saisir ce qui se passe autour de nous : « L'amour du prochain concret se dévalue ainsi en amour du lointain abstrait, ce qui est bien la façon la plus hypocrite et la plus odieuse de s'aimer soi-même. » Ce jugement qui résume tout est encore de Marcel De Corte (*op. cit.*)*.*
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Les conséquences proprement intellectuelles sont d'un autre ordre, peut-être plus difficile à saisir. La raison en est, qu'il a toujours paru naturel au sens commun de dissocier la fonction humaine de *perception* des messages (attribuée à tort aux seuls organes sensoriels) et celle de l'assimilation *critique* (réservée à l'intelligence, qu'on sépare à tort de tout le reste). Mais ici le sens commun se trompe doublement : les deux systèmes en effet -- perceptif et critique -- ne vont pas sans de multiples, sans de très étroites interactions. En outre, il ne faut pas oublier qu'ils appartiennent tous deux au même esprit humain, lequel est limité par définition -- et qu'en conséquence toute l'énergie psychique dépensée par l'un est refusée à l'autre, en proportion naturellement des « réserves » de chacun. Le système perceptif met en jeu l'ensemble de nos facultés intellectuelles (attention, intuition, mémoire, jugement, conceptualisation, etc.), non certes au même point, mais *au même titre* exactement que le système critique : on ne saurait donc tout percevoir et tout comprendre en même. temps, c'est-à-dire tout apprécier, tout juger en fonction de ce que l'on sait déjà -- surtout lorsque le rythme imposé à la succession des messages est particulièrement accéléré... La perception exige la mobilisation mentale -- la critique l'immobilité sensorielle ; la perception implique une attention immédiate, directe, dispersée ; la critique une attention volontaire, réflexe et concentrée. Pour rendre une image, la première est comme une ouverture (imitée), la seconde une fermeture (relative) et la vie psychique dans son ensemble appelle une certaine succession dans le temps de ces deux mouvements, de ces deux « directions » de l'esprit.
Par suite, l'excès *quantitatif* dans la consommation quotidienne de l'information aboutit presque nécessairement à une sorte d'indigestion mentale, de dérèglement de la vie même de l'esprit. Et cette affection rend l'homme incapable, sauf circonstance particulière et assez exceptionnelle, de se prononcer sur la *qualité :* on voit mal en effet comment l'hypertrophie du système réceptif de l'intelligence ne s'accompagnerait pas d'une sorte de blocage, d'atrophie partielle de l'esprit critique. Et, comme tous ceux qui souffrent d'un déséquilibre physiologique dont la cause ne leur est pas connue, nos contemporains voient partout sauf dans leurs propres excès des raisons de se sentir « mal dans leur peau ».
Mais voilà assez d'images.
\*\*\*
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Tout irait bien, naturellement, si nous n'étions jamais abusés par l'information. Nous serions ainsi sans cesse dans le vrai, tout en réalisant une grande économie de manière grise. Mais nous sommes quelquefois trompés, quant à la matière même de l'événement, de l'information rapportée, et, presque toujours, quant à sa présentation. Ce sujet-là, toutefois, a été assez et assez bien traité pour qu'il ne soit pas besoin de raviver à cet égard une juste méfiance.
Hugues Kéraly.
*Note sur la répartition de la* « *consommation culturelle *» *en France.* -- Selon une statistique officielle ([^20]), les Français dépensent environ chaque année dix milliards lourds pour l'ensemble des activités aujourd'hui qualifiées de « culturelles » (il ne s'agit ici que des dépenses privées). Ce chiffre n'a rien d'étonnant, dans un pays économiquement favorisé. Sa répartition, par contre, est plus instructive : en 1969, 24,4 % de ces dépenses sont consacrées à la seule *télévision* (achat des récepteurs et acquittement de la redevance O.R.T.F.) ; 18,7 % aux *spectacles audio-visuels hors domicile* (cinéma, etc.) ; 17,5 % aux *spectacles sonores à domicile* (radios, électrophones, magnétophones, cassettes, disques) ; 16,1 % à *l'édition non-périodique* (ouvrages professionnels et scolaires exceptés) ; 12,9 % à *la photographie* (achat des appareils et travaux de développement) ; 8,1 % aux *journaux et périodiques ;* enfin 2,3 % à l'achat de *caméras* ou *d'instruments de musique...*
Soit : 24,2 % pour les activités de lecture -- en supposant d'ailleurs que l'ensemble des journaux et magazines entrent dans cette catégorie --, et *tout le restant* pour l' « audio-visuel » proprement dit. On comprend l'insistance portée sur les média de ce groupe, sociologiquement (et psychologiquement) plus puissant que l'autre.
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### Le corporatisme rampant
par Louis Salleron
IL Y A UNE INFLATION RAMPANTE (en passe de devenir « volante »). Il y a aussi un corporatisme rampant qui, très lentement, semble se mettre à décoller.
Pour l'observateur impartial et serein des choses de la société, il est amusant d'enregistrer les réactions que provoque ce décollage hésitant du corporatisme.
« Corporatisme ? C'est vous qui le dites ! » objecteront certains. Mais non, justement, ce n'est pas moi qui le dis. Le mot apparaît souvent dans la presse, et si je n'ai pas fait collection des textes où je l'ai rencontré, l'exemple de la loi Royer suffira.
Je rappelle que la loi Royer a pour objet de protéger les artisans et les petits commerçants. Elle a été votée par l'Assemblée nationale, le 20 octobre, à l'unanimité des 302 suffrages exprimés, 180 députés (communistes et socialistes, plus six autres) s'abstenant sans oser voter contre.
Commentaire du lendemain, dans « le Monde » (des 21-22 octobre), sous la plume de Josée Doyère :
« *L'aspect le plus frappant du texte mis au point par les députés, est son corporatisme. M. Guermeur, député U.D.R., ne s'y est pas trompé, qui célébrait, vendredi soir, dans l'hémicycle, cette* « novation », *ce* « pouvoir mis entre les mains des professionnels » *dans les nouvelles commissions départementales. C'est, dans le secteur commercial, la plus grave atteinte à la liberté d'établissement instituée par la célèbre loi d'Allarde du 17 mars 1791. Et ce changement radical mérite qu'on s'y arrête, car il dénote de la part des différentes formations politiques une curieuse conception doctrinale* (*...*)*.*
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« *Le libéralisme économique, qui inspira depuis avant l'avènement de la V^e^ République la polit que des gouvernements successifs, est-il moribond en France ? On peut craindre que la vague de corporatisme s'étende à d'autres activités dans les années qui viennent. A moins que l'esprit d'entreprise, fortifié par les vicissitudes, ne conduise à l'invention de nouvelles formes d'activité. La loi Royer, dans ce qu'elle a d'excessif, rejoindrait alors un jour le cimetière, si fourni en France, des lois désuètes et non appliquées. *»
On sourit... « le Monde » serait-il redevenu « le Temps » ?
Mais laissons de côté la loi Royer elle-même, avec ce qu'elle peut avoir de bon et de mauvais (ce qui exigerait une étude attentive de ses dispositions et ce que l'avenir révèlera). La question qui nous intéresse est : y a-t-il une « vague de corporatisme » ? Et si oui, pourquoi ? Pour ma part, je n'aperçois aucune vague de corporatisme, mais je crois qu'il y a un corporatisme rampant, et qui s'accentuera si le communisme ne l'emporte pas. Pourquoi ? Pour les raisons que j'ai expliquées dans un article dont se souviennent peut-être les plus vieux abonnés d'ITINÉRAIRES et qu'ils retrouveront dans le numéro 19 de janvier 1958.
L'objet de cet article était l'étude de la question suivante : l'organisation corporative a-t-elle encore un sens dans le monde moderne ? Je répondais par l'affirmative.
Le capitalisme libéral est lié à l'expansion et aux échanges. Mais le libéralisme suppose individualisme, ou du moins la multiplicité des éléments concurrentiels. Cette multiplicité tend à se réduire par la concentration, fruit de la concurrence (qui tue la concurrence). Le libéralisme concurrentiel débouche dans le monopole, qui est la négation de la liberté et de la concurrence. A ce moment, c'est la loi qui doit protéger la liberté et la concurrence. D'où les législations anti-trust, comme celle des États-Unis, sur laquelle veille soigneusement la Cour Suprême.
L'économie contemporaine, résultat de près de deux siècles de capitalisme libéral, se décompose, en gros, en trois secteurs :
-- le secteur des très petites unités (agriculture, artisanat, commerce) ;
-- le secteur des unités moyennes ;
-- le secteur des grandes unités.
Mais à cette division s'en superpose une autre :
-- celle des activités fondamentales et permanentes ;
-- celle des activités nouvelles liées à l'invention de produits et de services nouveaux.
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On peut dire, toujours en gros, qu'un régime politique, à la fois ordonné et dynamique, est celui qui privilégie le *statut* (corporatif) des activités fondamentales et permanentes, en même temps qu'il privilégie la *liberté concurrentielle* des activités nouvelles.
Ce n'est pas facile à organiser parce que seules sont simples les législations « monistes », c'est-à-dire celles qui se fondent, soit sur l'individu (XIX^e^ siècle occidental), soit sur l'État (communisme soviétique). Mais la réalité finit toujours par briser le monisme, qui déjà n'existe plus en Occident.
Alors, à côté de l'héritage individualiste et de la progression communiste, on voit se faufiler un peu partout le corporatisme. D'abord dans les petites unités permanentes et fondamentales (agriculture, artisanat, commerce). Ensuite dans les grandes unités du même genre (chemins de fer, mines). Enfin, dans des unités de tailles diverses mais où des caractères de métier apparaissent fortement (métallurgie, bâtiment, etc.).
Le départ entre les dimensions et les natures d'activités est très difficile à faire, car la fluidité et l'innovation sont partout. Mais c'est un fait que si la généralisation du salariat pousse au socialisme étatique, parce que c'est à l'État qu'on demande l'égalité et la sécurité (suprême et en partie illusoire), elle tend d'autre part au corporatisme, parce que c'est à l'entreprise et au métier qu'on demande les privilèges concrets de la garantie non seulement de l'emploi, mais de la nature de l'emploi, de sa localisation, de ses conditions d'exercice, etc., toutes choses que la loi peut bien décider souverainement et massivement, mais qui ne peuvent se réaliser qu'entre professionnels.
L'affaire Lip est, à cet égard, significative. Peu nous importe ici tout ce qu'elle a charrié de scandaleux. Ce qui est certain, c'est que les intéressés aspiraient à une solution de type corporatif. Aussi bien, eux-mêmes, ou d'autres pour eux, s'étonnaient que la profession horlogère ne prit pas en mains le problème pour le résoudre. Plusieurs journaux signalèrent, à ce sujet, qu'une entreprise de fabrication de chaussures, ayant dû fermer ses portes à Romans, avait été dépannée par la « corporation » de la chaussure. Il s'agit bien là d'un « modèle », aussi étranger au capitalisme libéral qu'au socialisme étatique.
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Encore évoquons-nous là des cas qui se rapprochent tous des images corporatives traditionnelles. Mais les mille et une formes de la propriété et de la sécurité moderne pourraient s'accomplir juridiquement selon des principes qui, également éloignés des monismes individualiste et étatique, se retrouveraient identiques à ceux dont procéda l'ordre corporatif avant l'explosion libérale du XIX^e^ siècle. On ne comprendra jamais rien à ce qui se passe et à ce qui va se passer dans le XX^e^ siècle finissant si l'on se refuse à comprendre que les régimes politiques et économiques du XIX^e^ siècle sont une parenthèse dans l'histoire de l'humanité -- parenthèse due au fait que l'individualisme libéral n'y a été possible que grâce à la conjonction de l'expansion (géographique et industrielle) et d'un immense capital de mœurs. Aujourd'hui, de nouveau, c'est l'autorité qui doit instituer la liberté. C'est l'ordre corporatif qui peut sauver l'individu et l'État, en sauvant l'individu de l'État, et l'État du totalitarisme.
Louis Salleron.
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### Billets
par Gustave Thibon
L'économie et l'humain
Je cueille les deux textes suivants dans l'abondante littérature ecclésiastique consacrée aux problèmes économiques : « Il faut prendre en considération les hommes et non pas l'économie » et « nous devons vivre l'Évangile en dehors des notions de rendement et de profit ».
J'aimerais que les auteurs de ces formules de choc me donnent quelques précisions sur leur sens et leur portée. S'ils veulent dire par là que l'homme n'est pas seulement une machine à produire et à consommer et que l'humain et, pour le chrétien, le divin ne doivent jamais être subordonnés, dans l'ordre des valeurs et des fins, aux exigences d'une économie totalitaire, nous sommes pleinement d'accord. Ce qui implique que le service de l'économique ne doit pas aller jusqu'à compromettre l'intégrité de l'être humain, soit par l'altération de la santé (conditions de travail épuisantes ou malsaines) sur le plan physique, soit, sur le plan spirituel, en ne laissant plus assez d'énergie et de loisirs pour la satisfaction de besoins plus élevés : échanges familiaux et amicaux, soif de culture, vie religieuse, etc.
Mais ces formules, prises au pied de la lettre, vont beaucoup plus loin et témoignent d'une confusion affligeante des niveaux et des valeurs.
Ne voir que l'homme et ne pas prendre en considération l'économie dans une entreprise économique, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Comme si l'économique était étranger à l'humain et comme s'il fallait nécessairement choisir entre l'un et l'autre ! Autant vaudrait ne pas tenir compte de la médecine dans un hôpital ou de l'art culinaire dans un restaurant !
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Voyez-vous un médecin dire à ses patients : c'est l'homme et non le malade qui m'intéresse en vous. Ou un chef cuisinier à ses clients : peu importe ce que vous allez manger : c'est à l'homme, non à l'estomac que je m'adresse...
Le fait économique a ses lois et ses exigences spécifiques qu'on ne peut enfreindre sans atteindre du même coup l'homme lui-même qui a besoin, pour subsister et pour s'ouvrir à d'autres valeurs, d'un minimum de bien-être économique. Une entreprise économique répond à une double fin : d'abord fournir au consommateur des produits conformes à ses besoins et à ses désirs, ensuite assurer l'existence matérielle des membres de l'entreprise. Ce qui inclut nécessairement les notions de rendement et de profit, car on voit mal comment une entreprise déficitaire pourrait rémunérer son personnel. Avec l'aide de l'État, dira-t-on, mais 1'État, organisme non producteur par excellence, ne peut secourir les uns qu'en prélevant sur les autres, ce qui ne fait que reporter et aggraver le problème...
Quant à l'Évangile, si légèrement invoqué en l'occurrence, il ne change rien aux lois naturelles de l'économie. Il peut et il doit inspirer des meilleurs rapports humains dans l'entreprise ou une plus juste répartition du profit, mais il ne dispense pas de la recherche du profit sans lequel une entreprise ne peut ni prospérer ni survivre. Pas plus, pour reprendre un des exemples donnés plus haut, qu'il ne dispense un médecin de la compétence et de la conscience professionnelles. Si l'homme de l'art auquel je confie ma vie me donne un mauvais remède ou rate son opération, ce n'est pas en me récitant, même avec la plus brûlante charité, le Sermon sur la montagne qu'il réparera son erreur. Je mourrai peut-être plus saintement, mais j'avoue préférer pour cela l'assistance d'un bon prêtre à celle d'un mauvais médecin.
Autre question. On nous suggère que l'activité économique doit être en tout et partout subordonnée à l'épanouissement de l'humain. Qu'est-ce à dire ? C'est d'abord une évidence que l'exercice d'une profession quelconque mobilise et développe en nous des qualités (sens de l'observation et de l'effort, goût du travail bien fait, etc.) qui contribuent au perfectionnement intérieur. L'expérience prouve. surabondamment qu'à quelques rares exceptions près, les êtres qui ne sont pas obligés de gagner leur vie ne constituent pas les meilleurs spécimens d'humanité. Mais il ne faut pas non plus se dissimuler que cette coïncidence n'est pas absolue et que toute activité professionnelle implique -- ne serait-ce que par les horaires imposés et la monotonie des tâches -- une subordination relative et temporaire de tout le reste de l'humain à l'économique.
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Le travail fatigue (il serait plus humain de rester toujours dispos) ; il exige aussi une certaine attention et une continuité qui entraînent le sacrifice d'activités plus attrayantes ou plus nobles : du simple manœuvre au directeur général, n'importe quel membre d'une entreprise, confiné dans son atelier ou dans son bureau, peut à bon droit juger plus humain, plus conforme à sa joie de vivre, de se promener dans la nature, d'admirer les paysages, d'entendre de la belle musique, de visiter ses amis ou de se livrer à son sport préféré. Et quelles que soient les améliorations qu'on puisse apporter à la nature et aux conditions du travail, il restera toujours un noyau irréductible de sujétion et de contrainte. C'est la rançon du côté matériel de notre nature.
On m'accusera de matérialisme. Je répondrai que la meilleure façon de dominer la matière est d'en respecter les lois. L'idéaliste le plus exalté appelé par les occupations les plus nobles gagne à emprunter l'escalier ou l'ascenseur plutôt qu'à défier les lois de la pesanteur en sautant du dixième étage dans la rue. On ne commande à la nature qu'en lui obéissant, disait Bacon. Pour mettre efficacement l'économie au service de l'homme, il faut commencer par mettre l'homme au service de l'économie. Exactement comme, par l'hygiène et la médecine, nous nous mettons au service de notre corps afin d'être mieux servis par celui-ci. Cette part du temps et de l'énergie de l'homme consacrée à l'économique pourra sans doute être réduite par le perfectionnement des techniques ou, suivant le vœu des écologistes et des sages, par le renoncement à la croissance, mais elle ne sera jamais supprimée totalement.
Dépasser l'économique ? Oui, mais à condition de le mettre à sa place et de lui faire sa part. Moyennant quoi on a le champ libre pour tous les dépassements, mais faute de quoi on s'embourbe dans toutes les confusions.
**La vieillesse encombrante**
J'ai déjà parlé des abus inhérents, au fonctionnement de la Sécurité sociale -- institution saine et bienfaisante dans son principe, mais dont la gestion par une invraisemblable bureaucratie paraétatique, incapable de tout contrôle sérieux, encourage le parasitisme au détriment du service social authentique.
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Je rappelle pour mémoire le gonflement démesuré des frais médicaux et pharmaceutiques inutiles, sinon nocifs (combien ai-je vu de paysans de mon entourage s'incorporer des doses massives d'antibiotiques à l'occasion d'une vague grippe que la nature aurait guérie en huit jours et transformer ainsi un mal bénin en une longue intoxication !), l'absentéisme encouragé par la facile obtention des certificats de complaisance et jouant en faveur des paresseux aux dépens des vrais travailleurs, etc.
Voici un nouvel exemple de ces abus que vient de me signaler une jeune interne des hôpitaux.
Cette personne travaille dans un service de cardiologie où elle a observé une étrange et inexplicable recrudescence des cas d'hospitalisation pendant la période des vacances. Les examens faits, très peu de ces cas lui ont paru justifier une telle mesure. Mais elle n'a pas tardé à découvrir le pot-aux-roses en constatant qu'il s'agissait surtout de vielles gens, présentant évidemment de vagues déficiences cardiaques, chose habituelle à leur âge, et dont les enfants, avides de partir en vacances et ne pouvant les emmener avec eux au hasard des routes et des campements, s'empressaient de se débarrasser, avec la demi-complicité du médecin traitant, en les envoyant en observation à l'hôpital. Les vacances terminées, ces vieillards reprenaient leur place au foyer familial, en attendant le renouvellement du scénario l'année suivante.
Résultat : un surcroît de frais pour la Sécurité sociale, car l'hospitalisation coûte très cher, et une surcharge pour le personnel hospitalier déjà insuffisant pour donner tous les soins requis dans les cas graves et urgents.
Ce qui nous conduit à méditer une fois de plus sur le sort amer de tant de vieillards dans la société contemporaine. Deux facteurs caractéristiques de notre époque contribuent à les isoler : l'oubli du passé et la dépréciation de la vie.
L'oubli du passé. On perd la reconnaissance à leur égard, parce que, au sens littéral du mot, on ne les reconnaît plus. Ils appartiennent à un temps révolu qui n'a laissé presque aucune trace dans les mémoires. L'accélération de l'histoire n'incline pas à la gratitude -- celle-ci impliquant par sa nature même un retour en arrière, luxe inutile et encombrant pour l'être en proie au changement perpétuel, harcelé par les mille sollicitations du présent et happé par l'avenir. La rapidité du progrès a pour rançon l'amnésie...
55:178
La dévaluation de la vie. Combien de fois n'avons-nous pas entendu proférer cette atroce banalité : je n'ai jamais demandé à naître ? A quoi j'ai toujours envie de répondre : « Qu'attendez-vous donc pour mourir ? Votre suicide réparerait l'erreur initiale commise par vos parents. » Plaisanterie qui serait d'ailleurs fort peu goûtée car ce sont en général ceux qui n'ont pas demandé à naître qui sont les plus acharnés à « vivre leur vie », dans le sens d'une satisfaction immédiate de leurs appétits les plus égoïstes. En quoi ils ne se contredisent pas : la vie individuelle émergeant à peine du néant -- et ce néant est très lourd à porter -- quand elle n'est pas animée et transfigurée par l'amour de la vie des autres. Mais on conçoit que, dans un tel climat de misère intérieure, on répugne à la gratitude et au dévouement envers ceux dont on a reçu ce triste cadeau.
Il est d'ailleurs significatif de constater que cette désaffection à l'égard des vieillards va de pair avec le recours à l'avortement. L'être replié avarement sur lui-même ne se soucie pas plus de ceux qui le suivent que de ceux qui le précèdent. Une grossesse intempestive risque de gâcher les belles vacances au même titre que la présence encombrante des grands-parents. Deux jours de clinique et vivent les vacances ! m'a dit cyniquement une jeune femme. Nous sommes loin de l'invocation du poète aux « deux colonnes saintes » de la société : « Le respect des vieillards et l'amour des enfants. »
Nietzsche voyait dans le sens de l'honneur et dans la reconnaissance les deux vertus nobles par excellence celles par qui l'homme prend assez de stance avec lui-même pour résister au pouvoir dissolvant du temps. La première en engageant l'avenir (l'homme d'honneur est celui qui tient ses promesses quels que soient les changements extérieurs ou intérieurs survenus entre-temps), la seconde en liant l'homme au passé, en inspirant la fidélité aux êtres dont on a reçu jadis des bienfaits, mais dont on n'a plus rien à attendre dans le présent et dans le futur. Aussi n'est-ce pas par hasard que le sentiment de l'honneur et le respect des aïeux ont toujours coexisté dans toutes les civilisations dignes de ce nom.
On nous vante chaque jour les progrès de la gérontologie -- science de la vieillesse -- dont le but est de prolonger la durée de la vie humaine. Mais quel sens peuvent avoir ces progrès s'ils ne s'accompagnent pas d'une renaissance de la gérontophilie : l'amour des vieillards ? A quoi bon prolonger la présence absente de ces êtres désaccordés dont personne n'entoure la solitude aussi longtemps qu'ils traînent leur fantôme d'existence et que personne ne pleurera à l'heure de leur mort ?
56:178
**Quelque chose de pourri en Danemark**
On parle beaucoup de l'épidémie de choléra qui affecte le Sud de l'Italie. Nous venons d'échapper, dans le Midi de la France, à une infection plus sinistre encore dans l'ordre moral que le choléra dans l'ordre physique. Les réalisateurs danois du film sur « La vie amoureuse de Jésus » comptaient en effet s'installer dans une petite ville du Vaucluse, dont les paysages avoisinants évoquent assez bien ceux de la Palestine. La censure du gouvernement français vient par bonheur de faire avorter cet immonde projet.
Or, voici que je lis dans La Libre Belgique du premier septembre le compte rendu d'une interview radiodiffusée de M. Niels Mathiasen, ministre danois de la culture, où ce personnage, par surcroît protestant et socialiste, explique qu'il maintiendra malgré tout la subvention gouvernementale de 600.000 couronnes (quatre millions de francs belges) pour la réalisation de ce film et se permet d'ajouter en réponse aux protestations indignées du Souverain Pontife : « Tout au long des siècles, l'Église catholique a travaillé à rendre les gens stupides et à les opprimer... Le catholicisme représente quelque chose de très réactionnaire... Qui a créé Franco ? » Après quoi, devant les réactions d'une partie de ses auditeurs, ledit ministre se défend d'avoir voulu offenser personne, mais estime qu'il n'a rien à retirer de ce qu'il a dit.
Analysons fil à fil ce grossier tissu d'âneries.
Si le catholicisme n'est qu'un instrument d'abrutissement et d'oppression, il faut croire que la projection du film sur « La vie amoureuse de Jésus » subventionné par l'État danois, fournira par contraste un moyen hors pair d'émancipation intellectuelle et sociale. Que peut-on en effet rêver de plus contraire à ce que le catholicisme a depuis toujours enseigné aux hommes ? Je laisse aux contribuables danois le soin de méditer à leur aise sur un usage aussi éclairé et bienfaisant des deniers publics...
Quant à Franco -- cet épouvantail passe-partout qu'on brandit à chaque occasion -- ce n'est pas une émanation du catholicisme, c'est le produit normal de la conjoncture espagnole dans les années d'anarchie qui ont précédé la seconde guerre mondiale. Il fallait -- comme dans tous les pays divisés par des factions inconciliables -- que la balance penchât tôt ou tard vers un régime autoritaire, issu de l'un ou de l'autre des deux camps.
57:178
Si Franco avait échoué, c'est le communisme qui régnerait aujourd'hui sur la péninsule, car seul parmi les partis de gauche, il était assez outillé et organisé pour prendre et pour conserver le pouvoir. Qu'en serait-il alors de l'Espagne ? Et de l'Europe ? Je n'ignore rien des lacunes et des abus du régime franquiste, mais peut-on décemment comparer la situation de l'ensemble peuple espagnol à celle des habitants de la Russie ou des autres pays de l'Est ? Où entre-t-on et d'où sort-on le plus librement ? De quel coté fait-on des hôpitaux psychiatriques les piliers de l'orthodoxie politique ? Un peu de pudeur, Monsieur le Ministre : en fait d'oppression dans le monde, la poutre socialiste pèse plus lourd que la paille catholique.
Mais revenons au film en question. Un incroyant m'a tenu le raisonnement suivant : « Pour vous et pour tous les chrétiens, Jésus n'est pas seulement un homme supérieur, c'est le Fils de Dieu, le Sauveur du monde, et je conçois très bien que le spectacle de cet être divin mêlé à des scènes érotiques vous apparaisse comme le sommet du sacrilège et du blasphème. Aussi bien personne ne vous obligera à voir ce film. Mais il y a dans le monde beaucoup de non chrétiens pour qui Jésus est un personnage historique comme les autres et, dans cette optique, que voyez-vous de monstrueux à ce qu'il soit l'objet d'interprétations et d'affabulations, y compris celles qui concernent la vie sexuelle, comme on le fait chaque jour pour tant d'autres grands hommes ? Est-ce donc un crime de romancer l'histoire pour l'amusement du public ? Mettrez-vous Alexandre Dumas au ban de la littérature parce qu'il prête à ses héros -- Anne d'Autriche ou Marie-Antoinette -- des aventures amoureuses imaginaires ? »
Cette argumentation spécieuse appelle une double réponse :
1\) Je trouve déjà scandaleux qu'on exploite ainsi -- et à des fins presque uniquement commerciales -- la vie privée (authentique ou fabriquée) des personnages illustres. A lire certaines biographies, à voir certains films on pourrait croire que ces grands hommes n'ont guère eu d'autres occupations que de se livrer aux jeux de « l'amour » et que l'histoire de l'humanité se réduit à l'histoire du sexe sous sa forme la plus basse : celle du libertinage et de la perversité. Je sais que le « croustillant » se vend mieux que le sérieux et que, par exemple, les récits ou les images concernant les orgies d'Alexandre ou les maîtresse de Henri IV mobilisent plus efficacement la curiosité frelatée des foules que la relation de l'œuvre constructive de ces grands princes, mais ce n'est pas une excuse, c'est une circonstance aggravante.
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Je trouverais même de très mauvais goût qu'on projette, dans les pays musulmans, un film sur la vie amoureuse de Mahomet -- lequel cependant ne s'est jamais illustré par l'enseignement ni par la pratique de la chasteté...
2\) Mais Jésus n'est pas un personnage historique au même titre qu'un César ou un Napoléon. Dans notre civilisation occidentale imprégnée jusqu'au fond de christianisme, son nom évoque spontanément, même chez les incroyants, l'image suprême du sacré et du transcendant, la plus haute manifestation du divin à travers l'humain. Et c'est là qu'éclate la crapuleuse hypocrisie des promoteurs de ce film : d'une part, ils feignent de considérer Jésus comme un simple personnage historique et, de l'autre, ils comptent sur le scandale provoqué par l'accouplement explosif de ces deux mots -- Jésus et vie amoureuse -- pour assurer le succès de leur abjecte entreprise. Saturé depuis des années d'audaces pornographiques, le cochon qui grogne toujours plus ou moins dans le cœur de l'homme commence à donner des signes d'inappétence (le fiasco relatif de la « foire du sexe » à Copenhague l'a bien montré) ; la vie érotique des grands hommes ne l'intéresse plus : il est temps, pour l'émoustiller, de lui jeter en pâture le visage même de Dieu, éclaboussé par la fange humaine.
Après cela, le sacrilège ne pourra jamais s'attaquer aussi haut ni l'abjection descendre plus bas...
L'exclamation, devenue proverbiale, de Hamlet : « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark » prend ainsi un regain d'actualité. Est-ce le digne fruit du socialisme scandinave que cette licence -- que dis-je, cet encouragement -- accordé à ce déferlement d'immondices ? Devant ce pourrissement de la liberté, la censure si hargneusement reprochée aux États autoritaires, finira par s'imposer comme une nécessité vitale, au même titre que le chlore dans l'eau souillée ou le fly-tox en temps de malaria. Et si demain quelque tyran vient nous dire, après s'être emparé du pouvoir : « Voilà ce que vous aviez fait de la liberté, voila à quoi j'ai mis fin », qu'aurons-nous à lui répondre ?
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
LE conditionnement par l'image fait le principe des civilisations audio-visuelles. D'immémoriale priorité sa parfaite expression nous est donnée par les Arthropodes et tout spécialement par les Formidés et les Termidés, nations fameuses pour la fiabilité de leurs structures, la stabilité de leur niveau de vie et le rationalisme intégral de leurs monuments.
Le mammifère supérieur représenté par l'homme s'évertue, un peu dans le désordre, à faire soumission lui aussi à l'empire des images. Il y arrivera. On aimerait pourtant bien que le préjugé de l'invisible qui le caractérisait jusqu'ici ne se laisse pas abolir. C'est pourquoi notre humble vœu serait que le souverain pontife, eu égard à la transcendance de l'autorité qui lui est dévolue et afin d'en ménager l'efficace, fût au moins privilégié de l'exemption des images mécaniques. Or, depuis que Mgr Montini est pape il se publie environ chaque semaine une photographie d'audience. A l'œil des indifférents elles se ressemblent toutes. Il y a effectivement de la monotonie dans le maintien et l'expression du visiteur et de son hôte. Le protocole a eu soin de limiter leurs initiatives. D'autre part, quel que soit son ouverture au monde, son désir de plaire et sa répugnance déclarée pour les artifices de la majesté, notre pape est au moins attentif aux apparentes de la dignité qui réclame une certaine économie d'attitudes et de gestes.
A bien regarder néanmoins toutes les audiences ne se ressemblent pas. Pour le hiérarque orthodoxe ou même le schismatique ce sera l'accolade et le baiser de paix qui seront photographiés. Pour le docteur suprême ou la vivante idole d'une religion tenue jusqu'ici pour fausse, le Dalaï Lama par exemple, ce sera la poignée de main privilégiée, c'est-à-dire enveloppée, comme scellée par la senestre du Saint-Père.
60:178
Soit dit en passant le Dalaï Lama, sur la photo, avait l'air d'un PDG rural, un peu absent, au moins distrait, mais peu importe. Quel que soit le visiteur, et à juste raison, la photo est prise à l'instant si j'ose dire crucial de l'audience : la poignée de main. Ordinaire ou améliorée elle nous paraît toujours bien pleine et bien cordiale mais nous demandons tout naturellement au visage de nous confirmer, préciser, les sentiments que nous prêtons à la main. Le Saint Père a toujours la tête penchée, les traits tirés, le regard profond et le sourire d'une mansuétude infinie. Si le bénéficiaire est un catholique important, ce ne peut être qu'un catholique réformé. Dans les autres cas, fort nombreux d'ailleurs, il s'agit toujours d'un ennemi plus ou moins déclaré de l'Église. Déjà le bon pape Jean ne voulait pas entendre les appels du clergé d'Algérie pour mieux écouter les doléances du FLN, et le satisfaire d'une poignée de main pontificale toute remplie de bons vœux.
On sait bien que les journaux choisissent leurs images selon qu'ils en augurent un effet de surprise ou de nouveauté sur le lecteur. Il n'y a pas lieu cependant de les soupçonner de n'avoir retenu ici que les images d'entrevues insolites ou scandaleuses. Elles sont en effet devenues monotones. Ils savent bien que le pape serrant la main du grand Turc ou simplement de la grande loge en personne est un genre de photo qui ne vaut pas cher, le public en est blasé. Mais ils n'ont rien d'autre à lui faire voir. Ils payeraient un bon prix le cliché d'audience où le pape donnerait sa poignée de main ordinaire à l'abbé de Nantes, catholique intégral. Moins cher déjà une vue du même abbé se heurtant aux gardiens de la porte de bronze.
Toutes ces photos réunies feraient comme l'album d'un champion du monde. Il consacrerait au moins les efforts du Vatican pour confectionner le poudingue métaphysique et idéal vulgairement appelé œcuménisme. Toutefois, si la photographie que j'ai sous les yeux manquait à votre collection, vous n'auriez pas le secret de la recette ni la clé du processus. Publiée en juin 1971 aux États-Unis elle n'a pas été, que je sache, reproduite dans la presse française, ou alors dans de telles conditions qu'elle aura passé inaperçue.
61:178
J'ai donc sous les yeux le groupe suivant : le pape est assis dans son fauteuil surélevé d'un modeste podium. Debout à sa droite et fixant l'objectif c'est le rabbin Abraham Josuah Heschel, philosophe et théologien du séminaire juif de New York. C'est un grand vieillard à crinière et barbe blanches, cotonneuses comme celles d'un père-Noël d'Uniprix. Son regard, comme le faux regard du serpent à lunettes, est fait d'énormes besicles cerclés de noir dont il fascinerait le petit oiseau qui va sortir. Son personnage évoque assez Groucho Marx opportunément déguisé pour une action de commando mosaïque. Ne rions pas trop longtemps. Peut-être cherche-t-il à détourner notre attention de sa main gauche qui enserre le bras du fauteuil pontifical, et c'est bien autre chose qu'une poignée de main. L'effet de ses doigts écartés, agrippés, crochés est beaucoup plus important que l'expression postiche du regard. A la gauche du pape et légèrement tournée vers lui, Mme Heschel fait penser à une tante Yvonne toute appliquée à bien faire comme son époux lui a dit de faire. Sa main est également posée sur autre bras du fauteuil mais la photo ne laisse pas voir si le geste est crispé ou caressant, peu importe, les deux bras du fauteuil sont également saisis. Malgré l'handicap du podium les deux visiteurs dominent le pape assis. Il est assis, un peu tassé, tête penchée, plus rêveur que souriant, plus soumis qu'humilié, les bras collés au corps et là aussi je distingue mal si les mains sont jointes ou glissées sous les manches mais la position et l'environnement suggèrent les menottes. Le fond de la photo est noir, les deux gardiens sont de noir vêtus et, sauf la tête et les mains, ils se confondent avec la nuit. Le souverain pontife, lui, se détache tout en blanc et sa blancheur est plus spectrale qu'épiphane ; c'est le fantôme d'un pénitent sinon d'un supplicié, le camail blanc devient camisole de force. Notez encore tout ce que la présence de l'épouse peut ajouter de mépris à l'égard de la victime. Rien de tout cela ne permet l'hypothèse d'un flash de mauvais goût dans l'innocence d'une entrevue simplement cordiale. C'est bel et bien une photo posée, une mise en scène. On croit rêver. Ne serait-ce pas un tableau vivant d'après une vieille gravure de l'école luciférienne ou wurtembourgeoise ? Non pas. Alors un vulgaire montage pour hebdo satirique ? Pas davantage, la scène a eu lieu pour de vrai, les personnages sont authentiques : le commissaire talmudique et Madame se font tirer le portrait avec leur auguste prisonnier. C'est bien plus fort qu'Anagni et Fontainebleau. La situation réclamerait un parachutage de zouaves pontificaux mais notre pape n'y tient pas, il ne pourrait que déplorer.
62:178
Reste à savoir si l'épreuve et la posture ont été imposées à Paul VI par voie de dialectique oppressive enrobée de charmes cabbalistiques, ou si le pape les a vraiment désirées comme paraît le croire un prêtre catholique ami du Dr Heschel : « Il semble que ce soit-là, dit-il, la manière du pape d'exprimer symboliquement ses propres sentiments vis-à-vis du peuple juif en général et du rabin et de Mme Heschel en particulier. »
N'empêche qu'au premier fidèle venu, de quelque religion qu'il soit, comme au plus désintéressé des incroyants, il paraîtra que tout exprime ici la volonté d'une prise de possession en forme protocolaire avec assistance technique du photographe. Et si vraiment notre Saint Père a cru devoir s'abandonner à une manifestation d'humilité spectaculaire en figure de capitulation sur podium, l'impression n'est pas meilleure. Nous quittons le brouillard crémeux pour les ténèbres compactes, c'est un moment à passer, mais surveillons nos veilleuses.
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Que cette photo me soit venue le jour même où les chars du Pharaon passaient la Mer Rouge pour pénétrer dans le désert sous une pluie de feu, je n'y vois pas clairement un signe de la Providence à l'instant de choisir mon camp, je veux dire par là de former des vœux pour l'un ou pour l'autre. Rien n'est bien clair en cette histoire qui remonte aux origines comme toutes les histoires, mais gratifiée d'une insigne promesse. Les modalités d'exécution de cette promesse n'apparaissent pas toujours clairement à mes yeux que je soupçonne hélas affligés d'une taie.
L'argument de priorité ne vaut pas. Quand elle fut promise, la terre en question n'était pas disponible. Occupée par les Chananéens succédant à je ne sais qui, comme les Arabes ont succédé à je ne sais qui, les origines de propriété se perdent dans la nuit des temps. Il appartenait donc aux Hébreux de la conquérir et de la reconquérir indéfiniment à l'appui de cette promesse considérée comme option divine et contestée par les occupants non juifs. Mais entre-temps les chrétiens, à juste raison, se faisaient partie prenante. On voit assez que la situation était confuse depuis longtemps. Si les Anglais ont jugé bon, naguère de s'ériger exécuteurs de la promesse et de persuader les nations chrétiennes d'offrir tout simplement aux Juifs une Palestine où nous protégions les Bédouins que nous avions les ayant soumis, ils auront peut-être éclairci la situation en contraignant les Juifs à se battre et rebattre au nom de la promesse.
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Le bizarre est que cette conséquence nous étonne et nous scandalise. Toujours est-il qu'en ce genre d'affaires le côté surnaturel aurait tendance à m'échapper depuis que la gloire de Dieu semble-t-il n'est plus en relation avec la fortune de la France. Bizarre enfin que l'assemblée des sages ait pu sérieusement concevoir une paix sans l'écrasement de l'un ou l'autre de ces frères ennemis. Il est trop tard dit-on, mais si l'Europe avait voulu il y aurait longtemps que pas un coup de feu ne péterait là-bas sans sa permission. Bien sûr mais dirait-on pas qu'aujourd'hui elle fait un peu plus que donner sa permission.
En revanche la situation de la République s'est momentanément éclaircie. M. Pompidou et ses ministres n'auront plus, les pauvrets, à se fourcher la langue et susurrer de petites phrases humoristiques pour nous révéler qu'ils n'ont vendu sous le nom de Mirages que des appareils à usage domestique, proposer leurs bons offices et se faire moucher. En revanche, désormais confirmée dans le camp des empires marxistes, la République sera bien placée pour s'offrir en médiatrice, le cas échéant. Mais le choix est gaullien et pour m'en défier j'ai de solides raisons. Je n'ignore pas cependant que nous devons tribut à l'Islam et qu'il est de tradition pour le vaincu de faire alliance avec le vainqueur. Ce n'est vraiment pas de ma faute si nous en sommes là et je m'estime en pareilles occurrences délié de tout service envers la République. Il va de soi que si le nom français régnait encore de Rabat à Damas, il me plairait assez que nos tirailleurs allassent faire la loi dans le Sinaï Nos adjudants auraient pour consigne de ne laisser aux enfants ennemis d'Israël et d'Ismaël que le droit de se disputer en paix l'héritage mystique de Moïse.
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Comme la plupart de ceux qui forment aujourd'hui des vœux pour le succès des Juifs, j'en suis le premier surpris. On aura tout vu me dis-je. Veuillez croire que ce choix n'est pas dicté par quelque rancœur puérile et recuite au souvenir de nos déboires algériens, car la honte bue d'avoir baissé les armes et les pantalons devant les bandes d'écorcheurs sarrasins que nous avions matées nous reviendrait plus amère encore. Non, il ne s'agit que d'un pari et d'un pari spontanément conçu dans le détachement politique et religieux le plus complet. Ordinaire tentation de parier en l'air pour le plus brave et le moins favorisé d'un combat apparemment inégal.
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Cela dit, quel que soit le vainqueur, si vainqueur il y a, il ne pourra donner que de gros ennuis et pour nous chrétiens beaucoup de tristesse et d'inquiétude. Si l'Islam doit l'emporter il nous faudra une fois de plus nous couvrir de cendres. Et si le gagnant est Israël nous n'irons pas bien sûr chanter le Gloria. Nous savons bien que la chose n'est pas à faire aussi longtemps que le Rabbin Abraham Jossuah Heschel n'aura quitté sa posture superbe et blasphématoire pour tomber à genoux aux pieds du Saint-Père qui ne sera pas Paul VI.
Combat apparemment inégal ai-je dit. Inégalité sujette à renverse en effet ; si le pétrole est arabe, l'or est juif ; et le pétrole passera plus vite que l'or. Le mondial ghetto des milliardaires est un phénomène plus ancien que la Ligue arabe et ses lendemains probablement mieux assurés.
De zélés démarcheurs nous bercent encore de la formule suivante : « Le Proche-Orient est le porte-avions des valeurs occidentales. » Fichtre ! Voilà bien le premier prix du concours de slogan pour la firme Israël ; il a du punch et du brio, il est accrocheur et parfaitement dénué de bon sens. Il faudrait se rappeler que le Proche-Orient n'est pas encore fait que d'Israël. Se demander ensuite si par hasard ces avions bourrés de valeurs occidentales ne seraient pas généralement piratés ou déviés au bénéfice des valeurs israéliennes qui sont tout de même un peu orientales. Se demander encore si l'expression « valeurs occidentales » ne serait pas le sobriquet commun au dollar, sterling, franc, mark et autres fafiots atlantiques. Se demander enfin si les valeurs occidentales ont aujourd'hui beaucoup plus de prix que l'emballage enrubanné d'un vieux pain de quat-livres tout grouillant de cancrelats, ou qu'une tarte à la crème dont M. Marchais ne craint pas de se lécher publiquement les doigts.
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Nous sommes aujourd'hui le 17 octobre. Et voici, primo : communiqués des deux grands pour annoncer officiellement l'ouverture à plein trafic de leurs ponts aériens à seule fin de précipiter la paix. Secundo : remise du prix Nobel de la Paix a M. Le-Duc-Tho, chef de la délégation d'Hanoi à la conférence de Paris, grâce auquel après dix ans de guerre les hostilités se poursuivent dans la sérénité du cessez-le-feu. La présente chronique paraîtra dans cinq semaines.
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En faisant savoir sous quels auspices elle fut rédigée je ne cherche pas à m'excuser de son manque éventuel de fraîcheur. Le lecteur d'une revue mensuelle ne peut qu'apprécier le charme et l'utilité de ses points de vue tant soit peu rétrospectifs.
Consultons Barjavel, me dis-je, et achetons *Le Journal du Dimanche,* on y prend goût. Mon confrère, lui, peut espérer qu'en huit jours son papier n'aura pas le temps de vieillir beaucoup, mais on ne sait jamais, dans cette guerre du Kippour on devine la nostalgie du blitz et ses deux fournisseurs m'ont bien l'air de cravacher. Comme tous les chroniqueurs d'élite je connais et je pratique volontiers la vieille recette renouvelée des Grecs. Elle consiste à saisir l'accident brut, à l'éplucher d'une plume habile et rusée pour en extraire l'essence et le considérer enfin sous l'espècié aeternitatis, comme autrefois nous interdisait de le faire notre chef du service des chiens écrasés en précisant que nous n'étions pas payés pour péter plus haut que notre cul. Aujourd'hui bien sûr je ne me laisse plus intimider par cet exercice prétendu périlleux, mais je reste enclin à m'attarder au décortiquement de l'accident pour abandonner au lecteur la joie de découvrir l'essence et d'en méditer.
Toujours est-il que mon confrère, moraliste à plein temps, est particulièrement heureux dans la démarche qui va du particulier au général et que le général sous sa plume, fait la friandise de nos dimanches. La chronique de ce dimanche-ci est un modèle du genre et je le dis sincèrement. Elle commence par une récapitulation exhaustive de tous les arguments historiques et moraux dénonçant la bêtise de toute guerre. Approbation assurée de 500.000 lecteurs et ce n'est pas forcement un reproche. Le style est concis, littéraire, imagé, c'est un morceau exemplaire. Il en arrive ainsi à démontrer que la guerre du Kippour est la plus bête de toutes. Le niveau s'élève et la conclusion approche. Elle est introduite par l'hypothèse où les fauteurs et chefs de guerre le cèderaient à des « esprits nouveaux et éclairés » qui sauraient enfin :
« ...se réunir fraternellement pour organiser l'exploitation en commun de leurs intelligences, de leurs bras, de leurs richesses et de leur pauvreté. A condition de le tenter *ensemble,* ils pourraient, sur le sol des déserts, reconstituer le Paradis terrestre. Cela paraît si simple... Est-il possible que ce soit impossible ? »
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L'émotion me gagne. Je crois entendre Woodrow Wilson, Aristide Briand, les Philadelphes du Mâconnais et la chorale de l'ONU bénie par Paul VI. Malheureusement, saisie par la peur de mourir, notre humanité adulte en est encore à ignorer qu'un nouveau paradis terrestre est à la fois impossible et défendu. Les tentatives de jardinage édénique sont obligatoirement sources de déboires ineffables. Autant labourer les gravas de Babel. J'attire en effet l'attention du moraliste sur ce point qu'aujourd'hui les générauzissimes en battledress, les révolutionnaires en colonne par quatre, les agrégés septembriseurs, les guérillots et les purgeurs sont tous animés de la sincère ambition d'un paradis terrestre dont ils seraient les gardiens suprêmes et très vigilants. La logique même voudrait alors que les foudres de guerre et les prometteurs de paradis fussent ensemble rejetés dans les ténèbres extérieures.
Le moraliste, il est vrai, ne promet rien ; mais il souhaite. Le souhait est hérétique, il a tout pour plaire, mais reste imprudent. Le paradis éventuellement conçu et entrepris par ces prud'hommes farcis de vertus nous le payerions très cher, comme toujours. Sachez tout de suite que pour finir le moraliste envisage honnêtement l'impossibilité d'une réussite. « Dans ce cas, dit-il, quelle que soit l'issue de la présente guerre, que Dieu ait pitié du vaincu. Et du vainqueur. »
Le même chef d'informations qui bridait notre éloquence nous recommandait encore : « Trois lignes ou quinze lignes mais finissez rond. » Cette chronique-là ne pouvait mieux arrondir sa fin que d'un vœu pieux. J'en use moi-même de temps en temps. J'imagine qu'en l'occurrence l'eau bénite serait puisée en parts égales dans le Jourdain, la Volga, le Canal et le Missouri. Quant au Dieu invoqué rien n'empêche d'y voir le dieu des déistes pour la définition duquel le programmeur du Combinatif Périphérique Hudson-Balochet PZ5 à neutrons vitaminés, transistors à bulle, décodeur-mixeur Omega, 10.000 opérations au 1/1000^e^ seconde avec pause-café, n'est pas encore en possession de toutes les données.
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M. Vladimir d'Ormesson est mort, et les fleurs de recouvrir sa mémoire. Tous les dahlias de la République et les anthémis de l'innocence. Je ne pourrais lui jeter que la renoncule du repentir et ce n'est pas la saison ni mon langage. Il y a un an ou deux, après lecture d'une de ses chroniques dans la *Revue des deux Mondes* je m'étais ici un peu moqué de lui. Ma contrition n'aurait aucun effet sur la paix de son âme.
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Aux grands noms de l'armorial, la République a souvent la coquetterie d'assurer la continuité de l'emploi dans la diplomatie. Moyennant quoi le grand nom se fait un devoir d'assurer la continuité de la République dans toutes les fantaisies de ce régime. La situation ne pose pas de problème quand il s'agit de vieille noblesse parlementaire, ce qui est le cas des Ormesson. Celui-ci est entré dans la carrière au moment où la République avait besoin de diplomates assez dévoués pour assurer un rôle exclusivement décoratif et exécutif. Ambassadeur du Général il s'en est fait le serviteur et laudateur inconditionnel. Le royal président avait sur Louis XIV, entre autres avantages, de ne laisser à ses commis aucune sorte d'initiative. Dans sa ferveur démo-chrétienne Vladimir pratiquait sa foi gaulliste avec une piété si candide que ses rivaux n'en prenaient pas ombrage. On reconnaissait en lui le parfait honnête homme comme on le dirait d'un gentilhomme bien élevé qui n'a jamais volé ni œuf ni bœuf. Au plus fort de ses querelles ténébreuses le monde gaulliste est unanime à célébrer l'affabilité de ses manières, l'étendue de sa culture, son amour de la poésie, la pureté de ses mœurs et la modestie qu'il apportait dans l'exercice des vertus. Le moins que saurait en dire une bouche prudente c'est qu'il était brave homme. Et c'est là précisément à mon avis la dernière chose qu'on puisse dire de lui. Il n'est pas de brave homme qui soit resté au service du général de Gaulle du commencement à la fin.
Ne me croyez pas obsédé par le personnage et la carrière de Vladimir. Franchement je croyais bien ne jamais revenir sur son cas. Je m'y suis laissé prendre, ayant eu la curiosité de lire ses derniers propos. Cela commence par une citation de Valéry :
« L'attitude de l'indignation habituelle, signe d'une grande pauvreté de l'esprit. La politique y contraint ses supports. On voit leurs esprits s'appauvrir de jour en jour, de juste colère en juste colère. » \[Et voici ce que Vladimir en dit \] « Sans nommer personne -- ce n'est vraiment pas nécessaire -- j'invite un certain nombre de « leaders » politiques à méditer ces lignes de Paul Valéry -- qui n'était pas « réactionnaire »... »
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Je suppose que Vladimir a pu se réconforter à l'idée qu'une habituelle indignation relative aux habituelles maladresses habituellement imputées aux membres ou amis habituels du gouvernement et de sa majorité ne pouvait venir que de fieffés imbéciles. Toujours est-il que son commentaire en trois lignes avec ses tirets, ses guillemets et points de suspension nous résume assez bien l'esprit de l'ambassadeur et la manière de l'académicien.
Pour ce qui est de la citation de Valéry elle ne manque pas de vérité ni de matière à discussion. Elle manque un peu de corollaire et comme beaucoup d'aphorismes elle nous laisse la jambe en l'air (tant pis pour les rimes, on les dit injurieuses à la prose, elles ne me gênent pas). Qu'en est-il de l'attitude contraire qui serait d'impassibilité habituelle ? Si Valéry estime aller de soi qu'elle prouverait une grande richesse de l'esprit, un lecteur peut y voir aussi bien le signe d'une extrême pauvreté. Et que faut-il penser de l'indignation, non-habituelle ? A partir de quel poids le sujet d'indignation est-il autorisé à émouvoir un esprit riche ? Combien de fois par an ou par jour est-il permis audit esprit de s'indigner ? S'il faut soupçonner le dérisoire dans l'évocation de ces justes colères, la sentence ne vaut-elle pas plus qu'un truisme ? Et si vraiment la colère est juste à quel degré de fréquence devient-elle stupide ? Et que faire dans le cas où le sujet d'indignation serait lui-même habituel ? Et si l'esprit doit s'enrichir dans l'ignorance de l'indignation ne faut-il pas conséquemment qu'il s'interdise l'admiration, le pauvre ? Et quand le mensonge ou l'erreur cessent de l'indigner devons-nous croire qu'au plus haut de sa richesse l'esprit a évacué toute notion de vrai ou de faux, de laid et de beau, etcoetera ? Adieu poésie adieu équations ? Mais brisons-là, c'est un petit jeu trop facile qui me conduirait aux chinoiseries les plus captieuses.
Vladimir nous attendrit qui s'appuie sur le glaçon valérien. N'allons pas nous demander ce que vaudrait au jugement du poète si patient l'esprit d'Ormesson qui ne cesse de s'émouvoir à tout propos. Je n'ai d'ailleurs pas l'intention, et n'aurais pas le cœur, de chinoiser sur sa dernière chronique. Elle frémit, elle bouillonne des sentiments les plus nobles, il adore Victor Hugo, il admire Fénelon, Péguy le fait pleurer, l'honneur de Dieu blasphémé par le Danois lui serre la gorge autant que Lip et le Chili, le sens social de Mgr Lallier le comble de joie et pour finir un quatrain mystique de Baudelaire le transporte au plus haut de l'exaltation. Nous dirons au moins que ses derniers propos ne furent pas rédigés dans l'amertume, l'indolence et la tiédeur. Il a pu mourir dans l'enthousiasme et ce n'est pas donné à tous les vieillards.
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Avouons que mes bons sentiments sont influencés par le fait que dans ces derniers propos et pour la première fois que je sache, le nom du général n'est pas mentionné. Il ne l'a peut-être pas fait exprès, mais je suis content pour lui que son message ultime nous laisse croire que de Gaulle fut éliminé de ses derniers moments.
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Un mic-mac dans les étiquettes. Comme si le chêne royal avait reçu l'écriteau du micocoulier, ou la cage du lion celui de la couleuvre. Comme si vous cherchiez la licorne et que le gardien vous dise : voyez donc au zèbre. Mais nous ne sommes pas au jardin des plantes, qui est ami de l'ordre.
Il s'agit d'une affaire de plaque de rue, elles sont toujours intéressantes. Elles nous proposent d'étonnants calculs de probabilité ou de relativité. Elles nous renseignent sur l'usure des noms et l'éclipse des renoms, le trafic des morts, les enterrements prématurés, les réanimations stratégiques ou pieuses, toutes les variations de la faveur publique par rapport au cours des choses et les mystères joyeux du génie municipal en sa fièvre anabaptiste.
Tout dernièrement, un ami me téléphone qu'à l'improviste et nuitamment suppose-t-il, on a changé le nom de la Place du Louvre. Ce n'est pas rien. Vérification faite la mutation intéresse la rue du Louvre dans sa partie la plus noble qui, entre l'église et le palais, se confond avec la place et je trouve ça déjà gros. Allez-y voir, hier encore la vieille plaque était là, barrée d'un coup de pinceau, et vous verrez sous quel nom le haut-lieu s'affiche aujourd'hui. Allez le découvrir vous-même. En tant que Français vaguement éclairé sur quelques points d'histoire, je répugne à vous mettre le défi sous les yeux. Ne croyez pas cependant que la place est désormais dédicacée à Lénine, Marat, Sartre ou Cohn Bendit. L'incongruité est plus discrète et maligne. Elle ne tend qu'à rafraîchir la mémoire truquée d'un célèbre assassiné mais faux-jeton comme pas un et ambitieux sectateur dont les ennemis du trône et de l'autel ont fait leur grande conscience et dont il faut encore que nos écoliers se farcissent la légende.
Cette nouvelle offense à la dignité de la voirie parisienne, cette provocation à la face du Louvre n'est pas imputable à un commando de graffitaires gauchistes. La décision est sans doute venue tout bonnement de l'Hôtel de Ville, sur la pression du hobbie libéral insatiable de vengeance historique.
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Rappelez-vous enfin que nous sommes encore dans le quadricentenaire de la Saint-Barthélemy. Ici même l'année dernière j'en écrivais quelques mots de mise en garde. Je ne pouvais tout de même pas prévoir qu'une deuxième affaire des placards en serait le bouquet. Il m'était seulement facile de prédire que nos belles âmes laïques et religieuses nous inviteraient une fois de plus à faire contrition de notre péché français, la tête en cagoule et pieds nus sur le pavé maudit.
Averti par le poète j'en resterai là de ma juste colère. Du fait qui en est la cause je ne connais d'ailleurs ni les dessous ni même les circonstances. Peu importe, il est là cloué, scellé à l'ombre de Saint-Germain l'Auxerrois paroisse des rois. Je vous le sers brut, à l'encre chaude. Qu'une opération aussi gravement significative ait dû s'effectuer sur la pointe des pieds me laisse croire qu'ils en sont un peu honteux. Et qu'elle semble avoir passé inaperçu me laisse un peu rêveur.
Comment peut-on à l'heure qu'il est gaspiller son humeur à s'énerver sur la mémoire de Coligny ? C'est que justement à l'heure qu'il est nous ne manquons pas d'honnêtes et pieux Coligny acoquinés aux religionnaires étrangers qui voudront bien venger leurs querelles.
Jacques Perret.
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### L'Europe
par Henri Charlier
Nous avons abordé plusieurs fois les questions que pose l'union européenne sans dire toute notre pensée parce que les circonstances n'y prêtaient pas. Il fallait alors encourager nos lecteurs à s'y intéresser sérieusement et dire en quel sens l'étudier.
La première fois c'était dans le numéro 67 d'ITINÉRAIRES (nov. 1962). Jean Madiran avait groupé nombre de textes pontificaux de notre siècle parlant de la civilisation chrétienne et demandé à ses collaborateurs de dire ce qu'ils en pensaient. Toutes ces pages sont à relire ; car on peut dire qu'elles s'appliquent de plus en plus et de mieux en mieux à ce qui se passe en Europe à l'heure présente. Je parlai donc de la naissance de la civilisation chrétienne et je rappelai comment elle avait informé le paganisme.
On ignore l'histoire et les « nouveaux théologiens » semblent l'ignorer eux-mêmes, car ils disent qu'il n'y eut jamais de civilisation chrétienne. Le R.P. Fabre disait de même : « Il n'y a que des arts d' « époque » et des artistes chrétiens en chaque époque, il n'y a pas d'art chrétien. » On voit bien qu'il n'avait jamais manié qu'une plume et sans art. C'était un excellent homme, très bienveillant. Émile Mâle disait beaucoup plus justement : « A partir du XVI^e^ siècle, il y a encore des artistes chrétiens, il n'y a plus d'art chrétien. » Il exprimait ainsi un fait qu'il ne comprenait pas exactement : l'art avait abandonné la recherche d'une qualité indispensable à l'art chrétien, mais qu'il a été donné aux païens d'avoir lorsqu'ils recherchaient, comme les Égyptiens ou Phidias, l'expression des choses spirituelles ([^21]). C'est seulement la même question que celle de la civilisation chrétienne vue d'un point de vue particulier.
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L'art de la forme est chose naturelle puisque les Égyptiens l'ont connu, mais les commandements de Dieu appartiennent aussi à la loi naturelle. Le christianisme est quelque chose de plus ; il consiste à imiter Jésus-Christ dans l'intelligence des Béatitudes. Mais ainsi compris, il donne la force de respecter les commandements de la loi naturelle. Nos codes en conservent beaucoup de traces, bien que les mœurs soient dégradées, et il y a, Dieu merci, en Europe, de nombreuses familles profondément chrétiennes sur lesquelles nous comptons pour servir de levain à la société de demain. Mais il faudra que beaucoup d'entre elles se réveillent et osent abandonner même le conformisme extérieur à ce monde. Ceci s'adresse spécialement aux femmes. Les vanités de la mode leur font croire qu'elles se haussent dans la société lorsqu'elles se dévêtent de façon à se faire désirer. Elles deviennent incapables d'enseigner la pudeur à leurs filles. Or l'avenir moral de la société dépend de la tenue des femmes qui ont à former toute la jeunesse. Comment leurs fils peuvent-ils les respecter ? Les hommes qui conseillent l'ouverture au monde n'ont apparemment point de nez pour en sentir l'odeur.
Parlant donc de la naissance de la civilisation chrétienne, nous disions : « Allons aux faits : la première action du christianisme sur la société fut de réhabiliter le travail manuel. Le Christ était charpentier. S. Pierre, pêcheur ; S. Paul cousait des tentes. » L'ignorance de l'histoire est si profonde en général, que notre société ouvrière même ignore à quelle sorte de grandeur elle est associée. La Genèse disait déjà, *avant la faute,* que l'homme a été mis dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder. Le travail est une collaboration avec Dieu pour un dessin final que Dieu seul connaît mais qui, entre temps, conserve en nous la vie ([^22]).
Tel fut l'esprit de la société chrétienne et c'est ainsi que l'esclavage fut supprimé, non par une révolte armée contre César ni par le bouleversement des structures sociales, mais par une lente pénétration de la charité du Christ dans les cœurs. Le Christ avait dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Cette distinction essentielle fait le fond de toute société chrétienne et elle est à l'origine de ses difficultés, car le pouvoir civil, César, a pour lui la force. Le pouvoir spirituel n'a que la vérité pour défendre la liberté des consciences et le libre exercice de tout ce qui a rapport à l'enseignement du royaume de Dieu. Par la prière, il dispose de la puissance divine, mais Dieu sait tout : il attend les bonnes dispositions des chrétiens pour agir, et il agit souvent d'une manière très imprévue et par des voies obscures dont la plus importante est la prière et les sacrifices des saints.
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Et nous ajoutions : « Encore aujourd'hui nous appartenons à une société chrétienne dans la mesure où la distinction de ce qui revient à César et de ce qui est dû à Dieu est respectée. *Les martyrs nous ont jadis conquis cette liberté. Elle ne se conservera que si on consent à la défendre jusqu'au martyre. *»
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Cette voie vous semble bien ennuyeuse et vous allez tourner la page... Cependant, dans le même groupe d'articles traitant de la civilisation chrétienne, mes confrères, gens pleins d'expérience, dirent la même chose. Louis Salleron envisage une séparation possible de la civilisation occidentale technicienne et matérialiste d'avec le christianisme, et il ajoute p. 90 :
« (Le christianisme) redeviendrait le ferment dans la pâte ; le grain de sénevé mourant dans une nouvelle terre -- pour faire une nouvelle civilisation chrétienne, si le temps le permet, ou simplement pour garder la parole de Dieu et la proposer jusqu'à la fin des siècles à un monde qui n'en voudra plus. »
Il dit encore : « Cependant, si la civilisation occidentale est bien celle qui, dans la diversité humaine, doit achever l'unité de notre planète, elle n'y parviendra qu'en se retrempant aux sources où elle a puisé ses valeurs essentielles chrétiennes. C'est pourquoi la tâche des chrétiens d'Occident est parfaitement claire. Bien loin d'avoir à renier les structures et les mœurs d'une société où le christianisme est encore si foncièrement présent, ils ne doivent songer qu'à les redresser et les revivifier par un christianisme plus authentique. »
Thomas Molnar, dans son article dont le titre est : « *Pas de civilisation désacralisée *», nous dit :
« Je tiens que la civilisation est une chose fragile qu'on ne conserve et ne fait vivre que par un effort et un sacrifice de tous les jours (...) Seulement on ne l'augmente pas d'une façon mécanique, à l'aide d'une intervention extérieure, de réformes sociales, etc. A la manière des saints qui agissent comme du levain dans le corps mystique, une civilisation se construit et se maintient par la présence d'un noyau d'hommes et d'idées difficilement identifiables, mais représentant l'essentiel. (...) Mais j'ai hâte d'ajouter qu'ils ne forment pas une élite, une classe sociale, un parti ; ils sont un peu partout dans des conditions modestes ou exaltées, faisant leur travail et davantage, sans se connaître, sans s'arrêter pour se nommer. Ils sont pourtant reliés par des fils spirituels à toute la réalité...
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« La communauté subsiste donc par le sacrifice de ses enfants, sacrifice qui va en certains cas jusqu'au martyre et à la mort, mais qui se signale ordinairement par des formes moins dramatiques : l'approfondissement de la tâche quotidienne.
Dans les circonstances (actuelles) la conception civilisatrice chrétienne rétablit l'équilibre par son insistance sur le péché originel et le salut personnel. Je ne connais pas de meilleur antidote contre les grandes hérésies sécularistes-utopistes de notre temps. »
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Thomas Molnar donne une très véritable vue de la société chrétienne fondamentale. C'est la grâce de Dieu qui la prépare et entretient sa fidélité. Depuis 1914, je n'ai vécu qu'en de petits villages ; j'y ai vu mourir des saints qui n'ont jamais fait parler d'eux, qui n'ont laissé aucune trace même dans leur famille, sauf l'un d'eux dont on dit toujours du mal. Ils ont imité le Christ ; ils l'ont aimé ; ils ont prié, fait le bien qui était en leur pouvoir, surveillé leurs yeux, leurs oreilles et leur bouche pour éviter le péché. Ignoré qu'ils sont des hommes, ils font le poids dans la miséricorde de Dieu.
Il faut donc réveiller de bons chrétiens qui se laissent vivre au point de vue religieux. (L'Église de France se charge à cette heure de les endormir.) Ils commencent à s'affoler. Ils se rendent compte qu'il faut former eux-mêmes leurs enfants dans la foi, et pour cela s'en instruire eux-même sans délai.
Pour cela nous avons dans le numéro 74 d'ITINÉRAIRES (juin 1963) publié un article «* Aux jeunes Français *» trop long probablement pour la jeunesse habituée à se nourrir de « slogans », et trop chargé d'histoire pour des esprits qui veulent la faire sans connaître celle dont elle dépend. Il contient une prédiction dont nous voyons un commencement d'application. Elle date d'un *article écrit en 1938* à la suite d'un séjour de quelques mois en Amérique du Nord, et que nous reproduisions :
Il faut être fort pour pouvoir dire NON, sans qu'on s'y frotte. Sommes-nous sûr qu'on ne nous imposera pas de recevoir quelque jour en franchise, ou presque, les blés ou d'autres marchandises américaines, en reconnaissance d'un service militaire ou financier ? ou simplement parce qu'on le voudra ?
Or, en 1968 le président Kennedy a déclaré :
« Nous voulons garder la porte du Marché Commun ouverte à l'agriculture américaine et l'ouvrir encore davantage. » Nous VOULONS ! Comme l'Amérique vend *à perte* ses produits agricoles, elle veut faire endosser le plus qu'elle pourra de cette perte aux agriculteurs européens.
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Ce que n'a pas réussi Kennedy, Nixon veut le réaliser ; et nous ne voyons pas de grands moyens à l'Europe pour y résister à cause de sa désunion, accentuée par la crise monétaire et à cause de sa situation. Elle est à la merci d'un État puissant, l'U.R.S.S., à qui la sottise des Américains a livré à Yalta toute l'Europe Orientale. Dans son sein même, l'Europe est infectée d'un parti russe entraîné à la guerre sociale et la Russie possède une armée qui est à une journée de char de Strasbourg et qui est capable de nous écraser rapidement. Les États-Unis peuvent seuls nous éviter l'écrasement et c'est certainement leur intérêt de le faire. Mais comment penser qu'ils n'en profiteront pas pour nous imposer des conventions désagréables ?
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Dans le numéro 111 de mars 1967, nous avons repris ces questions ; cet article est intitulé : «* L'Europe et le Christ *». Nous conseillons de le relire (ou de le lire) car il contient bien des choses qui n'ont pas été comprises et qu'expliquent les événements actuels, tant français qu'internationaux.
Il s'y trouve même un exemple plein d'intérêt dont nous reprenons le récit car au moment même où il fut donné, il parut n'intéresser personne de ce haut personnel industriel qui se croit d'avant-garde pour imiter servilement les Américains. C'est celui du président de la chambre syndicale de la sidérurgie. M. Jacques Ferry. Il avait dit lors de la prise en charge de sa fonction en 1965 : « Vous n'aurez pas de défenseur plus acharnés que moi de vos libertés fondamentales, mais vous n'aurez pas non plus de partisan plus convaincu *des disciplines professionnelles* avec ce qu'elles peuvent comporter de sacrifices à la compréhension des intérêts et des droits des partenaires et tout simplement à l'intérêt général. »
C'est là le véritable esprit corporatif. Et dans les accords signés avec le gouvernement, il s'applaudit de ce que l'obligation d'investir à des fin déterminées « découle des projets de chacune des entreprises confrontés et harmonisés, dans un cadre et avec des procédures que la profession s'est imposé à elle-même, et non à la décision extérieure d'une administration régalienne ».
C'est l'esprit de la corporation du temps de S. Louis, adapté par ailleurs aux sources modernes du crédit et aux plans généraux où il est normal que l'ensemble de la nation soit intéressé. Et M. Ferry continuait :
« L'introduction d'un chapitre social est une autre originalité -- et non des moindres -- de la convention passée avec l'État. Ce chapitre prévoit un certain nombre de mesures destinées à prévenir ou à pallier les conséquences des réductions d'emploi prévisibles ; il consacre également des initiatives professionnelles destinées à assurer un concours effectif de notre industrie à la création d'emplois dans des activités nouvelles intéressant la région sidérurgique. »
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On voit qu'il y a, au moins en France, des hommes capables de concevoir la réforme sociale d'une manière efficace et sensée, et capable aussi de résister à un État dont les pensées sont dictées par ses administrateurs ambitieux plus encore que par des idées qu'ils n'ont même pas. Leur but semble être simplement de durer dans les places où ils ont réussi à s'installer.
Mais dans le mois qui suivit ces accords et conventions, il n'échappa point aux agitateurs professionnels qui vivent de la lutte des classes, qu'une entente pouvait s'amorcer entre les ouvriers et leurs employeurs. Ils déclenchèrent une grève imbécile n'ayant pas d'autre but que d'entretenir une animosité qui servait leurs desseins.
Pendant ce temps la sidérurgie lorraine préparait son salut et celui de son personnel en s'installant à Fos. Devant les difficultés qui se présentaient, Usinor s'y est associé pour les résoudre et même la sidérurgie allemande, qui est éprouvée, quoique moins gravement, par le prix du charbon, a donné un témoignage d'intérêt à cette entreprise qui lui sourira peut-être sérieusement dans l'avenir.
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Ce préambule a pour but de faire comprendre quelle est la question : elle est avant tout morale. La société doit être organisée dans son travail même, non pour le simple profit (qui est indispensable) mais pour l'homme, pour sa santé physique et morale, pour assurer l'équilibre familial et civique. Elle dépend beaucoup de l'attitude des chrétiens allemands ou français, de l'énergie qu'ils auront, chacun à sa place, pour soutenir la doctrine sociale de l'Église, qui est au point. Pour l'instant, ils ne se doutent pas que la loi naturelle des sociétés qui les maintient dans la paix est l'observation des commandements de Dieu, non seulement dans l'intime du cœur de chacun, mais dans les lois et règlements sociaux, mais dans l'organisation politique elle-même, l'union des hommes de même métier sans considération de classe, l'organisation régionale, tout ce qui tend à les unir et non à les diviser.
Or nos chrétiens sont pris par leurs affaires (pas souvent commodes) et ont l'habitude de les envisager matériellement suivant la règle de leur temps, sans s'apercevoir que chrétiennement, elle est désordonnée. Ils n'y peuvent rien individuellement, cela est sûr. Mais s'ils veulent y songer, ils peuvent contribuer à créer une classe forte et importante, capable d'aider un gouvernement intelligent à réussir cette réforme sociale que les Français ont essayée cinq ou six fois en près de 200 ans à coups de révolutions sans jamais réussir, en passant par l'anarchie suivie de dictature.
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Quelles causes se mettent en travers des réalisations ? Nous venons de voir, malgré la réussite économique évidente du Marché Commun, qu'il était impuissant contre une attaque venue de l'extérieur (ce fut la dévaluation du dollar), impuissant à s'unir pour réagir. Et tous les problèmes monétaires restent dans le même état, c'est-à-dire à résoudre.
#### La saignée
Il y a d'abord une cause inaperçue généralement, qui provient de l'état dans lequel la dernière guerre a laissé l'Europe. L'Allemagne a perdu cinq millions d'hommes jeunes et de jeunes gens, tous ceux qui étaient l'avenir de la nation (et de l'Europe), qui eussent dû parler, agir, apprendre, puis commander, les génies inconnus et les talents cachés sacrifiés aux vues insensées d'un fou. J'étais en Belgique en juillet 39. J'y ai connu les confidences d'un industriel belge qui avait une usine en Allemagne où il résidait. A cette époque, 70 % des Allemands, disait-il, pensaient : « Quand donc les Français viendront-ils nous débarrasser d'Hitler ? » Hélas !
Après la guerre de 14, nous nous sommes trouvés dans un état analogue à celui des Allemands aujourd'hui : ce qui restait des générations sacrifiées n'a pu se faire entendre. Les politiciens d'avant-guerre ont repris le pouvoir pour en user avec la même inconscience de ce que demande le bien commun, et, les institutions aidant, ont préparé sans même s'apercevoir de ce qu'ils faisaient le désastre de 1940. De la plus belle armée que la France ait jamais eue, d'une foule d'hommes qui avaient compris la nécessité du commandement et de la discipline, l'impéritie de ces misérables politiciens fit alors en trois ans un peuple dépité d'anarchistes. En Allemagne, dont l'esprit et les institutions sont différents, ce sont les hommes d'affaires qui ont pris le pouvoir en 1945 et ils les ont bien conduites, mais sans autres considérations. La question sociale et européenne n'y est pas plus avancée que chez nous.
Nous pensions pendant la dernière guerre que dans l'ensemble notre jeunesse avait été épargnée. Partout ailleurs elle tombait sur les champs de bataille ; chez nous elle avait été supérieurement formée dans les camps de jeunesse. Elle avait été épargnée par la guerre, elle ne le fut pas par la « libération ». L'aventurier qui chez nous prit le pouvoir essaya de déshonorer l'homme supérieur qui avait sauvé tout ce qui avait pu l'être.
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Il le devait à ceux qu'il ramenait avec lui, ceux-là même qui avaient été la cause de notre désastre et qui en avaient fui les conséquences ; ils se firent au retour passer pour nos libérateurs. Ils avaient eu l'habitude de vivre des dissensions qu'ils créaient, ils divisèrent les Français : ils le font toujours.
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Pour faire comprendre quelle perte insoupçonnable par l'opinion publique fut pour l'Europe occidentale la mort inutile de tant de citoyens, il nous suffira de citer ce que Bergson, déjà impotent, peu de temps avant la guerre de 40, faisait lire par Daniel Halévy lorsqu'une plaque fut posée rue de la Sorbonne sur la maison où Péguy gouvernait ses *Cahiers de la Quinzaine :*
« Grande et admirable figure ! Elle avait été taillée dans l'étoffe dont Dieu se sert pour faire les héros et les saints. Les héros, car dès sa première jeunesse Péguy n'eut d'autre souci que de vivre héroïquement. Les saints aussi, ne fût-ce que parce qu'il partageait avec eux la conviction qu'il n'y a pas d'acte insignifiant, que toute action humaine est grave et retentit dans le monde moral tout entier. Tôt ou tard, il devait venir à celui qui prit à son compte les péchés et les souffrances de tout le genre humain... »
« Que n'eût-il pas été pour nous s'il avait vécu ? Dans les ténèbres où nous marchons à tâtons depuis vingt ans, je me suis plus d'une fois interrogé sur ce point. Et toujours je me répondais à moi-même que les grands cœurs, les hommes qui transcendent l'humain, doivent laisser quelque chose qu'ils ont imprégné de leur esprit, qui reste vivant et qui redeviendra agissant. »
Péguy avait 41 ans quand il fut tué à la bataille de la Marne. Il avait fait ses preuves. Que dire de toutes ces vocations mystérieuses encore inconnues qui réchauffent le cœur d'un jeune homme de vingt-cinq ans et après lesquelles il court à l'appel de Dieu ! Car les vocations sont un don gratuit. Mais rien n'est perdu. Le sacrifice qu'ils ont fait de ces dons est soupesé par Dieu. Nous pensons qu'il est toujours efficace pour les patries qu'ils ont aimées et auxquelles ils ont obéi. Dieu rendra cette aide visible à son heure ; sa justice est liée à sa miséricorde. Il sait que ces peuples étaient des peuples trompés par le Père du Mensonge. Vous verrez se lever d'ici dix ans une jeunesse pleine de foi, écœurée de la bassesse régnante, qui sourira à la pensée des martyrs qui ont fait lever la foi en nos contrées. Sainte Blandine, sainte Jeanne d'Arc, priez pour eux. Soldats de Crécy, d'Azincourt, d'Orléans et de Patay, soldats de Denain, soldats de Pétain, priez pour eux !
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#### Le Fédérateur
Du fédérateur, personne ne souffle mot. Les politiques, parce qu'ils cachent leurs desseins, leurs craintes, leurs désirs. Ceux qui ignorent l'histoire ne se doutent pas qu'il n'y eut jamais de fédération sans fédérateur.
La France est bien manifestement une nation, la plus ancienne d'Europe ; bien des circonstances tenant à la géographie et à l'ancienne appartenance à l'empire romain l'y préparaient. Mais les Français du Nord et du Midi ne se ressemblent guère. Les Picards, les Provençaux, les Bretons et les Basques, les Champenois et les Bourguignons même, ont bien des caractères différents. Ce sont les ducs de France, les Capétiens qui les ont rassemblés petit à petit, il y a environ mille ans. Et on peut dire que la France est restée une fédération dans sa constitution intime jusqu'à la Révolution. Cette fédération avait alors grand besoin de réformes, mais sa destruction insensée par des hommes qui n'avaient que des intérêts personnels ou des idées sans base expérimentale, des idées en quelque sorte logomachiques, a commencé la décadence de notre pays, car les liens sociaux naturels furent sacrifiés à l'individualisme : la question sociale naquit de là. En guérirons-nous ? La réponse est morale et religieuse.
La Suisse a été faite par le canton de Berne, l'Italie par le roi de Piémont, l'Allemagne par le roi de Prusse, l'Angleterre par les successeurs de Guillaume le Conquérant. L'Empire d'Autriche est l'œuvre des Habsbourg. Cette fédération a été détruite par l'imbécillité politique européenne, mais la cause de béatification de son dernier empereur a été introduite en cour de Rome.
Chacune des nations actuelles de l'Europe tient à garder une place bien marquée et le plus possible égale à celle des autres. La Belgique, la Hollande et le Luxembourg, craignant leurs gros voisins, se sont unis pour s'en protéger et pouvoir discuter avec davantage d'efficacité. Ils ont été les plus acharnés à vouloir admettre l'Angleterre dans le Marché Commun. Il n'était pas mauvais que ce dernier restât simplement économique, assez longtemps pour que les liens de travail en commun s'accroissent et se diversifient au point d'effacer les anciennes oppositions et les mauvais souvenirs. L'ancienne Lotharingie est en train de se recréer rapidement. Serait-il possible de la dilacérer maintenant ?
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Chez nous de Gaulle a certainement pensé devenir ce fédérateur ; il n'a abandonné l'Algérie que pour cela. Il vieillissait et n'en était pas plus intelligent. On ne peut jouer un rôle en Europe, sinon négatif (ce qu'il a fait), lorsqu'on a toute son armée occupée en Afrique, car en ce cas on ne peut se faire respecter. Ce désir de réussite propre aux aventuriers lui a fait lâcher l'Algérie et causé la ruine de 800 000 Français alors que notre armée était maîtresse de la situation. Or c'est l'Europe même, tout entière, qui est touchée par cet abandon : la Méditerranée n'est pas large pour les missiles et rien n'empêche les Russes d'en installer. L'Italie tout entière, Fos, Marseille y sont exposés. On nous cache ces craintes.
Mais de Gaulle était trop connu, toute l'Europe se serait liguée pour n'en pas vouloir. Des hommes comme Adenauer ou Pétain eussent été la modération même ; ils étaient trop vieux. Dieu les a seulement montrés pour faire comprendre dans quelle qualité il choisit lui-même.
Je pense que nous aurions mieux fait de poursuivre plus avant l'édification de l'Europe des six avant d'y faire entrer l'Angleterre qui est par son passé politique la moins européenne des nations d'Europe. Non par son élite intellectuelle qui en est apparemment la plus cultivée, mais aussi la plus distincte, moins mélangée au reste de la nation que celle du continent. Certainement, la place de l'Angleterre est avec l'Europe, mais ses habitudes mentales, formées par un siècle d'hégémonie, n'ont pas encore eu le temps de changer. Et les banquiers qui la gouvernent ont donné la mesure de l'imbécillité politique des hommes d'argent dans la façon dont ils ont engagé la dernière guerre. J'ai expliqué ce rôle et comment j'en fus averti deux mois à l'avance dans *L'Europe et le Christ* (ITINÉRAIRES, numéro 111 de mars 1967, p. 131).
Les événements pressent. La question monétaire aggrave tout en ce moment, mais l'Angleterre a bien soin de maintenir sa monnaie flottante au niveau du dollar pour en profiter commercialement.
L'Allemagne a toujours été le fournisseur de produits industriels dans l'Europe de l'Est, la géographie l'y porte. Elle voudrait retrouver ce marché, c'est normal, mais c'est l'Amérique qui est son défenseur et peut-être son surveillant. Elle a 350 000 hommes en Europe... L'Allemagne ne sait à quoi se décider.
L'Europe est dans la même situation qu'Athènes en face de Philippe de Macédoine, que la Grèce en face de Rome débarrassée de Carthage.
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Quoi ! Rome avait vaincu Carthage, triomphé d'Hannibal, réduit à l'impuissance le roi de Macédoine, vaincu Antiochus de Syrie et pendant ce temps, celui qu'on a appelé le « *dernier des Grecs *», Philopoemen, se faisait tuer dans un obscur combat entre chefs-lieux de canton, en Messénie ! Tel était l'aveuglement de ces hommes qui n'ont jamais pu dépasser l'idée qu'on s'était faite en Grèce quatre ou cinq siècles auparavant de la cité antique !
Il faut dire que les Romains étaient toujours suivis et même précédés d'une nuée de commerçants et de publicains qui se chargeaient d'exploiter et de dépouiller les nations vaincues. En 168 avant J.-C., les dépouilles de l'Orient étaient si abondantes que Rome supprima les impôts pour ses citoyens. En 146 le consul Mummius prit Corinthe, alors la ville la plus importante de la Grèce, et la mit à sac. Le Sénat ordonna de la détruire complètement et de vendre toute la population. Malgré la décadence politique et morale de la Grèce, il y avait tout de même au milieu de ce peuple la fleur de la civilisation antique. Le Sénat romain ne se doutait même pas de ce que c'était.
L'aristocratie romaine s'enrichit ainsi ; elle avait sacrifié dans les guerres toute sa population paysanne et la remplaçait par des esclaves.
En même temps, Rome stérilisait la science, les arts et la philosophie.
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Les Européens ne voient-ils pas que, s'ils ne s'unissent, ils se trouveront dans une situation analogue ? Trouver tous les trois mois un nouveau fil synthétique pour remplacer le coton ou couper le beurre, ce n'est pas de la science, ce n'est qu'un artisanat moderne. L'Europe ne veut pas payer le prix de sa défense en armements et en armée, il lui pend au nez le sort de Corinthe. Je pense que Russes et Américains se sont entendus pour protéger de la bombe atomique ce qu'ils appellent leurs sanctuaires. Cela veut dire que s'ils sont obligés de se faire la guerre, ils se la feront en Europe. Les bombes seront pour nous. Elles ont tué 4 000 Français au Havre à la fin de la dernière guerre, alors qu'il n'y avait plus un seul Allemand dans la ville, plutôt que de risquer une escouade pour savoir ce qui en était. Nous connaissons une petite ville de Normandie qui échappa à la destruction par la rencontre inopinée d'un gamin qui allait au lait dans une ferme à un kilomètre de la ville. Les Américains y attendaient tranquillement que l'aviation ait tout bombardé. Sur l'affirmation de l'enfant qu'il n'y avait plus d'Allemands ils le firent marcher devant eux et installèrent alors sur la grand'place tous les signaux nécessaires pour avertir l'aviation d'avoir à épargner la ville.
Ne vous étonnez pas : ils sont comme cela en affaires les uns envers les autres. Un fédérateur serait bien nécessaire pour résister à la barbarie générale en faisant revivre dans les esprits les idées simples et naturelles garantissant la paix sociale.
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Mais il est bien difficile d'en trouver un. Aucun des hommes politiques en place n'en est capable par sa pensée, et aucun n'en a les moyens et c'est cela même qui montre la nécessité d'un fédérateur. •La cause principale de l'impuissance des Européens à faire l'Europe se trouve dans les esprits. Les hommes au pouvoir sont pleins d'idées fausses, contraires à ce qu'on peut observer de la nature des hommes et des sociétés humaines ; ils sont attachés par cette fausseté à des pratiques désastreuses.
La chute politique et morale de l'Europe vient du parlementarisme.
#### Le parlementarisme
Il implique des idées préalables, fausses bien sûr, des idées de derrière la tête : ce sont celles d'un individualisme féroce qui étouffe tous les devoirs sociaux. L'individu voudrait pouvoir agir comme s'il était seul. C'est impossible en société. Aussi la Révolution a détruit chez nous *tout ce qu'elle pouvait détruire des sociétés naturelles.* Pour la famille elle n'a pu empêcher la nécessité pour la commencer d'un homme et d'une femme mais elle a entamé sa destruction en supprimant la liberté de tester. Elle a supprimé les sociétés naturelles qui représentaient les provinces auprès du pouvoir exécutif, et celles qui représentaient les métiers. Les hommes intelligents qui avaient bien connu l'ancien régime se rendirent compte très rapidement qu'il n'y avait plus de société naturelle, mais un monde anarchique, sous une administration d'État, incompétente pour tout connaître, lente et irresponsable. Ces hommes furent Saint-Simon et Sismondi, historien suisse et protestant. Mais Saint-Simon qui avait été élève de D'Alembert ne croyait qu'assez faiblement au Décalogue et pas du tout au péché originel, d'où l'aspect utopique de ses idées réformatrices.
La Constituante avait donc supprimé les jurandes et maîtrises et *interdit le droit d'association entre patrons et ouvriers pour la défense de leurs prétendus droits communs.* Remarquez qu'il s'agit d'une interdiction qui touche *ensemble* les patrons et les ouvriers. Comme si chaque profession n'avait pas un train de vie particulier dont l'exercice est un droit pour elle ! Il fallut cent ans (1884) pour recouvrer ce droit d'association.
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Malheureusement pendant ces cent ans l'esprit de la Révolution avait réussi à séparer complètement les patrons des ouvriers et c'est assurément la faute des patrons. Ils étaient *libéraux,* même les catholiques, ce qui est une conséquence de l'individualisme, qui n'est autre qu'un égoïsme aveugle.
Obligé de donner une idée d'ensemble, je sais très bien qu'il y eut de bons et d'excellents patrons qui ont fait tout ce qu'ils ont pu, mais sans pouvoir remédier au défaut des institutions.
Car la représentation de ces individus isolés sans liens sociaux dans le métier ou la province, c'est le parlementarisme : le seul lien de ces citoyens est d'habiter en un même lieu, à part quelques exceptions autour d'une grosse industrie occupant beaucoup de monde ; mais là encore l'institution est néfaste car elle divise au lieu d'unir.
ABSENCE DE VÉRITABLE REPRÉSENTATION. -- En fait vous pouvez voir que les choses qui comptent le plus ne sont nullement représentées : quand les paysans veulent se faire entendre, ils barrent les routes et bloquent le chemin de fer ou bien ils introduisent une vache dans les bureaux du Marché Commun à Bruxelles. Les ouvriers occupent les usines et arrêtent le travail ; les commerçants coffrent le receveur des contributions et brûlent ses archives.
Il est clair que tous les grands métiers devraient avoir une représentation *légale* particulière, en dehors de ces députés plus nuisibles qu'utiles et occupés surtout de leur réélection.
ABSENCE DE RESPONSABILITÉ. -- Et en plus personne n'est responsable. Je pense que c'est l'idée profonde de ceux qui organisèrent ce système, sous la Révolution et à la suite de l'Empire. Les sottises les plus impitoyables pour ceux mêmes qui les font, eh bien ! c'est la liberté ! Vient-elle d'un premier ministre ? On le met en minorité, il donne sa démission et c'est tout, eût-il ruiné la monnaie. Ce fut le cas d'Herriot en 1924. Il trouva la livre anglaise à 75 F. Quand il quitta le pouvoir deux ans après, elle en valait 250. Ce n'était pas la livre qui avait monté. Poincaré réussit à la ramener à 125 F. Herriot démissionna et jusqu'à sa mort fut honoré cérémonieusement du titre de « M. le Président ». Cette dégringolade du franc n'avait pas eu lieu qu'à la Bourse, elle avait eu lieu dans la poche de chaque Français. Et tous les parlementaires jouent le même jeu vis à vis de leurs adversaires comme de leurs amis, car si leur tour se présente d'avoir à gouverner, ils veulent jouir de la même irresponsabilité pratique. Ce système est entretenu avec soin.
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Tous les pays d'Europe ont eu des institutions analogues accompagnées de semblables sottises, faites par tous ceux qui se croient des dons pour y réussir : facilité de parole et esprit d'intrigue. Une fois députés, ils ne s'occupent plus que de remplacer l'équipe au pouvoir par la leur. Les affaires véritables de la nation restent en souffrance ; et sont traitées par des administrations *irresponsables, elles aussi.* Et si elles proposent un projet convenant aux faits envisagés, il peut être repoussé pour des raisons qui tiennent aux intrigues partisanes.
Dans ce système, le dernier ivrogne compte autant que le saint, que le grand savant, l'industriel entreprenant, le notaire au courant des mœurs économiques de la société qui l'entoure, le banquier créditeur. Tous ces hommes ne peuvent manquer d'exercer leur force réelle sur ce pouvoir incohérent. Ils y arrivent très bien, mais en fonction de leur intérêt personnel, non pas du bien commun, comme des institutions vraiment représentatives les y forceraient.
Et ce peuple qui ne connaît ni l'h'histoire, ni la géographie, se trouve consulté par les partis qui se disputent le pouvoir sur des problèmes de politique étrangère auxquels il ne peut rien entendre, d'abord parce qu'ils sont obligatoirement traités secrètement, ensuite parce qu'ils lui sont présentés mensongèrement.
Ce système parlementaire a été voulu par ceux qui désiraient gouverner sans responsabilité mais aussi par les tenants d'un sectarisme caché. Je vais donc vous dire ce qui *seul* se trouve régulièrement représenté en France depuis plus de cent cinquante ans, et qui est attaché à la continuité de ce régime. Je m'en suis avisé dès ma jeunesse, sans le vouloir, par ma situation de famille : c'est la franc-maçonnerie.
FRANC-MAÇONNERIE. -- Il n'y a pas d'élection qui n'y soit préparée dans ses loges ou ses chapitres. Si c'est un modéré qui a le plus de chances d'être élu, la franc-maçonnerie présentera un modéré, mais c'est un franc-maçon. Et s'il est élu, tout modéré qu'il soit, il aura comme direction générale les objectifs de la franc-maçonnerie, ou tout au moins, il ne les gênera pas, car sa réélection y est intéressée. En fait, il n'y a qu'elle qui soit représentée *en nombre* en France dans les assemblées parlementaires *depuis plus de cent ans* avec une persévérance exemplaire dans ses objectifs. Tous les fonctionnaires dégourdis savent que pour avancer régulièrement, vite, ou bien avoir la place désirée, il est utile d'être franc-maçon. Beaucoup n'y voient pas autre chose, mais une assiduité régulière aux « tenues », pour se faire voir, est assurément une recommandation. Les chefs sont des gens sérieux dont les idées peuvent être minces et grand le sectarisme. Ils n'oublient pas les objectifs de leur société qui sont, en France, essentiellement la destruction de l'Église catholique et l'avènement d'une démocratie dont, sous le vêtement du parlementarisme, ils restent les chefs, mais les chefs cachés. Tous les postes supérieurs sont pratiquement donnés par cooptation.
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Il reste certain que seule la franc-maçonnerie est régulièrement et continûment représentée chez nous par les institutions parlementaires. Elle est d'origine anglo-saxonne. En son pays d'origine elle est ouvertement déiste, mais l'anti-papisme y est bien vu de tous les anglicans.
Les hommes de 1789 croyaient encore à une loi naturelle. Ils pensaient qu'elle était éternelle et universelle et que leur déclaration des droits valait pour tous les hommes de tous les temps. La dialectique démagogique qui permet d'avoir la majorité en toutes élections populaires a suivi les inspirations de l'individualisme outrancier qui est à son origine. Elle a fini par faire croire que tout changeait, sans tenir compte de ce qui est permanent dans la nature humaine.
Ainsi la morale change avec les situations ; autant, dire qu'il n'y a plus de morale. La jeunesse est ainsi pervertie, car on lui prêche cette liberté individuelle depuis trop longtemps. Et c'est la liberté sexuelle qui la touche, source la plus sûre de la destruction d'une société.
Tout cela est très bon pour tenter de détruire la religion et le résultat chez nous est presque atteint puisque les évêques même sont gagnés par le mal. La franc-maçonnerie n'en triomphera pas car si on ne porte remède à cette fureur anti-sociale, tout s'écroulera, y compris la franc-maçonnerie, et d'abord sous la tyrannie des barbares.
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Les hommes du XVIII^e^ siècle qui ont préparé ces catastrophes avaient toujours la nature à la bouche pour l'opposer à la religion. Les sauvages étaient très bien vus du temps de J.-J. Rousseau. Mais dans la nature, la loi du plus fort régit tout, chez les animaux comme chez les plantes : telle est leur liberté. C'est pourquoi S. Paul dit : « Nous savons que la création tout entière gémit ensemble, souffre ensemble les douleurs de l'enfantement. Car l'attente anxieuse de la création aspire à la révélation des fils de Dieu. »
C'est un mystère, mais qui ne bute au mystère ? Et l'humanitarisme professé par les destructeurs des restes de la société chrétienne est en opposition avec tout ce que nous pouvons observer de la nature. Ce qu'ils prêchent comme le bonheur sous les noms fallacieux de liberté et d'égalité n'aboutit jamais qu'à des tyrannies sanglantes, comme nos révolutions et nos grandes guerres où l'Europe s'est suicidée.
Car ces idées, avec des nuances, règnent pareillement en Europe Occidentale. Comment des nations où règne une pareille immoralité pourraient-elles être capables de se défendre contre les dangers qui les menacent ? Et la même sorte d'ennemis qui ont travaillé chez nous à la dissolution de la société chrétienne dont nous sommes issus, et qui a fait notre grandeur, les a persuadés qu'on n'a jamais rien vu d'aussi excellent que les régimes parlementaires tels que celui dont nous jouissons.
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Nos nouveaux associés sont très hostiles à l'Espagne et au Portugal, pays où l'autorité, pour être efficace, se défend d'être diluée. Elle se veut responsable et demande à être jugée sur le bien qu'elle peut faire, non sur des discours.
Or on peut dire que la péninsule ibérique est indispensable à la défense de l'Europe. L'arrière-pays depuis la frontière de l'Allemagne fédérale est si peu profond (y compris la France) pour les armées modernes qu'on aurait tout à gagner à pouvoir compter sur l'Espagne et le Portugal comme place d'armes. Et la qualité de leurs hommes s'y ajoute.
La Russie a trois millions et demi d'hommes sous les armes dont la majorité se trouve en Europe... à une journée de char du Rhin. Il y a dans toute l'Europe un parti russe à peine camouflé qui obéit aux consignes de Moscou. Il nous prêche le désarmement pendant que la Russie continue d'accroître sa puissance militaire. Nous nous croyons protégés par la crainte universelle d'un conflit à la bombe atomique. Mais la sottise est universelle. Sans la sottise de l'Angleterre, la guerre de 14 eût pu n'avoir pas lieu. Sans la sottise américaine à Yalta, les Russes ne seraient pas les maîtres de l'Europe centrale. Le fameux ministre suédois Oxenstiern disait : « Si l'on savait par quels imbéciles les affaires de ce monde sont menées ! »
Et Bainville écrivait dans *L'Action française* le 14 avril 1930 : « Si les États-Unis et le Japon venaient à se battre dans le Pacifique, ce serait de la démence pure. Il n'y aurait pas de meilleur moyen de livrer la Chine et l'Asie au bolchevisme et de permettre aux Soviets de prendre une lointaine revanche de la guerre de Mandchourie. Mais c'est le doute de Goethe : « *Il n'y aura plus de guerres* SI *les gouvernements sont toujours intelligents, si les peuples sont toujours raisonnables. *»
Dieu est le maître, mais quand les hommes se détournent de ses enseignements et négligent par orgueil les trésors de bénignité qu'il a toujours montrés et offerts, il les laisse aller, il ne les châtie pas : ils se châtient eux-mêmes. Les chrétiens alors souffrent et prennent la Croix comme leur maître. Vous l'avez vu en Espagne dans les années 36 à 40, et la Croix dure depuis quarante ou soixante ans derrière le rideau de fer et en Chine.
La Russie devrait être mieux connue. Il y a longtemps que le marquis de Custine avertissait les Européens. Son livre date de 1839. Son grand-père, maréchal de camp des armées du roi, resta au service tant qu'il put. Sa carrière était d'être un soldat au service de la France.
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En 1792 quand la guerre fut déclarée, il commandait une armée et sut s'installer à Spire, à Worms et Mayence. Louis XVI était toujours roi. Puis il fut envoyé à l'armée du Nord « parce qu'on l'estimait seul capable de la réorganiser ». Il fut alors en désaccord avec le ministre de la guerre, vint à Paris et fut guillotiné. Son fils François, ministre de France auprès du gouvernement prussien, revint à Paris pour essayer de défendre et sauver son père. Il fut guillotiné lui aussi. Il avait 23 ans. Louis XVI fut emprisonné. Le jeune marquis de Custine avait trois ans. Cette jeune victime de la Révolution, comme on doit bien penser, ne devint pas démocrate. Quand il partit sur ses trente ans voyager en Russie, c'était dans l'espérance d'y trouver un gouvernement sain et tout différent de ce qu'il avait connu en France depuis sa jeunesse. « Lorsque je suis venu examiner ce pays, dit-il, c'était dans l'espoir d'y trouver un remède contre les maux. qui menacent le nôtre. Si vous pensez que je juge la Russie trop sévèrement, n'accusez que l'impression involontaire que je reçois chaque jour des choses et des personnes et que tout ami de l'humanité recevrait à ma place s'il s'efforçait de regarder comme je le fais, au-delà de ce qu'on lui montre. » (p. 195).
« L'homme ne connaît ici ni les vraies jouissances sociales des esprits cultivés, ni la liberté absolue et brutale du sauvage, ni l'indépendance d'action du demi-sauvage, du barbare ; je ne vois de compensation au malheur de naître sous ce régime que les rêves de l'orgueil et l'espoir de la domination ; c'est à cette passion que j'en reviens chaque fois que je veux analyser la vie morale des habitants de la Russie. » (p. 195).
« Quel État ! l'ordre social coûte trop cher pour que je l'admire. »
« Un nouvel empire romain couve en Russie sous les cendres de l'empire grec, un empire dont la force n'est pas dans la pensée mais dans la guerre, c'est-à-dire dans la ruse et la férocité. »
« La Russie voit dans l'Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions ; elle fomente chez nous l'anarchie dans l'espoir de profiter d'une corruption favorisée par elle, parce qu'elle est favorable à ses vues ; c'est l'histoire de la Pologne recommencée en grand (...). L'Europe, dit-on à Saint-Pétersbourg, prend le chemin qu'a suivi la Pologne ; elle s'énerve par un libéralisme vain, tandis que nous restons puissants, précisément parce que nous ne sommes pas libres ; patientons sous le joug ; nous ferons payer notre honte... » (p. 50).
« Lorsque notre démocratie cosmopolite portant ses derniers fruits aura fait de la guerre une chose odieuse à des populations entières, lorsque les nations soi-disant les plus civilisées de la terre auront achevé de s'énerver dans leurs débauches politiques et que, de chute en chute, elles seront tombées dans le sommeil.... et dans le mépris, toute alliance étant reconnue impassible avec ces sociétés évanouies dans l'égoïsme, les écluses du Nord se lèveront à nouveau sur nous... » (p. 50) ([^23]).
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Ceci étant, on peut constater que nous en sommes à peu près exactement au moment prévu par Custine, et l'Europe est toujours divisée, toujours empêtrée d'institutions qui empêchent d'agir en temps voulu, et saoulée d'idées fausses qui la désarment. L'immoralité générale, la poursuite du plaisir aveulit les caractères et l'enseignement public trompe l'intelligence de la jeunesse ; car elle s'imagine n'avoir rien à conserver du passé.. Pourquoi le défendrait-elle ? Notre Église suit la même voie. Elle parle comme d'un crime de la fabrication des armes et de leur vente. Elle est aussi intelligente que les socialistes de 1914. Il y eut des élections législatives en avril 1914. Ils firent campagne *contre la folie des armements.* Leur affiche représentait un cuirassier et de gros canons. Cette campagne réussit très bien. De vingt députés qu'ils étaient auparavant, ils arrivèrent à la Chambre à plus de cent. Mais trois mois après, c'était la guerre. On dut faire un ministre de l'armement, car nous en manquions, principalement en artillerie lourde, et les Allemands en avaient. Et ce fut un socialiste, un certain Thomas, qui fut nommé. Un intellectuel qui se servit de sa place pour caser les électeurs socialistes, non pas au front mais dans les usines.
Et en 1920 dans mon village, l'affiche sur la folie des armements était toujours sur la même porte de grange.
Nos évêques ont repris ce rôle, en un moment si grave pour l'existence même de ces nations qui, comme la Grèce le fut jadis, sont depuis mille ans la source de la civilisation moderne.
\*\*\*
Il est temps de conclure ce chapitre où nous avons montré surtout ce qui s'oppose à l'union de l'Europe et à l'efficacité de son action. Pour être, il lui faut à tout prix se réformer, et contre les idées de l'économie libérale, et contre le socialisme. Elle a pu, depuis le premier Empire, gâcher son temps, son argent, son intelligence (et des millions d'hommes) parce qu'elle était seule au monde à être capable d'industrie et qu'elle exploitait, cruellement parfois, non seulement des peuples étrangers, mais son propre peuple.
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La réussite coloniale apparente de l'Angleterre, en Australie et ailleurs, vient de ce qu'elle chassait impitoyablement de son sol par la misère ses propres habitants. Et un tiers mourait en route. L'individualisme installé dans les institutions sans aucun contrepoids social (ce qu'étaient les jurandes et maîtrises de l'Ancien Régime) avait laissé toute liberté au seul argent. Celui-ci organisa une concurrence sans frein sur le dos des pauvres gens. Le travail de l'homme fut assimilé à une marchandise dont la loi de l'offre et de la demande régit le prix, négation de toute solidarité humaine et de la loi évangélique : « Donc tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi vous-mêmes, car c'est cela, la Loi et les Prophètes » (Matt. 7/12.)
Ces erreurs grossières et criminelles règnent toujours, quoique moins ouvertement ; il y a des palliatifs rarement suffisants. Et au lieu de recourir à l'Évangile pour les combattre, on a pris l'habitude de combattre l'Évangile pour les entretenir. Le respect des principes de 1789, la vénération sans partage pour les dogmes de la République, telles sont les idées qui meublent la tête du peuple : elles lui ont été apprises à l'école par des maîtres qui d'abord y croyaient eux-mêmes. Elles règnent toujours dans la tête de nos gouvernants, non qu'ils y croient réellement mais parce qu'ils jugent nécessaire de les entretenir pour pouvoir gouverner un peuple qui en est féru. Et c'est pourquoi ils n'ont aucune idée des réformes à faire pour nous tirer de l'anarchie dans laquelle nous marinons.
Il y a cent cinquante ans beaucoup de savants croyaient qu'en quelques générations, enfin, ils sauraient tout. Ils sont devenus beaucoup plus modestes parce qu'ils ont dû constater que tous les trente ans, les théories devaient changer (et c'est à leur honneur). Mais, faute de philosophie, c'est le progrès dans l'évolution qui est devenu la consolation de leur orgueil. Malheureusement, les progrès matériels qui adoucissent la vie, ne changent pas l'homme et ne peuvent subvenir à ses misères morales. Péguy disait (Zangwill, p. XLI) : « Tout armé, averti, gardé que fût le monde moderne, c'est justement dans la plus vieille erreur humaine qu'il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune : les propositions les plus savamment formulées reviennent au même que les anciens premiers balbutiements ; et de même que les plus grands savants du monde, s'ils ne sont pas des cabotins, devant l'amour et devant la mort demeurent stupides et désarmés comme les derniers des misérables, ainsi la mère humanité, devenue la plus savante du monde, s'est retrouvée stupide et désarmée devant la plus vieille erreur du monde... »
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Ce peuple de baptisés devenus pratiquement athées jouit des adoucissements de la vie sans reconnaissance pour ceux qui les lui ont procurés, mais continue à souffrir de ses misères morales, amplifiées par l'idée même que ses maîtres lui en ont donnée, qu'elles viennent de la société et non de lui-même. Pour y échapper, il veut bouleverser la triste société où il vit.
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Si bien que le monde est partagé aujourd'hui en deux grands groupes, celui de l'économie libérale qui continue à dominer en Occident, celui du monde dit marxiste qui, pour ceux qui ne le subissent pas directement, est une sorte de millénarisme très naïf qui croit au bonheur sur terre... pour demain : à condition de tout changer, sauf *eux-mêmes, leurs instincts et leurs concupiscences.* L'État russe pousse le monde entier dans de telles utopies, bien que sa politique à l'intérieur de son domaine soit sans pitié. On l'a vu par le traitement qu'il a fait subir à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie, à la Pologne, qui ne demandaient que des libertés locales pour leur propre peuple, et la fin d'un véritable asservissement. Il possède la logique du mal : Jésus a dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » La Russie (et la Chine, et tout le monde dont l'esprit est possédé par l'utopie collectiviste) veut donc supprimer Dieu. Il n'y aura plus que César tout puissant, un État subordonnant tout à l'intérêt et à l'esprit de domination de la classe qui s'est emparée du pouvoir.
Et chez nous, l'Église de France, pour sauver Dieu, dit-elle, (ou son pouvoir) essaye de se rendre indépendante du Saint-Siège (seule source de son pouvoir légitime) et se prépare à accepter demain le pouvoir de César : c'est le sort de toutes les Églises nationales, car comme le disait Maurras, « l'Église catholique est la seule internationale qui tienne », car elle a conservé seule la doctrine du Christ.
Une des conditions principales pour que l'Europe puisse s'unir, est celle de changer ses institutions politiques, incapables de représenter les véritables intérêts des peuples, et qui les soumettent à des forces occultes animées par l'individualisme égoïste. Celui-ci mène en même temps au pouvoir de l'argent et à l'esprit révolutionnaire les nations divisées. Nous parlerons dans un nouvel article des questions sociales.
La France est probablement la plus malade (au moins politiquement) des nations occidentales car elle a donné depuis 1789 le mauvais exemple au monde entier. A la « Libération » un Henri IV eût pris soin de réconcilier les Français. de Gaulle n'a vu que son intérêt personnel ; il a laissé s'accentuer leur division ; il y a contribué ; et, aujourd'hui, toujours gouvernés par ces hommes de la « Libération », leur propre gouvernement, étouffé par les administrations qu'il a créées, est incapable de gouverner.
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Nous ignorons comment pourra se reconstituer en Europe cette union *dont elle est issue.* La première grande bataille entre les Francs de Charles le Chauve et les Francs de Louis le Germanique amena une consternation générale chez tous les gens capables de réfléchir. Mais il est certain qu'il n'y a aucune comparaison possible entre le premier groupe, celui de l'économie libérale, et celui du marxisme. Le premier, chez nous, est encore puissant ; mais il n'est soutenu que par ceux qui en profitent le plus et certains qui craignent le pire.
L'autre a tous les attraits d'un bonheur universel qu'on serait prêt à toucher du doigt : il n'y a qu'à « démolir la baraque ». Et l'Église de France en essayant de soustraire le peuple aux injustices sociales dont il souffre, a oublié les principes de son fondateur et fait risette aux utopistes. Nous avons dit dans un précédent article que l'Europe serait chrétienne ou ne serait pas. Le libéralisme économique a montré ses fruits : destruction de la société, de la famille, corruption de la jeunesse, dissolution des liens normaux dans le travail. Le socialisme a montré son aboutissement : l'esclavage.
\*\*\*
Qui pourra éclairer les nations européennes ? Ou quels événements ? A vues humaines, elles vont à une catastrophe prochaine. Si elles y échappent, où Dieu prépare-t-il le fédérateur ? Généralement ces préparations sont très longues. De toutes façons un tel homme est difficile à trouver. L'équipe qui gouverne le Brésil maintient l'ordre et chasse les révolutionnaires, même ecclésiastiques. Elle est disposée au bien : elle cherche un Salazar pour l'organiser ; un tel homme est aussi rare qu'un S. Louis.
Les seuls vrais Européens subsistant aujourd'hui sont les descendants des familles royales européennes, tous alliés par le sang avec toutes les nations d'Europe. Quand le moment se présentera, ils pourraient beaucoup servir. Louis le Gros, chez nous était soutenu par Suger (le père de la patrie), fils d'un paysan ignoré et moine de S. Denis. De tels liens peuvent se créer en tous temps chez les peuples chrétiens.
Or il y a en Europe, plus que partout ailleurs, nombre de chrétiens, en toutes les classes de la société, pleins de foi, instruits ou non, mais capables d'envisager clairement une réforme sociale raisonnable. Ils n'ont jamais été soumis aux puissances d'argent ; ils n'ont jamais cru au Paradis terrestre... pour demain, car ils se savent pécheurs. Ils se contentent de former leurs enfants, et s'essayent à reconstituer la famille.
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C'est beaucoup, car la famille chrétienne sauvera la foi d'abord (grâce à Dieu) et la chrétienté ensuite. Ils pourraient s'employer aussi à informer leurs concitoyens. Mais ils sont, ou distraits par la mondanité ou par les difficultés de leur métier, ou découragés par l'apparente puissance de ceux qui sont les maîtres des « moyens de communication sociale ».
Il leur faut prendre conscience que les VÉRITÉS dont ils sont encore dépositaires leur donnent une force qu'ils n'emploient pas, et déjà, celle de l'exemple, puissante entre toutes. Ils paraissent impuissants à l'heure actuelle. Mais L'ÉVÉNEMENT dépend en définitive uniquement de Dieu. Ceux mêmes qui l'ont amené se doutent rarement de sa force et de ses conséquences. Il se présentera : il faut savoir sauter dessus, et s'y préparer, d'abord en s'unissant dans l'Europe entière. La corruption générale installée dans l'Église est un moyen providentiel pour assembler les chrétiens fidèles de toute l'Europe contre l'erreur, à la fois dogmatique et sociale.
Jeanne d'Arc disait : « Les hommes d'armes combattront et Dieu donnera la victoire. » Jeanne d'Arc n'a pas vu la victoire, mais son sacrifice, agréé de Dieu, l'a rendue possible. Nous avons encore une jeunesse qui le comprendra très bien. « *Le Royaume de Dieu est au dedans de nous. *» Mais tout le monde peut en être : c'est la communion des saints.
Henri Charlier.
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### L'éducation de la pureté
*La conversion des enfants*
par Luce Quenette
Cette étude de Luce Quenette, dont nous publions ce mois-ci la troisième partie, comporte un indispensable préambule, le Préambule à une éducation de la pureté paru dans nos numéros 162 d'avril, 163 de mai et 167 de novembre 1972. Quant aux deux premières parties, elles ont paru dans nos numéros 173 de mai et 174 de juin 1973.
NOUS AVONS DÛ FAIRE dans notre étude, une division naturelle : 1) éducation de l'enfant préservé, 2) éducation de l'enfant déjà atteint par le péché et même l'habitude du péché d'impureté.
Il s'agissait d'abord d'établir, depuis les principes, selon la raison et la religion (inséparables), comment il faut conduire le petit baptisé à la conquête et à la pratique de la chasteté chrétienne, jusqu'à ce qu'il réalise lui-même, avec la Grâce, sa vocation, dans le sacrement de mariage ou dans la consécration de sa virginité. Nous l'avions pris intact, en état de grâce, cependant fragile et concupiscent, environné de tentations et de dangers et nous avons exposé, en suivant soigneusement la doctrine de l'Église et en utilisant une longue expérience, comment garder pure et rendre forte la jeune âme rachetée par Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Nous avons souligné continuellement que la réussite de cette délicate et vigoureuse formation exige que l'éducateur *mérite* et inspire au jeune disciple, une *confiance entière.* Nous avons marqué avec autant d'insistance la nécessité de le former à la pénitence et aux Vertus dans le dogme de la Croix.
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Nous avons dit que cette atmosphère chrétienne vivifie l'enseignement de tout le catéchisme si bien que l'enfant, naturellement et surnaturellement métaphysicien, est instruit sans peine des vérités religieuses, doctrinales et morales les plus hautes, principalement et avant toute inutile physiologie, sur l'union de l'homme et de la femme. Et puis la culture de l'esprit par tout ce qui est beau, tout ce qui est juste, tout ce qui est digne développe en l'adolescent une connaissance éclairée du véritable amour. Ainsi, quand il est sommairement instruit de la chair, il est en même temps armé pour choisir librement le mariage, la virginité.
Seuls, les enfants formés selon la doctrine magistrale de l'Église, c'est-à-dire, dans les circonstances horribles où ils vivent, les enfants *formés à fuir à tout prix l'enseignement magistral du vice* et la société des camarades contaminés, sont munis pour être sauvés. Je ne dis pas que les autres enfants innombrables sont *voués* à la mort éternelle, loin de moi un « jugement » personnel devant l'infinie miséricorde de Dieu, mais ce que j'affirme, c'est que ces milliers de malheureux ont été mis dans la condition de perdre leur âme, qu'on a privé leur faiblesse de tout secours contre les péchés de la chair, qu'ils sont conditionnés pour une vie anormale. complètement opposée à leur nature de « personne ». Je déclare ensuite que je ne vois aucun remède psychologique, humain, pédagogique à *cette déformation par l'autorité,* et enfin que je ne vois aucune *vie familiale,* non seulement chrétienne mais physiquement normale, possible après ces leçons d' « information sexuelle », puisque, en même temps que le vice, elles apprennent à l'enfant *le mépris absolu du père et de la mère.*
Ces déclarations réitérées étaient nécessaires, d'abord pour rappeler aux parents l'effroyable responsabilité que personne ne peut leur enlever et pour donner le dernier chapitre de notre éducation de la pureté : -- *Comment élever à la pureté un enfant atteint par le péché et même l'habitude du péché d'impureté ?*
Cet enfant a péché par la concupiscence de sa nature, par le contact de camarades vicieux, mais cet enfant n'a pas subi de leçons magistrales d' « information sexuelle ». On ne lui a pas appris que ce que sa conscience, sa mère et sa religion appellent le mal est non seulement innocent, indifférent, mais *utile* et doit être pratiqué, que ce qui lui fait naturellement honte est justement ce qui doit lui ôter toute honte devant des camarades et des maîtres experts là-dedans et devant des parents timorés, dépassés, refoulés.
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Il faut que mon affirmation soit bien claire. Personne ne doit prétendre enseigner les autres de ce qu'il ne sait pas. L'étude de la doctrine de l'Église, la méditation, la Somme de saint Thomas et l'expérience peuvent, je l'espère, nous avoir rendus capables d'aider les papas, les mamans, les éducateurs, à convertir les pauvres enfants que le diable a pris dans ses pièges, *mais nous ne savons pas* comment reprendre en mains (en mains de la Sainte Vierge) les âmes d'enfants qui ont été soumises au lavage de cerveau d'une autorité scolaire. D'autres, peut-être, bien saints, « prêtres des derniers temps », sauront faire, mais sûrement ce sera « à travers le feu », dans la douleur, les larmes de sang, les expiations familiales extrêmes, tout ce que le bon sens, la lucidité de la foi et les paroles de la Sainte Vierge obligent à prévoir.
\*\*\*
Le premier principe dont nous instruit l'Église par le dogme de la Rédemption et la miséricorde infinie du Cœur de Jésus, c'est que *l'éducation de l'enfant converti doit être aussi peu que possible différente de celle de l'enfant préservé.* La ligne de la droite formation doit attirer sans cesse l'éducateur. Rejoindre cette voie (étroite) mais simple de la Croix, de la vertu, de la paix, de la culture du cœur et de l'esprit, mieux, de l'amour de la virginité, tel doit être (et dès avant la conversion, par notre amour de l'âme à sauver) l'objectif continuel de l'éducateur.
La divine parabole de l'Enfant prodigue revêtu dès sa repentance, par son tendre Père, de la robe sans tache et de l'anneau de réconciliation, est la nostalgie, oserai-je dire, de celui qui ne voit le mal dans un cœur que pour le chasser par la grâce, la charité de Dieu « plus mordeuse que la haine ».
Nous sommes tous des rachetés, nous sommes tous des pécheurs, nous sommes tous appelés à la béatitude éternelle où le corps, devenu spirituel, ne sera plus corps de mort et de tentation, « un peu de temps encore » et cela sera pour toujours ; dès maintenant, « nous ne sommes pas redevables à la chair ». « La chair par elle-même n'est rien. » Hâtons-nous de mettre l'enfant baptisé dans la voie, la vérité, la vie, où il courra avec l'allégresse de son âge. Déchargeons le plus tôt possible ce chrétien du poids artificiel dont l'ennemi du salut l'a accablé par ruse.
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Voilà dans quelle disposition de conquérant, de chef allègre, nous devons aller aux enfants pécheurs. Vous comprenez combien toute insinuation de psychiatrie freudienne, toute estime de libido, tout jugement de valeur des éveils sexuels à ne pas sous-estimer, à ménager, à regarder comme « une étape », est absolument opposé à ce premier principe.
Croire que la chair n'est rien par elle-même, qu'elle n'a de sens que par l'esprit, c'est partir en vainqueur. Croire qu'elle est *estimable par elle-même* en oubliant sa blessure originelle, c'est partir *en complice*. Le diable nous aura et nous ne convertirons personne.
Le moins d'importance possible à la chair, et, dans le soin que l'on doit prendre d'elle, que ce soit toujours par l'esprit, en vue de l'esprit incarné.
Si l'on a bien compris la voie droite de la formation enfantine, on comprend *quelle joie* cette conviction fait jaillir continuellement de l'éducateur, ou comment sa présence révèle à l'enfant une légèreté, une allégresse de vie possible dont le baptême et sa simplicité ont mis en lui l'impérieux besoin.
**Le très grand péché d'impureté**
Le deuxième principe toujours inspiré directement de la foi, de la morale et de la psychologie chrétiennes, c'est que *le péché contre la pureté est très grave*. Et ces deux principes : 1) vite le pardon, la chair n'est rien, marchons joyeux avec Jésus-Christ, et 2) le péché impur, *à tout âge, est matière mortelle*, ces deux principes frères s'épaulent l'un l'autre pour l'équilibre du guide, la délicatesse et la force de sa direction.
Matière toujours mortelle ! J'ai déjà rappelé plus d'une fois les trois conditions qui font le péché mortel : matière grave -- discernement -- plein consentement. Qu'on ne me fasse pas dire que j'affirme que tout enfant coupable d'impureté est en état de péché mortel. Nous ne le croyons pas, nous ne le savons pas, et d'ailleurs nous ne le savons pour personne. Il est en effet extrêmement probable que les petits enfants et même les plus grands ne se rendent pas compte (discernement) et par suite ne consentent pas vraiment au mal, mais *la matière est grave*, parce que le corps est la matière précieuse de l'âme, par excellence ; par lui seul méprisable, mais comme instrument de l'âme, irremplaçable, unique, infiniment fragile et, nous le verrons, en un sens irréparable.
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Et aussi parce que la loi naturelle, c'est-à-dire le Décalogue, est inscrit dans la raison, c'est une « donnée de la conscience », enfin parce que le baptême a mis dans cette conscience la grâce et le germe des vertus, si bien qu'il nous faut croire, sans pouvoir en rien la mesurer, à la responsabilité morale de cet agent de trois ans, et même de deux ans, de quatre ans, de tout âge, non seulement selon l'âge, mais selon les individus, leur culture, leur hérédité, leurs dons, le développement de leur intelligence. Quelle que soit l'obscurité d'une âme, les circonstances qui l'expliquent ne l'expliquent qu'en partie ; notre charité lui doit de ne jamais la regarder comme un animal inconscient, mais comme une intelligence à éclairer, une volonté à faire vouloir, et ses actes contre la pureté comme un danger mortel pour sa vie en ce monde et son éternité.
Il faut étudier dans l'Écriture Sainte et dans la Somme de saint Thomas l'extrême gravité de ce péché de luxure à tous les degrés. Ses fruits empoisonnés sont l'abrutissement de l'intelligence, l'esclavage de la sensualité, la cruauté, la veulerie, la haine, le désespoir, car, à ce péché, jusque dans le cynisme, est attaché un mépris irrépressible de soi, tellement que l'âme ne peut pas avoir pour elle-même le fondement d'un nécessaire amour. L'impur aime le plaisir plus que soi-même, car, malgré lui, il se hait dans la honte de ce plaisir.
Et l'horreur infernale de l'enseignement sexuel de l'immonde Hachette, c'est, au lieu de citer ces effets destructeurs connus des païens, pressentis de tout homme même perdu de vice, c'est d'affirmer aux enfants que les actes contre nature *développent* l'intelligence et « la personnalité ». Ce blasphème n'avait jamais été dit sur la terre, il est enseigné aujourd'hui *à l'école*.
**La niaiserie.**
Mais la niaiserie qui considère gestes, paroles, jeux impurs chez les enfants comme des « enfantillages » est non seulement un crime contre leur âme et contre leur santé, mais une offense mortelle à la foi, une marque de bêtise, de brutalité, d'affaiblissement bestial de la pudeur instinctive, un égoïsme épais qui ne veut ni s'inquiéter, ni surveiller.
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Cependant, le catéchisme ne nous dit pas que l'impureté est le plus grave des péchés. Le plus grave, c'est celui de Satan, l'orgueil, d'où la haine de Dieu, la révolte contre Dieu, l'homme ennemi de Dieu.
C'est que, dit saint Thomas, l'orgueil est considéré comme le père commun de tous les péchés, il engendre donc la luxure autant que les autres péchés capitaux. L'homicide est plus grave que la luxure et aussi les péchés de malice « directement contre Dieu ».
Mais la gravité particulière de la luxure, c'est que notre corps est le temple du Saint-Esprit et que nos membres sont les membres du Christ. Or l'abomination spéciale de ce péché, c'est justement que *la trace qu'il laisse dans la chair est irréparable,* ineffaçable. C'est le désordre de la chair causé par la jouissance charnelle dans un corps d'enfant qui doit rester vierge et préparer ainsi la décision rationnelle de la volonté. Saint Thomas dit qu'il faudrait *un miracle* pour que Dieu rendît à la chair son intégrité, et que Dieu ne peut pas faire que ce qui a été ne l'ait été. Ainsi la fragilité de la chair fait que ce qu'il y a d'irréparable dans l'impureté est naturellement beaucoup plus dangereux dans le moment dramatique de l'adolescence. L'esprit commet des péchés spirituels plus graves, mais « l'esprit est prompt », son adhésion à la vérité efface complètement l'erreur ; la volonté est spirituelle, sa résolution de repentir la rend absolument droite ; « la chair est faible », elle garde trace, elle est pour toujours, selon la gravité de ses meurtrissures, un instrument moins bon, moins gouvernable, parfois révolté, révolté habituellement, insurgé ; siège de « certamina duriora ubi est quotidiana pugna et rara victoria » : l'habitude de la luxure rend au pénitent les combats plus durs, quotidiens, et la victoire plus rare.
**La dévastation progressive**
On comprend que ce péché, justement parce qu'il marque la chair, devient rapidement habitude ; et l'habitude du péché en matière grave, c'est *la vie en état de péché,* dans lequel la demi-conscience de l'enfant irréfléchi, si elle diminue la culpabilité, creuse un besoin, une maladie infectieuse et chronique qui gêne, d'une manière incompréhensible aux regards superficiels, le développement normal de l'intelligence, de la volonté, de la sensibilité.
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Aucune éducation proprement dite n'est possible avec ce poison caché. L'enfant, toujours dans une demi-conscience, manifeste, avec indifférence, paresse, méchanceté, larcins, jalousie, gourmandise. On le gronde, on le secoue, on désespère. Et, dans notre société où l'examen, l'arrivisme scolaire est le principal souci, les reproches, les punitions surgissent avec l'inquiétude de voir Jacques perdre des places, dormir sur ses devoirs, insensible aux mauvais bulletins, aux retenues, aux énervements maternels, aux menaces paternelles. Le visage fermé, l'air morose, muet plus qu'insolent, « tout ne lui fait rien ».
Don Bosco savait que je péché impur stérilisait l'âme jeune complètement, avançant son désert de faculté en faculté, imagination, mémoire, initiative, ardeur non seulement au travail, mais au jeu. Don Bosco estimait que la chasteté, au contraire, était la garantie, le ressort comme on disait au XVII^e^ siècle, de toutes les forces adolescentes.
Plus tard, l'amour du lucre, l'appétit de domination, le désir d'arriver seront les affreux remèdes à cette apathie maussade déplorée en famille. C'est que « la superbe » aura pris le dessus. Mais de cette fausse conversion, nous reparlerons. Je ne marque maintenant que l'état progressif de lourde indifférence qui, coupée d'excitations verbeuses et gesticulantes, suscite les réactions familiales. Il y a une certaine paresse et une certaine excitation qui ne s'expliquent que par l'impureté. Mais les éducateurs sont ordinairement aveuglés, sans doute d'abord par cet intérêt nerveux des succès scolaires. *On ne regarde pas l'âme,* mais la vie, l'avenir terrestre, et, une fois de plus, on sème dans la chair des colères impuissantes, au lieu de redouter avant tout *le péché* et de croire en l'efficacité de l'*état de grâce* autant pour la terre que pour le Ciel.
Autre cause d'aveuglement, une naïveté, chez les parents, incroyable dans la misère de notre temps. Que de fois j'ai entendu des mères désolées, devant l'enfant paresseux et rechigné, déclarer qu'*elles étaient sûres* « qu'il était très sensible, très droit et encore plus sûrement sûres qu'il était très innocent ». Il est même à peu près impossible de leur suggérer qu'il faut voir à deux fois, que ce Candide est grossièrement insensible à leur désolation, très menteur, et probablement mordu par un mal secret auquel le mensonge, ainsi que ce qui reste de joliesse enfantine, prêtent leur lamentable secours.
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Il y a l'autre aveuglement, bien plus inexcusable, scandaleux, le cynisme de proclamer que le mal ne fait plus aujourd'hui de mal aux enfants. Misérables égoïstes ! lâches adaptés, malheureux recyclés, vous osez dire : « Avec tout ce que les gosses entendent, ça ne leur fait plus rien, maintenant, c'est blasé. » Je sais que je n'écris pas pour ces infortunés, mais craignons de les rejoindre par cette folie qui a saisi, ces dernières semaines, beaucoup de « bons » parents, face à l'enseignement du vice et que me signale une jeune mère écœurée : « J'ai beau dire : *résistons, résistons,* ils me répondent tous : *initions, initions. *»
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De ces considérations, tant doctrinales que psychologiques, nous concluons que la conversion de l'enfant atteint du péché d'impureté doit être provoquée, brusquée, prompte et définitive.
Je vois les objections, j'y répondrai. Éclairée par la foi, l'habitude de la prière, l'expérience, l'humilité (car notre vanité revêt nos enfants d'apparentes innocences), une mère *mérite* devant Dieu de pressentir la cause du mal, mérite un don d'intuition que je ne peux définir par le raisonnement. C'est tout ce que nous avons dit sur la vertu de l'éducateur qu'il convient de se rappeler pour comprendre ce don que la Sainte Vierge accorde à de chastes parents. S'il est rare, prenons-nous en à l'atmosphère volontairement trop libre de la famille, aux propos imprudents, à cette tension des soucis terrestres qui bouchent les yeux sur la vie intérieure et relisons ce que nous avons rapporté de ces éducateurs modèles dans la vie des saints enfants.
Le temps presse, la maladie ravage, il s'agit d'appliquer une chirurgie rapide, douloureuse, et, je le répète, définitive. Cependant, la délicatesse doit s'unir à la force.
**Premier temps. -- Les leçons de catéchisme**
Que ce soit en famille, que ce soit en classe, c'est *par les leçons de catéchisme* qu'il faut attaquer la maladie. Tout doit venir de la doctrine, du dogme et du Décalogue.
Les enfants impurs ne savent pas le catéchisme, et répugnent à l'apprendre. Tous les aveuglements ont pour cause commune l'impiété. En effet, c'est un signe qui ne trompe pas sur l'état d'une âme d'enfant que l'horreur de la prière et du catéchisme.
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Mais de la prière bien faite et du catéchisme bien expliqué ! Voyez que, aussitôt, la valeur de l'éducateur est mise en cause. Si la prière et les leçons de catéchisme sont dignes, l'enfant pur y va avec joie et apprend avec ardeur. Cette piété n'exclut pas l'effort, mais l'obtient et le nourrit. Seulement, il faut que père et mère sachent prier et instruire. S'ils sont négligents, ils ne distingueront pas l'enfant enchaîné au vice. Et comment le verraient-ils, puisque pour eux, *la piété* n'est pas le principal.
Je l'ai dit, en famille, trop souvent, c'est du plus paresseux, du moins débrouillard, du moins « gentil » qu'on est le plus inquiet. Et Dieu sait ce qu'une « gentillesse » enfantine, flatteuse aux grandes personnes, peut cacher de ruse et de précoce corruption. Tandis que le goût soutenu de la prière, l'amour du catéchisme est la vraie garantie un enfant baptisé, en état de grâce « a une inclination très puissante pour les vérités de la foi. Quand sa mère lui livre les vérités de la foi, elle entend infailliblement son cher enfant lui dire : Encore, Maman ! » C'est le Père Emmanuel qui parle ainsi (*Lettres à une mère sur la foi*). Il s'ensuit rigoureusement que le dégoût manifeste pour la prière et pour le catéchisme est le signe visible de la disgrâce intérieure. Mais voir l'âme... Que de parents chrétiens ne voient pas l'âme, parce que, et je cite toujours le Père Emmanuel : « Ils ont le sentiment religieux, ils n'ont pas la foi... l'homme de foi est attentif aux âmes, il est en sollicitude de leur grâce ou de leur péché. »
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Il faut imposer quatre fortes leçons de catéchisme qui, par la grâce actuelle, réveilleront la foi dans les cœurs obscurcis par le péché. Toute conversion doit commencer par l'instruction.
Sans doute c'est la faiblesse et la malice de la volonté qui cause et entretient l'état de péché, mais « l'état » présuppose ignorance, oubli, sommeil de l'intelligence, c'est pourquoi les Exercices de saint Ignace, en retrempant l'âme dans la vérité des dogmes, préparent si bien son lucide repentir. Mais l'état de péché impur particulièrement, et particulièrement chez l'enfant et l'adolescent, est à traiter d'abord par la lumière. C'est que le plaisir de ce péché étend sur l'âme un voile épais, on dit qu'il ravale au niveau des bêtes.
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Précisons : les bêtes ne peuvent commettre aucun acte contre nature ; mais l'impureté, par l'aveuglement, réduit l'usage de la raison, et abandonne l'homme à l'instinct. Tandis que celui des animaux reste naturel, celui de l'homme, destiné à être gouverné par la raison, dans l'anarchie, devient contre nature. Il s'agit donc de faire tomber les écailles des yeux. Ce péché, plus que tout autre, cherche la nuit et le secret, il est solitaire, muet, et s'il a des complices, la contamination est difficile à déceler.
Ce n'est pas qu'il n'y ait certaines manifestations extérieures que le démon laisse passer malgré lui : des attitudes, des positions, des regards ; des gestes qui évoquent une « double vie », de sales petits sourires, des rires intempestifs dont la cause serait une allusion malpropre entre initiés. Mais de ces petites horreurs, les coupables fournissent avec aplomb les explications les plus naturelles, et, hors le cas de flagrants délits, rares, il faut que la souffrance du soupçon, l'intuition du mal suffisent pour entreprendre ce qui, en tous les cas, est bienfaisant, les quatre fortes leçons de Catéchisme.
1^e^ leçon : la transcendance de Dieu, souverain Maître, Créateur, nécessaire, tout-puissant, auquel rien n'échappe, toute créature n'étant faite que pour sa gloire et son service ;
2^e^ leçon : le péché mortel et les fins dernières : le Jugement, le Ciel, l'Enfer ;
3^e^ leçon : le péché d'impureté ;
4^e^ leçon : la confession, la contrition, le ferme propos.
*Des leçons terribles,* faites pour réveiller l'âme de sa langueur ; elles mettent l'enfant en face du seul nécessaire : l'*état de grâce* et, par là, le font descendre en lui-même, se voir indigne, réprouvé, dans la lumière de Dieu. Le catéchiste prend des exemples, raconte des histoires, à propos des péchés capitaux. Le choix se porte indifféremment sur l'orgueil, l'envie, la luxure. Qui doit écouter ces belles leçons de Vérité ? Mais tous les enfants de 5 ans, 6 ans à l'adolescence comprise.
Faites avec une grande foi, elles conviennent à tous âges.
Aux innocents aussi ? Assurément. Alors, aucune différence avec les coupables ? Si, deux fortes différences. La première c'est que l'enfant préservé *sait tout cela.* Il ne peut être resté pur sans cette claire instruction depuis ses plus petites années, rien ne lui est aussi familier que « les grandes vérités ». Je l'ai assez dit : il a été élevé dans la lumière, la religion informe sa vie.
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« Les yeux de l'enfant pur sont ouverts sur le Ciel », ce n'est pas illusion, son regard révèle une candeur que le pauvre « autre » a perdue. Deuxième différence : la mère, la catéchiste, le prédicateur a demandé avec ferveur et tremblement, avant la leçon, que sa parole touche l'âme qu'il faut guérir. C'est un zèle de missionnaire qui l'anime. Il faut que les grandes vérités soient surprise et terreur pour le pauvre ignorant. Je dis bien *surprise et terreur,* tant celui qui parle croit, et tant il a confiance en la seule puissance de la surnaturelle vérité.
Faut-il répéter que toute psychiatrie, tout freudisme, toute crainte de traumatisme, tout arrangement pusillanime de l'absolu, détruit la moindre chance d'efficacité morale.
Voyez comme nous sommes loin, en face du péché, d'éclairer par la chair directement. Sans doute, nous y reviendrons, à ces lois biologiques de la chair, quand, *en privé*, il faudra corriger le pécheur, mais nous aurons passé par l'esprit, c'est par la toute perfection de Dieu et la destinée surnaturelle de l'homme que nous en viendrons à la correction des mains, des yeux, des regards, de l'imagination.
Pour le moment, l'urgent, c'est d'expliquer le catéchisme *avec onction.* Qu'est-ce que cela veut dire ? Voyons ! nous ne sommes pas « doués », nous faisons le catéchisme comme nous pouvons. De l'onction ? Comment faire ? Nous ne sommes pas des saints.
L'onction est une vertu de la parole sainte dont Notre-Seigneur nous donne le parfait modèle. Si nous voulons convertir, il faut parler comme Notre-Seigneur. N'objectons pas bêtement qu'Il est la sainteté, l'Intelligence infinie, etc. Certes, nous ne parlerons jamais, jamais *aussi bien* que Lui, mais il faut parler *comme Lui,* avec ses propres paroles, avec *sa méthode.* C'est dans le même sens qu'Il nous dit : « Soyez parfaits *comme* votre Père céleste est parfait. » Bien qu'on ne doive point dédaigner le talent, « l'ornement », l'éloquence et qu'il soit honteux qu'on dépense pour plaire dans le monde, ne serait-ce que pour vendre un cosmétique, plus d'efforts et d'ingéniosité que pour enseigner les âmes, l'onction surnaturelle ne dépend point des dons de la nature, pas plus que du confort de la salle de catéchisme. Il s'agit de vie intérieure, de la FOI PARLÉE. L'expression est du Père Emmanuel. L'onction, c'est la double qualité de l'huile : la douceur pour le blessé, la force pour l'athlète, et encore la pénétration, la souplesse, le parfum. C'est le pansement que le bon Samaritain verse sur les plaies : la vivacité et le feu du vin, l'apaisement de l'huile.
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La source de cette puissance est « l'abondance du cœur », c'est-à-dire la conviction de foi, feu dévorant, dans la soif des âmes, la méditation continuelle de l'Évangile et j'ose ajouter, *les yeux des enfants.* Quand, tout modestement, un pauvre catéchiste est entré dans cette voie, l'attention des bons enfants et l'étonnement des pauvres petits pécheurs produit sur lui un encouragement tel que la grâce lui vient soudain sans peine et qu'elle va chercher et développer en lui des dons naturels qu'il ne se connaissait pas.
Dom Chautard explique bien cela dans « l'âme de tout apostolat », titre un peu mystérieux que je traduis ainsi : la méditation personnelle peut seule vivifier l'apostolat. Il raconte que, dans une communauté, on était très fier du succès d'une religieuse fort douée, dont l'imagination faisait merveille sur les enfants du catéchisme. Ils sortaient de ses leçons excités, ravis, empressés à y retourner comme au spectacle. Dom Chautard désigna à la Supérieure une humble religieuse chargée du cours des plus ignorants. « Celle-ci, dit-il, n'est pas brillante, elle n'aura pas de succès personnel, mais les enfants sortiront de sa leçon pieux, calmes, désireux de conversion, de confession, ouverts à la grâce. Éloignez quelque temps votre brillant sujet, mettez l'onction de la fervente à la place, vous verrez les fruits de vertu et de vocations. » La Supérieure se fit tirer l'oreille (déjà), elle obéit cependant, et son cœur était encore assez bon, en ce temps-là pour convenir de l'excellence des résultats. C'était la conversion à la place du succès mondain.
Vous voulez que je vous donne des exemples d'Évangile, d'une simplicité familière accessible à toute âme fervente. Écoutez le Curé d'Ars. L'instruction se fleurit *d'histoires* comme l'Évangile, et je vous le dis, la simplicité est tellement accessible qu'on a envie de se sanctifier à son exemple, pour ainsi porter Dieu aux âmes, sa crainte et son amour.
**Le Curé d'Ars. La leçon sur le péché**
« Le péché est l'assassin de l'âme... C'est lui qui nous arrache du ciel pour nous précipiter en Enfer. Et nous l'aimons ! quelle folie ! Si on y pensait bien, on aurait une si vive horreur du péché qu'on ne pourrait pas le commettre.
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Ô mes enfants ! que nous sommes ingrats ! le bon Dieu veut nous rendre heureux, Il ne nous a donné sa loi que pour cela. La loi de Dieu est grande, elle est large, le roi David disait qu'il y trouvait ses délices... Il disait encore qu'il marchait dans un chemin spacieux parce qu'il avait recherché les commandements du Seigneur. Le bon Dieu veut donc nous rendre heureux. Mais nous ne le voulons pas. Nous nous détournons de Lui et nous nous donnons au démon. Nous fuyons notre ami et nous cherchons notre bourreau. Nous commettons le péché, nous nous enfonçons dans la boue. Une fois engagés dans ce bourbier, nous ne savons plus en sortir...
« Voyez le malheur, c'est qu'on ne réfléchit pas. Il faudrait que le pécheur, quand il va à ses plaisirs coupables, rencontrât sur le chemin, comme saint Pierre, Notre-Seigneur qui lui dît : « Je vais où tu vas toi-même, pour être crucifié de nouveau... »
« Mes enfants, que c'est triste une âme en état de péché. Elle peut mourir en cet état, et déjà, tout ce qu'elle a fait n'a point de mérite devant Dieu. C'est pourquoi le démon est si content quand une âme persévère dans le péché, parce qu'il pense qu'elle travaille pour lui et que, si elle vient à mourir, il l'aura. Dans le péché, notre âme est toute *galeuse, toute pourrie, elle fait regret.* La pensée que le bon Dieu la regarde devrait la faire rentrer en elle-même. Et puis, quel plaisir a-t-on dans le péché... En cet état, on fait des rêves affreux, que le démon nous emporte, que nous tombons dans des précipices...
« Mes enfants, nous avons peur de la mort... je crois bien ! c'est le péché qui nous fait peur de la mort ; c'est le péché qui rend la mort affreuse, épouvantable, c'est le péché qui effraye le méchant à l'heure du terrible passage. Hélas, mon Dieu, il y a bien de quoi être effrayé... Penser qu'on est maudit, maudit de Dieu... Ça fait trembler ! Maudit de Dieu ! et pourquoi ? Pourquoi les hommes s'exposent-ils à être maudits de Dieu... pour un blasphème, pour deux minutes de plaisir... Nous verrons monter au Ciel ce père, cette mère, ce voisin, là près de nous, avec qui nous avons vécu, que nous n'avons pas imité, tandis que nous descendrons en corps et en âme en enfer pour y brûler. *Les démons se rouleront sur nous.* Tous les démons dont nous avons suivi les conseils viendront nous tourmenter.
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« Mes enfants, si vous voyiez un homme dresser un grand bûcher, entasser les fagots les uns sur les autres et que, lui demandant ce qu'il fait, il vous répondit : « Je prépare le feu qui doit me brûler », que penseriez-vous ? Et si vous voyiez ce même homme approcher la flamme du bûcher, et quand il est allumé, se précipiter dedans... que diriez-vous ? En commettant le péché, c'est ainsi que nous faisons. Ce n'est pas Dieu qui nous jette en Enfer, c'est nous qui nous y jetons par nos péchés. Le damné dira : « J'ai perdu Dieu, mon âme et le Ciel : c'est par ma faute, par ma faute, par ma très grande faute. » *Il s'élèvera du brasier pour y retomber.* Il sentira toujours le besoin de s'élever, parce qu'il était créé pour Dieu, le plus grand et le plus haut des êtres, le Très Haut... comme un oiseau dans un appartement vole jusqu'au plafond et retombe... la justice de Dieu est le plancher qui arrête les damnés.
« Il n'est pas besoin de prouver l'existence de l'Enfer. Notre-Seigneur en parle Lui-même quand il raconte l'histoire du mauvais riche qui criait « Lazare, Lazare ! » *On sait bien qu'il y a un enfer,* mais on vit comme s'il n'y en avait point, on vend son âme pour quelques pièces de monnaie...
« Nous renvoyons notre conversion à la mort ; mais qui nous assure que nous aurons le temps et la force, à ce moment redoutable que tous les saints ont appréhendé, où l'Enfer se réunit pour nous livrer un dernier assaut, voyant que c'est l'instant décisif ?
« Il y en a bien qui perdent la foi, qui ne voient l'enfer qu'en y entrant... »
Je n'ai pas interrompu le saint Curé, je ne pouvais pas ; le mouvement, le souffle véhément de l'Esprit de foi l'emportait ; je ne crois pas que vous ayez pu l'écouter de sang froid, il labourait votre âme comme il laboure la mienne. Donc, ne nous dérobons pas, disant : je ne saurais pas faire, c'est un saint. Bon, vous savez faire maintenant puisqu'il vous a montré, et puisque vous avez permis à votre âme de prendre peur. Si vous n'avez pas peur, c'est que ce n'est pas au dogme de l'Enfer éternel que vous croyez, mais à l'OPTIMISME béat et stupide de notre monde assis dans les ténèbres, à cette bête solution de la confiance *en soi,* qu'on nous prêche partout y compris à l'église, version populaire de ce Culte de l'Homme enseigné, hélas, dans le plus haut Siège du monde, pour vous maintenir en orgueil, en aveuglement, vous *rassurer* et vous empêcher de sauver vos enfants.
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Mais les enfants, *ceux qui n'ont pas reçu l'enseignement magistral du vice et de la révolution,* ne sont pas fermés, eux, à la sainte terreur, ils ne pensent pas que le prêtre, le catéchiste, la maman, le père, le maître qui vient de leur parier ainsi a du talent, du savoir-faire ou autre don, ils ont peur, tout simplement, le voile se déchire, la lumière blesse leur âme comme un dard, leurs péchés se présentent en vives arêtes, et celui qui leur parle et qui rentre en lui-même avec eux, voit les âmes sur les visages, ces visages transparents que les passions n'ont pas encore marqués physiquement. Il voit l'attention paisible des cœurs purs, où la crainte, don sacré, vertu, ne doit pas s'effacer, il voit des rougeurs, des pâleurs, des yeux qui se dérobent, des yeux qui se font hardiment immobiles pour mieux cacher le trouble du cœur, il voit... mais il ne regarde rien avec curiosité, il est tout respect du travail de Dieu, il espère, il prie, il souffre, il se reconnaît de plus en plus indigne... Vous comprenez bien ! Et quelquefois, comme le Curé d'Ars, il a besoin de s'éloigner pour cacher ses larmes.
**Parler chrétiennement du péché**
Heureux les fidèles qui trouvent un prêtre pouvant les enseigner eux et leurs enfants de cette manière, il en est, et, assurément, ils sont arrivés ce matin en soutane usée, prêts à dire la messe de saint Pie V intégralement, bien entendu. Leur temps est court et c'est pour le sacrement de pénitence qu'il faut leur avoir préparé les âmes. Je vais y revenir, car tout le travail du pauvre convertisseur ne vise qu'à pousser l'âme au saint Tribunal pour une vraie confession. Bienheureux ceux qui peuvent compter sur l'attention et la gravité d'un prêtre fidèle, pieux, conservé dans la véritable Église pour recevoir sacramentellement le repentir des enfants.
Privés de ces prêtres sûrs pour qui nous demandons à la Sainte Vierge les vertus des « apôtres des derniers temps », comme il faut se méfier du confessionnal. La plupart des demi-bons (je ne parle pas des mauvais, des recyclés sans nombre) ne savent pas parler chastement du péché ; courant sus à l'impureté, ils en instruisent plus qu'ils n'en guérissent. Bien des parents et des religieuses et des catéchistes (je ne parle toujours que de ceux qui veulent bien faire) vivent de ce préjugé qu'il faut parler psychologiquement, descriptivement du mal, pour mettre en confiance, provoquer les confidences, éloigner les tabous, en un mot satisfaire la curiosité en continuant inconsciemment le travail du péché.
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Ils s'abouchent à la tentation, au lieu de s'armer de la doctrine, ils amorcent le dialogue là où il faut en imposer à la raison par l'autorité de la foi. Que de gens choisissent le séduisant réalisme de la chair, au lieu du *réalisme terrifiant de l'éternité !*
La crainte n'est que le commencement, la conversion est espérance et résurrection. Nous écouterons encore le Curé d'Ars. Mais vous savez bien que pour parler de l'abondance du cœur, il faut préalablement être *très instruit.* C'est la première et continue préparation, par tout l'arsenal que nous recommandons chaque fois, et Dieu sait si cet arsenal est maintenant riche et complet : *Catéchisme de saint Pie X, Catéchisme du concile de Trente.* Voilà le fonds commun indispensable appris par le cœur et appris par cœur par le catéchiste et par les enfants.
Aux enfants bien instruits de la gravité du péché, j'apprendrai d'abord qu'il y a quatre parties dans le sacrement de pénitence : la contrition, la confession, l'absolution et la satisfaction ; je dirai et j'expliquerai que du côté du pécheur, l'essentiel c'est la contrition ; de la part de Dieu, c'est-à-dire son représentant : l'absolution. Je répète que l'enfant pécheur ne sait pas sa religion ; je ferai donc apprendre et réciter. La docilité du coupable a été préparée par les rudes méditations sur le péché.
Remarquons en passant que l'obligation d'apprendre *à la lettre* la surnaturelle doctrine est déjà un nettoyage de l'imagination ; une cure salutaire, un réel décapage de la raison, et par contre, combien le laisser aller sentimental, bête, sans formules nettes, de « la catéchèse » expérimentale énerve la raison au profit de la sensualité. La luxure prospère dans ce terrain mouvant.
Où irai-je, maintenant, pour apprendre comment il faut apprendre aux enfants à se confesser bien, si ce n'est au Docteur et au Martyr et au prophète de la confession, le Curé d'Ars.
« Après un seul péché mortel, sans la confession, jamais nous ne verrons Dieu, nous serions condamnés à éprouver les rigueurs de sa colère et à être maudits. Ou nous confesserons nos péchés, ou nous irons brûler dans les enfers. *C'est la loi qui atteint tout le monde depuis le Saint Père jusqu'au dernier des artisans.* On ne peut comprendre la bonté que Dieu a eue pour nous en instituant ce grand sacrement.
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Si nous avions eu une grâce à demander à Notre-Seigneur, nous n'aurions jamais pensé à lui demander celle-là. Mais il a vu notre fragilité et notre inconstance, son amour l'a porté à faire ce que nous n'aurions pas osé lui demander.
« Mes enfants, allez interroger tous les damnés qui brûlent dans les enfers, tous vous répondront qu'ils ne sont réprouvés que parce qu'ils n'ont pas eu recours à ce sacrement, demandez à tous les Bienheureux assis sur ces trônes de gloire ce qui les a conduits dans ce lieu de bonheur ; presque tous vous diront que la confession a été le remède dont ils se sont servis pour sortir du péché et se réconcilier avec Dieu.
« Ah, mes enfants, sans ce sacrement, que de damnés de plus, que de saints de moins !
« La confession vous coûte, vous répugne. Si l'on disait à ces pauvres damnés qui sont en enfer depuis si longtemps : nous allons mettre un prêtre à la porte de l'Enfer, tous ceux qui voudront se confesser pourront sortir ; croyez-vous qu'il en restât un seul ? Les plus coupables ne craindraient pas de dire leurs péchés, même devant tout le monde ! Eh bien nous avons le temps et le moyen que ces pauvres damnés n'ont plus.
« Que l'homme est heureux puisque, après avoir perdu son Dieu, le ciel et son âme, il peut, par des moyens si faciles réparer cette grande perte qui est celle de l'éternité de bonheur ! Le riche qui a perdu sa fortune, souvent, malgré ses efforts, ne peut la rétablir, mais le chrétien a-t-il perdu sa fortune éternelle, il peut la recouvrer sans qu'il lui en coûte rien, pour ainsi dire : Ô mon Dieu, que vous aimez les pécheurs ! »
C'est alors qu'il faut exprimer directement cette tendresse par l'Enfant prodigue, par la confession de sainte Madeleine où il n'est plus besoin de l'onction des saints, puisque, du Cœur de Jésus, elle coule toute prête.
« Cette puissance donnée au prêtre est bien merveilleuse, ajoute le Père Emmanuel, mais elle est tout entière l'œuvre d'une miséricorde de tendresse envers les pécheurs. S'il fallait, en faisant pénitence, attendre la sentence de Notre-Seigneur, nous serions bien à plaindre d'avoir à porter si longtemps le poids de nos péchés. Mais, par le sacrement de pénitence, Notre-Seigneur prononce sur nous, par la bouche du prêtre, la sentence d'absolution et *nous nous reposons dans la confiance en la bonté de Dieu. *»
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Après ces leçons sur le péché et la confession faites de la manière que j'ai dite, l'enfant qui, dans l'abominable atmosphère de notre monde a péché par faiblesse, même s'il est envoûté par l'habitude, viendra dire qu'il veut se confesser. Un autre, endurci de honte, plus tenté, un instant bouleversé, ne pense encore qu'à se dérober. Que notre zèle soit assez grand pour n'être pas hâtif ? Il est presque certain que la plupart des enfants et des adolescents impurs se confessent souvent et puis communient. Ils se confessent mal, puisqu'ils recommencent toujours, si bien que la confession, loin de les convertir, entretient leur affreuse sécurité. Tirer le mal du bien est commun à notre époque. La communion fréquente, encouragée, facile, après une mauvaise confession, continue l'habitude inconsciente des sacrilèges. Il ne s'agit pas d'en ajouter un autre, parce que, sur le moment, le cœur semble sincère ; il S'agit de CONVERTIR définitivement. Et convertir est, surtout de nos jours, ouvrage de prudence et de force.
**La leçon sur la contrition**
« La contrition, c'est la douleur de l'âme et la détestation des péchés qu'on a commis, avec la ferme résolution de ne plus y tomber. »
Cette douleur de l'âme, c'est la douleur de la volonté. Car vouloir c'est aimer, pécher c'est aimer le mal ou plutôt un faux bien, le plaisir pour lui-même, contre la Volonté de Dieu, Bien parfait, seul Bien de l'âme qui donne leur valeur et leur rang à tous les autres biens. La douleur du péché, la contrition est donc la douleur indispensable, « la plus grande des douleurs ».
« Sans elle, point de pardon ; sans elle, point de ciel, sans elle tout est perdu pour nous : pénitences, aumônes, souffrances. Il faut que le pécheur pleure ses péchés, dans ce monde ou dans l'autre. Dans ce monde vous pouvez les effacer par le regret que vous en avez, mais non dans l'autre. Au lieu de ces regrets éternels et ces douleurs déchirantes de l'enfer, Dieu se contente que nos cœurs soient touchés d'une véritable douleur qui sera suivie d'une joie éternelle...
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Mais on ne s'aperçoit pas du défaut de contrition, nous nous confessons sans regret, notre cœur (volonté) n'est pour rien dans l'accusation de nos péchés, nous recevons l'absolution, nous nous approchons de la Sainte Table avec un cœur aussi froid, aussi indifférent que si nous venions de faire le récit d'une histoire. Nous allons ainsi, de jour en jour, d'année en année, pensant que nos accusations suffisent avec les belles formules de contrition, enfin nous arrivons à la mort, nous ne trouvons devant Dieu que des confessions nulles ou sacrilèges. »
C'est que notre contrition n'a pas été *intérieure, surnaturelle, souveraine, universelle.*
Remarquez combien ces quatre profondes, lourdes qualités, dites avec foi, expriment sur la terre la crainte du Juge éternel.
1° Intérieure, « c'est-à-dire dans le fond du cœur (volonté). Elle ne consiste pas dans les larmes ; elles sont bonnes et utiles (dit cet homme qui a tant pleuré) mais elles ne sont pas nécessaires. »
Sainte Madeleine et saint Pierre ont pleuré, « on ne nous le dit pas du bon larron ni de saint Paul. Non, non, ce n'est pas sur les larmes qu'il faut compter ; bien des personnes pleurent au confessionnal et retombent à la première occasion, il ne faut compter que l'amertume et l'affliction du cœur, car c'est de notre cœur, dit Notre-Seigneur que sont nés toutes les mauvaises pensées, tous les mauvais désirs ». Et nous verrons ce que c'est qu'un vrai repentir.
2° *Surnaturelle *: « S'affliger à cause de la honte, des dommages, des maux que le péché attire, ce n'est pas la contrition, c'est la douleur de Caïn, d'Antiochus, de Saül et de Judas. »
La douleur d'avoir perdu le Paradis et de mériter l'Enfer est surnaturelle, mais elle est mélangée de naturel, la vraie contrition ne considère que Dieu, elle vient du Ciel, il faut la demander, il faut la désirer « cette belle contrition qui désarme la justice de Dieu, qui renverse toutes les ruses du démon, qui nous rend, ô mon Dieu, si promptement votre amitié. Allons la chercher au Calvaire, près de la Sainte Vierge, approchons-nous de la Croix. Mon Dieu, mon Dieu, je vous ai donc crucifié sur la croix de mon cœur. »
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3° *Universelle*, car si nous ne regrettons pas tous nos péchés mortels « ils ne seront pardonnés ni les uns ni les autres ». Et là-dessus, le Curé d'Ars raconte l'histoire de ce païen qui voulait bien briser toutes ses idoles sauf une petite qu'il aimait beaucoup, ce pourquoi saint Sébastien ne le pouvait guérir d'une affreuse maladie.
4° Enfin, notre contrition, pour être « souveraine » doit être « *la plus grande de toutes les douleurs *». « Mon ami, en voici la raison, elle doit être proportionnée à la grandeur de la perte que nous faisons et au malheur où le péché nous jette... d'après cela... jugez ! Mais, mes enfants, comment savoir que nous avons cette contrition et que nous avons fait une bonne confession ? »
Je ne citerai pas ici l'analyse d'étonnante finesse que le Curé d'Ars fait des ruses et des arrangements auxquels se livrent les pénitents vaniteux, lâches, demi-contrits, pour cacher, camoufler, déguiser les péchés les plus honteux. Je ne dis pas que cette étude détaillée n'est pas utile à certains enfants dont les péchés graves sont devenus une habitude et les confessions sacrilèges, une routine. Mais l'expérience m'a prouvé qu'après le sérieux travail que nous venons d'accomplir, s'il a été fait humblement, avec force, absolue conviction, zèle, les cœurs d'enfants et d'adolescents sont entrés dans le repentir, il ne faut que fortifier leur courage, achever d'éclairer intelligemment leur foi. Je ne sache pas qu'ils songent jamais à déguiser leurs péchés, à ruser avec le confesseur ! Cela est le fait d'enfants mal préparés et des cœurs endurcis.
Des endurcis, il y en a. Enfoncés dans le vice, atteints *d'orgueil* et de cynisme ; ils n'auront pris dans toutes les leçons que la résolution farouche de se dérober à la poursuite de Dieu. Je précise quand même que les durcis dont je parle n'ont pas reçu l'enseignement magistral officiel. Je répète que, pour ceux-là, s'ils n'ont pas fui, pas supplié leurs parents de les sortir de cette infamie, si les parents mous et inconscients ont laissé perpétrer cet attentat, je ne puis que leur conseiller d'expier par la plus dure pénitence et de verser « des larmes de sang ». J'en dis autant, bien entendu, au sujet des enfants qui ont lu, ne serait-ce que quelques pages, du petit livre rouge et ne l'ont pas jeté en se jetant eux-mêmes, terrorisés, dans les bras de leur mère. Je ne fais pas de sentiment, je pèse les termes. Je ne dis pas que la conversion n'est pas possible, je disque je ne vois pas comment. Ce que nous poursuivons, ici, ce sont les pécheurs dont le sens du bien et du mal n'a pas été « néantisé » par des assassins revêtus d'autorité.
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Mes cœurs endurcis n'ont eu pour les exciter au péché d'impureté que la concupiscence de leur nature, les mauvaises fréquentations et, dans notre air empesté, la sexualité du hasard. Peut-être vont-ils céder après la méditation sur le péché d'impureté.
**La prudence dans l'expression**
La leçon sur le sixième commandement est nécessaire à tous les chrétiens comme les leçons sur chaque commandement de Dieu. Elle n'est pas urgente pour les enfants purs parce qu'ils la connaissent. Elle est maintenant indispensable pour les autres, ignorants, oublieux, aveuglés.
Mais la prudence naturelle et la vertu de prudence surnaturelle nous avertit que « le blâme lui-même qu'on porte sur ce péché peut être une tentation ». Il faut donc parler chastement de l'impureté, pour le bien du pécheur lui-même. La loi sans la grâce, à la nature inclinée au mal, suggère le péché. Saint Paul explique : ce n'est pas que la loi soit mauvaise, mais elle est reçue dans des cœurs qui subissent le goût du péché. Cela est vrai de tous les commandements, à plus forte raison de celui qui défend la luxure. Voyez par là, encore plus nettement, l'abîme que l'atroce malignité du *sexuel prêché* ouvre sous les pas des enfants abandonnés.
Les saints ont su donner l'horreur de l'impudicité sans prononcer un mot qui blessât la chasteté.
« N'entrons pas dans le détail de ces horreurs, dit avec majesté le Curé d'Ars, un jour viendra où nous verrons toutes vos turpitudes *sans craindre de souiller notre imagination,* ce sera le grand jour des vengeances, alors, ce qui jettera dans l'étonnement, c'est que des chrétiens se soient permis (hélas, aient ordonné aux enfants) de pareilles infamies. »
**L'intuition de la nature**
C'est que les saints, qui connaissaient la grâce, connaissaient la *nature ;* ils savaient, d'une part, que sa faiblesse l'incline au mal, mais que la *raison,* unie au corps, donne à tout être humain une *notion suffisante de la pureté,* une expérience, qui peut être innocente, mais qui est bien réelle, de la tentation, et donc, avec inclination au mal impur, l'intuition qu'il est péché, -- donc un goût pour le sage gouvernement du corps qui est la pureté, un désir de la garder, ou un regret de l'avoir perdue et la nostalgie, au moins confuse, de la retrouver.
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Cela, ce n'est que la nature, mais c'est *le capital inné de l'animal raisonnable.* Les monstres le savent autant que les saints, c'est pourquoi ils se donnent tant de peine pour étouffer la raison avec des raisons, des justifications, des moqueries de la loi, des mépris de la tradition, des démonstrations de droit au plaisir, de possession du corps, des mensonges ignobles sur la personnalité, la médecine, le développement de la science. Bref, ils se livrent à un travail de civilisation et de décréation qui devrait nous faire rire, si nous ne savions qu'il s'adresse à une société conditionnée de longue main, depuis longtemps énervée de sommeil. Ils savent aussi, mais à travers l'épaisseur de leur turpitude, que les baptisés ont de la résistance ; tandis que les catéchistes que nous sommes doivent être sûrs que la parole de Dieu réveille activement la foi du baptême. Ce n'est pas si facile de détruire la pudeur dans *l'enfant* chrétien. Le « ils se cachèrent parce qu'ils étaient nus » est tenacement imprimé dans la sensibilité.
Voyez donc avec quelle forte simplicité, en compagnie du Curé d'Ars, nous ferons cette leçon.
**La leçon sur le péché d'impureté.**
« Pour comprendre combien ce péché que les démons font commettre mais qu'ils ne commettent pas eux-mêmes, est horrible et détestable, il faudrait savoir ce que c'est qu'un chrétien...
« Un chrétien créé à l'image de Dieu, racheté par le sang d'un Dieu ! un chrétien, l'enfant d'un Dieu, le frère d'un Dieu, l'héritier d'un Dieu ! un chrétien, l'objet des complaisances des trois personnes divines ! un chrétien dont le corps est le temple du Saint Esprit : voilà ce que le péché déshonore ! ...
« Nous sommes créés pour aller un jour régner dans le Ciel, et si nous avons le malheur de commettre ce péché, nous devenons le repaire des démons. Notre-Seigneur a dit que rien d'impur n'entrera dans son royaume. En effet, comment voulez-vous qu'une âme qui s'est roulée dans ces saletés aille paraître devant un Dieu si pur et si saint ?
115:178
« Nous sommes tous comme de petits miroirs dans lesquels Dieu se contemple. Comment voulez-vous que Dieu se reconnaisse dans une âme impure ?
« Il y a des âmes qui sont tellement mortes, tellement pourries, qu'elles croupissent dans leur infection sans s'en apercevoir et ne peuvent plus s'en débarrasser. Tout les porte au mal, *tout leur rappelle le mal,* *même les choses les plus saintes ;* elles ont toujours ces abominations devant les yeux : semblables à l'animal immonde qui s'habitue dans l'ordure, qui s'y plaît, qui s'y roule, qui s'y endort, *qui ronfle dans la saleté...* ces personnes sont un objet d'horreur aux yeux de Dieu et des saints anges.
« Voyez, mes enfants, Notre-Seigneur a été couronné d'épines pour expier nos péchés d'orgueil ; mais pour ce maudit péché, Il a été flagellé et mis en pièces, puisqu'Il dit lui-même qu'après sa flagellation on aurait pu compter ses os.
« Ô mes enfants, s'il n'y avait pas quelques âmes pures pour dédommager le bon Dieu et désarmer sa justice, vous verriez comme nous serions punis... Car, maintenant, ce crime est si commun dans le monde, qu'il y a de quoi faire trembler. On peut dire, mes enfants, que l'enfer vomit ses abominations sur la terre, comme les cornets de la vapeur vomissent la fumée.
« Le démon fait tout ce qu'il peut pour salir notre âme, et cependant notre âme c'est tout... notre corps n'est qu'un tas de pourriture : voir au cimetière *ce qu'on aime quand on aime son corps.*
« Comme je vous l'ai souvent dit, il n'y a rien de si vilain que l'âme impure. Il y avait une fois un saint qui avait demandé au bon Dieu de lui en montrer une vit cette pauvre âme *comme une bête crevée* qu'on a traînée pendant huit jours, au gros soleil, le long des rues.
« Rien qu'à voir une personne, on connaît si elle est pure. Il y a dans ses yeux un air de candeur et de modestie qui porte au bon Dieu. On en voit, au contraire, qui ont un air *tout enflammé*... Satan se met dans leurs yeux pour faire tomber les autres et les entraîner au mal. »
116:178
Le corps tire sa beauté et sa bonté de notre âme dont il est l'instrument. Il participe à tout ce qu'elle fait, au bien comme au mal. Quand le cœur d'où viennent toutes les mauvaises pensées se donne au plaisir, ne recherche que le plaisir du corps, le pauvre corps est souillé ; il est instrument de mort. Et quand l'âme le fait servir à l'impureté, il est souillé et il en garde la marque. Nous ne pouvons changer de corps, il fait partie de notre nature. C'est pourquoi, non par lui-même, mais parce qu'il est uni à l'âme, il est *la matière la plus précieuse,* celle qui ne peut être remplacée comme les habits, les objets même précieux dont nous nous servons. Il s'ensuit que tout péché d'impureté est de matière grave, donc mortelle. Peut-être y a-t-il de l'ignorance chez de pauvres enfants non instruits des commandements de Dieu et entourés d'affreux exemples ; mais il n'en est pas de même des enfants chrétiens qui commettraient cet affreux péché.
**La conversion d'un seul coup**
Celui qui s'abandonne à ce péché rend son corps esclave du démon, et, s'il ne se convertit bien vite, il sera un désespéré dans son âme, et un malade dans son corps. C'est pourquoi je vous dis : *on ne se* CORRIGE *pas de l'impureté, on se* CONVERTIT *tout d'un coup dans une grande contrition et dans une complète confession*. Si quelqu'un tombe dans le feu, est-ce qu'on l'en retire tout doucement, en le laissant brûler encore un peu ? Si quelqu'un s'aperçoit qu'il mange des champignons vénéneux, ne les rejette-t-il pas d'un seul coup avec horreur ? Mais dit-on, il y a de la faiblesse, la lâcheté. Et moi je vous dis : ceux qui retombent dans ce péché c'est 1) qu'ils ne l'ont jamais compris, 2) qu'ils ne se sont pas bien confessés, 3) qu'ils n'ont pas eu recours à la Sainte Vierge.
J'assure qu'il est extrêmement important que l'opération soit radicale, absolue, menée par la sainte terreur, *en une* fois, que ce soit une *conversion* selon le sens exact et catholique du terme, et non un amendement, un épisode de repentir, entouré de tendres paroles comme celle-ci : à chaque nouvelle chute, vous pourrez recourir au sacrement de pénitence.
117:178
A strictement parler, la recommandation est juste. Mais, présentée de cette façon, en face de la conversion, comme si le péché était pratiquement chronique, donc inévitable, on en diminue l'horreur, on fait de la confession plus un traitement que le départ d'un changement de vie, et l'on pousse inconsciemment l'enfant, surtout l'adolescent, dans ce marécage de péché accusé, suivi de communion routine, de nouvelle chute avec la même perspective : « Je me confesserai ! » et le circuit recommence : péché, confession, communion sacrilège, péché, habitude, sacrilège, habitude, vice. C'est pourquoi il faut enseigner que la contrition indispensable n'existe que par le *ferme propos*, avec cette formule : PLUTÔT MOURIR que de recommencer.
Expliquons bien clairement aux enfants cette absolue condition de pardon et de paix.
**Le ferme propos**
C'est encore le Curé d'Ars qui vient à notre aide.
Le bon propos, c'est la ferme résolution de ne plus pécher à l'avenir.
« Il faut que notre volonté soit *déterminée* et que ce ne soit pas *désir* de nous corriger, -- nous ne sommes pas pardonnés (et donc nous faisons une confession sacrilège) si nous ne renonçons pas au péché de tout notre cœur. »
Comment savoir que nous avons le ferme propos ?
Une seule preuve, une seule certitude : « *le changement de vie *». C'est fini. Plus jamais. Alors seulement « *vous pouvez croire que vous avez été pardonné *», que votre confession était bonne.
Cependant, il est possible qu'un pécheur qui s'est confessé sincèrement, avec ce ferme propos, poussé par une tentation imprévue qui s'appuie sur ses mauvaises habitudes, retombe dans son péché. Et il avait peut-être été pardonné, et sa confession n'était pas sacrilège. Eh bien, *il ne le saura jamais*. La miséricorde du bon Dieu le reçoit de nouveau. Mais il n'est sûr de s'être bien confessé que quand il n'a pas recommis ce péché mortel. Pour être en paix, il faut, comme l'enfant prodigue, avoir fui non seulement le péché, mais le *pays* où il avait péché, ce qui veut dire toutes les occasions d'y retomber et Notre-Seigneur dit même que, si l'occasion du péché mortel, c'est notre œil, ou notre main, il faut les arracher et *les jeter loin de nous*, parce que, dit-il, il vaut beaucoup mieux aller au ciel avec un bras ou un œil en moins que d'être jeté en enfer avec tout son corps.
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Vous voyez bien que nous restons toujours dans la simplicité et la force de la nue doctrine, telle qu'elle est accessible et obligatoire à un villageois, à un enfant baptisé.
Et cet œil et ce bras qu'il faut arracher, mes enfants, cela veut dire que, par crainte de pécher, nous devons prendre horreur de tout ce qui nous y porte, même si cela nous touche de très près, hors de nous et en nous : ce camarade, ce cousin, cette cousine, cette image, ce livre, cette traînasserie dans le lit, ces regards, cette rêvasserie où je m'abandonne, ces mains traîneuses, « cet œil toujours en l'air ».
Je rends témoignage que la conversion, brusque et définitive, est *à la portée* de l'enfant et de l'adolescent. La grâce du sacrement, après un aveu loyal, est extraordinaire, d'une douceur et d'une force qui s'empare de la jeune volonté et la trempe soudainement. D'autre part, l'enfant est une force neuve, puissamment attirée vers une activité joyeuse, innocente, *transparente,* affectueuse. Le danger pour lui, dans la légèreté de son âge, c'était ce que j'appelle la double vie. Il se livrait à l'impureté, oubliait, et, d'autre part, donnait aux autres *et à lui-même,* l'image *convenable* que lui présentaient les exigences, les reproches et les recommandations de son milieu. Le voile enfin déchiré, il a vu, brusquement, que « ce misérable pécheur » c'est *aussi lui,* c'est son *âme,* et qu'elle allait en enfer. Le sursaut d'unité, dirai-je, est tragique et sauveur. Les tentations reviennent, mais si nos instructions ont été claires et vivantes, surtout si a été bien enfoncée la nécessité du ferme propos pour le retour de la grâce et pour la certitude, l'assurance, la paix, ces tentations qui reviendront seront de celles dont, j'ai dit qu'elles sont *détestées* et qu'elles ne font plus envie.
\*\*\*
C'est la Sainte Vierge qui préserve de l'impureté. C'est à Elle qu'il faut continuellement recourir. « Dès qu'Elle a paru sur la terre, la colère de Dieu a été apaisée. »
C'est qu'en Elle commençait l'Incarnation et la Rédemption. « C'est Elle la seule créature qui n'ait jamais offensé Dieu, elle, la seule créature qui ait *accompli* le premier commandement : Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement. »
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Elle est la Vierge *très prudente.* Elle est Celle qui écrase la tête du Serpent. « Tant que le monde dure, la Sainte Vierge est tirée de tous les côtés, tant nous avons besoin d'Elle... La dévotion à la Sainte Vierge est moelleuse, douce, nourrissante. »
Mais on ne donne pas un enfant converti à la Sainte Vierge en une fois, il faut que la famille, de cette dévotion, « soit trempée » et que le chapelet soit vivant, quotidien, médité.
Car la Sainte Vierge sera la gardienne du ferme propos. D'Elle nous sommes partis pour enseigner la pureté, à Elle d'assurer la persévérance. C'est pourquoi il est bon que le pécheur repentant prenne tout de suite l'habitude filiale de recourir continuellement à Elle par une invocation instinctive. La récitation fréquente des litanies aura rendu ces invocations familières. Il faut maintenant lui dire de choisir celle qu'il préfère, qui lui plaît le plus, afin d'appeler sans cesse de cette manière sa Mère à son secours. J'ai observé la puissance de cette délicate pratique, l'air illuminé ou recueilli quand vient la réponse : « Je l'appellerai : Vierge fidèle », « Je lui dirai : Mère du Bon Conseil ». Quelquefois, c'est une vraie clarté sur la vie intérieure que la brusque conversion a déjà fondée : « Je lui dirai Étoile du matin », -- ou mieux, les yeux baissés : « Je sais comment je l'appellerai. » Ne posez plus de question. Cela ne vous regarde pas. C'est le secret de la Reine. Enfin, veillez au chapelet béni, entier, solide, dans la poche, vérifiez souvent qu'il y est bien, et, puisque les détails sont preuve d'amour, vérifiez que cet inséparable chapelet a bien passé de la poche du dimanche à celle de la semaine et vice-versa. La Sainte Vierge vous inspirera bien d'autres soins, par exemple de faire de la récitation du chapelet l'examen de conscience de la journée : Premier mystère : l'Annonciation, ai-je gardé mon cœur bien pur, mes pensées tournées vers mon devoir, ai-je bien gardé mes yeux et tout mon corps au service de Notre-Seigneur pour dire avec la Sainte Vierge : « Voici sa servante, son petit serviteur... »
\*\*\*
Dès avant cette confession si grave, cette solennelle conversion dans le sacrement de pénitence, et pour en achever la préparation, il convient aussi de parler du *Bonheur,* le vrai bonheur de la terre qui commence le bonheur du Ciel, celui de l'âme en paix avec Notre Seigneur, bonheur uni à la Croix, mais Croix si douce quand on est sûr d'être aimé...
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La joie, l'allégresse, la légèreté de l'âme pure, de l'âme pardonnée ! comme elle court, comme elle chante ! On ne reconnaît plus cet enfant lourd, ennuyé, taquin, pénible, dégoûté. Tout devient intéressant, tout semble s'offrir pour aider le cœur à rester fidèle. Pourquoi faire attendre la Sainte Vierge et le Cœur de Notre-Seigneur brûlant de miséricorde ?
« Si j'avais commis tous les crimes possibles, j'aurais toujours la même confiance, je sentirais que cette multitude d'offenses serait comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent. Je respire les parfums de Jésus et je sais de quel côté courir... » (Ste Thérèse de l'Enfant Jésus.)
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Les leçons profondes n'ont pu troubler que le pécheur, et, au contraire, rassurer et affermir les purs ou les déjà convertis. Il n'y a rien à dire de *plus réaliste* sur l'impureté au catéchisme, soit en famille, soit en classe. Le réalisme convertisseur, c'est celui de la foi, du Calvaire, de l'Enfer, de la contrition, du ferme propos. Voilà l'information que l'on ne donne plus, le catéchisme dont on prive les enfants, tandis qu'on jette aux appétits les « sortilèges du sexe ». Me croiront-ils, ces parents, chrétiens sans doute, mais encore persuadés qu'il faut préserver par l'initiation physiologique du sexe, et, d'autre part, qu'il ne faut *pas faire peur de l'Enfer.* Avec ces deux beaux préjugés qui sont péchés contre la foi (sans doute inconscients ! ce qui n'arrange rien) pas de conversion, pas de relèvement, si ce n'est par un miracle absolument indépendant de procédés à la fois anti-raison et anti-chrétiens.
Mais le repentir, le désir sincère de conversion peut laisser certaines natures d'enfants et d'adolescents comme réduits à l'impuissance, dans une nuit cruelle. Ils sont empêtrés et tiraillés. Les enfants qui vont gaillardement à la confession ne sont pas convertis. La confession peut faire horreur, le Curé d'Ars le savait bien. C'est alors qu'il faut parler en particulier avec une grande sollicitude et voir quelles questions de la chair occupent, bouleversent cette pauvre conscience. Quelles obsessions, quelles craintes paralysantes il faut dissiper. Il s'agit de malaises et de peines tout individuelles, que la décence et le respect de cette âme et des âmes interdit absolument de traiter en sujet public. Il faut que le pauvre enfant ait confiance entière dans la sagesse et dans la discrétion de son confident.
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Je ne redis pas la préparation et le mérite de cet éducateur, mais c'est bien dans ce rôle si délicat qu'il faut au père, à la mère, au maître, au saint prêtre, l'oubli de soi, la pénitence, la prière et *le temps.* Car il ne faut jamais être pressé, toute affaire cessante pour ainsi dire, quand l'âme d'enfant, touchée par la grâce, vient chercher l'appui de son faible courage.
Avec sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, je puis dire que cette direction obligatoire de la jeune âme doit *coûter beaucoup* à celui qui l'assume ; le goût, l'empressement sont très mauvais signes, et masquent souvent le vice le plus pernicieux pour un conseiller : la curiosité. D'ordinaire, l'enfant inquiet le sent, et c'est la cause de tant de fermeture de cœurs que l'adulte zélé ne comprend pas, et dont il s'étonne bêtement.
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Ce sera la fin de nos méditations sur cette guérison des jeunes âmes. On voudrait ne plus rien en dire, car le « qui peut comprendre comprenne » s'applique ici avec une virginale insistance, Cependant, il m'a été assuré par bien des mères que mes pauvres conseils avaient été utiles, qu'ils réveillaient des grâces reçues et d'abord le simple bon sens. Je dirai donc par devoir ces fruits d'une longue et très douloureuse expérience.
Des critiques rares, mais acerbes sont venues : Luce Quenette se mêle de dire aux éducateurs comment ils doivent agir. Que répondre ? Un menuisier enseigne la menuiserie, un maçon le bâtiment, je dis ce qui est mon métier chrétien, je le dis pour sauver les enfants. Mais je le dis *avec autorité,* j'en ai bien conscience, parce que je ne parle pas en mon nom, jamais ; je parle au nom de la doctrine chrétienne, inchangée, complètement étrangère au modernisme freudien, dressée comme son ennemie irréconciliable.
La libido Freud a pénétré l'éducation dite chrétienne. Sans doute elle porte ses fruits horribles, monstrueux, dans l'enseignement sexuel qui détruit notre civilisation, -- mais, depuis plus de trente ans, par l'innocence, la vertu, la corruption, la conversion *des enfants,* j'ai appris que, partout, s'était insinuée une occulte vénération de la chair, une soumission inquiète et déférente à la curiosité, un système tout humain d'initiation, un apprivoisement freudien pseudo-chrétien « *qui ne fait plus le poids en face du péché originel *».
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Alors, nous sommes revenus franchement, non à la bêtise d'une pruderie qui ne sait pas pourquoi elle est embarrassée et muette, mais à la grande, austère simplicité du dogme, à la prudente méfiance de la chair selon saint Paul, à la mortification raisonnable de la curiosité, et par-dessus tout à l'amour *de la* Virginité, indispensable préparation de toutes les vocations. Le résultat est la consolation et la fierté de notre cœur. Cette méthode uniquement chrétienne a donné et prépare de jeunes hommes et des jeunes filles sur qui ce monde n'a pas prise. Ils apprennent de la Reine toute puissante l'inimitié entre sa descendance et celle de Satan, ils apprennent d'Elle à marcher avec allégresse sur les têtes de tous les serpents...
Luce Quenette.
Les extraits du Curé d'Ars sont tirés de *Catéchismes et Homélies du Curé d'Ars*, recueillis par Mgr Convert et l'Abbé Monnier, Éd. Téqui et E. Vitte.
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### La messe État de la question
*Mise à jour*
par Jean Madiran
Voici un extrait de la nouvelle édition de notre brochure : *La messe. État de la question*. Cette édition nouvelle, complétée et mise à jour, paraîtra dans le courant du mois de janvier ; comme l'édition précédente, son prix est de 3 F franco l'exemplaire. On peut la commander dès maintenant (voir notre rubrique : « Annonces et rappels »). Les journaux et revues qui désirent en rendre compte peuvent nous en demander, en « service de presse », un exemplaire gratuit. ([^24])
DEPUIS LA PARUTION, en août 1972, du dénommé « état de la question » de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE, les réformateurs de la messe n'ont avancé aucune apologie de leurs nouveaux rites. De nulle part, aucune réfutation n'est venue se mesurer à nos quatre arguments contraires A, B, C et D.
Les hiérarques de la nouvelle religion se contentent de répéter mécaniquement -- et encore, en de fort rares occasions -- que la messe traditionnelle est « interdite » ou « abolie ».
La réponse qui fait voler en éclats leur prétention est une simple question :
-- Par quel *acte,* à quelle *date,* en quels *termes ?*
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Nous ne croyons pas qu'aucune autorité humaine ait le pouvoir exorbitant d'abolir ou d'interdire la messe catholique traditionnelle. Mais si l'on prétend qu'une telle interdiction, qu'une telle abolition est possible, encore faut-il, pour qu'elle devienne réelle, qu'elle soit effectivement décidée et promulguée. Une chose aussi énorme, il ne suffit pas de l'assurer permise ; il faut encore que ceux qui la réputent faisable montrent où, quand, par qui elle aurait été faite. L'abolition de la messe catholique ne saurait être simplement tacite, implicite, virtuelle. Il y faut un acte officiel, catégorique, régulièrement promulgué. Où est-il ?
Mgr Adam, évêque de Sion et président de la conférence épiscopale suisse, a cru pouvoir assurer que « le rite de saint Pie V a été aboli par la constitution MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969 ». L'épiscopat suisse, comme on va le voir, n'a pas suivi son président. Mais on touche ici du doigt pourquoi la question qui fait éclater l'imposture comporte trois points, et quelle est la nécessité du troisième :
-- 1° Par quel *acte,* 2° à quelle *date,* 3° en quels *termes ?*
N'importe quel effronté citera en effet n'importe quelle date et n'importe quel document. Mgr Adam invoque la constitution MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969 : mais il ne dit pas, et pour cause, *par quels termes* cette constitution aurait « aboli le rite de saint Pie V ».
Voyons cela de plus près.
#### I. -- Les erreurs de Mgr Adam
C'est au mois de janvier 1973 que Mgr Adam a publié dans son bulletin diocésain une « mise au point » contenant l'alinéa suivant :
« Au sujet de la messe, tous les prêtres doivent savoir qu'il est interdit, sauf indult, de célébrer selon le rite de saint Pie V. Ce rite a été aboli par la constitution Missale romanum du 3 avril 1969. La présente déclaration est faite sur renseignement authentique et indication formelle de l'Autorité ([^25]). »
125:178
Mgr Adam raconte assurément n'importe quoi, cela se démontre :
1° La constitution apostolique MISSALE ROMANUM n'a pas « aboli le rite de saint Pie V ». Sommé de dire EN QUELS TERMES elle aurait décrété une telle abolition, Mgr Adam en a été incapable ; et il a dû faire machine arrière six mois plus tard, comme on le verra plus loin.
2° Si la constitution MISSALE ROMANUM avait « aboli le rite de saint Pie V », il n'y aurait pas lieu d'avoir recours en outre aux supplémentaires et mystérieux « renseignement authentique et indication formelle de l'Autorité ». Si Mgr Adam est allé interroger cette « *Autorité *», c'est évidemment parce qu'il n'avait rien trouvé qui lui parût décisif dans MISSALE ROMANUM.
3° Une Autorité, même majusculairement évoquée, n'en est pas une tant qu'elle reste anonyme. Si Mgr Adam avait obtenu un document authentique et signé, il l'aurait produit au grand jour, avec son texte et sa signature, et le nom de son auteur responsable. Mais en réponse aux questions qu'il avait posées à l' « Autorité », il n'a eu, si nos renseignements (et si ses aveux en privé) sont exacts, qu'un coup de téléphone du secrétaire d'un bureau du Vatican ; pas même une réponse écrite.
4° Merveilleux : « Il est interdit, SAUF INDULT, de célébrer selon. le rite de saint Pie V ». *Sauf indult !* Mais précisément l'indult existe, donnant à perpétuité, à tous les prêtres catholiques, le droit d'utiliser en public et en privé le Missel romain de saint Pie V (et nous avons dit, nous, par quel acte, à quelle date et en quels termes : voir notre édition de la bulle QUO PRIMUM, traduction et commentaire par l'abbé Raymond Dulac).
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5° Naturellement, Mgr Adam ne répondra rien à ces observations. Personne n'a rien répondu, depuis un an, aux arguments A, B, C et D par lesquels nous avons démontré que le Saint-Siège n'a pas abrogé la messe catholique traditionnelle. La seule réponse est : -- *Silence dans les rangs !* Mais comme la communauté catholique ne peut être gouvernée de la même manière qu'une caserne, le seul résultat de cet adjudantisme est qu'il n'y a plus de rangs nulle part.
#### II. -- La louche imprécision de l'épiscopat suisse
Au terme de l'assemblée plénière des évêques suisses à Einsiedeln, du 2 au 4 juillet 1973, un communiqué a été publié où l'on peut lire, sur la messe, la phrase suivante :
« Pour répondre à diverses questions qui lui ont été adressées, la conférence des évêques souligne que, en vertu des décisions de Rome, il n'est plus permis de célébrer la messe selon le rite de saint Pie V. » ([^26])
Ainsi la conférence épiscopale suisse n'a pas osé reprendre à son compte l'affirmation trop aventurée de son président : « Ce rite a été aboli par la constitution MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969. » Si Mgr Adam avait pu montrer que la constitution MISSALE ROMANUM abroge le Missel de saint Pie V, la conférence épiscopale n'aurait pas manqué de le rappeler, au lieu de se replier piteusement sur un vague et louche « en vertu des décisions de Rome ». Quelles décisions ? par quels actes ? à quelle date ? en quels termes ? Nul ne sait.
Une « décision de Rome » dont on ne peut produire ni le nom, ni la date, ni les termes, n'a aucune existence légale et aucun pouvoir d'obligation.
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Sommés de produire les titres, les dates, les termes de ces prétendues « décisions », les évêques suisses n'ont pu le faire, et pour cause.
Il n'y avait rien d'autre, en réalité, que le coup de téléphone désinvolte reçu par Mgr Adam en réponse à ses questions. Coup de téléphone d'abord appelé pompeusement « renseignement authentique et indication formelle de l'Autorité », et devenu six mois plus tard, par un pluriel de majesté, « les décisions de Rome ».
Le parti qui tient l'Église militante sous la botte de son occupation étrangère aurait bien tort de se gêner avec de tels évêques.
D'ailleurs, faites vous-mêmes l'expérience. Prenez un accent italien, décrochez votre téléphone, appelez Mgr Adam ou son compère Mgr Mamie, et allez-y :
-- Allo, Monseigneur ? Ici le troisième adjoint du sous-secrétariat della congregazione romana della Conciliazione...
Aussitôt vous les entendrez ramper.
#### III. -- Le doyen d'Orbec
Dans *Ouest-France* du 5 octobre 1973, édition du Calvados, cet intéressant communiqué :
« A propos d'une « messe traditionnelle », selon le rite de saint Pie V, après avoir consulté Mgr Badré, évêque de Bayeux et de Lisieux, le doyen d'Orbec, en accord avec tous les prêtres du doyenné, rappelle que les règles liturgiques promulguées par le souverain pontife Paul VI doivent être appliquées par tous les prêtres. Le souci d'obéissance à l'Église interdit donc de célébrer la messe selon le rite de saint Pie V dans quelques circonstances que ce soit. »
Pour le préoccupé doyen d'Orbec, ce qui suffit à interdire la messe traditionnelle, ce n'est pas un acte législatif, c'est un *souci*.
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Inutile de lui demander un acte, une loi, sa date, ses termes. Le *souci*, c'est assez. Le souci d' « obéissance à l'Église ».
Pouvons-nous croire que les « règles liturgiques promulguées par le souverain pontife Paul VI » seraient « obéies » et appliquées dans le doyenné d'Orbec ? Je ne suis pas allé y voir ; mais ce serait une fameuse et rarissime exception. Il y aurait donc un diocèse, ou au moins un doyenné, où l'ORDO MSSAE publié à Rome en 1969 serait encore religieusement observé, sans adjonctions, mutilations, corrections ni développements ? il y aurait un lieu où l'on aurait réussi l'incroyable exploit d'*arrêter le progrès* liturgique, de figer l'irrésistible et souveraine évolution post-conciliaire ?
Quoi qu'il en soit, le doyen d'Orbec avait beaucoup mieux à dire. En France, la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V est interdite par autre chose qu'un simple *souci *: elle est interdite par un acte juridique de l'épiscopat français, l'ordonnance du 12 novembre 1969, imposant à partir du 1^er^ janvier 1970 l'usage obligatoire du nouvel ORDO (art. 1^er^) en se servant uniquement des traductions françaises (art. 2). Cette ordonnance est juridiquement schismatique, comme nous l'avons démontré. Peut-être le doyen d'Orbec la tient-il lui aussi pour telle ? Cela expliquerait qu'il ait évité de mentionner *le seul* acte officiel que l'on puisse invoquer pour prétendre que la messe traditionnelle est interdite en France. Qu'il l'ait évité après avoir consulté Mgr Badré est en tous cas surprenant, remarquable et peut-être significatif. Mais peut-être non ; peut-être, comme les autres, dit-il lui aussi un peu n'importe quoi.
#### IV. -- Constat
Les réformateurs de la messe, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, ne sont pas l'Église, leur attitude le prouve. Car jamais l'Église n'a, comme eux, répondu aux objections qui lui étaient faites : -- *Silence dans les rangs, obéissez et taisez-vous.*
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Jamais l'Église n'a ainsi traité ni ses enfants ni même ses adversaires. Elle a souvent réclamé l'obéissance : mais toujours après avoir donné ses raisons ; et sans jamais cesser de réfuter les arguments qui lui étaient opposés ; sans jamais s'interrompre d'éclairer la fidélité et la discipline par les lumières de l'enseignement, de l'examen contradictoire, de la discussion approfondie. Aujourd'hui au contraire, c'est le silence et la nuit. *Hora et potestas tenebrarum.*
Aucun des arguments mis en avant pour la messe traditionnelle, *aucun,* non, aucun n'a été pris en considération ; aucun n'a fait l'objet d'une tentative de réfutation ; ni pendant les trois années de silence qui précèdent l'unique plaidoyer paru dans la DOCUMENTATION CATHOLIQUE d'août 1972 ; ni dans ce plaidoyer unique ; ni dans l'année qui a suivi.
La seule allusion à un « argument mis en avant » figure précisément dans le plaidoyer de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE ; mais cette allusion est fausse, l'argument que l'on nous prête est inventé, c'est un monstre débile, fabriqué de toutes pièces pour être culbuté avec indignation et facilité :
« Depuis quelque temps les opposants au nouvel *Ordo Missae* mettent en avant un argument propre à jeter le trouble chez les gens simples. Ils publient la clause de style de la bulle *Quo primum* et déclarent que puisque le pape saint Pie V a dit que personne, jamais, ne devait changer quoi que ce soit au Missel de 1570, la décision du pape Paul VI est nulle et non avenue. »
Ce n'est pas du tout cet « argument » que les opposants « mettent en avant ». Et leur opposition ne consiste pas à troubler les gens simples en répandant parmi eux la clause de style de la bulle QUO PRIMUM. C'est son texte intégral que nous avons réédité en traduction française avec un commentaire de l'abbé Raymond Dulac. Tout. le monde peut se tromper : mais était-ce là une *erreur,* une simple erreur de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE ? Présumant la bonne foi de son directeur, M. Jean Gélamur, nous lui avons adressé une rectification dès le 9 août 1972.
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Malgré notre insistance répétée, plus d'une année a passé, il ne l'a pas publiée, il ne nous a même pas fait savoir pour quelle raison ou sous quel prétexte il s'estime en droit de ne pas la publier.
Les lecteurs qui font confiance à l'honnêteté naguère habituelle de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE sont donc trompés, demeurent trompés, par un trompeur qui trompe sciemment, qui s'obstine et s'acharne à maintenir sa tromperie sans la rectifier : M. Jean Gélamur fait croire à la cantonade que l'opposition aux liturgies nouvelles se limite ou se résume à un « argument » unique, qui est une supercherie sommaire « propre à jeter le trouble chez les gens simples ».
Jusqu'ici, les réformateurs de la messe n'ont trouvé rien de mieux ; rien d'autre que la clownerie sans scrupules de M. Jean Gélamur.
Ils comptent, bien entendu, sur l'énorme pression sociologique qu'ils exercent de toutes parts pour imposer leur arbitraire. Ils n'ont aucun souci de leur inexistence au niveau de l'argumentation, de la raison, du bon droit. Ils sont les plus forts et cela leur suffit. Je leur prédis, si hors d'atteinte qu'ils se croient au sommet de leur puissance, qu'un jour ils regretteront d'avoir tellement méprisé les êtres humains ; et de s'être tellement moqués de Dieu.
J. M.
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## Enquête sur la lettre à Paul VI
*suite et fin*
\[voir It 173 et suiv.\]
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### Une édition murale de la lettre à Paul VI
par Antoine Barrois
LE DERNIER VENDREDI DU MOIS DU ROSAIRE, EN MIL NEUF CENT SOIXANTE-DOUZE, c'était le vingt-sept octobre. Ce jour-là, jour de prières de la revue ITINÉRAIRES (priant les uns pour les autres ; priant aux intentions des tâches supplémentaires... ; priant aux intentions du clergé et du peuple abandonnés ; faisant mémoire de nos morts), ce vendredi, en partant à la messe du dernier vendredi du mois ou peut-être, plutôt, après, nous ne le savons pas, Jean Madiran a posté sa deuxième lettre au pape Paul VI. Ainsi, ce jour est devenu une date historique. Nous savons, oui, nous savons qu'on ne voit pas très bien où pourrait se cacher une date qui ne serait pas historique (dans l'ex-semaine des quatre jeudis, autrefois -- mais aujourd'hui ?). Nous savons aussi qu'on a un peu abusé de la portée historique des événements et que l'Histoire ne porte pas comme ça trois douzaines d'événements familiaux à la fois. Mais nous voulons parler de tout autre chose : nous voulons parler d'une date historique dans le calendrier liturgique. Et, Dieu nous assiste, tellement historique que quand on ne saura plus sa date, on saura encore sa place : la place qu'elle occupera pour l'éternité dans l'histoire de l'Église militante. Comme celle de la protestation du laïc Eusèbe. Grande ou petite, cachée ou éclatante, c'est le secret de Dieu, mais dans cet ordre. Et comme on saura sa place on en fera une question classique sur le devoir de tout chrétien de conserver hardiment et jalousement le dépôt de la foi, même si un Ange du Ciel vient lui en proposer un autre ;
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et sur le droit conjoint d'exiger qu'on lui donne le Christ intégral : la Voie, la Vérité, la Vie ; qu'on ne lui torde pas les chemins droits, qu'on ne lui raconte pas des histoires, qu'on ne lui vole pas le Corps de son Rédempteur.
\*\*\*
La première lettre à Paul VI était datée du onze juin mil neuf cent soixante-dix, et traitait de la falsification de l'Écriture. Elle marquait le début de la bataille du Verset Six. La nouvelle messe à la française, à la Boudon déjà, était installée depuis quelques mois ; les nouveaux catéchismes depuis un an ou deux selon les cas. La lutte contre l'article sept de l'Institutio generalis battait son plein. Et, en ce mois de juin, Jean Madiran constatait : « *La plainte et la réclamation incessante des fidèles ont été ignorées par le Saint-Siège et n'ont pas eu accès au cœur du Saint-Père. *» Cette lettre, donc, était un constat. Elle était aussi un avertissement : un avis donné publiquement suivait la remarque : « *Il revient donc aux simples fidèles, selon une tradition catholique solidement attestée, de faire physiquement obstacle dans les églises à la proclamation du blasphème et du sacrilège. *» Ce qui fut fait. Ce qui ne changea rien à la détermination des évêques adultères de faire proclamer une version blasphématoire, plus ou moins arrangée, tripotée, tripatouillée, présentée en un feuillet rapporté.
La technique du feuillet rapporté et même du *carton* est fort en honneur dans la typographie ecclésiastique de notre temps (on appelle carton, en imprimerie, un feuillet de deux ou quatre pages que l'on monte à la place des pages originales d'un ouvrage, ou que l'on intercale entre les pages originales). Ce n'est pas un bon signe : un des plus célèbres exemples d'*édition cartonnée* c'est l'édition du *Don Juan* de Molière. Comme la censure avait ordonné le remaniement de la pièce après tirage, une vingtaine de feuillets donnant le texte corrigé furent montés (*en carton*) à la place des originaux. L'édition originale disparut ainsi en quasi totalité : si bien qu'aujourd'hui, même si tout le monde s'est mis d'accord sur un proto-*Don Juan*, le texte reconstitué n'est qu'une hypothèse.
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Or, parmi les trois versions connues comme originales, *typiques --* i.e. faisant foi, datées de mil neuf cent soixante-dix, du Novus ordo, il y en eut au moins une ainsi cartonnée et peut-être deux (la deuxième ne l'est peut-être pas : il pourrait s'agir d'un nouveau tirage complet comme pour la troisième, *mais sans aucune mention* *de modifications*)*.* Les variantes, introduites par cartonnage ou retirage, portaient sur des points fort importants. Dans un cas une phrase entière était ajoutée qui fixait la date d'entrée en vigueur de la Constitution ; une page entière, dans l'autre, qui précisait la portée de l'Institutio generalis. Cela aurait pu durer longtemps et donner lieu à la reconnaissance d'un genre nouveau, l'ordonnance pastorale à feuillets variables. Cela s'est arrêté, pour autant que nous sachions, parce que, l'année suivante, une édition révisée parut où le fameux article sept avait été remanié. On se souvient que d'autres articles le furent aussi, mais, comme envisagé et craint, point l'ordo correspondant. Les réclamations justifiées avaient porté, la définition inacceptable avait disparu, c'est un fait tout de même et d'importance considérable. Car il y avait ainsi une deuxième manifestation éclatante du fait que le Saint-Siège, sous le règne de Paul VI, promulguait des instructions, confirmait des traductions, qui n'étaient point recevables en chrétienté. Et, partant, point reçues.
Il y eut encore le feuillet volant du Hollandais (et international) catéchisme. Celui-là c'est le plus significatif du règne. On ne pourra jamais en faire un plus beau, plus révélateur. Il comporte la liste des erreurs (des dogmes mis à mal) exposées dans ce catéchisme. Mais point leur condamnation ce qui serait le moins : et déjà une plaisanterie, car la seule mesure efficace serait le *cartonnage* au sens technique dit plus haut. Et mieux ou plutôt pire, car il n'y a pas de mieux dans l'erreur et le péché, le même catéchisme est traduit, tel qu'il est, en diverses langues dont récemment l'italienne. Ce qui fait du feuillet volant et du petit remue-ménage initial contre le catéchisme hollandais une damnable plaisanterie.
Donc, l'année de la première lettre à Paul VI, cette année du dix-neuf centième anniversaire de la ruine de Jérusalem, tout était noué de ce qui est noué aujourd'hui. Jean Madiran pouvait écrire : « *quelles que soient les causes qu'on y assigne et les conséquences que l'on en tire, il est avéré que les nouveaux catéchismes ne sont pas sûrs, que les nouvelles mœurs et les nouveaux rites ecclésiastiques ne sont pas sûrs. *»
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Et inscrire en *Remarque finale* du numéro spécial d'ITINÉRAIRES sur le *Saint Sacrifice de la Messe :*
« C'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrompue :
-- Rendez-nous le texte authentique de l'Écriture.
-- Rendez-nous le catéchisme romain.
-- Rendez-nous la messe catholique. »
Cette clameur ainsi exprimée pour la première fois est devenue la triple réclamation, éditée en tract au mois de décembre mil neuf cent soixante-dix, sous le titre : *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.* Pour achever de fixer la situation historique de la deuxième lettre à Paul VI, nous recopions, dans la version qu'en donne ce tract, la brève et synthétique chronologie établie par Jean Madiran :
« Depuis octobre mil neuf cent cinquante-huit, mort de Pie XII, l'apostasie moderne, n'étant plus suffisamment contrecarrée dans l'Église, y a peu à peu conquis droit de cité.
« Depuis octobre mil neuf cent soixante-deux, ouverture du Concile, une avalanche de solennelles ambiguïtés a méthodiquement désorienté la foi et l'espérance des fidèles.
« Depuis l'année mil neuf cent soixante-neuf, on ne peut plus douter que nous sommes en présence d'un système délibéré d'autodémolition de l'Église. »
\*\*\*
Ce que cette année mil neuf cent soixante-neuf a vu au fil des jours, de déchirements amicaux, familiaux, de nuits des consciences, de vertiges spirituels, la somme de souffrance sentimentale, intellectuelle, mystique que cela représente, il n'est pas temps de le raconter. Mais on doit l'évoquer. Que chacun se remémore où l'on en était temporellement ces mois-là. Que chacun examine de qui il est séparé depuis cette année-là ; à qui il ne peut plus parler librement, paisiblement ;
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avec qui il ne peut plus prier en commun. On mesurera ainsi l'effroyable fruit de division qu'a apporté le présent pontificat.
\*\*\*
« Il faudrait tout vérifier par soi-même, et la plupart des prêtres et des fidèles n'en ont ni le temps, ni les moyens, ni la compétence. » C'est pourquoi au fil des années, au fur et à mesure que se posaient les questions, Jean Madiran a procuré par la revue ITINÉRAIRES et par d'autres travaux, un véritable arsenal. Non que la vocation de la revue ait été de publier des catéchismes ou de défendre directement le dépôt de la foi. Mais le titre premier de la *Déclaration fondamentale :*
« Le Christ est la Voie, la Vérité, la Vie. Nous recevons telle qu'elle se définit elle-même la doctrine qu'enseigne l'Église catholique. Nous y trouvons la règle de nos pensées et de nos actes. Nous lui rendons le témoignage de notre foi publiquement exprimé et, s'il plaît à Dieu, de nos œuvres.
« Nous croyons qu'un catholique se reconnaît pratiquement à ce que rien ne peut l'empêcher de répondre « oui » à la question : « êtes-vous catholique ? » chaque fois que cette question lui est posée et même sans qu'elle lui soit posée. *Nous faisons donc entendre ce* « *oui *» *même lorsqu'on ne nous interroge pas, à temps et à contre temps. *»
donne une ligne de conduite que d'un autre point de vue Dom Guéranger éclaire, à propos de la fête de saint Cyrille, en ces termes :
« Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la Révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée. »
C'est ainsi que le travail, que le devoir d'état, du directeur d'une revue chrétienne, et de ses rédacteurs, est de fournir toutes les explications, réfutations, élucidations, mises au point, états des questions, documentations qu'il est en leur pouvoir, ou leur savoir, de donner.
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Certaines publications ou rééditions correspondaient à un travail de remise au jour de trésors communs dans l'Église : catéchismes de s. Pie X, du Concile de Trente, commentaires du Credo, du Pater et de l'Ave, des Commandements par s. Thomas d'Aquin, catéchismes et opuscules du P. Emmanuel. D'autres livres, et les études, les notes, encore les déclarations, aussi les remarques, les précisions, de l'Abbé Berto, du Père Calmel, de l'Abbé Dulac, du Père Guérard des Lauriers, de Louis Salleron, de Luce Quenette, de Jean Madiran, d'Henri Charlier, de D. Minimus, écrits et publiés dans la revue ITINÉRAIRES sont venus s'y ajouter, fruits directs ou indirects de la résistance au parti de l'occupation. Si l'on considère l'ensemble de ces travaux, médités, repris, amendés, réexposés, clarifiés, simplifiés, enrichis, détaillés sur cinq années -- de la publication du numéro spécial « Catéchisme de s. Pie X » (septembre-octobre 1967) à l'envoi de la *Lettre* (octobre 1972) -- on voit la situation intellectuelle et spirituelle de la lettre à Paul VI dans ce qu'elle a de plus angoissant. Car ces travaux, leur convergence et leur pente générale montrent où nous en sommes, ce qui est quotidiennement angoissant ; et les conclusions se dessinent qu'il faudra bien tirer de la marche des choses. Les mois passent et les années, la situation s'aggrave, le sentiment de vivre dans une Église occupée s'accroît.
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Quand nous étions petits, nous étions vaincus. Notre pays, nos parents étaient vaincus. C'était l'occupation. Les premiers drapeaux que nous avons vus n'étaient pas ceux de notre pays. Les premiers soldats que nous avons vus étaient des soldats ennemis. Les nôtres étaient prisonniers ou démobilisés. Nos parents -- tous ceux qui nous élevaient -- étaient déroutés, déracinés et quand on est déraciné trop longtemps parmi d'autres déracinés, on devient quelque chose comme fou. Si bien que nous sommes arrivés dans un monde où les Français ne s'aimaient pas, où ils avaient du mal à se supporter eux-mêmes autant, au moins, que les autres. La guerre à trois ans, à cinq, à sept ans, c'était un monde extravagant dont il nous reste quelques images enfantines graves, ou souriantes. Les soirs d'été nous mourrions de chaud dans des pièces hermétiquement closes, fenêtres fermées, volets contrecollés de bas en haut avec du papier noir ou bleu foncé.
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Aucune lumière ne devait filtrer dans la rue noire : pour ne pas renseigner l'ennemi, pour que les avions ne voient pas où faire tomber les bombes. Nous comprenions obscurément (et dans l'obscurité) que la lumière était faite pour être mise sous le boisseau, à peine de mort. Dans les jardins, dans les rues, dans les squares nous apprenions à nous jeter par terre dès l'alerte donnée par les sirènes (en ne lâchant ni pelles ni seaux, ni la petite balle qui roule doucement vers le caniveau). Cela s'appelait la *défense passive.* Et il y avait la *ligne.* A-t-il passé la ligne ? Comment ça c'est passé ? Où passera-t-il ? Pour passer la ligne, il ne faut pas dire, parce qu'on n'a pas le droit, qu'on va la passer et que si quelqu'un sait qu'on va la passer, on ne pourra pas. Nous devinions que cette ligne était quelque chose d'anormal, d'inhabituel ; mais, pour nous, elle n'était pas plus fantastique, ni moins, que l'ogre du Petit Poucet ou le ventre du loup où vivaient (combien de temps ?) le petit Chaperon rouge et sa mère-grand. Nous connaissons une. petite fille de quatre ans, ou cinq (elle est grande aujourd'hui -- mais c'est bien elle que nous connaissons, que nous reconnaissons sur les photos : son regard déjà, et son sourire réservé) qui se rappelle avoir marché interminablement pour atteindre et passer, en fraude, la ligne. On nous assure, on nous certifie -- mais nous dirons seulement il paraît, parce que la chronique familiale des enfants, en ces matières, vaut bien celle des parents -- qu'elle n'a pas tant marché, et qu'elle fut souvent portée. Toujours est-il que cette petite fille sait, elle, d'expérience, comme Alice, ce que c'est que passer de l'autre côté du miroir. Car c'est bien de l'autre côté du miroir que nous avons appris à vivre pendant l'occupation. Nous apprenions à ne pas prendre les bonbons offerts par le grand monsieur en vert avec une casquette et des bottes qui s'en va. Et nous ne comprenions pas pourquoi il nous avait serré très fort dans ses bras en nous regardant d'un air triste. Pas plus que nous ne comprenions pourquoi nos parents et lui ne se parlaient pas. Émergés, un beau jour, de ce monde étrange, nous étions émerveillés de voir des étoiles aux réverbères qui éclairent toutes les rues.
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Mais dégoûtés aussi : par les premiers vrais gâteaux faits avec de la farine, du beurre, du sucre (de la crème peut-être), qu'on nous offrait avec des encouragements : « tu verras, c'est très bon, maman en mangeait quand elle était petite ». N'en ayant jamais goûté, nous les refusions obstinément en disant : c'est pas bon.
Ces épreuves, ces étonnements, ces dégoûts, ces joies, ces surprises qui firent une enfance de guerre, sont bien peu de choses, nous le mesurons aujourd'hui. Car ces ennemis si puissants qui avaient vaincu nos parents, la France -- et papa aussi il a été battu ? -- ils n'étaient pas très puissants sur nos âmes, sur nos esprits, ni sur nos cœurs.
Les petits garçons de huit ans aujourd'hui qui sont brèche-dents et dont les *pelles* (comme ils disent ces marmousets pour parler de leurs énormes dents pour toujours) s'installent tant bien que mal dans un sourire tout neuf ; les petites filles, sœurs ou cousines, dont les joues rondes, les courses et les ramages disent le bonheur de vivre ; le blond bébé, paisible et silencieux, qui tend une fleur au chien assis devant lui, là, dans le jardin ; tous ces petits enfants sont semblables à ceux qui sous le règne de l'Empereur Valentinien jouaient à cache-cache dans l'atrium de la maison de la tante Augusta ou portaient une carotte au cheval de leur père dans le camp d'Attila. Ils rient, ils sautent, ils piaillent, ils prient, le soir s'endorment et sont au réveil toujours consolés et bondissants. Mais ceux d'aujourd'hui sont plus affreusement menacés que jamais. Un horrible cancer les menace dans leur âme, tous, de quelque camp qu'ils soient. Ils vivent dans un monde enténébré par l'apostasie des nations. Leurs esprits et leurs cœurs sont emprisonnés par les liens violents ou subtils de la bestialité et de la décadence.
Dans ce monde barbare et tyrannique ils se trouvent privés de la société de l'Église militante, de sa tendresse, de sa force. Ils sont comme orphelins ou comme abandonnés : missions et paroisses sont disloquées. Et pour ne parler que des nations apostasiantes, comme notre pays, les enfants y sont faiblement armés pour militer au sein de notre mère l'Église. Débiles, ils ne discernent plus les sacrements qu'on leur confère, s'ils n'en sont pas privés. Et ceux qui viennent de naître, les plus petits enfants, qui sont nés sous l'occupation triomphante dans l'Église militante, on dirait que les prêtres, que les évêques n'ont plus hâte que l'Église les reçoive en ses entrailles.
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Les ministres de l'Église occupée se conduisent comme si l'Église, exténuée, ne pouvait plus nourrir. Ils rendent l'Église, notre mère, stérile.
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Notre mère, l'Épouse radieuse et virginale, célébrée par Jean Ousset en un chant qui ne passera pas :
*Source de sainteté dans la vie privée ! Source de civilisation, d'ordre et de paix dans la vie publique !*
*L'Église, mère des libérateurs d'esclaves. Mère institutrice des peuples barbares. Mère des moines défricheurs, agriculteurs, bâtisseurs et éducateurs.*
*L'Église, mère des cités refuges du Moyen Age. Mère des hôpitaux et des orphelinats.*
*L'Église, mère du respect de la femme et de l'honneur familial. Mère de l'esprit chevaleresque. Mère des seules mesures qui firent reculer la guerre, et en humanisèrent les heurts.*
*L'Église, mère des écoles répandues partout et par tous. Mère des universités. Mère de ces docteurs, dont Condorcet fut contraint de reconnaître qu'on leur doit toutes les notions essentielles de la métaphysique et de l'épistémologie. L'Église, seule à professer encore aujourd'hui l'objectivité de la connaissance contre l'agnosticisme plus ou moins complet de l'idéalisme, du sensualisme, du positivisme, etc.*
*L'Église, mère des plus nobles figures de souverains que le monde ait jamais connues. L'Église, mère des encycliques sociales. Mère protectrice des droits de la personne contre le totalitarisme moderne. Mère protectrice des corps intermédiaires. Mère protectrice des sources de la vie contre le néomalthusianisme, l'avortement, la stérilisation, l'euthanasie.*
*L'Église, mère protectrice des arts. Mère du grégorien. Mère de nos basiliques et de nos cathédrales.*
*L'Église, mère des saints. Mère des apôtres et des martyrs.*
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Et aujourd'hui la mère féconde, notre mère l'Église, est comme exténuée. Bien sûr, nous le savons. Nous aussi nous avons regardé dans les livres et appris qu'en bonne mère maternelle, elle en avait vu de toutes les couleurs depuis soixante-cinq générations (presque) avec ses innombrables enfants : chacun s'appliquant à lui faire apprécier, même le plus misérable pécheur ordinaire, la petite nuance exacte de son mélange à lui des péchés capitaux ou quelconques. Nous avons appris que quelques papes faibles ont laissé s'établir pastoralement une situation doctrinalement désastreuse et que jamais Rome n'a laissé une telle situation faire corps avec le siège de Pierre. Nous avons scruté les textes : vu que s. Pierre avait pris grand soin de faire écrire tout le mal qu'il fallait de lui, et plus, de faire mettre ces écrits au rang des textes sacrés. Nous avons vu aussi que s'il avait failli par présomption, que s'il s'était trompé, il s'était repris et que c'est lui qui avait fait face à Simon le magicien (le père en une manière des hérétiques et des impies) : « Dans cette affaire il n'y a pour toi ni part ni héritage, car ton cœur n'est pas droit devant Dieu. Repens-toi donc de ton mauvais dessein et prie le Seigneur : peut-être cette pensée de ton cœur sera-t-elle pardonnée ; car tu es, je le vois, dans l'amertume du fiel et des liens de l'iniquité » (Ac. 8, 21-23). Donc, de ce qui peut arriver à Pierre, l'Église nous a conservé un choix d'illustrations à méditer -- sans vaine curiosité. L'affaire d'Arius, dès le quatrième siècle, montre à tous que, sitôt qu'il y a des camps dans l'Église, il arrive qu'il y ait des évêques dans celui de l'erreur pour la favoriser et l'enseigner ; et qu'il arrive même qu'ils soient nombreux ces successeurs des Apôtres, qu'ils forment une majorité (à quelques *bavures* près) prête à l'arrangement raisonnable avec le nouveau monde. Mais, méditant ceci dans notre cœur, à la mesure de nos capacités intellectuelles, de nos lumières spirituelles, de la rectitude de notre conscience, nous découvrons qu'il faut élargir le champ et mesurer plus avant le mystère d'iniquité. Car « jamais, non, jamais avant le présent pontificat, un parti aussi étranger à l'Église n'avait été, dans l'Église, aussi puissant ».
\*\*\*
« Contre cette occupation de l'Église militante par l'Ennemi, j'ai adressé, à la grâce de Dieu, une réclamation au pape immobile. »
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Cette réclamation, c'est la deuxième lettre à Paul VI. Elle vient à son heure, comme une application de la cinquième des lignes directrices de *Notre action catholique :*
« Le devoir de chaque chrétien est de refuser l'apostasie, d'en combattre les idées et les entreprises, *à la condition* de le faire *à sa place et sans en sortir.*
« Les moines prient et travaillent.
« Les prêtres prêchent et donnent les sacrements.
« Les écrivains écrivent et publient.
« Les familles élèvent leurs enfants.
« Les chefs temporels du laïcat chrétien organisent la concertation permanente, l'entraide réciproque, l'autodéfense mutuelle des familles et des écoles.
« Chacun mobilisé sur place par son devoir d'état.
« Chacun déterminé à vivre et mourir en chrétien selon son état de vie.
« Beaucoup, et surtout des prêtres, subissant déjà une sorte de martyre : avec la grâce de Dieu, sans haine pour les persécuteurs.
« Mais, dans le combat de la foi, sans faire de cadeaux aux suppôts du mensonge.
« Et *hardiment,* à la française, sous la bannière de sainte Jeanne d'Arc. »
\*\*\*
Donc, à *sa place et sans en sortir, hardiment,* Jean Madiran, laïc, théologien et publiciste a adressé au pape la triple réclamation :
RENDEZ-NOUS L'ÉCRITURE, LE CATÉCHISME ET LA MESSE. Sa lettre est, par nature, une lettre ouverte : il l'a lui-même indiqué à l'Éminentissime et Révérendissime Seigneur, notre Seigneur le Cardinal Secrétaire d'État. On ne sait trop (on a cependant quelques soupçons) ce que celui-ci pense de la présente politique pontificale d'immobilisme. Mais on sait qu'il a jugé bon de faire savoir, par écrit, à Jean Madiran que le courrier était bien arrivé.
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Coq-à-l'âne : on note, par ailleurs, avec intérêt, comme dirait M. Beuve-Méry -- ou comme aurait dit ; c'est terrible avec les gens du m(M)onde : on ne sait jamais s'ils sont morts ou vivants tellement ils sont interchangeables -- on note et même on remarque objectivement, que certains milieux généralement bien informés, ne sont pas sans estimer, interprétant une source officieuse mais autorisée, qu'une intervention de la commission Media and Co, pourrait avoir, par le canal de la commission Masse et Cie, joué un rôle dans le refus d'inscription à la commission paritaire de la feuille (confidentielle) de tendance intégriste, le *Supplément-Voltigeur.* (Si vous n'avez pas compris c'est que vous ne lisez pas ou plus le journal, ou alors pas le bon). Bref, il y en a des certains, et nous en sommes, qui trouvent que la mise hors de combat du supplément (de grande diffusion) d'ITINÉRAIRES, en ce moment et en plein succès, ça ressemble à un coup fourré de chattemite ecclésiastique. Que ça pourrait être le véritable accusé de réception à l'envoi de la lettre au pape. *Fin.* Retournons à nos moutons.
Si son Éminence Révérendissime le Cardinal Secrétaire d'État a pris soin de faire répondre que les lettres étaient « bien parvenues à leurs destinataires respectifs » c'est qu'il entendait faire savoir que chacun avait lu. Et si le premier ministre du pape, son secrétaire (un secrétaire, quand ça n'est pas un meuble, est une personne dépositaire des secrets d'une ou plusieurs autres -- de qui en l'occurrence ? That is the question, mylord), si ce très haut et très puissant seigneur nous dit que le pape a lu, nous pouvons être certains qu'il tient à ce que nous le sachions. Et qu'il pense que nous le croirons. Parce que sinon. Sinon il faudrait que nous pensions qu'il est, notre dit seigneur le Cardinal secrétairissime, un très sinistre geôlier. Ce n'est pas impossible, dites-vous. Mais alors, que le pape appelle au secours si vraiment il ne sait pas quoi faire d'autre. Ce ne serait pas la première fois que nous irions faire les zouaves pour défendre un pape. Nous avons l'habitude si l'on peut dire. Nous sommes de vieux vendéens depuis Charette et peut-être avant, des voltigeurs d'élite, des grenadiers expérimentés. L'ennemi tient nos campagnes en plus du château : Ah la bonne heure ! nous allons réapprendre le chemin : nous tâcherons de nous y conduire bien, et, s'il le faut, de nous faire proprement couper en rondelles, à la grâce de Dieu, pour l'honneur de Notre-Seigneur et la défense de son Vicaire.
\*\*\*
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Mais sans doute ce n'est plus l'heure. Il est beaucoup plus tard que ça. Nombre s'endorment car la veille est longue. Les familles se défont. On étouffe les feux. Les amis s'en vont. C'est l'occupation.
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C'est dans cette situation qu'à notre rang nous avons entrepris de donner une édition de la LETTRE A PAUL VI. Il ne s'agit pas d'apporter ainsi nos suffrages à ce texte ; ou encore de faire une fantaisie typographique : nous pensons qu'il ressort de notre devoir d'état de le publier selon nos moyens propres et d'en réaliser une édition si l'on peut dire murale, au sens d'une inscription sur un mur, de la commémoration d'un moment de la vie de l'Église militante.
Car nous pensons que la *Lettre à Paul VI* a un caractère de publication solennelle : elle est la mise en forme de message adressé au pape d'une réclamation publique préexistante. Réclamation formulée par Jean Madiran en tant que théologien et en tant que publiciste depuis plus de trois années. Réclamation constamment renouvelée depuis, très largement diffusée sous diverses formes dans le peuple, chrétien : évêques, prêtres et laïcs. Et nous y insistons, réclamation préparée, explicitée, enrichie par des travaux considérables d'auteurs nombreux et divers publiés sur plus de cinq ans. C'est ce caractère de publication solennelle que nous avons cherché à montrer d'abord dans notre édition.
Le texte est présenté sur trois colonnes, couronnées par la réclamation proprement dite : *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.* L'en-tête : *Très Saint Père,* est graphiquement lié à ce couronnement. Notre propos est d'inscrire comme lapidairement cette clameur inouïe :
TRÈS SAINT PÈRE,
RENDEZ-NOUS L'ÉCRITURE, LE CATÉCHISME ET LA MESSE.
Jean Madiran a donné les motifs de la nouvelle forme donnée à cette réclamation dans les *Explications publiées en même temps qui* sont un peu la première réponse à l'enquête menée par Hugues Kéraly.
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Depuis cinq années Jean Madiran a rappelé, expliqué en quoi cela était notre droit de réclamer ; et aujourd'hui d'*exiger* du pape qu'il nous rende ce qui nous est absolument nécessaire, notre pain quotidien, qu'il a pris, ou laissé prendre sous son règne.
Ce départ à pic que nous avons essayé de montrer, en en respectant l'allure, est le seul convenable, nous le croyons. Que nous soyons dans cette situation violemment anormale où ces mots deviennent inévitables, voilà ce qui est grave, le plus lourd à supporter. Quand on ne reçoit jamais aucune réponse proportionnée alors que l'on réclame l'Écriture, le catéchisme et la messe publiquement, il n'est plus temps de faire des phrases, de se soumettre de bouche, de respecter des formes établies qui seraient dérisoires rapportées à la gravité de la situation. Car ce qui est demandé avec force, avec véhémence, ce qui est réclamé de plus en plus vivement, c'est que nous soient rendus des biens dont nous avions la possession assurée. Non pas donnés. *Rendus.* Que l'on nous rende ce que l'on nous a pris sous le présent pontificat par fraude et par violence au nom du concile Vatican II et du pape.
Cette présentation comme lapidaire nous croyons qu'elle correspond aussi au caractère de proclamation de la *Lettre à Paul VI.* La lettre est par elle-même une proclamation de la défaillance générale de l'autorité : autrement on n'en serait pas arrivé là. Et, sans réponse, elle devient une mise en accusation de l'immobilisme pontifical en face du massacre spirituel. Ce caractère de *remontrance* de la *Lettre* tient à la fausse réponse faite. Fausse réponse génitrice d'une anarchie illimitée escortée d'une impitoyable et secrète tyrannie. Quand l'ensemble des lois et des rites n'a plus qu'un fondement : *Obéissez !* qui ne voit qu'il n'y a plus d'obéissance possible. D'abord parce que précisément l'affaire, c'est la résistance au commandement supposé ou réel ; et que justement, ce dont on cause, c'est de la nécessité de ne pas obéir à un ordre qui commande un péché. Ensuite parce que : Obéissez ! tout court, ça ne peut pas passer. Aucune créature humaine ou angélique ne peut dire : Obéissez ! tout court. Les seules personnes qui puissent exiger cette obéissance-là sont celles de la Sainte Trinité.
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Toutes les autres doivent se référer à Elles, au moins implicitement. Or ces temps, l'implicite, c'est trop commode ; et dans tous les temps, l'implicite ne suffit pas dans les cas graves. Et comme, de plus, il s'agit cette fois du cas le plus grave, du dépôt de la foi, nous devons exiger l'engagement explicite et solennel de l'autorité à raison de son état et de sa fonction. L'état de désassemblée, de dissociété, que procure l'autodémolition de l'Église, a dans cette prétention de ne pas parler solennellement, son fondement social.
L'Église, nous enseigne le catéchisme, est une société vraie et parfaite. On peut y distinguer, en ce qu'elle est une personne morale, un corps et une âme. Son corps est ce qu'elle a d'extérieur, de visible : l'association de ses fidèles, son culte, son ministère d'enseignement, son gouvernement. Son âme est ce qu'elle a de spirituel et d'intérieur : la foi, l'espérance et la charité et tous les autres trésors célestes que lui a acquis son Époux.
Gardée au fond du cœur la parole du Rédempteur garantissant l'Épouse contre les assauts du prince de ce monde, nous devons mesurer ce que nous voyons. Ce qui se fait sous nos yeux, avec la participation d'un grand nombre, au nom d'une fausse obéissance, c'est de priver le corps de l'Église de son âme. C'est de gouverner, d'enseigner, de prier, d'assembler les fidèles, au nom d'une foi, d'une espérance et d'une charité qui ne sont plus les vertus théologales. Et le fruit de cela, c'est la dislocation du corps de l'Église.
Malheur à l'intendant, malheur au Vicaire qui entendra dans Rome dévastée, les barbares apostats, infidèles, sanglants du sang de l'Église, maîtresse et mère, hurler à la terre et au ciel : *et jam fœtet.* Oui, malheur à cet intendant infidèle. Et malheur à ceux qui l'auront mérité.
\*\*\*
C'est en raison de cet effroyable malheur suspendu sur nous qu'il nous faut réclamer avec la plus grande force, avec une ténacité sans faille la messe, le catéchisme et l'Écriture. Ces trois points cardinaux, ces trois biens premiers, rendus, la résurrection serait possible : *ite et docete* redeviendrait la mission certaine et claire. Cela nous sera rendu. et beaucoup par surcroît, le jour où Dieu voudra, où nous l'aurons assez fatigué de nos prières et de nos sacrifices.
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Ces trois points intimement liés, ces trois chefs principaux ont des corollaires qui ne sont point mineurs et dont la connaissance est importante pour la juste compréhension de l'ampleur et de la diversité de notre réclamation.
Il y a le latin. Le latin de l'Abbé Berto et d'Henri Charlier : celui qui est la langue maternelle de l'Église. Que des petits enfants de la campagne ont appris à Mesnil-Saint-Loup, que des petits orphelins ont appris au Foyer Notre-Dame-de-Joie. C'est celui des hymnes et des psaumes et (pour les plus savants) des Pères : nous voulons parler, suivant l'Abbé Berto, non pas des plus savants en latin mais de ceux qui peuvent et veulent pousser l'étude de notre religion. C'est le latin de la messe. C'est ainsi que la réclamation de la messe qu'a formulée Jean Madiran précise la messe traditionnelle latine.
Et il y a le chant grégorien. Le chant de notre mère l'Église : celui de l'Abbé Berto et d'Henri Charlier. Celui qui est chanté de manière habituelle dans une église déterminée, dans la chapelle d'une école, par des enfants, des adultes auxquels est confié l'office du chant sacré. Et de manière générale, valable pour tous, celui du chant de la grand'messe les dimanches et jours de fête. C'est pourquoi notre réclamation de la messe est celle de la messe traditionnelle latine et grégorienne.
Ce latin et ce grégorien sont ceux des cérémonies publiques de l'Église : des Rogations, de la Fête Dieu, du vœu de Louis XIII pour notre pays, des saluts du Saint-Sacrement, des vêpres et des complies, des ordinations et des mariages, de toutes les fêtes et de toutes les circonstances de notre vie jusqu'à notre mise en terre. Nous en sommes de plus en plus privés comme nous sommes privés de nombreuses fêtes qui ne demeurent point dans le bouleversement radical du calendrier liturgique.
« *Est-ce encore possible ? Je rêve ? Mais non ! tout le chapitre s'avance en procession. Il manque seulement l'archevêque-primat, qui est à Rome pour recevoir le chapeau. C'est la procession des Litanies majeures qui se fait le vingt-cinq avril, même si la fête de saint Marc est renvoyée à un autre jour, et sauf si Pâques tombe le vingt-cinq avril ;*
151:178
*elle se fait aussi pour les Rogations, à la fin du temps pascal, nommée alors* « *litanies mineures *»*, ce sont les mêmes litanies, véritable* « *prière universelle *»*. Elle s'est faite depuis le VIII^e^ siècle, et pour les litanies mineures depuis le V^e^, jusqu'à maintenant, et aujourd'hui pour la dernière fois avant longtemps ; et déjà elle ne se fait plus. Elle m'est donnée en supplément à la messe du dernier vendredi, je la saisis au vol, j'y plonge comme dans un fleuve immense et éternel :*
*Ab omni malo*
*libera nos Domine.*
*Ab omni peccato*
*libera nos Domine.*
*Ab insidiis diaboli*
*libera nos Domine.*
*A spiritu fornicationis*
*libera nos Domine.*
*A fulgure et tempestate*
*libera nos Domine.*
*A peste, fame et bello*
*libera nos Domine.*
*A morte perpetua*
*libera nos Domine.*
*In die judicii*
*libera nos Domine.*
*Peccatores*
*te rogamus, audi nos.*
*Ut Ecclesiam tuam sanctam regere et conservare digneris*
*te rogamus audi nos.*
*Ut domnum Apostolicum et omnes ecclesiasticos ordines in sancta religione conservare digneris*
*te rogamus, audi nos.*
......
*Le chapitre termine sa procession et vient s'installer dans le* Coro *aux stalles sculptées par Aleman, Biguerny et Berruguete, face à la* Capilla mayor *où commence maintenant une messe digne et belle, la messe* Exaudivit de tempo sancto. *J'y associe une pensée pour la France chrétienne : la cathédrale de cette rencontre, chère cathédrale de notre compatriote Petrus Petri, qu'ils appellent ici Pedro Perez, est dans le plus pur gothique français... *»
152:178
Nous avons recopié ces lignes parce qu'elles donnent le témoignage précis d'une personne qui a suivi un office de l'Église en un lieu donné à une date fixée. L'immensité insigne du trésor de l'Église accumulé dans le temps et dans l'espace y est en quelque sorte palpable. Nous sommes merveilleusement riches, éternellement riches des biens de ce trésor qui a été constitué pour notre sanctification. Si aujourd'hui ces trésors nous sont dérobés, nous savons encore ce que nous avons perdu et à quel point nous sommes appauvris. Nous le savons de mémoire humaine proche : l'écrit que nous avons cité ne date pas du déluge. La *Chronique des grandes litanies* de Jean Madiran a été publiée début mil neuf cent soixante-neuf dans la cent trente-cinquième livraison d'ITINÉRAIRES.
Le calendrier liturgique traditionnel, le latin, le grégorien. Nous ne disons point que toutes les réclamations corollaires de la LETTRE A PAUL VI se ramènent à celles-là, ni qu'elles soient sur un pied d'égalité, mais nous disons qu'elles y sont et qu'elles donnent une vue sur l'universalité des ruines amoncelées. On pourrait les faire dériver les unes des autres d'autres façons et les rattacher aux chefs principaux par d'autres chemins. La question du latin et du texte officiel authentique de l'Écriture, par exemple. Dieu avait commis saint Jérôme parmi ses écrivains pour établir la Vulgate : nous ne croyons pas qu'Il se tienne pour obligé à fournir un Jérôme par langue ou par dialecte. Nous voyons trop bien les extraordinaires difficultés que soulève l'explication claire et simple de tel ou tel passage de la Vulgate, et à quel point la garantie de l'autorité est indispensable pour régler la seule question de l'*interprétation* catholique d'un texte garanti, pour ne pas voir avec certitude que l'*établissement du texte* lui-même dans chacune des langues, dans chacun des dialectes, soulèvera des difficultés insurmontables. Alors quelle effrayante tour de Babel laissera-t-on s'édifier au sein de l'Église et quels épouvantables blasphèmes y tiendront lieu de Parole de Dieu.
\*\*\*
Le grand dessein qui préside à cette dilapidation contre laquelle nous réclamons et qui frappe l'Église militante d'une effroyable stérilité, c'est la fondation de l'*Église des pauvres.*
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Lorsqu'on nous raconte (et le pape lui-même à propos du latin) qu'il faut bien se séparer de certaines richesses (trop) somptueuses en raison de ce grand dessein, nous faisons nôtre la véhémente réponse de l'Abbé Berto :
« Qui leur a dit que les pauvres n'ont que faire de beauté ? Qui leur a dit que le respect des pauvres ne demande pas qu'on leur propose une religion belle, comme on leur propose une religion vraie ? Qui les rend si insolents envers les pauvres que de leur refuser le sens du sacré ? Qui leur a dit que les pauvres trouvent mauvais de voir un Évêque présider une procession, crosse en main et mitre en tête, et s'approcher d'eux pour bénir les petits enfants ? Sont-ce les pauvres qui ont crié au gaspillage quand Marie-Magdeleine a répandu le nard sur la tête de Jésus, jusqu'à briser le vase pour ne rien épargner du parfum ? Qui leur a dit surtout que, les Évêques dépouillés des marques liturgiques de leur autorité, les prêtres en seront plus évangéliquement dévoués aux pauvres ? Qui leur a dit que les honneurs extérieurs rendus aux Évêques ne sont pas une garantie faute de laquelle l'évangélisation des pauvres n'aurait plus, aux yeux des pauvres mêmes, aucune marque d'authenticité, sans laquelle l'évangélisation des humbles ne serait plus assez humble elle-même, n'ayant plus le caractère d'une mission reçue d'une autorité *visiblement supérieure,* mais tous les dehors de l'entreprise d'un prédicant particulier ?
« On détruit, on saccage, on ravage, sans nul souci de ces réalités séculairement éprouvées... \[...\].
« Qu'y gagneront les pauvres ? Hélas ! ils y perdront tout. S'il y a une cruelle évidence, c'est celle du peu que nous pouvons pour eux dans un régime de « laïcité ». Quand les lois, les constitutions, les mœurs publiques perdent toute référence à l'Église, quand tout se fait dans l'État sous le préalable d'une ignorance délibérée, volontaire, universelle du christianisme, quand l'Église y est réduite à la condition d'une association privée, *la première conséquence est que les pauvres ne sont plus évangélisés.* \[...\]
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« Il y a longtemps que tel est le sort des pauvres en régime de « laïcité », mais jusqu'aujourd'hui, la théologie catholique enseignait que c'était un mal, une iniquité, un désordre atroce dont les petits de ce monde étaient la proie sans défense, un désordre auquel il fallait travailler sans relâche à substituer l'ordre chrétien. Maintenant elle enseigne, du moins celle qui a le privilège exclusif de la parole, que ce désordre c'est l'ordre. Si l'évangélisation des pauvres en est rendue plus difficile encore, ce sera tant pis pour les pauvres, le système n'en conviendra pas, car il ne saurait avoir tort. »
Ce système, que l'Abbé Berto désignait en mil neuf cent soixante-quatre, nous le reconnaissons aujourd'hui pour ce qu'il est : le système de la *soumission au monde moderne,* de la *collaboration avec le communisme,* de l'*apostasie immanente.*
\*\*\*
En face, comme David en face de Goliath, en face de cette férocité aveugle, de cette perversité lucide, il y a notre réclamation, formulée par Jean Madiran, qui s'adresse au pape non point en raison de sa responsabilité personnelle dans l'état présent de l'Église, mais en raison de son autorité et de son pouvoir d'y porter remède. Car c'est au titre de sa paternité qu'il lui est demandé d'exercer son autorité : au titre de ce qui relève le plus directement du Père « de qui tire son nom toute paternité au ciel et sur la terre » ; au titre de ce qui est, aussi, très charnellement humain, -- très tendrement --, la filiation et la paternité d'ici-bas car nul homme ne dit « Père » sans que ce médiateur s'impose, qu'est son père selon la chair. Et au titre de cette paternité immédiate et universelle, Jean Madiran réclame du pape qu'il s'occupe de la famille, présentement comme orpheline et abandonnée à des tuteurs dénaturés :
« Très Saint Père, confirmez dans leur foi et dans leur bon droit les prêtres et les laïcs qui, malgré le parti de l'apostasie, gardent fidèlement l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique. »
Ne point laisser le simple fidèle et le simple prêtre sans recours contre le parti de l'apostasie : la voie la plus ordinaire, la plus immédiate, que le Très Saint Père pourrait emprunter pour donner un recours (qui serait une confirmation dans la foi) serait de ne pas répondre ou laisser répondre : « adressez-vous à votre évêque » dans toutes les circonstances où l'on n'exige pas purement et simplement *l'accord parfait avec l'évêque.*
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Cette voie ordinaire serait de maintenir tel curé dans sa cure malgré l'évêque qui veut l'en changer ; ce serait de condamner les ecclésiastiques de rangs et de fonctions diverses diffamateurs de tels prêtres ou laïcs ; ce serait d'encourager tel fondateur de monastère ou de séminaire.
Cette demande de la *Lettre à Paul VI* touche à un point d'une vive importance : l'exercice de la primauté de juridiction dont Jean Madiran parle dans la *Lettre à mon avocat :*
« Le malheur institutionnel le plus grave de l'Église moderne est qu'on y supprime la primauté de juridiction du Saint-Siège. On ne l'y supprime point en droit. Mais on se laisse aller à la supprimer un peu plus chaque jour en fait. On n'a pas aboli le droit de tout laïc et de tout clerc d'en appeler au Saint-Siège contre l'évêque. Mais on vide ce droit de tout effet pratique. Même quand l'évêque a certainement tort, on renonce désormais, on renonce systématiquement à lui donner tort par jugement régulièrement prononcé. Il n'en faut pas plus pour abroger en fait la primauté de juridiction. On pourra toujours enseigner qu'elle existe (si du moins il survit quelque part dans l'Église moderne une institution, un séminaire, une chaire où l'on enseigne fermement quelque chose) : *on ne pourra plus en mentionner d'applications actuelles. *»
Mais *la contrainte sociologique et le conditionnement psychologique feront marcher les gens* tant que le Très Saint Père ne jugera pas, bien que sa paternité immédiate et universelle lui en fasse un devoir, les cas qui lui sont soumis par les simples prêtres ou les simples fidèles. Tant que l'occupation étrangère durera et que le parti dont la *Lettre à Paul VI* affirme la prépotence n'aura pas été démasqué.
\*\*\*
En ce qu'elle dénonce l'existence d'un parti décrit comme le parti de « la soumission au monde moderne, de la collaboration avec le communisme, de l'apostasie immanente » et en ce qu'elle déclare que le cardinal Montini a connu ce parti, la *Lettre à Paul VI* est un avertissement.
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Elle donne avis public, à qui veut bien l'entendre, que nous savons qu'il y a un parti qui est dans l'Église comme un poison dans l'eau. Ce parti s'emploie depuis longtemps (et d'une façon depuis toujours mais jamais comme depuis un siècle), à se donner dans l'Église les moyens d'une politique contraire à celle qui découle du Syllabus. Nous croyons que tous les partis, de la franc-maçonnerie au communisme, qui ont voulu détruire l'Église se sont d'abord préoccupés d'avoir les moyens de leur politique. Et nous voyons qu'aujourd'hui le parti de l'occupant les a : il détient presque tous les postes de commandement. Mais on peut encore le dénoncer, parler de lui : à chacun sa responsabilité : Jean Madiran a assumé celle d'avertir publiquement. D'une eau souillée dire qu'elle l'est, est, pour les buveurs éventuels, l'indication la plus importante. Préciser qu'on sait qu'elle est souillée volontairement (par quelqu'un ou quelques-uns) c'est avertir les mêmes qu'il faut prendre garde : il y a crime. Et c'est aussi avertir les empoisonneurs qu'on sait, qu'on voit le résultat de leurs agissements et que la technique utilisée a été démontée dans son principe. Les empoisonneurs n'ont alors qu'une riposte : faire taire, imposer le silence dans les rangs. Si cela ne se peut, accabler le dénonciateur comme calomniateur. Mieux : faire de la dénonciation, dans ce cas, une horreur à tout coup déshonorante et disqualifiante. L'avis publiquement donné n'en demeure pas moins. Mais ce n'est pas en ce qu'il est plus ou moins public au témoignage des *sondeurs d'opinion* que cet avis a le plus de force. Sa force vient d'une autre considération. En disant : nous savons que le parti connu du cardinal Montini est, aujourd'hui, alors qu'il est devenu Paul VI, au pouvoir, la lettre de Jean Madiran donne un avertissement que le pape peut prendre en considération.
Que les réclamations qui lui sont adressées ne lui paraissent pas recevables, ou qu'il les croie négligeables, ou encore qu'il considère que ce n'est pas si grave que les cris et leur vigueur pourraient le faire croire, il n'en reste pas moins qu'il y a un signe temporel clair, une trace visible simple à reconnaître.
Qu'on interprète ; que le pape interprète lui-même :
-- Vous êtes, Très Saint Père, prisonnier de ceux qui commandent (que vous laissez commander) sous votre règne ;
157:178
-- Vous êtes, Très Saint Père, complice de ceux qui commandent (que vous avez mis en place) sous votre règne ;
le fait est certain, -- attesté par le pape lui-même sous le nom d'autodémolition -- : c'est le commandement qui est sous son règne l'instrument le plus efficace de la destruction systématique. Et cet avertissement est clairement visible : rien ne le brouille. Si le pape ne voit pas clairement que la messe nouvelle qu'il a proposée et qu'on nous impose est ambiguë ; s'il ne voit pas clairement que le nouveau catéchisme ne contient plus l'enseignement catholique s'il ne voit pas clairement que l'Écriture en langue vulgaire n'a pas de garantie certaine ; s'il ne voit pas clairement que l'universel taizétisme qu'il favorise n'est pas la religion, le testament nouveau de Jésus-Christ ; il peut voir les hommes qui l'entourent, qui sont là *en même temps* que lui. Et sachant ce que nous savons (moins bien, aussi bien, mieux que lui) : qui sont ces gens, d'où ils viennent, ce qu'ils font, où ils vont, il ne peut refuser de voir cette concomitance en ce qu'elle a de significatif : *l'autodestruction,* la *fumée de Satan* va avec elle, coexiste avec un certain parti qui commande aujourd'hui et qu'il a lui, Paul VI, sinon introduit, du moins laissé libre d'agir dans tous les rouages de la hiérarchie ecclésiastique. Un pape qui laisserait un avertissement aussi clair, alors qu'il est public et réitéré, sans réponse proportionnée, dresserait par là-même, contre son pontificat, une terrible accusation. Celle d'avoir pactisé avec l'Ennemi.
\*\*\*
La demande de la lettre de Jean Madiran : « Et puis, surtout, laissez venir jusqu'à vous la détresse spirituelle des petits enfants », est une demande terrible. Elle vient d'un constat effroyable. Les plus affligeantes images d'enfants affamés, yeux exorbités, côtes saillantes, ventres ballonnés, sont d'exactes illustrations de l'état des âmes et des intelligences. Les consciences difformes, les intelligences tordues, évidemment c'est moins spectaculaire, ça ne se montre pas en instantanés.
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Au contraire, on ne voit que des petits animaux frais et gracieux aux sourires charmeurs. Véritables monstres à faire frémir, s'il était possible, les saints du paradis et les anges du Ciel : morts vivants qui ne sont point nourris par l'Église.
C'est pourquoi la *Lettre à Paul VI* prend pour parler des enfants une couleur plus tragique ; plus humainement, charnellement déchirante, bien sûr ; mais aussi plus effrayante en ce que les fins dernières sont immédiatement en jeu, car il s'agit de ceux qui sont le plus sous le regard de Dieu -- leurs anges sont devant Sa face -- et le plus vulnérables. Les enfants, les plus petits enfants qui auront été ainsi privés de la vie de l'Église militante, de la société, de quelque camp qu'ils soient, *réclameront dans l'éternité* ce qu'ils n'auront pas reçu ici-bas. Lorsque Jean Madiran écrit :
« Rendez-leur, Très Saint Père, rendez-leur la messe catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelle de l'Écriture. Si vous ne les leur rendez pas en ce monde, ils vous les réclameront dans l'éternité. »
c'est en quelque sorte, un *testament* qui est fait au nom des petits enfants. Leur testament devant Dieu et devant les hommes : car leur vie et leur mort naturelles et surnaturelles sont suspendues à cette triple réclamation de la messe, du catéchisme et de l'Écriture. Ce *testament* est terrible parce les enfants portent en eux-mêmes toutes les exigences.
Un enfant mis au monde viable a le droit d'être aidé à vivre et la société qui l'accueille a le devoir de lui apporter cette aide. Plus, infiniment plus, un enfant a droit à la vérité et la société qui l'accueille a le devoir de la lui donner. Cela va loin, mais surtout (pour ce qui nous occupe) cela fonde cette certitude que les enfants portent en eux-mêmes une réclamation incessante si, par malheur, leurs parents, leurs éducateurs, les ministres de l'Église, faiblissent ou négligent de leur enseigner la foi selon une pédagogie chrétienne. Nous voyons aujourd'hui mettre, sous nos yeux, la lumière sous le boisseau ; cela nous donne obligation de réclamer en leur nom. Faute de quoi nous serions complices de l'enténèbrement de leurs âmes et, peut-être, à Dieu ne plaise, de leur mort éternelle.
\*\*\*
159:178
Ce sont ces diverses exigences liées les unes aux autres par les nécessités de la vie de l'Église, nécessités sociales, nécessités militantes, nécessités « communiantes », qui font l'articulation profonde de la réclamation formulée par Jean Madiran.
Nous avons le droit de réclamer pour nous les biens dont nous avons besoin pour militer ici-bas en vue de notre vie éternelle et du salut du monde.
Nous avons le devoir de réclamer ces biens pour nos enfants qui ont un droit imprescriptible à les recevoir intacts et resplendissants.
Nous avons le droit de les exiger du pape car il est du devoir de sa charge de nous en assurer la paisible jouissance.
\*\*\*
De cela la lettre porte témoignage. Elle atteste que jamais la clameur ne s'est tue des catholiques qui résistent à la contrainte sociologique et au conditionnement psychologique. Elle atteste qu'ils se savent affreusement volés, dépouillés de biens qui sont leurs. Elle atteste qu'ils se savent trahis. Elle atteste qu'ils attendent de Pierre qu'il confirme ses frères.
\*\*\*
Ce caractère de témoignage la *Lettre* le partage avec le pèlerinage à Rome. Mais le pèlerinage à Rome s'adressait à Dieu et point directement, humainement au pape. Lorsque nous étions à Rome, avec nos enfants, nous faisions ensemble un pèlerinage de prière et de pénitence : pour que Pierre demeure ferme dans la foi ; pour que Pierre, réveillé, ses chaînes brisées, nous confirme dans la foi, obéissant à sa mission :
« Le pèlerinage à Rome s'adresse à Dieu, *ad Deum pro eo,* il ne s'adresse pas aux hommes par mode de communication humaine. Il n'est pas une manifestation au sens habituel du terme, encore que les manifestations de cette sorte puissent être parfaitement légitimes, et que lui-même puisse en être une par surcroît il est d'abord une manifestation de pénitence, de prière et de foi.
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Il n'entend faire pression sur personne, n'exercer de violence sur personne sauf sur Dieu seul, la pression et la violence surnaturelles qu'ils nous demande, celles d'une prière qui ne cesse point. Violenti rapiunt illud. Et au jour choisi par Dieu de toute éternité, son Ange viendra dire au successeur de Pierre :
-- *Surge velociter.*
« Dans l'Église, par obéissance à l'Église, nous sommes en possession légitime, en possession résolue du Missel romain et du catéchisme romain. Une série de promulgations atypiques, incertaines, douteuses, renforcées par des actes de persécution administrative, a voulu depuis quelques années nous imposer progressivement un ORDRE NOUVEAU du catéchisme et de la messe, -- un ORDRE NOUVEAU qui culmine et qui se démasque dans la falsification systématique de l'Écriture sainte. »
Ces quelques lignes du second supplément au numéro de juillet et août mil neuf cent soixante-dix d'ITINÉRAIRES, publié alors que nous revenions de Rome, nous les reprenons ici parce qu'elles disent tout uniment notre vie : notre résistance quotidienne, nos pèlerinages publics et la véhémence de notre réclamation incessante.
\*\*\*
C'est cette résistance au funeste bouleversement de la vie de l'Église militante qu'atteste la *Lettre à Paul VI*. Pas plus que le pèlerinage, elle n'est une manifestation au sens moderne du terme (qui est précisément *du cinéma* au sens fort bien vu et populaire de l'expression). La *Lettre* est une inscription publique. Elle fait partie de notre vie. sociale. Bien sûr, elle est au cœur des petits enfants ; et aussi des écoles, des communautés qui résistent ; comme des foyers qui se fortifient ; et encore de ceux qui sont dans la solitude. Mais nous croyons que l'affirmation publique de cette place fondamentale est nécessaire. Que la place de la *Lettre à Paul VI* est aussi le mur du foyer. Et peut-être les murs de la ville, du bourg et du village.
\*\*\*
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Les petits enfants qui liront la *Lettre à Paul VI* au mur de la maison paternelle -- ô pères, mesurez dans la sainteté vos devoirs : il ne faut craindre aucun renoncement, aucun sacrifice, aucune *violence pour* assurer à sa famille les conditions matérielles et spirituelles d'une vie chrétienne sainte -- ces petits enfants apprendront qu'il est « dans le trésor de la Révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée », en même temps qu'ils apprendront les trois chefs principaux de notre réclamation :
La messe catholique.
Le catéchisme romain.
L'Écriture sainte.
Ils les sauront par cœur. Ils sauront par cœur le testament de notre temps. C'est le nôtre et celui que nous avons fait pour eux.
C'est l'acte solennel qui adresse au Très Saint Père de tous les fidèles, les réclamations certaines et dernières du peuple chrétien.
Nous disons *certaines* car il est certain absolument que nous refusons l'Écriture falsifiée, le catéchisme dénaturé, la messe ambiguë. Que nous confessons, jusqu'au sacrifice de la vie si Dieu le veut, notre attachement à la messe traditionnelle, au catéchisme traditionnel, à l'Écriture traditionnelle, légués par nos pères dans la foi dont beaucoup ont donné leur vie pour garantir ce legs.
Et nous disons *dernières* au sens qu'elles sont nos réclamations ultimes. Que si, comme il est à craindre, nous ne sommes pas entendus ni compris, il n'y aura pas d'interruption de notre réclamation, jusqu'à notre mort, s'il plaît à Dieu.
Nous affirmons, Dieu nous assiste, que le fil des jours, des saisons, des ans qui passent, ne nous entraînera pas comme chiens crevés au fil de l'eau, mais nous verra témoins qu'il est un coin de terre où la colombe peut se poser : terre chrétienne de notre cœur, du cœur de nos enfants, illuminée par le Saint-Esprit.
\*\*\*
Ce texte est donc notre testament.
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Notre travail a tenté de marquer ce caractère testamentaire dont nous croyons qu'il est déjà et pour toujours celui de la *Lettre à Paul VI.*
Nous avons ajouté au texte proprement dit, une courte note, une *légende,* qui rapporte brièvement les circonstances de l'envoi et de la réception du courrier adressé au pape et communiqué au secrétaire d'État : pour donner son *inscription temporelle* au document.
Notre travail, nous le dédions
aux plus pauvres et au très haut clergé.
Aux plus pauvres, aux plus ignorants, aux païens s'il en est ; aux petits enfants abandonnés ; aux hérétiques, aux apostats qui, peut-être, retrouveraient le chemin, la trace des pas de Dieu sur cette terre, si la voie leur était montrée en toute vérité.
A ce très haut clergé, Nos Seigneurs les Cardinaux, qui sont le clergé de l'Église de Rome, maîtresse et mère.
Et nous supplions la Très Sainte Vierge Marie, qu'Elle continue de nous avoir en bonne garde *sur la brèche* pour que nous, plus petits parmi les enfants de Dieu, nous ne faiblissions point. Car elle est Notre Dame, Notre Mère, qui nous ouvre les bras et les plis de sa robe.
Où nous nous jetons, avec notre plainte, comme *ses* petits enfants.
*S. Antoine Marie Claret,*
*Octobre 1973.*
Antoine Barrois.
© Copyright DMM.
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## NOTES CRITIQUES
### L'adhésion unanime, pas moins !
Information religieuse lue dans *Le Monde* du 25 août 1973 :
« Nommé évêque de Roermond en janvier 1972 malgré l'opposition du cardinal Alfrink et des éléments progressistes de ce diocèse, Mgr Gysen a beaucoup de peine à obtenir l'adhésion unanime de son clergé et de ses fidèles. »
Sans blague ! C'est une information ? C'est une nouvelle ? Les informateurs religieux du *Monde,* qui sont si bien informés*,* pourraient-ils nous donner le nom d'un seul évêque français qui aurait *l'adhésion unanime de son clergé et de ses fidèles ?* Le père Marty peut-être, ou le père Renard ? à moins que ce ne soit le père Riobé ? ou le père Matagrin ?
En Hollande même, le cardinal Alfrink, cité par l'information du *Monde,* n'a pas plus (et même beaucoup moins) que Mgr Gysen l'adhésion unanime dont il est question.
*Règle. --* Si vous êtes un évêque intégriste (Dieu sait pourtant si Mgr Gysen l'est peu : mais c'est encore trop), on ne prononcera jamais votre nom sans commencer par souligner qu'il vous manque « l'adhésion unanime » du clergé et des fidèles.
En revanche, si vous êtes un Alfrink, un Camara, un Matagrin, un Riobé, un progressiste, un révolutionnaire ou un apostat, la question ne sera pas posée.
Cette règle fait partie du code d'honneur de l'information religieuse objective, conciliaire et démocratique.
*Et inversement*
Voici une autre nouvelle. Une autre information. Dans *La Croix* du 30 octobre : « Espagne : pour la deuxième fois, des prêtres demandent la démission d'un évêque. » Cent six prêtres du diocèse de Victoria, paraît-il.
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Ce n'est pas exactement la seconde fois. La première, ce n'étaient pas les prêtres mais les fidèles. Le texte de l'information précise :
« C'est le deuxième évêque espagnol dont la démission est publiquement demandée en moins d'un mois : 300 fidèles du diocèse d'Oreuse avaient récemment demandé la démission de leur évêque, Mgr Temino, accusé notamment de paternalisme et d'autoritarisme ».
Peuh ! Cent six prêtres d'un côté, trois cents laïcs de l'autre, ce n'est pas grand-chose.
En France, ce sont des milliers de prêtres et de fidèles qui réclament la démission des petits pères Marty, Matagrin, Riobé, Boudon et autres patrons et protecteurs, entre autres, du nouveau missel, celui qui inculque, comme « rappel de foi » la doctrine qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ».
Mais cela n'est pas une information. Ce n'est pas, ce n'est jamais une nouvelle pour *La Croix*. Pas plus que le remplacement, dans les missels, de la définition catholique de la messe par sa définition protestante.
Ainsi le veut encore le code d'honneur -- le code secret d'honneur clandestin -- de l'information religieuse démocratique, conciliaire et objectivement évolutive.
J. M.
### Bibliographie
#### Roberto Vacca : Demain, le Moyen Age (Albin Michel)
D'abord une précision. L'auteur emploie l'expression « Moyen Age » au sens qui est redevenu courant : une période de répression, de moindre savoir, où la vie était plus dure qu'avant ou après.
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Ce livre est l'œuvre d'un prévisionniste, et ce qu'il prévoit, c'est la catastrophe. Il n'est sans doute pas le premier, mais son originalité tient à ce que son pronostic ne découle ni de croyances métaphysiques, ni de la crainte d'une guerre nucléaire, ni même de la crainte plus récente de l'épuisement des matières premières ou de l'accroissement de la pollution.
La peur du désastre atomique conduit à l'idée de désarmement, la peur d'une croissance anarchique à celle d'une planification. Craintes superficielles et remèdes nuls, selon M. Vacca.
Que constate-t-il ? La croissance généralisée (de la production, de la démographie, etc.), mais, en mathématicien, il sait que des progressions de cette forme rencontrent des obstacles. A un moment la course change de sens. Il y a déséquilibre, chute brusque, suivie d'une remontée. Cette chute brusque, c'est le prochain Moyen Age, dont l'auteur évalue la durée à un siècle.
Tant de précision pourrait faire sourire, mais les chapitres qui suivent paraissent très sérieux. La croissance signifie une complexité, et une fragilité bientôt excessive des systèmes qui assurent les fonctions générales de la vie : communications, ravitaillement en énergie, évacuation des déchets.
Nous risquons, et d'abord dans les grandes cités, les mégalopoles, la congestion. Cela peut arriver à la circulation automobile (embouteillages de plusieurs jours aux États-Unis). Mais aussi au téléphone (et pas seulement en France). C'est arrivé pour l'alimentation en énergie : panne de la région de New York en 1965.
Sait-on que les sociétés américaines qui produisent l'énergie électrique, après avoir, selon la bonne règle de l'expansion, poussé le public à consommer plus, font machine arrière depuis 1969 ? On invite à des économies, on menace d'un rationnement forcé.
Or, toute rupture d'équilibre d'un système retentit sur les autres, et risque de les déséquilibrer à leur tour. Quand il devient difficile de circuler, on téléphone plus. La saturation du téléphone accroît l'importance du courrier. Pour éliminer les déchets, on met en place des broyeuses d'ordures qui augmentent considérablement la consommation de l'eau douce. Il y a mille exemples.
M. Vacca (chargé d'un cours sur les calculateurs électroniques à l'Université de Rome) ne pense pas que la fragilité des systèmes de communication ou de ravitaillement puisse être diminuée par un recours aux ordinateurs. Le secret de l'organisation parfaite n'est pas dans ces machines.
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Il faut lire le très bon chapitre où il s'attaque aux illusions qu'on entretient à ce sujet. Naïvement, nous avons tendance à adapter les structures de nos organisations aux possibilités de l'ordinateur -- au lieu de dépenser un peu plus de matière grise à adapter ces organisations aux besoins nouveaux (principalement au changement de dimension).
La congestion est proche. Que peut-il se produire ? M. Vacca nous donne un petit scénario peu réjouissant. A New York, paralysie du trafic routier et du trafic ferroviaire (embouteillage, désorganisation, etc.). Les contrôleurs aériens ne sont pas remplacés. L'un d'eux succombe à la fatigue, commet une erreur : un avion s'écrase sur une ligne à haute tension. Les sécurités fonctionnent (comme en 65) et de proche en proche le réseau de sept États est mis hors de service. On est en janvier. Pour se réchauffer, les gens allument des feux. Des incendies éclatent. Les embouteillages ne permettent pas aux. pompiers d'arriver. Tout le monde essaie de téléphoner : le réseau est bloqué. Le ravitaillement est impossible. Pillage des supermarchés. Agressions, pour se procurer de l'essence, du gaz, des vivres. Si la crise a duré deux semaines, on compte quelques millions de cadavres, qui empoisonnent l'atmosphère et favorisent les épidémies.
On voit le développement. L'auteur conclut très logiquement que seules les régions développées subiront ce désastre, et particulièrement les mégalopoles. La Suède, par exemple, restera indemne. Moins les populations sont « évoluées », mieux elles résisteront. Et dans les grandes villes, ce sont les éléments les moins assimilés à la vie urbaine qui ont les meilleures chances (à New York, les Porto-Ricains).
Une seule objection à faire à l'auteur : les systèmes dont nous dépendons sont-ils aussi fragiles, aussi proches de la saturation, qu'il le dit ? Les éléments qu'il apporte semblent le prouver.
M. Vacca propose, pour traverser la dure période de désorganisation et d'anarchie (qu'il attend d'ici cinq à quinze ans) de fonder des communautés du type monastique qui transmettront le savoir à des temps meilleurs.
Ce qui intéresse dans son livre, c'est un regard neuf (sans les verres fumés d'une idéologie) sur un monde inédit et que l'on a peu de raisons, en effet, de croire durable.
Georges Laffly.
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#### André Martin : Soljénitsyne le croyant (Éditions Albatros)
Le dossier réuni par M. Martin réunit des textes où le noble écrivain russe se montre croyant, et défenseur de la foi ainsi que le texte complet du discours (jamais prononcé) qu'il avait préparé pour le prix Nobel.
La seule prière (voir p. 100) suffirait à l'intérêt de ce livre :
« ...Lorsque les plus intelligents ne voient rien au-delà de ce soir et ne savent ce qu'ils devront faire le lendemain, c'est alors Seigneur, que tu m'envoies la claire certitude : Tu existes et Toi-même tu prendras soin que tous les chemins du Bien ne soient pas barrés... »
Mais il y a aussi le dossier du début. Soljénitsyne adresse au patriarche de Moscou une lettre de Carême, où il s'indigne de le voir si neutre devant la persécution : des enfants soviétiques n'ont pas droit à être instruits de la foi : « Le baptême du nouveau-né met fin à l'insertion de l'enfant dans la communauté ecclésiale. Toute catéchèse lui est sévèrement interdite. L'accès au service liturgique, à la communion sacramentelle, parfois même la simple présence dans l'enceinte de l'église, lui est interdit. Nous volons nos enfants, en les privant de cette expérience unique et irremplaçable qu'est la participation du jeune âge à la sainte liturgie. »
L'écrivain dénonce ce scandale, cette sournoise asphyxie des innocents. Il y aura un orthodoxe, Jeloudkov, pour défendre le patriarche, mais heureusement un théologien laïc, Felix Karelyne pour remettre les choses au point et soutenir Soljénitsyne.
A l'Ouest, dans l'Église catholique, c'est le point de vue de Jeloudkov qui sera généralement défendu (article du jésuite Hotz dans Civiltà Cattolica).
Est-il exagéré, à ce sujet, de voir un parallélisme entre la tyrannie déclarée d'un côté, et la tyrannie sournoise, de l'autre côté du mur, les deux Églises officiellement dévouées an socialisme (régnant ici, s'apprêtant à régner là) et dans les deux cas quelques témoins qui rappellent que la promesse du Christ n'est pas celle d'une société temporelle, ces témoins se trouvant, être, ici et là, aussi souvent des laïcs que des prêtres ? C'est risqué, mais il suffit d'entrer dans une église (à quelques exceptions près) pour que ces idées vous viennent.
Pour finir, il faut au moins citer un autre passage de Soljénitsyne, extrait de son discours pour le prix Nobel :
« *Les démons* \[*les possédés*\] de Dostoïevski, qui semblaient jadis un cauchemar fantasque né dans la tête d'un provincial, sont en train de ramper à travers le monde sous nos yeux et s'infiltrent dans des pays où l'on ne pouvait les imaginer : par la piraterie aérienne, l'enlèvement des otages, les attentats à la bombe et les explosions incendiaires de ces dernières années, ils manifestent leur présence et leur dessein d'ébranler et même d'anéantir notre civilisation. Ce plan risque de se réaliser. »
Voilà des réflexions qu'on n'entend pas souvent dans les homélies dominicales.
G. L.
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#### Jules Monnerot : Les lois du tragique (P.U.F. 1969)
« Toute action entraîne dans le monde des conséquences dont l'agent ne s'était pas douté. » Cette constatation simple est toujours oubliée, c'est ce que M. Monnerot nomme l'*hétérotélie.* Elle est la première des lois du tragique.
Dans chacune de ses actions, l'homme se trouve *en défaut.* Par nature. Parce qu'il ne peut connaître l'ensemble de la situation où son acte est produit, et encore moins les conséquences de cet acte. Et cela dans les cas les plus favorables. Œdipe, type du héros tragique, est l'homme le plus clairvoyant. Il a triomphé du Sphinx. Cependant il est aveugle pour ce qui le concerne du plus près.
Autre constatation : cela n'est vrai que pour un monde où l'*acte* et la *personne* tirent à conséquence. Le monde indien, où la personne s'évanouit, ne peut être tragique au sens où le sont le monde grec et le monde chrétien. « Il est une hypothèse que l'homme occidental se refuse en général à prendre en considération, c'est l'hypothèse de l'insignifiance humaine (que les gnostiques n'avaient pas écartée). » Inversement, paraît tout aussi fausse à l'auteur « la pseudo-idée que l'univers serait *arrivé* en produisant l'homme, et l'homme de notre époque... idée bourgeoise dans le sens le plus éphémère et le plus caricatural du terme, pseudo-idée située et datée. »
(Cette pseudo-idée est l'aboutissement *pratique* de l'évolutionnisme, et nous encourage dans la pensée que l'homme commence à peine. Exprimé naïvement, cela donne le vers de la cantate pour les vainqueurs de Marengo, en 1800 : « ...Les fils sont plus grands que les pères... »)
La description des tragiques grecs est reprise de nos jours par la philosophie allemande mais sur un fond différent ; mais à « une signification religieuse *forte *» succède une « signification religieuse *faible *»*.* D'où le succès momentané d'une notion comme celle de l'absurde. Comment l'acte et la personne peuvent-ils garder leur sens sur un fond nul ?
M. Monnerot ne parle pas en chrétien., Il ne l'est pas, que je sache. Mais dans l'angle où ce livre projette la lumière, il est excellent.
G. L..
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#### Henri Thomas : Sainte jeunesse (Gallimard)
*Le prophète* est une des plus belles nouvelles que j'aie lues. Un classicisme qui naît de la vigueur contenue (et non de l'anémie), l'expression la plus pure du trouble et des confusions, un mélange exquis du simple et du subtil, le raffinement le plus rigoureux pour décrire ceux que l'on appelle, grande erreur, des simples (que l'on appelait serait plus juste) ce sont les vertus d'Henri Thomas. La pudeur, raideur même si l'on veut, le refus de tout ce qui n'est pas le ton juste et qui pourrait passer pour roublardise et brillant, la force et la sûreté d'un chant qui tonnait sa source, l'auteur montre cela avec un naturel inégalé.
A côté de lui, Marcel Arland serait mondain. On a envie de comparer les deux hommes parce qu'ils sont tous deux issus de paysans de l'Est, et tous deux parfaits connaisseurs de la langue (et si mon parallèle a l'air de donner préférence au cadet, c'est que le dernier livre d'Arland, *Proche du silence,* a été décoré de qualités que mérite moins, pour une fois -- à mon sens -- un art trop volontaire).
Dans *Sainte Jeunesse,* tout est serré, dense, neuf. Sans erreur.
G. L.
#### Céleste Albaret : Monsieur Proust (Laffont)
Mme Albaret fut, comme on sait, la servante de Proust qui parle d'elle dans la *Recherche du temps perdu.* Il vantait son invention langagière, une fraîcheur, un naturel dans l'expression qui étaient sans doute avant les journaux. (Je sais, il y en avait beaucoup en 1913.)
Dans ce gros livre, Mme Albaret parle de son maître avec une grande affection, un grand respect. C'est bien agréable.
Mais ce qu'on veut signaler ici, c'est autre chose. Où est passée l'invention dont parle Proust ?
Céleste Albaret n'a pas écrit son livre. Elle a enregistré au magnétophone, et l'on a tiré de là trois cents grosses pages. En vue du grand public : c'est le point.
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Le livre, de plus en plus, vise à rejoindre les gros canaux de communication : journaux, radio, télévision. Il lui faut donc faire subir le même traitement à ses produits : arrondir les angles, effacer les aspérités, annuler le singulier. A ces conditions, le produit sera assimilable par les masses. Même, mon image est inexacte, ou incomplète. Dans ces cas, il ne faut pas représenter le consommateur comme un individu possesseur d'un estomac, mais comme un animalcule qui absorbe la nourriture par toute sa surface. Nous baignons, à la lettre, dans un milieu de paroles et de sons que l'on reçoit presque sans s'en rendre compte. Seule, la nourriture totalement digérée passe.
Conséquence : pour faire percevoir quelque chose à de tels mollusques, il ne s'agit pas de jouer la nuance. Il faut des décharges électriques, des jets d'acide. Cela suffirait à expliquer (il y d'autres raisons) que l'on ait recours à la dérision, au sacrilège, que l'on s'attaque au sacré (aux « tabous »). C'est pour se faire entendre.
Pour en revenir à Mme Albaret, M. Plumyène (voir *Céleste,* éd. de la Table Ronde) avait vu que la difficulté, pour obtenir d'elle un témoignage vrai, était la *transcription.* Avec le livre d'aujourd'hui, la transcription est justement ce qu'on devait éviter.
#### Jean Cocteau, dix ans après sa mort
Cocteau se plaignait de la « malédiction du bruit » qui le poursuivait. Il se plaignait d'être mal connu, « mal vu » (mais il n'était pas innocent, dans cette affaire).
Dix ans après sa mort, voilà à nouveau beaucoup de bruit autour de Jean Cocteau. Et de quoi parle-t-on, partout (à l'exception d'un article de M. Kanters) ? du peintre, du cinéaste, du personnage.
Opération en deux temps.
1° On veut parler au public du Cocteau qu'il connaît, du Cocteau-vedette. On exhibe tout ce qui peut servir.
2° On conclut que décidément il y a là bien des illusions, des beautés qui furent un déjeuner de soleil, un homme qui reste lié à son temps. Ce qu'il fallait démontrer.
On ne parle pas de ses livres : *le Rappel à l'ordre, Mon premier voyage, la Difficulté d'être, le Journal d'un inconnu*. On ne cite pas les poèmes.
C'est que, de cette œuvre, le meilleur est à contre-courant d'aujourd'hui. On le passe sous silence, donc. Curieuse aventure d'un poète qui risque de mourir asphyxié sous les masques qu'il arbora un temps et qu'on lui recolle de force sur le visage. (Cela complète ce qu'on vient de dire du livre de Mme Albaret.)
G. L.
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#### Jules Leroy : Saint-Germain-des-Prés (Nouvelles Éditions Latines)
Lire cet ouvrage, c'est rencontrer une bonne part de l'histoire littéraire française, et même une part de l'histoire tout court. Des moines de saint Germain aux bénédictins, et de ceux-ci à Piron... et à Boris Vian, il y avait de quoi faire une aimable et glorieuse galerie. M. Leroy y a très bien réussi.
G. L.
#### Henri Dontenville : Mythologie française (Payot)
C'est la réédition d'un ouvrage écrit en 1948 et dont nous sommes tentés d'apprécier l'intérêt en curieux, avec l'esprit d'enfance qui nous pousse toujours à écouter « Peau-d'Âne ». Ici nous retrouvons Gargantua, l'ogre, le Dragon, le Cheval Bayard et la Fée Mélusine : une véritable aubaine ! Néanmoins nous sentons partout une thèse, qui n'est pas nouvelle. Le Christianisme n'aurait été en somme en France qu'une « mythologie » imposée par des conquérants ; le druidisme prolongé sous les formes folkloriques telles que la sorcellerie y gagnerait en somme le prestige d'une « résistance », d'une sorte de maquis d'une culture authentiquement Indigène. L'auteur avance expressément l'idée que la révolution de 1789 serait la résurgence de cette religion longtemps humiliée. Aucun doute, c'est le romantisme révolutionnaire celtisant d'Augustin Thierry, Michelet et quelques autres.
C'est sur le fond même et sur la méthode que je présenterai quelques objections. Il y a d'abord la passion de la recherche et de la synthèse : Gargantua est rapproché du Catchas grec, l'Orge d'Orcus, dieu de la mort, et Bayard de Pégase et quelques autres chevaux mythiques ; l'auteur découvre les noms de ses personnages dans d'innombrables appellations de lieux et souvent, me semble, t-il d'une manière assez gratuite. L'érudition est une passion, et la tendance aux explications monistes est une des conséquences fréquentes de cette volupté intellectuelle. On peut y joindre une autre passion, celle de redécouvrir en tout l'élément primitif, comme une sorte de paradis intellectuel. L'enthousiasme ici ne tient pas compte de plusieurs faits. D'abord il a toujours existé une « internationale » des conteurs facétieux ou fantastiques. qui se sont fait des emprunts mutuels ; la communauté apparente des thèmes dans les folklores n'est pas, pour cette raison, une garantie absolue d'archaïsme. Les historiettes humoristiques ou gaillardes inventées au cours des âges, sur Gargantua par exemple, n'ont pas nécessairement d'autre intérêt que leur valeur comique. Les bonds extraordinaires des chevaux légendaires ne sont peut-être qu'un fruit de l'éternelle tendance à la galéjade. Certaines légendes explicatives n'ont nul besoin d'être anciennes :
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quand la fantaisie ordinaire de notre esprit retourne à l'enfance ; cette activité « ludique » invente spontanément des formes analogues ; déjà dans le passé l'explication d'un fait jusque là inexpliqué par une référence à une légende antérieure célèbre correspond à la même intention. On peut même se demander si chez l'érudit, une tendance naturelle à la composition poétique d'un ensemble n'utilise pas subconsciemment les détails fournis par la recherche, en toute bonne foi scientifique d'ailleurs ! La pente naturelle de l'esprit pousse à l'embellissement, à la surenchère, à l'accroissement d'un « cycle » légendaire antérieurement constitué.
La mise en parallèle du Christianisme et de cette « mythologie française » est flatteuse pour l'imagination, mais à mon sens elle est illusoire. Le romantisme pleure volontiers sur les Atlantides, sur les Villes d'Ys englouties, sur les. « cultures » disparues, sur la dégradation humiliante et injuste des anciens mythes. Mais si les héros de la « mythologie française » sont retombés dans le conte enfantin et le folklore paysan, je ne vois pas pour autant la nécessité de souscrire à la thèse romantique de la décadence successive des religions (« comment meurent les dogmes »). En fait, ces légendes ne sont-elles pas restées toujours au même niveau, celui de la mythologie narrative, alors que le Christianisme a suggéré à l'esprit humain des besoins bien plus vastes et plus profonds ? Comment du reste expliquer que si le peuple en son fond avait tenu à ces croyances, il les eût rendues si comiques et parfois si triviales ? C'est sans doute que le besoin narratif n'était qu'une voie de garage, ou un effort fruste et maladroit du besoin spirituel à une époque antérieure. Le parallèle avec la mythologie gréco-romaine est boiteux : là, les mythes étaient parvenus à une forme littéraire, directe, précise, artistique ; ici l'expression est fugitive, flottante, transposée et indirecte. Je demeure aussi déconcerté par l'abondance même des arguments. Aux rapprochements étymologiques, philologiques, on ajoute les explications rationalistes concrètes : le dragon, le serpent seraient à l'origine un fleuve ou un marais. Trop de raisons interférentes ! Pourquoi pas après tout le recours à la psychanalyse ? Le dragon serait ce qui serpente dans les troubles arrière-fonds de notre conscience, obscurément et malgré nous. Tel serait peut-être l'essentiel de la question ; dans ces « mythologies françaises », c'est l'étrange et le bizarre qui prévalent. Elles ne flattent au plus que la curiosité, le sens du pittoresque accidentel et, finalement, le comique. C'est pourquoi elles étaient perdantes dès le départ. Et l'esprit des Gaulois, que l'on a toujours dépeints comme avides d'écouter et de s'instruire, devait nécessairement attendre qu'une autre source vint dispenser la beauté et l'élévation de la pensée.
J.-B. Morvan..
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#### Eugène Ionesco : Le solitaire (Mercure de France)
J'attendais, je l'avoue, plus et mieux du roman de Ionesco : les exigences sont forcément à la mesure du mérite et de la réputation d'un auteur. Ce roman est riche toutefois, mais d'une richesse, négative et critique ; et l'on pouvait espérer que Ionesco prendrait plus nettement l'initiative d'une suggestion, enrichissante dans un monde intellectuellement appauvri. Son personnage se situe dans la lignée de Selavin et de Meursault, peut-être de Frédéric Moreau et de Bouvard et Pécuchet. Un raté, auquel survient un héritage opulent qui lui permet de vivre sans rien faire, voilà une destinée qui illustrerait maint passage de l'Évangile et de Pascal. L'arrangement du mobilier, le confort, c'est la situation de l'homme comblé qui décide de ne plus penser qu'à réjouir son cœur ; le beaujolais et le cognac pallient l'absence d'imagination, conjointement avec les amours ancillaires. L'égoïsme tourne à la claustration : c'est l'homme seul dans une chambre. Mais quelle autre possibilité pourrait s'ouvrir à lui ? Peu à peu l'univers parisien où Il vit dans sa médiocrité intellectuelle et dans son confort matériel devient trouble, agité, révolutionnaire. Ionesco invente alors un mythe digne d'être médité : les deux partis qui s'affrontent à grand renfort de barricades et de combats de rues sont semblables au point d'avoir le même drapeau ! Deux ultra-gauchismes se référant à on ne sait quelle internationale turque ou mongole, c'est une situation en somme assez proche de certaines réalités politiques. Les propos entendus sont une anthologie de banalités, d'expressions toutes faites, une sorte de rhétorique vulgaire dégradée jusqu'au mécanisme pur. Alors pour le personnage, il y a un faux dilemme : vivre pour rien ou vivre pour l'agitation gratuite d'une subversion absurde. Je pense que c'est la leçon la plus intelligible du roman : la stupidité des idéologies ne peut rien apporter à une cervelle médiocre, fort incapable de réinventer par ses propres moyens l'intellectuel et le spirituel. L'autre leçon est plus profonde mais plus indécise : le personnage, survivant aux tueries, approfondissant paradoxalement sa paresse et sa solitude, parvient à une sorte de compréhension supérieure de la vie, de l'amour des êtres, et à une vision de rêve que l'on peut comparer à une ouverture mystique. Ces dernières pages sont belles, mais il me semble que l'homme de ce temps n'est guère préparé à en comprendre le sens. Le chrétien pourrait aisément donner une forme plus précise à cette promotion spirituelle trop féerique ; les autres n'y verront peut-être qu'une manière de finir le livre en beauté, ou de donner une fiche de consolation optimiste et assez conformiste au lecteur attristé par le tableau sans complaisance d'un Français trop moyen réduit à une solitude sans vocation réelle et justifiable.
J.-B. M.
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## DOCUMENTS
### Au Chili Par Dieu, la patrie et la justice
*Le récent renversement, par les Chiliens, de l'emprise marxiste sur leur pays a déchaîné en France la malveillance de nombreux commentateurs ; et il n'y a pas chez nous de mots assez durs pour flétrir le brutal* « *fascisme *» *de la junte militaire qui a précipité* (*plus qu'elle ne l'a provoquée*) *la chute du catastrophique gouvernement Allende. Mieux valait sans doute pour ce peuple mourir sous la terreur et, la faim, que faillir à la mission expérimentalo-socialiste -- dont nos distingués chroniqueurs l'avait investi...*
*Ce que les lecteurs d'*ITINÉRAIRES *doivent savoir, c'est que le Chili ne vient pas d'assister à une victoire seulement politique des non-communistes sur les communistes : il vient de connaître une victoire sur le communisme explicitement et officiellement placée par ses auteurs* sous le signe de Dieu. *Cet événement n'a en Europe, depuis la dernière guerre mondiale, aucun précédent ; en Amérique latine, il ne peut être comparé qu'aux événements brésiliens de 1964* ([^27])*. Dans le texte qu'on va lire -- éditorial du n° 46 de la revue chilienne* « *Tizona *» (*septembre-octobre 1973*) *--, Gonzalo Ibanez donne la vraie mesure de cet acte de foi historique dont nul chrétien, quelle que soit la fragilité des proclamations et des intentions humaines soumises à* *l'épreuve du temps, n'a le droit de rougir ou de se moquer.*
*H. K.*
« *Par Dieu, la patrie et la justice *». Devise du nouveau gouvernement, formule de tous ses serments, et expression achevée de se radicale opposition au précédent régime marxiste qu'on peut, en toute exactitude, qualifier de sans Dieu, sans patrie et sans loi.
*Dieu, patrie et justice*, devise de tous les grands gouvernements qui jalonnent l'histoire de l'Occident chrétien à travers les siècles. Beaucoup croient qu'elle n'est rien d'autre que cela : une devise. Grave erreur : en elle tout le programme, toutes les obligations, tous les droits et tous les principes qui doivent guider un bon chef d'État y sont contenus.
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Quand on dit *Dieu*, on reconnaît sa souveraineté absolue sur les créatures qu'il gouverne, par son infinie Providence. Et parmi ces créatures il y a l'homme, entendu selon ce qu'il est réellement : un être libre, mais créé ; un être promis à la vie éternelle, dont l'obtention est placée sous sa propre responsabilité, et en vue de quoi il doit conformer toute son activité aux normes émanant de sa nature raisonnable. L'homme, en somme, non comme le voudrait le libéralisme, autonome et maître de faire absolument tout ce qu'il veut, mais réglé et mesuré, moralement obligé par la loi de sa nature à vouloir le bien et éviter le mai, raison pour laquelle lui ont été données l'intelligence et la liberté.
Quand un gouvernant dit Dieu, il se reconnaît délégué de Celui qui gouverne tout l'univers, qui est maître et seigneur de l'histoire ; il affirme qu'il lui faut agir en accord avec les règles morales Inscrites dans la nature humaine et, partant, que la loi positive émanant de lui ne se justifie point par elle-même, mais bien par sa conformité à ces normes morales, aussi universelles, immuables et nécessaires que la nature même de l'homme.
Quand on dit *patrie*, on affirme avec certitude que les hommes à gouverner ne sont pas des entités abstraites, des essences dépourvues d'individualité, mais des êtres concrets, de chair et d'os. avec leur idiosyncrasie, leurs coutumes propres et, par-dessus tout, leur histoire propre. Dire patrie c'est dire tradition, parce que la tradition n'est pas autre chose que l'histoire, accumulée dans les hommes de la génération présente. Quand on dit patrie on dit loyauté et fidélité envers tous ces hommes qui tombèrent au cours des siècles, rendant possible par le sang versé cette patrie où maintenant nous habitons, dont nous souffrons ou dont nous profitons.
Quand il dit *Justice*, le gouvernant reconnaît que son pouvoir sur la vie et les biens des sujets n'est pas absolu, mais qu'il a pour objet d'établir entre ceux-ci un ordre permettant la satisfaction des besoins légitimes de tous et de chacun, c'est à dire un ordre où l'on donne à chacun ce qui lui est dû. Quand on dit justice, on reconnaît que le but du gouvernant n'est pas le bien de quelques-uns, mais le Bien commun. que c'est une obligation pour lui de gouverner bien, et un droit pour ses sujets d'être bien gouvernés ; d'exiger d'être, bien gouvernés ou, en cas extrême, de se donner un bon gouvernement.
Accomplir tout ce que contient cette devise n'est pas facile. comme il n'est jamais facile de faire le bien. Les membres de la junte militaire ont pris Dieu à témoin de leurs promesses, de leurs intentions. Quand chacun de nous se sera acquitté de son propre devoir, qu'il prie donc Dieu de les aider dans l'accomplissement de la dure tâche à laquelle ils s'affrontent aujourd'hui.
(Fin de la citation de l'article de Gonzalo Ibanez paru dans la revue chilienne « Tizona » ; traduit de l'espagnol par Hugues Kéraly.)
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### Samizdat
*La presse libre en U.R.S.S.*
En Union Soviétique, à défaut de reconnaissance officielle, la presse libre a un nom -- « Samizdat » -- et une organisation officielle qui commence à se développer. Dans un pays ou une formidable censure écrase depuis plus de cinquante ans toute initiative, au point que le pouvoir lui-même ne sait pas ce qu'on y pense, c'est un fait qu'il convient de considérer.
*Samizdat* vient du russe « sam » -- qui signifie soi-même, et « izdat » -- publier, faire paraître ; littéralement : *qui publie lui-même.* Le mot est apparu dans les années soixante, par opposition au Gosizdat (publications de l'État), qui détient en U.R.S.S. le monopole légal de l'édition. A l'origine, seules quelques œuvres littéraires interdites par la censure, comme celles de Pasternak ou de Soljénitsyne, faisaient l'objet de ces publications clandestines. Mais le champ du Samizdat s'est beaucoup élargi, et il assure aujourd'hui la diffusion d'une grande masse d'essais, d'études ou d'informations, sur tous les sujets : politiques, économiques, philosophiques et même religieux. Les courants d'idées qui s'y expriment semblent assez divers. L'antisoviétisme y domine, naturellement, mais n'est pas d'obligation ; des communistes, jugés non orthodoxes par les autorités (il en faut peu), ont ou eurent également recours au Samizdat pour faire connaître leur sentiment : Grigorenko, Bukovsky ou Galanskof hier ([^28]), Sakharov ou Soljénitsyne, aujourd'hui, sont de ceux-là. A leur plus grand mérite.
En U.R.S.S. chacun bien sûr est « libre » d'écrire ce qu'il veut, mais n'a qu'un éditeur autorisé : le Parti, qui est aussi commanditaire, imprimeur et libraire pour tous les ouvrages mis en circulation dans le public. Le Samizdat n'est donc aucunement une marque, une maison d'édition parmi d'autres.
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Nécessairement informel, il ne se reconnaît qu'au mode de diffusion de ses documents, pages dactylographiées en quelques dizaines d'exemplaires, et qui circulent de main en main : chacun s'arrange pour les reproduire avec les moyens du bord, apprendre ou recopier à la main ce qui l'intéresse, avant d'en confier le dépôt au suivant, toute estimation de tirage restant exclue ; le lecteur d'un « samizdat » est ainsi étroitement solidaire des autres, et, en même temps, à la merci de leur imprudence ou d'une dénonciation. Plus que le succès des œuvres assuré par la clandestinité, quelquefois en l'absence de vraie qualité littéraire, ce lien créé entre les hommes au cœur du totalitarisme doit retenir l'attention.
Parfois le point de départ est encore plus modeste : Dans « Le premier cercle » ([^29]), Soljénitsyne rapporte l'histoire d'un camarade de *charachka* qui s'était découvert un certain goût et des dons pour la nouvelle littéraire : il dissimulait sous sa langue, en boulettes, leurs textes microscopiquement calligraphiés, pour les confier lors de la seule visite annuelle autorisée à quelque parent. (Et, un jour, arriva ce qui devait, arriver : l'écrivain, pris d'émotion pendant la fouille, ou menacé dans sa propriété littéraire par un gardien trop diligent, avala son œuvre d'une année...) On comprend le caractère fortement ramassé, elliptique, de bien de ces écrits ; le cours des choses leur interdit toute prolixité.
Le Samizdat diffuse aussi quelques périodiques. Le plus connu est la « Chronique des événements en cours », qui paraît tous les deux mois environ depuis 1968 et s'occupe des procès, internements et autres mesures de « répression idéologique » en U.R.S.S., qu'aucun changement de personnel ou d'orientations politiques ne saurait diminuer. De nombreuses arrestations à Moscou l'ont contraint à suspendre récemment sa publication. Nul doute que cette « Chronique » se continue ailleurs, pour l'histoire, sous d'autres plumes et de nouveaux circuits :
Enfin, le Samizdat a chez nous un répondant que les soviétiques appellent *Tamizdat* (« tam » : là-bas). Ce sont les documents traduits et publiés en Occident, sous l'initiative d'organismes privés dont les moyens d'existence -- c'est à souligner -- semblent à peine plus florissants que ceux de leurs confrères soviétiques condamnés à la clandestinité. Tel est le cas des *Cahiers du Samizdat* ([^30]) en Belgique. Ils se donnent pour but de « présenter une information régulière sur la presse et la pensée libres en U.R.S.S., et d'offrir un moyen de communication entre celles-ci et les milieux d'expression française : En même temps, ils illustrent des événements, de l'actualité soviétique vus à travers des documents et des extraits de la presse libre ».
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La présentation de ces Cahiers, sous forme de documents distincts, reste proche du Samizdat. Livrés sans commentaires, ils constituent le meilleur moyen pour prendre la mesure de ce que vivent, au-delà du rideau de fer, les hommes dont la personnalité n'a pas abdiqué malgré l'épreuve. Parmi ceux que nous avons sous les yeux, nous choisirons de présenter au lecteur un texte particulièrement représentatif de cette force de réaction spirituelle dans la littérature clandestine en U.R.S.S., « Le Rire après minuit ». Sous ce titre, un écrivain soviétique qui signe *Vassili* livre une importante série de réflexions sur son pays, notées au jour le jour pendant plus de dix ans.
L'ensemble a paru dans la revue de langue russe *Grany*, n° 85 d'octobre 1972. Les *Cahiers du Samizdat* en donnent quelques extraits en traduction française, dans leur Document n° 28 de mars 1973. C'est ce document que nous reproduisons ci-dessous, avec leur aimable autorisation.
L'avant-dernier extrait est un petit chef-d'œuvre d'humour noir.
Hugues Kéraly.
#### Le Rire après minuit
Les dirigeants savent bien ce qu'ils font, quand ils mettent tant de soin à cacher leur mode de vie. On ne taquine pas les mendiants en leur montrant des appartements royaux et en leur faisant sentir l'odeur des rôts. L'envie a fourni les soldats de la Révolution d'octobre, c'est elle aussi qui écrasera le régime actuel.
\*\*\*
Au fur et à mesure de la ségrégation de l'État, l'antisémitisme se durcit. L'envie secrète des gens simples et la peur qui tenaille l'État s'unissent pour engendrer les pogroms.
\*\*\*
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Ah ! Si seulement on pouvait m'exclure du Parti en cachette et sans suites ! Mais, c'est impossible, impossible. On va me traquer, me bouffer, m'interner à l'asile. Moi, ce n'est rien, mais il connaissent mon point faible : ma femme, mon petit enfant. Que leur arriverait-il, mon Dieu !
C'est le diable qui m'a poussé à m'inscrire ! Je me suis inscrit comme ça, sans réfléchir, *n'y attachant aucune importance.*
\*\*\*
La mort se pavane, une médaille épinglée sur ses côtes : « Ouvrière de choc du Travail Communiste ».
\*\*\*
Pourquoi l'âme russe est-elle tellement célèbre ? Parce que nous nous taisons. On ne sait pas ce qu'elle ressent, et le diable seul sait ce qui se cache derrière l'inconnu.
\*\*\*
Je rêvais que je dormais à une réunion de Parti -- je me réveille -- je dormais à une réunion du Parti.
\*\*\*
Tout l'esprit, toute la raison, toute l'énergie créatrice de la Russie sont concentrés en la seule et unique invention d'anecdotes : on peut même percevoir les différences de style...
\*\*\*
En France, non, je ne crois pas qu'en France on pourra édifier le socialisme. Il ne s'y trouve ni Vorkuta, ni le Kazakhstan. Bien que... si la France entrait dans le C.O.M.E.C.O.N., on pourrait peut-être établir un échange de services : la France nous fournirait des shampooings, et nous des camps de concentration. Je me demande où se situerait la Lubianka à Paris ?
(Pensée d'un responsable du Parti.)
\*\*\*
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Les soldats veillent à toutes les frontières : nous vivons dans un immense camp de concentration. Épars à l'intérieur, comme des abcès sur un corps, des petits camps de concentration. Ce cauchemar se nomme RUSSIE.
\*\*\*
Tous se taisent et comprennent tout, tacitement. C'est pourquoi il est si difficile de deviner ce que les gens savent et ce qu'ils ne savent pas.
\*\*\*
Je vivais comme tous : dans le néant, au son du tambour et des cris de commandement. Un sentiment intérieur me soufflait qu'une telle vie était indigne, qu'elle était inhumaine. Ce même sentiment me guida vers la littérature russe, je retrouvai là ma maison natale. Ensuite, je compris que je retrouvais là aussi des parents (morts, hélas). Je sentais qu'ils étaient des êtres humains, et j'étais avec eux.
Je ne me leurrais pas, je savais que je violais les règles du sabbat dans lequel tournoie, l'écume aux lèvres, la Russie. Quelques petites leçons me firent comprendre que les organisateurs du sabbat étaient plus forts que moi, qu'ils étaient inventifs, patients et sans pitié quand ils persécutent celui qui a rejeté son masque de bouc.
Je ne pouvais abandonner mon humanité à l'humiliation, la dérision, la faim. Je ne pouvais pas non plus, ayant reconnu que j'étais un homme, purifier mon visage et triompher des boucs par la seule force de mon esprit et de ma foi : mon corps craint les tortures.
Je suis devenu comédien.
\*\*\*
Même en pleine activité, ils dorment. Ils exécutent en somnambules ce qui leur est prescrit par la tradition du Parti, en somnambules ils agitent les bras. Nulle compréhension, pas un geste clair ; ils dorment, et n'entendent ni les aspirations du pays ni son désespoir.
La Russie est gouvernée par des somnambules.
\*\*\*
Combien d'années la Russie a-t-elle vécu à l'heure européenne Eh, oui ! Dix-sept ans.
Dans la Nécropole, il faudrait ériger un monument, avec gravé dessus :
RUSSIE
1900-1917
\*\*\*
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Sur l'épaisse couche de terre noire, les pousses montaient : soudain, la culture prit forme, une culture vraiment russe, vraiment européenne : la Russie donna ses premiers philosophes, entièrement originaux -- et pas un seul, toute une pléiade, elle donna un art nouveau, une littérature nouvelle...
Brusquement, les chemins de l'esprit furent ouverts.
Si le destin avait pu attendre, ne fût-ce qu'un tout petit peu, s'il avait permis la floraison, l'épanouissement -- c'était une si difficile et si fragile période de prise de conscience...
Alors se produisit l'effroyable catastrophe d'Octobre...
\*\*\*
Que va-t-on faire avec les innombrables statues d'Oulianov ([^31]), quand tout sera terminé ? Les détruire ? Les casser ?... Non, non, on ne peut renier son passé, même honteux. Comme je ne survivrai pas jusqu'au temps de la liberté, voici mon projet.
Il faudrait choisir un immense terrain vague et y rassembler toutes les statues : celles en pied, le bras tendu, les bustes, celles qui s'arrêtent aux genoux et les autres, toutes les autres. Il faut disposer toutes ces statues et ces bustes en rangs, parfois groupés, parfois seuls ; et planter tout autour et partout des buissons et des arbres. Cela devrait être une sorte de parc-cimetière. Les rangées, fuyant vers l'horizon, rappelleraient la basse et honteuse folie de la Russie pour empêcher qu'elle ne revienne...
..Les citadins s'étaient habitués au parc et ne remarquaient plus les statues et les bustes. Des vieillards se réchauffaient sur les bancs et, le soir, il devenait le rendez-vous des amoureux...
Dieu merci !
\*\*\*
Et pourquoi diable avez-vous décidé que tout cela doive cesser ? Mais cela ne finira jamais, vous verrez. Au Conseil des dieux, on a décrété que la Russie n'a pas d'avenir. Mais peut-être l'humanité tout entière n'a-t-elle pas non plus d'avenir.
\*\*\*
Je crains une chose : si la liberté tarde, elle pourrait venir quand la nation russe aura cessé d'exister.
Qu'est-ce qui unit actuellement les Russes ?
182:178
Ce qui fut créé autrefois : les icônes, les églises, les livres. Nous sommes des touristes en Russie, mais nous excursionnons dans le temps.
\*\*\*
Une de mes connaissances, un universitaire, me demandait l'autre jour :
-- « L'Ancien Testament fait-il partie du Nouveau Testament, ou est-ce le contraire ? »
Ni l'école, ni l'institut ne donne la culture.
L'école détruit la conscience jour après jour.
Quoi qu'on dise, la branche de l'Histoire Sainte, si décriée dans la vieille école, donnait pourtant une idée de la race humaine, elle donnait une idée de la mort et de l'éternité, certains devaient sûrement prendre conscience de leur appartenance à l'humanité tout entière et à son Histoire.
Que propose-t-on de nos jour ? Une Histoire nulle, une littérature inexistante : les générations grandissent les unes après les autres dans la stupidité. L'histoire est réduite à une seule notion : les uns ont tué les autres, parfois de façon progressiste, parfois de façon réactionnaire ; *nous, progressistes soviétiques, nous avons toujours tué, nous tuons et nous tuerons toujours judicieusement.*
Dieu merci ! ces ternes moucherons, les instituteurs-agitateurs, n'ont pas le don de prédication.
\*\*\*
« La politique est synonyme d'immoralité ! »
-- « Pourquoi ? »
-- « Mais parce que, par politique, le Président d'une nation libre félicite les tyrans de leur usurpation du pouvoir du peuple, comme s'il s'agissait d'une fête nationale... »
\*\*\*
J'ai rencontré la mort du quartier Nevsky : un diamant au doigt, des bottines d'importation, une faux en argent à manche d'acajou -- des émeraudes scintillant dans les orbites...
-- « Pourquoi tant de chic, mignonne ? »
-- « Mais à présent je travaille au Kremlin », me répond-elle...
\*\*\*
183:178
Il y a de cela une heure : en levant les yeux de mon carnet, j'ai surpris sur moi le regard attentif et inquisiteur du responsable du Parti. J'espère n'avoir pas changé de visage -- mais mon cœur s'est mis à battre... Sans me presser, j'ai rangé le carnet et je me suis penché sur mes documents de travail. Du coin de l'œil, je vis que le responsable du Parti se détournait.
Encore une chance que mon travail ne soit pas secret...
\*\*\*
Mort de Jan Palach. Voilà comment on nous éduque. La volonté et l'action, nous les retournons contre nous-mêmes. Tant les Russes que les Tchèques se montrent incapables de lutter. Que voulait donc le pauvre Jan ? Probablement, entraîner le peuple et bousculer les occupants. Mais un geste de désespoir n'incite guère au combat : le peuple se borne à compatir. Tandis que le désespoir... mais c'est là le but des bourreaux.
Toute la détresse d'un peuple s'est concentrée en un foyer. Le rayon est tombé sur Jan et il flamba.
Et l'immorale presse soviétique, elle a publié quoi ? Qu'il s'était brûlé sur ordre des ennemis du socialisme...
\*\*\*
-- « Bientôt, vous serez de nouveau à nous envier, me dit un ami Juif, nous avons où partir ! »
Eh oui ! Nous autres Russes nous n'avons nulle part où aller.
\*\*\*
Alors Oulianov alla vers eux et leur dit :
-- « Camarades ouvriers et paysans, le pouvoir est désormais à vous. Faites-le voir par ici ! »
C'est comme cela que ça c'est passé.
\*\*\*
Ils veulent tout : alcooliser le peuple, pour en tirer de l'argent ; mais l'empêcher de boire, pour qu'il travaille ; cependant, le peuple doit être ivre pour qu'il travaille gratuitement ; mais pas trop -- pour qu'il travaille bien.
Donc, ils veulent que le peuple ne boive pas, tout en achetant de la vodka, et qu'il travaille saoul, gratuitement et bien.
\*\*\*
184:178
Leur sens n'est pas celui de l'État, mais de l'instinct.
Nous vivons dans une société instinctive.
\*\*\*
Un jour, Pompidou passait devant une maison aux fenêtres garnies de barreaux et dans laquelle on soumettait des prisonniers, à des expériences chimiques.
-- « Qui sont ces gens ? » demande-t-il.
-- « Où ? »
-- « Là, derrière ces barreaux... »
« Eux ? Ce sont des malades. Ils ne comprennent pas les choses les plus simples. Par exemple, que pour atteindre un avenir radieux, un présent un peu moins radieux est nécessaire... Une maladie de croissance, en quelque sorte... »
-- « Serait-ce une nouvelle maladie ? »
-- « C'est nous autres Russes qui l'avons découverte. Actuellement les savants russes expérimentent de nouveaux produits chimiques. Il suffit d'en injecter dans le sang et l'homme devient heureux. Certains en meurent même par manque d'habitude... »
-- « Comme c'est intéressant ! » s'exclame Pompidou émerveillé. « Ah ! Vous les Russes, toujours passionnés par la science ! »
\*\*\*
Ah, combien j'aime veiller dans la chambre, la nuit, lorsque tout le monde dort. La nuit se tait... j'entrouvre la fenêtre : c'est l'automne, la pluie tombe, tout doucement. Ensuite, je m'approche des lits l'enfant dort. J'écoute longuement les souffles endormis ; une grande sérénité m'envahit, j'écoute, j'écoute cette respiration et je deviens tout attendri, comme après la prière.
Vassili, 1959-1970.
185:178
## AVIS PRATIQUES
### Informations
Michel de Saint Pierre\
contre le missel qui ment
Le livre de Michel de Saint Pierre : *Églises en ruines, Église en péril* a paru chez Plon au mois d'octobre. L'auteur en avait donné d'importants extraits dans notre numéro 171 de mars et dans notre numéro 172 d'avril. Nos lecteurs en connaissent ainsi le sujet et l'opportunité.
Mais en outre Michel de Saint Pierre, aux pages 148 et 149 de son ouvrage, fait un vigoureux écho à la campagne entreprise par ITINÉRAIRES au mois de janvier :
Voici ce qu'on peut lire dans le Nouveau Missel des dimanches 1973, à la page 383, à propos de la messe (Imprimatur donné par Mgr René Boudon, évêque de Mende. Voir, au sujet de ce Missel, Itinéraires de janvier 1973)
« Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes extérieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. *Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli ;* du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même (etc.). »
Un évêque -- d'ailleurs profondément sympathique -- à qui je faisais remarquer cette étrange rédaction, m'a répondu que le caractère sacrificiel de la messe était, dans le même missel, rappelé à plusieurs reprises. Il déclarait cependant « avoir noté l'insuffisance doctrinale » que je lui dénonçais. Cela ne nous suffit pas, et voici ce que nous voulons savoir : Quand donc va-t-on corriger le dangereux passage de ce Missel ?
Le passage incriminé (« il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli ») se trouvait déjà dans l'édition du Missel « pour l'année liturgique 1969-1970 » (imprimatur de Mgr René Boudon, 1^er^ novembre 1969). *Sed perseverare*...
186:178
Mon propos n'est pas d'aller plus avant dans cette analyse. Mais je tiens à préciser qu'en ma qualité de père de famille catholique, j'exige que l'on continue à enseigner à mes enfants et petits-enfants l'unique vérité sur la messe : non pas simple mémorial, mais Sacrifice propitiatoire, renouvellement non sanglant et total du sacrifice de la Croix. Et je trouve effrayant que nos évêques puissent « laisser passer », dans un missel officiellement vendu aux fidèles, à propos de la divine Eucharistie qui est le centre même de notre vie religieuse, le texte dont je viens de faire mention et qui semble porter la marque de l'hérésie pure et simple...
(Fin de la citation du livre de Michel de Saint Pierre)
Michel de Saint Pierre est le cinquième auteur qui ait remarqué et souligné la date de 1969.
\*\*\*
Rectifiée et complétée, voici la liste chronologique des auteurs et des publications qui ont fait écho à la campagne d'ITINÉRAIRES contre la pseudo-messe où « il s'agit simplement de faire mémoire » :
1\. -- Louis Salleron dans *Carrefour* du 15 janvier 1973.
2\. -- L'abbé J. Emmanuel des Graviers dans le numéro 111 du *Courrier de Rome*.
3\. -- L'éditorialiste de *Lumière*, numéro 104 de janvier.
4\. -- L'abbé Coache dans *Monde et Vie* du 6 février.
5\. -- *Le Courrier de Rome* pour la seconde fois : numéro 112, lettre aux évêques.
6\. -- Nouvelles de chrétienté, numéro 533.
7\. -- Una Voce Helvetica, numéro 27 de janvier-février 1973.
8\. -- Louis Salleron pour la seconde fois, dans *Carrefour* du 8 mars.
9\. -- *Lumière* pour la seconde fois : numéro 106.
10\. -- L'abbé de Nantes dans la *Contre-Réforme*, numéro 66.
11\. -- *Monde et Vie* pour la seconde fois : numéro du 16 mars.
12\. -- Un lecteur, dans le courrier des lecteurs de *L'Homme nouveau*, numéro du 18 mars.
13.. -- G. de Wurtemberger dans *Le Républicain* d'Estavayer-Le-lac (canton de Fribourg en Suisse).
187:178
14\. -- *Lumière* pour la troisième fois (Bernard Wacongne) : numéro 107.
15\. -- Édith Delamare dans *Rivarol* du 5 avril : elle est en outre la première à souligner la date de 1969.
16 -- *Le Bulletin de l'APS* numéro 9 : est le premier à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
17\. -- Jacques Rabany dans *Les Compagnons de saint Martin et d'Ozanam*, numéro du 8 avril.
18\. -- *Cooperatores Veritatis* de Bruxelles, numéro 7 : ils sont les seconds à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
19\. -- L'abbé Luigi Villa dans *Chiesa viva* de Brescia, numéro 19 d'avril : Il est le second à souligner la date de 1969.
20\. -- Luce Quenette dans la *Lettre de la Péraudière*, numéro 47 : elle est la troisième à souligner la date de 1969.
21\. -- *Fidélité chrétienne*, numéro 18.
22\. -- L'abbé Luc J. Lefebvre dans *La Pensée catholique* de mars-avril.
23\. -- *Tradition et renouveau*, numéro 43 de mai.
24\. -- Louis Salleron pour la troisième fois, dans *Carrefour* du 17 mai : où il est le troisième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
25\. -- Édith Delamare pour la seconde fois : dans le *Bulletin du C.I.C E.S.* du 1^er^ juin. Elle souligne à nouveau la date de 1969.
26\. -- Saint-Gilles dans *L'Homme nouveau* du 3 juin : Il est le quatrième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
27\. -- La lettre circulaire n° 23 (du 25 juillet) de la « Confédération nationale des familles chrétiennes ».
28\. -- L'abbé Coache pour la seconde fois : dans *Le Combat de la foi*, supplément à *Forts dans la foi* numéro 28 ; il est le quatrième à souligner la date de 1969, et le cinquième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
29\. -- Marcel Lapierre, dans *La Vérité catholique*, mensuel publié à Montréal, numéro de septembre 1973.
30\. -- Marcel De Corte, dans le *Bulletin Indépendant d'information catholique*, publié en Belgique (27, rue de l'Intérieur, 5923 Orbais), numéro 97 de septembre 1973. (Le même *Bulletin* avait précédemment publié, un extrait d' « Itinéraires » sur ce sujet : dans son numéro 92-93 d'avril-mai. paru en juillet.)
31\. -- Michel de Saint Pierre, dans son livre : *Églises en ruine*, *Église en péril* (Plon), pages 148 et 149. Michel de Saint Pierre est le cinquième auteur qui souligne la date de 1969.
188:178
### Annonces et rappels
Pour Noël
*Puis-je demander à nos lecteurs de ne pas nous oublier dans leurs cadeaux de Noël ? Je veux dire : qu'ils pensent aux cadeaux qui seront, en même temps, un soutien pour notre action. Il y a bien star, comme d'habitude, l'abonnement-cadeau de Noël ; qui cette année.., est en outre de protestation et de solidarité. Mais il y a aussi et surtout les livres, les beaux livres, les bons livres que publie DMM. N'oubliez pas d'en consulter le catalogue. Si vous ne l'avez pas, : c'est que vous ne l'avez pas demandé : demandez-le, en écrivant à Dominique Martin Morin, éditeurs à Jarzé 49140 Seiches-sur-le-Loir, et vous le recevrez gratuitement. Et puis, ce catalogue DMM, quand vous l'aurez consulté et utilisé, faites-le circuler : c'est lui aussi un cadeau, un cadeau de Noël, un cadeau comme aucun autre...*
J. M.
Les abonnements-cadeaux
Dernier délai : 15 décembre. On trouvera encore des bulletins d'abonnement-cadeau de Noël dans les dernières pages du présent numéro. Et tous les renseignements pratiques sont au verso du bulletin.
Avis de recherche
La rédaction d'ITINÉRAIRES recherche un Missel vespéral romain de Dom Lefebvre, *édition de 1956, de 1957 ou de 1958* (c'est-à-dire une édition qui soit : 1° antérieure à la mort de Pie XII ; 2° postérieure aux décrets liturgiques promulgués par Pie XII en 1955).
Les personnes qui pourraient mettre un tel exemplaire à la disposition de la rédaction d'ITINÉRAIRES sont priés de *ne pas l'envoyer,* mais de nous *écrire.*
189:178
Salut au Grenadier
La « *note *» que les Éditions DMM envoient de temps en temps à leurs amis et clients s'appellera désormais : « Note du Grenadier ».
Elle explique pourquoi :
Nous nommons désormais, pour une durée que nous ne connaissons pas, les notes de Dominique Martin Morin : Notes du Grenadier. Ce n'est pas une tentative d'occuper le terrain ou de fonder un bulletin, non broché, périodique, rival du Supplément-Voltigeur (le Grenadier, va-t-il quereller au Voltigeur, comme disait Péguy). Non il ne s'agit pas de cela. Et d'ailleurs le terrain n'est pas abandonné : une vive bataille s'organise qui montrera un peu de quelle poudre le Voltigeur se chauffe. Nos raisons -- il y en a deux -- c'est que le Grenadier, premièrement, assiste le Voltigeur depuis toujours (enfin depuis qu'on voltige et qu'on grenade) et que nous entendons assister ce Voltigeur suspendu pour autant que nous le pourrons. Ce n'est pas que notre travail soit confraternellement atteint : le régime de la presse et celui de l'édition diffèrent notablement, mais beaucoup plus gravement nous sommes touchés à travers lui en plein combat, en plein succès.
Nous avions un compagnon d'élite apte à porter l'offensive aux points décisifs. Nous le voyions déjà couvert de gloire et de décorations devenir quelque chose comme Grande Sonnette dans l'ordre des Torquemada de sous-préfecture (pour une brève histoire de cet ordre et de sa première décoration : le grelot, voir le numéro 158 d'itinéraires aux pages 187-188). Et c'est en plein succès qu'il est en somme mis aux arrêts pour une durée indéterminée. Qui peut dire aujourd'hui ce que serait demain son audience et son influence, s'il reparaissait.
L'autre raison d'appeler nos notes, Notes du Grenadier ; c'est que nous nous considérons désormais comme mobilisés et en état de première alerte. Ces histoires de blocage de dossier, d'interdiction administrative, on ne sait jamais trop bien où ça mène, jusqu'où ça mène, jusqu'où ça va et qui cela peut atteindre. Il convient donc d'être attentifs à la suite de cette affaire et particulièrement aux réactions des confrères de la presse écrite dits de nos amis
Vient de paraître :\
le petit catéchisme\
de Saint Pie X
Nous a-t-on assez raconté que le catéchisme composé par saint Pie X *pour les enfants* n'est pas un catéchisme pour enfants !
190:178
La nécessité d'aller le rechercher quand tout le monde en France, tout le monde sans exception, l'avait abandonné, -- la nécessité de le remettre d'urgence en circulation, -- et c'est *en 1967* que nous l'avons publié, un an avant la parution du « Fonds obligatoire » et deux ans avant l'entrée en vigueur des nouveaux catéchismes, -- la nécessité donc et l'urgence nous avaient conduits à publier en un seul volume de 400 pages les « premières notions », le « petit catéchisme », le « grand catéchisme », l' « instruction sur les fêtes », et la « petite histoire de la religion ». Nous l'avons réédité tel quel en 1970.
Alors on s'est mis à raconter que ce gros volume de 400 pages n'était pas pour les enfants (en vérité il était pour ces grincheux-là, qui auraient pu premièrement le (ré)apprendre d'abord eux-mêmes, secondement en préparer des éditions pour enfants ; mais ils ont préféré publier n'importe quoi plutôt que le catéchisme de saint Pie X ; et cela pour l'unique raison que ce n'était pas eux qui y avaient pensé...)
Mais voici maintenant une édition manuelle tout exprès pour les enfants ; tout exprès pour faire la preuve que le catéchisme de saint Pie X pour les enfants est bien effectivement pour les enfants.
Vient de paraître aux Éditions DMM : le *Petit Catéchisme* de saint Pie X. Il comporte les deux premières parties (« premières notions », « petit catéchisme ») du Catéchisme de Saint Pie X de 400 pages.
Soit 96 pages en gros caractères, deux couleurs, six photographies. L'exemplaire : 9 F. Les cinq : 40 F. Les dix : 70 F.
« La messe. État de la question. »\
Nouvelle édition\
mise à jour
On a pu lire dans le présent numéro un extrait de la nouvelle édition de notre brochure : *La messe. État* *de la question.*
Cette édition nouvelle, complétée et mise à jour, paraîtra dans le courant du mois de janvier ; comme l'édition précédente, elle sera en vente à nos bureaux au prix de 3 F franco l'exemplaire..
On peut la commander dès maintenant.
Ceux de nos lecteurs qui désirent la commander, nous les invitons à le faire tout de suite. Ils contribueront ainsi là nous donner une. idée plus précise du chiffre de tirage utile de cette nouvelle édition.
191:178
Une édition murale\
de la « Lettre à Paul VI »
Les Éditions DMM préparent actuellement une édition de la LETTRE A PAUL VI : « Une édition si l'on peut dire murale, au sens d'une inscription sur un mur... Le texte en est présenté sur trois colonnes... La LETTRE A PAUL VI est une inscription publique. Elle fait partie de notre vie sociale. Bien sûr, elle est au cœur des petits enfants ; et aussi des écoles, des communautés qui résistent ; comme des foyers qui se fortifient ; et encore de ceux qui sont dans la solitude... La place de la LETTRE A PAUL VI est aussi le mur du foyer. Et peut-être les murs de la ville, du bourg et du village. »
Cette édition sera prête dans le courant du mois de décembre : présentation sur trois colonnes, en un recto seul, format 18 24 ; tirage en deux couleurs sur vélin pur chiffon.
Numéro spécial hors série\
de la revue « Itinéraires »
Actuellement en préparation : un numéro spécial hors série de la revue ITINÉRAIRES donnant tous les documents et toutes les précisions sur l'assassinat du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR par la commission paritaire presse-gouvernement.
Ce numéro spécial paraîtra au mois de janvier.
Étant « hors série », il ne sera pas envoyé aux abonnés de la revue. Il ne sera envoyé qu'à ceux qui en auront passé commande. Il sera en vente à nos bureaux au prix de 10 F.
En souscription jusqu'au 31 décembre : au prix de 6 F franco seulement (utiliser ou recopier le bulletin de souscription qui. figure parmi les dernières pages du présent numéro).
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Un nouveau livre\
du P. Calmel :\
Les grandeurs de Jésus-Christ
Dans ce petit livre, l'auteur nous présente Jésus-Christ tel qu'il est, conformément à la doctrine de la foi que l'Église nous transmet infailliblement. Les sept chapitres de l'ouvrage forment le complément naturel du Traité du Verbe incarné (Et Verbum caro factum est) dans le tome I des *Mystères du Royaume de la Grâce*.
Un volume : Les grandeurs de Jésus-Christ, par R.-Th. Calmel O.P., 80 pages, prix spécial jusqu'au 31 décembre : 9 F -- DMM
\[...\]
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### Note de gérance
*L'augmentation des tarifs d'abonnement, nous en parlerons plus en détail dans un prochain numéro. Il n'y a rien d'urgent, puisque ceux qui le désirent ont encore, pour le moment, la faculté de se réabonner aux anciens tarifs ; et surtout puisque, d'autre part, personne n'est privé de recevoir la revue par manque d'argent.*
*Il y a en effet, comme on le sait* SI ON NOUS LIT, *il y a les bourses d'abonnement.*
*A propos de notre présentation du* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, *fait* « *pour ceux qui n'ont pas le temps, pas le courage, pas le goût de lire la revue *»*, nous avons reçu quelques protestations qui nous disaient*
*-- Il y a une autre raison : le manque d'argent. L'abonnement est trop cher pour moi. C'est la seule raison.*
*Non, ce n'est pas la seule raison. Il faut obligatoirement qu'à cette raison s'en ajoute une autre : celle de* N'AVOIR PAS LU ; *et, n'ayant pas lu, de ne pas savoir que l'on peut demander un bourse d'abonnement, partielle ou totale, en écrivant aux* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, *40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint-Cloud.*
*L'abonnement à la revue est* MOINS CHER *que l'achat quotidien d'un journal : 70 à 80 centimes par jour ouvrable, soit 210 à 240 F par an* (*et par abonnement, 180 F pour* « *Le Monde *» *et 186 F pour* « *La Croix *»)*. Ceux de nos lecteurs qui n'ont pas les moyens d'acheter un journal, nous le leur répétons, qu'ils nous le fassent savoir : car dans ce cas, nous ne leur demandons rien ; c'est nous au contraire qui leur offrons une bourse d'abonnement.*
*Mais cela ne nous empêchera pas de donner dans un prochain numéro quelques précisions sur la vie économique et financière d'une publication. Ces précisions, nous les avons données à diverses reprises depuis dix-sept ans qu'existe la revue* ITINÉRAIRES ; *nos plus anciens lecteurs s'en souviennent sans doute. Au début, nous étions les seuls à expliquer que les journaux et périodiques sont vendus* TRÈS AU-DESSOUS *de leur prix de revient* (*à moitié prix souvent*) ; *nous étions les seuls à annoncer que cela amènerait tôt ou tard, mais immanquablement, une crise majeure pour l'ensemble de la presse.*
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*Cette crise étant arrivée, plusieurs journaux,* « *Le Monde *» *et* « *La Croix *» *en tête* (*et ceux-ci par des articles en général sérieux et justes*)*, ont révélé à leurs lecteurs depuis deux ou trois ans ce qu'ils ne leur révélaient habituellement pas il y a dix ou quinze ans : que leur prix de vente devrait être approximativement le double de ce qu'il est. Cette situation étant donc mieux connue* (*ou moins ignorée*) *du public qu'elle ne l'était autrefois, à cet égard non plus il n'y a pas urgence, pour nous, à revenir sur ce sujet.*
*Nous voulons en revanche reparler de nos retards.*
*Que la revue arrive à ses abonnés avec une quinzaine de jours de retard, cela n'a pas une* VÉRITABLE *importance pour eux* (*même si leur impatience imagine le contraire*)*. Il en va sous ce rapport de la revue comme du livre. Du moins nous l'espérons et nous travaillons dans cette intention.*
(*Et le savent bien ceux de nos lecteurs qui, l'été, partent en vacances avec cinq ou six numéros qu'ils n'avaient pas eu le temps de lire suffisamment à fond pendant l'année.*)
*Mais, d'autre part, nous aimons le travail* EXACT ; *et nous nous sommes toujours efforcés d'être exacts, c'est-à-dire de faire paraître la revue* (*et de la remettre à la poste*) *avant le 1^er^ de chaque mois. A part de très rares accidents, comme il est humain qu'il s'en produise quelquefois, nous y avions toujours réussi pendant des années.*
*La plupart de nos abonnés ne pouvaient s'en apercevoir à cause des lenteurs de la distribution postale. Les numéros qui arrivaient dans la région parisienne le 1^er^ du mois, ou avant le 1^er^, arrivaient en province le 4, le 8, le 15, selon les lieux. L'acheminement dit accéléré, c'est-à-dire à la vitesse d'une lettre, est réservé aux quotidiens et aux hebdomadaires ; les mensuels n'en bénéficient pas. Tel est le règlement. Mais ce règlement n'explique pas, ne justifie pas que l'acheminement non accéléré soit aussi scandaleusement défaillant : la revue arrive habituellement dans la région lyonnaise* QUATRE A HUIT JOURS PLUS TARD *que dans la région parisienne, cela en temps normal et en l'absence de toute grève. Quatre à huit jours de Paris à Lyon, c'est un fameux record : la poste moderne, monopole d'État, met plus de temps que les diligences. On n'arrête pas le progrès.*
*Mais à la situation* « *normale *» *que nous venons de dire s'ajoutent les grèves.*
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*Il faut savoir, nous l'avons déjà dit, mais beaucoup de nos lecteurs n'y ont pas fait attention, que les perturbations postales provoquées par des grèves soit dans les P.T.T. soit dans les chemins de fer apportent toujours un retard dans la parution de la revue, quel que soit le moment du mois où elles se produisent.*
*En effet, c'est en permanence, c'est durant tout le mois que nous sommes tributaires des services postaux pour les rapports avec nos collaborateurs, pour la préparation et la réception de leurs articles, pour nos relations avec notre imprimerie à tous les stades de la fabrication. A quelque moment du mois qu'elles interviennent, les perturbations postales entraînent donc toujours, d'une manière ou d'une autre, un retard pour la revue. Il n'est pas toujours possible de le rattraper. Au demeurant, si l'on peut une fois de loin en loin réaliser d'exceptionnelles acrobaties pour rattraper un retard exceptionnel, on ne peut en faire une règle constante de vie et de travail.*
*Nous avons constaté que, depuis plus d'un an, la fréquence des irrégularités et des retards postaux a augmenté au point qu'il y a peu de mois où le travail de la revue n'en ait été perturbé à un stade ou à un autre.*
*Que nos lecteurs veuillent bien comprendre que nous n'y pouvons rien, et ne pas nous en tenir rigueur. La détérioration croissante des services postaux n'a d'ailleurs rien d'original ; elle est analogue à la dégradation qui, plus ou moins rapide, se manifeste dans les autres services publics.*
*La revue* ITINÉRAIRES *étant d'une parution mensuelle, et sa lecture restant d'actualité bien au-delà des retards subis, nous sommes peu vulnérables aux conséquences de cette dégradation. Elle n'en est pas moins, au niveau du bien commun, terrible.*
J. M.
\[...\]
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#### Décembre
-- Samedi 1^er^ décembre : saint Éloi, évêque (propre de France) ; ornements blancs. on peut célébrer aujourd'hui la messe de la Sainte Vierge le samedi. Sur saint Éloi, voir notre numéro 168 de décembre 1972, pages 193 et 194.
-- Dimanche 2 décembre : premier dimanche de l'Avent ; ornements violets. Double de I^e^ classe. On ne fait aucune mémoire. La fête de sainte Bibiane (ou Viviane) est empêchée cette année.
Sur l'Avent, voir notre numéro 168 de décembre 1972, pages 194 et 195.
-- Lundi 3 décembre : saint François Xavier ; ornements blancs. Mémoire de la férie.
-- Mardi 4 décembre : saint Pierre Chrysologue, évêque de Ravenne, docteur de l'Église (mort en 450) ; ornements blancs. Mémoire de la férie puis de sainte Barbe, vierge et martyre.
-- Mercredi 5 décembre : saint Sabbas, abbé ; ornements blancs. Mémoire de la férie. On peut aussi dire la messe de la férie avec mémoire du saint. Quand une fête de rite « simple » tombe durant l'Avent, on dit la messe de la férie avec mémoire de la fête ; on peut aussi dire la messe de la fête avec mémoire de la férie.
-- Jeudi 6 décembre : saint Nicolas, évêque (IV^e^ siècle). ornements blancs. Mémoire de la férie. Sur saint Nicolas, voir notre numéro 168 de décembre 1972, pages 195 et 196.
-- Vendredi 7 décembre : saint Ambroise, évêque et docteur de l'Église ; ornements blancs. Mémoire de la férie.
-- Samedi 8 décembre : Immaculée Conception de la Vierge Marie ; ornements blancs. Mémoire de la férie.
-- Dimanche 9 décembre : deuxième dimanche de l'Avent ; ornements violets ; double de première classe ; on ne fait aucune mémoire. Ou bien : solennité de l'immaculée Conception ; ornements blancs, avec mémoire du deuxième dimanche de l'Avent.
-- Lundi 10 décembre : messe de la férie ; mémoire de saint Melchiade, pape et martyr.
-- Mardi 11 décembre : saint Damase, pape ; ornements blancs, avec mémoire de la férie ; ou messe de la férie avec mémoire de la fête.
-- Mercredi 12 décembre : propre de France : saint Corentin, évêque, patron du diocèse de Quimper (dans ce diocèse la fête est de rite double de 1^e^ classe) ; ornements blancs ; mémoire de la férie.
-- Jeudi 13 décembre : sainte Lucie, vierge et martyre ; ornements rouges. Mémoire de la férie. -- Dans le diocèse de Strasbourg : sainte Odile, vierge et abbesse, patronne de l'Alsace, double de Ire classe ; ornements blancs. Sur sainte Lucie et sur sainte Odile, voir notre numéro 168 de décembre 1972, pages 197 à 199.
-- Vendredi 14 décembre : messe de la férie. Ou bien (selon les lieux) : saint Nicaire, évêque de Reims, et ses compagnons, martyrs des barbares au V^e^ siècle, auteur du « Vexilla Regis »
-- Samedi 15 décembre : messe de la férie.
-- Dimanche 16 décembre : troisième dimanche de l'Avent ; ornements roses ou violets. Double de I^e^ classe : on ne fait aucune mémoire. La fête de saint Eusèbe, évêque et martyr, est empêchée cette année.
-- Lundi 17 décembre : messe de la férie.
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-- Mardi 18 décembre : idem.
-- Mercredi 19 décembre : mercredi des Quatre-Temps de l'Avent ; ornements violets.
-- Jeudi 20 décembre : messe de la férie.
-- Vendredi 21 décembre : saint Thomas, apôtre ; ornements rouges ; mémoire du vendredi des Quatre-Temps de l'Avent.
-- Samedi 22 décembre : samedi des Quatre-Temps de l'Avent ; ornements violets.
-- Dimanche 23 décembre : quatrième dimanche de l'Avent ; ornements violets.
-- Lundi 24 décembre : vigile de Noël ; ornements violets.
Sur la vigile de Noël*,* voir notre numéro 168 de décembre 1972, page 200.
-- Mardi 25 décembre : Noël ; ornements blancs Voir numéro 168, pages 200 et 201.
-- Mercredi 26 décembre : saint Etienne, premier martyr ; ornements rouges. Mémoire de l'octave de Noël.
-- Jeudi 27 décembre : saint Jean, apôtre et évangéliste ; ornements blancs. Mémoire de l'octave de Noël.
-- Vendredi 28 décembre, dernier vendredi du mois : les saints Innocents, martyrs ; ornements violets. Mémoire de l'octave de Noël.
-- Samedi 29 décembre : saint Thomas de Cantorbéry, évêque et martyr ; ornements rouges. Mémoire de l'octave de Noël.
-- Dimanche 30 décembre : dimanche dans l'octave de Noël ; ornements blancs. Sur le dimanche dans l'octave de Noël, voir notre numéro 168, page 202.
-- Lundi 31 décembre : saint Silvestre, pape ; ornements blancs. Sur saint Silvestre, voir notre numéro 168, page 202.
============== fin du numéro 178.
[^1]: -- (1). *Les sacrements de la nouvelle loi contiennent la grâce qu'ils signifient et confèrent la grâce à ceux qui ne mettent pas d'obstacle.* (De foi définie à Trente, renvoi des sacrements en général, mars 1547, Denzinger (1955) N° 849.
[^2]: -- (2). Voir notre opuscule. *Le Rosaire de Notre-Dame* (D.M.M. édi*teur*)*.*
[^3]: -- (1). Session XXII, chap. 2, sur la Messe. Denzinger (1955) N° 940.
[^4]: -- (1). Voir saint Jean XVI, 23-27 et XIV, 26.
[^5]: -- (2). La tenue décente exige de bannir au moins : jupes en arrière du genou, bras complètement nus, pantalons et les autres artifices diaboliques d'exposition très étudiée d'une carcasse éphémère.
[^6]: -- (1). Écrit en France.
[^7]: -- (1). Georges BERNANOS : *Français si vous saviez.*
[^8]: -- (2). Mot à mot : « à travers des mers jamais avant naviguées ».
[^9]: -- (1). Sur la prééminence (sociale) de l'audiovisuel, voir la note placée à la fin de cette chronique.
[^10]: -- (2). Marshall McLuhan, sociologue canadien, longtemps spécialisé dans l'étude des media. Actuellement professeur de littérature médiévale à l'université de Toronto. Ouvrages traduits en français : « Pour comprendre les media » (Name/Seuil, 1968) et « Message et Massage » (J.-J. Pauvert, 1969).
[^11]: -- (1). Marcel DE CORTE : « L'information déformante », communication au deuxième Congrès de l'office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien.
[^12]: -- (2). Citons, pour rester dans un domaine que nos lecteurs connaissent bien, l'étranglement de l'Institut Catholique de Paris en 1968-69, les falsifications actuelles de l'Écriture, ou encore l'hérésie introduite dans la définition de la messe selon le « nouveau Missel des dimanches », etc.
[^13]: -- (3). « Pour comprendre les media », p. 19.
[^14]: -- (4). *Op. cit.*
[^15]: -- (1). S'aliéner, c'est s'en remettre à un autre (*alienus*).
[^16]: -- (1). André CHARLIER *:* « Une civilisation, de masse ? », ITINÉRAIRES n° 121 de mars 1968.
[^17]: -- (1). Sur ce point, voir Marcel BRÉSARD : « Le mythe de la conscience collective », ITINÉRAIRES, n° 68 de décembre 1984.
[^18]: -- (1). J'emprunte -- en les résumant -- ces louangeuses appréciations à une enquête sur les media réalisée par Julien Potel auprès des milieux ecclésiastiques français (« Les mass-media, ce qu'en pensent prêtres et religieuses » -- Fleurus, 1959)..
[^19]: -- (1). Il suffit pour cela de comparer les résultats obtenus, à aptitudes égales, en français (ou en philosophie) par ceux qui suivent habituellement les émissions télévisées et par les rares qui ne le font pas (en général parce qu'il n'y a pas de poste à la maison).
[^20]: -- (1). « Bulletin d'Information du Service des études et recherches du ministère des Affaires culturelles » (1970). Nous avons ramassé en 7 rubriques les dizaines de chiffres donnés dans ce Bulletin, pour faciliter la comparaison.
[^21]: -- (1). Le R.P. Fabre voyait en Rubens l'homme qui avait trouvé la solution des problèmes posés par la Renaissance ! Comme il florissait vers 1925, on peut constater que le naturalisme remonte loin dans l'esprit du clergé et nous citons cet exemple pour montrer qu'il s'étendait à tout.
[^22]: -- (1). L'homme a si bien perdu le sens de cette collaboration qu'il s'attache en ce moment aux moyens chimiques nucléaires et chirurgicaux de détruire la vie.
[^23]: -- (1). Ces pages sont celles de l'édition de 1948 : Marquis de Custine, Lettres de Russie (Éditions de la Nouvelle France). Ce sont des *Lettres choisies* car la première édition (1843) avait quatre volumes. L'excellente préface est d'Henri Massis.
[^24]: **\*** -- Cf. It. 193-bis.
[^25]: -- (1). *Documentation catholique* du 4 mars 1973, p. 243. -- Un « *indult *» est l'acte juridique par lequel le Saint-Siège accorde à une personne physique ou morale une permission, un privilège ou une grâce faisant exception à une loi générale.
[^26]: -- (1). *Documentation catholique* du 5 au 19 août 1973, p. 745.
[^27]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES*,* n°, 177 novembre 1973, pp. 95-103.
[^28]: -- (1). Leaders du « Mouvement Démocratique » récemment liquidés par le Parti, à la suite de leur passage à l'opposition. Sur cette affaire, on peut consulter, l'article de K. Jitnikov, « Le déclin du Mouvement Démocratique s, traduit en français dans le Document n° 41 des *Cahiers du Samizdat* (dont il est question plus loin).
[^29]: -- (1). Robert LAFFONT, 1968. Ce livre n'a pas connu d'édition russe. Le célèbre « Pavillon des cancéreux » non plus.
[^30]: -- (2). Éditeur responsable : Anthony de Meeûs, 105 drève du Duc. 1170 Bruxelles.
[^31]: -- (1). Nom de famille de Lénine.